Histoire de la caricature au moyen âge et sous la renaissance
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Title: Histoire de la caricature au moyen âge et sous la renaissance
Author: Champfleury
Release date: January 9, 2019 [eBook #58661]
Language: French
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HISTOIRE
DE LA
CARICATURE
AU MOYEN AGE
ET SOUS LA RENAISSANCE
PARIS.—IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1.
HISTOIRE DE LA CARICATURE AU MOYEN AGE
Strasbourg, typogr. de G. Fischbach, succr de G. Silbermann.—1813
HISTOIRE
DE LA
CARICATURE
AU MOYEN AGE
ET
SOUS LA RENAISSANCE
PAR
Champfleury
DEUXIÈME ÉDITION
très-augmentée
PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
Libraire de la Société des gens de lettres
PALAIS-ROYAL, 17 ET 19, GALERIE D'ORLÉANS
A CORNEILLE VILA
ARCHITECTE
PRÉFACE
I
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A dire vrai, j'aurais mauvaise grâce à me plaindre du manque de sympathie des esprits sérieux pour cette série commencée déjà depuis longtemps; cependant il est bon de répondre à un honorable membre de l'Université, ému de l'attentat contre le Beau que, selon lui, je commettais en étudiant de près l'art satirique chez les anciens. Préoccupé des manifestations dans le même sens exprimées plus nettement au moyen âge et s'ingéniant en diverses raisons pour me dissuader de donner suite à mes recherches, il disait, plein de mélancolie:
«Sans contester à l'art gothique le mérite de son architecture, convient-il d'admirer autant qu'on l'a fait des bas-reliefs grotesques?... Est-ce par là que nos cathédrales ont chance d'être avec succès opposées au Parthénon?... Et sont-ce des spectacles bien agréables à l'œil, bien divertissants pour l'esprit que des caricatures en pierre[1]?»
[1] Chassang, la Caricature et le grotesque dans l'art grec. (Revue contemporaine, 1865.)
Le critique qui posait ces questions timorées ne me semble pas avoir une idée bien nette du but et des résultats de l'archéologie.
Personne n'a jamais «admiré» démesurément les bas-reliefs satiriques des cathédrales. Il s'agit d'en scruter le sens, de le pénétrer et d'ajouter quelques pages utiles à l'histoire des siècles antérieurs.
Que vient faire le «Parthénon» en regard des figures satiriques des monuments religieux? Existe-t-il un écolier assez naïf pour opposer Phidias à d'humbles sculpteurs qui n'avaient pour règle qu'une symbolique confuse, pour gouverne que les caprices de leur imagination?
Qui a présenté ces spectacles comme «agréables à l'œil et divertissants pour l'esprit?»
Il est réellement trop facile de combattre le spiritualisme effarouché qui se fait jour à travers les plaintes de l'honorable universitaire.
«Ce qui arrête et fixe trop nettement les formes, ajoute-t-il, n'est pas propre à l'expression du ridicule, car les arts plastiques vivent de beauté et l'expression des ridicules est un commencement de laideur. La véritable place du grotesque n'est donc pas dans les œuvres de la sculpture et de la peinture, mais dans les rapides dessins d'un spirituel et malin crayon.»
De nos jours, où la caricature est exclusivement cantonnée dans les petits journaux, je n'ai pas encore rencontré d'architecte appelé à bâtir une église moderne qui ornementât la façade et les chapiteaux de magots et de figures bouffonnes.
L'art, tel que l'étudient les archéologues, n'a rien à voir avec le contrôle des esthéticiens. Les manifestations du Beau sont étudiées, mais avec la même balance qui pèse le Laid. L'archéologue n'enseigne pas, il constate. La sérénité, la pureté des lignes dans les œuvres d'art lui semblent sans doute préférables à l'expression du grotesque; il n'en recueille pas moins précieusement ces formes grimaçantes qui donnent peut-être une idée plus exacte et plus vive des mœurs, des coutumes et des usages du passé, qu'un pur et noble contour.
II
Depuis la fin de la Restauration, époque à laquelle l'archéologie posa ses premiers jalons, de nombreuses affirmations contradictoires et empreintes d'exagération furent portées devant un tribunal où ne devrait siéger que l'impartialité.
Je me suis efforcé de ramener à leur juste valeur les affirmations de partisans d'un symbolisme effréné; il fallait nettoyer le terrain de polémiques sans résultat entre ceux que plaisamment Voltaire appelait «antiquaires à capuchon» et d'ardents esprits qui ne regardent les faits qu'à travers la lunette révolutionnaire.
Ce serait toutefois faire acte d'énorme vanité que de prétendre avoir raison, seul, dans les matières si controversables de symbole, d'emblème, d'allégorie, qui ont donné naissance à ce que les uns appellent symbolique chrétienne indirectement dogmatique; les autres, iconographie hiératique; certains, langage figuratif et populaire.
Si l'analogie était une science, elle devrait être le plus utile instrument au service de l'archéologue. Les monuments des divers siècles, mis en regard, fournissent tout à coup des lumières inattendues; mais il faut avoir beaucoup vu, beaucoup voyagé: il est bon surtout de consulter sans cesse des cartons bourrés de dessins, car en archéologie l'image prime le texte.
Pour prendre un exemple, on peut comparer les dessins des manuscrits d'un Térence du neuvième siècle avec certaines figures du Roman de Fauvel, du quatorzième siècle.
Figure détachée d'une miniature du Roman de Fauvel (XIVe siècle).Il y a là certains rapprochements curieux à établir avec ces masques d'élément païen;[Pg 9]
[Pg 10]
[Pg 11] mais l'inspiration chrétienne, quoique confuse au début, se dégagea bientôt de ces ressouvenirs; les masques des anciens n'influencèrent que médiocrement les auteurs des mascarons des édifices gothiques. Par une sorte de génération spontanée dont les produits grouillent à l'ombre des monuments comme des vers dans un coin de terre humide, ces larves informes s'agitent, dressent la tête, remuent la queue, commencent par ramper au pied des statues, et, semblables à de mauvaises herbes, envahissent les sommets les plus élevés des cathédrales; elles n'ont rien de commun avec les manuscrits historiés du poëte latin.
Miniature du Térence de la bibliothèque du Vatican (IXe siècle).A partir du dixième siècle, un certain développement se fit sentir, marchant vers la réalité qui jusque-là n'avait paru qu'une lueur lointaine. C'est alors qu'il est intéressant de lire la bizarre écriture que traçait le peuple sur la pierre. On démêle les pensées confuses qui emplissaient son esprit: terreur, sentiment égalitaire, raillerie qu'exprime une trilogie qui, du moyen âge, va jusqu'à la Renaissance: le Diable, la Danse des Morts, Renart.
De ces héros, qui occupèrent une si grande place dans la poésie et l'art, on peut encore tirer quelques enseignements, quoique aujourd'hui ils semblent archaïques.
D'après un manuscrit flamand de la bibliothèque de Cambrai.Le diable est usé; le peuple n'y croit plus depuis longtemps, et les Flamands se raillent de lui, qui lui font jouer du violon avec un soufflet de cuisine et une cuillère à pot pour archet. L'esprit moderne l'a dépouillé de sa défroque et de ses accessoires de convention. Au diable le diable!
Il n'en est pas de même de la Danse des Morts; jusqu'à la fin de l'humanité elle restera actuelle, et plus d'un artiste reprendra le thème du grave Holbein.
J'ai beaucoup songé au Roman de Renart pendant la guerre de 1870. Dans les manœuvres des Allemands, dans la politique prussienne, je retrouvais le même esprit de ruse qui circule à travers le poëme: on comprend l'enthousiasme excessif qu'excite encore Renart en Allemagne.
III
Dans un ordre inférieur et cher aux archéologues, à commencer par Monteil, qui eût laissé un livre d'un intérêt bien plus considérable, si ses patientes études avaient été éclairées par les dessins et les monuments originaux qui passèrent sous ses yeux, toute une histoire nouvelle est à faire des mœurs et des coutumes et payera de ses efforts celui qui aura la patience de confronter les édifices religieux et civils avec les manuscrits historiés.
On pourrait presque se passer de science, comme la vieille dont parle Villon:
Femme je suis, pauvrette et ancienne,
Qui riens ne sçay, onques lettres ne leuz;
Au moustier voy, dont suis paroissienne,
Paradis painct où sont harpes et luz
Et un enfer ou dampnés sont boulluz.
Lung me fait pour, l'autre joye et liesse.
Toute la vie du passé se déroule vive, claire et animée, grâce à la sculpture et à la peinture. Il ne faut que du temps pour l'y chercher, beaucoup de temps. J'en ai dépensé le plus qu'il m'était possible, en me rendant compte de la bande de desiderata que traîne après elle toute œuvre d'érudition.
Toutefois je me sentais poussé par les esprits qui ont soif de science: «Nous avons en France, en Angleterre, en Allemagne, écrivait l'un d'eux, des savants, des académies entières qui travaillent et qui veillent dans l'espoir de découvrir le sens d'anciens caractères cunéiformes, runiques, etc.; mais aucun de ceux-ci, que je sache, ne s'occupe de déchiffrer la pensée déposée par nos pères dans ces milliers de figures qui étonnent les artistes modernes par leur aspect étrange et leur nature complexe[2].»
[2] César Daly, Revue de l'architecture, 1847.
D'après le manuscrit des Comédies de Térence.C'est au public à dire si j'ai rempli une partie de ce programme; si les sotties de pierre, que quelques délicats rangent dans la classe des ineptiarum, méritaient la dépense de quelques années.
Paris, 1867-1871.
HISTOIRE
DE LA
CARICATURE AU MOYEN AGE
CHAPITRE PREMIER
VANITÉ DU SYMBOLISME
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Si un homme a contemplé la façade des édifices consacrés au culte chrétien, sans éprouver un certain trouble en face des grimaces et des railleries de toute sorte accumulées sous les porches, il peut être déclaré de nature particulièrement flegmatique et indifférente. A côté de pieuses statues, dont les belles lignes se reflètent en rayonnements harmoniques pour les yeux, sont des entrelacs de diableries et d'obscénités. Vices et passions sont représentés avec une grossière brutalité; la luxure a rejeté tout voile et apparaît bestiale et sans pudeur.
Incompréhensible comme la décoration des monuments égyptiens, cet art de pierre est prodigue de monstres fantastiques, d'horribles gnomes, de larves hideuses enroulant d'étranges nudités, qu'on croirait sculptées au fronton des cathédrales pour tenter les fidèles; même les anciens Flamands, qui ne brillent pas par la délicatesse, Jérôme Bosch, Breughel, quoiqu'ils se soient complu à de pareilles conceptions, semblent des raffinés à côté des imagiers du moyen âge.
L'imagination s'égarerait à suivre ces débauches du ciseau si la science archéologique, qui cherche les secrets de toute pierre ornementée, ne s'était préoccupée à juste titre de ce balbutiement de l'art qui fut le trait d'union entre le dernier souffle de l'antiquité et les élégances de la Renaissance.
Bas-relief de la voussure du portail de Notre-Dame de Paris (XIIe siècle).Sur cette question, il existe un certain nombre d'ouvrages spéciaux. L'explication de la symbolique chrétienne fut d'abord le thème sur lequel chaque archéologue brodait à sa fantaisie. Plus tard, la même thèse servit de passe-port à la politique. Les[Pg 19]
[Pg 20]
[Pg 21] adversaires de l'Église saisirent avec empressement l'occasion de lutter sur un nouveau terrain contre des écrivains pieux, mais passionnés: si quelques-uns émettaient des avis sensés et rationnels, d'autres, et ce furent les plus nombreux, firent du symbolisme un prétexte à divagations plus troublantes encore que cet art troublant. Chaque sculpture donna lieu à une controverse animée; on voulut voir dans de naïfs imagiers des doctrinaires, des libres penseurs. La pierre devint éloquente, plus éloquente souvent que ceux qui lui prêtaient le secours de leur imagination. Elle fut déclarée tour à tour enseignante, pieuse, sceptique, croyante, révolutionnaire et sociale.Cette argumentation, particulière à notre temps, eut pour résultat de faire négliger l'étude des faits: à bout de raisons, la plume devint fertile en déraisonnements. Et si je viens émettre une fois de plus mon avis à propos de ce dangereux symbolisme, c'est à titre d'homme sans attaches et sans passions politiques ou religieuses, dont la principale foi est la recherche de la réalité.
Malgré la bizarrerie confuse des motifs sculptés du moyen âge, quelques-uns offrent souvent trace d'une greffe antique. Dans les peintures des catacombes apparaît l'aurore du culte naissant en face du coucher du soleil du paganisme. Les sirènes, les satyres se mêlent aux figures pieuses, et l'image d'Orphée tient autant de place que celle du Christ.
Le christianisme ayant fait invasion dans l'art romain, l'art romain traverse les Alpes pour lancer sa dernière note au milieu des concerts chrétiens. Comme dans le culte idolâtrique, des monstres et des animaux fantastiques s'accrochent aux chapiteaux des églises, bâtissent leur nid dans les modillons du portail et troublent la tranquillité d'un symbolisme nouveau que le christianisme avait tenté d'inaugurer dans les catacombes. Aussi, jusqu'au seizième siècle, voit-on en France les saintes femmes marcher en compagnie des sibylles, les chérubins des sirènes, les apôtres des monstres païens, et ce n'est pas seulement sous les portails des églises que ces assemblages hybrides se remarquent: les miniaturistes, moines pour la plupart, se sont plu à reproduire avec leurs pinceaux, dans les livres d'Heures à l'usage des princes et des dignitaires de l'Église, ces alliances profanes et sacrées.
Ce sont les vagues et confuses réminiscences de l'ancien culte, se mêlant aux croyances modernes, qui ont produit une grave confusion chez ceux qui, pour juger l'art, ne remontent pas aux traditions du passé.
L'Église, au début, comprit le danger des deux langues contradictoires que la sculpture parlait en même temps. Au cinquième siècle, l'art familier de la décadence se glissant dans le culte nouveau préoccupe saint Nil, qui écrit à Olympiodore:
«Vous me demandez s'il est convenable de charger les murs du sanctuaire de représentations ou figures d'animaux de toute espèce, de sorte que l'on voit sur la terre des filets tendus, des lièvres, des chèvres et d'autres bêtes cherchant leur salut dans la fuite, près de chasseurs qui s'épuisent de fatigue pour les prendre et les poursuivent sans relâche avec leurs chiens; et ailleurs, sur le rivage, toutes sortes de poissons recueillis par les pêcheurs? Je répondrai que c'est une puérilité d'amuser ainsi les yeux des fidèles[3].»
[3] Maxima Bibliotheca Patrum, t. XXVII, p. 323.
Il faut prêter attention aux recommandations du saint personnage: C'est une puérilité, dit-il, d'amuser ainsi les yeux des fidèles. De telles paroles ont une portée que les partisans du symbolisme à outrance devraient méditer, et si on y ajoute les graves réprimandes que, sept siècles plus tard, saint Bernard fit entendre à ceux qui avaient pour mission d'ordonner l'ornementation des églises, alors les pompeuses déclamations de nos jours, ruinées par de telles preuves, tombent comme de vieux plâtras.
Du sixième au quinzième siècle, l'art sculptural devient encore plus hiéroglyphique: il portait la défroque de tuniques anciennes, il s'en dépouille pour arborer des couleurs apocalyptiques.
Chapiteau de l'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire (XIe siècle).Ce sont des corps humains surmontés de têtes d'animaux, des têtes de nature équivoque, des diables soufflant à plein gosier le feu sous d'énormes chaudières, des damnés emportés par des chevaux fougueux, des femmes dont les parties sexuelles sont dévorées par des démons, des animaux prêchant en chaire, de sauvages cavaliers traînant à la queue de leurs chevaux des malheureux dont le ventre déchiré laisse passer les entrailles, des dragons dont la gueule grimaçante vomit l'eau des gouttières, des singes couverts de frocs, des têtes d'hommes demi-fous, demi-prêtres, de grandes dents et de plus grandes bouches encore qui avalent des gens tout entiers, des bêtes touchant de l'orgue, des faunes grimaçants qui narguent les fidèles, des victimes que des démons empalent sur de longues broches, des ânes qui braient en pinçant de la lyre.
Modillon de l'église de Poitiers.Saint Bernard, alors abbé de Clairvaux, ému de cette licence de l'art, écrit à Guillaume, abbé de Saint-Thierry: «A quoi servent, dans les cloîtres, sous les yeux des frères et pendant leurs pieuses lectures, ces ridicules monstruosités, ces prodiges de beautés difformes ou de belles difformités? Pourquoi ces singes immondes, ces lions furieux, ces monstrueux centaures, ces animaux demi-hommes, ces tigres tachetés, ces soldats qui combattent, ces chasseurs qui sonnent de la trompe? Ici une seule tête s'adapte à plusieurs corps: là, sur un seul corps, se dressent plusieurs têtes. Tantôt un quadrupède porte une queue de serpent, tantôt une tête de quadrupède figure sur le corps d'un poisson. Quelquefois, c'est un monstre avec le poitrail d'un cheval et l'arrière-train d'une chèvre. Ailleurs, un animal cornu se termine en croupe de cheval. Il se montre partout enfin une variété de formes étranges si féconde et si bizarre, que les frères s'occupent plutôt à déchiffrer les marbres que les livres et passent des jours entiers à contempler toutes ces figures, bien mieux qu'à méditer sur la loi divine... Grand Dieu! si vous n'avez honte de semblables inutilités, comment au moins ne pas regretter l'énormité de la dépense[4]!»
[4] Ceci, il ne faut pas l'oublier, est écrit au douzième siècle.
Personne n'a donné une idée plus nette de cette liberté de bizarreries de la pierre que saint Bernard; personne n'en a mieux démontré le caprice; aussi sa trop exacte description a-t-elle contrarié certains archéologues qui, cherchant à faire plier les faits à leurs doctrines, croient naïvement ranimer la foi par de certaines explications des figures qui, à juste titre, préoccupaient l'abbé de Clairvaux.
«Saint Bernard, mal compris dans un passage de ses écrits, lu beaucoup trop rapidement, fut vengé par un de nos contradicteurs,» dit l'abbé Aubert[5].
[5] Considérations sur l'histoire du Symbolisme chrétien, par l'abbé Aubert. (Bulletin monumental, 1857.)
L'admonestation de saint Bernard est d'une clarté à désespérer les ergoteurs, et, à moins de nier l'authenticité de ce document, il est positif que l'abbé de Clairvaux ne voyait dans ces sculptures que ce qui s'y trouvait, c'est-à-dire des caprices sans utilité pour les esprits véritablement pieux. Plus importante encore que celle de saint Nil, l'attestation de saint Bernard éclaire l'archéologie et prouve qu'une complète indépendance dans le détail architectural était laissée aux tailleurs de pierre.
Le prétendu symbolisme religieux se résume donc en deux questions:
1º Ces sculptures bizarres étaient-elles commandées par l'Église comme exemple et châtiment des vices?
—Non, répondent saint Nil et saint Bernard, de telles sculptures n'avaient pas qualité de symboles: l'Église laissait faire sans y prendre garde.
2º Ces sculptures étaient-elles des caprices d'ouvriers qui se raillaient de ceux qui les faisaient travailler?
—Oui, répondent les archéologues sans attaches, les tailleurs de pierre faisaient le plus souvent preuve de raillerie contre le clergé[6].
[6] Cette dernière affirmation a paru si grave à certains érudits, qu'un savant jésuite, le P. Cahier, qui a consacré sa vie à des études archéologiques, m'écrivait: «Je m'inscris en faux contre la représentation des moines que vous prétendez voir dans bien des sculptures du moyen âge. Tout le monde alors portait le capuchon: il s'agit d'établir si tous les gens encapuchonnés comptaient pour des moines. Je me charge de prouver le contraire.» Par l'ensemble des preuves gravées dans ce volume, le lecteur jugera de quel côté se trouve la vérité.
Pour éclairer la question, il est utile de donner quelques détails sur la fondation des églises et l'enseignement prêché aux ouvriers.
Les hagiographes du moyen âge nous apprennent que, lorsque des abbés faisaient construire des églises dans leur monastère, ils appelaient, le soir, les peintres et les sculpteurs à la lecture pour leur donner connaissance des actes des saints et des martyrs qui devaient servir à leurs compositions. C'était une ancienne coutume. Grégoire de Tours parle de la femme de saint Namatius, neuvième évêque de Clermont, qui, faisant bâtir au cinquième siècle l'église Saint-Étienne (aujourd'hui Saint-Eutrope), lisait aux peintres les légendes des saints. Le maître de l'œuvre, c'est-à-dire le chef de l'entreprise, habituellement prêtre ou moine, dépendait de l'abbé dirigeant lui-même les travaux sous l'inspection de l'évêque, celui d'entre tous qui connaissait le mieux l'exégèse et semblait le plus capable de l'interpréter.
Mais un esprit nouveau souffla à partir du onzième siècle. Des fabliaux satiriques circulèrent, qui étaient les «petits journaux» du temps, et si les ouvriers étaient tenus d'écouter le soir une pieuse lecture, ce n'était pas tant alors la vie des saints ou des martyrs, que des gausseries rimées qui répondaient à leur esprit.
La plupart des grandes basiliques de France furent bâties entre le douzième et le treizième siècle, alors que des confréries maçonniques remplaçaient les confréries monacales. Le règne de l'ogive commence, et le style ogival, comme on l'a fait remarquer, est le signe de la prise de possession de l'architecture religieuse par les laïques; or, ces confréries maçonniques, livrées à leur propre gouverne, appliquèrent dès lors à l'art ornemental le caprice de leur imagination: un vague symbolisme pouvait s'essayer à traduire les vices et les passions, ce n'était plus le symbolisme prémédité des premiers constructeurs d'églises.
Toutefois, je ne prétends pas faire de ces ouvriers des penseurs, des révoltés, des révolutionnaires; on a trop abusé de ces qualifications.
Les tailleurs d'images avaient une idée de l'enfer et des vices qui y précipitent; en traits naïfs, ils inscrivaient sur pierre la représentation de ces péchés et de leur châtiment, obéissant en outre aux croyances populaires du moment et aux prédictions qui avaient cours.
En l'an 1000, l'Europe tout entière crut aux prophéties de la fin du monde, basées sur une interprétation d'un passage de l'Apocalypse. Le jugement dernier semblait proche, l'Église fit tourner ces terreurs à son profit; de nombreux prédicateurs prirent pour thème la fin prochaine du monde et remplirent d'épouvante, par une éloquence foudroyante, les esprits timorés. Ces croyances et ces terreurs se retrouvent encore sur la plupart des cathédrales du onzième siècle, traduites en scènes bizarres par les ciseaux des tailleurs de pierre.
Chapiteau de l'église Saint-Georges de Bocherville (Normandie).Ce qui n'empêchait pas l'esprit satirique d'interpréter par de capricieuses ornementations les poëmes que les sculpteurs avaient lus ou qu'on leur contait. Témoin la légende de Renart, qui, jusqu'à la Renaissance, joua un si grand rôle dans les détails de l'ornementation architecturale.
J'ai dit, dans de précédentes études, que l'Église, se sentant forte, ne craignait pas ces railleries, plus violentes d'ailleurs contre les moines que contre le culte. L'Église ne pouvait prévoir les assauts qui, depuis, ont plissé le front de ses dignitaires et l'ont rendu soucieux.
Certains prélats d'alors avaient l'esprit plaisant et ne le cachaient pas, à s'en rapporter à un sceau du treizième siècle qui représente un singe encapuchonné, tenant à la main un bâton abbatial.
—Satire contre les gens d'Église, dira-t-on.
Ce n'est pourtant qu'une facétie d'un prêtre railleur, le cachet imaginé par un abbé de bonne humeur. Le sceau fut commandé à un graveur par Guy de Munois, abbé de Saint-Germain d'Auxerre, de 1285 à 1309, avec la légende: Abbé de singe air main d'os serre. Tel était l'esprit du temps. Un abbé était de nature assez plaisante pour se laisser représenter en singe, sans que son mandat perdît de son autorité.
Si tous les monuments étaient aussi clairs, on eût évité bien d'inutiles discussions[7].
[7] Un sceau en bronze à peu près semblable fut trouvé au dix-huitième siècle dans les démolitions de l'ancien château de Pinon en Picardie. Un singe en vêtement épiscopal, tenant une crosse à la main, est représenté avec cette légende: LE: SCEL: DE: LEVESQUE: DE: LA: CYTÉ: DE: PINON.
Faut-il chercher dans cette légende un des rébus de Picardie si communs à cette époque? Doit-on y voir la représentation d'un évêque des Fous? Y a-t-il là quelque satire contre un dignitaire de l'Église? Un archéologue a prétendu que ce sceau satirique avait été placé en vue tout exprès par un huguenot sur la dernière pierre du château de Pinon, sur le point d'être pris par les catholiques. Le huguenot aurait ainsi raillé ses ennemis, même après la défaite de son parti. Le sceau de l'abbé de Saint-Germain d'Auxerre témoigne qu'il n'est pas besoin de se creuser si profondément la cervelle.
Il y eut cependant parfois symbolisme de la part des confréries maçonniques, et un archéologue distingué l'a prouvé dans une étude concise, qui fait oublier le fatras dont on a rempli des volumes.
Sceau trouvé au château de Pinon.«Et ces figures hideuses, monstrueuses, sans nez, sans mâchoires, cornues, disloquées, déchirées par des mains railleuses ou désespérées,—symboles. On y verra, si l'on veut, l'image de l'esprit du mal, ou la personnification des vices et des impuretés de l'homme. L'Église aura essayé d'effrayer par la laideur du mal ceux qu'elle ne pouvait toucher par la beauté du bien. Quelquefois aussi elle aura voulu donner une idée des tourments des damnés, de la rage et des grincements de dents des pécheurs.
«L'allégorie deviendra plus saisissable encore quand certaines circonstances accessoires viendront expliquer la cause du supplice;
«Quand le gourmand, sous la forme d'un porc, sera muselé et bridé, comme à Chef-du-Pont et à Octeville, dans le département de la Manche;
«Quand des serpents ou des crapauds s'attacheront aux seins ou aux parties génitales de la femme impudique, comme on peut le voir dans beaucoup d'églises et au musée du Mans;
«Quand d'autres serpents s'élanceront sur l'avare affaissé sous le poids de la grande bourse qui pend à son cou, comme cela est représenté à Saint-Marcouf, à Tallevart, à Foncarville, à Sainte-Marie-du-Mont (Manche);
«Quand le paresseux, presque nu, se soutiendra à grand'peine sur les bras de deux personnes, comme il est sculpté à Saint-Marcouf;
«Quand l'ivrogne se plongera tout entier dans son tonneau, comme à Sainte-Marie-du-Mont[8].»
[8] Observations sur le Symbolisme religieux, par M. de la Sicotière.
De tels exemples sont innombrables à recueillir sur les monuments gothiques; mais de là à croire aux règles et aux formules des anciens hagiographes, tel que le fameux Guillaume Durand dont la symbolique excessive a jeté tant de trouble dans des cerveaux mal équilibrés, il y a loin.
Tout a sa signification, suivant Guillaume Durand, dans les objets employés à l'édification des églises.
Les pierres représentent les fidèles.
La chaux qui entre dans le ciment reliant chaque pierre est l'image de la charité fervente; elle se mêle avec le sable en témoignage des «actions entreprises pour le bien temporel de nos frères.»
L'eau qui mélange la chaux et le sable est l'emblème de l'Esprit-Saint. «Et comme les pierres ne peuvent adhérer ensemble sans ciment, de même les hommes ne sauraient entrer sans la charité dans la construction de la Jérusalem céleste[9].»
[9] Guillaume Durand, Rationale divinorum officiorum, 1459.
Et on commente encore aujourd'hui un tel symbolisme, et on en glose; il existe une classe d'archéologues qui en font leur nourriture habituelle, et voudraient donner comme actes de foi ces significations prétendues théologiques; on affirme qu'une telle langue figurative était comprise de tout le moyen âge, et cette iconographie prétendue hiératique est érigée en symbolisme chrétien et dogmatique!
Ailleurs les portails sont appelés les cathéchismes moraux des emblèmes; dans les gargouilles fantastiques du moyen âge on veut voir «l'emblème des esprits malins qui se retirent des murs sacrés[10].»
[10] Voir le Symbolisme dans les églises au moyen âge, de MM. J. Mason Neable et Benj. Webb, avec introduction par l'abbé Bourassé. Tours, Mame, in-8, 1857.
J'admets le caractère précis de l'Explet de la pérégrination humaine, compilé par frère Guille de Guyeville, en 1331. Chaque péché capital, décrit avec ses attributions, est dessiné sur les marges du manuscrit. Ainsi l'Orgueil porte un soufflet; les serpents rongent certaines parties du corps des luxurieux: ces figures emblématiques représentent les vices. Par de telles représentations, qui se rapprochent des visions de Dante, Guille de Guyeville montre des malheureux entourés de flammes et de crapauds, «et autres vermines nuisens,» qui s'attaquent à des gens ayant vécu «très-luxurieusement[11].»
[11] Manuscrit de la bibliothèque de Metz.
Mais je ne croirai jamais que l'ogive soit la représentation de la Trinité, et les symbolisateurs qui interdisent l'emploi de l'ogive au culte protestant me semblent encore plus excentriques qu'intolérants[12].»
[12] MM. Mason Neable et Webb n'admettent pas qu'un «architecte catholique dessine une triple fenêtre, emblème reconnu de la très-sainte Trinité,» pour une secte dissidente. C'est, disent ces catholiques anglais fanatiques, «prostituer l'architecture parlante de l'Église,» que de la «mettre au service de ses ennemis les plus acharnés.»
Modillon de l'église de Poitiers.On voit à l'église de Poitiers des modillons qui offrent un amalgame singulier, au milieu duquel se remarquent Jésus-Christ, des animaux musiciens, les quatre évangélistes, des monstres grimaçants, David jouant de la harpe, de grotesques mascarons, le pape, etc. Un homme d'esprit se plaignait que la langue allemande fût parlée par les Allemands. Il est fâcheux que ces sculptures se trouvent à Poitiers: elles ont donné naissance dans le pays à une école de symbolisateurs à outrance qui en font une question de dogme. A leur tête marche l'abbé Aubert, qui va partout prêchant la croisade contre les archéologues qui ne sont pas de son opinion. Qui discute les doctrines de l'abbé Aubert est déclaré répudiant «un spiritualisme incompris» et «embrouillé dans la matière.» Mécréants les savants, les écrivains qui ne se rangent pas sous sa bannière. Naturellement, l'abbé Aubert a recruté de nombreux partisans.
A propos des caprices fantastiques et des modillons de l'église de Poitiers, «l'abbé Aubert a acquis la certitude de leur signification symbolique,» dit M. de Bastard.
M. de Bastard étant un sectateur du symbolisme à outrance, je le laisserai parler d'abord, je discuterai ensuite.
«Jusqu'ici, dit-il, les modillons ont été traités par les antiquaires avec un mépris que ces figures ne méritent certainement pas. Il importe beaucoup de dissiper l'obscurité qui les couvre et de soulever ainsi, en les rapprochant les uns des autres, le voile qui cache la signification de sculptures nombreuses, éminemment symboliques, où le sacré se mêle au profane, où le sérieux est opposé au burlesque, et quelquefois la moralité à l'obscénité. Tout en reconnaissant dans ces ornements architectoniques une transmission de l'antiquité grecque et romaine, tout en convenant de l'ignorance probable, en fait de symbolique chrétienne, de beaucoup d'imagiers, il semble impossible d'admettre que les représentations où les figures, l'attitude et les gestes nous paraissent grotesques et indignes de la majesté d'un temple du Très-Haut, puissent être mises en bloc à la charge du caprice de l'artiste; on se refuse à croire qu'une intention mystique n'ait pas présidé à une œuvre tant de fois répétée dans le monde catholique, durant le cours de plusieurs siècles.»
M. de Bastard, cherchant l'analogie entre les miniatures de manuscrits et les caprices des modillons, produit, comme pièce de conviction, une vignette tirée d'un livre d'Heures manuscrit de la fin du treizième siècle.
«Une longue expérience, ajoute-t-il, nous a donné cette conviction que les figures marginales, fort souvent inspirées par la lecture de la page même, peuvent lui servir de commentaires; souvent aussi, les passages relatifs aux miniatures, si l'on sait les trouver, nous révèlent à leur tour la pensée dominante du peintre au moment de son travail; et, en se laissant guider par l'analogie, on arrive à l'explication des êtres fantastiques qu'une intention pareille a fait prodiguer sur les modillons des églises. Il n'est pas rare, en effet, de rencontrer dans les livres liturgiques des compositions également bizarres et monstrueuses; il suffit d'un mot bien compris, d'un rapprochement inattendu du texte et des figures, pour conduire le lecteur sur la voie du symbole sculpté, là où il n'avait cru voir qu'un grotesque insignifiant.»
Cette confrontation de monuments dissemblables est certainement rationnelle. Miniatures, plombs, sculptures, poteries et serrurerie d'une époque se tiennent par les liens de l'ornementation. L'archéologue ne saurait trop étudier d'arts divers pour se meubler l'esprit des formes favorites d'un siècle, et, théoriquement, M. de Bastard fait preuve de sens archéologique; cependant voyons l'application.
Dans un livre d'Heures du treizième siècle, M. de Bastard est frappé par une miniature qui représente un homme décochant un trait d'arbalète à un limaçon. «On serait assurément tenté, dit-il, de prendre d'abord notre groupe pour quelqu'une de ces créations bizarres qui ne méritent aucune attention sérieuse.»
Pourtant, M. de Bastard n'hésite pas à regarder le caprice ci-dessous «comme le symbole du martyre et du triomphe de celui qui, le premier, a souffert la mort pour Jésus-Christ et pour l'Évangile.»
Caprice tiré d'un manuscrit du XIIIe siècle de la Bibliothèque nationale, d'après un dessin de M. de Bastard.Dans la figure d'un homme décochant un trait d'arbalète contre un limaçon, M. de Bastard voit une «figure certainement relative à la résurrection.»
Tout d'abord le «rapprochement» de l'érudit me parut non-seulement «inattendu,» mais bizarre, et je cherchai longuement dans les miniatures ce que le partisan du symbolisme affirmait qu'on devait trouver.
En effet, le petit tireur d'arc se retrouve à diverses reprises dans les entourages des manuscrits à miniatures: j'en compte dans un manuscrit de la Bibliothèque, l'Histoire de Saint-Graal, cinq ou six répétitions qui semblent de purs caprices, des souvenirs de chasses dans lesquelles un arbalétrier exerce son adresse contre des animaux fantastiques.
Le débat des gens d'armes et d'vne femme contre vn lymasson, d'après le Grand Compost du XVe siècle.L'affirmation de M. de Bastard n'en était pas moins restée dans mon esprit; elle aboutissait à une négation latente qui me faisait poser le problème aux divers érudits que je rencontrais. Cette idée fixe, cette recherche de lumières eurent un résultat précieux. Un ami m'apporta un jour un Grand Compost du quinzième siècle, orné d'une image en bois représentant une troupe de gens armés contre un limaçon, dont la pose était identique à celle de la miniature reproduite par M. de Bastard. Une légende rimée jointe à la vignette ne laissait aucun doute sur ce sujet. La colère du peuple contre le limaçon destructeur des fleurs et des fruits se traduisait par la mort de l'animal.
Vuide ce lieu, tres orde beste,
Qui des vignes les bourgeons mange...
S'il faut admettre qu'un miniaturiste a dessiné un limaçon comme symbole du Christ, pourquoi ne pas croire avec Guillaume Durand que: «La longueur de l'église est la longanimité qui supporte patiemment l'adversité, en attendant de parvenir à la patrie céleste»;
Que «la largeur est l'amour, la charité agrandissant le cœur, et embrassant les amis et ennemis de Dieu»;
Que «la hauteur est l'espérance du pardon à venir»;
Que «les solives, sous la table du toit, sont les prélats qui, par le travail de la prédication, entretiennent la clarté?»
Ces subtilités scolastiques, ces jeux d'imagination des moines, s'expliquent au quinzième siècle; mais les faire entrer dans la discussion en 1860, voilà, malgré la sympathie que je porte aux belles publications de M. de Bastard, des principes symboliques qu'il est difficile d'admettre comme notions architecturales.
Pourquoi ne pas croire également avec Claude Villette, que: «Les vitres des fenêtres des églises sont les escriptures qui reçoivent la clarté du soleil en repoussant vents, neiges, grêles, hérésies et fausses doctrines que le père de division et mensonge forme»;
Que «les barreaux de fer et clavettes qui soutiennent les vitres sont les conciles généraux œcuméniques, orthodoxes, qui ont soutenu les Escriptures sainctes et canoniques», etc.;
Que «les deux colonnes estroites de pierre qui soutiennent et vitres et barreaux, sont les deux préceptes de charité chrestienne: Aimer Dieu et le prochain»;
Que si «la longueur des fenêtres des églises montre la profondité et obscurité de l'escriture, etc., la rondeur montre que l'Église ne se contredira point[13]?» etc.
[13] Claude Villette, Raisons de l'Office. Paris, MDCXI.
Faut-il apprendre aux élèves de l'Ecole des beaux-arts cette signification si particulièrement ingénieuse des vitres, des barreaux et des clavettes qui les retiennent?
Voici une miniature fort bizarre d'un très-beau livre d'Heures du quinzième siècle. Le sujet en est cru en apparence et frise l'obscénité. Qu'on tourne la page, on voit de pieuses peintures. Combien pourrait-on épiloguer à propos de la diversité de ces sujets?
Ramenons les choses à leur véritable signification. Cette miniature est la symbolisation du froid au mois de février. Un brave bourgeois et sa femme se chauffent au foyer. Rien autre chose. Seulement la pudeur du quinzième siècle n'était pas absolument celle du dix-neuvième.
Il faut citer encore d'autres curieux détails de ce symbolisme effréné.
Miniature d'un livre d'Heures manuscrit du XVe siècle.Sur le jubé de Saint-Fiacre, une église du Morbihan, on voit un bas-relief représentant les entreprises du Renard[14]; du haut d'un donjon il guette les poules et se jette sur elles, quand elles sont à sa portée; naturellement les poules se défendent de[Pg 45]
[Pg 46]
[Pg 47] leur mieux contre le renard. Pour conclusion, le goupil, renversé, semble éventré par les poules.[14] Le sculpteur de Saint-Fiacre au Faouet a traduit sur la pierre une variante du Roman de Renart; on en trouvera d'autres reproductions découlant plus directement du poëme dans le chapitre consacré spécialement à Renart.
Premier fragment d'un bas-relief du jubé de l'église Saint-Fiacre, au Faouet (Morbihan), d'après un dessin de M. L. Gaucherel.M. l'abbé Cousseau voit dans ces sculptures la traduction du passage de l'Écriture: «Défiez-vous des faux pasteurs qui sont des loups ravissants revêtus de la peau des brebis. Les brebis, ajoute-t-il, ont plus fait que de se méfier du faux pasteur, elles l'ont démasqué et vaincu[15].»
[15] Bulletin monumental, 1847.
Deuxième fragment du même bas-relief.Une telle interprétation des Écritures offre sans doute un côté ingénieux; mais l'explication du bas-relief de l'église Saint-Fiacre se trouve ailleurs.
Guillaume le Normand relate que le renard a l'habitude de contrefaire le mort pour attirer les poules et s'en emparer plus facilement. L'auteur du Roman de Renart a mis de son côté la même action en scène. Cette observation des mœurs des animaux ne vaut-elle pas l'imagination de l'abbé Cousseau, qui voit dans le bas-relief «le triomphe de la foi sur l'hérésie?»
Troisième fragment du bas-relief de l'église Saint-Fiacre, au Faouet, d'après M. L. Gaucherel.
CHAPITRE II
LES ANIMAUX MUSICIENS
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Elle est claire l'influence de Pline et des naturalistes de l'antiquité sur certaines sculptures du moyen âge dont vainement on a cherché le sens ailleurs. Qu'on se rappelle les peuples à têtes de chien, ceux dont le nombril est remplacé par un œil et autres monstruosités auxquelles Pline, trompé par les récits des voyageurs de son temps, accordait gravement croyance. De telles légendes eurent cours en Europe jusqu'au seizième siècle; les aventuriers qui revenaient de loin, les esprits chimériques, même un Marco Polo, homme de bonne foi, prirent pour des réalités les visions des brumes et, sous le coup des récits des naturalistes de l'antiquité, ravivèrent ces traditions tératologiques en y joignant à l'appui des images bizarres.
Ces étrangetés étaient admises par le peuple; et comme les esprits étaient particulièrement frappés par la pompe des habits sacerdotaux des dignitaires de l'Église, les matelots, gens pieux pour la plupart, se souvenant dans leurs voyages des hommes qui peut-être les avaient bénis, soudaient de religieux souvenirs à ceux de monstres maritimes inconnus.
Les habitants de l'isle de Seilan. Voyage de Marc-Paul, miniature du manuscrit des Merveilles du Monde (1336). Bibliothèque nationale.Au seizième siècle, on croyait au poisson-évêque, c'est-à-dire à un animal marin revêtu des principaux ornements épiscopaux: mitre, camail[16].
[16] On trouve cette figure gravée dans nombre d'ouvrages; ainsi, dans Descerpz, Recueil de la diversité des habits, sous la gravure on lit:
La terre n'a evesque seulement
Qui sont par bule en grand honneur et tiltre;
L'evesque croist en mer semblablement
Ne parlant point, combien qu'il porte mitre.
Si la Renaissance accepta de pareils faits, combien les croyances de même nature furent plus développées et plus robustes au moyen âge! Non-seulement elles avaient cours dans le peuple, mais parmi les hautes classes. Les moines, en appelant les animaux fantastiques à contribuer à l'ornementation des manuscrits, prouvent qu'eux aussi, quoique les plus lettrés de la nation, laissaient volontiers courir leur imagination vers des êtres chimériques auxquels de vives couleurs et une exécution patiente ajoutaient une sorte de caractère de réalité.
On conserve à la bibliothèque de Poitiers un manuscrit où sont représentés des lévriers à tête d'aigle, des chimères mi-scorpion, des sauterelles à tête d'oiseau d'où sortent des défenses de sangliers. L'analogie avec le bestiaire fantastique de l'antiquité est frappante. Dans un autre manuscrit de la bibliothèque du séminaire de la même ville, on voit un loup à cheval sur un coq, poursuivant une grue effarée, qui fait penser à certaines pierres gravées antiques de la décadence[17]. Ces motifs décoratifs, quoique retournés sous toutes leurs faces par les commentateurs, sont restés inexpliqués.
[17] Voy. mon Histoire de la Caricature antique, 1 vol. in-18, 2e édit., Dentu, 1872.
La pénurie intellectuelle de la plupart des artistes étonne comme l'absolue sincérité chez l'homme. Un penseur veut voir plus de complication dans les arts, de même qu'un être tortueux cherche les motifs cachés dans les actes d'un caractère droit.
Je tiens ces peintures de manuscrits pour de simples caprices se rattachant à de confuses légendes.
L'enfantement de l'art est obscur comme la création. Ce sont d'abord, je l'ai dit déjà, des sortes de larves grouillant sur les sculptures des temps confus qui précèdent le moyen âge, pour être suivies jusqu'à la Renaissance d'un excès de développement hybride et monstrueux. Le rêve alors a plus de part ornementative que la réalité; les croyances fantastiques, grimpant sur le corps des observations qu'elles étouffent, laissent une impression semblable à celle d'un cauchemar: de l'élément chrétien soudé à l'élément païen s'échappent des courants ennemis qui se combattent et ne peuvent se fondre en un seul. Monstres fantasmagoriques, gnomes et démons rampent au onzième siècle en attendant que, sous le coup d'une révolution artistique, ils se transforment aux siècles qui suivront.
Après les monstres vinrent les animaux imitant certaines actions de l'homme: des truies, des sangliers, des ours, des singes et des ânes jouant de l'orgue, de la vielle, du biniou, de la viole.
Dans ces caprices appliqués au fronton des églises, le reflet de l'art égyptien et de l'art romain est visible. Sur les papyrus du musée de Turin comme sur les pierres gravées de la décadence romaine, les animaux singent l'homme et se font musiciens.
Ces animaux, introduits dans l'art chrétien, comprennent certains groupes, tels par exemple que le chapiteau de l'église de Meillet, où se voit un lion jouant de la viole, tandis qu'à côté un âne pince de la lyre; à la même classe appartiennent les sculptures de l'église de Vézelay, le singe jouant du violon en face d'un âne qui tient dans ses pattes un cahier de musique.
Chapiteau de la cathédrale de Magdebourg.Je donne, d'après Otte[18], une femme nue assise sur un bouc, non loin d'un aigle tenant un hibou dans ses serres, drame bizarre qui a pour orchestre un singe jouant d'une sorte de vielle.
[18] Manuel de l'archéologie et de l'art religieux au moyen âge, 1854, in-8.
Les Bibles historiales, les Heures latines manuscrites de nos bibliothèques doivent être consultées à ce sujet; sur chaque feuillet des animaux de toute espèce, chats, rats, loups, renards, ours, s'ébattent en compagnie de fous, et il n'est pas rare de trouver un De profundis ou un Miserere encadré entre des singes et des figures grotesques.
Dans la même série peuvent être classés la truie qui joue de la vielle, de l'église Saint-Sauveur à Nevers; la truie qui file, représentée sur un chapiteau de l'église de Chalignac (Charente); le porc qui joue du biniou, sur le portail de l'église de Ploërmel; les cochons ou boucs tenant un violon, comme il s'en rencontre à la cathédrale de Rouen et à l'église d'Aulnay (Charente-Inférieure); le sanglier touchant de l'orgue, tandis que son compère, de la même famille, fait mouvoir les soufflets. On joindrait à ces représentations le chien qui pince de la harpe de la cathédrale de Poitiers, l'ours jouant de la viole du même monument, le singe qui, sans pincer les lèvres, sonne de la trompette, de la chapelle du château d'Amboise[19], et enfin les nombreux ânes qui s'accompagnent de la harpe ou de la lyre, sculptés sur tant d'édifices religieux.
[19] «Au-dessus de l'autel de la chapelle du château d'Amboise, un singe embouche la trompette, et nous ne sommes pas assez hardi pour dire de quelle manière ce sale musicien tire les sons de son instrument.» (Gustave Brunet, Sculptures des monuments religieux du département de la Gironde.)
Un archéologue distingué disait à propos de semblables figures: «Certains ménages de basse-cour offrent l'image de la plus édifiante harmonie; tandis que la truie file en allaitant ses petits, le porc touche de l'orgue pour récréer son intéressante famille. Il n'est pas rare non plus de rencontrer des ours danseurs, des singes joueurs d'instruments, des guenons travaillant avec la quenouille ou le fuseau. Quand on cherche le sens de toutes ces figures bizarres, on éprouve souvent un embarras extrême à faire la part du caprice et de la fantaisie, à réserver celles qui appartiennent au symbolisme sérieux, à la satire ou à la caricature[20].»
[20] Baron de Guilhermy, Iconographie des Fabliaux. (Annales archéologiques, t. VI, 1847.)
De symbolisme sérieux il ne saurait être question. Ce qui touche à la satire ou à la caricature proprement dite, dans ces représentations, me paraît également problématique. Ces sculptures étant de la même époque que celles dirigées contre les moines, qui eût empêché les imagiers de préciser par un détail que ces animaux personnifiaient des gens d'Église? Les tailleurs de pierre ne se gênaient pas quand ils voulaient l'affirmer[21]. J'incline à voir dans de semblables sculptures d'innocentes parodies des musiciens de profession, bohêmes vivant au jour le jour, de mœurs peu recommandables, dissipant au cabaret le peu qu'ils gagnaient.
[21] «L'âne s'est fait musicien, maître d'école, même ecclésiastique; il a pris quelquefois une tête de moine en gardant ses grandes oreilles,» dit encore M. de Guilhermy.
Sculpture en bois d'une maison à Malestroit (Bretagne).Qui ne sait combien est contagieuse l'imitation dans les arts? Le premier sculpteur qui s'imagina de représenter un joueur de viole en porc, un souffleur de biniou en chien ou en âne, fit rire, par cette comique interprétation, le peuple du moyen âge, facile à amuser. D'autres imagiers s'emparèrent de cette idée, la propagèrent, et les animaux musiciens furent répétés à l'infini sur les murs des cathédrales. Aussi, à propos des singes, des ânes et des porcs parodiant des musiciens, ne saurais-je voir avec quelques archéologues «un des symboles de l'orgueil qui porte l'homme à s'élever au-dessus de la position dans laquelle la Providence l'a placé.»
L'âne mérite toutefois une mention spéciale. Avec le bœuf il fait partie de la symbolique dans quelques monuments. C'est en mémoire de ses services qu'il est sculpté sur un des piliers de la nef de Saint-Germain, à Argentan: l'animal patient et laborieux a transporté des pierres et des fardeaux pour la construction de l'église.
L'âne est particulièrement biblique. Au jour des Rameaux, Jésus monte une ânesse, suivant la prédiction de Zacharie: «Dites à la fille de Sion: Voici votre roi qui vient à vous plein de douceur, monté sur une ânesse et sur l'ânon de celle qui est sous le joug.»
Ces souvenirs expliquent pourquoi de tous les animaux musiciens l'âne est celui que l'on rencontre le plus fréquemment sur les monuments religieux, jouant de la vielle, de la harpe ou de la lyre, ce qui l'a fait appeler: l'âne qui vielle, ou l'âne qui lyre ou l'âne harpant[22].
[22] L'âne qui vielle se voit à Notre-Dame de Tournay; l'âne qui pince de la harpe à l'église Saint-Agnan, près Cosné-sur-Loire; même sujet à la crypte de Saint-Pariz-le-Châtel, du diocèse de Nevers; l'âne qui joue de la lyre, à Notre-Dame de Chartres; également sur un bas-relief de la salle capitulaire de Saint-Georges de Bocherville (près Rouen), construite au douzième siècle. De nombreux exemples pourraient être ajoutés à cette nomenclature.
De l'antiquité à la Renaissance, l'âne occupa les imagiers; mais ce fut au treizième siècle plus particulièrement que l'animal joua un rôle important, étant mêlé, en qualité d'acteur principal, à la fête qui portait son nom.
Ce jour-là, revêtu d'une chape, l'âne officiait dans l'église à la place du prêtre, pour le plus grand amusement de la foule. Sous le museau on lui brûlait des vieilles savates en guise d'encens. C'était une joie grosse et grossière, dont ne peuvent avoir idée ceux qui n'ont pas été entraînés dans les rondes des filles et des matelots de la kermesse de Rotterdam. Il s'échappe alors, de telles manifestations populaires, quelque chose d'énorme et de dangereux pour les gens des villes accoutumés à des spectacles plus policés. Une caresse de femme semble un coup de poing, un baiser une morsure. L'ivresse est lourde, enflammée, menaçante. Les danseurs s'élancent les uns vers les autres comme des trombes.
Je me trompe fort si la gaieté du moyen âge n'offre pas quelques analogies avec ces violentes expansions hollandaises, aux grandes fêtes populaires de l'année.
L'âne étant de nature rustaude nécessitait des divertissements grossiers: du boudin pour mets, de vieilles chaussures pour encens, quelque terrible eau-de-vie pour rafraîchissement de ses adorateurs. C'est de la sorte que longtemps le peuple s'est amusé.
Ici, loin de manquer, les documents sont peut-être trop nombreux, les écrivains sacrés et laïques ayant tiré, chacun de leur côté, cette chape symbolique qui, suivant les uns, profane l'Église, et, selon les autres, la condamne.
Les écrivains qui ont des attaches étroites avec le clergé disent: «Il serait bien téméraire de supposer que les saints prélats qui ont gouverné l'Église avec tant de sagesse pendant le moyen âge, aient prêté leur concours à l'introduction de bouffonneries et d'absurdités telles que les ennemis de la religion n'en auraient pu imaginer de plus inconvenantes et de plus burlesques[23].»
[23] Clément, le Drame liturgique. (Annales archéologiques, 1856.)
Je ne prétends pas que l'Église régla au début ces fêtes avec le caractère licencieux qu'elles offrirent plus tard. Il est presque certain que l'Église laissa faire et usa de tolérance; mais je ne partage pas non plus la joie des voltairiens quand même qui, à propos de l'introduction de l'âne dans les églises, veulent que cette parodie du culte annonce la révolte du peuple contre le clergé.
Ces deux opinions offrent un écart tel qu'il convient de remonter aux premiers siècles et d'étudier par quel enchaînement de coutumes l'Église toléra la fête de l'âne sous ses voûtes sacrées.
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CHAPITRE III
LA FÊTE DE L'ANE
On conserve, à la bibliothèque de Sens, un manuscrit de Pierre de Corbeil, renfermant la prose de l'âne, telle qu'elle se chantait dans les églises au treizième siècle.
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Ce texte, les symbolisateurs en ont donné des interprétations si particulières, qu'on ne saurait se lasser de le remettre sous les yeux de ceux qui cherchent la vérité historique.
L'officiant débitait les quatre premiers vers:
Orientis partibus,
Adventavit asinus,
Pulcher et fortissimus,
Sarcinis aptissimus.
Le chœur répondait:
Hez, sir asne, hez.
Hic, in collibus Sichem
Enutritus sub Ruben,
Transiit per Jordanem,
Saliit in Bethleem.
Hez, sir asne, hez.
Saltu vincit hinnulos,
Dagmas et capreolos,
Super dromedarios
Velox madianeos.
Hez, sir asne, hez.
Aurum de Arabiâ
Thus et myrrham de Sabâ,
Tulit in Ecclesiâ
Virtus asinaria.
Hez, sir asne, hez.
Dum trahit vehicula,
Multâ cum sarcinulâ,
Illius mandibula
Dura terit pabula.
Hez, sir asne, hez.
Cum aristis hordeum
Comedit et carduum;
Triticum a paleâ
Segregat in areâ.
Hez, sir asne, hez.
Amen dicas, asine,
Jam satur ex gramine.
Amen, amen itera;
Aspernare vetera.
Hez, sir asne, hez.
Une telle litanie, si excessive et si pompeuse en l'honneur de l'âne, offre quelque chose de burlesque, et le refrain: Hez! sir asne, hez! répété entre chaque couplet par des milliers d'assistants, indique suffisamment que le peuple poussait l'âne à faire retentir les voûtes sacrées de ses braiments.
Il s'est pourtant trouvé un archéologue, M. Clément, qui a vu dans cet âne le symbole de Jésus-Christ. Un âne a-t-il droit à tant de pompeuses images? Peut-il être appelé beau et plein de courage (pulcher et fortissimus), la meilleure bête de somme (sarcinis aptissimus), dont les bonds surpassent ceux des chevreaux (saltu vincit capreolos)[24]?
[24] F. Clément, l'Ane au moyen âge. (Annales archéologiques de Didron, vol. XV et XVI.)
Le premier vers d'abord a attiré l'attention du symbolisateur: Orientis partibus. «C'est de l'Orient que nous vient la lumière, dit l'archéologue que je cite mot à mot: l'Orient est le berceau de l'humanité; c'est aussi de l'Orient que sont venus les mages avec les présents dont l'âne était chargé; c'est du côté de l'Orient que parut l'étoile qui les guida. Saint Bernard, dans le Patrem parit filia, autre pièce du même manuscrit, appelle Jésus-Christ Oriens in vespere.»
La liturgie et le prophète Zacharie viennent également au secours de M. Clément, qui ne s'arrête pas en si beau chemin. «Adventavit vient d'adventus, mot qui s'applique au temps qui précède l'avénement du Sauveur. Asinus ne peut être ici pris qu'en bonne part. La suite de la prose prouvera avec évidence que cet âne est le symbole de Jésus-Christ.»
On doit à M. Félix Clément de curieux travaux sur la musique ancienne, et je n'oublie pas qu'il faut compter avec l'érudit qui a publié un Choix des principales séquences du moyen âge tirées des manuscrits. Dans ce choix, au numéro 4, est gravée la séquence qui fait partie de l'Office de la Circoncision composé par Pierre de Corbeil, et qu'on appelle vulgairement Prose de l'âne. La mélodie de l'Orientis partibus quoiqu'elle soit grave, carrée et pompeuse comme la plupart des séquences de l'époque, ne change rien à mon sentiment. Jusqu'à la fin du dix-septième siècle, même les mélodies des chansons à boire sont solennelles. Tout ivrogne convoite les «présents de Bacchus» sur le ton d'un chantre de cathédrale.
Les gens qui entonnaient la prose de l'âne parodiaient les litanies saintes sur un air grave. Il n'en existait pas d'autres, d'ailleurs, et les compositeurs ne se doutaient pas des rhythmes sautillants et spirituels de nos futurs opéras-comiques; mais le principal argument dans cette question vient d'une note manuscrite écrite par Sainte-Beuve sur son exemplaire des Séquences, que j'ai sous les yeux. Sur le titre du livre le judicieux critique a écrit au crayon: «Toute musique n'est pas propre à louer Dieu et à être entendue dans le sanctuaire.» (La Bruyère, chap. des Esprits forts.) Sainte-Beuve jugeait donc trop profane la prose de l'âne chantée dans les églises.
Frise archivolte de l'église Saint-Pierre d'Aulnay (XIIe siècle).D'après Pierre Louvet, auteur de l'Histoire du diocèse de Beauvais (1635), les chanoines se rendaient au-devant de l'Ane recouvert de la chape ecclésiastique, à la grande porte de l'église, bouteille et verre en main, tenentes singuli urnas vini plenas cum scyfis vitreis. Les encensements se faisaient avec du boudin et des saucisses: Hâc die incensabitur cum boudino et saucitâ.
Demander quel symbole cache cette charcuterie semble du domaine du Tintamarre; mais les symbolisateurs ne perdent jamais leur gravité doctorale. «Quoique, continue M. Clément, il ne soit pas nécessaire de faire un grand effort d'imagination pour appliquer au Sauveur le vers de cette première strophe, toutefois nous ne serions pas éloigné de proposer une seconde interprétation.»
Voyons la seconde interprétation: «Nous pourrions voir dans cet âne qui vient de l'Orient, plein de force et de bravoure, le type de la nation juive, dépositaire de la foi au vrai Dieu.»
M. Mérimée, à qui on en faisait accroire difficilement en matière archéologique, étudiant les caprices prétendus symboliques du moyen âge, parle de «la bonhomie innocente des sculpteurs du douzième et du treizième siècle, qui n'entendaient pas malice quand ils représentaient un péché tout crument, comme il se fait[25].»
[25] Notes d'un voyage dans le Midi de la France. Paris, Fournier, 1835, in-8.
La fête de l'âne peut être expliquée aussi simplement. Comme dans l'antiquité, l'Église accordait un jour de saturnales aux fidèles et ne croyait pas le temple déshonoré par l'âne qui parodiait le prêtre[26]. Il faut songer à la grossièreté de la joie à cette époque, et non pas raisonner avec la pruderie et la délicatesse que nous ont données sept ou huit siècles de civilisation.
[26] Voy. dans le Bibliophile français, de juillet 1869, un article sur le Dyptique de Sens, de M. Cocheris qui, avec Duchalais et Bourquelot, partage la même opinion. «Les évêques, dit également M. Viollet-le-Duc, aimaient mieux ouvrir de vastes édifices à la foule, sauf à lui permettre parfois des saturnales, plutôt que de laisser bouillonner au dehors les idées populaires.»
Celui qui veut se rendre compte de l'état des esprits au moyen âge devra se faire peuple, mettre son âme d'accord avec l'âme de ces siècles barbares, courber la tête, se faire petit avec les petits, simple avec les simples, croire avec le clergé d'alors qu'il n'y avait pas danger à ces divertissements, rire des symbolisateurs d'aujourd'hui et ne pas s'enfoncer avec eux dans les ténèbres du Psalterium glossatum[27].
[27] «La hauteur d'une cathédrale est l'espérance; sa largeur est la charité; sa longueur est la persévérance. Les fenêtres d'une cathédrale sont les paroles des saints; les piliers sont les vertus spirituelles; les colonnes sont les bons évêques et les prêtres; le toit est la figure d'un intendant fidèle,» etc. Traduction d'un texte latin du dixième ou onzième siècle, inscrit sur une feuille volante en tête du Psalterium glossatum, manuscrit de la bibliothèque de Boulogne-sur-Mer.
Les paysans sont moins crédules et surtout plus gausseurs que certains archéologues; si le symbolisme a pénétré chez eux sous forme de catéchisme, ils en tirent une singulière interprétation. M. Jérôme Bugeau, dans son beau livre des Chansons populaires des provinces de l'Ouest[28], a recueilli de la bouche même des petits enfants de l'Angoumois les demandes et les réponses suivantes:
[28] Niort, 1866, 2 vol. grand in-8.
Le prêtre.—Que signifient les deux oreilles de l'âne?
L'enfant.—Les deux oreilles de l'âne signifient les deux grands saints patrons de notre ville.
Le prêtre.—Que signifie la tête de l'âne?
L'enfant.—La tête de l'âne signifie la grosse cloche, et la longe fait le battant de cette grosse cloche qui est dans le clocher de la cathédrale des saints patrons de notre ville.
Le prêtre.—Que signifie la gueule de l'âne?
L'enfant.—La gueule de l'âne signifie la grande porte de la cathédrale des saints patrons de notre ville.
Le prêtre.—Que signifie le corps de l'âne?
L'enfant.—Le corps de l'âne signifie tout le bâtiment de la cathédrale des saints patrons de notre ville.
Le prêtre.—Que signifient les quatre pattes de l'âne?
L'enfant.—Les quatre pattes de l'âne signifient les quatre grands piliers de la cathédrale des saints patrons de notre ville.
Le prêtre.—Que signifient le cœur et la pire de l'âne?
L'enfant.—La pire et le cœur de l'âne signifient les grandes lampes qui sont au mitant de la cathédrale des saints patrons de notre ville.
Le prêtre.—Que signifie la panse de l'âne?
L'enfant.—La panse de l'âne signifie le grand tronc où les chrétiens vont mettre leurs offrandes aux saints patrons de notre cathédrale.
Le prêtre.—Que signifie la peau de l'âne?
L'enfant.—La peau de l'âne signifie la grande chape du bon curé de la cathédrale des saints patrons de notre ville.
Le prêtre.—Que signifie la queue de l'âne?
L'enfant.—La queue de l'âne signifie le goupillon du bon curé de la cathédrale des saints patrons de notre ville.
Il serait peut-être prudent de s'arrêter ici. La dernière question, qui découle logiquement de la précédente, est si gauloise, que je suis obligé d'en laisser la responsabilité aux petits enfants de l'Angoumois.
Le prêtre.—Que signifie le tr.. du c.. de l'âne?
L'enfant.—Le tr.. du c.. de l'âne, monsieur, signifie le beau bénitier de la cathédrale des saints patrons de notre ville. Amen.
La réponse de l'enfant, qui ne se pique pas de science archéologique, vaut bien ce symbolisme qui se dit religieux et paraît plutôt soufflé par le diable pour remplir les esprits de trouble et de confusion.
D'après une miniature des Tragédies de Senèque (fin du XIIIe siècle).
CHAPITRE IV
DANSES DANS LES ÉGLISES ET LES COUVENTS
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De singulières réjouissances eurent lieu dans les cathédrales et les couvents, à propos des grandes fêtes de l'Église, pendant le moyen âge et la Renaissance. A Pâques, et à Noël surtout, ce n'était pas seulement le bas clergé qui prenait part aux chants et aux danses, mais les grands dignitaires de l'Église. Dans les cloîtres, les moines dansaient avec les nonnes des couvents voisins; certains prélats vinrent chercher les religieuses pour se mêler à leur joie. La chronique de la ville d'Erfurth cite même un évêque qui se laissa entraîner à de tels excès de danse qu'il en mourut d'apoplexie.
Il y aurait là beau jeu pour les adversaires de l'Église, qui, s'emparant de ces détails, en augmenteraient les conséquences, car quelques scandales résultèrent naturellement de ces danses.
Si, par exemple, je détache d'une Bible historiale du quatorzième siècle la miniature ci-contre, qui représente un intérieur de cuisine de couvent, où des moines font ripaille en compagnie de filles de bonne humeur, il est certain qu'une telle preuve, souvent répétée dans les peintures des manuscrits de l'époque, peut sembler accablante contre des religieux trop gaillards; mais il faut prendre garde que souvent de tels sujets ont été introduits dans les Bibles autant comme conseils que comme représentations de scènes scandaleuses. Les légendes inscrites sous ces miniatures avertissent les religieux qu'ils aient à se défendre de la bonne chère ainsi que de la chair fraîche. Sans doute des désordres éclatèrent parfois dans l'intérieur des couvents; mais l'historien, il ne faut pas se lasser de le répéter, doit faire abstraction du présent et regarder le passé dans son ensemble de mœurs et de coutumes.
Les danses dans les églises, à l'époque des grandes fêtes, étaient regardées comme faisant partie des pompes rehaussant le service divin.
Aux premiers siècles de l'ère chrétienne, la danse offrit une forme à la fois artistique et pieuse qui primait la peinture et la musique. Le roi David[Pg 73]
[Pg 74]
[Pg 75] dansait devant l'Arche sainte, et le sermon CCV, attribué à saint Augustin, démontre que les premiers chrétiens suivirent son exemple: «Erat gentilium ritus inter christianos retentus, ut diebus festis ballationes, id est cantilenas et saltationes exercerent... quia ista ballandi consuetudo de paganorum observatione remansit.»
Miniature d'une Bible moralisée (nº 166) de la Bibliothèque nationale.Toutefois ces danses furent condamnées au septième siècle dans un concile assemblé par Clovis II, à Châlon-sur-Saône; il fut défendu aux femmes de se divertir, les jours de fête, dans l'enceinte des églises, et d'y chanter des chansons licencieuses. Il y avait abus; ce qui était sacré se tournait en profane excessif; le peuple et même les gens d'Église dépassaient les bornes. Aussi, à diverses reprises, des bulles et des décrets canoniques interdirent de pareilles réjouissances, et Grégoire de Tours s'éleva contre les mascarades qu'on représentait dans l'intérieur d'un couvent de Poitiers.
Il est vrai qu'à ces danses se rattachèrent bientôt les fêtes des Fous, des Innocents, de l'Ane, animal que les sculpteurs semblent avoir pris pour type de l'art musical par excellence. (Voyez la figure de la page 77.)
Le peuple, peu à peu, prenait pied et mélangeait à l'élément sacré ses grossièretés particulières.
En 1212, le concile de Paris fait défense aux nonnes de célébrer la fête des Fous: «A festis follorum ubi baculus accipitur omnino abstineatur, idem fortiùs monachis et monialibus prohibimus.»
La civilisation, se débarrassant des voiles de l'antiquité, n'admettait plus de tels ressouvenirs des lupercales et des bacchanales sacrées.
L'archevêque Odon, qui visitait les couvents du diocèse de Rouen, en 1245, y apprit que les religieuses se livraient à des plaisirs indécents pendant les grandes fêtes (Ejusmodi lasciviis operam dedisse). «Nous vous défendons, dit l'archevêque, ces amusements dont vous avez l'habitude (ludibria consueta);» le prélat leur interdit également de danser entre elles ou avec des séculiers (aut inter vos, seu cum secularibus choreas ducendo).
Les religieuses se permettaient, paraît-il, dans ces fêtes, des chansons un peu gaies (nimiâ jocositate et scurrilibus cantibus utebantur, utpotè farsis, conductis, motulis, etc.).
Le trait d'union entre les cérémonies sacrées et celles qu'imaginèrent les laïques est connu. Voici ce qu'on chantait en dansant, le jour de Pâques, dans le diocèse de Besançon:
Si si la sol la ut ut ut ut si la si
Fidelium sonet vox sobria;
Si si la sol la ut ut ut ut si la si
Convertere Sion in gaudia.
Si si la sol la ut ut ut ut si la si
Chapiteau du portail de l'église de Meillet (XIIe siècle).Sit omnium una lætitia,
Ut re re sol la ut si la sol fa sol
Quos unica redemit gratia.
Il en était de même, en 1291, à Amiens, où un Kyrie farci, un Gloria in excelsis, composés de latin et de langue vulgaire, mettaient en belle humeur les assistants.
A Laon, de 1284 à 1559, on célébrait des fêtes des Innocents, qui offraient plus d'un rapport avec celles des Fous; mais le chapitre, au seizième siècle, «défend absolument de rien faire dans ces fêtes qui soit contraire à la religion, au roi et à l'État.»
Charles VII promulgua, en 1430, des lettres royales à propos des gens d'Église de la cathédrale de Troyes, qui se «réunissoient pour faire la feste aux folx avec granz excez, mocqueries, spectacles, desguisemens, farces, rigmeries (chansons profanes) et autres folies, par irreverence et derision de Dieu.... ou tres grant vitupere et diffame de tout l'estat ecclesiastique,» etc.
Un texte latin de 1497 montre que le chapitre de Senlis permettait «au Roi des vicaires et à ses compagnons de faire leurs divertissements la veille de l'Épiphanie, pourvu qu'on ne chantât point d'infâmes chansons, qu'on ne dît pas de paroles injurieuses ou impudiques, qu'on ne fît pas de danses obscènes devant le grand portail, toutes choses qui avaient eu lieu à la dernière fête des Innocents.»
Au quinzième siècle, les esprits sensés se scandalisèrent de pareils usages.
La Faculté de théologie de Paris lançait, en 1414, un décret condamnant ces fêtes qui, suivant les expressions du théologal Jean Deslyons, sont «la chose la plus étrange et la plus incroyable de notre histoire ecclésiastique[29].»
[29] L'ampleur et la sévérité de la langue latine rendent mieux ces excommunications théologiques: «Decretum theologorum parisiensium ad detestandum, contemnendum et omninò abolendum quemdam superstitiosum et scandalosum ritum quem quidam festum fatuorum vocant, qui à ritu paganorum et infidelium idolatriâ initium et originem sumpsit... Tales paganorum reliquiæ cessarunt... Solo verò sparcissimi Jani nefaria traditio hùc usquè perseverat... Similia ludibria in capite januarii faciebant (pagani et gentiles) in honorem Jani.»
Le fameux prédicateur Michel Menot blâmait les prêtres de danser publiquement avec des femmes, le jour même où ils disaient leur première messe[30].
[30] Perpulcra epistolarum quadragesimalium expositio.—Paris, 1517.
Un autre prédicateur, contemporain de Menot, Guillaume Pepin, parle également, sans trop s'en offusquer, de prêtres qui entraient en danse après avoir dépouillé leur soutane.
Ce qui est plus grave, c'est la peinture qu'il fait de moines qui vont dans les couvents de religieuses pour y danser nuit et jour, avec les conséquences qui s'ensuivaient: «Solent multi clerici etiam religiosi non reformati ingredi monasteria monialium non reformatarum et cum eis choreas etiam insolentissimas ducere et hoc tam de die quam de nocte, taceo de reliquo, ne forsan offendam pias aures[31].»
[31] Sermones quadraginta de Destructione Ninivæ.—Paris, 1525.
Cependant tous les divertissements dans les églises n'offraient pas de pareils scandales, et le seizième siècle déjà plus policé laissa faire et subventionna même ces fêtes profanes, devenues plus décentes.
En 1533, le chapitre de la cathédrale d'Amiens accorde soixante sous aux grands et petits vicaires pour les célébrer. En 1525, le 12 décembre, le même chapitre permet aux vicaires de célébrer la Circoncision, à condition de ne pas dépendre les cloches, de s'abstenir d'insolences, de moqueries, et de payer eux-mêmes les frais du repas. Quelques années plus tard pourtant, le 9 avril 1538, à la fête de Pâques, le chapitre défend aux vicaires et aux chapelains de se livrer à ces divertissements.
Jadis les chanoines et chapelains sautaient ensemble en rond dans les cloîtres et les églises quand le mauvais temps les empêchait de danser sur le gazon, «ce qui ne pouvait manquer, dit l'auteur d'un mémoire publié dans le Mercure de France (septembre 1742), de donner aux assistants un spectacle des plus plaisants et des plus risibles[32].»
[32] L'auteur de ce mémoire, qu'on croit être l'abbé Bullot, chanoine de Besançon, trouve cependant que les anciens Rituels permettent ces divertissements. On lit, en effet, dans le Rituel de 1581, au jour de Pâques: «Finito prandio, post sermonem, finitâ nonâ, fiunt choræ in claustro, vel in medio navis ecclesiæ, si tempus fuerit pluviosum, cantando aliqua carmina ut in Processionariis continetur. Finitâ choreâ..., fit collatio in capitulo cum vino rubreo et claro, et panibus vulgò nominatis des Carpendus.»
La plupart de ces détails[33] pourraient être augmentés considérablement. Ils suffisent pour montrer comment ces fêtes, issues du paganisme, s'étaient glissées dans le sein de l'Église et comment le peuple se les appropria.
[33] Voir les excellentes dissertations de Leber et Rigollot. Je les ai résumées de mon mieux; mais il faut lire toutes les preuves amassées par ces deux archéologues sans parti pris, pour avoir la certitude que ces fêtes, tantôt tolérées, tantôt défendues par l'Église, se rattachaient inconsciemment à des traditions païennes bien plus qu'au symbolisme chrétien.
L'Église a toujours témoigné de l'indulgence pour certains usages et certaines traditions. Les vieillards d'aujourd'hui se rappelleront la gaieté des messes de minuit, que les farceurs de province attendaient impatiemment pour semer de pois fulminants la nef des églises, barricader les bas-côtés avec des montagnes de chaises, remplir les bénitiers d'encre et embrasser de force, dans les coins obscurs, les filles qui ne s'y prêtaient pas de bonne volonté.
Il existe, à mon sens, une certaine relation entre les plaisanteries de nos pères et les fêtes des Fous de nos arrière-aïeux. Vouloir en tirer des armes contre le culte me paraît aussi inutile que d'en chercher le symbolisme confus.
Cette fête des Fous était un usage. Nous-mêmes à quelles singulières traditions n'obéissons-nous pas! Quelles modes étranges nous défigurent jusqu'au jour où les vieux usages et les vieux habits sont mis au rebut! Et si on m'accusait de procéder par analogie, de regarder le passé avec les lunettes du présent, de vouloir que ce qui est soit la preuve de ce qui fut, des intelligences distinguées viendraient à mon aide.
Des hommes à qui on ne saurait reprocher de s'être jetés dans des discussions aventureuses, se sont préoccupés de ces questions et ont voulu y porter la clarté de leurs déductions. Je prends pour second dans cette bataille où déjà tant d'encre a coulé, un historien plein de mesure et qui ne marche dans les sentiers historiques qu'à pas prudents. M. Villemain, montrant comment de l'Occident vinrent les fêtes licencieuses des églises à de certains jours, me paraît avoir trouvé le vrai mot pour qualifier la Fête de l'âne et la Procession du renard; il les appelle «des folies grossières devenues la petite pièce du culte religieux.»
Chapiteau de la nef de Saint-Hilaire de Melle (Poitou).
CHAPITRE V
LE DIABLE
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Il n'existe pas depuis le commencement du monde de création symbolique qui ait autant frappé l'esprit des hommes que le diable. L'idée d'un Dieu bienfaisant ne pouvait suffire à les diriger; il fallut son envers. Ainsi, à côté du Dieu bon et rayonnant, fut créé un être pervers et dissolvant, qui en devint l'antithèse.
Les premiers rayons du jour ne nous rempliraient pas d'un ineffable contentement sans la fuite de la nuit. Aussitôt que l'idée de Dieu pénétra dans les esprits, l'idée du diable se présenta immédiatement, et ce n'est pas blasphémer de dire que Dieu sans le diable ne pourrait exister. Ce fut une négation que le diable, une de ces négations aussi essentielles que le vice opposé à la vertu, la couleur noire à la blanche; aussi le noir fut-il chez presque tous les peuples la livrée de cette négation. Dans la plupart des textes anciens Satan est appelé: Éthiopien, noir, enfumé, ténébreux[34].
[34] Dans la Perse ancienne, deux génies, Ormuzd et Ahriman, se disputent l'empire du monde. Ormuzd, le bon génie, est lumineux et blanc. Ahriman, le mauvais génie, est noir et sombre; de même le moyen âge représenta le diable sombre et noir en opposition avec les anges blancs et illuminés.
L'histoire des religions comparées prouve que, s'il n'y a pas de peuples sans dieux, il en est peu sans diables. C'est pourquoi, dans la représentation du génie du mal, les peuples primitifs, les civilisations en enfance dépensèrent une imagination singulière.
Bas-relief de l'hôtel de ville de Saint-Quentin.Le diable affecta mille variations étranges, quand le dieu offrait un type harmonique et régulier. «Satan est le singe de Dieu,» dit Tertullien. Un sombre empereur était appelé à régner sur les vices, comme une figure douce et immatérielle devait protéger la vertu. Le diable fut l'inquisiteur chargé de châtier par le feu les pensées coupables, les actes répréhensibles, les crimes, toutes les passions mauvaises qui s'agitent dans le cœur de l'homme.
Pour rendre saisissante la représentation de ce mauvais génie, on en fit d'abord un composé d'homme et d'animal auquel les mythologies anciennes fournirent le poil, les cornes, les pattes, les griffes. Tout ce qui rappelait extérieurement des souvenirs bestiaux: le serpent, le renard, le chien, le chat, le porc, le singe, le bouc, concourut à la forme extérieure du «malin;» de telle sorte qu'à la vue d'animaux vils ou malicieux, le peuple, jusqu'au seizième siècle, tremblait de voir un diable caché sous leur pelage.
Les anciens poëtes ne parlent qu'avec terreur de ces légions de démons évoquant toutes les formes:
Diables d'enfer horribles et cornus,
Gros et menus, aux regards basiliques,
Infâmes chiens, qu'êtes-vous devenus?
Saillez tout nus, vieux, jeunes et charnus,
Bossus, tortus, serpens diaboliques,
Aspidiques, etc., etc. . . . . .
Des Bestiaires rimés, du treizième siècle, montrent l'assimilation du diable et du renard:
Cils goupils (renard) ki tant fet de mal
Cest li moutes (le mauvais, le diable) ki nous guerroie.
Guillaume Le Normand, dans son Bestiaire, dit du singe:
. . . . . Ceste bieste
Au dyable afiert et ressanle (ressemble).
Les érudits ont cherché avec beaucoup d'attention le premier monument qui, en France, représente le diable; ils ne l'ont guère trouvé avant le onzième siècle. Et qui était mieux à même d'élucider ce sujet obscur, que l'artiste qui, par ses études, aurait pu donner le pendant qui manque à l'Iconographie de Dieu?
En quelques pages de son Dictionnaire d'architecture, M. Viollet-le-Duc a esquissé une monographie du diable, dont il retrace les principaux caractères à diverses époques: «Dans les premiers monuments du moyen âge, dit-il, on ne trouve pas de représentation du diable, et nous ne saurions dire à quelle époque précise les sculpteurs ou peintres ont commencé à figurer le démon dans les bas-reliefs ou peintures... Dans la sculpture du onzième siècle, en France, le diable commence à jouer un rôle important: il apparaît sur les chapiteaux, sur les tympans; il se trouve mêlé à toutes les scènes de l'Ancien et du Nouveau Testament, ainsi qu'à toutes les légendes de saints. Alors l'imagination des artistes s'est plu à lui donner les figures les plus étranges et les plus hideuses: tantôt il se présente sous la forme d'un homme monstrueux, souvent pourvu d'ailes et de queue... Pendant la période romane, le diable est un être que les peintres ou sculpteurs s'efforcent de rendre terrible, effrayant; qui joue le rôle d'une puissance avec laquelle il n'est pas permis de prendre des libertés.
«Chez les sculpteurs occidentaux du treizième siècle, presque tous avancés comme artistes, l'esprit gaulois commence à percer. Le diable prend un caractère moins terrible; il est souvent ridicule, son caractère est plus dépravé qu'effrayant, sa physionomie plus ironique que sauvage ou cruelle; parfois il triche, souvent il est dupé. Vers la fin du moyen âge le diable a vieilli; il ne fait plus ses affaires... Le grand diable sculpté sur le tympan de la porte de la cathédrale d'Autun, au douzième siècle, est un être effrayant bien fait pour épouvanter des imaginations naïves; mais les diablotins sculptés sur les bas-reliefs du quinzième siècle sont plus comiques que terribles, et il est évident que les artistes qui les façonnaient se souciaient assez peu des méchants tours de l'esprit du mal.»
Il en était de même au théâtre, où le diable était passé à l'état de bouffon. Dans la Farce de l'Antechrist et des trois femmes, le diable, pour avoir pris part à une querelle de halle, reçoit une grêle considérable de coups de bâton et n'a que le temps de s'enfuir. Mille exemples de l'ancien théâtre français fourniraient des motifs semblables; mais je dois me borner au rôle de Satan en architecture.
Des drames dans lesquels le diable est mêlé habituellement, le plus caractéristique est la pèse des âmes, comédie quelquefois étrange, quelquefois grotesque. Ce fut de l'Égypte que vint cette tradition, représentée si fréquemment sur les monuments chrétiens[35].
[35] «Le dieu visite la zone où se décide le sort des âmes relativement aux corps qu'elles doivent habiter. Le juge souverain pèse les âmes à la balance fatale: l'une d'elles est condamnée, des cynocéphales la fustigent à coups de verges et la ramènent sur terre; le coupable est représenté sous la forme d'une truie au-dessus de laquelle on a gravé le mot gourmandise, péché capital du délinquant.» (Nestor Lhôte, Symbolique des monuments funéraires chez les anciens et les modernes.)
Au moyen âge, la pèse des âmes est un jugement solennel auquel assistent les anges et les démons. L'âme du juste et de l'injuste doit être pesée dans des balances; sur un plateau sont placés les vices, sur l'autre les vertus, symbole matériel et visible. Au fronton des cathédrales surtout, le diable apparaît avec un cortége de monstres menaçants; véritablement imposant en cette circonstance, il devient accusateur public, et les sculpteurs n'ont pas manqué de lui donner une apparence étrange et fantastique.
Avec la tentation, la pèse des âmes fait partie des deux épisodes principaux que le diable joue dans la vie des mortels; et si, dans le premier cas, il se présente entouré de créatures séduisantes pour charmer celui dont il veut faire son sujet, la pèse des âmes évoque plus particulièrement les malices du diable. Il est seul dans les tentations, et on n'y voit pas les anges venir au secours des saints personnages enveloppés des séductions de la luxure. La pèse des âmes est un tournoi dans lequel combattent l'ange avocat du défunt, le diable son accusateur, et souvent le malin esprit l'emporte.
Sa mission paraît facile, car de ces âmes à juger, il en est plus d'une pétrie de boue et d'immondices. Elles n'ont pas traversé la vie sans être souillées par quelque coin; et si l'ange entreprend d'en montrer les parties saines et immaculées, le diable découvrira sans peine les taches qui les salissent..
L'accusateur a donc beau jeu; aussi le voit-on traîner avec joie papes, empereurs, princes et courtisans liés à la même chaîne dont lui, diable, est le garde-chiourme.
A Vézelay, un diable tient un paquet de verges suspendu sur la tête d'une femme et s'écrie: Time! un prêtre, au contraire, dit à la pécheresse: Spera! Dans ce monument n'éclate pas encore la tricherie qui se voit ailleurs avec un grand développement sarcastique.
De semblables scènes sont fréquemment représentées sur les monuments avec l'invention de la Danse des morts. Même esprit d'égalité, même principe, sauf les pas en avant posés dans le domaine du réel par celui qui, le premier, peignit la Danse Macabre.
C'est dans la pèse des âmes que le diable justifie son titre de «malin.» A sa terrible puissance il joint la tromperie et répond à la pensée des auteurs des anciens Bestiaires qui, sous la peau du renard, laissent percer la ruse du diable.
Dans le bas-relief ci-contre de l'église du Monastier, le diable, sous la forme d'une truie, emporte une femme qui a sans doute beaucoup péché: la sculpture est d'un caractère très-naïf; mais l'expression de défiance du diable ne s'en fait pas moins remarquer. Il incline et détourne la tête pour regarder si l'ange qui pèse deux autres âmes ne cherche pas à le tromper.
Avide de montrer sa puissance, le diable, quoique son cortége fût considérable, tenait encore à le grossir. Ce n'étaient pas cent âmes qu'il lui fallait, c'étaient mille, dix mille, cent mille, un million, des milliards d'âmes. Il rêvait de les accaparer toutes. Dans son orgueil, Satan n'admettait pas qu'une seule pût lui échapper, et comme quelques-unes, bien rares, apparaissant pures dans la terrible balance, étaient réclamées par un ange protecteur, le diable imitait sans vergogne les marchands qui vendent à faux poids.
Bas-relief de l'église du Monastier (Velay).Qu'une âme immaculée soit placée dans la balance, le diable n'hésite pas à faire pencher le plateau de son côté malgré l'advocatie de l'ange. Une sculpture du treizième siècle, du portail de l'église de Louques (Aveyron), représente un ange et un diable pesant les âmes. «Le diable, dit M. Mérimée, a l'air très-fripon et cherche évidemment à rendre sa part meilleure.» En effet, il pose un doigt sur le fléau de la balance pour la faire pencher de son côté, profitant de ce que saint Michel est occupé à regarder ailleurs.
Sur un chapiteau de l'église de Chauvigny, un des suppôts du diable apporte un lézard, symbole du mal, afin d'en charger le plateau de la balance qui contient les péchés. Sous la figure sont gravés ces mots: Ecce diabolus!
Mêmes sujets à Conques, au Mans, à Bourges[36].
[36] Mérimée, Voyage en Auvergne, p. 84.—Mérimée, Voyage dans l'Ouest, p. 61.—Vitraux de Bourges, pl. III.
Jacques de Voragine rapporte, dans la Légende dorée, que Satan fait signer un pacte à ceux qui se donnent à lui parce que ce sont des tricheurs qui ne tiennent plus leurs promesses lorsqu'ils croient pouvoir se passer de lui. Cette tricherie qui lui est familière, le démon la reproche aux autres, suivant l'habitude des gens à conscience douteuse, et il manque rarement de l'employer dans la pèse des âmes.
Il est vrai que, dans un tableau du quinzième siècle, du musée de Cologne, on voit le diable guetter une âme qui sort du tombeau. La pauvrette, effrayée à la vue du malin, se jette dans les bras d'un ange[37].
[37] A. Darcel, Excursion en Allemagne.
La pèse des âmes, fragment d'un bas-relief du fronton de la cathédrale d'Autun.Mais il est rare que le diable ne réussisse pas dans ses entreprises. On voit, dans l'église paroissiale du Bar (Var), un tableau du commencement du seizième siècle, représentant des hommes et des femmes dansant au son de tambourins et de galoubets. Au-dessus de la tête de chaque danseur gambade un petit diable noir, ce qui n'empêche pas la Mort, armée d'un arc, de décocher ses flèches contre les danseurs. Un diable accourt aussitôt à la bouche du moribond pour s'emparer de son âme et la peser[38].
[38] Bulletin du Comité historique, tome III, 1852.
C'est une des rares reproductions d'une lutte entre la Mort et le diable.
Quand, aux approches de la Renaissance, il fut reconnu que le diable, jusqu'alors regardé comme terrible et sauvage, était plutôt de nature perfide et malicieuse, mi-partie singe, mi-partie renard, l'opinion populaire en fit un représentant direct de la nature féminine. La femme, depuis l'antiquité plus reculée, n'avait-elle pas été regardée comme un être à la fois séduisant et malfaisant, qui jette la perturbation dans la vie des hommes? Sur ce sujet, législateurs, philosophes, auteurs sacrés et profanes, Pères de l'Église et trouvères étaient d'accord: sous chaque jupe se cachait un diable aux tentations duquel il était difficile de résister.
C'étaient les femmes qui déterminaient les renversements des dynasties, les guerres, les trahisons; par le pouvoir des femmes, les lions se changeaient en moutons; les hommes les plus loyaux en parjures. On ne pouvait compter le nombre de telles métamorphoses depuis le commencement du monde: toujours la femme se tenait cachée dans quelque coin, assistant tranquillement aux crimes, aux chutes des empires, aux massacres de peuple à peuple.
Bas-relief de l'église Saint-Fiacre au Faouet (Bretagne).La femme ne pouvait donc être qu'un acolyte du diable. Aussi, plus d'une fois le démon fut-il représenté entouré de créatures dont les charmes provocants l'aidaient à triompher de ceux qui résistaient à ses promesses de trésors et de puissance.
L'homme, fier de sa nature masculine, se plaisait à rappeler que la femme avait été séduite la première par le serpent, et il avouait qu'il lui était difficile de résister à l'alliance féminine avec le diable.
Ces idées et bien d'autres furent traduites par le ciseau et le pinceau sur les monuments avec de si nombreux développements, qu'il est difficile de faire un choix parmi ces sujets.
Un des plus finement présentés est la tentation de saint Martin, qui exerça la verve des poëtes et des conteurs.
Le pieux Jacques de Voragine conte qu'un jour, pendant que saint Martin célébrait la messe, deux commères bavardaient à cœur-joie. Le diable se mit en tête d'écrire cette conversation, dans le but de faire éclater de rire le saint et de troubler le service divin. Le moyen que le malin employa semble emprunté à une ancienne pantomime. La loquacité des deux commères, pendant la messe, était telle que de leurs paroles on eût empli un boisseau. «Le Diable, dit Rabelais, escripvant le quaquet de deux galloises, à belles dents, allongea bien son parchemin.»
Il est certain que si saint Martin s'était retourné pendant cette scène, il lui eût été difficile de garder son sérieux. La meule de la conversation des femmes en mouvement, ce n'était plus une feuille de parchemin qu'il fallait au diable pour en noter le bavardage, c'était un cahier.
Notez, en l'ecclise de Dieu,
Femmes ensemble caquetoyent.
Le diable y estoit en ung lieu
Escripvant ce qu'elles disoyent.
Son rollet plain de poinct en poinct,
Tyre aux dens pour le faire croistre:
Sa prinse eschappe et ne tient poinct,
Au pillier s'en cobby la teste[39].
[39] Pierre de Grosnet, 1553.
Le diable avait entrepris une trop forte besogne que de vouloir noter ces caquets des femmes; son parchemin venant à manquer, il essaya de l'allonger et avec de si vifs efforts que, la feuille cédant, le malin vaincu alla se cogner la tête contre un des piliers de l'église.
Ce récit eut du succès, à en croire les monuments qui nous en sont restés sous diverses formes, manuscrits et tapisseries. M. Éloi Johanneau rapporte qu'on le voyait représenté encore, en 1678, sur un tableau de l'église de Notre-Dame de Recouvrance, à Brest, avec une légende en bas-breton et en français.
C'est encore grâce aux accointances présumées avec le diable que les femmes, et particulièrement les vieilles, furent regardées comme des sorcières. Toute vieille délaissée dans son coin et osant à peine regarder en dessous ceux qui la méprisaient, fut accusée de nourrir des pensées coupables, d'user de maléfices, de vivre de tromperies et de se rendre au sabbat, qu'a décrit mieux qu'avec un pinceau l'auteur de ce Mystère de la passion:
D'après une ancienne tapisserie.
Je vois tous les diables en l'air,
Plus épais que troupeaux de mouches,
Qui vont faire leurs escarmouches
Avec un tas de sorcières
Et ont plein leurs gibecières
De gros tisons et de charbons
Pour faire rôtir les jambons
A des tas de larrons pendus.
J'ai donné dans l'Histoire de l'Imagerie populaire[40] la légende du fameux Lustucru indiquant aux maris une recette pour rendre leurs femmes meilleures: il s'agit d'envoyer leurs têtes au forgeron et de les réduire à coups de marteau sur l'enclume jusqu'à ce que les mauvais principes en sortent.
[40] Dentu, 1869, 1 vol. in-18.
On voit, dans les panneaux d'une fenêtre du château de Villeneuve, en Auvergne, un bas-relief du seizième siècle, qui offre quelque analogie avec la facétie de Lustucru. Trois horribles démons forgent une tête de femme, pendant qu'à côté trois anges forgent une tête d'homme.
Les femmes diront pour leur défense que si elles se servaient du ciseau des sculpteurs, ce serait une tête d'homme que fabriqueraient les diables, et qu'au contraire les anges apporteraient toute leur application à modeler une tête de femme.
Quelques sculpteurs se montrèrent plus galants; les compagnons qui taillaient les stalles des églises ont, à diverses reprises, représenté la femme, non plus complice du diable, mais son ennemie. Après un combat acharné, elle triomphe du méchant et, en signe de sa défaite, lui scie son oreille de bouc.
Stalle de l'église de Saint-Spire à Corbeil.Avec la Réforme le rôle du diable fut singulièrement diminué, et les agitations considérables auxquelles il se livre dans les combats à la plume entre catholiques et protestants sont un signe que son pouvoir va expirer.
Les réformateurs, qui tentaient de supprimer les saints, les mystères, la papauté, jugèrent que le diable était également inutile, et celui qui se montra son ennemi le plus acharné fut Luther, qui, malgré sa bonne humeur, tourmenté par les démons pendant sa vie, cherchait à les écarter par mille moyens.
—Ce diable est un esprit triste qui ne peut souffrir une chanson joyeuse, disait-il à ses disciples.
Ce fut sans doute pour ce motif que le réformateur composa des chansons et se plut à en entendre; mais le moyen était trop doux et, pour vaincre un adversaire si redoutable, Luther menaçait de traiter la séquelle diabolique avec un mépris dont elle ne se relèverait pas.
Les Propos de table font mention de la singulière prison dans laquelle le moine comptait les loger. «Un jour, Luther penchait vers l'idée qu'il avait lui-même pour adversaires deux diables qui le guettaient de près et qu'ils étaient allés se promener avec lui dans le dortoir du couvent. Quand ils m'auront tout à fait épuisé la tête, dit-il, ils pourront m'entrer dans le c..; c'est là leur place.»
Le moine ne se contentait pas d'une si désagréable incarcération; il comptait bombarder le diable enfermé en cet endroit et lutter avec lui d'odeurs nauséabondes, moyen violent et grossier que les disciples du réformateur nous ont conservé sans paraître s'en étonner: «Si le diable s'obstine à ne pas me laisser tranquille, disait Luther, je tiens pour lui un pet en réserve (illi crepitum admitto ventris); il faut qu'il en reçoive beaucoup de moi.»
On pense si par de tels moyens le diable fut mis en fuite, la recette d'un semblable exorcisme étant dévoilée, qu'il était si facile à tout possédé d'employer.