Histoire de France 1758-1789 (Volume 19/19)
Mais, au milieu de tout cela, elle se sentait cruellement haïe de la nation. Elle avait la Bastille, les prisons d'État. Ses geôliers exploitaient ses peurs de femme; ils jetaient le premier venu qui pouvait l'inquiéter aux cachots d'éternel oubli. Ces spectres sont peu à peu sortis au grand jour vengeur, et Latude, et d'autres encore, ce misérable, par exemple, dont les billets déchirants sont aujourd'hui par hasard aux Archives de Pétersbourg (trouvés par M. de Lamothe en 1865).
Cette vie si bien gardée lui échappait cependant. À Vienne, on savait déjà qu'elle avait peu de mois à vivre. Marie-Thérèse, qui en avait si odieusement abusé, se hâtait de la renier. Elle écrivait à l'électrice de Saxe dans son baragouin grossier: «Qu'elle n'avait jamais usé du canal de cette femme-là, que certes un tel canal ne lui aurait pas convenu,» etc., etc. (Archives de Dresde.)
Ici sa succession semblait ouverte déjà. Le débat était entre les Lorraines. Tels pensaient à la Mirepoix, qui avec ses cinquante ans, sa fine douce mine de chat, une perfection de convenances, semblait nécessaire au roi, et plus que personne à Choisy était sa société (Du Deffand). Mais la Grammont, impétueuse, mais la légion des Choiseul, n'aurait pas permis cela. Elle était antipathique au roi: cela ne l'arrêta pas. Elle crut, à trente ans, avoir aisément bon marché de cette Pompadour en ruine, éteinte, qui n'avait plus qu'un œil (Voltaire, LX, 235). Elle crut (sachant le froid du roi pour tout ce qui finissait) que ce meuble de rebut, flétri des commodités basses qu'il avait fournies si longtemps, avait besoin d'un coup de pied pour s'en aller décidément. Selon Richelieu, elle aurait essayé de brusquer la chose dans certain souper à quatre que le roi n'osa refuser, ni la Pompadour, quoique déjà mal avec Choiseul. À la fin, l'ivresse arrivant, Choiseul aurait fait le galant auprès de la borgne marquise, et son intrépide sœur se serait emparée du roi sous l'œil de la Pompadour.
Le plus sûr, c'est que celle-ci, voyant l'audace de l'autre, le matin serra le roi, le tira de son mutisme, lui fit avouer qu'il était indigné jusqu'au fond, navré de subir l'hommasse personne. «Mais, Sire, vous êtes le maître. Pourquoi garder ces Choiseul? Votre Bernis n'est pas loin.» Voilà ce qu'elle dut dire. Bernis était près Soissons, déjà à Paris peut-être. Il avait précédé Choiseul, et pouvait bien le remplacer. Le roi (selon Richelieu) vit Bernis, et fut si brave qu'il signa l'exil de Choiseul.
Il signa, et puis frémit. Choiseul avait le Parlement; il semblait capable de tout; il était ami des amis, des vieux maîtres de Damiens. Le cœur manquait encore au roi; il hésitait, il ajournait. Cependant la Pompadour est prise de vives douleurs. Elle croit que, la voyant si bas, peu éloignée de son terme, on a voulu abréger, que le poison a aidé. Mais point de bruit. Elle sait, par la mort de la tant aimée (madame de Vintimille), que le roi ne veut pas de bruit, qu'il ne fera pas de procès. Elle se contente de tout dire à Richelieu. Elle lui lègue ce poignard contre les Choiseul.
Elle meurt (23 avril 1764). L'histoire du poison ne meurt pas. Quoique bien peu vraisemblable, plusieurs s'efforcent d'y croire, d'après le besoin des Choiseul, et leur violente passion. La Grammont crut que, quoique morte, l'autre avait le dernier mot, l'avait coulée pour toujours. Cachée sous une capote, elle alla aux Capucines, pour prier en apparence, réellement pour fouler la bière de la Pompadour (Rich., IX, 325).
Beaucoup disaient: «Le roi, à son âge, a moins besoin d'une maîtresse que d'une dame aimable, douce, qui représente bien, tienne agréablement la cour.» Cette dame était toute trouvée. C'était madame la Dauphine, qui avait su plaire à la reine, capter madame Adélaïde, et peu à peu devenait agréable au roi. Elle était cultivée, savait beaucoup de langues, entre autres le latin (et citait son Horace). Elle avait ce don de mémoire qu'eurent ses fils Louis XVI, Monsieur. C'était une forte personne (comme ses père et grand-père les Auguste), blanche et grasse, avec cette richesse de chair et de sang que Louis XVI hérita d'elle. Elle était très-saxonne, passionnée pour un de ses frères qu'elle voulait faire roi de Pologne à la mort d'Auguste III (8 octobre 1763).
Sortie d'une maison la plus corrompue de l'Europe, elle donnait l'exemple de toutes les vertus domestiques, travaillait très-activement pour son frère et pour son mari. Le roi, si défiant pour son fils, se confiait bien plus à cette bonne Allemande. Seule à la cour elle eut le secret de son Agence et en tira parti. D'accord avec l'abbé de Broglie, un des agents, elle donna courage à Richelieu, à d'Aiguillon, neveu de Richelieu, pour pousser le parti Choiseul.
D'Aiguillon, qui n'était qu'un fat, s'y prit fort-mal. Gouverneur de Bretagne, il crut pouvoir contre le Parlement faire agir les États. Ils se réunirent contre lui pour la vieille constitution de la province. La tête de la résistance était La Chalotais, procureur général, le grand adversaire des Jésuites. Ils voulurent frapper à la tête, perdre La Chalotais. L'homme était très-hardi, avait des mots mordants. On supposa qu'il les avait écrits. On forgea de fausses lettres pleines de mépris pour le roi. Tout cela grossier, maladroit. Le Parlement de Paris allait en faire justice, marquer au fer chaud les faussaires. L'affaire était menée par un petit Calonne, un vaurien, qui voulait monter. Derrière lui, d'Aiguillon. Mais derrière celui-ci n'allait-on pas trouver les hommes du Dauphin, la Vauguyon, l'évêque de Verdun, le violent Nicolaï? Ignoraient-ils ce faux? Et le Dauphin lui-même n'en sut-il rien, du moins après? On peut juger de ses inquiétudes, des tristesses qu'il eut. Déjà il maigrissait; son grand embonpoint disparut. Pour arracher l'affaire au Parlement, pour donner au roi le courage d'agir malgré Choiseul, il fallait un miracle. Il se fit: on put voir alors que la bonne Allemande, qui seule alors influait près du roi, avait aussi certaine audace, certaine force de caractère.
On fit signer au roi un acte qui évoquait la chose à une commission du Grand Conseil. Les faussaires rassurés allèrent bride abattue. Le dénonciateur Calonne est fait juge, se donne carrière, bâtit un roman, un poème sur la prétendue conspiration universelle des Parlements, une révolution sur le plan du Contrat social. Tout cela ridicule, moqué et sifflé du public. On n'en jette pas moins aux cachots La Chalotais, son fils et ses amis (22 novembre 1765).
Le Dauphin se mourait et la Dauphine était malade. Ces deux honnêtes gens, selon toute apparence, souffraient de se trouver mêlés à tout cela. Le Dauphin s'était vu dans le détroit fâcheux où il fut, vers 1750, d'immoler sa conscience d'homme à sa conscience de dévot. Il gouvernait alors ses sœurs, et, pour sauver l'Église, il leur laissa subir l'orgie de Louis XV, cette étrange cohabitation qui fit l'étonnement du monde. Et maintenant encore le salut du parti de Dieu et des honnêtes gens lui faisait employer une épouse innocente dans une affaire très-trouble qui devait fort lui répugner.
L'avénement de la Dauphine apparaissait. À la mort du Dauphin (décembre 1762), elle eut du roi les trois promesses: d'habiter au plus près de lui,—d'élever Louis XVI,—de garder le droit de son rang, autrement dit d'être Régente, si le roi venait à mourir.
Cependant la Dauphine entrait fortement dans son rôle de mère, de régente possible. Elle avait moins d'esprit que de mémoire, mais du sérieux, du travail, de la patience, une passion incroyable de suivre les idées et les plans du Dauphin. Pour cela rien ne lui coûtait. Elle se mit comme à l'école, apprenant par cœur les cahiers qu'on lui faisait d'après les papiers de son mari, cahiers d'éducation et cahiers de gouvernement. Chaque jour, dans son oratoire, elle répétait, comme un enfant, sa leçon à son confesseur.
Elle était fort touchante. Le devoir, malgré elle, la faisait reprendre à la vie. Docile aux avis de Tronchin, elle quitta le régime du lait, se nourrit mieux, reprit un aimable embonpoint. Le roi la quittait peu. Au voyage de Compiègne (en juillet au bout de six mois de veuvage) sa toute-puissance éclata; elle tint solennellement la cour, et, ce qui étonna beaucoup dans la douce Allemande, c'est qu'elle parla haut, d'une voix forte et d'un ton de maître.
Avec un homme tel que le roi, la grande question était de savoir où elle logerait. Et bravement elle avait demandé de loger au plus près. Le grand appartement du nord (rez-de-chaussée) qu'avaient eu la maman Toulouse et madame de Pompadour, menait droit chez le roi par l'escalier secret. Choiseul tremblait qu'elle ne l'eût. Il le faisait dire peu solide. On traînait pour le réparer. Cela piqua le roi. Il trancha, dit qu'elle logerait chez lui.
Madame Adélaïde y demeurait déjà. Mais le roi, sur sa tête, avait un entre-sol, bien mal famé du temps des quatre sœurs. Plus tard, il fut plus sale, étant le logis de Lebel, qui y arrangeait des surprises, attrapait des dames au passage. On l'appelait le Trébuchet. La Pompadour s'y cache à ses trois premières nuits. Plus tard, la Du Barry y niche. Étrange colombier, digne de telles colombes, mais, ce semble, impossible pour une telle dame, une telle veuve. La mettre chez Lebel! le mot seul fait horreur. C'était braver toute pudeur, risquer de reproduire pour la pauvre princesse les bruits qui par deux fois coururent sur Adélaïde elle-même.
La Dauphine n'était pas une enfant. Elle savait assez, par son père, son grand-père (publiquement amants de leurs filles) que les rois ne respectent rien. Elle obéit pourtant. Ses meneurs qui, pour la bonne cause, venaient de faire un faux, n'eurent pas plus de scrupule ici. Ils la poussèrent, au nom de Dieu, mais surtout par sa passion, son ardeur d'accomplir ce qu'avait voulu le Dauphin, de le faire (tout mort qu'il était) vaincre, triompher et régner.
Depuis octobre (dixième mois du veuvage) tout semblait arrangé. Elle suivait le roi partout, en voiture, à la chasse, même en janvier, fort rajeunie, brillante. Déjà elle faisait son futur ministère. Elle dit à Nicolaï: «Vous serez grand aumônier et cardinal. Votre frère a les sceaux.» D'Aiguillon remplaçait Choiseul.
La chute de celui-ci semblait certaine. Un coup imprévu changea tout. Le 1er février (à son treizième mois de veuvage), la Dauphine un matin tombe en syncope, et elle a une énorme perte. L'accident est ainsi précisé dans la note que Richelieu, homme de la Dauphine, dicta lui-même, et qui plus tard fut imprimée par Mirabeau, réimprimée par Soulavie (Louis XVI, I, 305-324).
Ce pauvre corps, gros, mou, sanguin, s'affaissa tout à coup. Si longtemps immobile près du Dauphin, si mobile depuis chez le roi, dans les courses, les chasses, les secousses de voitures rapides, elle avait pu être blessée.
Tronchin, qui était avec elle, descendit chez le roi, lui dit que cette crise n'était pas naturelle. Elle venait de boire son chocolat. Madame Adélaïde dit qu'elle était empoisonnée. Elle tira de ses cassettes un contre-poison qu'elle portait partout avec elle. Du 2 au 12 elle fait elle-même le chocolat de la Dauphine, qui meurt pourtant. On l'ouvre. Nul poison apparent. Grande dispute entre médecins. Sénac dit: «accident,» Tronchin soutient: «poison.» C'était la version préférée de la cour, du roi, d'Adélaïde. On disait que certains poisons tuent sans laisser de traces. Tout à coup on ne dit plus rien. Mais ce qui saisit d'étonnement, ce fut de voir cette violente Adélaïde elle-même reculer tout à coup, se dédire, ou du moins se taire. Elle vit que Choiseul resterait, elle le ménagea, désirant à tout prix avoir l'éducation du petit Louis XVI, tenir l'enfant et l'avenir. On l'amusa ainsi pour lui fermer la bouche. Et puis, on l'attrapa. L'enfant fut donné à la reine. Elle aimait peu sa fille. Choiseul sut faire agir ses Jésuites polonais, les sots meneurs de la vieille malade, qui, du reste, vécut peu de temps.
De plus en plus suspect, haï du roi, Choiseul (chose bizarre) paraissait s'affermir. À la mort du Dauphin, quoiqu'on crût au poison, le roi n'osa souffler. Il s'était enfermé. Choiseul perça à lui. Surpris de son audace, le roi très-faiblement dit «regretter peu le Dauphin, mais bien l'opposition qu'il avait faite au Parlement.»
La Dauphine mourant, le roi fut accablé, mais ne fit nulle enquête. Il ordonna seulement aux médecins des études, des recherches sur les poisons.
S'il osait quelque chose, c'était en grand secret. Il fit sous main une pension très-forte à son Éon de Londres, qui avait dénoncé les Choiseul comme empoisonneurs (V. Gaillardet, Boutaric).
De plus en plus, il vivait comme un rat, sous terre et se cachant, recherchant les ténèbres. Il prit le Parc-aux-Cerfs en haine. Il voulut quelque temps tromper la police des Choiseul, il essaya des moyens d'Orient, d'avoir dans certain trou (la chambrette près de la chapelle) de ces petits mignons qui permettent l'absolu secret. Il acheta un enfant de neuf ans, et, jusqu'à treize au moins, le tint dans ce sépulcre. Il nourrissait, soignait, comme un petit animal domestique, la gentille créature (c'était une fille). Nulle femme de service. Il la servait lui-même. En même temps il lui faisait l'école et lui apprenait ses prières, gâtait, grondait, caressait, corrigeait. Étrange éducation, dévote et libertine. L'enfant s'en irritait, lui disait parfois: «Je te hais.» Par cela même le petit lion en cage l'attacha fort, si on doit en juger par la fortune qu'il lui fit (Richelieu).
Mais l'enfance était tout dans ce honteux mystère. Elle grandit et fut femme un matin, enceinte. Il ne voulut plus la garder.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE X.
FIN DES CHOISEUL.
1767-1770.
Si bien assis, si fortement planté, Choiseul, de plus, était ancré ici par deux câbles, Vienne et Madrid.
Marie-Thérèse aimait tellement Louis XV, tellement notre France, que, ne pouvant elle-même les épouser, elle brûlait de leur donner sa fille, toutes ses filles, si elle eût pu. Elle en avait de grandes et de petites, au choix, depuis vingt-cinq ans jusqu'à douze, pour le Roi, le Dauphin, et tous nos petits princes. Elle mit sa Caroline à Naples (1768). Si le Roi, à cinquante-huit ans, eût voulu une grande personne, il y avait Marie-Élisabeth. S'il aimait plutôt les enfants, il y avait Marie-Antoinette, une blondine à qui on envoya d'ici un précepteur et qu'on élevait expressément pour être reine de France, dans nos goûts, nos futilités.
Choiseul était donc cher, nécessaire à Marie-Thérèse. Mais la haine, autant que l'amour, peut lier, plus encore peut-être. La haine l'unissait à Madrid, la vengeance que Charles III voulait tirer de l'Angleterre. Dès le lendemain de la paix, Choiseul lui envoya des gens pour lui faire des canons. Il était impossible de mieux avertir les Anglais.
Non moins indiscrètement, il eut la fatuité d'endosser le rôle insolent d'ennemi personnel du grand Frédéric. Quelqu'un mandant l'auteur des vers outrageants à ce prince (vers qu'on fit faire à Palissot): «L'auteur? dit Choiseul, mais c'est moi!»
Attitude bien peu politique, mais dont l'impertinence hardie ne déplaisait pas à la France.—À ce point qu'aujourd'hui encore l'histoire traite fort doucement ce fidèle agent de l'Autriche.
Cette tactique, qui lui réussit tellement dans l'opinion, en faisait un scabreux et dangereux ministre, qui, parlant toujours de la guerre, de la descente en Angleterre, de surprendre et brûler Carthage, risquait de nous perdre nous-mêmes.
Grisant incessamment l'Espagne, il pouvait fort bien être pris à son propre piége, être engagé (lui et la France) dans un coup de tête espagnol,—et cela si peu préparé, ruiné, en pleine banqueroute!
Ces vanteries guerrières allaient juste au rebours du mouvement économique qu'il prétendait encourager. Les réformes agricoles, les sociétés d'agriculture (V. Doniol, Bonnemère, etc.), demandaient de la confiance dans la paix. La pauvre France avait besoin, grand besoin de se reconnaître et de se refaire quelque peu.
Mais quoi que fût Choiseul, il avait l'opinion, la Presse, les salons, Ferney. Cela le rendait impeccable. D'une sécurité étonnante, Choiseul, sa sœur, avaient l'absolution d'avance dans leurs actes les plus risqués. À tout on mettait la sourdine.
Un coup d'État contre une femme, l'emploi de la toute-puissance dans une vengeance d'amour, en tout temps c'est chose odieuse. On la passe à Choiseul. Il poursuivait sa belle-sœur, la jeune femme de son frère Stainville. Repoussé, il la fait prendre (sous prétexte de mauvaises mœurs), en pleine cour, en plein bal, par les exempts, comme une fille, et enfermer pour toujours au couvent en correction.
Tout ce qui, plus tard, compromit tellement Marie-Antoinette, fut accepté patiemment de madame de Grammont. Elle gouvernait son frère, Julie la gouvernait (V. Dumouriez), Julie fut reine de France.
Les dames, excédées des bavards et des hommes qui n'étaient guère hommes, s'étaient dit: «Plus d'amants, car c'est abdiquer.» (Lauzun.)—Elles croyaient rester indépendantes en s'en tenant aux petites amies, ayant dans l'intérieur quelque bijou discret, qui couvrait, cachait leurs faiblesses. Ici, ce fut tout le contraire. Madame de Grammont eut un maître dans la friponne qui impudemment l'affichait.
Mademoiselle Julie, loin d'être, comme les autres, aux petits cabinets, tenait appartement, un entre-sol à elle, et un bureau à tout venant. Dans le bureau trônait son petit chien. Bête adorée, idole, à qui les plus huppés faisaient la révérence. On lui faisait des vers. On s'ingéniait à deviner ce qui plaisait au chien, à la maîtresse. La voyant soucieuse, un Italien trouva que dans ses chiffons elle avait des billets de notre défunt Canada (et pas moins d'un demi-million). Vrais chiffons, papiers de rebut. On offrit de les lui changer pour d'excellents billets de Gênes. Il suffisait qu'elle agît près de madame de Grammont pour qu'on secourût les Gênois contre la Corse révoltée. Le projet plut; la sœur prit feu et enflamma le frère pour deux vilaines choses: tromper Gênes, écraser la Corse. On traîna, on fit si bien que les Gênois épuisés, endettés, furent trop heureux finalement de céder cette Corse, si peu utile, et funeste plus tard.
Julie, lancée dans les affaires, en fit plus d'une. Par elle et son crédit, M. de Penthièvre put faire le désiré mariage de sa fille avec Orléans, faire cet entassement de deux fortunes colossales, énorme, dangereux; un roi d'argent auprès de Louis XVI, un centre provisoire, un foyer de révolution.
Mais l'affaire où Julie éclata tristement, ce fut le procès de Lally.
Lally-Tullendally. La France, étourdiment, a souvent employé des fous sauvages ou intrigants, héros écervelés ou fourbes, comme les O'Reilly, Lally, d'Irlande, comme le Stuart (Sobieski), les Ornano de Corse, qui faillirent être rois de France vers 1632. Gens dangereux, brillants, nés pour la gloire et les chutes finales, pour faire miracle et nous casser le cou.
Lally, superbe à Fontenoy, n'en fut pas moins un homme né tristement et de mauvais augure, marqué du sort d'avance. Par ses vertus et par ses vices, probité, dureté, brutalité et fureurs folles, dès l'arrivée dans l'Inde, il se brouille avec tous, insulte tous, perd tout. Il était prisonnier à Londres quand il sut qu'on le menaçait à Paris. Il se fait renvoyer prisonnier sur parole, apporte ici sa tête. L'intérêt de Choiseul, pour excuser les fautes de sa guerre de Sept Ans, était certainement de se rejeter sur Lally, de le perdre. L'ennemi capital de celui-ci avait épousé une Choiseul. Le ministre eût voulu que le procès se fît au Parlement, mais craignait la présence, l'énergie de Lally; il voulait l'éloigner. Madame de Grammont ne le lui permit pas. On disait dans Paris que Lally, revenant de l'Inde, lui avait donné des diamants; cela voulait dire à Julie. La dame était fort nette. Elle court chez son frère, s'emporte, exige que Lally soit arrêté. Choiseul en signe l'ordre, en faisant avertir Lally. En vain. Notre Irlandais va droit à la Bastille.
Dès lors, il est perdu. Tant de gens ruinés avec la Compagnie des Indes entourent le Parlement. Ces magistrats, si ignorants et des choses militaires, et de l'Inde, et de tout, n'en trouvent pas moins que Lally a trahi les intérêts du roi. Trahi? Est-ce par erreur ou par sottise?
Horrible fut le jugement. Quand on lui lut ce mot, trahi, il entra en fureur, prit un couteau, se poignarda. Il ne put se tuer. On l'emmena hurlant; on lui mit un bâillon; on le mit dans un tombereau, on le frappa, on le manqua; enfin on lui scia la tête (1766).
La tête de Lally était le seul à-compte qu'on pût donner à la misère publique, aux enragés de l'Inde et aux désespérés du Canada, aux rentiers faméliques qui, d'époque en époque, toujours ajournée, se mouraient. Depuis 61 et la petite banqueroute de Silhouette, Choiseul remit tout à la paix (63). À la paix, rien. Il remit tout à l'an 1767. Et alors, rien. Il remit tout à 69, où vint Terray, l'exterminateur général. Et Choiseul s'en lava les mains. Il tomba à merveille, populaire, accusant Terray, lequel ne fit pourtant que la banqueroute de Choiseul.
L'honneur pour celui-ci ce fut d'avoir eu l'art de manier le Parlement, de le faire tourner à sa guise. Féroce pour Lally, féroce pour le petit La Barre dont il confirma la sentence, le Parlement, pour Choiseul, fut très-doux. Qu'on le consultât en finances et qu'on prît chez lui les ministres (Laverdy, Terray, etc.), cela le calmait fort. Dans les remboursements, si ajournés, si difficiles, on remboursait d'abord le Parlement. Choiseul, en retour, en tira la déclaration si nouvelle: «Qu'en le roi seul était tout le pouvoir législatif.» Le roi (1766) put solennellement proscrire l'union des parlements, se faire même apporter de tous les parlements de France leurs registres et biffer les noms prohibés de sa main.
Pour le dehors, Choiseul fut moins habile. Tenu par Vienne, il croyait la tenir. Jamais il ne prévit que Vienne, cette mortelle ennemie de la Prusse, s'arrangerait à son insu avec la Prusse et la Russie dans l'affaire de Pologne. Il dit d'abord avec son ton tranchant: «C'est loin, très-loin de nous. Eh! qu'importe à la France?» Puis il dit: «Nul accord possible entre les partageants.» Puis, il s'inquiéta, encouragea les résistances, envoya des secours minimes et dérisoires (Boutaric, I, 145, 155). Il souleva les Turcs mais ne put faire bouger l'Autriche.
Où se réfugia la Pologne? Précisément dans le principe catholique qui l'avait perdue. La Confédération de Bar donne beau jeu aux hypocrites envahisseurs qui reprochaient l'intolérance aux Polonais[11]. Menée par des évêques, elle jure le triomphe du catholicisme, son maintien exclusif contre les protestants (1768). Qu'arrive-t-il? Un tiers sans scrupule viendra prendre sa part. Le jeune empereur Joseph II, sectaire de Frédéric et de nos philosophes, entrera en Pologne. L'Europe protestante, et l'Angleterre en tête, applaudit au partage. L'Angleterre, tout à l'heure, empêche à main armée les faibles tentatives de la France pour les Polonais.
Myope vers le Nord, Choiseul vit-il clair au Midi? Il y eut deux succès, deux conquêtes faciles, qui eurent pour sa ruine d'incalculables résultats. Il prit Avignon, prit la Corse.
Clément XIII, irrité du renvoi des Jésuites, d'Espagne, de Naples et de Parme, s'en prit au plus faible des trois, à notre infant de Parme, lança l'excommunication. Choiseul en prit prétexte pour venger les Bourbons. Il saisit le Comtat (juin 1768). Et, presque en même temps, jetant toute une armée en Corse, il s'en empara en trois mois (juin 1769), méprisables conquêtes. Avignon, saisi pour un jour. La Corse, possession précaire, si peu sûre pour la France toujours secondaire en marine, à qui la mer peut se fermer demain.
Cette petite Corse, méchant «rocher sanglant,» (Notes de Louis XVI), exaspéra l'Anglais et lui fit faire une énorme sottise. En haine de Choiseul et des Turcs, il seconda, exalta la Russie. Du fond de la Baltique, il prend sa flotte en main, l'accueille dans ses ports. Londres était Russe pour ses bas intérêts (les suifs, cuirs et goudrons). L'Europe applaudissait. Les Russes vont délivrer la Grèce. Voltaire crie: «Bravo! Salamine! Victoire! Résurrection d'Athènes!» Remorqué par l'Anglais, le bas coquin Orloff, l'étrangleur de Pierre III, détruit la flotte turque à Tschesmé (juillet 1770). L'Anglais a eu le beau succès d'avoir fait de la Russie une glorieuse puissance maritime.
La nouvelle, à l'instant portée en Allemagne, trouve Frédéric et Joseph II en conférence, en amitié. Seconde défaite pour Choiseul. Ses Turcs sont écrasés, son Autriche lui tourne le dos.
Sa troisième défaite est en France. Le compte de la guerre de Sept Ans, remis à 63, remis à 67, irrémissiblement l'accable en 69. Les banquiers de la cour n'avancent plus un sou. La catastrophe arrive, la banqueroute, accomplie par Terray. Quelle banqueroute? celle de Choiseul. Impudemment il crie contre Terray, et Terray peut répondre: «Vos quinze cent millions de la guerre de Sept Ans (V. Voltaire), soixante-quinze millions donnés à Vienne, c'est la banqueroute d'aujourd'hui.» Dans cette même année 1769, Choiseul payait encore son tribut à l'Autriche. Il fait avec Terray comme un homme qui, ayant encombré la place d'ordures, crie haro sur le balayeur.
Le pis pour celui qui avait si bien surpris l'opinion, c'est qu'elle risquait fort de lui échapper un matin. Visiblement il n'avait rien prévu, et Vienne s'était moquée de lui. Le moqueur, le méchant, drapé en scélérat, allait tout bonnement paraître un innocent.
Sans la guerre il était perdu, c'était sa dernière chance. Il nie qu'il l'ait voulue. Mais ses actes, sa situation, son intérêt visible pèsent beaucoup plus que ses paroles.
De longue date il préparait la guerre. Il aigrissait l'Anglais. Il payait sans mystère les aboyeurs de Londres et ses faux patriotes. Lord Rochefort réclamant pour la Corse, n'en tire qu'un mot impertinent: «Qu'il ne ferait pas un seul pas, dans sa chambre même, pour rassurer l'Angleterre là-dessus.»
Parler ainsi, braver la guerre, quand on est sans ressources, quand on est arrivé, de délai en délai, à la dernière culbute, faire en pleine banqueroute le bravache insolent, cela se comprend-il? Il avait, il est vrai, fait des vaisseaux, mais nullement refait la marine. Il avait en espoir la révolte des États-Unis, mais révolte future, lointaine, éloignée de six ans, et qui viendrait trop tard. Il était sûr d'avoir du premier coup des revers effroyables. Il n'en allait pas moins, poussait, précipitait l'Espagne à se perdre, à nous perdre, à entraîner la France. Cette fureur s'explique par l'intrigue intérieure de Versailles, où Choiseul, la Grammont étaient précipités, s'ils ne mettaient l'Europe en feu. Mais la paix triompha par un sauveur étrange. La France fut sauvée de la guerre par la Du Barry.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE XI.
LA DU BARRY. — MORT DE LOUIS XV.
1770-1774.
On a vu que la Pompadour, et plus anciennement la De Prie, avaient été de pures spéculations, arrangées et créées par la Banque, la haute finance. Il en fut à peu près de même pour celle-ci. Elle fut inventée, exploitée et soufflée par un escroc gascon, le joueur Du Barry.
Richelieu, son patron, entra d'autant plus en ceci qu'il sentait deux dangers. Choiseul pouvait pousser le roi à se remarier, à prendre un de ces anges blonds (comme en eut tant Marie-Thérèse), qui eût éternisé Choiseul et l'influence de l'Autriche. Le roi pouvait aussi mourir. Et il en prenait le chemin. Après la mort de la Dauphine, il eut comme un accès de peur, crut sentir là la main de Dieu. Mais après il eut un retour de fureur libertine, qui tournait au Tibère. On parle de dames forcées, surprises par des drogues érotiques, de quatre jeunes religieuses, livrées toutes à la fois au caprice impuissant. Si tout cela est vrai, il courait à la mort. Ce fut en Richelieu un vrai coup de génie de couper court, vendre le Parc-aux-Cerfs, de deviner qu'après tant de raffinements, une chose pouvait agir encore, quelle? la vie naturelle, tout simplement monogamique, une bonne fille, le rire et la joie.
La fille n'avait pas moins de vingt-cinq ans, avait tout traversé. Il n'y paraissait pas. Vendue, revendue dès l'enfance, insoucieuse, elle avait l'air d'avoir ignoré tout cela, ou du moins oublié. Elle n'eut pas ces hontes, ces retours, ces aigreurs, qui gâtent la fille de joie, la font triste comme un cimetière. Elle resta sereine, admirablement gaie et bonne[12], pour faire plaisir à tout le monde, aimer le genre humain.
Mi-Lorraine et mi-Champenoise, mais amenée très-jeune, c'était un enfant de Paris. Cela se sent du premier coup au fameux buste du Louvre. Cette petite crânerie à relever ainsi la tête ne se voit guère qu'ici. Elle est bonne, elle est gaie, jolie (quoique Walpole assure qu'on ne l'aurait pas remarquée). Pour vingt-cinq ans elle est un peu mesquine et de formes peu riches. Si elle était plus femme, sa vie eût laissé trace. C'est un gamin plutôt, un gentil petit polisson, bon diable, en train de rire.
Sa figure n'est pas libertine, ni menteuse, ni impertinente, mais joyeuse et espiègle, ayant la malice à coup sûr et tous les menus vices des enfants des rues de Paris. Elle n'a pas besoin, comme nos fausses bacchantes, de singer la folie. Elle sera suffisamment folle, ayant pourtant une petite tête pour être folle à point, délirer à propos.
Elle naquit bien bas. Le nom carnavalesque de sa mère est dans Rabelais, petit nom de guerre abrégé, la Bécu[13]. Quel père? le savait-elle? Tels en font honneur à un moine, tels à un cuisinier. Je tiens pour celui-ci. Elle n'a rien d'obscène, mais la lèvre friande. Elle dut naître en quelque cuisine un jour de Mardi gras. Habillée en garçon, coiffée du blanc bonnet, elle ferait penser à ce charmant Lulli, le petit pâtissier.
C'était à table qu'il fallait la montrer. Là elle avait tout son essor. Richelieu et Lebel la firent souper entre eux. Le roi regardait par un trou. Lui qui ne riait pas, qui voyait si peu rire dans son palais maussade, il fut surpris et stupéfait... C'était la Joie vivante, la libre liberté, et des élans et des éclats... Dans son ravissement, il veut la voir de près. Nul embarras, nulle gêne; rien ne l'étonne; chez lui elle est chez elle, aussi gaie, aussi folle. Lebel est effrayé lui-même de voir le roi pris à ce point pour une fille. Le roi n'en tient compte. Il la fait dame, la titre, la marie.
La grosse affaire, c'étaient Mesdames, si sévères, si collet-monté. Le roi avait déjà eu des filles. Mais celle-ci faisait tant de bruit! Tout Paris la chantait. Choiseul, avec sa sœur, avait organisé une batterie terrible de chansons contre elle et le roi (La belle Bourbonnaise, la maîtresse de Blaise, etc.). Honte! scandale! horreur!... On raisonna Mesdames. On leur cita l'Ancien, le Nouveau Testament, où l'on voit que le ciel prend bien bas ses élus. C'est Raab, c'est Jahel (les Du Barry d'alors), qui sauvèrent le peuple de Dieu. Plus l'instrument est vil, et plus la main d'en haut visiblement éclate. Une chose de plus dut trancher pour Mesdames: c'est que le roi vivrait bien plus, se réduisant à celle-ci.
On attendait, on était en prières pour qu'Esther triomphât d'Aman. Dans un souper de prêtres, l'un dit: «Messieurs, buvons à la Présentation!—Quelle? C'est demain la Chandeleur, où l'on présente au Temple Notre-Seigneur... S'agit-il de cela!—Point. Je dis la présentation de la nouvelle Esther qu'on fait aujourd'hui à Versailles, et qui va nous sauver l'Église.» (Mss. Hardi, Goncourt, II, 129.)
On la trouva non-seulement charmante, mais décente et plus modeste que bien des femmes de cour. À la messe où elle parut, il y eut nombre d'évêques. Chose plus forte, elle fut reçue chez Mesdames, à leur concert spirituel, reçue chez leur élève, leur enfant, le Dauphin, qui donnait un concert aussi.
Choiseul se rabattait du côté du Dauphin, voulait s'en emparer. N'ayant pu marier le roi, il imposa, il exigea que le mariage tant promis eût lieu aussi, que la petite fille élevée tout exprès pour la France ne restât pas à Vienne. On céda. Elle vint. Le fatal mariage de Marie-Antoinette se fit dans une fête tragique du plus sinistre augure. Quel résultat? aucun pour Choiseul. Au contraire. Sa sœur, qui s'échappait en outrages pour la Du Barry, reçut ordre du roi de ne plus paraître à la cour.
Elle mit son exil à profit, courut les Parlements, hardie solliciteuse. Et contre qui? contre le roi, arrangeant un procès où indirectement il aurait été l'accusé.
Choiseul, contre son maître, avait gardé des armes, pour l'effrayer au moins. Il avait pris doubles précautions, et défensives et offensives.
Défensives. C'était de lui faire signer tout, jusqu'aux mesures hostiles qu'il prenait contre le roi même (on l'a vu dans l'affaire d'Éon). «Le roi n'est pas mineur. Lui seul a tout voulu, tout ordonné, tout fait.» (Choiseul, Mém., I, 93-94.)
Autres précautions très-directement offensives, Richelieu dit qu'au moment trouble où le roi perdit le Dauphin, Choiseul en profita pour tirer de lui contre lui une pièce accablante, où il se diffamait lui-même. D'Aiguillon et Calonne tenaient La Chalotais; avec de fausses pièces, ils croyaient l'égorger; le bourreau était prêt. Choiseul fit dire au roi, au bas d'un mémoire de Calonne «qu'il l'avouait, que celui-ci n'avait rien fait que par ses ordres.»
Le roi, compromis à ce point par ce mot imprudent, ayant l'air de faire corps avec ces faussaires assassins, resta fort tristement en cause. Lorsque le Parlement fit le procès à d'Aiguillon, lorsque, encouragés par Choiseul, de Bretagne à Paris vinrent dix-huit cents Bretons, pour témoigner et l'accabler, le roi, pour ainsi dire, était coaccusé, lui qui avait couvert Calonne, agent de d'Aiguillon.
Autre affaire plus cruelle, qu'avait en main Choiseul, vrai poignard dans les reins du roi.
Les mauvaises récoltes, qui commencèrent en 67, amenant la cherté, le peuple en accusait l'exportation, l'agiotage sur les blés. Le roi était associé à une compagnie, qui, d'abord honorable, tourna aux plus vilains trafics, aux plus coupables monopoles. Le Parlement de Rouen attaqua les monopoleurs. La cour arrêta les poursuites. Et le Parlement insistant dit que là on avait encore reconnu le pouvoir. Soufflet hardi, et encore aggravé par l'ironique explication: «À Dieu ne plaise, Sire, que nous ayons pensé à vous!»
Arme terrible pour Choiseul. Versailles en dut pâlir, quand la discussion passa de Rouen à Paris, reprise ici par notre Parlement, sur ce volcan si inflammable, au terrain brûlant des révoltes.
Choiseul, à ce moment, faisait un coup hardi qui tranchait tout, lançait la guerre, et pour longtemps, ce semble, le rivait au pouvoir. Écrivant seul au roi d'Espagne, sans l'intermédiaire des commis, il lui fit sauter le grand pas, tirer l'épée contre l'Anglais, et dès lors entraîner la France.
Stupeur profonde ici. Le roi entre deux peurs, peur de la guerre et peur du Parlement, n'aurait rien fait du tout. On vit là ce que c'est qu'un enfant de Paris. La folle, la rieuse, exploita sa peur même, l'augmenta pour le rendre hardi. Elle avait acheté Charles Ier de Van Dyck. Le montrant, elle dit: «Vois-tu ce roi? la France!... Eh bien! ton Parlement te fera couper la tête aussi.»
Maupeou, Terray, deux têtes fortes, étaient derrière, et la faisaient parler. Ils savaient au plus juste ce qu'on pouvait oser. Le Roi ayant imposé le silence sur d'Aiguillon, et le Parlement s'en moquant, le Roi, le 3 septembre, vint enlever les pièces. Le 24 décembre, il exila Choiseul. La nuit du 20 janvier il enleva le Parlement.
Heureux Choiseul! Il tombe dans la gloire! Il a l'air d'emporter les libertés publiques. Il tombe à point, à temps pour esquiver l'horreur de la ruine publique, la banqueroute qu'il a préparée.
Sa chute est un triomphe. Toute la France va s'inscrire chez lui. Tout court à Chanteloup. Les habiles envisagent le roi vieux et usé, et la jeune Dauphine autrichienne dont Choiseul (on n'en doute) sera premier ministre.
Le Roi, dans son courage de renverser Choiseul, fut très-timide encore. Il eut peur de la voix publique, peur des révélations qu'il pouvait faire, et qu'il ne fit que mieux, les livrant à la foule de ses visiteurs innombrables, leur disant à tous à l'oreille ce qu'il voulait faire répéter. Non sans raison, d'Aiguillon se demande si le Roi n'eût pas risqué moins à mettre Choiseul en jugement.
Le Parlement était peu regrettable. Dans ses cruels procès des derniers temps, il s'était fort souillé. Doux pour Choiseul qui lui donnait les places, doux pour Terray qui le ménage seul dans l'universelle ruine, il se soutenait peu dans sa vieille voie d'austérité. Il n'avait pu rien faire, rien empêcher, ni les guerres de ce règne, ni la ruineuse banqueroute, ni l'asservissement à l'Autriche. Il tua les Jésuites, mais tard, et quand ils étaient morts.
On en peut dire une seule chose, assez grave au fond: Il parlait. Il prêtait une voix officielle à l'opinion. Parlage utile qui l'avança parfois; mais funeste pourtant, s'il devait à jamais faire qu'on s'en tînt à des paroles, et que jamais la France ne fît sa vraie constitution.
La révolution de Maupeou, louée et saluée de Voltaire, fut approuvée très-haut par un sérieux juge, qui eût voulu la maintenir, par l'irréprochable Turgot. Elle rend la justice gratuite. Elle supprime la vénalité des charges, réduit le ressort immense du Parlement de Paris, qui comprenait Arras et Lyon, imposait des voyages immenses et ruineux aux plaideurs, et les faisait attendre des années.
À regarder les choses froidement, on peut dire que la révolution avait été heureuse.
Elle brisait la chaîne qui nous rattachait à l'Autriche. D'Aiguillon, tant haï et méprisé qu'il fût, eût voulu revenir au système français, à la tradition de son grand-oncle, le cardinal de Richelieu.
D'Aiguillon dit de la Pologne: «Qu'y pouvais-je? C'était trop tard. Il eût fallu agir depuis longtemps. Tout était impossible dans l'état où Choiseul laissa la France, ruinée, épuisée pour l'Autriche.» (V. Mémoires d'Aiguillon.)
Quoi qu'on pût faire alors, tout gouvernement était sûr d'être d'avance condamné, moqué, maudit, flétri. De Maupeou, d'Aiguillon, de Terray, on ne voulait rien, on n'acceptait rien. Leur ministère semblait un moment de passage, un carnaval malpropre où l'on ne pouvait se mêler. On ne voulait y voir qu'une fille flanquée de trois fripons.
Maupeou eut beau chercher. Pour sa magistrature, il trouva peu de gens honnêtes. Ceux qui l'auraient été, ayant endossé cette honte de se rattacher à Maupeou, se découragèrent, se salirent. Plus on les méprisa, plus ils furent méprisables. Paris accueillait tout contre eux.
On lut avidement les amusants mémoires où Beaumarchais soutint avoir corrompu un des leurs. Ce Figaro, lui-même équivoque intrigant, puis spéculateur éhonté, justement étrillé plus tard par Mirabeau, Éon, etc., fut cru comme Évangile, quand il servit la haine, le mépris du public pour les magistrats de Maupeou.
D'Aiguillon avait eu cependant un succès qui aurait relevé tout autre. Tirant de la disgrâce un homme très-capable, Vergennes, il l'envoya en Suède et y fit la révolution. La Russie et la Prusse comptaient sur l'anarchie qu'entretenait le sénat; déjà sur le papier ils se partageaient la Suède. (Geffroy d'après les Archives de Suède.) Avec notre Vergennes et un peu d'argent de la France, la royauté y fut rétablie par Gustave, le partage empêché. Ce fut le salut du pays (1773).
D'Aiguillon avait fait quelques ouvertures à la Prusse. Cela venait bien tard. Depuis un quart de siècle, Frédéric, délaissé par nous, puis si âprement attaqué, avait pris son parti, laissé là le haut rôle de héros, pactisé avec la barbarie, adoptant sans retour la via mala des voleurs. Son affaire, à cette heure, était d'y enrôler l'Autriche, de forcer la pudeur de la vieille Marie-Thérèse, dont la dévotion avait honte de voler sur des catholiques. Malgré ses confesseurs qui la rassuraient là-dessus, «elle pleurait terriblement, dit Frédéric. Mais plus elle pleurait, et plus elle prenait de Pologne. Il fallut qu'on lui fît sa part.»
Tout l'usage que fit Frédéric des ouvertures de d'Aiguillon, ce fut d'en parler à l'Autriche. Celle-ci trouva là un prétexte pour s'excuser d'entrer dans le partage, quand, tout étant réglé, elle nous fit le honteux aveu.
Le Roi n'ayant rien fait, et ne voulant rien faire, n'en fut pas moins blessé. Il avait toujours cru (comme Louis XIV) mettre là un des siens. La cour, d'après le Roi, parut fort indignée. Il fallut faire semblant de vouloir quelque chose. Aiguillon faisait mine de rassembler des troupes, et menaçait l'Autriche aux Pays-Bas. Il réunit à Brest, il arma une flotte. Tout cela peu utile, d'un pitoyable résultat. Les Anglais défendirent à cette flotte de sortir; même outrageusement, leurs frégates, à Brest, à Toulon, entrèrent, pour surveiller les nôtres et les faire obéir à l'ordre souverain de Londres!
C'est le point le plus bas où soit tombée la France. La situation tout entière est exposée, mieux qu'en aucune histoire, dans les admirables mémoires que remit Broglie à Louis XV (Boutaric, I et II). Mais d'un si triste état, qu'elle est l'explication, le vrai mot qui dit tout? Banqueroute, épuisement.
On a des billets de Terray à tel banquier; il le prie à genoux de lui prêter au moins telle petite somme pour les payements du jour. Sans quoi le misérable ne pourrait plus aller, et mettrait la clef sous la porte.
Terray, dans sa première années avait été fort dur, l'instrument odieux, excusable pourtant, de la nécessité. Par les moyens les plus cruels, il établissait la balance des dépenses et des recettes. Il voulait l'ordre, et il était capable de le faire, mais demandait l'économie. Il n'obtint rien, et il fut entraîné. Il augmente l'impôt, crée des taxes nouvelles. Il double les péages, les droits de greffe et de contrôle, vend les charges municipales. Et avec tout cela, le voilà débordé encore. Le déficit reparaît de nouveau.
En plein gâchis et n'espérant plus rien, on va, on court, on lâche tout. Le parti Du Barry, un monde d'intrigants (cour, tripot, sacristie), la volée dévorante de ces mouches immondes qui naissent aux lieux fétides, emplit Versailles. Et chacun pille.—Le Roi, comme les autres, en son petit commerce. En bon négociant, il note jour par jour sur son carnet le prix des blés.—Gain rapace et dépense aveugle. La folle, qui l'est de plus en plus, jette l'argent par les fenêtres. Elle prend, donne, achète au hasard. Mais dans cette furie de dépense, elle est (moins que folle) imbécile, elle radote, veut une toilette d'or!... Meuble bête, qui fut commencé, mais la mort du Roi l'arrêta.
Cette mort est une comédie. La petite vérole l'ayant pris (à soixante-quatre ans, d'autant plus dangereuse), le débat s'engagea de la façon la plus étrange. Les dévots qui régnaient, craignaient les sacrements, qui auraient effrayé, tué le Roi. Les non-dévots, par contre, voulaient les sacrements pour envoyer le Roi au diable. Richelieu, comme athée, était chef du parti dévot, et ce fut lui qui se chargea d'arrêter au passage l'archevêque de Paris. Il le retint, lui dit: «Monseigneur, s'il vous faut un homme à confesser, prenez-moi, me voici. Et je vous en dirai de belles!» De Beaumont, qui était un saint, mollit pourtant ici; il eut peur d'effrayer ce bon roi si utile à la religion, et rengaina ses sacrements. (V. La Rochefoucauld, Bezenval, Richelieu, G. d'Heilly, etc.)
Mais le Roi les voulut. Il se sentait partir. Il éloigna la Du Barry, communia, mourut fort décemment. Le 10 mai, à deux heures, ce règne de cinquante-neuf ans finit, et la France eut la joie d'avoir perdu le Bien-Aimé (1715-1774).[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE XII.
AVÉNEMENT DE LOUIS XVI.
1774.
Grâce aux récentes publications de Vienne, nous ne parlons plus au hasard, comme on faisait, du mariage de Louis XVI, des années qui s'écoulent avant la mort de Louis XV et des premières du nouveau règne. L'intérieur, dans son plus intime, nous est désormais révélé.
Les deux jeunes époux avaient cela de singulier que lui, né à Versailles, était tout Allemand, comme sa mère. Et elle au contraire, née à Vienne, était absolument Française, ou pour mieux dire Lorraine, comme son père, qui, épousant Marie-Thérèse, devenant Empereur, ne put pourtant jamais apprendre l'allemand. Il était neveu de notre Régent, lui ressemblait au moins par l'amour du plaisir, une légèreté qui passa à sa fille.
Le Dauphin avait le malheur d'avoir des deux côtés, paternel, maternel, un fâcheux précédent de lourdeur et d'obésité. Il combattit cela toute sa vie par l'exercice, la chasse, la fatigue des métiers manuels, le marteau et l'enclume. Il ne devint jamais comme son père un monstre de graisse.
Sous ses formes un peu rudes, le fond chez lui était la sensibilité, aveugle, il est vrai, et sanguine, qui lui échappait par accès. Morne, muet, dur d'apparence, il n'en avait pas moins quelquefois des torrents de larmes. Quand, coup sur coup, son père, sa mère moururent, il eut ce cri: «Qui m'aimera!» Sa tante Adélaïde l'aimait assez, mais aigre et sèche, elle allait peu à sa nature. Cette bonne nature parut aux tristes fêtes du mariage où cent personnes furent étouffées; il en eut un chagrin profond. Elle parut à l'entrée dans Paris qu'il fit plus tard; la joie, la tendresse du peuple, eurent sur lui cet effet qu'il parla à merveille; son cœur dénoua son esprit.
On a vu que Choiseul faisait, in extremis, ce mariage d'Autriche pour remonter, durer encore (mai 1770). On mariait le Dauphin malgré lui. La petite fille vint quand personne ne la désirait. Ce que furent l'arrivée et les premiers rapports, un témoin nous le dit, un témoin oculaire, Vermond, le précepteur de Marie-Antoinette. Il y eut des deux côtés un froid mortel, étrange entre si jeunes gens. L'enfant de quatorze ans laissait son cœur à Vienne, et se croyait entre des ennemis. Le Dauphin (de seize ans), bien instruit par ses tantes, ne vit dans sa petite épouse qu'un agent de Marie-Thérèse.
Celle-ci, avec sa passion, son effort ordinaire pour peser sur ses filles, fit pour son Antoinette ce qu'elle fit auparavant pour sa Caroline de Naples. Elle l'endoctrina fortement au départ, la fit coucher près d'elle aux derniers mois, l'entretenant la nuit du terrible pays de France, où elle allait, lui remplissant la tête de toutes sortes de craintes, de précautions qu'il fallait prendre, faisant enfin tout ce qui pouvait ôter le naturel à cette enfant, créer la défiance contre elle.
La petite était fort troublée. Elle avait une peur extrême du Dauphin, ne permettait pas que Vermond la quittât. Ce redouté Dauphin avait cependant l'air d'un bon jeune Allemand encore plus embarrassé qu'elle. Le lendemain de l'arrivée, il entre, au matin: «Avez-vous dormi?» C'est tout ce qu'il trouva. «Oui,» dit-elle. Vermond était là, un peu éloigné seulement. Le Dauphin brusquement sortit.
Elle montrait beaucoup trop la prudence qu'on lui avait recommandée, ne se fiant à aucune clef, cachant dans son lit même les lettres de sa mère, et par là faisant croire qu'elles contenaient de grands secrets. Elle écrivait le jour où ses lettres partaient, les cachetait au moment même, les envoyait tout droit par l'ambassade. Les innocents cahiers de ses extraits d'histoire (un complément d'éducation), elle n'osait les continuer avec Vermond «de peur d'être surprise par M. le Dauphin.» (Lettres de Vermond, p. 369-370.)
Sa mère fort maladroitement, par une exigence vaine, lui ménagea une querelle dès l'arrivée. Elle demanda à Louis XV que mademoiselle de Lorraine, parente de l'Empereur, fût aux fêtes après les Condé, avant les Bouillon, les Rohan, et autres familles titrées. Vive, très-vive résistance de tous ces gens, qui, blessant la Dauphine, se crurent dès lors en guerre avec elle, furent ses ennemis.
Son aimable figure et sa vivacité d'enfant avaient plu fort au Roi. Elle n'avait nullement déplu à Mesdames. Raisonnablement elle inclinait de ce côté, attirée spécialement par la bonté de madame Victoire. Elle y allait trois fois par jour (Arneth, p. 13) et elle y voyait le Dauphin. Il était trop heureux que la jeune princesse, isolée, d'elle-même préférât le seul lien sûr, honorable, de Versailles. Mais Mesdames étaient suspectes à Marie-Thérèse. Elle eut le tort très-grave d'en éloigner sa fille, qui dès lors suivit sa nature, alla aux jeunes dames, aux rieuses étourdies, aux petites moqueuses, dont sa mère la blâma (trop tard).
La vieille impératrice, qui, malgré elle et en tremblant, entrait dans cette mauvaise action, le partage de la Pologne, aurait voulu que la Dauphine lui ménageât la Du Barry. Mais cette fille, si familière, se fût fait à l'instant amie et camarade. La Dauphine se serait brouillée avec Mesdames, avec son mari même. Ce qui la rapprochait quelque peu du Dauphin, c'était précisément la haine et le dégoût commun qu'ils avaient de la Du Barry.
Autre tort, de la mère. N'ayant plus son Choiseul, voyant branler l'alliance française, elle eût voulu à tout prix une grossesse, un enfant, qui raffermît ici l'influence autrichienne. Impatience étrange, inconvenante. Elle en rougit parfois. Puis elle revient à la charge, elle inquiète, tourmente sa fille. De là beaucoup de bavardages, tout le monde au courant de ces secrets du lit. Les courtisans moqueurs, et les femmes de chambre (Campan, etc.), ont fort indécemment occupé l'histoire de cela, et aux dépens de Louis XVI, excusant par sa négligence les échappées de la jeune étourdie.
Le gouverneur la Vauguyon eut la première année un motif spécieux de les tenir à part. C'étaient de vrais enfants encore, qui semblaient faibles, lymphatiques. La petite grandit encore pendant deux ans.
Le Dauphin, sans jamais tomber dans les excès de Louis XV, ni boire beaucoup, mangeait à l'allemande, lourdement, gauchement, trop vite. Il avait des indigestions. Elle des diarrhées, coliques, etc. (Arneth, p. 10, 188, 227), souvent les yeux rouges et malades (Arn., p. 337, et Soul., II, 65). En deux ans cependant elle engraissa un peu; sa peau alors fut extrêmement belle; elle eut l'éclat unique, la splendeur de la beauté rousse. La Du Barry en plaisantait, et d'autres, pour en éloigner le Dauphin par l'idée du défaut des rousses que Ferdinand imputait à la Caroline. Antoinette du reste brunit.
Leurs appartements à Versailles étaient fort séparés. Le Dauphin chassait tous les jours, revenait fatigué, dormait (et même à la table du Roi). Ce n'était pas le compte de Marie-Thérèse. Le nouveau ministère lui était très-contraire. Il croyait (non sans cause) aux espionnages de l'Autriche. Il n'envoyait plus même d'ambassadeur à Vienne. Marie-Thérèse s'en mourait de chagrin, de peur, au partage de la Pologne. La vieille y descend jusqu'à tromper sa fille même, dans ses lettres intimes et secrètes. Le 4 mars, elle signe le Partage et le pacte avec la Russie. Le 4 mai, elle écrit à sa fille qu'on la calomnie en disant qu'elle s'allie avec la Russie (Arneth, p. 86).
Quoique M. Arneth ne donne évidemment que des lettres choisies et triées, ce qui reste est assez honteux. On y voit qu'elle fit de sa fille l'instrument de sa politique. Elle gémit à chaque lettre de ne pas la savoir enceinte. Elle n'ose écrire tout. Mais elle lui dit: «Croyez Mercy (l'ambassadeur), faites ce qu'il dira.» Vermond sans nul doute agissait, avec un Bezenval, un fat très-corrompu, que Choiseul avait mis comme mentor près de la Dauphine. Stylée par ces honnêtes gens, cette enfant de quinze ans joua un triste rôle. N'ayant nul goût pour le Dauphin, plutôt un peu de répugnance, elle fit les avances et elle obtint le lit commun. On le voit indirectement, mais clairement, dans une lettre du 21 juin 1771: «Il a pris médecine, mais va bien, et m'a bien promis qu'il ne sera pas si longtemps à revenir coucher.» Cela gagné, tout fut gagné. Le jeune homme, honnête et touché de voir la petite (très-fière) mettre la fierté sous ses pieds, sentit son devoir, fut exact et assidu près d'elle. Le 18 décembre, elle espère être enceinte. «M. le Dauphin se fortifie. Il est tous les jours plus aimable, et il ne manque à mon bonheur que d'être dans le cas de ma sœur (enceinte); je l'espère bientôt.»
Les choses étaient précipitées. C'était le 18 décembre. Le partage de la Pologne fut signé le 4 mars, nié encore en mai, avoué en juillet. La mère eût donné toutes choses pour qu'elle fût grosse auparavant[14].
La Dauphine y avait le mérite de l'obéissance. Car tous ses goûts l'éloignaient du Dauphin. Il était sérieux et s'appliquait, employait sa forte mémoire. Menacé d'être roi, il eût voulu entrevoir les affaires, être admis au Conseil. Il étudiait, en bonne fortune et à l'insu de Louis XV, avec un officier instruit qui lui parlait de guerre et d'administration.
La Dauphine au contraire n'eut aucun goût d'études. Sa mère l'avait fort négligée jusqu'à treize ans (1768), jusqu'à l'année où la mort de la reine de France fit croire qu'on pourrait la faire reine. Elle reçut alors tous les maîtres à la fois, mais n'apprit rien du tout. Ses lettres, ses dessins, que l'on montrait, n'étaient pas d'elle. À Versailles, elle était trop distraite ou trop vaniteuse pour refaire son éducation. Vermond s'en désolait. Sa mère lui en écrit en vain. «La lecture, lui dit-elle, vous est plus nécessaire qu'à une autre, n'ayant aucun acquis, ni la musique, ni le dessein, ni la danse, peinture et autres.» (6 janvier 1771, Arneth, p. 23.)
Elle n'avait de goût que pour les comédies. Elle en jouait, y remplissait des rôles, faisait Marton, Lisette. Elle riait de l'étiquette, et s'en allait légère cavalcader avec le frère Artois, un petit fou. Ils font des courses à ânes, elle tombe et donne à rire. Elle-même, avec ses dames, rit du Roi, un peu du Dauphin.
Elle était très-charmante, avec tout cela, point méchante, sensible par moment. À l'entrée dans Paris (juin 73), elle a un joli mouvement de cœur pour ce bon peuple ému et tendre, pour son mari aussi qui a très-bien parlé.—«Aux Tuileries, nous ne pouvions ni avancer ni reculer. Au retour, nous sommes montés sur une terrasse élevée. Je ne puis dire les transports d'affection qu'on nous a témoignés. Nous avons salué le peuple avec la main. Rien de si précieux que l'amitié du peuple; je l'ai senti et ne l'oublierai jamais.» (Arn., 89.)
Mais le jour redouté du Dauphin est venu. On lui apprend que Louis XV est mort, qu'il est roi. Il s'évanouit.
Puis, revenant à lui, il s'écria:—«Oh! quel fardeau!... Et on ne m'a rien appris!» (Baudeau)
Le scrupuleux jeune homme était dans un état qu'on peut dire admirable, décidé à marcher dans la droite voie, et contre son cœur même. On le vit tout d'abord. Sa grande religion en ce monde, c'était son père. Son unique affection, c'était la Reine. Or, ce père, le Dauphin, avait protégé d'Aiguillon, et l'eût gardé certainement. La Reine aimait Choiseul qui avait fait son mariage, brûlait de le faire revenir, Louis XVI écarta Choiseul et d'Aiguillon.
À l'ouverture première du secrétaire de Louis XV, il eut un coup au cœur, vit à quel point l'Autriche l'enveloppait, combien il lui faudrait se garder de la Reine. Rohan, ambassadeur à Vienne, tout récemment, le 10 janvier, avait averti Louis XV qu'il était vendu jour par jour. Mercy, l'ambassadeur d'Autriche, avait acheté un commis qui lui révélait l'arrivée des dépêches et leur effet au ministère. Il avait acheté à la cour un seigneur qui l'informait de tout. Le ministre Kaunitz avait nos chiffres, avait copie de nos dépêches de Versailles et des ambassades françaises dans toute l'Europe. Des bureaux, à Liége, Bruxelles, Francfort et Ratisbonne, interceptaient nos lettres, les lisaient au passage (Georgel, I, 269-304). L'homme à qui on devait l'importante révélation fut noyé, et bientôt trouvé dans le Danube, exposé avec un billet pour dire qu'il se noyait lui-même (Boutaric, II, 378; Flossan, VII, 119).
Tout cela était clair. Le premier soin de Louis XVI, ce fut de cacher les papiers relatifs à l'Autriche dans un lieu où la reine n'allait point, la pièce des enclumes où furtivement il forgeait, près des combles. Seul, libre encore, il écrivit en Suède, il appela de là Vergennes, ennemi de Choiseul, et qui pouvait l'aider à lui fermer la porte solidement.
Autre effort, et très-beau. Lui, dévot, ami du clergé et élevé par un Jésuite, il voulait faire ministre l'homme qui devait le moins lui plaire, Machault, la bête noire du clergé. Mais probité incontestée. Le père même de Louis XVI en convenait dans ses papiers.
Madame Adélaïde vint cette fois encore au secours du clergé. Elle dit que rappeler Machault, cet homme haï, c'était revenir aux disputes. Que ne nommait-on Maurepas, si aimable, et aimé du père de Louis XVI? Elle prit la lettre tout écrite, changea un peu l'adresse, et de Machault fit Maurepas.
Maurepas, si léger, avait pourtant deux vrais mérites. Il avait de l'esprit, il était anti-autrichien. Le Roi le logea près de lui pour avoir à toute heure son soutien, son autorité, avec celle de ses tantes, pour se garder un peu de sa faiblesse conjugale. Entre Maurepas et Vergennes, ses deux gardes du corps, il craignit moins, accorda à la Reine de voir et recevoir Choiseul.
On crut que celui-ci revenait au pouvoir. Et nos Autrichiens exultaient. Leur déroute n'en fut que mieux marquée. Le Roi reçut Choiseul, et ne lui dit qu'un mot: «Qu'il était bien changé, devenu gras et chauve.» Puis lui tourna le dos. Choiseul désarçonné retombe pour jamais dans l'exil (13 juin 74).
L'Autriche eût moins perdu en perdant dix batailles. Tout son espoir était le retour de Choiseul. Joseph II et Kaunitz, dans leurs vastes projets de Turquie, d'Allemagne, partaient de cette idée qu'Antoinette leur tenait la France pour s'en servir à volonté. Marie-Thérèse, à chaque lettre, lui demande toujours d'être bonne Autrichienne, lui dit expressément (Arn., 119, 124 et passim): «Mêlez-vous des affaires... Devenez le conseil du Roi... Faites de Mercy votre ministre.» En toute chose qui ne s'écrit pas, on la menait par Mercy, Vermond, Bezenval, par les Choiseul et la Grammont.
Tout acte indépendant de la France leur semblait révolte. On le vit en 78, quand le Roi refusa de faire la guerre pour Joseph II; Kaunitz, si réservé, rougit et pâlit de fureur (Flassan, VII). On le vit en 74; la Grammont indignée courait Paris, disant que l'on saurait bien mettre le Roi à la raison (Soul., II, 256).
Rohan, le 29 mai, avait pris congé de Marie-Thérèse (Arn., 116), mais il resta à Vienne un mois pour observer encore. Il recueillit des preuves d'autant plus accablantes de la perfidie de l'Autriche, qu'elles concordaient à merveille avec tout ce que Broglie, dans ses lettres secrètes, avait dit au feu Roi (V. Boutaric). Louis XVI allait voir qu'il était épié, vendu, ainsi que Louis XV. Il était défiant. Comment le changer à l'instant, obtenir qu'il s'aveugle, se crève les deux yeux, je veux dire qu'il écarte à la fois et Broglie et Rohan?
Marie-Thérèse était épouvantée, et encore plus l'ambassadeur-mouchard, Mercy, qui sur sa face voyait arriver le soufflet. Leur unique ressource était la Reine, bien jeune, il est vrai, bien légère, peu corrompue encore, pour ruser et tromper longtemps. La mère la flatta fort, l'appela son amie (Arn., 122). Mercy, Vermond, lui dirent sans nul doute qu'en servant l'Autriche, elle servait la France, le Roi, la paix du monde. Elle était orgueilleuse, et on la prit par là pour lui faire soutenir un mois ou deux le rôle le plus honteux pour une femme, d'obséder, d'enivrer de caresses menteuses un mari qui lui répugnait.
D'abord elle assura qu'après la mort presque subite du feu Roi, elle ne serait jamais tranquille si Louis XVI n'était inoculé. Elle ferma sa porte, s'enferma avec lui, l'enveloppant de soins et de tendresse. Cela le toucha fort, et lui fit faire une chose sotte de confiance illimitée. Il supprima l'agence secrète de Louis XV, donna l'ordre de brûler cette précieuse correspondance, et les papiers de Broglie, terribles pour l'Autriche (Bout., II, 410; 6 juin). Ordre inexécuté. Du moins, il tint Broglie éloigné, se boucha les oreilles et ne voulut jamais l'entendre.
Mais le plus fort restait à faire. Rohan venait, voulait être entendu, et nul prétexte pour l'exclure. Le Roi était guéri, sauf des boutons secs au visage (Arn., 122). Moment fort décisif où la Reine dut emporter tout. C'était juin; il avait vingt ans. L'explosion des sens (tardive chez l'Allemand, comme il était) n'éclatait que plus violente, et l'aveugle désir d'un bonheur jusque-là incomplet, ajourné.
Au 28 pourtant rien encore[15]. Paris jasait de chirurgie, d'obstacle, etc., sachant, notant tout jour par jour. Mais il fallait auparavant que la Reine écrasât Rohan. Cela eut lieu à l'entrée de juillet. Elle tenait le Roi si ivre, si aveugle, que, bien loin de rien craindre, elle voulut qu'il reçut Rohan, l'assommât en personne. Celui-ci qui venait de rendre un tel service, qui apportait ses preuves, n'eut qu'un regard, celui du sanglier, un grondement farouche qui le fit fuir. Telle est la bête en l'homme!
Et telle la victoire d'Ève. L'impossible devint aisé (Baudeau, 14 juillet 1774). Ingrat pour Broglie, et ingrat pour Rohan, il fit encore un pas du côté de l'Autriche; il envoya à Vienne Breteuil que demandait la Reine, et que voulait Marie-Thérèse. Il renonça à rien voir ni savoir.
La Reine avait partie gagnée. Elle ne jouit pas modestement de sa victoire. D'une part, espiègle, impertinente, elle insultait les ennemis de l'Autriche, tirait la langue à d'Aiguillon. D'autre part, sans souci des chagrins qu'en eut son mari, elle courait sans lui de nuit, de jour, disant qu'à Vienne on était libre ainsi. Louis XVI en grondait (Bandeau); sa mère s'en plaint en vain à chaque lettre (Arneth).
Elle portait la tête haute, surexhaussée de plumes et de panaches, d'aigrettes qui menaçaient le ciel. Cette mode (odieuse à sa mère, à Mesdames) allait bien, il est vrai, à sa beauté hautaine. On a finement remarqué (Geoffroy) que les portraits charmants de madame Lebrun l'ont trop féminisée. Le front bombé, les yeux saillants, le nez plus qu'aquilin, et presque recourbé, eussent fait un ensemble sévère sans l'adoucissement d'un léger embonpoint et d'une incomparable peau. La lèvre inférieure faisait lippe et semblait sensuelle. Les sourcils, très-fournis, marquaient l'énergie du tempérament. Sa belle chevelure le disait mieux encore par ces tons roux et chauds qui n'ont rien de commun avec les blondes languissantes.
Elle était colorée plus que ne le sont les grandes dames. N'aimant guère que la viande (Arn., 80, 88), elle était fort sanguine, avait aussi beaucoup d'humeurs et certaines crises bilieuses (Id., 188). Elle n'était ni gaie, ni sereine, mais toujours émue, véhémente. Par moments très-sensible et bonne: «Si touchante! écrivait sa mère (Arn., 53), on ne peut pas lui résister.» Mais elle était aussi emportée par instants, colère au moindre obstacle, et alors aveuglée, sans respect d'elle-même. Montbarrey en raconte une scène terrible, si bruyante, qu'un orage qui éclatait alors, passa inaperçu: on n'entendait pas Dieu tonner.
Déjà on avait fait contre elle un très-cruel pamphlet (Aurore), où on lui prêtait des amants. En avait-elle avant l'avénement? quelque goût passager, quelque léger caprice? La chose est incertaine. Mais elle avait une passion très-vive, pour un très-digne objet, bon autant que charmant, madame de Lamballe. Cette jeune princesse de Savoie, Italienne de naissance et de mère allemande, était un ange de douceur. Elle avait de tout petits traits, une tête d'enfant, gentille (comme on voit au portrait de Versailles, malgré la coiffure ridicule). Plus âgée que la reine, elle semblait plus jeune, comme une mignonne petite sœur. Mariée un moment, et très-mal, elle s'était vouée à son beau-père, Penthièvre, venait peu à la cour, vivait seule avec lui dans les bois de Vernon. C'était toute une idylle. La reine, chaque hiver, l'avait vue, et pourtant ce ne fut qu'aux courses de traîneaux (janvier 74) qu'elle fut prise au cœur. Elle la vit glisser, passer comme un éclair. «C'était le printemps dans l'hermine.» De là un vif caprice, une ardeur de tendresse, excessive, éphémère, fatale à la douce personne, faible créature sans défense, née pour se donner trop, pour aimer et mourir.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE XIII.
MINISTÈRE DE TURGOT.
1774-1776.
Ce matin, à cinq heures, dans la nuit noire encore (de ce 1er novembre), d'autant plus éveillée, une voix intérieure m'avertit et me dit: «Qui est digne aujourd'hui de parler de Turgot?»
Le caractère unique de ce grand stoïcien,—absolu de vertu, de force et de lumière,—n'offre qu'un seul défaut: une ardeur sans mesure et qu'on trouvait sauvage, dans l'amour du pays, l'amour du genre humain.
Il se précipitait. En dix-huit mois, il fit l'œuvre des siècles, cent ordonnances, dont les considérants sont autant de traités forts, lumineux, profonds. Et la plupart étaient des victoires remportées sur la contradiction, après de grands débats dans le Conseil. Ce qui reste de ces débats montre sa vigueur âpre et son acharnement au bien.
Malesherbes lui-même, son collègue, étonné: «Vous vous imaginez, disait-il, avoir l'amour du bien public. Vous en avez la rage. Il faut être enragé pour forcer à la fois la main au roi, à Maurepas, à la cour et au Parlement.»—Turgot répondait gravement: «Je vivrai peu...»
Il devait mourir jeune. Mais, de plus, il sentait que le pouvoir allait lui échapper. Il était déplacé à Versailles, et son ministère y était une anomalie, un hasard, une erreur évidemment de Maurepas. Le plus léger des hommes avait choisi le plus austère. Il avait appelé l'esprit même du siècle et la Révolution près de ce jeune roi, dont le seul idéal, si différent, était son père, ou son aïeul, le duc de Bourgogne; il voulait adoucir, mais sauver les abus.
On a beaucoup parlé de Turgot, et fort mal. On ne le comprend pas, si on ne le replace en ce temps, dans ces circonstances. Le temps, le temps, c'est tout. Laissez là vos systèmes. Seraient-ils bons en eux, ils sont absurdes ici. Ce n'est pas d'un pays quelconque qu'il s'agit: c'est de la France d'alors, opposée sous tant de rapports à la France que vous voyez.
Partez d'un point d'abord très-sûr, c'est que la terre ne voulait plus produire, c'est qu'on semait le moins possible. La grosse affaire du temps était de réveiller la culture endormie, de faire qu'on voulût travailler, labourer, semer, vivre encore. Songez bien que le sol pesait à ses propriétaires; la terre leur était odieuse. On la donnait presque pour rien. Déjà un quart du sol de France était aux mains des laboureurs (Letrosne). Circonstance heureuse, ce semble, pour la production. Eh bien, on ne produisait pas.
S'occuper d'industrie, avant l'agriculture, faire des habits de soie pour qui n'avait rien sous la dent, c'était la plus sotte sottise. C'était bâtir en l'air, comme font ces tableaux de la Chine, où vous voyez là-haut des palais, des kiosques, rien en bas, point de sol dessous.
Il est plaisant de voir le banquier Necker, couché sur ses écus, injurier le propriétaire, «lion dévorant,» etc. Il était trop aisé de le décourager. Le difficile était de faire tout au contraire qu'il se reprît à la propriété, à l'aimer, à la cultiver, à la faire travailler, produire.
L'école Économique fut le vrai salut de la France. Elle fit un vigoureux appel à la terre, à la liberté de vendre les produits de la terre. Elle hâta le grand mouvement qui mettait cette terre (à vil prix) aux mains mêmes qui la travaillaient. Ses exagérations furent très-utiles. Nulle autre théorie n'eût répondu aux besoins du moment, de cette France encore agricole, où la manufacture était fort secondaire, et où il fallait à tout prix défricher, augmenter la culture du seul aliment de la population d'alors.
Assez sur les Économistes. Quant à Turgot lui-même, on lui a imputé tout ce qui lui venait de l'École. Je vois tout au contraire que, dans son intendance du Limousin, et surtout dans son Ministère, il s'en affranchit fort souvent, consulta les faits seuls, prit dans l'occasion telles mesures que les Économistes n'auraient approuvées nullement.
Quant à sa politique proprement dite, qui la sait? Qui osera dire ce qu'il eût fait, s'il eût duré? Son ministère de dix-huit mois ne fut évidemment qu'une préface. On le voit bien par la réserve qu'il garde sur tels points, le clergé, par exemple, qu'il ajournait expressément.
Turgot, comme cadet, avait, bon gré mal gré, d'abord été d'Église. À vingt-cinq ans, il dit qu'il ne pouvait garder ce masque, et le jeta. Il resta solitaire, et dans sa vie on ne peut découvrir aucun rapport d'amour. Sa timidité et la goutte (mal cruel de famille) aidèrent à cette pureté; mais ce qui y fit plus, ce fut la vie terrible d'études en tous les sens qu'il entreprit, voulant conquérir le savoir humain, mais bien plus, le savoir pratique, l'action et l'administration. Toute science, toute langue, toute littérature, toute affaire, l'intéressaient. Je le vois à vingt ans faire un livre admirable sur la monnaie et le crédit, plus tard traduire Homère, Klopstock et Ossian, observer une comète, écrire à Buffon la critique de sa Théorie de la terre, formuler le premier la perfectibilité humaine.
Il passa par le Parlement pour arriver à l'Intendance. On lui donna Limoges, le plus pauvre pays. Qu'était un Intendant? Ou plutôt que n'était-il pas? C'était un roi, ou à peu près. Quelqu'un a très-bien dit que, depuis Richelieu, notre gouvernement était celui de trente tyrans. Turgot le fut dans un sens admirable. Son labeur, sa rigidité, imposèrent tellement aux ministres qu'il obtint carte blanche et fit ce qu'il voulait. En treize ans, il changea le Limousin de fond en comble. Les grandes entreprises qui semblent regarder le seul pouvoir central, de son chef il les veut. Le cadastre, l'égale répartition des tailles, la réforme de la milice, la création des écoles, on lui passe tout. Il fait cent soixante lieues de routes. Mais c'est surtout dans les disettes que l'on connut son énergie, son indépendance d'esprit, même à l'égard de son École.
L'abbé Véri, un de ses camarades, homme d'affaires, de coup d'œil juste et fin, sentit là le génie, la force, et fort habilement le fit accepter de Maurepas, de sa femme, leur montrant bien surtout que c'était un sauvage, un homme gauche, impropre à la cour, qui ne pouvait porter ombrage, un travailleur terrible, mais ne visant à rien, si bien qu'une fois en Limousin il n'avait pas voulu des grandes intendances, de Rouen, de Lyon même; qu'enfin, il était seul, sans appui, et que Maurepas le renverrait quand il voudrait.
La mémorable scène entre Turgot et Louis XVI est bien connue (Véri, Lespinasse). Le jeune Roi lui pressa les mains, lui dit qu'il entrerait dans toutes ses vues, promit qu'il aurait du courage. Tous deux furent très-émus. Turgot, en sortant, écrivit la belle lettre où il dit tout l'esprit de son ministère: Ni surcharge d'impôt, ni banqueroute, ni emprunt; la seule économie et la production augmentée. Il pressent les obstacles, prédit presque son sort.
Dans la réalité, il n'avait qu'un moment, cette première jeunesse du Roi dans ses vingt ans. Soulevée au-dessus de sa lourde nature par un élan sanguin de cœur, de sensibilité, dès vingt-cinq ou trente ans, Louis XVI devait retomber. Turgot, en trois années, voulut faire sa révolution.
Il y avait en France un misérable prisonnier, le blé, qu'on forçait de pourrir au lieu même où il était né. Chaque pays tenait son blé captif. Les greniers de la Beauce pouvaient crever de grains; on ne les ouvrait pas aux voisins affamés. Chaque province, séparée des autres, était comme un sépulcre pour la culture découragée. Le vin, étant de même enfermé, à vil prix, au-dessous des frais de culture, on avait intérêt à arracher la vigne. On criait là-dessus depuis cent ans. Récemment on avait tenté d'abattre ces barrières. Mais le peuple ignorant des localités y tenait. Plus la production semblait faible, plus le peuple avait peur de voir partir son blé. Ces paniques faisaient des émeutes. Pour relever l'agriculture par la circulation des grains, leur libre vente, il fallait un gouvernement fort, hardi.
Turgot, entrant au ministère, se mettant à sa table, à l'instant prépare et écrit l'admirable ordonnance de septembre, noble, claire, éloquente. C'est la Marseillaise du blé. Donnée précisément la veille des semailles, elle disait à peu près: «Semez, vous êtes sûr de vendre. Désormais vous vendrez partout.» Mot magique, dont la terre frémit. La charrue prit l'essor, et les bœufs semblaient réveillés.
C'est là-dessus qu'avait compté Turgot, et plus encore que sur l'économie. Si la culture doublait d'activité, si le blé, si le vin, roulant d'un bout à l'autre du royaume, récompensaient leurs producteurs, la richesse allait croître énormément. L'État était sauvé.
Ce n'était pas tout dans son plan. À la seconde année, Turgot déchaînait l'industrie, qui, libre tout à coup, allait décupler d'énergie, de volonté, d'effort. L'ouvrier fainéant, languissant chez un maître, allait, devenant maître, travailler nuit et jour. Heureux dans ce travail d'avoir à lui son métier, son foyer, bientôt une famille. Il n'enchérirait pas à plaisir, donnerait à bon marché tant de choses nécessaires à tous.
À la troisième année, Turgot devait fonder l'instruction. Dans les cent arrêts du Conseil qu'il fit en dix-huit mois, lui-même il donne un admirable et souverain enseignement sur nombre de matières économiques et sociales. Il comprend toutefois que l'on doit s'élever soi-même, que l'on ne s'instruit bien que par son propre effort, surtout par l'examen et la discussion de ses intérêts. Il aurait assemblé, par communes, les propriétaires et les eût fait délibérer.
Donc, Culture affranchie (1775), Industrie affranchie (1776), et Raison affranchie (1777).—Voilà tout le plan de Turgot.
«Tout cela trop hâté?»—Oui, mais il le fallait. Il sentait sous ses pieds des rats qui lui creusaient le sol pour le faire bientôt enfoncer. Nous devons le donner, le plan de ces mineurs, leur marche souterraine, qui ne fut nullement fortuite. Ils marchèrent fort et droit. Leur objet capital (pour la plupart du moins) est visible et très-simple. C'est le retour de M. de Choiseul, triomphe de la cour et de l'alliance autrichienne.
Le parti de Choiseul avait besoin d'abord qu'on rappelât le Parlement. Ce corps avait marché si longtemps avec lui; il ne pouvait manquer de l'aider, d'entraver la marche de Turgot. La Reine agit. La sensibilité du Roi fut mise en jeu. Étant venu un jour à Paris, et, le trouvant froid, la foule étant muette, il s'attrista, s'examina, rentra dans sa conscience. Il y trouva que le Parlement avait des titres après tout, aussi bien que la royauté, que Louis XV, en y touchant, avait fait une chose dangereuse, révolutionnaire. Le rétablir, c'était réparer une brèche que le Roi même avait faite dans l'édifice monarchique. Turgot en vain lutta et réclama. Maurepas, qui ne voulait que plaire, céda. Le Parlement rentra (novembre 1774), hautain, tel qu'il était parti, hargneux, et résistant aux réformes les plus utiles.
Première défaite pour Turgot. L'hiver se fit la ligue générale de ses ennemis. Il avait commencé par frapper la finance, en supprimant le Banquier de la cour, ne voulant plus d'avances ni d'anticipations. Il avait cassé les baux récents faits par Terray à des prix usuraires. Il avait refusé le présent ordinaire des fermiers généraux. Enfin, l'affreux tyran avait pensé qu'à l'avenir, la cour, les seigneurs, les grandes dames, ne seraient plus croupiers, croupières (pensionnaires) des fermiers généraux. La capitation des princes, ducs, etc., pour la première fois fut levée, leurs carrosses visités, comme tous, par l'octroi aux portes des villes.
Contre un pareil ministre, la route était toute tracée: 1º rappel du Parlement; 2º attaque violente sur le point où Turgot était plus vulnérable, la liberté des grains, la cherté du blé qui viendrait au printemps.
L'année était pourtant médiocre et non pas mauvaise. La misère était grande; on peut le croire après Louis XV et Terray. Turgot avait ouvert des ateliers de charité. Il n'y avait de disette nulle part. À Dijon, des troubles éclatent contre un magistrat accusé d'être du Pacte de famine. Mouvement populaire qu'on imita ici assez habilement. Des agents (que Turgot crut ceux du prince de Conti) ameutèrent des masses crédules, les poussèrent au pillage. Ils criaient la famine, et ils crevaient les sacs, ils jetaient les blés à la Seine.
On laissa ces bandits courir les champs, aller même à Versailles. L'armée de dix mille hommes qui y était toujours, qu'on nommait la Maison du Roi, ne bougea pas, et, au contraire, c'est de là que partit l'ordre honteux de céder. Certain capitaine des gardes, au nom du Roi qui avait fait la faute de paraître au balcon, ordonne aux boulangers de baisser le prix du pain.
On travaillait le Roi de très-près. Un certain Pezay, qu'il avait consulté souvent étant Dauphin, poussait auprès de lui le banquier génevois Necker, l'adversaire de Turgot. Necker, dans un livre ridicule, à l'usage «des âmes sensibles,» avait ressassé et gâté le joli petit livre de Galiani contre la secte Économique. Devant l'émeute, il aurait dû ajourner la publication. Par une très-coupable imprudence, il publia son livre justement ce jour même.
La fameuse police de Paris, tant admirée, qui sait tout comme Dieu, ne voulut rien savoir, ne bougea, laissa la bande entrer, piller les boulangers. La Justice se conduit tout aussi bien. Le Parlement encourage l'émeute dans une supplique hypocrite, il prie le Roi d'avoir pitié du peuple, de faire baisser le prix du pain.
Restait de faire pendre Turgot, qui avait fait le mal en livrant, disait-on, nos blés à l'étranger. Mensonge, odieux mensonge! Loin d'exporter, Turgot avait encouragé par des primes l'importation, appelé les blés étrangers. Necker, dans son fatras, avait le tort de répondre toujours au principe de l'exportation, et de réfuter pesamment ce que Turgot n'avait pas dit.
Celui-ci avait contre lui tout le monde, le Roi même, qui avait les larmes aux yeux. On vit alors la force de la foi. On vit ce que pouvait la colère d'un homme de bien. Il accourt à Versailles, change tout, se fait autoriser à donner des ordres à la troupe. On prend, on pend deux des pillards. Et on rejoint la bande à Sèvres. Leurs chefs, qui allaient être pris, tinrent ferme et furent tués. On trouva parmi eux des officiers, vieux reîtres à vendre, qui dans la sale affaire étaient agents provocateurs.
Cependant le Roi pleure. Il disait à Turgot: «N'avons-nous rien à nous reprocher?» Sous l'Henri IV du Pont-Neuf, on avait mis: Resurrexit, et ce mot, dans l'émeute, avait été biffé. Cela bouleversa Louis XVI. Il alla se cacher, sanglotant, dans ses cabinets.
On espérait beaucoup de ce pleureur, en l'enlevant à Reims, loin de ses précepteurs, pour la cérémonie du sacre. Là l'élève de Turgot retombait en plein Moyen âge. Et pis: on ôta même de l'ancien formulaire le seul point qu'on eût dû garder, le moment où le prêtre interroge le peuple, lui demande s'il voudrait ce roi. Mais on maintient (malgré Turgot) l'exécrable serment d'exterminer les hérétiques. Le Roi n'osa le refuser, barbouilla seulement des paroles inintelligibles. À Reims et sur la route, les cris: Vive le Roi! l'avaient fort attendri, les cérémonies ému. Le voyant à l'état où tout chrétien pardonne, la Reine osa lui dire qu'elle voudrait bien revoir Choiseul. «J'ai si bien fait, dit-elle, que le pauvre homme m'a arrangé lui-même l'heure commode où je pouvais le voir.» (Arn., 152.)
La cabale de cour tirait de là l'espoir de glisser au Conseil un homme à elle. Turgot y met bon ordre. Il fit tout au contraire nommer celui qu'on attendait le moins après le sacre, l'homme le moins aimé du Clergé, Malesherbes, l'ami et protecteur des philosophes. Chose imprévue: le Roi, que l'on croyait dévot, nomma volontiers Malesherbes, et le chargea avec Turgot de répondre aux plaintes du Clergé qui demandait la mort pour les auteurs impies.
Turgot avait dit franchement que, si dans ses réformes il touchait la noblesse, non le Clergé encore, c'était «parce qu'il ne faut pas se faire deux querelles à la fois.» Personne ne doutait qu'il ne reprît bientôt les projets de Machault. Le Clergé menacé s'unit à ses ennemis mêmes, seconda de son mieux les Choiseul et le Parlement.
Donc le cercle se ferme autour de lui. Tous sont toréadors, et il est le taureau. Rien de plus grand que ce spectacle. Dans le mémorable duel qu'il eut avec le garde des sceaux Miromesnil, on sent à l'attitude de celui-ci qu'il a un monde derrière lui. Turgot, tout au contraire, est seul, mais qu'il est fortement armé! non d'idées seulement, de raison, de logique, mais de faits, mais de chiffres. On voit combien ce prétendu rêveur possède le détail infini, le positif des intérêts du temps.
On a dit, répété, que Turgot, aveugle sectaire de son école Économique, ne pensait qu'à la terre et à l'agriculture. Mais tous ses ennemis, Miromesnil dans ce débat, Monsieur dans ses pamphlets, le Parlement dans ses remontrances, lui font précisément le reproche contraire. Ils l'accusent d'écraser le propriétaire, l'agriculteur, de favoriser tellement l'industrie qu'on désertera les campagnes (Éd. Daire, 328, 335). Grief fort spécieux. L'industrie étant libre, beaucoup d'hommes en effet délaissèrent les champs pour les villes.
Ce fameux défenseur des libertés publiques, le Parlement, voudrait laisser sur les campagnes la charge des corvées, blâme Turgot d'y suppléer par un impôt que tous payeront également, les privilégiés même. Il voudrait maintenir pour l'ouvrier des villes sa triste servitude sous les Corporations, l'apprentissage interminable et les frais écrasants qui rendent le métier inaccessible au pauvre, n'y laissent arriver que les enfants des maîtres, héritiers endormis des routines éternelles. Turgot, dans son beau préambule, pose avec grandeur le principe: «Dieu a fait du droit de travailler la propriété de tout homme. C'est la première, la plus sacrée de toutes.» (Éd. D., II, 302.)
Les aigres résistances du Parlement trouvaient appui dans les gros marchands de Paris, les six corps de métiers. La fière boutique héréditaire fut furieuse, autant que Versailles. Turgot eut contre lui les seigneurs et les épiciers.
Contraste curieux. L'étranger admirait. En France, tout paraissait hostile. Marie-Thérèse elle-même est frappée de la grandeur des résultats. La Hollande rend à Turgot un hommage significatif. Elle montre sa confiance, offre ses capitaux à un faible intérêt. Ce sage peuple, voyant en dix-huit mois l'ordre si merveilleusement revenu, sent bien que, pour la première fois, c'est un homme qui conduit la France.
«Le Roi apparemment doit être bien joyeux?» Au contraire, de plus en plus sombre. Il avait dit à son avénement: «Je voudrais être aimé!» Et il ne voit que mécontents. «M. Turgot, dit-il, ne se fait aimer de personne.»
Ce ministère tout entier déplaisait. En guérissant les plaies, il les avait montrées. Malesherbes lui-même, visitant les prisons, avait manifesté l'horreur du vieux régime de la Grâce. Il avait obtenu du Roi de ne plus signer de lettres de cachet. La faveur d'enfermer un mari incommode, un fils embarrassant, un héritier qu'on voulait écarter, ces douceurs obtenues si aisément sous la Vrillière, elles furent désormais refusées. Le père de Mirabeau ne put continuer de poursuivre, enfermer son fils.
Encore plus odieux fut le ministre de la guerre, Saint-Germain, vieux soldat farouche, qui eût voulu établir dans l'armée la dure discipline prussienne, qui supprimait les priviléges et les troupes privilégiées. Il avait fait une charge terrible sur la Maison du Roi, commencé à sabrer ces fainéants dorés. Les cris furent si perçants, le Roi si ébranlé, qu'on resta à moitié chemin.
Turgot ne réussit pas mieux pour la Maison civile, la valetaille qui dévorait Versailles. On imagine à peine ce que c'était alors que cette ruche énorme, grouillante, dans ses recoins obscurs, cabinets, entresols, trous noirs, soupentes fétides. Les corridors en outre, les escaliers tout pleins de petites boutiques, marchands fripons et marchands équivoques. Le fouet n'était pas trop pour chasser les marchands du temple, épurer l'antre immonde. Mais quelle tempête au premier coup! Le Roi en devint sourd, ne put plus entendre Turgot.
Son combat intérieur, obscur, mais violent, était contre la Reine, la faiblesse, l'embarras du Roi, obligé de payer sa femme, comme il eût fait d'une maîtresse. La Reine avait quatre millions par an. Mais elle voulut renouveler la charge très-coûteuse de Surintendante. Aimant déjà moins sa Lamballe, elle voulait l'étouffer d'honneurs. Elle voulait aussi écarter, marier le petit Luxembourg qui d'abord avait plu, mais alors ennuyait. On demandait pour lui une dot légère de 40,000 livres de rentes. L'homme du jour (1775) était l'agréable Lauzun, pour qui elle voulait se faire venir d'Autriche une belle garde hongroise, de grand faste, de grande dépense. Lauzun n'était pas seul. Il avait un rival qui commençait à poindre, la délicieuse Polignac, si charmante et si pauvre, qu'il fallait enrichir.
La férocité de Turgot ne parut jamais mieux que dans l'affaire de Luxembourg. Au premier mot que l'on dit pour que l'État dotât le petit favori, il éclata d'indignation. On s'adressa à Malesherbes, qui, sentant l'affaire grave, ne voulant pas avec la Reine engager un combat à mort, fit signer au roi cette grâce sous la forme d'acquit au comptant, cette forme dont Louis XV abusa tant, et que le nouveau roi promettait de n'employer plus. Turgot fut furieux et s'emporta contre Malesherbes.
Les gazettes étrangères disaient: «Luxembourg a vaincu Turgot.» La chose retentit. La reine s'excusa près de Marie-Thérèse et s'en lava les mains, prétendant n'y être pour rien. Mais personne ne le pensait. De même que sa sœur Caroline de Naples avait chassé le vieux ministre dirigeant, l'illustre Tanucci, on crut que Marie-Antoinette ferait bientôt chasser Turgot. Le Parlement le sentit mûr, près de tomber, l'attaqua sans ménagement. On censura une brochure (de Voltaire) qui le défendait. On condamna, on fit brûler par le bourreau, un livre modéré, très-sage, d'un commis de Turgot (mars 1776). Coup violent. Il voyait bien sa chute, et regrettait de succomber avant d'avoir pu essayer la troisième partie de sa révolution, son plan d'instruction et de municipalisation. Dans les dangers qu'il prévoyait, il frémissait de laisser ce peuple orphelin qui irait, ignorant, barbare, à sa grande crise, sans nulle préparation. Dans une lettre éloquente, il dit au roi tout ce qu'il voit venir, lui montre la voie où il s'engage, cette voie où un roi n'a plus que l'option d'être ou un Charles IX, ou un Charles Ier, le choix de la mort ou du crime.
Quel que fût son chagrin de quitter le pouvoir quand il était si nécessaire, de quitter Louis XVI que très-réellement il aimait, il resta immuable, inflexible, sur une question: «Point de guerre! Le premier coup de canon serait pour nous la banqueroute.» Pour en être plus sûr, il eût supprimé la milice, eût réduit les soldats à ce que peut fournir l'engagement volontaire. Ce plan qu'il porta au Conseil n'y eut pour lui exactement personne. Pour la première fois il fut seul.
Turgot ne voulait pas comprendre aux brusqueries du maître, qu'on désirait qu'il s'en allât. Une machine très-grossière avait aigri, troublé le roi. On forgea de prétendues lettres où Turgot (un homme si grave) plaisantait de la reine qui ne se gênait plus, mettait sa vanité à se montrer partout avec l'homme à la mode, jusqu'à lui demander la plume qu'il avait portée, jusqu'à lui prendre son cheval, asseoir là la reine de France!—Goût pourtant éphémère, goût du bruit, du scandale. Un autre plus profond, durable, avait pris le cœur.
Si l'on en croit les parents de Turgot, en mai 1776, une personne de la cour présente au Trésor un bon signé du roi, un de ces acquits au comptant que le roi avait tant promis à Turgot de ne plus signer. Bon énorme! un demi-million!
Turgot ne veut payer, court au roi. «On m'a surpris,» dit celui-ci embarrassé. «Sire, que faire?»—«Ne payez pas.»
Turgot ne paya point, et trois jours après fut destitué (Bailly, II, 214).
Quelle personne autre que la reine demanda ce don monstrueux? Quelle fut assez puissante pour punir ainsi le refus? pour faire que si honteusement le roi démentît sa parole, oubliât tous ses sentiments (réels, sincères) d'économie? Il y fallut une force majeure, la passion (contestée à tort) qu'il avait pour la reine, sa triste dépendance de celle qu'il fallait acheter.
Pour avoir un prétexte, elle acquit un bijou, des diamants, qui furent loin de coûter un demi-million. Elle était au plus fort de son goût pour la Polignac, dans les premiers transports, faut-il dire d'amitié? Elle tremblait de la perdre. Et la petite femme, stylée par de bas intrigants, avait très-doucement annoncé à la reine qu'elle aurait la douleur de s'en aller, étant trop pauvre, et ne pouvant vivre à Versailles (Campan). La reine épouvantée chercha de l'argent à tout prix.
Marie-Thérèse, dans une lettre, reproche amèrement ces diamants à sa fille (Arn., 187). Puis, dans une autre lettre, elle semble savoir qu'il s'agit d'autre chose encore, dit ce mot singulier: «En se parant ainsi, on s'avilit.» (Arn., 192, 1er octobre 1776.)
Malesherbes et Turgot s'en vont le même jour (Arn., 172). Saint-Germain, arrêté dans sa réforme militaire, reçoit un surveillant, meurt bientôt de chagrin.
Voltaire pleura. Et, ce qui est frappant, Frédéric et Marie-Thérèse sentirent la perte de la France. La reine a honte, veut faire croire à sa mère qu'elle n'a nulle part à l'événement (Arn., 173-174).
Turgot avait quitté sa place avec douleur. La corvée rétablie lui arracha des larmes. Il sentit qu'avec lui tout s'en allait, que c'était fait de la prudence, que la France, lancée dans la guerre ruineuse, l'emprunt illimité, irait les yeux fermés à la sanglante expérience, irait par le fer et le feu.
Ce qu'il allait faire, l'année même, c'était précisément ce qui eût adouci, préparé le passage. Il voulait en octobre 1776 entamer sa grande œuvre, l'éducation nationale, et celle qu'on reçoit par l'école, et celle qu'on se donne en s'instruisant de ses affaires, examinant, jugeant les intérêts publics.
N'avait-il aucun plan, comme disent Monthion, Besenval? N'avait-il d'autre plan que celui que nous donne l'école Économiste de Dupont de Nemours? Je n'en crois pas un mot.
Ce que je vois, c'est que, dans les affaires, il ne suit son École que librement, s'en écarte souvent. Ce que je vois, c'est que toute sa vie fut dominée par l'idée haute, la foi du Progrès infini, du développement sans bornes des puissances et des activités humaines. «Il avait, dit Monthion, une confiance excessive, présomptueuse, dans la sagesse populaire.» Donc on ne peut pas croire qu'il se fût arrêté à des idées mesquines, analogues aux essais que fit Choiseul en 63, que fit Necker en 78. Cela n'était pour lui qu'une éducation préalable des masses, que leur préparation à l'action. Hardi autant que ferme, il eût marché très-loin, mené très-loin le peuple, les yeux sur son étoile, le Progrès, sans broncher sur le chemin du Droit.
On ne peut découvrir dans sa vie qu'un seul moment faible. Il fut touché du roi, attendri d'un homme si jeune, naïf encore, et qui voulait le bien. Il trompait d'autant mieux, ce roi, qu'il se trompait lui-même. Il se croyait très-bon. Mais c'était la bonté de son père le Dauphin, de son aïeul le duc de Bourgogne. Son évangile était les papiers de son père et ceux du dévot Télémaque. Il sortait peu de là. Il voulait être juste, mais pour tous les injustes. Quand on lui fit supprimer le servage sur ses domaines, il n'osa y toucher sur les domaines des seigneurs, respectant la propriété (propriété de chair humaine). Sur un plan de Turgot, qui ne tient compte des Ordres et priviléges, il écrit ce mot étonnant: «Mais qu'ont donc fait les Grands, les États de provinces, les Parlements, pour mériter leur déchéance?» Tellement il était ignorant, ou aveugle plutôt, incapable d'apprendre.
Là était la difficulté, plus qu'en aucune intrigue. Le réel adversaire du progrès, de l'idée nouvelle, c'était le bon cœur de cet homme qui, tout en admettant certaines nouveautés, n'en couvait pas moins le passé d'une tendresse religieuse, respectait tous les droits acquis, et n'y portait atteinte qu'avec regret, remords. L'ennemi véritable, c'était surtout le roi. Il était l'antiquité même.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE XIV.
TRANSFORMATION DES ESPRITS. — L'ÉLAN POUR L'AMÉRIQUE. — LA GUERRE.
1760-1783.
Deux mois après la chute de Turgot, l'Amérique en péril vient ici demander secours (17 juillet 1776). Que répondra la France?
Qu'elle-même succombe, qu'elle est obérée, ruinée? Non, la France emprunte un milliard, se perd et sauve l'Amérique.
Cela est grand et singulier.
Quelle est donc cette France qui ressemble si peu à ce que nous voyons?
Qui dit France, ne dit pas le roi. Et c'est là même la merveille que la France ait tellement dominé, entraîné le roi, qu'il se soit, contre ses idées, ses goûts et ses désirs, trouvé fatalement dans l'affaire.
La France de 1750 n'eût ni voulu, ni pu cela. Mais, en vingt-cinq années, une nation toute autre s'était faite. Ainsi que l'enfant retardé, qui grandit tout à coup de six pouces ou d'un pied,—ce peuple eut brusquement deux ou trois accès de croissance.
De 1750 à 1760, par l'Encyclopédie, par Voltaire, Diderot et les premiers Économistes, elle fit table rase d'un monde de vieilleries, entre dans la vraie voie de pensée et d'activité.
Et depuis 1760, par Rousseau, et Mably, par la lutte des écoles de Rousseau et de Montesquieu, on discuta le Juste, on rechercha le Droit. Le succès colossal du livre de Raynal (1770) étendit ces idées de la patrie au monde.
Mouvement rare, unique, où tous entrèrent, les femmes!... ce qui ne s'était vu jamais. La femme, de nos jours triste agent de réaction, fut dans ce temps admirablement jeune, ardente, devança l'homme même.
Elle est alors la fille de Rousseau, tout attendrie de lui, le lisant nuit et jour, ne pouvant pas dormir si elle ne l'a sous l'oreiller. Aveugle à ses contradictions, et l'embellissant de ses rêves, elle croyait le voir, sur les ruines du monde, recommençant tout par l'amour, refaisant le monde en trois livres (par la Femme, l'Enfant, la Patrie).
Féconde en fut l'émotion, vive au cœur, aux entrailles. Toutes ont conçu d'Émile. Ce n'est pas sans raison qu'on note les enfants nés de ce beau moment comme animés d'un esprit supérieur, d'un don de flamme et de génie. C'est la génération des Titans révolutionnaires; l'autre génération non moins hardie, dans la science. C'est Danton, Vergniaud, Desmoulins; c'est Ampère et Laplace, c'est Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire.
Mademoiselle de Lespinasse marque admirablement cette heure (1776), où les salons changèrent. On se tut un moment et on se recueillit dans l'attente solennelle de tout ce qu'allait faire Turgot. Puis on ne parle plus que d'affaires sociales et d'intérêts publics. De plus en plus les femmes vont de l'amour au grand amour, celui du bon, du juste, de l'humanité, de la France.
Mêmes pensées du plus haut au plus bas, à Paris, à Versailles même. La plus noble, la plus entourée, la charmante madame d'Egmont, dans sa foi à la liberté, qu'écrit-elle à Gustave, au nouveau roi de Suède (Geffroy)? Le nouvel évangile qui fait battre le cœur à Manon Phlipon, la fille d'ouvrier, dans l'asile indigent où je la vois si belle, entre Rousseau, Plutarque, bientôt l'austère épouse de ce grand citoyen, Roland.
Les pires sont les meilleurs. N'est-il pas surprenant de voir chez Conti, Richelieu (chez les méchants de 1750), ces femmes si tendres et si sincères? Cette d'Egmont dont l'adorable larme est immortalisée par les Confessions, c'est la fille pourtant du dur et malin Richelieu.
Voici qui est plus fort. Figaro devient un héros. L'effronté Beaumarchais, spéculateur heureux et auteur applaudi, dans son frétillement, agent de Du Barry ou courrier de la Reine (1774), avait tout gagné, hors l'honneur. Mais, attentif à tout, finement il odore d'où va souffler la gloire, il pressent le grand cœur généreux de la France, s'empare de l'affaire d'Amérique.
Les insurgents tirent l'épée en avril 1775. Et à l'instant une voix de la France répond, les proclame invincibles (25 septembre).
Voix très-retentissante, celle de l'homme du succès, de celui qui dans les affaires, comme au théâtre, a si bien réussi, la voix de Beaumarchais. Il arrive de Londres, jure que l'Anglais enfonce et que l'Américain vaincra.
Forte parole d'évocation magique qui plus que cent vaisseaux aida au grand événement. C'était la publicité même. On dit même la chose jusqu'au bout de l'Europe. Peu de journaux. Les cafés suppléaient, et la parole bien autrement ardente. Tous avaient dans l'esprit le livre de Raynal (depuis 1770), livre si oublié, mais si puissant alors, qui, pendant vingt années, fut comme la Bible des deux mondes. Au fond des mers des Indes, dans la mer des Antilles, on dévorait Raynal. Toussaint-Louverture, qui déjà a trente-neuf ans alors, l'apprend par cœur avec son Ancien Testament. Bernardin de Saint-Pierre s'en inspire à l'île de France. L'Américain Franklin, si fin et si sagace, place tout son espoir au pays de Raynal.
Pourquoi? c'est le plus beau. Nous devrions, ce semble, haïr ces colons qui ont pris les pays découverts par nous, qui tuent nos amis les sauvages, qui choisissent pour général Washington, l'homme même dont le nom ouvrit tristement la guerre (1755) par l'accident de Jumonville. Grands motifs pour haïr? Cela n'arrête rien. L'Amérique est reçue sur le cœur de la France, et la France lui dit: «Tu vaincras!»
Admirable intriguant! avec quelle foi hardie ce Beaumarchais répond de la victoire! comme il est sûr de ce qu'il dit! Ils vaincront. Ils n'ont point de poudre, et ne savent pas même en faire. Ils vaincront, car ils sont sans armes, sinon de vieux fusils de chasse. C'est justement cela qui emporte la France: La justice, le Droit désarmé!
Le prévoyant Franklin avait arrangé deux machines, l'une en France, l'autre en Angleterre. En France, il avait un ami, le médecin Dubourg, lié avec Vergennes, et qui obtint quelques secours secrets. Tout cela était lent. L'Angleterre achetait, lançait sur l'Amérique une armée de Hessois, ces durs soldats du Rhin. Les heures étaient comptées. La chance était mauvaise, si la brûlante activité de Beaumarchais n'eût tiré de l'argent d'ici et de l'Espagne, et tout, armes, habits, canons, jusqu'aux chaussures, n'eût mis là sa fortune, celle de ses amis, dans la scabreuse affaire, excellente pour se ruiner.
Tout y était obscur, la question elle-même de savoir si vraiment l'Amérique voulait être délivrée. Nul accord, et personne n'eût pu dire la majorité. Sparks (tr. Guizot) nous dit la chose au vrai. Les royalistes étaient au moins aussi nombreux. Les fils des puritains, malgré tout ce qu'on croit, n'étaient nullement républicains. Leur grand livre, les Psaumes, c'est le livre d'un Roi. La Bible, sur la royauté, comme sur tout, dit le pour et le contre. Ces gens d'esprit biblique étaient des sujets fort soumis, attachés à leur George, admirateurs aveugles de l'Angleterre, chapeau bas devant elle, éblouis de lord Clive et de la conquête des Indes, stupéfaits de cette grandeur.
L'Amérique avait pu lutter dans la limite de la constitution, résister vertueusement par l'abstinence et se passer de thé; elle avait pu même s'armer contre les soldats mercenaires; mais elle avait de grands scrupules. Personne n'eut osé lui parler de renier sa mère, pas un Américain. Nul n'eût eu ce courage impie.
Il fallait un impie, un brutal, pour lui dire cela, lancer le grand blasphème, le mot d'arrachement qui devait la créer, la tirer du néant, le mot créateur: «Sois!»
La savane, la libre forêt, ne donnent point ces grandes puissances. On ne trouve cela qu'au fond du peuple même, aux grandes foules, aux vieilles cités. Le rusé bonhomme Franklin sut déterrer la chose à Londres.
C'était un certain Thomas Paine, ouvrier-matelot magister, qui avait traversé toute chose. Fils de quaker, il avait le calme de ses pères. C'était un homme fort, qui allait devant lui, sans soupçonner d'obstacle et sans respecter rien, ne s'arrêtant qu'à la raison. Vrai citoyen du monde, d'Anglais Américain, d'Américain Français, il défendit la France, défendit Louis XVI et dans la vraie mesure (comme coupable qu'on devait enfermer). Lui-même prisonnier, voyant de près la mort, dans un calme admirable, il écrivait ses livres: Droits de l'homme,—Âge de raison.
L'année 1775 (14 février) s'ouvre par le livre de Paine, le Bon Sens, tiré à cent mille. C'est le plus grand succès qu'un livre ait eu jamais. Il fut l'âme d'un peuple,—bien plus que sa pensée,—son acte. Il trancha la séparation. En quatre mois, il change, convertit l'Amérique, et le 4 juillet, il devient La loi même. Il fait l'Acte d'indépendance.
L'Amérique, à celui qui dit: «Sois,» répond: «Je suis.»
Cela fait honneur à ce peuple. Un autre eût été fort choqué. Il mettait son orgueil à être Anglais. Paine lui dit durement: «Vous êtes mêlé de tous les peuples. Même en cette province (Pensylvanie), pas un tiers n'est de sang anglais.»
Il y avait aussi un préjugé très-fort pour la constitution anglaise, l'admirable et l'incomparable, merveille d'harmonie, et autres bavardages. Paine réduit le tout à la très-sèche vérité. Un roi qui a en main tant d'or et de places à donner (et plus, le budget monstre de l'Église anglicane) rompt lourdement cette balance. Sa volonté, sous la forme hypocrite, «la forme redoutable d'un bill du Parlement,» pèse bien plus que l'ordre d'un despote. Celui-ci a cela de bon que c'est un gouvernement simple: on sait à qui s'en prendre. Mais la grande machine anglaise est si brouillée qu'on souffre très-longtemps sans bien savoir d'où.
La pire situation, c'était d'être des rebelles. Devenez un État. La France et l'Espagne aideront.
Rester Anglais, c'est la guerre éternelle. L'Europe est si drue de royaumes, d'intérêts opposés, qu'il vous faut faire toujours la guerre. Assez, assez de guerre. Soyez l'asile paisible des persécutés de ce monde. Votre éloignement fait votre paix. Le sang des morts, les pleurs de la nature, vous crient: «Séparez-vous... Le temps en est venu (It is time to part).»
C'est le moment, le seul. Dans cinquante ans, il serait impossible de réunir ce continent. Faites un gouvernement quand tout est plus facile, neuf, entier, et qu'on peut tout régler d'après la raison. Jeunesse est le bon temps pour semer, commencer le bien (seed time).
Jamais plus grande affaire ne fut sous le soleil. Car, il s'agit d'un monde, et de tout le temps à venir. Toute postérité est mêlée à ceci. Il en sera comme d'un nom gravé sur l'écorce d'un chêne; le chêne croît, et le nom grandit.
Ne restez donc pas là à attendre, à vous regarder curieux, soupçonneux. Tendez donc au voisin la main de l'amitié. Enterrez la discorde. Plus de noms de partis, un seul nom: citoyen, ami franc, résolu, champion courageux des libres États d'Amérique.
Cette rude éloquence, qui n'est pas sans grandeur, inspira les légistes qui firent l'Acte d'indépendance, le brillant Jefferson, Adams, si calculé, sous les yeux de Franklin, la diplomatie même. Cet acte s'adressait très-directement à la France. C'est d'elle uniquement en ce moment qu'il s'agissait. L'Acte part justement avec la demande de secours (4 et 17 juillet 1776).
Donc la rédaction n'a pas un mot biblique. La phraséologie de Rousseau est seule employée. Point de Dieu des armées, de Jéhovah, de Sabaoth. Mais uniquement la Providence, le Créateur et le Suprême Juge, sont attestés comme garants des droits de liberté, d'égalité.
Toute école française, et même Helvétius, accepteront un acte où l'on invoque la Nature, où pour l'homme on réclame spécialement le droit au Bonheur.
Non moins habilement, ils biffèrent dans cette pièce solennelle ce qu'ils y avaient mis de l'esclavage. On eût choqué de front la France de Raynal.
L'Acte arriva ici vers la fin de l'année, et fut reçu avec enthousiasme. Mais déjà le secours était prêt, attendait le départ. Comment dire l'adresse infinie, l'activité qui l'avaient préparé? Quel génie fallut-il pour que Beaumarchais éblouît, entraînât des hommes aussi flottants que le Roi et Vergennes? Il vainquit par ce mot: «De toute façon c'est la guerre. S'ils s'arrangent entre eux, ils vont tomber sur nous.»
Il eut en grand secret un million de la France, un million de l'Espagne, mais ce qui ne pouvait rester inaperçu, la facilité d'acheter, non en Hollande, mais en France, et dans nos arsenaux, les 25,000 fusils, la poudre, les 200 pièces de canon, nécessaires aux Américains.
Il est très-beau au Havre, ce Figaro, qui défie l'Océan. Les Américains trament, ne viennent pas prendre le secours. Il cherche, il trouve des navires, les arme, et met dessus d'excellents officiers, tels du grand Frédéric. Que de choses il risquait! être pris, n'être pas payé, être sacrifié par Versailles, si l'Angleterre criait, si le Roi prenait peur, voulait arrêter tout. C'est ce qui arriva. Un contre-ordre survint, mais tard, et les vaisseaux filèrent (janvier 1777).
M. de Lafayette part le 26 avril. Un homme de vingt ans, dans sa première année de mariage, laisse sa femme enceinte, secrètement achète un vaisseau, et malgré sa famille, les défenses du Roi, les menaces, s'embarque et traverse la mer. Lui-même il a écrit ce mot simple, héroïque: «Dès que je connus la querelle, mon cœur fut enrôlé, et je ne songeai plus qu'à joindre mes drapeaux.» (Mém., I, 7.)
L'effet fut admirable. Les Français affluèrent. L'Amérique eut des armes et sur-le-champ vainquit (1777). Le contre-coup de joie fut tel ici que le Roi, que Vergennes, hésitants, frémissants, furent entraînés par le public. La France s'allia. Le Roi n'eut qu'à signer (février 1778).
Il était entendu qu'il s'agissait pour nous de nous perdre et de nous ruiner. Mais cela n'était pas facile. Personne ne voulait nous prêter. Il y fallut un homme de talent, de ressources, un banquier admirable. Personnage un peu ridicule par sa vanité, son pathos, pédant, fils de pédant, M. Necker n'était pas moins un homme honnête et bon, noblement désintéressé, qui, par sa probité, son honorable caractère, encouragea l'Europe à prêter à la France, mit celle-ci à même de courir à son gré dans la voie de la banqueroute. Sa vertu, ses talents, funestes à la patrie, ont sauvé l'Amérique, servi le genre humain.
Un fermier général, qui l'aime peu, en fait, malgré lui, cet éloge: «Sa sensibilité avait pour but les hommes en masse. Elle tenait surtout d'un esprit d'ordre et de justice.» (Monthion, 204.)
L'ordre fut son objet d'abord. Les quatre mois après Turgot avaient été un vrai pillage. Il rétablit la comptabilité. Il annonça les vues d'un gouvernement probe qui ne craignait pas la lumière. La foi à la lumière, à la publicité, c'est en cela qu'il rappelle Turgot. Dès sa première année, il joue cartes sur table, avoue ce grand secret que l'État est grevé de quarante millions de rentes viagères (7 janvier 1777). On crie: l'imprudent! l'indiscret! Et cela au contraire rassure; on apporte l'argent à cet homme si franc qui dit tout. Genève seule prête cent millions. Sept mois après, la lumière dans l'impôt. Nulle crue de cote personnelle sans vérification publique de ce qu'a donné la paroisse par-devant les notables que la paroisse élit (août 1777). L'année suivante, 1778, essai (timide encore) des assemblées provinciales de Turgot, et d'abord partiel, en Berry, en Guienne, en Dauphiné, en Bourbonnais. Assemblées où le Tiers-État sera en nombre dominant, qui doivent éclairer, conseiller, et non entraver le pouvoir. (V. Lavergne.)
Necker nourrit la guerre. Mais à ce moment même, l'Autriche aurait voulu nous jeter par-dessus une seconde guerre, d'Allemagne, d'Europe. Joseph, comme plusieurs des enfants de Marie-Thérèse, n'eut pas l'esprit très-sain. Sa sœur de Naples fut un monstre de lubrique férocité, impudente, avec son Emma. Celle de France, légère et charmante, violente par moment, plus douce (avec ses douces femmes Lamballe et Polignac), avait dans ses caprices, dans son visage (au nez un peu oblique), quelque chose de discordant. Le plus bizarre était Joseph. Ce sombre personnage, bilieux, lanciné d'humeurs âcres et d'hémorroïdes (Arn., 289), semblait ne tenir dans sa peau. Il était résolu à se faire, à tout prix, grand homme, à éclipser le roi de Prusse. Réformateur étrange, d'une part il ferme les couvents, de l'autre il poursuit les déistes: tout déiste sera bâtonné, dépouillé de ses biens, tiré de sa famille, enrégimenté et perdu dans les colonies militaires (V. Michiels, II, 251).
Son cauchemar était Frédéric. Ayant si aisément gagné la Gallicie, il guettait la Bavière, énorme proie, attenant à l'Autriche, qui l'aurait fait compacte et monstrueusement arrondie en grand Empire du Sud. L'électeur de Bavière était près de la mort. Son futur successeur, le faible Palatin, était serré de près, obsédé par l'Autriche, effrayé, corrompu; Joseph n'était pas loin de lui faire échanger son droit, son héritage, pour un plat de lentilles, une petite fortune que Joseph promettait à un bâtard du Palatin. Indigne escamotage. Mais il fallait le faire sous les yeux perçants de Frédéric qui regardait.
Joseph vint voir ce qu'il pouvait attendre de notre appui contre la Prusse, de notre vieille servitude autrichienne sous Choiseul et la Pompadour. Antoinette serait-elle la Pompadour de Louis XVI, pour livrer le sang de la France? Pour lui c'était la question. Il trouva son Choiseul très-solidement enterré à Chanteloup. La Polignac, créée exprès pour ramener Choiseul, n'y songeait plus, exploitait la faveur. Quoi qu'on fît, Antoinette ne pensait qu'au plaisir: si vaine et si mobile, quelque aimée qu'elle fût du roi, elle était réellement neutralisée par Maurepas, Vergennes. Et la France? Son cœur et ses yeux étaient tournés vers l'Amérique. Il était insensé de lui demander autre chose.
Joseph fut ridicule. Les nigauds admirèrent qu'il fût descendu à l'auberge, dans un hôtel de troisième ordre. Lui qui bâtonnait les déistes, il visita Rousseau et lui fit ses hommages.
Censeur austère des mœurs et méprisant Versailles, il alla présenter ses respects à la Du Barry, ramassa sa jarretière. Tout fut baroque en lui, discordant, dissonant.
Il était parti de l'idée que Louis XVI était un idiot. Il le trouva gardé, cuirassé, averti. Vergennes, chaque matin, prévoyait et disait au roi ce que Joseph allait lui dire le soir, lui soufflait ses réponses. Son humeur retomba sur Marie-Antoinette. Il lui reprocha amèrement de n'être pas encore enceinte, de n'avoir pas su faire un Dauphin qui lui aurait donné le pouvoir de servir l'Autriche. Dans les notes écrites qu'il lui laissa (29 mai 1777), il la tance pour ses parties fines et ses courses de nuit, lui prédit une chute affreuse. Il fait fort bien entendre que si elle n'est pas enceinte la faute en est à elle, qui s'est remise à vouloir coucher seule, qui glace le roi par ses dédains, etc. (Arneth, Joseph, p. 6). Certainement l'obstacle était l'objet chéri dont s'indigne Marie-Thérèse (Arn., 1779). Le charme du bijou faisait tort au gros Louis XVI. Joseph gardait rancune et mépris à la Polignac. Cyniquement il riait à son nom (Voyage de Bouillé, Mél. de Barrière).
On est émerveillé de voir avec quelle douceur, celle qu'on aurait crue si hautaine, reçut la correction. Elle se réforma un peu, se rapprocha de son mari (janvier 1778) pour servir sa mère et son frère. Le Bavarois était mort (en décembre) et la crise arrivait. Et il se trouvait justement que le roi ne pouvait plus rien, étant lié (6 février) par l'alliance américaine et la guerre avec l'Angleterre.
Joseph eut l'air d'un écolier. Il prenait la Bavière. Frédéric lui saisit la main, l'arrête et lui prend la Bohême. Joseph arme alors. Sa mère pleure. Elle crie: Au secours! Elle implore Antoinette. Elle espère dans le roi, «dans la tendresse du roi pour sa chère petite femme.» (Arn., 247.) Et ce n'est pas en vain.
La reine obtint le 18 mars que le roi renvoyât durement le ministre de Prusse, qui le sollicitait de s'unir, d'imposer la paix. Louis XVI se dit neutre, mais sous main donne à Joseph un secours de quinze millions, selon le beau traité de 1756, nous refaisant ainsi tributaires de l'Autriche. Lâcheté misérable et demi-trahison qui ne fut guère secrète. Une si grosse somme ne fut pas invisible. Au départ de l'Hôtel des postes, on vit les sacs et les fourgons. Cet argent et celui que l'on donna en 1785, au total vingt millions, restèrent ineffaçables. Louis XV en avait donné soixante-quinze à peu près. Cette faiblesse du roi, cette duplicité et la haine du peuple, furent payés comptant en amour. Ce jour même du 18 mars, la reine fut enceinte de l'enfant qui naquit le 18 décembre 1778 (ce fut Madame d'Angoulême).
Les neuf mois de grossesse furent très-cruels à l'Amérique. Le roi, engagé avec elle, fit tout pour agir peu, ne pas trop fâcher l'Angleterre, dans l'idée vaine que la guerre maritime pourrait être évitée encore, et qu'il resterait libre d'agir contre la Prusse, libre au moins de l'intimider. Il ne fit rien pour l'Inde. Il intima à l'Amérique de ne pas attaquer les Anglais au Canada. Il refusa l'argent qu'elle espérait, ne le donna qu'à regret et plus tard. Il retint notre flotte à Brest, sous le prétexte que l'Espagne voulait intervenir. Le 27 juillet seulement, on sortit, on se canonna, mais sans résultat décisif. Nous rentrâmes bientôt, «faute d'hommes et d'argent,» disait-on. L'autre escadre partit de Toulon, sous d'Estaing, arriva tard, eut un fort beau combat et puis une tempête, se retira. L'Amérique se crut trahie.
Le roi trahissait-il? Oui et non. Il s'intéressait à la guerre maritime, mais n'y allait que d'une main, gardait l'autre pour protéger l'Autriche, s'il en était besoin. La situation de Joseph en août fut pitoyable. Avec sa grande armée, il était devant Frédéric. Le vieux, de cent façons, l'appelait au combat; et le jeune n'osait bouger. Son armée lui semblait trop neuve; il se défiait de ses talents; bref, restait échoué tristement, méprisable à ses propres yeux, lui si fier, qui visait si haut!
Jamais naufragé n'empoigna la planche de salut avec la peur, la force, dont Marie-Thérèse éperdue empoigna Marie-Antoinette. Ce sont des pleurs, ce sont des cris: «Sauvez, sauvez votre maison! Vous sauverez un frère, une mère qui n'en peut plus.—Dira-t-on que la France nous a abandonnés? et cela dans votre grossesse! (269, 277, 283.)—Dieu! si nous étions culbutés!... Non, la France ne peut laisser notre cruel ennemi nous subjuguer... Hélas! la Russie le soutient. Notre sainte religion va recevoir le dernier coup.»
Cela bouleversait Antoinette. Elle fut violente à seconder sa mère, faisant venir Maurepas, Vergennes, les forçant de parler. Toujours ils échappaient. Que voulait-elle? de l'argent? Point du tout. Elle voulait une armée et la guerre. Donc deux guerres à la fois? N'importe! la timidité des ministres, leurs refus, la désespéraient. Elle n'allait plus au spectacle, affichant sa douleur, se déclarant tout Autrichienne. Elle pleurait à fendre le cœur, et faisait pleurer Louis XVI (Arn., 265). En cet état, la femme est si touchante! Quel chagrin de lui refuser!... Deux ivresses (des sens et des pleurs), c'est plus qu'on ne peut supporter. Le roi n'y tenait pas. L'enfant remue!... Il ne se connaît plus, il menace la Prusse (271), et l'on est tout près de la guerre. Enfin l'accouchement (déc.), l'enchantement de la paternité le met comme hors de lui. Il est tout à sa femme, à l'Autriche. Il étale son dégoût des Américains et le regret de cette guerre. Sa joie grossière (tout allemande) aux relevailles, est marquée d'une farce indigne, d'un outrage à ce peuple qu'il a promis de secourir. Aux étrennes il donna à une dame, qui admirait Franklin, la figure de Franklin au fond d'un pot de chambre.
Certainement la France exagérait Franklin. Il était ridicule d'en faire tout à la fois un Socrate, un Newton. Ses qualités réelles, sa vertu calculée, sa dextérité, sa finesse à exploiter l'enthousiasme, méritaient peu un pareil fanatisme. Lorsque l'homme du siècle, Voltaire, vint mourir à Paris (mai 1778), ce grand événement n'éclipsa pas Franklin. On les mit de niveau. Il en riait sous cape. Son esprit, net et sûr dans un cercle borné, ne sentait nullement la sagesse de notre folie. Dans ses enthousiasmes qu'on croit souvent frivoles, la France a l'instinct vrai des grandes choses de l'avenir. Le culte qu'on rendait aux gros souliers, à l'habit brun, ces fêtes qu'on donnait à l'homme simple, à l'ex-ouvrier, il les prenait pour lui; on les donnait bien plus à l'immense avenir, à cet avénement des classes industrielles qui marque notre temps, à la création de la patrie commune, asile des libertés du monde.
Revenons au printemps de 1779. L'Espagne avait fini par se joindre à nous, s'ébranlait. Notre flotte, ralliant la sienne, allait avoir la force étonnante, inouïe, de 68 vaisseaux de ligne. Effroyable armement, à faire trembler les mers. Qu'était-ce auprès que l'Armada dont on parle toujours? L'Anglais ne l'avait pas prévu. Portsmouth n'était pas en défense. Quarante mille Français attendaient sur nos côtes qu'on les lançât sur l'autre bord.
Grand moment! décisif! Le Roi avait paru l'attendre et l'espérer. Il avait réuni, gardait dans une armoire secrète tous les plans, les projets de la descente d'Angleterre. Et alors, il l'oublie! Il est à la famille, à la femme, à l'enfant, c'est-à-dire, à l'Autriche. Il s'agit avant tout de sauver Joseph II. Notre intervention y réussit. Joseph n'y perdit pas; sa folie lui valut un morceau de Bavière, sans compter nos 15 millions. Seulement il baissa à ses yeux, espéra moins dès lors éclipser Frédéric, douta d'être un grand homme. Dans son orgueil morose, il nous en voulut à jamais de l'avoir sauvé, nous haït et se tourna vers l'Angleterre. Marie-Thérèse, moins ingrate, déclara hautement que sa fille était son salut (A., 288, 295).
Fille admirable en vérité. Dans son zèle autrichien, elle parvient encore à faire un de ses frères électeur de Cologne, établissant l'Autriche sur le Rhin près de Frédéric, le blessant pour toujours, lui mettant cette épine au pied (juin 1779).
Ce ne fut qu'en juillet que nos énormes flottes, espagnole et française, se joignirent, tinrent la mer. L'Angleterre frémissait. Elle sentait l'Irlande qui s'agitait derrière. Elle n'avait que 38 vaisseaux qui ne parurent que pour se cacher dans Plymouth, puis sortirent, mais pour fuir, et disparaître à toutes voiles. Qui empêchait l'attaque? les vents? ou le scorbut? Le vrai scorbut fut à Versailles. On eut peur de prendre Portsmouth. On eut peur de saisir Liverpool, de le rançonner, comme le proposait Lafayette. Porter aux Anglais ces grands coups, ces coups honteux, c'était les enrager, fermer la porte aux négociations, que le Roi, si froid pour la guerre, que l'octogénaire Maurepas, que le prudent Vergennes, désiraient, surtout Necker, accablé du fardeau. Le ministre de la marine, Sartines, en préparant la flotte gigantesque, lui avait fourni un prétexte excellent pour rentrer: elle avait peu de vivres (17 septembre 1779).
Le courage n'avait manqué qu'à Versailles. Il brillait aux duels de vaisseau à vaisseau. Il éclata à la Grenade où le vaillant d'Estaing battit la flotte anglaise, força de sa personne, sans canons, par assaut, les batteries qui dominaient l'île. De là, en Géorgie, attaquant Savannah, à pied, d'un même élan, il se fait repousser, blesser. Et la campagne est nulle encore pour l'Amérique (1779).
Ce trop bouillant d'Estaing n'était pas moins alors celui qui entraînait les hommes. Le corps de la marine, entre tous orgueilleux, insolent et aristocrate, lui reprochait deux choses: d'abord d'avoir servi dans les troupes de terre; 2º d'écouter les avis d'un officier bleu (non noble). On fit si bien que, pendant trois campagnes, d'Estaing, écarté d'Amérique, laissa le libre champ aux victoires de Rodney et des flottes anglaises. Les Américains déclinaient. Toujours et toujours des revers. Ils ébranlaient la foi. Plusieurs se mirent à croire que l'Angleterre vaincrait, et que même elle avait raison. En voyant Washington avoir si peu de monde, on pouvait croire encore que la majorité, le droit du nombre était pour George. Le brillant général Arnold en juge ainsi et se déclare Anglais. Pour la seconde fois, l'Amérique périt, si la France ne vient au secours. Washington écrit une lettre directement à Louis XVI.
Celui-ci fut mis en demeure, embarrassé. L'opinion pesait, et fortement, pour l'Amérique, et Franklin était là, un dieu pour la société de Paris. Comment reculer devant lui? Tout pourtant dépendait de ce que pourrait M. Necker. L'emprunt, longtemps facile, tarissait. Il fallut en venir aux économies difficiles, scabreuses, à la Maison du Roi, où quatre cents charges furent supprimées à la fois. Grand coup qui achevait de tourner la cour contre Necker. Il devait ou périr ou grandir par l'appui des peuples. Il grandit, publia son célèbre Compte rendu, première révélation (incomplète encore, il est vrai) de l'état réel des finances. La foi de l'honnête homme à la lumière, à la publicité, eut deux effets profonds: il éclaira la France, il sauva l'Amérique. L'emprunt devint possible. On lui porta deux cents millions.
Sans augmenter l'impôt, il a donc pu faire face à cinq années terribles,—«en chargeant l'avenir?»—sans doute, mais il lui crée un monde, et l'avenir le remercie.
Les années 80-81 sont la gloire de la France. Elle y était la grande nation:
D'un côté, elle pose la vraie loi de la guerre humaine, le respect dû aux neutres. Elle couvre les faibles (Hollande, Suède, Danemark, etc.) de la brutalité anglaise. La Russie, dans le Nord, établit ce droit maritime, ferme la Baltique à la guerre.
D'autre part, on finit par ce qui eût dû commencer, on donne des troupes à l'Amérique sous Rochambeau, avec cette noble déférence de le subordonner à Washington. Le 28 septembre, huit mille insurgés, autant de Français, enferment dans York-Town l'armée anglaise. Lafayette menant une colonne d'Américains, Viomesnil une de Français, enlèvent les redoutes qui la couvrent. Et les Anglais se rendent. Leur flotte qui venait au secours, disparaît. L'Amérique est libre. «L'humanité a gagné la partie.»
La France garde la gloire et la ruine.
L'économie était partie avec Turgot, en mai 1776. Avec Necker, s'en va le crédit, mai 1781.
Pour la cour, les privilégiés, la grande affaire était de chasser le bon sens, de renverser celui par qui seul on marchait encore. Quoiqu'il eut ménagé plus que Turgot les entours de la Reine, sa réforme hardie de la Maison royale, puis son Compte rendu qui montrait tant de choses, avaient décidément fait de lui un objet d'horreur. Il était absolument seul. L'effort était terrible pour le Roi, intolérable la fatigue de garder cet homme impossible, à ce point haï, poursuivi. Admiré de l'Europe, envié de l'Angleterre même, Necker à Versailles était la bête noire, et personne ne lui parlait plus.
Qui n'avait-il blessé, lui financier? la finance elle-même, en supprimant quarante receveurs généraux, en démembrant le corps redoutable de la Ferme, qui jusqu'à lui régnait depuis Fleury. Les Parlements lui en voulaient à mort pour son essai des Assemblées provinciales, pour les atteintes à leurs exemptions d'impôts. Il voulait leur ôter la torture, leur plus doux privilége. Il inquiétait les seigneurs. En supprimant la servitude chez le Roi, il voulait l'étendre chez eux (avec indemnité). Et il l'aurait fait si le Roi ne l'avait empêché, par un respect stupide pour la propriété!
Il tomba (mai 81). Ses successeurs incapables, Joly, d'Ormesson, aux quatre cents millions que Necker emprunta en cinq ans, en ajoutent autant en trois ans.
La guerre nous dévorait. Les Polignac avaient fait deux ministres, Castries, Ségur, gens de mérite, mais sous qui la Guerre, la Marine, deviennent énormément coûteuses. Ministres aristocrates. Sous Ségur, plus d'officiers qui ne soient nobles. Sous Castries, l'insolent et violent corps de la marine, à son aise écrasa les bleus (les roturiers). D'Estaing fut écarté pour faire place à De Grasse, qui attache son nom à l'une de nos plus terribles défaites. L'intrépide Suffren, qui, seul et sans secours, ramena la victoire à nos flottes dans les mers des Indes, ne pouvait amener ses nobles capitaines à combattre de près, à la portée du pistolet (V. Roux, etc.). Trois fois en plein combat, il fut laissé, trahi. Nul châtiment des traîtres. Ce grand homme de mer, précurseur de Nelson, dans un duel indigne avec un prince, un parent des coupables, devait être bientôt lâchement tué. Crime encore impuni.
Dissolution profonde. On comprend nos revers. Le plus terrible effort ruineux, pour prendre Gibraltar, n'avait eu nul effet (1781). Une expédition gigantesque s'organisait l'année suivante. Par une étrange inconséquence, on se ruine en préparatifs, et l'on montre un désir imprudent de la paix. L'Angleterre en avait grand besoin. On pouvait le croire, en voyant le fils de Chatham, notre plus cruel ennemi, Pitt, vouloir qu'on traitât. Tout est imprudemment, indécemment précipité. L'Amérique traite avant la France, la France traite avant la Hollande (janvier 83), sans stipuler pour elle ni pour nos alliés indiens. L'Anglais naviguera dès lors dans les Indes hollandaises, poussera librement la réduction de l'Indostan. L'Espagne gagne à la guerre Minorque et les Florides.
La France? Rien.
Rien que de n'avoir plus un Anglais à Dunkerque.
Rien que d'avoir sauvé, délivré l'Amérique.
Reste à payer la guerre, le milliard emprunté.
Nous le regrettons peu, quand nous avons la joie de la voir, la grande Amérique, monter, monter si haut, dans son immensité,—orgueil, espoir, salut du monde.
Qu'importe qu'elle oublie, dans sa voie si rapide?... Elle fait mieux que songer au passé. Elle ouvre l'avenir, et l'éclaire par ses grands exemples, par la solidité de son gouvernement, en face de la flottante Europe qui ne fait plus un pas que la terre ne lui tremble aux pieds.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE XV.
LA REINE. — CALONNE ET FIGARO.
1774-1784.
Avant la paix, Choiseul était mort dans l'exil (1782), et avec lui le meilleur espoir de l'Autriche. Il était mort au moment où la naissance du Dauphin (1781), doublant l'ascendant de la Reine, lui rendait enfin quelque chance. La Reine avait manqué sa vie.
Car pourquoi naquit-elle? pourquoi fut-elle élevée, préparée, mariée, dans les plans de Marie-Thérèse, sinon pour faire ici un ministre autrichien, pour refaire de la France un fief de l'Empereur? Vergennes y résistait, et l'honnêteté de Louis XVI.
Marie-Thérèse mourut. Et la Reine, d'autant plus flottante, rejetée d'un écueil sur l'autre, au gré des Polignac, mit leur homme au pouvoir, leur Calonne, qui la perdit, et la royauté elle-même.
Tragique destinée! On la comprendrait peu si on ne la suivait dans son développement, dans la série des fautes et des entraînements, des fatalités même, qui l'ont poussée, précipitée.
L'enivrement s'explique, au début de ce règne. Tous l'éprouvaient. Quelle joie de voir enfin s'asseoir sur le trône purifié de Louis XV l'honnête, l'excellent jeune Roi, cette Reine charmante! Qui n'eût tout espéré? Un grand mouvement d'art décorait ce moment, illuminait la scène. Et la Reine en était le centre.—Tout gravitait vers elle.—Glück arrivait pour elle de Vienne, lui apportait Iphigénie. Il écrivait Armide (1775), pour qui, si ce n'était pour l'Armide couronnée de Versailles? Peu artiste elle-même, elle sentait du moins l'art par la passion. Piccini, appelé à Versailles par la Du Barry, n'en fut pas moins accueilli d'elle, caressé, consolé des fureurs de partis. Elle le fit son maître de chant. Elle est touchante et belle au souper solennel où elle réunit les rivaux, Piccini, Glück, veut finir cette guerre de l'Allemagne et de l'Italie.
Combat d'art supérieur. Mais la France pensait à Grétry. Grétry et Monsigny, le Déserteur, la Belle Arsène, surtout Zémire et Azor (traduit en toute langue), c'étaient les grands succès populaires et nationaux, avec le Barbier de Séville, la Rosine de Beaumarchais. Art tout français, d'étoffe un peu légère, mais tout à fait du temps, d'accord avec son peintre et son poète, Fragonard, Parny (1775). La poésie créole de celui-ci régnait. Moins le cœur, moins l'amour, que l'élan du plaisir. Le tout à la surface, en mobile étincelle. La vraie furie des sens n'éclata qu'à Vincennes, aux délires de deux prisonniers (Mirabeau..., faut-il nommer l'autre?)
Toute image d'amour, Rosine, Arsène, Armide, faisaient regarder vers la Reine, en vérité éblouissante. Une seule femme semblait exister. Les fats tournaient autour. Elle s'amusait d'eux, de son mari aussi avec grande imprudence. Elle avait le tort grave d'accepter trop le rôle d'épouse négligée, qui les enhardissait. Très-justement son frère lui reproche sa lettre étourdie où, se moquant du roi Vulcain, elle dit qu'elle n'a garde d'aller faire Vénus à la forge, etc. Quelle prise funeste pour la cabale haineuse qui lui supposait vingt amants!
Certes on exagérait. À regarder de près, on est plutôt porté à croire qu'elle n'aima vraiment aucun homme. Elle fut éblouie un moment de Lauzun. Elle subit longtemps un grondeur ennuyeux, Coigny, qui se faisait son pédagogue. Elle fut sans nul doute reconnaissante pour Fersen, qui prodigua sa vie aux jours les plus terribles. En tout cela, je ne vois rien qui semble vraiment de l'amour. Elle n'eut de passion que pour ses deux amies, mesdames de Lamballe et de Polignac.
Lauzun, tout fat qu'il est, dit qu'il plut, mais que ce fut tout. Ce qu'elle aimait en lui, c'était le bruit, la mode. Le fou charmant arrivait de Pologne. Ce pays de roman lui avait enlevé le peu qu'il avait de cervelle. Il est si fou, qu'il croit convertir Catherine à la cause polonaise. Puis il lui écrit de Versailles que ce serait sa gloire «de faire qu'après sa mort une femme restât reine du monde. Nulle n'en serait plus digne que Marie-Antoinette.» Mais celle-ci n'en a pas envie. Elle dit n'en avoir ni le cœur, ni la force. Ce qui lui faudrait, c'est l'amour. Dans cette atmosphère érotique, où tous chantaient Éléonore, où elle-même honorait Parny, elle eût voulu, ce semble, être amoureuse. Mais ne l'est pas qui veut dans les temps énervés. On sent cette faiblesse jusque dans Parny même, dans ses chants sans haleine, élan d'un pulmonique qui se vante d'infinis désirs.
Elle quitta Lauzun fort aisément, et cela au moment où un amour réel se serait attaché, lorsqu'étant ruiné, poursuivi pour ses dettes, il ne fut plus l'homme à la mode. Je l'en excuse fort, mais lui pardonne moins son infidélité pour la charmante femme qui l'eût dû toujours retenir.
C'était alors la mode des inséparables amies, dont rit madame de Genlis. La reine le fut un moment de madame de Lamballe. Elle ne pouvait plus la quitter. Elle renvoyait tout le monde. Seule avec elle à Trianon, elle faisait de petit dîners, d'interminables promenades. On en riait, on en fit des chansons. Et pourtant quel plus heureux choix? quelle amie désintéressée, ne se mêlant de rien, prête à servir en tout, et même aux choses les plus dures (V. plus bas l'affaire du collier)! Elle était tout cœur, tout amour, sans vanité, se trouvant heureuse et comblée, toute princesse qu'elle était, des humbles privautés où la dame d'honneur était moins que servante[16].
Elle avait un attrait tout singulier d'enfance (elle n'a jamais eu que quinze ans), une fraîcheur éblouissante, avec la candeur de Savoie. La reine trouva délicieux d'abord d'être en ces douces mains. Sa nature vive et forte, le riche sang de Marie-Thérèse s'arrangeait à merveille de la faible petite amie. Mais trop faible peut-être. L'odeur de violette la faisait trouver mal (dit madame de Buffon). Son médecin Seetzen attribue sa faiblesse, ses spasmes singuliers, à l'éducation énervante, aux habitudes de couvent, dont les grandes dames, selon lui, ne se corrigeaient jamais bien.
Cette mollesse plus que féminine n'est pas sans se marquer dans les arts de l'époque, à telles délicatesses, telles sensualités. Les petits bains obscurs, les secrets cabinets (comme à Fontainebleau), peuvent en donner l'idée, avec leurs glaces mal placées, leurs ornements de nacre, point de peintures obscènes, mais faibles et galantes, comme de main de femme, et de femme énervée.
On devina bientôt que la pauvre Lamballe, si tendre, mais passive, n'était pas pour répondre aux vives énergies de la reine. En la nommant Surintendante, lui donnant une place d'affaires qui la faisait le centre de la cour, elle-même finit le tête-à-tête, la sevra des soins personnels qu'elle eût aimés bien mieux. Leur amitié languit. Et, juste à ce moment (août 1776), on inventa la Polignac.
Combinaison profonde. Le vrai chef des Choiseul, madame de Grammont, travaillant pour son frère croyant que la Lamballe ni Lauzun n'intrigueraient pour lui, désirait donner à la reine ou un amant ou une amie. Dans son expérience, jugeant par sa Julie, elle crut qu'une amie aurait bien plus de prise. Un jour, dans les salons Lamballe, la reine, en ses folles plumes, flottant au vent léger, arrête et fixe son regard sur un objet charmant, une jeune dame inconnue à la cour. Visage d'ange, de sourire enchanteur, et de simplicité touchante, sans diamants, sans parure; qu'une rose aux cheveux. Toujours en robe blanche. Sa pauvreté l'exilait en province. Quelle douce occasion! La reine s'attendrit, l'enrichit sur-le-champ, la garda, la mena partout. L'infortunée Lamballe tâcha d'abord de se soumettre et de subir cela. Mais c'était trop. Elle tomba malade, et eut dès lors des accès de catalepsie. Elle quitta Versailles. Elle alla à Plombières. Elle alla en Hollande, revint s'enfermer à Paris. Toujours inconsolable, elle pleurait dans les bois de Sceaux (V. Guénard, Hyde, etc.).
Toute autre, la nouvelle amie, avec son abandon apparent, son air de bergère, était très-froide au fond. C'est ce qui la fit absolue. La Lamballe avait été moins que femme, un enfant. La Polignac fut un maître, doux, mais impérieux, comme un amant, qui maîtrisait la reine, par moment la faisait pleurer. «Plus avide que tendre,» disait Marie-Thérèse. L'ange avait un mari, qu'il fallut faire sur-le-champ grand officier de la couronne, en blessant toute la cour. L'ange avait un amant, Vaudreuil, un officier, à qui pour commencer on donna trente mille livres de rente. L'ange avait un ami, un certain Adhémar, qui ne voulait pas moins que l'ambassade d'Angleterre. Et son autre ami, Besenval, eût voulu seulement faire le gouvernement, faire nommer les ministres. Et pourquoi tous ces Polignac n'auraient-ils pas été au moins ministres adjoints?
En tout cela, la jolie femme était menée par deux démons, Diane, sa belle-sœur, bossue, galante, d'esprit malin, pervers, et son ami Vaudreuil, un violent créole, colère, emporté, provoquant. Voilà les maîtres de la reine.
Était-elle asservie sans retour? On peut en douter. Elle restait capable de sentiments honnêtes. On a vu sa patience à recevoir les rudes corrections de son frère (1777). Elle se réforma, accepta les devoirs, les conditions du mariage, s'accoutuma à son mari. Il avait vingt-quatre ans, et un grand éclat de jeunesse. Il était devenu très-fort, par delà le commun des hommes. Elle fut enceinte coup sur coup. À peine accouchée (de Madame), elle se trouva grosse, crut avoir un dauphin. Elle eut le malheur d'avorter. Et, par-dessus, elle eut un grave avis du temps: elle perdit presque ses cheveux. Il lui fallut baisser, paraître en coiffure plate, découronnée pour ainsi dire. Frappée, elle pensa aux prophéties sinistres de sa mère. Elle pleura, se laissa aller, versa son cœur, sans doute. Le roi pleurait aussi, plus tendre encore pour elle, dès ce jour l'aimant trop et faiblissant de plus en plus.
N'eût-elle pu alors quitter la Polignac, la combler et la renvoyer? Elle y songeait peut-être (1779). Elle lui donna presque un million pour sa fille. Elle eût voulu, dit-on, lui faire un duché en Alsace. Mais comment satisfaire toute la bande, les amis de la dame? Vaudreuil, à ce moment, voulait faire un ministre, faire sauter celui de la guerre, Montbarrey, qui lui refusait de l'argent. La reine était embarrassée, craignant la censure de Coigny, intime ami de Montbarrey. Il lui semblait dur d'obéir. Poussée par l'insistance obstinée de la Polignac, elle éclata et s'emporta. Mais quel coup pour la reine! Très-froidement la dame dit qu'elle va partir, lui rendre ses bienfaits. Adoucie tout à coup, la reine voudrait la ramener. Elle est plus froide encore, impitoyable. La reine n'en peut plus, ne peut se contenir, étouffe de sanglots et de larmes. Elle demande pardon, prie, s'humilie, se jette à genoux (Besenval, II, 197).
Domptée ainsi, elle tomba plus bas dans sa honteuse obéissance, agit pour son tyran avec ardeur, exigea à tout prix qu'on fît ministre Ségur, l'homme des Polignac. Qu'était Ségur? Elle ne le savait même pas. Un jour, elle revient triomphante, et dit à son amie: «Soyez heureuse enfin! Puységur est nommé!» (Ibid. 110.) Que dire d'une si grande ignorance? Que dire de Louis XVI, si aveugle et si dominé, qui pour elle aujourd'hui prend Puységur, Ségur demain? Tyrannie pitoyable! Ségur passe, et elle est enceinte (22 janvier 1781).
Ce fut un Dauphin cette fois (22 octobre). Le Roi fut dans le ciel. Mais ce bonheur tant désiré devint un malheur pour la Reine. On cria que l'enfant ne venait pas du Roi. Orléans, que les Polignac avaient blessé indignement (disant qu'il se cacha au combat d'Ouessant), Orléans, en revanche, lança un trait mortel: «Qu'il n'obéirait pas à un fils de Coigny.» Imputation injuste, selon toute apparence. La Reine, à ce moment où l'enfant fut conçu, chassait un ami de Coigny.
La Reine retombée ainsi, assotie de ses Polignac, oubliait tout et jusqu'à sa famille, ne répondant plus même à sa sœur, la reine de Naples (Augeard, 251). Elle s'oubliait elle-même, elle allait se mêler à la cour de la Polignac, qui ne daignait en écarter ceux qui déplaisaient à la Reine. Le plus dur pour celle-ci, c'était l'insolence de Vaudreuil; elle le détestait, le souffrait. Mais il ne suffisait pas de l'endurer: il fallait l'admirer, en ses goûts, ses petits talents. Poitrinaire, disait-il, il avait droit de ne rien faire, il était l'amateur, le juge en tout. Sa passion était surtout pour Fragonard, Parny de la peinture. Vaudreuil, étant créole, protégeait le créole Parny, bien reçu chez la Reine, exalté, consulté.
Un seul prince, d'Artois, «un polisson,» dit la Reine elle-même, était de cette société. Vivant avec les filles et les danseuses, il en apportait le langage. On ne se gênait nullement devant la Reine. Impudemment Vaudreuil se moquait devant elle de Vermond, son vieux précepteur. Brutalement, dans un accès, il cassait au billard un objet d'art, délicat, précieux, auquel elle tenait. Elle ne disait rien. Il aurait cassé davantage.
De ce planteur le nègre était la Polignac, de qui le nègre était la Reine, de qui le nègre était le Roi.
La royauté avait passé dans cette société. On le vit en 83. Malgré le Roi, ils lancent, font jouer Figaro. Malgré la Reine même, qui préférait un autre, ils mettent au pouvoir Figaro, je veux dire Calonne.
L'affaire La Chalotais avait mis Calonne en son jour, démontré le coquin. Ni le Roi, ni la Reine n'en voulaient. Donc il arriva.
Nul plus charmant ministre. D'avance il avait parlé net. Il promit tout à tous, déclara qu'au rebours de Necker, il penserait aux fortunes privées, qu'il ferait plaisir à chacun. Son système, neuf, ingénieux, était de dépenser le plus possible. Ce ministère ouvrit comme une fête. Les femmes l'appelaient l'enchanteur. Si l'on demandait peu, il disait: «Pas assez!»
Des cent millions qu'il emprunta d'abord, pas un quart n'arriva au Roi. Il paya les dettes des princes, les gorgea. Cinquante-six millions pour le seul comte d'Artois, et vingt-cinq pour Monsieur. Condé n'en eut que douze, mais avec six cent mille livres en viager. On ne dit pas ce qu'eurent les prôneurs, les menteurs, intrigants de tous genres, qui avaient fait ce grand ministre. (V. Augeard, 249.)
Tout va aller à la dérive. Où est le Roi? Que devient-il, il était travailleur, sérieux, sous Turgot. À voir aujourd'hui sa torpeur, on le croirait hydrocéphale. La table, la vie conjugale, l'invincible progrès de l'obésité paternelle, semblent paralyser sa grosse tête d'embryon. On lui fait en un an signer en acquits au comptant cent trente-six millions! Pour qui? Je ne le sais. Il ne le sait lui-même.
Le seul point où le Roi se souvient qu'il est roi, c'est l'exclusion de Figaro, son refus obstiné de lui ouvrir la scène.
Cette énorme apostume d'âcretés, de satires, traits haineux, mots mordants, avait mis six ans à mûrir. Elle avait (Beaumarchais le dit) pris son germe au salon du Temple, qui, des Vendômes à Conti, fut toujours le foyer des nouveautés risquées. Conti, ce bizarre prince en qui tout fut contraste (Conti-de-Sades, Conti-police, Conti-Rousseau, l'ennemi de Turgot, révolutionnaire au pire sens), pressentit au Barbier ce que deviendrait Figaro. Il le voulut marié, en défia l'auteur, lui mit le feu au ventre.
Six ans durant, à travers les affaires, Beaumarchais prit au vol cent mots étincelants, qui jaillissaient vers la fin des soupers. La pièce est chargée, surchargée d'esprit; elle en est fatigante.
Elle devint fort âcre, quand Beaumarchais, pour l'affaire d'Amérique, ne put se faire payer, ne put trouver justice ni ici, ni là-bas. Il s'aigrit, menaça, prédit un cataclysme, et sembla le vouloir, comme si le torrent ne devait pas d'abord le rouler des premiers et l'emporter lui-même.
Figaro est très-sombre. Pendant toute la pièce, les lazzis, le faux rire, j'entends derrière un bruit comme un vague roulement d'orage. Il est partout dans l'air. «Je l'entends, dit madame Roland, au clos de la Platrière.» (Lettres.) Et Fabre d'Églantine, au petit chant plaintif, dont tous les cœurs ont palpité.
J'aime peu Figaro. Je n'y sens nullement l'esprit de la Révolution. Stérile, tout à fait négative, la pièce est à cent lieues du grand cœur révolutionnaire. Ce n'est point du tout là l'homme du peuple. C'est le laquais hardi, le bâtard insolent de quelque grand seigneur (et point du tout de Bartholo.)
La pièce manque son but. Que le grand seigneur soit un sot, d'accord. Mais qui voudrait que le puissant fût Figaro? Il est pire que ceux qu'il attaque. On lui sent tous les vices des grands et des petits. Si ce drôle arrivait, que serait-ce du monde? Qu'espérer de celui qui rit de la nature, se moque de la maternité, qui salit l'autel même, sa mère!
Le Roi qui se fit lire la pièce, jura qu'on ne la jouerait pas. Cependant (le 12 juin 1783) le pétulant d'Artois, se moquant des défenses, allait la faire jouer chez le Roi même, à ses Menus-Plaisirs. Un ordre l'empêcha. Cela n'arrêta pas l'audace des amis de la Reine. Vaudreuil, le 26 septembre, la fit jouer chez lui devant la Polignac et sa cour de trois cents personnes (Madame V. Lebrun, I, 147).
Surprenante insolence. Mais ils étaient maîtres du tout. Un mois après cet acte d'effrontée désobéissance, le Roi justement nomme leur ami de plaisir, le ministre qu'ils poussent, l'agréable coquin qui va faire leur fortune de la fortune de l'État. Figaro avait dit: «Rions! car qui sait si le monde vivra dans six semaines?»—Il n'en fallut que trois pour faire la fin du monde, pour remettre la France au prodigue effréné, Calonne, qui emporta la monarchie.
Ayant cédé la grande chose, le Roi s'obstine à la petite. De nouveau il empêche Figaro (fin de février), mais il est débordé. La Reine lui fait croire que la pièce est changée, qu'elle est si mauvaise d'ailleurs, qu'en jouant cette rapsodie, on en dégoûtera le public (17 avril 1784).
Le torrent attendait, les portes du théâtre frémissaient... On se précipite... Ce fut presque aussi gai qu'au mariage de Louis XVI. Plusieurs furent étouffés. Une si longue attente rendait terriblement avide; on applaudit tout au hasard. Cent représentations ne peuvent rassasier le public.
Quelle joie! Tout est égratigné, jusqu'aux protecteurs de la pièce, jusqu'au ministère Polignac. Leur Calonne a son mot: «Il fallait un calculateur; ce fut un danseur qui l'obtint.»
«Sot ou méchant... C'est le substantif qui gouverne.»—«Son mari la néglige.»—«Fils de butor,» etc.—C'est la Reine, le Roi, le Dauphin. Tout était saisi âprement, et telle allusion (imprévue de l'auteur) était avec fureur trouvée, claquée, bissée.
La pièce fut servie à merveille par les acteurs. L'attrait mélancolique de la comtesse (ou de la Reine?), de l'épouse négligée, fut très-touchant dans la Sainval, belle pleureuse de tragédie, qui cette fois joua le comique. Mademoiselle Contat, si fine de grâce et d'esprit, traitée jusqu'à ce jour fort durement et souvent sifflée, joua avec un charme frémissant la rieuse, l'espiègle Suzanne. Une enfant de cet âge à qui tout est permis, mademoiselle Ollivier qui jouait Chérubin, prêtait son innocence à des effets de scène calculés, sensuels, où Beaumarchais, flatteur hardi des goûts du temps, groupait ces trois femmes amoureuses. Autour de la Sainval, autour de la Contat, Ollivier Chérubin voltigeait, «léger comme une abeille» dans les jardins de Trianon. C'était fort chatouilleux, sensible avec cela, libertin, et pourtant les yeux étaient humides. Sans deviner pourquoi, on eût tout pardonné à ce Chérubin-fille, à cette enfant touchante, qui défaillit bientôt, mourut (à dix-huit ans), et qui, dans le plus hasardé, gardait l'attendrissant de celle qui devait vivre peu.
Au moral, le drame valait les mœurs publiques. Tout en les censurant, il en donnait le pire. Le Roi fut très-chagrin de son étourderie à permettre la pièce; il fut blessé aussi pour Monsieur, critique anonyme, qui eut de Figaro un vigoureux soufflet. Mais le Roi, je le crois, fut bien plus blessé pour lui-même. On avait dans la pièce repris pour la comtesse (visiblement la Reine) la très-sotte légende d'épouse négligée. Il l'aimait plus alors qu'il n'avait jamais fait plus jeune, s'attachant, s'enivrant de la possession quotidienne, la voyant elle-même se prendre peu à peu d'habitude, de fatalité. Et très-réellement sans guérir de ses vices, elle finit par aimer son mari.
Que l'on jouât dans Figaro les tristesses de la chère personne, et sa légèreté, les orages de Trianon, il le trouva exorbitant. Quand Monsieur le pria de punir Beaumarchais, il était à jouer, il saisit une carte, et (le sang lui montant au cœur et au visage), il écrit dessus: «Saint-Lazare.»
Arrêté! et à Saint-Lazare, où l'on fouettait les petits polissons!... Lâche outrage d'un homme tout-puissant au talent! à celui qui, tel quel, avait eu le bonheur de faire plus que personne dans le destin de l'Amérique. Par cela, Beaumarchais devait rester sacré.
Une caricature atroce figurait Beaumarchais entre les mains des bourreaux lazaristes.
Le public prit pour lui l'outrage. Et quel public? Quelle est cette jeunesse ardente à Figaro? Quels sont ces enfants sombres et qui ne rient de rien? Les juges mêmes de Louis XVI. Dans ce parterre, Danton, Robespierre ont vingt ans.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE XVI.
MONTGOLFIER, LAVOISIER. — ROHAN ET LA VALOIS.
1783-1784.
«De l'audace, encore de l'audace!» Ce mot qu'on dit plus tard était dans les esprits. Un fait extraordinaire, un spectacle inouï, en montrant tout possible au courage de l'homme, exalta l'espérance, déchaîna l'imagination.
Tout Paris réuni à la Muette, le 21 novembre 1783, vit deux hommes dans une nacelle qu'emportait un ballon, monter majestueux et calmes. Le ballon, trouvé le 6 juin par Montgolfier, se gonflait constamment dans le voyage au moyen d'un réchaud, d'une combustion qui l'emplissait de gaz. Moyen très-dangereux. Ce n'étaient pas des hommes d'un courage vulgaire (Pilâtre, Arlandes); les premiers des mortels qui quittèrent notre globe, osèrent mettre l'air sous leurs pieds, soulevés vers le ciel par la machine incendiaire qui pouvait les précipiter.
Aux Tuileries, le 1er décembre, nouvelle expérience, plus hasardeuse. Charles et Robert gonflèrent leur ballon de gaz inflammable. Les esprits, pleins alors des expériences de Franklin sur l'électricité des nues, supposaient que ce gaz, les traversant, pourrait s'enflammer au contact. C'était aller à la rencontre de la foudre, la défier, présenter l'aliment à sa redoutable étincelle. On fut épouvanté. L'humanité du Roi s'émut, défendit de tenter la chose. Mais l'attente était excitée; la foule était tremblante, impatiente... Les intrépides passèrent outre, malgré le Roi, partirent. L'effroi, l'enthousiasme, le délire furent au comble. On eût dit que les hommes avaient perdu le sens, et les femmes s'évanouissaient...
Moment rare! L'infini de l'espoir s'ouvrit. On se crut sûr de naviguer là-haut. Les plus lointains voyages dès lors étaient faciles. Plus d'obstacles, d'Alpes ni de fleuves, plus de vaines barrières, plus de douanes absurdes, plus de vexations des tyrans. L'homme ailé, devenu condor, aigle, frégate, planant sur toute la terre!
Ne rions pas trop de nos pères. N'accusons pas ces élans d'imagination. On s'est complu à mettre leur crédule espérance aux miracles nouveaux, en face de leur philosophie, de leur logique politique, de leur culte de la raison. Mais nulle contradiction. La raison, à ce moment même, éclatait en prodiges, certains, palpables, incontestables. Le plus grand événement des sciences, depuis Newton, avait eu lieu et bien plus important. Il ne s'agissait pas de trouver seulement des faits, de les lier et de les calculer. La science était née qui seule fait son objet, qui crée les faits eux-mêmes, bref, un art de créer. Chose énorme, que le siècle cherchait comme à tâtons, et qui un matin a jailli, si grande, du front de Lavoisier (1775), et tout à coup si claire! populaire, accessible à tous, offrant une langue nouvelle, entendue de toute nation.
«L'homme est un Prométhée, un second créateur,» voilà ce que proclament la chimie et la mécanique à la fin de ce siècle.—L'homme est-il guérisseur? Trouvera-t-il en lui un remède à ses maux? a-t-il une puissance qui referait chez lui l'équilibre détruit? Cette question profonde fut posée au moment où Lavoisier résolvait la première. Mesmer nous apparut en 1778, apportant aux sciences un fait incontestable, l'action magnétique, que l'homme peut exercer sur l'homme pour apaiser parfois, suspendre les douleurs. Ses disciples, les Puységur, trouvèrent, ou plutôt reconnurent, le fait du sommeil extatique, l'état du somnambule qui semble dépasser les barrières de la vie, voit par un sens à part. Faculté obscure, variable, peu rare chez l'être faible, chez la femme nerveuse, surtout aux moments troubles où l'animalité domine. Elle l'expie, en est plus faible encore. Ces singulières puissances (de faiblesse et non pas de force) furent d'autant plus mal observées qu'on trouva intérêt à embrouiller la chose pour exploiter, dominer ou corrompre. Les faits réels étaient un texte trop commode aux fictions du charlatanisme, de l'empirisme avide. Ils furent noyés d'abord des fumées équivoques d'une thaumaturgie médicale, illusoire et souvent funeste. Dans les crises que le maladif, la dame délicate, éprouvaient en formant la chaîne magnétique au baquet de Mesmer, les nerfs, vainement agités d'un vague orage sensuel, acquéraient un degré nouveau d'agitation morbide, et l'esprit en restait atteint. Les débilités de Mesmer étaient prêts à toute chimère, avides de merveilles, prêts à croire, prêts à voir les miracles de Cagliostro.
Crédulité, charlatanisme, demi-folie, tout cela se trouvait ailleurs, au gouvernement même. Calonne avait l'aspect d'un Mesmer politique. L'impossible n'était pas pour lui. Il riait à ce mot. Il prenait en pitié ceux qui avaient peine à comprendre son symbole financier: «À dépenser, on s'enrichit.»
L'impossible, de même, a disparu pour Joseph II. Il embrasse le monde. D'une part, il prendra le Danube, divisera l'empire Ottoman. D'autre part, il mettra la main sur la Bavière, il forcera l'Escaut. Ayant déjà Cologne par son frère, dominant le Rhin, il va prendre Maëstricht et dominer la Meuse, peser sur la Hollande. En mai 84, il sonne contre lui la cloche de la guerre, défie Frédéric et l'Europe.
Témérités étranges. Vergennes et Louis XVI en frémissaient, voyaient le monde en feu, et la France épuisée de la guerre d'Amérique entrer dans celle d'Allemagne. La Reine seule n'avait peur de rien. Elle suivait Joseph à l'aveugle en son rêve, voulait nous y lancer. Bien loin qu'elle soit restée froide (comme l'a dit M. de Bacourt), ses lettres montrent à quel point elle fut violente pour son frère, obstinée dix-huit mois, et chicanant pour lui. Elle parla fort et ferme aux ministres, fit venir chez elle Vergennes, voulut l'intimider, crut l'entraver, retenant ses dépêches. Mais son moyen le plus direct fut celui qui avait réussi en 1778. Elle obsède, enlace le Roi, et la voilà encore enceinte (juin 1784).
On dit qu'elle fit plus. Joseph empruntant pour la guerre, on prétend que la Reine entreprit d'y aider, soit par les juifs d'Alsace, soit par ses banquiers même (par Laborde et S. James), qui se fièrent à elle pour garantir l'emprunt, et qui finalement en furent payés par nous. Ainsi tout à la fois la France par Vergennes s'efforçait d'empêcher la guerre, la France par la Reine y poussait, en faisait les fonds!
Pour tout cela, la Reine ne pouvait compter sur Calonne. Elle était brouillée avec lui. Elle l'avait créé, mais malgré elle, et forcée par la Polignac. Elle aurait mieux aimé un ami de Choiseul, Loménie, ou tout autre qu'aurait voulu l'Autriche. Calonne le savait à merveille, savait ne tenir qu'à un fil. Il ne fut pas un an sans lutter avec elle, travailla sourdement à la miner, la perdre.
«Nul ministre solide que par la faveur de l'Autriche;» c'est ce qui ressortait de la légende de Choiseul, qui par là se maintint au pouvoir si longtemps. Nul n'avait cette foi plus que Rohan qui, changé, transformé, devenu Autrichien, à Strasbourg, à Versailles, agissait fort pour l'Empereur. Son palais de Strasbourg, son château de Saverne étaient le grand passage d'innombrables courriers entre Versailles et Vienne. Prince d'empire et riche en Allemagne, influent en Alsace, Rohan agissait pour l'emprunt qu'eût fait le juif Cerfbeer ou autre. En même temps il offrait à Versailles un projet de finance, pour faire sauter Calonne qu'il aurait remplacé, avec l'appui de Joseph II. Serait-il pour cela accepté de la Reine? Rentrerait-il en grâce près d'elle? C'était la question.
Rohan, pour refaire un Choiseul, était bien mieux posé que lui, ne partait pas de rien. Il avait à Strasbourg quatre cent mille francs de rente, trois cent mille à Saint-Vast, en tout presque un million par an. Il était endetté, il est vrai, devait deux millions. Somme légère en comparaison de la colossale banqueroute de son parent Guéménée (30 millions). Tout dans la famille était grand. Fort unis, ces Rohan-Soubise poussaient d'ensemble au ministère. Le cardinal y visait dès longtemps, stimulé par sa cour, ses secrétaires ardents qui ne le laissaient pas dormir. Le dirigeant était le fin, le faux abbé Georgel. D'autres étaient plus jeunes, entre autres un jeune homme éloquent, de noble cœur, crédule, Ramond, le célèbre Ramond (des Pyrénées, du Mont perdu). Mais le conseiller très-intime, l'oracle, était Cagliostro, le magicien et le prophète, homme, il est vrai, très-fin aux choses de ce monde, propre à associer des naïfs (Ramond, d'Épréménil), à créer ces nombreuses loges, dont le centre eût été Strasbourg.
Grande fortune. Rohan n'était pas au niveau. Il n'était nullement un sot, comme on a dit. Mais pitoyablement faible, et scandaleusement libertin. Usé à cinquante ans de corps, de cœur, sous sa belle apparence, il était lâche, et, au moindre péril, prêt à tomber très-bas. Il n'en avait pas moins les rêves royaux de sa famille, de ces fameux rois de Bretagne qui s'estimaient autant au moins que les Capets, trouvaient bien jeunes les Bourbons. Rien n'avait plus flatté Rohan que d'acquérir, d'entretenir la plus noble maîtresse qu'on pût avoir en France, la dernière du sang des Valois.
Cette femme, à coup sûr infortunée, quelles qu'aient été ses fautes, est restée écrasée quatre-vingts ans sous l'infamie. Récemment cependant un peu de jour s'est fait. M. Beugnot la relève sous certains rapports. Il nous porte à conclure que les Mémoires qu'elle écrivit pour se laver ne sont pas méprisables autant qu'on avait cru,—bref, que ce grand procès n'a été que jugé,—éclairci? examiné? non.
Ce n'était pas du tout un monstre. On ne résistait guère à son charmant aspect, à sa parole agréable, enjouée. Tout d'abord son visage disait: «Je suis Valois,» ayant l'ovale très-noble et un peu long de la famille. Ses yeux bleus expressifs, sous l'arc des sourcils noirs, brillaient de certaine étincelle qu'eut cette dynastie de poètes, de Charles d'Orléans à la divine Marguerite. Elle en avait la bouche un peu grande et le fin sourire, prête à conter les Cent Nouvelles. Avec ses jolies dents, elle avait quelque chose de railleur, de mordant, certain attrait sauvage. Et sauvage elle fut en effet de misère dans l'enfance jusqu'à quatorze ans. Les Saint-Remy, ses pères, méprisant tout métier, ruinés, misérables, avaient ici la vie qu'ils auraient eue en Canada, vivant de rien, de baies, de misérables fruits, faisant aux bois de petits vols, que (par charité ou par peur) on ne voulait pas voir. Ils n'étaient pas errants cependant. Ils restaient autour de Bar-sur-Aube, près de leurs anciens fiefs, comme attachés encore à ces terres, attendant je ne sais quel hasard qui pourrait les y faire rentrer.
Le dernier Saint-Remy mourant, laissa trois orphelins, que la mère mena à Paris. Celle dont nous parlons, jolie, intelligente, mendiait pour les autres, devait rapporter tant le soir, sinon battue cruellement. Sa mère la maltraitait; son frère, sa sœur, nourris par elle, la malmenaient comme mendiante.
L'enfant resta assez petite, fut faible et délicate. Elle garda de tant de souffrances une trace (qu'a remarquée Beugnot), c'est que la nature, en formant son sein, n'acheva pas, «n'en fit qu'une moitié, qui faisait fort regretter l'autre.»
Une bonne dame qui en eut pitié, prit les orphelins, les présente à Louis XVI. Ce qui surprend, c'est qu'il fut peu touché. Cette race des Valois lui parut dangereuse. Il voulait les éteindre, faisant du frère un moine, un chevalier de Malte, et les deux sœurs religieuses. Avec une petite pension, on les mit à Longchamps. Et dès qu'elles furent grandes, l'abbesse, selon les vues du roi, voulut, de gré, de force, les voiler, les enfermer là pour toujours. Dans cette abbaye, près Paris, de renom musical, qui recevait tout le beau monde, elles avaient rêvé une autre vie. À tout hasard, elles partirent, n'ayant que dix-huit francs chacune, sans appui, abri, ni ami.
Ces pauvres demoiselles, seules ainsi dans la rue, étaient comme une proie. La seule maison qu'elles connussent, était celle de leur bienfaitrice. Mais elle leur était dangereuse. Le mari, prévôt de Paris, corrompu, endurci dans ses exécutions sommaires des voleurs et des filles, avait persécuté l'aînée dès quatorze ans, voulant vilainement se payer sur l'enfant du pain qu'elle mangeait chez lui. Elles fuirent de Paris, allèrent à Bar-sur-Aube, le pays de leurs pères, y arrivèrent avec six francs. Une dame les reçut par charité. Cette dame avait un neveu, militaire en congé, gendarme de la maison du roi. La Valois n'y échappa point. L'hôte, le protecteur s'en empare, la rend enceinte. On la marie, et elle accouche au bout d'un mois de deux enfants. Mais elle était trop faible, les enfants ne vinrent pas viables. Elle resta affublée d'un mari, sot, laid et endetté, et qui n'était qu'un embarras.
Elle avait bien du nerf, ne désespéra pas. L'idée fixe qui avait soutenu ses aïeux, la soutenait aussi: c'était sa terre, ce patrimoine, qui, après avoir passé de main en main, était rentré alors au domaine royal, et semblait d'autant plus facile à recouvrer. Elle vint vaillamment seule à Paris, réclamer, mendier, avec son grand nom de Valois. Son compatriote Beugnot, jeune avocat, lui donnait parfois à dîner. Toujours souriante, gracieuse, elle semblait n'avoir jamais faim, en mourait; menée au café, elle tombait sur les échaudés. Un jour, chez une grande dame qu'elle sollicitait, elle se trouva mal; c'était de faim.
La grande aumônerie avait par an plus d'un million et demi pour aider la noblesse pauvre. Nulle plus noble, plus pauvre, à coup sûr, que celle-ci. Rohan, à qui on la présente, est attendri, et lui donne d'abord en secours deux ou trois mille francs. Mais son cœur se prend fort; le voilà amoureux, lui si blasé, usé. Celle-ci, soit par l'effet du nom, soit par son enjouement charmant, malicieux, certain attrait sauvage de chatte ou de panthère, lui mit la griffe au cœur. De Paris à Versailles, où elle était pour ses affaires, il lui écrit des lettres éperdues (Beugnot les vit plus tard), lettres folles, honteuses, de désir effréné. Bref, il la prend à lui, l'établit, l'entretient sur la caisse des pauvres, la met dans un hôtel, avec quatorze domestiques. Tout cela, dit Beugnot, bien avant le vol du collier. Elle n'avait que faire de filoutage. Il y suffisait de l'amour.
Dès lors, faisant figure et mendiante à quatre chevaux, elle sollicitait à Versailles. Mal reçue pourtant des puissants, mal de la Polignac, qui se souciait peu d'approcher de la Reine une personne agréable et dangereusement intrigante. Elle ne fut guère mieux accueillie de Calonne, qui crut la renvoyer avec un peu d'argent. Elle y fut superbe d'orgueil, parla comme auraient fait Charles IX, Henri II, lui dit que des Bourbons elle ne voulait que sa terre, qu'elle resterait là et ne s'en irait pas qu'il ne lui eût mieux répondu.
Elle fut bien reçue de la comtesse d'Artois, de la bonne sœur du Roi, qui aimaient peu la Polignac, bien aussi (si on doit l'en croire) de l'intérieur de la Reine, de ses femmes, excédées du règne de l'éternelle amie, et charmée d'introduire du nouveau en dessous. La reine lui donna un secours. Qu'elle l'ait vue, ou non, c'est un point secondaire. Pour ses femmes (Misery, Dervat), elle put, à l'insu de son tyran, la Polignac, accueillir l'envoyée du parti opposé, de Rohan, alors bon Autrichien, agent de Joseph II, et courtier de l'emprunt que l'Autriche crut faire en Alsace. Rohan dut s'y tromper et se croire pardonné. Se rendant nécessaire, il crut aller plus loin, pouvoir devenir agréable. Il avait cinquante ans. Mais Besenval les avait bien, quand il osa faire à la reine une déclaration, qui ne la fâcha pas; elle le toléra, le garda comme ami, et même familier d'intérieur dans ses parties de Trianon.
La reine avait trente ans, s'était assez rangée. Les excentricités d'Orléans, les folies d'Artois, le vertige des bals de nuit (d'où une fois elle revint en fiacre), toutes ces légèretés de jeunesse n'allaient plus à son âge. Elle était plutôt triste. Mais le vide d'esprit ne lui permettait pas de chercher, de trouver de plus dignes amusements. Le catalogue de ses livres, si différent de la bibliothèque excellente de la Pompadour, fait peine et fait pitié. On y voit figurer Faublas, les livres de Rétif, si vulgaires et si graveleux. Son goût pour jouer les soubrettes, s'exposer dans ces rôles, non pas à huis clos aux amis, mais aux gardes de la porte même qu'elle appelait, tout cela est peu digne de la fille de Marie-Thérèse.
Elle n'était nullement méchante, dans l'intérieur elle était fort aimée. Elle n'eût jamais de jeu cruel, ni de souffre-douleur, comme en avaient trop souvent les princesses (V. la Harcourt dans Saint-Simon). Mais elle aimait les farces, et le bas grotesque italien. Espiègleries parfois fort innocentes, comme la fête où d'Artois convalescent dut (captif et lié) souffrir les compliments des faux bergers de Trianon. Parfois c'étaient choses malignes, comme la comtesse d'Artois qu'on fit prendre, exposer devant tous dans un rendez-vous. Une chose fort cruelle fut faite pour amuser la reine, qui ne s'est jamais effacée de la tradition de Paris. Les dames de la Halle étaient venues pour une fête, superbes et familières, dans leurs royaux atours. Au dîner que donna le roi, les gardes du corps les grisèrent, et (dit-on) eurent l'indignité de mêler dans les vins de dangereuses drogues, qui leur firent dire et faire mille choses comiquement impudiques. Certaines se jetaient aux rieurs, se livraient elles-mêmes. Elles furent le matin rendues à leurs maris dans un état qu'on n'ose dire. Cela fut impuni. La reine, qui le blâma, sans doute, fut pourtant curieuse, et, dit-on, voulut voir, eut le tort d'en salir ses yeux.
Beaucoup plus innocente était la mystification dont le cardinal de Rohan fut l'objet en juillet 1784. La reine était alors fort triste pour son frère, et de plus enceinte d'un mois, dans les premiers ennuis de la grossesse. Probablement on voulait la distraire. Figaro était à la mode, la fureur du moment. La reine, qui jouait Rosine du Barbier (et Suzanne plus tard, ou la comtesse Almaviva), raffolait de Beaumarchais. Les quiproquos du dernier acte, la scène de nuit et de forêt, furent-ils réalisés, pour l'amuser, dans le parc de Versailles? cela n'est point invraisemblable. Rohan, bien plus que Figaro, était mystifiable; un fat de cinquante ans rappelait encore mieux le Falstaff si comique des Joyeuses femmes de Windsor. La farce était certainement dans les goûts connus de la reine, mais du reste innocente. La reine eût désiré, dit-on, que le roi même y assistât, qu'il connût son grand-aumônier. On ne voulait faire à Rohan d'autre mal que le ridicule. La Valois, sans difficulté, se prêta à la chose contre son bienfaiteur, croyant (sur une idée fort juste de la nature humaine) que la Reine l'ayant mystifié, s'en étant amusé, lui serait moins hostile et peut-être amie tout à fait.
Il fallait une actrice qui, de port, d'apparence, ressemblât à la Reine, pour tromper les yeux de Rohan. Il y avait justement une demoiselle d'Essigny qui avait cette ressemblance. Était-ce proprement une fille? Non, mais son habitude était d'aller s'asseoir chaque soirée sous les ombrages (alors beaux et grands) du Palais-Royal. Un enfant de quatre ans qu'elle amenait, la gardait, la faisait respecter un peu de ceux qui la suivaient. La Valois n'osa dire ce qu'était d'Essigny. Elle la fit baronne étrangère, et la baptisa Oliva (c'est le mot Valois retourné). Pour décider une telle dame, une baronne, à s'en aller la nuit au bois, jouer un rôle scabreux, il fallait un payement assez fort. On ne marchanda pas. La Valois dut donner quinze mille francs à Oliva, sans doute les reçut, mais ne lui en donna que quatre.
Oliva avait un peu peur. Elle craignait surtout que le grand seigneur qui viendrait, ne s'émancipât trop (devant un tel témoin! la Reine, qui serait cachée et verrait). La Valois la calma, la styla, et pour être sûre qu'elle jouât mieux son petit rôle, elle la mena à Figaro, pour voir ce cinquième acte qu'on voulait imiter.
Oliva, en robe à l'enfant, de fin linon blanc moucheté, sous un blanc mantelet, une jolie thérèse à la tête, fut amenée la nuit au bas du tapis vert, dans un bosquet obscur, et tremblante attendit.
De son côté Rohan n'était pas rassuré. Non qu'il ne se crût beau dans un habit de mousquetaire où il s'était serré. Mais il ne savait pas jusqu'où irait la bonté de la Reine, doutait d'en être digne. La Valois dit qu'avant, pour se faire le cœur jeune, il avait jugé bon de prendre l'étincelle, et chez Cagliostro, et près d'une jeune Ève, enfant qu'il avait à Passy, dans cette unique but de raviver l'amour.
Tout alla à merveille. Rohan vit la figure, ombre blanche et légère, qui vint et d'une voix très-douce, basse (timide de passion, il n'en douta pas), dit: «Tout est oublié!» Éperdu, il se mit à genoux, et plus encore, en vrai esclave, s'aplatit, lui baisa le pied (Georgel). Il était dans l'extase.
Mais la Valois accourt, les avertit: «On vient!» Funeste contre-temps! bien amer à cet homme heureux!... La fausse Reine s'évanouit, pas si vite pourtant qu'auparavant n'échappe de sa main une rose, sur laquelle il se précipite, qu'il baise, adore... Mais il est entraîné.
La Valois voudrait nous faire croire que la Reine s'étant amusée de Rohan, l'ayant trouvé crédule, ému, passionné, en avait eu pitié et l'avait consolé, qu'ils eurent des rendez-vous.
Je n'en crois pas un mot.
Mais je trouve fort vraisemblable que la Reine ait fait faire la mystification. Jamais la Valois d'elle-même n'eût offert ce salaire énorme à Oliva, salaire royal, de celle qui peut jeter l'argent pour un caprice.
Le lieu du rendez-vous n'est pas dans les bois de Versailles, mais dans le Parc, fermé de grille. On n'y va pas la nuit sans un ordre d'ouvrir.
Si la Valois avait fait de sa tête, et non autorisée, un pareil coup d'audace, elle eût craint beaucoup plus une indiscrétion d'Oliva. Elle l'eût ménagée davantage. Elle était bien peu inquiète, puisqu'au risque de la faire parler elle osa empocher les deux tiers du salaire promis.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE XVII.
LE COLLIER.
1785.
La mystification était trop fructueuse pour ne pas la continuer. Et ce n'était pas difficile. La Reine, en sa triste grossesse, avait besoin d'amusement. Elle aimait, on l'a vu, le burlesque et les petites farces, comme en Autriche, en Italie. Le cardinal, embarrassé, avait besoin du ministère; la passion le rendait crédule, et prêt à faire toute folie. Et la Valois avait besoin de les exploiter tous les deux. Fastueusement entretenue par Rohan en 83 sur la caisse ecclésiastique, elle baissa en 84, suppléa l'amour par l'intrigue. On l'a vu gagner dix mille francs du salaire réduit d'Oliva. Elle dut attraper quelque argent de la Reine pour les lettres grotesques qu'elle apportait du cardinal. Ces lettres éperdues de l'esclave, adorations folles, étaient une riche source, intarissable, de risée. Le succès enhardit la Valois. Elle osa (à l'insu de la Reine) faire de fausses réponses en son nom; réponses encourageantes qui exaltaient Rohan, et le rendaient sans doute plus généreux pour la Valois.
Rohan croyait toucher au but, et remplacer Calonne. Entre celui-ci et la Reine une guerre avait éclaté en 1784. Enceinte de trois ou quatre mois, elle avait une envie, un vif désir d'avoir Saint-Cloud, de l'acheter aux Orléans. Saint-Cloud, c'est Paris presque, lieu libre, où l'on rentre à toute heure. Elle avait souvenir de cette nuit de bal où le Roi lui ferma la grille de Versailles, la laissa à la porte négocier, prier (Bachaumont). Devenue régulière, elle avait cependant ce caprice de la liberté, d'une propriété tout à elle, acquise en propre et privé nom. Le Roi consent, mais Calonne résiste, disant qu'acquis ainsi, Saint-Cloud serait terre autrichienne, propriété de l'Empereur, si la Reine mourrait ne laissant pas d'enfants. Il résiste six mois, ne cède que forcé par le Roi, mais se venge. Il arrête sous un prétexte Hugeard, secrétaire de la Reine, qui a rédigé le contrat (Mém. d'Augeard).
Lutte étonnante qui indigna la Reine. Calonne n'était pas un Turgot. Prodigue des prodigues, pour elle seule il est économe. Cent millions ont passé à son joyeux avénement pour les princes et les Polignacs. Il a de l'argent pour Cherbourg, pour les canaux, les barrières de Paris qui vont coûter douze millions. Il en donne quatorze pour payer Rambouillet, acheté par le Roi. Il achète les terres de tous les seigneurs obérés au prix qu'ils veulent (pour soixante-dix millions). Il fait signer au Roi en un an cent trente-six millions en acquits au comptant (dont vingt et un millions inconnus, anonymes). Et il n'en a pas quinze pour acheter Saint-Cloud!
Combien moins aura-t-il de l'argent pour l'Autriche et les millions de Joseph II!
La Reine aurait voulu le chasser à tout prix. Rohan, plus complaisant et brûlant de servir, s'offrait, offrait un plan de finances qu'un certain avocat Laporte avait écrit et lui avait donné par la Valois.
La Reine était troublée. Elle n'avait jamais eu une grossesse si orageuse. Elle croyait mourir en couches. Dans ses craintes, elle permit qu'on consultât pour elle le devin à la mode, grand ami de Rohan, et qui logeait chez lui, le célèbre Cagliostro. Véritable enchanteur, dont on n'approchait guère sans en être séduit. Aux pratiques occultes (magnétiques et somnambuliques), il liait la maçonnerie. C'était son originalité, ce qui le distinguait et du fameux Borri, qui brilla à Strasbourg au XVIIe siècle, et du comte de Saint-Germain, cet homme d'infiniment d'esprit, qui dut éblouir Louis XV, faisant à volonté et donnant des diamants. Cagliostro l'avait vu en Allemagne, avait pris sa tradition. Mais sa grande éloquence, son génie sicilien, lui donnait une bien autre action, et même sur des gens sérieux. Il semblait que par lui il vînt un nouveau dogme. Ne brisant nul autel, il en élevait un au dieu inconnu, la Nature. Il avait pris d'abord un point central, le Rhin, entre France et Empire, au palais de Rohan et sous la flèche de Strasbourg.
On débitait mille choses. Les Allemands, en lui, revirent le Juif errant. À Paris, il était musulman d'origine, fils de quelque roi d'Orient, élevé dans les Pyramides, où il apprit à fond les sciences occultes. Ainsi que Saint-Germain, il avait vécu trois cents ans. Il en paraissait trente. C'est qu'il possédait le secret de rajeunir, renouveler la vie, et la puissance aussi de réveiller l'amour. L'amour? on le voyait, vivant, en sa charmante femme, Serafina Feliciani, une fleur du Vésuve (lui était de l'Etna).
Cette Serafina semble être pour beaucoup dans la puissance d'attraction qu'eut Cagliostro pour Rohan. Dès qu'ils vinrent à Paris, le prince cardinal les établit près de lui, au Marais, paya tout et défraya tout. Ils eurent un hôtel rue Saint-Claude. Serafina eut une cour. Madame de Valois dut se subordonner, lui tenir compagnie. À se loger si loin, Cagliostro gagna. Le désert attira la foule. Le plus grand monde, les belles dames affluaient, consultaient le sage, s'initiaient à ses mystères. On s'enivrait de sa parole et de sa fantasmagorie. Ému, illuminé, et d'autant moins lucide, on errait volontiers dans les sombres jardins du vieil hôtel, hantés de visions, d'ombres aimées peut-être, de ces illusions qu'avait trouvées Rohan sous l'heureux bosquet de Versailles.
C'est dans cette maison, de renommée douteuse, qu'on vint consulter pour la Reine. Mais le sage, pour sonder le sort, avait besoin d'une innocente. Rohan et la Valois lui amenèrent la nièce de celle-ci, encore enfant, qui, certains rites accomplis, eut (par une carafe et à travers l'eau trouble) la vision que l'on désirait. Une figure de la Reine apparut, et, questionnée sur l'accouchement, donna un signe favorable.
Un des initiés de ce temple de la Nature qu'y avait mené la Valois, était le riche Saint-James, qui avec les Laborde, fit l'emprunt autrichien. Saint-James était, avec les deux joailliers de la Reine, Bœhmer et Bassange, propriétaire en tiers d'un collier de diamants, de près de deux millions, fait jadis pour la Du Barry. On ne pouvait plus s'en défaire, ne trouvant personne assez fou. On en parlait sans cesse. On disait qu'on donnerait bien deux cent mille francs à qui le ferait acheter. Cagliostro sentit la portée d'un tel mot. Georgel dit (comme la Valois) que le grand magicien «mieux que personne sut le secret des motifs de l'acquisition du collier (t. II, 119).» Mais il ajoute, par respect, «que c'est un grand secret, profond, des loges égyptiennes.»
Secret fort transparent, facile à deviner. Cagliostro, expert aux moyens d'aviver l'amour, voyant le cardinal inquiet d'avancer si peu, et d'autre part, voyant la Reine dans l'orage, aux moments où la femme est faible,—conseilla à Rohan l'essai d'un talisman, qui, devenu magique par des conjurations puissantes, lierait deux cœurs, deux âmes. Vieille recette, employée tant de fois par les Cagliostro du Moyen âge. Rohan crut voir la Reine asservie du moment qu'on aurait pu (comme aux coursiers sauvages) adroitement lui jeter ce lazo.
De naissance, elle avait la passion des diamants. Elle en reçut beaucoup du Roi, et cependant tout d'abord, à l'avénement, acheta des bracelets très-chers (que censure fort Marie-Thérèse). Bien plus, au moment même (1776), des girandoles merveilleuses qu'elle ne put payer qu'en six ans. Tout cela était éclipsé, disait-on, par les diamants de la reine d'Angleterre, alors nouvelle reine des Indes. Le collier, qui eût pu rivaliser, semblait trop cher. Louis XVI avait dit: «J'en aurais deux vaisseaux.» Cependant ce collier, unique, irréparable, allait (on l'assurait) passer en Portugal. Quelle perte pour la France, pour la couronne de France! Aussi grande sans doute que si elle perdait le Régent, notre diamant (unique!). Il semblait très-français de garder le collier.
La royauté, cette religion, ce permanent miracle, a besoin de ces choses éblouissantes qui étonnent, qui obligent à baisser les yeux. Les étranges reflets du diamant aux lumières font comme un mystère de féerie, une auréole (divine? ou diabolique?)—De là ces passions violentes, ces furieuses manies du diamant. On sait le joaillier terrible qui ne vendait les siens qu'en voulant les reprendre, et poignardant les acheteurs.
Si la Reine, dit-on, avait tant d'envie du collier, pourquoi n'en parla-t-elle pas au Roi, qui ne l'aurait pas refusé? Mais le Roi, à l'instant, venait de lui donner Saint-Cloud (quinze millions). Mais le Roi, à son frère allait faire don de cinq millions. Elle eût été bien indiscrète de prendre un tel moment pour faire une troisième demande, d'une futilité si coûteuse. Elle dut avoir honte, tout autant que désir. On sait d'ailleurs que ces caprices, ces envies de la femme enceinte, sa friandise avide d'avoir sur-le-champ tel objet l'humilie d'autant plus qu'elle est d'instinct aveugle, sans raison, contre la raison. Il y faut le mystère. Le grand jour gâte tout. Offrez l'objet; elle refuse, «car cela n'est pas raisonnable.»
Ses tentateurs, les joailliers, gens fins, que leur commerce initiait à ces faiblesses de femme, venaient tous les jours travailler avec elle pour les parures de ses prochaines relevailles; et elle ne pensait qu'aux bijoux. Elle voulait l'objet, mais qu'il vînt de lui-même. Saint-James qui gagnait sur l'emprunt, Rohan visant au ministère, auraient pu l'offrir comme épingles. L'affaire tardait, traînait. Le désir l'emporta. Excédée du retard, elle permit d'agir (si l'on croit la Valois), et dit «qu'on fît ce qu'on voudrait.»
Longtemps après, en 1797, à Bâle, les deux joailliers avouèrent à Georgel que la Reine n'ignora nullement qu'on achetait le collier pour elle (Georgel, II, 66). Ils étaient trop prudents pour livrer un pareil objet sans être sûrs de son désir.
Mais la Reine n'écrivait jamais (sinon un peu à sa mère, à son frère). Vermond, Augeard, faisaient ses lettres. Dessales les écrivait; il était son faussaire en titre, comme en ont toujours eu les rois[17]. Même les signatures des lettres aux souverains n'étaient pas de sa main. Ses joailliers n'auraient jamais eu l'impudence d'exiger plus que n'en avaient les rois. Il suffit donc que Rohan achetât, et qu'on mît au traité qu'elle acceptait. C'est ce qu'on fit sans imiter son écriture. Elle-même le dit à Augeard.
On mit sur le traité: Antoinette de France—et non d'Autriche,—pour que cet objet précieux restât à la Couronne, ne devînt jamais autrichien, comme eût pu devenir Saint-Cloud, d'après les termes du contrat.
«Comment, dit-on, la Reine eût-elle désiré le collier? pour le cacher, l'enfouir? L'ayant refusé publiquement, elle n'aurait osé le porter.» Comme collier sans doute, mais fort bien sous une autre forme. Dès longtemps elle cherchait, achetait un à un des diamants pour se faire des bracelets. On le savait. Et c'est l'usage qu'elle eût fait de ceux du collier.
Ce funeste bijou (dont Georgel a donné la forme), en collier, en festons, était bien pour la Du Barry. Il était combiné pour faire valoir le sein, descendre sur la gorge fort bas, et scintiller à son onduleux mouvement. La Reine, plus âgée, ayant eu trois enfants, en eut paré plutôt ses beaux bras, ceux qu'on a admirés aussi chez sa fille. Elle aurait employé les gros diamants en bracelets, et les petits (des festons et des nœuds) pouvaient être vendus. C'est ce qui aidait fort à l'achat. Ces petits, qui valaient un peu plus de trois cent mille francs, suffisaient justement pour le premier payement, qui devait se faire en juillet.
Si l'on croit la Valois, le vrai collier, de gros diamants, valant plus d'un million, aurait été, chez elle, livré le 1er février 1785, par Rohan à Desclaux, un garçon de la reine. Et les petits diamants, détachés du collier, auraient été vendus pour le compte de Rohan par la Valois ici, par son mari Lamotte en Angleterre, où l'envoya le cardinal. Ce mari prit des traites, pour ses frais de voyage, chez Perregaux, banquier du cardinal, fit sa commission sans le moindre mystère. L'ayant faite, il revint, et rapporta trois cent mille francs (mai 1785).
Il revint. Notez bien ce mot. Si sa femme vraiment eût volé le collier, s'il avait eu les gros diamants (plus d'un million), s'il les avait portés, vendus en Angleterre, il y eût fait venir sa femme apparemment, mais ne fût jamais revenu.
C'est ce que dit le plus simple bon sens.
Quelque peu délicats que fussent le mari et la femme, une certaine chose assurait leur vertu. C'est que les gros diamants du collier, objet rare et si facile à reconnaître, étaient peu faciles à voler, dangereux, difficiles à vendre. Des objets de ce prix ne vont guère qu'à des rois.
La grande occasion pour laquelle la reine se préparait, voulait paraître avec tous ses diamants, c'était la grande pompe des relevailles, où, traversant Paris, elle irait rendre grâce à Notre-Dame. Triste fête, et d'effet sinistre. Elle fut accueillie avec un silence mortel. Elle revint désolée à Versailles. Le roi dit brusquement: «Je ne sais comment vous faites... Quand je vais à Paris, tout le monde s'enroue à crier: «Vive le Roi!»
On avait pris très-mal qu'elle achetât à Saint-Cloud, eût sa maison à elle pour rentrer à ses heures, et découcher à volonté. N'était-ce pas assez de Versailles et des bosquets de Trianon? Les amis de Calonne brodaient cruellement là-dessus. L'affaire d'Oliva s'ébruitait, et plusieurs soutenaient qu'il n'y avait pas d'autre Oliva que la reine. Rohan le croyait fermement, tâchait de le faire croire. Il avait encadré la rose et la montrait à tout venant. Il faisait à Saverne, dans ses jardins épiscopaux, l'allée triomphale de la Rose. Sa fatuité outrageante, son délire sensuel pour se persuader son rêve, alla jusqu'à faire faire une galante boîte, d'écaille noire, entourée de diamants. Dessus, un beau soleil levant dissipait un nuage. Dedans, si l'on poussait un ressort, on voyait la reine en robe blanche, une rose à la main (Beugnot). Don d'amour? On l'aurait pu croire. Cela se donnait fort à un amant favorisé.
La reine, à un autre âge, pour un homme à la mode, avait bravé, affronté le scandale, s'était fait croire coupable (et plus qu'elle ne l'était peut-être). Mais ici, au scandale se mêlait le dégoût, l'indignité, le ridicule. Qu'un prêtre libertin, à cinquante ans, de fille en fille, en fût venu à elle, c'est ce dont la cabale, Monsieur, Mesdames, et le Palais-Royal, et Calonne (le grand libelliste), pouvaient se régaler, faire leur joie, leur victoire. La cruelle affaire du collier arrivait en cadence. À quiconque doutait des succès de Rohan: «Pourquoi pas? disait-on. Elle a bien reçu le collier.»
Christine, pour bien moins, dans un temps plus barbare, avait fait sous ses yeux saigner Monaldeschi. Les hommes de la reine, qui savaient ses souffrances, sa fureur, Vermond et Breteuil, voulurent au moins flétrir Rohan.
Dans sa folle maison, entre Cagliostro, Serafina et la Valois, et je ne sais combien de parasites, le produit des petits diamants fondit, disparut en deux mois. Rapportés par Lamotte, de Londres, en mai, les cent mille écus prirent des ailes, n'attendirent pas juillet. À ce terme du premier payement, voilà Rohan tout éperdu. Il cherche, il prie Saint-James de payer à sa place. Saint-James en avertit Vermond, et les deux joailliers avertissent Breteuil, ministre de Paris. Breteuil en est ravi, espère perdre Rohan. Mais la reine pourrait hésiter. Durement et crûment, il lui apprend la chose, le bruit qu'on en fait dans Paris, le scandale du collier qui est la fable du public. Elle rougit. Elle est interdite, semble ne rien savoir.
Rohan craignait extrêmement que l'on n'arrêtât la Valois, qu'on ne la fît parler. Il la cache, elle et son mari. Puis il voulait les décider en ami à sortir de France. Le faisant, il eut pu mentir tout à son aise, tout rejeter sur eux, dire qu'il ne savait rien, que, non autorisés par lui, ils avaient vendu les petits diamants. La Valois parut obéir et prit la route d'Allemagne, avec Lamotte son mari, mais s'arrêta chez elle, à Bar-sur-Aube, attendit les événements.
Qu'eût-elle craint? Nul ne l'accusait. Georgel, l'homme du cardinal, lui-même en fait l'aveu: Saint-James, Bœhmer, Bassange, n'avaient accusé que Rohan (G., II, 135). Elle ne se cacha nullement, alla voir ses voisins de Bar, le duc de Penthièvre, le couvent de Clairvaux, où l'on fêtait la Saint-Bernard (Beugnot).
Breteuil, habilement, avait pris le premier moment de la juste colère du roi, à une telle révélation. Le 15 août, au grand jour de la Saint-Louis, où Rohan officie dans ses habits pontificaux, la cour et tout un monde emplissant la grande galerie, Breteuil crie: «Qu'on l'arrête! qu'on arrête le cardinal!» Rohan se voit conduit devant le roi et les ministres. Vrai tribunal; la reine y siége aussi, exaltée et en pleurs. Le roi hors de lui-même. Anéanti, le prêtre fait la lâche réponse d'Adam contre Ève: «Une femme m'a trompé.» Il la croyait bien loin, déjà passée en Allemagne, s'imaginait pouvoir s'innocenter à ses dépens.
Tant colère que parut le Roi, on savait bien qu'il reviendrait bientôt, ne voudrait pas porter un tel coup à l'Église. On agit dans ce sens, et on laissa Rohan faire tout ce qui pouvait l'aider. On le laissa écrire dans son bonnet un petit mot, un ordre de brûler certaines choses. Breteuil, son ennemi (retenu par le roi sans doute), retarda soixante heures avant d'aller chez lui visiter ses papiers.
Rohan, mené à la Bastille par le gouverneur Delaunay, son ami personnel, eut par ordre du roi le bel appartement, parfaite liberté de promener, de communiquer. La Valois était à Clairvaux, en fête, avec Beugnot, lorsqu'elle apprit cette nouvelle. Il la vit face à face à ce moment, put l'observer. Elle pâlit, mais resta très-ferme pour ne pas fuir, rentra chez elle à Bar-sur-Aube. En vain il la pria, supplia de partir, lui montra les facilités. Elle lui dit: «Monsieur, vous m'ennuyez!» Le conseil de Beugnot, en effet, était détestable. Fuir, c'était s'accuser, appuyer les mensonges qu'il plairait à Rohan de faire. Rester, c'était rendre improbable à tout jamais l'accusation. Si elle avait eu le collier, serait-elle restée pour qu'on la tourmentât et la forçât de rendre? Et, si elle l'avait vendu, si elle eût eu en Angleterre le million qu'on disait, elle aurait fui certainement. Cela tranche pour moi le procès.
Le mari, la voyant arrêtée, fut si peu troublé, qu'il eût voulu la suivre et le demanda à l'exempt. Celui-ci refusa, «n'ayant pas d'ordre pour lui.» (Besenval, II, 169.)
Il ne voulait nullement fuir, quelque instance qu'en fît Beugnot. Il finit pourtant par comprendre que, s'il ne restait libre, si on les tenait tous les deux, leur voix pourrait rester à jamais étouffée, qu'en partant il pourrait de Londres parler, et tout au moins laisser un témoignage écrit contre la calomnie[18].[Retour à la Table des Matières]