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Histoire de la caricature au moyen âge et sous la renaissance

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D'après un manuscrit de la bibliothèque de Cambrai (XIIe siècle).

CHAPITRE VI

LA DANSE DES MORTS

I

Il y a dans l'art tels sujets où le symbole d'une excessive clarté est visible et parlant pour tous. Ce sont pourtant quelquefois ces sujets mêmes sur la nature desquels les érudits s'accordent le moins. L'enseignement donné par l'artiste n'a pas alors besoin de commentaires; c'est autour de cet enseignement que les commentateurs se donnent rendez-vous. Ce qui était net, positif, il semble que certains esprits l'aient rendu obscur et trouble à dessein. La pensée de l'auteur se fait jour en cinquante planches rapidement vues; il a fallu, depuis, cent volumes pour les expliquer. Ce qui demandait un quart d'heure au penseur pour se nourrir de graves et sérieuses réflexions, veut maintenant des années de recherches pénibles pour être élucidé. Une mince brochure suffisait, il faut une encyclopédie spéciale sur la question.

On se surprend à maudire la vulgarisation de l'imprimerie, et on comprend le paradoxe du socialiste qui voulait brûler les bibliothèques pour forcer l'esprit à penser à nouveau, ce qui n'eût pas empêché l'hydre de l'érudition de donner sans cesse de nouvelles têtes.

La Danse des morts est peut-être le sujet qui prête le plus aux débats de la critique, ses nombreuses représentations à diverses époques ayant poussé les archéologues à indiquer les analogies et les variantes du même drame qui existent en Europe. Ces recherches ne furent pas sans résultats; mais quand toutes les formes furent à peu près connues, les commentateurs ne se tinrent pas pour satisfaits. Ils discutèrent la pensée de l'artiste, et comme les passions ne sont pas étrangères à l'archéologie, les uns firent de ce sujet symbolique un hommage à l'Église, les autres une insulte.

Il ne fut pas admis universellement que le principe d'égalité prêché par le Christ avait enfin trouvé sa forme définitive, que l'art s'emparait de cette doctrine pour la rendre palpable et que sous forme sarcastique, le peuple recevait dès lors un enseignement plus direct que celui des catéchismes[41]. N'est-il pas probable que l'Église, en favorisant ou laissant peindre ces fresques sur les murs des cimetières, des maladreries et des monuments chrétiens, comme le fit plus tard à son imitation l'autorité civile pour les ponts et les hôtels de ville, proclamait hautement le principe égalitaire?

[41] Guillebert de Metz, parlant de la Danse Macabre du Charnier des Innocents, dit: «Illec sont peintures notables de la Danse Macabre et autres, avec escriptures pour esmouvoir les gens à dévotion.»

A mon avis, la Danse des morts reste comme un des meilleurs titres du catholicisme, qui eut conscience des salutaires conséquences qu'une telle représentation devait exercer sur l'esprit du peuple. Et il faut rendre cette justice à l'Église qu'elle n'épargna pas ses dignitaires. Tous, sans exception, prirent part à la danse: ni la tiare, ni la mitre, ni l'étole ne furent protégées contre la faux de l'impitoyable ménétrier.

En face d'un drame si clair, les gens d'un sens droit ne pouvaient se tromper; mais, pour quelques intelligences qui raisonnent juste, combien d'archéologues ont-ils voulu courber cette danse sous le poids de leurs systèmes! Combien d'historiens ont-ils cherché dans les actes du personnage principal une attaque contre l'esprit du catholicisme! Combien d'auteurs de monographies ont-ils trouvé matière à symbolisme creux et vide!

La Danse des morts est à la fois une œuvre philosophique et satirique, car toute philosophie contient un principe de raillerie, comme toute raillerie un principe philosophique.

Celui qui le premier pensa à faire intervenir dans un drame le squelette et sa mâchoire sarcastique, fit preuve de grave ironie. Et quand, au dix-huitième siècle, Maupertuis, visitant un cimetière avec un de ses amis qui lui demandait de quoi riaient ces têtes de morts, répondait: «De nous autres vivants,» ce mot n'était que la réelle traduction de la pensée du peintre de la Danse Macabre primitive.

Un tel sujet semble aujourd'hui funèbre à certains esprits; la terreur leur mettant un bandeau sur les yeux les empêche d'en saisir l'impression fortifiante. Ils oublient que la mort est la conséquence de la vie. Nous venons au monde pour mourir. La mort sans cesse fait sentinelle à la base du triangle dont péniblement nous gravissons un des côtés pour redescendre l'autre plus péniblement encore. C'est la loi et non la dure loi. Qu'y a-t-il là d'assombrissant pour l'humanité? Aussi, faut-il laisser les faibles se voiler la face et fermer les yeux devant ces réconfortantes imaginations du moyen âge.

L'Évêque et la Mort, d'après Holbein.

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Une autre portée de la Danse macabre était de montrer au peuple qui souffrait que ni la pourpre ni les richesses n'empêchent la mort de faire son office. Ceux qui vivaient dans le pouvoir et l'opulence étaient condamnés au même dénoûment, on peut dire au même dénûment. Le quinzième siècle fut persuadé qu'un pape ne valait pas plus qu'un cordonnier, un empereur qu'un paysan, une grande dame qu'une femme du peuple, un moine à ventre rebondi qu'un pauvre hère sans pain.

—Tout est périssable, criait la Mort. Couvrez-vous d'habits dorés, empêchez le froid de pénétrer dans vos palais, que le bon vin réconforte votre estomac, vous n'en mourrez pas moins que celui qui, à peine couvert, grelotte dans un taudis sans feu et pense en se réveillant qu'il n'a pas mangé la veille.

Tous, vous êtes égaux.

Toi, laboureur, tu pèses autant dans ma balance que le seigneur qui prélève une dîme sur ton travail. Toi, conquérant, par ambition tu fais massacrer des armées, tu mourras. Toi, courtisan, tu es plein de morgue et de vanité; malgré ton insolence, la Mort t'attend. Toi, riche, tu refuses l'aumône aux pauvres, tu n'auras même pas l'aumône des larmes de ceux qui suivront ton convoi. Tes appartements sont tendus de brillantes étoffes, elles serviront à envelopper ton cercueil. Toi, courtisane, tu vends ton corps aux débauchés; ce corps qui représentait cent louis par nuit, la Mort l'aura pour rien. Toi, juge, tu étais revêtu d'hermine, tu le seras de vermine.

Les caricaturistes de tous les temps ont bien compris la portée de cette satire; aussi maintes et maintes fois l'ont-ils reprise et habillée à la mode du jour, sans s'inquiéter de blesser la faiblesse d'esprit de leurs contemporains. Et depuis le quinzième siècle nous vivons sur ce triomphe de la Mort.

II

On lit dans le Journal du règne de Charles VI et de Charles VII: «Item, l'an 1424, fut faicte la Danse Maratre (pour Macabre) aux Innocents, et fut commencée environ le moys d'Aoust et achevée en karesme prenant...»

Villaret, de Barante et autres, ont tiré de ce texte l'indication qu'une danse macabre aurait été dansée devant le duc de Bedford et le duc Philippe le Bon, auxquels Paris asservi faisait fête. Un peu d'attention démontre que si cette hypothèse était[Pg 115]
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adoptée, une danse commencée au mois d'août et terminée en carême suivant durerait huit mois, ce qui serait fatigant.

Le Laboureur et la Mort, d'après Holbein.

Le spectacle donné aux Anglais était la représentation d'une danse, non la danse elle-même. Elle n'avait pas pour but de divertir l'ennemi triomphant qui venait de gagner la bataille de Verneuil, si désastreuse pour la France; cette danse se produisait sous la forme de fresques, sans se relier aux événements du jour.

Le Roy mort et l'Acteur, d'après une planche de la Danse Macabre de 1485, publiée par Guyot Marchant.

L'heure qui annonce la naissance d'une grande conception avait sonné. Rattacher cette conception à un fait particulier, y voir un symptôme positif de l'état des esprits à une époque a entraîné les généralisateurs dans des sentiers pénibles. A ce compte, la Danse des morts, symbole de l'Égalité, pourrait être réclamée également par la Révolution de 1789.

La génération qui va suivre ne sera occupée qu'à enlever les prétentieux repeints dont nous sommes si fiers et qui dénaturent la plupart des événements historiques.

Un écrivain, qui a annoté récemment la Grant Danse Macabre des femmes[42], voit dans cette composition un rapport avec l'envahissement de la France par les Anglais et les cruelles pestes épidémiques de la même époque.

[42] Miot-Frochot, la Grant Dance Macabre des femmes. Bachelin-Deflorenne, 1868.

Il y a en effet quelque chose de tentant dans cet aperçu, et il est commode pour un écrivain de danser sur la corde de l'antithèse.

Paris vaincu donne des fêtes à l'ennemi triomphant; au charnier des Innocents, le peintre apprend au conquérant qu'il finira comme le conquis. Une peste se joint à la guerre pour éprouver la France, les rues de Paris sont pleines de cadavres: à deux pas, un imagier, dans une suite de tableaux satiriques, se nargue de la Mort. Ces sortes d'oppositions plaisent aux écrivains qui aiment le cliquetis dramatique. Et si à ce jeu de raquettes on joint quelques rancunes politiques ou religieuses, la fête est complète.

Le même commentateur de la Danse Macabre des femmes profite de ces fresques pour juger à grands traits le quinzième siècle: «Époque de doute et de révolte même contre le sentiment religieux, contre l'idée dominatrice de l'Église, elle a été pour les arts le berceau d'une de ces représentations bizarres les plus repoussantes, les plus terribles qui aient jamais été données en pâture à la curiosité publique. L'Église a jeté à cette misérable époque la Danse macabre comme une proie.»

Sans doute l'idée chrétienne se montre dans ces peintures; mais est-il bien certain qu'elles furent commandées directement par l'Église?

Noël du Fail, dans les Contes d'Eutrapel (1592), parle des mêmes fresques du cloître des Innocents à Paris, et dit: «que ce sçavant et belliqueux roi, Charles le Quint, y fit peindre, où sont représentées au vif les effigies des hommes de marque de ce temps-là, et qui dansent en la main de la Mort.»

Admettons qu'au seizième siècle, Noël du Fail connaissait moins bien les circonstances qui produisirent la Danse macabre qu'un commentateur du dix-neuvième, et laissons la parole à ce dernier: «Quand l'Église, interprétant l'idée de la Mort, la représentait matériellement sous la forme d'un squelette, elle exploitait les sentiments populaires et se mettait ainsi à la portée de tous. Il y avait dans cette conduite plus de politique que de charité chrétienne.»

Frontispice de la Danse des femmes, laquelle composa maistre Marcial d'Auvergne, procureur au Parlement de Paris.

Ici il y a progression. L'Église, suivant le commentateur, est devenue machiavélique. De telles affirmations sont toujours gaies quand l'auteur croit à ce qu'il dit.

Nous allons voir maintenant ce qui se cache au fond de la Danse macabre. «Dans cette peinture hideuse on sent battre le cœur de la France, de la patrie, mais de la France anéantie, de la patrie découragée qui, dans son égarement, ne compte plus que sur la Mort, au lieu de compter sur son seul courage.»

Du moment où «on sent battre le cœur de la France» dans la hideuse Danse des morts, j'abandonne le commentateur. Ses conceptions sont trop élevées pour moi et je me retourne vers d'autres archéologues, dont l'un, M. Leber, jugeant, il y a une trentaine d'années, de semblables imaginations, disait: «Nos historiens modernes ont fait bien du bruit pour peu de chose.»

Un autre érudit, un des pères de l'archéologie en France, qui passa de longues années à étudier les représentations macabres, a montré l'enchaînement naturel des idées traduites par un pinceau sarcastique: «Nous sommes porté à croire, écrivait Langlois, que la Danse des Morts est simplement la mise en scène du drame moral et chrétien que l'on trouve, dès le douzième siècle, dans les sermons populaires des prédicateurs et des scolastiques, et dont le fond est une sorte de prosopopée dans laquelle la Mort s'adresse aux personnes de chaque condition. De ces sermons, cette idée passa naturellement dans les poésies vulgaires et donna naissance à des quatrains, à des versets d'après lesquels les figures ont dû être faites. Ces dernières étaient dues, pour ainsi dire, au développement progressif de l'esprit. Il ne faut pas douter que le peuple, tendant toujours à s'émanciper malgré l'oppression des grands, n'ait accueilli avec enthousiasme ces sortes de caricatures de l'époque, qui lui offraient sous une forme très-plaisante une certaine consolation en lui montrant les chefs de la société et les seigneurs traités sur le même pied que les plus misérables.»

Voilà en effet le véritable sens de la Danse des morts. Les deux érudits, qui ne se laissent prendre ni au pittoresque, ni à l'antithèse, ni aux mots à effet, admettent difficilement «toutes les belles choses qu'on y a vues depuis.» Suivant eux un tel fait ne se produit pas instantanément, sur commande ou d'après l'événement du jour.

Leber et Langlois, ces vaillants chercheurs, apportent dans l'exposé de leurs idées un sens clair, précis, et si après eux M. Fortoul trouve dans ces peintures l'action des franciscains et des dominicains qui prêchaient l'égalité et que le peuple respectait parce que ces moines vivaient pauvres, il l'indique avec une modération et une prudence qui ne ressemblent guère à la prétendue exploitation des sentiments populaires par l'Église.

D'ailleurs, si le fait isolé dont parle le commentateur de la Danse Macabre des femmes était admis, la France, du moment où elle échappe à la peste et à la domination anglaise, aurait dû renoncer à ces représentations symboliques qui n'avaient plus de raison d'être. Au contraire, la Danse des morts se répand dans tout le royaume pendant plus de deux siècles.

L'Allemagne et la Suisse ne furent pas conquises par les Anglais; cependant les Suisses et les Allemands peignent également des Danses des morts[43].

[43] On a compté quarante-trois villes en France, en Allemagne, en Suisse et en Angleterre, où étaient représentées des Danses de morts.

—C'est l'Église catholique, dit-on, qui exploite cette donnée.—Comment se fait-il que la Réforme en fasse son profit?

Et les Anglais, contre qui est dirigé le macabre symbole, comment agissent-ils? Pleins d'admiration, ils emportent la Danse des morts dans leur île et en décorent les murs de leurs cathédrales. Naïvement ils croient qu'ils ont mis la main sur une idée philosophique; ils ne se doutent pas qu'ils ont emporté un battement du «cœur de la France

III

On voyait jadis en Bretagne, près des églises, des constructions dites reliquaires, dans lesquelles étaient entassés les ossements des anciens cimetières. Le même usage existait en Suisse, comme l'indique une gravure qu'on pourrait appeler le Concert de la Mort.

C'est la Mort qui appelle les morts. Une troupe de squelettes tire de la trompette des fanfares éclatantes, et avec frénésie le chef d'orchestre frappe sur des timbales calées sur des ossements. Le premier qui sort de l'ossuaire fait écho aux trompettes qui l'appellent; derrière lui les morts se dressent par milliers. C'est le prologue saisissant de la Danse. Tous ces morts aux orbites creuses, cherchant à reconnaître leurs os dans le tas, vont se répandre par le monde, dans toutes les classes, sans pitié pour personne.

Le branle est donné et excite l'imagination des peintres.

Un poëte anglais, Pierre Plowman, ayant publié au seizième siècle sa Vision, dans laquelle la Mort renverse rois, empereurs, chevaliers, papes, Geoffroy Tory s'inspirait de cette conception et en illustrait un de ces admirables livres d'Heures auxquels il a donné son nom.

D'après un livre d'Heures, de Geoffroy Tory.

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La Mort-Roi, montée sur un cheval apocalyptique et suivie de deux autres serviteurs décharnés, tous trois armés de faux, abattent chaque être vivant qui se présente devant elle. Détail ingénieux, la Mort tient un pli à la main, comme si elle portait la lettre de deuil du genre humain.

On n'a que l'embarras du choix dans les caprices macabres des manuscrits, où souvent le sujet est égayé par des encadrements de fleurettes et de petits oiseaux se détachant sur fond d'or. Plus le drame est lugubre, plus riant est l'entourage.

A la fin de la Renaissance, la Mort a quitté son aspect farouche; si elle ne s'humanise pas quant au fond, elle est devenue polie et presque engageante. Aussi les poëtes la chantent-ils sur tous les tons et les peintres ont-ils fait assaut d'ingénieuses inventions pour faire entrer ce fantastique personnage dans la vie habituelle, la présentant au public comme familière et bon enfant.

«Au pont de Lucerne, dit M. Saint-Marc Girardin, la Mort plaisante avec nous. Faisons-nous une partie de campagne, elle s'habille en cocher et fait claquer son fouet. Les enfants rient et sautillent; la mère se plaint que la voiture va trop vite. C'est la Mort qui conduit; elle a hâte d'arriver. Allez-vous au bal: voici la Mort qui entre en coiffeur, le peigne à la main. Le pont de Lucerne nous montre la Mort à nos côtés et partout: à table, où elle a la serviette autour du cou, le verre à la main et porte des santés; dans la boutique où, en garçon marchand, assis sur des ballots d'étoffes, elle a l'air engageant et appelle les pratiques; au barreau, où vêtue en avocat, elle prend des conclusions:—Le seul avocat, dit la légende, qui aille vite et gagne toutes les causes[44]

[44] Journal des Débats, 13 février 1835.

A Bâle, où la Mort donna une de ses principales représentations, entre autres détails piquants, on la voyait emmener le cuisinier, et à la place qu'occupe habituellement la faux, c'était une broche avec un poulet rôti que portait la Mort, se plaisant à rappeler à ses sujets le rôle qu'ils avaient joué pendant la vie.

Suivant la condition des gens avec qui elle doit lutter, la Mort emploie des armes différentes. A cheval, elle combat les cavaliers; elle est galante avec les jeunes femmes; c'est avec un filet qu'elle prend l'oiseleur. Quand elle entre chez un médecin, elle lui présente une drogue de nouvelle invention. «L'insatiable glouton de tous les hommes» met des formes suivant la clientèle, ce[Pg 129]
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qu'a surtout compris l'admirable artiste qui, de la Danse des morts, a tracé une suite de petits chefs-d'œuvre.

La Jeune Fille et la Mort, d'après une gravure allemande de 1541.

Sur les cinquante-trois planches d'Holbein, j'indiquerai celles qui me frappent particulièrement et que je ne saurais me lasser de regarder.

Le roi est assis sous un dais devant une table chargée de mets. Ses serviteurs s'empressent autour de lui; mais voici qu'un bizarre échanson, plus empressé encore, s'approche une bouteille à la main et verse au prince le breuvage qu'il boira pour la dernière fois. Il faut quitter le palais aux étoffes fleurdelisées, renoncer aux repas somptueux. La Mort s'est glissée dans cet endroit.

Le moine, gros et gras, trouve qu'à lire le bréviaire la vie est agréable. Il ne pense pas que son supérieur, un évêque d'une affreuse maigreur, viendra le prendre par la robe et l'entraînera dans un lieu tranquille où celui qui l'habite n'a même plus la peine de tourner les pages d'un livre de prières.

Le prêteur d'argent est de bonne humeur. C'est le jour des arrérages. Il a avancé peu de monnaie, ses débiteurs lui en rendent beaucoup; aussi son escarcelle est-elle grosse de la maigreur de celles qui se vident dans la sienne. Déjà l'usurier compte sur ses doigts les intérêts qu'il va tirer de cet argent décuplé:—Tu n'as pas payé ma dette, il faut compter avec moi, s'écrie la Mort qui, bien importunément, barre la route au prêteur.

La jeune fiancée fait sa toilette, souriant au son du tambourin joyeux qui annonce au dehors l'arrivée de l'époux.—Il faut se dépêcher, dit la Mort qui attache au cou de sa victime un riche collier de perles.

Le prédicateur est monté en chaire, prenant pour texte de son sermon la brièveté de la vie. Dans le feu de son improvisation, il ne remarque pas qu'un sablier a été posé sur la chaire.—A mon tour, prêtre, lui dit la Mort; tu as été long, je serai courte. Tu conseillais à ces braves gens de mettre leur âme en paix, songe à la tienne. Tu parlais de la brièveté de la vie, tu avais raison, je vais te prendre pour exemple.

L'astrologue est occupé à regarder un globe terrestre. La mort se présente à lui et lui montrant un vieux crâne déterré:

—Tu dis par amphibologie
Ce qu'aux aultres doibt advenir.
Dys-moy donc par astrologie
Quand tu debvras à moy venir.

L'avare dans son caveau entasse des lingots d'or, des bijoux, des diamants; c'est avec la rage d'un voleur forçant la boutique d'un changeur que la Mort empoigne ses trésors, certaine d'être suivie par celui qui ne croit qu'à l'argent.

Le laboureur oublie ses fatigues quand le soleil, au loin, darde ses rayons derrière la vieille église. Devant la charrue se présente la mort:

A la sueur de ton visaige
Tu gaigneras ta pauvre vie,
Après long travail et usaige,
Voicy la mort qui te convie.
D'après Holbein.

Le chevalier a mis à mort plus d'un homme dans sa journée; son épée est encore teinte de sang. Et cependant un nouvel adversaire se présente, n'ayant pour arme qu'un ossement ramassé dans un cimetière. Il semble que la lourde épée en ait facilement raison. Le chevalier, malgré son armure, n'en ira pas moins rejoindre ceux à qui il a fait mordre la poussière, et personne ne le plaindra. Les peuples, dit la légende, s'élèveront soudain contre l'inhumain qui ordonne ces violences et ces massacres. La leçon ne nous a pas profité, et c'est le cœur serré que je corrige ces épreuves, à deux pas des violences et des massacres.

L'aveugle remercie celui qui vient de l'aider à sortir d'un mauvais pas.—Je tiens ton bâton, lui dit la Mort, pour te mener dans un sentier plus tranquille.

Ainsi défilent devant le grand niveleur hommes et femmes de toutes les classes: pape, empereur, cardinal, grandes dames, magistrats, alchimistes, marchands, navigateurs, courtisanes, joueurs, ivrognes, mendiants.

Tous ceux qui, par des moyens factices, jouissent sur terre sont réellement empoignés par la Mort avec une joie sauvage. Les vicieux, les débauchés, les avaricieux la remplissent de gaieté. Cachée dans un coin, derrière une porte, elle se montre tout à coup à eux comme une pantomime imprévue, en s'écriant: «Me voilà, voilà la Mort!» Et la terreur qu'elle excite change sa grimace habituelle en une raillerie bizarre.

Mais quand il s'agit d'un pauvre, d'un enfant au berceau, d'une vieille revenant de la forêt, courbée sous le fagot, alors la Mort s'humanise et témoigne une sorte de pitié. A ces pauvres êtres elle souffle de consolantes paroles: Mors melior vita.

Le drame de la Danse macabre finit avec la Renaissance; cependant il faut signaler, dans les dernières années du dix-septième siècle, un prédicateur, Honoré de Sainte-Marie, qui obtint de son vivant des succès populaires qu'eût enviés Holbein. La Danse des morts de Bâle, le moine la dramatisa à sa façon, et ce ne fut pas de la faute de la leçon si ceux qui assistèrent au spectacle donné par le capucin ne revinrent pas au logis corrigés.

Dans un de ses sermons sur le jugement dernier, le père Honoré prenait dans ses mains une tête de mort:

—Parle, disait-il avec son accent méridional, parle, ne serais-tu pas la tête d'un magistrat? Tu ne réponds pas; qui ne dit mot, consent.

Il coiffait la tête de mort d'un bonnet de juge.

—N'as-tu point vendu la justice au poids de l'or? s'écriait le moine. Ne t'es-tu pas entendu avec l'avocat et le procureur pour violer la justice?

Le père Honoré jetait alors la tête de mort au fond de la chaire et en reprenait une autre à qui il disait:

—Ne serais-tu pas la tête d'une de ces belles dames qui ne s'occupent que de prendre les cœurs à la pipée? Tu ne réponds pas; qui ne dit mot, consent.

Le père Honoré tirait alors une fontange de sa poche et en coiffait le vieux crâne.

—Eh bien, continuait-il, tête éventée, où sont ces beaux yeux qui jouaient si bien de la prunelle? Où sont ces dents qui ne mordaient tant de cœurs que pour les pouvoir faire mieux manger au diable, ces oreilles mignonnes auxquelles tant de godelureaux ont chuchoté si souvent, pour entrer dans le cœur par cette porte? Que sont devenues ces roses, ces lis que tu laissais cueillir par des baisers impudiques?

Et le père Honoré, semblable à l'Ahasvérus du poëte Schubart, envoyait la tête de mort de la coquette rejoindre avec un terrible fracas celle du juge prévaricateur.

Ainsi le moine parcourait toutes les conditions, affublant chaque tête de mort d'une coiffure différente; mais c'est le ton du capucin qu'il faudrait rendre, sa mimique, l'apparition fantastique de tous ces vieux crânes ornés de plumets, de couronnes, de bijoux, de dentelles.


CHAPITRE VII

RENART

Les grosses constructions des cathédrales du moyen âge terminées, il fallut songer à l'ornementation extérieure. J'ai dit que les hagiographes attachés à des couvents s'entouraient d'imagiers dont toute l'instruction gisait dans le maniement du ciseau; chaque soir un moine lisait de pieuses légendes à ce peuple d'ornemanistes, dont il fallait réveiller la foi. Telle était la leçon qui devait s'imprimer dans le cerveau des sculpteurs, et donner naissance à des drames dans lesquels ombres et lumières coloraient à la fois les rosaces et les portails des façades.

A ce moment le symbolisme religieux suit une marche régulière et ne laisse pas de place au caprice. Du onzième au douzième siècle, sur les murs des monuments n'apparaît aucune trace de lutte entre l'État et l'Église, non plus qu'entre les divers ordres religieux.

La cathédrale d'Autun est un des exemples les plus parfaits de l'enseignement hagiographique d'un prêtre considérable par son savoir, l'évêque Honorius. Les chroniques le représentent veillant sans cesse à ce que le sens de ses leçons soit traduit avec fidélité; cependant sur un chapiteau d'Autun se détache, sculptée en ronde-bosse, une des plus anciennes fables de l'Inde, le Renard et la Cigogne, arrivée de Bidpaï jusqu'à Ésope: ce fut dans un des fabliaux précédant le Roman de Renart que l'imagier la trouva.

Maître Renard montrait pour la première fois, je pense, le bout de l'oreille à l'église.

Qu'on s'imagine le grave Moniteur officiel, dans lequel, à la première page, au milieu des documents diplomatiques, se glisserait une facétie. Tel est l'effet produit au milieu de la cathédrale d'Autun par cet insolite chapiteau.

L'hagiographe, qui avait conçu le plan du monument, put sourire de ce détail innocent. Qu'était-ce, après tout? Le souvenir du fabliau de la cigogne enlevant une arête du gosier du renard.

J'y vois l'art indépendant se livrant à ses premières manifestations.

Il ne faudrait pas toutefois aller plus loin que l'imagier qui a sculpté le bas-relief, et vouloir préjuger de l'état des esprits par la sculpture d'un chapiteau; cependant, quand je constate l'immense popularité du Roman de Renart dans les années qui suivirent, il est bon de mentionner, ne fut-ce qu'à titre de curiosité, la première graine qui s'échappe du fabliau pour pousser en haut d'un pilier.

Chapiteau de la cathédrale d'Autun.

Plus tard, bien d'autres graines se répandront sur de nombreux monuments en France, en Angleterre, en Allemagne.

Renart s'attachera surtout à la robe des gens d'église et des moines de toute couleur. Dans chaque cellule de couvent il semble que le malicieux animal soit caché, pour épier les actes des religieux et s'en divertir avec le peuple. A peine le moine a-t-il ôté sa robe que Renart s'en empare, et, encapuchonné, fait mille grimaces aux badauds, singe l'office religieux, bénit les passants et s'écrie que si lui, Renart, semble moine, il pourrait bien se faire que le moine fût plus véritablement renard.

Et pourtant ce goupil qui ne se gêne pas avec les gens d'église, l'Église le tolère, jugeant Renart plus amusant que dangereux. En effet, les tours de ce maître fourbe sont aussi gais que ceux de Scapin; s'il s'attaque aux puissants du jour, aux empereurs, aux rois, aux prêtres, c'est avec une bonne humeur qui voile suffisamment ses audaces.

Renart ne semble pas plus dangereux qu'Ésope, que Phèdre: il est au moyen âge ce que les fabulistes furent à l'antiquité; encore a-t-il sur les fabulistes l'avantage de ne pas moraliser.

Ses aventures sont si plaisamment contées que le poëte ne peut véritablement avoir l'intention de se poser en critique acerbe. Il rit des moines, mais de quels moines? Ceux-ci disent que c'est de ceux-là, ceux-là de ceux-ci. Personne ne se sent atteint, et si quelque malice semble applicable à une corporation religieuse, elle est présentée si gaiement qu'il eût fallu des esprits moroses pour s'en offenser.

Ni l'aigreur, ni l'amertume, ni la rancune, ni la révolte ne se sentent dans la composition du poëme primitif de Renart; il n'y a pas de trace de fiel, comme dans les imitations qui suivirent bientôt. Dans certains chapitres, il est vrai, l'auteur parodie l'office pieux[45]; mais ces railleries étaient si innocentes que le clergé les laissa sculpter en pleine lumière sur les façades des églises.

[45] Voyez la «Dixième aventure» de l'ingénieux arrangement du Roman de Renart donné par M. Paulin Paris, sous le titre des Aventures de maître Renard, 1 vol., Techener, 1861. Cette intéressante publication dispense ceux qui veulent être amusés sans fatigue de recourir aux anciens textes.

Seul, Gauthier de Coinsy réprimanda les gens d'église qui ornaient leur chambre à coucher des aventures d'Ysengrin et de sa femme.

En lor moustiers ne font pas fere
Si tout l'image Nostre-Dame,
Com font Ysengrin et sa fame
En lor chambre où ilz reponent[46].

[46] En leurs moustiers ne font pas faire—sitôt l'image Notre-Dame—qu'ils font Ysengrin et sa femme—en leur chambre où ils reposent. (Miracles de la Vierge, 1323.)

Il est peu de poëmes, de romans, de comédies dont le succès ne fasse dresser les longues oreilles d'un homme prenant en main les prétendus intérêts de la morale. Gauthier de Coinsy me paraît être en cette circonstance le Monsieur Prudhomme de son temps.

Il est présumable que les moines se divertissaient plus dans les monastères à entendre les facéties de Renart qu'à écouter les vêpres. La vue des peintures qui ravivaient le souvenir du poëme les intéressait davantage que les scènes bibliques; mais sauf l'admonestation de Gauthier de Coinsy, on n'a trouvé jusqu'ici aucune trace de censure quelconque exercée contre le malin goupil.

Le roman de Renart fit école. C'est une grande œuvre satirique, voilée et pourtant bien autrement claire que le Pantagruel. Pour en donner une idée, la critique a évoqué l'Odyssée et la trilogie dramatique de Beaumarchais; on y trouve, en effet, la variété d'aventures du poëme antique, l'esprit ingénieux de la comédie moderne. La ruse qui jaillissait de plusieurs sources remplissait la coupe et débordait, féconde en subtilités de toute espèce, tant chaque poëte apportait sa part de malices. On ne rencontre pas dans le roman de Renart les puissantes échappées qui ont sauvé l'œuvre de Rabelais de la destruction; mais le même système d'allusions a présidé à la composition des deux œuvres.

La royauté, l'Église, la noblesse, les moines, les hauts barons, les cours de justice, les tournois, les rapines des nobles entre eux, sont indiqués satiriquement dans le roman; mais le véritable personnage, c'est Renart, et, comme l'a fait remarquer un critique: «Sa malice et sa gaieté triomphent de tous les obstacles. Personnage discret, matois et prudent, il accepte le monde tel qu'il est, et se contente de l'exploiter à son profit. Il se confesse, porte haire et cilice, prend la croix, chante la messe, ce qui ne l'empêche ni de rire de l'enfer, ni de profaner les saints mystères, ni de croquer le milan son confesseur. Sophiste, diplomate, casuiste, dévôt, hypocrite, gourmand, paillard, menteur effronté, faux ami, mauvais parent, esprit fort; à la fois Patelin, Panurge, Tartuffe, Figaro, Robert Macaire: voilà Renart. Il a inventé le fameux distinguo; il aime, lui aussi, à voir lever l'aurore. Bohémien sans vergogne, il n'a point de préjugé de caste ni d'éducation: Il se fera tour à tour jongleur, médecin, moine, voleur; et de tous ces métiers, le dernier n'est pas le moins honnête à ses yeux[47]

[47] Lenient, la Satire française au moyen âge, 1 vol. in-18, 1859.

L'antiquité avait déjà fait du renard le type de la ruse. En égyptien être renard, c'est être rusé. Il resta le type de la ruse pour les fabulistes, les conteurs et même les hommes politiques; Aristote appelle le renard callidum et maleficum (fourbe et malfaisant). Le Physiologus de saint Épiphane signale la ruse du renard contrefaisant le mort pour attirer ses victimes; et au treizième siècle Richard de Fournival, dans le Bestiaire d'amour, allant plus au fond, donne les détails suivants sur les mœurs du malin animal: «Le goupil ne vit que de vols et de tricheries. Quand la faim le presse, il se roule sur la terre rouge et il semble être tout ensanglanté: alors il s'étend dans un lieu découvert, retenant son souffle et tirant la langue, les yeux fermés et rechignant les dents comme s'il était mort. Les oiseaux viennent tout près de lui sans défiance, et il les dévore.» Idée qui est exprimée dans la gravure de la page 48.

«Les animaux, dit Machiavel, dont le prince doit savoir vêtir les formes, sont le renard et le lion. Le prince apprendra du premier à être adroit et de l'autre à être fort. Ceux qui dédaignent le rôle de renard n'entendent guère leur métier.» Ainsi, dans l'ordre politique, le renard marche avec le lion, l'adresse avant la force.

Les anciens auteurs de blasons pensent comme les fabulistes. Il est vrai que les grands fabulistes pensent comme la nature. Vulson de la Colombière, en sa Science héroïque, dit du renard: «Et en effet, cet animal, attendu qu'il est fin, subtil, rusé, prévoyant et dissimulé plus qu'aucun autre, j'estime qu'il peut représenter ceux qui ont rendu des services signalés à leur prince ou à leur patrie, dans l'exercice de la justice ou dans les ambassades ou autres négociations, où il est plus besoin d'esprit et d'adresse que de violence et de force ouverte.»

Décrivant le blason des Schaden Leipolds, en Allemagne, où l'on voit un renard emportant un oison dans son capuchon, la Colombière ajoute «Cette armoirie représente ceux qui sont remplis de finesse et ruse, et qui, partant, contrefont les gens de bien pour attraper les oisons, c'est-à-dire les niais, les innocents ou les idiots.»

Mais le rôle que joua Renart en iconologie vint surtout du succès considérable du roman. A la suite l'animal obtint de l'art des lettres de naturalisation. Sculpteurs, peintres, verriers, avaient le Renard en grande estime, à cause de ses aventures plaisantes. Son image fut reproduite à satiété à l'extérieur des églises sur les façades, à l'intérieur sur les chapiteaux, les vitraux; le symbole de l'animal se glissa même dans le chœur des cathédrales, accroché aux stalles des chanoines.

J'ai indiqué au premier chapitre la place importante réservée au renard sur le jubé de Saint-Fiacre au Faouet. Dans cette petite église bretonne, l'artiste s'est particulièrement signalé, car en France, en Angleterre, en Allemagne ou dans les Flandres, l'imagination sculpturale, en ce qui touche le renard, n'est pas considérable. Autant le roman est fertile en inventions, autant les artistes pèchent par la monotonie: il leur suffit de représenter Renart prêchant les poules ou les emportant dans sa robe de moine, ils sont satisfaits. Au contraire, le sculpteur de Saint-Fiacre témoigne de son admiration pour les tours de l'animal par les sources diverses auxquelles il puise. Ici le roman est renforcé par les proverbes.

Un bas-relief singulier de la même église prouve en effet que le renard, dans cette occasion, a été sculpté en témoignage de sa grande popularité, et que l'artiste n'a pas voulu en faire une machine de guerre contre le clergé.

A diverses reprises Rabelais parle d'«escorcher le regnard.» Gargantua, fréquemment, «escorchoit le regnard.» C'était alors une image favorite pour peindre le déboire des buveurs qui ont trop caressé la bouteille et en sont punis par de nauséabonds vomissements. Bringuenarilles ayant l'estomac trop chargé, un enchanteur, pour le débarrasser de cette accumulation de liquide, lui fit «escorcher un regnard.» Le peuple et quelquefois les gens d'esprit abusent de ces métonymies qui, plus tard, mettent aux abois la cervelle des commentateurs.

Vitrail de Limoges (XIVe siècle), d'après M. de Lasteyrie.

[Pg 148]
[Pg 149]

Je songe à un érudit du siècle qui va suivre, voulant se rendre compte de la signification «d'un homme qui a une écrevisse dans la tourte.» Par quelle suite d'inductions ne passera-t-il pas avant d'arriver à ceci: Qu'une «écrevisse dans la tourte» remplaça, dans les vaudevilles de 1868, «l'araignée dans le plafond,» image qui avait fait son temps, ayant été considérablement employée à peindre un être dont le cerveau est rempli d'idées bizarres.

Bas-relief de Saint-Fiacre au Faouet, d'après un dessin de M. L. Gaucherel.

«Escorcher le regnard» fait partie de la même famille de mots populaires; mais il est au moins singulier qu'un sculpteur imagina de le traduire avec le ciseau sur les murs de l'église de Saint-Fiacre. Là se voit un homme, la main appuyée sur un tonneau qu'il a vidé avec trop d'avidité, et dont les fumées amènent de désagréables et violents efforts jusqu'à ce que définitivement soit «escorché le regnard[48]

[48] Cette locution du quinzième siècle est évidemment la mère de celle que les gens du peuple emploient encore aujourd'hui pour peindre la conséquence de l'ivrognerie: «Piquer un renard,» disent-ils. Singulière fortune de certains mots qui ne disparaissent de la langue qu'avec une profonde modification des mœurs! Ce sont les ivrognes des basses classes qui perpétuent actuellement le souvenir du Roman de Renart.

Ne fallait-il pas, dans ces quelques pages consacrées à Renart, montrer les différentes formes sous lesquelles l'animal se présentait à l'esprit des imagiers? Cette sculpture, symbole de l'ivrognerie, ne se répète d'ailleurs, je crois, sur les murs d'aucune autre église.

Renart descendit de la façade des édifices religieux pour se mêler aux cérémonies publiques. Sous Philippe le Bel, le clergé faisait des processions au milieu desquelles un renard était conduit en surplis et en tiare, croquant les poules en chemin. Philippe le Bel s'amusait volontiers, et le peuple plus encore, de ces facéties contre le pape.

Louis XII également permit ces représentations satiriques sur la scène. Le clergé, en guerre avec les moines, favorisait de telles licences. Les poëtes profitaient de ce bon temps pour se moquer à la fois de l'Église et de la royauté. C'est ce qui explique l'audace et la vogue des divers Romans de Renart qui succédèrent au premier poëme, remplaçant malheureusement la bonne humeur des conteurs primitifs par des agressions plus amères que comiques.

On voit aussi le renard faire partie des fêtes des Fous, entre autres à la mascarade de la Mère-Folle, à Langres; mais dans ces spectacles l'animal a perdu son caractère symbolique: en compagnie d'ânes, de singes, etc., il se livre, ainsi que le dit du Tillot[49], à «des mimiques ridicules.»

[49] Mémoires pour servir à la Fête des Fous, 1741, in-4º.

Il semble que Renart ait voulu poser sa griffe sur chaque objet appartenant à l'Église. Au milieu des arabesques des missels l'animal s'introduit avec ses compagnons, comme dans le Missale Ambaniensis de la bibliothèque de la Haye; on y remarque des loups et des renards, habillés en robes de moines, qui chantent au lutrin, et Messire Noble Lion, assis sur un fauteuil, ayant sur la tête une couronne et dans ses mains une bandelette sur laquelle on lit: Palardie, Orgueil, Envie, pendant qu'un carme et un dominicain, figurés par un loup et un renard, semblent des courtisans.

Il y aurait une iconographie de Renart plus développée à tenter dans l'ordre des manuscrits, si les miniatures étaient à la hauteur du poëme; je me préoccupe surtout des représentations sculptées à l'extérieur et à l'intérieur des églises.

A Saint-Denis d'Amboise, le loup et sa femme, Ysengrin et Hersant, marchent debout, chargés de leur bagage et appuyés sur un bâton. Sur un chapiteau du onzième siècle, dans la nef de l'église Saint-Germain des Prés, on voit aussi le renard; mais l'animal s'acclimate plus volontiers dans le chœur des églises, comme à Mortemart et Eymoustiers où le renard joue de la flûte sur les miséricordes des stalles.

Stalle de l'église Saint-Taurin d'Évreux.

A Saint-Taurin d'Évreux, sous la miséricorde d'une stalle du chœur, un imagier a sculpté les effets de l'éloquence du goupil: déjà une poule est entrée dans le capuchon du froc, qui lui sert de bissac. Une seule volaille ne suffit pas à son appétit. Renart cherche à endoctriner un coq et un canard qui picorent aux pieds de la chaire.

Ailleurs, il prêche des volailles et les emporte pour achever leur conversion[50]. A Salignac, où naquit Fénelon, les stalles de l'église représentent des moines à longues oreilles et des renards encapuchonnés prêchant des dindons.

[50] Voir les stalles de Notre-Dame d'Amiens, de Cuiseau (Saône-et-Loire), de Sirod (Jura), de Bletteraus (Jura), de Saint-Léonard le Noblac (Haute-Vienne), etc.

C'est sur un modillon du toit de l'église de Notre-Dame de Nanteuil (Loir-et-Cher), que le sculpteur a placé l'animal guettant une poule et un coq.

Avant de terminer cette nomenclature qui pourrait être beaucoup plus étendue, il faut signaler les analogies à l'étranger.

M. Thomas Wright[51] cite dans une église du Christ-Church (Hampshire), la sculpture d'un renard en chaire et derrière lui un petit coq qui semble le bedeau. Il signale également, sur les vitraux de l'église Saint-Martin, à Leicester, un renard habillé en moine, faisant un sermon à un troupeau d'oies auxquelles il dit: «Dieu m'est témoin combien je voudrais vous avoir toutes dans mes entrailles.»

[51] Histoire de la caricature et du grotesque dans la littérature et dans l'art, 1 vol. grand in-8, 1867.

Les stalles de Sainte-Marie, à Beverley (Yorkshire), de Nantwich (Cheshire), de Boston (Lincolnshire), sont ornées de renarderies analogues.

Mêmes sujets en Allemagne et dans les Pays-Bas. Sous la chaire de Pforzheim, près Carlsruhe, un renard porte une volaille dans son capuchon de moine et épie toute une basse-cour, occupée à écouter pieusement un sermon.

M. Ch. Potvin[52] rapporte que les stalles de l'église d'East-Brent montrent une cérémonie religieuse et à côté un renard pendu par une oie.

[52] Préface du Roman de Renart, mis en vers. Bruxelles, 1861, 1 vol. in-18.

Après de si nombreuses tournées dans les églises, le renard devait montrer son museau et continuer son rôle dans la vie civile. Il y devient tout à la fois sobriquet, marque d'imprimerie, enseigne de marchand.

En 1112, les bourgeois de Laon sont en lutte avec leur évêque, qui ne trouve pas de plus grave injure pour qualifier le chef des opposants que de l'appeler Isengrin.

Quelques imprimeurs du seizième siècle qui s'appelaient Lecoq ou Renart, noms fort répandus en France, prenaient pour marque de leurs livres un renard enfroqué.

On voit à Strasbourg dans la rue du Renard prêchant, une enseigne curieuse. En l'an 1600, un certain Fuchs attirait les volailles de ses voisins en les alléchant au moyen de morceaux de pain, puis leur passait un nœud coulant autour du cou. Pris en flagrant délit, ce Fuchs fut condamné par les magistrats de Strasbourg (du moins telle est la légende) à placer au-dessus de la porte de sa maison une tablette représentant l'animal prêchant des canards avec des vers satiriques et l'inscription: «Ceci s'est passé en l'an 1600 lors d'une visite de maître Renard chez les canards.»

Quand le renard eut lassé le ciseau et le pinceau, l'imprimerie vint lui redonner une nouvelle vie. Combien, depuis la Renaissance, de livres illustrés ont popularisé les aventures du goupil sans jamais fatiguer la curiosité des bibliophiles et du peuple? Avec les Quatre fils Aymon et Charlemagne, Renart partagea longtemps la faveur des pauvres gens. J'ai sous les yeux des livrets populaires que les Flamands réimpriment sans cesse; à côté se dressent les belles éditions allemandes contenant les illustrations de Kaulbach et de Richter.

Comme toutes les œuvres qui ont une portée, le Roman de Renart a enthousiasmé plus d'un grand esprit de cette génération. Les Allemands, Jacob Grimm, Gervinus, Rothe, Gœthe placent très-haut ce poëme, sans s'inquiéter de la considérable variété dans la ruse qui effraye quelques natures droites. Naylor y voit «la Bible profane du monde moderne,» ce qui est excessif; et Lautensberg a dit: «La sagesse profane n'a pas produit de livre plus digne d'être loué que le Renart.»

Il faut prendre garde aux enthousiastes qui créent souvent plus de détracteurs que d'admirateurs.

Renart, comme Don Quichotte, Gil Blas, Gulliver, Robinson, s'adresse à tous ceux qui ont réfléchi sur les passions et les vices de l'humanité, aux véritables penseurs et au peuple, qui pense à sa manière.

D'après une ancienne enseigne de Strasbourg.

CHAPITRE VIII

CONSÉQUENCES DU ROMAN DE RENART SOUS LOUIS XV

En 1298, un imagier que les chroniqueurs disent «célèbre,» s'imagina de représenter sur le chapiteau d'une colonne de la nef de la cathédrale de Strasbourg des figures au moins singulières pour le lieu. C'était une parodie des cérémonies de la messe, à l'imitation des scènes du Roman de Renart; le sculpteur avait osé se railler des prêtres à leur face même.

Dans cette procession burlesque, un ours tenait le bénitier et le goupillon; un loup élevait la croix; derrière lui un lièvre l'éclairait de son flambeau; à la suite un porc et un bouc portaient sur les épaules une civière sur laquelle était couché un renard; sous la civière marchaient un chien et un singe. L'autre face du chapiteau représentait un âne, revêtu d'habits sacerdotaux, disant la messe devant un autel sur lequel se voyaient un calice et l'Eucologe entr'ouvert. Le diacre chantant l'Évangile n'était autre qu'un second âne auquel un singe servait de sous-diacre.

Ces figures ont été détruites. Dans une autre ville que Strasbourg le clergé les eût peut-être conservées; mais la rivalité de l'Église réformée, qui compte de nombreux pratiquants en Alsace, la publicité que la gravure donna à ces bas-reliefs, les scènes de désordre qui pouvaient en résulter, firent sans doute ordonner au dix-septième siècle la destruction de telles satires.

On a la certitude de leur conservation, en 1550, par la relation du voyage de l'historiographe Jean Wolff qui, à cette date, étant venu à Strasbourg pour visiter les curiosités de la ville, fut conduit devant ces sculptures, dont il fait mention dans son journal.

On rencontre souvent de semblables parodies sur les églises du douzième au quinzième siècle; mais elles n'offrent pas d'habitude un relief satirique si marqué.

A Strasbourg, leur caractère particulier était de se profiler en pleine lumière, dans la nef, vis-à-vis même du prédicateur, ce qui ne se remarque, je crois, dans aucune autre église.

Suivant un ancien chroniqueur, ces figures auraient été sculptées en souvenir de luttes intestines entre le clergé. «Ça été, dit-il, une zizanie et une faction fort animée entre les membres du chapitre de cette église, à partir desquels le graveur s'est prêté pour insulter aux autres sous la figure de différents animaux et de leurs différents naturels.»

Chapiteau de la cathédrale de Strasbourg détruit au XVIIe siècle.

C'est-à-dire que plus tard, des gravures d'après ce motif servirent à envenimer les passions religieuses, ainsi qu'un écrivain l'a montré récemment.

En 1573, une feuille volante ayant pour titre Thierbilder (figures d'animaux), parut à Strasbourg, qui était la légende explicative de la gravure des bizarres sculptures de la sculpture. Fischart, poëte satirique, auteur de ces commentaires, soutenait que ces bas-reliefs étaient une satire des pratiques superstitieuses du passé. «L'Écriture, dit-il, avait bien prédit que dans des temps semblables, à défaut des hommes, les pierres elles-mêmes crieraient.»

Un écrivain qui a étudié de près ces querelles de religion[53] ajoute: «Fischart soutenait donc que cette parodie ne pouvait être qu'une protestation de quelques gens éclairés contre l'idolâtrie papistique alors toute-puissante; que ce «renard infernal» était le symbole du pape; que le loup notamment figurait les faux pasteurs qui s'engraissent de leur troupeau; le cerf, les prêtres sans cervelle; l'âne, les cuistres ignorants et braillards comme le franciscain Nas, etc.

[53] Ernouf, Un précurseur du socialisme en Allemagne, Johann Fischart, sa vie et son œuvre. (Revue de France, 1872.)

«Cette interprétation était bien appropriée aux passions du temps, et fit sans doute beaucoup de bruit, car Nas lui-même crut devoir y riposter d'Ingolstadt, par une explication contradictoire également rimée de ces mêmes figures, qui eut aussi un grand débit. Nas interprétait naturellement ces sculptures dans un sens tout opposé. Leurs auteurs, bien loin d'être des hérétiques anticipés, devenaient des fidèles que le Saint-Esprit avait favorisés du don de prophétie. Dans ce bas-relief symbolique, ils avaient accumulé et flétri d'avance les abominations de la prétendue Réforme. Dans ce système, le renard ne représente plus le pape, mais bien Luther ou Calvin; le loup est l'emblème des hommes puissants qui ont pris parti pour le schisme afin de pouvoir accaparer les domaines ecclésiastiques; l'âne avec son livre désigne les ministres luthériens psalmodiant en langue vulgaire, ou bien encore ce livre est la Confession d'Augsbourg.»

On voit à quelles interprétations diverses donnaient lieu, même au seizième siècle, ces figures de cathédrales qui, suivant les partis, devenaient tantôt injurieuses pour les catholiques, tantôt accablantes pour les luthériens. Il y a là ample matière à interprétation, suivant le point de vue où on se place; chaque adversaire prend une arme égale et en tire parti à sa convenance.

M. Thomas Wright, le savant archéologue, a rapporté à propos des figures de Strasbourg une fable du prêtre anglais, Odo de Cirington, qui vivait du temps de Henri II et de Richard Ier. Il est plus facile de se rapprocher de l'état des esprits d'alors par analogie que de s'en rapporter aux interprétations d'adversaires passionnés.

Odo de Cirington raconte qu'un jour le loup étant mort, le lion convoqua les animaux pour célébrer ses funérailles. Le lièvre se chargea de l'eau bénite, les hérissons des cierges; des boucs sonnèrent les cloches, des taupes creusèrent la fosse, des renards installèrent le corps sous le catafalque. Berengarius (Bérenger), l'ours, célébra l'office, le bœuf lut l'évangile et l'âne l'épître. Quand la messe fut dite et Isengrin enterré, les animaux firent un festin splendide avec ce que celui-ci laissait, et se séparèrent en exprimant le désir d'assister à un autre enterrement pareil.

«Une scène, dit M. Thomas Wright, ressemblant beaucoup à celle qu'Odo a décrite ici, et n'en différant que par la distribution des rôles, a été traduite de quelque histoire de ce genre dans le langage figuratif des anciennes sculptures ornementales de la cathédrale de Strasbourg, où elle formait, paraît-il, deux côtés du chapiteau ou de l'entablement d'une colonne près du sanctuaire. Cependant comment faire concorder cette interprétation d'une fable ancienne avec les personnalités satiriques dont parle le chroniqueur? Odo de Cirington nous l'apprend par la moralité qui termine son récit.

«Ainsi il advient fréquemment, dit le fabuliste, que quand meurt un homme riche, un concussionnaire ou un usurier, l'abbé ou le prieur d'un couvent de bêtes, c'est-à-dire d'hommes vivant comme des bêtes, les fait assembler. D'ordinaire, en effet, dans un grand couvent de moines noirs ou blancs (bénédictins ou augustins), il n'y a que des bêtes: lions pour l'orgueil, renards pour la ruse, ours pour la voracité, boucs puants pour l'incontinence, ânes pour la paresse, hérissons pour l'âpreté, lièvres pour la timidité, puisqu'ils se montrent lâches quand il n'y a pas lieu d'avoir peur, et bœufs pour la peine que leur donne la culture de leur terre?»

Ce catalogue des vices des moines se lisait peut-être moins clairement sculpté par les tailleurs d'images que sous la plume des auteurs des fabliaux; une moralité ressortait toutefois de cette langue confuse de la parodie, telle que la parlaient les sculpteurs du moyen âge. Certains vices étant particuliers à presque toute la gent monacale, il devenait facile d'en faire l'application à quelques individualités, et le peuple voulant reconnaître dans ce langage figuratif la satire de quelques moines du pays, les chroniqueurs furent amenés à conclure qu'à Strasbourg il existait des personnalités applicables à divers membres du chapitre.

Les témoignages de divisions cléricales si bizarrement constatées étaient toutefois détruits depuis de longues années quand, en 1728, un ressouvenir des anciennes figures causa un certain scandale à Strasbourg.

Alors vivait obscurément, dans un quartier perdu de la ville, un nommé Tschernein, antiquaire de profession, qui vendait des livres et des estampes de toute nature. Ce marchand avait le malheur d'appartenir à l'Église réformée; il y exerçait des fonctions correspondantes à celles de nos bedeaux.

Un écolier catholique étant entré, le lendemain de la Fête-Dieu de 1728, chez Tschernein, pour acheter un livre, trouva, étalées dans la boutique, des estampes d'après les sculptures satiriques de la cathédrale; il en acheta une feuille et la montra à son professeur, qui, frappé de ces représentations impies, les remit à l'ammeistre-régent, dont l'indignation fut au comble.

Des ordres ayant été donnés, l'autorité se rendit chez le marchand, saisit divers exemplaires de ces images, fit des perquisitions pour trouver les cuivres, ferma la boutique et emprisonna Tschernein.

Quant aux estampes incriminées, elles passèrent des mains du procureur fiscal dans celles des membres du grand sénat, pour arriver à la connaissance du cardinal de Rohan, qui était venu porter le Saint-Sacrement à la procession de la Fête-Dieu de Strasbourg. Le cardinal envoya ces estampes à la police parisienne, qui, elle aussi, partagea l'indignation générale.

Cependant Tschernein, interrogé, se défendait de son mieux, disant que les images saisies étaient de fabrication ancienne, qu'il en avait acheté le fonds d'un certain Dollhossen, son prédécesseur; que ces gravures n'avaient rien à voir avec le luthérianisme, étant la copie de sculptures exécutées deux cents ans avant que Luther ne donnât signe de vie; que jusqu'alors elles avaient été mises sous les yeux du public, dans un livre contenant la description des choses rares et curieuses de la cathédrale; et qu'enfin lui, Tschernein, quoique protestant, les vendait «sans moindre mépris ni malice pour la religion catholique.»

Toutes raisons excellentes; mais l'accusé était protestant.

Le procès s'instruisit. L'accusation reconnaissait toutefois que l'inculpé n'était ni l'auteur, ni l'imprimeur de ces «infâmes» estampes; cependant «son délit consiste à les avoir tenues dans sa boutique à vente et d'en avoir débité ouvertement, et même dans un temps qui le rend extrêmement suspect d'affectation et de mauvais dessein, vu que le débit s'est fait le lendemain même de la procession de la Fête-Dieu, dont l'auguste solennité et magnificence choque les esprits faibles parmi les luthériens.»

Une partie du réquisitoire mérite d'être conservée: «On ne peut considérer sans horreur le corps du délit. Y a-t-il rien de plus scandaleux, de plus injurieux à notre religion, de plus impie que ces estampes? L'accusé, tout luthérien qu'il est, devrait en avoir horreur lui-même. L'image de la croix, qu'il doit regarder, aussi bien qu'un catholique, comme l'instrument sacré de notre rédemption; l'image du calice, qui représente la passion et la mort de notre divin Rédempteur; le livre de l'Évangile, toutes ces choses saintes et sacrées représentées sous les pieds des animaux vils et immondes! Comment l'accusé pourrait-il se justifier d'avoir acheté, comme il le dit lui-même, de pareilles estampes, de les avoir exposées en vente, de les avoir tenues dans sa boutique? Quelle horrible impudence, si ce n'est pas affectation maligne et dessein prémédité de les répandre dans le public, par la vente qu'il en a faite dans une occasion où les catholiques venaient de célébrer une de leurs plus augustes cérémonies et à laquelle l'infâme image a trait visiblement.»

Il était dit encore que Tschernein, en vendant ces estampes, avait commis un crime plus grand que s'il eût «fabriqué de la fausse monnaie.»

Avec le réquisitoire il faut donner les considérants du jugement. «Le grand sénat de la ville de Strasbourg, ayant pris connaissance du procès extraordinairement instruit à la requête du procureur fiscal, demandeur et plaignant contre Jean-Pierre Tschernein, accusé, a déclaré ledit Tschernein dûment atteint et convaincu d'avoir exposé en vente et débité des estampes scandaleuses et injurieuses à l'honneur de la religion.

Chapiteau de la cathédrale de Strasbourg.

«Pour réparation de quoi, l'a condamné à faire amende honorable, nu, en chemise, la corde au col, tenant en main une torche de cire ardente du poids de deux livres, au-devant de la porte principale de la cathédrale, où il sera mené par l'exécuteur de la haute justice, et là étant nu-tête et à genoux, déclarer qu'imprudemment et comme mal avisé il a tenu dans sa boutique, exposé en vente et débité des susdites estampes; qu'il s'en repent et en demande pardon à Dieu, au roi et à la justice. Ordonné en outre que lesdites estampes seront brûlées par les mains du bourreau en la présence de l'accusé devant ladite porte de la cathédrale; et a été, ledit Tschernein, banni à perpétuité de la ville et de sa juridiction, à lui enjoint de garder son ban sous les plus grandes peines, et condamné en tous les dépens.»

Heureux antiquaire de s'en être tiré à si peu de frais! Il pouvait être torturé, écartelé et brûlé vif.

Là n'est pas la question. En analysant ce procès dont je dois le texte à M. Charles Mehl, l'intelligent directeur du Bibliographe alsacien, je suis frappé surtout par l'effet que la représentation de figures satiriques du treizième siècle produisait au dix-huitième. La licence du moyen âge devient sacrilége, et comme tel, traitée en crime.

Nous jouissons actuellement de plus de tolérance.


CHAPITRE IX

LE ROMAN DE FAUVEL

Philippe le Bel avait à lutter contre le pape, les ordres mendiants et les Templiers. Ce fut alors et pour la première fois que la satire servit d'arme à la royauté. Un poëte, François de Rues, composa le Roman de Fauvel, dont le type principal était un cheval[54]. En face du noble animal tous baissaient la tête et s'humiliaient: les papes, les cardinaux, les princes, les magistrats, les bourgeois et les gens du peuple.

[54] Fauvel vient de fauve, a-t-on dit.

Chacun flattait, caressait le cheval, «torchait Fauvel,» car le mot devint proverbial.

Longtemps après la vogue du poëme on disait d'un courtisan: «Il torche Fauvel.»

De Fauvel descent flaterie
Qui du monde a la seigneurie.

Fauvel fut donc la représentation du pouvoir royal, et le poëte explique pourquoi il l'a symbolisé sous l'apparence d'un animal:

Car hommes sont devenus bestes.

Ailleurs il se plaint que la «bestiauté nous gouverne.»

Comme Renart dont il semble une imitation, Fauvel s'incarne dans divers personnages; il porte la couronne du roi et la dépose pour la tiare du pape. Cette dernière incarnation sert au héros à préciser de vives accusations contre le pape qui perçoit les dîmes au détriment de la puissance royale; mais surtout le pamphlet fut dirigé contre les Templiers et plus d'une strophe semble avoir dicté l'acte d'accusation qui devait allumer le bûcher de Jacques Molay et de ses compagnons.

Je ne veux esquisser que très à la légère la portée du poëme; le fait le plus curieux à observer tient à l'analogie et à la dissemblance des deux œuvres satiriques principales du quatorzième siècle: le Roman de Renart et le Roman de Fauvel. Renart a duré, Fauvel a péri.

Renart est plus libre et a moins d'attaches: sa raillerie, lors même qu'elle s'attaque à l'Église, ne ménage pas les grands; aussi l'indépendant Renart semble-t-il avoir été moins encouragé.


Le sujet de Renart fournissait plus de motifs aux caprices des imagiers que ce cheval dont la silhouette prête médiocrement au comique. Et cependant la représentation des aventures de Renart ne devint guère populaire que deux siècles plus tard, quand les sculpteurs des cathédrales et les artistes flamands qui taillaient les boiseries des stalles firent entrer le goupil dans leur ornementation.

Miniature du Roman de Fauvel, d'après un manuscrit de la Bibliothèque nationale.

Je remarque, en parcourant divers manuscrits consacrés aux deux héros, que l'exécution des miniatures du Roman de Renart semble plus négligée et traitée avec moins d'habileté que celles du Roman de Fauvel. Les érudits qui s'occupent de l'histoire des manuscrits au point de vue de l'exécution matérielle, diront un jour si des miniaturistes de talent ne furent pas payés par la cour pour rehausser par le coloris les aventures de ce Fauvel favorable à la royauté, quand on laissait aux classes moins riches le soin de commander les illustrations de Renart, peu soucieux de chanter les princes et les grands.

C'est une hypothèse, et je la donne pour telle; mais combien, de tout temps, d'œuvres et d'hommes admirés par les hommes au pouvoir sont-ils rejetés par les petites gens, qui n'acceptent pas de mot d'ordre d'en haut pour goûter ce qui est vraiment intellectuel, c'est-à-dire ce qui s'échappe des masses et représente leurs aspirations?

D'après un entourage de manuscrit du XIVe siècle.

CHAPITRE X

LE NOBLE, LE MOINE, LE SERF

Il y a deux classes bien marquées au moyen âge: la société seigneuriale et féodale, le monde savant et scolastique; les vilains, tenus en servage, ne comptent pas encore, et j'ai longuement cherché sur les monuments trace de leurs rapports et de leur antagonisme avec la féodalité, sans la trouver. C'est à l'état isolé que d'habitude le sculpteur représente le prêtre, le seigneur, le vilain, et, à l'exception des moines souvent bafoués, il ne paraît pas que l'art se soit préoccupé de rendre sensibles ces diverses classes de la société.

Certains archéologues, même ceux dont je me rapproche le plus, et à qui je donnerais volontiers la main, c'est-à-dire les adversaires du néo-symbolisme religieux, sont tombés dans un autre travers, le néo-symbolisme révolutionnaire.

J'ai commencé ces études avec l'idée que les pierres des cathédrales étaient les témoins parlants de l'état de révolte du peuple; je les termine sans croire à une si séditieuse éloquence. Enlever à l'art des imagiers son caractère indécis et naïf, plus instinctif que réfléchi, conduit à une impasse où tout homme de bonne foi, s'avouant à lui-même qu'il fait fausse route, est obligé de revenir sur ses pas.

On ne saurait trop appuyer sur ce symbolisme plus inconscient qu'intentionnel. Le peuple qui a le sentiment du juste, du droit et du sain, mais à l'état latent, ne faisait encore que balbutier de timides accusations. Il souffrait sans pouvoir et sans oser exprimer ses plaintes. Toute exaction, tout scandale des hommes des castes privilégiées répondaient en lui, sans qu'il pût donner forme à ses plaintes, car c'est surtout aux siècles de décadence qu'apparaissant les Juvénal et les Lucien.

Pendant ces époques sans libre examen ni libre pensée, s'il entrait un rayon de lumière dans l'esprit du peuple, c'était à l'état du mince filet de soleil qui se glisse à travers les barreaux dans le cachot d'un condamné.

Un scandale éclatait dans quelque commune, qui ne se reliait à aucun autre fait de même nature; plus tard seulement, l'imprimerie devait s'emparer de ces diverses accusations pour les joindre au casier judiciaire d'une caste.

L'ensemble des plaintes n'éclata contre le clergé qu'aux époques où le pouvoir spirituel voulut prendre le pas sur le pouvoir temporel; alors l'influence que durent exercer sur l'art les chroniqueurs, les poëtes et jusqu'aux prêtres eux-mêmes fut considérable: il n'en était pas de même au moyen âge.

Dans le concile de Sienne, sous le règne de Charles VII, un discours sur la dissolution du clergé fut prononcé, précis et sans réplique. «On voit aujourd'hui, s'écriait un des orateurs, on voit des prêtres usuriers, cabaretiers, marchands, gouverneurs de châteaux, notaires, économes, courtiers de débauche; le seul métier qu'ils n'aient point encore commencé d'exercer est celui de bourreau!... Les évêques l'emportent, en fait de volupté, sur Épicure; c'est entre les pots qu'ils discutent de l'autorité du pape et de celle du concile.»

Ce n'est pas un satirique qui parle, c'est un religieux. Le même orateur rapporte que sainte Brigitte, étant en extase dans l'église Saint-Pierre de Rome, vit tout à coup la nef pleine de cochons mitrés; elle demanda à Dieu l'explication d'une si fantastique vision: «Ce sont, répondit le Seigneur, les évêques et les abbés d'aujourd'hui.»

Ces animaux immondes et coiffés de mitres, dont parle le membre du concile, font comprendre plus d'un caprice inexpliqué des manuscrits. De telles paroles, parties de si haut, devaient avoir du retentissement dans le monde chrétien: on les traduisit sur le vélin. Il y a là également quelque chose de particulièrement applicable aux sculptures des cathédrales du quinzième siècle.

La Luxure ne fut pas seulement mise en lumière par les troubadours et les poëtes; sculptée avec autant de réalité sur les monuments que les représentations priapiques des anciens, quelquefois un ressouvenir d'art antique se glisse dans de confuses bacchanales où s'agitent des satyres et des moines. Il est difficile d'en donner une idée par la gravure, mais la traduction suivante suffit: «Si j'étais mari, s'écrie le troubadour Pierre Cardinal, je me garderais de laisser approcher de ma femme ces gens-là; car les moines ont des robes de même ampleur que celle des femmes: rien ne s'allume si aisément que la graisse avec le feu.»

La tentation, il est vrai, était forte. Peu de pays où un couvent de nonnes n'avoisinât une abbaye de moines. Une vie sans fatigue, une nourriture abondante favorisaient les rapprochements avec les religieuses dont parle Rutebœuf dans la Chanson[Pg 177]
[Pg 178]
[Pg 179]
des Ordres
. Suivant lui, frères quêteurs, jacobins, moines de Cîteaux, cordeliers, carmes,

.... Sont près des Béguines,
Ne lor faut que passer la porte.
Miniature d'une Bible historiale (nº 167) de la Bibliothèque nationale.

Le jugement criminel rendu à Strasbourg, au dix-huitième siècle, contre Tschernein, le libraire protestant, et dont j'ai fait l'objet d'un chapitre précèdent, mentionne une porte d'airain de la cathédrale, construite en 1543, qui existait encore en 1728: «On voit, dit le rapporteur, dans un petit carré en sculpture la représentation d'un couvent; les moines en sortent avec la croix et les bannières, et vont au-devant d'un de leurs frères, qui leur apporte une fille qu'il tient sur ses épaules. J'ai vu moi-même cette figure.»

Érasme, qui n'aimait pas les moines et qui les connaissait bien pour avoir été lui-même au couvent, a criblé cette luxure de mots spirituels. Parlant de «moines épais dont le ventre est toujours tendu de nourriture, on les appelle pères, dit-il, et ils font souvent en sorte que ce nom leur soit bien appliqué[55]

[55] Colloque Virgo μιτὀγἀμος (la vierge ennemie du mariage.)

Les Bibles manuscrites sont remplies de semblables sujets: luxure, débauche et gourmandise, et je n'ai eu que l'embarras du choix pour donner un échantillon d'un miniaturiste du quatorzième siècle, qui, à diverses reprises, glisse au milieu de pieux sujets, comme une chose naturelle, des moines en contact trop rapproché avec de jolies filles, et par conséquent exposés, aussi bien que les laïques débauchés, à payer leur faute par les flammes de l'enfer.

Ces remontrances ne s'arrêtèrent qu'à la Révolution, qui poussa un dernier éclat de rire à la vue des moines sortant de leurs couvents pour rentrer dans la vie civile; elles avaient duré quatre siècles, jusqu'à l'abolition définitive des vœux.

Il ne faut pas croire toutefois que la luxure, représentée sur les murailles des églises, s'attaquât seulement aux moines: hommes et femmes de toutes classes sont dévorés par cette luxure, qui, sous la forme d'un serpent, ronge les parties coupables. Nul vice n'a été indiqué si fréquemment et avec autant de rigueur par les imagiers[56].

[56] Quelquefois la luxure est traitée de moins haut et plus cyniquement. A Notre-Dame de l'Épine, près de Châlons-sur-Marne, une sculpture de l'abside représente, me dit-on, une paysanne qui se trousse. Le même motif se trouve sur divers monuments; d'autres symbolisent la femme de mauvaises mœurs par une louve.

Il en est deux autres cependant que les sculpteurs reprochent particulièrement aux bourgeois et aux gens du peuple: l'avarice et l'ivrognerie. A l'église de Saint-Pierre sous Vézelay, sur un cul-de-lampe qui reçoit les faisceaux de colonnes portant les arcs des voûtes de la nef, on voit une figure curieuse, œuvre des écoles des sculpteurs bourguignons des douzième et treizième siècles.

Sculpture de l'église Saint-Pierre-sous-Vézelay (fin du XIIe siècle).

«Ce cul-de-lampe, dit M. Viollet-le-Duc, représente un vice, l'avarice, sous la forme d'un buste d'homme au cou duquel est suspendue une bourse pleine; deux dragons lui dévorent les oreilles, restées sourdes aux plaintes du pauvre.»

Le prêt de l'argent, un métier de l'époque, a été particulièrement stigmatisé par les miniaturistes. Une Bible historiale et une Bible moralisée (manuscrits nos 166 et 167 de la Bibliothèque nationale) contiennent des représentations fréquentes du maniement de l'or, de l'usure, de la débauche engendrée par les richesses. Quand l'or brille dans un coffre ou dans la main d'un des personnages, aussitôt apparaît le diable qui, comme un commissaire de police saisissant les enjeux dans un tripot, pose sa griffe sur l'épaule du riche et ouvre une large gueule pour l'avaler; mais c'est dans les poëtes qu'il faut en chercher le sens comique, comme dans les Patenôtres de l'usurier.

«Je vais à l'église, dit l'homme à sa femme; s'il vient quelqu'un pour emprunter, qu'on accoure bien vite me chercher, car il ne faut quelquefois qu'un moment pour perdre beaucoup.»

En chemin il commence sa patenôtre: «Pater Noster. Beau sire Dieu, donnez-moi donc du bonheur et faites-moi la grâce de bien prospérer: que je devienne le plus riche de tous les prêteurs du monde.

«Qui es in cœlis. J'ai bien du regret de ne pas m'être trouvé au logis le jour que cette bourgeoise vint pour emprunter. Je peux dire que je suis fou quand je vais à l'église, où je ne gagne rien.

«Sanctificetur nomen tuum. Je suis bien fâché d'avoir une servante si alerte à gaspiller mon argent.

«Adveniat regnum tuum. J'ai envie de retourner à la maison pour savoir ce que fait ma femme. Je parie qu'en mon absence elle se paye quelque poule ou quelque poussin.

«Fiat voluntas tua. Je me rappelle que ce chevalier qui me devait cinquante livres ne m'en a payé que la moitié.

«Sicut in cœlo. Ces damnés juifs font rudement leurs affaires en prêtant à tout le peuple. Je voudrais bien faire comme eux.

«Et in terra. Le roi me tourmente bien en prélevant si souvent des tailles.»

L'homme arrive à l'église, commence son Pater; mais à peine le prédicateur est-il monté en chaire que l'usurier crie Amen et se sauve chez lui. «Je m'en veux retourner, dit-il. Le prêtre va sermonner pour traire notre argent de la bourse.»

L'ivrognerie est presque aussi fréquemment répétée sur les murs des églises que l'avarice; les sculpteurs ne manquaient pas de modèles de buveurs. A l'église Saint-Gille à Malestroit, on voit un bas-relief, symbole de l'ivrognerie. Un homme introduit sa langue par la bonde d'un tonneau, comme pour le humer tout entier.

Cette représentation des vices conduit naturellement aux fautes; mais celles-ci sont traduites d'une façon familière, à la flamande: ainsi à l'église Notre-Dame de Saint-Lô, dans la Manche, par le maître d'école qui donne le fouet à un enfant, le sculpteur a sans doute voulu symboliser la désobéissance, la paresse.

Figure de l'église Saint Gille, à Malestroit (Bretagne).

Un artiste, M. Bouet, m'indique à l'église de la Trinité, à Falaise, un support de gargouille qu'il croit représenter la Dispute de la culotte, symbolisation suivant lui d'un vice, la Discorde. Le quinzième siècle fut prodigue de ces scènes domestiques; à l'imitation des conteurs de fabliaux, de nombreuses sculptures témoignent des débats de l'homme et de la femme, et le plus souvent, comme dans le bas-relief suivant, le vieil homme est conduit par la jeune fille.

Sculpture du portail de l'église de Ploërmel, d'après un dessin communiqué par M. Bouet.

M. Charles Magnin fait observer que, jusqu'au quinzième siècle «le serf difforme avait été le type grotesque de la statuaire hiératique; par représailles, le moine fut le type bouffon de la sculpture après Luther». De chaque côté de l'arcade du portail de l'abbaye de Saint-Denis sont posés des personnages que M. Magnin explique ainsi: «Ces petites figures sont de véritables types; la laideur de ces figures était consacrée comme celle des masques des anciennes comédies grecques; mais on ne s'aperçoit de leur caractère typique que quand on les voit invariablement reproduites sur les portes de presque toutes les abbayes des onzième et douzième siècles[57]

[57] De la statue de la reine Nantechild. (Revue des Deux-Mondes, 1832.)

Un autre archéologue, M. Saunier, force encore la note: «Dans la plupart de ces représentations, on remarque certains personnages grotesques, qu'à leur attitude pénible et à leur face grimaçante, on pourrait prendre pour des diables, mais qu'à leur forme et à leur mise, qui n'ont rien que d'humain, on reconnaît être des serfs. La laideur de ces figures était consacrée, car on les voit invariablement reproduites dans la même attitude et toujours à la même place sur les portails des abbayes des onzième et douzième siècles. Les moines s'étaient plu à ridiculiser ainsi le malheureux que sa position dans l'échelle sociale mettait sous leur dépendance, et à en faire le plastron des railleries de l'époque. Le quinzième siècle vient venger le serf transformé en homme libre, en bourgeois, en artiste, en produisant de satiriques représailles. C'est à cette époque que le sarcasme contre les gens d'Église et les moines prit sa place au portail, sur les murs et jusque sur les stalles de l'église elle-même.»

Chaque époque a sa façon de voir, de sentir et d'interpréter. On s'est beaucoup moqué des peintres et des poëtes de la Restauration qui croyaient interpréter la Renaissance: la noble dame et son blanc palefroi, les tuniques abricot à crevés, les destriers et les toques crénelées constituèrent un troubadourisme de convention dont s'égayèrent à juste titre les romantiques. J'ai peur que le serf condamné par l'Église à la situation dégradante de cariatide ne commence également à passer de mode.

Corbeau de l'église basse de Rosnay (Aube),(XIIe siècle), d'après un dessin de M. Ch. Fichot.

Dans ce personnage soutenant une voûte, faut-il vraiment plaindre le serf courbé sous le poids de l'Église? On peut y perdre quelques phrases à effet; mais ici, comme dans bien d'autres monuments, le sculpteur a tenté, je crois, de corriger l'inflexibilité de lignes géométriques par l'adjonction d'un caprice ornementatif. Libre aux partisans du néo-symbolisme révolutionnaire de gémir à la vue de ce monument sur les souffrances de l'homme du peuple; j'y vois un cul-de-lampe de fantaisie. Le public prononcera ayant les pièces sous les yeux.

Toutefois l'époque ne se passa pas sans représailles du vilain contre le seigneur. Le serf était aussi pressuré par le seigneur que par le moine, et l'esprit de révolte pointait à l'égard des grands à la fin du moyen âge. Quand le poëte du Roman de la Rose, Jean de Meung, dit des princes:

Car leur cors ne vaut une pome
Plus que li cors d'un charetier,

alors un principe égalitaire est affirmé qui dénote peu de respect pour le trône. Certains monuments, mais plus rares, témoignent de semblables hardiesses.

Quelques sculptures représentent les rois et les empereurs entraînés dans les enfers. Dans la figure ci-contre on croit que le sculpteur a voulu représenter sur le portail de l'église Saint-Urbain, le clergé, la noblesse et le peuple. La diablesse entraîne avec le pape, le roi et un personnage au cou duquel pend un gros sac d'écus. C'est encore une répétition du symbole de l'avarice. Ces sculptures contre la royauté étant rares, on en a conclu que l'oppression civile était moins dure que l'oppression religieuse; les cahiers de doléance du peuple aux approches de 1789 témoignent du contraire.

Bas-relief du portail de l'église Saint-Urbain, à Troyes.

[Pg 190]
[Pg 191]

CHAPITRE XI

MINIATURES DE MANUSCRITS

A dater du commencement du quatorzième siècle, l'intention comique perce et devient lucide dans certaines miniatures de manuscrits.

Les grands dépôts publics sont pleins de richesses d'ornementations grotesques, principalement dans les entourages de pages, et rien que ces détails fourniraient matière à un ouvrage intéressant si la rédaction des catalogues était mieux comprise.

Il arrive souvent qu'un manuscrit historié contient des miniatures sérieuses en regard d'entourages où des bamboches se livrent à mille caprices. Ces motifs, à part quelques exceptions, ne sont pas signalés dans les catalogues de nos grandes bibliothèques. L'homme de bonne volonté qui voudrait donner un échantillon du Caprice aux divers siècles, en est réduit à compulser au hasard et à fatiguer le zèle des conservateurs. J'avertis donc que tout en comprenant l'importance de ces croquis, j'ai dû aller un peu à l'aventure.

D'après un manuscrit du XIVe siècle.
D'après un manuscrit de la bibliothèque de Cambrai.

Une idée plaisante, la parodie de l'homme par les animaux, dont on voit les premiers jalons sur les monuments, se complète dans l'esprit des peintres. C'est la truie qui file, dont le symbole s'est perpétué pendant près de six siècles, car on en trouve encore quelques reproductions sur les enseignes d'anciennes villes. C'est un animal, loup ou renard, brouettant un limaçon, comme dans le manuscrit du quatorzième siècle, de Cambrai, dont le motif semble emprunté à une pierre gravée antique.

[Pg 194]
[Pg 195]

D'après un manuscrit du XIVe siècle.

La chasse est en grand honneur au quatorzième siècle: voilà un chien qui imite ses maîtres; seulement, par une bizarrerie dont le sens est peu clair, le chien prend des lièvres avec une ligne (p. 193).

Il est regrettable que M. Champollion-Figeac à qui on doit connaissance d'un certain nombre de semblables miniatures, n'ait pas indiqué leur provenance[58]. Ces peintures sont quelquefois d'une invention si particulièrement malséante, qu'il est utile de savoir si elles font corps avec un manuscrit sacré ou profane.

[58] Louis et Charles d'Orléans. Leur influence sur les arts, in-8, 1844. Les planches de cet ouvrage sont troublantes pour l'érudit; M. Champollion-Figeac a détaché de petites figures de compositions de miniatures, sans y joindre aucun renseignement, et ce n'est qu'à l'aide de M. Michelin, conservateur du département des manuscrits à la Bibliothèque, que j'ai pu retrouver certaines sources où a puisé l'auteur de Louis et Charles d'Orléans.

M. Ed. Fleury, dans ses beaux travaux sur les manuscrits[59], n'a pas obéi à un tel système, et si l'auteur avait étendu ses investigations à d'autres bibliothèques que celles de l'Ile-de-France, nous aurions aujourd'hui une importante série de documents à l'aide desquels les sujets des miniatures mis en regard pourraient être élucidés plus facilement.

[59] Les Manuscrits à miniatures des bibliothèques de Laon et de Soissons, 2 vol. in-4º, avec figures, 1863-1865. Didron, Dumoulin.

Dans un manuscrit du quatorzième siècle de la bibliothèque de Soissons, le Missale Suessionnense, on trouve un spirituel caprice, qui certainement contient une arrière-idée de ridiculiser les tournois. Un lièvre et un coq, la lance en avant, le bouclier protégeant le corps, se précipitent à toute vitesse l'un contre l'autre et s'envoient de vigoureux coups d'estoc. Le lièvre est monté sur un chien, le coq sur un renard; à l'exemple du Bertrand de Robert-Macaire se sauvant sur le cheval du gendarme, les deux animaux timides ont enfourché leurs redoutables adversaires.

Ces parodies de tournois furent également sculptées et peintes dans d'autres endroits. On voyait jadis, sur une cheminée de l'hôtel de Jacques Cœur, à Bourges, un carrousel de chevaliers montés sur des ânes. Un archéologue, qui a dessiné la cheminée avant qu'elle fût détruite, dit à propos des figures: «Malgré le respect que l'on devait avoir pour ces nobles exercices (les tournois), nous trouvons ici la farce la plus grotesque qu'il soit possible de voir; ce ne sont pas de brillants et valeureux chevaliers, portant de pesantes armures et montés sur de fougueux coursiers, mais de simples paysans, sur de paisibles baudets, ayant pour rondaches des fonds de paniers et des cordes pour étriers. Les valets et les héraults d'armes sont des garçons de ferme et des porchers; l'un porte un faisceau de bâtons; un autre sonne du cornet à bouquin; l'un des champions[Pg 197]
[Pg 198]
[Pg 199]
a la figure cachée par une espèce de camail et porte à son chapeau une plume de coq: tels étaient peut-être les délassements du peuple, car les hommes du peuple ont toujours cherché à copier les grands. Il est probable aussi que ce ne soit qu'un caprice des sculpteurs qui, à cette époque, mettaient un certain mérite à produire des objets fantastiques, propres à récréer les oisifs[60]

[60] Hazé, Notices pittoresques sur les antiquités et les monuments du Berry, in-4º, Bourges, 1840.

D'après le Missale Suessionnense, manuscrit de la bibliothèque de Soissons (XIVe siècle).
Miniature de l'Histoire de Saint-Graal (XIVe siècle).

Ainsi les tournois perdaient de leur crédit dans l'esprit du peuple. L'idée de parodie n'est-elle pas bien marquée dans un manuscrit du quatorzième siècle[61], où une femme à cheval combat avec son fuseau contre un chevalier?

[61] Histoire de Saint-Graal, jusqu'à l'empire de Néron, à la Bibliothèque nationale.

On trouve également à la bibliothèque de Cambrai, dans le Recueil de chants religieux et profanes, manuscrit flamand, daté de 1542, une miniature représentant, casque en tête, bouclier au bras, des enfants à cheval sur des tonneaux traînés par une bande de galopins, jouant au tournoi.

Un érudit, qui pourrait comparer les divers manuscrits des grands dépôts de l'Europe, apporterait certainement de vives lumières sur ces courants satiriques de diverses époques, si l'initiative individuelle suffisait à de pareilles recherches; mais ne court-elle pas grand risque d'être abattue, quand elle est si peu protégée par ceux qui parlent sans cesse du développement intellectuel et ne le favorisent qu'en paroles?

C'en est assez des gens de cour qui ne rêvent qu'armes et combats, et font bâtir des salles d'armes à la place de bibliothèques. Ces brutes et ces soudards, pour mépriser l'intelligence et ne reconnaître que la force, sont à juste titre raillés par les miniaturistes et les sculpteurs. Aux nobles coursiers des tournois le sculpteur substitue des ânes, et les chevaliers sont remplacés par des lièvres.

D'après un manuscrit de la Bibliothèque nationale (XIVe siècle).

De semblables caprices devaient conduire naturellement à l'idée du Monde renversé, un cliché[Pg 201]
[Pg 202]
[Pg 203]
que les caricaturistes ont reproduit si fréquemment. Le bœuf dirigeant une charrue, traînée par deux laboureurs, le lièvre qui emporte triomphalement le chasseur au bout d'un bâton, sont des miniatures du quatorzième siècle et on en trouve aujourd'hui encore des redites dans la collection des images d'Épinal.

D'après une ancienne miniature.

Un manuscrit du quatorzième siècle, de la Bibliothèque, renferme une miniature d'un ordre plus important qui semble le point de départ des railleries contre la toilette des femmes, sujet que les prédicateurs prenaient souvent pour thème.

Une noble dame donne un dernier coup à ses atours, entourée de femmes de chambre, qui ne sont autres qu'une légion de petits diables accourus pour la servir; l'un présente un miroir, l'autre peigne sa chevelure. Deux diablotins relèvent la traîne de sa robe; d'autres, nichés dans l'ouverture des manches, soufflent dans des instruments de musique, en signe des plaisirs auxquels la dame est appelée. (Voir page 209.) Cette miniature est la symbolisation des pompes du monde auxquelles Satan convie habituellement la femme.

Dans un autre manuscrit du treizième siècle, les enfants paresseux sont représentés sous forme de singes étudiant en classe, pendant que le magister lève un gros paquet de verges sur le plus indiscipliné de la bande.

Rien qu'au point de vue de l'étude des mœurs, l'érudit, le philosophe, le savant, trouvent dans l'étude des manuscrits toute une mine de détails précieux, à la condition de n'y pas attacher plus d'importance que les miniaturistes qui égayaient leur besogne par un trait plaisant.

Le meilleur commentateur en pareille matière sera le plus humble. Il devra plus dessiner qu'écrire, et les inductions les plus ingénieuses ne vaudront jamais le calque d'un croquis de ces peintres patients.

Quant à ce qui touche aux choses du métier, et quoique le peintre se laissât aller à sa libre fantaisie, j'imagine cependant que la besogne était divisée comme pour les sculpteurs de cathédrales, les uns tailleurs-imagiers ou sculpteurs de statues, les autres tailleurs-folliagers creusant dans la pierre les feuillages, les ornements et les rinceaux. Il y[Pg 205]
[Pg 206]
[Pg 207]
avait sans doute des miniaturistes chargés de traiter les sujets pieux et d'autres ornemanistes pour égayer les sujets bibliques par des caprices. Comment expliquer que le même peintre qui dessinait une Annonciation, la Vierge en prières et un Ange lui annonçant la bonne nouvelle, ait pu ajouter dans l'entourage de la miniature un Fou qui se frappe sur la fesse?

D'après le manuscrit nº 95 de la Bibliothèque nationale (XIIIe siècle).

«Le but, dit M. Le Roux de Lincy, que se proposait, croit-on, l'artiste, était de représenter au lecteur pieux les vices, les mauvaises pensées auxquels il était le plus enclin[62].» Il me paraît difficile à admettre que, dans un Livre d'Heures exécuté spécialement pour la dame de Saluces, le Fou en question fût appelé à dissuader la noble dame de se frapper sur un endroit inconvenant, pour la désignation duquel les Anglais ne trouveraient pas assez de circonlocutions.

[62] Le Roux de Lincy, Notice sur la vente Yemeniz.

Du quatorzième au quinzième siècle, époque à laquelle furent exécutées ces miniatures, l'art toutefois ne se pique guère de pruderie. Un pinceau naïf et innocent retrace de bouffons obscœna qui ne troublent en rien les yeux d'une grande dame ouvrant son Livre d'Heures à l'église.

Il ne faut pas porter au compte des siècles passés notre science d'impuretés, qui a donné naissance à un cant hypocrite plus immoral que l'immoralité même.

D'après une lettre ornée d'ancien manuscrit.

Manuscrit de la Bibliothèque (XIVe siècle), d'après un dessin communiqué par M. Alfred Darcel.

[Pg 210]
[Pg 211]

CHAPITRE XII

ARCHITECTURE RELIGIEUSE—LA MAISON DES TEMPLIERS, A METZ

En 1834, un jeune archéologue lorrain avisa, dans un magasin à poudre de Metz, qui fait partie d'anciens bâtiments appartenant aux Templiers, des fresques sur une poutre dont à juste titre il réclamait la conservation. Ces peintures ont été décrites par M. de Saulcy avec une telle précision, qu'entreprendre d'en donner une meilleure indication serait la preuve d'une vanité excessive.

«Elles présentent, dit-il, tout ce que l'imagination du peintre peut enfanter de plus grotesque; c'est une longue procession d'animaux réels et fantastiques dans des attitudes variées. Ceux qui figurent les premiers, tournant le dos à la muraille dans laquelle sont percées les fenêtres, sont un chat et peut-être un veau, dressés sur leurs pattes de derrière: le troisième semble un énorme verrat moucheté de noir, mais à la tête tout à fait fantastique; vient ensuite une autruche, puis un renard dressé sur ses pieds de derrière marchant à la suite d'un coq; devant celui-ci paraissent trois animaux dressés sur leurs pattes, et que je ne reconnais pas. Celui du milieu, qui se distingue par une queue monstrueuse, semble jouer avec un bâton.

Fresque de la maison des Templiers, à Metz, d'après un dessin de M. de Saulcy.

«Ce groupe est précédé par un lièvre qui porte un triangle entre ses pattes de devant, puis par un griffon tenant un objet indéterminé entre ses griffes. Les deux animaux suivants sont fort effacés; on reconnaît cependant au premier des cornes énormes, et le second semble jouer des cymbales. Vient ensuite une licorne portant un paquet sous la patte droite de devant; peut-être est-ce une musette qu'elle tient ainsi. Un singe marche devant et jette en l'air un bâton qu'il s'apprête à rattraper; puis paraît un renard qui tient un livre ouvert: un veau lui succède et porte un objet, indéterminable. En avant se voit un ours qui semble écouter avec attention un renard tourné de son côté et gesticulant dans une sorte de chaire à prêcher; un autre animal, adossé à ce renard, est également placé dans une chaire et lève les pattes vers un animal fantastique, moitié lièvre, moitié daim, qui s'appuie sur un long bâton et porte de la patte droite un calice élevé. Un renard qui marche derrière celui-ci semble le tenir avec une double corde.

Fresque de la maison des Templiers, à Metz.

«Plus loin paraît, dans une tente et sur un lit de repos, un veau nonchalamment appuyé sur les pattes de devant, dont il se fait un oreiller; un léopard semble adresser la bienvenue à un énorme chien, qui s'appuie sur un bâton de voyage et porte son paquet sur le dos. Vient ensuite un animal marchant aussi à l'aide d'un bâton et entraînant derrière lui avec une corde un porc, qui semble faire les plus grands efforts pour résister et pour s'accrocher aux pattes d'un autre animal bizarre, qui paraît vouloir le retenir. Enfin un sanglier est enchaîné à une espèce de poteau.

Fresque de la maison des Templiers, à Metz.

«Telle est la série des scènes burlesques que le peintre a tracées sur la poutre. Ces représentations avaient-elles une signification mordante, ou ne sont-elles que les fruits d'une imagination capricieuse d'artiste? Je laisse à de plus habiles le soin de le décider[63]

[63] Mémoires de l'Académie de Metz, 1834-35.

La signification des curieux dessins que M. de Saulcy offrait à la science archéologique n'a pas été donnée, quoique la découverte de ces fresques remonte à l'année 1834. Et pourtant il me semble facile de répondre aux questions que se posait l'érudit sur le caractère de parodie ou purement capricieux de telles figures.

Que ces sujets et bien d'autres de même nature qui se remarquent sur les manuscrits, le bois, la pierre, les vitraux, soient les jeux d'une imagination confuse, ce qui me frappe tout d'abord dans cette procession d'animaux est l'analogie absolue avec ceux des papyrus égyptiens que M. Lepsius et les égyptologues appellent «satiriques». Certaines figures de Metz semblent calquées sur celles du papyrus de Londres, ainsi le renard en voyage, un paquet sur le dos, un bâton à la main. J'ai donné dans l'Histoire de la Caricature antique trop de détails à ce sujet pour y revenir.

Fragment d'un papyrus égyptien du British-Museum.

Ici le moyen âge se rencontre avec l'Égypte ancienne, et on se demande s'il est possible que des compositions découlant de civilisations si diverses aient pu naître, à la fois, dans deux imaginations par le seul fait du hasard. De semblables analogies ne peuvent exister sans point de jonction. Aussi à travers les arts suit-on un fil conducteur, comme à travers les langues des peuples, leurs traditions et leurs religions.

J'ai montré qu'au début l'art chrétien n'est souvent séparé que par un court trait d'union de l'art païen: dans l'aurore du christianisme se fondent les derniers rayons du paganisme; mais ici je remarque un fait semblable à ceux qu'ont si souvent consignés les physiologistes qui s'occupent d'hérédité. L'art fait un retour en arrière et le curieux peut suivre la courbe qui du moyen âge va directement à l'Égypte ancienne, ce qui s'explique par la vie agitée des Templiers, non sans rapport avec celle des Saint-Simoniens pendant sa courte période.

Les Templiers avaient beaucoup voyagé, en Orient particulièrement. L'un d'eux rapporta vraisemblablement d'Égypte le souvenir de ces représentations d'animaux, qu'il traduisit ou fit traduire par un peintre pour la décoration de la maison de Metz.

De symbole, je n'en vois pas. La parodie des actions de l'homme par l'animal, sur laquelle reviennent fréquemment les anciens, suffisait à une idée décorative. Je n'ose entrer dans les connaissances cabalistiques des Templiers, qui auraient sondé les mystères de la religion égyptienne. Le fait de la poutre historiée me suffit, et les dessins bien plus encore que les commentaires.

De même qu'un grain de blé conservé pendant des siècles dans le tombeau d'un Sésostris peut germer et donner des épis sur une terre française, de même certains papyrus égyptiens fournirent des motifs à l'artiste du douzième siècle.

Modillon de l'église de Poitiers.

CHAPITRE XIII

ARCHITECTURE MILITAIRE—LA TOUR DESCH A METZ

C'est surtout en architecture militaire que les caprices sont rares; naturellement peu de place était réservé à une ornementation dans des édifices où les lignes et les angles sévères de chaque pierre concourent à une utilité immédiate. Rien ne donnait à croire que ces ouvrages de défense pussent trouver place dans une Histoire de la Caricature si mon ami, M. Lorédan Larchey, n'avait recueilli les détails principaux de la tour Desch, à Metz, qui a fourni des dessins à son intéressante publication des Origines de l'artillerie française[64].

[64] In-4º, 1863.

Au commencement du seizième siècle, des seigneurs messins, du nom de Desch, firent élever à leurs frais une casemate avancée pour protéger la citadelle. Cet ouvrage fortifié était percé de canonnières dont a donné une description exacte M. Larchey:

Canonnière de la tour Desch, à Metz, d'après un dessin de M. Lorédan Larchey.

«Des trous ronds, appelés canonnières, servaient au tir de l'artillerie renfermée dans les tours. Ces canonnières affectent en général la forme d'un entonnoir qui va se rétrécissant du côté des servants de la pièce comme une lorgnette dont on a tiré les tubes. Cette disposition présentait l'avantage d'élargir le rayon visuel en offrant moins de prise aux projectiles ennemis; nous en avons surtout remarqué la trace dans un petit réduit fortifié qui défendait les approches de la porte des Allemands à Metz, et que le génie militaire a eu la bonne pensée de conserver intact. C'est un spécimen excessivement curieux d'ailleurs des caprices artistiques qui pouvaient, au commencement du seizième siècle, concourir aux travaux de défense d'une place. Les cinq canonnières dont le réduit en question est garni, présentent des sculptures semblables à celles dont, vers la même époque, les architectes italiens enjolivaient parfois les portes et les fenêtres. Quatre d'entre elles montrent d'effroyables ou de sataniques figures, qui semblent, en roulant de gros yeux, s'efforcer de cracher encore leurs projectiles. La cinquième, d'une allégorie plus saisissante mais d'un goût moins relevé, est une émanation directe de la grosse gaieté de nos pères. Elle représente un guerrier fort chevelu et fort déculotté, dont le derrière menaçant se charge aussi d'annoncer la canonnade à l'ennemi.»

Sculpture de la tour Desch, à Metz.

Sur une pierre d'angle de la même casemate, un homme avale un boulet, comme pour se moquer des projectiles que lui envoie l'ennemi. (Voir figure page 218.)

On remarquera sur le chapeau de l'homme, et aussi sur le bas-relief du personnage sans-façon qui envoie une décharge tout à fait particulière aux assiégeants, des représentations de guimbarde, instrument de musique jadis cher aux Lorrains et aux Alsaciens. Ces guimbardes, sculptées à divers endroits sur le monument, faisaient partie du blason des Desch, qui, par ce détail ont voulu conserver la mémoire de la part personnelle qu'ils avaient prise à l'érection de la casemate.

La tour Desch, d'après un croquis de M. Lorédan Larchey.

CHAPITRE XIV

FIGURES SATIRIQUES ET FACÉTIEUSES DES MONUMENTS CIVILS

Ce fut seulement à la fin du quinzième siècle que la commune, assez riche pour élever à son tour un hôtel où s'assemblaient ceux qui s'intéressaient aux besoins de la cité, prit une certaine importance, comme le prouvent les maisons de ville du nord de la France.

Un des édifices qui me paraît un des plus curieux spécimens de l'architecture civile en France, surtout par les nombreux caprices de son ornementation, est l'hôtel de ville de Saint-Quentin. Sur la façade courent des sujets fantasques analogues à ceux des églises.

«Les cent soixante-treize statuettes et figurines que j'y ai comptées en 1836, dit M. Didron qui étudia le monument de près, représentent des sujets de fabliaux, des animaux qui prêchent, des coqs qui se battent, des cochons qui mangent des glands, des lapins et des chèvres qui broutent des herbes potagères et des feuilles d'arbustes, des écureuils qui épluchent des pommes, des singes montés sur des échasses et qui font mille grimaces aux passants.

Figurine de la façade de l'hôtel de ville de Saint-Quentin (XVIe siècle).

«La chauve-souris, le moineau, le chien, le cochon, c'est-à-dire les oiseaux vulgaires et les bêtes de basse-cour, abondent sur cet édifice. Ils répondent à des gens plus laids et plus grimaçants que des singes, à des bourgeois et à des bourgeoises non moins laids et qui font des actions communes ou indécentes, à des paysans plus orduriers encore.

«Je sais bien qu'on y voit des animaux plus nobles, des aigles et des griffons. J'y ai même noté six anges qui font de la musique; on y trouve le Soleil et la Lune, la Sainte-Face de Véronique et la figure de Notre-Seigneur. Mais ce sont de véritables caricatures. On les voit là sculptés, comme on les trouve décrits ou mis en action dans les fabliaux recueillis par Méon et Barbazan. Si ce n'est pas impie, c'est trivial et ridicule.

«D'ailleurs, ce qui domine dans cette foule, ce qui accentue tout le monument, c'est le chat et la souris, le chien et le singe, le coq et la poule, le lapin et le cochon; le gros homme ventru qui montre sa bedaine quand il ne fait pas voir autre chose; l'ivrogne qui perce un tonneau et s'enivre; la bourgeoise qui rit et se pince le nez avec des lunettes; la femme qui accomplit en public des actes que la plus grosse indécence n'a jamais permis[65]

[65] Annales archéologiques, 1851.

La description serait exacte si M. Didron n'avait pas exagéré la liberté des détails de l'ornementation de la façade.

Qu'aurait-il dit de l'hôtel de ville de Noyon, où un fou accroupi, la culotte bas, remplit les mains d'un homme, peut-être d'un moine, d'un dépôt que les gens grossiers n'abandonnent habituellement qu'au coin des ruelles? La sculpture est d'une exécution délicate, l'idée ne l'est guère; mais si on pense aux «bons tours» de Tiel Vlespiègle, qui, à la même époque, avaient le privilége d'amuser les nations les plus civilisées de l'Europe, on s'étonnera moins qu'un tel détail fasse partie de la décoration d'un hôtel de ville.

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