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Histoire de la caricature au moyen âge et sous la renaissance

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Corbeau de l'hôtel de ville de Noyon (fin du XVe siècle).

Les sculpteurs n'avaient guère été plus réservés dans leur ornementation du château de Blois. Aux fenêtres de la chambre à coucher de Louis XII, à ces mêmes fenêtres où le roi se plaisait, dit-on, à s'entretenir avec son premier ministre, le cardinal d'Amboise, dont l'hôtel était en face, les retombées de l'encadrement supérieur sont supportées par des figurines finement ciselées, mais d'un goût douteux.

Les maistres des pierres vives, qui imaginaient ces ornements, ne paraissent pas avoir été arrêtés par l'idée qu'Anne de Bretagne lèverait nécessairement les yeux sur de pareilles figurines.

A s'en fier aux plaisanteries scatologiques, fort goûtées à cette époque, on peut admettre toutefois que la reine souriait des deux drôleries qui se font pendant et qui montrent un homme se bouchant le nez pour ne pas sentir les désagréables odeurs émanant d'une femme sans vergogne; également il faut rattacher au même ordre des faits naturels, considérés comme plaisants et gais, le bas-relief du même palais représentant un galant audacieux qui relève la jupe d'une personne de bonne volonté.

Il faut cependant chercher le sens de l'ensemble de semblables sculptures. L'hôtel de ville de Saint-Quentin, par la profusion de ses images, me paraît fournir une explication dont les archéologues sont appelés à juger la valeur.

Deux de ces figurines représentent des animaux en chaire, un renard et un singe, sans doute échos du Roman de Renart.

Retombées des fenêtres du château de Blois.

Sur un cul-de-lampe, un fou et un diable se sont[Pg 227]
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emparés de la cotte d'une jeune commère, et la chiffonnent avec ardeur.

Détail de la façade de l'hôtel de ville de Saint-Quentin.

Les sculpteurs, en un autre endroit, font rissoler au-dessus d'un grand brasier un malheureux que des diables retournent comme une dinde à la broche (voir la figure de la page 86).

Le caprice qui a présidé à ces compositions n'est qu'un ressouvenir des figures de même nature qui se voient aux murs des cathédrales. Les notions bibliques sont mêlées à celles des sciences naturelles. La femme qui trompe son mari, le moine ridiculisé, la bête monstrueuse des forêts voisines, la terreur de l'enfer, le manant qui bat sa commère, la raillerie du riche, le bateleur qui fait danser des ours et des singes, tous ces menus événements du jour trouvaient place sur les chapiteaux et sous les portails des églises. Si leur répétition au seizième siècle, sur la façade d'un monument civil tel que l'hôtel de ville de Saint-Quentin, offre encore quelque doute aux esprits précis qui veulent avoir la preuve de la signification des moindres détails, le chanoine Charles de Bovelles, par une énigme rimée qui détermine la date de la construction du monument, les aidera à comprendre le sens général de ces figurines.

L'édifice terminé, une plaque de cuivre fut enchâssée dans un des piliers de la façade de l'hôtel de ville de Saint-Quentin. Sur cette plaque on lisait:

D'un mouton et de cinq chevaux
Toutes les lettres prendez, M CCCCC
Et à icelles, sans nuls travaux,
La queue d'un veau joindrez V
Et au bout adjouterez
Tous les quatre pieds d'une chatte. IIII
Rassemblez, et vous apprendrez
L'an de ma façon et ma date. M CCCCC VIIII (1509)

Ces cinq chevaux, les quatre pieds de la chatte, la queue du veau, n'offrent-ils pas de l'analogie avec les bizarres sculptures du monument? L'archéologue doit y chercher moins de rime et pas plus de raison. L'esprit confus mais jovial d'alors donnait naissance à la plupart des figurines qu'à tort, je crois, nous appelons satiriques.

J'ai déjà longuement insisté sur ce point et ne crains pas d'y revenir. L'art des tailleurs de pierre n'était pas si compliqué du côté de la conception qu'on le dit. C'est un art inconscient, naïf, aussi innocent que l'enfant qui lève sa chemise en public.

De même que les maçons inintelligents qui recouvrent de plâtre de délicates sculptures, nous avons entouré cet art de bandelettes symboliques; mais le moment est venu de gratter l'épais badigeon du symbolisme, qui lui enlève sa netteté de lignes, sa franche signification.

Figurine de la façade de l'hôtel de ville de Saint-Quentin.

CHAPITRE XV

LES STALLES DES ÉGLISES

On a retrouvé à Rouen des registres de comptes tenus par les fabriciens des églises, qui détaillent, sol par sol, ce que coûtait l'œuvre de hucherie d'une cathédrale, quels étaient les maîtres huchiers, leur pays, le salaire des ouvriers employés par eux.

Vers la fin du moyen âge circulaient en France des sculpteurs en bois, Flamands pour la plupart, qui allaient offrir leurs services aux constructeurs de cathédrales. Ils entreprenaient habituellement les chaires et les stalles pour un prix fort modique, 25 sols par figure, n'étant regardés que comme des sculpteurs de poupées. Tel est le nom que les architectes donnaient à leurs caprices ornementatifs.

Les prêtres, fatigués de se tenir debout pendant toute la durée des offices, eurent l'idée de se reposer sur des stalles mobiles, ingénieusement appelées miséricordes, offrant un banc étroit pour s'asseoir et des accoudoirs sous les bras. Comme le chœur où siégent les prêtres est l'endroit qu'a choisi l'Église pour déployer toutes ses pompes, des planches de bois nu eussent juré avec les dallages de marbres, les vitraux éclatants, les lutrins de fer ouvragé et les richesses de l'autel: l'architecte pensa naturellement à faire ornementer ces stalles.

C'est là que se donna carrière la fantaisie des tailleurs en bois.

En relevant sa stalle et en l'abaissant, plus d'un prêtre put s'y regarder comme dans un miroir, assis sur ses péchés, accoudé sur ses vices.

Au quinzième siècle, la sculpture ornementative semble ne relever que d'elle-même. Les compagnons flamands apportaient avec eux un répertoire de sujets profanes, sans se préoccuper du lieu sacré pour lequel ils travaillaient. Sur cinquante sujets empruntés plus habituellement à la vie réelle, on peut en détacher une douzaine de fantasques, de cyniques et de bouffons. Le clergé ne croyait pas que quelques facéties pussent faire tort à la religion: ce qu'on cherchait surtout dans l'ornementation de ces stalles était la rupture d'angles trop austères. Des caprices se déroulèrent le long des accoudoirs formant d'agréables courbes: quant à ce que sculptait l'ouvrier sur les miséricordes, le chapitre n'y regardait pas de près.

Dans l'ensemble de ces fantasques manifestations répandues sur les stalles des églises de Champagne, de Normandie, de Picardie et même de Bretagne, je vois des sortes de clichés que les Flamands reproduisaient sans s'inquiéter si telle province était plus pieuse que telle autre; leur répertoire n'offrant pas une extrême variété, ils le portaient aussi bien au Nord qu'au Midi, à l'Est qu'à l'Ouest.

Ces sculpteurs de «poupées,» dont l'idéal était la représentation de ce qu'ils avaient vu et ressenti, taillaient d'ordinaire sur bois l'événement du jour, la dernière apparition du démon, le mari battu par sa femme, le moine surpris causant de trop près avec une religieuse, la gausserie qui courait le pays, les croyances populaires relevées d'un grain de malice.

Parfois ces sculptures semblent un écho des sévères admonestations des évêques dans les conciles. La robe ne gare pas tous les prêtres des passions. Plus d'un manqua à sa chaste mission. Qui sait même si, en de certains cas, la façade des cathédrales ne fut pas choisie par les évêques[Pg 235]
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comme un pilori où devait être exposée, tant que la pierre durerait, l'action du coupable!

Détail de stalle de la cathédrale de Saint-Pol de Léon, d'après un dessin de M. Léon Gaucherel.

Tout esprit sans préjugés admettra, en lisant le fait suivant, comment certains actes luxurieux purent être traduits par le ciseau sur les monuments de cette époque.

Dans le Poitou, à l'abbaye Chièvre-Faye, un moine appelé Pigière manqua un dimanche à l'heure de la messe. «Si demandoit l'en partout cellui Pigiere, et ne povoit estre trouvé. Mais toutefois tant fut quis et cherchié qu'il fut trouvé en l'esglise en un coingnet sur une femme, embessonné, et ne se povoient departir l'un de l'autre.»

Tel est le texte exact du Livre du chevalier de la Tour Landry pour l'enseignement de ses filles, au chapitre intitulé: «Du moine qui fist fornication en l'esglise.»

Un semblable «enseignement» donné à des filles de haute condition, dans un traité spécial d'éducation, prouve que les demoiselles les plus chastes de cette époque n'ignoraient rien, qu'on pouvait tout leur dire sans les froisser, et que vraisemblablement la représentation de semblables scènes par la sculpture était admise comme moyen de moralisation.

Mais le chevalier de la Tour Landry ne conte pas cette histoire à ses filles pour le plaisir de conter, et il en tire la morale suivante: «Se fut moult grant exemple comment l'on se doibt garder de faire mal pechié de délit de char en l'esglise, ne d'y parler de chose qui touche celle orde matière, ne s'y entre-regarder par amour, fors que par amour de mariaige.»

La morale sans doute ne ressortait pas aussi visiblement de la sculpture ou du moins ne la voyons-nous pas aujourd'hui si directe; et cependant, comme dans les Bibles manuscrites, où souvent de pareils sujets sont représentés sans voiles à côté de sujets pieux, on peut dire que l'enseignement par les murs des cathédrales était le même, et que ces images de fornications, si libres qu'elles fussent, étaient une leçon à l'usage du peuple et le plus souvent des moines.

C'est dans les pays où se produisirent de pareils scandales qu'il faudrait chercher si, à l'époque où ils eurent lieu, les sculpteurs ne traduisirent pas ces légendes sur la pierre des monuments qu'ils avaient à ornementer. Qui étudierait de près les églises du Poitou du quatorzième siècle trouverait peut-être trace d'une sculpture représentant la luxure du moine Pigière, quoiqu'à la suite du scandale, provoqué par ses actes, il eût quitté l'abbaye de Chièvre-Faye.

D'autres motifs encore purent donner naissance à ces ornementations satiriques.

Nombre d'ordres religieux se jalousaient alors entre eux. L'orgueil, la vanité, la raillerie ne sont pas exclus du cœur des hommes d'Église. Les cathédrales riaient des abbayes, les abbayes raillaient les ordres mendiants. Cela se lit quelquefois sur la pierre et le bois.

Un archéologue qui a voulu voir clair dans ces questions, M. de la Sicotière, a analysé quelques-unes des stalles de l'église de Mortain, et parmi les sujets difficiles à expliquer, cite le suivant:

«Un individu, dont la chevelure rasée sur le front est collée sur les joues comme celle d'un moine, est assis sur le dos d'un animal monstrueux, le visage tourné vers la queue de sa monture, dans l'attitude de la frayeur ou même de la fuite. Il tient à deux mains, jeté sur son épaule, un sac passablement garni. L'animal est presque entièrement couvert par les habits flottants de son cavalier; on ne distingue que deux pattes armées chacune de trois griffes et une grosse tête largement fendue comme celle d'un crocodile. De sa langue démesurément longue et recourbée, il lèche le dessous d'un moulin à vent; ce moulin se compose d'un carré flanqué de quatre ailes en sautoir, avec une ouverture au milieu garnie de losanges et coiffée d'un petit chapiteau.

D'après Breughel d'Enfer.

«Quel est le sujet de cette singulière allégorie? se demande l'archéologue. Les stalles de Corbeil offrent bien un meunier qui chemine gravement sur son âne, un sac sur la tête. Ici on dirait presque un voleur qui se sauve avec le produit de son vol, tandis que le démon de la convoitise qui l'a guidé lèche encore, en signe de regret, le moulin dépouillé; mais quel serait le voleur? (On sait que les meuniers ont depuis longtemps le privilége de servir de type aux caricatures et aux plaisanteries populaires dirigées contre les fraudeurs). Ne pourrait-on voir aussi dans cette caricature un trait satirique contre les moines et le clergé, qui ruinaient en dîmes et en exactions le pauvre laboureur?»

Il est souvent dans les œuvres satiriques des détails troublants autant par leur surabondance que par leur bizarrerie: le meilleur commentaire est encore la description même; j'essayerai cependant de donner une interprétation de cette stalle de Mortain en la mettant en regard d'un détail emprunté à une planche de la série des Vices composé par Breughel d'Enfer; c'est le même sentiment baroque, la même raillerie symbolique plus compliquée que légère, et comme il est présumable que la stalle de Mortain décrite par M. de la Sicotière est d'un sculpteur flamand, l'analogie avec les bizarreries troublantes de Breughel s'en déduit facilement.

A l'église de Mortain, on voit encore sur une stalle deux têtes de Fou accolées, semblables à celles de l'ancienne église des Mathurins de Paris, têtes que Millin avait prises pour des têtes de moines. C'est le même sujet fréquemment répété dont je donne un dessin d'après une miséricorde de la collégiale de Champeaux. Trois personnages à face de bonne humeur paraissent être une sorte de traduction du dicton: trois têtes dans un même bonnet. Deux oreilles énormes sortant du coqueluchon semblent augmentées de l'étoffe de celles qui manquent aux autres personnages.

D'autres miséricordes satiriques de Mortain sont également décrites par l'archéologue; mais elles n'ont pas l'importance de celles de Saint-Spire, dont il sera parlé plus loin. Suivant M. de la Sicotière, les stalles de Mortain sont de la même date que celles de Rouen, sculptées en 1457, par Philippe Viart, maître huchier, qui recevait pour ce travail cinq sols dix deniers par jour, quand ses compagnons n'en touchaient que la moitié.

Stalle de la collégiale de Champeaux (XVIe siècle).

«Quel était le but que se proposaient les artistes qui sculptaient ces caricatures grossières?... Ne serait-ce qu'un dévergondage d'imagination, qu'une débauche d'esprit?» Telle est la question que se pose encore M. de la Sicotière.—Oui, répondrai-je, il y a plutôt débauche d'esprit, et il serait facile de le prouver si on pouvait donner en regard les singularités des diverses stalles de cathédrales.

Celle-ci, qui provient également de la collégiale de Champeaux, n'est-elle pas déroutante par le jeu (ou plutôt le jet), que se permet ce petit bonhomme à travers un van? Rembrandt seul a pu, grâce à sa pointe fantastique, dessiner de semblables croquis, et quoique le motif de cette stalle soit sans doute unique dans nos églises, il en était d'autres de même nature qui, au commencement du seizième siècle, indignaient l'abbé du monastère de Formbach, Angelus Rumplerus.

Miséricorde de la collégiale de Champeaux (Seine-et-Marne) (XVIe siècle), d'après un dessin de M. Ch. Fichot.

Reprenant les arguments de saint Bernard, le pieux Bavarois, à propos de certains détails licencieux de l'église de Münichwald, disait: «Si une jeune fille regarde une telle peinture, est-ce que sa pensée ne va pas rêver, et ne s'ingéniera-t-elle pas à vouloir connaître ce qu'elle voit représenté sur le mur? C'est ainsi et dans le même but qu'autrefois les peintres exposaient aux regards un Priape et un Jupiter. Mais il serait nécessaire qu'on fît ici ce que dit Virgile: «Éloignez-vous d'ici, chastes matrones:—il est honteux que vous lisiez d'impudiques paroles;—(les hommes) n'y prennent pas garde et passent sans s'arrêter.—Ils savent bien ce que c'est;—mais il y a des femmes qui aiment à...»

Interprétation finale qui ne peut décemment qu'être donnée en latin:

Matronæ, procul hinc abite, castæ:
Turpe est vos legere impudica verba;
Non assis faciunt, euntque recta:
Nimirum sapiunt, videntque magnam
Matronæ quoque mentulam libenter[66].

[66] «Cette priapée, m'écrit le fidèle secrétaire de Sainte-Beuve qui, plus d'une fois en compagnie de l'aimable académicien, vint à mon aide dans ces recherches, ne se trouve dans aucune édition complète de Virgile; elle a été recueillie dans l'Erotropægnion de Noël.»

«Qu'on examine nos stalles, nos vitraux, les chapiteaux de nos colonnes, les miniatures de nos manuscrits, partout le bouffon, le grotesque, l'obscène même, ajoute M. de la Sicotière; partout, comme à Mortain, les monstres de masques les plus horribles qu'ait pu rêver une imagination en délire, exposés avec complaisance aux regards de la foule; partout le costume monastique ridiculisé, caricaturé de la manière la plus grossière, au pied même de l'autel[67]

[67] Les stalles de l'église de Mortain (Manche). Bull. monum., 1839.

Ce costume monastique ridiculisé dans les églises mêmes, il ne faut pas cependant lui donner trop d'importance: la satire monacale entre tout au plus pour un vingtième dans l'ensemble de l'ornementation de ces stalles, où sont représentés plus particulièrement les divers corps d'état entremêlés, je l'ai déjà dit, de diableries, de grimaces de fous, de ressouvenirs du Roman de Renart, d'allusions à quelques scandales domestiques.

Le Lai d'Aristote.—Stalle de Rouen.[68]

[68] Le treizième siècle supposait qu'Aristote, amoureux d'une courtisane, s'était laissé seller comme un cheval, et qu'il portait à quatre pattes, jusqu'au palais d'Alexandre, la femme qui le fouettait. Ce conte, imaginé comme preuve de la diabolique puissance des femmes, est sculpté sur divers monuments religieux et civils du Moyen âge et de la Renaissance: à Lauzanne, à Lyon, à Rouen, à Paris.

A prendre pour exemple les stalles de la cathédrale de Rouen, exécutées au quinzième siècle, si on en excepte un sujet ayant trait au célèbre Lai d'Aristote et certains caprices, tels que des femmes chimères, qui appartiennent plutôt à la famille des mascarons, la plupart des miséricordes se rapportent aux corporations de chirurgiens, de tondeurs, lameurs, épinceurs de drap, etc.

Quelques archéologues ont pensé que les professions représentées sur les stalles symbolisaient les corps d'état qui avaient concouru par leurs aumônes à mener à bonne fin ces ouvrages de hucherie. J'ai moi-même cru un moment que les personnages marquants des corporations avaient droit à s'asseoir dans le chœur sur des stalles représentant les emblèmes de leur profession: tout est hypothétique dans ces matières. En première ligne toutefois, on peut mettre sur le compte du caprice des artistes l'ornementation des miséricordes et des accoudoirs.

D'autres spécimens intéressants de monuments semblables se voient à Saint-Martin-aux-Bois, décrits par l'abbé Barraud.

Sur une de ces stalles «un moine se livre à de profondes contemplations; mais on s'aperçoit à l'état de son visage qu'il est saisi d'une frayeur subite à la vue des monstres horribles qui s'offrent à ses yeux. L'enfer n'en a jamais vomi de plus hideux. Celui-ci a l'échine fortement élevée, baisse la tête, grince les dents et s'apprête à dévorer la proie qui va s'offrir à lui. Celui-là replie sous son ventre une énorme queue, qui se termine en avant par une gueule de monstre marin. Un troisième, séparé du précédent par une tête de femme couverte d'un long bonnet flottant, a le corps d'un quadrupède, la tête, la poitrine et les bras d'un homme: de son menton pend une barbe épaisse, qui se divise en deux touffes et qu'il saisit à deux mains. Un quatrième, semblable à une truie, joue de la cornemuse, tandis que ses petits pendent à ses mamelles. Une tête d'homme, à longue chevelure et à bonnet replié, termine cette rangée.

«A gauche se continue la suite des animaux grotesques. La marche est ouverte par un quadrupède à longue queue, à la suite duquel s'avancent un singe armé d'une énorme massue et un mammifère à tête d'oiseau qui paraît vouloir s'élancer vers le ciel. Puis se présentent successivement un énorme crapaud armé d'une cuillère avec laquelle il puise dans une ample soupière placée devant lui, une lourde vache jouant de la musette et un singe agitant ses doigts sur les touches d'une vielle, dont il fait également tourner la manivelle. Ces curieux musiciens ont à leur suite un animal chimérique qui se replie sur lui-même et se présente aux spectateurs dans une pose hideuse. Enfin vient la Mort, avec ses traits horribles, couverte d'un ample manteau, et derrière elle un griffon[69]

[69] Bull. monument., t. VIII, p. 9.

Comme à Saint-Spire, une fille en habit de religieuse scie le diable par le milieu du corps (voy. figure de la p. 104). Sur une autre stalle, des ours dansent aux sons d'une musette dans laquelle souffle un de leurs confrères.

L'abbé Barraud voit dans ces figures la personnification de l'orgueil, de la volupté, de l'amour de la table, de la haine et des plaisirs mondains. Pour moi, je viens de feuilleter une fois de plus les Tentations et les Diableries du prédécesseur de Breughel, Jérôme Bosch. Les compositions du vieux maître, populaires au quinzième siècle, semblent l'alphabet dans lequel étudièrent les imagiers.

L'application à un motif déterminé n'apparaît réellement que dans les deux créations qui émurent le moyen âge et la renaissance, c'est-à-dire le Roman de Renart et la Folie telle qu'elle ressort des œuvres de Brandt et d'Érasme.

Habituellement, côte à côte des figures bibliques et profanes, on remarque sur ces stalles des têtes de fous à bonnets ornés de grelots; des évêques mitrés se mêlent sur les accoudoirs à des animaux, des singes, des figures grotesques. Certains archéologues regardent ces singuliers assemblages comme des allusions aux vices du clergé; le comte de Soultrait pense, et je suis de son avis, que ces représentations sont un souvenir des Fêtes de fous[70]. La plupart du temps, de petites figurines ou des bustes rappellent la mère-sotte ou quelque personnage de ces cérémonies burlesques.

[70] Bull. monument., t. XVIII, p. 105-106.

Parmi les curieuses stalles de Saint-Spire de Corbeil, qu'heureusement Millin fit dessiner avant leur destruction, on voyait un évêque tenant une marotte dans la main. C'est toujours l'évêque des Fous.

Stalle de l'église Saint-Spire de Corbeil.

Sur une autre miséricorde du même monument un personnage, coiffé d'une sorte de chapeau à cornes, joue avec un homme à un jeu appelé pet-en-gueule. Le mot dispense d'une analyse.

Quelques-uns de ces motifs traditionnels se représentent dans divers monuments. A Saint-Spire, quatre rats grignotent un globe surmonté d'une croix; d'autres rongeurs, dont on n'aperçoit que les têtes et les queues, ont fait de ce globe une sorte de fromage où ils se sont retirés. Dans la même série de stalles, est représenté un homme coiffé d'un bonnet de docteur et dont la figure expressive exprime la trace de pensées doctorales; ce personnage porte sur son dos un globe semblable. Millin dit qu'il existait dans l'église Saint-Jacques, à Meulan, un bas-relief absolument identique, et le consciencieux archéologue ajoute: «Sujets bizarres, qui sont autant d'énigmes, parce qu'on n'est pas au temps où ils ont été exécutés.

Miséricorde de l'ancienne église de Saint-Spire de Corbeil.

Cet aveu de l'impuissance de l'archéologie à la fin du dernier siècle ne se reproduirait guère aujourd'hui. Millin n'expliquait peut-être pas assez; nous expliquons trop quelquefois, dissertant à l'infini sur des sujets d'une médiocre importance. Cependant cette stalle symbolique a besoin d'être élucidée; elle se trouve dans diverses autres églises, et je partage l'opinion de Duchalais, qui, dans un article plein de sens[71], voyait dans les rats grignotant le globe les vices qui rongent le monde et finissent par le détruire.

[71] Revue archéologique, 1848.

Si on ajoute à ces sujets divers des représentations de métiers de l'époque: apothicaire, porteur de bois, moissonneur, berger, tailleur de pierre, boulanger, alchimiste, etc., il sera facile de se faire une idée du répertoire des tailleurs de poupées dans les églises. Presque partout, en province, les sculpteurs en bois répètent les mêmes motifs facétieux et satiriques ayant trait aux mœurs. Paris offre seul quelques dissemblances, les ouvriers flamands n'y ayant sans doute pas exercé leur industrie.

Je note, parmi les curiosités de l'ancienne église des Mathurins, une stalle représentant un vieillard tournant un tournebroche qui porte un morceau de viande dont l'homme recueille la graisse avec un pochon; sous la table est caché un enfant qui veut goûter au jus. Détail de mœurs moins comique que le suivant, décrit par Millin, qui s'étonne de le rencontrer dans le lieu saint: «Un fabricant de parchemin à qui le diable montre le cul.»

Les artistes du quinzième siècle n'avaient pas notre délicatesse. Luthériens et papistes ont autrement insulté le diable.

L'église des Saints-Gervais-et-Protais, dont les stalles offrent certaines analogies avec celles de Rouen, en possède quelques-unes d'un profane encore plus vivement accusé.

Sur une miséricorde des basses-formes un Fou folâtre avec une femme, dont la robe est retroussée. «Triste allégorie montrant le dénûment des vertus et la bassesse des habitudes,» dit à ce propos un archéologue[72]. Je crains bien que M. Troche, auteur de cette interprétation, ne soit souvent irrité par la vue de semblables sujets dans les cathédrales.

[72] Revue archéol., 9e année, 1853.

Une autre stalle de la même église représente une femme nue dans un bain; un homme se déshabille, de la main caresse le menton de la femme, et sans plus de façons entre dans sa baignoire. M. Troche croit qu'il s'agit d'un mari qui, en compagnie de son épouse, se livre à un rafraîchissement hygiénique.

Je ne sais pourquoi l'idée d'un galant s'est présentée à mon esprit. Et cependant, comment l'église des Saints-Protais-et-Gervais a-t-elle pu accueillir la mise en scène d'une semblable aventure?

Des miséricordes de la même église, les unes personnifient des martyrs et des évangélistes; les autres consistent en animaux et en masques capricieux de truie, de sirène, de chien, de vieillard, de lion, de jeune fille et d'aigle; mais, comme dans les monuments décrits plus haut, une partie des stalles est consacrée aux divers corps de métiers: cordonniers, rôtisseurs, bateliers, etc.

Cette scène de bains ne serait-elle pas la représentation d'un intérieur de baigneur à la fin du quinzième siècle? C'étaient habituellement des maisons mal famées; elles sont signalées par les anciens chroniqueurs comme des lieux de rendez-vous, semblables à ceux qui existent encore actuellement à Berne. Il se peut que les artistes inconscients, qui naïvement taillaient les stalles des églises, ayant à faire figurer le baigneur parmi les corps d'états, n'aient pas trouvé mieux, pour peindre ce qui se passait dans ces endroits, que de mettre en lumière une baignoire, une jeune dame et son heureux soupirant.

Le même archéologue qui a étudié particulièrement les stalles de Saints-Gervais-et-Protais donne encore la description d'une miséricorde de la même église: «Un fou sans gêne, coiffé du capuchon à oreilles d'âne, pousse l'oubli de la décence jusqu'à venir se poser, pour satisfaire dame nature, devant la porte d'une maison habitée. A la fenêtre du rez-de-chaussée se montre un personnage indigné qui tenait probablement un objet menaçant; mais un pudique ciseau a profondément labouré cette grossière composition due aux mains naïves de nos ancêtres[73]

[73] Il est fâcheux que Paris ne possède pas un musée de moulages des principaux détails de monuments religieux du moyen âge. Les Anglais, mieux avisés, nous en ont donné l'exemple: l'administration de Kensington a fait mouler en France un certain nombre de nos stalles ayant trait à l'histoire des mœurs.

Miséricorde de l'église Saint-Gervais-Saint-Protais.

En Angleterre, on trouve nombre de ces stalles représentant plus particulièrement des scènes d'animaux imitant les actions de l'homme. Rutter, dans son livre Delineations, cite les miséricordes de l'église d'East-Brent (Somerset), de Stampford, de Saint-Pierre de Northampton[74].

[74] Voir quelques anciens dessins du monastère de Sherbone, en Angleterre, dans les Spécimens de sculptures anciennes, de Carter.

Les accoudoirs et les miséricordes de la cathédrale d'Ulm, dont les figures furent sculptées de 1469 à 1474 par Georges Surlin (ou Syrlin), présentent une ornementation de végétaux, d'animaux et d'êtres plus ou moins humains. De beaux ceps de vigne et des tiges de houblon se marient avec des tournesols et des chardons en fleur. A travers cette végétation luxuriante on voit ramper des dragons, courir des chiens, bondir des lions, grimper des écureuils et des singes, percher des coqs et des hiboux, voler des griffons, planer des aigles. Des escargots se traînent sur des feuilles de chou; des faces humaines font la grimace ou tirent la langue. Au milieu de tout ce monde, naturel ou fantastique, une femme échevelée lève ses jupons, un petit homme grotesque commet une saleté; «mais, dit M. Didron, les indécences et les grimaces sont en général plus rares que dans nos stalles de France[75]

[75] Annales archéol., t. IX.

Il est d'autres stalles plus caractéristiques. Alors qu'éclate la Réforme, l'Église sent le danger de pareilles doctrines et, voulant lutter avec la violence de ses adversaires, elle représente sur une stalle de Saint-Sernin de Toulouse le plus grossier des animaux avec le nom du père de la secte calviniste.


CHAPITRE XVI

LA CATHÉDRALE AU MOYEN AGE

I

Il peut paraître d'un double emploi de revenir une fois de plus sur les cathédrales, après les avoir étudiées dans leur ensemble et leurs détails.

La pierre n'a pas assez clairement parlé: elle balbutie et ne tient pas le langage précis que je souhaite. J'ai soif pour mes lecteurs comme pour moi d'affirmations et non de demi-aveux, de faits positifs et moins confus. A chaque page de cet ouvrage et à mesure que j'arrivais à la conclusion, je voyais poindre de faibles lueurs, mais pas encore la lumière éclatante.

Sans fatiguer plus longtemps les lecteurs de mes inquiétudes, je note la pensée sociale qui décida de l'érection des cathédrales; et sans donner ce système comme absolu pour toute la France, on peut regarder les cathédrales du Nord, au moyen âge, avec une piété particulière, comme le souvenir le plus vivace élevé par nos ancêtres. C'est le temple consacré à Dieu, c'est surtout la maison commune de nos pères, l'endroit où furent consacrés leurs droits civils, le tribunal épiscopal déjà plus équitable que la juridiction seigneuriale.

«A la fin du douzième siècle, l'érection d'une cathédrale, dit M. Viollet-le-Duc, était une protestation éclatante contre la féodalité.»

La cathédrale semble en effet le signe visible et réel de l'affranchissement des communes. Partout où les tours d'un monument portent de grandes ombres, c'est que la commune a secoué le joug féodal. La cathédrale, à cette époque, fut l'endroit où le peuple croyait défendre son âme contre les entreprises du démon, où il était plus certain de protéger son corps et ses biens contre les exigences féodales, monastiques et séculières.

On voit quelques monuments consacrés au culte, surmontés de tours crénelées qu'élevaient, dans de certaines circonstances, les citoyens pour se défendre contre les seigneurs. Forteresse religieuse contre forteresse civile, pourrait-on ajouter, si on n'avait pas abusé de semblables affirmations.

Ce fut à cette époque que saint Louis, montant sur le trône, trouva de fidèles alliés dans le clergé qui acceptait le principe de l'autorité monarchique pour contre-balancer les priviléges exorbitants des seigneurs féodaux et des abbés des grands monastères: en toutes choses, ceux-ci réclamaient la part du lion.

L'érection des grandes cathédrales entre 1180 et 1240 fut donc, ajoute M. Viollet-le-Duc, «l'expression d'un désir national irrésistible[76]

[76] Il faudrait citer tout entier l'important chapitre Cathédrale du Dictionnaire d'architecture.

Entre le douzième et le treizième siècle, le peuple trouva un enseignement religieux et littéraire dans les cloîtres des cathédrales, qui unissaient l'enseignement à la défense, la défense au droit d'asile. De grandes pièces nues, carrées et sans ornements, s'ouvraient sur les galeries à jour qui bordaient le premier étage des nefs de certaines églises; là le peuple emmagasinait des fourrages; les pèlerins et les voyageurs y trouvaient asile. Le monument comportait l'hommage à Dieu, le lieu pour abriter sa tête, l'endroit qui sert aux réjouissances; sous les voûtes sacrées le peuple priait, se reposait et se divertissait.

«Les cathédrales n'étaient pas seulement destinées au culte, dit encore M. Viollet-le-Duc; on y tenait des assemblées, on y discutait, on y vendait, et les divertissements profanes n'étaient pas exclus.»

Si le peuple fit acte de piété en prêtant ses bras aux architectes laïques qui élevaient ces grandioses monuments, on peut dire qu'en même temps il songea à ses propres besoins; aussi il est illogique le système actuel de restauration qui consiste à dégager la cathédrale des ruelles et des petites maisons des alentours. On comprend mieux en voyant ces humbles constructions quel effort fit le peuple pour donner naissance à une architecture grandiose; on sent quelle reconnaissance enflammait ces cœurs, qui faisait qu'à l'heure dite naissaient du sein de petites gens de grands artistes pour élever ces colosses de pierre.

II

Plus d'une fois j'ai regardé les cathédrales, cherchant le secret de leur déroutante ornementation, et chaque motif que j'en détachais pour éclairer mon texte semblait détaché d'une langue inconnue.

Que penser d'une étrange sculpture, cachée dans l'ombre d'un pilier de la cathédrale souterraine de Bourges? Peut-il se trouver une imagination assez paradoxale pour déterminer la relation d'une si énorme facétie avec le lieu où elle s'étale?

Je craindrais d'affirmer que ce sujet soit unique: il est rare en tous cas et prête à penser, car quel est l'être grave qui, s'arrêtant devant cette singulière ornementation d'une église, ne réfléchira plutôt qu'il ne sourira?

Sans m'inquiéter des modifications produites par un fait isolé, qui plus tard pourra être éclairci par la vue d'autres sculptures du même ordre, je classerai le cul-de-lampe dans la famille des Caprices individuels, d'accord avec un critique, qui me soumettait l'explication la plus simple, c'est-à-dire une sorte de rébus provoqué logiquement par l'emploi architectural de cette sculpture.

La question de Caprice et de Fantaisie, de Satire et de Caricature a préoccupé d'ailleurs dans ces derniers temps les esprits chercheurs, et un archéologue vendômois, M. de Salies, répondait à plus d'une question en se la posant à lui-même dans un Mémoire intéressant: La représentation satirique a-t-elle existé dans les monuments du moyen âge[77]?

[77] Bulletin de la Société archéologique du Vendômois. Vendôme, 1869, in-8 de 29 pages.

Sculpture de la cathédrale souterraine de Bourges, d'après un dessin communiqué par M. Bailly, architecte chargé de la restauration du monument.

Un numismate, M. L. Cartier, dans un discours[Pg 261]
[Pg 262]
[Pg 263]
prononcé en 1847 au Congrès scientifique de France, se demandait également si, à mesure que le symbolisme écrit se développa, les artistes le réalisèrent, si du langage et de l'écriture les images passèrent dans l'art. M. de Salies reprend un à un les textes des hagiographes, les discute en les confrontant avec les monuments, et fait remarquer avec raison que le symbolisme qui existait à l'état de doctrine n'eut qu'une faible part dans les représentations peintes et sculptées au moyen âge.

Il tient ces images satiriques comme but de moralisation admis par l'Église, comme un musée profane et sacré où les vertus et les vices étaient sculptés en pleine lumière.

«Qu'on ne s'étonne donc plus, dit M. de Salies, de voir le temple chrétien accueillir les représentations satiriques et ces grandes masses de peuple qui se portaient sous ses voûtes. En toute occasion, il fallait parler aux gens; il fallait, par la sculpture, la fresque et le vitrail, flétrir ce qu'il y avait d'exorbitant dans tel ou tel acte saillant de l'époque ou de la localité, bafouer, stigmatiser tel ou tel personnage fâcheusement connu. C'était la corrélation de ce qui se pratiquait dans un autre ordre d'idées, lorsqu'on retraçait la figure des saints, des bienfaiteurs de l'église ou de ses défenseurs.»

Quand les archives auront été fouillées plus profondément, que la province aura publié un certain nombre de monographies, on déterminera plus nettement la signification des figures satiriques des églises, des monastères, des couvents qui se faisaient cette guerre d'épigrammes.

Le clergé séculier était, au treizième siècle, en lutte ouverte avec les grands monastères, qui jusque-là avaient concentré toute la puissance ecclésiastique.

«Les couvents, dit M. de Salies, qui sentaient passer dans les mains de l'épiscopat le pouvoir qu'ils lui avaient si longtemps disputé, représentèrent jusque sur les vitraux des églises des évêques emportés par le diable. Dans les églises séculières, on leur répond en peignant ou sculptant des renards vêtus en moines et prêchant des poules. On va plus loin: on représente des scènes lubriques, dans lesquelles moine joue le rôle principal.»

Pour citer un exemple, Adam Châtelain, évêque du Mans, fait défense à Pierre de Châtillon, titulaire de l'abbaye de Gué-de-Launay, «de hanter ainsi que ses religieux, les cabarets, brelans et autres lieux publics, à peine d'excommunication.» Peut-être trouverait-on trace sur une église de Normandie, de la représentation de Pierre de Châtillon et de ses compagnons, les moines francs-buveurs, qui attiraient sur leur conduite les foudres de l'évêque du Mans.


CHAPITRE XVII

DÉROUTE DU SYMBOLISME

Le premier chapitre de cet ouvrage énonçait la vanité du symbolisme. Il est utile qu'un des derniers soit consacré à sa défaite. J'ai donné avec des preuves gravées les inductions et les déductions si particulièrement ingénieuses des symbolisateurs; il faut leur porter les derniers coups, montrer quelles fumées remplissent leur imagination, et s'appuyer sur le terrain de la réalité, le seul qui ne fonce pas sous les pieds.

Les défenseurs du symbolisme chrétien se trouvant parfois en face de figures satiriques ou obscènes dont le sens est trop clair, avouent alors qu'il y a «aberration de la symbolique»; mais d'habitude ils se piquent de ne jamais être pris sans explication, et rappellent un certain Gobineau de Montluisant, gentilhomme chartrain, qui avait appliqué aux sculptures de la façade de Notre-Dame un système, suivant lui, fort ingénieux.

Ces sculptures étaient, disait-il, un hommage rendu à la science hermétique du moyen âge.

Le triomphe de saint Marcel écrasant le dragon, bas-relief du portail de droite, témoignait de la découverte de la pierre philosophale. La gueule et la queue du dragon représentaient le fixe et le volatil. Le Père éternel, étendant les mains vers deux anges, c'était le Créateur tirant du néant le souffle incombustible et le mercure de vie.

Voilà ce qu'avait trouvé Gobineau de Montluisant, à lui seul.

L'étymologie moderne, qui a fait irruption dans la langue hébraïque, donne quelquefois des résultats semblables à ceux obtenus par Gobineau de Montluisant. Je prendrai pour exemple le mot magot; quoiqu'il ne soit pas employé habituellement en archéologie, les révérends Pères Cahier et Martin s'en servent pour désigner les figures grimaçantes qui se voient au haut des églises.

«Magot vient de magog, disent-ils; c'est le gog et le magog de l'Écriture sainte, mots mystérieux qui désignent les auxiliaires de Satan contre Jésus-Christ. Ce mot magog est hébraïque...

«Les commentateurs de l'Écriture au moyen âge ont souvent observé que, décomposé dans sa signification hébraïque, magog signifie du toit.

«Cette décomposition grammaticale se prêtait aux idées des architectes chrétiens sur l'exacte traduction en langage architectural du double sens moral et matériel que renferme le mot église pour les peuples catholiques.

Gargouille de l'abbaye de Saint-Denis (XIIIe siècle).

«Rapprochée d'un texte où saint Paul parle du démon sous le nom de prince de l'air, cette expression hébraïque de magog conduisit à peupler de monstres fantastiques les chéneaux et la galerie aérienne des églises. Là, ces magots, grimaçant du haut des toits ou des clochetons, figurèrent les légions de l'ennemi du salut qui planent sur la tête du fidèle pour l'écarter du droit chemin, et contre lesquelles il n'est de vrai refuge ou de remède que dans l'Église[78]

[78] Mélanges d'archéologie, d'histoire et de littérature, par Ch. Cahier et A. Martin. In-4º, t. Ier.

Le malheur est que cette science étymologique tombe devant une observation faite par M. de Salies, qui a remarqué à l'église de la Couture, au Mans, des corniches intérieures garnies d'un bout à l'autre de semblables magots. (Il en est de même, d'ailleurs, dans un certain nombre d'autres monuments, où le magot fait d'aussi singulières grimaces sur les piliers, dans les nefs ou les chœurs des églises, qu'à l'extérieur.)

Un magot sculpté à l'intérieur d'un monument ne signifierait donc plus du toit; magot ne dériverait plus de magog. Accroc, d'un côté, à la manie hébraïsante de notre temps. Accroc, de l'autre, au système du symbolisme néo-catholique.

La comparaison des monuments de diverse nature, la simplicité, le terre-à-terre, si on veut, à la place d'imaginations compliquées, l'ingénuité plutôt que l'ingéniosité des artistes du moyen âge et de la Renaissance, m'empêchent de me rallier à la savante interprétation proposée par les Pères Cahier et Martin.

Le magot-gog me semble se rattacher au symbolisme quand même de Gobineau de Montluisant; le magot-magog fait pendant au limaçon-Christ de M. de Bastard.

Nous avons trop vécu, depuis une cinquantaine d'années, sous l'influence des lourdes et épaisses imaginations de Creutzer. Combien de travaux archéologiques sont-ils aujourd'hui déjà démodés par l'abus de troublantes interprétations? Combien d'importants ensembles négligés pour d'inutiles détails? Le besoin d'expliquer, l'avidité de découvertes quelconques, la vanité scientifique jointe à des tendances mystiques, ont favorisé le développement d'un symbolisme à outrance toujours aux aguets, en quête d'interprétations à tout prix.

Notre époque a soif de faits rationnels plus que de phrases. S'entêter dans le symbolisme, c'est se refuser à voir, comme ces figures de cathédrales qui se bouchent les yeux, semblant craindre la réalité, la lumière.

Modillon du XIIe siècle.

CHAPITRE XVIII

LES FOUS

Le voyageur qui débarque à Rotterdam se trouve face à face d'une statue de savant, qui, les yeux baissés sur un livre, semble n'être distrait ni par le bruit ni par le mouvement du port. La science a ridé le visage de l'homme; sous sa longue houppelande on sent flotter un corps amaigri par l'étude; mais l'expression du visage est celle d'un ami de l'humanité.

Le vieux savant est Érasme de Rotterdam, à qui ses compatriotes, les marchands de poissons salés, ont élevé une statue.

Sur les lèvres de l'érudit, bien des sourires désenchanteurs souvent se sont fixés; mais cette ombre de raillerie est dissipée par la sérieuse concentration avec laquelle l'homme a étudié les hommes. On sent des yeux bienveillants sous ces paupières abaissées. Les mains sont d'une finesse féminine. Un corps délicat était l'enveloppe de ce penseur, qu'on voudrait compter parmi ses ancêtres.

Il existe encore un autre portrait du vieil Érasme; il est représenté travaillant. Érasme travaillait sans cesse. Mais, à côté du volume au fond duquel l'érudit poursuit la science, le graveur a placé un joli bouquet de fleurs dans une fiole de verre. C'est la nature faisant antithèse à la science, la vie en face de la lettre morte.

Érasme, au milieu de ses recherches, songea toujours à la vie. L'amour de l'humanité gît au fond de ses écrits et c'est ce qui a conservé, en même temps que sa mémoire, celle de l'Éloge de la Folie, sans cesse réimprimé.

Le savant vécut à l'époque agitée où Luther remplissait l'Europe du bruit de ses réformes. Tous deux correspondaient ensemble; tous deux avaient certaines parités de vues sans employer les mêmes moyens. Je pense à Mirabeau en évoquant la figure de Luther: dans cette révolution religieuse, Bailly eût été Érasme. Le Hollandais avait en partage la douceur, l'Allemand la violence. Celui-ci renversait les vieilles portes du temple; celui-là eût désiré qu'on mît de l'huile aux gonds. La grosse injure était le ton du moine; un scepticisme épicurien faisait le fonds de l'érudit; aussi tous deux ne s'entendaient-ils qu'à demi, l'un se gendarmant contre l'indécision et le manque d'action, l'autre effrayé des éclats de paroles qui, comme des trompettes, sonnaient à ses oreilles délicates l'ordre de la révolte.

Et cependant la délicatesse a triomphé, tant les hommes ont besoin d'être ménagés. Les énormités allemandes contre la cour de Rome sont difficiles à faire passer sous les yeux d'aujourd'hui; on peut mettre dans presque toutes les mains l'Éloge de la Folie. Si la gent monacale n'est pas épargnée dans cette œuvre satirique, c'est avec modération qu'Érasme a exprimé son idée tout entière.

Ce qui fit surtout la fortune du livre vint de l'heure à laquelle le savant lança une idée qui ne lui appartenait pas en propre; mais tel est le rôle des hommes de génie: de répondre juste aux besoins du moment, d'employer des matériaux qui n'attendaient qu'un habile architecte pour les dégrossir et d'élever un monument là où il n'y avait que constructions grossières.

Avant d'entrer dans plus de détails touchant l'œuvre d'Érasme, il est utile de montrer les Petites-Maisons à l'intérieur desquelles le satirique était allé chercher ses Fous.

Dans les ténèbres de ce temps, qu'on appelle volontiers moyen âge pour échapper à une chronologie plus précise, les êtres simples d'esprit qu'on croyait penser à des choses surnaturelles, les visionnaires qui mêlaient des prédictions bizarres à un chaos de paroles sans liaison, les mélancoliques renfermés en eux-mêmes, les cerveaux diffus et mal équilibrés ne furent pas traités avec indifférence par le peuple, simple d'esprit lui-même. C'étaient des inspirés, croyait-on. Ils semblaient hantés par l'Esprit divin. On les respectait. Quelque chose s'agitait en eux, qui devait sortir un jour et donner naissance à d'importants pronostics.

Il en était d'autres riant de tout, sans fiel et sans malice, dont les coins de bouche se relevaient vers des yeux ahuris. Ils restaient enfants; le peuple, qui a les caprices de l'enfance, gâta ces Fous rieurs et ne réclama d'eux aucun travail. Un mot plaisant ou railleur, qui se mêlait par hasard à leur bavardage habituel, faisait croire qu'il étaient des disciples d'Héraclite, riant sans cesse des tourmentes des humains.

Ceux-là particulièrement furent recherchés à cause de leur insouciance et de leur bonne humeur. On les présentait aux princes à leur passage dans les villes; leur langue qui ne s'arrêtait pas, le peu de respect qu'ils avaient pour les grands, étonnaient ceux dont les insignes commandaient le respect. Accoutumés aux adulations et aux servilités, des empereurs eux-mêmes rencontraient, chose bizarre, un être qui ne fléchissait pas le genou, ne se courbait pas et ne voyait sous la pourpre qu'un homme semblable aux autres. Les riches et les puissants ont toujours été frappés par cette indépendance d'allures.

Le premier prince qui s'attacha un de ces «Fols», on l'ignore. Il est certain que son caprice trouva des imitateurs. Ce qui avait été hasard devint règle. Il y eut une charge créée de plus dans le palais; cette charge, qui en valait bien d'autres regardées comme graves, fut dévolue à un être qui, naturellement plaisant, n'eut pas de peine à puiser dans sa libre indépendance les railleries et les sarcasmes qu'excitent les actes de tout courtisan. Telle était la volonté du maître. L'emploi consistait à souffler sur les vices de chacun: la vie des cours y prête. Avarice, Luxure, Ambition, Perfidies, Trahisons de toute nature furent mandées à la barre de ce singulier juge en habits bariolés, dont la sonnette était cousue au coqueluchon. Car un costume particulier désigna la qualité de celui qui, tout le jour, était appelé à rendre des arrêts «salés». Le nouveau dignitaire n'était plus un fou, c'était le «Fol», celui qui devait pêcher dans les consciences des courtisans et étaler son butin devant les rois; mais, comme il eût risqué de ne ramener le plus souvent dans ses filets qu'une boue nauséabonde, il eut soin de la nettoyer, d'en extraire les parties trop bilieuses qui forment le tempérament des ambitieux; ces laideurs, il les recouvrit du sel de l'ironie, afin d'amener un sourire sur les lèvres de son maître. Quelque désagréables que fussent aux courtisans les sarcasmes d'un homme dont la langue ne respectait rien, ils déridèrent souvent la pourpre, et le Fou devint une puissance. Dès lors, partout il exerça sa verve.

Je ne vois guère qu'un monument qui prouve la défaite de la Folie.

On a découvert à Bourges, dans un des coins de l'hôtel de Jacques Cœur, une sculpture historique intéressante, qu'elle soit un symbole ou une satire. Sur un cul-de-lampe, qui supporte la retombée d'une des nervures de la salle que l'on croit avoir été le trésor de l'argentier, une femme en habit de reine, la couronne sur la tête, étendue d'une façon provocante sur le gazon, fait signe à un seigneur en habit de cour de venir la trouver; mais l'homme, y mettant plus de retenue, montre dans l'eau d'une fontaine une ombre reflétée que le mauvais état de cette partie replâtrée du bas-relief a fait prendre à quelques archéologues pour la figure du roi.

Un Fou avec sa marotte apparaît au second plan du bas-relief, plus grave et méditatif que de coutume.

On sait de quelle hauteur tomba Jacques Cœur; la perte de sa charge, sa fortune dilapidée, son emprisonnement, sa mort, ont semblé prouver à quelques-uns que, parmi les crimes que lui reprochait le roi, celui-là n'était pas le moindre que de l'avoir trompé avec Agnès Sorel. La légende, qui se plaît au romanesque, ajoute qu'en raison de ce détail, le bas-relief fut sculpté à dessein dans un endroit mystérieux de l'hôtel, comme une preuve de la chasteté de Jacques Cœur, alors que les courtisans répandaient des calomnies sur le compte de l'argentier.

Agnès Sorel aurait fait des avances au riche argentier: Jacques Cœur répondit en évoquant le souvenir du roi qui les séparait. Sans doute l'aventure était tentante; mais, pour la première fois, la Folie fut vaincue.

J'opine à croire avec MM. Leber, de Beaurepaire, Paulin Paris, Hiver[79], que le cul-de-lampe représente une scène d'un des fabliaux, si répandus au[Pg 277]
[Pg 278]
[Pg 279]
quinzième siècle, qui ne se rapportent en rien à Jacques Cœur; il faut, toutefois, tenir compte des mœurs de la favorite, de la figure du roi et des costumes des personnages, qui apportent une certaine vraisemblance à la légende adoptée primitivement par les archéologues et les savants[80].

[79] Le bas-relief de la chambre du trésor de Jacques Cœur, à Bourges. In-8 de 12 p. S. D.

[80] Le seigneur, en surtout bordé de menu-vair, la dague au côté, porte le costume que les portraits authentiques de Jacques Cœur nous font connaître. (Voir Hazé, Monuments du Berry; Viollet-le-Duc, Dictionnaire d'architecture.)

Sculpture intérieure de la maison de Jacques Cœur, à Bourges.

Des dénouements si chastes ne semblent guère le partage de la Folie. Elle est moins réservée, se plaisant davantage au scandale. La cour en fournissait à foison. Aussi, pas de fêtes, de cérémonies sans la présence du Fou. Il était attaché au palais; on le vit bientôt pénétrer dans les églises.

Le Fou joua son rôle dans les cérémonies bizarres de l'Ane, des Sots, des Innocents, de la Basoche, de la mère Folle. En pleine église, le Fou introduisit son habit de masque, ses grelots et sa vessie pleine de pois secs; il osa même croiser sa marotte avec le bâton pastoral et devenir l'un des principaux acteurs des fêtes étranges, que la cour de Rome, les conciles et les rois autorisaient à de certaines époques et qu'ils défendirent ensuite, effrayés des suites des profanations et des travestissements de ces danses jadis sacrées.

Mais les poëtes, les érudits, les esprits libres tenaient pour ces divertissements populaires qui prêtaient à la raillerie. Clément Marot, sans y mettre plus de malice, a dépeint en quelques vers le travestissement consacré de ces fêtes, et s'il rit des moines, c'est plutôt au point de vue du déguisement qu'il peint le principal acteur:

Attachez-moi une sonnette
Sur le front d'un moine crotté,
Un oreille à chacun côté
Du capuchon de sa caboche,
Voilà un sot de la Basoche.

En lisant tant d'éloquents morceaux dirigés à ce propos par les historiens contre l'Église qui permettaient ces mascarades dans son sein, je me demande ce que pense un ambassadeur Japonais qui assiste pendant le carnaval à la promenade du Bœuf gras. Si, détaillant un à un les costumes divers des gens qui se tiennent sur le char, il prétend en tirer une conclusion, je crains que le Japonais ne s'égare dans un dédale de commentaires baroques.

Il en est de même de bien des usages de ces époques confuses à la suite desquelles la Renaissance essaya en vain de se débarrasser des traditions des siècles précédents.

Que cette vessie de porc dans laquelle s'agitaient des pois fût, comme on l'a dit, l'emblème d'une tête folle, d'un caquetage bruyant, d'un esprit évaporé et vide de sens, je le veux bien; mais de là à faire de l'arme du Fou une machine de guerre contre la religion, j'y souscris difficilement.

On opposera les canons de l'Église, les ordonnances royales au sujet des fêtes dans lesquelles le Fou jouait le rôle d'archidiacre. De telles mascarades dans les églises avaient pu paraître naturelles pendant la période de grossièreté de mœurs du moyen âge; la Renaissance apporta certaines délicatesses, et ces travestissements sous les voûtes sacrées parurent d'autant plus dangereux que la pensée en éveil cherchait les fissures du pouvoir religieux.

Chaque époque qui arrive, bénéficiant des enseignements du passé, juge dangereuse plus d'une chose qui semblait innocente. Au moyen âge, les esprits, garrotés par la confusion du passé, sont simples, naïfs et sans moyens de traduire leurs rancunes: on ne pressent pas la Réforme, on laisse au peuple plus de liberté dans ses plaisirs: mais quand Luther lancera ses bulles contre la papauté, le catholicisme effrayé se tiendra sur ses gardes.

Le Fou, chassé des églises, fut mêlé dès lors à d'autres questions religieuses plus palpitantes. Les protestants, s'emparant de ce type, le burinèrent sur des médailles pour la plus grande injure des catholiques. Ils sont communs, les monuments de bronze sur lesquels se voit une tête de cardinal accolée à celle d'un Fou, avec la légende: Stulti aliquandi sapientes.

Médaille satirique contre la cour de Rome.

Il est vrai que les catholiques s'emparèrent du symbole pour en accabler le protestantisme. On s'appelait fou dans les deux camps; ce que voyant, des sceptiques, qui ne reconnaissaient ni le pape ni Calvin, burinèrent des médailles pour se railler des deux adversaires. Murner, le poëte du Narrenbeschwerung (conspiration des Fous), publia un pamphlet contre Luther: Du grand fou luthérien, comment le docteur Murner l'a exorcisé[81]; en tête de l'ouvrage un frontispice représente Murner en moine franciscain serrant à l'aide d'une corde le cou de Luther pour en faire sortir une quantité de petits fous.

[81] Von dem grossen Luterisschen narren, wie in doctor Murner beschworen hat.

L'injure ne semble pas aujourd'hui bien énorme. Elle suffisait alors à qualifier les cruautés les plus grandes. On sait quelle exécration causa dans les Pays-Bas le duc d'Albe. Théodore de Bry, le graveur, a cru venger ses compatriotes en représentant le terrible lieutenant-général de Philippe II avec cette légende: Le capitaine des Folies.

C'est là une caricature innocente[82]. Il en est de même des sculptures, des manuscrits, des gravures. Le Fou se loge partout du treizième au seizième siècle, sur les façades des palais, au fronton des cathédrales, sur les stalles des églises, sur les frontispices des livres, grimaçant, agitant sa marotte et frappant sans cesse chacun de sa vessie. Du haut des monuments chrétiens, caché dans une gargouille, le Fou pisse sur les passants; à la porte du temple, il tire la langue aux fidèles; dans le chœur des basiliques, il éclate de rire au nez des chanoines, et la grande dame qui ouvre son livre d'heures, où il est représenté sur les marges, est troublée dans ses prières. A Amboise, à Blois, il conte ses divagations sur les façades des palais; on le retrouve accroché aux façades des maisons d'Orléans, de Tours, de Beauvais, où il fait la nique aux passants (voir fig. p. 270). Souvent dans l'ombre grimace le bout d'une poutre qui remplit l'esprit de visions fantastiques: un ouvrier a terminé son œuvre en sculptant une figure de Fou.

[82] Voir Rigollot et Leber, Histoire numismatique des fols de la Picardie.

Il ne faut pas oublier dans cette iconographie les combats de la Folie avec la Mort. Les dernières danses macabres montrent la Mort entraînant le Fou avec sa marotte; d'anciennes gravures représentent le Fou qui frappe le crâne de la Mort de sa sempiternelle vessie[83].

[83] Voir Holbein, pl. LXI, Langlois, Douce.

La Folie devait triompher de sa redoutable ennemie. Le seizième siècle ayant policé les mœurs, la Mort parut brutale et son image lugubre. Le branle macabre avait fait son temps.

La Mort morte, ce fut la Folie qui lui succéda. C'était une rieuse gaie, la plaisanterie aux lèvres, corrigeant ses leçons par une constante bonne humeur. L'Europe accepta facilement son empire.

Le premier qui chanta la marotte fut un Strasbourgeois, Sébastien Brandt, érudit et moraliste. En 1494, il imprimait à Bâle un vaste poëme qui ne contient pas moins de cent quinze divisions et qui porte pour titre Narrenschiff, c'est-à-dire l'Esquif des Fous[84]. L'humour au quinzième siècle n'est pas toujours légère. Aussi bien Brandt ne plaisante pas, quoiqu'une idée satirique découle de son sujet. Le vice, suivant lui, n'est pas haïssable à raison de l'affliction qu'il cause à la divinité, mais parce qu'il est contraire à la raison humaine. Le vice est ridicule. Brandt veut corriger l'homme en réveillant dans son cœur le sentiment de la dignité plutôt que le remords de sa conscience.

[84] La Nef des Fous fut depuis le titre le plus universellement admis par les traducteurs et commentateurs.

Fac-simile d'une figure en bois des Menus-Propos de Mère Sotte, de Pierre Gringoire (1505).

«Jamais, dit le moraliste, un sage n'a demandé à être riche sur terre, mais à se connaître lui-même.»

Brandt n'est point un réformateur religieux; s'il pressent l'orage luthérien, il le craint. Il a cependant ceci de commun avec les libres penseurs qu'il se gendarme contre les abus de la scolastique et du mysticisme. C'est un satirique malgré lui, qu'il parle de l'astrologie, de la chiromancie, de l'alchimie, des superstitions et même des dangers nouveaux créés par l'imprimerie.

«Plus les livres augmentent, dit Brandt, et moins on a égard aux bonnes doctrines.»

Il recommande «de prêter l'oreille à la conscience et non au sifflet des Fous.»

«Les paysans autrefois, dit Brandt, étaient heureux sous le chaume; maintenant ils s'adonnent à la boisson, s'endettent, ne s'habillent plus de bure, mais d'habits de lin d'un grand prix. Le bourgeois prétend être l'égal du chevalier; le comte veut être prince, le prince aspire à une couronne. Plus d'un brave homme se ruine, s'adonne à la juiverie, ou met sa fiance dans une succession.»

Brandt critique encore l'âpreté du gain, la vénalité de la justice, et, dans cette langue bâtarde qui a causé la ruine de l'ouvrage[85], on trouve de nombreux proverbes propres à frapper les esprits: «La pauvreté, dit le moraliste, est un don de Dieu. Celui qui est nu peut nager au loin. N'a rien à perdre qui n'a rien.» Mais Brandt a des aspirations plus élevées: «La mort est un admirable niveleur, un juge incorruptible qui n'a jamais obéi à personne... Insensés que nous sommes de construire des pyramides, des mausolées. Toute terre est bénie de Dieu, et bien couché est celui qui est mort en paix. Les astres, qui reluisent au haut du ciel dans le plus beau luminaire, éclairent une immense voûte funèbre. Dieu sait retrouver en leur place les ossements et les rendre à leur corps. Celui qui meurt en Dieu a le plus sublime monument.»

[85] La pièce est écrite en dialecte particulier de Strasbourg, mélangé de suisse. «En lisant les vers du Narrenschiff, dit M. Spach, qui a commenté le poëme, on croirait souvent entendre l'inculte langage d'un paysan du Sundgau ou du Kochersberg.»

M. Gervinus a comparé Brandt à Molière: c'est le placer bien haut: le plus souvent le poëte, par la gravité de ses admonestations, ressemble à un prédicant; on en trouve la preuve dans les commentaires que tira de la Nef des Fous le prédicateur Geiler de Keyserberg pour en faire la base de ses sermons, apportant plus de caprices que le moraliste dans la peinture des ridicules et des vices de son temps.

Avec Brandt, Geiler de Keysersberg se moque en chaire «des docteurs qui n'entendent pas trois mots de latin, mais se coiffent de leurs toques de velours et vantent leurs livres sans en connaître le contenu.» Ce sont des gens dignes de prendre passage sur le vaisseau des Fous: mais le prédicateur s'élève à des enseignements d'un ordre moins futile.

Le signe de la sagesse, suivant lui, c'est de peu parler et même de se taire. «Il ne faut point ressembler à la poule qui, lorsqu'elle pond un œuf, l'annonce à toute la basse-cour.

«Les eaux profondes coulent avec lenteur; les torrents font beaucoup de bruit. Les petits marchands ambulants crient leurs marchandises dans la rue; les riches négociants trafiquent en silence.

«Un homme qui ne sait se taire ressemble à une ville sans murs et sans porte; on y entre de jour et de nuit.»

Le prédicateur exerce également sa verve contre les femmes: «Il y a quatre choses, dit Geiler, que l'on ne peut suivre et reconnaître: l'aigle dans les airs, le serpent sur les rochers, le vaisseau au milieu de la mer, le chemin de la femme qui cherche aventure.»

D'après une gravure du Narrenschiff.

Il serait réellement agréable d'écouter des sermons si une telle humeur en faisait aujourd'hui le fond. Bien différent des prédicateurs toujours prêts à tonner contre la littérature de leur temps, Geiler[Pg 289]
[Pg 290]
[Pg 291]
de Keyserberg prêtait l'appui de sa parole et de sa verve au poëme de Brandt, qui d'ailleurs se répandait par toute l'Europe, traduit en latin, en français, en anglais, en néerlandais. Le Narrenschiff avait, suivant le chemin qu'il prenait, des fortunes diverses. On le contrefaisait, on l'imitait, on le copiait, on l'affadissait; toutefois, on oubliait de le brûler. Il avait en outre les honneurs de l'illustration, et les gravures sont bien d'accord avec le texte gothique du poëme.

D'après un livre d'Heures du XVIe siècle.

CHAPITRE XIX

ÉRASME ET L'ÉLOGE DE LA FOLIE

Vingt-cinq ans plus tard, un autre érudit, Érasme, reprit l'idée pour la transformer. Le Navire des Fous du vieux Brandt était trop chargé, Érasme l'allégea considérablement. Le sujet était le même; pourtant le Hollandais échappa aux reproches de plagiat que les érudits se jettent volontiers à la tête.

Brandt, quoique ayant publié diverses éditions classiques, était plutôt jurisconsulte de profession; il avait même rempli des fonctions politiques en Allemagne. La vie d'Érasme au contraire fut vouée tout entière au service des belles-lettres, et, s'il scrutait le sens d'in-folios dont le format ferait fuir aujourd'hui un chroniqueur bien appris, c'était plus particulièrement les secrets de la langue d'Aristophane et de Lucien qu'il demandait aux anciens textes. Ces sortes d'études, qui marquent d'un sillon austère les traits des véritables penseurs, allégent l'esprit si elles alourdissent le corps. La parole de l'homme peut être lourde et embarrassée, sa plume est fine et légère. Le vieil Érasme, penché sur son pupitre, les yeux plongeant entre les lignes des textes antiques, paraît sans doute aux curieux qui visitent les musées un savant grave et dogmatique; l'Éloge de la Folie lui donne droit d'entrer dans le panthéon des humoristes où bientôt trônera Rabelais.

Ce fut en latin qu'Érasme cacha ses railleries contre l'humanité dont la folie est le partage. «L'homme, disait la Folie (c'est elle qui prend la parole tout le long du livre) n'est pas plus misérable pour être fou que le cheval pour n'être grammairien.» Dans la société, tous les hommes sont conduits par la Folie; ce que la Rochefoucault plus tard rapportera à l'intérêt, Érasme l'attribue à des grelots sonnant sans cesse aux oreilles, qui empêchent l'humanité d'entendre et de penser sainement.

La piquante humeur d'Érasme fit la fortune du livre. Le savant, dont la vie laborieuse avait chassé les passions et les vices, jugeait ses contemporains sans fiel ni colère: «Le singe sur la pourpre n'est jamais qu'un singe, et la femme est toujours femme, c'est-à-dire une folle.»

La Folie, d'après Holbein.

Toutefois du badinage de l'érudit se détachent quelques traits fortement accentués comme dans cette esquisse de vieillards:

«Plus ils sont près de la mort, moins ils sont ennuyés de vivre. Remerciez-moi, dit la Folie, si vous voyez encore tant de vieux patriarches qui ont à peine figure d'hommes, qui bégayent, qui radotent, qui n'ont plus ni dents ni cheveux; restes hideux, rechignés, maussades, grondeurs, écourtés, dont la triste machine est faite en demi-cercle... Tels qu'ils sont, ils aiment la vie, ils essayent de se rajeunir en peignant les quatre poils qui leur restent, ou en les cachant sous une chevelure postiche. Ils empruntent les dents, peut-être d'un cochon. Il en est même qui deviennent amoureux d'une jeune beauté et qui font auprès d'elle plus de bêtises qu'un jeune homme.»

On accuserait certainement aujourd'hui Érasme de réalisme pour son vieillard amoureux qui «emprunte les dents d'un cochon». La touche n'est pas moins forte dans son portrait de vieilles coquettes.

«Tout cela n'est rien, en comparaison de ces vieux bouquins de femmes si cadavéreuses qu'on les croirait échappées des enfers, qui ne cessent de répéter rien de tel que de vivre; qui brûlent, qui hennissent comme des cavales; qui payent cher un jeune Adonis, se barbouillent le visage de céruse et de plâtre, ne quittent pas le miroir, étalent une gorge à cent replis, et, par des cris lascifs, essayent de ranimer la nature épuisée. Elles boivent, elles dansent, elles écrivent des billets doux. On se moque d'elles, on les traite d'archifolles; on a raison.»

Quoique Érasme, qui n'aimait pas, disait-il, la «vérité séditieuse», s'éloignât de Luther, les portraits qu'il trace des moines de son temps n'en concordent pas moins avec les violences du réformateur d'Eisleben contre la gent monacale.

«Après les théologiens, dit la Folie, viennent ceux qu'on appelle religieux ou moines, c'est-à-dire reclus, deux expressions fort impropres, car la plupart n'ont pas de religion et on les trouve partout... Ils sont tellement en horreur, qu'on regarde comme un présage sinistre de les rencontrer sur son chemin... Leur haute piété consiste à ne savoir rien, pas même lire. Lorsqu'ils braient dans leurs églises des psaumes qu'ils ont bien comptés et jamais entendus, ils croient que c'est une musique qui charme la Divinité. Il en est qui s'enorgueillissent de leur crasse et de leur mendicité, qui vont de porte en porte, dans les auberges, sur les grands chemins, sur les rivières, demander effrontément l'aumône, au grand préjudice des vrais pauvres. C'est ainsi que ces prédestinés croient qu'avec leur saleté, leur ignorance, leur grossièreté, leur impudence, ils sont l'image des apôtres.

«J'admire surtout leur minutieuse régularité. Ils croiraient être damnés s'ils ne soumettaient tout à la règle et au compas. Il faut tant de nœuds au soulier; telle couleur, telle étoffe, telle largeur pour la ceinture; la robe bigarrée de tant de pièces; telle forme et telle capacité pour le coqueluchon; tant de doigts pour la tonsure, etc... Tout fiers de ces niaiseries, non-seulement ils méprisent les gens du monde, mais encore un ordre méprise tous les autres. Ces hommes, qui affichent la charité apostolique, font un bruit enragé pour une différence d'habit et de couleur. Pieusement fidèles à leurs statuts, il en est qui aimeraient mieux manier une vipère que de toucher de l'argent; mais ils ne craignent pas tant le vice et les femmes.»

Ce ne sont pas seulement les moines qu'Érasme crible de ses traits:

«Quelle folie plus grande, et en même temps plus consolante, que celle de ces braves gens qui se promettent l'éternelle félicité, pourvu qu'ils récitent tous les jours sept vers du psautier... Ces extravagances, si pitoyables, ont pourtant l'approbation non-seulement du peuple, mais encore de nos docteurs. N'oublions pas ici que chaque pays a son saint, et chaque saint son culte et sa vertu. L'un guérit du mal de dents, etc...»

Érasme dut être mal vu des dévots; il ne respectait ni les fidèles, ni les prédicateurs: «Allez au sermon. Si c'est une pièce solide, l'auditoire s'ennuie, bâille et s'endort. Si au contraire le crieur ou plutôt le brailleur fait, comme ils font tous, des contes de bonne femme, on ne dort pas, on écoute, on admire.»

Érasme est véritablement plus «séditieux» qu'il ne le croit. Il importe peu qu'il ne procède ni par colère, ni par violence dans ses écrits; sous la forme pleine de bonhomie de son style se cache un grand mépris pour la race encapuchonnée, et, s'il est peu de conditions qui échappent à sa verve, les moines reviennent sans cesse comme dans le portrait du marchand:

Le moine, fac-simile d'un dessin d'Holbein.

«Les plus grands et les plus misérables Fous sont les marchands. S'il y a quelque chose de plus vil que leur profession, c'est la manière dont ils l'exercent: le mensonge, le parjure, le vol, l'astuce, la mauvaise foi, sont leurs moyens; et cependant ils se croient des personnages parce qu'ils ont des doigts chargés d'anneaux d'or... Il y a de petits moines qui leur rendent hommage public pour avoir quelque part à leurs voleries.»

Érasme ne s'attaque pas seulement aux petits. Courtisans, princes, rois, cardinaux et papes sont touchés de sa marotte qui, quoique tenue par la Folie, rend des sons satiriques mais graves. Sur le compte des courtisans, la Folie s'exprime ainsi, et le trait n'a guère perdu de son actualité: «Ces braves gens de cour dorment jusqu'à midi. Ils déjeunent. Le dîner suit de près. Au dîner succèdent le jeu, les charlatans, les bouffons, les filles de joie, les fades quolibets. Il est juste de goûter au moins une fois. Le souper vient et on passe la nuit à boire. C'est ainsi qu'ils chassent les ennuis de la vie et que s'écoulent les heures, les jours, les mois, les années, les siècles. Pour moi, leur faste me fait quelquefois soulever le cœur.»

A ce dernier trait,—leur faste me fait quelquefois soulever le cœur,—on voit que ce n'est plus la Folie qui parle; son masque mal attaché tombe et laisse paraître Érasme lui-même.

Il n'existerait pas de courtisans sans rois. L'impitoyable Folie continue: «Les rois n'écoutent que leurs flatteurs. Ils croient que, pour être véritablement rois, il ne faut que chasser, avoir de bons chevaux, faire argent des magistratures et des gouvernements, inventer de nouveaux moyens de pomper la substance du peuple en alléguant des raisons spécieuses pour donner couleur de justice à la vexation, et en faisant dans le préambule quelque compliment au peuple pour l'amadouer.»

Ne semble-t-il pas qu'on lise un la Bruyère, moins épuré, mais plus libre et sans attaches?

Érasme avait été élevé par les moines. On voulut en faire un moine. Et c'est une remarque banale de dire qu'il n'y a pas d'adversaires plus hostiles à l'Église que ceux qui, ayant été élevés dans les couvents et les séminaires pour y prononcer leurs vœux, déchirent tout à coup leurs robes pour rentrer dans le monde.

Érasme fut un de ces révoltés, quoique restant catholique: «J'ai toujours évité, écrivait-il à un ami, d'être l'auteur d'aucun tumulte et le prédicateur d'aucun dogme nouveau. Je serai avec Luther, tant que Luther restera dans l'union catholique.»

Comment Érasme fait-il concorder cette déclaration avec le portrait que la Folie trace des papes: «Il n'y a pas d'hommes sur la terre qui mènent une vie plus délicieuse, plus exempte de soucis. Ils croient faire assez pour Jésus-Christ lorsque leur sainteté, leur béatitude étale l'appareil pontifical et presque théâtral, pour faire quelques cérémonies, pour donner des bénédictions ou lancer des anathèmes. Faire des miracles, le temps est passé. Instruire le peuple, cela donne de la peine. Expliquer l'Écriture sainte, c'est l'affaire de l'école. Prier, c'est perte de temps. Verser des larmes, cela ne convient qu'aux femmes. Vivre dans la pauvreté, on la méprise. Céder, c'est lâcheté; c'est indigne de celui qui n'admet que par grâce les plus grands rois à l'honneur de baiser ses bienheureux pieds. Mourir, la mort est si triste! La croix, c'est la potence.»

A la vivacité de ce morceau, on voit qu'Érasme ressentait une irritation contre la papauté, quoiqu'il s'en défende.

Il faut cependant fermer le livre, pour ne pas être tenté d'y puiser encore. Détailler la folie d'autres personnages est inutile. Tous les hommes appartiennent à la Folie et en sont tributaires, même les sages. Je veux toutefois citer un dernier fragment, dans lequel Érasme apparaît à chaque ligne:

«La sagesse rend les hommes timides. Aussi voyons-nous les sages croupir dans la misère, dans l'oubli, dans le mépris et l'obscurité, et les Fous jouir de l'opulence, du pouvoir et de l'éclat.

«Si vous faites consister le bonheur à plaire aux grands, à vivre avec ces dignités chamarrées d'or et chargées de pierreries, quoi de plus inutile que la sagesse? Ils la détestent.

«Aspirez-vous aux dignités et aux bénéfices de l'Église? Un âne, un bœuf y parviendra plutôt qu'un sage.

«Tournez et retournez tant qu'il vous plaira, adressez-vous aux papes, aux princes, aux magistrats, à des amis, à des ennemis, aux grands et aux petits: partout, pour réussir, il faut de l'argent, et, comme c'est un métal que le sage méprise, toutes les portes lui sont fermées[86]

[86] Ces citations sont empruntées à la traduction de Barnett, en tête de laquelle M. Désiré Nisard a placé une intelligente étude d'Érasme. 1 vol. in-18; 1842, Gosselin.

N'est-ce pas lui-même, le savant rendu timide par la science, le pauvre Érasme qui s'est adressé aux grands, espérant en tirer quelque subside nécessaire pour la continuation de ses travaux, et qui a été repoussé, laissé dans l'obscurité parce qu'il était sage, parce qu'il avait le malheur de penser. Lisez ce morceau sur la sagesse, allez au Louvre revoir le portrait peint par Holbein, alors vous comprendrez ces traits émaciés, cette discrète résignation, ce détachement de toutes choses vaines, cette attache à l'étude, ce mépris de l'orgueilleuse humanité, ces lèvres minces amincies encore par les humiliations venues de haut, cette mélancolie railleuse.

Dans le Salon carré où sont étalés tous les chefs-d'œuvre de l'art, une modeste toile représentant un vieux savant éclipse les richesses de couleur qui l'environnent. Du cadre se détache une figure de penseur, un homme qui en apprend plus que l'étalage des pompes de la Cène de Véronèse. Celui-là est un courtisan qui, dans une scène religieuse, ne songe qu'aux habits dorés et aux colonnades de marbre des princes de son temps; Érasme a osé, du fond de son cabinet, dire la vérité aux grands. Je ne crois pas que les souverains manifestent un vif enthousiasme en face d'un portrait si parlant.

D'après Scheible.

CHAPITRE XX

COLLABORATION D'HOLBEIN ET D'ÉRASME

Aux bienheureuses époques intellectuelles sur lesquelles la civilisation répand sa corne d'abondance, on voit des groupes de philosophes, d'historiens, de poëtes, se mêler à d'autres groupes d'architectes, de peintres et de sculpteurs. Ils sont inséparables, et qui dit le nom de l'un de ces hommes évoque aussitôt le souvenir d'autres esprits non moins marquants. Parfois pourtant de ces groupes se détachent des figures amies qui vont deux à deux et s'entretiennent discrètement à l'écart d'art et de poésie.

Chez les races germaniques particulièrement, ces associations de la plume et du crayon furent plus sensibles qu'en tout autre pays. Luther fait penser à Lucas Cranach, Érasme se relie étroitement à Holbein.

Dans ces petits coins suisses ou allemands, d'où partaient de si grosses machines de guerre philosophiques et sociales, on comprend quelle liaison dut unir des écrivains et des peintres qui ne pouvaient communiquer intellectuellement avec leurs concitoyens peu éclairés. Le peintre s'intéressait aux aspirations de l'écrivain, l'écrivain se détendait l'esprit en allant visiter l'atelier du peintre.

D'après une inscription en tête de l'exemplaire de l'Éloge de la Folie, de la bibliothèque de Bâle, qui renferme les dessins à la plume originaux d'Holbein, ces croquis furent faits en dix jours, «pour amuser Érasme.»

Il est peu d'œuvres d'imagination qui aient trouvé leur illustrateur. On a jusqu'ici négligé les Contes de Voltaire; Lucien heureusement a été laissé de côté, et c'est presque une bonne fortune qu'Aristophane se présente sans vignettes en regard du texte.

L'Éloge de la Folie offrait des difficultés de même nature. C'est une raillerie fine et délicate que celle d'Érasme. Dans sa dédicace à Thomas Morus, l'écrivain n'admet le libre exercice de la raillerie qu'à condition que «la licence ne dégénère pas en frénésie»; il tient également à ce que le lecteur ne le juge pas «mordant, mais bienveillant, plein d'indulgence et de modération». En ceci Érasme se trompait un peu.

On sourit à voir la peine que se donne l'auteur de l'Éloge de la Folie pour prouver qu'il a fait une œuvre pie: «Bien loin de m'accuser de causticité, dit-il, des théologiens sages et éclairés louent ma modération et ma candeur pour avoir traité sans hardiesse un sujet hardi par lui-même et avoir badiné sans coup de dent.» De telles justifications ressemblent beaucoup à celles de Voltaire lorsqu'il jouait l'ingénuité en face de protecteurs haut placés.

«Il ne manquera pas, écrit Érasme à Thomas Morus, de vétilleurs qui, par esprit de dénigration, diront, les uns que ce sont des bagatelles indignes d'un théologien, les autres que ce sont des méchancetés qui blessent la charité chrétienne, et qui répéteront à grands cris que nous ressuscitons la comédie antique, que nous copions Lucien et que nous déchirons tout à belles dents.»

La Folie descend de sa chaire, fac-simile d'un dessin d'Holbein.

Tel fut le texte, expurgé pour ainsi dire par l'écrivain[Pg 307]
[Pg 308]
[Pg 309]
lui-même, qu'Holbein eut à interpréter. L'Éloge de la Folie, devenant presque un ouvrage de dogme, devait troubler l'esprit d'un artiste qui n'ignorait rien de la visée du livre et du caractère de son ami. C'est pourquoi, il faut le dire au risque de froisser les admirateurs d'Holbein, la plupart de ses dessins, quelle que soit leur valeur intrinsèque, ne répondent que par certains côtés au texte satirique.

Ce n'est pas que les types manquassent à l'artiste. Princes, prêtres, courtisans, moines, se pressaient dans les rues de Bâle; mais il ne fallait pas reconnaître que tel ou tel homme avait prêté ses traits au peintre; il fallait se garder surtout de représenter avec trop de réalité certains personnages connus par la ville. «J'ai toujours visé à ne blesser, personne,» écrivait au théologien Martin Dorpius le prudent Érasme.

Holbein n'était pas, à proprement parler, un homme d'imagination; il possédait une plus précieuse qualité qui est de fixer la réalité et d'emprunter à la nature un aspect qui vaut celui des idéalisations les plus élevées.

Gêné par les appréhensions de son ami, Holbein s'en tira par des croquis intéressants, mais le plus souvent à côté.

On peut classer les dessins d'Holbein en deux séries: ceux qui offrent une tendance satirique et ceux qui côtoient le texte, suivant la fantaisie du dessinateur. Dans les uns le peintre paraît avoir cherché à rendre la pensée de l'auteur de l'Éloge de la Folie; dans les autres il s'en préoccupe médiocrement et n'en trace pas moins de fins croquis.

Les hautes fonctions sociales, il semble qu'Holbein se soit contenu pour les épargner. Il n'en est pas de même des basses classes.

Fac-simile d'un dessin d'Holbein.

Le coucou posé sur une branche, en face du mari trompé; l'homme, «plus laid qu'un singe,» qui va consulter la Folie sur le charme de sa figure; le maître d'école fessant avec une ardeur toute scolastique son élève récalcitrant; le moine faisant parade de son gros ventre, sont des gens de peu d'importance; toutefois il ne faut pas tomber dans le système et avancer que le fou de cour et le roi, Holbein les a traités conformément à la pensée de l'auteur de l'Éloge de la Folie.

Fac-simile d'un dessin d'Holbein.

Holbein est plus à l'aise dans sa Danse des Morts, où le drame s'appuie sur de nettes oppositions d'empereurs et de sujets, de riches et de pauvres, d'hommes sacrifiant tout à leurs jouissances et de malheureux se privant de tout pour se mettre un morceau de pain sous la dent. Comme la plupart des artistes, Holbein est gêné par les louvoiements d'Érasme; ne saisissant pas toujours la ligne dominante d'un portrait tracé par l'écrivain, il préfère le croquis d'après nature.

Il est cependant un dessin bien compris et qui va plus loin que le texte de l'auteur. La Folie ayant terminé son discours, descend de sa chaire, et les auditeurs cloués à leur banc semblent dire: Reste encore pour nous conter ces railleries que tu contes si bien.

D'après un ancien chapiteau.

CHAPITRE XXI

RABELAIS CARICATURISTE

Un des caractères particuliers du génie et qui bizarrement le consacre, c'est à la fois le rayonnement qui entoure l'œuvre et l'obscurité qui se fait autour de la vie de l'homme. Le nom est éclatant, l'être s'efface parfois à tel point qu'on se demande s'il a existé. De sa dépouille il ne reste qu'une trace immatérielle et lumineuse qui s'adresse à la seule pensée.

Shakspeare et Rabelais en sont des exemples, et, par certains points, Molière, quoique bien plus rapproché de nous.

Où se trouvent les véritables portraits de Shakspeare et de Rabelais? Qui les a vus? Le rôle de ces penseurs dans la société de leur temps est presque aussi obscur que leurs traits.

De tels hommes avaient assez à faire de songer sans se répandre au dehors, et comme ils pensaient trop fortement pour leur époque, ils comptaient peu d'amis véritables parmi ceux qui étaient en état de les comprendre. De ceci ils durent se préoccuper médiocrement; les encouragements réconfortants, les grands génies les trouvent en eux-mêmes. Mieux que le public, ils savent qu'à tel jour, à telle heure, le plus pur de leur esprit est venu se fixer sur le papier; le reste leur importe peu: devoirs et plaisirs du monde, honneurs et dignités, ils les fuient pour étudier à leurs heures, à leur guise. Ils travaillent pour l'humanité et ne cherchent qu'à échapper aux misères de leur temps.

Mais quand a sonné l'heure du repos éternel, qui décharge ces hommes de leurs fatigues, c'est alors seulement que le public leur permet de penser en liberté; alors on s'aperçoit que ces indépendants, si dépendants des médiocrités qui les entouraient, représentaient un siècle, une époque, leur temps; alors les vivants reconnaissent la perte qu'ils ont faite, quel trésor de connaissances est enfoui à jamais dans la tombe du penseur, et une admiration sans bornes succédant à la défiance s'augmente de siècle en siècle et quelquefois outre la mesure.

Arrivent des générations qui ne croient jamais assez payer les mines d'observations découvertes par ces hommes et dont ils ont enrichi le fonds commun. De philosophes graves ou railleurs si contestés, quelquefois persécutés de leur vivant, on fait le parangon de toute science; aucunes connaissances de leur époque, prétend-on, ne leur étaient inconnues: politique, lettres, sciences et arts n'avaient aucun secret pour eux.

C'est ainsi, que des qualités de science universelle ont été attribuées à Shakspeare, à Rabelais et à Molière.

Rabelais était un véritable savant: savait-il vraiment tout?

Telle est la question que d'autres se sont déjà posée et que je vais étudier par un côté bien menu, à savoir si l'auteur de Gargantua, médecin, poëte, philosophe, doit être compté parmi les habiles dessinateurs, ses contemporains.

Les libraires du seizième siècle n'en doutent pas. Le premier exemplaire connu des Songes drolatiques, de Rabelais, porte sur le titre même que les figures sont «de l'invention» de Rabelais et sa dernière œuvre[87]. Antoine Leroy, qui a laissé un manuscrit sur la vie du conteur, le Rabelæsina Elogia, exalte ses talents de dessinateur et d'architecte au point d'en faire un collaborateur de Philibert Delorme pour les plans du château de Meudon.

[87] LES SONGES DROLATIQVES DE PANTAGRVEL, où sont contenues plusieurs figures de l'invention de maistre François Rabelais: et dernière œuvre d'iceluy pour la récréation des bons esprits. Paris, Richard Breton, M.D.LXV.

Les divers éditeurs du Pantagruel, qui ont fait précéder leurs publications de Notices sur Rabelais, n'élèvent point d'objections sur ce talent de dessinateur; on doit même à M. Ch. Lenormant une brochure où la science architecturale de Rabelais est déduite de la description de l'abbaye de Thélème par le conteur[88].

[88] Rabelais et l'architecture de la Renaissance. Restitution de l'abbaye de Thélème, par Ch. Lenormant. Paris, 1840, in-8, avec 2 planches gravées. J'ai déjà, dans l'Histoire de la Caricature antique, prévenu les lecteurs de se tenir en garde à propos des inductions auxquelles M. Lenormant se laisse trop aller. Son érudition, qui est réelle, est sans cesse éperonnée par une imagination sans limites.

Mais il s'agit ici des Songes drolatiques de Pantagruel, et non d'architecture. Ces caprices, qui ne furent réimprimés qu'en 1823 pour le Rabelais variorum de M. Éloi Johanneau, une vogue nouvelle et inattendue fait qu'on vient, en deux ans, d'en donner quatre éditions, trois à Paris, une à Genève.

Ils sont bien nommés: Songes drolatiques. En effet, le grotesque s'est donné ample carrière dans[Pg 317]
[Pg 318]
[Pg 319]
ces personnages où la bizarrerie le dispute à la variété. Celui qui a dessiné de tels croquis avait une certaine imagination fantasque; mais parce que ces figures sont curieuses et bien dans l'esprit du temps, s'ensuit-il qu'elles aient été dessinées par Rabelais?

Fac-simile d'une planche des Songes drolatiques.

Rabelais était mort en 1553. Son œuvre augmentait naturellement de portée; la librairie du seizième siècle, qui usait déjà de supercheries, telles que fausses éditions, titres réimprimés avec variantes, etc., fit acte de spéculation en affirmant que l'illustration du livre d'un conteur célèbre était de la main de l'auteur lui-même.

Il est vrai qu'à s'appuyer sur le texte même du Gargantua on pourrait en inférer que Rabelais connaissait le dessin linéaire et le dessin artistique. Entre les diverses connaissances dont le conteur enrichit le cerveau de Gargantua, connaissances que, pour la plupart, Rabelais avait approfondies, se place l'art de tracer des figures géométriques, comme aussi l'art de peindre et de sculpter.

Au chapitre XXIII, Ponocrates apprend à son élève à dessiner «mille joyeulx instruments et figures Geometricques». De même Rabelais fait entrer au chapitre XXIV «l'art de peinture et de sculpture» dans le complément de l'éducation.

Dans ces admirables chapitres sur l'éducation, où l'auteur dénoue le cordon de son masque bouffon, chaque ligne a sa portée, surtout celle relative à l'étude du dessin, qui concorde avec les idées modernes.

Beaucoup de bons esprits ne proposent-ils pas la pratique du dessin comme une seconde écriture qu'on devrait, dès la plus tendre jeunesse, apprendre aux enfants en même temps que la calligraphie?

Rabelais semble partager cet avis.

Cependant, parce qu'il représente Gargantua dessinant et peignant, s'ensuit-il absolument que Rabelais dessinait et peignait? Combien d'esprits modernes vantent les avantages du dessin, qui ne savent pas se servir d'un crayon!

Certains commentateurs se sont prévalu, pour faire un dessinateur de Rabelais, d'un passage d'une de ses lettres dans lequel le conteur est censé avoir relevé quelques plans de monuments.

«Urbis faciem calamo perinde ac penicillo depingere,» écrit de Lyon, en septembre 1534, Rabelais au cardinal du Bellay.

Passage que M. Paul Lacroix[89] a ainsi interprété: «Enfin il voulait employer la plume et le crayon pour faire une description topographique de la ville de Rome.»

[89] François Rabelais, sa vie et ses ouvrages, notice en tête de l'édition de J. Bry, 1854.

Cette version n'est pas absolument exacte. Perinde ac n'a jamais eu le sens que lui donne ici M. Lacroix. Perinde signifie quasi, comme avec; pour rendre le sens de la phrase latine de Rabelais, il faut traduire que l'érudit dépeignait de sa plume les monuments romains comme avec un crayon.

Ce passage de la lettre de Rabelais au cardinal du Bellay doit donc être retiré du débat, et il ne reste véritablement comme document, dans l'instruction relative aux Songes drolatiques, que la mention des arts du dessin dans les chapitres sur l'éducation, ce qui n'est pas suffisant.

Je cherche d'autres moyens d'élucider la question, et c'est de l'essence même des images que je tâcherai de faire sortir la vérité. Elles offrent le fait particulier que, datées de 1565, ces figures ne paraissent se rattacher à aucune publication française du même ordre, et qu'elles semblent une création, une trouvaille dans l'ordre comique.

Un éditeur, M. Tross, qui a donné une bonne reproduction des Songes drolatiques, dit que les illustrations des Devises héroïques de Claude Paradin et de la Vita e Metamorfoseo d'Ovidio, deux ouvrages publiés à Lyon en 1557 par le libraire Ian de Tournes, ne furent pas sans influence sur les Songes drolatiques.

Dans les figures sur bois des Métamorphoses d'Ovide, attribuées par les uns à Salomon Bernard, par les autres à José Amman, de Nuremberg, je ne vois que des encadrements de pages composés d'arabesques au milieu desquelles se jouent des Pygmées, qui n'offrent pas avec les Songes de Pantagruel cette «ressemblance des plus frappantes» dont parle M. Tross.

Ces figurines, en tant que jalons des caprices au seizième siècle, n'en sont pas moins curieuses; et sur les trois entourages différents qui, à diverses reprises, sont répétés dans l'Ovide, j'en donne un qui sert économiquement de frontispice aux Devises héroïques du même libraire lyonnais.

Si les figures des Songes drolatiques parurent originales en France en 1565, date de leur publication, il n'en dut pas être de même à l'étranger. Celui qui dessina ces caprices avait dû voir les images flamandes sorties du magasin de Cock, l'éditeur breveté de toutes sortes d'estampes[90].

[90] H. Cock excud. cum gratia et privilegio, telle est la légende reproduite au bas de la plupart des gravures de ce marchand.

Un graveur, dont le monogramme PME n'a pu faire découvrir le véritable nom, travaillait pour Cock et vulgarisait avec son burin les tableaux de «Hieronimus Bos» et de «P. Bruegel». Or, les diableries de Jérôme Bosch et de Pierre Breughel, surtout celles de ce dernier, popularisées par la gravure et publiées antérieurement aux Songes drolatiques, devaient avoir une réelle influence sur le dessinateur de ces caprices.

Il ne faut, pour s'en assurer, que confronter les figures attribuées à Rabelais et les compositions symboliques de celui qu'on a surnommé avec raison Breughel le drôle.

Le vieux maître flamand a fait preuve d'une grande imagination dans ses compositions fantastiques, et quoique sa pensée soit souvent obscure, elle se rattache à la symbolisation satirique des vices et des passions.

Dans les Songes drolatiques attribués à Rabelais, les personnages ne se mêlent pas à une action déterminée: ces types bizarres, dont quelques-uns semblent la caricature de personnages connus, ont un parfum néerlandais; en les regardant, un ressouvenir d'anciennes gravures hollandaises se présentait à mon esprit. Ce sont bien là des fantaisies du Nord, épaisses et lourdes, qui ne se rattachent qu'indirectement à l'art de la Renaissance en France.

Je remarque combien de poissons, dans les Songes drolatiques, viennent se mêler aux grotesques et danser des rondes autour d'eux. Ces détails se présentent fréquemment au souvenir des vieux maîtres néerlandais, et comme les peintres, gens souvent de peu d'imagination, se servent volontiers des objets et des choses qui les entourent, le poisson joue un grand rôle dans les accessoires des maîtres flamands et hollandais.

On ne peut guère admettre ces caprices maritimes dans les Songes drolatiques publiés à Paris, qu'en se disant qu'un graveur flamand a passé par là. Ce sont des minuties. Un juge d'instruction s'inquiète des plus petits faits, et tout commentateur doit contenir un juge d'instruction.

Fac-simile d'une planche des Songes drolatiques.

On voit souvent, dans les prétendus dessins de Rabelais, des personnages coiffés de larges feutres, dans la lisière desquels sont passés des couteaux ou des cuillers à pot, détail qui se retrouve également dans mainte composition de maîtres flamands. C'est l'arme du paysan, du pêcheur, toujours prêts à éventrer les quelques poissons apportés par les flots sur la plage: en une seconde, le poisson est jeté dans la marmite. L'homme n'a pas besoin d'un grand attirail de cuisine pour se mettre à table: une cuiller à pot lui suffit.

D'après Breughel.

L'auteur des Songes drolatiques s'est plu à représenter des personnages enserrés dans des tonneaux ou des pâtés au travers desquels ils passent leurs bras armés de couteaux et de scies pour en fendre la croûte: on retrouve certains gestes et actes analogues dans les pêcheurs du maître de Breughel, Jérôme Bosch, et dans Breughel lui-même, qui a représenté des gens avalés par des poissons et se frayant un passage avec leur couteau, en coupant à même de l'animal des tranches de chair.

Ces analogies deviennent plus marquées dans la planche Invidia qui fait partie de la série des péchés capitaux peints par Pierre Breughel. Ici des détails tout à fait identiques ont été empruntés par le graveur des Songes drolatiques.

D'après les Songes drolatiques.

Breughel imagine une tente terminée par deux jambes bottées s'agitant en l'air.

Une semblable jambe avec la même botte est représentée formant le chapeau d'une des figures pantagruéliques (la cinquième du recueil).

Toujours dans la planche flamande: Invidia. Petit personnage fantastique dont la figure est formée par un pot servant de perchoir à des oiseaux. Songes drolatiques, même détail[91].

[91] Pot encapuchonné qui porte plusieurs plumes d'oiseau de paradis, «allusion à la triple couronne papale,» dit un commentateur plein d'imagination.

D'après Breughel.

Le hasard seul a-t-il pu faire que deux détails de la même planche se retrouvent dans les caprices attribués à Rabelais?

D'après les Songes drolatiques.

Ce n'est pas tout. Au nombre des personnages symboliques qui figurent dans la composition de l'Avaritia de Breughel, on remarque un homme dont la figure est entièrement cachée par un grand feutre dans la lisière duquel est passé un couteau. Du haut de ce chapeau s'échappent des nuages de fumée qui semblent avoir une relation avec un soufflet accolé à la panse de ce fantastique personnage. Quoique le titre, Avaritia, indique que chaque figure doit représenter l'amour de l'argent, le sens de ce personnage m'échappe absolument. Ce ne peut être la représentation d'un alchimiste avec son soufflet. Breughel n'eût pas manqué d'y adjoindre soit un matras, soit une cornue.

D'après Breughel.

Quelle que soit la portée de ce symbole, le graveur des Songes drolatiques l'a reprise à son compte. Trait pour trait il a copié cette figure, y ajoutant seulement un essaim de mouches, une ganse de chapeau de cardinal flottant au chapeau, sur l'épaule un stylet et une coquille de pèlerin. Et c'est là que pourraient être mis au pied du mur les commentateurs qui prétendent tout expliquer.

D'après les Songes drolatiques.

Sans hésiter M. Éloi Johanneau dit que «ce personnage ténébreux est le pape Jules II. Le tourbillon de flammes et l'essaim de mouches qui lui sortent de la tête, ainsi que le triple soufflet, figurent l'humeur de ce pape ambitieux et le feu de la guerre qu'il soufflait partout[92]

[92] Œuvres de Rabelais, édition variorum, augmentées d'un nouveau commentaire historique et philologique par Esmangart et Éloi Johanneau. Dalibon, 1823, t. IX, in-8.

L'éditeur a annoncé en tête de son Rabelais un nouveau commentaire; en effet, il est de toute nouveauté.

«Quant à la scie qu'on voit ici dans un tourbillon de flammes, ajoutent MM. Esmangart et Johanneau, je la crois une allusion aux malheurs de Bentivoglio, dont la scie était l'emblème, et que Jules II a chassé de Bologne.»

Et voilà pourquoi votre fille est muette! Jamais ces critiques ne sont embarrassés: ce grotesque, c'est Louis XII; cet autre, Henri II; celui-ci, le cardinal de Lorraine; celui-là, le cardinal du Bellay, etc.

Il n'y a que les commentateurs pour ne douter de rien. «Ils ont les premiers, disent d'eux-mêmes MM. Esmangart et Johanneau, rattaché au texte de Gargantua et de Pantagruel les caricatures des Songes drolatiques, où l'on admire le cachet de l'auteur, sa folie et son originalité, jointes à l'esprit et à la malignité du burin de Callot, et où l'on voit reparaître, sous les figures les plus grotesques, tous les personnages tant réels qu'allégoriques de ces deux romans; ils ont prouvé que les sujets en étaient tirés, et qu'ils servaient comme de pièces justificatives à ce commentaire historique, qui révèle enfin au grand jour ce qui était resté jusqu'ici couvert, sinon d'un voile épais, au moins d'incertitudes.»

Les annotateurs de l'édition de 1823 n'eussent-ils pas rabattu fortement de leurs affirmations si on leur eût montré les emprunts faits aux compositions de Pierre Breughel?

M. Paul Lacroix, qui, dans ces dernières années, a donné une nouvelle édition des Songes drolatiques[93], est un peu moins affirmatif.

[93] In-8. Genève, Gay, 1868.

«Il y a, dit-il, dans les figures de ce recueil tant de physionomies expressives et caractérisées qu'on les reconnaîtrait sans doute parmi les contemporains de l'auteur. Ce seraient alors des portraits grotesques, tout à fait distincts de ceux qui forment la galerie de personnages du Gargantua et du Pantagruel.

«Ainsi la figure 106 ressemble beaucoup à François Ier.

«La figure 108, qui représente un ouvrier emprisonné dans une fontaine et taillant une pièce de bois avec une doloire, pourrait être Étienne Dolet ou Charles Fontaine.

«Par des motifs analogues, nous serions disposé à reconnaître Geoffroy Tory dans la figure 78, dont la tête est coiffée d'un pot cassé,» etc.

La découverte des emprunts faits à un graveur de 1558[94] par un graveur de 1565, l'impossibilité pour deux dessinateurs de se rencontrer dans l'attifement de semblables figures, la possibilité pour les érudits de trouver de nouvelles traces d'imitations aussi flagrantes, me paraissent devoir arrêter les recherches des commentateurs en ce qui touche les personnages.

[94] La série des Vices, d'après Breughel, publiée par Cock, est datée de 1558.

Le premier éditeur, du reste, avertissait les gens de ne pas trop s'en préoccuper:

«Ce sont, disait-il, figures d'une aussi estrange façon qu'il s'en pourroit trouver par toute la terre.» Suivant le libraire Richard Breton, ces inventions étaient bonnes «tant pour faire crotestes que pour établir mascarades»; mais quant aux noms et qualités des personnages, l'éditeur s'en tirait habilement: «J'ai laissé ce labeur à ceux qui ont versé en ceste faculté et y sont plus suffisants que moy: voire pour en déclarer le sens mystique ou allégorique,[Pg 335]
[Pg 336]
[Pg 337]
aussi pour leur imposer les noms qui à chacun seroient convenables.»

Fac-simile d'après les Songes drolatiques.

Pour qui sait lire, ceci signifie qu'il n'y a ni sens mystique ni allégorique dans ces figures; que chacun peut les baptiser à sa fantaisie, mais qu'il en résultera un «labeur» considérable. Ce qui est arrivé.

Il résulte toutefois de l'examen de quelques-unes de ces figures grotesques une allusion à des princes, à des dignitaires de la cour papale. On entrevoit des satires confuses, des sortes de cauchemars qui prennent une vague configuration de cardinaux. A quoi bon mettre un nom au bas de ces silhouettes grimaçantes? Toute une armée de commentateurs s'est ruée sur le texte même de Rabelais et a échoué à en faire jaillir la lumière; le crayon est resté plus mystérieux encore que le roman.

Il faut attendre la Réforme pour faire parler à ses partisans un langage plus net, plus grossier, plus cru. C'est ce que je montrerai dans le prochain volume. Rabelais est le plus utile trait-d'union entre le moyen âge et les manifestations luthériennes. Aussi devais-je étudier avec détails quelle était la part de Rabelais dans ces caprices? J'ai donné les raisons prouvant qu'il comprenait l'utilité des arts du dessin. De là à dessiner de semblables figures il y a un grand pas.

Celui qui, avec son crayon, a donné naissance à ces images burlesques était un artiste habile. Ce que le graveur rêvait a été rendu par son crayon sans hésitation, et déjà dans le harnachement bizarre de ces figures apparaît une certaine adresse de main. Les détails sont présentés d'une façon burlesque, mais ingénieuse. L'auteur n'a pas voulu rendre autre chose, et c'est déjà beaucoup que de l'énoncer clairement avec le crayon. Sans doute les emprunts sont visibles, et je crois l'avoir montré suffisamment, mais tout en empruntant il faut avoir beaucoup dessiné pour arriver à ce résultat, et les études profondes et diverses, les connaissances multiples de Rabelais, surtout sa probité de conteur, ne me semblent l'avoir prédisposé ni à acquérir une telle adresse de main, ni surtout à piller les compositions d'un maître étranger.

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