Histoire de France 1758-1789 (Volume 19/19)
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Title: Histoire de France 1758-1789 (Volume 19/19)
Author: Jules Michelet
Release date: February 2, 2008 [eBook #24490]
Language: French
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Page 157: "La flotte russe" a été remplacé par "la flotte turque" dans "Remorqué par l'Anglais, le bas coquin Orloff, l'étrangleur de Pierre III, détruit la flotte russe à Tschesmé (juillet 1770)."
HISTOIRE DE FRANCE
PAR
J. MICHELET
NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE
TOME DIX-NEUVIÈME
PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
A. LACROIX & Cie, ÉDITEURS
13, rue du Faubourg-Montmartre, 13
1876
Tous droits de traduction et de reproduction réservés.HISTOIRE DE FRANCE
PRÉFACE
L'Histoire de France est terminée.
J'y mis la vie.—Je ne regrette rien.
Commencée dès 1830, elle s'achève enfin (1867).
Il est rare que cette courte vie humaine suffise à de pareils labeurs. L'un des grands travailleurs du siècle, M. de Sismondi, eut le chagrin de ne point achever. Plus heureux, j'ai vécu assez pour mener cette histoire jusqu'en 89, jusqu'en 95, traverser ces longs âges, enfin joindre à cette épopée le drame souverain qui l'explique.
Tout mon enseignement et mes travaux divers convergèrent vers ce but. Je déclinai ce qui s'en écartait, le monde et la fortune, les fonctions publiques, estimant que l'histoire est la première de toutes.
Mes livres secondaires, qu'on croyait des excursions, ont été les études, les constructions préalables, parfois même des parties essentielles du grand édifice.
Je ne réclame rien pour le travail pénible que j'eus d'explorer le premier, à chaque âge, les sources alors peu connues (manuscrits ou imprimés rares). J'ai été trop heureux de les signaler à l'attention. Chacun de mes volumes, attaqué, discuté, n'en fut pas moins l'occasion d'éditer les nouveaux documents que j'avais exploités. Beaucoup sont maintenant publiés, dans les mains de tous.
Le principe moderne, tel que je l'exposai (1846) en tête de ma Révolution, trouve au présent volume, en Louis XV et Louis XVI, sa confirmation décisive. La clarté saisissante des documents nouveaux, comme une blanche lumière électrique, perce de part en part le trouble clair-obscur où s'affaissa la monarchie.
Nos pères, par une seconde vue, aperçurent en 92 qu'un complot fort ancien de l'étranger contre la France se tramait en Europe et dans Versailles même. Les preuves étaient insuffisantes et ils ne pouvaient qu'affirmer.
Dans ma Révolution, j'en pus dire davantage (sur le procès de Louis XVI). Les royalistes eux-mêmes, leurs aveux triomphants, éclaircissaient au moins 92.
Mais jusqu'où remontaient l'intrigue et les machinations? Récemment, dans mon Louis XV (ch. xi, p. 179), réunissant des documents irrécusables, j'établis que nos pères n'avaient eu qu'une vue partielle et incomplète en ce qu'ils appelaient le Complot autrichien. Je remontai plus haut. Je donnai un fil sûr pour l'histoire de cinquante années: la Conspiration de famille. Je montrai que, non-seulement par Marie-Antoinette, Choiseul et les traités de 1756, mais bien avant, et dès Fleury, l'étranger régna à Versailles,—bien plus, que le Roi fut constamment l'étranger[1].
C'est là le grand courant de l'histoire et le fil général. Ceux qui voulaient durer et garder le pouvoir, comme Fleury, Choiseul, savaient parfaitement qu'il fallait se ranger au grand courant, ne pas s'en écarter, se soucier fort peu de la France, être bon Espagnol, bon Autrichien, servir la pensée fixe, l'intérêt de famille.
Louis XV écrivait tous les jours à Madrid, à sa fille l'Infante. La grande affaire de sa vie fut de faire reine cette fille, ou mieux, de faire impératrice la fille de sa fille qui épouserait Joseph II.
De là vient que le Roi; de cœur très-espagnol, devient très-autrichien, l'Autriche étant la seule maison où celle de Bourbon puisse se marier sans déroger. Joseph II naît à peine qu'il est le mari projeté, désiré, de Versailles et Madrid. Prise énorme pour Vienne. La catholique Autriche, par un ministre philosophe, Choiseul, met la France en chemise, amuse l'opinion, mystifie Versailles et Ferney.
Voilà, je le répète, le grand courant qui domine l'histoire; l'intérêt de famille. Y eut-il un contre-courant? une politique française qui balançât un peu cet ascendant de l'étranger? On voudrait bien le croire, et quelques-uns l'ont soutenu. On eût trouvé piquant de découvrir que Louis XV, ce roi sournois, haïssant ses ministres et trahissant la trahison, fut en dessous un patriote. L'excellente et curieuse publication de M. Boutaric (1866) a montré ce qu'on en doit croire. On y voit que Conti et Broglie firent tout pour l'éclairer, lui trouvèrent des observateurs habiles et de premier mérite, des Vergennes et des Dumouriez, et qu'ils ne réussirent à rien. Dans ses petits billets furtifs, il ne veut et ne cherche qu'un certain plaisir de police.
C'est la jouissance peureuse du mauvais écolier qui croit faire un tour à ses maîtres. Nulle part il n'est plus misérable. Il s'égare en ses propres fils, veut tromper ses agents, ment à ceux qui mentent pour lui, il perd la tête et convient qu'il «s'embrouille.» Là son tyran Choiseul le pince et l'humilie. Il se renfonce dans l'obscur, dans la vie souterraine d'un rat sous le parquet. Mais on le tient: Versailles tout entier est sa souricière.
L'affaire d'Éon—(et la confirmation que M. Boutaric donne au récit de M. Gaillardet, tiré des papiers d'Éon même),—cette affaire illumine le rat dans ses plus misérables trous. Choiseul y est cruel, impitoyable pour son maître. On ne s'étonne pas de la haine fidèle que lui garda un homme qui haïssait peu (Louis XVI).
Sur Choiseul j'ai été très-ferme, contre Voltaire et autres dupes. Croira-t-on que Flassan ose imprudemment dire que Choiseul n'est pas Autrichien? (T. VI, 151.)
Que nous en coûta-t-il? rien que le monde. Enfermée désormais, perdant à la fois ses deux Indes, bannie d'Amérique et d'Asie, la France vit l'Anglais occuper à son aise les cinq parties du globe.
Cela apparemment nous brouille avec l'Autriche? Nullement. Remarquable progrès de cette invasion intérieure. Vienne nous a menés quatorze ans par le fil peu sûr d'une maîtresse usée, la Pompadour, ou d'un petit roué, Choiseul. Elle prend à Versailles un solide établissement par une jeune reine charmante, toute-puissante par la passion, immuablement Autrichienne, et qui, dans le trône de France, mettra de petits Autrichiens. De même que, par sa Caroline, Marie-Thérèse a repris Naples et l'ascendant sur l'Italie,—par Marie-Antoinette elle pèse sur la France, l'exploite aux moments décisifs.
Il est curieux de voir combien notre diplomatie a été et est autrichienne. M. de Bacourt (Intr. à Lamark) n'a pas craint d'avancer que Marie-Antoinette ne se mêla pas des affaires, n'agit pas pour sa mère, son frère, etc.!! Voilà jusqu'où, aux derniers temps, on osait nier l'histoire, démentir la tradition, tous les témoignages contemporains, la concordance des mémoires, l'aveu des royalistes eux-mêmes.
Ce n'était plus un parti, c'était la grande masse des honnêtes gens et des gens bien pensants qui laissait là l'histoire, préférait le roman. Sur cette pente, la fantaisie s'enhardissait et avançait, mêlait ses jeux à des ombres si sérieuses. La légende allait son chemin. Des esprits inventifs, des plumes adroites, habiles, avaient des bonheurs singuliers, des trouvailles imprévues, charmantes. Ces nouveautés étonnaient quelques-uns; mais, dans peu, devenant anciennes, elles auraient fini par être respectées, prendre l'autorité du temps.
Un matin, qui l'eût cru! des archives de Vienne, d'un dépôt si discret, si peu intéressé à éclaircir l'histoire, arrive à la légende le plus accablant démenti!
Et de qui, s'il vous plaît? de la Reine elle-même, de sa mère de ses frères.
Par qui? par la voie la plus sûre, l'honorable archiviste de la maison d'Autriche, M. Arneth, qui donne ces lettres textuelles, et sans changement que l'orthographe (qu'il a eu le tort de rectifier).
Le fameux complot autrichien, tant nié, n'est que trop réel. Qui le dit? C'est Marie-Thérèse. Rien de plus violent que l'action de la mère sur la fille, de celle-ci sur le Roi.
Les projets de démembrement que formait la Coalition, furent-ils connus du Roi et de la Reine, quand ils appelaient l'étranger? Savaient-ils qu'il voulait mutiler, déchirer la France? Point fort essentiel qui devait influer sur le jugement définitif que l'histoire portera sur eux[2].
Les lettres publiées par Arneth montrent qu'ils furent très-avertis. Ils surent que le secours demandé coûterait à la France ses meilleures frontières, les barrières qui la gardent, et ne purent pas douter qu'ainsi démantelée et à discrétion, elle ne fût en péril pour l'intérieur, le corps même de la monarchie. L'ambassadeur d'Autriche les avertit expressément «que les puissances ne feraient rien pour rien,» se payeraient de l'Alsace, de nos Alpes et de la Navarre (7 mars 91, p. 147-149). Malgré cette communication, la Reine réclama de nouveau l'invasion (20 avril). Enfin, la Coalition s'étant armée et complétée, la Reine révéla à l'Autriche le plan de Dumouriez et le point que devait attaquer Lafayette: «Voilà, dit-elle, le résultat du conseil d'hier,» conseil tenu devant le Roi et dont elle connut par lui le résultat pour en informer l'ennemi (26 mars 92, Arneth, 258).
Tout ce que les Campan et autres amis de la Reine, pour excuser ses torts, nous disent de la froideur du Roi, est mis à néant par ces lettres. Il la suspectait fort, il est vrai, à son arrivée. Il fut un peu tardif. Mais dès 71, un an après le mariage, quoiqu'ils fussent encore des enfants, elle était maîtresse de lui. Les ministres étrangers le voyaient, en tiraient augure (Creutz, ap. Geffroy). Duclos dit à l'avénement (en mots très-crus que je traduis): «La femme et le lit régneront.»
Louis XVI n'eut rien de la France, ne la soupçonna même pas. De race et par sa mère, il était un pur Allemand, de la molle Saxe des Augustes, obèse et alourdie de sang, charnelle et souvent colérique. Mais, à la différence des Augustes, son honnêteté naturelle, sa dévotion, le rendirent régulier dans ses mœurs, sa vie domestique. En pleine cour il était solitaire, ne vivant qu'à la chasse, dans les bois de Versailles, à Compiègne ou à Rambouillet. C'est uniquement pour la chasse, pour conserver ses habitudes, qu'il tint les États généraux à Versailles (si près de Paris)!
S'il n'eût vécu ainsi, il serait devenu énorme, comme les Augustes, un monstre de graisse, comme son père le Dauphin, qui dit lui-même, à dix-sept ans, «ne pouvoir traîner la masse de son corps». Mais ce violent exercice est comme une sorte d'ivresse. Il lui fit une vie de taureau ou de sanglier. Les jours entiers aux bois par tous les temps. Le soir, un gros repas où il tombait de sommeil, non d'ivresse, quoi qu'on ait dit. Il n'était nullement crapuleux comme Louis XV. Mais c'était un barbare, un homme tout de chair et de sang. De là sa dépendance de la Reine. On le vit dès son âge de vingt ans, dans la crise indécente de juillet 74. On le vit d'une manière effrayante dans les premières grossesses. Il était hors de lui, pleurait.
Nul roi ne montra mieux une loi de l'histoire, qui a bien peu d'exceptions: «Le Roi, c'est l'étranger.» Tout fils tient de sa mère. Le Roi est fils de l'étrangère, et il en apporte le sang. La succession presque toujours a l'effet d'une invasion. Les preuves en seraient innombrables. Catherine, Marie de Médicis, nous donnèrent de purs Italiens; la Farnèse de même (dans Charles III d'Espagne). Louis XVI fut un vrai Saxon, et plus Allemand que l'Allemagne, dans l'alibi complet, la parfaite ignorance du pays où il a régné.
Étrangers par la race, les rois le sont par la croyance, tous nécessairement attachés à la religion qui veut l'obéissance et la résignation, supprime la patrie, les fiers instincts de liberté. Le chrétien pour patrie a le ciel, le catholique Rome. Tout roi est très-chrétien. Espagne, Autriche, Portugal, etc., ont un titre analogue. Le schisme n'y fait rien. Papauté de Moscou, papauté de Londres, il n'importe, le trône a pour base l'autel. Notre roi, entre tous, portant jadis la chape, chanoine à Saint-Quentin, abbé de Saint-Martin, fut essentiellement un personnage ecclésiastique. Les deux derniers ont été très-fidèles à ce caractère intérieur, essentiel, de la royauté.—Louis XV, au moment décisif de son règne, vers 1750, quand la grande question peut déjà s'entrevoir, lorsque déjà l'on crie: «Allons brûler Versailles!» Louis XV affronte l'avenir, et à tout prix sauve les biens de l'Église.—Louis XVI, sérieux, excellent catholique, très-opposé à toute nouveauté, non-seulement refusa douze ans l'État civil aux Protestants, non-seulement garda et ménagea les biens d'Église, mais se perdit plutôt que de demander au Clergé un serment purement politique, qui ne blessait en rien sa foi religieuse.
Telle n'était point la Reine. Elle ne fut d'aucun des deux mondes, ni philosophe, ni dévote. Elle n'eut de religion que la famille. Malgré sa servitude passionnée de la Polignac qui semblait l'écarter de Vienne, il suffisait d'un mot de sa mère, de son frère, pour réveiller en elle le fond du fonds, l'intérêt autrichien.
Les lettres qu'on vient de publier éclairent terriblement la figure de Marie-Thérèse, la part qu'elle a dans le tragique destin de sa fille. Elle la conseille bien comme femme et pour la vie privée, mais elle la corrompt comme reine, exige d'elle tout ce qui doit la perdre.
Par sa lourde, pressante et infatigable insistance, ses prières (qui vont jusqu'aux larmes), elle en fait, dans les moments graves, ce que soupçonnait Louis XVI, un funeste agent de l'Autriche. Parfois elle la trompe, lui ment (ment à sa fille!) Souvent elle l'exploite et spécule sur ses grossesses qui lui asserviront le Roi. Le détail très-honteux en est très-authentique.
On peut le dire, on lui vendit la Reine. Il ne l'eut (en juillet 1774) qu'au prix d'une concession déplorable. Il lutta quelque peu, et là, il est intéressant. Aidé de Maurepas, Vergennes, de ses souvenirs surtout, de sa piété filiale, il s'obstina à repousser Choiseul, l'ennemi de son père, le chef du parti autrichien. Mais sa servitude charnelle lui enleva le peu qu'il avait de force et de sens. Il faiblit trois fois pour l'Autriche, et, pour l'intérêt de Joseph, il compromit longtemps la cause américaine.
Les véritables royalistes ne pardonneront pas aux amis de la Reine d'avoir avili Louis XVI en le faisant compère des Calonne et des Loménie, de l'avoir employé à couvrir de sa parole, de sa personne aimée et populaire, ces ministres indignes. C'est le moment où il tombe au plus bas, le seul moment où vraiment il m'étonne. Dans quel néant moral le jeta sa matérialité pesante pour qu'il oubliât le vrai Louis XVI, le roi dévot, et subît l'homme de la Reine, l'incrédule et le prêtre athée (1787)!
Mais si le Roi, entraîné par la Reine, eut ce moment d'inconséquence, reconnaissons qu'en tout le reste, il fut fidèle à sa tradition. Il ne fut nullement, comme on a dit, incertain et variable, mais toujours le même et très-fixe (au moins dans son for intérieur) contre toute nouveauté, contraire à l'Amérique, contraire à Turgot et à Necker, forcé de marcher quelquefois, mais n'avançant qu'à reculons, et en protestant en dessous.
Les réformes que lui arracha la force de l'opinion, n'eurent aucune portée sérieuse; on le verra par ce volume. Les fameuses Assemblées provinciales qu'on a fait valoir récemment, ne furent qu'un leurre en 1786.—Le roi, loin de céder en rien au progrès et à la raison, s'aigrit par les concessions, fort légères, qu'il lui fallut faire, les mensonges qu'il lui fallut dire.—Nos pères ne se trompèrent en rien lorsqu'ils sentirent en lui le solide, l'inconvertissable ennemi de la Révolution.
Pour établir cela et le mettre dans tout son jour, j'ai dû m'écarter un peu, effleurer, éluder ce qui m'en éloignait. De là plusieurs lacunes[3]. Maintes choses ne sont montrées que de profil, plusieurs même passées tout à fait.
Rien ne me pèse plus que d'omettre sur le chemin tels faits admirables, héroïques, qui sont restés sans récompense, sans mémoire jusqu'ici. L'histoire doit payer pour la France.
Ces dettes me suivent et me poursuivent.
Je ne me pardonne pas de n'avoir pas parlé de cet obscur Léonidas qui nous a sauvés à Saint-Cast, et dont la vaillance oubliée m'est révélée à ce moment par mon savant ami, M. le professeur Macé.
Que de dévouements, que d'efforts, de sacrifices et de cruels malheurs, que de vertus punies par la dureté du sort, dans notre histoire maritime et coloniale! Je resterais inconsolable si je n'y revenais un jour.
Il faut dire que la France entière du XVIIIe siècle (tant légère qu'on la croie) a eu un esprit étonnant de générosité, parfois excessif en bonté.—L'élan pour l'Amérique est simplement sublime.—L'attachement bizarre, obstiné, acharné, qu'elle eut pour Louis XVI, fermant les yeux à l'évidence, le croyant toujours un bonhomme, est ridicule, si l'on veut, mais touchant. Aucune faute n'y put rien, non pas même les fusillades de Paris, en 88.
Nul fiel en cette âme de France. Tellement haïe par l'Angleterre, elle ne la hait pas du tout. Et, c'est juste au moment où l'Angleterre la ruine, que la France l'admire, s'en engoue, la copie. Et notez que, pour le progrès des idées, la France fait tout, l'Angleterre rien, pendant soixante-dix ans. De la mort de Newton à Watt, elle est exactement stérile (loyal aveu de M. Buckle).
Ce cœur exubérant, si facile et si bon, si charmant de la France, il faudrait bien le dire tout au long, ce que je n'ai pu. Ces justices dues à nos pères pour une foule d'héroïsmes obscurs, il faudrait, tôt ou tard, qu'on les rendît enfin. On dit que Camoëns eut aux Indes un emploi, fut l'administrateur du bien des décédés. Ce titre, cette charge, sont ceux de l'historien. Je n'en resterai pas indigne, j'acquitterai ces dettes et ne mourrai pas insolvable.
Il me convient d'être mon juge. J'essayerai, si je vis, dans un travail à part, d'apprécier cette œuvre, en ce qu'elle a de bon, d'incomplet, de mauvais. Je ne sais que trop ses défauts. Alors, je pourrai faire ce qu'on ne peut dans une préface: je dirai les méthodes dont j'ai usé selon les temps, la spécialité de nos arts historiques que l'on connaît fort peu.
Mais je voudrais surtout y dire le travail personnel, intime, qui se faisait en moi pendant ce long voyage. Mon œuvre était pour moi (plus qu'un livre) la voie de l'âme. Elle m'a fait et a fait ma vie.
Paris, 1er octobre 1866.[Retour à la Table des Matières]
HISTOIRE DE FRANCE
CHAPITRE PREMIER.
CHUTE DE BERNIS. — AVÉNEMENT DE CHOISEUL.
1758.
La paix ou la banqueroute, telle était la situation en 1758. Et une banqueroute sanglante, des combats dans Paris, peut-être. Le roi avait dit lui-même: «Si l'on ne paye pas la rente, il y aura une révolte.»
Le roi n'allait plus à Paris. Mais si Paris affamé avait été à Versailles? Dans la redoutable émeute de mai 1750, quelqu'un l'avait proposé.
L'attente d'une révolution était telle en ce moment, que plusieurs voulaient partir, émigrer, se mettre à l'abri. Rousseau y songeait, et bien d'autres, comme cet homme du Parlement, qui le consulta là-dessus (Confessions).
Bernis aurait tout donné pour ne plus être ministre. Seulement qui eût pris cette place? Il semblait qu'un homme perdu pouvait seul accepter l'héritage de la ruine et du désespoir. Bernis supplia Choiseul, notre ambassadeur à Vienne, de venir, de s'unir à lui, ou plutôt de le remplacer.
La situation avait fort empiré depuis Rosbach. Un Condé (prince de Clermont) battu, reculant jusqu'au Rhin. Les Anglais descendant en France et démolissant Cherbourg, brûlant en sécurité cent vaisseaux devant Saint-Malo. Point d'argent pour en refaire. Cinq cents millions de dépense, trois cents millions de recette. Un déficit annuel de deux cents millions. Le roi vivant, de mois en mois, sur les avances usuraires que lui faisaient les banquiers, les priant, souvent en vain (Rich., IX, 429). Les choses en étaient au point que l'on n'osait plus compter. Une enquête fit connaître, en 1764, que depuis huit ans on n'écrivait plus dans nos ports. Plus de registres de nos armements maritimes (Deffand, I, 317).
Le contrôleur des finances, Séchelles, était devenu fou. Bernis était près de l'être. Il bavardait éperdu, proposait des choses vaines, conseillait à la Pompadour d'appeler ses ennemis, Maurepas et Chauvelin! Chauvelin, ennemi né de la cabale autrichienne! Maurepas, l'ennemi des maîtresses, qui, le lendemain peut-être, eût chassé la Pompadour!
Nous n'avons pas assez dit ce qu'était ce pauvre Bernis, monté si haut par hasard. Il n'était pas ambitieux. S'il hasarda, dit Duclos, de faire une grande fortune, c'est qu'il ne put réussir à en faire une petite. Son esprit, ses jolis vers, sa jolie figure poupine, longtemps l'avaient laissé pauvre. Ayant fait un mauvais poème de la Religion vengée, il plut au Roi, qui le mit auprès de la Pompadour pour la polir, la former, la mettre au niveau de Versailles (1745). Elle le fit ministre à Venise (1752), son agent près de l'Infante dans leur complot autrichien. Il fut l'homme de l'Infante, beaucoup trop lié avec elle, et lancé surtout par elle dans la criminelle affaire qui compromettait la France sur le vain espoir que l'Autriche donnerait à cette folle le trône des Pays-Bas.
Il se vit avec terreur l'automate dont jouait l'Autriche. Cela fut très-ridicule pour la Convention de Hanovre. Bernis d'abord applaudit. Mais, l'Autriche murmurant, Bernis blâma. Puis, sous le coup de Rosbach, la marionnette vira, approuva. Il n'était plus temps.
Il était pourtant un point où cessait son obéissance, l'impuissance de payer le subside promis à Marie-Thérèse. Il exposa sa misère à l'impératrice elle-même, lui fit craindre que s'il y avait ici une explosion, elle ne perdît tout à la fois. Elle-même était fort abattue. En 1758, Frédéric vainqueur, vaincu, resta cependant si fort, que l'Autrichien, plus malade, n'en pouvant plus, recula et se cacha en Autriche.
Bernis, malgré la Pompadour, parla au Conseil pour la paix. Il parla admirablement, avec la naïve éloquence de la peur, et cela gagna. Le Roi, encore tout autrichien, partagea l'effroi de Bernis. Avec le Dauphin, le Conseil, il passe au parti de la paix, il autorise à traiter.
Nul homme n'aurait osé, dans une telle extrémité, prendre la responsabilité énorme de s'opposer à la paix. Il y fallait une audace d'ignorance que n'eût eue pas un homme. Ce fut un crime de femme.
Elles osent moins dans la vie commune, vont moins devant les tribunaux. Mais, dans la haute vie d'intrigue, rien ne les fait reculer. Avec un sens, souvent fin et délicat des personnes, elles ont une ignorance terrible des choses, qui fait leur intrépidité là où tous les hommes ont peur.
Ce fut une affaire de théâtre. La Pompadour, qui ne fut jamais qu'une actrice, à quarante ans ne jouait plus les bergerettes; elle visait aux grands rôles. Faible et molle (au fond), poitrinaire, usée, vide, un vrai néant, elle avait son âme, sa force en son petit conseil secret, trois Lorraines qu'on peut appeler la vraie cabale d'Autriche. Avec des vues personnelles, très-diverses, elles agissaient à merveille dans le même sens près de la créature régnante. Comme une mauvaise indienne, sans revers, qui n'a rien dessous, salie, usée et fripée, qu'on roidit, qu'on met à l'empois, on lui donnait de l'attitude, une certaine consistance. Elle en reprenait l'apparence dans ses souvenirs dramatiques. Elle paradait devant la glace, se haranguait. Fausse en tout, elle se trompait elle-même. Elle se refaisait Cornélie, déclamait en long, en large, sur les échasses de Corneille. Les trois spectatrices admiraient, la trouvaient belle de hauteur, d'indomptable obstination.
Lorsque Bernis arrivait avec ses yeux égarés, lui montrait le gouffre béant, lui disait que le danger, la haine et la fureur publique, les regardaient eux deux seuls, qu'on n'accusait qu'elle et lui, elle était sourde et muette, ouvrait de grands yeux, nobles, tristes, le laissait dire, s'agiter. «Je suis le ministre des limbes,» disait-il, du monde des rêves, incertain, vague et flottant. Elle, elle ne flottait point. Poussée par ses trois Lorraines, elle travaillait en dessous à se délivrer de Bernis.
Il ne demandait pas mieux. Il brûlait de se sauver, pourvu qu'il fût cardinal, abrité par le chapeau. Il avait un double péril. Sa dangereuse princesse, l'Infante, l'avait fourré dans les fils obscurs d'une intrigue nouvelle qui pouvait mettre contre lui et le Roi et le Dauphin, de plus trois rois étrangers. Il croyait voir déjà la foudre, croyait que, sans la robe rouge, il était en grand danger.
L'Infante qui rêvait tous les trônes, et Milan, et les Pays-Bas, et la Pologne, et les Siciles, se jetait à ce moment dans un nouvel imbroglio. En août 1758, la mort de la reine d'Espagne, et la mort prochaine du roi Ferdinand, lui firent faire un plan hardi. Ferdinand, fils d'un premier lit, aimait peu son frère D. Carlos, roi de Naples, qui était pourtant son héritier naturel. Ne pouvait-on le décider à adopter D. Philippe, duc de Parme, mari de l'Infante? Rome et les Jésuites auraient applaudi. Les Jésuites, maîtres de l'Espagne, avaient en horreur D. Carlos, frémissaient de le voir venir. Ce prince, livré aux avocats, aux ardents légistes de Naples, faisait une guerre terrible aux priviléges du Saint-Siége, aux Jésuites, à l'Inquisition. Tout en s'habillant en chanoine et chantant l'office au lutrin, il allait rapidement dans la voie d'émancipation.
Mais pour exclure D. Carlos de l'Espagne, il fallait faire un scandale audacieux, le déclarer illégitime et bâtard adultérin, fils d'un crime, d'une surprise du scélérat Alberoni[4].
Le général des Jésuites, Ricci, travaillait à cela. Il eût cloué Carlos à Naples, donné l'Espagne à notre Infante. Chose très-grave qui aurait sauvé les Jésuites et en France, et en Espagne, prévenu certainement l'abolition de leur ordre. Dans une lettre de Ricci, que lut M. de Choiseul, dans les mémoires qui furent saisis en Espagne aux colléges des Jésuites (V. Al. de Saint-Priest), la bâtardise adultérine de D. Carlos était posée.
L'infante, pour réussir dans un plan si hasardeux, eût eu besoin que son père fût pour elle en 1758 ce qu'il avait été en 49 et 50. Elle avait vingt ans alors. Mais le temps avait passé. Sa familiarité hardie, italienne, ne pouvait plaire au Roi, sec et fermé de plus en plus. Elle n'était pas aimée. Son intrigue de Pologne contre la maison de Saxe indisposait la Dauphine, le Dauphin, madame Adélaïde.
L'infante n'avait réellement pour elle que Bernis, son Alberoni. Malheureusement il tombait. Il désirait de tomber, de partir sous le chapeau, que lui-même il appelait «un excellent parapluie.» Il se retira le 10 novembre, en appelant Choiseul, et se réservant seulement de travailler encore pour ce qu'il avait mis en train, la paix avec le Parlement, surtout l'affaire de l'Infante. Ce fut son dernier acte politique. Il finit en galant homme, travaillant encore (14 novembre) à cette adoption de l'infant par le roi d'Espagne, Ferdinand, qui baissait rapidement (Coxe).
Cependant il n'était point dans l'intérêt de l'Autriche, dans les vues de la Pompadour, que Bernis restât là à côté de Choiseul, embarrassant celui-ci dans la trahison hardie qu'on tentait au profit de Vienne. On n'agit pas directement, mais bien plus habilement, en employant la cabale, la petite cour du Dauphin. On prit un moyen brutal, simple et sûr, de les assommer. On prétendit que l'Italienne, étant au lit après souper, aurait appelé Bernis, lui aurait dit: «Mettez-vous là.» Et ce n'était pas Bernis qui entrait; c'était un homme du Dauphin qui redit tout. On fit grand bruit de l'affaire. Et pourtant ce mot jeté ainsi sans précaution, portes ouvertes, pouvait fort bien signifier: «Mettez-vous à cette table, écrivez pour moi ceci.»
Le Roi était fort jaloux. Quand la chose lui fut rapportée, il en voulut cruellement à l'Infante et à Bernis. Il ne put se rétracter, il lui donna le chapeau (30 novembre), mais il le jeta plutôt «comme on jette un os à un chien» (Hausset). Bernis se sentit perdu. Il fut exilé le 13 décembre à Soissons, ne revint jamais, enfin s'établit à Rome.
Mais le Roi fut bien plus cruel pour l'Infante. Il lui lança un affront, à la tuer. Il lui écrit qu'il exile Bernis et qu'elle doit être contente de cette satisfaction qu'il lui donne (Barbier VII, 110). Mot de risée, s'il voulait dire qu'elle allait être joyeuse,—plus outrageant s'il voulait dire qu'il voulait la venger par là de celui qui l'avilissait.
Cette fille tellement aimée, pour qui le Roi a donné le sang de cinq cent mille hommes, reçoit ce cruel coup de fouet! Elle n'y survit qu'un an, ayant la douleur de voir que dans le nouveau traité, en donnant tout à l'Autriche, Choiseul ni le Roi, ni personne, ne se souvint de l'Infante, ni de ce qu'on lui a promis. Personne ne s'occupe plus de son adoption d'Espagne, du plan contre D. Carlos.
Le traité que Choiseul osa, en arrivant au pouvoir, fut l'étonnement du monde. Conticuit terra. Nos vieux alliés les Turcs ne purent jamais le comprendre. Il renversait toute l'histoire de France en remontant à Richelieu, Henri IV, et François Ier, la biffait, la démentait. On put croire qu'un cataclysme, comme un désastre de Lisbonne, était arrivé ici, avait bouleversé le pays, du moins les têtes de Versailles.
La France, depuis des siècles, payait des subsides annuels aux faibles contre les forts, à la Suède, par exemple, aux princes du Rhin contre l'Autriche. Il était neuf et piquant de payer cette grosse Autriche pour écraser ces petits princes, nos alliés, nos amis.
Un peu plus de huit millions iront chaque année à Vienne, et de plus la France seule (allégeant Marie-Thérèse) payera la Suède et la Saxe pour leur guerre au roi de Prusse.
Bernis promit dix huit mille hommes. Choiseul en donne cent mille.
Nulle paix sans Marie-Thérèse. Seule elle jugera du point où peut s'arrêter la France, éreintée et épuisée.
Traité naïf, autrichien, sans voile ni précaution. Tout ce que la France a pris et tout ce qu'elle prendra, sera pour la seule Autriche.
La France aidera à faire Empereur le petit Joseph, futur de notre petite Isabelle.
Nulle mention des Pays-Bas. Ce grand appât qui charma tant à Babiole, on n'y songe plus. L'infante étant disgraciée, outragée, enfin mourante, qu'a-t-on besoin des Pays-Bas? On n'y prend plus intérêt. S'il y eut un traité secret, Choiseul l'a anéanti[5].[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE II.
CHOISEUL. — SON TRAITÉ AUTRICHIEN. — RUINE ET REVERS.
1757.
La France, sous les Choiseul, sous les trois dames importantes qui menaient la Pompadour, fut gouvernée par la Lorraine, à peu près comme au temps des Guises.
La Lorraine, réunie à la France, en fut maîtresse. Ce fut comme une invasion. Elle remplit toutes les places, eut les hautes influences.
Terre pauvre, traversée, ruinée, barbare, elle avait l'ascendant d'énergie, d'intrigue et de ruse. Militaire et corrompue, d'une corruption sauvage, elle a donné tour à tour et les meilleurs et les pires, et les héros, et les traîtres.
Elle est double, de France et d'Empire, Janus et souvent Judas. La faute n'est pas à elle, mais à sa situation.
Les mœurs y étaient effroyables. Hénault le courtisan lui-même avoue que, venant en Lorraine, «il se crut en pays Turc.» C'est faire tort à la Turquie, si grave. On n'y vit jamais, sous les yeux de deux armées, la scène hardiment priapique qu'y donna un Baufremont. On n'y vit pas les fureurs galantes des nobles chanoinesses, les religieuses d'épée qui, à Remiremont et ailleurs, ayant la haute justice, la seigneurie, dépassaient la vie effrénée des seigneurs. Celle de Béthizy fit légende. Furieuse d'amour pour son frère, elle étalait, criait sa honte, et, pour plus de scandale encore, ayant failli pour un autre, elle se cassa la tête (5 avril 1742). Cela fut fort admiré en Lorraine et à Versailles, et mit l'inceste à la mode. Le roi avait les quatre sœurs. Madame de Luxembourg avec son frère Villeroi, la duchesse de Marsan avec son cardinal Soubise, Choiseul surtout qu'on va voir, firent ainsi leur cour au roi, qui, enhardi par l'exemple, poussa plus loin le scandale.
Deux familles de Lorraine, illustres et nécessiteuses, dans ce pays de pauvreté, eurent la suite, le sérieux, l'attention à la fortune, qu'avaient rarement les seigneurs. C'étaient les Beauvau, les Choiseul. Le vieux prince de Beauvau-Craon, qui avait vingt-deux enfants, bon mari et très-uni pendant trente ans à sa femme, maîtresse du dernier duc, eut encore cet insigne honneur qu'une de ses filles devint maîtresse de Stanislas. L'autre, madame de Mirepoix, froide et rusée, fut l'Égérie de la Pompadour. Elle la sauva deux fois dans ses moments désespérés, en lui communiquant son calme, la conseilla dans sa voie nouvelle de l'intrigue autrichienne qui lui donna la royauté.
Plus zélée encore pour l'Autriche fut madame de Marsan, gouvernante des enfants de France, Lorraine par son mariage, sœur de MM. de Soubise (le cardinal, le maréchal). Très-passionnée pour ses frères, elle poussa vivement le second, l'immortel héros de Rosbach, le maintint par la Pompadour contre les risées, les chansons. Et elle le grandissait toujours. Elle voulait le faire connétable.
Entre ces sages conseillères, madame de Pompadour en admettait une autre encore, peu agréable, mais utile, un véritable homme d'affaires, la sœur de Choiseul, madame de Grammont. Sans l'aimer, elle subissait l'ascendant de sa logique, de sa masculine énergie.
Dans cet intérieur, madame de Mirepoix, calme, fine et douce était appelée le petit chat. Et madame de Grammont ne figurait pas mal le dogue. Sa force et sa solidité, si déplaisante qu'elle fût, soutenait utilement ce chiffon, la Pompadour.
M. de Choiseul, fort léger, avec tous ses dons séduisants, n'aurait jamais pris consistance, s'il n'avait été doublé d'une autre âme, d'un second Choiseul. J'appelle ainsi cette sœur, une âme bien autrement lorraine, épaisse, violente, tenace, mordant fort et ne lâchant pas. Elle le tirait du badinage, elle l'empêchait de s'amuser, comme il eût fait, aux méchancetés galantes, aux perfidies d'alcôve. Elle lui rappelait toujours leurs six mille livres de rente, leur misère, elle le forçait d'avancer, n'importe comment.
Le meilleur de leur patrimoine avait été la trahison. Les Choiseul rendirent ici un service immense à l'Autriche. C'est l'un d'eux qui, voyant la tête déménagée de Fleury, décida cet imbécile à retenir le secours qui allait sauver notre armée de Prague. De là l'affreuse catastrophe, l'armée gelée (comme à Moscou). Le fils de ce bon conseiller, tout jeune, le célèbre Choiseul, est en récompense créé colonel. Il fait quelque peu la guerre, mais surtout la chasse aux femmes. C'était un petit doguin, roux et laid, avec une audace cavalière, une impertinence polie, un persiflage habituel, qui le faisait redouter. Il plaisait d'autant plus aux femmes qu'il leur ressemblait davantage. Le grand observateur Quesnay, sous sa surface brillante, le perce à jour. «Il eût été, dit-il, un ami d'Henri III.» (Hausset.)
La place de méchant était vacante: il la prend. Il veut qu'on croie qu'il est le Méchant de Gresset. Il veut continuer Maurepas, spécule sur les petites flèches qu'il lance à la Pompadour. Spéculation bien calculée avec une femme fanée, qui a peur du moindre mot. Il l'inquiète, puis tout à coup la charme en se donnant à elle, trahissant une Choiseul qui visait au Roi. La Pompadour le paye avec un riche mariage. Elle lui fit épouser la petite Crozat Duchâtel, fort riche. Mais on ne lui mit pas cette fortune dans les mains. Il n'en eut que la jouissance. Si sa femme (enfant de douze ans) mourait, ou si les parents la reprenaient, il était pauvre.
C'était en 1750, à l'avènement de Mesdames Henriette et Adélaïde. Choiseul crut ne pas déplaire en disant venir de Lorraine, en établissant chez lui sa sœur, qui était chanoinesse. Elle avait vingt ans, lui trente. C'était une grande forte personne, d'une voix désagréable, d'un visage fort coloré, percé de petits trous ardents. L'enfant de douze ans, l'épouse nominale, ne les gêna guère. Choiseul à côté mit sa sœur, et vécut avec elle fort publiquement (Lauzun, p. 9, éd. 1858; Dumouriez, I, 159).
Le roi n'en était pas fâché, en riait. Après un sermon, il lui dit: «Le Père, ce me semble, a jeté des pierres dans votre jardin...—Mais, Sire, n'en est-il pas tombé au parc de V. M.?—Vous serez damné, Choiseul (dit le roi en souriant).—Mais vous, Sire?—Oh! c'est différent... Moi, je suis l'Oint du Seigneur.» (Mss. Choiseul, Al. de S. Priest).
L'inceste étant moins à la mode en 1759, Choiseul maria sa sœur, mais il ne lui donna qu'un mari nominal, M. de Grammont, un interdit. Elle resta constamment avec son frère, au désespoir de la pauvre petite madame de Choiseul, qui alors avait dix sept ans. Il ne faisait rien sans sa sœur. Et je doute fort que, sans elle, il eût pris la responsabilité de se poser contre la paix, au moment où Louis XV désirait négocier, au moment où Marie-Thérèse était lasse, ne recevant plus notre argent, mais des coups terribles de Prusse qui même après un succès la mirent en pleine retraite. Ce n'est pas seulement Duclos qui nous le dit; c'est le bon sens: oui, chacun désirait la paix.
Bernis à Marie-Thérèse montrait la France agonisante. Qu'à ce moment quelqu'un soit plus autrichien que l'Autriche, la raffermisse dans la guerre, lui dise que Bernis s'est trompé, que la France a encore du sang!... C'est chose énorme, au delà du caractère de Choiseul. Sans sa sœur et ses Lorraines qui le poussaient par derrière, et poussaient la Pompadour, je ne crois pas qu'il eût lui-même franchi ce sanglant Rubicon.
L'audace de présenter l'impudent traité au roi implique que Louis XV était encore plus absent de lui-même, plus étranger aux affaires, en décembre 1758, qu'il ne l'était l'autre année en septembre 1757 au traité de Babiole.
Il eut cette année le mal que Richelieu venait d'avoir, des dartres par tout le corps.
Il vivait d'une cuisine excitante et irritante, pour faire face à l'exigence non moins irritante et malsaine du Parc-aux-Cerfs. De là un cerveau flottant, faible, plein de noires visions. Damiens y rôdait toujours, et la mort, et le successeur, les théories régicides des Jésuites, amis de son fils. Choiseul tirait cette ficelle, l'excitait contre le Dauphin.
Choiseul, qui ne croyait à rien, profitait des lueurs dévotes qu'avait le Roi dans ses heures d'épuisement. Quelle expiation meilleure que d'accabler Frédéric? Quoi de plus agréable à Dieu que d'écraser le Luthérien? l'impie, le moqueur outrageant qui se riait des rois mêmes, qui regardait impudemment dans les Cabinets de Versailles? Frédéric nommait ses levrettes ses marquises de Pompadour.
Le roi ne restait lucide que pour ses petits trafics, ses petites spéculations. Un jour, il adressa ce mot à son homme d'affaires: «Ne placez pas sur le roi: on dit que ce n'est pas sûr.»
La seule ressource qu'apportât Choiseul, c'était la banqueroute.
Banqueroute d'un homme d'esprit, d'abord sur ceux qu'on haïssait, traitants et fermiers généraux. Cela ne déplaisait pas. On aimait assez qu'à la turque, le règne fût inauguré en étranglant quelques pachas.
Ne pouvant pas les payer, il restait un expédient, c'était de les assassiner.
Cent millions mangés d'avance étaient dus aux receveurs généraux. Pour payement, on les écrasa. Une compagnie de banquiers fut autorisée à tirer sur eux, s'engageant à fournir au roi trois ou quatre millions par mois pour un armement maritime, un grand coup qu'on méditait.
Et les fermiers généraux payés en même monnaie, éreintés. On leur devait cent cinquante millions. On frappa sur eux soixante-douze mille actions de mille francs, qui réduisirent de moitié leurs bénéfices.
Ce ne fut pas fait sans adresse. Choiseul flattant l'opinion, caressant Voltaire, les salons, le parti philosophique, fit ce tour par un philosophe. Il prit un homme de lettres, un simple maître des requêtes, le fit contrôleur général. Homme d'esprit, homme d'affaires, Silhouette avait lu, voyagé, vécu à Londres, travaillé à la Compagnie des Indes. Il avait, près des philosophes, le mérite d'avoir traduit quelque chose des libres penseurs, Pope, Warburton et Bolingbroke. C'était un parleur agréable, dit Grimm, d'équivoque mine, l'air double, coupable et faux. Il n'avait nul expédient que ceux où Machault avait échoué,—impôt sur tous (rejeté),—pensions réduites (impossible). Tout cela facile à prévoir. Nul résultat à attendre qu'une tempête de sifflets.
L'heureuse idée de Choiseul pour gazer son crime d'Autriche, c'était de faire que la France tournât le dos au levant, ne regardât qu'à l'ouest vers le grand spectacle qu'il lui préparait. Idée neuve. C'était celle qui a toujours échoué, la vieille, l'éternelle Armada de 1585, qu'on remet toujours à flot. Sans doute, un coup de surprise n'est pas impossible. Jeter un Charles XII dans Londres, comme le rêvait Alberoni, c'est hasardeux, mais non absurde. Les plans les plus insensés sont ceux d'un Philippe II, qui, par de longs préparatifs, met un grand peuple en éveil, en demeure d'organiser ses puissantes résistances. Que dire de ces constructions étranges de bateaux plats que Choiseul imagina en 1759 pour l'amusement des Anglais? que Bonaparte imita.
La grande flotte qui devait couvrir le passage des bateaux, était préparée au plus loin, à Toulon. Pour rejoindre Brest et rallier l'autre escadre, que de chances elle avait contre elle! La longue navigation, l'écartement des vaisseaux, les coups violents, capricieux, qu'on a au golfe de Gascogne, la rencontre de l'ennemi qui, dans un pareil voyage, rôdant autour, comme un requin, mordrait de manière ou d'autre. Tempêtes de l'Armada, ou défaites de Trafalgar, c'est ce qui ne pouvait manquer.
Au lieu de concentrer l'effort, on le divisait; à la fois, on attaquait les trois royaumes. Le corsaire Thurot, de Dunkerque, devait passer en Irlande. De Brest, Aiguillon menait douze mille hommes en Écosse. Soubise, avec une armée (pas moins de cinquante mille hommes), sur les fameux bateaux plats, devait cingler du Havre à Londres.
À la grandeur d'un tel projet on devait tout sacrifier. Le vieux ministre de la guerre, Bellisle, annonça, dès janvier, qu'on n'enverrait aucun secours aux colonies. La flotte anglaise, avant avril, nous prit déjà la Guadeloupe. Au Canada, l'intrépide Montcalm, de Nîmes, sans renfort et sans espoir, lutta jusqu'au mois de septembre; il fut tué, le pays perdu. Dans l'Indoustan, notre Irlandais Lally, un fou furieux, qui n'avait que de la bravoure, avait remplacé Dupleix. Il avait neutralisé l'homme capable, gendre de Dupleix, l'excellent général Bussy. Il avait par ses barbaries, ses emportements, son mépris pour les croyances indigènes, mit l'Inde entière contre nous. Il échoua devant Madras en février 1759, et de plus en plus déclina devant l'ascendant de lord Clive.
Ministre à soixante-seize ans, Bellisle épuisait sa vie à faire une chose impossible, la réforme devant l'ennemi. La cour débordait dans l'armée, la surchargeait honteusement. Nos cent soixante-dix mille soldats avaient quarante mille officiers (c'est un officier pour quatre hommes). Dans les cavaliers, encore pis: un officier pour trois soldats. À Minden, nos deux généraux, Contades et Broglie, plus brouillés entre eux qu'avec l'ennemi, perdent le temps. Broglie est jaloux, et craint le succès de Contades. Tous deux battus, 1er août, et la défaite de l'armée précède, annonce tristement le désastre de la flotte.
La nuit du 16 au 17 août, notre flotte de Toulon a passé devant Gibraltar. Cinq de ses douze vaisseaux se séparent. Réduite à sept, cette flotte voit, de Gibraltar, quatorze vaisseaux anglais qui vont à elle à toutes voiles. Un des nôtres se sacrifie et combat seul contre cinq. Les autres n'en périssent pas moins.
Cela ramena au bon sens. On abandonna la partie du plan la plus chimérique, la grosse armée sur bateaux plats que Soubise devait mener en Tamise. On s'en tint aux expéditions d'Irlande et d'Écosse. Pour la seconde, on n'avait plus l'héroïque prince Édouard qui entraîna les highlands. En revanche, on avait un homme fort considérable à Versailles, au champ de bataille de l'intrigue.
C'était le duc d'Aiguillon, le neveu de Richelieu, un de nos plus beaux courtisans. Deux choses l'ont immortalisé, d'avoir tenu tête au roi même dans le cœur de Châteauroux,—d'avoir pour le parti jésuite et la plus grande gloire de Dieu mis chez le roi la Du Barry. En ce moment il n'était bruit que du succès que les Bretons, sous d'Aiguillon, avaient eu sur les Anglais à Saint-Cast. Duclos explique très-bien la prudence qu'il y déploya, simple spectateur à distance, n'ayant pas même donné d'ordres, les faisant si longtemps attendre, que les volontaires bretons firent l'exécution d'eux-mêmes, poussèrent les Anglais dans la mer. Pour la Pompadour et les femmes, d'Aiguillon devint un héros.
Cette prudence consommée qu'il avait montrée à Saint-Cast ne l'abandonna pas ici. Il n'alla pas avec les troupes et les bâtiments de transport rejoindre la flotte à Brest. Il dit qu'un homme comme lui, un gouverneur de Bretagne, général de l'expédition, ne pouvait faire les premiers pas, aller se mettre sous les ordres de l'amiral de Conflans. Celui-ci dut venir le joindre au Morbihan où il restait, attendait dans sa dignité. L'Anglais, qui guettait Conflans, fondit sur lui près de Belle-Isle. Forces égales. Mais Conflans, non moins prudent que d'Aiguillon, réfléchit que son affaire n'était pas de livrer bataille, mais de conduire l'armée d'Écosse. Il crut éviter, éluder, se jetant entre les écueils. L'Anglais furieux l'y suivit, perdit deux vaisseaux. Quatre des nôtres périssent; Conflans lui-même brûle le sien. L'avant-garde (sept vaisseaux intacts) va se cacher à Rochefort; sept autres dans la Vilaine, et ils y restent embourbés.
Déplorable catastrophe! la marine, ainsi que l'armée, battue et déshonorée! Notre intrépide Thurot, sans espoir, et pour l'honneur, ayant donné sa parole, partit pourtant de Dunkerque, exécuta sa descente, prit une ville, se fit tuer.
La situation intérieure était au niveau. Deux mois après la défaite de Minden, le désastre de Belle-Isle, le 26 octobre, eut lieu la fermeture des caisses publiques, la suspension des payements. Le Roi suspend pendant la guerre le payement des lettres de change qu'il a souscrites pour deux ans (1760-1761). Il suspend pendant un an pour deux cents millions de dettes exigibles, jusqu'à ces rescriptions qu'il a données récemment sur les receveurs et fermiers, aux banquiers qui avancèrent les frais de l'armement détruit. Les receveurs et fermiers, anciens créanciers immolés au printemps, avaient fait rire. Voici les nouveaux créanciers, les rieurs, qui pleurent à leur tour, et non-seulement eux, mais la foule des petits rentiers misérables qui vivaient d'annuités, qui avaient mis sottement aux royales loteries des dernières années! Le Roi ajourne... leur pain. Ils mangeront après la guerre.
Le Roi ne payait plus Versailles; il devait dix mois à ses gens. Une tentative qu'il fit pour mettre un octroi sur les villes ne fit que montrer sa faiblesse, la force et la férocité que prenaient les Parlements. Choiseul avait beau les flatter, leur abandonner l'Encyclopédie (janvier 1759), cela ne suffisait pas. Le Parlement de Besançon fit pendre un commis qui osait lever l'octroi ordonné par le Roi. Le Parlement de Paris fit pendre un huissier qui blâmait son procès de Damiens. Actes violents, brusques, sauvages, et qui menaçaient plus haut.
La moitié du Parlement de Besançon fut exilée; mais celui de Paris repoussa obstinément tout ce qu'il y avait de bon dans les projets de Silhouette: l'impôt proportionnellement levé sur tous. Désirable égalité, mais qui n'apparaissait ici que comme une lourde surcharge par-dessus les charges antérieures.
Choiseul, battu en finances, battu sur terre et sur mer, peu ménagé du Parlement, arrivé en moins de dix mois, ce semble, au bout de son rouleau, avait à craindre le Dauphin qui avait prédit ce fruit des traités autrichiens. Le parti dévot l'accablait. Il imagina un moyen étrange, qu'on n'eût compris en nul pays du monde. Pour balancer la banqueroute, les revers de terre et de mer, distraire fortement le public, il lui donna le spectacle d'un tour très-inattendu. Lui, courtisan de Voltaire, il régale les philosophes d'une volée de coups de bâton.
D'abord Choiseul exécute le financier philosophe Silhouette. Il en rit lui-même. Il se joint gaiement à la meute des siffleurs et des moqueurs. Désormais le portrait d'une ombre est appelé silhouette. On s'en amuse partout, Versailles autant que Paris. Les habits à la silhouette n'ont ni poche ni gousset.
Ceci n'est qu'un commencement. Très-secrètement Choiseul commande au lorrain Palissot une pièce qui plaira en haut lieu, qui fera rire le Dauphin, rire le Roi qui ne rit jamais. On y verra les amis de Choiseul, les gens de lettres les plus illustres de l'époque, grotesquement piloriés. On y verra d'Alembert, Diderot volant dans les poches, et Rousseau à quatre pattes «retournant à la nature,» et gravement broutant sa laitue.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE III.
L'ÉCLIPSE DE VOLTAIRE.
1759-1761.
Un des grands moments de Voltaire, solennel et vraiment digne du roi du siècle de l'esprit, avait été justement ce triste retour d'Allemagne où, repoussé de tous côtés, pour ainsi dire, il perdit terre, n'ayant pas un seul point du globe où il fût en sûreté (1753-1754). Fuyant de Prusse, il fut rejeté de la France, de la Lorraine même. Il disparut, se tint obscur et si bien caché en Alsace, parfois dans une île du Rhin, qu'à Paris on le crut mort. La bonne madame Du Deffand le croit mort et n'en pleure pas (mars 1754). Pour comble, ses dangereux livres, autant de péchés de jeunesse, surgissaient indiscrètement, s'imprimaient partout, quoi qu'il fît. La Beaumelle héritait déjà, contrefaisait Louis XIV, avec des notes terribles. Malgré lui l'Essai sur les mœurs éclate, incomplet (deux volumes). Malgré lui, un faux Louis XV. Et, pour comble d'épouvante, par fragments perçait partout la satire choquante, obscène, où, non content d'insulter «le fainéant Charles VII,» il met nue d'un coup de griffe «la grisette» impertinente qui s'était si haut montée.
Il eut une de ces peurs extrêmes, qui rendaient cet homme nerveux par moment bien ridicule. Le bon sens eût pu lui dire qu'un homme si aimé du public n'était pas en vrai péril. On pouvait le repousser, l'éloigner, mais le toucher? non. Dans cette panique, il fit une comédie inutile qui l'avilissait seulement: il communia, fit ses pâques.
La première lueur lui vint de celui qu'il haïssait, de Frédéric. Sa charmante sœur, sous prétexte d'un voyage, vint à Colmar embrasser, courtiser le proscrit. Frédéric mit en opéras deux tragédies de Voltaire. Cela fit songer en Europe. On sentit qu'il n'était pas mort, qu'on devait encore compter avec celui qui restait l'ami du plus grand roi du monde. L'armée des encyclopédistes, Diderot et d'Alembert, ne perdaient nulle occasion de proclamer en lui leur glorieux général. Voltaire restait le roi des rois.
On le sentit lorsqu'en mars 1755, il s'établit aux Délices, près de Genève, et presque en face à Lausanne, et que de ce lieu imposant (dans la vue sublime des Alpes) partit le grand coup d'archet dont frémit toute l'Europe, son Ode à la liberté, son remercîment à la libre Suisse où il avait pu respirer. Peu après, il acheva le livre qui reste son titre capital: l'Essai sur les mœurs des nations. Il ne fut jamais plus haut.
Deux choses lui faisaient tort.
Malgré sa bonté facile, vaniteux et emporté, voulant se montrer redoutable, prouver qu'il n'était pas léger, comme on le redisait tant, il affectait une haine implacable pour le grand roi qui le comblait, lui écrivait, qui fit pour lui ses beaux vers, l'héroïque adieu de Rosbach. Voltaire, là, fut déplorable. Il fit sa cour à Versailles, aux ennemis de la pensée et de son propre parti, disant: «La chère Marie-Thérèse,» proposant contre Frédéric de renouveler les chariots faucheurs des Babyloniens. Idée bizarre, s'il en fut, que le ministre parut prendre au sérieux, exécutant pour Louis XV un joli modèle en petit, un joujou qu'on essaya.
L'autre maladie de Voltaire, qui le vulgarisait fort, c'était madame Denis. Autant, au château de Cirey, près de sa mathématicienne, dans sa demi-solitude, il avait eu la vie noble, concentrée, tendue, haute,—autant avec celle-ci, il l'eut mondaine et lâchée. Fort riche alors, il menait le train d'un fermier général. De 1756 à 1768, sa maison fut une auberge. Il travaillait dans son coin tout le jour, hors du tapage; mais il ne haïssait pas cette vie folle de monde et de bruit.
Il avait toujours eu l'imagination sensuelle. Il semble que sa flamme brillante, son inépuisable torrent d'étincelles, tînt fort à cette légère électricité du sexe, dont il abusait bien peu. Né si faible et ne mangeant pas, ne vivant guère que de café, il fut pourtant un peu satyre, d'esprit, de velléités. En le suivant patiemment, on voit que, jusqu'au dernier jour, il eut toujours quelque femme. On a noté parfaitement ce que fut pour lui sa nièce (Nicolardot). Sa mauvaise humeur à Berlin vint surtout de ce qu'il ne put l'y mener. C'était une veuve d'à peu près quarante ans, qui n'était pas belle; elle louchait, elle était lourde, vulgaire et prétentieuse. Elle croyait faire des vers, fit et défit pendant trente ans une mauvaise pièce, Alceste. Elle ravissait Voltaire, comme actrice, par un jeu emphatique, ampoulé, pleureur. Il jouait grotesquement le bonhomme Lusignan; elle les Zaïres et les Chimènes, toujours les jeunes premières. Elle en avait le tendre cœur, brûlait de se remarier. Elle avait l'âme très-grande, elle eût dépensé sans compter. Voltaire ne lâcha pas la clef, la limita d'abord un peu, mais une fois établi en Suisse, il ouvrit largement la caisse. C'était chaque jour des tables de quarante, cinquante personnes, des décorations, des costumes somptueux venus de Paris. Dans ses lettres, on voit qu'alors il se figure jouir beaucoup. «Je suis si heureux, dit-il, que j'en ai honte.» Et il ajoute qu'il est heureux surtout par elle. Elle engraisse, elle est charmante. «Sans elle tout serait un désert.» (19 septembre 1755, 27 mai 1756.)
Il signe le Suisse Voltaire. Il avait loué quatre maisons, ici et là, en des pays différents. Il ne pouvait, disait-il «tomber que sur ses quatre pattes.» Son indépendance était d'être un homme riche et mobile, pouvant vivre un peu partout. Sa nièce contribua à le faire seigneur de village, enraciné dans une terre, et sur la terre serve de France. C'est elle qui le refit Français.
Il n'était pas, il est vrai, bien établi aux Délices près Genève. Il y branlait. Deux partis étaient dans la ville, la Genève de Calvin, et la Genève mondaine qui sans cesse allait voir Voltaire. Mais dans la mondaine elle-même, les pasteurs qui dominaient n'en étaient pas moins chrétiens, anti-encyclopédistes. Dans un pamphlet anonyme, défendant l'Encyclopédie, il confond dans la même attaque «les persécuteurs catholiques et les fourbes protestants.» Cela fut fort envenimé par une lettre de Rousseau, comme on le verra tout à l'heure.
Il se croyait fort à Lausanne; car c'est là qu'il offrit asile à l'Encyclopédie persécutée (février 1758). Il donnait deux cent mille francs pour qu'on l'imprimât à Lausanne.
Il comptait y demeurer, rester Suisse. Cela, dis-je, en février. Mais en mai tout est changé. La Pompadour le protége dans son plan d'acheter en France la seigneurie de Ferney (Corr., V, 157, mai 1758).
Il eût acheté, s'il eût pu, en Lorraine, chez Stanislas. Madame Denis eût eu là une cour pour étaler ses grâces, refaire madame Du Châtelet. Et il y aurait trouvé une demi-indépendance. La Pompadour fit défendre à Stanislas de le recevoir. On le voulait en France même. Toute la cabale autrichienne, Vienne et Versailles, Kaunitz, Choiseul, la Pompadour, l'enveloppaient. Au moindre succès de l'Autriche, Kaunitz disait: «Avertissez-en notre ami.» L'impératrice, si dévote, et qui proscrivait Molière, n'avait pas honte de faire jouer les tragédies philosophiques de Voltaire. On le chantait, on le dansait; au théâtre de la cour, on mettait ses pièces en ballets. Choiseul lui écrivait sans cesse, encore plus que Frédéric. Il rôdait tout autour de lui avec sa malice de chat.
La Pompadour imprime au Louvre son livre sur l'Ecclésiaste avec son portrait en tête. Bref, on lui fera presque croire qu'il est le favori du Roi!—Que dis-je? du Roi? du Pape. Une édition plus belle encore se fait de l'Ecclésiaste que le Pape approuvera.
Il ne renie plus la Pucelle. Il est si haut qu'il n'a plus besoin de ces précautions. Société singulière. Telle est la mode, que les dames estimées l'apprennent par cœur. Tel vers se trouve dans les lettres, sur la petite bouche pudique, de madame de Choiseul.
Il se lâchait à ce moment dans l'ébauche de Candide, une orgie d'imagination. Du joli voyage de Scarmentado (1747) et du Poème de Lisbonne, il en avait tiré l'idée, mais en la chargeant d'indécences et de grosses nudités, de Cunégondes à la Rubens. Dans ce moment, il est facile de deviner qui influait. On voulait une position. On était las d'aller, venir, d'errer. Ne serait-on chez soi, une vraie dame de maison? Dans tout l'été de 58, on travailla à cela. En octobre, au moment même où Choiseul devenait ministre, on négocia sérieusement pour l'acquisition de Ferney. Triste et pauvre seigneurie qui ne donnait guère que du foin.
On fit valoir près de Voltaire les superbes priviléges qu'Henri IV avait attachés à ce méchant bout de frontière. «C'était, dit Voltaire, un royaume.» Il serait un roi d'Yvetot. Idée sotte et ridicule. Ces exemptions fiscales n'empêchaient pas que ce domaine ne fît Voltaire dépendant, regardant toujours quel vent soufflait du côté de Versailles.
Il acheta Ferney pour madame Denis, s'asservit par là plus encore, s'interdisant de vendre s'il voulait s'éloigner. Le lieu lui convenait à elle, étant sur la route même du grand monde qui allait en Suisse, en Savoie, en Italie. Il convenait moins à Voltaire, étant froid, humide, sous les vents neigeux. Quand de Lausanne ou des Délices, on se rend à Ferney, on a le cœur serré. Le lieu, ennuyeux de lui-même, n'est nullement égayé du château mesquin qu'il y fit.
Il y eut dès l'entrée un sensible coup. Sa nièce gardant l'idée du mariage, il avait cru prudent, à l'égard du mari possible, d'avoir d'elle une contre-lettre où elle eût reconnu qu'il restait maître de Ferney pour sa vie, qu'il pouvait y finir en repos ses jours. Elle ne tint pas la promesse de lui donner la contre-lettre. Et Voltaire se trouva logé chez elle et non chez lui.
Parmi le rire éternel, son enseigne et sa grimace, il avait eu un vrai moment de larmes, de nature et de cœur, l'affreux désastre de Lisbonne et le début sanglant de la guerre de Sept Ans, ces grands massacres inouïs, des trente mille morts en une fois! Cela troubla l'optimisme qu'il avait professé toujours. Et plus troublé fut-il de voir une femme intéressée, violente, qui se faisait maîtresse chez lui, pouvait le renvoyer. Jusque-là il était Candide. Et par un changement subit il fut Martin, le pessimiste, ne voyant que mal sur la terre. Miracle de sa Cunégonde!
Voltaire, en 1728, le premier, contre Pascal, avait écrit: «L'homme est heureux.»
Il y reviendra un jour en 1775. Il se réfutera lui-même et répondra à Candide.
Mais en 1760, le coup n'en fut pas moins grave. La haute autorité du siècle, celui vers qui tous regardaient, que tous suivaient depuis trente ans,—Voltaire, roi, heureux, paisible,—Voltaire semblait briser son œuvre, lançait un livre de doute, la bacchanale effrénée, satirique et priapique, de l'ironie désespérée.
D'autre part, le siècle, atteint, bien loin d'avoir envie de rire, laissait échapper des larmes. On avait dédaigné les drames larmoyants de la Chaussée. Mais voici le Père de famille, déclamation sentimentale dont Voltaire n'espérait rien (16 novembre 1758), et qui obtient à Paris, à Versailles, le plus grand succès. Les courtisans croyaient plaire en riant; ils voient le Roi qui en pleure à chaudes larmes. Spectacle nouveau, étonnant! Le Roi, surpris, attendri, par un drame de Diderot!
Mais l'essor du sentiment, l'éclat pathétique et vainqueur de la langue émue, orageuse, déclamatoire, de l'amour, c'est la Nouvelle Héloïse, qui ne sera imprimée qu'en janvier 61, mais qui circule en manuscrit (lue, dévorée) de femme en femme, et qui va faire dans la vie, tout autant que dans les lettres, une profonde révolution.
En face le triste Voltaire imprime l'ennuyeux Pierre le Grand!
Le moment était excellent pour attaquer les philosophes. Leur armée était au point d'une manœuvre toujours périlleuse; elle tournait et changeait de front. De leurs rangs était partie la plus aigre dissonance. Voltaire, par trois fois, donna prise, et trois fois, contre lui, tonna l'âpre et violente voix de Rousseau.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE IV.
ROUSSEAU. — NOUVELLE HÉLOÏSE.
1754-1760.
Rousseau nous apprend lui-même que l'Émile eut un succès fort lent, «de grands éloges particuliers, mais peu d'approbation publique.» Le Contrat social, imprimé en Hollande, extrêmement prohibé, repoussé à la frontière, entra tard, difficilement, fut lu par une rare élite.
Le grand, l'immense succès, fut celui de l'Héloïse.
C'est le plus grand succès, l'unique, qu'offre l'histoire littéraire. Rien de tel avant, rien après.
Ce livre inspira une vive, une ardente curiosité. On s'en arrachait les volumes. On les louait, dit Brizard, à tout prix (douze sous par heure). Qui ne les trouvait pour le jour, les louait au moins pour la nuit.
Ce ne fut pas chose de mode. Les mœurs en restèrent changées. Le mot d'amour, dit Walpole, avait été pour ainsi dire rayé par le ridicule, biffé du dictionnaire. On n'osait se dire amoureux. Chacun, après l'Héloïse, s'en vante, et tout homme est Saint-Preux. L'impression ne passe pas. Cela dure trente ans, toujours. Jusqu'en plein 93, Julie règne. Les Girondins la trouvent dans madame Roland.
Comment expliquer un effet et si vif, et si profond? C'est qu'avec tous ses défauts, c'est pourtant un livre sorti de l'amour et de la douleur. Malgré toute sa rhétorique, ses déclamations d'écolier, c'est ici le vrai Rousseau, comme dans la Lettre sur les spectacles, les Confessions, les Rêveries.
Ses autres ouvrages sont œuvres artificielles, fort laborieusement arrangées.
Le vrai Rousseau est né des femmes, né de madame de Warens. Il le dit nettement lui-même. Avant elle, il ne parlait pas, était noué et muet. Hors de sa présence, il n'avait aucune facilité. Devant elle, liberté parfaite, facilité d'élocution, langue abondante et chaleureuse.
Séparé, et jeté au loin sur le dur pavé de Paris, il se grima en Romain, en citoyen, en sauvage. Il suivit Mably, Morelly, avec le talent, la force âpre, qu'il est si aisé de prendre. Et avec cela, noué. Il ne reconquit sa nature, ne fut de nouveau dénoué que par madame d'Houdetot. La grimace disparut, le Caton, le Génevois. Et dans la passion vraie reparut le Savoyard.
Tout le monde va voir les Charmettes; mais la grande impression fut bien plus à Annecy. Les Charmettes où Rousseau déjà est un homme, un maître de musique, lisant MM. de Port-Royal, faisant un peu d'astronomie, sont un lieu plus sérieux. La mollesse inexprimable qui nous fond toujours le cœur en lisant le second livre, le troisième, des Confessions, est propre à l'air doux, languissant, quelque peu fiévreux d'Annecy. Il y a là de la Maremme. Plus d'un a voulu y mourir (Eug. Sue).
En 1865, par un beau mois de septembre, je me trouvai à Annecy, travaillant comme toujours. Mais vers les dix heures, la matinée était si douce, plus moyen de travailler. Nous allâmes nous asseoir au lac, sous un fort beau saule, vieux, qui rappelle que le jardin public était un marécage, en face de l'agréable et marécageux Albigny. Dans une brume légère qui gazait à demi l'horizon, nous regardions la petite île des cygnes, leurs plumes fugitives qui volaient, nageaient sur l'eau. Les coteaux simulaient un peu, tout autour, ceux de la Saône. À droite, le petit palais qui fut de saint François de Sales; derrière, la ville, les églises, les couvents, la Visitation (où rêva madame Guyon). Il y avait eu des orages, et quelques gouttes de pluie tombaient encore par moments. Un habitant d'Annecy, assis sur le même banc, nous expliqua que le lac s'infiltre assez loin sous la plaine. Il se verse lentement dans un affluent du Rhône. Jadis il était bien plus lent. Ses eaux paresseuses (tout au contraire de celles des lacs suisses, qui montent l'été) baissent alors sensiblement, laissent ici et là des lagunes, des flaques mortes. Il y a, dit-on, peu de fièvre, mais quelque chose de doux, de mou qui vous ralentit. Et l'âme aussi ne se sent que trop de ces molles douceurs.
Les nombreux canaux qui font de l'intérieur de la ville comme une petite Venise (sans caractère, sans monuments, de si peu de mouvement), rendent cette langueur plus sensible. Ils ont de petits brouillards vaporeux, jolis d'effet, plus qu'agréables à l'odorat. Ajoutez des rues en arcades, des passages obscurs mal tenus, des fenêtres du XVIe siècle, d'autres étroites et antiques, vieux vilains trous ornés de fleurs. Ces fleurs boivent l'impureté des canaux avec délices et n'en sont que plus charmantes.
Rousseau dit se rappeler tout cela avec volupté. L'étroite rue sous l'église (fermée alors en impasse) où logeait madame de Warens, entre l'évêque, les Cordeliers et la Maîtrise où il apprend la musique, c'est au vrai l'ancienne Savoie. Derrière la maison, le canal lourd et d'une eau peu limpide. Mais par-dessus il voyait la campagne, «un peu de vert.» Tous les germes de Rousseau sont là. Il y resta longtemps; mais surtout pendant six mois, il ne fit que les vingt pas qui séparaient les deux maisons, celle de maman et la Maîtrise. Tout lui est resté, dit-il, dans la même vivacité, la température de l'air, les beaux costumes des prêtres, le son des cloches, l'odeur, odeur bien mêlée sans doute et des fleurs et des canaux, des drogues pharmaceutiques que faisait la charmante femme, et qu'elle le forçait de goûter. Là ce cantique entendu la nuit qui le fit tant songer. Là la rêveuse promenade qu'il fit un jour de dimanche, pendant qu'elle était à vêpres, pensant à elle, avec elle espérant vivre et mourir... Mais moi-même ne rêvais-je pas? Voilà que sans le vouloir, je vais et je suis ce flot.
Plus de vingt ans passent. En vain. Le flux, le reflux des misères, la vie dure de l'homme de lettres dans l'agitation de Paris, les avortements, les demi-succès, les amis encyclopédistes, l'effort vers le paradoxe, la folle attaque aux sciences, l'hymne absurde à la vie sauvage, le travestissement romain, cela passe. Efforts vrais pourtant, sincères. Honnête tentative pour vivre de son travail, accorder la vie réelle avec la vie de pensée.
Ces vingt années passent. En vain. Sous tant de choses voulues, empruntées, artificielles, subsiste le Rousseau d'Annecy.
La cloche qu'il entendit là, sonne encore... Pauvre cœur de femme, sous le masque de Caton!... Pauvre, pauvre citoyen!
À peine il a fait entendre ce cri si fier, si sauvage (Discours sur l'inégalité), la même année il mollit. Il veut se refaire Génevois; mais pour cela il faut faire un premier pas en arrière. Il lui faut se refaire chrétien (1754).
Il ne s'agit point du tout d'abjurer son catholicisme qu'il a laissé depuis longtemps. C'est Diderot, l'Encyclopédie, réellement qu'il faut abjurer. Il glisse dans les Confessions un peu légèrement là-dessus. Mais les pasteurs établissent très-bien (Gaberel, Rousseau, 62) qu'il ne fut admis qu'ayant satisfait sur tous les points à la doctrine, c'est-à-dire en délaissant la foi du XVIIIe siècle, se séparant de ses amis et soumettant sa raison à la divinité de l'Évangile.
Cet écart fut augmenté, élargi habilement par les ministres de Genève. Ils l'opposèrent à Voltaire. M. Vernet, la même année, tira de Rousseau un billet contre lui très-outrageant. M. Roustan le décida à écrire à Voltaire sa lettre respectueuse, mais irritante, accablante contre le poème de Lisbonne. Le jeune Vernes obtint de lui, malgré son hésitation et sa répugnance, qu'il écrivît la Lettre sur les spectacles contre d'Alembert, Voltaire, les encyclopédistes.
Jamais Rousseau cependant n'eut le cœur moins polémique. Établi à l'Ermitage de Montmorency (9 avril 1756) dans une gentille maisonnette où le logea madame d'Épinay, il y sentit dès le printemps un attendrissement tout nouveau, se retrouva le Rousseau d'Annecy et des Charmettes. Disposition peu rare alors. La veille des grandes catastrophes (la guerre de Sept Ans commençait), il y a de ces attendrissements singuliers de l'âme humaine. De 1755 à 1758, Gessner donne son Daphnis, les Idylles, la Mort d'Abel, qu'on traduit en toutes langues et que Diderot porte aux nues. Voltaire n'exalte pas moins Saint-Lambert, et ses Saisons, faible imitation de Thompson, que l'auteur lit en manuscrit à Doris et à Chloris, ses admiratrices ardentes (mesdames d'Épinay, d'Houdetot).
Rousseau a quarante-quatre ans en 1756, quand il quitte Paris pour toujours, s'établit à la campagne. En présence de la solitude, à ce moment grave du milieu de la vie, toute la première vie souvent se réveille. Les romans que sa mère lisait, qu'elle laissa et que l'enfant lisait la nuit avec son père «jusqu'à la première hirondelle» (V. les Confessions), il en revient le vague écho. Son charmant roman personnel chez Maman, à Annecy, reparaît dans sa fraîcheur. Une madame de Warens, mais jeune, touchante demoiselle, envahit, remplit son esprit, avec Clarens et Chillon, l'adorable paysage où elle naît, sans oublier la rive opposée de Savoie, où elle passa fugitive. La voilà créée la Julie, et justement dans la mesure de madame de Warens, peu Vaudoise, point critique, sans bel esprit,—gracieuse, délicate dans ces dentelles (qu'aime Rousseau), et formée, on le dirait, comme il le dit de Maman, «dans le commerce charmant de la noblesse de Savoie.» (Conf., liv. III.)
Avez-vous entendu parler d'un sauvage qui fit jadis un Discours sur l'inégalité? L'auteur ne s'en souvient plus. La trace en reste pourtant dans la vie pauvre et vulgaire, dans l'habit inélégant, la sèche petite perruque, que Rousseau a adoptés. Elle reste dans l'abandon du signe aristocratique que tous portaient alors, l'épée. Tout cela va au sauvage, au citoyen de Genève, mal à l'auteur de Julie. Ne le regrette-t-il pas quand il voit venir chez lui la charmante, l'enjouée, la douce amie de Saint-Lambert, la jeune madame d'Houdetot?
Ah! philosophe! Le monde que tu fuyais, le voilà donc venu à toi! Et tu t'aperçois de ton âge. Et tu ressens ta pauvreté. Cinq ans de plus que Saint-Lambert, c'est peu en réalité. Rousseau n'a pas l'air de savoir que, dans ce siècle de l'esprit, le temps ne compte pour rien. Il s'injurie, se méprise, se dit vieux, se dit barbon. Saint-Lambert, lui, semble jeune. Pourquoi? il est élégant, militaire, porte l'épée.
Le spectacle est lamentable. Il se jette d'autant plus dans cette aveugle fureur, qu'il se dit qu'un vieux comme lui ne risque point de réussir, de séduire la jeune maîtresse d'un ami que lui, Rousseau, ne voudrait pour rien trahir. Ses quatre lettres à Sarah sont ce qu'on peut voir de plus fou. C'est douleur, c'est frénésie, rage; il se roule dans la honte, dans le désespoir de voir que ce jeune objet est un sage, qu'elle a pitié, qu'elle est bonne, désolée d'avoir fait un fou. Notez que ce nom de Sarah lui-même est une maladresse et une insigne sottise. Il est pris de Saint-Lambert, d'un roman où l'auteur nous montre une jeune demoiselle noble qui s'éprend pour son laquais. Rousseau qui a été laquais, dans sa rage, s'abaisse à tout prix.
Pour achever l'infortuné, la nature impitoyable à ce moment met la main sur lui. Il a dès sa naissance apporté une infirmité. Elle se réveillait aux moments d'exaltation, d'irritation. C'était une rétention, une maladie de la vessie.
Madame d'Houdetot pleurait, le voyant dans cet état, abîmée à ses genoux.
On fait cercle. Tous ses amis, à leur tour, lui jettent la pierre. C'est le méchant, c'est le traître, c'est le chien, c'est l'ennemi. Franchement, il faut l'avouer, toute apparence est contre lui. Je crois tout à fait ce qu'il dit que le méprisable Grimm n'épargna nul artifice pour lui ôter ses amis. Mais que Rousseau convienne aussi que sa conduite discordante dut le poser comme l'homme double et le Judas du parti. Il est dans l'Encyclopédie; il est dehors, il est contre. Ses trois œuvres (en 51, en 54, en 58, Sciences, Inégalité, Spectacles) sont trois attaques violentes contre le parti philosophe dans lequel il compte toujours. En 55, il insère encore des articles dans ce livre qu'il renie. En 58, au moment où l'Encyclopédie succombe sous les Parlements, les Jésuites, sous Trévoux et sous Fréron, Rousseau (Lettre sur les spectacles) la frappe, et du coup le plus sûr, par un livre sorti du cœur.
Qu'il dise comme Polyeucte: «Je suis chrétien!» À la bonne heure. «Je me suis refait chrétien en 1754.» Mais alors pourquoi reste-t-il avec les Encyclopédistes? Pourquoi loge-t-il chez eux, chez madame d'Épinay? Pourquoi aime-t-il chez eux? Poursuit-il, entre tant de femmes, la maîtresse de Saint-Lambert?
Sa conduite avec Voltaire n'était-elle pas singulière? En avril (1756), quand Voltaire dans son Préservatif (pamphlet pour l'Encyclopédie) attaque à la fois les prêtres catholiques et protestants, Rousseau écrit à Vernes un billet colérique, où il l'appelle: «Ce beau génie, âme basse, grand par ses talents, vil par leur usage.» Et le billet court partout. Le 18 août (même année), en écrivant à Voltaire sa belle lettre contre le poème de Lisbonne, il le comble de témoignages d'admiration et de respect, et ce ménagement habile rend le coup mieux asséné.—Simple lettre pour Voltaire seul, dit-il. On sent que de telles choses, éloquentes, étincelantes, ne pourront rester enfermées. Et en effet, Rousseau lui-même avoue en avoir donné des copies à trois personnes.
Ainsi en tout sa conduite était horriblement louche, tantôt par sa nature même, sa dualité intérieure, tantôt par sa propre faute, la fureur qui était en lui. Pour madame d'Houdetot, il jure qu'il ne veut rien, qu'il reste pur, «qu'il l'aime trop pour vouloir la posséder.»
Mais qui aura cette idée en lisant les lettres éperdues, furieuses, insensées, à Sarah? Lui-même qu'en savait-il? Voyait-il clair dans cet orage, dans une si profonde nuit? Ce qui est sûr, c'est qu'il cherche incessamment le danger, attise follement cette flamme, avec la rage d'un malade qui, de ses ongles acharnés, creuse la cuisante blessure dont il est brûlé, dévoré.
Deux choses très-spécialement purent exaspérer ses amis:
L'ostentation de pauvreté. Certes, Rousseau était pauvre; mais Diderot n'est pas plus riche, il n'en parle jamais. Ce ne sont pas armes courtoises que de faire sans cesse appel à la haine et à l'envie, de se proclamer le pauvre.
L'autre chose qui paraît déjà dans la lettre sur le poème de Lisbonne, et qui va paraître mieux dans le Contrat social, c'est qu'il veut qu'on ait dans chaque État un Code moral qui contienne les bonnes maximes que chacun soit tenu d'admettre. Il faut que chacun déclare, confesse, articule sa foi (et sous peine de mort, dans le Contrat social).
La discordance de Rousseau avec l'Encyclopédie et l'esprit même du siècle, là était tranchée, terrible. Là commence un cours nouveau d'idées qui ira tout droit à la Fête de l'Être suprême.—Puis, la réaction l'exploite, de Robespierre à De Maistre.
Rousseau et par ses tendances et par son combat bizarre (écrivant et pour et contre), enfin par cet amour aveugle, peu loyal, leur apparut un furieux fou, très-méchant.
Dans une dernière réunion où ils se trouvèrent en face, où l'on crut les rapprocher, Diderot fut consterné de voir l'état horrible de Rousseau. Et il en défaillit presque. En rentrant chez lui, il écrit: «Mon ami, j'ai vu un damné!... Ah! je ne puis m'en remettre... Montrez-moi, pour que je me calme, la face d'un homme de bien.» (Diderot, XII, 277.)
Un damné, c'est cela même. Il portait en ce moment un enfer de discordance; les démons se battaient en lui. Il portait son enfantement (ses trois livres en deux années) l'Émile, la Julie, le Contrat. Il portait la réaction, la planche qu'il allait tendre au naufrage du christianisme.
L'horreur de Diderot est telle, qu'il semble avoir en ce moment comme un pressentiment biblique. On est sûr, en lisant sa lettre, qu'il a vu, par delà Rousseau, quelque chose de sinistre et comme un spectre d'avenir. Diderot-Danton voit déjà la face de Rousseau-Robespierre.
Un homme fort judicieux a dit à nos émigrants qui partent pour l'Amérique, que, pour réussir là-bas, il fallait être un naufragé,—c'est-à-dire être perdu, désespéré, prêt à tout, décidé comme celui qui a vu la mort de près et ne ménage plus rien.
Rousseau eut cet avantage. Il en était là justement lorsque son ennemi Grimm, indigne tyran d'une femme, obligea cette faible femme, madame d'Épinay, à mettre Rousseau à la porte de l'Ermitage en plein décembre (1756). Service insigne que Grimm lui rend, et qui le délivre, et qui a fait sa grandeur.
Autre avantage, et immense, que seul entre tous il eut: Il écrit en pleine crise. C'est dans la crise du cœur, au plus fort de sa tragédie, qu'il fait d'un seul coup ses grands livres.
Montesquieu, Voltaire, Buffon, Diderot, ont produit toute leur vie. La production est chez eux le cours même de la nature. Rousseau est une éruption. La Julie, le Contrat, l'Émile, lui échappent en une fois (1761-1762). On recule d'étonnement.
Grand moment. Tout était prêt. Le monde avait travaillé, et taillé toutes les pierres pour le grand metteur en œuvre. Sidney, Locke, Mably, Morelly, Diderot (dans les discours ardents qui firent aussi Raynal) lui préparaient sa politique. Ajoutez-y nombre d'articles admirables et trop publiés de l'Encyclopédie (art. Autorité, etc.). Une demoiselle génevoise, mademoiselle Huber, la tante des grands naturalistes, dès 1731, écrit un Vicaire savoyard[6].
Mais avec tout cela, n'ayant encore que la forte langue, ferme et serrée et tendue de nos meilleurs réfugiés (cette langue que Voltaire lui-même estimait dans La Beaumelle), il n'aurait été jamais qu'un habile rhéteur génevois, qui, par de hardis paradoxes, avait surpris l'attention. Il n'eût jamais dépassé le succès du faux sauvage, l'éloquente déclamation du Discours sur l'inégalité.
La force, la force magique, c'est que Rousseau tout à coup parle une langue inconnue.
On l'entend pour la première fois dans la Lettre sur les spectacles (1758). On est ému et surpris. Pas un mot de déclamation. Peu de nouveau. Il reprend l'idée des auteurs chrétiens (Bossuet, Nicole, etc.) sur les dangers du théâtre. Mais quand il parle de la Suisse, des mœurs antiques, innocentes, il devient attendrissant. Une mélodie inconnue s'entend. Et le cœur échappe à ce chant de Pergolèse: «Je suis au-dessous de moi-même. Une fermentation passagère produisit en moi quelques lueurs de talent. Il s'est montré tard, il s'est éteint de bonne heure. En reprenant mon état naturel, je suis rentré dans le néant. Je n'eus qu'un moment, il est passé. J'ai la honte de me survivre. Lecteur, si vous recevez ce dernier ouvrage avec indulgence, vous accueillerez mon ombre; car pour moi je ne suis plus.»
Qu'est-ce ceci? qu'est ce miracle? qu'il est changé! Combien sa langue est tout à coup dénouée! Le cœur pour la seconde fois a fondu. Madame d'Houdetot a rouvert la source chaude qu'ouvrit madame de Warens. C'est comme ces eaux thermales longtemps captives; un enfant par hasard a frappé le roc; un flot brûlant, écumant, va inonder la vallée.
Il y a dans la Julie un curieux phénomène qu'on sent bien en Savoie, en Suisse. C'est un vent doux, dissolvant, qui par moment franchit les monts, fond les neiges, énerve les forces. C'est ce qu'ils appellent le fœhn. Les cœurs aussi en sont malades, troublés, orageux, alanguis.
On a pu le remarquer, Julie, Saint-Preux, ne citent que les poètes italiens, surtout le Tasse et Métastase. Ils sont enivrés de musique italienne, et nient toute autre. Le seul paysage est suisse; mais les deux amants rappellent bien plus la Savoie. Leur langue, sauf les moments où elle est forcée, outrée par Rousseau, est celle de cette société dont le commerce charmant fit madame de Warens. Ce pays, si peu productif littérairement, qui semble en être toujours à saint François de Sales, en revanche a gardé les grâces d'une France qui n'est plus celle-ci. Mi-gauloise, et, bon gré mal gré, mêlée d'un souffle d'Italie, ayant Turin pour capitale, la Savoie eut une influence qu'on n'a pas appréciée. Esprit tout à fait contraire à la Suisse et au Dauphiné. De Turin et de Chambéry nous vinrent ces femmes charmantes, d'apparente naïveté (la grâce du petit Savoyard), comme la duchesse de Bourgogne, la fine comtesse de Verrue, une reine, madame de Prie, et la Tontine et la Doguine, les deux sœurs sorties d'Annecy, qui conquirent et gardèrent Paris, et furent belles un demi-siècle.
Rousseau n'a pu, quoique rhéteur, et encore empêtré de sa toge romaine, Rousseau, dis-je, n'a pu tout à fait gâter cette jolie langue qui, dans son drame personnel, lui revint invinciblement du cœur, en sortit par torrents. Il garde de son premier rôle des gaucheries singulières, de grotesques réminiscences de Rousseau-Mably, par exemple, quand il appelle sa Julie «une Agrippine» (cinquième partie, lettre 7). Non moins ridiculement il prit le titre à la mode du grand succès de cette année. En 1758, Colardeau avait éclaté par sa poésie d'Héloïse, et on ne parlait d'autre chose. Rousseau appelle sa Julie Nouvelle Héloïse. À tort. Autant, dans l'immortelle légende d'Héloïse et d'Abailard on sent l'héroïque élan, l'émancipation de l'esprit nouveau, autant le roman de Rousseau, avec d'apparentes hardiesses, est opposé à cet esprit. Il désespère de la raison. Il inaugure la rêverie, ce narcotisme qui depuis a été toujours croissant.
L'abondance et surabondance d'une passion si prolixe, qui nous fatigue aujourd'hui, fut justement ce qui ravit. Certes, quand on voit la sécheresse de tous nos romans d'alors, on comprend avec quelle surprise on se trouva dans ces eaux immenses et intarissables, une mer! On se figurait que c'était la mer féconde, une mer de jeunesse et de vie.
Au fait, l'enfant amoureux parle ainsi,—non, comme on croirait, dans un langage naïf,—mais dans cette rhétorique. Endurons les deux premiers livres. Le vrai sujet ne s'aperçoit qu'au troisième, dans la lettre où Julie dit à Saint-Preux qu'avec un cœur plein de lui, après une lutte cruelle, menée par son père à l'église où elle épouse Wolmar, elle sent son cœur changé tout à coup, pacifié,—changé à ce point qu'elle appelle les devoirs du mariage non pas sublimes seulement, mais (qui le croirait?) si doux!
Pour faire ressortir encore mieux ce merveilleux coup de la Grâce, elle exagère dans une étrange et choquante déclamation, l'état honteux où elle était avant d'entrer à l'église. «Les transports effrénés d'une passion rendue furieuse... Des horreurs dont l'idée n'avait jamais souillé mon esprit... Mon cœur était si corrompu que ma raison ne put résister aux discours de vos philosophes,» etc.
Qu'enseignent donc les philosophes? L'adultère, Julie nous l'apprend[7]. Et elle réfute longuement ce qu'ils n'ont enseigné jamais.
Mais enfin, de quelque manière qu'elle eût accepté ces doctrines, comment cette pure, cette honnête, cette intéressante Julie, fut-elle alors si corrompue? «C'est que j'aimais à réfléchir et me fiais à ma raison.»
Ainsi la charmante femme à laquelle Rousseau nous a tellement intéressés, celle dont notre âme attendrie, aveugle, suit l'impulsion, la prêcheuse, comme il l'appelle, il va faire prêcher par elle ce pitoyable radotage qu'on a tant de fois réfuté. Le mépris de la sagesse, la haine du libre arbitre, le renoncement à l'action, voilà l'enseignement de Julie.
«Quel est le plus heureux dès ce monde, du sage avec sa raison, ou du dévot dans son délire? qu'ai-je besoin de penser, d'imaginer, dans un moment où toutes mes facultés sont aliénées? «L'ivresse a ses plaisirs,» disiez-vous. «Eh bien, ce délire en est une.»
Elle recueille le fruit du délire, de l'ivresse, qui est d'oublier, d'ignorer, de se perdre de vue soi-même, d'apaiser sa conscience.
«Mes réflexions ne sont ni amères, ni douloureuses. Mes fautes me donnent moins d'effroi que de honte. J'ai des regrets, et non des remords.» Pente admirable, rapide. Elle ne se croit pas quiétiste. Elle rit de madame Guyon. Mais madame Guyon elle-même a-t-elle dit davantage? On s'enfonce, non sans volupté, au fond de ce demi-sommeil. Le souvenir, s'il n'est pas douloureux, devient très-doux et Molinos nous apprend qu'on jouit de la honte même.
Le demi-jour de l'ivresse, l'éloignement pour la lumière, pour la raison, met encore Julie sur une autre pente. La lecture, l'examen des Écritures, ces libertés protestantes, ne lui iront pas longtemps. Il lui faut, dit-elle, un culte grossier. «Par là je me dérobe aux fantômes d'une raison qui s'égare.» (Liv. V, lettre V.)—Et là Rousseau est curieux. Dans une note équivoque, il loue, blâme les catholiques; au total il les loue plutôt.
Par cette femme adorée, par la belle bouche de Julie, nous reviennent toutes les sottises que Voltaire a pulvérisées dans ses réponses à Pascal trente années auparavant (1734). Et tout cela nous arrive dans cette forme séduisante qu'on ne peut pas repousser. Aux censeurs, on répondrait: «Laissez donc, ce n'est qu'un roman, c'est la langueur passionnée d'une femme qui se croit guérie et qui meurt encore d'amour.»—Oui, laissez... Et tout à l'heure, ce qui passa dans l'abandon, l'amour des molles rêveries, la haine des philosophe et de la philosophie, bref, la réaction chrétienne, va revenir formulée!
Il y a un homme haïssable dans le livre, c'est le mari.—Comment ce Wolmar si sage, si calme, a-t-il pu de sang-froid, étant si bien instruit d'avance, immoler Julie à son égoïsme, faire le malheur, le supplice de ces deux infortunés? Toutes les phrases de Rousseau pour faire admirer ce sage ne servent guère. On souffre trop à le voir faire sur deux âmes une expérience si longue, avec la curiosité terrible du chirurgien dans ses vivisections.
L'ingénieux, le piquant, c'est de leur faire dire à tous deux qu'ils sont guéris, ne souffrent plus. Ils n'en souffrent que davantage. Situation double, trouble, malsaine, de douleur sensuelle. Il le sait bien, ce Wolmar. Il sait qu'insatiablement ils savourent les souvenirs, les pleurs. De plus en plus il les rapproche, les expose, les enflamme. «Plus que jamais, dit-il lui-même, ils brûlent ardemment l'un pour l'autre.»
Julie s'efforce de sourire; elle est belle, elle prend même, dit-on, un léger embonpoint. Elle dit: «Je suis heureuse.» Et elle se meurt moralement. La prière ne l'en sauve pas, ni ses enfants. Elle avoue, entourée de tout ce qu'elle aime, qu'elle est détachée de la vie.
Il faut que le roman finisse. Cette langueur mène tout droit à la chute ou à la mort. Julie, fort heureusement, se noie et sauve l'auteur.
Oh! qu'on aimerait bien mieux que ce Wolmar se noyât, qu'il eût l'obligeance de Jacques de Georges Sand, qui se tue à propos pour les amants; mais ce froid Wolmar, l'égoïste, ne donne pas ce plaisir; il survit à sa victime. L'impression reste tout entière. Les voilà, les philosophes, ces âmes de glace et d'airain. De cet excellent livre on garde la haine des raisonneurs et le mépris de la raison.
Ce qui plaît, c'est le supplice qui commence pour Wolmar. Julie a fait autour de lui comme un cercle d'amis zélés qui vont le persécuter doucement, et, bon gré mal gré, le changer et le faire chrétien. Rousseau dit expressément dans une lettre (à M. Vernes) que l'impie se convertira. Et l'apôtre principal, pour sauver l'âme de Wolmar, sera l'amant de Julie.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE V.
LA COMÉDIE DES PHILOSOPHES, MAI 1760. — Mlle DE ROMANS.
1760-1761.
La Julie ne fut imprimée qu'en janvier 1761. Mais en 1759 et en 1760, elle circulait manuscrite. Rousseau en vendait des copies. Il en faisait des lectures d'intérêt brûlant, palpitant avec une émotion qui souvent touchait jusqu'aux larmes. Les femmes imaginaient toutes qu'il en était le héros. Dans sa préface et ses notes, il se garde bien de dire non.
Sans son extérieur inculte, il allait loin auprès d'elles. Il fut tout à coup à la mode. En décembre 1756, expulsé de l'Ermitage, écrasé dans son monde (philosophe et financier), le voilà deux ans après recherché d'un bien autre monde. M. le prince de Conti, madame de Luxembourg. Et nul moyen de s'en défendre. Celle-ci, M. de Luxembourg, le prennent, l'enlèvent, le comblent de caresses. Sous le haut château de Montmorency, un pavillon délicieux qui fait penser aux Borromées, solitaire, au milieu des eaux, le reçoit au mois de mai 1759. Du citoyen plus de nouvelles. L'ours est muselé, lié, bien plus, séduit, apprivoisé.
Le pauvre M. de Luxembourg, homme doux et très-éteint, ami personnel du Roi, fort tristement employé aux violences de Rouen, était un étrange ami pour Rousseau. Mais combien plus la fée de ce lieu enchanté, la tragique et sinistre Alcine, madame de Luxembourg! Avec un esprit délicat, elle avait le cœur le plus noir, une malice perverse et profonde. Longtemps effrénée Messaline, elle avait marqué encore plus comme type du Méchant femme. Née Villeroi, et maîtresse effrontée de son frère, elle usa un premier mari (Boufflers). Pour s'en faire un second d'un homme déjà marié, Luxembourg, elle employa une perfidie meurtrière. Elle se fit la tendre amie de madame de Luxembourg, menant la femme et le mari aux bacchanales priapiques où cette faible créature, avilie devant son mari, grisée, et jouet de tous, devint un objet de dégoût (Besenval). Elle se vomit elle-même, mourut, et Luxembourg devint second mari de la Méchante. Ici elle changea de système, fut décente et honorable, fort ménagée. On la craignait. Sa passion alors était de tuer tout doucement la fille que Luxembourg avait du premier mariage, la jeune princesse de Robecq. Celle-ci était très-faible de poitrine; sa belle-mère lui parlait de sa mort prochaine, l'en occupait, l'en accablait. Elle disait en entrant chez elle: «On sent ici le cadavre.»
Choiseul, soit pour s'assurer le bonhomme Luxembourg, une des vieilles bêtes du Roi, soit pour le piquant de la chose, faisait l'amour à la mourante. Et, plus elle était malade, plus (c'est le fait des poitrinaires) elle était passionnée, possédée d'amour de la vie, de remords, d'effroi, de regret de ne pas pécher davantage. Elle semblait déjà dans l'enfer. Elle n'en servait que mieux les saints. De ce lit de fiévreux plaisir, au nom de son salut risqué et de l'éternité prochaine, elle ordonnait, elle exigeait, se damnait. Mais c'était pour Dieu.
Diderot ne s'y trompa pas. Quand il vit Choiseul, au lieu de soutenir l'Encyclopédie, lui retirer le privilége, il n'accusa ni les Jésuites, ni le Parlement, mais elle, la damnée, la désespérée, et sa rage impérieuse.
Elle avait deux mois à vivre. Choiseul allait être quitte. Mais en lui obéissant, il marchait à son propre but. Sec et tari, sans ressource, ne pouvant plus faire un pas sans le Parlement, forcé d'y recourir à toute heure, il était sûr de lui plaire par une insulte aux philosophes. D'autre part, elle allait charmer le Dauphin, amuser Paris. Excellente diversion qui distrairait de Silhouette, de la demi-banqueroute, des rentes qu'on ne pouvait payer, du nouvel octroi sur les vivres, de la cherté des denrées.
Seulement Choiseul eût voulu qu'on s'en tînt à un écrit, à une comédie non jouée. Mais l'effet eût été trop lent. Elle n'avait pas le temps d'attendre. Elle dit qu'elle allait mourir, mais qu'elle voulait jouir, et se donner une fête, voir les impies au pilori, faisant amende honorable, sinon en Grève, au théâtre.
Le parti philosophique mollissait miné en dessous. On l'avait alangui au cœur, attendri, mortifié (la Lettre sur les spectacles). On le détrempait des larmes que faisaient couler les lectures de la Julie. La rêverie, l'âme chrétienne, la haine de la raison, revenaient, mais gardant pour les philosophes quelques égards, du respect. C'est là ce qu'on voulait frapper. Ceux qu'on ne respecte plus sont bien aisément méprisés, conspués, foulés aux pieds. Telle est la noblesse de l'homme. Un soufflet, un coup de pied amuse toujours la foule, bien ou mal donné... On rit.
Jouer la pièce était chose hardie et non sans péril. Comment Voltaire prendrait-il qu'on mît si publiquement les siens dans la boue? Le public pouvait s'irriter, surtout d'une attaque morale contre ses oracles chéris, des hommes justement honorés. Je crois volontiers que Choiseul demanda grâce, pria. Elle fut inexorable.
Il y a toujours des gens prêts à lancer de la boue. L'ancien Rousseau (Jean-Baptiste), assez froid versificateur, mais satyre ardent, écumant dans ses rages et ses priapées, avait engendré Desfontaines, qui, sentant un peu le roussi, n'en engendra pas moins Fréron.
Fréron, fort lettré, plat et lourd, un grossier Breton de Quimper, en vingt ans expectora deux cent cinquante volumes, nauséabonds (instructifs pourtant), de l'Année littéraire, sans compter la pituite immense de je ne sais combien de livres qu'il déposa à côté. Il était lu des amis de Voltaire. Le bon Stanislas lui-même goûtait dans Fréron le plaisir de voir son Voltaire mis en pièces. Il donna son nom Stanislas au célèbre fils de Fréron. Mais combien plus le pamphlétaire fut passionnément poussé par madame Adélaïde!
Fréron se lia aisément aux ennemis de Voltaire, à l'âcre et mordant La Beaumelle, au malfaisant Palissot. Celui-ci, enfant prodige, fameux à douze ans, avait soutenu à treize ans une thèse de théologie. Il passa par l'Oratoire. À dix-huit ans, il avait fait une mauvaise tragédie, et il était marié, fixé. Il n'alla guère plus loin.
C'est lui, dit-on, que Diderot a peint, immortalisé, dans son Neveu de Rameau. Le gueux vagabond, parasite, pour dîner reçoit cent nasardes. C'est là que la vérité manque. Palissot est moins naïf; ce n'est pas l'insouciant artiste, fainéant et paresseux. De bonne heure il fut avisé. Il y avait une bonne mine à exploiter chez les dévots. Le brillant hâbleur Polignac l'ouvrit par son Anti-Lucrèce et Bernis l'exploita de même par sa Religion vengée. Palissot ne fut pas plus sot. Il ne monta pas aussi haut. Mais sa plume intelligente fut payée comptant. À vingt-cinq ans, la première fois qu'il joua les philosophes, à Nancy, il en tira une recette générale des tabacs (1755). La seconde fois, le privilége, fort lucratif dans la guerre, de vendre seul les gazettes étrangères qu'on achetait avidement.
Palissot, comme Lorrain, était sûr d'aller à Choiseul, mais il y alla bien mieux par madame de Robecq. Il adressa à la dame ses Lettres anti-philosophiques. Puis il fit, pour ainsi dire près de son lit, inspiré d'elle (furens quid fœmina possit!) sa comédie des Philosophes qui est bien plus qu'une satire, c'est une dénonciation.
Palissot pesait si peu que peut-être les acteurs eussent refusé sa comédie. Pour leur inspirer terreur, on l'envoya par le Breton, le dogue de l'Année littéraire.
Ce fut le grand protégé de madame Adélaïde, Fréron, qui porta la pièce aux acteurs. «Délibérez, si vous voulez, dit-il avec insolence. Elle sera jouée malgré vous.» Ils comprirent que de telles paroles venaient de très-haut, se turent. La Clairon était absente. Elle fut indignée au retour, leur dit qu'il était honteux que les acteurs se prêtassent à conspuer les auteurs qui leur faisaient gagner leur vie; qu'elle avait horreur du monde, qu'elle s'en irait comme Rousseau, et vivrait au fond des bois (Collé, Journal historique).
La pièce n'a rien de comique que quelques phrases emphatiques prises à la langue nouvelle, surtout aux formes solennelles de Diderot. On note comme ridicules des locutions excellentes, neuves alors, qui sont restées (par exemple, «Il est sous le charme,» un mot du Fils naturel).
Sauf cela, Palissot copie servilement Molière. Les philosophes chez lui sont Tartufe et sont Trissotin. Le nœud est le même. On veut s'emparer subtilement d'une fortune et d'une héritière. Pour cela on flatte la mère, auteur comme Philaminte, imbécile autant qu'Orgon. Mais sur qui cela tombe-t-il? On ne le voit pas. Le seul philosophe marié récemment alors est Helvétius, qui noblement était sorti de la Ferme générale, et prit sans dot la fille de madame de Graffigny.
Dans Palissot, les philosophes sont des filous qui, tout en volant les autres, se volent aussi entre eux. Ils enseignent ou le partage, ou la communauté des biens. Le seul écrivain, très-obscur, qui hasardait ce paradoxe (Morelly, Basiliade, 1753, et Code de la nature, 1755), était tout à fait en dehors du parti philosophique. Loin de là, l'Encyclopédie, depuis 1756 et les articles de Quesnay, est le champ très-spécial des Économistes qui fondent tout sur la propriété. On n'en voit pas moins dans la pièce le philosophe Frontin, qui, pendant que son maître enseigne la communauté des biens, la suit en lui vidant les poches.
Un mot aigre semble lancé par la mourante elle-même, par madame de Robecq, contre sa belle-mère. Les philosophes ont le cœur si mal placé et si dur qu'ils attendent la mort d'un ami pour la joie de le disséquer.
Trois personnes sont ménagées.
Voltaire est tout à fait absent. On n'eût osé. Choiseul même, craignant qu'il ne soit irrité, lui écrit des lettres câlines.
Duclos (sauf un petit mot) est à part et respecté, comme intime ami de Bernis et bien avec la Pompadour.
L'ami de Duclos, Rousseau, est l'honnête homme de la pièce. Il est l'excellent Crispin qui déjoue la friponnerie de tous les autres philosophes, ramène au bon sens la mère et fait par là que la fille épouse celui qu'elle aime. Crispin-Rousseau s'introduit adroitement par un jeu bouffon, mais d'un ridicule habile et voulu. Il arrive à quatre pattes, broutant sa laitue. C'est exactement la plaisanterie de Voltaire dans sa lettre si connue à Rousseau qu'on savait par cœur: «Je retombe à quatre pattes. Venez brouter avec moi,» etc.
L'effet de la pièce fut grand, point gai, lugubre au contraire. On vit le spectre amené par le libelliste lui-même, la pâle madame de Robecq qui n'avait plus qu'un mois à vivre, qui, avant de recevoir les sacrements, avait fait l'effort de sortir du lit, se faire apporter, pour se repaître les yeux de la honte de ses ennemis, des impies, voir Dieu vengé.
La pièce maniée, remaniée, écourtée, pour l'impression, ne montre guère les traits dévots qui parurent peut-être au théâtre. Un seul a été conservé: «Et souvent la bêtise a fait des incrédules.»
On ne voit pas qu'il y ait eu de protestation bruyante, ni cris, ni sifflets. Mais on resta indigné. C'était une lâche insulte du pouvoir aux plus beaux génies qui avaient honoré la France. Le Dauphin s'en lava les mains, et dit qu'il n'y était pour rien. Cela mit tout à nu Choiseul, l'exposa devant le public. Il eût bien voulu reculer. Le spectre d'amour le traînait. Dans son unique mois de juin qui lui restait encore à vivre dans le plaisir enragé, assaisonné de la mort, elle le força de se flétrir et de se salir lui-même, d'avouer Palissot pour son homme en lui faisant sa fortune.
Celui qui eût le plus souffert de la pièce, c'est Rousseau qui (sauf un petit ridicule) y était fort ménagé. Il frémit de ce danger. À l'envoi de la pièce, il dit: «Je n'accepte pas cet horrible présent.» Là il montra un grand sens. Avec cette adoption fatale des esprits rétrogrades, avec les tendances mystiques manifestées par la Julie, avec telles lettres aux dévotes (à madame de Créqui) où il leur envie leur bonheur,—il allait se précipiter, presque sans s'en apercevoir, et se réveiller un matin coryphée du parti dévot. Il eût été pour un jour adoré puis méprisé. Il eût eu le sort de Gilbert.
Il s'arrêta court brusquement. Il comprit que le grand succès était dans l'inconséquence, et juste entre les deux partis. De là le caractère propre à l'Émile, tout contradictoire, et qui n'en réussit que mieux. Il veut qu'on suive la Nature, que l'on revienne à la Nature. Mais en même temps il admet l'Anti-Nature, le miracle: «La mort de Jésus est d'un Dieu.»
Les deux partis eurent donc de quoi être satisfaits? Point du tout. À droite, à gauche, les prêtres catholiques et protestants le tiraient. Là, il est curieux de voir l'innocence des jeunes ministres, qui voudraient que décidément il se déclarât protestant. Un sûr moyen de s'enterrer et d'avoir contre soi la France. Il les écarte doucement (V. lettres à M. Vernes). Il reste au milieu bâtard qui convient mieux à la foule, mi-raisonneur, mi-chrétien.
Mais qu'est-il au fond? chrétien. En discutant tels miracles qu'a faits ou n'a pas faits Jésus, il garde le grand miracle: l'Évangile envisagé comme morale absolue, règle unique et loi divine. Contre le vrai credo du siècle (le but de l'homme est l'action, la raison libre et active), il ramène l'ancien credo de rêverie, d'inaction.
Avec tout cet étalage de logique et de syllogismes, malgré ce grand mouvement d'idées suscité par ses livres, ce raisonneur des raisonneurs, que fonde-t-il en réalité, que commence-t-il sérieusement? deux choses qui, peu à peu, iront énervant le monde: le roman, la rêverie.
Le règne de la rêverie. Après le Rousseau raisonneur qui argumente et discute, vient le Rousseau non raisonneur, charmant, mais si mou, l'aimable auteur de Paul et Virginie.
Puis un grotesque Rousseau, barbaro-breton, dans l'effort, l'entorse, qui pourtant par René dure et toujours durera. Puis tant d'autres, pleureurs, malades, mélancoliques, égoïstes, qui vont se pleurant eux-mêmes, cherchant l'oubli, descendant la pente du narcotisme.
Cette pente a ses degrés. C'est le roman, c'est le tabac. Plus tard, ce sera l'opium, chemin sûr et abrégé aux rêveries de l'autre rivage.
Jusqu'à Rousseau point de roman. Du moins, point de roman qui règne. Ni Manon, ni Marianne, ni Paméla, ni Clarisse, ne faisaient de révolution; on admirait, c'était tout. Mais sous la Nouvelle Héloïse, on est dompté, entraîné; on copie, on obéit. Dès lors, le roman est roi. Voici son avénement. La patrie est secondaire, la religion secondaire. L'âme individuelle est tout. Chaque maladie de cette âme, finement analysée, regardée au microscope, grossie, admirée, fomentée, deviendra un mal favori que chacun choiera en soi. Tous, à partir de ce moment, nous irons caressant nos plaies pour les irriter davantage.
Il serait dur et injuste pourtant de ne pas reconnaître ce qu'eut de noble et de beau l'apparition de la Julie, cette résurrection du cœur, cette réhabilitation de l'amour. L'Émile, qui, après la Julie, sembla un livre ennuyeux (madame de Luxembourg même n'en soutenait pas la lecture), l'Émile eut une très-belle et attendrissante influence dans les pages aux jeunes mères sur leur devoir d'allaitement. Elles furent touchées au cœur, ramenées aux pauvres petits; elles trouvèrent ce devoir non doux seulement, mais gracieux. Quoi de plus charmant qu'une femme qui a au sein un bel enfant? Délicates et poitrinaires, sans lait, elles voulaient allaiter. Ne perdant rien des plaisirs, des soupers, des nuits de fatigue, elles n'allaitaient pas moins. L'infortuné nourrisson, forcé de suivre les bals, tétait en vain la danseuse, rouge, échauffée et tarie.
Une conversion si brusque à la nature, à l'amour, eut plus d'un effet comique. Les femmes devinrent tout à coup extraordinairement sensibles. Madame de Luxembourg, qui venait de faire mourir sa belle-fille à petit feu, se trouva désormais si tendre, qu'aux persécutions de Rousseau elle se déclara malade (V. Madame Du Deffand). Tous devenant amoureux, madame Du Deffand, malgré l'âge, ne crut pouvoir en conscience se dispenser de la mode. L'amour, à soixante-dix ans, lui vint pour la première fois. Elle voulait un Anglais, comme l'Édouard de Rousseau. Cela lui sembla neuf, piquant. Elle hésitait entre trois, l'un un jeune poitrinaire, l'autre un highlander rêveur. Elle prit enfin (malgré lui) celui qui lui ressemblait, le plus méchant des trois, Walpole.
Mais voici le plus merveilleux! La police même est amoureuse! Le lieutenant de police Bertin, venant au ministère, lui aussi, cherche sa Julie. Cette Julie facétieuse, une coquine d'esprit amusant, la d'Arnoult fait payer ses dettes par le crédule Bertin, et plante là son Saint-Preux (Bachaumont).
Versailles ainsi copie Paris. On l'avait vu après Zaïre, à ce moment où déjà on fut amoureux de l'amour. Le roi prit alors la Mailly (1732). Aujourd'hui ce pauvre roi, ayant traversé tant de choses, pouvait-on bien tenter encore de le refaire amoureux? La Pompadour, en d'autres temps, en eût eu peur. Mais alors, dans cette guerre où chaque jour apportait d'accablants revers, il lui fallait à tout prix continuer, augmenter l'alibi où vivait le roi. Elle laissa faire ses gens, Bertin, Sartines et la police. On chercha au roi sa Julie.
On la trouva en décembre 1760, au moment où le roman, manuscrit encore, courait partout, faisait fureur, avec le plus grand succès. Le roman paraît en janvier. Et elle est enceinte en mars 1761[8].
La dame d'une maison de jeu du Palais-Royal, bien avec les gens de police, leur avait dit qu'elle avait leur affaire, sa sœur, une belle personne et la plus belle du monde, fille d'un avocat de Grenoble, neuve et jusque-là bien gardée, mademoiselle de Romans, accomplie de taille et de formes, d'un vrai visage de reine, n'avait qu'un défaut, d'être gigantesque à ne pas passer les portes, un colosse comme on voit au Louvre la Pallas ou la Melpomène. Honteuse de cette taille étrange, elle tâchait de se faire petite, en aplatissant sur sa tête la masse de ses très-longs et admirables cheveux, ne portait que des coiffures basses.
C'était comme une conversion, une purification pour le roi du Parc-aux-Cerfs, d'avoir cette grande innocente, si digne, qu'on ne pouvait la croire qu'un objet de passion. On crut que ce serait bien vu, que cela le referait un peu devant le public. On la menait à grand bruit d'Auteuil, où était sa maison, à Versailles, royalement, dans un carrosse à six chevaux. La géante fut à la mode. On adopta ses coiffures basses, et les naines en portaient aussi. Elle accoucha à Versailles. À Versailles, elle nourrit, fidèle à la leçon d'Émile. L'enfant était à son image, d'une extraordinaire beauté. Cela gonflait la jeune mère. Et cela aussi la perdit. Nulle autre que la Pompadour n'avait intérêt à la perdre. Ce fut elle certainement (quoi qu'en dise la Hausset) qui fit croire au roi que cette fille le compromettait, le donnait en spectacle. Mais qui avait commencé? qui avait permis qu'elle vînt à Versailles à six chevaux? Qui aurait osé cela sans l'aveu de la Pompadour?
Le Roi était si mort de cœur, si froid, qu'il n'objecta rien, laissa faire ce qu'on voulait. Fin effroyable du roman! Julie ne fut pas noyée, comme dans la Nouvelle Héloïse, mais on lui vola son enfant. Ses pleurs, ses rugissements ne servirent. Elle eut beau chercher, se désespérer quinze années. Elle ne le trouva que bien tard sous Louis XVI. Il s'appelle l'abbé de Bourbon.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE VI.
PACTE DE FAMILLE. — RÈGNE DU PARLEMENT. — JÉSUITES CONDAMNÉS.
1761-1762.
Homme d'esprit, homme de cour, connaissant la France à merveille, Choiseul, à chaque sottise, trouvait un mot noble et fier qui plaisait, le relevait. Mieux que la sotte Pompadour, il sentait tout le péril de rester à découvert dans la trahison d'Autriche. En 1761, le public criait. Choiseul crie aussi, dit que l'Autriche mollit, ne nous appuie pas assez, se plaint, menace, et donne encore une armée à Marie-Thérèse.
En même temps il éblouit et le public et Versailles d'un fait de grande apparence. Avec l'agilité brillante d'un acrobate accompli qui saute d'une corde à l'autre, il se raccroche vivement à celle qui tient au cœur du Roi. Louis XV, toute sa vie, avait été Espagnol. Choiseul se fait Espagnol, prépare et publie, en août 1761, le fameux Pacte de famille.
Superbe tour de voltige qui le maintenait au pouvoir. Louis XV était Bourbon, Charles III était Bourbon. Quoi de plus beau, quoi de plus grand (et digne de Louis XIV) que de lier en un faisceau tous les membres de la famille, de rattacher France, Espagne, Parme, Naples, la Sicile! Louis XV, qui ne sentait rien, sentit cela, le trouva grand. On le trouva tel en Europe.
Pour bien juger ce projet, il faut savoir ce que l'Anglais en pensa... L'Anglais en frémit de joie.
Il comprit parfaitement que Choiseul doublait sa proie. Les âpres chasseur de mer virent dès ce jour les galions entrer chargés d'or dans Portsmouth. Ils virent les ports et les villes de l'Amérique du Sud payer d'énormes rançons. Ils virent descendre dans la mer la grosse flotte espagnole, cette vaine cérémonie de lourds navires impotents, canonnés, percés, coulés, avant de faire un mouvement.
Pitt, sous son air rechigné, fut si gai qu'il se lâcha par un mot de bassesse atroce: «On n'en mettra pas plus grand pot-au-feu; mais la soupe sera bien meilleure.»
Ce n'était pas une force qui s'ajoutait à la France, c'était un gros embarras, une caraque de commerce, traînant derrière un vaisseau, et qui ne faisait que l'alourdir. Choiseul, depuis ses revers maritimes, que pouvait-il pour défendre cette Espagne? Rien. Le pacte de famille est déclaré au mois d'août 1761. Et c'est au mois de décembre que Choiseul avise à rendre l'essor à notre marine, qu'il suscite (par l'exemple du premier banquier de la cour) un mouvement national de dons, de souscriptions. La Ferme donna un vaisseau, Paris souscrit un vaisseau, et bientôt chaque province. Enthousiasme général. Tous ces vaisseaux sur le papier, et tout au plus en argent, combien leur faut-il de temps pour exister réellement, pour cingler, combattre en mer?
M. Pitt se faisait fort, avant la guerre déclarée, de faire sa razzia immense sur les colonies espagnoles, de donner à ses requins la pâtée la plus épaisse qu'ils aient eue jamais sous la dent. Lord Bute (le favori du Roi) s'y opposa en Conseil, se fit vertueux, délicat, et Pitt fièrement se retira. C'était la guerre elle-même qui donnait sa démission. Et lord Bute, c'était la paix. Il fallait la prendre aux cheveux (moment unique, irréparable), savoir perdre, sacrifier, pour ne pas perdre davantage.
Lord Bute avertit Choiseul secrètement. Et celui-ci fit le sourd!
Deux choses l'enfonçaient dans la guerre: 1º son crime d'Autriche, son traité. Il eût fallu rendre ce qu'on avait pris en Allemagne pour l'impératrice. Et la cabale autrichienne eût jeté Choiseul à bas. 2º En gagnant l'Espagne et la poussant en avant, ce petit Machiavel comptait bien qu'elle aurait en mer des revers épouvantables, mais croyait aussi que par terre elle prendrait le Portugal, lui procurerait un gage, une conquête à échanger pour le jour terrible des comptes, de la grande liquidation. Ainsi cette aveugle Espagne allait, au signe de Choiseul, en n'y gagnant que des coups, tirer du feu les marrons que l'Autriche finalement devait manger seule.
Le plan était malhonnête, chimérique et étourdi. Il n'avait qu'un côté certain: il faisait abîmer l'Espagne dans ses flottes et ses colonies. Mais le côté incertain, c'était que cette vieille Espagne pût de ses bras décharnés étreindre le Portugal, défendu par l'Angleterre, défendu par un homme fort, par Pombal, son Richelieu.
Louis XV donna là-dedans, tout comme il avait donné dans le traité de Babiole. Choiseul s'affermit, monta, fut un vrai premier ministre, plus que Colbert, plus que Louvois. On revit un vrai Mazarin. Ministre des Affaires étrangères, il prit la Guerre et la Marine, ou par lui ou par ses parents. Il emplit tout de Choiseuls, frères, cousins, neveux, grands, petits, et des Stainville, et des Praslin. Il se fit colonel des Suisses (énorme place d'argent). Par Bertin, son petit valet, il avait aussi les finances. «Choiseul veut dire mangerie,» disait plus tard Louis XVI.
Avec ces dépenses et sa guerre, Choiseul était toujours à la merci des Parlements, comme un mendiant à leur porte. Sa mécanique était fort simple. À ces dogues toujours grondants, pour tirer d'eux ce qu'il voulait, il lui suffisait de montrer leur gibier, leur proie, les Jésuites. Le mot plaisant du sauvage dans Candide: «Mangeons du Jésuite!» c'était toute la harangue de Choiseul aux Parlements.
Cela allait à merveille avec le Pacte de famille. L'homme du monde qui haïssait le plus les Jésuites était le roi d'Espagne, Charles III, qui n'était venu en Espagne que malgré eux, malgré leurs projets de le faire déclarer fils d'Alberoni et bâtard adultérin. Ils étaient très-forts en Espagne. Pas un seul fonctionnaire qui ne fût sorti des Jésuites. Charles n'osait pas encore les frapper. Mais en arrivant, il avait saisi contre eux l'épée de saint Dominique, se faisant le chef de l'Inquisition, ayant pour vicaire général un dominicain, attendant un prétexte, une occasion.
Dès 1754 et 1756, l'Espagne et le Portugal avaient pu voir en Amérique ce qu'étaient au fond les Jésuites. Leurs Indiens du Paraguay, dans un échange de terres que firent alors les deux Couronnes, résistèrent à main armée. On vit à nu, à découvert, cet empire singulier, étrange création de la ruse. Ce qu'ils n'avaient pu au Nord avec la race énergique des Peaux-Rouges, ils l'avaient fait au Midi, se créant là, dans des pays isolés, un certain paradis à eux. Pour leur pouvoir, pour leur plaisir, il avaient là des troupeaux de doux imbéciles, menés paternellement avec la verge et le fouet. Humboldt, si bon observateur, et nullement hostile aux Jésuites, dit que, partout où ils ont fait ces Missions, l'idiotisme a été si bien fondé, si bien mêlé à la race, et le cerveau pour toujours si parfaitement rétréci, que nulle civilisation, nul progrès n'a plus de chance.
Cela fit mieux examiner ce qu'ils étaient en Europe. Leur force était en Espagne, où tout employé sortait de leurs mains; ils étaient devenus l'administration elle-même. En Portugal, ils gouvernaient à l'aide des grandes familles, ils y étaient détestés comme un ordre tout espagnol, anti-portugais, qui aurait espagnolisé le pays. Sous le roi Joseph, ils surent lui donner un premier ministre, Pombal, mais qui avait vu l'Europe, l'Angleterre, et ne put rester l'humble serviteur des Jésuites. Pombal, hardi et violent, les étonna fort en janvier 58. Appuyé des dominicains, il osa lancer contre eux un manifeste terrible. Il bannit du palais les confesseurs jésuites, mit près du Roi leurs ennemis.
Tout cela, je le répète, en janvier 1758, lorsqu'ils faisaient leur grande intrigue pour exclure Charles III de l'Espagne, et rester maîtres en y mettant l'Infante. Ils résolurent de tenir ferme en Portugal à tout prix. Les grands, surtout les Tavora, les Aveyro, leur appartenaient. Le roi Joseph, tous les soirs, allait faire l'amour à la jeune marquise de Tavora; on tira sur lui et on le blessa. Il fut prouvé qu'avant le coup ils avaient consulté les Jésuites, qui, d'après leurs vieilles maximes de Mariana et autres, autorisèrent le régicide. Pombal fit décapiter, rompre, brûler tous ces grands. Il fit par l'Inquisition condamner, comme hérétique, fit étrangler et brûler le vieux père Malagrida. Rome s'irrita, et brûla un manifeste de Pombal. Celui-ci, sans hésitation, saisit tous les biens des Jésuites; il les embarqua eux-mêmes et les jeta en Italie (1759).
En France, on trouva cela dur. Voltaire avait de l'amitié pour ses maîtres, les Jésuites, et les regardait aussi comme le meilleur dissolvant du Christianisme. L'Anglais, d'un machiavélisme plus exquis et plus haineux, en toute société catholique, voulait le maintien des Jésuites, comme élément de ruine et germe de corruption. Il regretta l'acte brusque de Pombal. Et à Paris, plus d'une grande dame anglaise travaillait pour les Jésuites avec les gens du Dauphin.
C'était cette pourriture même, reluisant en si beau jour, qui faisait qu'ici le public les prenait peu au sérieux. La question était grave au Parlement, grave à Versailles, mais ridicule à Paris. Un fait trop peu remarqué, curieux, qu'indique Barbier, c'est que huit jours après que les Jésuites furent condamnés, personne n'y pensait plus.
Choiseul ne mit dans l'affaire aucune animosité, et il n'en était besoin. Les Jésuites, in extremis, étaient au point où le malade est sale, souille tout sous lui. L'ordure de la banqueroute que fit leur père Lavalette fit dégoût. Et le secours odieux, gauche, qu'on crut leur donner, les acheva par l'horreur. On a vu combien la famille royale était maladroite; Madame, emportée, aveugle, propre à lancer aux amis le pavé de l'ours. On crut faire peur au public. On fit, par le Grand Conseil, condamner un notaire suspect d'avoir fabriqué un arrêt du Conseil contre les Jésuites. Suspect? et qui empêchait une vérification de fait, si aisée dans les registres? On aurait bien voulu le pendre. On le condamna aux galères. À quoi il ne consentit pas. Il affirma son innocence, et il se coupa la gorge. C'était la couper aux Jésuites. La Compagnie, à ce moment, salie, flétrie, déclarée solidaire de banqueroute, resta dans son fumier si bas qu'on ne lui vit plus le nez.
Mais on ne les laisse pas là. Voyons, qui êtes-vous, bonnes gens? Voyons vos statuts d'Ignace, vos belles constitutions? Le Roi a beau se jeter entre, se réserver l'examen. Le Parlement va son chemin, jusqu'à refuser les taxes. Donc, il faut un Lit de Justice. Intimidation ridicule. Cette foudre du Lit de Justice, qui frappe le 21 juillet, fait rire, quand elle arrive après la perte d'une bataille (16 juillet 61). La cérémonie est grotesque quand ce Jupiter tonnant fait son entrée militaire à Paris, avec sa défaite, entre moqué et battu.
À lui d'avoir peur, de trembler. Le Parlement, tout en faisant, malgré le Roi, l'examen des constitutions des Jésuites, prépare un bien autre examen. Il veut que le Roi indique la somme des acquits au comptant. Petit mot et énorme chose. Ce sont ces bons qu'il tirait sans compter sur le trésor, pour combler ses pertes au jeu, payer sa police secrète, et pour se débarrasser de la mendicité dorée. Enfin sa petite Sodome, tous ses malpropres secrets, tenaient à ce mystère obscur des acquits au comptant.
L'idée que le Parlement va descendre dans ces égouts, examiner, sonder de près, cela fit pâlir tout Versailles. Le Roi montra un cœur de roi, défaillit. Que deviendrait-il si ce Parlement sauvage ébruitait tout, publiait? Le Parlement avait pour lui une force, la misère publique, et, par moments, des procédés terriblement expéditifs. On le vit par la pendaison de Besançon et de Paris. Tout se rapprocha de Choiseul, qui démuselait, muselait Cerbère à sa volonté, qui disait au Roi: «Eh! sire! laissons-leur les Jésuites. Cela les occupera.»
Le Roi, ainsi terrorisé, ne fit plus guère attention aux cris de cinquante évêques qui criaient pour les Jésuites. Il laissa le Parlement brûler leurs livres, leur défendre d'enseigner, de confesser. En octobre 61, à la rentrée, peu de gens y renvoyèrent leurs enfants. L'herbe commence à pousser dans les cours de Louis-le-Grand (J. Quicherat). Un journal officiel, la Gazette de France, donna au public français le jugement de Malagrida. Que pouvait de plus Choiseul? Cela fut si agréable au Parlement de Paris, qu'en décembre 61, il enregistra tout ce qu'on voulut et l'enregistra purement, simplement, sans restriction.
Heureuse entente. À quel prix? Les Parlements, bride abattue, vont en guerre contre les Jésuites, sans avoir aucun souvenir qu'il y ait un roi en France. Le Parlement de Paris, en octobre 61, à l'énorme majorité de 139 contre 13, déclare que les Jésuites ne furent jamais que tolérés, que leurs statuts sont abusifs. Le Parlement de Rouen prend, le 12 février 1762, la grande initiative. Il ordonne qu'au 1er juillet les Jésuites videront les lieux, quitteront leurs maisons, leurs colléges, que tous les biens seront saisis, les meubles vendus; enfin que les villes enverront au procureur général leurs mémoires sur l'éducation qu'on donnerait à la jeunesse.
Rennes et Paris suivirent ces voies, Rennes avec le plus grand éclat. Toute la France lut, admira le réquisitoire, les écrits du procureur général, du Breton La Chalotais.
En mars, la famille royale fit une dernière tentative, obtint que le Grand Conseil déclarât non avenu ce qu'avaient fait les Parlements. Mais le roi n'osa insister. Choiseul lui disait froidement: «Sire, supprimez les Jésuites, ou supprimez les Parlements.» Mot terrible. Cela voulait dire: «Hasardez la Révolution... Courez la chance de revoir l'année qui vous a fait faire le chemin de la Révolte, de revoir la guerre des rues, d'entendre le cri: Versailles! et: Allons brûler Versailles!»
Le Dauphin et ses meneurs voyant le roi si muet, si blême et si annulé, proposaient un moyen extrême. C'était d'établir partout des États provinciaux, pour primer les Parlements. Ces États, pour la plupart, machines aristocratiques, auraient été admirables pour arrêter tout progrès. S'ils agissaient sérieusement, ils déplaçaient la royauté, la remettaient presque partout au clergé et aux seigneurs.
Là, Choiseul parla fort net. Il leva vivement le masque par ces paroles cyniques: «Quelle que soit la forme de ces États provinciaux, ce sera une assemblée d'hommes... Que fera le roi s'ils s'unissent?... On n'exile pas son royaume.»
Choiseul aimait mieux jouer de la machine grossière, moins compliquée, des Parlements. Seulement, qu'avait fait son jeu? Pendant une année tout entière, on avait vu le roi, traîné toujours en arrière, dire: Non. Et personne n'y avait pris garde. En ce moment, il écrivait à Rome pour qu'en réformant les Jésuites on les sauvât. Était-il temps de réformer ceux qui déjà étaient morts, et dont les maisons, dont les colléges étaient vides?
Et le roi aussi semblait mort. À quoi tenait sa reculade? À la peur qu'on lui avait faite pour ses acquits au comptant, pour ses vilenies coûteuses. Son cœur était au mauvais lieu, voilà tout. Et dans ce moment où il voyait sa foi, son Dieu, ses Jésuites éreintés, il laissait faire.
Un tel avilissement de l'autorité embarrassait assez Choiseul. Qu'était cette autorité alors, si ce n'était lui-même? Lui seul il était le pouvoir, donc, ravalé plus que personne. Mais les Parlements, ses amis, il n'eût su comment les toucher. Il avait pu hasarder de donner une volée à ses amis les philosophes. Ici, la chose était plus grave. Avec ces corps violents, colériques, si habitués à pendre, rouer, brûler, on ne pouvait guère plaisanter. Le fat était embarrassé. Il y fallait un bon hasard. Il aurait donné beaucoup pour que les Parlements eux-mêmes en fournissent occasion, pour qu'ils se déconsidérassent par quelque faute grossière, quelque barbare ânerie. Il l'eût voulu. Mais que faire? Avec toute son assurance, son air hardi, impertinent, il reculait, et, pour rien, il n'eût attaché le grelot.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE VII.
LES CALAS. — VOLTAIRE A AFFRANCHI LES PROTESTANTS.
1761-1764.
L'éclat contre les Parlements vint du point d'où nul à coup sûr n'aurait cru pouvoir l'attendre. Il vint du peuple oublié, dont toute la France semblait avoir détourné ses regards, d'un monde obscur qui tâchait de ne plus être aperçu, qui n'occupait plus personne, du triste monde protestant qui vivait dans le Midi à peu près comme en Espagne les restes des races mauresque et juive.
Y avait-il des protestants? Non, pas un devant la loi, mais des Nouveaux convertis. Mensonge atroce qui tenait ces populations tremblantes dans le désolant supplice d'avoir deux vies: l'apparente, de demi-hypocrisie;—et la vie secrète et cachée qui, aux grands moments solennels, baptême, mort et mariage, les replaçait dans le péril, les jetait dans l'aventure, le roman nocturne et furtif des assemblées du Désert. Vieilles carrières, antres, cavernes, les lieux sauvages et désolés, d'horreur biblique, cette poésie ne faisait pas peu pour maintenir ces âmes sombres dans le culte de leurs pères.
Du séminaire de Lausanne, incessamment en Languedoc, venaient de jeunes ministres pour témoigner de leur foi, prêcher au Désert, mourir. Rien n'irritait davantage les catholiques et le clergé que cette perpétuité de martyrs, qui, aux dépens de leur vie, démentaient si haut le mensonge, disaient: «Vous avez beau faire. Il y a un peuple protestant.»
On en prenait, on en pendait. On ne prenait pas Rabaut, qui, cinquante années, en long, en large, par le Languedoc, et surtout autour de Nîmes, errait librement, prêchait. Le pis, le plus irritant, c'est que les autorités, intendants, etc., reconnaissaient que c'était surtout à lui qu'on devait la tranquillité du pays. Hors le culte, en toute chose, il prêchait l'obéissance[9].
Fleury, en 1738, multiplia les amendes et permit même aux curés l'emploi des moyens militaires. En 51, l'intendant Saint-Priest, pour plaire au clergé, fit une chose provocante, infiniment dangereuse, d'exiger que les protestants rebaptisés, remariés, subissent expressément les sacrements catholiques. La cour eut peur, l'arrêta.
Mais si l'on employait moins ces persécutions générales, les Parlements, par moments, frappaient des coups de terreur. Aux fermentations du carême, de Pâques, et autres grandes fêtes, parmi les processions où Messieurs défilaient en robe rouge, on dressait les échafauds. Spectacle cher à ces masses qui ont des besoins dramatiques. Mais le grand régal c'était le relaps non confessé, le suicidé (présumé tel). On le jetait à la rue pour l'amusement du peuple. Traîné dans la honte et la boue, tout nu sur l'infamante claie, écorchant sa face à la terre, montrant ce qu'on cache au ciel, prostitué aux regards, aux rires, aux indignités!
Profonde horreur! et tout cela n'avait en France aucun écho. La question protestante durait depuis trop longtemps. Elle ennuyait, fatiguait. Au premier mot: «Protestants,» on tournait court, on disait: «Parlons plutôt d'autre chose.» Ayant tant, si longtemps souffert, ils avaient usé la pitié. On croyait bien en général qu'on leur faisait des choses indignes. On aimait mieux n'en rien savoir. Ainsi peu à peu un mur s'était fait entre eux et la France, un mur d'airain. Ce grand peuple vivait comme au fond d'une tour. Les martyres, les exécutions, se faisaient en plein soleil de Toulouse, sous son Capitole. Et on ne les voyait pas! Elles se passaient au Peyrou de Montpellier, au sommet de ses terrasses étagées! à la vue de cent mille homme. Et on ne le savait pas!
Triste côté de l'âme humaine. Les grosses majorités, qui sont bien sûres de la force, deviennent étonnamment orgueilleuses et colériques. Toute apparition de ministre semblait une audace coupable des protestants, un outrage au grand monde catholique. Le 14 septembre, à Caussade (1761), le jeune ministre Rochette est arrêté, se déclare noblement, ne daigne mentir. Trois jeunes gentilshommes verriers, sans armes que leur petite épée, essayent de le dégager. Sur cela, fureur incroyable des populations catholiques. Les paroisses sonnent, resonnent le tocsin. Tous prennent la fourche. Les bouchers courent avec leurs dogues. Chasse atroce! sur quel monstre donc? une hyène du Gévaudan? L'hyène est ce peuple fou. Rochette et les trois sont traînés à Toulouse. Triomphe et joie générale. On en jase, on espère bien jouir bientôt du supplice; mais on ne l'eut qu'en février.
Presque au même moment que Rochette, autre capture (13 octobre 1762): une famille de Toulouse, «qui a étranglé son fils.»
Sachons ce que sont ces gens-là:
Un bon et brave marchand d'indiennes était à Toulouse, établi depuis quarante ans. Calas, ce marchand, avait épousé une demoiselle accomplie, mais noble malheureusement (des Montesquieu, de Languedoc). Elle donna à ses enfants une éducation selon sa naissance. Ils furent nobles, dans une boutique.
Les protestants ne pouvaient avoir de servante protestante. Ils en eurent une excellente, mais excellemment catholique. Cette bonne fille, qui vit naître leur second fils, Louis, l'éleva, lui fut attachée, ne manqua pas de vouloir sauver sa jeune âme, le mena probablement aux belles églises de Toulouse, enivrantes d'encens et de fleurs. Le petit allait volontiers chez la voisine d'en face, femme d'un perruquier catholique, et fut presque camarade de leur fils, un petit abbé. Louis un matin se sauve, et la perruquière le cache. Conquête heureuse. L'archevêque est ravi, s'y intéresse. L'enfant converti, dès sept ans, d'après les bonnes ordonnances, peut faire la guerre à ses parents. En effet, il montre les dents. Il exige de l'argent. Le pauvre bonhomme Calas est mandé chez l'archevêque. Il finance. On lui fait payer 1º les dettes de Louis, six cents livres; puis, quatre cents pour apprentissage chez un catholique, et cent francs annuellement.—Est-ce tout? Non, de l'évêché, on signifie à Calas qu'il ait à établir son fils. Il n'ose pas refuser, ne faisant qu'une objection, qu'il est bien jeune, incapable. Et cependant il se saigne. Il dit qu'il ne peut donner que trois cents francs en argent, et dix mille en marchandises.—Est-ce tout? Non. On fait écrire par ce misérable Louis un placet à l'Intendant pour demander que ses deux sœurs et son petit frère Donat soient enlevés à leur père, à leur mère, et séquestrés.
Ce placet, tombé de sa poche, fut relevé par l'aîné de la famille, Marc-Antoine, qui lui reprocha âprement cet acte infâme.
Marc-Antoine était protestant zélé, d'un caractère sombre. Il avait autorité dans la maison. C'était lui, et non pas le père Calas, qui faisait la prière commune. Il était lettré, distingué. Il étudiait en droit, et s'était fait recevoir bachelier en 59. Il voulait passer la licence. Mais pour cela il fallait un certificat de catholicité. Il avait horreur de le demander. Donc, il était arrêté court. Il voyait ses camarades lancés briller au barreau. Cela le jeta en grande tristesse. Pour se distraire, il allait aux cafés, devint joueur. Il aurait voulu alors, se rabattant sur le commerce, que son père l'associât. Calas, autant qu'il pouvait, le faisait son alter ego. Mais fort raisonnablement, il n'osait s'associer légalement un jeune homme déjà dérangé qui eût ruiné la famille. Nouveau chagrin pour Marc-Antoine. Il voyait tout impossible. Il eut envie de s'en aller à Genève, de se faire ministre, et de revenir se faire pendre. Mais fallait-il aller si loin pour cela? Il lisait fort ceux qui ont parlé du suicide, et le Caton de Plutarque, et tel chapitre de Montaigne, et le monologue d'Hamlet, le Sidney surtout de Gresset.
Le 13 octobre 61, la sombre boutique reçut une visite, celle d'un gentil jeune homme de vingt ans, nommé Lavaysse, fils d'un avocat protestant, mais élevé par les Jésuites. Lui aussi il avait fait fi du commerce où on le mit. Il avait l'ambition de la marine. À Bordeaux, il étudia l'anglais, un peu de mathématique. Il voulait être pilotin. Déjà il portait l'épée. Mais, comme tout lui réussissait, il se trouva qu'un de ses oncles l'appelait à Saint-Domingue, sur une riche plantation. C'était une fortune faite. Ce petit favori du sort, avec son épée, sa gaieté, la grâce des gens heureux, invité par ces bonnes gens, attrista encore Marc-Antoine. Sombre et muet, celui-ci soupa, but plusieurs verres de vin. Mais avant que l'on finît, il descendit tout doucement, ôta son habit, le plia proprement avec son gilet de nankin, puis se pendit.
Qu'on juge du désespoir des parents. Mais la vive peur du père, de la mère encore plus, c'était qu'on ne traitât leur fils en suicidé, que, subissant la honteuse exhibition, et traîné tout nu sur la claie, il ne perdît aussi ses frères, ne les déshonorât tous. La férocité populaire gardait ces affreux souvenirs, les lazzi, les rires atroces; elle eût pu dire dans trente ans, dans cinquante ans, au dernier des fils: «J'ai vu ton frère sur le nez, traîné dans les rues de Toulouse.»
Voilà ces pauvres Calas qui disent qu'il ne s'est pas tué. «Alors, on l'a donc tué?... mais vous l'auriez entendu...» Que dire à cela? Les voisins frémissent, et des furies crient: «Ce sont eux qui l'ont tué!»
La garde arrive, avec elle, certain capitoul, David, homme emporté, empressé, de grand zèle et de grand bruit. Sans procès-verbal, il enlève le cadavre, la famille, et traîne tout dans les rues pleines de monde (un dimanche soir). Chacun aux fenêtres. «Qu'est-ce?»—«Rien que des protestants qui ont étranglé leur fils.»
Dans la procédure d'alors, celle du cruel Moyen âge, confirmée par Louis XIV en 1670, tout devait partir de l'Église. Le magistrat requérait que l'autorité ecclésiastique fulminât un Monitoire, sommation à tous les fidèles de déclarer ce qu'ils savaient. Cela constituait les curés, les prêtres, juges d'instruction. On venait leur dire à l'oreille ce qu'on savait, imaginait. On se concertait avec eux, avant d'aller déposer. Mais le Monitoire ne devait parler qu'en général, ne pas nommer les personnes suspectées. Celui des Calas les nommait, énonçait comme déjà certains les faits dont on allait juger. Il disait que Marc-Antoine allait se faire catholique. Il disait qu'en telle maison un conseil avait été tenu pour faire mourir Marc-Antoine. Il disait jusqu'aux plaintes, aux cris, qu'avait poussés la victime. Bref, avec un pareil acte qui tranchait tout, le procès était tout fait, tout jugé.
Par cinq fois, par cinq dimanches, ce cri de mort, de vengeance, partit de toutes les chaires. Le 7 novembre, à l'appui, une grande fête sépulcrale, le service de Marc-Antoine, se fit dans l'église des Pénitents blancs. Ces confrères (blancs, bleus, noirs, gris), c'était à peu près tout le peuple industriel et marchand, cordonniers, tailleurs, boulangers, etc., enrôlés sous les couleurs, les bannières ecclésiastiques. Les confréries s'enviaient ce corps saint de Marc-Antoine. Les curés se le disputaient. Les pénitents blancs, issus tout droit de saint Dominique, l'emportèrent. L'église entière était tendue de drap blanc. Sur un catafalque énorme planait un squelette (la foule crut voir les os de Marc-Antoine). L'osseuse figure, dans la main tenait brandillante une palme qui glorifiait son martyre, demandait vengeance.
Qui pouvait avoir le cœur assez dur pour la refuser? Dieu s'en mêlait. Trois miracles, quatre, qui se firent sur la tombe, touchèrent, exaltèrent les femmes, les jetèrent dans le délire.
L'année redoutable arrivait de l'anniversaire séculaire de 1562, la Saint-Barthélemy toulousaine. On attendait de grandes fêtes, mais les plus chères au cœur du peuple, c'étaient les expiations protestantes qui précéderaient. Cette grande et profonde masse a gardé un levain étrange. Les horribles événements qui ont eu lieu en ce pays lui ont laissé un besoin de tragédies, d'émotions. L'église de Saint-Sernin, née de la fureur du taureau qui traîna jadis le martyr, cette superbe église de sang, sacrée par la première croisade et les massacres de l'Asie, rougie du sang albigeois et des massacres de l'Europe, cette église, des cryptes aux tours, sue la mort. Le peuple, en ses caves, va voir l'affreux bric-à-brac des crânes, des ossements sacrés, se repaît incessamment des curiosités du sépulcre.
Pour répondre à de tels besoins, le Parlement de Toulouse, large et grand dans ses justices, ne permit pas de regretter la vigueur de l'Inquisition. En une seule année, dit-on, quatre cents sorciers, hérétiques, juifs et autres, furent expédiés pêle-mêle, allèrent au bûcher.
Dans ces cités du midi, où l'hiver, presque toujours doux, continue la vie en plein air, à force de parler, plaider, supposer, imaginer, les rêves populaires prennent corps et toute la fixité que peut avoir le réel. De femmes en femmes (malades de tendresse et de fureur, tendresse pour la victime, fureur contre les protestants), la noire ville se trouva grosse d'une épouvantable grossesse, gonflée comme d'un vent de haine, de colère et de venin. Un monstre éclata de ce vent, monstre d'ineptie, de sottise, une légende qui pouvait faire bien plus qu'une exécution,—un massacre général:
«Il est sûr, il est certain que si les protestants s'obstinent, malgré tant de persécutions, à rester toujours protestants, il y a une cause à cela. La cause, c'est la terreur. Ils ont un tribunal secret qui met sur-le-champ à mort ceux qui se convertiraient.»
À quoi les prêtres ajoutaient: «C'est si vrai, que Calvin même leur ordonne expressément de tuer le fils indocile.» (Calvin ne fait en cela que citer, traduire la Bible, comme font les docteurs catholiques. Mais ni les uns ni les autres ne commandent la mort des enfants.)
Les femmes allaient bride abattue dans l'absurde. Ce tribunal, pour exécuter les enfants, a un sacrificateur patenté qui porte une épée. Or, dans l'affaire de Calas, il y avait le pilotin Lavaysse et sa petite épée. Voilà le sacrificateur. Car, pour étrangler un homme, il faut avoir une épée.
Quoi de plus clair? Qui résiste, est un impie certainement. Il n'a ni la foi ni le cœur. Oh! cœur dur, qui veut impunie la mort des enfants innocents!... «Des preuves! dis-tu, des preuves!» Misérable! s'il te faut des preuves, c'est que tu n'es pas chrétien.
Voltaire, qui court les surfaces et n'a guère de mots profonds, en a un ici, admirable: «Jugement d'autant plus chrétien qu'il n'y avait aucune preuve.» (Corr. avril 1762; LX, 22.)
C'est là toucher le fond des choses. Dans une religion de l'amour, prouver ou demander preuve, c'est pécher, n'aimer pas assez. L'amour est si fort qu'il croit le contraire de ce qu'il voit. Plus la chose est illogique, folle, absurde (c'est le mot même de Tertullien, d'Augustin), plus elle est matière à la foi, à la croyance d'amour.
Surprise par le mari, l'épouse dit: «Si vous aimiez, vous n'en croiriez pas vos yeux; vous en croiriez votre cœur. Non, vous n'avez pas la foi; vous n'eûtes jamais l'amour.»
Telle fut l'affaire des Calas, un vigoureux acte de la foi de la ville de Toulouse. Il y avait des choses évidentes qui rendaient invraisemblable le martyre de Marc-Antoine, mais plus c'était invraisemblable, plus il était beau de le croire, méritant, d'un cœur chrétien.
C'était le charmant éveil du printemps méridional, de la fermentation première. C'était l'ouverture de l'année émouvante et dramatique où devaient se suivre les fêtes, celle de mai en souvenir du massacre protestant, celle de juin, la Fête-Dieu, rouge des roses albigeoises. L'exécution de Rochette avait commencé, et, dans un crescendo superbe, cela allait continuer. Les bons capitouls, unis à ce sentiment populaire, accueillirent avec plaisir un torrent de femmes joyeuses qui savaient ou ne savaient pas, venaient parler, soulager leur trop-plein, leur cerveau malade. La dernière racaille eut crédit. Ils reçurent à témoigner une fille qui venait d'être fouettée de la main du bourreau.
Le Parlement qui, sur appel, rejugea le jugement, ne s'associa pas moins aux sensibilités du peuple. Un seul conseiller hésita. Menacé, il n'osa juger, s'abstint. Ce fut une merveille qu'il se trouva un avocat, Sudre; que ce nom intrépide reste dans l'immortalité. C'était un légiste très-fort. Il mit les choses en pleine clarté. Comment s'y prit le Parlement pour se faire assez de ténèbres? D'une part, en suivant certains us abolis, de l'Inquisition. D'autre part, en suivant la belle ordonnance de Louis XIV, en jugeant: que plusieurs indices légers font un indice grave, deux graves un indice violent, qu'avec quatre quarts de preuves et huit huitièmes de preuves, on a deux preuves complètes, etc.
Sur treize voix, il y en eut sept contre l'accusé. Ce n'était pas assez; mais le plus vieux des conseillers, d'abord favorable à Calas, ne put résister à l'aspect menaçant de ses collègues, ou à l'entraînement du peuple qui attendait, espérait.
Ce qui trancha tout peut-être, c'est que les protestants, tremblant pour eux-mêmes plus que pour Calas, firent déclarer par leur homme, Rabaut, le héros du Désert, par l'église de Genève, qu'on n'enseignait nullement le meurtre des enfants. Mais cela même augmenta la fureur des catholiques. Quoi! Rabaut si hardiment vit, se promène autour de Nîmes, il ose se signaler, il parle, écrit, intervient! Cela fut fatal à Calas.
Comme si on eût voulu piquer le taureau populaire, lui mettre la braise à la queue, ce bruit court: «Ils vont échapper!» La nuit, on place des lanternes sur le toit de la prison. La foule veille autour inquiète. Si on lui ôtait sa proie!
Mais le voilà... Soyez heureux!... Le voilà sur la charrette entre deux Dominicains. Ce bonhomme de 64 ans, qui n'avait marqué en rien, le voilà (qui l'eût attendu?) d'une noblesse héroïque. Les deux moines en sont stupéfaits. À son amende honorable, à l'échafaud, sur la roue, il répète: «Je suis innocent.» Il prie Dieu de pardonner sa mort à ses juges.
Il ne cria qu'au premier coup. Rompu, brisé, deux heures encore la face tournée contre le ciel, il eut la même constance d'âme. Le misérable capitoul David était là présent, espérant qu'il avouerait. Il ne put se contenir, s'élança vers le roué, et lui montrant le bûcher: «Dans un moment, tu n'es que cendre... Allons, dis, malheureux, avoue!» Calas détourna la tête du côté de l'éternité.
L'effet fut violent, terrible. Toulouse à l'instant dégonfla. La masse de poison, de colère, disparut. Les visages blêmes disaient l'énorme avortement qui se faisait tout d'un coup. La folie du jugement crevait les yeux. En ne condamnant que Calas, on supposait que ce vieillard, faible, de jambes chancelantes, avait seul pendu, étranglé, un fort gaillard de vingt-huit ans! On espérait apparemment que, dans l'excès des douleurs, il accuserait les siens pour avoir quelque répit, qu'un mot lui échapperait. On se fût servi de ce mot. La mère, le fils Pierre et l'ami, tous auraient été rompus. Mais sa fermeté les sauva.
Les amis, parents, de Lavaysse, craignaient, quand on le fit sortir, que le peuple ne lui fît un mauvais parti. Mais ce fut tout le contraire. La foule l'accueillit, le bénit. Les femmes disaient: «Qu'il est joli! qu'il a l'air doux!» Elles pleuraient encore plus que pour Marc-Antoine.
Un Marseillais qui avait vu l'exécution de Calas, en parla en mars à Voltaire. Il sauta d'indignation. Le petit Donat Calas était à Genève. Il le vit, le fit parler. Puis, il écrivit à la veuve, lui demandant si elle signerait, au nom de Dieu, que Calas était mort innocent. «Elle n'hésita pas, dit-il. Je n'hésitai pas non plus.»
Voilà qui est admirable. Voltaire n'est pas un héros. Et pourtant, à l'imprévu, il fait la terrible entreprise de réhabiliter Calas, c'est-à-dire de déshonorer le Parlement de Toulouse, c'est-à-dire, de braver, blesser, peut-être, tous les Parlements.
Richelieu, quand il lui en parle, demande s'il est devenu fou.
Car, quelle arme a-t-il? Aucune. D'aucune source officielle il n'obtient de renseignements. Les pièces sont sous la clef du Parlement de Toulouse. Comment les atteindre là?
Que pensait M. de Choiseul? Si on eût osé le sonder, eût-il avoué jamais (ayant besoin des Parlements) qu'il verrait avec plaisir ce hardi soufflet donné à leur popularité?
Choiseul était bien puissant. Eh bien, dans l'ombre plus bas, une puissance quasi-domestique existait qu'il n'osait toucher. C'était la dynastie sournoise de la Vrillière, immuables ministres des Lettres de cachet. Celui d'alors, Saint-Florentin, avait une maladie, la jalousie de ses prisons. Il aimait tant ses prisonniers, que lui en enlever un seul, c'était lui tirer du sang. Le clergé n'eût pu avoir un meilleur geôlier, plus tenace. La cour le trouvait commode, obligeant. Il enfermait les maris récalcitrants. Lui-même, cet ami du clergé, il s'était par ce procédé donné une femme mariée. Il pouvait se permettre tout. Il avait de fortes racines. Par lui, par cette femme méchante, il exploitait son ministère de terreur pour le plaisir, effrayait, livrait des dames. S'il est vrai, comme on le dit, que le Roi, nullement cruel, ait été pourtant jusqu'au crime (Rich., IX, 353-355), je ne vois guère dans cette cour qu'un homme qui ait pu l'y servir. Je ne vois qu'un seul visage sur qui on lise ces choses. C'est l'image convulsive qui vous arrête tout court dans le musée de Versailles. Face atroce, grimaçante, qu'on dirait épileptique. J'y lis ces funèbres plaisirs. J'y lis les galères protestantes et l'exécution de Calas.
Quand on voit les demandes ignobles de pensions, etc., qu'adressaient ces magistrats à Saint-Florentin, quand on voit qu'il leur écrit ses regrets de ne pas avoir des soldats pour les dragonnades, on ne peut douter que ces juges n'aient cru par un si bel arrêt faire leur cour, n'aient pensé que rien ne pouvait le charmer plus qu'un roué.
Voltaire avait bien de l'audace. Il écrit à ce misérable, fait semblant d'espérer en lui. Il envoie à Saint-Florentin je ne sais combien de personnes. Tout cela, bien entendu, inutile. Mais l'effet est fort. Le jour dans ce lieu maudit a lui; le soleil d'aplomb arrive au royaume sombre. Le noir coquin voit sur lui l'œil pétillant de Voltaire, et bientôt toute la France va le regarder en face.
«Qu'y faire? dit-il timidement. C'est l'affaire de la justice. Cela ne me regarde pas.»
Ce n'est pas Voltaire seulement qu'il faut admirer ici, c'est la société française. Les Anglais, si méprisants, doivent ôter leurs chapeaux, et les Allemands, et tous. Ce mouvement électrique n'aurait eu chez nul autre peuple des résultats si rapides. L'étincelle partie de Ferney fait à l'instant un incendie, et point du tout éphémère. Un foyer se crée durable de bonté intelligente, de pitié, d'humanité...
Les salons furent à l'instant des tribunaux d'équité, où le bon sens, l'esprit fin, perçant, mit la chose à clair. Des femmes éloquentes, admirables, parlèrent comme jamais avocat, magistrat, n'aurait su dire. Lorsque Voltaire remit la chose à d'Alembert, il savait qu'il évoquait là un salon, et le plus ardent, un volcan de passion, mademoiselle Lespinasse, trois fois plus Rousseau que Rousseau. Sur ses lettres il a passé cent ans: le papier brûle encore.
Que faisait M. de Choiseul? sa manœuvre est ingénieuse. Il ne se met pas encore dans l'attaque au Parlement. Il agit, mais par derrière, en dessous, par un coup de griffe qu'il donne à Saint-Florentin. Il y avait à Toulon un admirable forçat, un saint, le fameux jeune Fabre qui se glissa aux galères par surprise pour sauver son père (Coquerel, Forçats de la foi). Je ne sais combien de gens priaient le ministre pour Fabre. En vain. Choiseul, en prenant le ministère de la marine, fait ce tour à Saint-Florentin de lui voler son galérien (mai 1762). Il en fut presque malade. Choiseul avait là sous la main une histoire très-pathétique. Il en joua parfaitement.
Bon signe pour les Calas. Voltaire commença d'écrire, d'imprimer pour eux à Genève. On n'osait encore à Paris. Le Parlement de Paris laisserait-il circuler?
Voltaire l'obtint par un homme dont le nom ne doit pas périr. L'abbé de Chauvelin, infirme, un petit homme bancroche, et qui ne vivait que de lait, n'en était pas moins l'orateur le plus vif du Parlement, véhément et intrépide. Il avait tâté déjà des cachots de Saint-Michel. Il allait toujours son chemin. Loyola mourut de sa main. Dans cette circonstance critique il ne crut pas que le Parlement de Paris dût, en se déshonorant, défendre l'ânerie de Toulouse.
On ne sait pas bien au juste ce qui roulait sous les perruques du Parlement de Paris. Ses Jansénistes encroûtés, en laissant circuler Voltaire, voulaient se dédommager en emprisonnant Rousseau. La mauvaise humeur qu'ils eurent contre tous les philosophes, en voyant l'affaire Calas, et madame Calas à Paris, dut avoir grande influence sur leur condamnation d'Émile. Ce fut justement le 8 juin qu'ils lancèrent arrêt contre lui. Dans la nuit du 8 au 9, Rousseau s'enfuit, sortit de France.
Voltaire avait voulu à tout prix que la veuve fût à Paris. Elle hésitait, avait peur. Ses deux filles étaient au couvent, et l'on pouvait les maltraiter. Mais on lui dit que c'était son devoir d'aller. Elle alla.
Il était temps. Déjà ceux de Toulouse demandaient à Saint-Florentin son arrestation. Dès qu'elle était à Paris, cela devenait impossible. Tous l'entourent, tous sont pour elle. Cette dame intéressante et si noble dans son deuil... quoi! c'est là une marchande? quoi! c'est une protestante!... Que de préjugés effacés!
Saint-Florentin, lâchement, devant cet effet public, fait son compliment à Voltaire, dit s'intéresser aux Calas. On eût voulu seulement avoir le temps d'arranger contre Voltaire une machine, un petit baril de poudre qu'on aurait mis sous Ferney.
On avait lâché Fréron pour aboyer, occuper. Pendant ce temps, un journal peu lu, un journal français, traduit certain journal anglais qui donne une lettre de Voltaire. Voltaire qui, en ce moment, a tellement besoin du roi, dans cette lettre lance au roi les injures les plus étourdies. Quelle invention heureuse, naturelle et vraisemblable! Mais Choiseul l'en avertit. Il éclate, il rit de ces sots, marque au fer chaud les faussaires.
Cependant autre machine (exécrable) dans Toulouse. Le Parlement, pour excuser la sentence de Calas, veut faire un second Calas. «Oui, dit-il, les protestants égorgent leurs propres enfants. On va vous en donner la preuve.» (Oct. 1762.)
Deux années auparavant, l'évêque de Castres avait pris une enfant à la famille protestante des Sirven. Cette enfant est si doucement traitée par des religieuses auxquelles elle est confiée, qu'elle est folle, rendue aux parents. Elle se jeta dans un puits. Une petite amie a vu ses parents qui l'y jetaient. Témoin grave qui, plus tard, avoue avoir dit cela pour avoir des confitures. Le Parlement de Toulouse, sans autre témoin, sans preuves, condamne à mort les Sirven. Ces pauvres gens, en décembre, par les neiges des Cévennes, s'enfuient. Une de leurs filles accouche au milieu des glaces. Ils échappent cependant, un matin tombent à Ferney.
Nouvelle secousse d'horreur. Toute l'Europe fut émue, vint voir ces infortunés, les Calas et les Sirven. Voltaire nourrissait tout cela, les abritait, les présentait à la foule des grands seigneurs, des gens influents qui venaient. De l'Angleterre, de la Russie, on souscrit pour les Calas. La France seule tardera-t-elle à se déclarer? Le Grand Conseil est parvenu à arracher enfin les pièces au Parlement de Toulouse. Le 1er mars 63, le bureau des cassations déclare la requête admissible. Le 7 mars, la cassation est prononcée. Et le 8, madame Calas est à Versailles.
Partout bien reçue. Les portes sont ouvertes à deux battants. Bon accueil du chancelier. Force caresses des Choiseul. Le dimanche où l'on est admis à voir dans la galerie le Roi qui va à la messe, elle est là avec ses filles. Grand spectacle. Ces trois simples femmes, avec leurs cornettes noires, leur deuil, c'est la Révolution.
Qu'en dit là-haut le grand Roi, au plafond de la galerie, qui dans sa main immobile, sur l'hérésie terrassée, balance les foudres de Lebrun? Les pauvres victimes, à Versailles, dans leur modestie muette, n'en sont pas moins la victoire de la Justice éternelle.
On supposa que cette vue serait trop pénible au Roi. Quelqu'un eut l'attention de glisser, de se laisser choir, pour que, détournant ses regards, il fût dispensé de voir mesdames Calas. Mais la Reine les fit venir, les reçut avec bonté.
Il fallut du temps encore. Ce ne fut que le 7 mars 1765, trois ans, jour pour jour, après l'arrêt de Calas, qu'il fut déclaré innocent.
La cour fut très-maladroite. Elle défendit quelque temps l'estampe célèbre de la famille, et puis enfin la permit. Une petite gratification leur fut donnée pour les empêcher de poursuivre les juges pécuniairement.
Ce Parlement, chose curieuse, n'obéit pas, n'effaça pas de ses registres le jugement de Calas. Ce qui exprime à merveille l'orgueil sanguinaire de ce corps et la barbarie du temps, c'est qu'il fallut payer très-cher l'huissier qui faisait la signification au Parlement de Toulouse. L'huissier croyait risquer sa vie.
Voltaire ne fut pas d'avis qu'on poussât plus loin les choses. La victoire était énorme, la mieux gagnée qui fut jamais. Les protestants, dès ce jour, ont été sauvés. Ce que la ligue de l'Europe n'a pu, en trente ans de guerre, arracher de Louis XIV, Voltaire l'a fait sous Louis XV avec quelques mains de papier.
L'humanité, la tolérance, sont tout à coup choses à la mode. Choiseul fait jouer la pièce de l'Honnête criminel, de Fabre, délivré par lui. Le parti contraire à Choiseul, Richelieu et les Beauvau, par une noble concurrence, appuient aussi les protestants. Le chevaleresque Beauvau, gouverneur du Languedoc, introduit dans ces pays, en attendant la loi meilleure, un régime d'humanité.
Choiseul fut assez habile. Au moment où sa longue guerre et sa misérable paix imposent la honte et la ruine, il prend son appui à Ferney dans cette tardive victoire des idées justes et humaines. Qui l'aurait crû? il accepte ici un représentant des églises protestantes. Un savant, Court de Gébelin, réside à Paris dès lors, correspond avec les ministres, les magistrats, ambassadeurs, etc. Homme éminemment pacifique, d'érudition visionnaire, crédule, innocent, bien propre à montrer ce que les victimes ont gardé de douceur d'âme.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE VIII.
L'EUROPE. — LA PAIX.
1763.
Pendant ce drame intérieur, des événements énormes avaient eu lieu en Europe, hors de toute prévoyance, des péripéties rapides qui allaient changer le monde. La Russie apparaissait sous une forme nouvelle, plus barbare et plus menteuse, sous un masque d'Occident.
J'ai vu dans la nature des monstres, les grosses araignées des tropiques, noires, aux longues pattes velues. J'ai vu des poulpes horribles avec leur gluante méduse, les suçoirs et les ventouses qu'ils tendent, agitent vers vous. Mais je n'ai rien vu de tel que l'odieux minotaure russe dont on a l'image à Ferney.
Tout le monde a vu les images si différentes et si fades, que l'on fit de Catherine, sous la couronne de lauriers, un douceâtre César femelle, courtisane en cheveux blancs, banale comme le coin de la rue, bonne fille, si bonne, si bonne, qu'elle attend le premier passant. Que de bonté on y lit! La tolérance en Pologne! la peine de mort abolie! un code philosophique établi chez les Calmouks! En recevant ces portraits, les crédules, Diderot, Voltaire, voyaient arriver l'âge d'or, et pleuraient à chaudes larmes.
Que dut devenir Voltaire quand, vers 1770, il reçut le vrai portrait! Œuvre médiocre, il est vrai, mais d'admirable conscience. Un peintre flamand, fidèle, ne peignant que ce qu'il voyait, n'osant mentir, embellir, d'une main pesante, exacte, a donné la réalité. Seulement il l'a grandie à la taille de cet empire, il en a fait un géant.
Elle a le regard si dur, si mornement inhumain, que le portrait de Frédéric qu'on voit dans la même chambre, avec ses yeux bleus terribles (comme d'un chien de faïence), à côté paraît très-doux.
Pour arriver à cet état étonnant d'endurcissement, il a fallu bien des choses. La vraie Catherine d'abord, une laborieuse Allemande, était bien loin de cela. La Catherine de trente-trois ans, qui fit étrangler Pierre III, était loin encore de cela. Il a fallu que vingt ans de plus elle entrât dans le mal, régnant avec les meurtriers (neuf ans avec les Orloff, quinze ans avec Potemkin). Il a fallu qu'avec eux elle entrât de plus en plus dans les assassinats en grand, les atroces perfidies, les égorgements en masse de Pologne et de Turquie. Ajoutez la brutalité flétrissante du torrent fangeux d'amours achetés que la vieille incessamment renouvelait.
Elle est terriblement parée. Son roide corset, ou plutôt sa cuirasse de pierreries, couvre-t-il un être humain? rien ne le fait présumer. Mais on sent bien que cela, quoi qu'il soit, est impitoyable, qu'il y a là un élément et de sauvage exigence. Rouge et de tête carline, le corps épaissi de matière, énorme d'iniquités. Endurcie au plaisir brut, elle fait trembler pour la foule des misérables forcés de passer par cette épreuve, pour l'intrépide armée russe qui, tout entière, eut la chance de faire l'amour à ce monstre.
Est-elle bien Russe elle-même? oui et non. Elle n'a pas l'expansion généreuse d'un Pierre III, d'un Paul Ier; c'est une pesante Allemande russifiée, bœuf de travail, un scribe, type de ces Allemands qui écrasent la Russie. On le sent. Deux tyrannies ici se combinent en une. Bureaucratie et police, inquisition plumitive, ajoutant un poids de plomb à la terreur du Kremlin.
Moins lettrée, moins hypocrite, non moins sale, Élisabeth, vraie fille de Pierre le Grand, avait, avant Catherine, barbarement exprimé les appétits de la Russie.
Cette Russie semblait un ventre profond, un gouffre, une gueule qui s'ouvrait grande à l'Ouest, disant: «Que me donnerez-vous?»
Ce monstre avait faim de tout, faim de Turquie, faim de Pologne, mais beaucoup plus, faim de Prusse.
Cela datait de très-loin. La Pologne lui importait infiniment moins que la Prusse, le Holstein, le Danemark, le cercle enfin de la Baltique.
Frédéric, dans sa petitesse, simple mouche, à chaque instant, pouvait être happé, aspiré, englouti dans cette gueule qui bâillait horriblement.
Si petit, il avait pourtant, en 1755, fermé la porte de l'Ouest, s'était fait gardien de l'Europe. Alors on appelait les Russes. Frédéric leur dit: «Arrière! Vous n'entrerez pas dans l'Empire.»
Pierre III arrivant au trône, la Prusse semblait sauvée. C'était un généreux jeune homme, parfois brutal et violent, mais d'un admirable cœur[10]. Il voyait dans Frédéric le seul homme de l'Europe. Il se déclara pour lui. Eh bien! l'aveugle poussée de la Russie vers l'Ouest était si forte et si fatale, que Frédéric eut bientôt un péril dans cet ami. Pierre III, né Holstein-Gottorp, voulait punir le Danemark des torts faits à sa famille. Il allait traverser la Prusse, la noyer de ses armées. Frédéric n'imagina rien de mieux pour le détourner que de lui montrer la Pologne. Déjà les Russes, il est vrai, y entraient à chaque instant, y venaient camper chaque hiver.
Il fit comme le cerf à la chasse quand il fait lever un cerf, le met à sa place, échappe. À la Prusse, que la Russie eût absorbée tôt ou tard, il substitue la Pologne et propose à son ami Pierre III de la partager.
C'est le crime de son règne. Pour l'instant, il est puni. Au bout de six mois le czar est dépossédé, étranglé.
Pierre III se croyait aimé. Il copiait les Prussiens, mais lui-même était vrai Russe. Dans une généreuse confiance, il se promenait tout seul, sans gardes ni précautions. Ses vices mêmes ne déplaisaient pas; il buvait comme Pierre le Grand. Il eut le tort et l'imprudence de louer trop haut la Prusse, de plier à la discipline les gardes, un corps orgueilleux. Il voulait payer lui-même le clergé, et prenait ses biens. Tout cela trop brusquement, malgré les sages conseils que lui donnait Frédéric. Il l'écouta, mais en un point qui lui devint très-fatal. C'est Frédéric qui avait désigné à la czarine, quand elle maria Pierre III, Catherine, princesse d'Anhalt. Quoi qu'elle ait dit dans ses Mémoires (dont on a le premier volume), elle se montra hardiment insolente et désordonnée. Elle prédit la mort de Pierre III, de manière à la provoquer. Il aurait pu l'enfermer. Frédéric l'en détourna. Pierre ne fit rien, périt.
L'histoire honteuse est connue. C'est l'eau-de-vie qui fit tout. Catherine en pleurs dit aux gardes que Pierre veut les faire Luthériens. Dans le manifeste qui suit et qui glorifie le crime, on mêle toute hypocrisie. Pierre III était le tyran; Catherine a été le Brutus qui a sauvé la patrie. Pierre était l'ennemi de l'Église; Catherine a sauvé l'Église, sauvé la religion.
Montée ainsi dans le sang par le secours du popisme, le lendemain, impudemment, elle se dit philosophe. Elle offre tout à d'Alembert pour qu'il élève son fils. Elle prend Voltaire par le cœur, par des dons pour les Calas. Elle a déclaré la Prusse l'ennemie héréditaire de la Russie. Mais elle n'ose agir encore; Frédéric a un répit.
Tout s'acheminait vers la paix. L'Angleterre avait atteint le plus haut de sa victoire. Dès septembre 1760, elle eut, avec le Canada, tout le monde américain. En janvier 61, nous perdîmes Pondichéry. Le drapeau français disparut de l'Inde. Et en même temps le drapeau anglais fut planté en France, à Belle-Isle (27 avril). Mais cela ne suffit pas. Pitt voulait surtout outrager. Le point le plus cher à son cœur, c'était Dunkerque, la présence d'une autorité britannique en France même. À tout cela il ajoutait ces fières et amères paroles: «L'Angleterre a l'empire des mers; je n'ai pas peur de Dunkerque, mais le préjugé subsiste. On hasarderait sa tête à ne pas le respecter. Dans la ruine de Dunkerque, le peuple voit un monument éternel du joug imposé à la France.»
Deux choses auraient dû pourtant tempérer un peu cet orgueil. Premièrement, l'Angleterre eut des succès trop faciles sur une France désorganisée, qui ne combattait que d'un bras, employant l'autre, et le meilleur, à la vaine guerre d'Allemagne. Deuxièmement, la pose hautaine, l'orgueil imité de Pitt, couvrait dans la majorité immense de l'Angleterre un fond avide et avare, la convoitise d'argent.
Pitt avait eu beau leur dire: «C'est en Allemagne qu'il faut conquérir l'Amérique.» Cela n'était pas compris, ou cela semblait trop cher. On grondait. À l'avénement de George III, l'Écossais Bute, qui gouvernait, répondit à cette avarice. Il n'envoya plus un sou à celui qui, dans vingt batailles, avait tant servi l'Angleterre. Les Anglais grondèrent contre Bute plus qu'ils n'avaient fait contre Pitt, et ne lui pardonnèrent pas d'avoir fait ce qu'ils voulaient.
Choiseul eut la paix dans les mains. On vit alors à quel point il restait, au fond, autrichien. Toute la difficulté qu'il trouva à faire la paix, c'est qu'on voulait que la France rendît ses conquêtes d'Allemagne; mais, par le traité, ces conquêtes revenaient à l'impératrice. Son intérêt arrêta tout.
Lord Bute était si avide, si impatient de la paix, que, pour abréger, il entrait sans scrupule dans l'indigne plan des ennemis de Frédéric, qui, pour avoir le secours de la Russie, avait offert de lui faire cadeau de la Prusse, mettant ainsi les Tartares en Europe et presque au Rhin. L'Autriche l'avait offert, et la France n'y répugnait pas. Mais l'énorme, l'incroyable, c'est que l'Angleterre elle-même, si bien servie par les victoires de Frédéric, l'eût livré!
Vienne seule voulait encore la guerre. Choiseul, sur le dos de la France et sur le dos de l'Espagne, en 1762, avait reçu une grêle épouvantable de revers. La pauvre Espagne fut battue en Portugal, rançonnée aux Philippines, éreintée à la Havane. Sa riche, délicieuse Cuba, tomba aux mains des Anglais, et ses millions, et ses vaisseaux. Et nul secours de Choiseul. Nos corsaires nombreux, heureux, faisaient mille tours aux Anglais. Mais la flotte était encore en partie sur le papier. Nous ne pouvions qu'assister au naufrage de l'Espagne, compromise si étourdiment. Vienne a beau dire. On n'en peut plus. Un million d'hommes ont péri en Europe. Tous en ont assez.
Qu'est-ce que l'Autriche a gagné? Rien du tout. Frédéric reste le même.
Qu'est-ce que la France a perdu? Le monde, pas davantage.
Pour longtemps elle est désarmée, abattue, humiliée.
Que cette cour de Versailles, cette monarchie criminelle, cette France légère, étourdie, perde l'Inde, perde l'Amérique, c'est justice. Mais le résultat laisse un problème bien grave dans le destin du genre humain.
Du plus haut lac du Canada jusqu'à la Floride espagnole (qui est livrée à l'Anglais), un superbe empire va se faire, tout européen, admirable de jeunesse et de grandeur. Qui aura péri? L'Amérique.
Toutes les races américaines avec nous auraient subsisté. Comment. Les sauvages le disent: «Les Français épousaient nos filles.» Un monde mixte se fût formé, où se serait conservé le génie américain.
Les Anglais ne sauvent point, ne conservent point les races. Ils les remplacent seulement.—Et cela encore ne se voit que dans les rares climats moyens, où l'Anglais peut s'acclimater (Bertillon, Acclimatement).
Dans l'Inde, qu'est-il advenu? Les Anglais en firent la conquête extérieure. Ils n'y vivent point. Ils n'ont pu y rien créer.
Dupleix, mieux compris, mieux aidé du cabinet de Versailles, aurait égalé, je le crois, la cruelle habileté, les ruses, les succès de lord Clive. Je n'y ai aucun regret. Ce qui me laisse du regret, c'est que la France, répandue, mêlée à l'élément indien, eût duré, fait une race. Le mariage de Dupleix avec une femme indienne, de capacité si grande, dit assez ce que ce mélange eût pu avoir de fécond.
L'Inde dure, fort heureusement. Elle n'est pas effacée, comme l'Amérique du Nord, en ses races primitives. Les Anglais n'y ont rien fait que laisser périr, crever, les admirables réservoirs qui recevaient les pluies des Gattes, fertilisaient le pays.
Malgré tout l'écrasement du pesant boa anglais, qui ne fait que digérer, les arts exquis de l'Indostan sont venus à l'Exposition de 1856, et ils ont éclipsé tout. (V. les Reports et ma Bible de l'humanité.)
On a juré mille fois devant moi que l'Italie ne pourrait renaître jamais. Elle est renée, vit et vivra.
Eh bien! je jure à mon tour que l'Indostan revivra; qu'il revivra, et de lui-même, et par des races amies.
Non, certes, par les Anglais, gras, vieux, riches et endormis. Non pas, certes, par les Russes, que l'on connaît depuis deux ans, et qui sont l'horreur du monde.
Les Russes y viendront sans doute. Il faut bien qu'ils engraissent l'Inde de leurs corps, comme ont fait les autres peuples. Ils y fondront plus vite encore, disparaîtront comme neige. Et bien plus que les Anglais, ils laisseront un souvenir exécré de barbarie.
Tout cela est à la surface. L'Inde est comme l'Océan, et rien n'y bouge en dessous. Elle revivra par sa race guerrière dont la discorde seule a créé, et récemment a sauvé l'empire anglais. Si elle s'aide des Européens, ce sera de ceux du Midi, Provençaux, Catalans, Grecs, Siciliens, Maltais, Génois, de ces races sobres, qui résistent à tout climat et qui sont aussi durables que l'est peu l'homme d'Angleterre dans la dévorante Asie.
Une telle paix demandait des fêtes. Elles furent fort irritantes. On trouva d'un comique amer qu'une statue triomphale, après Rosbach et tant de hontes, fût érigée à Louis XV. Des épigrammes sanglantes furent attachées au piédestal.
Tout cela en pleine banqueroute. Le Roi ne paye rien aux Français; il réduit de moitié la rente; mais il paye les étrangers. L'Autriche, après cette guerre ruineuse que l'on fit pour elle, reçoit jusqu'au dernier sou les subsides arriérés, pas moins de trente-quatre millions.
Nos Autrichiens s'arrondissaient. Toute la légion lorraine, les Choiseul, Praslin, Stainville. Choiseul achète Chanteloup, se donne un grand fief en Alsace. Son revenu primitif, de six mille livres de rentes, a profité tellement qu'il a un million de rentes, si nous en croyons Barbier.
On ne supprime qu'un impôt. Mais un autre le remplace. Tout impôt de guerre persiste. Les dons gratuits des villes s'exigeront pendant cinq ans. Le second vingtième de guerre durera encore six ans. Le premier vingtième se classe dans l'impôt perpétuel et reste pour l'éternité.
Le 31 mai 1763, fanfares! Le Roi, avec une armée, gardes à pied, gardes à cheval, fait son entrée redoutable, et tient son Lit de justice. Il impose au Parlement... quoi? ces édits odieux qu'on n'ose même publier encore. Le secret est commandé aux magistrats. Contraste étrange! grand bruit et grande lâcheté!
Les remontrances, violentes et sur un ton inouï, firent entendre que l'autorité par cet abus de la force se suicidait, qu'en foulant la loi aux pieds, la royauté supprimait la base même qui soutenait la royauté.
Le Parlement de Rouen, non moins hardi, affirma que la propriété est un droit antérieur et supérieur à celui du gouvernement, réclama pour la nation son imprescriptible droit d'accepter librement la loi.
La Cour des Aides alla plus loin. Par l'organe de son président, le jeune et courageux Malesherbes, magistrat de vertu antique et d'admirable candeur, elle prononça le mot solennel et décisif, demanda le grand remède, l'appel des États généraux (23 juillet 1763).
Les Parlements, peu amis des philosophes, leur empruntent désormais des doctrines, des paroles même. Celui de Rouen a parlé comme eussent fait Quesnay, Mirabeau (dont l'Ami des hommes a paru dès 1755). En 1763, les Entretiens de Phocion par Mably, sous forme plus faible, font accepter les idées qui ont étonné naguère dans le Contrat social de 1762. Malesherbes, ami des philosophes, qui dans la direction des affaires de la librairie servit si bien Rousseau et tous, donne à la pensée commune une formule forte et simple: l'appel à la nation.
Irait-on jusqu'à l'action? La puissance judiciaire frapperait-elle la royauté? Les Parlements de Grenoble, Besançon, Rouen, Toulouse, citent, appellent en justice l'homme du roi, leur gouverneur de Province. Le plus violent fut à Toulouse. Le gouverneur Fitz-James avait mis les magistrats aux arrêts dans leurs maisons. Le Parlement, à son tour, voulut arrêter Fitz-James.
La question révolutionnaire se posait avec netteté: laquelle des deux autorités avait le droit d'arrêter l'autre?
Si les Parlements s'unissaient sur ce point, si Paris surtout appuyait ici Toulouse, on sautait d'un coup vingt-cinq ans, on passait sans transition à l'année 89, et le cataclysme arrivait.
La cour ne marchanda pas. Elle se jeta aux genoux du Parlement de Paris.
De cette chambre des enquêtes, si bruyante, si redoutée, du foyer de l'opposition, Choiseul tire un simple membre, modeste, estimé, Laverdy, et le met au ministère des Finances. Plus, le roi prie les Parlements, les Chambres des comptes, les Aides, de lui envoyer des mémoires, de le conseiller en finances, et pour la répartition, et (ce qui est fort) pour l'emploi.
Grande, grande révolution.
Cela amortit, détrempa le Parlement de Paris, et il lâcha la proie pour l'ombre.
Sa vraie force aurait été dans l'union des Parlements.
Il trahit, délaissa Toulouse.
Fitz-James était pair. Un pair ne peut-il être ajourné qu'ici? et le Parlement de Paris n'est-ce pas la cour des pairs? Grosse question de vanité?
Cinquante membres mirent de côté leur privilége et leur orgueil, soutinrent Toulouse et dirent qu'on pouvait pousser le procès; mais quatre-vingt-neuf votèrent pour eux-mêmes, pour leur privilége, en désarmant les Parlements, se bornant aux remontrances, à leurs éternels papiers.
Choiseul, à ce coup d'adresse, gagna sept années de règne. Les Parlements désunis firent du bruit (surtout en Bretagne), mais à son profit plutôt et contre ses ennemis.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE IX.
TYRANNIE DE CHOISEUL SUR LE ROI. — MORTS DE LA POMPADOUR, DU DAUPHIN, DE LA DAUPHINE.
1763-1766.
Louis XVI était dès l'enfance imbu de l'idée que Choiseul avait empoisonné son père. Cela est vrai moralement. Dans son impertinence hardie il avait fort directement humilié, mortifié le Dauphin et le roi même. Il tenait le roi en crainte, sous une espèce de terreur. On avait pu l'entrevoir dans les Mémoires que Choiseul lui-même imprima dans l'exil. On le voit parfaitement dans les pièces relatives aux agents secrets du roi, publiées par M. Gaillardet (1834), Boutaric (1866). Ces agents, de grand mérite et qui plus tard ont bien servi Louis XVI contre la cabale autrichienne, furent persécutés par Choiseul avec une extrême violence, sans le moindre respect du roi, et le roi même assiégé dans son plus intime intérieur.
Choiseul était-il violent? Avec les formes charmantes et légères de l'homme du monde, il était sec et hautain, indiscret, méchant de langue, et même dans la galanterie, si l'orgueil était blessé, on le vit parfois cruel. En affaires, il était facile et n'eût pas poussé le roi avec une telle insolence, s'il n'avait eu près de lui deux très-mauvais conseillers, sa sœur, rude, impétueuse, et son cousin, plus âgé, M. de Praslin, ministre, qui travaillait avec lui, dans son propre appartement (sans séparation qu'une porte) et qui influait sur lui par la pesanteur, l'insistance, un caractère triste et dur.
Dans le récit de Choiseul même (année 1760) on voit comme il effraya le roi par le Parlement. Le Dauphin, assez gauchement, avait remis à son père un mémoire que la Vauguyon avait fait faire par un Jésuite, et qui, disait le Dauphin, lui était venu par hasard des mains d'un parlementaire. On y montrait comment Choiseul travailla le Parlement en lui immolant les Jésuites. La chose était vraie au fond; il n'y avait d'inexact que les dates et certains détails. La Pompadour fit si bien que Choiseul eut le mémoire, et le roi trahit son fils. Choiseul le prit de très-haut, donna sa démission, et dit qu'il allait porter l'affaire au Parlement même.
Le roi fut épouvanté. Il crut voir cinquante Damiens. Il pleura abondamment et obtint grâce en avouant «que son fils avait menti.» (Choiseul, Mém., I, p. 54.)
Choiseul ne s'en tint pas là. Il alla chez le Dauphin et le mit au pied du mur, lui disant (si on l'en croit): «Monsieur, je puis avoir le malheur de devenir votre sujet, mais je ne serai jamais votre serviteur.»
Comment un homme en de tels termes avec le roi et son fils put-il régner douze ans en France?
Il dura comme la tête de la cabale autrichienne, agent des doubles mariages et des pactes bourboniens. Il arriva au pouvoir par le mariage d'Isabelle. Il le quitta en nous donnant Marie-Antoinette, un fléau.
Il dura, après la mort du Dauphin, parce que le roi le croyait capable de tout, empoisonneur de son fils, et parce que le roi voulait vivre.
Enfin (c'est le beau côté) il dura en exerçant une grande force d'opinion. Il eut la chance singulière de se trouver juste au moment du plus admirable réveil de lumière et d'humanité. Ces belles et grandes choses, tardives, qui enfin avaient éclaté, firent honneur à son ministère.
Ici, le bien et le mal s'attribuent toujours au gouvernement. Si l'on a vu de nos jours la création gigantesque des chemins de fer décupler la circulation, et pour tels pays doubler la richesse, c'est la gloire du gouvernement. Il en fut ainsi pour Choiseul. Quand la pourriture des Jésuites fut arrivée au degré de décomposition dernière, quand on purifia l'atmosphère, ce fut la gloire de Choiseul. Et il eut le Parlement. Quand un cri perçant de Voltaire, révélant l'affaire Calas, renversa le mur d'airain qui cachait l'enfer protestant, quand enfin on se souvint de ce monde infortuné, ce fut la gloire de Choiseul. Et il eut les philosophes.
Les Économistes montaient. L'admirable Ami des hommes avait dit aux propriétaires, à la noblesse obérée, que pour doubler son revenu, il fallait aimer la terre, encourager le paysan, lui faire de bonnes conditions, ou de fermage ou de vente. Une révolution agricole commençait (V. Doniol). Elle exigea la circulation des grains, leur libre sortie, qui, en élevant les prix, augmenta la production (1762, 1766). Ce fut l'honneur de Choiseul. Il eut les Économistes, le haut public propriétaire. Et c'était la société, le monde, et ce qui parlait.
On a vu combien il craignait les États, les assemblées. Il crut pourtant sans danger d'amuser l'opinion par la petite comédie de réunions de notables que feraient les localités, d'un semblant d'élections qu'on octroya aux communes. Cela n'eut aucun effet; les villes gouvernées en famille n'allèrent pas moins dans la ruine jusqu'à la Révolution.
Il connaissait bien la France. Au moment de la paix terrible de 1763, il dit que le Canada, «ces quelques arpents de neige,» n'était rien, que nous aurions mieux, que la France équinoxiale, sous un climat puissant, fécond, nous dédommagerait au centuple. Il baptisait de ce beau nom notre funeste Cayenne, le cimetière des Européens. Il attrapa quelques colons, ramassa des vagabonds, et cette misérable masse, d'environ douze mille âmes, sans ressources ni précautions, fut jetée là pour mourir. N'importe, l'effet fut produit.
Il est caractéristique pour ce siècle de l'esprit de voir à quel point un homme qui ménageait si peu le Roi, ménageait tant les salons, et s'en occupait sans cesse. La grande affaire de l'Europe pour Choiseul (on le dirait) c'est le vieux salon Du Deffand. Salon mixte où l'un des chenets était le président Hénault (c'est la petite cour de la Reine), l'autre un frère de d'Argental (c'est le parti de Voltaire). Là venaient les Méchantes illustres, madame de Luxembourg, et madame de Mirepoix, petit chat de la Pompadour, tête froide, très-dangereuse, avec qui le Roi comptait. La pire est la vieille aveugle qui gourmande Choiseul et Voltaire, courtisans, flatteurs assidus de ce foyer redouté de parlages, de méchancetés.
Choiseul avait là toujours sa jeune et aimable femme, innocente petite sainte. En la voyant, qui pouvait croire à tant de noirceurs du mari? Il l'avait eue à douze ans, et elle gardait ses douze ans; timide, modeste, résignée, avec son extrême mérite, elle osait parler à peine. Elle se sentait des Crozat, de cette famille de banque (d'un laquais devenu caissier), mais fine race du Midi, cultivée, amie des arts. L'exquise et mignonne personne avait, malgré elle, une cour. Walpole, qui ne loue jamais, avoue en être amoureux. Il en fait ce joli portrait: «Oh! c'est la plus gentille, la plus honnête petite créature qui soit jamais sortie d'un œuf enchanté!... Tous l'aiment, excepté son mari qui préfère sa sœur détestée.»
Mais laissons les apparences, et laissons le dessous. Quel était le gouvernement, et le contre-gouvernement, la secrète agence du Roi qui, il est vrai, n'agissait guère, mais contrôlait, écrivait? Le centre en était Conti, puis Broglie. Le Roi remettait ses billets à son factotum Lebel, qui les portait à Tercier, un commis qui envoyait et recevait les réponses.
Deux choses disent les mœurs du temps:
Une femme-homme gouvernait Choiseul, sa sœur,—gouvernée elle-même par un bijou équivoque, sa Julie, femme de chambre? demoiselle? on ne sait trop quoi.
Et l'un des agents principaux du Roi était un homme-femme, le fameux chevalier d'Éon, que son visage de fille et ses travestissements faisaient pénétrer chez les reines, en qualité de lectrice, demoiselle de compagnie.
Le règne de ces demoiselles, femmes de chambre, etc., est un trait de cette époque. Les hommes étaient si indiscrets que les dames s'en tenaient souvent aux amitiés féminines, à ces petites amies. Nombre d'elles avaient leur Julie, leur mademoiselle de Beaumont, c'est le nom féminin d'Éon, que le Roi envoie en Russie.
La Russie était le champ que l'intrigue européenne disputait. Élisabeth, la fille de Pierre le Grand, fut mise au trône par l'audace du Français la Chétardie. Mais son chancelier, Bestuchef, domina, la fit anglaise. Pour la rattacher à la France en 1755, on imagina à Versailles de lui donner une jolie demoiselle de compagnie.
La chose n'était pas sans danger. Un Français envoyé déjà avait étrangement péri. Éon n'avait rien à perdre. C'était un jeune Bourguignon, déterminé. Fils d'avocat, il avait essayé les lettres, il avait fait deux gros livres. Il avait écrit chez Fréron. Grécourt, le fameux satyre, le présenta à Conti. Il avait alors vingt-six ans, et il avait la figure d'une demoiselle de dix-huit. Conti dans ses grands projets de Pologne, de Russie même (rêvant d'épouser la Czarine), montra à la Pompadour, au Roi, ce jeune amphibie, l'original très-réel de Chérubin, de Faublas. On l'envoya, on réussit. La bonne dame Élisabeth, au milieu de son sérail d'ours, fut ravie de la surprise. Elle en sut gré à Louis XV. Elle s'unit à la France pour anéantir la Prusse, que d'ailleurs elle détestait. Elle témoigna, sans gêne, combien elle aimait Éon, en le chargeant (chose étonnante) de ce que le plus grand seigneur eût demandé, de porter au roi de France ce traité si important.
Cela fit parler de lui. On commença à débattre s'il était vraiment homme ou femme, ou tous les deux à la fois. En guerre, certes, il était homme; il brilla, fut capitaine. Il était grand ferrailleur. C'était une tête de feu pour l'épée et pour la plume. Mais tout était dans le cerveau. Les dames disaient qu'il était femme, et pourtant à ce sujet n'en restaient pas moins curieuses, avec un danger réel, au moins pour leur réputation.
Quand il s'agit de faire la paix, Versailles envoya à Londres le plus aimable des Français, le bon duc de Nivernais, et, pour occuper les Anglaises, ce brillant, ce douteux Éon. La jeune reine d'Angleterre, une Allemande, Sophie-Charlotte, mariée à son lourd George III, était passionnée pour la France, comme sa belle-mère, autre Allemande, dont l'amant, l'Écossais Bute, gouvernait alors l'Angleterre. Ces dames furent aussi curieuses. Sophie-Charlotte, si jeune, fit l'extraordinaire imprudence de faire venir chez elle Éon.
Versailles, très-certainement, avait spéculé là-dessus. On avait compté qu'il plairait, comme il avait fait en Russie. S'il n'eut pas le même succès, il en eut du moins l'apparence. Lord Bute, pour envoyer la ratification du Roi, eut ce ménagement singulier de ne pas choisir un lord qui eût triomphé à Versailles. Il envoya un Français, et ce jeune secrétaire, Éon!... Chose si contraire aux usages, que le ministre Praslin se refusait à le croire. Nivernais lui dit finement: «Cher ami, vous êtes une bête. Vous ne savez pas à quel point nous sommes aimés ici» (lettre de février 1763).
Il eut la croix de Saint-Louis, et on le renvoya à Londres. L'opposition eût voulu dans le traité ce mot cruel: que la France n'aurait plus que tant de vaisseaux. Elle voulait que réellement on exécutât Dunkerque, qu'on n'y laissât pas une pierre. Chose inutile à l'Angleterre (Pitt lui-même en convenait), simple outrage, insulte amère, que les deux bonnes Allemandes tâchaient de nous épargner. Cinq mois durant on traîna, et nombre de fois Éon alla raffermir le zèle de notre amie, Sophie-Charlotte, sans qui Bute aurait cédé. Ces conférences mystérieuses (dans la crainte de l'opposition) n'étaient pourtant pas trop secrètes; on a les billets d'audience du maître des cérémonies. Ce fut le malheur de la vie pour la pauvre petite reine. On inquiéta George III, on dit que Sophie-Charlotte avait été en Allemagne déjà connue et surprise par la fausse demoiselle, que George IV était son fils (chose impossible par les dates).
Choiseul était si étourdi, ou si faible pour Praslin, qu'il le laissa désigner pour successeur de Nivernais, dans cette délicate ambassade, un Guerchy, dont le vrai mérite était la beauté de sa femme. Praslin n'y vit que l'agrément de donner à ce cher ami un traitement de deux cent mille francs.
Éon fut, pendant l'entr'acte, ministre plénipotentiaire. Et en même temps (la fortune à ce moment l'accablait), il eut une commission très-secrète de Louis XV, pour observer, reconnaître, préparer un plan de descente (juin 1763). Versailles, contre l'Angleterre, couvait de sinistres projets, au moment du traité même. En 1764, lord Rochefort donna les détails d'un épouvantable plan que Choiseul aurait approuvé pour brûler Plymouth et Portsmouth (V. tout le détail dans Coxe). Un tel acte, en pleine paix, le lendemain du traité, eût rendu la France exécrable; de plus, elle l'eût replongée (épuisée et impuissante) dans la guerre la plus terrible.
Mais la grande affaire de Choiseul (j'entends la trinité Choiseul, de la Grammont et Praslin) c'était moins celle d'Angleterre que la sourde guerre qu'ils faisaient à leur maître Louis XV dans son plus intime intérieur.
Ils avaient tout, le royaume, guerre, finances, administration, police, affaires étrangères. Le roi n'avait rien à lui que cette agence secrète, cinq ou six hommes en Europe, qui observaient, n'entravaient guère (ils n'auraient jamais osé). Les lettres publiées récemment étonnent par la timidité. Le roi, dit très-bien l'éditeur (Boutaric, 1866), n'y cherchait «qu'un plaisir inquiet,» une petite joie maligne d'écolier à blâmer ses maîtres. Tout son refuge était là, et toute sa royauté, dans ce méchant secrétaire qu'on a mis au musée du Louvre. Il en portait la clef sur lui. Un matin pourtant il y trouve ses papiers dérangés, brouillés. Il frémit, se voit découvert. La Pompadour, enhardie par les Choiseul, avait osé lui prendre la clef dans sa poche et on avait eu le temps d'entrevoir, de fureter.
Cette affaire de détruire l'agence, d'ôter au roi son secret, son dernier retranchement, leur semblait la question de la royauté elle-même. Il fallait un coup d'audace, frapper un agent du roi, et de façon que les autres vissent bien que sa protection ne pouvait couvrir personne. Effrayée, découragée, l'agence ne pouvait manquer de périr.
Ils surent ou devinèrent qu'en juin le roi avait pris Éon pour agent à Londres. En août, ils lui envoyèrent un espion, un certain Vergy, homme de lettres comme Éon, qui avait aussi fait des livres. Éon le vit de part en part et il le mit à la porte. Les Choiseul furent furieux, et ils le furent plus encore quand Éon, ayant reçu de son ministre Praslin une lettre dure et méprisante, lui répondit fièrement, avec la verve légère, le mordant, l'emporte-pièce qu'on croirait de Beaumarchais. Une telle lettre, ostensible, semblait un défi de l'agence.
On espérait qu'il viendrait se mettre dans la souricière, qu'on prendrait l'homme et les papiers, qu'encastré dans l'épaisseur des murs profonds de la Bastille on le ferait bien parler. On ne le paye plus. Il reste. Praslin le rappelle, il reste. Ce même jour, 4 octobre, le roi lui écrit que le roi a signé (non de sa main, mais d'une griffe) son rappel, qu'il doit rester, reprendre ses habits de femme, prendre abri dans la Cité; car il n'est pas en sûreté dans son hôtel, et ici il a de puissants ennemis. (Bout., I, 298).
Cependant, du 4 au 15, le roi reprend un peu courage. Il s'adresse à Laverdy, le Contrôleur des finances, il lui fait écrire un billet qui au nom du roi invite Éon à continuer son travail. Puis, songeant que ce ministre n'a nul pouvoir sur Éon (qui est employé des Choiseul), par un vrai tour de Scapin, le roi (le 18 octobre) fait une lettre dans le même sens, y mettant le seing de Choiseul (par la griffe des bureaux?).
Le vrai Choiseul cependant agissait tout au contraire. Bien loin de reculer devant l'intention du roi (intention constatée dans la lettre de Laverdy), par une pression odieuse, Choiseul et Praslin exigent que le roi signe une demande aux Anglais de livrer Éon, avec ordre d'envoyer main-forte pour qu'on s'en saisisse. Ordre à notre ambassadeur de s'emparer de ses papiers. Le même jour, 4 novembre, le roi avertit Éon: «Si vous ne pouvez vous sauver, sauvez du moins vos papiers.» (Bout., I, 302.)
Cet ordre contradictoire pouvait faire un combat dans Londres. Éon réunit ses amis, les arme, s'arme jusqu'aux dents. Il calcule qu'il a tant d'épées, de sabres, de fusils turcs, qu'il peut résister longtemps.
L'extradition est refusée. Croyez-vous que l'on s'arrête? point du tout. On persévère dans le plan d'enlèvement. D'abord on essaie d'attirer Éon dans un guet-apens, un duel avec ce Vergy, où l'on aurait happé l'homme. Mais les Anglais s'y opposent. Notre ambassadeur Guerchy alors se rapproche d'Éon, l'apaise, l'invite à souper, et par son écuyer Chazal met de l'opium dans son vin. Endormi on eût pu le prendre. Cela manqua. Alors Guerchy fit sauver l'empoisonneur, et désespéré pria Vergy d'assassiner Éon(?).
Ce qui est sûr, c'est que quelqu'un chez Praslin s'était chargé d'amener Éon «mort ou vif» (Bout., I, 321), que Praslin rassurait le roi, disait qu'on ne le tuerait pas.
Guerchy nie. Éon affirme. Il porte la chose au plein jour devant le grand Jury de Londres. Ce Jury déclare l'accusation valable, accepte le témoignage de Vergy, qui se repent, dit lui-même qu'on le subornait pour ce crime. Vergy le répéta encore dans une brochure terrible. (Lettre à M. de Choiseul, V. Bachaumont, t. II, 26 nov. 1764).
Éon acheta-t-il Vergy? Avec quoi? il mourait de faim. Mais Choiseul, Praslin, Guerchy, avaient tout l'argent de la France et pouvaient richement payer un coup de terreur sur l'agence du roi (et sur le roi même).
Guerchy était ambassadeur. Il décline le tribunal populaire du Jury de Londres. Mais tout ambassadeur qu'il est, il accepte des juges anglais. Il fait évoquer l'affaire par le Banc du roi, qui l'étouffe et ne blanchit pas Guerchy. Pourquoi celui-ci fait-il disparaître l'homme essentiel, celui qui aurait versé l'opium? Et pourquoi lui-même Guerchy n'ose-t-il rester en Angleterre, quitte-t-il cette belle ambassade? On verra que Louis XV, le Dauphin et Louis XVI se posèrent ces questions, et se firent sur tout cela une idée très-arrêtée. Derrière Guerchy, ils virent Praslin, et derrière Praslin, Choiseul. Ils ne doutèrent pas que Choiseul n'eût autorisé l'opium, et sur cela le jugèrent (sans doute à tort) empoisonneur.
Ce qui étonne dans un homme d'autant d'esprit que Choiseul, c'est qu'il crut tromper Éon. Le 14 novembre, espérant prévenir ce honteux procès, il lui écrit une douce lettre, et tout entière de sa main, pour lui dire, à ce cher Éon, de revenir au plus tôt; il le placera dans l'armée. Éon savait parfaitement que Choiseul, Praslin, c'était le même homme. Le piège était trop grossier. Le cuisinier a beau cacher aux canards le grand couteau, et leur dire: «Petits! petits!» les petits fuient encore plus fort.
Ayant tant besoin des Anglais, devenus leurs juges, les Choiseul laissèrent aller l'affaire de Dunkerque. Ils burent la honte complète. Et ils en eurent une autre encore: c'est que le peuple de Londres, furieux de voir les recors français opérer chez lui comme sur le pavé de Paris, jura que, si on touchait Éon, l'ambassadeur et l'ambassade à l'instant seraient mis en pièces.
Tout retomba sur le roi. Les Choiseul l'avaient déjà réduit à employer Laverdy. Ils le réduisirent au point d'implorer M. de Sartine, le lieutenant de police. Effaré dans ses mensonges opposés, il perdait la tête, ne s'y reconnaissait plus. Dans une lettre il dit: «Je m'embrouille» (17 janvier 1765). Cela n'était que trop vrai. En arrêtant les messages qu'il envoyait à Éon, ils l'obligèrent de prier Sartine de sauver ces agents.
Enfin, pour lui faire entendre que tout était inutile, ils lui faisaient arriver ses mystérieuses dépêches par la poste décachetées. Le cabinet noir s'amusait des secrets de Louis XV. Mais, comme des magisters intraitables, Choiseul, Praslin, n'étaient pas contents encore du châtiment. Ils voulaient que le coupable avouât (Boutaric, I, 127).
Pourquoi l'avilir jusque-là? Était-ce une vaine fureur? Non. On espérait le briser au point que dans son lit même il subît le tyran femelle que lui donneraient les Choiseul.
Le ministère des ministères, c'était certainement le poste de la maîtresse officielle. Ce personnage historique allait disparaître du monde. Usée de tant d'activité, pulmonique, elle traînait. Elle eût voulu, in extremis, ramener l'opinion. Ses amis faisaient valoir l'intérêt qu'elle prenait aux Économistes, la comédie qu'elle arrangea d'obtenir que Louis XV donnât des armes à Quesnay, imprimât de ses mains royales quelques feuilles de ses livres.