Histoire de France 1758-1789 (Volume 19/19)
CHAPITRE XVIII.
PROCÈS DU COLLIER.
1785-1786.
Rohan fut bien surpris de voir que la Valois n'avait pas voulu fuir, qu'elle restait pour répondre à tout. Les Rohan, les Soubise, fort inquiets, lui rassemblèrent à la Bastille les grands avocats de l'époque, les Target, les Tronchet. Une consultation eut lieu. Mais ces docteurs trouvèrent leur homme bien malade, hochèrent la tête, n'augurèrent rien de bon. Ses précédents étaient honteux et déplorables. Il avait, disait-on, volé les deniers des Aveugles, pillé les Quinze-Vingts (Besenval, II, 167). Il était très-notoire qu'il avait établi et entretenu la Valois avec l'argent des pauvres. Maintenant qu'il vivait chez son Cagliostro et sa Serafina, où il dînait quatre fois par semaine, il était bien probable qu'il avait prélevé sur le collier, pour son courtage, les petits diamants rejetés, et les avait vendus à Londres pour en manger le prix dans ce tripot. L'avis des avocats fut qu'il était perdu, qu'il n'avait de ressources que dans la clémence du roi.
Mais Beugnot, le jeune barreau, allaient plus loin que l'affaire d'escroquerie. Ils croyaient qu'en prenant la chose comme crime de lèse-majesté, d'outrage au roi, d'attentat à la reine, on pouvait le mener tout droit à l'échafaud.
Rohan in extremis, gisant, désespéré, n'avait pas le choix des remèdes. Il écouta un homme que depuis quelque temps il écartait de lui, Georgel, habile et dangereux, et qui faisait peur à son maître. En 1774 par des moyens étranges et ténébreux, il avait pris le fil de l'intrigue autrichienne. Ce grand service ne fut pas reconnu. Georgel n'avança pas. Il attendit dix ans, simple abbé, secrétaire dans ce palais de la folie, tapi dans sa mansarde, comme une araignée suspendue. Au jour de la ruine, l'araignée descendit.
Comment restait-il libre? comment le laissait-on communiquer avec Rohan? Breteuil disait qu'il fallait l'arrêter. Vermond dit non, et la Reine, suivant toujours le pire conseil, adopta l'avis de Vermond.
Georgel, sans peur et sans scrupule, ne s'embarrassa pas au nœud qui arrêtait ces pauvres avocats. Il sut bien le trancher. Il avait pour cela une lame terrible dont Rohan même ne voyait qu'un côté. Un des tranchants pouvait égorger la Valois; l'autre, Rohan lui-même, qui eût été absous, mais comme incapable, idiot; et l'administration de tous ses bénéfices eût passé à l'abbé Georgel.
Celui-ci, dès le premier jour, profitant de la peur de Rohan et de sa famille, se fit donner une procuration et des pouvoirs illimités. Il s'empara de tout, à Paris, à Versailles. Occupant jour et nuit deux secrétaires, ne dormant que deux heures, fatigant six chevaux par jour, il fit tout marcher à sa guise, dirigea les Rohan, guida les avocats, influença les juges.
Si Georgel parvenait à donner à Rohan une ferme et solide impudence pour bien mentir, l'affaire était sauvée. La vente s'était faite par la Valois et son mari. Mais qui prouvait que Rohan l'eût fait faire? En avaient-ils un ordre écrit?—«Ils avaient remis à Rohan l'argent de cette vente.» Qui le prouvait?—Avaient-ils un reçu?
Un reçu! la Valois eût-elle osé le demander à un tel seigneur, son patron? Un reçu! dans les termes intimes où ils étaient, qui pense à demander, à donner des reçus?
Elle n'aurait que son allégation. Mais qui l'écouterait? quel poids peut avoir sa parole? qui oserait apposer son oui au non d'un prince de l'église, d'un cardinal de Rome et du chef de l'épiscopat?
Elle avait eu une arme, les folles lettres de Rohan à la Reine. Pièces terribles, un titre à l'échafaud. Rohan lui avait dit: «Il y va de ma tête.» Avant de partir de Paris, elle se fit un devoir de les brûler, et cela devant un témoin qui pût en assurer Rohan.
Donc point de pièces contre lui. Cela le rassura. Et Georgel encore mieux. Lié avec Vermond, par lui il avait un œil dans Versailles, savait l'inquiétude du Roi et de la Reine. On tenait Louis XVI par sa vive sensibilité en ce qui la touchait, par sa crainte naturelle du bruit, et son regret d'avoir fait tant d'éclat. Il eût voulu d'abord se réfugier dans le huis-clos, remettre l'affaire aux ministres, MM. de Vergennes et de Castries. Mais quelle ombre fâcheuse en serait restée sur la Reine! Il eût bien mieux valu que Rohan fît appel au Roi, aidât lui-même à étouffer la chose. Les ministres allèrent lui demander à la Bastille, s'il ne voulait pas se fier à la bonté du Roi; sinon l'affaire serait livrée au Parlement. Il avait grande envie d'abréger tout, de se remettre au Roi. Mais sa famille, mais Georgel, l'affermirent. Il demanda d'être jugé.
L'essentiel était que le public n'entendît trop les cris de la Valois. On la tenait dans la Bastille, sous la griffe de Delaunay, l'excellent gouverneur, le client des Rohan, qui savait comme on peut faire taire un prisonnier. On a fait de nos jours des idylles sur la Bastille. Dans la réalité, elle était douce aux gens qu'on ménageait (la Staal, Marmontel, etc.); mais pour d'autres, terrible. Sans croire aux in pace qu'on se figura voir dans l'épaisseur des murs, elle avait très-certainement au plus bas d'horribles cachots, boueux, où l'eau entrait, et les rats d'eau, féroces, friands de nez, d'oreilles. La Bastille (comme le fort de Brest et tant d'autres prisons) avait ses légendes trop vraies, de prisonniers mangés, du moins attaqués jour et nuit, mordus et mutilés. Grand moyen de terreur. Pour n'être pas mis là, que ne faisait-on pas? L'idée seule pouvait faire défaillir une femme. Les aumôniers parfois, dit-on, en profitèrent avec de pauvres protestantes, qui en sortaient enceintes et converties.
La Valois, se trouvant entre quatre murs noirs, et tenue d'abord seule, sans conseil, se trouva heureuse de voir un être humain, un homme doux et compatissant, l'aumônier (que le gouverneur envoyait). Elle s'épancha fort, dit tout à cet homme de Dieu. Il ne lui fut pas difficile de tirer d'elle ce qu'on voulait savoir: qu'elle n'avait aucun papier, et pas même des lettres d'amour. Elles l'auraient servie beaucoup dans le procès: 1º on y eût vu le vilain prêtre à nu, ignoble libertin, un gibier de Bicêtre, sans cœur et sans cervelle, indigne d'être cru; 2º ces lettres montrant combien il l'avait désirée, achetée à tout prix, auraient (contre Target et les défenseurs de Rohan) prouvé que sa fortune précédait l'affaire du collier, venait de l'amour non du vol; 3º que neuf mois avant cette affaire, elle était richement, fastueusement entretenue (Beugnot).
Ces lettres, si utiles, la Valois les avait brûlées, se désarmant ainsi pour l'honneur de Rohan. Elle avait tout détruit, sauvé Rohan, s'était perdue.
On le devinait bien. Son compatriote Beugnot, son jeune ami, qu'elle voulait pour avocat, n'osa pas la défendre. En vain, du fond de la Bastille, elle appela et supplia. Elle croyait qu'il avait souvenir de son arrivée à Paris, où il la promenait, où ils avaient passé de doux moments. Elle avait eu un tort, de se moquer un peu de lui: il eût pu l'oublier. Si elle avait eu le malheur de passer par l'amour de cet indigne prêtre, la faim en était cause. Avec ses échaudés, Beugnot ne la nourrissait pas. Dans son plus grand éclat, recevant le beau monde, elle l'invitait fort, le traitait en ami. Elle se fia à lui, à son moment suprême, sa dernière nuit de liberté; elle lui mit en main ses papiers, s'aida de lui pour les brûler. C'est là qu'il parcourut les lettres de Rohan. Lui laissant voir ses lettres, sa honte à elle-même, elle disait assez: «J'ai péché!» Cela demandait grâce. Elle était fort touchante dans cet appel de la Bastille. S'il y était venu, elle l'aurait ressaisi peut-être. Elle avait vingt-six ans, étincelait d'esprit, était (plus que jamais) charmante de grâce et de passion.
Elle était bien naïve, avec cet âge et tant d'épreuves, de s'adresser à ce sage jeune homme, ce prudent Champenois, né pour faire son chemin. Si elle avait encore une chance de salut, c'eût été de dire tout, sans taire ce qui était contre elle, et d'ébranler la France du tonnerre de l'opinion. Il eût fallu, non un Beugnot, mais bien un Mirabeau, un intrépide fou, qui, tenté par la gloire, se perdît, s'immortalisât. Mais eût-elle voulu elle-même être ainsi défendue? Nullement. Espérant être ménagée de Rohan, un peu couverte par la Reine, elle voulait ruser, ménager tous les deux. Cela fut impossible. Tous les deux l'accablèrent. Elle se trouva prise entre l'enclume et le marteau.
Un fait fort singulier ferait croire que d'avance le Roi, engagé malgré lui dans ce fatal procès, redoutait les écarts hardis des avocats, aurait ouvert l'oreille à certain compromis. Georgel, voulant d'abord faire taire les joailliers (pour la partie du collier qu'on vendit à Londres), demanda et obtint du Roi qu'on leur assignât ce payement sur son abbaye de Saint-Vast. Grâce étrange et bien étonnante au début d'un pareil procès! Quoi! le Roi le poursuit et l'envoie en justice, prévenu d'attentats qui pourraient lui coûter la tête; et pourtant il s'y intéresse tellement, a soin de ses affaires! Ne pourra-t-on pas dire que, tout en l'accusant, il le craint, le ménage, achète sa discrétion? Quoi qu'il en soit, Georgel a fait un coup de maître faisant croire que le Roi est au fond pour Rohan.
Cela énerve le procès, le rendra vain et ridicule.
Les lettres du roi au Parlement sont pitoyables de timidité, de mollesse, très-propres à confirmer ces bruits.
On y voit un mari inquiet qui se dépêche de mettre sa femme hors de cause. Il affirme d'abord ce qui est en litige: Elle n'a pas reçu le collier.
On n'y voit pas du tout le roi. Il oublie qu'il est roi; il n'a nul sentiment de la Majesté outragée. Beugnot dit à merveille: «La Révolution était faite lorsque le roi s'oublie lui-même, réduit toute la cause à une affaire d'escroquerie.»
Le roi explique, d'un ton qu'on croirait apologétique, l'arrestation du cardinal; il mentionne l'excuse que Rohan a donnée: «Il a été trompé.» Cela simplifie tout. Il est dupe plus que criminel. Le juge n'aura pas grand'peine pour trouver le coupable sur qui on doit frapper. Il a été trompé «par une femme.» Rohan a peu à craindre. Si justice se fait, ce sera seulement in anima vili.
Le procès est tracé d'avance. Seulement, pour arranger cela, il ne faut pas trop de clarté. C'était précisément l'année où un magistrat (Dupaty) demanda qu'il n'y eût plus de procédure secrète, que l'accusé ne fût plus isolé, qu'il fût environné des garanties de la publicité, que l'information, les débats, se fissent en plein soleil. La Justice elle-même devait le désirer, vouloir sortir de la nuit odieuse qui la rendait suspecte, obtenir le grand jour et montrer qu'elle est la Justice.
Le contraire arriva. Le Parlement condamna Dupaty, garda et défendit ses formes inquisitoriales, l'arbitraire infini que lui donnait l'obscurité.
Mais le roi est le roi. Il pouvait se placer du côté du public qui demandait cette réforme, l'imposer à son Parlement. Dans une affaire où il était partie, où la reine même était en jeu, il devait le vouloir, ne laisser là-dessus nulle ombre.—Le contraire arriva. Il recula devant cette réforme. On put croire qu'il craignait que l'affaire ne fût éclaircie.
L'épiscopat français se serait fait honneur, si son chef (le grand aumônier) acceptant le juge laïque, il eût demandé le grand jour. Heureuse occasion de faire taire les méchants, de montrer l'innocence de cet agneau sans tache. Mais l'Église n'en profita pas.
Le roi, la Justice et l'Église furent d'accord pour fuir la clarté.
On montra du procès aussi peu que l'on put. On fit plus que le supprimer. On le faussa, en écartant ceci, faisant voir cela. La nuit absolue, pour tromper, vaut moins que les fausses lueurs.
Une chose a frappé Beugnot, c'est que dans les Mémoires, si nombreux, d'avocats, on ne sent aucun sérieux. «Ce ne sont que jeux puérils.» Il semble que l'affaire est arrangée d'avance, l'issue prévue, qu'il s'agit simplement d'amuser le public et de jouer la comédie.
L'avocat de Cagliostro dit gravement comment, élevé dans les Pyramides, il y apprit toute science. Le mémoire du prophète fut si piquant, si curieux, qu'il y eut queue à son hôtel, où on le débitait; il fallut y mettre des gardes.—Mademoiselle Oliva, charmant témoin, docile, prête à dire tout ce qu'on voulait, fit un délicieux mémoire, «très-digne, dit Georgel, de Paphos et de Gnide.»
Tous veulent amuser, être divertissants; ils visent au succès si grand qu'eut Beaumarchais. Pour aucun d'eux l'affaire n'est sérieuse. Nul ne semble prévoir l'effondrement moral qui va se faire, la reine avilie, le trône ébranlé. Ils se disent: «Nulle vie n'est en jeu. Il n'y aura pas mort d'homme... Une femme tout au plus exposée, corrigée.»
Mais quittons l'avant-scène. Que disait cette femme: «La reine a reçu le collier. L'accessoire du collier, les petit diamants (inutiles pour elle, et détachés par elle) ont été vendus par moi et mon mari à Paris et à Londres, sur l'ordre du cardinal, à qui nous en avons remis le prix, trois cent mille francs.»
Rohan niait cet ordre, niait avoir reçu l'argent, récriminait, disant: «Vous avez vendu le collier.»
Par là il se lavait de la vente des petits diamants; la Valois, selon lui, avait en même temps vendu les petits et les gros.
Rohan, du même coup, lavait la reine et lui. Tout retombait sur la Valois.
Le premier pas évidemment que la Justice avait à faire était de s'informer à Londres, d'obtenir par le ministère qu'elle y pût faire enquête, d'y envoyer des hommes sûrs. Le ministère, le roi, devaient s'y entremettre. Inexplicable énigme: rien de tel ne se fit!...
Le roi, le Parlement, les ministres n'agissent pas. On se fie pour l'enquête, à qui? chose inouïe que ne croira pas l'avenir, on se fie justement à l'accusé Rohan et à ses gens. Un petit secrétaire de Rohan est envoyé avec un capucin qui prétend être sur la voie, pouvoir diriger la recherche.
Notons ce capucin, et admirons Georgel qui manipulait tout cela.
Si la fiction est poésie, création, Georgel fut grand poète, et vraiment créateur. Il inventa des choses, il inventa des hommes. Il fit sortir de terre deux moines, amis de la Valois. C'étaient des Mendiants, de ces rôdeurs, qui, tout en demandant, flattant, mangeant, observent. À Paris, c'était un P. Loth, un Minime, que la Valois sottement protégeait, à qui elle avait rendu un service essentiel, d'obtenir (par Rohan) qu'il prêchât à la cour. L'autre capucin, Irlandais, un P. Macdermot, son parasite à Bar, prétendit pouvoir désigner à quels marchands en Angleterre elle avait vendu le collier.
La Valois a donné, publié minutieusement le compte des petits diamants qu'elle vendit pour le cardinal, avec les noms, les dates et circonstances.
Mais Rohan n'a pas publié l'enquête de son secrétaire, du capucin, sur le collier, sur cette énorme vente qu'elle aurait faite, sur le million et demi qu'elle en eût retiré, sur le placement qu'elle en eût fait, etc.
Bonne ou mauvaise, la pièce rapportée par le capucin était favorable à la reine aussi bien qu'à Rohan (faisant croire que la reine n'avait jamais eu le collier). Donc, on pensait qu'elle serait fort bien reçue des gens du roi, du procureur du roi, qui l'admettrait les yeux fermés. On l'avait fait timbrer, viser à Londres par je ne sais quelle autorité. Cela ne disait pas grand'chose, n'impliquait nullement que cette autorité eût jugé cette pièce, la donnât pour valable. L'autorité était peu attentive à Londres, si j'en juge par tant d'histoires étranges, d'aventures, de désordres, de meurtres, vols et violences, qu'on a données pour ce temps-là.
Ce visa imposa fort peu aux gens du roi. L'œuvre du capucin leur parut très-informe, infiniment suspecte, de fort mauvaise mine, et ils refusèrent de l'admettre.
Un tel refus méritait le respect. Forcer la main à la magistrature, l'obliger d'accepter une pièce véreuse, qui, si on l'acceptait, tranchait toute l'affaire, c'était chose indigne et énorme. Mais encore une fois, cette pièce avait le grand mérite de couvrir à la fois et le cardinal et la reine. Les Rohan s'adressèrent au garde des sceaux, Miromesnil. Pouvait-il juger sur les juges, faire trouver blanc ce qu'ils avaient vu noir? Du moins ne devait-il examiner la pièce, et surtout inviter les prétendus Anglais dont elle donnait le témoignage, à venir s'expliquer eux-mêmes? Londres est-il donc au bout du monde? Miromesnil ne fit rien de cela. Il força la Justice. Ordre aux magistrats de trouver la pièce bonne et de l'employer!
Une affaire engagée ainsi était bien claire d'avance. Les témoins qui d'abord avaient chargé Rohan, se dédirent, chargèrent la Valois. Et nul ne les reprit de leurs variations. Par exemple, Bœhmer et Bassange, les joailliers, eurent trois avis: d'abord contre Rohan, puis contre la Valois, longtemps après contre la reine. Quatre ans après sa mort, en 1797, trouvant Georgel à Bâle, ils finirent par lui avouer que la reine n'avait rien ignoré de l'achat du collier. Et en effet eux-mêmes, sans cette garantie, auraient été bien sots de livrer un pareil bijou.
Le procès fut un jeu. Le cardinal parlait assis, en robe rouge et barrette rouge. On le stylait, le dirigeait. On écrivait avec respect. La Valois, au contraire, bridée et muselée, devait marcher comme on voulait. Si elle hasardait un écart, le greffier n'écrivait plus rien. Georgel lui-même avoue qu'on se garda d'écrire telle échappée qui lui venait.
Rohan lui disait une fois: «Mais, Madame, cela n'est pas vrai...;» elle répondit en souriant: «Monsieur, autant que tout le reste. Depuis que ces messieurs nous interrogent, vous savez que ni vous ni moi nous ne leur avons dit un mot de vérité.»
Situation terrible. La Reine aurait voulu qu'elle chargeât le cardinal. Était-elle libre de le faire? Un violent parti se formait pour Rohan. Les Condés mêmes venaient solliciter pour lui. Si la Valois avait osé parler contre, on aurait crié: «Blasphème! elle ment!... Il faut la faire chanter» (la mettre à la torture). La torture, que Necker voulut supprimer, avait ses partisans, pouvait être ordonnée encore. À Aix (1780), avait paru l'apologie de la torture par Muyard de Vouglans, un président, membre du Grand-Conseil. Le pape Pie VI avait consacré cet ouvrage par son approbation. Le Roi en accepta la dédicace et maintint la torture jusqu'en mai 1788.
Les Parlements y tenaient fort. Ce que le juge avait de terrible (et de bien cher aussi), c'était cette terreur, cet arbitraire énorme d'ordonner ou n'ordonner pas ce qui, au fond, tranchait tout, faisait qu'on s'accusait soi-même. Que de saluts très-bas, que de sourires des dames (d'autres faveurs aussi) au monsieur qui pouvait vous faire craquer les os?
Donc la Valois rusait, était sage, ménageait Rohan. Les amis de Rohan la voyant désarmée, et n'osant se défendre, l'accablaient à plaisir, l'insultaient, s'en moquaient. On voulut voir jusqu'à cela pourrait aller. Cagliostro, par un mépris glacé, lui fit perdre enfin patience.
Elle eut un accès effroyable de fureur et de désespoir. Un chandelier était entre eux, elle le prit, et le lui lança à la tête. Scène sauvage dont elle usa contre elle pour ne plus l'écouter du tout. On dit qu'elle était enragée, une bête féroce, qu'elle avait mordu son geôlier (ce qui pourtant se trouva faux).
Ce qui achevait la Valois, c'est qu'elle avait contre elle non-seulement les amis de Rohan, mais les ennemis de la Reine, dont on la supposait l'agent. Ces ennemis, c'était tout le monde:
1º Le Parlement, qui, forcé en décembre, dans un Lit de justice, d'enregistrer les emprunts de Calonne, en voulut à la cour, crut la frapper dans la Valois;
2º Calonne, fort branlant, ayant décidément épuisé le charlatanisme, et sachant que la Reine avait son successeur tout prêt, voulait la prévenir, l'avilir, s'il pouvait, la flétrir, l'écraser dans sa créature la Valois. Il ne paraissait pas, mais travaillait le Parlement par un tiers, Lamoignon (auquel il eût donné les sceaux).
Le plus terrible pour la Reine, c'est qu'à ce moment décisif, s'ébruitait le traité par lequel Louis XVI avait arrangé les affaires de Joseph II avec l'argent français. L'Empereur, pour le mal qu'il avait fait aux Hollandais, exigeait qu'ils lui fissent réparation, lui payassent dix millions d'amende. La France en paya la moitié. Utile arrangement pour éviter la guerre. Mais le public s'en indigna, le trouva bas et lâche, crut y revoir le temps où la France payait un tribut à l'Autriche. On rappela l'année 78, et les quinze millions, tant de fourgons d'argent qui partirent de l'hôtel des postes. On soupçonna la Reine d'épuiser sous main le trésor. Et l'orage s'amassa contre elle. Cette haine tourna en amour pour Rohan. Par un effet bizarre, ce vieux libertin sale devient tout à coup une idole. Sa cause devient celle du droit, de la patrie, des libertés publiques.
La cour amèrement regretta d'avoir tant ménagé Rohan. On revint à l'idée de l'attaquer par le point grave qu'on avait écarté, l'attentat à la Majesté, à l'honneur de la Reine. Pour cela, on voulait faire venir d'Angleterre un dangereux témoin, Lamotte, mari de la Valois. Plusieurs fois il avait couru le danger de la vie. L'ambassadeur français, ou plutôt les Rohan, l'auraient mieux aimé mort. Mais quand on vit l'affaire prendre si mauvaise tournure, la cour crut au contraire qu'on pouvait l'employer, faire témoigner par lui de l'insolence de Rohan, de ses mensonges indignes pour faire croire qu'il avait les faveurs de la Reine. La mystérieuse boîte d'écaille, la rose encadrée, d'autres choses, n'auraient prouvé que trop sa fatuité calomnieuse. L'irritation du Roi aurait été au comble. Le public même n'eût pu que le trouver coupable. On eût pu demander sa tête.
Plan très-bon, mais tardif; Calonne le sut à temps, et, par son Lamoignon, il fit brusquer le jugement.
Le procureur du roi avait conclu, pour toute peine, à ce que Rohan perdit la grande aumônerie, à ce qu'il fût blâmé, et demandât pardon au Roi et à la Reine. Conclusion très-molle, et singulièrement modérée. Ses plus ardents amis n'avaient jamais nié qu'il n'eût été déplorablement indiscret, ne dût réparation. Mais l'état des esprits était si violent, si aveugle pour lui, qu'on ne pouvait plus faire justice; une foule exaltée de dix mille hommes assiégeait le Palais. L'arrêt était dicté, et on le rendit tel: Rohan, absous, loué, et la Reine accablée en sa créature la Valois, qui serait marquée et flétrie.
Quand les juges sortirent, la scène fut extraordinaire. Mirabeau qui la vit, fut surpris, effrayé, de l'emportement de ce peuple; il en prit vaguement de sinistres idées de l'avenir. Ces furieux, non contents de crier, baisaient les mains des conseillers, se jetaient à genoux, presque en larmes, adoraient. Rohan rentrant à la Bastille, la foule s'indigna; le sang aurait coulé, si lui-même Rohan ne les eût apaisés. Autre scène et plus folle: exilé par le Roi, il vit, à son départ, tout Paris à sa porte, la foule se ruer dans ses cours, l'appeler au balcon. Il parut, et il la bénit.
Qu'adviendrait-il de la Valois? Il n'était nullement question de lui faire grâce, mais d'adoucir l'arrêt, de ne pas faire l'exécution publique, où sans doute elle crierait. La Reine était embarrassée. En lui sauvant l'exécution, elle affermissait le public dans l'idée que c'était son agent et sa créature. En la laissant subir l'arrêt, elle faisait dire à la cabale qu'elle n'osait sauver sa complice, que, par une hypocrisie lâche, elle se lavait en l'immolant.
Elle était redevenue enceinte, et d'autant plus craintive, plus sensible peut-être. Elle eût voulu qu'on n'exécutât pas (dit Adhémar). Mais elle n'osa insister. Elle était en Conseil sous les yeux de Vergennes, son adversaire secret, qui guettait ce qu'elle dirait. Le Roi même, défiant et le cœur fort gonflé, aurait pu mal interpréter un excès d'insistance. Vergennes dit sèchement que l'honneur de la Reine exigeait qu'on suivît l'arrêt. Les ministres, moins le seul Breteuil, voulurent aussi l'éclat, bien sûrs qu'il tournerait contre la Reine.
Au Roi de décider. Il est juge des juges. L'exercice du droit de grâce n'est rien qu'un second jugement qui implique certain examen.
L'examen eût donné les résultats suivants: Point de faux; on n'imita pas l'écriture de la Reine (Augeard). Le vol très-incertain, sans preuve que la pièce rejetée par les gens du Roi.—Le vrai crime, c'était d'avoir supposé des lettres de la Reine pour encourager les folies dont la Reine était accusée.
L'arrêt était terrible. «Rasée, marquée et flagellée de verges!»—Et le supplice durait jusqu'à la mort. À la Salpêtrière où elle allait être jetée, ainsi qu'à Saint-Lazare, la règle était le fouet. À Bicêtre, le fouet, jusqu'en 89, était donné même aux malades, au dire du docteur Cullorier. Maisons d'opprobre et de cruelle risée. La honte du châtiment d'enfance, loin d'inspirer la pitié, avait ce triste effet que la victime avait contre elle les rieurs. Beaumarchais l'éprouva. Quoiqu'il n'eût rien subi, il en garda la note. Ses succès, les millions qu'on lui paya, nulle réparation ne put effacer Saint-Lazare. Dès lors il ne rit plus. Le coup de Louis XVI lui ôta pour jamais le rire.
Mais la Salpêtrière était bien pis. Hôpital et prison, mêlée de voleuses et de folles, c'était une Sodome de fureurs libertines, d'effrénées violences. Toute victime un peu distinguée, d'autant plus était poursuivie, outragée. Qui ignorait cela? personne. L'autorité le voyait, le souffrait, de peur de plus grands maux. Les tyrans du théâtre, les gentilshommes de la chambre, tiraient de là une terreur qui rendait souples les actrices. Maintes fois en ce siècle, au lieu du For-l'Évêque, telle pour prison eut le Grand Hôpital, c'est-à-dire fut jetée aux bêtes. La Valois, avec un tel nom, avait bien plus à craindre, dans cette sauvage république.
Le sang royal au moins eût pu arrêter Louis XVI, le respect du passé, la mémoire d'Henri III. N'était-ce pas déjà une chose bien étrange, bien révolutionnaire et de terrible égalité, qu'une Valois parût à l'échafaud? Étrange imprévoyance! Qu'il était loin alors de prévoir qu'en sept ans les Bourbons à leur tour y suivraient les Valois.
Il était cependant humain. On l'avait vu dans tous ses actes. On le voyait dans les touchantes instructions qu'il donna en 84 à La Peyrouse pour le voyage autour du monde, recommandant d'épargner les sauvages, et de leur faire du bien, de n'employer contre eux nos armes supérieures qu'à la dernière extrémité. Une seule chose pouvait faire tort à sa bonté, c'était sa sensibilité, violente, emportée, pléthorique. Comme sa sœur Élisabeth, il débordait, crevait de sang. Son teint rouge, ses lèvres gonflées et ses gros yeux saillants, ne le disaient que trop. Facile aux larmes, il ne l'était pas moins à certaines fureurs dont il n'était pas maître. Ici, dans une affaire personnelle, où son cœur, sa passion, étaient tellement intéressés, où l'on put croire que la justice fut aussi colère et vengeance, il eût dû mieux résister.
L'exécution se fit, mais avec des précautions qui montrèrent qu'on craignait les cris de la patiente, des protestations, des fureurs. On prit l'heure matinale, six heures, pour qu'il y eût peu de monde. Point de Grève. Tout se fit dans la cour grillée du Palais. On rusa avec elle. Elle eût été un lion qu'on aurait mis moins d'adresse à la prendre. Elle était au lit. On lui dit qu'on la demande. Elle se lève en hâte. Dès qu'elle quitte sa chambre, on ferme la porte derrière elle. Et entre deux portes on la prend, on la lie, on l'entraîne furieuse, vers la grille de fer, qui de la Conciergerie fait passer dans la cour du Palais.
L'arrêt, cruellement impudique, disait qu'elle serait fouettée nue. Elle lutte, quoique liée, se débat; on arrache ses vêtements. Mais l'effroi domina la honte, quand elle vit le fer rouge approcher... Elle se tordit d'épouvante, détourna, déroba l'épaule... Le fer glissa, brûla le sein...
Évanouie, anéantie, on l'emporta. Dans la voiture, reprenant connaissance, elle s'élança par la portière, voulant se faire écraser (Besenval, II, 173).
Domptée, liée, rasée, vêtue du sale habit de la maison, elle passa les portes terribles, et se vit là dans cette ville de sept mille créatures immondes. Énorme entassement de vies malsaines, de souillures de tout genre. Dès l'entrée, une odeur repoussante et nauséabonde. Les dortoirs servaient d'ateliers, la nuit, le jour, étouffés et fétides. Dans la règle première, les tâches excessives, impossibles, en faisaient un enfer de châtiments, de pleurs. «Qui ne coud sa demi-chemise, aura le fouet deux fois par jour.» Rigueur inapplicable. L'autorité s'était lassée. Pour avoir seulement un peu d'ordre apparent, les supérieures et religieuses souffraient mille choses infâmes, les voyaient froidement. Comme en tout hôpital alors, on couchait six dans chaque lit. Promiscuité très-cruelle, où les fortes régnaient. Nulle protection des faibles. Si l'autorité eût osé s'en mêler, il y eût eu révolte, le sang eût coulé tous les jours. Ces terribles Madeleines s'armaient au moindre mot de chaises, frappaient à mort de tessons et de pots cassés (Vie de madame de Lamotte, II, 124-25). On se gardait de les troubler dans les jeux effrénés où elles épuisaient leurs fureurs, dans la chasse surtout qu'elles faisaient des nouvelles, la nuit, le jour, se relayant pour les désespérer de coups et d'insomnies, les hébéter, s'en faire des esclaves idiotes.
La Valois eut grand'peur quand elle fut lâchée dans le troupeau, quand elle se vit seule dans cette foule faut-il dire de femmes? La plupart semblaient hommes, de traits durs, d'œil lubrique. Une chose la sauva, c'est que l'on sut d'avance qu'elle était victime de la Reine (Vie, II, 122). Elle leur dit: «La Reine devrait être à ma place.» Cela les adoucit. La supérieure, du reste, s'intéressa à elle, et lui sauva le pire, la nuit. Elle la fit coucher à part, et cependant, la première nuit, elle essaya de s'étrangler (Besenval, II, 173).
Dans quel état était la Reine? bien troublée, dit madame Campan. Je l'en crois. Car je vois revenir madame de Lamballe, le bon ange des mauvais jours. Cette femme, si faible, fit la chose la plus courageuse. Elle entreprit d'aller au terrible hôpital, d'entrer dans cet enfer, d'adoucir la Valois, de lui fermer la bouche. Admirable imprudence! Mais comment croyait-elle être reçue, à ce premier accès de fureur et de haine, quand l'épaule lui brûlait encore? Le pis, c'est que la Reine lui donna une bourse, crut que l'argent ne nuirait pas.
Cela tout au contraire ferma la porte de la Salpêtrière. Madame Robin, la supérieure, fut indignée, foudroya la pauvre Lamballe de ce mot: «Elle est condamnée, madame, mais non pas à vous voir!» (Guénard, etc.).
La cour avait montré une étonnante inconséquence: la frapper, et puis la laisser en vue dans un lieu tout public où elle exciterait l'intérêt. La prisonnière devint la curiosité de Paris, l'objet d'un vrai pèlerinage. Tout le monde y allait. On ne lui parlait pas; mais on la voyait dans les cours, mêlée à ce triste troupeau; elle semblait vouloir échapper aux regards, on la reconnaissait à sa désolation, à ses profonds gémissements.
Elle avait touché tout le monde, les plus dures même, religieuses et prisonnières. Les religieuses, si sèches, faites à commander, à punir, devinrent tendres pour celle-ci, et les aumôniers encore plus. Sa chambre fut ornée de portraits de saints, de martyrs, d'images qui pouvaient la consoler et l'amener au repentir, l'adoucir et la désarmer. On lui disait: «Écrivez à la Reine, et elle vous pardonnera.»
Elle était prise encore par un autre côté. Ses compagnes si violentes, pour elle devenaient des agneaux. La Valois est trop fière pour dire comment elle y vivait. Ce qui est sûr, c'est qu'une certaine Angélique la protégeait, l'aimait et la servait. Cela fondit son cœur, énerva ses rancunes. Elle faiblit, écrivit à la Reine, et sans doute demanda sa grâce.
Elle eut tout le contraire. On ne répondit pas. Mais on lui ôta Angélique, en la graciant. La graciée fut désespérée, plus tard sacrifia son pays, sa famille, alla rejoindre la Valois.
Celle-ci s'était donc humiliée en vain. Elle retombe à l'état sauvage. Une nuit, favorisée peut-être de quelque religieuse, elle trouva moyen de s'échapper (11 sept. 1787).
Comment? on ne le sait. Ce qu'on voit (dans Beugnot), c'est que la malheureuse, fuyant comme un lièvre, un renard, courant de nuit sans doute, alla à Bar-sur-Aube. Son aveugle instinct, l'idée fixe qui avait dominé sa vie, la ramenait à son lieu de naissance. Sans but et sans espoir. Dans cette petite ville de province, qui aurait reçu la flétrie? Elle alla se blottir au fond d'une carrière. Là, la mère de Beugnot, se souvenant qu'elle avait dans les mains certaine somme, jadis laissée pour les pauvres par la Valois, eut le charitable courage d'aller la nuit lui porter cet argent dans sa caverne. Sans cela, elle y serait morte de faim, n'eût pu passer en Angleterre.
Mais là même de quoi vivrait-elle? Son indigence prouvait bien qu'elle n'avait ni eu ni vendu le collier, ni placé un million. Elle ne pouvait vivre que d'injures à la Reine. Je ne crois pas du tout que la cour ait été si sotte que de favoriser, comme on a dit, sa fuite, qu'elle ait déchaîné elle-même cet être dangereux qui brûlait de parler, et que les libellistes et les libraires de Londres ne pouvaient manquer d'exploiter.
Il y avait à Londres, en tout temps, une manufacture de pamphlets, de libelles, fort lucrative et doublement payée, et par le public curieux, et par la cour qui les craignait, travaillait à les supprimer. Très-sottement sous la Du Barry, puis à l'avénement de Marie-Antoinette, on traitait avec ces faquins, et, chose encore plus sage, pour les marchés mystérieux, on employait les hommes les plus retentissants de France, un Éon ou un Beaumarchais. En 1774, celui-ci court l'Europe, de Londres à Vienne, poursuivant un libelle (l'Aurore), avec mille aventures; il en fait un roman. Avec la même adresse, en 1787, la cour traite avec la Valois, pour l'empêcher de publier son Mémoire justificatif (corrigé, dit-on, par Calonne). La bombe cependant éclata en 1788.
Ce Mémoire, étendu, devint un véritable livre, Vie de l'auteur, en deux volumes in-8. Nouvelle peur du Roi, de la Reine. Par une singulière imprudence, pour faire disparaître le livre, on envoie la personne la plus en vue, que suivaient les regards, madame de Polignac. L'édition entière est achetée. Elle périt dans un four de Londres... moins un seul exemplaire que garda un de nos ministres et que la Convention a fait réimprimer.
La Valois ou ses rédacteurs avaient dans le Mémoire, d'extrême vraisemblance, mis un trait fort invraisemblable, romanesque et calomnieux (les rendez-vous nocturnes que la Reine aurait donnés à Rohan). Les libellistes à gage ne suivirent que trop cette voie. Encouragés sans doute, payés des ennemis de la Reine, ils firent de Marie-Antoinette, en quelques pages, une horrible légende, absurde, insensée, dégoûtante, où elle est à la fois Messaline et la Brinvilliers, empoisonnant Vergennes et tout ce qui lui fait obstacle, donnant à tout venant l'arsenic et la mort-aux-rats.
Il suffit de jeter un regard sur ces pages pour voir qu'elles n'ont nul rapport avec les vraies publications de la Valois. Pour mieux vendre, on y mit son nom. Elle eut beau protester, jurer que ce n'était pas d'elle. La masse passionnée avalait toute chose dans sa voracité crédule. Par contre, Burke et nos ennemis entreprenaient dès lors la canonisation de Marie-Antoinette. Les deux légendes étaient en face et les deux fanatismes. La Valois risquait de nouveau d'être prise entre, écrasée, aplatie.
Plusieurs fois, dès 1786, on avait essayé de tuer le mari. Combien plus elle avait à craindre! Elle avait trente-deux ans. Elle eût voulu finir. Elle pensa plusieurs fois au suicide.
Son mari, qui aussi a écrit des mémoires, dit que les Orléans voulaient l'enlever, la traîner à Paris, la jeter à la barre de l'Assemblée, au risque de la faire poignarder par les royalistes.
Si l'on eut cette idée, les royalistes avaient intérêt à la prévenir, donc, à l'assassiner avant l'enlèvement.
Elle était entre deux dangers.
Elle était seule (le mari à Paris) dans ce noir infini de Londres, alors à peu près sans police. Pas de secours à espérer. Et elle n'aurait pas été quitte pour la mort. Elle avait un sort effroyable à attendre. Si Damiens, pour une égratignure au Roi, fut tenaillé, que n'eût-on fait à celle-ci? Quelle fête c'eût été pour nos enragés (si atroces, de Vendée, de la Terreur blanche), quel joyeux carnaval, de l'enlever dans quelque maison sûre, de s'amuser du monstre, de la faire lentement mourir à coups d'épingles, qui sait, chauffée, disséquée vive!... Telles étaient du moins ses terreurs.
Un soir, trois ou quatre coquins entrent chez elle et lui apprennent qu'elle doit venir avec eux, que l'un d'eux a juré sur l'Évangile qu'elle lui doit cent guinées, et que, selon la loi de ce pays de liberté, il va l'emmener chez le juge. Elle leur verse à boire, parvient à se sauver dans la maison voisine, s'enferme dans une chambre du troisième étage. Les entendant monter, et décidée à tout pour ne pas tomber dans leurs mains, elle se pend par les mains au balcon. La porte de bois blanc éclate. Ils entrent... Elle lâche tout, elle tombe... Assommée et brisée... bras et cuisse cassés, un œil hors de la tête, et l'épine rompue... Elle mit trois semaines à mourir (Mém. de Lamotte, 199; édit. Lacour, 1858).[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE XIX.
RÉVOLUTION DANS LA FAMILLE. — MIRABEAU.
1776-1786.
Le Roi, fort contristé de l'affaire du collier, mécontent de Paris, peu content de la Reine, fit une chose nouvelle et unique en son règne, rompit ses habitudes pour la première fois, voyagea. Plus il l'aimait, plus il était blessé. Il ne lui parla pas des nouveaux projets de Calonne; elle ne les connut qu'avec la cour et tout le monde. Il alla voir Cherbourg, ses bons peuples des côtes.
Un triomphe lui fut arrangé. Il trôna un moment (sur ces énormes cônes que l'on coulait pour y asseoir la digue), comme un Roi de la mer, entre la foule en barques et la flotte tonnante. Très-imprudent triomphe qui aida fort à Londres nos ennemis dans leurs déclamations, irrita, effraya. Dans les fougueux discours de Burke, l'Angleterre croyait voir la France avancer (comme un crabe) deux pinces vers Plymouth et Portsmouth.
Gigantesque menace qui couvrait l'impuissance. Élevé par l'effort des emprunts usuraires, le prodige éphémère que la mer emporta, n'exprimait que trop bien notre grandeur croulante, la ruine que Calonne avoue au Roi à son retour.
Ce triomphal voyage, un calcul du ministre, n'avait été qu'illusion. Le Roi, le peuple, s'étaient trompés l'un l'autre. Leur attendrissement mutuel leur cacha la situation.
C'était un temps ému et de larmes faciles. La langue en témoignait. À chaque phrase, on lit sensible et sensibilité. Dans les actes, les pièces les plus froides de la diplomatie, les ministres, les rois, disent à propos de rien: «La sensibilité de mon cœur.» Tout livre est dans ce sens. Les Confessions viennent de faire comme un cataclysme de larmes (82). Bernardin de Saint-Pierre suit en 84. Toute la menue littérature, les Florian et les Berquin, montent leur lyre sur cette corde. Le théâtre s'y met dans les grands succès de Sedaine. Impulsion si forte que 89 même n'y fera rien. Même en pleine Terreur, on ne jouera que bergeries.
Le Roi (quels qu'aient été les sourires échangés, les demi-railleries de la cour) est bien l'homme sensible du temps. Un peu grotesquement, il a cependant du Gessner. Ses goûts d'intérieur, de famille, sa rondeur apparente, son obésité même, ses yeux qu'on croit myopes (et qui ne le sont point), tout cela donne au peuple l'idée d'un bonhomme de Roi, d'un roi fermier (c'était le mot de mon père, qui le vit au Temple). Ses cheveux, quoi qu'on fit, échappaient et restaient incultes; cela plaisait au paysan. Sur la côte, on savait qu'il aimait la marine. Les foules affluèrent, s'empressèrent. On cria fort, et les femmes pleuraient. Le Roi eut les yeux moites. Il se croyait très-bon, rêvait du duc de Bourgogne.
Sa bonté justement était la plaie publique. Pendant qu'il se disait: «Je suis le père du peuple,» sa sensibilité pour ce qui l'entourait lui faisait gaspiller la vie, le sang du peuple, les trois quarts de l'impôt en largesses insensées. Son respect filial pour tous les vieux abus était la pierre d'achoppement, le Terme, la borne fatale où la France était accrochée. Ménageant les seigneurs, il maintint le servage et les corvées du paysan. Par égard pour les us, les droits des Parlements, il maintint le secret des débats, la torture (jusqu'en mai 88). Quand les Parlements mêmes, quittant leur esprit janséniste, proposèrent de donner l'état civil aux protestants, le Roi s'y refusa pour n'affliger pas le clergé.
Comment se fait-il que Malesherbes visitant les prisons et consolant les prisonniers, pourtant n'en élargit que deux (Sénac, 103)? Comment? On aurait cru manquer à Louis XV si l'on eût fait sortir tout ce monde au grand jour, si le public eût vu la face de Latude, ou de l'homme intrépide qui dénonça le Pacte de famine. Malesherbes du moins tire du Roi la promesse qu'il n'y aura plus de lettres de cachet. Ce ministre est fort dur; il est sourd aux familles qui voudraient enfermer les leurs. Mais le Roi est très-bon; il ne résiste pas à leurs prières; les prisons se remplissent en 1777. C'est la vraie pente monarchique, et le retour à la tradition. Premier gentilhomme de France, comme disait très-bien Henri IV, et protecteur de la Noblesse (ainsi que du Clergé), le Roi pour les familles est le gardien de l'honneur, naturel défenseur de l'autorité conjugale, de l'autorité paternelle. L'unité des trois despotismes, État, Clergé, Famille, se maintient complète en ce règne.
L'essence et la vie même de ce Gouvernement était la Lettre de cachet. Elle ne put finir qu'avec lui. En vain Mirabeau l'attaqua. Trois ans après son livre, au procès du Collier, la cour parut s'en souvenir; l'homme de la Reine, Breteuil, dans ce moment critique, pour regagner un peu de popularité, ordonne la mise en liberté des prisonniers enfermés à la prière de leur famille (31 oct. 1785). Mais après le Collier, on ne s'en souvient plus; tout reprend sa marche ordinaire. En 1789, réveillé brusquement, le ministère demande ce que sont devenus tels de ses prisonniers, oubliés de lui-même. Ils sont morts, ou partis (Joly, Lettres de cachet, p. 35, 36 note).—La royauté mourante, tirée de son Versailles, prisonnière elle-même (qui le croirait?) faisait encore des prisonniers, lançait des Lettres de cachet. En février 90, le Roi en accorde une contre un Fontalard, qu'on envoie au Grand Hôpital, la plus dure des maisons de force (Maurice, Histoire des prisons, 420).
Le sceau, la clef de voûte du grand sépulcre monarchique, c'est le Roi.—Roi, Bastille, sont deux mots synonymes. On le vit en 89; nul grand coup ne l'émeut; mais on prend la Bastille?... Il tressaille... c'était lui-même.
Qu'il soit bien entendu que ce mot seul de Bastille comprend les mille prisons, bagnes, galères, vaisseaux et colonies. Joignez-y les couvents, où l'on envoie par Lettre de cachet.
Quelqu'un demande à Mirabeau le père, l'Ami des hommes, des nouvelles de sa femme et de sa famille: «Où est madame la marquise?—Au couvent.—Et monsieur votre fils?—Au couvent.—Et votre fille de Provence?—Au couvent.—Vous avez donc juré de peupler les couvents?—Oui, Monsieur. Et si vous étiez mon fils, il y a longtemps que vous y seriez.» (Mém., II., 185.) De cinq enfants, l'Ami des hommes en tient quatre enfermés, sans parler de la mère (ibid., 306)[19].
Ce père est-il unique, un être extraordinaire? Point du tout. Fort peu rare au XVIIIe siècle. Dans un tout petit cercle, je vois des familles analogues. La jeune femme de Mirabeau se marie parce qu'elle est maltraitée de sa mère. Sa célèbre amante Sophie a une telle frayeur de son père, qu'à dix-huit ans elle accepte de lui un mari de soixante-quinze ans.
Dira-t-on qu'il s'agit de la noblesse uniquement? Erreur, très-grave erreur (voir Joly, passim). L'austère famille janséniste, la dure maison parlementaire, de mœurs si différentes, suivaient pourtant même modèle. L'arbitraire monarchique se copiait au plus humble foyer. L'aîné sur les cadets et le frère sur la sœur reproduisaient la dureté du père, plus vexatoire encore. On le voit dans les lettres de la pauvre Sophie (Mém. de Mir., II, 118); on croirait lire des pages arrachées de Clarisse Harlowe.
Les Mirabeau, bruyants, retentissants, dans leurs scandales, leurs procès, leurs clameurs, nous ont rendu un grand service. Tout ce qui s'éteignait, s'étouffait entre quatre murs, éclata. Le foyer apparut, et sa guerre intestine.—On vit combien l'État corrompait la Famille par la facilité avec laquelle le Roi appuyait, secondait toutes les tyrannies domestiques. On vit qu'en haut, en bas, ce terrible gouvernement de la faveur et de la Grâce, ennemi du jour et de la Loi, s'accordait, se reproduisait. Dix ans passèrent à peine, et le grand fruit du temps que le temps n'a pu enlever, fut donné à la France, la Révolution de la famille, la vraie famille enfin, créée et fondée dans la Loi selon le cœur et la nature. C'est le Code civil de la Convention (1794). Les mœurs suivirent la Loi. Quelle douceur aujourd'hui auprès de cette époque, pourtant si rapprochée de nous!
Le point de départ fut Vincennes. De là pendant plusieurs années, une voix éclatait, à soulever les voûtes, (et tous les siècles l'entendront): «Mon père, je suis tout nu! Mon père, je suis aveugle! Déjà, je ne vois plus qu'à travers des points noirs! Mon père, je vais mourir des tortures de la néphrétique!...» Puis des rugissements, et de terribles pleurs. Puis, des aveux honteux, cruels, la nature aux abois, des délires effrénés. Va-t-il devenir fou?
C'est l'adversaire de Mirabeau, c'est Portalis lui-même, l'avocat de sa femme, qui nous a conservé les lettres épouvantables du père contre le fils. Elle nous montre de quelle rage il désira sa mort, pensant le faire périr à Surinam, à Rhé, en Corse, à If, à Joux, le poussant aux duels et à la fin comptant qu'il crèverait à Vincennes. Haine profonde, car elle est de nature, d'antipathie, sans motif sérieux.
Mais la férocité du père semble encore moins atroce que la froideur de la femme de Mirabeau. Il lui écrit des lettres déchirantes, d'humbles supplications, un peu basses, il faut bien le dire (Plaid. de Portalis, p. 57). À genoux devant son beau-père qui le tient aussi enfermé, il lui demande la liberté, la vie.
Madame de Mirabeau n'avait guère le droit d'être sévère. Tête vaine et légère, à peine mariée, elle avait été prise en faute, avait été pardonnée, graciée, l'avait reconnu par écrit. Lui, il l'aima toujours, et l'eût préférée à toute autre. Dans ses prisons à If, à Joux, il la priait toujours de venir le trouver. À Joux, lorsque Sophie, la charmante Sophie, se jeta, se donna à lui d'un tel élan, il conjura sa femme de venir et de le sauver de lui-même. Il fit plus, il pria son père et son beau-père d'ordonner à sa femme de venir le trouver. Cette tragique Sophie l'épouvantait. Elle avançait vers lui comme un abîme du destin, dans un funèbre attrait d'amour et de suicide. Il résiste, il implore sa femme. Mais la poupée n'a garde de quitter ses plaisirs. Elle passait sa vie de fête en fête. Elle dansa le jour où Mirabeau fut condamné à mort. Elle joua la comédie dans la chambre où son fils de deux ans venait de mourir.
C'était la vaine idole, sans cœur et sans cervelle, de la noblesse de Provence. Elle finit par élire domicile chez les Galiffet (V. la lettre indignée de l'oncle.) Un petit Galiffet la patronne contre son mari. À l'appel du mari que répond-elle? Un mot d'un froid mortel qui pouvait l'achever. Elle lui demande avec douceur «s'il ne serait pas devenu fou?»
Il y avait espoir. La prison fait des fous[20]. Ceux qu'on trouva à la Bastille, à Bicêtre, étaient hébétés. On a vu les fureurs de la Salpêtrière. Un fou épouvantable existait dans Vincennes, le venimeux de Sade, écrivant dans l'espoir de «corrompre les temps à venir.» On l'élargit bientôt. On garda Mirabeau.
Il est fort beau, étrange, que celui-ci, à travers une persécution si sauvage, ayant presque usé les prisons, ne devienne pas une bête féroce, qu'il reste à ce point homme, que son cœur soit si plein et d'amour, et d'humanité, que dis-je? tendre pour son père même! S'il a eu le tort grave d'écrire contre son père (en faveur de sa mère), il aime cependant ce barbare, il l'exalte, lui croit du génie. Il s'attendrit pour lui. Sortant à trente-trois ans de sa longue prison, voyant chez un ami le portrait du tyran, il le regarde et pleure, et s'écrie: «Pauvre père!»
En mourant, il demande à être enterré près de lui.
Sophie n'est pas moins bonne. Quand le tyran cruel a perdu ses procès, est presque ruiné, voilà qu'elle est touchée, s'attendrit, pleure aussi.
Cette pauvre Sophie, enfermée au couvent, qui y a accouché et qui y meurt de faim, Mirabeau, la nourrit. Nuit et jour, il travaille. Sans feu, sans bas, sans pain pour ainsi dire, il écrit cent volumes. Inspiration, compilation, les livres érotiques ou révolutionnaires, flamme et fange, tout va par torrents. Les échappées cyniques, les aveugles fureurs, désespérées, des sens, ne peuvent empêcher de le dire: Cet homme est très-grand à Vincennes... Oh! que je l'aime mieux là qu'en ses fameux triomphes, mêlés de menées équivoques!
L'histoire est admirable. Elle agit presque autant que les Confessions de Rousseau. Mirabeau, dans ses lettres, ses procès, ses mémoires (bien plus forts que tous ses discours), ouvrit un jour nouveau sur l'âme humaine. Ce qui est curieux, c'est qu'à chaque prison ses gardiens sont à lui. Les exempts qui l'arrêtent deviennent ses zélés serviteurs. Tous pleurent, geôliers et porte-clefs. Lenoir, le lieutenant de police, agit pour lui et le protége. Le chef du secret même, un homme qui sait tant et voit tant, qui doit être endurci, Boucher, devint l'intermédiaire des deux infortunés. Sans lui, il serait mort. Boucher court les libraires pour lui placer ses manuscrits. Il est infatigable. Il intercède auprès du père, lui écrit, le poursuit au fond du Limousin, il arrache la grâce, il amène le fils, il sanglotte.... Gloire à la nature!
Gloire à l'esprit du temps! au grand élan de cœur qu'avaient produit surtout les livres de Rousseau. On sent à quels points ils sont maîtres, et comme ils ont percé partout.
Quelle transformation générale! Quoi! l'humanité, la pitié, les meilleurs sentiments de l'homme, ont changé, ont dissous la Police à ce point!... Mais s'il en est ainsi, la Police n'est plus, et le Despotisme n'est plus! et la Révolution est faite.
Quelle étonnante chose que ce soit à Lenoir, à Boucher, que le prisonnier adresse pour le faire imprimer ce livre des Prisons, des Lettres de cachet, écrit de si grand cœur, de si haute liberté d'âme! Comment l'ancien régime, du sommet à la base, ne frémit-il à ces mots intrépides: «Mon âme, enhardie par la persécution, a élevé mon génie abattu par les souffrances... Sans papiers, sans société, n'ayant que très-peu de livres, privé de correspondance, de liberté, de santé!... On ne peut avoir plus d'entraves... Libre ou non, je réclamerai jusqu'à mon dernier soupir les droits de l'espèce humaine.»
Mot fort et vrai. Je ne vois aucun homme dans l'histoire qui ait plus constamment prêté appui aux faibles. Il plaide pour les Corses, pour Genève opprimée, pour les Hessois vendus par leur indigne maître. Il plaide pour les juifs auprès de Frédéric, et il obtient leur émancipation.
«Mais Mirabeau, sans doute, au livre des Prisons, aura du moins tourné, éludé l'actuel, se tenant aux limites resserrées de la question?» Vous le connaissez peu. Le Mirabeau d'alors a beaucoup de Danton. L'Amérique envoyant sa grande Déclaration des droits, il écrit sans détour: Tout gouvernement est déchu. Il va plus loin encore: George a moins fait que les Capets.
Ces deux mots mis ensemble destituent Louis XVI.
Cela est grand, hardi. Mais voyons le dessous. Regardons dedans, l'homme même.
Et d'abord écartons les exagérations grotesques, je ne sais quelle tradition monstrueuse qu'on a faite à plaisir, d'après les effets de tribune, l'illusion optique, les éclairs, les tonnerres, dont s'entourait le grand acteur. C'est commun au théâtre. Mademoiselle Clairon, fort petite, à la scène devenait colossale. À la tribune, Mirabeau se gonflait, paraissait énorme.
La fantasmagorie de ses cheveux ébouriffés faisait parfois un lion, parfois une tête de Méduse. Un jeune homme raconte qu'il dînait près de lui. Mirabeau lui parla, et lui mit la main sur l'épaule. «Je la sentis immense!» Il l'avait très-petite, la fine main de l'artiste et du gentilhomme.
Un document très-sûr, irrécusable, c'est le plâtre pris sur le mort. Je l'ai vu plusieurs fois, regardé de très-près, au regrettable Musée de la Révolution qu'avait fait M. de Saint-Albin. Au bout de quinze années, il me reste présent; il est fixé dans mon esprit.
Rien d'énorme, rien de monstrueux. Ce qui marque et qui saute aux yeux, c'est l'audace, la familiarité hardie, et la légèreté libertine. Il a l'air bon vivant, bon diable. Beaucoup certes d'esprit et de facilité. Tout cela en dehors, donc, bien loin du génie, des dons de profondeur qui supposent l'incubation.
Une bouche menteuse, non par hypocrisie, mais pour l'effet et l'exagération, voulant séduire, étonner, effrayer. Un fanfaron de crimes, ravi qu'on le suppose un profond scélérat (V. Corr. de Lamark). Effréné de paroles, heureux qu'on le croie un satyre. Il n'en a pas le masque. L'aiguillon bestial visiblement lui manque. Son visage gravé semble impur, il est vrai, mais impur de pensée, de fantaisie lubrique, d'un priapisme cérébral. Qu'une sœur, une mère, l'aient corrompu enfant, on n'a pour le prouver que les allégations du père. Ce qui est plus certain, c'est que ce libertin (tout au rebours des jeunes gens d'alors) garda toujours l'horreur des filles publiques, fut toujours amoureux dans ses libertinages, et même assez fidèle. De vingt ans à quarante, il a eu trois amours (sa femme, Sophie, et Nehra). S'il a tombé très-bas (en amour, comme en politique), c'est vers sa triste fin, où il répond trop bien au sort cruel que lui jeta son père, disant «que pour la terre il prendrait le bourbier.»
La haine est clairvoyante aussi bien que l'amour. Elle donne une seconde vue. Montaigne, Saint-Simon, les grands observateurs n'ont rien de supérieur, ni peut-être d'égal aux traits forts et profonds dont le père a marqué son fils.
Il en a un terrible, et bien paradoxal: «Nul en idées. Tout est d'emprunt et de réminiscence. C'est une ombre. Et il n'a aucune passion (Mém., III, 176). Il est vorace et inégal, mais ni gourmand, ni aimant le vin. Pour les femmes, par ma foi, ce fut pure exubérance et jactance. Ni tendre, ni galant, ni efféminé, ni voluptueux.—Cette tête sera toujours enfant. C'est le meilleur diable du monde, sauf mauvaise compagnie.
«Pour le talent sans pair. Quand le diable nous avertirait cent fois par heure, il est impossible de ne pas s'y prendre; d'autant qu'étant capable et du pis et du mieux, cela lui est égal; le vrai, le faux lui étant absolument un, le droit, le tordu tout de même, je crois (Dieu me pardonne) qu'il en pense alors la moitié.» (Mém., IV, 318.)
«Dès douze ans, un matamore ébouriffé à avaler le monde.»
Trente-trois ans: «Un tonneau boursouflé, gravé et vieux, qui dit: «Papa.» (171.) Laideur amère, sourcil atroce, un épouvantail de coton. Tout le farouche dont il a su environner sa personne, sa réputation, tout cela n'est que vapeur. Au fond, c'est peut-être l'homme du royaume le plus incapable d'une méchanceté réfléchie.» (174.)
Il n'eut rien de son père, le dur et bilieux Provençal. Il a la fougue, mais sanguine (tempérée par l'hémorragie). Né Limousin et de mère limousine, il a de la pléthore du Nord, une ampleur rare dans le Midi. De son père, il n'a pas les dards, l'exquis, l'atroce, mais une veine énorme, d'incroyables torrents.
Il naît déplaisant et baroque, déjà dentu, le frein à la langue et le pied tordu. Il naît scribe, à quatre ans, cherchant partout du papier pour écrire. Il naît bouffon et mime, cynique, et ne croyant à rien. «Il a toutes les qualités viles de sa souche maternelle,» aime les petites gens (quoique fort gentilhomme au fond), et mange avec ses paysans.
Mais ce qui en fait pour son père un véritable objet d'horreur, c'est un terrible don de familiarité (faut-il dire, d'audace impudente?) qu'il apporte en naissant. Ce père, «oiseau hagard entre quatre tourelles,» est tout effarouché. Les barrières qu'il met entre, l'enfant terrible les saute sans s'en apercevoir.
Quand son père n'a pas pu en trente-trois ans l'exterminer, il recule un moment, l'admire (mais sans le haïr moins). C'est en effet alors qu'il est prodigieux (bien plus qu'à la Constituante). Ses deux procès sont des miracles. Au premier, il s'agit d'aller, au sortir de prison, se remettre en prison à Pontarlier où il fut condamné à mort, et remettre sa tête sur le billot, sous le coup de ses ennemis. «Depuis feu César, dit son père, l'audace ne fut nullement comme chez lui. Il dit avoir son étoile. Il a moins de génie, mais bien autant d'esprit.»
Et c'est pis à Aix, au procès de 83, où il redemande sa femme. Grande terreur, ligue furieuse de tous les galants de Provence, de ces nobles insolents, de ces riches impudents, qui veulent à tout prix la garder. Lui, il est fort et doux, très-charmant de bonté pour elle, tenant, ne montrant pas cette lettre d'aveu, qui aurait trop prouvé qu'elle eut les premiers torts. Les amants au contraire firent par leur avocat (Portalis) employer le poignard, les lettres folles, atroces, du père de Mirabeau, où il le qualifie d'empoisonneur et d'assassin. À Aix, ainsi qu'à Pontarlier, le père étrangle ainsi son fils.
Tout le public était pour Mirabeau. Malgré la triple garde, portes, barrières, fenêtres, furent enfoncées. On monta sur les toits. Il dépassa l'attente, troubla, attendrit tout le monde.
Quand, au nom de sa femme, on vient de l'égorger, lui la ménage encore. Contraint de montrer son aveu, il craint d'en user trop; il lui ouvre son cœur, l'y rappelle, lui montre un infini d'amour, d'oubli et de pardon. Il arracha des larmes à ses adversaires mêmes; le beau-père en versa; tout l'auditoire croyait qu'il allait se lever, et donner la main à son gendre. Portalis, foudroyé, retomba sur son banc évanoui. Il fallut l'emporter.
Mirabeau avait dit: «L'issue de ce procès dira si le mariage existe encore.» L'arrêt définitif dit: «Non.» Le mariage eut tort. La femme est séparée; adjugée aux amants.
Mirabeau disait: «Que ferais-je? Il me faudrait un coup d'épée.» Un duel qu'après le procès il exigea de Galiffet, ne lui procura pas ce coup libérateur. C'est Mirabeau qui blessa l'autre.
Il avait grandi en tout sens, et d'autant plus était perdu. Son nom eut un éclat immense, mais effrayant, sinistre. Ni son père, ni son oncle, ne voulurent plus le recevoir. Ses pourvois, ses appels furent supprimés, tout lui fut impossible, tout fermé, excepté la mort. Il y avait pensé plus d'une fois, l'avait essayé même (1777). Mais sa sœur de Provence l'appela, l'obligea de vivre.
Cette sœur (la Cabris) était un Mirabeau, avec moins de douceur. Un prodige d'esprit et d'audace. C'est elle qui délivra sa mère en dénonçant son père. Enfermée par lui à son tour, elle brisa sa chaîne et plaida contre lui. Mariée à un fou, on l'eût crue un peu folle, propre au crime, propre à l'héroïsme. Mirabeau la peint franchement, très-charmante «et très-dépravée.» Le fils de Mirabeau avoue que madame Cabris eut sur lui un pouvoir terrible, et ne cache pas qu'en cette crise elle nous a sauvé Mirabeau.
Il était né très-faible. S'il était resté là sous cette influence malsaine, il eût baissé toujours. Par bonheur, son pourvoi, sa lutte furieuse contre les nobles de Provence, le menaient à Paris. Il y était connu, dès longtemps annoncé par son beau livre des Prisons, par ses procès, surtout par une action fort généreuse qu'il fit dans ses embarras même, sa Défense de Genève, alors occupée, écrasée par une armée de Louis XVI. On allait bientôt reconnaître en lui la grande voix de l'époque. Demain il serait grand, s'il n'était mort de faim. Son père obstinément lui refusait sa pension alimentaire. Comment subsistait-il sur ce dur pavé de Paris? On ne le sait. Et il n'était pas seul. Un singulier bagage qu'un homme si mobile n'aime guère à traîner, le suivait, le suivit partout, à Paris, à Londres, à Berlin. «Et quoi? une maîtresse?...» Un berceau, un enfant.
Grand mystère de sa vie qu'on n'a pu éclaircir. Cet enfant qui grandit, qui eut un vrai mérite, qui dans ses beaux Mémoires nous a révélé tant de choses, est resté lui-même une énigme. Mirabeau l'emportait partout avec inquiétude, «craignant qu'on ne le lui retirât.» Étrange position de mère et de nourrice pour l'homme d'aventure qui venait l'épée à la main se jeter au travers de toutes les querelles du temps.
Rousseau et Mirabeau partirent du désespoir. Cela leur est commun. Comparons leur destin. Rousseau naît de ce jour (1756) où, délaissé, maudit de ses amis et de lui-même, il fut seul, sans famille, rejetant ses enfants, fort de sa liberté, de sa pauvreté solitaire, pour couver ses trois fils immortels, ses trois livres. Mirabeau n'est pas seul. Chez lui, la nature fut plus forte. Celui qu'on redoutait, l'emporté, le terrible, dans l'antre du lion cachait et nourrissait la molle créature qui fait mollir les lions, un enfant de deux ans (1784).
L'enfant influe beaucoup plus qu'on ne croit. Il lie, retient le père. Mirabeau sera-t-il le vrai Mirabeau de Vincennes? J'en doute. Il gardera, sous son orage et son tonnerre, des faiblesses de femme pour le passé, de grandes timidités d'opinion,—hélas! aussi sans doute les transactions peu scrupuleuses et les fatalités d'argent d'un foyer trop nécessiteux.
Est-ce que Mirabeau va bercer cet enfant? Il lui faut une mère. Il en trouve une à point. Une jeune orpheline hollandaise, mademoiselle Ahren (Nehra), était dans un couvent. Elle vit Mirabeau, subit son ascendant et le suivit. Voilà un ménage complet, un changement et de vie et d'âme. Notre homme, dégagé de sa terrible sœur, sous la jeune influence de la douce Hollandaise, ne rêve plus que travaux paisibles, les plus humbles, n'importe. Il veut pour les libraires faire des compilations. Refus. Tous les vents sont de guerre, et, pour gagner sa vie, il doit être une épée.
Si jamais une épée fut bénie, c'est celle-ci. Le pénétrant Franklin, sans s'arrêter à sa réputation, lui fit un grand honneur, le plus grand qu'eut jamais un homme, qui eût glorifié le plus pur!
L'Amérique en était à son second moment,—dangereux,—après la victoire. Elle tournait, virait, rétrogradait contre elle-même. Avait-elle expulsé tout à fait l'Angleterre? Non, elle la portait dans son sein. La vieillerie aristocratique ne demandait qu'à reparaître. Une chevalerie héréditaire, les Cincinnati se formaient. Funeste anomalie. Washington eut le tort de s'en laisser faire le prétexte, le centre. Quoi de plus dangereux? Si l'on disait un mot: Blasphème! «Vous parlez contre Washington!»
Qui serait assez grave pour plaider dans une telle cause? Ce n'eût été trop de Rousseau. Il était grand, hardi, de se porter entre deux mondes, d'avertir la jeune Amérique, la priant, au nom de la France, de nous garder intact l'idéal de la liberté (1784).
Mirabeau, en 85, n'a pas baissé encore. On le paye, mais pour faire une guerre honorable à la Bourse, aux agioteurs. Entre ses amis génevois, les uns, comme Clavières, furent purement et vaillamment Français. Tels, du Roverray, Dumont, furent peu à peu anglais. Tel enfin, un habile, peu scrupuleux banquier, Panchaud, travaillait pour Calonne. Panchaud qui était son meneur, l'auteur de ses premiers succès, de plus en plus, dans ses emprunts, avait la concurrence des Compagnies, des grands boursiers, les Cabarrus, les Beaumarchais. Qui oserait contre ce Figaro tirer l'épée? On ne trouva qu'un homme, le désespéré Mirabeau.
Surprise singulière qui fit une ère nouvelle. Figaro voudrait rire, ne peut. Le diapason change. Sa voix ne s'entend plus. Contre la gravité de la basse profonde, il n'émet qu'un son faible, aigu, la voix des ombres, ce son grêle et sans souffle auquel on reconnaît les morts.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE XX.
CALONNE. — COMÉDIE DES NOTABLES.
1787.
«Calonne fut un danseur qu'on chargea, pour un temps, du rôle de roi de théâtre; quand il fut à bout d'haleine, quelqu'un lui suggéra le bon système (d'assembler les Notables), qu'il saisit avec la sagesse que nature a placée dans son occiput. Le tout n'est pas d'imprimer, enregistrer, etc.; il faut faire danser ces assemblées. En niais, il leur jette au nez un déficit, qu'il ne sait pas lui-même, comme s'il avait besoin d'amasser des pierres pour le lapider. Il n'a pas imaginé qu'on pût demander: «À qui la faute?» (Mirabeau père, Mém., IV, I, 95.)
Ce parleur, ce bavard, à qui on croyait tant d'esprit, il l'appelle de son nom: un niais. Très-bien jugé. Exécution définitive.
Sur les Notables, il dit: «Vu de près, oh! que c'est bête!...» Ce danseur, se trouvant à bout assemble une troupe de guillots (c'est-à-dire les premiers venus), qu'il appelle la nation, dit: «Nous avons mangé les pauvres, et nous en venons aux riches. Et, ces riches, c'est vous, sachez-le. Dites-nous donc amiablement comment devons-nous vous manger?»
Il est plaisant de faire, comme quelqu'un l'essaye aujourd'hui, de faire de ce Calonne un profond révolutionnaire, qui ne jeta l'argent, qui ne gorgea la cour, ne ruina la France «que pour les mener au bord d'un abîme si profond, si effrayant, que roi, clergé, noblesse, appelleraient de leurs cris les nouveautés libératrices.» Roman bizarre qu'on n'appuie de nulle preuve. Rien, absolument rien, dans les documents de l'époque.
Calonne fut créé, on l'a vu, par la coalition qui se fit un moment entre Trianon et les princes, entre les Polignacs, Monsieur, d'Artois, Condé.
On ne le comprend bien qu'en envisageant dans l'ensemble les dix années des Polignacs, les deux phases qu'offre leur long règne.
La fin de Maurepas doublant leur ascendant, ils crurent d'abord s'emparer de l'armée, firent ministre Ségur. Trois ans après, ils firent Calonne contrôleur général, et purent s'emparer de la caisse.
Par Ségur, ils obtiennent l'ordonnance de 81, qui monopolisa les hauts grades, les gros traitements pour la cour et les favoris. Le roi ferme aux non-nobles la carrière militaire, que Louis XV ouvrit en 1750. Pour le plus petit grade (sous-lieutenant), il faut prouver quatre degrés de noblesse paternelle. Et les nobles eux-mêmes ne sont jamais que capitaines. Pour être officier général, il faut être admis à monter dans les carrosses du roi.
Pour suivre ce système, il faut que le Trésor, aussi bien que l'armée, tombe aux mains de la cour. Voilà le vrai sens de Calonne.
Un petit magistrat, taré et endetté, que les Parlements détestaient, que Maurepas appelait un panier percé, était juste celui que pour toute raison on aurait dû exclure. Étranger aux finances, il avait sa science dans la tête d'un homme équivoque, certain Panchaud, un banquier génevois, qui, après avoir fait de mauvaises affaires, se mêla des affaires publiques. Tout le duel du temps est en réalité entre deux Génevois, deux banquiers, ce Panchaud et Necker.
La machine arrangée par Panchaud pour éblouir, servir à la parade, était l'amortissement, qui, grossi vingt-cinq ans par l'intérêt composé, devait libérer le trésor, amortir douze cents millions. Vingt-cinq ans! en ces temps où tout changeait sans cesse, où l'on mit aux Finances trois ministres en trois mois (en 1787)! Vingt-cinq ans! un malhonnête homme pouvait seul faire de telles promesses.
Calonne, pour attirer des dupes, assurait que l'emprunt s'éteignant chaque année par remboursements, et le capital s'augmentant, les prêteurs qui resteraient à la vingt-cinquième année, recevraient plus de cent pour cent!
Nul charlatan de place, nul arracheur de dents, n'eut jamais tant d'audace. Ses préambules austères ne parlent que d'économie, d'ordre sage, de juste balance.
Ses affiches effrontées réussirent à ce point qu'en trois ans, les badauds avec empressement lui apportèrent cinq cent millions.
À force de mentir, le menteur s'attrapa lui-même. Il crut que son Panchaud lui continuerait à jamais le miracle de pomper l'argent dans les poches. En 86, tout tarit. Voilà notre étourdi effaré, éperdu, qui, du péril, se sauve en un péril plus grand, croyant fort niaisement (dit Mirabeau le père) qu'il resterait le maître d'un si grand mouvement, mystifierait la France, et payerait en monnaie de singe.
Que fait-il, l'imprudent? Il va fournir des pièces pour instruire son procès, pour préparer de loin le procès qui finit au 21 janvier.
Qu'est-ce donc que la France va voir au fond du sac?
Disons-le franchement. Des chiffres? Non, des crimes.
Crimes de Calonne, crimes du roi; j'entends les fautes déplorables de la faiblesse étrange qui, dans ces trois années, donna, gaspilla, lâcha tout.
1º Mainte opération de Calonne était de telle nature que tout pays gouverné par les lois lui aurait décerné le bagne. Sur des emprunts déjà remplis, furtivement il négocia des rentes pour cent vingt-trois millions. Sans autorisation du roi, il lança dans l'agiotage, gaspilla et perdit pour douze millions de domaines, etc.
Mais ses opérations légales ne sont guère moins coupables. Cinq cent millions d'emprunt en trois années de paix!
Quoiqu'en dix ans le revenu public ait augmenté de cent quarante millions, ce furieux prodigue accroît le déficit annuel de trente-cinq millions.
Sous le plus mauvais roi, le plus mauvais ministre, Louis XV et Terray, l'impôt fut de trois cent millions.—Il est de cinq cent sous Calonne.
Où passait cet argent? En partie à la rente, mais aussi aux splendeurs de la bureaucratie, aux folies administratives. Sous Terray, un bureau coûtait trois cent mille francs; il coûte trois millions sous Calonne. On dédouble la Poste pour en donner moitié à madame de Polignac, petit cadeau de deux millions.
Pour pourvoir aux dépenses de cette immense monarchie, que reste-t-il? Bien peu:
Cent quatre-vingt millions.
2º Ce qui suit est le plus pénible. Qui pourra croire dans l'avenir que, sur ce reste misérable, ce pauvre denier de la France, le Roi en jetait les deux tiers en largesses insensées?
On veut tout rejeter sur Calonne, excuser le roi. Mais bien longtemps avant Calonne, depuis mai 76, le roi est retombé dans la vieille voie de Louis XV, le gaspillage des acquits au comptant.
Aux années les plus pauvres, le roi est le plus généreux.
En 1783, l'année qui suit la guerre, l'année d'épuisement, le roi, en acquits au comptant, donne cent quarante-cinq millions (Bailly, Hist. des finances).
En 1785, l'année qui suit la sécheresse, la stérilité de 84, une année presque de famine, le Roi donne cent trente-six millions.
On objecte bien vite qu'il y a là-dessus quelques pensions diplomatiques, et l'intérêt des anticipations. C'est la moindre partie. La masse est en faveurs, en grâces pour la Cour, dots, établissements de famille, générosités fortuites.
À quoi allons-nous retomber? Sur les cinq cent millions de l'impôt annuel, en ôtant les frais et les dons, en dernière analyse, il en reste quarante!
Rien de pareil sous Louis XV, qui cependant par an reçoit deux cent millions de moins. Rien de tel sous Louis XIV, aux pires temps de ses grandes guerres. Rien, rien de tel en aucun temps. Louis XVI, vraiment, à juger par les chiffres, est le pire des trente-deux Capets.
On voudrait nous faire croire qu'il fut surpris de la révélation du Déficit, qu'il avait ignoré ou n'avait pas compris les actes déplorables qu'il signait tous les jours. C'est le mettre bien bas, dire qu'il n'avait gardé nul sens de ses devoirs. Il n'est pas si facile qu'on le croit de tout ignorer. Et, si l'on y parvient, c'est un crime déjà de se faire en s'étourdissant une fausse et coupable innocence.
Pouvait-il ignorer la somme épouvantable dont Calonne au début paya, gorgea ses frères? Pouvait-il ignorer l'achat de Rambouillet (si inutile), pour étendre ses chasses (quatorze millions)? Et les quinze millions de Saint-Cloud? Ignorait-il la succion terrible d'un poulpe insatiable, la société de Trianon, les pensions étranges de Coigny, Dillon et Fersen? les présents monstrueux entassés sur les Polignacs? Ce qu'on en sait est effrayant.
Le roi n'a jamais eu de favori ni d'ami personnel. Il écartait la cour «par ses coups de boutoir.» Qui donc le changea à ce point? On impute tout à Calonne. Le roi le connaissait et ne l'accepta qu'à regret. Il le trouva commode et agréable, ne l'estima jamais. La reine, il faut le dire, fut réellement la seule personne qui ait profondément agi sur lui. Par elle, la cour de Trianon, et même la grande cour de Versailles, non-seulement le domina, mais le changea, le transforma. On cherchera en vain; on ne pourra trouver aucune autre puissance qui ait pu opérer cette étrange métamorphose.
On eût pu le prévoir, quand (en 74) elle lui fit chasser ceux qui l'éclairaient sur l'Autriche, et quand, deux ans plus tard, elle lui fit renvoyer Turgot. Les enfants l'attachèrent encore. Les fautes l'attachèrent, et le besoin de pardonner. Plus il souffrit par elle, plus il aima. Le procès du Collier, qui lui fut si cruel, l'attrista, l'éloigna un instant, mais pour le ramener plus faible que jamais. Il l'aima pour sa honte, il l'aima pour ses larmes. Plus tard, pour son audace et sa témérité. Il arrive à ce point (en 1787) de ne pouvoir la quitter un moment. Quand elle va passer le jour à Trianon, quoiqu'elle n'y couche point et doive lui revenir le soir, il ne peut durer à Versailles et va à Trianon trois fois dans la journée. Au moindre mot qu'elle lui dit, on le voit ému, empressé (Besenval, II, 307). Quelle maîtresse eut jamais un pareil ascendant? La Pompadour se fit le chien de Louis XV, ne le garda qu'à force de bassesses. Louis XVI, au contraire, est le serf tremblant de la reine, observant son regard, redoutant sa parole hautaine. Tout ce qu'on a conté au Moyen âge de la magie cruelle, des opérations diaboliques, où, gardant l'apparence, on perdait l'âme, ces histoires sont trop vraies: on les retrouve ici.
À la Fédération de 1790, un royaliste, M. de Virieu, voyant la reine sur l'estrade, l'admira, mais ne put garder un mot: «Voyez la magicienne!» Ce mot fut répété. Et la reine elle-même, dans la tragique année 91, n'ayant agi que trop sur Mirabeau, Barnave, l'appelle en souriant «La fée.»
Ses portraits successifs, de plus en plus, expriment cette énigmatique puissance, à part de la jeunesse, à part de la beauté. Suivez-les à Versailles. Au premier (de vingt ans), elle est éblouissante, mais cela paraît peu encore. Ce sont les deux derniers portraits (de 31 et 32 ans), qui nous la donnent ainsi, triste, trouble, fort dangereuse. Ce n'est pas là la bonne fée. L'image est fantasmagorique, point naturelle, point rassurante. Est-ce Circé? Non pas. L'altier et le tendu en diminuent le charme. Est-ce Médée? Non pas. Elle n'a pas du tout l'obscène atrocité de la vraie Médée (Caroline). Après plusieurs grossesses, et à trente et un ans, dans le second portrait de madame Lebrun (86-87), elle reste fort belle, garde sa peau nacrée, «si transparente qu'elle n'admettait nulle ombre.» Autour d'elle et sur ses genoux, elle a ses beaux enfants. On repense à Van Dyck, à son Henriette d'Angleterre. Moelleusement vêtue d'un très-doux velours rouge, qui prête ses reflets au satin de la peau, elle séduirait fort, n'était le bleu trop bleu de l'œil, le regard fixe à faire baisser les yeux.
Mais avec ses enfants pourquoi se roidit-elle? Ces innocents gardiens la protégent. Ils devraient donner à ce tableau du calme. Il n'est point innocent, il n'est point rassuré. Il n'a pas la sécurité du noble tableau de Van Dick. La fée y nuit trop à la mère. Elle fascine au lieu de toucher. L'artiste aussi, nerveuse et troublée de la reine, émue de l'avenir, travaillait inquiète, et la main, je crois, a tremblé.
Je ne crois pas du tout que le roi n'ait pas vu la pente sur laquelle sa cruelle passion le traînait. Sous sa morne figure que l'on eût crue insouciante, il avait de grands troubles. Un mot lui échappa qui peut en faire juger. Quand la mort de Vergennes (janvier 87) enleva les derniers moyens qu'il avait d'enrayer, le laissa faible et seul, il alla voir sa tombe au cimetière et dit: «Plût au ciel que déjà je pusse reposer à côté de vous!»
Grave parole! on croirait volontiers qu'il eut à ce moment l'affligeante lueur de tous les changements qui s'étaient faits en lui, de son énorme écart d'avec le premier Louis XVI.—Où est le scrupuleux dauphin, le roi si amoureux du bien public, et, ce qui est plus fort, où est le roi chrétien? Quelle trace en son règne actuel de ce primitif idéal du duc de Bourgogne, dont il avait, lisait, relisait les papiers? Cet idéal du roi, quoique si favorable aux nobles et au clergé, implique le respect du devoir, l'intérêt du pasteur pour le troupeau que Dieu lui confia. L'âme de Fénelon y était contenue. Combien cette âme est loin, dans l'égoïste oubli où le roi est tombé! Que reste-t-il ici du sentiment chrétien des tendresses du Télémaque pour les misères du pauvre peuple? Il avait été élevé par deux Jésuites, la Vauguyon, Radonvilliers, qui ne purent cependant fausser entièrement l'honnêteté de sa bonne nature allemande. S'il disait faux parfois, c'était faiblesse, ou bien respect humain. Nul doute que ses très-mauvais maîtres ne lui aient de bonne heure donné la grande tradition monarchique, le droit des rois de tromper pour le bien. Ces leçons lui revinrent bien plus qu'on n'aurait cru en 1787. Par trois fois, il entra, avec Calonne, avec Brienne, dans leurs plans misérables, dans les ruses grossières qui ne pouvaient que l'avilir.
Voici ce que les faiseurs de Calonne avaient imaginé (son financier Panchaud, son parleur Mirabeau, etc.): d'éblouir le public, à ce fâcheux moment, et de le dérouter par l'imprévu d'un grand spectacle, par une mise en scène dans le genre de Cagliostro. C'était l'évocation d'une ombre.
Contre le Parlement qui se disait la France, on faisait apparaître une certaine figure qu'on disait la France elle-même. Une fausse petite France, choisie, triée adroitement, d'une centaine de Notables. Henri IV autrefois fit jouer cette comédie. Le fond était ceci: Ces Notables, arrivant sans droit, par simple choix du Roi, pouvaient l'aider mais ne le gênaient guère. Selon les occurrences, c'était peu ou beaucoup. Tantôt on disait: «C'est la France.» Tantôt on disait: «Ce n'est rien.»
Mirabeau nous assure que c'est lui qui donna l'idée à Calonne. Il avait besoin d'une place et se figurait être secrétaire des Notables. Si on l'en croit du reste, dans cette œuvre de ruse, il espérait mener Calonne plus loin qu'il ne voulait, des Notables aux États généraux, à l'Assemblée nationale. Il croyait tromper les trompeurs. Son second, dans la ruse, était l'abbé de Périgord, M. de Talleyrand, qui fort adroitement, d'un pied boiteux, marchait derrière le puissant orateur, s'en faisait remorquer. Mirabeau le donna à Calonne (5 juillet 86), le lui recommanda comme un jeune homme habile, discret, fort capable d'écrire «les très-grandes idées, conçues de son génie.» Nul plus apte en effet à vêtir le mensonge de forme décevante et menteuse.—Ce petit Talleyrand allait mieux à la chose que Mirabeau lui-même, trop bruyant, trop retentissant. De Mirabeau, Calonne prit l'avis et prit l'homme, mais l'éloigna lui-même, l'envoya à Berlin.
La singularité piquante de ce plan de Calonne, c'est qu'il offrait, article par article, les réformes les plus contraires à ce qu'on attendait de lui, les idées qu'on savait les plus antipathiques au roi.
1º Unité administrative. La monarchie, enfin tranquille, peut effacer les bigarrures parmi lesquelles elle a grandi. Proposition immense qui eût fait disparaître ces corps, ces priviléges antiques pour qui le Roi avait tant de respect (lui-même l'écrivait en 1788 dans une note sur les plans de Turgot).
2º Égalité d'impôts par la taxe territoriale, que jadis Machault proposa.
On se rappelle le combat que Machault soutint cinq années (1749-1754) contre le Dauphin, père du Roi. La terreur du Dauphin, la terreur du Clergé, était que, pour une telle taxe, il fallait préalablement estimer tous les biens. Machault voulait avoir un état des biens du clergé. Proposition horrible qui crevait l'Arche sainte, renversait la religion. On eût vu ce que l'œil laïque ne devait voir jamais (que le clergé avait quatre milliards). Le Dauphin, pour une telle cause, fit une guerre désespérée, s'immola et ses sœurs, l'honneur et la conscience. Louis XVI, son fils, fidèle à sa mémoire, se réglant sur lui seul et lisant toujours ses papiers, put-il tout à coup agir contre dans le point le plus sérieux? Était-il converti sur cela? Point du tout. S'il fut l'invariable ennemi de la Révolution, ce fut moins pour ses droits que pour ceux du clergé.
La taxe de Machault qu'on mettait en avant n'était rien qu'un épouvantail. Ce qui le prouve assez, c'est qu'on la proposait sous la forme la plus impossible, chimérique, enfantine: «Elle serait levée en denrées.» Mais avant on allait, en estimant les biens, sonder toute fortune, regarder dans les poches des deux ordres privilégiés. Qu'eût-on vu? La richesse énorme du clergé, le déshonneur des nobles, le désordre de leurs affaires. En leur donnant la peur de tout montrer au jour, on allait les forcer de composer avec le roi, d'accorder des subsides, d'autoriser l'emprunt refusé par le Parlement.
3º Le troisième mensonge du grand prestidigitateur, c'était une certaine ombre de représentation nationale. Turgot, en 76, dans ses vastes idées d'éducation politique, pour préparer la France à se gouverner elle-même, imaginait un système d'assemblées communales, provinciales, couronné par l'assemblée des assemblées. Necker fit un petit essai des assemblées provinciales en 1778. Ces choses, bonnes alors, dix ans après avaient bien peu de sens. Au moment où l'esprit public voulait et exigeait une représentation sérieuse, où la France allait se soulever en souveraine, en juge, ouvrir un sévère examen, le roi et le ministre, qui voulaient l'arrêter aux vieilleries, étaient jugés par là. On voyait des coupables occupés de gagner du temps.
Du premier coup on réclama contre ces ruses trop grossières. Les prétendues Assemblées provinciales de Calonne n'avaient rien de provincial. (Cela fut dit crûment à Besançon, à Grenoble, etc.) Tout émanait du roi. Il nommait d'abord trente personnes qui elles-mêmes en choisissaient trente. La Fayette, un des trente qu'on nomma d'abord pour l'Auvergne, explique cela parfaitement. Il ajoute: «Nous nommons aussi la moitié des assemblées inférieures.» Ainsi ces délégués du roi ne faisaient pas seulement l'assemblée provinciale, mais celles des communes ou paroisses. Donc nulle élection populaire. Et rien de sérieux. Du haut en bas, tout était faux.
Ces assemblées devaient répartir la taille, régler certains travaux, juger en premier ressort certains litiges. En réalité, l'Intendant, le vrai roi administratif de la province, restait maître de garder par devers lui ce qu'il voulait, de les imiter plus ou moins. Ce qui irritait, indignait, ce qui même à Grenoble fit repousser ces assemblées, c'est que le ministère n'en donnant pas le règlement, laissait ainsi louche et douteuse la limite réelle de leurs attributions, ne voulait que créer par elles certaine opposition aux Parlements, mais se réservait en dessous de les tenir par l'Intendant toujours faibles, mineures, ignorantes.
Un bienfait plus réel, mais tardif, c'étaient les réformes dont Calonne avait pris l'idée aux Économistes, à Turgot: Libre commerce des grains,—Plus de douanes intérieures,—Meilleur règlement des maîtrises,—Adoucissement de la gabelle,—Plus de corvée (mais en payant),—Belle promesse d'économie, même sur la Maison du roi.
Surprenant travestissement. Le prodigue, l'effréné Calonne, tout à coup grimé en Turgot! On ne voit plus sur sa table que les livres des économistes. Ceux à qui il donne audience, lui trouvent en main l'Ami des Hommes, annoté en cent endroits. Comédie bien suspecte à ceux qui le soir voient ce Turgot chez les Polignacs, leur ami et celui d'Artois, qui s'amusent de la parade, contemplent l'excellent acteur.
Le beau, c'est son austérité. Pour être secrétaire des notables, Mirabeau n'est pas assez pur. Calonne ne veut plus que des saints. Il ne lui faut que des rosières. Il couronne l'innocence même dans l'ancien ami de Turgot: son premier commis des finances et le secrétaire des Notables, ce sera Dupont de Nemours.
On est surpris et triste de voir le Roi couvrir, autoriser, accepter comme siennes ces idées de Turgot qu'il hait, méprise au fond (on le voit par les notes très-aigres, de sa main, qu'il met au vieux plan de Turgot en 1788). Pour le décider au mensonge, il fallait que Calonne répondît, garantît que tout était illusion, un moyen de sortir de l'affaire, une planche pour passer l'abîme, et qu'une fois passé, on jetterait du pied.
Le roi avait été d'abord surpris et alarmé. Il put se rassurer, quand on lui fit bien voir le secret de la chose. Tout en parlant de confiance, il ne confiait rien, gardait tout dans sa main, jouait à volonté de la fallacieuse machine. Les cent quarante-quatre notables ne siégeaient pas ensemble. On les tenait parqués et divisés en sept bureaux, chacun présidé par un prince. Chaque bureau donnait une voix, quatre bureaux sur sept faisaient majorité. Mais dans quatre bureaux on avait la majorité avec quarante-quatre notables. Avec les quatre voix de ces quatre bureaux (faux et déloyal avantage!), on primait la majorité réelle, fût-elle de cent voix. Donc, c'est affaire de rire. L'escamoteur attrape ces benêts de Notables, éblouis, hébétés et menés par le nez. Ils votent les impôts, autorisent l'emprunt; ils remplissent la caisse, s'en vont... Et le tour est joué!
Un roi, lourd comme Louis XVI, était peu propre à ces manœuvres. Il accepta pourtant, il prit son petit rôle, s'efforça d'être gai, assuré, fit le brave. La veille, il écrit à Calonne: «Je n'ai pas dormi, mais c'est de plaisir!»
Calonne et sa tête légère, son profil de renard, sa petite perruque, était une mesquine figure pour la hâblerie redoutable qu'il apportait à l'Assemblée. Il exposait les maux publics avec sévérité, comme s'il n'y eût été pour rien. Il montrait l'impuissance des palliatifs, ajoutant ce mot solennel:
«Que reste-t-il qui supplée?... LES ABUS.»
«Oui, Messieurs, dans les abus se trouve un fonds de richesse que l'État a droit de réclamer. Dans la proscription des abus réside le seul moyen de subvenir aux besoins... Et le plus grand des abus serait de n'attaquer que les petits. Ce sont les plus considérables, les plus protégés qu'il s'agit d'anéantir.»
Là, l'Assemblée se regarda. Qui siégeait? Les abus eux-mêmes.
Il poussa, s'expliqua...: «Abus qui pèsent sur la classe productive et laborieuse, priviléges pécuniaires, exemptions injustes qui ne peuvent décharger les uns qu'en aggravant le sort des autres.»
C'était accuser les Notables, les mettre au pied du mur, les mettant en demeure de voter contre eux-mêmes, ou de se signaler à la haine publique. L'impopularité dont souffrait le gouvernement, elle aurait passé aux Notables.
Plus d'un dut regarder la porte, croire à un guet-apens. Le clergé fut surtout inquiet de se voir fortement désigné par un mot sur l'intolérance.
Ainsi, montrant les dents, Calonne, enveloppé de la peau du lion de Némée, ne pouvait pourtant éviter de montrer le bout de l'oreille. Mais il le fit avec talent. Dans un langage magnifique, il rappela le Déficit, mal antique de l'État, qui se perd dans la nuit des temps. Sa poésie pompeuse brouilla tout. Ce qu'on en comprit, c'est que le Déficit s'était accru sous Necker, qu'à son départ, il fut de quatre-vingt millions par an.
Ainsi, il aurait mis le plus fort sur le dos de Necker, détourné le public sur un autre terrain, l'examen du Compte rendu de celui-ci, écarté, ajourné la chose capitale: le crime des cinq cent millions empruntés, et dissipés en trois années.
Plus tard, il osa dira que Necker, quittant la caisse, n'y avait rien laissé, qu'il n'avait pas pourvu aux dépenses de l'année.
Personne ne douta que le menteur ne fut Calonne. Il y eut un tolle! véhément contre lui, un cri universel pour Necker. L'effroi fut dans Versailles. Quelqu'un osa insinuer qu'il y aurait prudence à envoyer les Polignacs à Londres. Quelqu'un ouvrit l'avis de se saisir de Necker et de le bâillonner. Comment? en le faisant ministre. On sentait qu'à propos de sa défense personnelle, il récriminerait, démontrerait les hontes de Calonne, du roi, de la cour.
Des complices de Calonne, les premiers à coup sûr étaient les princes qui lui vendirent sa place et en tirèrent des sommes épouvantables (Augeard). En faisant Monsieur, d'Artois et Condé, présidents des Notables, Calonne avait bien droit de croire qu'il avait là de solides compères qui plaideraient, mentiraient pour lui. Mais ayant tant reçu, se sentant si véreux, ils furent sous la panique. Ils cherchèrent un abri, la popularité. Des Notables disaient que l'ordre populaire devait avoir autant de délégués que les deux autres réunis. Monsieur et le comte d'Artois le dirent et dirent bien plus: que les deux ordres privilégiés ne devaient avoir que le tiers des voix!
Mais Monsieur enfonça dans le cœur de Calonne un coup plus direct... Tu quoque, mi fili!... Il dit qu'avant d'examiner l'impôt nouveau, il faut juger l'ancien et regarder les comptes.
Simple menace. S'il osa dire cela, c'est qu'il était bien sûr que le roi, que Calonne n'oseraient exposer ce fumier. Réellement le roi avait peur. Il renia son fripon de ministre, l'accusa, se mit en fureur. Il invectiva violemment «contre ce coquin de Calonne, qu'il aurait dû faire pendre!» Il saisit une chaise, la maltraita, brisa, extermina.
Des évêques, voyant que le Roi même enfonçait son ministère, le poussèrent vivement. «Nul impôt, lui dirent-ils, que par les États généraux.» Sorte d'appel au peuple. Calonne y répondit par un semblable appel. Il imprima ses plans, il donna à grand bruit l'exposé des bienfaits que les Notables repoussaient. Manifeste de guerre que durent lire partout les curés. Deux ans plus tard, c'eût été un tocsin. Mais rien encore n'est éveillé.
D'autre part, il rappelle de Berlin son dogue de combat, Mirabeau, pour lui faire mordre Necker, comme il a mordu Beaumarchais. Mirabeau, sans scrupule, usa d'un véhément pamphlet qu'il avait fait jadis contre Calonne, biffa Calonne et mit Necker à la place. Très-mauvaise action. Il ne tenait nul compte dans ce livre de ce qui excusait les grands emprunts de Necker (la guerre), de ce qui condamnait les emprunts de Calonne (la paix).
Le livre réussit par-dessus les nuées. Le roi en fut ravi (Mir., Mém., IV, 404), croyant Necker tué pour toujours.
Calonne y gagna peu. Son improbité le coulait. On sentait trop que même les plus belles réformes, dans une telle bouche, étaient un leurre. On n'eût rien accepté de lui. On sentit qu'il fallait à tout prix purger le terrain. On le mit sur un point qui eût commencé son procès: les échanges qu'il avait fait au préjudice du domaine. L'accusation, dressée, fut signée La Fayette.
Le roi, travaillé fortement contre Calonne par la reine et Miromesnil, reçut et lui montra avec sévérité une pièce qui prouvait son mensonge. Joly, le successeur de Necker, témoignait qu'en effet Necker partant en 81 avait fait les fonds de l'année. Calonne, au lieu de se défendre, attaque et récrimine. Il accuse Miromesnil d'agir contre le ministère. «Quel succès espérer, si l'on n'agit d'ensemble, si l'on n'assure l'unité du pouvoir?...» Cela frappe le roi... Mais qui pourrait-on mettre à la place de Miromesnil? Calonne désigna Lamoignon.
Il ne s'en tint pas là. Voyant le roi facile, il saisit l'occasion, dit qu'on n'obtiendrait pas cette unité sans renvoyer aussi Breteuil.
Breteuil! proposition hardie. C'était toucher la reine même.
Breteuil c'était l'Autriche, c'était l'homme de la famille, adopté de Marie-Thérèse. Le roi devint rêveur; il ne refusa pas, mais dit qu'il fallait en parler à la reine.
L'orage fut plus grand qu'il ne prévoyait même. Au premier mot, elle bondit, s'étonna, s'emporta épouvantablement, invectiva contre Calonne. Le roi lui parlant d'unité, elle dit que le vrai moyen de l'établir, c'était de chasser ce Calonne qui avait tout gâté par son assemblée des Notables. Le roi restait muet; l'excès de la colère tourna en déluge de larmes. Elle avait perdu un enfant. Elle craignait de perdre le Dauphin, qui maigrissait, se déformait (Arneth). Tout l'accablait dans la famille! et on lui enlèverait son plus cher serviteur!...
Le roi est interdit, accablé, n'ose répliquer. Venu pour renvoyer Breteuil, il signe sans mot dire le renvoi de Calonne (7 avril).
Comment le remplacer? Plusieurs proposaient Necker; mais le roi justement venait de l'exiler, pour avoir publié sa réponse à Calonne. La reine proposait Loménie de Brienne, un homme antipathique au roi (créature de celui qu'il hait tant, Choiseul!), un prêtre galantin, frétillant, malgré l'âge, dans les salons, l'intrigue, et se mêlant de tout,—de plus (comble d'horreur!) fort impudemment philosophe, affichant le matérialisme. On avait osé en parler pour l'archevêché de Paris, et le roi avait dit ce mot amer qui paraissait devoir l'éloigner pour toujours: «Mais ne faudrait-il pas au moins qu'un archevêque de Paris crût en Dieu?»
Faible sur tout le reste, le roi, sur cette corde, semblait fort arrêté, ne pouvoir changer guère. Ici, chose imprévue, il mollit, immola sa foi, sa conscience chrétienne, et pour ministre il prit le prêtre athée. «On le veut; mais, dit-il, on s'en repentira.» Son accablement fut extrême, profond son découragement.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE XXI.
LA REINE ET BRIENNE. — FERA-T-ON LA BANQUEROUTE?
1787.
La reine, toute sa vie, fidèle à sa famille, dès octobre 83, voulait nommer Brienne, agréable à l'Autriche, créature de Choiseul, ami de Vermond et Mercy. La Polignac, d'accord avec l'Artois, l'obligea de subir Calonne.
L'avénement de Brienne était une défaite pour la société de Trianon, un affranchissement pour la reine. Elle avait pu enfin rompre ses habitudes, reconquérir son cœur. Sa longue servitude de dix ans finissait. Nul avis de sa mère, nulle risée du public, nulle froideur, nul orage, nulle humiliation n'y avaient réussi. Il y fallut le temps, et que l'amie vieillît. Il y fallut la très-amère expérience que la reine eut des Polignacs. Quand elle rompit avec Calonne, quand il lui fit sous main une guerre si atroce, ils restèrent avec lui, infidèles à la reine, et fidèles à la caisse.
Elle prit sa revanche au 1er mai. Faisant Brienne chef des finances, elle dit fièrement devant toute la cour: «Ne vous y trompez pas, messieurs, c'est un premier ministre.»
Le divorce éclata au point le plus sensible, au sujet de Vaudreuil, cet ami de la bien-aimée, tyran de Trianon, le bruyant, l'emporté, le fougueux personnage dont on redoutait les colères, et dont le caractère malheureusement donnait le ton. Il venait de tirer un million de Calonne pour je ne sais quel bien de Saint-Domingue. Mais cela n'était rien. Il exigeait encore que le roi lui payât ses dettes. Pour la première fois la reine eut l'intrépidité de dire Non, ou de le faire dire. Le furieux créole, fait à être obéi, considéra cela comme une révolte, et passa droit à l'ennemi, je veux dire à Calonne, à l'atroce cabale des premiers émigrés, si cruels pour la reine, qui voulaient l'enfermer, la voiler, la raser. Ils étaient sa terreur plus que la Terreur même, au point qu'elle aima mieux se perdre que de tomber vivante dans leurs mains.
Il semble qu'en 87, elle ait eu un bon mouvement, un élan de fierté, un souvenir de Marie-Thérèse. C'était tard. Après le Collier, un tel déchaînement, chansonnée, déconsidérée, elle hasardait beaucoup à prendre le pouvoir. Deux ans entiers, elle avait défrayé les conversations des cafés. La d'Arnoult, la Duthé, la Contat, étaient oubliées. On ne parlait que de la reine. Versailles avait été plus amer encore que Paris. Mesdames avaient dit un mot dur (prophétique pour le destin du roi): «Elle serait mieux sur terre d'Autriche.» Maintes fois madame Louise, la violente religieuse, s'était jetée aux pieds du Roi pour qu'il lui fît faire pénitence, la mît un peu au Val-de-Grâce.
Les meilleurs serviteurs du Roi croyaient eux-mêmes qu'aimé comme il était encore, il lui serait toujours possible de remonter en se séparant de la reine. Lui seul la défendait, et pouvait la sauvegarder. Et, juste à ce moment, elle éclipse le Roi, seule, occupe hardiment la scène. Ses amis en tremblaient, et Besenval lui-même lui dit qu'on l'accusait d'annuler trop le roi.
Brienne était-il l'homme de poids et d'apparence derrière qui elle pût agir? Nullement. Il était transparent. Derrière, on voyait trop la reine. Petit prêtre vieillot, sous sa jolie figure de femme usée, faiblet et poitrinaire, il n'exprimait que l'impuissance. Son talent, disait-on, était la comédie qu'il jouait à huis clos. Tout était faux en lui. Il prenait tous les masques, moins par hypocrisie que par indécision. Jésuite et philosophe, créature de Choiseul, il n'en jouait pas moins le disciple de Turgot. Il jouait l'administrateur dans son archevêché de Toulouse. Aux Notables contre Calonne, il joua le chef de parti. Il arrive fini au ministère. À cette femme il faudra un homme. Et cet homme, sera-ce la reine?
Elle avait du courage et des moments de volonté. Mais quel défaut de suite! quelle profonde ignorance de la situation! Quelle empreinte funeste (de vingt ans à trente ans), elle reçut de ses Polignacs, Diane, Vaudreuil, etc., esprits faux, violents, insolents, provoquants, et de la petite cour militaire du comte d'Artois! Ses nouveaux conducteurs, Mercy, Vermond, Breteuil, plus vieux, n'en étaient pas plus graves. Elle-même incapable de juger entre deux avis. Telle son frère la dépeint vers 1778, frivole et étourdie, telle Besenval la trouve dix ans après, absolument la même, ne lisant point, ne réfléchissant point, incapable de conversation suivie.
Elle était fort bizarre, en certains points baroque, sans souci de l'opinion. Au moment où elle entre au pouvoir, devient vrai roi de France, et devrait se montrer Française, elle rappelle qu'elle est Autrichienne, elle prend un maître d'allemand (Campan).
Le coup pour l'achever, c'était qu'elle se fît Anglaise, qu'elle eût un favori anglais. L'adroite et dépravée Diane, pour la tenir encore par un fil chez les Polignacs, attira et fixa chez eux le bel Anglais Dorset, qui (routine grossière, connue de la diplomatie) faisait l'admirateur et quasi l'amoureux.
Dès la guerre d'Amérique, quand la France parut de cœur américaine, la Reine avait aimé et favorisé les Anglais. Mais prendre le moment du traité qui nous inonda de leurs produits et tua nos fabriques, le moment où l'on fit Cherbourg, prendre ce moment, dis-je, pour traîner partout ce Dorset, écouter ce vain badinage (qui menait cependant à une très-réelle influence), il semblait que ce fût vouloir braver la France, vouloir exaspérer, ulcérer la haine publique.
Agent de la vengeance anglaise, ce cruel Lovelace, en 1790, se démasqua contre la reine, l'un des premiers lui mit la corde au cou. Ce qu'on a dit de ses sourdes menées pour brouiller tout et pousser à la crise, n'est que trop vraisemblable. Il n'y aida pas peu en se chargeant (lui étranger!) d'insulter, pour la reine, le duc d'Orléans; il le lui rendit implacable. En 1787, il réussit à faire faire à la reine, alors toute puissante, une chose funeste: l'abandon de la Hollande, à qui la France devrait protection. Quand l'Angleterre payait les émeutes orangistes pour y tuer la République et l'influence française, elle écrit: «Que nous font ces gens-là? Et qu'importe qu'ils se battent entre eux?» (Arneth, Jos., 108.)
La calomnie aida. La femme du stathouder, sœur de roi, veut son mari roi. Pour décider son frère le roi de Prusse à l'aider dans ce crime, elle emploie la ruse grossière de dire qu'elle a été arrêtée, insultée. Ce frère voudrait agir. Calonne et Ségur, nos ministres, ne peuvent manquer à la Hollande. Calonne fait les fonds d'un camp qui sera à Givet. Démonstration peu dangereuse. La Prusse n'aurait pas fait un pas. Mais dès que la reine est maîtresse, plus de camp. «L'argent manque.» Fausse et menteuse excuse. Ségur ne demandait que deux millions. Est-ce que la Hollande, si riche en numéraire, la Hollande qui va s'inonder (noyer cinq cents millions peut-être) n'eût pas été heureuse d'avancer deux millions qui lui eussent sauvé ce naufrage?
Dorset en septembre put rire. La catastrophe eut lieu. La Hollande en vain s'inonda. Les Prussiens entrèrent, vinrent soutenir la canaille payée du stathouder. Une atroce anarchie fonda le despotisme. Ce beau pays (si sage) de l'ordre et des mœurs graves fut, par son premier magistrat, le stathouder, mis à sac, livré aux brigands. Il les lâcha dans ces riches villes, pillées de fond en comble. Le ministre anglais à la Haye, Harris, et Dorset à Versailles, arrivèrent ainsi à leur but. Ils perdirent la Hollande, déshonorèrent la France. En janvier, le stathouder s'inféode à ses maîtres: le Prussien, l'Anglais. La Hollande sombre toujours.—«La France aussi!» s'écria Joseph II.
Des villes entières de Hollande émigrent, des populations de la classe riche, intelligente, active. Excellent élément qui, quelque part qu'il vînt, apportait le bien-être, qui, autrefois, avait créé Berlin, et qui, en Angleterre, a tellement augmenté chez ce peuple les qualités moyennes (qu'il n'avait nullement, ni chez les Cavaliers, ni chez les Puritains). Ces pauvres Hollandais, justement indignés contre la Prusse et l'Angleterre, amies de leur tyran, venaient chercher abri en France. Les ayant protégés si mal dans leur pays, on aurait dû ici les accueillir, les bien établir à tout prix. Dumouriez, alors à Cherbourg, proposait de leur faire près de là une Hollande sur des terrains disputés par la mer, qu'ils auraient exploités avec leurs propres capitaux, de leur faire une ville qu'on eût nommée Batavia. On n'eût fait là que son devoir, une légitime expiation. On pouvait croire que Louis XVI, qui connaissait les lieux, et qui aimait Cherbourg, on devait croire surtout que la reine et Brienne, réellement coupables de l'abandon de la Hollande, feraient cette bonne œuvre si utile et qui eût attiré de plus en plus les émigrés. On ne fit rien, on ne voulut rien.
Revenons en avril. Brienne, tant aimé des Notables, leur chef contre Calonne, n'y échoue pas moins tout à plat. En vain il leur livre les comptes, promet l'économie de quarante millions, en vain s'appuie du bon Malesherbes, qui se laisse mettre au ministère. La seule ombre de l'égalité, de la suppression de privilége, les glace. Au premier mot de subvention, d'emprunt, ils ne savent que dire; ils n'ont pas d'instructions de leurs provinces. Tels lancent le grand mot: «Aux États généraux seuls il appartient de décider.» L'assemblée, en définitive, se croit incompétente, dit que, pour tout impôt, elle s'en remet à la sagesse du roi.
Autrement dit, avec respect, elle le laisse dans le bourbier, devant les Parlements irrités plus qu'avant, ou devant l'inconnu, les États généraux.
Brienne, il est vrai, pouvait croire que ces États apparaissaient redoutables au Parlement, autant et plus qu'à lui, et qu'il aimerait mieux mollir que de laisser venir son grand successeur légitime, l'assemblée de la Nation. Comment le Parlement, ce corps judiciaire, s'est-il élevé à une telle importance politique? En usurpant le rôle des États généraux, en parlant à leur place, en se constituant lui-même ce qu'ils étaient: la voix du peuple. Le roi, le clergé, la noblesse, avaient toujours primé dans ces États; qu'avaient-ils à en craindre? Mais on voyait fort bien que, les États venant, le Parlement allait se retrouver obscur, subalterne, rentrer dans la poudre des greffes, renvoyé à ses sacs, ses dossiers, ses procès. C'était le Parlement surtout que menaçait ce cri universel: les États généraux!
S'il suivait sa vraie politique, sa voie était toute tracée: lutter modérément, et ne pas trop pousser le ministère. C'est ce qu'il fit d'abord. Il enregistra les édits sur les grains, la corvée, les assemblées provinciales. Pour la Subvention, Brienne avait à craindre; il présenta plutôt un édit sur le timbre. Là commença la résistance. Le Parlement imita les Notables et voulut avant tout qu'on lui montrât les comptes. Les lui livrer, c'était le faire assemblée souveraine, à l'égal des États. On refuse (7 juillet). Et alors, élevé par la lutte, emporté, entraîné, le Parlement donne un spectacle inattendu. Ce corps, jusque-là si tenace à défendre ses droits, vrais ou faux, tout à coup s'immole et s'oublie, abdique brusquement sa tradition de trois cents ans. Toutes ces prétentions qui lui étaient si chères, il les met sous ses pieds. Lui aussi il appelle... les États généraux!
Le Parlement fut lui-même surpris d'un si beau mouvement, aveugle et désintéressé, du pas immense qu'il avait fait d'élan. Il avança, recula, avança.
Le roi double l'orage, au lieu de le calmer. Au Timbre qu'on refuse, il ajoute la Subvention, l'envoi au Parlement. Le 6 août, en Lit de justice, il fait enregistrer les impôts refusés, il déclare qu'il est le seul administrateur du royaume, qu'à lui seul appartient d'appeler, quand il veut, les États généraux.
Le Parlement alors, justement irrité, se souvenant de son métier de juge, tire l'épée de justice. Il ne peut, dit-il, conniver au vol, à la déprédation. La déprédation, c'est Calonne. Adrien Duport le dénonce, et l'accusation est reçue (10 août). Calonne se garde bien de venir; il s'enfuit de France. La cour est alarmée. Elle publie enfin (si tard!) l'économie qu'on fait sur la maison royale[21]. Elle allègue (si tard! et quand il n'est plus temps) l'affaire de la Hollande, les dépenses qu'elle exigerait. Le Parlement est sourd, défend expressément de percevoir l'impôt.
Le 15 août, les Parlementaires apprennent, non pas qu'on les exile, mais qu'ils continueront à Troyes d'exercer leurs fonctions. Brienne concentre le pouvoir, se fait premier ministre, donne à son frère la Guerre, et des hommes à lui prennent la Marine et les Finances. Castries, Ségur s'en vont, et avec eux, la considération du ministère.
Brienne est au plus haut, mais très-parfaitement délaissé, solitaire. Tout court à Troyes. Parlements de provinces, tribunaux inférieurs, les grandes Compagnies (Aides et Comptes), tout se déclare pour Troyes. Un immense concert s'établit sur ce mot: Les États généraux!
Les procès suspendus et l'interruption des affaires irritaient fort Paris. Le monde du Palais, les clercs, le petit peuple s'agitaient. Le ministre fit des avances au Parlement. Une dame fut son médiateur auprès du premier président. Il mollissait, offrait de substituer à la Subvention deux vingtièmes, et pour cinq années seulement. Donc, pas d'impôt perpétuel, pas d'emprunt, si l'on n'a guerre.
Point d'emprunt! En leurrant le Parlement de ce mensonge, Brienne l'apprivoise et le rappelle ici. Grande joie dans Paris. On brûle Calonne et Polignac. On crie: «Les États généraux!» Brienne espérait bien profiter de ce cri, de ce grand désir populaire. Il méditait un coup. En septembre et octobre, dans toutes les vacances, il tâta, travailla le Parlement, et, en novembre, il crut le mettre dans le sac.
Ce corps, fort divisé, par cela même offrait des prises. L'élément janséniste, sans y être amorti, y était faible en nombre. L'élément des rêveurs (d'un d'Éprémesnil par exemple) qui voulaient restaurer les libertés du Moyen âge, les libertés privilégiées, y était assez fort. Enfin, sous Adrien Duport, le futur créateur de la Société Jacobine, l'élément révolutionnaire se groupait, ardent et actif. Tous voulaient, demandaient les États généraux, en plaçant sous ce mot des idées différentes: les premiers y voyaient la machine gothique dont se jouerait la monarchie; les derniers comptaient bien y trouver un levier qui la démolît, et permît de la refaire de fond en comble.
La Fayette les avait demandés pour 92. Ce fut une lueur pour Brienne. Dans un délai si long, il dit comme le fabuliste: «D'ici là, le roi, l'âne ou moi, nous mourrons.» Quel danger de promettre? Avec ce vœu ardent, cette passion devenue (par le refus) si violente, on pouvait enchérir, mettre très-haut le prix des États généraux et les vendre très-cher. La masse et les meneurs eux-mêmes s'en vont mordre à l'appât, ne croyant pas pouvoir payer trop ces États par qui la France enfin doit se reconquérir. On ne peut marchander la rançon de la France.
Combien? cinq cents millions? Cela effrayerait trop. Divisons: cent vingt d'abord pour 1788, quatre-vingt-dix pour 1789, et pour toujours en diminuant. Au total pour cinq ans quatre cent vingt millions!
Mais pour avoir le temps, le calme, pour bien préparer les États, le tout sera voté en une fois!
Proposition étrange, étonnante! Brienne n'ayant pu obtenir peu, demandait hardiment beaucoup, infiniment, la somme énorme et folle, qui l'aurait rendu maître. Au roi et à la reine alarmés il disait qu'ayant palpé l'argent, on serait bien à l'aise d'oublier sa parole, de donner les États ou de les éluder.
Avec ce leurre lointain et vain probablement, Brienne offrait un autre leurre, l'émancipation protestante, tant demandée des philosophes. Le roi l'a refusée deux fois aux parlements. Il l'accorde ici, mensongère, même effrayante aux protestants. Le curé aura leur registre. Leurs naissances, morts et mariages, jusque-là inconnus et libres au désert, seront enregistrés par le curé leur ennemi.
Avec ces deux mensonges si grossiers, on parvint pourtant à éblouir, à fasciner des hommes ardents, crédules par l'excès du désir. On accuse la Révolution d'avoir été trop défiante. Mon Dieu! qu'il y fallut du temps! combien de dures expériences! Qu'ils étaient jeunes, crédules, ces redoutés meneurs! On assure que Duport, Duport qui tout à l'heure créera les Jacobins, s'était laissé duper par ces facéties de Brienne, et qu'avec ses amis, il eût donné dans le panneau.
Ce qui prouve pourtant qu'on n'était sûr de rien, c'est que, pour emporter la chose, on prenait un moment vraiment honteux, furtif, ces premiers jours de la rentrée où le Parlement incomplet a nombre de ses membres encore à la vendange, à leurs affaires rurales. On ne rougissait pas d'apporter à la salle vide encore et aux bancs déserts la grande affaire d'argent qu'on voulait escroquer.
Un pareil filoutage aurait eu besoin du secret. Mais on avait tâté beaucoup de gens qui ne furent pas discrets. Le coup était pour le 19. Le 10 et le 18, certaines lettres, fort vives et menaçantes, purent faire songer le Parlement.
Grande initiative. Mirabeau, qui la prit, avait bien des raisons d'hésiter, de se taire. Revenu de Berlin, alors fort misérable, ayant Nehra malade (il le devint lui-même en la soignant), il eût voulu pouvoir se placer au loin dans la diplomatie, mais nullement écrire pour un ministère qui sombrait. Les 10 et 18 novembre, voyant le tour ignoble qu'on arrangeait, il en fut indigné, sa grandeur naturelle se réveilla. Par deux lettres terribles, il menaça, il avertit. En voici à peu près le sens:
1º Les États généraux, qu'on le veuille ou non, vont venir. Fait certain et fatal: ils arrivent pour 89.
2º Voter cinq cents millions sur un mot captieux qui remet à cinq ans les États, c'est d'un malhonnête homme. C'est chose périlleuse pour la magistrature. On jugera fort mal ce pacte de la cour avec le Parlement; on dira qu'ils s'entendent pour gouverner ensemble et pour se passer de la France.
3º Le projet n'aura pour lui qu'une minorité honteuse. On ne peut expliquer l'audace de Brienne qu'en supposant qu'il veut un prétexte pour la banqueroute.
4º Mais que pourra-t-il? Rien. Il ne peut même la banqueroute. Proscrira-t-il? Moyens d'un autre temps! Richelieu y serait, que le siècle n'est plus à cela. Va-t-il entrer en guerre contre la nation? un tel procès serait bientôt jugé.
Il ne peut rien, ne fera rien, que reculer, tomber, périr (Mir., Mém., IV, 459-465).
Dans de pareils moments, prophétiser, c'est faire, déterminer l'événement. Le Parlement dut y bien regarder.
On soulevait son masque populaire, qui tenait mal à son visage. Il avait laissé voir déjà à ses adorateurs qu'il était fort peu digne de leur idolâtrie, contraire à leurs pensées d'égalité d'impôt, et défenseur du privilége. Qu'il votât pour Brienne, il se précipitait, il roulait du ciel au ruisseau.
D'autre part, Mirabeau avait percé les murs. Il avait très-bien vu, comme s'il eût été au fond de Trianon, que derrière lui Brienne avait un parti violent, la petite cour militaire d'Artois et de la Reine, qui méprisait ces ruses, vantait la banqueroute, se croyait assez fort pour payer en coups de bâton.
La surprise attendue fut tentée le 19. Le roi tient brusquement une séance royale. Ce n'est pas un Lit de justice. Nul appareil n'indique que rien soit imposé, forcé. Le débat est ouvert. Il semble que l'on veuille écouter, s'éclairer. Seulement, pour marquer le cercle où il faut se tenir, le roi et Lamoignon prêchent d'en haut le dogme monarchique: «Le Roi est seul législateur, juge des États généraux. La France libérée, seul il avisera à ce qui reste à faire.» Préface altière pour étourdir sans doute. On crut que d'autant moins on attendait l'œuvre de ruse. Jupin tonne d'abord pour finir en Scapin.
La séance ne fut ni violente, ni inconvenante (dit M. Droz d'après des témoins oculaires). Un janséniste seul, Robert de Saint-Vincent, s'exprima avec véhémence. Il dit que l'acte proposé était tel que, si un fils de famille en faisait un pareil, tout tribunal l'annulerait.
Cent millions accordés—les États en 89—c'était l'avis très-général et fort sensé de l'assemblée. D'Éprémesnil n'eut rien de sa fougue ordinaire. Vrai royaliste, il fut attendri pour le Roi autant que pour la France, sentit qu'en ce moment il se perdait ou se sauvait. Il parla à son cœur avec une onction admirable. Tous furent touchés, et crurent le roi touché. L'était-il? C'est possible. Mais eût-il pu changer le rôle convenu le matin, prendre seul un si grand parti?
Dans le plan de Brienne il était excellent de lasser l'assemblée, d'épuiser les poitrines, la verbeuse éloquence de ces gens de barreau, de la tarir patiemment jusqu'à l'heure où la Nature parle à son tour, dit qu'on n'a pas dîné. Tout fini, chacun crut que, comme à l'ordinaire, le Président allait prendre et compter les voix. La surprise fut forte quand on vit Lamoignon qui montait vers le trône, et parlait bas au roi. Ayant reçu son ordre, il se tourne, il prononce l'enregistrement des édits.
Chacun se regardait. «Mais c'est donc un Lit de justice? qui le savait? qui l'aurait cru? Quelle longue comédie d'écouter ces discours pendant six heures, puisqu'on ne veut rien qu'ordonner!»
Odieuse surprise! mais frauduleuse ici, basse, en matière d'argent. Empocher un demi-milliard.
Qui allait protester? L'universel murmure était déjà une protestation.
Mais qui allait parler? s'avancer? On y répugnait. Plus la chose était basse et le rôle du roi pitoyable, plus il était pénible de le prendre en flagrant délit.
Conti, tant qu'il vécut, s'était mis volontiers en avant pour des coups fourrés, d'imprévues résistances. Eût-il hasardé celle-ci, qui, quelle qu'en fut la forme, contenait un affront? Il était évident que ce gros roi, mis en avant (plus faible que coupable, et de tant d'hommes aimé encore!), recevrait là un coup sanglant.
Quel serait le désespéré, l'envenimé, qui frapperait? Il faut le dire: celui qu'à force d'insolences la cour avait fait tel. La folle violence de la Reine, de ses militaires de salon, s'était épuisée en outrages sur le duc d'Orléans. Ses démarches obstinées pour revenir en grâce, n'avaient fait que les enhardir à redoubler d'indignités. On l'insulte en lui-même. On l'insulte en sa fille, la très-charmante Adélaïde, par un projet de mariage qui n'est qu'une mystification. Il était fort timide, un bellâtre, encore élégant, d'un visage rouge, et déformé par ses excès. On le croyait fini, incapable d'agir. Il agit cependant, sans doute remorqué, dressé pour ce terrible coup.
Non sans hésitation, et non sans grâce, avec la funèbre douceur du matador, qui, la mort dans la main, marche au taureau,—il dit: «Sire, je demande à Votre Majesté la permission de déposer à ses pieds ma déclaration. Je regarde cet enregistrement comme illégal. Il serait nécessaire, pour la décharge des personnes qui seraient censées avoir délibéré, d'ajouter qu'il est fait par très-exprès commandement de Votre Majesté.»
Traduit brutalement, cela disait: Nous nous lavons les mains de l'infamie.» Et encore: «Point d'argent! Personne ne remplira l'emprunt.»
Le roi sentit la pierre qui frappait droit au front. Il se troubla, et troubla, et fort trivialement, il bredouilla: «Ça m'est égal... Vous êtes bien le maître.»
Et puis, se ravisant et se souvenant qu'il est roi, il dit avec colère: «Si! c'est légal, parce que je le veux!»
Il fit signe au Garde des Sceaux, lui parla d'enlever Orléans de son siége, de l'arracher du Parlement. Lamoignon éluda, dit qu'on n'avait pas sous la main les moyens d'une telle violence. Le roi ne se connaissait plus. Surpris quand il croyait surprendre, arrêté au moment honteux, il avait eu besoin pour se remettre (contre son reproche intérieur, sa trouble conscience) de se reprendre à la formule grossière de la foi monarchique qui fait le fond du cœur des rois: «Si! c'est la loi! car je le veux.»
Adieu l'argent, les quatre cents millions! La consolation de la Cour, ce fut de jeter deux parlementaires aux forteresses, d'exiler Orléans. Éloigné à vingt lieues de son Palais-Royal, de ses orgies du soir, il se désespéra tout d'abord et demanda grâce. La reine se montra très-haineuse. Elle ne céda pas qu'il n'eût l'amertume, la honte de sa lâcheté. Elle voulut qu'il lui écrivît à elle-même. Il le fit, et resta avili à ses propres yeux, gardant de noires pensées. Elle avait réussi à donner à ses ennemis, sinon un chef, au moins un centre, à donner pour caissier à l'intrigue, à l'émeute, un prince de vingt millions de rente. S'il n'agit pas contre elle encore directement, dès lors il la regarde, la suit dans sa course à l'abîme.
Les amis de la reine l'y poussaient de leur mieux. Ayant décidément manqué l'escamotage de leur demi-milliard, arrêtés dans l'emprunt, arrêtés dans l'impôt, ils prenaient leur parti vaillamment, militairement, et conseillaient la banqueroute.
Vraie tradition de gentilhomme. L'illustre Saint-Simon, le grand seigneur austère, la glorifie et la prêche au Régent, en la sanctifiant «et la canonisant avec les États généraux.» Mais pourquoi les États? La banqueroute, tellement usitée au grand siècle, semble chose royale, une institution monarchique.
Besenval, toujours jeune (près de 70 ans), aimable étourdi, vrai hussard, tête chaude de Pologne et Savoie, qui naquit par hasard en Suisse, n'a pas tenu sa langue. Il nous a révélé ce qu'on eût deviné fort bien sans lui, l'opinion de Trianon, l'estime et l'engouement qu'on avait pour la banqueroute. «Vain propos?» Point du tout. La fine oreille, Mirabeau, habile à écouter aux portes, et qui a des amis, en cour, écrit au moment même (20 nov.) une lettre très-vive qui affirme trois fois la chose.
«Dépend-il d'un gouvernement d'enchérir sur la guerre, la peste et la famine? Le forfait qu'on prépare, l'horrible proposition qu'on apporte au Conseil, c'est la mort de deux cent mille hommes! Mais, par-dessus ceux-là on met à mort encore tout un monde de leurs créanciers qu'ils ne pourront payer et qui seront sans pain.»
«Faire cela, n'est-ce pas renoncer à tout droit que l'on a sur un peuple?»
Puis, à ce roi déchu, il a l'air d'annoncer un Clément ou un Ravaillac:
Conspués de l'Europe, en horreur à nous-mêmes, dangereux à nos chefs, tels nous serons, contre l'État, le roi... Craignez le fanatisme!... la fureur de la faim vaut bien la fureur de la foi... Qui osera répondre de la vie du roi, de tout ce qui est près du trône?
Le parti militaire pouvait dire à cela que «le pâle rentier» (Boileau le nomme ainsi), l'homme ruiné, affamé, épuisé, a bien peu d'énergie. Ces misérables encore dans la Fronde avaient pris les armes. Mais depuis ils n'ont pas la force de crier. Les noyés du Système moururent fort décemment. Aux plus cruelles opérations, Fleury n'entendit rien, Choiseul rien, Terray rien.—Aujourd'hui c'est un peuple, il est vrai, qui peut faire du bruit... Eh! tant mieux! Montons à cheval! et sus à la canaille!... Paris a besoin de leçon.
Petit mal! et grand bien! Quel bienfait que la banqueroute! l'État, libre, léger, dès lors, agira dans sa force, Paris perdra, c'est vrai. La France y gagnera. L'argent et la population y reflueront; ce gouffre de Paris n'absorbera plus le royaume, etc. C'est ce que Bezenval dit, non pas de sa tête,—d'après «un publiciste, peu scrupuleux, assez profond.»
Ce publiciste me semble être Linguet. Son journal, imprimé à Londres, est l'apôtre de la banqueroute (Annales politiques et littéraires, XV). Combien le payait-on? L'arrêt qui le condamne en 1788, fait entendre que «l'homme vénal» avait le mot d'en haut, était ainsi lancé pour préparer les choses et pour tâter l'opinion.
Sans détour, il exalte, il divinise la banqueroute, l'appelle «cette grande et salutaire opération.» Elle peut être mauvaise en Angleterre, car c'est le peuple qui s'engage. Mais en France, ce n'est que le Roi. L'anéantissement de la dette publique, à chaque avénement, serait sage et très-légitime.—Ingénieuse idée. La banqueroute, criée au milieu des fanfares, serait apparemment une des cérémonies du sacre.
On est émerveillé, non de l'effronterie de ce paradoxal Linguet, mais de l'aimable aisance avec laquelle la cour, nos loyaux gentilshommes (délicats aux duels et aux dettes de jeu) acceptent et vantent ces doctrines. De l'honneur, pas un mot. Où donc est cet honneur qui, selon Montesquieu, faisait l'âme des monarchies? Un roi failli, fripon, dévalisant son peuple pour enrichir sa Cour, cela leur paraît naturel.
Grand, étonnant contraste avec la vieille France qui même n'eut jamais le mot de banqueroute, emprunta aux Lombards le mot vil de banca rotta. L'austérité bourgeoise de nos vieilles Coutumes marquait de traits atroces ceux qui en venaient là. Elles ne tiennent le banqueroutier quitte qu'au prix d'une infamante exhibition. Parant sa folle tête du bonnet vert des fous, il ira, demi-nu et la chemise au vent, sur la place, siéger et frapper par trois fois la pierre.
Si la veuve ne veut pas payer pour son mari défunt, il faut qu'impudemment elle renie son mariage. Avant qu'il entre en terre, elle va devant tous insulter ce corps mort, lui jette au nez les clefs de la maison.
Conseillers admirables! chevaliers scrupuleux! Voilà donc leur avis!... Que le Roi vienne aussi, banqueroutier frauduleux, orné du vert bonnet, narguer les affamés, jeter les clefs sur le corps de la France.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE XXII.
LE COUP D'ÉTAT. — LES RÉSISTANCES DE BRETAGNE, DAUPHINÉ, ETC. — CONVOCATION DES ÉTATS GÉNÉRAUX.
Mai-Août 1788.
Brienne était perdu s'il n'eût eu un solide appui dans la reine et son extrême irritation. La honte du tour de passe-passe qui avait si mal réussi, l'exalta, et pour mieux braver, elle siégea dès lors aux comités et aux conseils. Elle opina, et prit la voix prépondérante. Ainsi, elle trôna, se découvrit entièrement, comme avait fait depuis dix ans sa sœur, la Caroline de Naples, tant louée de Marie-Thérèse et donnée pour exemple à Marie-Antoinette.
Brienne, encore plus mal à la cour que dans le public, succombait sous le faix. Il devint très-malade, sa poitrine se prit; on lui mit trois cautères. Autour de lui ce n'étaient qu'ennemis. Sa réforme, pourtant bien modérée, sur la maison du roi, son refus de payer les dettes de Vaudreuil, ses sages retranchements sur les Coigny, les Polignac, avaient exaspéré. Qu'est devenu le grand, le généreux Calonne: ce Brienne est si sec! La jeune cour d'Artois l'aurait bien volontiers jeté par les fenêtres. Que faire avec ce prêtre? Il est temps, disait-on, de déployer la force.
Ce qui pouvait le plus y faire penser la reine, c'était le rude accueil qu'elle avait reçu dans Paris. Ayant hasardé de venir à l'Opéra, elle y fut presque huée. Elle dut se sentir comme excommuniée de la France. De tous côtés un cri lui déchira l'oreille, ce nom: «Madame Déficit!» Le ministre de Paris fut effrayé, la supplia de ne plus s'y montrer. Son image y était proscrite. Le beau tableau de madame Lebrun resta comme captif à Versailles; s'il se fût hasardé de paraître à l'Exposition, il eut été insulté ou crevé. Dans Versailles même, elle fut avertie, et par ses gens! En allant aux conseils, elle entendit un musicien de la chapelle dire tout haut: «Une reine doit rester à filer.» (Campan.)
Elle avait été très-longtemps sous la détestable influence des bravaches étourdis, insolents, provoquants, qui contribuèrent tant à faire précipiter la crise. Le premier goût qu'elle eut à vingt ans, fut un officier de marine, un homme de ce corps odieux qui concentrait en lui tout ce que la noblesse eut de plus haïssable. Trianon, on l'a vu, et la Polignac, et la reine, subirent dix ans Vaudreuil, frère du marin célèbre, homme cassant, emporté, d'humeur folle, usant de son droit de créole, de passer en tout la mesure, de mépriser, écraser tout. Par bonheur, elle n'était plus sous ces funestes influences. Vaudreuil, avec Calonne, et tous les violents, s'étaient groupés autour d'Artois. Elle voyait chez lui ses ennemis. Cependant elle hésitait fort, semblait se demander parfois s'il ne vaudrait pas mieux essayer de la violence. Pensant tout haut, dans l'intime intérieur, devant ses femmes et familiers, elle dit un jour à Augeard, son secrétaire, comme en l'interrogeant: «Tout cela serait bientôt fini... Mais il faudrait verser du sang?...»
Augeard, secrétaire-chancelier, en même temps fermier général, gros financier colère, un Ajax, un Achille, répondit sèchement: «Oui, Madame.»
Quelle était la force réelle dont disposait la Cour? Considérable et imposante. Si Brienne et la reine en avaient fait usage, ils eussent pu verser bien du sang.
La force la plus sûre était celle des vingt régiments étrangers. Arme fort dangereuse. Ces mercenaires, surtout les Suisses, se piquaient d'être au roi, de ne pas connaître la France. Mangeant le pain du roi, ne connaissant que lui, à Paris comme à Naples, ils eussent loyalement tué. Les régiments dits Allemands, fort mêlés, n'étaient d'aucun peuple. Ces barbares, barbouilleurs, massacrant les deux langues, fort repus, souvent ivres, meute aveugle et grossière, auraient certainement sabré sans regarder, écrasé et femmes et enfants.
La belle cavalerie de la maison du roi, ce corps hautain, superbe, tant payé et privilégié, n'eût été guère moins sûre. Mais les Gardes françaises pouvaient vaciller davantage, ayant des rapports dans Paris où plusieurs étaient mariés.
L'armée, depuis 81, s'était fort transformée. Nul officier que noble. De là haine et envie du sous-officier roturier à qui on fermait l'avenir. Au moins on avait supposé que les officiers seraient sûrs... Eh bien, le contraire arriva.
Les Polignac qui firent cette ordonnance (par Ségur, nommé tout exprès) n'y favorisèrent la noblesse que dans une petite mesure. Les nobles de province qui entraient au service, n'avaient rien à attendre que de devenir capitaines. Tout grade supérieur fut pour l'autre noblesse, celle de cour, avec tous les gros traitements. Les simples officiers étaient très-peu payés, s'endettaient. Au service, leur perspective était de n'arriver à rien et de mourir de faim.
Les colonels et autres supérieurs traitaient fort lestement ce peuple de petits officiers (souvent plus nobles qu'eux). Ils commandaient, ils punissaient avec l'insolence outrageante de hauts seigneurs, posés en cour, pour qui la noble populace de ces provinciaux pesait peu. Ceux-ci, pour de légers motifs, étaient brisés, chassés piteusement. «Un colonel qui a besoin d'argent, disait-on, sait s'en faire. Il casse un officier, vend son grade à un autre.» (V. Servan et Chassin, l'Armée.)
Voilà comment la cour se trouva avoir mis contre elle non-seulement le sous-officier non noble qui ne pouvait monter, mais l'officier lui-même, le noble, écrasé par le favori, le colonel de l'Œil-de-Bœuf.
Cette première révolution de 1788, ce fut celle de la noblesse.
Chose plus forte encore: la cour n'avait pas la cour même. Les grands noms, les hautes fortunes, les pairs de France, la vraie cour du royaume allait agir à part contre la cour de Trianon. Celle-ci put s'apercevoir de sa grande solitude. Les pairs que Louis XV avait pu écarter et séparer du Parlement, y siégent aujourd'hui malgré le roi.
Tout va vers une crise.
D'une part le Parlement (par la voix d'Adrien Duport) veut désarmer le Roi, s'attaque aux Lettres de cachet.—Repoussé durement, il remonte plus haut; accuse (sans la nommer) la reine.
Donc, mort au Parlement. Versailles hasarde un coup. Des ouvriers, gardés à vue, impriment au château les dépêches qui vont porter partout la foudre. Profond secret qui n'en transpire pas moins. Une boulette de glaise, contenant une épreuve, part d'une des fenêtres, est portée à d'Éprémesnil.
Que trouva-t-on dans cette boule? Le plus monstrueux avorton qui peut-être fût jamais sorti de la cervelle humaine.—Un fou n'eût pas suffi. Il fallut trois fous. On y distingue à merveille l'influence, la main, le style de plusieurs auteurs différents.
Brienne était dans son lit, toussant fort et n'en pouvant plus, avec ses trois cautères. Je ne puis lui imputer la partie vaillante et brillante, jeune évidemment, du projet.
Le grand article capital était, on peut dire, signé d'une écriture princière. Le Roi pour conseil suprême d'enregistrement prenait... qui? Ses propres domestiques, le grand aumônier, le grand chambellan, le grand écuyer, le grand maître de sa maison, et son capitaine des gardes!—Ajoutez quelques dignitaires, prélats, maréchaux, gouverneurs, chevaliers de Saint-Louis, quatre seigneurs titrés (en tout vingt et une personnes). Cela s'appelait Cour plénière. Louis XVI, en sa Cour plénière, renouvelait Charlemagne. Comme splendeur, comme costume, rien n'était plus éblouissant. Qui dit Cour plénière dit fête (selon tous les dictionnaires). La monarchie allait être une fête perpétuelle.
Quel dommage que le roi, si gauche, soit peu propre à jouer Charlemagne ou Philippe-Auguste! Combien ce rôle irait mieux à ce prince de roman, au jeune et brillant Galaor, le cousin d'Amadis de Gaule! On donnait volontiers ce nom au charmant comte d'Artois. Son agréable figure, qu'une bouche toujours entr'ouverte faisait paraître un peu niaise, promettait déjà à la France le héros de l'émigration, le roi pour qui 1815 a trouvé le genre troubadour.
La Sottise n'est que sotte, parfois modeste et prudente. Mais au delà, plus naïve s'étend largement la Bêtise. Elle parade, elle triomphe, fait la roue au soleil. C'est le caractère qui reluit dans la nouvelle institution. Elle est très-bien combinée pour détruire ce qui reste de la religion monarchique. Le roi était dans celle-ci un être à part que Dieu souffle et inspire (c'est ce que Louis XIV dit expressément à son petit-fils). Ici, derrière le roi, on voit, au lieu de Dieu, la valetaille qui remue le mannequin.
Ce qui prouve que ces valets de Versailles travaillaient pour eux, c'est qu'ils se sont nommés à vie. Choisis irrévocablement, ils siégent dans leur dignité aussi fermes que le roi. Ceci répond à la plainte qu'avait faite l'un d'eux (Besenval): «Qu'à Versailles, on n'est sûr de rien.»
Une chose admirable encore, d'inimitable insolence, que Lamoignon certainement n'écrivit que sous la dictée de ces fous, ce fut l'étrange article: «Les Parlements ne jugent plus que les nobles et les prêtres. Les roturiers sont désormais jugés par de simples bailliages.»
Cela fait deux nations. Hors des ordres privilégiés, la vie humaine est si peu comptée, que pour en décider, il suffit des juges inférieurs.
Il va sans dire qu'après un tel outrage à la nation, les réformes de Lamoignon dans le droit criminel ne comptaient guère; quelque bonnes qu'elles fussent, personne n'y fit attention.
Les Parlements étaient réduits à quelques membres. Le reste supprimé, ruiné, remboursé quand et comment? En rentes apparemment sur ce trésor insolvable, qui va suspendre ses payements.
Ce que je crois de Brienne dans cette belle composition, c'est un article de ruse, d'une ruse maladroite, risible invention d'un cerveau faible, que la maladie affaiblit encore.
Dans le cas de circonstances extraordinaires où nous serions obligés d'établir de nouveaux impôts (mot plaisant pour un homme, qui n'a pas cessé d'être dans cet état extraordinaire)... d'établir de nouveaux impôts avant les États généraux, l'enregistrement de ces impôts par la Cour plénière n'aura qu'un effet provisoire jusqu'aux États que nous convoquons.
Ainsi le roi à volonté va créer de nouveaux impôts. Pour le faire avaler, on confirme l'espoir d'avoir les États généraux. Mais cela est trop fin. La Cour est indignée de ces ménagements de Brienne. Elle reprend la plume. «Eh! quoi, Sire? La Cour plénière alors ne fera que du provisoire? Comment! Votre Majesté se subordonne à ces États?...» La reine, ou le comte d'Artois, ajoutent fièrement une ligne qui anéantit tout le reste, ôte espoir, détruit les États, même avant qu'on les ait donnés, qui défie la nation, ferme solidement les bourses et rend la banqueroute sûre:
Sur cette délibération des États, nous statuerons définitivement. Donc les États ne seront rien qu'une vaine cérémonie. On a soin ici de le dire, d'avertir la Nation.
Cette pièce extraordinaire, éclose une fois de sa boule, courut partout secrètement. Plusieurs parlements de province la reçurent, protestèrent d'avance. Ici les pairs s'effrayèrent, et crurent, comme les magistrats, qu'autour de ce monde en délire, il fallait au plus tôt dresser des garde-fous. M. de La Rochefoucauld, admirateur et traducteur des constitutions américaines, fut probablement celui qui conseilla de faire une Déclaration des droits. Les pairs, unis au Parlement, déclarèrent que les «coups préparés contre la magistrature n'avaient de but que de couvrir les anciennes dissipations, sans recourir aux États généraux, que le système de la volonté unique manifesté par les ministres annonçait le projet d'anéantir les principes de la monarchie.»
«Cela considéré, ils décident que: la France est une monarchie gouvernée suivant les lois. Ces lois fondamentales embrassent: 1º le droit de la maison régnante; 2º le droit de la nation d'accorder l'impôt; 3º les droits et coutumes des provinces; 4º l'inamovibilité des magistrats, leur droit de vérifier si les volontés du Roi sont conformes aux lois fondamentales; 5º le droit du citoyen de n'être jugé que par ses juges naturels, de n'être arrêté que pour être remis sans délai aux juges compétents.
«Ils déclarent unanimement que si la force disperse le Parlement, elle remet le dépôt de ces principes entre les mains du Roi et des États généraux.»
Déjà une tentative directe de désarmer la cour en empêchant toute levée d'impôt, avait été faite par deux conseillers, Goislard et d'Éprémesnil. Le 4, ordre de les arrêter.
On n'avait vu que trop souvent de pareils enlèvements. Chez un peuple devenu si patient depuis deux siècles, l'insolence de la royauté, la brutalité militaire semblaient toutes naturelles. C'était la joie, la risée des gardes et des mousquetaires d'insulter les grandes robes. Ici, pour la première fois, l'homme d'épée hésita. Les deux conseillers menacés s'étant réfugiés dans le Parlement, le capitaine M. d'Agoult, devant l'imposante l'assemblée, se sentit pris de respect, troublé dans sa conscience. Quand il demanda les deux membres, tous se levèrent, s'écrièrent: «Nous sommes tous Duval et Goislard!—Un exempt qu'il fit entrer pour les lui désigner, s'obstina à ne pas les voir. M. d'Agoult, embarrassé et honteux de son rôle, envoya à Versailles demander de nouveaux ordres. La séance, de jour, de nuit, continua pendant trente heures. L'effet était obtenu; l'esprit nouveau, le respect de la loi, l'horreur de la violer, avaient fortement éclaté. Cette grande scène dramatique où l'homme d'exécution avait rougi de lui-même, devint une grande leçon. Elle fut connue partout, et partout, comme on va voir, l'épée se trouva brisée. Duval et Goislard eux-mêmes terminèrent, se désignèrent, adressèrent au Parlement de pathétiques adieux, et suivirent fièrement d'Agoult, contristé et humilié.
Même avant cette grande scène, la mine était éventée. Des protestations foudroyantes partaient de tous les Parlements. Le plus éloigné de tous, le Parlement de Navarre, éclata dès le 2 mai. Celui de Rouen le 5; Rennes et Nancy, le 7; Aix et Besançon, le 8; Bordeaux et Dijon, le 9.
Ces pièces, que j'ai sous les yeux réunies dans une précieuse brochure (Bibl. de Grenoble), sortent de la banalité ordinaire; elles sont des appels éloquents à la loi, à l'honneur. Le vrai danger des Parlements était que, par la création subite de quarante-sept bailliages, le ministère allait tenter tout un peuple d'avocats et de gens de loi. Il tentait beaucoup de villes jalouses de l'importance des villes de Parlements. Par exemple, il pouvait se faire en Bretagne que Nantes et Quimper, jalouses de Rennes, acceptassent les bailliages, et saisissent l'occasion de détrôner le Parlement.
Ces oppositions surgirent, mais plus tard. Pour le moment, avec un bon sens admirable, chacun ajourna, subordonna l'intérêt personnel. Personne n'accepta de places d'un gouvernement flétri. Il y avait alors, en cette France (tant légère, gâtée qu'elle fût), certaine délicatesse, certain sentiment de l'honneur qui ne s'est guère retrouvé aux temps soi-disant positifs.
Donc, le Roi, le ministre, se trouvaient réellement dans une grande solitude. Le Roi (sauf ses cinq ou six domestiques, chambellans, etc.), ne trouvait personne à mettre dans sa fameuse Cour plénière. Sa parade du 8 mai fut singulièrement ridicule.
Ceux qu'on traîna de force à cette Cour plénière protestèrent avant et après. Plaisante magistrature qu'il eût fallu garder à vue, lier sur ses chaises curules. Après un seul jour d'essai, on ajourne indéfiniment. Le 10 mai, le jour où partout (à Rennes, à Grenoble, Rouen, etc.), on fit l'exécution brutale de forcer les Parlements à enregistrer leur décès, la Cour plénière elle-même pour qui on faisait tout ce bruit, ce triste avorton déjà était mort et enterré.
Nul spectacle plus curieux que de voir en chaque province les formes diverses de la résistance. Elles donnent la mesure exacte de ce que chacune d'elles gardait de vitalité sous l'écrasement monarchique.
Le Midi était assommé. Les deux Terreurs épouvantables des massacres albigeois et des massacres protestants, tombant les uns sur les autres, avaient admirablement monarchisé le pays. Les États de Languedoc, tant vantés pour leur cadastre, répartition, etc., n'étaient pas moins épiscopaux, comme au lendemain de la conquête de Montfort. Le Tiers-État y votait, mais il ne parlait jamais. Toutes ces municipalités étaient muettes.
La Bourgogne, tous les trois ans, se réunissait vingt jours en États pour baiser les bottes du gouverneur héréditaire, un Condé. Cinquante bourgeois, en présence de trois cents nobles et cent prêtres, ne soufflaient que pour voter des présents au gouvernement, aux premiers de l'assemblée.
Trois familles suffisaient pour jouer la comédie des petits États d'Artois. Ceux de Provence étaient nuls; le pays avait maigri jusqu'à l'os et au squelette, à l'instar de ses montagnes, dévasté, dépouillé, chauve; ses pauvres communautés, trop heureuses de vendre leurs voix, étaient toutes dans la main d'un seigneur, le consul d'Aix. L'imperceptible Navarre et le tout petit Béarn avaient seuls gardé quelque chose des libertés antiques. En Béarn, le peuple avait au moins un veto négatif. En Navarre, seul il votait dans les questions d'argent.
Rouen, Besançon, Grenoble, regrettaient amèrement, redemandaient leurs États, depuis longtemps supprimés.
La Bretagne avait les siens, on l'a vu, orageux, troubles, dominés par un grand peuple de petits nobles turbulents. Ces dures têtes de silex n'étaient pas moins bouillonnantes. Toujours quelques fous, du Régent à Louis XVI, rêvaient la séparation, la Bretagne libre de la France, seule en son trône de granit, comme un Arthur ressuscité, avec la monarchie celtique. Un grand peuple dispersé, curés, bourgeois, paysans, matelots, ne partageait pas ces songes, et se montrait plus docile, entraîné pourtant par moment aux emportements de la noblesse, aux audaces du Parlement. C'était le plus fier du royaume. Il rappelait incessamment sa fameuse duchesse Anne et les droits de son contrat. Lui-même parfois représentait la trop quinteuse duchesse dans sa mauvaise humeur hautaine. En 1764, le Roi ayant écrit qu'il cassait sa décision, le Parlement, sans voir la lettre, la lui renvoya par la poste.
La grande bataille de la France fut réellement soutenue par deux provinces, la Bretagne et le Dauphiné.
La Bretagne eut réellement quelque avance sur le Dauphiné. Rennes eut son combat le 10 mai, et Grenoble le 7 juin.
Ces deux provinces avaient fort préparé l'esprit public. La Bretagne, dès Louis XV, dès l'affaire de La Chalotais qui fit vibrer toute la France. Le Dauphiné déjoua le mensonge des Assemblées provinciales. Le Parlement de Grenoble dit qu'on devait publier leur règlement, préciser leur mission: jusque-là, intrépidement, il leur défendit de s'assembler (15 décembre 1787).
La première scène décisive est celle de Rennes. Le Parlement ferme ses portes. C'est aux commissaires du Roi, au gouverneur Thiard, à l'intendant Molleville, de les forcer. À leur sortie du Parlement, les pierres, les bûches et les bouteilles volent et menacent leurs têtes.
L'intendant tombe, est frappé. Que ferait la troupe? Thiard était peu en force et défendait de tirer. Ses officiers, qui voyaient dans le peuple tant de gentilshommes, n'avaient nulle envie de tirer sur les leurs. Un d'eux, Blondel de Nonainville, dit: «Moi aussi, je suis citoyen!» On lui saute au cou; on le porte en triomphe. Et nombre d'officiers l'imitent. (Duchatellier, I, 43, 73.)
La cour ne comprit pas encore. Elle expliqua l'événement par la mollesse de Thiard, qui n'avait pas voulu tirer sur la noblesse de Bretagne. La révolution de Rennes commandait quelques égards, étant surtout celle des nobles et des fils de la bonne bourgeoisie, des étudiants en droit de cette université. Ces nobles, nous les avons vus, dans l'affaire de Damiens, marquer entre tous les Français, par la vive émotion, le violent amour du Roi. Ils n'étaient pas suspects au fond. D'autant plus violents aussi dans leur attaque au ministère, ils dressèrent son accusation. Avec l'obstination bretonne, ils la portèrent à Versailles, par une, deux, trois députations. La première, douze gentilshommes, brutalement mise à la Bastille; la seconde de dix-huit, arrêtée en route, n'empêchèrent pas cinquante-trois députés de pénétrer enfin au Roi.
Thiard n'en réussit pas moins à disperser le Parlement et à l'exiler de Rennes. La chose fut plus difficile pour le Parlement de Grenoble.
Le Dauphiné, il faut le dire, ne ressemblait guère à la France. Il avait certains bonheurs qui le mettaient fort à part.
Le premier, c'est que sa vieille noblesse (l'écarlate des gentilshommes) avait eu le bon esprit de s'exterminer dans les guerres; nulle ne prodigua tant son sang. À Montlhéry, sur cent gentilshommes tués, cinquante étaient des Dauphinois. Et cela ne se refit pas. Les anoblis pesaient très-peu. Un monde de petits nobliaux labourant l'épée au côté, nombre d'honorables bourgeois qui se croyaient bien plus que nobles, composaient un niveau commun rapproché de l'égalité. Le paysan, vaillant et fier, s'estimait, portait la tête haute.
L'histoire de leurs États est belle. On y voit la vigueur du Tiers qui surgit du fond de la terre, la soulève avec son front. Peu nombreux, ne formant pas le cinquième de l'assemblée, il monte. Il exige d'abord des procès-verbaux dans sa langue, écrits en français (1388). Il monte; il obtient d'avoir un veto négatif; s'il ne fait encore, il empêche (1554). Dans les questions qui lui sont propres, il vote double, il obtient la double représentation.
Un trait singulier du pays, c'est qu'en gravissant l'amphithéâtre des Alpes, on rencontrait sur les hauteurs la vénérable et modeste image de nos vieilles Gaules, de nos fédérations celtiques. Ces contrées froides et stériles n'eussent jamais été habitées si on n'y eût laissé régner le vrai gouvernement humain, la république et la raison. Tout ce que la France désirait (ou ne connaissait même pas), tout ce que le Dauphiné d'en bas conquérait lentement, ce pauvre Dauphiné d'en haut, sous le vent sévère des glaciers, l'avait toujours eu. La déraison féodale, la violence des gouvernements s'arrêtaient là; les intendants de Richelieu, de Colbert, comprenaient eux-mêmes que, s'ils se mêlaient de ce peuple, il descendrait, s'en irait, laissant un éternel désert. Il avait fait un bon cadastre; on lui laissait répartir l'impôt (payé très-exactement). On le laissait faire ses routes, ses travaux, bref se gouverner. Ils disent très-fortement que, pour leurs charges, ils n'ont que faire d'aucune autorisation et n'ont pas à rendre compte,—qu'ils ont acheté ces droits, par maints sacrifices, «par des services à la patrie qu'ils rendirent et rendront encore.» (Fauché-Prunelle, 704.)
L'idéal américain, en bien des choses essentielles, était ainsi suspendu au-dessus du Dauphiné. À travers toutes les misères qu'il traversait avec la grosse monarchie, il n'avait qu'à regarder vers un certain point des neiges pour aspirer l'air meilleur, se redresser, se sentir homme. Dans les veines les plus royalistes, cet air gaillard de la montagne mettait du républicain.
Depuis l'enregistrement du 10 mai, fait à main armée, jusqu'au 7 juin, où le gouverneur Clermont-Tonnerre envoya aux magistrats les ordres d'exil, l'irritation alla croissant. Grenoble semblait ruinée par la perte du Parlement. La province se crut perdue. Un violent écrit du jeune avocat Barnave fut semé la nuit dans les rues. Le 20 mai, le Parlement avait lancé (une vive provocation qui semblait l'appel aux armes): «Il faut enfin leur apprendre ce que peut une nation généreuse qu'on veut mettre aux fers.»
On pensait bien qu'il y aurait un soulèvement à Grenoble. On y avait envoyé deux solides régiments (Austrasie et Royal-Marine). L'ordre était de ne pas tirer, mais charger à la baïonnette, n'employer que l'arme blanche, qui, sans bruit, n'en est que plus sûre dans la foule pour frapper de près.
J'ai sous les yeux huit ou dix relations de la journée du 7 juin; celle du Parlement, celle de l'Hôtel de ville, les lettres du procureur du roi, les récits d'un procureur, d'un étudiant (L. Berriat Saint-Prix), d'autres anonymes. Le meilleur, celui d'un religieux, est adorablement naïf. C'est un vieux cahier où le bonhomme qui jardine, écrit les vertus des plantes, des recettes de jardinage, de médecine, etc. Mais le tocsin a sonné. Il retourne son cahier, il écrit la Révolution (Bibl. de Grenoble).
Le matin, vers six heures, des soldats portèrent aux conseillers les lettres d'exil. Dès sept heures, très-grand mouvement: tout le commerce, en ses quarante corps, va en procession faire compliment de condoléance au premier président. Puis, une autre procession, dramatique et d'effet lugubre, tout le barreau en robes noires. Devant ces images de deuil, les boutiques se fermèrent; toute vie parut suspendue.
Cela saisit terriblement l'esprit des femmes du peuple. Les vendeuses des marchés s'assemblaient par pelotons. Tout à coup voilà qu'elles fondent chez le premier président; elles se jettent sur les voitures attelées, détellent, déchargent les malles, coupent les harnais des chevaux. Mais pour que le Parlement ne sorte pas de la ville, il faut s'emparer des portes. Elles étaient fort bien gardées, chacune par trente soldats. Ces dames prenne chacune «une trique,» et vont à l'assaut des portes. Quelques hommes déterminés se joignent à elles, armés de bâtons, de pierres, chassent la garde, et à sa place ils se constituent portiers. Les femmes rapportent les clefs en triomphe, vont aux églises, montent dans tous les clochers et sonnent furieusement le tocsin.
Il était midi. Ce bruit sinistre, retentissant par les détours de la profonde vallée, les rudes paysans de la Tronche et des communes voisines, dans un terrible transport, saisirent leurs fusils, coururent. Mais les portes étaient clouées. Ils vont chercher des échelles. Par malheur, elles sont courtes. Ils finissent par percer un mur qui fermait une fausse porte. C'est long, mais leur seule présence faisait voir que la campagne était une avec la ville.
La troupe n'avait pu reprendre les portes. On la réunit en bataille sur la place principale. Deux compagnies de Royal-Marine étaient en avant, engagées dans une rue. Il était environ deux heures. Le peuple (au premier rang les femmes) regardait fort de travers les soldats de Royal-Marine, insolents et provoquants autant que le noble corps de la Marine elle-même. Beaucoup, de mine singulière, étaient des Basques ou des Bretons. Celui qui était en tête, un sous-officier béarnais, à grand nez crochu d'épervier, oiseau de proie, oiseau de nuit, œil noir de ténèbres et de ruse, blessa au premier regard leur rude instinct de loyauté. Une des femmes n'y tint pas. Elle traverse la rue, va à lui, et, devant sa troupe, lui applique un hardi soufflet (récit d'un témoin oculaire). Ce Béarnais est Bernadotte. Le coup lui valut le salut de la sorcière (Tu seras roi!). Il vit l'éclair de sa fortune et fit commencer le feu.
Il avait une bonne chance de tout finir en deux minutes. Il n'avait réellement que vingt ou trente hommes en face, le reste femmes et curieux. Ces vingt ou trente, chargés vivement, s'enfuirent, comme il l'avait prévu. Mais ce qu'il ne prévoyait pas, c'est qu'ils revinrent peu après avec une masse énorme, c'est que tout ce vaillant peuple se mit avec eux. Devant, derrière, sur les toits, partout on ne voyait que peuple. Tuiles, pierres, briques, pleuvaient à la fois. Notre Béarnais est blessé, mais reste noté comme homme d'audace peu scrupuleuse, qui n'irait pas de main morte et pouvait monter à tout. L'affaire fut assez sanglante. Force blessés de part et d'autre. Un vieux portefaix est tué; un jeune homme a les deux cuisses traversées. Même un enfant de douze ans fut cruellement tué d'un coup de baïonnette.
Le peuple, ayant l'avantage, en vint à grands coups de pierre sur la masse des deux régiments en bataille sur la place. Au moment où M. de Boissieux, lieutenant-colonel, défend de tirer et veut s'expliquer avec la foule, une pierre lui frappe la tête. Il n'en persista pas moins dans son pacifique héroïsme. Cela émut fort le peuple. On vint lui faire réparation. Les femmes voulurent le panser et l'emportèrent dans leurs bras.
Même dans Royal-Marine, plusieurs officiers bretons (instruits très-certainement de l'affaire de ceux de Rennes), ne voulaient pas qu'on se battît. Le commandant consentit à aller, avec une femme, au commandant Clermont-Tonnerre qui donna de bonnes paroles, fit espérer que la troupe rentrerait dans ses quartiers.
Mais cela ne suffisait pas. Un terrible flot de peuple arrivait pour prendre au commandant les clefs du palais de justice, et rétablir, faire siéger sur-le-champ le Parlement. L'hôtel est en vain fermé. On brise la porte extérieure, on brise une porte intérieure, et derrière on trouve M. de Clermont-Tonnerre avec quelques officiers.
Il faut ignorer tout à fait la nature humaine et ce que c'est que la foule, pour croire (avec M. Taulier) qu'on ménageât le commandant. Il fut dans un danger réel. On lui reprocha violemment l'effusion du sang du peuple. Plusieurs voulaient qu'il livrât celui qui avait fait tirer. D'autres que lui même expiât: un charpentier tint une hache levée sur sa tête. Un avocat la détourna. On a voulu douter du fait, mais le charpentier en fit gloire, ne se cacha pas, resta huit jours encore à Grenoble, et n'en partit qu'en recevant l'argent d'une souscription faite pour lui (Berthelon).
Dans ce danger du commandant, les consuls de la ville étaient venus à son secours. Eux-mêmes ils furent en danger. On leur arracha de la tête leurs chaperons municipaux. La foule cassait, brisait. Elle jeta par les fenêtres l'argenterie du commandant (qu'on porta chez le président). Elle ne prit rien dans l'hôtel que le dîner qui était prêt, à point, et qu'on avala, plus du vin bu dans les caves. Un seul lieu fut respecté, un cabinet d'histoire naturelle que possédait ce grand seigneur. On n'y prit qu'un aigle empaillé qu'on voulait faire figurer dans le solennel triomphe qu'on préparait au Parlement.
Le commandant sous leur dictée écrivit au Président qu'il l'invitait à assembler le Parlement au plus tôt. Il livra les clefs du Palais. Mais une femme ne voulait pas croire qu'il agît de bonne foi. Elle empoigna un inspecteur militaire qui était là, l'emmena pour qu'il témoignât avec elle que la lettre était sérieuse, venait bien du commandant. Elle le menait «trique en main, comme un patient qu'on mène au gibet» (cinq heures de l'après-midi).
Le Président eut beau louvoyer et refuser. On ne lui donna qu'une heure. Le peuple se chargea lui-même d'avertir les conseillers. En attendant, il faisait l'ouverture du Parlement. Le Président n'eût osé. On lui prit un de ses gens, qu'on habilla superbement d'une riche robe de chambre; on lui mit les clefs en main, et afin qu'il fût mieux vu, un homme à califourchon l'enleva sur ses épaules. Derrière, on lui portait la queue. Ce majestueux personnage, que nul ne connaissait, représenta d'autant mieux le grand anonyme, le Peuple, faisant ses affaires lui-même, rouvrant son Palais de justice, fermé par la royauté.
Les membres du Parlement se cachaient, mais on en trouva suffisamment pour le cortége qu'on fit au Président, de son hôtel au palais. Ces messieurs, dans leurs robes rouges, étaient galamment conduits par les dames portant leur trique, de l'autre main des branches vertes. Le tocsin ne sonnait plus, mais les cloches, à volée, joyeuses et toutes en branle. «Les clochers jusqu'au sommet étaient remplis de femmes bondissantes comme des chèvres.» C'était six heures du soir (en juin). Partout des rameaux, des roses. Le carrosse du Président, traîné lestement par des hommes (et plus vite que par des chevaux), avançait couvert de fleurs, royalement couronné de l'aigle prisonnier du peuple, la seule et noble dépouille qu'il emporta de sa victoire. Une fraîche couronne de roses (assez ridiculement) avait été préparée pour la vieille tête chenue du premier président. Il tremblait de se compromettre, la repoussa. Mais on la portait devant lui. Un énorme feu de joie était dressé sur la place, le Palais enguirlandé de banderoles ou drapeaux. «Enfin des cris incroyables, une telle fête (dit le bonhomme) que jamais les fastes de Rome n'ont fourni de pareils exemples.»
Le Président, effrayé de son succès, trouva moyen d'écrire à l'instant en cour que tout se faisait malgré lui. Le Commandant écrivit aussi. Mais on saisit sa lettre, et on ne la laissa passer que quand le Président l'eut lue à la foule et bien montré qu'elle ne contenait aucun mal. La séance ne dura qu'une heure, et le peuple, fort modéré, ne demanda rien que le départ du régiment qui avait versé le sang. Le Parlement, heureux de voir finir son triomphe, fut solennellement reconduit. Mais défense aux magistrats de sortir de la ville; défense aux portes de les laisser passer.
Situation assez triste pour le peuple, forcé de garder presque à vue ses chefs qui voulaient s'échapper. Les femmes étaient inquiètes. Elles veillèrent en armes, et seules voulurent monter la garde au palais du Parlement.
Une chose était pour Grenoble, c'est que tous les environs étaient armés pour elle et n'attendaient qu'un signal. Mais au dedans, on s'arrangeait pour énerver le mouvement. Pendant la nuit, les consuls formèrent la garde bourgeoise des honorables marchands qui le matin se saisit du corps de garde, des portes. Le peuple avait nommé une commission pour s'entendre avec les consuls. Le procureur syndic de cette commission était un cordonnier, lui-même de la garde bourgeoise, de cette garde précisément que l'on opposait au peuple (V. Berthelon). Cette opposition se marqua surtout en ce que le peuple, entendant dire qu'on faisait venir contre lui l'artillerie de Valence, assiégeait les dépôts d'armes, voulait prendre les fusils. Les bourgeois s'y opposaient. Le peu de fusils qu'on eût manquaient de certaine pièce et ne pouvaient servir à rien. De là une juste inquiétude. Les femmes, plus d'une fois, sonnèrent le tocsin. Elles juraient de ne pas désarmer tant qu'elles n'auraient pas vu partir le régiment meurtrier.
Ainsi, du 9 au 14, marcha la réaction. On défendit bientôt aux bourgeois de monter la garde. Les deux régiments reprirent tous les postes. Clermont-Tonnerre établit des batteries sur les hauteurs qui pouvaient foudroyer la ville. Le Parlement se sauva (nuit du 13 juin). Le soldat haïssait le peuple au point que, sur le rempart, un ouvrier regardant la brèche du 7, la sentinelle lui tira un coup de fusil dont la balle heureusement ne fit que trouer son chapeau.
Le 14, deux nouvelles (récit du religieux) émurent fortement Grenoble. Le foudroyant mémoire de Rennes fut connu, la fermeté menaçante des Bretons, l'accord des nobles, du peuple, des étudiants. On apprit en même temps qu'à Besançon un régiment suisse avait refusé de tirer, aimait mieux s'en aller en Suisse. La noblesse de Grenoble et celle des environs s'assembla (le 14 juin), et les consuls, indignés d'avoir été pris pour dupes et de voir déjà renvoyés sans façon leur garde bourgeoise, vinrent siéger avec ces nobles. Les menaces et les défenses de l'autorité militaire n'y firent rien. On fit vaillamment la démarche décisive, non-seulement de demander le rétablissement des États, mais réellement de les faire, de les créer, les convoquer, en invitant toutes les villes et bourgs à nommer des députés pris dans les trois ordres, qui se réuniront à «jour convenu.» Voilà ce qui fut écrit (Bibl. de Grenoble.) Mais on convint verbalement de se réunir à Vizille, ancien château du Dauphin, que possédait M. Périer, dont il avait fait une usine, et qu'il offrit courageusement.
La cour se montra fort double. Elle écrivit des choses douces sur l'amour du Roi pour le peuple. «Jamais il ne fut plus loin d'exiger de nouveaux impôts.» (Impr. bibl. de Grenoble.) Avis paterne que l'évêque de Grenoble répandit par les curés. En même temps, on fait filer une armée en Dauphiné, sous l'homme le plus sévère de France, le vieux maréchal de Vaux, durci par cinquante ans de guerre (en Corse, Amérique, partout). On lui donne des Suisses et des Corses et beaucoup d'artillerie. Le bailliage est établi à Valence, et on va le faire à Grenoble à main armée. Deux des consuls de Grenoble iront répondre à Versailles, y resteront comme otages. Le maire de Romans, enlevé, est prisonnier en Languedoc.
Tout cela était assez vigoureux, bien combiné. Mais rien ne pouvait servir dans un si grand mouvement. Une unanimité immense, formidable, se déclare. Toutes les femmes prennent la ceinture aurore et bleue du Dauphiné, les hommes la cocarde au chapeau. On arrache des murailles l'arrêt contre les consuls. De tous côtés grandes nouvelles: la France est pour le Dauphiné. Les petits États de Béarn fraternisent avec lui. Des gentilshommes de Lyon, de Toulouse, de Provence, adhèrent à ses résolutions et veulent agir de concert. La Guyenne va les imiter. Les mêmes résistances éclatent juste aux deux bouts du royaume, à Pau, à Amiens, Arras. À Pau, on dresse une potence pour pendre le commandant. À Arras, le bailliage est chassé à coups de bâton, tout brisé et saccagé. Le Parlement de Rouen continue de s'assembler, met le ministère en accusation.
Tout s'arrête, et plus d'affaires. Lyon halète, Paris s'irrite par le retard des payements. L'Hôtel de Ville a renvoyé en août ses payements de mai.
Je copie tout ce qui précède d'un petit journal manuscrit de 8 pages qui donne très-bien le mois de juillet, à Grenoble, les nouvelles qu'on y recevait. Il ajoute, au 3 juillet, deux choses extrêmement graves.
«La disgrâce du ministère a été signée pendant huit heures. La Reine a tout fait révoquer.
«À notre assemblée du 2, des officiers en uniforme ont signé la délibération.»
Jamais le vieux maréchal, qui avait vu tant de choses, n'avait vu un tel spectacle. Il se trouva, avec ses vingt mille hommes, comme noyé dans ce tourbillon, ce vertige populaire de vaillance, d'ardeur et de joie. Ses officiers lui échappaient. Il l'écrivit à la cour (Augeard.) Ce qui dut l'étonner surtout, ce fut, dans une telle ardeur, un bon sens, une mesure, un sang-froid extraordinaires. Cela ne se voit guère ailleurs. Si fermes dans les grandes choses, ils cédaient sur les petites, qui souvent exaltent encore plus. Il crut les embarrasser en défendant la cocarde bleue aurore, l'insigne de la province. Mais cela leur rendait service. Il valait mieux être Français. On disait, non sans apparence: «Toute la France sera Dauphiné.»
De Vaux, de mauvaise humeur, avait signifié d'abord qu'on ne s'assemblerait pas, qu'il saurait bien l'empêcher. On lui répondit gaiement: «Nous nous assemblerons, fût-ce à la bouche du canon.»
Il se rabattit à dire: «Ce ne sera pas à Grenoble.» On n'y avait jamais songé. Enfin il entoura Vizille de grandes forces militaires, comme si l'on avait craint des rassemblements du peuple. Il croyait que ses baïonnettes intimideraient l'assemblée. On n'y regarda même pas. Cela l'achève. Il s'alite, et le voilà très-malade. On crut qu'il y passerait. Il traîna un an ou deux.
M. Périer, fort noblement, avait préparé des tables pour servir quatre cents personnes. La salle d'armes du vieux connétable, Lesdiguières, était préparée pour faire siéger dignement cette première de nos assemblées.
Le secrétaire était Mounier, juge royal de Grenoble, homme capable, fort mesuré, qui avait tenu la plume avec adresse et courage dans les réunions de la ville. L'assemblée s'ouvrit à huit heures, s'organisa jusqu'à onze, examina les mémoires proposés jusqu'à minuit, signa jusqu'à quatre heures du matin. Tout ainsi fut consommé dans un long jour de juillet. On arrêta (outre les choses arrêtées le 14 juin): que voulant montrer à la France un exemple d'union, d'attachement à la monarchie, on n'octroierait les impôts qu'après délibération dans les États généraux—que le Tiers-État aurait autant de députés que les deux autres ordres réunis.
Une mesure admirable fut gardée par cette assemblée:
1º La municipalité n'y domina pas. Les députés de Grenoble, très-nombreux, ne voulurent pas être comptés selon leur nombre.
2º Le parlement n'y domina pas. Quoique seul il eût d'abord dirigé le mouvement, l'assemblée se mit à sa place, dit même indirectement qu'il n'était pas impeccable. Elle exprime que la conduite généreuse des Parlements avait réparé leurs torts.
3º Nul ordre ne pesa sur les autres. Le Tiers n'abusa pas de la force supérieure que donnait la situation. Le clergé et la noblesse, entraînés d'un bel élan, votèrent sans difficulté la double représentation du Tiers.
4º L'assemblée ne se montra pas exclusivement dauphinoise. Elle fut surtout française, protesta dans deux articles de son amour pour l'unité, dit que le Dauphiné ne séparerait jamais sa cause de celle des autres provinces.
Tout cela était très-neuf.
On sait bien que dans son fantôme d'Assemblées provinciales, le roi avait doublé le Tiers. C'était un mensonge de plus. Puisqu'il nommait les députés, on était sûr qu'il prendrait l'élite des faibles et des serviles, les plus plats de la bourgeoisie.—Le Tiers aussi était double dans les États de Languedoc. Autre leurre, autre mensonge. Les formes ne sont rien du tout dans l'absence de la vie. Ce Tiers ne parlait jamais, sauf un compliment ampoulé que le capitoul de Toulouse débitait à l'ouverture. Les capitouls, les consuls, en toute chose importante suivaient leurs seigneurs les évêques.
Non, la leçon de la France ne fut pas le type bâtard des Assemblées provinciales, ni les États de Languedoc. Elle fut dans l'unanimité des trois ordres du Dauphiné. Elle fut dans l'unanimité (peu durable, mais réelle alors) des nobles bretons et du peuple.
Elle fut dans l'ébranlement de l'armée, dans cet aveu terrible du maréchal de Vaux: que la troupe n'est pas sûre. Nonainville à Rennes, Boissieux à Grenoble, s'obstinent à ne pas tirer.
Ce qui dut aussi frapper fort, c'est le changement étonnant de formes qui se fait tout à coup dans les pièces adressées au roi. Pour la première fois, on y parle de sa responsabilité personnelle, on y fait une allusion fort nette au danger qu'il court. Dans une adresse (manuscrite, anonyme et sans date) de Grenoble, on lui fait entendre que la Constitution seule fait sa sûreté. Mais la pièce la plus terrible (19 juin 88) vient du corps jusqu'ici le plus souple, le plus docile, qui le croirait? du Grand Conseil. On y demande la tête de Brienne et de Lamoignon. On dit au roi: «Il ne faudrait qu'un instant pour détruire votre autorité... Vous tenez votre force de vos sujets; elle est dans leurs mains. C'est uniquement de leur pécune que se soutient votre puissance.» Puis, par deux fois, on répète avec une insistance menaçante: «Vous devez bien les connaître, tous ces abus de pouvoir, puisqu'ils se font par vos ordres précédés de ces douces paroles: De l'ordre du roi, et qu'ils sont signés de vous! Que d'innocents dans les fers par ces lettres de cachet!... Vous ne pouvez les ignorer; elles portent votre signature.»
Paroles vraiment redoutables qui commencent le procès, non pas de la royauté seule, mais du roi, de Louis XVI.
Brienne était fort timide en réalité. Il voyait venir ces jours où l'on rend de sérieux comptes. Un magistrat de Grenoble, le 10 mai, demandait la mort de Terray et de Calonne. Le 19 juin, le Grand Conseil demandait celle de Brienne, tout au moins sa condamnation.
Le Clergé, loin de l'appuyer, lui donna, au lieu d'argent, la leçon la plus amère. En Dauphiné, en Bretagne, partout la noblesse était contre lui, contre la cour et la reine. Le vrai moyen d'embarrasser, faire taire tous ces privilégiés, c'était de leur lâcher le Tiers. Brienne avait autour de lui des gens qui devaient lui faire croire que le Tiers serait royaliste. Il employait surtout la plume d'un petit homme de talent, fils d'un cordonnier d'Avignon, le fameux abbé Maury, un roué et un rusé sous forme insolente, emportée. Il put être pour beaucoup dans le parti que prit Brienne de se sauver en ouvrant la grande Babel. Le 8 août, au nom du roi, il convoque les États généraux.
Qu'est-ce que ces États? Il ne le sait lui-même. Il invite tout le monde à fouiller, chercher, ce qu'au vrai ils ont été. On allait sans difficulté trouver que le Tiers y était très-constamment écrasé, humilié, agenouillé. À lui de prendre sa revanche au profit de la royauté contre le Clergé, la Noblesse. La Cour, blessée par ceux-ci, leur lançait la meute immense des avocats, des lettrés, pour les égratigner aux jambes et les mordre par derrière.
Malesherbes était épouvanté. D'accord avec son cousin Lamoignon, dans une timidité coupable, il démentit toute sa vie, fit un mémoire au roi contre les États généraux.
Il se trompait d'époque, croyait que les idées de 76 suffisaient en 88.
Que pouvait faire Brienne?
Par les États, il périssait. Sans les États, il périssait. En face des nécessités implacables de chaque jour, il fouillait au plus bas, il cherchait dans la boue. Le 16 août, il ne peut payer qu'à moitié en billets. Il pille, force des caisses que respecteraient des voleurs, dépôts de charité et fonds des hôpitaux, des aumônes aux grêlés! Cela faisait horreur! De tels crimes pour si peu d'argent!
Où sommes-nous? les plus sacrées dépenses, celles de cour, deviennent impossibles! Les Polignacs, ennemis de Brienne, et d'Artois, son ami, qui le poussait contre le Parlement, se liguent contre lui. La reine a peine à le défendre. On se souvient de l'homme qui seul évoquait les écus. Si l'on rappelait Necker? On pourrait l'exploiter, profiter de sa main adroite pour tirer les marrons du feu. C'était peu difficile. Son livre de 84 dit assez clairement qu'il se meurt de chagrin de n'être plus au ministère. Sa vanité souffrante exige seulement que l'on renvoie Brienne (25 août). Mais on le mystifie. On garde contre lui l'homme d'exécution, Lamoignon.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE DERNIER.
LES FUSILLADES DE PARIS. — NECKER. — CAHIERS. — ÉLECTIONS. — MIRABEAU.
Août 1788-avril 1789.
M. Necker débuta en bon et galant homme. Trouvant le trésor vide, il y mit sa fortune. Il versa deux millions à son entrée au ministère, et, plus tard, engagea tout ce qu'il possédait.
Cela remonta l'âme, l'espoir et le crédit.
Les notaires, dont les fonds sont chose de confiance et sacrés, firent un acte de foi, apportèrent six millions. Les créanciers rougirent d'être exigeants, se contentèrent d'à-comptes, désormais sûrs d'être payés.
Les ennemis de Necker sont bien forcés ici de l'admirer. Monthyon, le fermier général, dit: «Sans moyens violents, sans coups de force, il nous sauva de la banqueroute. Mille expédients de détails furent employés, faibles séparément, puissants par leur ensemble. Toute grande mesure eût trouvé trop d'obstacles. Son industrie fut un prodige.» Et combien on doit l'admirer, quand on songe qu'au moyen de tant d'embarras politiques, il se trouva en face d'une disette qui venait à grands pas, bientôt devant l'atroce hiver, le grand hiver du siècle (88-89) qui, rompant la circulation, doubla les maux de la famine. Plus de travail et plus d'obéissance dans l'administration. L'autorité morale de Necker, son crédit personnel, suppléèrent aux ressources de l'État qui n'existait plus. De toutes parts on vint au secours. Il parvint à passer ces terribles huit mois, à gagner le printemps, les États généraux. Tout ce qu'on blâme en lui de fautes ou de faiblesses s'efface devant un tel service. On peut répondre à tout: «Il a nourri la France.»
Il fallait ces extrémités pour que la cour, la reine, Artois, les plus antipathiques à Necker, l'appelassent, pour que le roi subît le protestant! Dès longtemps, il haïssait Necker pour son pathos, sa suffisance. Mais il le méprisait de plus pour ses côtés bourgeois, qui, il est vrai, devant les grands et les puissants, le tenaient bas et servile. Il y voyait un sot, espérait l'amuser, garder contre lui Lamoignon, l'absolutisme même. Il montra plus d'adresse que l'on n'eût attendu. Tout en avouant ses répugnances pour appeler le Génevois, il dit «qu'il le suivrait en tout.» Dans les premiers rapports qu'ils eurent, il parut confiant, s'épancha avec lui, dit: «Monsieur Necker, voilà bien des années que j'ai à peine un instant de bonheur.» Necker attendri: «Encore un peu de temps, Sire. Vous ne direz pas toujours ainsi. Tout se terminera bien.»
La crédulité vaniteuse de Necker, sans doute aussi l'amour du bien public, l'avaient trop pressé d'accepter. Lamoignon faisait croire au roi qu'il pouvait éviter les États généraux. Des parlementaires assuraient qu'en abandonnant la malheureuse Cour plénière, rouvrant le Parlement, on obtiendrait de lui ce qu'on voudrait. Très-coupable complot qui, dans une situation si dangereuse, allait neutraliser le seul sauveur possible, détruire l'espoir qui soutenait la France. Déjà le roi faisait imprimer les nouveaux édits.
Mais l'indigne manœuvre des deux côtés fut arrêtée. Plusieurs parlementaires noblement réclamèrent. Necker alla à la reine même, humblement lui fit observer que, Lamoignon restant, son crédit serait nul, qu'il ne pourrait fournir l'argent qu'on espérait. C'était le 7 septembre, et l'on voyait déjà avec effroi que la récolte avait manqué partout, en France et en Europe. Necker, ce jour du 7, interdit la sortie des grains. Cela marquait la crise, et rendit la reine sérieuse. Necker fit apparaître le fléau imminent, l'universel chaos et le spectre de la famine.
Les adieux du roi, de la reine, à Brienne et à Lamoignon furent pathétiques, et ceux qu'ils auraient faits à la royauté même. En effet, désormais, il fallait marcher droit aux États généraux. Plus de fraude, plus d'échappatoire, la France allait venir et demander des comptes. Cette vague terreur leur fit amèrement regretter ceux qui emportaient le passé. On les combla, sans souci de l'opinion. On avait les larmes aux yeux. La reine voulut embrasser Brienne, lui donna son portrait enrichi de diamants. Elle garda sa nièce comme dame d'honneur. Il reçut le chapeau. Un de ses neveux fut coadjuteur de son archevêché, et un autre eut un régiment. Lamoignon, pour son fils, eut la pairie, une ambassade, et pour lui 4,000,000 de livres (dans une telle pénurie!).
Rien n'exaspéra plus la reine que la vive joie de Paris. Et le signal partit de la Bastille. Les Bretons prisonniers trouvèrent le moyen d'illuminer la plate-forme. Trois jours, trois nuits, c'est dans toutes les rues une furie d'illuminations, pétards, fusées, etc., et l'on casse les vitres des amis de la Cour qui n'illuminent point. Ce désordre fut un prétexte pour l'irritation de Versailles. Le ministre Villedeuil demanda et obtint du roi un ordre «de dissiper par la force les attroupements.» C'était se hâter fort. Ces effervescences durent peu. Les réprimer d'un coup, au moment de l'explosion, c'est ce qu'on ne peut guère qu'au prix de bien du sang.
Ici, on le pouvait, ayant en main, non pas, comme à Rennes, à Grenoble, des troupes ordinaires et peu sûres, mais des corps privilégiés, à haute paye, aimant peu le bourgeois. La Garde de Paris, en butte aux railleries qui toujours poursuivaient le Guet, était fort disposée à faire voir qu'elle est «vrai soldat.» Son chef, le chevalier Dubois, fut ravi de sabrer, fit une charge à fond sur le Pont-Neuf plein de monde, galopant sur les trottoirs mêmes. Les spectateurs paisibles, des gens de toute classe (Florian, le marquis de Nesle, etc.) furent ou sabrés ou écrasés.
Cela irrita fort. Le lendemain, on revint avec de grosses cannes, et, devant Henri IV, on brûla un archevêque de carton. Plusieurs, irrités de la veille, disaient: «Brûlons les corps de garde». Dubois, dit-on, habilement avait embusqué des fusils. On tire. Et voilà vingt-cinq morts.
Mais il y eut, pour Lamoignon, bien plus de sang encore, deux vrais massacres aux deux bouts de Paris. Une foule, en bonne partie de femmes, s'était portée aux trois hôtels Dubois, Lamoignon et Brienne, et devant criait, aboyait. Du dernier (Hôtel de la Guerre), on avertit Sombreuil, le gouverneur des Invalides, qui les envoie, et les fusils chargés. D'autre part, les Gardes françaises, sous M. de Biron, entrent par l'autre bout de la rue. Opération habile et d'un succès terrible, qu'on veut attribuer au hasard. La foule, serrée des deux côtés, fait une masse compacte, où tout coup porte. Prise entre les deux feux, elle est poussée sur l'un, sur l'autre; des deux côtés, la mort!
C'est encore le hasard qui, par la Garde de Paris, fit le carnage aux boulevards. De la porte du Temple et de la porte Saint-Martin, on refoula les masses au traquenard de la rue Meslay. Des deux bouts on chargea, on sabra pêle-mêle le peuple, les promeneurs, l'habitant qui rentrait chez lui. (Cf. Droz, II, 91; Soulavie, VI, 213-218.)
Le Parlement, rouvert le 24 septembre, manda et gronda fort Dubois, la Garde de Paris. Qu'eût-il dit à Biron, à la Maison du roi, trop excusés, garantis par leurs ordres? La Cour eut cette tache de sang. On a dit, répété sottement que ce gouvernement ne périt que de sa débonnaireté. Je ne vois point cela. Il périt de son abandon. S'il avait trouvé dans l'armée le zèle qu'il trouva dans ces corps, il eut certes lutté. La petite cour militaire, qui menait alors Louis XVI, eût pu avec sa signature livrer de vraies batailles, disputer la fortune. Mais l'armée lui tourna le dos.
Que ces choses cruelles se soient passées sous Necker, le plus humain des hommes, cela nous éclaire fort sur un point très-obscur de la situation où l'histoire ne dit rien. Était-il? n'était-il pas maître?
Il avait l'apparence et la décoration d'un vrai premier ministre. Protestant, il entre au Conseil! insigne grâce. Il a les embarras immenses des finances et des subsistances. Il a la charge grave et infiniment compliquée de préparer les États généraux. Il devrait être fort, tenant cette misérable Cour par ses besoins et par sa peur, ayant trois prises, le pain, l'argent, l'opinion. Il pouvait fort bien voir, par l'effort que le roi se fit de quitter Lamoignon, combien il était nécessaire. Il n'en profita pas, ne prit pas le haut ascendant. De là tant de fausses mesures, en désaccord avec ses idées et sa probité, et pourtant signées de son nom.
Ce pauvre homme de bien, né à Genève, n'était point Génevois. Il n'en eut pas les vertueuses résistances. Allemand d'origine, il avait dans le sang le mou et le bonasse des sujets de ces petits princes, chapeau bas devant les valets de l'illustrissime Cour. Fils d'un précepteur ou régent et de bonne heure commis, il tenait à la fois et du maître d'école et du plumitif subalterne. On ne réussit guère, aux bureaux comme ailleurs, que par l'attention soutenue d'être agréable et de plaire à ses maîtres. Tel il resta en montant au plus haut, gardant toujours l'humble respect de tous faquins titrés, heureux de leurs sourires. De là un être ridicule, double, bâtard et faux, d'un côté flatteur du public, amant de la gloriole, d'autre part tenant fort à gagner les privilégiés, occupé de les apaiser, de se faire pardonner le bien.
On eût pu deviner tout cela dès 84 par son livre, Administration. Il y est pitoyable, visiblement il pleure de n'être plus ministre. On sent parfaitement la prise aisée qu'on a sur un homme si faible. Dans son pathos sentimental de bon charlatan allemand, il fait fort bien entendre qu'on aurait grand tort de le craindre. Il attend tout de la vertu (grande tirade sur la vertu), celle des princes et des privilégiés. Ils sont si généreux que tout s'arrangera. Qu'ils se confient à Necker. Il est discret, prudent. Il n'en fera pas trop. Et déjà il le prouve, en embrouillant, cachant ce que l'on veut cacher. De quelle main délicate il touche le clergé, par exemple! déguisant sa richesse, cotant son revenu au chiffre ridicule d'à peu près cent millions.
On put voir tout d'abord que Necker était traîné, que, dominé des hautes influences, attendri et trompé par l'équivoque bonhomie de Louis XVI, il prêterait l'appui de son nom aux actes des privilégiés, serait tout à la fois leur dupe et leur compère. L'assemblée dauphinoise, sur qui la France avait les yeux, du 27 juillet s'était ajournée à octobre. Réunie à Romans, elle fit un remarquable plan d'États provinciaux. Dans ce plan, l'électeur devait être le propriétaire payant d'impôt six francs par an (dix sous par mois, ou à peu près un liard par jour). L'électeur des villes un peu plus. Mais on excluait tout à fait le fermier, comme trop dépendant. En effet, la propriété appartenant surtout au clergé et aux nobles, admettre leurs fermiers innombrables, c'était mettre l'élection dans la main des privilégiés. Les campagnes pouvaient devenir, ce qu'elles ont été de nos jours, le brutal instrument de la réaction.
Plusieurs fermiers siégeaient à Romans, et eux-mêmes ils demandèrent «que le fermier ne fût pas électeur», n'eût pas la dure alternative de voter contre sa conscience, ou contre l'existence, le pain de sa famille. À cela que va dire le roi? que va dire Necker? Ils corrigent le plan, veulent que le fermier vote. Quelle dureté serait-ce d'exclure l'innocent laboureur, l'homme des champs, etc. Ils tiennent à donner au clergé, aux nobles, une armée d'électeurs.
C'est dans le même esprit que la Cour, si peu satisfaite des Notables en 87, les rappelle en 88, étant sûre de n'avoir par eux que des avis pour enrayer ou reculer. Si le ministre était ferme et loyal, il devait rejeter, refuser à tout prix une assemblée certainement hostile à la convocation des États généraux.
Ces Notables montrèrent une remarquable clairvoyance dans leur haine à la liberté.
1º Ils repoussèrent presque unanimement la double représentation du Tiers, sentirent parfaitement que, si la Nation était vraiment représentée, le Privilége était perdu.
2º Ils parurent deviner et prévoir que la fausse démocratie serait le sûr moyen d'étouffer, d'écraser la vraie, que le suffrage universel serait l'arme mortelle de la contre-révolution. Ils admirent au suffrage même les domestiques, laquais des villes, et valets de charrue, ces rustres qui bientôt vont donner les Chouans. De peur qu'ils ne se trompent et n'oublient le mot d'ordre, ils voteront à haute voix. Avec ces valets, les Notables appelaient au scrutin un monde de fainéants à vendre, de nobles affamés, parasites, et de petits collets qui couraient les dîners.
À l'appui de ce bel avis (12 décembre), parut une incroyable lettre des princes au roi, superbe d'insolence. Ils se croient en 1614, s'indignent, comme les nobles firent alors, de ce qu'on croit le bourgeois du même sang, de ce qu'on humilie cette bonne noblesse, qui a fait roi Hugues Capet. Ils finissent par menacer, par dire que si les premiers ordres devaient descendre ainsi, leurs protestations dispenseraient de payer l'impôt.
Au même temps un coup répondit, un grand coup, le livre de Sieyès, qui, d'un énorme poids, trancha les questions, qui arma la Révolution de sa formule victorieuse, de sa hache et de son épée.
«Qu'est-ce que le Tiers? le Tout.—Le Tiers est la Nation.»
Il écarte du pied les théories des sots, des ignorants qui s'imaginent (comme Mounier) qu'on pourrait faire ici une Angleterre.
Vous demandez qui aura droit de convoquer la Nation? Demandez donc plutôt qui n'en a pas le droit, dans le danger de la Patrie.
Vous demandez quelle place les corps privilégiés, deux cent mille prêtres ou nobles, auront dans l'ordre social? c'est demander quelle place, dans le corps des malades, aura l'humeur maligne et corrompue.
Ceci s'entend assez et dépasse fort 89.
Non moins sinistrement, cet âpre, inflexible Sieyès dans les Instructions électorales du duc d'Orléans, rappela la question suprême, la responsabilité. On a vu qu'à Grenoble un magistrat l'explique par la mort de Calonne, le Grand Conseil par la mort de Brienne, plaçant même plus haut encore la responsabilité. La brochure d'Orléans demande «que quelqu'un soit responsable.» Inutile de nommer ce quelqu'un. Chacun comprendra.
Tout devient clair, fort, bref. Le public marche droit. Malheur à qui gauchit. Le doublement du Tiers est le grand shiboleth où l'on se reconnaît. Le Parlement, cette vieille perruque, hier si populaire, a osé rappeler les États de 1614 (les nobles triomphants et le Tiers à genoux). Dès ce jour, sans retour, il sombre, il s'enfonce, il descend, il s'abîme, cent pieds sous la terre. Il n'en remontera que pour paraître en masse à la place funèbre de la Révolution.
Cette chute subite du Parlement devait avertir Necker. Il flottait misérablement (j'en crois Droz, Mounier, Malouet, et nullement le fils de Necker). Ce cœur sensible et tendre, qui voulait plaire à tous, était désespéré de faire du chagrin aux privilégiés. Entre quelques hommes et la France, la justice et l'iniquité, il se taisait, restait admirablement impartial.
On lui montrait que la noblesse avait été partout contre Brienne (de mai en août); qu'en Dauphiné, seule au 13 juin, elle avait convoqué les États à Vizille; qu'à Rennes, ailleurs encore, elle avait gagné et désarmé l'officier (noble). N'étaient-ce pas des nobles, ces vaillants députés bretons, les douze qu'on mit à la Bastille, ces obstinés qui vinrent, les dix-huit, et les cinquante-deux? Trente ducs et pairs avaient offert de renoncer à leurs priviléges pécuniaires. Donc la noblesse, haute ou petite, en majorité figurait au premier acte du grand drame.
Un coup de vent, avant décembre, éclaircit la situation. La majorité noble, un moment entraînée hors de son état naturel par l'esprit généreux du siècle ou par la haine de la cour, rentra dans les rangs rétrogrades, aussi bien que les Parlements. Ce fut fort clair en Bretagne. Nantes et Quimper, et Rennes même (des bourgeois, des étudiants éclatèrent contre la noblesse), furent appuyées de Saint-Brieuc, d'Auray et d'autres villes. Contre son corps municipal, Nantes créa une autre assemblée, plus sérieusement municipale, et qui réellement représenta la ville. Nantes envoya au Roi demander le doublement du Tiers (Mellinet). Dans le cahier commun des villes de Bretagne qu'on fit à Rennes, la demande en fut faite expressément d'après le Dauphiné (Duch., I, 85).
Des avocats terribles parlaient encore plus haut pour la cause du peuple. Deux avocats: la faim, la mort.
La détresse s'accrut par l'hiver. Dès le 9 décembre la Seine est prise, et tous les fleuves. Les arrivages cessent. Le froid tombe à trente degrés. Le peuple en chaque pays retient les blés. Plus de circulation. Tout négoce des grains est taxé d'accaparement. Le ministère en vain demande à acheter. L'effroi entrave tout. Necker, aux abois, de nuit, de jour, écrit lettres sur lettres et reçoit cent courriers. D'heure en heure, de toute province, arrivent d'accablantes nouvelles: ici, là, partout la famine.
La situation de Paris était un sujet de terreur. On l'alimentait jour par jour, et la vie de ce corps énorme était suspendue à un fil. La mortalité fut immense. De toutes parts, les pauvres gens périssaient de froid et de faim. On mourait dans les greniers. On mourait dans les rues. Des processions infinies de convois s'allongeaient vers les cimetières. Il y eut un grand mouvement de charité, de bienfaisance, disons-le, de prudence aussi. Que serait-il arrivé si le redoutable Paris, au dernier degré des misères et sous l'aiguillon de la mort, eût forcé ces palais regorgeant d'un luxe odieux, forcé, à la place Vendôme, les insolents hôtels des Fermiers généraux? Les curés, les philosophes, l'archevêque de Paris, tous donnèrent. Nul davantage que le duc d'Orléans. Sa prodigalité royale fit l'inquiétude de Versailles. Celui qui si largement jetait sa fortune privée n'avait-il pas un but plus haut? Dès ce temps, en toute chose, imaginative et haineuse, la Cour voit la main d'Orléans. Les clubs qui commencent à ouvrir, sont dirigés par Orléans. Deux mille cinq cents brochures, parues en quatre mois, sont l'œuvre d'Orléans. Le grand mouvement des campagnes en 1789, les vagabonds, les affamés, ceux qu'on appelait les brigands, c'est Orléans qui les suscite. Il devient une légende, un extraordinaire magicien qui, de ses occultes puissances, remue le monde, opère les immenses phénomènes qu'offrira la Révolution.
C'est pourtant du Palais-Royal, d'un homme du duc d'Orléans (Ducrest) qu'était venu, en 77, le meilleur de tous les conseils que reçut jamais Louis XVI: Faire lui-même la Révolution, lui-même démolir la Bastille, prendre l'initiative de toute grande mesure populaire. En décembre 88, la terreur, la nécessité, rendirent le Roi moins sourd. Au grand peuple affamé, dont la voix demandait: «Du pain!» il donne le Doublement du Tiers (27 décembre 1788).
Le Tiers (de 25 millions d'hommes) fournit autant de députés que le Clergé et la Noblesse réunis (les deux cent mille privilégiés).
Victoire de la justice, petite, injuste encore. Et on ne l'eût pas obtenue si le roi et la reine n'avaient pas été décidés dans le danger, la crainte, de plus par la rancune. Ils en voulaient à la noblesse. Cette noblesse, appui du trône, c'est elle qui le démolissait. De la cour, de Versailles bien plus que de Paris, étaient sortis les chansons, les libelles contre la reine. Qui avait précipité, désarmé son ministre Brienne? sinon les nobles de province, ces officiers qui refusèrent de faire tirer. La première illumination pour la chute de Brienne fut celle des nobles de Bretagne, renfermés à la Bastille. Rien de plus amer pour la reine.
Dans le doublement du Tiers, le roi, la reine, n'eurent nulle autre pensée. Ils ne donnèrent point le change. Ils marquèrent vivement qu'ils se vengeaient de la Noblesse. Quand on dit à Louis XVI qu'aux Notables un seul bureau avait voté pour le Tiers à la majorité d'une voix, il dit: «Qu'on ajoute la mienne!» La reine, le 27 décembre, assista au Conseil, voulant publiquement participer de sa personne à l'acte que la noblesse appelait «sa dégradation.»
Du reste, ils crurent ne faire qu'une manifestation de mécontentement. Le Tiers augmenté gagne peu. Tout comme auparavant il n'est qu'un ordre à part, il n'a qu'une voix contre deux. Il est, comme toujours, dominé par les deux ordres supérieurs, le Clergé et la Noblesse. Necker ne mêlant pas les trois ordres en une même assemblée, n'accordant pas le vote par tête, conservant la vieille forme oppressive du vote par ordres, rassurait par là la conscience du roi, inquiète pour les privilégiés. Par là encore il espérait calmer le ressentiment, l'indignation de la Noblesse. Il s'excusait, clignait de l'œil, semblait dire: «Ne vous fâchez pas! Au fond, je n'ai accordé rien.»
Le règlement d'élection qui parut (24 janvier), étonna, effraya. Plusieurs crurent follement que les bannis génevois, aux gages de l'Angleterre, avaient voulu lancer la France en pleine désorganisation, que Necker les écoutait (ce qui n'était pas vrai), qu'il voulait dans cette grande France faire la démocratie des petits cantons de la Suisse, ou l'égalité barbare des nomades qui ne savent ce que c'est que propriété.
La base surprenait: Tout imposé est électeur. Tout homme de vingt-cinq ans. Cela voulait dire: tout le monde; car tous payaient la capitation.
Quelle confiance illimitée dans l'excellence de la nature humaine, le patriotisme des masses et la modération des pauvres!
En regardant de près, plusieurs, comme Mirabeau, jugeaient que ce plan, d'apparence ultra-démocratique, dérobait, retirait par l'artifice du détail ce qu'il accordait par l'ensemble. Les prêtres à bénéfices, les nobles ayant des fiefs, donc un très-petit nombre, ont seuls le privilége de l'élection directe. Le Tiers (la nation) n'a que l'élection de second degré. En conservant aux vieux bailliages leurs absurdes droits, on y annule adroitement la proportion supérieure du Tiers. On appelle tous les petits nobles, faméliques, aisés à gagner. On favorise les jurandes, servile oligarchie industrielle.
La convocation n'est ni uniforme, ni simultanée. Paris, la tête de la France, qui devrait marcher devant, éclairer et guider, très-machiavéliquement est convoqué le dernier, après tous, et de façon à n'exercer nulle influence. On alla si loin dans la haine, la méfiance contre la grande ville qu'on eût dû le plus ménager, qu'au 13 avril, le ministère, violant pour elle seule le principe d'élection qu'il avait posé pour la France, décida qu'à Paris il faudrait payer six livres de capitation pour être admis aux assemblées électorales du Tiers.
Mirabeau va jusqu'à conclure qu'on ne voulait pas sérieusement les États généraux. Plusieurs pensaient en effet qu'on n'y voulait qu'une mêlée, où tous, combattant contre tous, s'annuleraient également au profit du pouvoir royal. Une grosse masse noire de curés, venant avec leurs haines et leur pauvreté irritée, allait engloutir les évêques. Les anoblis, contestés, méprisés de la noblesse, voulaient certainement l'abaisser. Mais ces vainqueurs subalternes du clergé et de la noblesse vont eux-mêmes à leur tour être écrasés par la roture qui veut partout un plat niveau. D'autant plus haut, sur la ruine générale, doit monter le trône.
Dans ce plan, au premier regard, inhabile et informe, mais plein de fautes calculées, on put montrer au roi le résultat probable: qu'on aurait à la fois la popularité des bonnes intentions et le profit de la duplicité (Mir., Mém., V, 224).
On a cru qu'en cette mesure le Roi s'était démenti, contredit, qu'il avait pris tout à coup un sentiment novateur, révolutionnaire. Quoi de moins vraisemblable? Mais nous n'avons pas là-dessus à douter, à conjecturer. Les notes aigres que, en cette année 88, il écrivit sur les plans de Turgot, et contre son idée de grande municipalité ou assemblée nationale, constatent ses sentiments réels. Écrites dix ans après Turgot, et sans occasion apparente, elles sont sans nul doute une protestation indirecte non pas contre Turgot, enterré dès longtemps, mais contre Necker, contre ses mesures populaires.
Le cœur n'y fut pour rien. Celui de Louis XVI fut au fond immuable pour le Clergé et la Noblesse, très-fixe et très-fidèle. Il y parut bien à la fin, lorsqu'en juillet 91, non sans danger, il refusa de mettre le feu à l'arbre féodal où l'on brûla les armoiries des nobles. Il y parut dans son obstination à n'exiger point du clergé un serment politique qui ne gênait en rien la conscience religieuse. Il y mit un entêtement mortel, inexplicable. Plutôt que de céder, il aima mieux se perdre, il aima mieux nous perdre, appeler l'étranger, trahir, livrer la France.
Ici, le 27 décembre, il crut tout simplement donner un leurre au Tiers, ruser avec la crise, le moment du danger, mais, conservant le vote par ordres, rendre vain l'avantage qu'il donnait à la Nation, maintenir la suprématie des deux ordres privilégiés.
Étrange ingratitude! On est vraiment surpris de le voir si peu touché de l'opiniâtre attachement de la Nation. Le renvoi de Turgot, de Necker, partout ailleurs qu'en France, l'eût fait haïr du peuple. Sa connivence déplorable au grand pillage de Calonne, partout ailleurs, lui eût rendu le public implacable. Les fusillades de Paris, ces exécutions étourdies, cruelles, auraient perdu tout autre.
Rien n'y faisait. Le peuple s'acharnait dans cette surprenante fiction que tout le mal venait d'ailleurs, que le roi ignorait les choses qu'il signait tous les jours. Quoi qu'il pût faire, la France persistait en ce songe, cette vaine légende, d'un certain Louis XVI dans le genre du bon roi Robert ou de Louis le débonnaire.
La France était très-royaliste. Et cela sans exception. Tous, Robespierre même et Marat.
Et le plus royaliste des trois ordres, c'était le Tiers. Partout dans les pays où il pouvait parler, dans les pays d'États, il s'était montré tel. Cela est frappant en Bretagne, pour tout le siècle. Lorsqu'en 50, 52, 56, on exige les nouveaux vingtièmes, Nobles et Parlement refusent: le Tiers cède toujours: il vote obstinément pour le roi et contre lui-même. Plus royaliste encore il est sous Louis XVI. En 1778, il vote aveuglément tout ce qu'on veut, et en 86, au voyage de Cherbourg, quand le roi passe, deux provinces se précipitent au passage, tout l'acclame, le bénit, tout pleure.
Les cahiers du Tiers manifestent combien, dans sa victoire, au moment même où il sentit sa force, il fut respectueux et tendre pour cette vieille idole, la royauté. Ses assemblées, graves, sérieuses (autant que celles des nobles furent tumultueuses, violentes), témoignent d'une modération singulière. En réclamant les droits éternels de l'espèce humaine avec simplicité, elles ne sont nullement audacieuses, plutôt un peu timides. Le Tiers admet patiemment qu'une nation, vingt-cinq millions d'hommes, n'aient pas plus de représentants que deux cent mille privilégiés. Pour l'État, pour l'Église, il voudrait relier l'avenir au passé. Il porte encore le joug chrétien. Tous ses cahiers demandent la liberté de conscience. Nul ne réclame la liberté des cultes. Paris, Rennes, croient que l'ordre public n'admet qu'une religion dominante. On a accusé fortement Mirabeau et les grands meneurs d'avoir hésité, reculé devant l'Église. Mais cela leur semblait exigé par leurs commettants.
«La Constitution civile du clergé, cette œuvre malheureuse de la Constituante, lui était imposée par la majorité de ses électeurs.» (Chassin, livre III, ch. III, p. 3.)
Les cahiers des privilégiés contrastent fort avec cette modération. Ils sont préoccupés surtout de jeter sur les autres le fardeau que l'ordre nouveau va imposer. Les nobles, dans les leurs, demandent la ruine du clergé (abolition des dîmes, suppression des moines, vente d'une partie des biens ecclésiastiques). Et le clergé, de son côté, pour se venger des nobles, désire que les non nobles arrivent à toute charge, même d'épée.
Les cahiers des Nobles, en maintes choses insolents et puérils, insistent sur ce qu'eux seuls auront droit de porter l'épée, sur ce que leurs préséances subsisteront dans les assemblées. Il leur faut un tribunal héraldique d'épuration pour écarter la canaille, la tourbe des anoblis. Ils veulent bien partager l'impôt, mais pour un temps seulement. Ils pourraient avoir la bonté d'abolir leurs droits féodaux, si on leur payait pendant dix ans une grosse indemnité. Mais dans ces nobles cahiers, le sublime, c'est l'heureuse idée d'un ordre de paysans, sans doute les fermiers ou valets des seigneurs, qui puisse au besoin donner un coup de main à la noblesse.