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Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 4 / 7)

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Quant à l'inconvénient de mécontenter la France, le ministre anglais n'y voyait même pas un motif d'hésiter; s'il pensait à notre irritation, c'était pour peser, d'un esprit très-libre et d'un cœur très-froid, les raisons qui devaient la rendre impuissante. «Que les Français disent ce qu'ils voudront, écrivait-il au comte Granville, ils ne peuvent pas faire la guerre aux quatre puissances pour soutenir Méhémet-Ali. Voudraient-ils risquer une guerre maritime? Où trouveraient-ils des navires pour tenir tête à la flotte anglaise seule, sans parler de la flotte russe, qui, en pareil cas, se joindrait à nous? Que deviendrait Alger, si la France était en lutte avec une puissance qui lui fût supérieure sur mer? Risqueront-ils une guerre continentale? Et pourquoi? Pourraient-ils aider Méhémet-Ali en marchant sur le Rhin, et ne seraient-ils pas ramenés en arrière aussi vite qu'ils seraient venus? L'intérieur est-il si tranquille et si uni que Louis-Philippe aimât à voir les trois puissances du continent armées contre lui, et les deux prétendants à son trône, le Bourbon et le Bonaparte, trouvant, pour leurs prétentions, appuis au dedans et au dehors? C'est impossible. La France peut parler haut, mais ne peut pas faire la guerre pour une telle cause. Il serait peu sage de méconnaître les forces de cette nation et les fâcheux résultats d'une guerre avec elle, dans le cas où elle aurait un intérêt national et une cause juste à soutenir; mais il serait également fâcheux de se laisser intimider par des paroles ou des rodomontades, dans le cas où une calme vue des choses doit nous convaincre que la France serait seule la victime d'une guerre entreprise par elle, précipitamment, par caprice et sans juste motif[273]

III

Si décidé, si passionné que fût lord Palmerston, il ne lui était pas aisé de faire marcher à son pas tous ses collègues. Plusieurs années après, repassant en esprit les événements de cette époque, il écrivait: «Les plus grandes difficultés que j'ai eu à surmonter dans toute la négociation provenaient des intrigues sans principes qui se produisaient dans notre propre camp[274].» Déjà on a eu occasion de noter les répugnances de plusieurs des ministres anglais à rompre avec la France pour se rapprocher de la Russie. M. Guizot s'était tout de suite aperçu de ces sentiments, et il s'attachait à les entretenir, tout en ménageant les susceptibilités de lord Palmerston. Habitué de Holland House, il n'avait pas à échauffer les sympathies françaises du maître de la maison; peut-être même celui-ci les exprimait-il trop ouvertement pour un ministre de la Reine, et était-ce la raison pour laquelle ces sympathies se trouvaient n'être pas aussi efficaces que sincères. Lord Clarendon s'affichait aussi comme notre ami[275]. Aussi Palmerston écrira-t-il un peu plus tard: «Guizot a été trompé par le sot langage (the foolish language) de Holland et de Clarendon, qui, dans leurs conversations, parlaient en faveur de Méhémet-Ali[276].» Lord Lansdowne et lord John Russell, bien que moins décidés et moins expansifs, assuraient amicalement notre ambassadeur de leur désir de «finir l'affaire d'Orient de concert avec la France». Dès son arrivée à Londres, M. Guizot avait eu soin de se mettre en rapport avec le chef du cabinet, lord Melbourne: celui-ci l'avait écouté, étendu mollement dans son fauteuil, avec un sourire qui pouvait aussi bien témoigner de sa bienveillance que de son insouciance, donnant souvent des marques d'approbation, questionnant en homme qui serait heureux d'obtenir une bonne réponse, et montrant personnellement le désir sincère d'un accord, sans indiquer qu'il eût trouvé le moyen de le faire, et surtout qu'il fût résolu à l'imposer autour de lui; en somme, le premier ministre avait paru sortir de cette conversation, suivant l'expression même de son interlocuteur, «plutôt rejeté dans une indécision favorable que ramené à notre sentiment». En dehors du cabinet, la France comptait aussi des amis utiles. De ce nombre était M. Charles Greville, clerc du conseil privé, personnage fort répandu dans la haute société politique anglaise; il voyait fréquemment M. Guizot et était pour lui un précieux informateur[277]. Lord Grey recherchait notre ambassadeur pour lui dire: «Nous ne devons pas nous séparer de vous; sans vous, nous ne pouvons rien faire de bon.» Le beau-frère de lord Grey, M. Ellice, membre très-actif des Communes, s'employait ouvertement dans notre sens. L'illustre chef des tories, le duc de Wellington, demeuré, quoique tout cassé par l'âge, l'homme le plus considérable de l'Angleterre, déclarait «que, dans l'arrangement à intervenir, les limites des territoires importaient assez peu, qu'il fallait avant tout un arrangement agréé des cinq puissances, et que toute séparation de l'une d'elles serait un mal plus grave que telle ou telle concession territoriale». Enfin, les radicaux de la Chambre basse et les whigs qui les avoisinaient se montraient de plus en plus choqués et effrayés à l'idée de substituer l'alliance russe à l'alliance française et de risquer une guerre en Orient pour enlever la Syrie à Méhémet-Ali.

Tous ces symptômes pouvaient faire croire que lord Palmerston serait empêché de pousser ses desseins jusqu'au bout. M. Guizot mettait cependant en garde M. Thiers contre de trop prompts espoirs. Il montrait le chef du Foreign-Office s'obstinant d'autant plus dans ses idées qu'il les voyait plus combattues. «Il sent, écrivait notre ambassadeur, que l'atmosphère change un peu autour de lui, que des idées différentes, des raisons auxquelles il n'avait pas pensé, s'élèvent, se répandent et modifient ou du moins ébranlent les convictions et les desseins. Cela l'embarrasse et l'impatiente... Il agit et fait agir auprès de ses collègues ébranlés.» M. Guizot ajoutait, avec une sagacité très-fine et très-sûre: «Sachez bien que lord Palmerston est influent dans le cabinet, comme tous les hommes actifs, laborieux et résolus. On entrevoit souvent qu'il n'a pas raison; mais il a fait, il fait. Et pour se refuser à ce qu'il fait, il faudrait faire autre chose; il faudrait agir aussi, prendre de la peine. Bien peu d'hommes s'y décident.»

Ce n'était pas seulement par ses collègues que lord Palmerston avait peine à se faire suivre, c'était aussi par ses alliés du continent, par ceux-là que M. Thiers aurait voulu tenir à l'écart. Sans doute, à Vienne et à Berlin, on n'était pas devenu plus favorable à Méhémet-Ali; mais on trouvait le ministre anglais passionné et casse-cou; on était disposé à nous croire, quand nous dénoncions les moyens coercitifs proposés par lui comme étant inefficaces contre le pacha et menaçants pour la paix européenne; on se demandait avec trouble si l'on ne s'était pas laissé engager dans une fort périlleuse aventure. M. de Metternich s'épanchait tristement avec le comte Apponyi sur la témérité de lord Palmerston: «Il va de l'avant, écrivait-il, sans même s'être assuré de l'appui, qui avant tout lui serait nécessaire, de ses propres collègues... Ses idées sur les moyens comminatoires n'ont pas le sens commun. Je crois le lui avoir démontré par ma dernière expédition[278].» Le chancelier avait, en effet, envoyé à Londres un long mémoire où il discutait et critiquait les procédés de coercition préconisés par le Foreign-Office[279].

Vers la même époque, dans le courant d'avril, les représentants de l'Autriche et de la Prusse à Londres, le baron de Neumann et le baron de Bülow, vinrent d'eux-mêmes entretenir M. Guizot et lui laissèrent voir leur inquiétude, leur désir de trouver une transaction que chacun pût accepter sans s'infliger un démenti. «Pourquoi, disait le baron de Bülow, n'accorderait-on pas, par exemple, à Méhémet-Ali l'hérédité de l'Égypte et le gouvernement viager de la Syrie? Voilà une transaction possible. Peut-être y en a-t-il d'autres. Il faut les chercher.» Le ministre de Prusse donnait même à entendre qu'on irait peut-être jusqu'à la Syrie héréditaire, si la France consentait, en cas de résistance du pacha, à se joindre aux autres puissances pour le mettre à la raison. Le baron de Neumann fit des ouvertures analogues. «Mon gouvernement, disait-il à notre ambassadeur, désire autant que le vôtre le maintien de la paix en Orient; il est fort peu enclin à l'emploi des moyens de contrainte; il en connaît, comme vous, les difficultés et les périls; ce qui importe, c'est qu'il y ait arrangement, arrangement efficace, et l'arrangement efficace ne peut avoir lieu que si nous en tombons tous d'accord. L'Empereur mon maître et le roi de Prusse le désirent également. Qu'une transaction, agréée par vous, soit donc proposée; elle peut l'être de plusieurs manières; nous serons fort disposés à l'appuyer, et lord Palmerston lui-même y sera amené.» Sans doute, on ne devait pas faire un très-grand fond sur l'énergie avec laquelle ces deux diplomates auraient agi sur lord Palmerston; la même disposition un peu craintive qui les poussait à se montrer conciliants avec M. Guizot, les eût fait, en un autre moment, se soumettre à l'impérieuse résolution du ministre anglais[280]. Leurs avances n'en avaient pas moins une réelle importance et pouvaient servir de point de départ à des négociations qui eussent très-heureusement modifié notre situation. Lié par ses instructions, M. Guizot se borna à répondre que le gouvernement français n'aurait, pour son compte, aucune objection à cette distribution des territoires, seulement qu'il ne savait si le pacha s'en contenterait; or il fallait avant tout, disait-il, que la transaction fût agréée à Alexandrie comme à Constantinople, et que l'exécution en fût toute pacifique. C'était subordonner la politique de la France aux fantaisies ambitieuses de Méhémet-Ali: À Paris, M. Thiers, toujours fort monté contre la Prusse et surtout contre l'Autriche, se montra moins favorable encore aux ouvertures de leurs représentants; à son avis, les perpétuelles tergiversations de ces puissances, depuis un an, ne permettaient pas d'attacher beaucoup de valeur à un retour si incomplet. Il ne chargea donc notre ambassadeur de leur donner aucun encouragement.

Les ministres d'Autriche et de Prusse ne se rebutèrent pas. Le 5 mai, le baron de Neumann revint trouver M. Guizot avec des propositions plus précises, qu'il disait avoir espoir de faire accepter à lord Palmerston. Il s'agissait de laisser à Méhémet-Ali la presque totalité du pachalik d'Acre, y compris cette place même, que, dans les propositions un moment faites et si vite retirées au mois d'octobre précédent, le gouvernement anglais avait tenu à réserver au sultan. Cette concession serait-elle faite à titre héréditaire? Sur ce point, M. de Neumann ne pouvait répondre nettement; toutefois, bien qu'il prévît de grosses difficultés de la part du ministre anglais, il croyait qu'on irait jusqu'à l'hérédité. Le surlendemain, lord Palmerston, fort à contre-cœur, et agissant sous la pression de ses collègues, fit la même ouverture à notre ambassadeur, sans parler, il est vrai, de l'hérédité. Cette fois, nous n'étions plus en présence d'une velléité plus ou moins efficace de la diplomatie autrichienne, mais d'une proposition faite au nom des trois puissances. M. Guizot répondit qu'il allait la transmettre à son gouvernement, mais que celui-ci aurait besoin de temps pour savoir si cet arrangement serait accepté par Méhémet. M. Thiers ne jugea même pas nécessaire de poser la question à Alexandrie: «Nous trouvons le partage de la Syrie inacceptable pour le pacha, écrivit-il, le 11 mai, à M. Guizot. Imaginez que maintenant il revient sur Adana, ne paraît plus disposé à le céder, menace de passer le Taurus et de mettre le feu aux poudres. Jugez comme il écoutera le projet de couper en deux la Syrie!»

Si les tentatives de transaction n'aboutissaient pas, elles produisaient du moins un temps d'arrêt dans les négociations de M. de Brünnow et de lord Palmerston. Ces négociations ne paraissaient point avoir fait un pas depuis le mois de janvier. À Saint-Pétersbourg, selon les rapports de M. de Barante, on s'inquiétait de ces retards; après avoir cru un moment tenir le succès de sa manœuvre, le gouvernement russe commençait à en désespérer et prenait presque son parti d'un accord avec la France[281]. D'ailleurs, à cette même époque, il voyait d'autres affaires se traiter entre Londres et Paris dans des conditions de bonne entente, d'amitié cordiale, qui semblaient écarter tout présage de rupture.

Ce fut alors, en effet, au commencement du mois de mai, que se négocia, entre les deux gouvernements, la restitution à la France de la dépouille mortelle de Napoléon. On sait avec quelle bonne grâce, un peu railleuse, lord Palmerston accueillit ce qu'il appelait une «requête bien française», heureux de nous donner cette satisfaction d'apparat, et de masquer ainsi les mauvais desseins dont il poursuivait ailleurs l'accomplissement[282]. Dans une autre affaire, ce fut l'Angleterre qui reçut un bon office du gouvernement français. Elle devait à l'humeur batailleuse de lord Palmerston d'avoir plusieurs querelles à la fois sur les bras: guerres avec la Chine et l'Afghanistan, rupture diplomatique avec le Portugal, contestation avec les États-Unis, et enfin conflit avec Naples à propos des soufres de Sicile. Par la dureté hautaine de la diplomatie britannique et par la fierté obstinée du roi de Naples[283], ce dernier conflit s'était à ce point envenimé, qu'il semblait n'y avoir plus place qu'aux moyens violents. Déjà la flotte de l'amiral Stopford donnait une chasse peu glorieuse aux barques napolitaines, et des rassemblements de troupes se faisaient sur toutes les côtes de l'Italie méridionale. Certes, la partie n'était pas égale; elle l'était même si peu, que le gouvernement anglais avait, aux yeux de toute l'Europe, la figure fâcheuse d'un puissant qui abuse de sa force contre un faible. Bien qu'étranger, pour sa part, aux scrupules chevaleresques, lord Palmerston se rendait compte de cette impression générale et en était fort ennuyé: il désirait vivement mettre fin à une affaire si mal engagée, d'autant que les vaisseaux employés à bloquer les ports des Deux-Siciles, étaient destinés, dans sa pensée, à des opérations autrement importantes en Orient. Il accepta donc avec empressement la médiation que lui offrit, au courant d'avril, le gouvernement français. Celui-ci s'était décidé à intervenir par un double motif: d'une part, il lui convenait, particulièrement en ce moment, de montrer que l'Angleterre lui était unie et recourait à lui dans ses embarras; d'autre part, cette ingérence dans les affaires d'un État italien lui paraissait de nature à augmenter, dans la Péninsule, l'influence de la France, au détriment de celle de l'Autriche, et l'humeur visible de M. de Metternich prouvait que le calcul n'était pas mauvais[284]. Les négociations rencontrèrent plus d'un obstacle; à chaque retard, le ministre anglais témoignait de son anxieuse impatience. M. Thiers surmonta les difficultés, les unes après les autres, avec une adroite et patiente fermeté, et tout fut heureusement terminé dans les premiers jours de juillet. Les titres que notre gouvernement crut avoir ainsi acquis à la gratitude de ses voisins, contribuèrent à augmenter sa trompeuse sécurité. Quant à lord Palmerston, il ne tira de là qu'une conclusion, c'est que ses vaisseaux étaient libres et que, dès lors, il était mieux armé pour nous faire échec en Orient; en effet, cette même flotte de l'amiral Stopford, que notre médiation venait de relever de sa faction dans les eaux napolitaines, allait, dans quelques semaines, être employée à bombarder Beyrouth et à chasser de Syrie les troupes du pacha, notre protégé[285].

Toutefois, avant de pouvoir réaliser son dessein, le chef du Foreign-Office se vit obligé, vers le milieu de juin, de nous offrir encore une transaction. C'est que sa politique antifrançaise inquiétait et mécontentait de plus en plus une bonne partie de ses collègues. On parlait de discussions très-animées au sein du conseil des ministres, et il n'était pas jusqu'à lord Melbourne qui, paraissant sortir de son indolence irrésolue, ne vînt dire à M. Guizot: «Tout ce que nous ferons ensemble sera bon; tout ce que nous ferions en nous divisant serait mauvais et dangereux.» Si habitué que fût lord Palmerston à en prendre à son aise avec les autres ministres, il crut nécessaire de ne pas paraître rebelle à toute conciliation; il renouvela donc à notre ambassadeur la proposition, déjà faite quelques semaines auparavant, de partager la Syrie entre le sultan et le pacha, et demanda à connaître la réponse «positive» du gouvernement français. Il s'attendait probablement à un refus et comptait en tirer parti pour vaincre les résistances qu'il rencontrait autour de lui. Son espérance ne fut pas trompée. M. Thiers persista à déclarer cette proposition «inadmissible». «Le pacha, dit-il, n'accordera jamais ce qu'on lui demande là... Nous ne nous ferons donc pas les coopérateurs d'un projet sans raison, sans chance de succès, et qui ne peut être exécuté que par la force. Or, la force, nous ne la voulons pas et nous n'y croyons pas.»

À la même époque, M. de Neumann s'abouchait de nouveau avec M. Guizot et lui faisait des offres plus avantageuses encore. Impatient d'en finir, ne cachant ni son inquiétude ni son irritation contre lord Palmerston, il se déclara résolu à agir fortement sur ce dernier pour lui faire accepter une combinaison donnant au pacha l'Égypte héréditaire et toute la Syrie viagère; il croyait, du reste, pouvoir compter sur l'appui d'une partie des ministres anglais. Plusieurs symptômes indiquaient que c'était là l'effort suprême de ceux qui désiraient l'accord. Notre ambassadeur comprit la gravité de la situation et écrivit aussitôt, le 24 juin, à M. Thiers: «Nous touchons peut-être à la crise de l'affaire. Ce pas de plus dont je vous parlais, et qui consiste, de la part de l'Autriche et de la Prusse, à déclarer à lord Palmerston qu'il faut se résigner à laisser viagèrement la Syrie au pacha et faire à la France cette grande concession, ce pas, dis-je, se fait, si je ne me trompe, en ce moment. Les collègues de lord Palmerston, d'une part, les ministres d'Autriche et de Prusse, de l'autre, pèsent sur lui pour l'y décider. S'ils l'y décident, en effet, ils croiront, les uns et les autres, avoir remporté une grande victoire et être arrivés à des propositions d'arrangement raisonnables. Il importe donc extrêmement que je connaisse bien vos intentions à ce sujet; car de mon langage peut dépendre ou la prompte adoption d'un arrangement sur ces bases, ou un revirement par lequel lord Palmerston, profitant de l'espérance déçue et de l'humeur de ses collègues et des autres plénipotentiaires, les rengagerait brusquement dans son système et leur ferait adopter, à quatre, son projet de retirer au pacha la Syrie.» Sans affirmer que, dans ce cas, «l'arrangement à quatre» fût certain, M. Guizot le donnait pour «possible». L'ambassadeur inclinait manifestement à se contenter de ce qu'il appelait cette «grande concession». Tel ne fut pas le sentiment de M. Thiers: dans tout ce qui lui était transmis, il ne vit que l'embarras, la division, le désarroi de ceux qu'il prétendait amener à ses idées; et il se flatta, en tenant ferme, de les contraindre à une capitulation complète. Il hésitait néanmoins à répondre par un refus trop net, et préférait prolonger son attitude critique et expectante. «Quand je vous parlais, écrivit-il à M. Guizot, le 30 juin, d'une grande conquête qui changerait notre attitude, je voulais parler de l'Égypte héréditaire et de la Syrie héréditaire. Toutefois, j'ai consulté le cabinet; on délibère, on penche peu vers une concession. Cependant nous verrons. Différez de vous expliquer. Il faut un peu voir venir. Rien n'est décidé.»

IV

Quel était le secret de l'obstination avec laquelle M. Thiers se refusait à toutes les transactions? Sans doute, c'était, pour une bonne part, l'illusion, déjà tant de fois signalée, sur la puissance du pacha et sur l'impossibilité d'un accord entre l'Angleterre et la Russie. Mais, seul, ce motif n'eût peut-être pas suffi. On sait que, dès son arrivée au pouvoir, l'une des arrière-pensées du ministre du 1er mars, l'une de ses visées secrètes, avait été de revenir à cet arrangement direct, entre le sultan et le pacha, que les puissances avaient une première fois empêché par la note du 27 juillet. On n'a pas oublié non plus que nos agents avaient reçu recommandation d'y pousser par les moyens détournés à leur disposition, tout en se gardant d'en prendre ouvertement et officiellement l'initiative. Plus la prolongation du statu quo devenait intolérable et dangereuse pour l'empire ottoman, plus on se flattait, à Paris, que le sultan se déciderait, pour en finir, à s'entendre avec son vassal. Cependant les semaines, les mois s'écoulaient, et rien n'était encore venu justifier cette espérance, quand, vers la fin de mai, le bruit se répandit à Constantinople que le grand vizir, Khosrew-Pacha, de tout temps ennemi mortel de Méhémet-Ali, allait être destitué.

Les représentants de la France en Turquie et en Égypte, convaincus que cette disgrâce ferait disparaître le principal obstacle à un accommodement direct, redoublèrent d'activité. Ce fut notre consul général à Alexandrie, M. Cochelet, qui porta à Méhémet la première nouvelle de la chute imminente de Khosrew. Le vieux pacha fit un bond sur son divan; sa figure prit une expression de joie extraordinaire, et des larmes vinrent dans ses yeux. Devançant les conseils que notre consul allait lui donner, il vint à lui, le frappa sur la poitrine de la paume de la main, lui serra les deux poignets et lui dit: «Aussitôt que j'aurai la nouvelle officielle de la destitution du grand vizir, j'enverrai à Constantinople Sami-Bey, mon premier secrétaire; je le chargerai d'aller offrir au sultan l'hommage de mon respect et de mon dévouement; je demanderai à Sa Hautesse de me permettre de lui renvoyer la flotte ottomane sous le commandement de Moustoueh-Pacha (l'amiral égyptien). Je la prierai de consentir à ce que mon fils, Saïd-Bey, vienne à bord de la flotte pour se jeter à ses pieds. J'écrirai à Ahmed-Féthi-Pacha (le nouveau grand vizir), et une fois que les relations de bonne intelligence et d'harmonie seront rétablies, je m'arrangerai avec la Porte.» Et comme le consul lui recommandait d'être modéré dans ses prétentions: «Laissez-moi faire, reprit le pacha; lorsque je serai en rapport avec la Porte, nous nous arrangerons ensemble très-certainement.[286]» Le 16 juin, aussitôt qu'on eut reçu à Alexandrie la confirmation de la destitution de Khosrew, Sami-Bey s'embarqua pour Constantinople. Dans cette ville, les esprits paraissaient disposés à répondre par de très-larges concessions au renvoi de la flotte.

À cette nouvelle, grande fut l'émotion de M. Thiers. Ne touchait-il pas au but? Il expédia sur-le-champ M. Eugène Périer à Alexandrie, pour dire au pacha «de se hâter», pour l'avertir «qu'à Londres on était irrité contre lui, que l'on pouvait passer à des résolutions extrêmes», et pour l'inviter à se contenter de la Syrie viagère. En même temps, il donnait instruction à notre ambassadeur près le sultan de seconder la mission de Sami-Bey et de prêcher la modération au Divan, en évitant toutefois de «prendre la négociation à son compte et comme une entreprise française». Enfin, il informait M. Guizot de ces événements, de ce qu'il en attendait, et lui recommandait de les tenir aussi longtemps que possible cachés aux autres puissances, à lord Palmerston notamment. «Il importe, lui écrivait-il, de ne pas faire connaître la proposition du pacha à Londres, pour que les Anglais n'aillent pas empêcher un arrangement direct. La nouvelle sera bientôt connue, mais pas avant huit jours. Dans l'intervalle, les Anglais ne pourront rien faire, et nous sommes sûrs qu'ils arriveront trop tard s'ils veulent écrire à Constantinople[287].

Vaine recommandation! notre secret avait été tout de suite éventé. L'avis de ce qui se préparait en Orient était arrivé à Londres de deux côtés: de Constantinople, par lord Ponsonby, dont l'animosité clairvoyante avait deviné notre plan; de Paris, par le comte Apponyi, qui avait eu connaissance des dépêches de notre consul. L'impression fut vive parmi les représentants des divers cabinets; ils virent là un coup monté par la France pour se soustraire à l'engagement formel pris par la note du 27 juillet, pour régler à elle seule les affaires d'Orient et pour «mystifier» les autres puissances. Lord Palmerston fut le plus irrité de tous. Cette campagne, qui était son œuvre personnelle, où il avait dépensé toute sa passion et engagé hardiment toute sa responsabilité, dont il attendait tant de satisfaction pour les préventions et les jalousies anglaises, tant d'importance pour lui-même, allait-il donc en sortir non-seulement battu, mais joué au point d'être quelque peu ridicule? «On se serait bien moqué de nous si l'arrangement direct avait réussi», disait-il plus tard à M. Guizot. Il n'était pas homme à prendre son parti d'un tel fiasco, ni à pardonner à qui lui en faisait courir le risque. Aussi résolut-il non-seulement de faire échouer l'arrangement direct, mais aussi de profiter de l'émotion de ses collègues et de ses alliés pour leur arracher ce qu'il n'avait pu jusqu'ici obtenir d'eux, c'est-à-dire une convention conclue entre l'Angleterre, la Russie, l'Autriche et la Prusse, et fondée sur cette triple base: exclusion de la France; la Syrie entière ou presque entière au sultan; coercition contre le pacha s'il ne se soumettait pas tout de suite. Ainsi s'engageait entre lord Palmerston et M. Thiers une partie dont l'enjeu était, des deux côtés, singulièrement redoutable. On eût dit une lutte de vitesse. Lequel arriverait le premier? Serait-ce le ministre français poursuivant, à Constantinople, l'accommodement du sultan et du pacha, ou le ministre anglais poursuivant, à Londres, la convention à quatre?

Il fut tout de suite visible que M. Thiers n'avait pas l'avance. En Turquie, les efforts de nos agents étaient contrariés par les menées de lord Ponsonby; loin d'aboutir promptement, comme il eût été nécessaire, l'arrangement direct perdait chaque jour de ses chances; Sami-Bey, d'abord bien reçu au Divan, voyait les empressements du premier jour se changer en froideurs; on ne répondait plus à ses offres que par des ajournements. À cette époque, d'ailleurs, et avec un à-propos assez bien calculé, l'ambassade anglaise parvenait à faire éclater, dans les montagnes du Liban, une insurrection contre la domination égyptienne. Il y avait plusieurs mois qu'elle y travaillait par ses agents secrets ou patents[288]. Cette tentative devait être facilement réprimée; mais, pour le moment, grossie par les rapports anglais, elle servit d'argument très-efficace pour dissuader le sultan de traiter avec le pacha et de lui abandonner la Syrie.

Pendant ce temps, à Londres, lord Palmerston gagnait du terrain auprès de ceux qu'il voulait convertir à ses idées. «L'Europe, leur disait-il, s'est engagée d'honneur, par la note du 27 juillet, à régler les affaires d'Orient; elle ne peut les laisser en souffrance. Pourquoi se croire tenu à des égards envers la France? Celle-ci a voulu avoir une politique séparée et personnelle: les autres puissances peuvent bien en faire autant.» Ardent, pressant, impérieux, il tâchait d'échauffer les esprits, de piquer les amours-propres, d'irriter les jalousies, en dénonçant ce qu'il appelait nos intrigues, notre duplicité et notre ambition. Et surtout, sachant qu'il avait affaire à des timides, il se portait fort d'un succès facile, et en donnait pour garant cette insurrection du Liban dont on venait d'apprendre l'explosion. Il se gardait, il est vrai, d'avouer qu'elle était une machination anglaise. À ceux qui le prétendaient, il opposait même un démenti indigné qu'il renouvelait peu après, en ces termes, devant la Chambre des communes: «Quelles que soient les causes de la révolte, les Syriens n'ont été soulevés ni à l'instigation des autorités anglaises, ni par des officiers anglais.» C'était certainement un des plus hardis mensonges dont pût user un ministre. Celui qui osait le commettre n'était-il pas bien venu à se plaindre de la mauvaise foi du gouvernement français?

Lord Palmerston ne paraît pas avoir eu beaucoup de peine à entraîner les puissances continentales. La Russie était toute convertie d'avance. Quant à l'Autriche et à la Prusse, depuis longtemps inquiétées par les allures de M. Thiers, vivement blessées de sa tentative d'enlever au concert européen le règlement des affaires d'Orient, elles étaient disposées à prêter l'oreille aux insinuations du chef du Foreign-Office, et il lui fut aisé de réveiller en elles, contre la prépotence révolutionnaire de la France, cette méfiance dont ne s'étaient jamais complétement débarrassés les anciens tenants de la Sainte-Alliance. «Si nous cédions au gouvernement français, en cette occasion, leur disait-il, nous ferions de lui le dictateur de l'Europe, et son insolence ne connaîtrait plus de bornes[289].» Ce n'était pas que les cabinets de Vienne et de Berlin s'engageassent avec grand entrain dans la politique du ministre anglais, ni qu'ils fussent pleinement rassurés par ses promesses de succès facile; mais ils le suivaient en vertu de cette loi qui veut que toute volonté énergique et passionnée impose son ascendant aux caractères indécis, craintifs et faibles.

Lord Palmerston rencontra un peu plus de difficultés dans le sein même du cabinet anglais. Néanmoins, elles ne l'arrêtèrent pas longtemps. Si habitué qu'il fût à diriger à peu près sans contrôle les affaires de son département, il ne pouvait conclure un traité sans en aviser ses collègues. Aussi, le 4 juillet, à la fin du conseil de cabinet, annonça-t-il, d'un ton nonchalant et comme la chose la plus naturelle du monde, qu'il avait, depuis un certain temps déjà, engagé une négociation sur les bases antérieurement fixées, et qu'il venait de rédiger un traité dont il estimait convenable de donner connaissance au ministère. À cette nouvelle soudaine, les physionomies se rembrunirent, et personne n'ouvrit la bouche, sauf lord Holland, qui déclara ne pouvoir participer à aucune mesure risquant d'amener une rupture entre l'Angleterre et la France. Là-dessus, on se sépara, en renvoyant la discussion au conseil suivant. Cette première scène avait fait voir à lord Palmerston combien sa politique répugnait à ses collègues. Les uns, comme Clarendon et Holland, étaient ouvertement hostiles au traité. Plusieurs autres, indécis, troublés, désiraient qu'on ne précipitât rien et qu'on attendît les nouvelles de la démarche faite à Constantinople par Sami-Bey: cet ajournement contrariait autant lord Palmerston qu'un refus absolu; car il s'agissait précisément pour lui de gagner de vitesse ceux qui négociaient l'arrangement direct. Pour triompher de ces hésitations, il résolut de recourir aux grands moyens[290]. Le 5 juillet 1840, c'est-à-dire le lendemain du conseil dont il vient d'être parlé, il écrivit à lord Melbourne: «La divergence qui paraît exister entre quelques membres du cabinet et moi sur la question turque, et l'extrême importance que j'attache à cette question, m'ont conduit, après réflexion, à la conviction qu'il est de mon devoir, envers moi-même comme envers mes collègues, de vous délivrer, vous et d'autres, de la nécessité de décider entre mes vues et celles de certains membres du cabinet, en plaçant, comme je le fais en ce moment, ma démission entre vos mains.» Il rappelait sa conduite depuis la note du 27 juillet, puis il posait ainsi la question: «Il s'agit maintenant de décider si les quatre puissances, n'ayant pas réussi à persuader à la France de se joindre à elles, veulent ou ne veulent pas poursuivre, sans la France, l'accomplissement de leurs desseins... Mon opinion sur cette question est nette et absolue. Je crois que le but proposé est de la plus haute importance pour les intérêts de l'Angleterre, pour la conservation de l'équilibre général et pour le maintien de la paix en Europe. Je trouve les trois puissances entièrement prêtes à se rallier à mes vues sur cette matière, si ces vues doivent être celles du gouvernement britannique... J'estime que si nous nous retirons et si nous nous refusons à cette coopération avec l'Autriche, la Russie et la Prusse, dans cette affaire, parce que la France se tient à l'écart, nous donnerons à notre pays l'humiliante position d'être tenus en lisières par la France. Ce serait reconnaître que, même soutenus par les trois puissances du continent, nous n'osons nous engager dans aucun système politique en opposition avec la volonté de la France... Or il me semble que ceci est un principe qui ne sied pas à notre puissance et à notre position.» Le ministre montrait que si l'Angleterre se retirait, la Russie en profiterait pour «renouveler le traité d'Unkiar-Skélessi sous quelque forme encore plus répréhensible», et il concluait ainsi: «Le résultat final sera la division effective de l'empire ottoman en deux États séparés, dont l'un sera dans la dépendance de la France, l'autre un satellite de la Russie, dans chacun desquels notre influence politique sera annulée, nos intérêts commerciaux seront sacrifiés. Je ne sache pas que j'aie jamais eu une conviction plus arrêtée sur aucun sujet d'une importance égale, et je suis très-sûr que si mon jugement sur cette question est erroné, il ne peut être que de peu de valeur sur les autres[291].» Le lendemain, dans une nouvelle lettre qui confirmait la première, lord Palmerston ajoutait: «Les nouvelles reçues d'Égypte et de Syrie, depuis deux jours, montrent que loin que Méhémet-Ali ait les moyens de soulever la Turquie contre le sultan, la Syrie s'est soulevée contre lui, et l'Égypte est vraisemblablement sur le point de suivre son exemple. Il semble bien clair que si, à cette époque, ses communications par mer avaient été coupées entre l'Égypte et la Syrie, ses difficultés intérieures auraient été telles qu'elles l'eussent probablement rendu beaucoup plus raisonnable[292].» L'effet fut ce qu'attendait l'auteur de cet habile plaidoyer. Lord Melbourne lui répondit en le priant d'écarter ses idées de retraite, et envoya toute cette correspondance à l'un des dissidents, lord Clarendon. Celui-ci protesta du chagrin qu'il éprouvait à faire de l'opposition à son collègue et offrit de se retirer lui-même. «Pour Dieu, qu'il n'y ait pas de démission du tout!» s'écria le premier ministre, convaincu que son cabinet ébranlé ne résisterait pas à une telle secousse. Il fut alors suggéré que Clarendon et Holland pourraient dégager leur responsabilité, en mentionnant leur opposition dans une note annexée aux registres du conseil: ils firent ainsi, et remirent copie de cette note à la Reine. Quant aux autres ministres, ils suivirent docilement lord Palmerston, qui put dès lors agir à sa guise.

En même temps qu'il déployait beaucoup d'activité et d'énergie pour faire prévaloir ses vues, le chef du Foreign-Office s'attachait à envelopper ses négociations d'un mystère que nous ne pussions pas pénétrer. Non-seulement il gardait le secret, mais il l'obtenait de tous ceux avec qui il traitait. Suivant le mot de M. Guizot, «on se cachait de la France». Notre ambassadeur, cependant, s'apercevait bien qu'il se tramait quelque chose et tâchait d'y mettre obstacle. Se rendant compte qu'on nous en voulait surtout à cause de la tentative d'arrangement direct, il protestait qu'elle n'était pas l'œuvre de la France: cette dénégation, qui reposait, à la vérité, sur une distinction un peu subtile entre l'initiative officielle et les incitations indirectes, rencontrait quelque incrédulité. «Il serait bien étrange, ajoutait M. Guizot, de voir les puissances s'opposer au rétablissement de la paix, ne pas vouloir qu'elle revienne si elles ne la ramènent de leurs propres mains, et se jeter une seconde fois entre le suzerain et le vassal pour les séparer au moment où ils se rapprochent. Il y a un an, cette intervention se concevait; on pouvait craindre que la Porte, épuisée, abattue par sa défaite de la veille, ne se livrât, pieds et poings liés, au pacha et n'acceptât des conditions périlleuses pour l'avenir. Mais aujourd'hui, après ce qui s'est passé depuis un an, quand la Porte a retrouvé de l'appui, quand le pacha prend lui-même, avec une modération empressée, l'initiative du rapprochement, quel motif, quel prétexte pourrait-on alléguer pour s'y opposer? Ce serait un inconcevable spectacle. Il est impossible que l'Europe, qui, depuis un an, parle de la paix de l'Orient comme de son seul vœu, entrave la paix qui commence à se rétablir d'elle-même entre les Orientaux.» Ces arguments étaient-ils de nature à agir sur les puissances? En tous cas, leur auteur n'avait que peu d'occasions de les développer; par une sorte de mot d'ordre, lord Palmerston et ses complices évitaient toute explication sérieuse avec l'ambassadeur de France.

M. Guizot avait soin d'avertir son gouvernement du danger qui le menaçait, et lui envoyait, presque jour par jour, les renseignements qu'il pouvait recueillir. En dépit des manœuvres auxquelles on recourait pour tout lui cacher, il était parvenu à découvrir assez exactement le dessein de lord Palmerston et l'impulsion subite donnée au projet d'une convention à quatre[293]. Seulement il s'exagérait l'obstacle résultant des divisions du cabinet anglais, et surtout, comptant sur les égards dus à un allié, il était persuadé que le traité, ainsi préparé en dehors de la France, lui serait communiqué avant la conclusion définitive, avec mise en demeure de dire si elle voulait ou non y adhérer; il en concluait que nous pouvions attendre, sans trop de péril, jusqu'à la dernière heure, les nouvelles à venir de Constantinople. D'ailleurs il avait été mis, intentionnellement peut-être, sur une fausse piste; il s'imaginait que les puissances commenceraient par répondre à la communication du plénipotentiaire ottoman, en renouvelant les promesses de la note du 27 juillet 1839, et que c'était sur la rédaction de cette réponse qu'on délibérait en ce moment. Il se trouvait encore sous l'empire de cette erreur, quand il écrivait, le 14 juillet, à M. Thiers: «Je crois, sans en être parfaitement sûr, que le projet de note collective à quatre, en réponse à la note de Chéhib-Effendi, a été adopté dans le conseil de samedi. La réserve est extrême depuis quelques jours... On prépare, soit sur le fond de l'affaire, soit sur le mode d'action, des propositions qu'on nous communiquera quand on aura tout arrangé,—si on arrange tout,—pour avoir notre adhésion ou notre refus.» Une circonstance particulière avait contribué à accroître cette trompeuse sécurité. On sait que la mission des ambassadeurs cesse par le seul fait de la mort du prince qu'ils représentent; or, Frédéric-Guillaume III étant mort le 7 juin, M. Guizot s'était assuré que M. de Bülow n'avait pas reçu les lettres de créance du nouveau roi de Prusse, et qu'il était, par suite, sans pouvoirs réguliers pour signer aucun acte au nom de son gouvernement.

À Paris, tout en croyant avoir du temps devant soi, M. Thiers sentait qu'un grand péril était proche; il ne voyait pas là, cependant, une raison de rien changer à sa conduite. «Je trouve fort graves les nouvelles que vous m'envoyez, écrivait-il, le 16 juillet, à M. Guizot; mais il ne faut pas s'en émouvoir, et tenir bon... Il faut attendre avec tout le sang-froid que vous savez garder sur votre visage comme dans le fond de votre âme. Nous n'aurons pas, vous et moi, traversé un plus dangereux défilé; mais nous ne pouvons pas faire autrement. À l'origine, on eût pu tenir une autre conduite; depuis la note du 27 juillet 1839, il n'est plus temps.»

M. Thiers ne savait pas parler si juste en disant qu'il «n'était plus temps». Au moment où il écrivait cette lettre, tout se trouvait déjà conclu et signé à Londres depuis vingt-quatre heures. Telle avait été la précipitation, qu'on n'avait pas attendu les pouvoirs réguliers du plénipotentiaire prussien et qu'on s'était contenté de l'assurance par lui donnée que son gouvernement ne le désavouerait pas. Loin d'avoir averti la France et de lui avoir demandé son dernier mot, comme M. Guizot s'y attendait et comme semblait l'exiger une alliance non encore rompue, on avait redoublé de soin pour la tromper sur ce qui se faisait. Que gagnait-on à ce mauvais procédé? Dans l'état d'esprit où il était, le gouvernement français, mis en demeure d'adhérer à la convention préparée, s'y fût très-probablement refusé[294]: le résultat dernier eût donc été toujours de signer à quatre comme on venait de le faire; seulement la France aurait été isolée en connaissance de cause, par sa propre volonté, sans avoir les mêmes motifs et le même droit de se plaindre. Il fallait davantage à lord Palmerston, qui semblait, en cette circonstance, poursuivre, outre l'exécution d'un plan diplomatique, la satisfaction d'une vengeance personnelle: plus il blessait au vif celui qu'il accusait d'avoir voulu le mystifier, plus cette vengeance lui paraissait complète et agréable. Et voilà comment il n'avait pas hésité à compliquer une opération déjà fort déplaisante à la France, par un procédé plus offensant encore que la mesure en elle-même.

Le traité ainsi conclu le 15 juillet se composait de quatre pièces séparées[295]. L'instrument principal était une convention par laquelle les quatre puissances s'engageaient envers la Porte à lui donner l'appui dont elle aurait besoin pour réduire le pacha et à protéger au besoin Constantinople contre les entreprises de ce dernier. La seconde pièce était un acte séparé par lequel le sultan indiquait quelles conditions il avait l'intention d'accorder au pacha: il devait lui proposer d'abord l'Égypte à titre héréditaire et la plus grande partie du pachalik de Saint-Jean d'Acre en viager; si, dans les dix jours de la notification, le pacha n'avait pas accepté, l'offre du pachalik d'Acre serait retirée et la concession réduite à l'Égypte seule; si, après un nouveau délai de dix jours, le pacha ne s'était pas encore soumis, l'offre entière serait non avenue. Suivaient ensuite deux protocoles, l'un sur une question de détail sans intérêt historique, l'autre, intitulé Protocole réservé, qui décidait l'exécution immédiate de la convention, sans attendre les ratifications. Pour justifier cette hâte insolite, le protocole invoquait «l'état actuel des choses en Syrie», c'est-à-dire l'insurrection fomentée par les agents de lord Ponsonby. Parmi les stipulations dont l'exécution immédiate était ainsi prescrite, se trouvait celle par laquelle la reine d'Angleterre et l'empereur d'Autriche s'engageaient à faire intercepter par leurs flottes, les communications entre l'Égypte et la Syrie, et à «donner toute l'assistance en leur pouvoir à ceux des sujets du sultan qui manifesteraient leur fidélité à leur souverain». En effet, lord Palmerston qui, dès le 13 juillet, avait fait avertir, à Naples, l'amiral Stopford de se préparer à soutenir les Syriens[296], lui expédiait, le 15 juillet, un courrier avec ordre d'agir immédiatement. En apprenant le passage de ce courrier par Paris, M. Thiers, bien que non encore avisé de la signature du traité, eut le pressentiment qu'il y avait là quelque danger pour le pacha, et il mit aussitôt en mouvement le télégraphe aérien, afin de faire parvenir le plus rapidement possible à Alexandrie l'avis de mettre en sûreté la flotte égyptienne qui croisait sur les côtes de Syrie. Bien lui en prit, car, s'il fallait en croire certains bruits, le courrier portait à lord Stopford l'instruction de s'emparer de cette flotte[297]. N'oublions pas que les vaisseaux anglais au moyen desquels on cherchait à frapper, à notre insu, ce coup contre le protégé de la France, étaient ceux-là mêmes qui, quelques jours auparavant, se trouvaient encore immobilisés dans les eaux des Deux-Siciles, et qui devaient leur liberté au succès de notre amicale médiation.

Ce ne fut que le 17 juillet, deux jours après la signature du traité, et quand il croyait avoir pris de l'avance pour les mesures d'exécution, que lord Palmerston pria M. Guizot de passer au Foreign-Office, et lui donna lecture d'un memorandum l'informant de ce qui venait d'être fait. Ce document, où l'on tâchait d'envelopper sous des formes presque caressantes la notification d'un acte aussi malveillant, rappelait d'abord comment les quatre puissances, n'ayant pu s'entendre avec la France, s'étaient trouvées placées en face de ces deux partis, ou d'abandonner aux chances de l'avenir les grandes affaires qu'elles avaient pris l'engagement d'arranger», ou bien «de marcher en avant sans la coopération de la France»; comment elles avaient «cru de leur devoir d'opter pour la dernière de ces alternatives», et avaient «conclu avec le sultan une convention destinée à résoudre d'une manière satisfaisante les complications actuellement existantes dans le Levant». Le memorandum témoignait du «vif regret» que les puissances éprouvaient «à se trouver momentanément séparées de la France» et de leur espoir que cette séparation serait de courte durée; il terminait en lui demandant son «appui moral» pour obtenir la soumission du pacha. M. Guizot, surpris, sentit la situation trop grave pour s'engager avant d'avoir reçu les instructions de son gouvernement. Il écouta en silence, se borna ensuite à relever froidement certains passages qui présentaient d'une façon inexacte le rôle et le langage de son gouvernement, mais ne discuta pas le fond. D'ailleurs, communication ne lui était pas faite du traité[298]; ce fut à peine si, après la lecture du memorandum, quelques indications sommaires lui furent données sur les conditions faites par le sultan au pacha. «Nous ne pouvons montrer la convention tant qu'elle n'a pas été ratifiée», écrivait, peu après, lord Palmerston à son frère[299]. Singulier scrupule, en vérité, de la part de celui qui croyait pouvoir exécuter cette convention avant toute ratification! La vraie raison n'était-elle pas précisément qu'on voulait nous dissimuler cette exécution immédiate et se ménager ainsi plus de chances de faire un coup de surprise? En tout cas, c'était un mauvais procédé de plus envers nous; on eût dit que lord Palmerston s'appliquait à ne nous en épargner aucun.

Dans cette histoire de la question d'Orient, la signature du traité du 15 juillet marque une date importante et comme la séparation entre deux périodes distinctes. Avant d'aborder la seconde de ces périodes et de raconter la crise redoutable née de ce traité, ne convient-il pas de se recueillir un moment, d'essayer de juger le passé, et, dans ce dessein, de faire, pour ainsi dire, l'examen de conscience des principaux acteurs de ce drame diplomatique? Commençons par le gouvernement français. Combien, en juillet 1840, il est loin de ses espérances de juillet 1839, alors qu'il se félicitait d'avoir substitué, aux vieux restes de la Sainte-Alliance formée contre lui, un nouveau concert européen où il comptait jouer l'un des premiers rôles, alors qu'il croyait avoir placé la Russie, son ennemie la plus acharnée depuis 1830, dans l'alternative de capituler ou de s'isoler! Maintenant, c'est lui, au contraire qui est isolé; il s'est brouillé avec son alliée de dix ans, l'Angleterre; il a rejeté vers la Russie les cabinets de Vienne et de Berlin, qui s'en éloignaient pour venir à lui, et il a vu quatre grandes puissances nouer, en dehors de lui, sinon contre lui, une alliance qui semble la résurrection de la coalition de 1813. La cause d'un mécompte si complet et si prompt saute aujourd'hui à tous les yeux. C'est que, placée en face de questions multiples et complexes, la France n'a pas su mettre chacune à son rang; elle s'est exagéré l'importance de la question des agrandissements du pacha, qui n'était que secondaire, au point de perdre de vue la question qui, à l'origine, lui avait apparu avec raison comme la principale, celle de sa rentrée dans le concert des puissances; et elle est arrivée à confondre son intérêt, non pas même avec l'intérêt vrai de Méhémet-Ali, ce qui eût été déjà peu admissible, mais avec les prétentions de ce faux Alexandre[300]. Cette grave erreur de direction a été compliquée d'erreurs particulières, d'illusions sur la force du pacha, sur les hésitations ou les répugnances du cabinet anglais, sur les dispositions des autres puissances. Toutes ces fautes ne sont pas celles d'un ministère plutôt que d'un autre; commencées par le ministère du 12 mai, elles ont été continuées par le ministère du 1er mars, chacun d'eux repoussant obstinément les chances, plusieurs fois offertes, de sortir honorablement et même brillamment de la mauvaise voie où la France était fourvoyée. Le Roi lui-même a eu sa part des illusions générales. Quant au parlement et à l'opinion, loin d'être innocents, ils sont les principaux coupables; par la surexcitation de l'orgueil national, ils ont aggravé au dehors les difficultés du gouvernement, en même temps qu'ils lui interdisaient tout retour de sagesse.

Si, pour être un grand politique, il suffisait de bien savoir ce que l'on veut, de marcher vers son but avec adresse et résolution, et d'y arriver non-seulement malgré ses adversaires, mais malgré ses alliés et même malgré ses collègues, en bernant et mortifiant les uns, en dominant et entraînant les autres,—lord Palmerston se fût montré tel dans cette campagne diplomatique. Mais ce titre de grand politique exige plus encore; il faut que le but ait été placé aussi haut qu'il devait l'être, qu'au lieu de s'abaisser à poursuivre la satisfaction d'une passion secondaire et passagère, on ait eu en vue l'avantage supérieur et permanent du pays. Or est-ce là ce qu'a fait le promoteur du traité du 15 juillet? Que l'Angleterre eût intérêt à ne pas laisser la prépondérance française s'établir en Égypte, on le comprend. Mais son intérêt était aussi de ne pas rompre l'alliance occidentale et libérale; il était surtout de ne pas compliquer gratuitement une telle rupture par des offenses qui risquaient de provoquer une guerre, et qui, en tout cas, devaient laisser de longs et dangereux ressentiments. En somme, lord Palmerston avait fait preuve d'une vue très-nette, mais très-courte, de plus d'adresse inférieure que de grande habileté. S'il ne s'était pas trompé sur le détail et le procédé, il s'était trompé sur la direction générale, aveuglé par sa jalousie contre la France, comme nous l'étions par notre engouement pour le pacha.

La Russie venait de se donner le plaisir, très-goûté par l'empereur Nicolas, d'isoler et de mortifier la France de Juillet; mais c'était en renonçant à la prépondérance orientale, qui avait été de tout temps l'objet premier, presque exclusif, de sa politique, et pour laquelle, notamment, elle avait combattu en 1828, négocié en 1833. Y avait-elle au moins gagné de rompre à tout jamais cette alliance occidentale où elle n'avait pas tort, en effet, de voir le principal obstacle à ses desseins sur Constantinople? La guerre de Crimée devait répondre à cette question.

Quant à l'Autriche, après avoir rêvé, au début de cette crise, une grande politique, celle d'un concert européen dont le siége eût été à Vienne, et avec lequel elle eût fait échec à la Russie en Orient, elle avait, devant la division de la France et de l'Angleterre, renoncé à ses projets, et, abdiquant humblement toute prétention à une initiative quelconque, elle s'était mise à la remorque de lord Palmerston et du czar; depuis lors, docile et inquiète, elle servait des passions qui n'étaient pas les siennes, s'associait à des aventures qui l'effrayaient, et, avec l'amour de l'immobilité, participait à des actes qui risquaient de mettre en branle toute l'Europe. Ce que nous disons de l'Autriche s'applique aussi à la Prusse, avec cette réserve que le gouvernement de Berlin avait dans la question orientale moins d'intérêt, d'action, et, par suite, aussi moins de responsabilité.

Nulle puissance donc qui puisse être satisfaite et fière de sa conduite. Toutes ont commis des fautes. Aucune n'a fait de grande et haute politique. Le résultat, nous allions dire le châtiment, est une situation singulièrement tendue, obscure, périlleuse pour tous. Personne ne peut savoir ce qui en va sortir, et si ce ne sera pas la ruine de cette longue paix dont l'Europe jouissait depuis 1815 et à laquelle elle n'avait jamais été plus attachée.

CHAPITRE IV
LA GUERRE EN VUE.
(Juillet-Octobre 1840.)

I. M. Thiers à la nouvelle du traité du 15 juillet. L'effet sur le public. Les journaux. Le ministère ne cherche pas à contenir l'opinion.—II. Le plan de M. Thiers: l'expectative armée.—III. Irritation du Roi. Son langage aux ambassadeurs. Son attitude dans le conseil. Au fond, il ne veut pas faire la guerre. Accord extérieur du Roi et de son ministre.—IV. Les armements. Attitude diplomatique de M. Thiers. Langage de M. Guizot à Londres. Lord Palmerston persiste dans sa politique, malgré les hésitations de ses collègues. Débats à la Chambre des communes.—V. Inquiétudes de l'Autriche et de la Prusse. Intervention conciliatrice du roi des Belges. Elle échoue devant l'obstination de lord Palmerston. Le memorandum anglais du 31 août.—VI. Louis-Napoléon réfugié à Londres. Ses menées pour s'allier à la gauche et débaucher l'armée. Expédition de Boulogne. Impression du public. Le procès.—VII. Continuation des armements. Fortifications de Paris. M. Thiers s'exalte. Il rêve d'attaquer l'Autriche en Italie. Nouvelles scènes faites par le Roi aux ambassadeurs. La presse. Les journaux ministériels et radicaux. Excitation ou inquiétude du public. Les grèves. L'Europe est à la merci des incidents.—VIII. Les premières mesures d'exécution contre le pacha. Celui-ci, sur le conseil de M. Walewski, offre de transiger. Cette transaction est appuyée par M. Thiers. Divisions dans le sein du cabinet anglais.—IX. Déchéance du pacha et bombardement de Beyrouth. Lord Palmerston triomphe. Mécompte de M. Thiers. Explosion belliqueuse en France. Premiers symptômes de réaction pacifique. Les journaux poussent à la guerre.—X. Que serait la guerre? La guerre maritime. On ne peut espérer concentrer la lutte entre la France et l'Autriche. Dispositions de l'Angleterre, de la Russie, de la Prusse, de la Confédération germanique. Puissant mouvement d'opinion contre la France, en Allemagne. Son origine. Ses manifestations en 1840. Réveil de l'idée allemande qui sommeillait depuis 1815. La France, en cas de guerre, se fût retrouvée en face de la coalition. La propagande révolutionnaire n'eût pas été une force contre l'Europe, et elle eût été un danger pour la France.—XI. M. Thiers penche vers une attitude belliqueuse. Divisions du cabinet. Résistance du Roi. Les ministres offrent leur démission. Transaction entre le prince et ses conseillers. La note du 8 octobre.—XII. Effet de cette note en Angleterre. En France, l'agitation révolutionnaire s'aggrave, et la réaction pacifique se fortifie. Situation mauvaise de M. Thiers. L'attentat de Darmès. Désaccord entre le Roi et le cabinet sur le discours du trône. Démission du ministère. Les résultats de la seconde administration de M. Thiers. Service rendu par Louis-Philippe.

I

«Je suis curieux de savoir comment Thiers a pris notre convention, écrivait, le 21 juillet 1840, lord Palmerston à M. Bulwer, son chargé d'affaires. Sans aucun doute, cela a dû le mettre très en colère; c'est un coup pour la France; mais elle se l'est attiré par son obstination.» Et plus loin: «Thiers commencera probablement par faire le bravache; mais nous ne sommes pas gens à nous laisser épouvanter par des menaces[301].» Grandes furent, en effet, à la nouvelle du traité du 15 juillet, la surprise et l'émotion du ministre français; il n'était pas seulement blessé de l'offense faite à son pays: il se sentait personnellement atteint, se rendant compte du tort fait à son renom d'habileté. Toutefois, il se montra d'abord plus calme que ne s'y attendait lord Palmerston. Ainsi, du moins, il apparut à M. Bulwer dans l'entretien où, pour la première fois, il fut question entre eux du traité. «M. Thiers était naturellement très-déconcerté, rapporte le diplomate anglais; il me parla de l'effet qui serait produit sur l'opinion publique en France, me pria de ne rien dire jusqu'à ce qu'il eût pris ses mesures pour prévenir quelque violente explosion, et m'entretint sur ce sujet, je dois lui rendre cette justice, avec plus de regret que d'irritation[302].» M. de Sainte-Aulaire, qui avait reçu l'ordre de retourner immédiatement à Vienne, eut aussi, dans ces premiers jours, une longue conversation avec le président du conseil. M. Thiers lui parut se rendre compte «qu'engager la France dans une lutte où elle se trouverait seule contre toute l'Europe, ce serait encourir une terrible responsabilité, et qu'un sentiment de vanité blessée, une infatuation systématique en faveur de Méhémet-Ali ne justifierait pas le ministre coupable d'une telle audace». Aussi déclarait-il «s'abstenir de prendre une résolution extrême». «Je ne ferai au début, disait-il, que le strict nécessaire, et resterai bien en deçà de ce que réclamera le sentiment national quand le traité de Londres sera connu en France». Il annonçait même ne pas vouloir convoquer les Chambres, de «peur d'être entraîné par elles[303]». Il tenait un langage semblable à ses autres ambassadeurs. Tout en leur recommandant de se montrer tristes, sévères, inquiétants, de laisser voir que nous avions ressenti l'offense, il les détournait de tout ce qui eût pu provoquer une rupture violente. «Se plaindre, écrivait-il le 21 juillet à M. Guizot, est peu digne de la part d'un gouvernement aussi haut placé que celui de la France; mais il faut prendre acte d'une telle conduite... Désormais la France est libre de choisir ses amis et ses ennemis, suivant l'intérêt du moment et le conseil des circonstances. Il faut sans bruit, sans éclat, afficher cette indépendance de relations que la France sans doute n'avait jamais abdiquée, mais qu'elle devait subordonner à l'intérêt de son alliance avec l'Angleterre. Aujourd'hui, elle n'a plus à consulter d'autres convenances que les siennes. L'Europe ni l'Angleterre, en particulier, n'auront rien gagné à son isolement. Toutefois, je vous le répète, ne faites aucun éclat; bornez-vous à cette froideur que vous avez montrée, me dites-vous, et que j'approuve complétement. Il faut que cette froideur soit soutenue.» Le président du conseil ajoutait, toujours à la même date: «Ayez soin, en faisant sentir notre juste mécontentement, de ne rien amener de péremptoire aujourd'hui. Je ne sais pas ce que produira la question d'Orient. Bien sots, bien fous ceux qui voudraient avoir la prétention de le deviner. Mais, en tout cas, il faudra choisir le moment d'agir pour se jeter dans une fissure et séparer la coalition. Éclater aujourd'hui serait insensé et point motivé; d'autant que nous sommes peut-être en présence d'une grande étourderie anglaise. En attendant, il faut prendre position et voir venir avec sang-froid[304]

Si désireux que fût M. Thiers de retarder le moment où le public français serait mis au courant de ce qui venait d'être fait à Londres, une telle nouvelle ne pouvait demeurer longtemps cachée: elle commença à s'ébruiter dans Paris, le 25 juillet; le 26, les journaux l'annoncèrent explicitement. L'effet en fut d'autant plus considérable que les esprits n'y étaient nullement préparés. Absorbés par les incidents de la politique intérieure, ils avaient, depuis plusieurs mois, à peu près perdu de vue les affaires d'Orient, dont il n'était plus question ni à la tribune ni dans la presse. Voici qu'ils y étaient brusquement ramenés, non point pour voir la France jouer le rôle prépondérant, solennellement promis, un an auparavant, par le rapport de M. Jouffroy, mais pour apprendre que toutes les puissances s'étaient coalisées en se cachant de nous et dans le dessein d'écraser notre protégé, le pacha d'Égypte. Pour des imaginations que l'on venait précisément d'échauffer en soufflant sur les cendres napoléoniennes, la déception était douloureuse, irritante. «C'est le traité de Chaumont», disait-on en répétant un mot attribué au maréchal Soult. L'alarme générale se manifesta par une baisse extraordinaire à la Bourse[305]. Toutefois, si inquiet que l'on fût, la colère dominait. Les autres questions s'étaient subitement évanouies devant celle qui apparaissait comme la «question nationale». Tous les partis, réunis dans un même sentiment, ne rivalisaient que de susceptibilité patriotique. Les témoignages contemporains sont unanimes. «Je n'avais pas vu, depuis longtemps, une semblable explosion de sentiment national», lisons-nous, à la date du 27 juillet, sur le journal intime d'un observateur exact et clairvoyant; et il ajoutait, le lendemain: «Les têtes se montent de plus en plus[306].» Henri Heine écrivait de Paris, le 27 juillet: «Les mauvaises nouvelles arrivent coup sur coup. Mais la dernière et la pire de toutes, la coalition entre l'Angleterre, la Russie, l'Autriche et la Prusse, contre le pacha d'Égypte, a plutôt produit ici un joyeux enthousiasme guerrier que de la consternation... Les sentiments et les intérêts nationaux blessés opèrent maintenant une suspension d'armes entre les partis belligérants. À l'exception des légitimistes, tous les Français se rassemblent autour du drapeau tricolore, et leur mot d'ordre commun est: «Guerre à la perfide Albion!» Et, le 28 juillet: «Peut-être cent cinquante députés qui se trouvent encore à Paris se sont prononcés pour la guerre de la façon la plus déterminée, en cas que l'honneur national offensé exigeât ce sacrifice[307].» «Le public est incroyablement belliqueux, rapportait, le 30 juillet, l'un des correspondants de M. Guizot; les têtes les plus froides, les caractères les plus timides sont emportés par le mouvement général; tous les députés que je vois se prononcent sans exception pour un grand développement de forces; les plus pacifiques sont las de cette question de guerre qu'on éloigne toujours et qui toujours se remontre. Il faut en finir, dit-on, et cette disposition a réagi sur nos anniversaires de ce mois; il y avait, le 28, soixante à quatre-vingt mille hommes sous les armes, et tout le monde était heureux de voir tant de baïonnettes à la fois. Hier, quand le Roi a paru au balcon des Tuileries, il a été salué par des acclamations réellement très-vives, et quand l'orchestre a exécuté la Marseillaise, il y a eu un véritable entraînement[308].» Le 2 août, le duc de Broglie résumait ainsi l'état des esprits: «Il y a chez tous, sans exception, un grand sentiment d'indignation, une indignation sérieuse, réelle, et une conviction non moins sérieuse qu'il ne faut plus compter que sur soi-même et qu'il y a lieu de se mettre en défense; c'est un sentiment aussi vrai que celui qui a suivi les premiers jours de 1830 et favorisé l'expédition d'Anvers; il a le même caractère d'unanimité[309].» Toujours à cette date, M. Léon Faucher écrivait à un Anglais, ami de la France, M. Reeve: «Je n'avais jamais vu, depuis 1830, un enthousiasme aussi prononcé ni aussi soutenu. C'est l'esprit national se montrant sans bravade... Tenez pour certain que si le gouvernement ne répondait pas par une attitude énergique au traité de Londres, il serait renversé par une révolution[310]

Le langage des journaux répondait à ces sentiments: on eût dit autant de clairons sonnant la charge. «La France, disait le Siècle du 28 juillet, entend que l'on compte avec elle, fût-on Russe ou Anglais, pour régler les affaires de l'Europe, et elle se lèverait tout entière pour se répandre au delà de ses frontières, comme il est déjà arrivé une fois, plutôt que de se résigner à ce rôle passif auquel ses alliés d'hier, comme ses anciens ennemis, veulent insolemment la réduire.» On lisait dans le Temps du même jour: «L'Europe est bien faible contre nous. Elle peut essayer de jouer avec nous le terrible jeu de la guerre; nous jouerons avec elle le formidable jeu des révolutions. Que si l'on nous pousse à promener de nouveau le drapeau tricolore de capitale en capitale, nous ne le ferons plus, cette fois, pour accumuler contre nous les représailles des peuples, mais bien plutôt pour favoriser leur affranchissement.» Il n'était pas jusqu'au sage Journal des Débats qui ne déclarât, le 29 juillet: «Le traité est une insolence que la France ne supportera pas; son honneur le lui défend.» Et il ajoutait, en rappelant la situation de l'Irlande: «À ce terrible jeu des batailles, ce n'est pas nous qui avons le plus de risques à courir.» Il disait encore, deux jours après: «La France ne reculera pas... La France ne peut pas reculer, parce que ce serait se laisser mettre au rang des puissances de second ordre... Il est nécessaire qu'elle se prépare à la guerre.» Les radicaux du National, contemplaient, avec une sorte de satisfaction railleuse, cette effervescence guerrière. «On a pu voir, au milieu de cette agitation, disaient-ils, combien les traités de 1815 pèsent à notre pays, combien il serait heureux d'en effacer les souillures... Si nous avions un autre gouvernement, la guerre serait acceptée déjà, car on nous l'a déclarée.» Seulement le National ajoutait qu'il fallait, pour la faire, porter la révolution en Italie, dans les États du Rhin, dans l'Allemagne entière, en Pologne, et il mettait au défi la monarchie d'avoir cette hardiesse: «Les conditions de la guerre, concluait-il, nous les connaissons tous, et vous aussi peut-être... C'est pour cela qu'il vous est défendu de la tenter.» Une seule feuille essayait de se soustraire à cet entraînement général, c'était la Presse, inspirée par M. Molé et M. de Lamartine. «Et pourquoi, s'il vous plaît, la guerre? demandait-elle, le 31 juillet. Parce que M. Thiers est un aimable étourdi. Il sait bien faire les coalitions; il ne sait pas les prévoir... Jadis, toutes les puissances de l'Europe se coalisèrent pour se venger de Napoléon. Aujourd'hui, les mêmes puissances se coalisent pour se moquer de M. Thiers.» Mais le public ne se sentait pas disposé à sourire de ces malices; tout entier à son indignation patriotique, il eût plutôt traité de lâches et de traîtres ceux qui ne s'y associaient pas.

M. Thiers trouvait donc, dans l'opinion, des impressions plus vives que n'avaient été tout d'abord les siennes propres; ni le public, ni la presse ne semblaient disposés à garder la réserve expectante, le tranquille sang-froid qu'il avait jugé convenir à la situation. Dans quelle mesure en fut-il contrarié? On aurait peine à le dire. En tout cas, il ne paraît pas avoir eu, un moment, l'idée de se poser en modérateur. Dès le premier jour, au contraire, les journaux officieux s'appliquèrent à ne se laisser dépasser en véhémence par aucun autre. Peut-être, après tout, M. Thiers regardait-il cette explosion d'indignation nationale comme une diversion utile, et aimait-il mieux voir les esprits s'échauffer contre les mauvais procédés de l'Angleterre que de s'entendre demander compte de sa mésaventure diplomatique. À un point de vue moins personnel, il ne lui déplaisait pas que ceux qui s'étaient mal conduits envers nous ressentissent quelque inquiétude. La leçon lui paraissait nécessaire. Selon lui, la faiblesse des ministères précédents avait répandu, en Europe, l'idée que «la France n'avait de résistance sur rien[311]»; il se félicitait de ce qui pouvait troubler cette impertinente sécurité. Ajoutons enfin qu'il craignait de faire la figure un peu piteuse des gens trompés: devenir menaçant a souvent paru, en pareil cas, la seule chance de ne pas être ridicule; c'est ce qui faisait dire à M. de Rémusat, peu après la signature du traité: «Le moyen de ne pas être humilié est de se montrer offensé.» Était-ce là un sentiment juste de la dignité nationale ou un faux calcul d'amour-propre? M. de Tocqueville exprimait une idée qui avait quelque rapport avec celle de M. de Rémusat, quand il écrivait à M. Stuart Mill: «Pour maintenir un peuple, et surtout un peuple aussi mobile que le nôtre, dans l'état d'âme qui fait faire les grandes choses, il ne faut pas lui laisser croire qu'il doit aisément prendre son parti qu'on tienne peu compte de lui. Après la manière dont le gouvernement anglais a agi à notre égard, ne pas montrer le sentiment de la blessure reçue eût été, de la part des hommes politiques, comprimer, au risque de l'éteindre, une passion nationale dont nous aurons besoin quelque jour. L'orgueil national est le plus grand sentiment qui nous reste[312].» Sans doute, ce peut être un devoir pour le gouvernement d'entretenir cette susceptibilité patriotique; mais c'est son devoir non moins étroit de la diriger quand elle s'égare, de la contenir quand elle est excessive. Si, comme le prétendait M. de Rémusat, le moyen de ne pas être humilié d'un mauvais procédé est de s'en montrer offensé, on peut dire aussi qu'en faisant trop d'éclat de son irritation, on grossit l'offense. Il semble parfois, dans ces questions diplomatiques, qu'un pays soit offensé dans la mesure où il proclame lui-même qu'il l'est. En tout cas, se fâcher très-haut, sans être assuré d'obtenir et résolu à exiger, coûte que coûte, une satisfaction proportionnée à l'irritation qu'on témoigne, c'est s'exposer à une humiliation plus grande que celle de l'injure et amoindrir cet «orgueil national» que M. de Tocqueville avait souci de garder intact. Estimait-on que les questions posées en juillet 1840 ne valaient pas, pour la France, le risque d'une guerre contre toute l'Europe? Il importait alors, non-seulement à notre sécurité, mais surtout à notre dignité, de ne pas parler de l'offense ressentie, comme on parle de celles qu'il faut laver dans le sang. Il y avait là une mesure à garder soigneusement, et, si l'opinion échauffée la dépassait, c'était au gouvernement d'user de son influence pour l'y ramener.

Ce devoir, M. Thiers ne paraît pas en avoir compris alors l'importance, ou du moins il crut impossible de le remplir. Ce n'était pas qu'il eût pris le parti de régler sa conduite sur les emportements de l'opinion et de monter sa diplomatie au ton des journaux. Non, toujours résolu à ne pas faire un casus belli de la seule signature du traité, il s'était fait un plan de politique expectante par lequel il comptait obtenir une revanche, sinon très-prompte, du moins assurée, de l'offense du 15 juillet. C'est ce plan dont il importe d'abord de se faire une idée exacte.

II

Tous les calculs de M. Thiers reposaient entièrement sur la confiance dans la force et dans la résolution du pacha, confiance alors si répandue en France et si absolue, qu'elle ne se discutait même pas[313]. Plus tard, quand les événements eurent apporté au gouvernement français un complet démenti, M. de Rémusat, interrogé sur la cause d'une si grosse erreur, répondait: «Comment voulez-vous que nous ayons deviné la vérité? Sans parler de l'opinion politique qui, vous le savez, s'était attachée, depuis plusieurs années, à grandir Méhémet-Ali et Ibrahim, nous trouvions, dans les cartons des ministères, une foule de renseignements recueillis par nos prédécesseurs et plus concluants les uns que les autres. De plus, le Roi, qui avait suivi cette affaire depuis le début et qui naturellement devait connaître les faits mieux que nous, nous affirmait qu'il n'y avait rien à craindre et que le pacha était en état de résister à l'Europe[314].» Louis-Philippe, en effet, avait ou affectait d'avoir la plus haute opinion de la puissance de Méhémet-Ali. «C'est un second Alexandre, disait-il souvent au chargé d'affaires d'Angleterre; je n'ai pas une armée capable de lutter avec celle qu'il pourrait amener sur le champ de bataille[315]

De cette foi dans le pacha, M. Thiers déduisait toute une série de prévisions qu'il exposait à peu près en ces termes, dans les communications verbales ou écrites avec ses collègues et ses agents diplomatiques[316]: «Le pacha résistera. Que feront les quatre alliés pour vaincre cette résistance? Ils ont jugé eux-mêmes la question si embarrassante qu'ils n'ont pas osé se la poser: entre eux, rien n'a été prévu, rien n'a été réglé à ce sujet. Les mesures maritimes,—blocus des côtes, bombardement de quelques villes,—seront de nul effet: il suffira à l'armée égyptienne de se concentrer dans l'intérieur des terres. Tentera-t-on de débarquer des troupes pour aller l'y chercher? Où trouver ce corps de débarquement? L'Angleterre ne l'a pas. L'Autriche et la Prusse semblent résolues à ne pas le fournir. La Turquie n'a plus d'armée, et l'on sait d'ailleurs ce que valent ses soldats en face de ceux d'Ibrahim. Et puis, s'il ne s'agit que d'un corps peu considérable, comme une escadre peut en transporter à pareille distance, les quatre-vingt mille hommes d'Ibrahim auront bientôt fait de le jeter à la mer. L'Angleterre se résoudra-t-elle donc à prier la Russie d'envoyer par terre, à travers l'Arménie, une armée en Syrie? Mais cette armée, prise à revers par les populations du Caucase, arriverait, déjà épuisée, devant les Égyptiens, dix fois plus nombreux. Rien de tout cela n'est sérieux. Ajoutez que la mauvaise saison est proche: avec l'hiver, nul moyen de tenir la mer devant une côte sans abri; nul moyen de faire traverser, à une armée nombreuse, les montagnes d'Arménie. Il est donc, en tout cas, certain que rien ne pourra être accompli avant le printemps. Eh bien, pendant ces longs mois d'attente, en présence de ces difficultés, de ces impossibilités d'exécution, n'est-il pas très-probable que la division éclatera entre les puissances, ou que tout au moins quelques-unes hésiteront et se retireront? Ne verra-t-on pas reparaître forcément, entre l'Angleterre et la Russie, l'opposition d'intérêts qui est au fond des choses, et chacune de ces deux puissances ne sera-t-elle pas plus disposée à jalouser qu'à seconder l'action de l'autre? L'Autriche et la Prusse, qui ne se sont engagées que sur la promesse d'une exécution facile et prompte, ne chercheront-elles pas à se dérober? Dans la Chambre des communes, et jusque dans le sein du cabinet britannique, ne sera-t-il pas demandé à lord Palmerston un compte sévère de l'imbroglio inextricable, stérile et périlleux, où il aura engagé son pays et l'Europe? Au jour où se manifesteront ces incertitudes, ces regrets, ces discordes, quand les coalisés du 15 juillet auront abouti à cette mortification de se trouver impuissants en face d'un pacha d'Égypte, et que lord Palmerston aura été convaincu d'une immense étourderie, alors ce sera l'occasion pour la France, qui aura vu ses prévisions justifiées, de faire dans les conseils européens une rentrée triomphante qui la vengera de tous les déplaisirs passés.» Cette argumentation n'était pas mal construite, à une condition, cependant, c'est que la base en fût solide; or cette base, on vient de le voir, était la foi dans la résistance du pacha.

Cette sorte de dissolution sans violence de la coalition, cette faillite par impuissance était, aux yeux de M. Thiers, l'éventualité la plus probable et la plus désirable. Toutefois, ce n'était pas la seule qu'il eût en vue. Il prévoyait aussi le cas où le pacha, poussé à bout, ne se contenterait pas de garder la défensive, et où, passant le Taurus, il marcherait sur Constantinople. Du coup, disait le ministre, l'empire ottoman tomberait en morceaux, son partage serait inévitable et l'Europe ébranlée jusqu'en ses fondements; la France ne pourrait demeurer immobile. «C'est alors, continuait M. Thiers, que commencerait le grand jeu. En approchant du Bosphore, l'armée égyptienne aurait chance de rencontrer des armées européennes qui rendraient la partie plus égale, mais, en ce cas aussi, les armées françaises paraîtraient sur le Rhin et au delà des Alpes. C'est là qu'est marquée leur place de combat, c'est là qu'elles défendraient l'Égypte et la Syrie, et ce secours ne serait pas moins efficace pour Méhémet-Ali que des flottes et des armées envoyées à son aide sur les côtes de la Méditerranée. L'Autriche et la Prusse, placées alors en première ligne, dans une lutte où elles s'engageraient sans intérêt et sans passion, payeraient cher leur complaisance pour l'Angleterre et la Russie, et elles apprendraient qu'il y a bien aussi quelque danger à braver le ressentiment de la France[317].» Le président du conseil répétait avec insistance que, «quoi qu'il arrivât en Orient, la France n'y tirerait pas un coup de canon», et que, si elle était obligée d'agir par les armes, elle porterait tout son effort en Allemagne et surtout en Italie. On voit que M. Thiers, tout en repoussant la guerre immédiate, la croyait possible dans certaines éventualités; sans la désirer, il l'acceptait, et il prévoyait qu'elle serait alors générale et européenne.

En attendant l'heure, dans tous les cas lointaine, de cette rentrée diplomatique ou militaire, le président du conseil était décidé à garder son attitude expectante, laissant aller les événements, dont il espérait la justification de ses pronostics, observant, chez les autres puissances, les embarras et les divisions d'où devait sortir l'occasion prévue. Toutefois, ce n'était pas, dans sa pensée, une attente inerte: il voulait l'employer à armer la France. «L'expectative armée et fortement armée, disait-il, voilà notre politique[318].» Au lendemain de 1830, sous le coup du péril extérieur et intérieur, l'armée, qui ne comptait, sous la Restauration, que deux cent trente et un mille hommes et quarante-six mille chevaux, avait été tout à coup portée à quatre cent trente-quatre mille hommes et quatre-vingt-dix mille chevaux, et le budget de la guerre élevé de 187 millions à 373. Mais, une fois rassuré sur la paix du dehors et du dedans, le gouvernement avait mis fin aux armements extraordinaires, et les dépenses, bien que demeurées supérieures à celles de 1829, s'étaient notablement réduites. L'armée continentale avait d'autant plus souffert de ces réductions que l'Algérie exigeait chaque jour plus d'hommes et de matériel, et tendait, par suite, à absorber presque toutes les ressources très-péniblement obtenues des Chambres; l'esprit d'économie, qui était, en ce temps, l'une des vertus, mais qui devenait parfois l'une des manies du régime parlementaire[319], n'était pas, en ce qui concernait notre état militaire, toujours d'accord avec l'intérêt national. Les forteresses étaient désarmées, les casernes insuffisantes, les arsenaux mal garnis; on n'avait même pas le nombre de fusils nécessaire. Au moment donc où la France fut surprise par le traité du 15 juillet, son armée n'était pas en mesure de soutenir une grande lutte européenne. M. Thiers résolut de la mettre, non encore sur le pied de guerre, mais sur ce qu'il appelait le pied de paix armée. Cette mesure, qu'il jugeait indispensable pour se préparer aux éventualités du printemps, il la jugeait aussi immédiatement utile comme avertissement comminatoire aux puissances. De plus, quelle que dût être l'issue de la crise, il trouvait bon d'en profiter pour donner à la France un armement complet. «Nos préparatifs, écrivait M. de Rémusat, ne fussent-ils, comme je le pense, qu'une précaution sans emploi, c'est une excellente chose que de saisir cette occasion de rendre à la France la force militaire dont elle a besoin pour soutenir son rang[320]

III

M. Thiers avait pu arrêter son plan sans avoir à s'en expliquer devant les Chambres, alors en vacances. Mais, à défaut du parlement, la couronne était là, et quelle que fût la prétention du ministre du 1er mars à gouverner seul, il ne pouvait décider, sans le Roi, des destinées du pays, dans une crise si redoutable. Nulle part l'offense du traité du 15 juillet n'avait été ressentie plus vivement que dans la famille royale, non-seulement par les jeunes princes et princesses, le duc d'Orléans en tête, dont l'ardeur guerrière fut tout de suite enflammée[321], mais même par le vieux Roi. À la première nouvelle de ce qui s'était passé à Londres, il éclata avec une telle véhémence, que la Reine dut faire fermer la porte de son cabinet pour qu'on n'entendît pas sa voix dans la galerie. «Depuis dix ans, s'écriait-il, je forme la digue contre la révolution, aux dépens de ma popularité, de mon repos, même au danger de ma vie. Ils me doivent la paix de l'Europe, la sécurité de leurs trônes, et voilà leur reconnaissance! Veulent-ils donc absolument que je mette le bonnet rouge[322]?» Tandis que M. Thiers en voulait surtout à l'Angleterre, dans laquelle il avait espéré, le ressentiment de Louis-Philippe se portait principalement contre l'Autriche et la Prusse, auxquelles il avait fait tant d'avances depuis plusieurs années, et sur lesquelles il s'était habitué à compter. Aussi ne put-il se retenir d'apostropher rudement les ambassadeurs de ces puissances, la première fois qu'il les vit après la signature du traité. «Vous êtes des ingrats», leur dit-il avec une extrême véhémence; et, après leur avoir rappelé tout ce qu'il avait fait et risqué pour maintenir la paix: «Mais, cette fois, ne croyez pas que je me sépare de mon ministère et de mon pays; vous voulez la guerre, vous l'aurez, et, s'il le faut, je démusellerai le tigre. Il me connaît, et je sais jouer avec lui. Nous verrons s'il vous respectera comme moi[323]

Ce prince, si facilement accusé d'être trop peu susceptible pour ce qui touchait à la dignité de la France, se montrait donc, au premier abord, plus animé, plus menaçant que M. Thiers. C'est qu'en dépit des calomnies de l'opposition, sa sensibilité patriotique était des plus vives. C'est aussi que, très-circonspect dans l'action, il avait parfois la parole un peu intempérante. Faut-il ajouter que tout, dans ces scènes, n'était peut-être pas entraînement irréfléchi, et qu'en se laissant aller à une irritation très-sincère, ce fin politique visait à produire, au dehors et au dedans, un effet calculé? Au dehors, convaincu que la résistance du pacha serait invincible, il espérait, en parlant fort, intimider des puissances qu'il croyait assez irrésolues et condamnées à de prochains déboires, à d'inextricables embarras, à d'inévitables divisions. Au dedans, persuadé que M. Thiers, mis en face des faits, n'oserait se jeter dans une guerre folle, mais craignant de sa part une manœuvre que les souvenirs de la coalition ne rendaient pas improbable, il voulait lui enlever tout prétexte de rejeter sur la couronne seule la responsabilité d'une politique pacifique, déplaisante à l'amour-propre national[324].

Pendant qu'il prenait cette attitude devant les diplomates étrangers et le public français, le Roi se montrait, dans les délibérations intimes du gouvernement, ému sans doute, anxieux, mais résolu. Très-peu de jours après la divulgation du traité, M. Thiers, qui habitait alors à Auteuil, reçut, à six heures du matin, un message du duc d'Orléans, qui le mandait d'urgence à Saint-Cloud. En arrivant, il trouva le Roi entouré de sa famille, le visage serein, bien qu'un peu fatigué; le duc d'Orléans était radieux. «Vous ne serez pas surpris, dit Louis-Philippe à son ministre, d'apprendre que nous avons passé la nuit entière à causer de la situation. Nous sommes demeurés tous d'accord que la France ne doit rien céder du terrain où elle s'est placée, et que l'Europe doit être avertie que nous ne reculerons pas. Persévérons donc; je me confie à vous. Agissez avec fermeté, mais avec prudence, et surtout, autant que l'honneur le permettra, épargnons à notre pays l'horrible fléau de la guerre.» M. Thiers répondit, sans être d'ailleurs contredit, que le moyen le plus sûr d'éviter cette guerre était de montrer à tous que nous ne la craignions pas. L'entretien se prolongea fort cordial. Au moment où le ministre allait se retirer, la Reine, lui montrant ses fils, ne put retenir ce cri de mère: «Au moins soyez prudent, car la guerre me les prendrait tous, et combien m'en rendriez-vous[325]?» M. Thiers sortit profondément remué de cette entrevue. À la même époque, le duc de Broglie écrivait, après une conversation avec Louis-Philippe: «J'ai trouvé le Roi très-résolu, très-clairvoyant... Nous avons causé à fond, épuisé toutes les chances, été à toutes les extrémités, je ne l'ai pas vu faiblir un seul instant[326]

Toutefois, à y regarder d'un peu près, on eût pu, dès cette première heure, discerner un principe de dissidence entre la politique du monarque et celle de son ministre. Tant qu'il ne s'agissait que de se plaindre haut et de menacer, Louis-Philippe ne s'y refusait pas; il approuvait aussi les armements, et sa prévoyance royale saisissait très-volontiers cette occasion de renforcer l'état militaire de la France. Mais il entendait bien ne pas dépasser certaines bornes. Il était dores et déjà résolu à ne pas laisser la guerre sortir de la crise actuelle, tandis que M. Thiers, sans être décidé à faire cette guerre, en acceptait l'éventualité. De là des réserves prudentes, inquiètes, qui se faisaient jour soudainement dans la conversation du Roi, au moment même où sa sensibilité patriotique venait de s'épancher avec le plus d'impétuosité. Bien qu'elles semblassent parfois détonner avec le reste, il n'y avait là ni duplicité ni même contradiction. Cette variété d'accent tenait au laisser-aller, aux habitudes prime-sautières de la parole royale, et aussi à cette vivacité, à cette mobilité d'imagination qui s'alliaient, chez ce prince, à un esprit politique très-réfléchi, très-froid et très-calculateur. Dans les derniers jours de juillet, M. de Sainte-Aulaire, qui venait de recevoir les instructions du président du conseil et de l'entendre développer son plan, eut une audience du Roi; celui-ci lui fit les mêmes recommandations que le ministre, et M. de Sainte-Aulaire fût sorti convaincu de leur parfait accord si, au moment de lui donner congé, le prince n'eût ajouté: «Vous voilà bien endoctriné, mon cher ambassadeur; votre thème officiel est excellent. Pour votre gouverne particulière, il faut cependant que vous sachiez que je ne me laisserai pas entraîner trop loin par mon petit ministre. Au fond, il veut la guerre, et moi je ne la veux pas; et quand il ne me laissera plus d'autres ressources, je le briserai plutôt que de rompre avec toute l'Europe[327]

M. Thiers se rendait-il compte de cette arrière-pensée de Louis-Philippe? En tout cas, il ne s'en tourmentait pas beaucoup, persuadé qu'il lui suffirait, à l'heure venue, d'ouvrir les fenêtres et d'appeler le pays à l'aide, pour avoir raison de toutes les résistances. La veille même du jour où M. de Sainte-Aulaire s'était rendu aux Tuileries, il avait vu le président du conseil et lui avait demandé s'il était assuré que le Roi le suivrait jusqu'au bout. «Pour le moment, il se montre très-animé, répondit M. Thiers; et s'il est pris de quelque défaillance pendant l'action, il sera soutenu, entraîné même par le flot de l'opinion, qu'aucune digue ne pourra contenir[328].» D'ailleurs, le désaccord n'était qu'éventuel; il portait sur une hypothèse lointaine que les deux parties espéraient ne pas voir se présenter: elles comptaient bien que la résistance du pacha et les embarras des puissances fourniraient à la France l'occasion de prendre sa revanche, sans qu'il fût question de guerre. En attendant, elles étaient d'accord sur la conduite immédiate et avaient intérêt à faire montre de cet accord, le prince pour sa popularité, le ministre pour son autorité, tous deux pour rendre leur politique plus efficace au regard de l'étranger. Louis-Philippe disait bien haut: «Je suis content de M. Thiers; il ne m'a proposé que des choses fort raisonnables. Il est aussi prudent que moi, et je suis aussi national que lui. Nous nous entendons très-bien[329].» Et pendant ce temps, le président du conseil affectait de répéter à tous, particulièrement aux ambassadeurs étrangers, que le Roi était plus belliqueux que lui, et qu'il avait peine à le contenir. Ces propos se répandaient dans le public, et, dès le 29 juillet, Henri Heine, après avoir raconté l'explosion belliqueuse dont il était le témoin à Paris, disait: «Ce qui est surtout important, c'est que Louis-Philippe semble s'être dépouillé de cette vilaine patience qui endure chaque affront, et qu'il a même pris éventuellement la résolution la plus décisive... M. Thiers assure qu'il a parfois de la peine à apaiser la bouillante indignation du Roi.» Il est vrai que Heine ajoutait: «Ou bien, cette ardeur guerrière, n'est-ce qu'une ruse de l'Ulysse moderne[330]

IV

Le président du conseil ne perdit pas un jour pour exécuter le plan qu'il avait conçu. Dès le 29 juillet, le Moniteur annonça les premières mesures d'armement. Les jeunes soldats disponibles des classes de 1836 à 1839 furent aussitôt appelés sous les drapeaux, et l'on ouvrit par voie extraordinaire des crédits considérables pour l'accroissement de l'effectif et du matériel des armées de terre et de mer. Aux diplomates étrangers qui venaient demander des explications sur ces mesures, M. Thiers, réservé, froid, se bornait à répondre que, dans l'isolement où on l'avait mise, la France n'avait plus qu'à se régler sur ce qu'elle se devait à elle-même; il ajoutait qu'elle se préparait aux dangers de la situation qu'on lui avait faite, et que sa conduite à venir dépendrait de celle qu'on tiendrait envers elle. Toutes ses démarches, toutes ses paroles, visaient à être ainsi tranquillement inquiétantes, menaçantes sans provocation. Avec son habituelle activité, il trouva le loisir d'écrire, sur la question d'Orient, dans la Revue des Deux Mondes du 1er août, un article non signé, mais dont l'auteur fut tout de suite deviné; cet article se terminait ainsi: «Il y a un mot, un mot décisif qu'il faut dire à l'Europe, avec calme, mais avec une invincible résolution: Si certaines limites sont franchies, c'est la guerre, la guerre à outrance, la guerre, quel que soit le ministère.» En même temps, il veillait à ce que ses ambassadeurs près les diverses cours conformassent leur attitude à la sienne. «J'ai reçu toutes vos excellentes lettres, écrivait-il le 31 juillet à M. Guizot; je ne vous dis qu'un mot en réponse: Tenez ferme. Soyez froid et sévère, excepté avec ceux qui sont nos amis. Je n'ai rien à changer à votre conduite, sinon à la rendre plus ferme encore, s'il est possible[331].» C'étaient les mêmes recommandations qu'il adressait verbalement à M. de Sainte-Aulaire sur le point de partir pour Vienne[332]. À Saint-Pétersbourg, il faisait parvenir un langage plus menaçant encore. «Qu'on y prenne garde, écrivait-il à M. de Barante dès le 23 juillet, la France, si elle entre en lice, ne pourra y entrer que d'une manière terrible, avec des moyens extraordinaires et funestes à tous; la face du monde pourra en être changée.» Et il donnait à entendre que, dans ce cas, la Pologne serait soulevée[333].

Londres demeurait toujours le principal centre des négociations. M. Guizot y faisait la figure et y tenait le langage prescrits par son ministre. Dans un premier entretien avec lord Palmerston, il se plaignit gravement et sévèrement du passé. «Non-seulement on ne nous a pas dit ce qu'on faisait, déclara-t-il, non-seulement on s'est caché de nous, mais je sais que quelques personnes se sont vantées de la façon dont le secret avait été gardé. Est-ce ainsi, milord, que les choses se passent entre d'anciens et intimes alliés? L'alliance de la France et de l'Angleterre a donné dix ans de paix à l'Europe; le ministère whig, permettez-moi de le dire, est né sous son drapeau et y a puisé, depuis dix ans, quelque chose de sa force. Je crains bien que cette alliance ne reçoive en ce moment une grave atteinte, et que ce qui vient de se passer ne donne pas à votre cabinet autant de force, ni à l'Europe autant de paix... M. Canning, dans un discours très-beau et très-célèbre, a montré un jour l'Angleterre tenant entre ses mains l'outre des tempêtes et en possédant la clef; la France aussi a cette clef, et la sienne est peut-être la plus grosse. Elle n'a jamais voulu s'en servir. Ne nous rendez pas cette politique plus difficile et moins assurée. Ne donnez pas, en France, aux passions nationales, de sérieux motifs et une redoutable impulsion.» Puis, après avoir indiqué tous ses pronostics sur les embarras, les impossibilités et les périls auxquels il fallait s'attendre dans l'exécution du traité du 15 juillet: «Nous nous lavons les mains de cet avenir. La France s'y conduira en toute liberté, ayant toujours en vue la paix, le maintien de l'équilibre actuel en Europe, le soin de sa dignité et de ses propres intérêts.» En même temps qu'il tenait ce langage à lord Palmerston, M. Guizot avait soin de ne pas rassurer ceux qui, autour de lui, demandaient, inquiets: Que fera la France? «L'affaire sera longue et difficile, disait-il. La France ne sait pas ce qu'elle fera, mais elle fera quelque chose. L'Angleterre et l'Europe ne savent pas ce qui arrivera, mais il arrivera quelque chose. Nous entrons tous dans les ténèbres.» Notre ambassadeur, du reste, ne demandait rien, ne faisait aucune proposition nouvelle, et quelque diplomate, effrayé de l'avenir, venait-il lui faire des ouvertures conciliantes, il l'écoutait froidement, sans le rebuter, mais plus occupé d'augmenter son inquiétude que d'aller au-devant de sa bonne volonté. Il était visible que le gouvernement français n'éprouvait aucune hâte d'entrer en pourparlers et qu'il préférait attendre les événements, comptant y trouver la confirmation de ses pronostics et la revanche de ses mortifications[334].

Si cette attitude d'expectative menaçante ne laissait pas que d'émouvoir certains esprits, soit en Angleterre, soit sur le continent, un homme du moins ne s'en montrait aucunement troublé, c'était lord Palmerston. Comme on demandait un jour à M. Guizot, au sortir d'un entretien avec le chef du Foreign-Office, s'il avait fait quelque impression sur son interlocuteur: «Pas la plus légère», répondit-il[335]. La raison en est bien simple: c'est que lord Palmerston persistait à ne pas croire à cette résistance du pacha sur laquelle était fondée toute notre argumentation; quand nous paraissions vouloir attendre les événements, loin de s'en inquiéter, il s'en félicitait, car, lui aussi, il espérait y rencontrer le triomphe de sa politique. Dans ses conversations avec notre ambassadeur, s'il se défendait d'avoir eu l'intention d'offenser la France, il ne témoignait ni regret, ni velléité de concession, et se montrait, au contraire, froidement résolu à aller jusqu'au bout. Sa correspondance avec M. Bulwer, chargé d'affaires à Paris, respirait une confiance imperturbable dans le succès de son plan, un mépris hautain de nos menaces. «Vous dites, lui écrivait-il, que Thiers est un ami chaud, mais un dangereux ennemi; cela peut être, mais nous sommes trop forts pour être influencés par de telles considérations. Je doute, d'ailleurs, qu'on puisse se fier à Thiers comme ami, et, me sachant dans mon droit, je ne le crains pas comme ennemi. La manière de prendre tout ce qu'il peut dire est de considérer le traité comme un fait accompli, comme une décision irrévocable, comme un pas fait sur lequel on ne peut revenir.» Presque à chaque ligne de sa correspondance, on retrouve cette affirmation, «que la France demeurera tranquille et ne fera pas la guerre[336]». Ses compatriotes eux-mêmes ne pouvaient comprendre une telle assurance. «Je n'ai jamais été plus étonné, écrivait alors un membre de la haute société politique d'Angleterre, qu'en lisant les lettres de Palmerston, dont le ton est si audacieux, si hardi et si confiant. Quand on considère l'immensité de l'enjeu dans la partie qu'il joue, quand on voit qu'il peut allumer la guerre dans toute l'Europe et que la guerre, si elle a lieu, sera entièrement son œuvre, on est stupéfait qu'il ne paraisse pas affecté plus sérieusement par la gravité des circonstances, et qu'il ne regarde pas avec plus d'anxiété (sinon d'appréhension) les résultats possibles; mais il cause, sur le ton le plus dégagé, de la clameur qui s'est élevée à Paris, de son entière conviction que le cabinet français ne pense nullement à faire la guerre, et que, s'il la faisait, ses flottes seraient instantanément balayées et ses armées partout battues. Il ajoute que si ce cabinet essayait de faire une guerre d'opinion et de surexciter les éléments de la révolution dans les autres contrées, de plus fatales représailles seraient exercées contre la France, où les carlistes et les bonapartistes, aidés par l'intervention étrangère, renverseraient le trône de Louis-Philippe... Il peut arriver que les choses tournent suivant l'attente de Palmerston. C'est un homme favorisé d'une bonne fortune extraordinaire, et sa devise semble être celle de Danton: De l'audace, encore de l'audace et toujours de l'audace. Mais il y a, dans son ton, une faconde, une imperturbable suffisance, et une légèreté dans la discussion d'intérêts d'une si effrayante grandeur, qui me convainquent qu'il est très-dangereux de confier à un tel homme la direction sans contrôle de nos relations extérieures[337]

Lord Palmerston rencontrait cependant, dans son pays même, des difficultés qui eussent embarrassé un esprit moins résolu. La divulgation du traité du 15 juillet avait causé en Angleterre une surprise où dominaient le déplaisir et l'inquiétude. La passion du ministre contre la France ne paraissait pas trouver d'écho chez ses compatriotes. Beaucoup de ceux-ci, au contraire, s'alarmaient de voir, pour une question qui ne les intéressait pas, rompre l'alliance des deux grandes puissances libérales et mettre en péril la paix européenne. Si les journaux directement inspirés par le chef du Foreign-Office nous faisaient une guerre haineuse et violente, plusieurs autres, le Times en tête, blâmaient le traité: on sentait même que leur opposition eût été plus vive encore, si leur sentiment national n'avait été souvent blessé par les attaques de la presse parisienne[338]. En même temps, les radicaux provoquaient, dans toutes les grandes villes, d'immenses meetings où l'on déclarait «désavouer hautement toute participation à l'insulte faite à la nation française», et où des orateurs proclamaient, aux applaudissements de leur auditoire, que «s'il y avait à choisir entre M. Thiers et une armée française, d'une part, et lord Palmerston et une armée russe, de l'autre, il fallait se joindre à la France et à M. Thiers». Sans doute ces meetings n'avaient pas, sur la direction des affaires, l'influence qu'eussent voulu leur attribuer certains de nos journaux; mais il n'en était pas moins vrai que l'opinion anglaise était troublée et nullement satisfaite.

Cet état d'esprit eût dû d'autant plus préoccuper lord Palmerston que le parlement n'était pas encore en vacances et que tout y faisait prévoir une interpellation. Quelle n'en pouvait pas être l'issue, étant données les dispositions des partis? Les radicaux étaient ouvertement mécontents. Les whigs, s'ils hésitaient à ébranler un ministère tenant en main leur drapeau, s'inquiétaient de l'atteinte portée à cette alliance française qui avait été jusqu'ici le premier article de leur programme. Les tories modérés, sympathiques aussi à cette alliance, se réservaient, attendant les événements, prêts à profiter de tout ce qui leur fournirait une arme contre le cabinet. Seuls, les tories extrêmes se félicitaient hautement du coup frappé contre l'ennemi héréditaire. En face d'un parlement dont les dispositions apparaissaient ainsi au moins froides et incertaines, lord Palmerston n'avait même pas l'avantage de se sentir fermement appuyé par ses collègues. Il voyait, en effet, renaître dans le sein du cabinet les oppositions et les hésitations qu'il avait dominées au moment de la signature du traité. Dans un long entretien qu'ils eurent, le 28 juillet, avec M. Guizot, lord Melbourne et lord Russell ne dissimulèrent pas leurs alarmes; lord Melbourne, notamment, sans abandonner son ministre des affaires étrangères, ne semblait guère compter sur le succès facile promis par ce dernier. «Si cet espoir est trompé, disait-il à notre ambassadeur, on ne poussera pas l'entreprise à bout.» Aussi nous demandait-il de reprendre la proposition tendant à attribuer la Syrie héréditaire au pacha, «lorsque ce dernier aurait fait preuve de résistance et que la confiance de lord Palmerston commencerait à être déjouée». Puis il ajoutait: «La France, qui n'aura pas voulu aider les quatre puissances à marcher, les aidera à s'arrêter[339]

Lord Palmerston, cependant, prétendait ne rien changer à sa conduite. Il s'était habitué à exercer une sorte de despotisme au Foreign-Office, allant droit son chemin, sans s'occuper de ses collègues, plus disposé à malmener qu'à écouter les dissidents[340], en imposant par sa laborieuse activité[341], par son intrépidité tenace, par son audace heureuse et par une belle humeur confiante qui se mêlait étrangement chez lui à un caractère agressif, impertinent et querelleur; du reste, fort adroit à franchir les défilés parlementaires où il paraissait s'engager à l'étourdie, sachant alors unir la ruse à la hardiesse, et se faire retors et dissimulé, sans cesser au fond d'être impérieux. On le vit bien à la façon dont il se tira des interpellations sur le traité du 15 juillet. À entendre les explications qu'il donna, les 6 et 7 août, personne ne tenait plus que lui à l'alliance française; il affirmait que cette alliance subsistait et n'était pas atteinte par une dissidence partielle, momentanée, «peu importante», et qui n'aurait aucune conséquence fâcheuse; d'ailleurs, ajoutait-il, ce n'étaient pas les puissances qui se séparaient de la France, mais la France qui avait repoussé toutes les propositions qu'on lui avait faites. Le ministre se gardait d'avouer que le traité avait été conclu à l'insu et en cachette de notre représentant. Il se refusa à en produire le texte: «Ce traité n'aura, dit-il, toute sa force que lorsqu'il aura été ratifié, et jusque-là il est impossible de le communiquer.» Ce qui ne l'empêchait pas, en ce moment même, de le faire exécuter sans attendre la ratification. On se fera, du reste, une idée de la bonne foi qui présidait à ces explications, en se rappelant que ce sont ces mêmes discours où lord Palmerston affirmait n'être pour rien dans l'insurrection de Syrie. Mais peu lui importait de s'exposer à être convaincu plus tard d'avoir parlé sans sincérité; il ne voyait que le but actuel; or, ce but, il l'atteignit: il échappa à tout vote de blâme, et la prorogation du parlement, qui eut lieu quelques jours après, le 10 août, le délivra, pour un temps, de toute préoccupation de ce côté.

V

Même débarrassé des Chambres, lord Palmerston n'était pas au terme de ses difficultés. Ses alliés du continent laissaient voir plus d'un signe d'hésitation et d'inquiétude. À Vienne, à Berlin, même à Saint-Pétersbourg, on s'attendait, de la part du pacha, à la résistance annoncée par la France, et l'on ne croyait pas au succès facile promis par le ministre anglais[342]. Si le czar prenait volontiers son parti des complications qui pouvaient ainsi se produire, il n'en était pas de même des cours d'Autriche et de Prusse. M. de Metternich, tout en tâchant de faire bonne figure et de prendre de haut les menaces de M. Thiers, était au fond assez troublé de l'impression produite en France, de nos armements et de la possibilité d'une explosion révolutionnaire[343]. L'audace passionnée de lord Palmerston ne l'alarmait pas moins. Effrayé tout à la fois de son adversaire et de son allié, il ne demandait qu'à sortir décemment d'une aventure qui devenait si périlleuse. Il avait réuni chez lui, au château de Kœnigswart, les ambassadeurs des quatre grandes puissances, et tous les entretiens qu'il avait avec eux tendaient à trouver une base d'accommodement. Non qu'il crût possible de rien proposer tout de suite; mais il se préparait pour le moment où la résistance du pacha aurait donné un premier démenti aux prédictions de lord Palmerston. «Les engagements pris par les quatre puissances avec la Porte, disait-il à M. de Sainte-Aulaire, ne peuvent être changés sans occasion ni prétexte. Aujourd'hui la balle est lancée, il faut la laisser rebondir. Attendons... Ni vous ni moi ne pouvons prévoir, dans une telle affaire, quelles conséquences aura la résistance du pacha. Il est raisonnable d'attendre le jugement de la fortune et de laisser à chacun la part qu'elle lui fera.» Puis, après avoir indiqué sur quelles bases il pourrait proposer alors une entente: «En attendant, ne me faites pas parler. Je ne puis m'engager à adopter telle ou telle conduite; mais vous pouvez répondre de mes intentions. Je vous donne ma parole d'honneur qu'elles ne sont pas autres que les vôtres. J'ai toujours pensé que la France ne pouvait pas être mise en dehors d'une grande affaire européenne... Il ne s'agit que de trouver un joint, une transition pour remettre les cinq puissances ensemble. J'y travaillerai de mon mieux.» En transmettant cette conversation à son gouvernement, notre ambassadeur avait soin de le mettre en garde contre certaines illusions. «Ne comptez pas, lui disait-il, que jamais l'Autriche se sépare de l'Angleterre et de la Russie pour venir se joindre à nous. Les armées françaises seraient à Vienne que vous ne l'obtiendriez pas. Mais, dans le conseil des quatre, quand il y aura à choisir entre une mesure extrême et une mesure modérée, la voix de l'Autriche appartiendra à la modération, et elle profitera de toutes les circonstances pour amener une conciliation.» En tout cas, comme le faisait observer M. de Sainte-Aulaire, la conduite du cabinet de Vienne dépendait avant tout de ce que serait la résistance de Méhémet-Ali[344]. M. de Metternich ne cachait pas son état d'esprit au gouvernement anglais. Il déclarait à l'ambassadeur de la Reine qu'il ne donnerait ni argent ni soldats pour l'exécution du traité, et que «si ce traité pouvait tomber tranquillement à terre, ce serait une très-bonne chose». Aussi écrivait-on de Vienne à lord Palmerston que le chancelier «était à bout», qu'il «cherchait, jour et nuit, comment il pourrait se tirer d'affaire», et qu'il était résolu à «empêcher la guerre par tous les moyens, sans s'inquiéter de savoir s'il lui en reviendrait quelque part d'humiliation ou si l'objet même du traité se trouverait ainsi complétement manqué[345]».

À la cour de Prusse, mêmes sentiments. «Ici, écrivait de Berlin le ministre de France, nous redoutons que l'Angleterre ne pousse l'exécution trop vivement. Nous sommes embarrassés de ce que nous avons fait. Nous en acceptons à regret la solidarité; nous savons très-peu de gré à M. de Bülow[346] de son œuvre, et nous voudrions pouvoir nous replacer au point de départ; nous agirions d'autre sorte. Notre espoir est que rien ne sera précipité et qu'à l'aide des délais d'une exécution molle et inefficace et de la simple défensive de Méhémet-Ali, M. de Metternich parviendra à découvrir quelque expédient qui nous tire de peine[347]

À Londres, les ambassadeurs d'Autriche et de Prusse, toutes les fois qu'ils rencontraient M. Guizot ou, en son absence, M. de Bourqueney, ne manquaient pas d'exprimer leur désir de faire rentrer le gouvernement français dans la négociation, s'excusant, non sans quelque embarras, du mauvais procédé auquel ils s'étaient associés pour ne pas se séparer de l'Angleterre. Le ministre de Prusse ajoutait même, évidemment non sans avoir pris l'avis de son collègue autrichien: «La difficulté sera extrême pour en finir à Londres directement avec lord Palmerston, et en restant dans l'ornière où nous sommes engagés. Il faut non-seulement vous faire rentrer dans l'affaire, mais la déplacer... C'est à Vienne qu'il faut la porter. Le prince de Metternich n'est pas engagé comme lord Palmerston... Les vues pacifiques, la politique de transaction, prévaudront plus aisément à Vienne qu'à Londres. Le prince de Metternich s'est tenu, depuis quelque temps, fort à l'écart; mais, n'en doutez pas, si la solution de l'affaire d'Orient pouvait être son testament politique, il en serait charmé et il ferait tout pour y réussir[348]

Quels que fussent au fond les regrets de l'Autriche et de la Prusse, on ne pouvait attendre d'elles une initiative un peu résolue; et puis tous leurs projets de transaction étaient subordonnés à la résistance du pacha. Mais la politique de conciliation avait alors à Londres un champion plus décidé et plus pressé: c'était le roi des Belges. Comprenant quels risques une guerre ferait courir à son jeune État et à son jeune trône, bien placé par ses liens intimes avec les familles royales de France et d'Angleterre, comme par son renom personnel, pour se faire écouter à Paris et à Londres, il chercha et crut avoir trouvé un moyen de couper court aux embarras du présent et aux périls de l'avenir. Ce moyen consistait à remplacer la convention du 15 juillet par un traité entre les cinq puissances, traité garantissant l'indépendance et l'intégrité de l'empire ottoman. Il écrivit sur ce thème au roi des Français et à M. Thiers. Si désireux que ce dernier fût de laisser les événements suivre leur cours, il ne pouvait éconduire sans façon un tel négociateur. Louis-Philippe, d'ailleurs, ne l'eût pas permis. Il fut donc répondu, au nom du gouvernement français, qu'une telle proposition serait acceptable, à une condition: c'est qu'en garantissant, dans son état actuel, l'intégrité de l'empire ottoman, le nouveau traité s'appliquerait au pacha comme au sultan, assurerait au premier les territoires dont il était en possession par l'arrangement de Kutaièh, en ne les lui conservant, du reste, qu'à titre viager, et supprimerait entièrement le traité du 15 juillet. Il était indiqué, en outre, très-nettement que la France ne prenait aucune initiative, qu'elle n'avait rien à demander ni à offrir, sa dignité ne lui permettant pas de reparaître dans une affaire qu'on avait essayé de régler sans elle, avant que les autres puissances n'eussent senti elles-mêmes la nécessité de sa présence[349].

Le roi des Belges accepta pleinement cette façon de poser la question et se mit aussitôt en campagne à Londres, ou plutôt à Windsor, où il se trouvait l'hôte de la jeune reine Victoria. Tout parut d'abord lui réussir. La Reine était de cœur avec lui, bien qu'elle ne pût désavouer ouvertement son cabinet[350]. Léopold gagna aussi l'appui de lord Wellington et le décida à parler à lord Melbourne; celui-ci en fut troublé au point qu'il prit, contre son habitude, une physionomie toute soucieuse; il écrivait, peu après, à lord John Russell «qu'il ne pouvait ni manger, ni boire, ni dormir[351]», signe, chez cet aimable indifférent, d'une préoccupation tout à fait extraordinaire. Plusieurs autres membres du cabinet n'étaient pas moins émus, d'autant qu'à cette action secrète des conversations de cour se joignaient l'alarme et la méfiance croissante d'une partie de l'opinion anglaise; celle-ci paraissait avoir de plus en plus peur que la paix ne fût mise en péril, et, sous cette impression, la Bourse baissait rapidement. Lord Wellington ne se contentait pas d'endoctriner lord Melbourne; il allait partout répétant son blâme de la politique de lord Palmerston et disait à M. Guizot, dans le salon de la Reine, assez haut pour être entendu de tous: «Moi, j'ai une ancienne idée de politique bien simple, mais bien arrêtée, c'est qu'on ne peut rien faire dans le monde pacifiquement qu'avec la France. Tout ce qui est fait sans elle compromet la paix. Or on veut la paix; il faudra donc s'entendre avec la France[352].» M. de Neumann et M. de Bülow appuyaient les démarches de Léopold. Enfin, parmi les ambassadeurs anglais près les diverses cours, plusieurs se montraient inquiets de la politique de leur ministre: non-seulement lord Granville, ambassadeur à Paris, mais son chargé d'affaires, M. Bulwer, qui, malgré son intimité avec lord Palmerston, le trouvait trop dur pour la France[353], et aussi lord Beauvale, ambassadeur à Vienne, qui déclarait «la convention du 15 juillet inexécutable[354]

Le roi des Belges semblait donc avoir conquis ou ébranlé tous ceux sur lesquels il voulait agir; tous, en effet, sauf lord Palmerston. Celui-ci demeurait entier dans sa passion et sa confiance, ne se laissant pas un seul moment troubler par l'agitation qui l'enveloppait, tenant tête à tous les alarmés et à tous les mécontents du dehors comme du dedans. Vainement Léopold eut-il avec lui, le 19 août, une conversation de plus de deux heures, il n'obtint à peu près rien. «L'obstination est grande, racontait-il aussitôt après à M. Guizot; il y a de l'amour-propre blessé, de la personnalité inquiète; les noms propres se mêlent aux arguments, les récriminations aux raisons. Lord Palmerston persiste, d'ailleurs, à dire que Méhémet-Ali cédera.» Toutefois, le royal négociateur ne se décourageait pas. «Je continuerai, dit-il; il faut de la patience et marcher pas à pas.» De nouveaux efforts n'eurent pas plus de succès. Quelques jours après, en effet, lord Palmerston abordant lui-même ce sujet avec M. Guizot, lui déclarait qu'il ne pourrait être question du traité général proposé par le roi des Belges, avant que le traité partiel, conclu entre les puissances, eût «suivi son cours et atteint son but»; pour le moment, il fallait «attendre les événements». Et, comme l'ambassadeur de France lui répondait que cette exécution du traité partiel pouvait soulever de grandes difficultés, de redoutables périls, compromettre la paix de l'Europe: «Je sais que vous pensez ainsi, répliqua le ministre anglais. On verra; si les événements vous donnent raison, alors comme alors.»

Cependant tant d'obstination faisait mauvais effet. Précisément à cette époque, on apprit que la fameuse insurrection de Syrie, celle dont lord Palmerston avait fait tant de bruit, venait d'être facilement réprimée par Ibrahim. Le crédit du ministre s'en trouvait quelque peu diminué. Il en eut le sentiment et jugea prudent, sans fléchir au fond, de modifier son mode de résistance; au lieu de faire front, il rusa. On put croire, dans les derniers jours d'août, que, cédant aux instances du roi Léopold, de lord Melbourne et de plusieurs autres ministres, il se résignait à entrer dans la voie de la conciliation. «Eh bien, oui, disait-il, je ferai le premier pas (I'll move the first)[355].» Il convint avec ses collègues qu'il enverrait à lord Granville une dépêche qui donnerait sur le passé des explications atténuantes, de nature à calmer les susceptibilités de la France, et qui indiquerait la nécessité d'un traité à cinq pour régler la situation générale de l'empire ottoman. Mais, quand cette longue dépêche, datée du 31 août, fut communiquée, le 3 septembre, à M. Thiers, il apparut qu'elle était seulement une discussion fort aigre du passé[356]. «Ces vingt pages, écrivait le surlendemain Louis-Philippe au roi des Belges, ne contiennent que l'énumération des griefs des four powers contre la France, des contradictions entre nos actes et nos promesses, etc., et après avoir subi cette rude épreuve de patience, on ne trouve au bout ni une ouverture ni une proposition, rien, absolument rien que l'annonce que le traité sera exécuté[357].» Était-ce simplement, chez lord Palmerston, l'entraînement naturel et irréfléchi d'un esprit essentiellement argumentateur, querelleur, possédé de la manie de prouver qu'il avait toujours eu raison? N'était-ce pas aussi une manœuvre calculée pour jouer ceux qui s'imaginaient l'avoir forcé à faire une avance? En tout cas, le résultat fut complet, et lord Palmerston, put se vanter d'avoir mis à néant la tentative de transaction poursuivie par le roi Léopold.

Pour découvrir, en effet, dans cette dépêche, une ouverture acceptable, il eût fallu être plus disposé à un rapprochement immédiat que ne l'était alors M. Thiers. Le ministre français croyait toujours que les événements d'Orient allaient donner raison à ses pronostics et que Méhémet-Ali réservait une déconvenue terrible à l'Angleterre et à ses alliés. Quelques jours avant de recevoir la dépêche de lord Palmerston, il écrivait à M. Guizot: «Le pacha est capable, sur une menace, sur un blocus, sur un acte quelconque, de mettre le feu aux poudres. En preuve, il vous envoie une dépêche de Cochelet. Vous verrez comme il est facile de venir à bout d'un tel homme! Vous verrez si, quand je vous parlais, il y a deux mois, de la difficulté de la Syrie viagère et de l'Égypte héréditaire, j'avais raison, et si je connaissais bien ce personnage singulier!... Tenez pour certain que s'il y a quelque chose de sérieux sur Alexandrie, ou sur tel point du pays insurgé ou insurgeable, Méhémet-Ali passe le Taurus et fait sauter l'Europe avec lui. Les gens qui sont sensibles au danger de la guerre doivent être abordés avec cette confidence.» Et il ajoutait d'un ton qui n'était pas celui d'un homme en recherche d'un accommodement: «Nous attendons le nouveau memorandum. La réponse ne m'embarrasse guère; elle sera adaptée à la demande.» Aussi, dès le 4 septembre, la dépêche connue, M. Thiers écrivait à son ambassadeur à Londres: «La fameuse note n'arrange rien, elle empirerait la situation plutôt qu'elle ne l'améliorerait, si nous voulions être susceptibles. C'est exactement le memorandum du 17 juillet, augmenté de récriminations sur le passé... Cela interprété au vrai signifie qu'après avoir accepté l'alliance russe contre Méhémet-Ali, l'Angleterre nous ferait l'honneur d'accepter l'alliance française contre les Russes. On n'est pas plus accommodant, en vérité, et nous aurions bien tort de nous plaindre. Toutefois, il ne faut pas prendre ceci en aigreur. Il faut être froid et indifférent, dire que cette note ajouterait au mauvais procédé si nous voulions prendre les choses en mauvaise part; car, lorsque le traité du 15 juillet nous a si vivement blessés, nous dire qu'on l'exécutera et qu'après l'exécution on se mettra avec nous, c'est redoubler le mal[358]

Les deux adversaires se retrouvaient donc l'un en face de l'autre, chacun sur son terrain primitif, attendant tout, celui-ci, de la résistance de Méhémet-Ali, celui-là, de sa soumission immédiate. Le résultat dépendait de ce qui allait se passer en Orient. Si les retards et les complications annoncés par M. Thiers se produisaient, la situation de lord Palmerston deviendrait très-mauvaise. Si, au contraire, les mesures coercitives employées contre le pacha obtenaient le prompt succès prédit par le ministre anglais, ce serait à la France de se trouver en passe dangereuse. On eût dit deux joueurs dont chacun a mis audacieusement tout son enjeu sur une seule carte. Laquelle allait être retournée? Ils ne pouvaient se dissimuler à eux-mêmes la gravité redoutable d'une telle partie; mais l'un et l'autre se croyaient assurés de gagner. Entre les deux, cependant, il y a une différence. La force dans laquelle lord Palmerston mettait sa confiance était, après tout, une force dont il disposait: c'était celle des vaisseaux anglais. La force sur laquelle M. Thiers jouait toute la politique de la France était celle d'un pouvoir étranger, d'un pacha turc. Il est vrai qu'en croyant à cette force, il se sentait en communion avec l'opinion régnante dans son pays, tandis que c'était à l'encontre de ses alliés, de sa souveraine, de plusieurs de ses collègues et d'une bonne partie de ses compatriotes, que le ministre anglais proclamait sa foi dans la prompte soumission de Méhémet-Ali.

VI

Au beau milieu de cette crise, tandis que tous les regards et toutes les pensées étaient tournés vers l'Orient, on apprit subitement que le prince Louis-Napoléon, auquel presque personne ne songeait, avait débarqué, le 6 août, à Boulogne, pour recommencer la pitoyable échauffourée de Strasbourg.

Contraint, en 1838, à la suite des réclamations de M. Molé, de quitter la Suisse[359], le fils de la reine Hortense s'était réfugié en Angleterre. Il y avait poussé plus activement que jamais ses menées contre la monarchie de Juillet. L'une de ses principales préoccupations était toujours de lier partie avec la gauche. Dans ce dessein, il publia sous ce titre: Idées napoléoniennes, une brochure où l'Empereur était présenté comme n'ayant eu d'autre souci que de fonder la liberté et d'améliorer le sort des classes laborieuses. Le journal le Capitole, fondé à Paris, en juin 1838, avec le concours d'un aventurier, le marquis de Crouy-Chanel, et d'un sieur Durand, mêlé aux intrigues de la diplomatie russe, eut pour mission de faire campagne avec les radicaux, tout en étant l'organe officiel de la propagande napoléonienne. La faction trouva en outre moyen de gagner l'appui, plus ou moins ouvert, d'une feuille de gauche, le Commerce, alors dirigée par M. Mauguin; celui-ci, aigri, peu considéré, ruiné, ne s'était pas montré insensible à certaines séductions. Des pourparlers furent même engagés avec les hommes du National, qui chargèrent un de leurs amis, M. Degeorge, d'aller conférer avec le prince; mais on ne put s'entendre, chaque partie prétendant se servir de l'autre pour faire prévaloir sa cause particulière. Il n'y avait pas jusqu'aux sociétés secrètes, notamment celle des Saisons, où les agents bonapartistes n'eussent cherché, vainement il est vrai, des alliés.

En même temps, par des distributions de brochures dans les casernes, par des promesses de grades ou même d'argent prodiguées aux officiers, le prétendant tâchait de créer, dans l'armée, des foyers de révolte et de trahison. C'était principalement sur les garnisons de Paris et du Nord que portait cet effort de corruption. On se flattait d'avoir conquis ou tout au moins ébranlé des personnages considérables; seulement, il faut toujours rabattre des illusions d'émigrés. Quant aux procédés employés, on en peut juger par un fait révélé plus tard devant la Cour des pairs. L'un des agents d'embauchage était un ancien chef d'escadron, M. Le Duff de Mésonan, fort irrité d'avoir été mis à la retraite en 1838, et devenu conspirateur par dépit. Parcourant fréquemment la région du Nord, il avait paru plusieurs fois à Lille, et s'était mis en rapport avec le maréchal de camp Magnan, qui y commandait. Il se crut bien accueilli par lui et osa lui communiquer une lettre signée: «Napoléon-Louis», qui était ainsi conçue: «Mon cher commandant, il est important que vous voyiez tout de suite le général en question. Vous savez que c'est un homme d'exécution que j'ai noté comme devant être un jour maréchal de France. Vous lui offrirez 100,000 francs de ma part, et 300,000 francs que je déposerai chez un banquier, à son choix, à Paris, pour le cas où il viendrait à perdre son commandement.» Le général Magnan a, depuis, solennellement affirmé qu'il avait repoussé cette ouverture avec indignation. M. de Mésonan ne le comprit pas ainsi, ou feignit de ne pas le comprendre; il eut même, plus tard, une nouvelle entrevue avec le général, et celui-ci était regardé, autour du prétendant, comme un de ceux sur lesquels on pouvait compter, au moins après un premier succès.

Le retentissement considérable qu'eut en France la proposition de ramener les restes de Napoléon Ier ne contribua pas peu à exciter les ambitions et à encourager les illusions de son neveu. Se remuant beaucoup pour attirer les regards et faire parler de lui, il tâchait de répandre l'idée qu'il était persona grata auprès des gouvernements européens, se targuait des relations qu'il avait en effet avec M. de Brünnow et la cour de Russie, laissait ou même faisait répandre la nouvelle qu'il voyait lord Melbourne et lord Palmerston. «Le parti se pavane, fait grand bruit de lui-même, écrivait de Londres, le 30 juin 1840, M. Guizot à M. de Rémusat. Le prince Louis est sans cesse au parc, à l'Opéra. Quand il entre dans sa loge, ses aides de camp se tiennent debout derrière lui. Ils parlent haut et beaucoup; ils racontent leurs projets, leurs correspondances. L'étalage des espérances est fastueux.» L'attention du gouvernement français était donc en éveil. Il lui était revenu, d'autre part, quelques indices des tentatives d'embauchage; il savait, par exemple, que «Lille était fort travaillé». Toutefois il n'avait découvert rien de précis sur les desseins du prince: il avait seulement le sentiment un peu vague qu'un coup se préparait, soit pour la rentrée des cendres, soit même pour une époque plus proche. «Je crois à une tentative», écrivait M. de Rémusat, le 12 juillet 1840.

L'émotion et l'agitation produites en France par la divulgation du traité du 15 juillet parurent à l'aventureux prétendant une occasion qu'il fallait aussitôt saisir. Imperturbablement confiant dans son nom et dans son étoile, toujours hanté des souvenirs de 1815, il résolut de se jeter, avec une poignée de partisans, sur un point de la côte française, pour y recommencer le retour de l'île d'Elbe. Boulogne fut choisi à cause de sa proximité et aussi parce que l'un des officiers du 42e de ligne, dont un détachement y tenait garnison, le lieutenant Aladenise, était du complot. Débarquer avant le jour, enlever les soldats du 42e, s'emparer de la ville et des cinq mille fusils enfermés dans le château, de là se porter sur les places du Nord où l'on se croyait assuré du concours du général Magnan, et enfin gagner Paris, en entraînant toutes les troupes sur le passage, tel était le plan ou plutôt le rêve du prince. Les préparatifs se firent en grand secret. Un paquebot à vapeur fut loué par un tiers, sous prétexte de partie de plaisir. Avec une presse à main, on imprima, à l'avance, des proclamations à l'armée, au peuple français, aux habitants du Pas-de-Calais, ainsi qu'un décret prononçant la «déchéance de la dynastie des Bourbons d'Orléans», nommant M. Thiers président du gouvernement provisoire et le maréchal Clausel commandant en chef de l'armée de Paris. Le 3 août, tout le matériel fut transporté à bord, argent, armes, munitions, uniformes, chevaux, voitures et jusqu'à un aigle vivant auquel un rôle était sans doute réservé dans le drame qui allait se jouer. À minuit, le prince s'embarqua et alla prendre, sur divers points de la Tamise, ses compagnons, au nombre d'une soixantaine. Parmi eux, étaient quelques anciens officiers, le colonel Vaudrey et le commandant Parquin, qui tous deux avaient pris part à l'attentat de Strasbourg; les colonels Voisin et Bouffet-Montauban, le commandant de Mésonan, enfin le plus élevé en grade, le général Montholon, compagnon de l'Empereur à Sainte-Hélène. Le gros de cette armée d'invasion se composait d'une trentaine de soldats libérés que l'on avait engagés en France, à titre de domestiques. Ajoutez enfin quelques amis personnels du prince, comme M. Fialin de Persigny et le docteur Conneau. Divers incidents prolongèrent la traversée, et ce ne fut que le 6 août, de grand matin, que le paquebot mouilla en face de Vimereux, à quatre kilomètres de Boulogne.

Débarqués sur la plage, les conjurés y trouvent seulement trois de leurs partisans, dont le lieutenant Aladenise. Peu d'instants après, surviennent quelques douaniers qui, malgré toutes les instances et toutes les promesses d'argent, refusent de se joindre à l'expédition. On se hâte vers Boulogne, où l'on arrive à cinq heures du matin. Premier échec devant le petit poste de la rue d'Alton; le sergent qui le commande résiste aux caresses et aux menaces. Les conjurés sont contraints de passer outre et arrivent à la caserne du 42e. Ici se reproduisent les scènes dont le quartier Finckmatt, à Strasbourg, avait été le théâtre en 1836. Le lieutenant Aladenise fait descendre dans la cour les soldats à peine réveillés, leur annonce que Louis-Philippe a cessé de régner, et leur présente le neveu de Napoléon entouré d'officiers aux brillants uniformes. Ces soldats ne savent trop que penser ni que faire; quelques cris de: Vive l'Empereur! accueillent les paroles du prince. Mais bientôt les officiers, prévenus en ville, accourent à la caserne, parviennent, malgré les violences des conjurés, à joindre leurs hommes; ceux-ci se retrouvent à la voix de leurs chefs et se rangent derrière eux. Dès lors, la partie est perdue pour le prince. À ce moment, au milieu du tumulte, il lève un pistolet; le coup part. Est-ce par mégarde? La balle va se loger dans le cou d'un grenadier, après lui avoir coupé la lèvre et brisé trois dents. Ce coup de feu, loin d'être le signal d'une lutte désespérée, précipite la retraite des conjurés. Déçus du côté de l'armée, ils tâchent de soulever le peuple, sans plus de succès. Bientôt, devant les gardes nationaux qui se rassemblent de toutes parts, ils se dispersent. Les uns se cachent dans la ville ou s'enfuient dans la campagne, où ils sont bientôt arrêtés. Le prince et quelques autres se jettent dans une barque, espérant gagner leur paquebot. Accourent les gardes nationaux, qui leur crient de s'arrêter; n'obtenant pas de réponse, ils font feu sur la barque, qui chavire; l'un des fuyards est tué d'une balle, un second est blessé, un troisième se noie; le prince et tous les survivants sont faits prisonniers.

À la nouvelle de cet attentat et de son pitoyable avortement, «l'impression du public, comme l'écrivait alors un témoin, fut celle d'une indignation méprisante[360]». Sauf les feuilles radicales, qui affectèrent de couvrir le vaincu de leur protection hautaine[361], tous les autres journaux raillèrent et flétrirent sa conduite dans les termes les plus durs. Le Constitutionnel, d'ordinaire sympathique au bonapartisme, disait: «Dans cette misérable affaire, l'odieux le dispute au ridicule, la parodie se mêle au meurtre, et, tout couvert qu'il est de sang, Louis Bonaparte aura la honte de n'être qu'un criminel grotesque... Si un brave soldat n'était tombé victime de son dévouement, on n'aurait guère que des rires de pitié pour cet extravagant jeune homme qui croit nous rendre Napoléon, parce qu'il fait des proclamations hyperboliques et qu'il traîne un aigle vivant.» Et ce même journal exprimait la conviction générale, quand il ajoutait: «Un prétendant au moins est à jamais tombé sous les sifflets du pays[362].» M. de Chateaubriand proclamait, dans une lettre datée du 18 août, que «l'entreprise du prince Louis avait ôté à l'arrivée des cendres une partie de son danger». L'aide de camp du maréchal Soult, resté à Paris pour le tenir au courant des événements, lui écrivait, le 22 août: «L'indifférence complète avec laquelle la tentative de Louis Bonaparte a été accueillie à Paris est le seul motif qui m'ait engagé à ne pas vous écrire tout exprès pour vous entretenir de cet événement, dont on ne s'est pas occupé un seul instant avec intérêt et auquel on n'attache aucune importance[363].» Quant aux délicats, ils n'avaient pas assez de dédain pour celui que M. Doudan appelait «ce petit nigaud impérial[364]». À l'étranger, l'impression fut la même. M. de Metternich traitait fort dédaigneusement cette tentative: «Je ne vous parle pas de l'échauffourée de Louis Bonaparte, écrivait-il à son ambassadeur à Paris. Je n'ai pas le temps de m'occuper de toutes les folies de ce bas monde. Veuillez toutefois féliciter le Roi en mon nom[365].» Le chancelier ne se privait pas du plaisir d'ajouter: «Mais que dire du titre d'empereur légitime que M. de Rémusat avait si généreusement départi à Napoléon Ier? Si M. de Rémusat a eu raison, il est clair que Louis Bonaparte n'a pas eu tort[366].» Lord Palmerston éprouvait le besoin de se défendre vivement d'avoir eu aucun rapport avec «cet insensé[367]». Enfin, le père du prétendant, l'ex-roi de Hollande «déclarait», dans une lettre publique, «que son fils était tombé, pour la troisième fois, dans un piége épouvantable, dans un effroyable guet-apens, puisqu'il est impossible qu'un homme qui n'est pas dépourvu de moyens et de bon sens se soit jeté de gaieté de cœur dans un tel précipice[368]

Las de montrer une longanimité qui avait été si mal récompensée, et craignant de voir se renouveler le scandale de l'acquittement de Strasbourg en 1838, le gouvernement se décida à comprendre le prince dans l'instruction judiciaire ouverte au sujet du nouvel attentat, et le traduisit avec ses complices devant la Cour des pairs. Les débats du procès commencèrent le 28 septembre. Prenant une pose devenue familière, depuis dix ans, à tous les conspirateurs poursuivis en justice, le prince prétendit être un vaincu, non un accusé, et termina ainsi sa déclaration: «Je représente devant vous un principe, une cause, une défaite. Le principe, c'est la souveraineté du peuple; la cause, celle de l'Empire; la défaite, Waterloo. Le principe, vous l'avez reconnu; la cause, vous l'avez servie; la défaite, vous voulez la venger. Non, il n'y a pas de désaccord entre vous et moi, et je ne veux pas croire que je puisse être dévoué à porter la peine des défections d'autrui. Représentant d'une cause politique, je ne puis accepter, comme juge de mes volontés et de mes actes, une juridiction politique. Vos formes n'abusent personne. Dans la lutte qui s'ouvre, il n'y a qu'un vainqueur et un vaincu. Si vous êtes les hommes du vainqueur, je n'ai pas de justice à attendre de vous, et je ne veux pas de votre générosité.» M. Berryer, qui assistait le prince comme avocat, fut, suivant son habitude, particulièrement habile à concilier sa situation personnelle avec les exigences de la cause dont il s'était chargé. Dans l'impossibilité de trouver une justification ou seulement une excuse sérieuse, il s'écria: «N'est-ce pas là une de ces situations uniques dans le monde, où il ne peut y avoir un jugement, mais un acte politique?... Quand tant de choses saintes et précieuses ont péri, laissez au moins au peuple la justice, afin qu'il ne confonde pas un arrêt avec un acte de gouvernement... On veut vous faire juges, on veut vous faire prononcer une peine contre le neveu de l'Empereur; mais qui êtes-vous donc? Comtes, barons, vous qui fûtes ministres, généraux, sénateurs, maréchaux, à qui devez-vous vos titres, vos honneurs?» En fin de compte, l'arrêt, prononcé le 6 octobre, condamna le prince Louis-Napoléon Bonaparte à l'emprisonnement perpétuel dans une forteresse du territoire, et ses complices, au nombre de quatorze, à des peines variant de la déportation à deux ans de prison. Aussitôt après le jugement, le prince Louis Bonaparte fut conduit au château de Ham, où avaient été enfermés les ministres de Charles X; il obtint d'avoir pour compagnons de captivité le général Montholon et le docteur Conneau.

L'opinion s'était montrée fort indifférente aux débats et à leur issue. L'attention des hommes politiques se trouvait absorbée par les incidents chaque jour plus graves du conflit oriental. Quant au public, il s'occupait alors d'un tout autre procès criminel, de celui qui se déroulait avec mille vicissitudes devant la cour d'assises de la Corrèze: il s'agissait d'une femme, madame Lafarge, poursuivie pour avoir empoisonné son mari. Partout, on ne parlait que de cette affaire, chacun prenant parti, avec passion, pour ou contre l'accusée, recueillant les dépositions, étudiant les expertises, les contre-expertises, prêtant l'oreille aux plaidoiries, et attendant le verdict avec une fiévreuse curiosité. Dans cette émotion générale, le prétendant de Boulogne, le condamné de la Cour des pairs était oublié[369]. D'ailleurs, à quoi bon s'inquiéter de lui? N'était-il pas, aux yeux de tous, un homme absolument fini? Vanité des prévisions humaines! Quelques années plus tard, l'aventureux conspirateur de Strasbourg et de Boulogne sera à la tête du gouvernement de la France. Ramené alors sous les murs du château de Ham, il y prononcera ces paroles remarquables: «Aujourd'hui qu'élu par la France entière, je suis devenu le chef légitime de cette grande nation, je ne saurais me glorifier d'une captivité qui avait pour cause l'attaque contre un gouvernement régulier. Quand on a vu combien les révolutions les plus justes entraînent de maux après elles, on comprend à peine l'audace d'avoir voulu assumer sur soi la terrible responsabilité d'un changement. Je ne me plains donc pas d'avoir expié ici, par un emprisonnement de six années, ma témérité contre les lois de ma patrie[370]

VII

Cependant M. Thiers demeurait fidèle au plan qu'il avait arrêté dès le début de la crise. «Il faut se conduire habilement, c'est-à-dire prudemment, écrivait-il, le 22 août, à M. de Barante. Le premier acte de prudence c'est d'armer, beaucoup armer, plus qu'à aucune autre époque, mais sans bruit, sans jactance. Le second acte, c'est d'observer, d'attendre et de saisir l'occasion. Cette occasion sera une division entre les puissances, quelque hésitation de la part d'une ou deux d'entre elles, l'imprévu, enfin, toujours si fécond dans les situations extraordinaires[371].» Les mesures d'armement se succédaient, rapides[372]. Aucune considération d'économie, aucun scrupule de responsabilité n'arrêtaient l'impétueux ministre. Il n'hésitait pas à pousser jusqu'à ses plus extrêmes limites l'usage des crédits extraordinaires, ouverts sans intervention des Chambres. Tel fut le cas des ordonnances qui créèrent douze nouveaux régiments d'infanterie, six de cavalerie, et dix bataillons de chasseurs; c'était modifier la composition de l'armée et engager des dépenses permanentes par simple décision du pouvoir exécutif. M. Thiers fut plus hardi encore, en ordonnant de même l'érection des fortifications de Paris.

On n'a pas oublié tout le bruit qui s'était fait, en 1833, au sujet des «forts détachés», devenus, dans l'imagination populaire, autant de nouvelles bastilles destinées à bombarder la capitale, et comment, devant cette émotion, qui venait s'ajouter aux objections des prêcheurs d'économie, le gouvernement s'était cru obligé d'interrompre les travaux alors commencés[373]. Depuis cette époque, il n'avait pas osé reprendre la question devant les Chambres; toutefois, il l'avait fait étudier. Une grande commission avait été nommée, en 1836, par le maréchal Maison, à l'effet de prononcer entre les deux systèmes rivaux, celui de l'enceinte continue et celui des forts détachés: après trois ans d'examen, la commission avait conclu à la réunion des deux systèmes. Tel était l'état de la question en 1840. À la première nouvelle du traité du 15 juillet, le duc d'Orléans manda l'un de ses aides de camp, qui appartenait à l'arme du génie, M. de Chabaud-Latour, et, après lui avoir fait dessiner sur place un croquis approximatif de l'enceinte et des forts, l'emmena chez M. Thiers. Le président du conseil, entrant vivement dans les idées du prince et de son aide de camp, donna six jours à ce dernier pour tracer un plan et un devis plus précis, puis, muni de ces documents, saisit le conseil des ministres du projet. Le Roi, qui, de tout temps, avait voulu assurer la défense de Paris, mais dont le désir avait été entravé par les sottes préventions du public, fut enchanté de voir une telle œuvre prise en main par un ministère «qui le couvrait», comme il disait malicieusement à un diplomate étranger[374]. Bien qu'inclinant personnellement à croire que les forts suffisaient, il ne s'obstina pas dans cette manière de voir; un jour, à l'issue d'une des nombreuses conférences qu'il avait avec le duc d'Orléans, M. Thiers, le ministre de la guerre et le commandant de Chabaud, il dit gaiement à son fils: «Allons, Chartres, nous adoptons ton projet. Je le sais bien, pour que nous venions à bout de faire les fortifications de Paris, il faut qu'on crie dans les rues: À bas Louis-Philippe! Vive l'enceinte continue!» Le Moniteur annonça, le 13 septembre, la décision prise, et les travaux furent aussitôt commencés, sous la direction du général Dode de la Brunerie. «Nous avons réuni les deux systèmes, écrivait M. Thiers à M. Guizot. Tous deux sont bons; réunis, ils sont meilleurs et n'ont qu'un inconvénient, à mon avis, fort accessoire, c'est de coûter cher. En France, cela est pris, non pas avec plaisir, mais avec assentiment. On comprend que notre sûreté est là, et que c'est le moyen de rendre une catastrophe impossible.»

M. Thiers prenait goût à ce rôle d'organisateur d'armées, à ce remuement d'hommes et de millions[375]. Ne se rapprochait-il pas ainsi du grand capitaine qu'il avait accompagné en esprit sur tant de champs de bataille, et qui régnait en maître sur son imagination? Raconter les campagnes du premier consul, c'était déjà bien; les continuer, ne serait-ce pas mieux encore? Les contemporains raillaient souvent cette tendance à prendre Napoléon pour modèle[376]. Le président du conseil passait, chaque jour, trois ou quatre heures dans les bureaux des ministères de la guerre et de la marine, prétendant tout décider par lui-même, enseignant aux officiers leur métier, et réduisant les deux ministres spéciaux au rôle de commis. Ou bien il couvrait son parquet de cartes géographiques et là, étendu sur le ventre, s'occupait à ficher des épingles noires et vertes dans le papier, tout comme avait fait Napoléon. À ce régime, son imagination se montait; excitation dont il savait d'autant moins se défendre qu'il s'y mêlait un sentiment patriotique très-vif et très-sincère. Comment laisser sans emploi une année créée avec tant d'activité? Un jour que, dans le conseil, on avait récapitulé nos forces militaires, le Roi se leva et, posant la main sur le bras de son président du conseil: «Ah! mes chers ministres, s'écria-t-il, qu'il est beau d'avoir tant de forces à sa disposition et de ne pas s'en servir!» M. Thiers n'eût pas tenu ce langage; il était plutôt disposé à s'en moquer. Non qu'il fût dores et déjà résolu à la guerre. À la fois tenté et effrayé, l'anxiété dominait dans son esprit. «Le ciel m'est témoin, écrivait-il à M. de Barante, que je désire ardemment la paix; cependant je crois que nous ferions beaucoup de mal à tout le monde. Du reste, cette confiance ne m'aveugle pas. Je trouve le jeu trop hasardeux pour y mettre, si je puis faire autrement.» Et à M. de Sainte-Aulaire: «Je sais bien que si la guerre éclate, mes ennemis diront que c'est moi qui l'ai donnée à la France. Une guerre où nous serions seuls contre tout le monde, cela est effroyable. Mais je sais aussi que, si la France se laisse offenser, mettre de côté, traiter comme le fut autrefois Louis XV, elle descend dans l'échelle des nations... Mieux vaut la guerre avec ses horreurs[377].» Il était toutefois visible que, dans cette sorte de conflit entre des impressions contraires, c'étaient les belliqueuses qui, avec le temps, gagnaient du terrain. À force de préparer la guerre, le ministre finissait par s'y habituer, par y croire, presque par la désirer. «M. Thiers, écrivait alors un des fonctionnaires du ministère des affaires étrangères, parle avec enthousiasme de l'immensité de nos préparatifs et dit, à qui veut l'entendre, qu'avant le printemps nous serons en état de faire avec avantage la guerre à l'Europe.» Aussi le même témoin ajoutait-il: «On s'effraye de sa légèreté extrême, de ses emportements, de la jactance de ses propos, et de cet enivrement qui dépasse ce qu'on pourrait imaginer[378].» Tous les instincts aventureux du président du conseil (et Dieu sait qu'il n'en manquait pas chez ce brillant enfant de la Provence!) se donnaient carrière. À la date du 5 septembre, l'un de ses confidents, M. Léon Faucher, écrivait à un Anglais de ses amis: «Thiers croit à la guerre, et s'y prépare[379]

Notre ministre paraissait avoir choisi par avance le théâtre de cette guerre éventuelle. Il ne parlait plus de la porter en Allemagne, comme il avait fait au lendemain du traité. Aux représentants des petits États de la Confédération germanique qui s'inquiétaient: «Mais soyez donc tranquilles, disait-il, nous n'enverrons aucun corps sur le Rhin, nous n'attaquerons pas l'Allemagne.» Seulement, il ajoutait aussitôt: «Il en est autrement de l'Autriche. Nous connaissons son côté faible: là, nous l'attaquerons.» Ce «côté faible» était l'Italie. Dès le mois d'août, M. Thiers fit des ouvertures au Piémont, pour l'attirer dans notre jeu, tâchant de réveiller ses ambitions séculaires. «Je pense, disait-il au représentant de Charles-Albert, que vous n'avez aucune idée de vous étendre de ce côté-ci des Alpes, tandis que vous pourriez très-bien cueillir l'artichaut de l'autre côté.» À Berlin, M. Bresson disait à l'envoyé sarde: «Liez-vous donc à nous, qui pouvons tout aussi bien vous donner et vous prendre quelque chose, tandis que les autres ne peuvent que prendre. Vous aimeriez avoir la Lombardie; nous seuls pourrons vous la donner.» Des menaces se mêlaient à ces caresses et à ces promesses: «Si l'on ne se joint pas à nous, déclarait M. Thiers, on sera les premiers à payer les pots cassés. Ce serait une niaiserie de vouloir respecter les pays qui sont des grandes routes.» Charles-Albert, fort embarrassé, chercha à éluder toute réponse positive: il était dans les traditions de sa maison de ne jamais abattre son jeu d'avance. Toutefois, il laissa voir dès lors que, s'il lui fallait sortir de sa neutralité, ses préférences politiques le porteraient plutôt vers l'Autriche absolutiste que vers la France de 1830. Il demanda même au cabinet de Vienne, comme prix de son alliance éventuelle, de lui garantir la possession de la Savoie; mais sa demande ne fut pas accueillie. «Nous sommes innocents de ce qui peut se passer au delà des Alpes», répondit le prince Schwarzenberg[380]. Le gouvernement sarde n'était pas, en Italie, le seul dont le ministre français cherchât à gagner le concours: le roi de Naples reçut aussi des ouvertures et parut mieux les accueillir[381].

Ces démarches de notre diplomatie ne pouvaient demeurer ignorées de l'Autriche. À Paris, du reste, on ne désirait pas qu'elles le fussent, car on comptait sur elles pour intimider le cabinet de Vienne. Le Roi se prêtait volontiers, pour sa part, à cette tactique comminatoire. «Tenons bon, disait-il souvent, et nous les ferons bouquer.» Il calculait, en conséquence, son langage aux ambassadeurs. «Comte Crotti, disait-il un jour, avec une extrême animation, à l'envoyé sarde, voulez-vous savoir où l'on en viendrait sans ma vigilance, sans ma fermeté? À la dictature de Thiers ou du maréchal Clausel et à la révolution partout... Les puissances y perdront leurs dents, car Méhémet-Ali est inattaquable... Je ferai, certes, tout ce qui dépend de moi pour que la guerre n'arrive pas; mais je le crois à peine possible. Alors l'empereur de Russie aura atteint son but. Reste à savoir s'il tirera de la guerre le parti qu'il en attend. Même s'il m'expulse du trône, ce qu'il désirerait, et d'un seul coup de pied (ici le Roi fit du pied le mouvement), il n'aura fait que favoriser tous les révolutionnaires, ébranler tous les trônes.» Et un autre jour: «Je n'ai rien contre la Prusse; mais, quant aux poltrons qui se cachent derrière les autres (ceci s'adressait à la cour de Vienne), nous saurons bien les atteindre[382].» Vers la fin d'août, il renouvela la scène qu'il avait déjà faite à l'ambassadeur d'Autriche dans les derniers jours de juillet. «Les puissances, lui dit-il, se trompent lourdement, si elles comptent sur ma patience illimitée; cette patience trouvera son terme en même temps que celle de la nation, qui n'est pas bien grande. Au surplus, ce n'est pas la première impertinence qu'on m'ait faite; si je n'ai pas paru me ressentir des autres, ce n'est pas faute de les apercevoir, mais parce que je les ai méprisées. On eût dû comprendre, cependant, que moi seul, bien plus que cet empereur de Russie dont on a tant de peur, j'ai la puissance de préserver l'Europe d'un débordement révolutionnaire; seul, entre tous les souverains actuels, je me sens en mesure de tenir tête à la gravité des conjonctures.» Le tout accompagné de menaces dédaigneuses, de traits acérés contre M. de Metternich, d'éclats de voix qui retentissaient jusque dans la pièce voisine, où était la Reine avec la cour. M. de Rothschild, qui s'y trouvait également, laissait voir son trouble. Comme, en sortant du cabinet royal, le comte Apponyi priait la Reine de calmer le Roi, elle répondit «qu'elle ne se mêlait nullement d'affaires, mais qu'en ce qui touchait l'honneur français, elle était aussi susceptible que le Roi et plus animée.» L'ambassadeur autrichien alla se plaindre à M. Thiers: «À qui le dites-vous? répondit celui-ci, non sans malice; je fais ce que je peux pour le calmer[383].» Cette scène eut un tel retentissement, que les journaux en donnèrent le récit plus ou moins exact, mettant en scène Louis-Philippe et lui faisant honneur de son patriotisme. Les Tuileries, d'ailleurs, entendaient parfois un langage plus menaçant encore: c'était celui du duc d'Orléans, qui disait tout haut, vers la fin d'août, «que, dans l'état actuel des esprits, la guerre était nécessaire pour la France, et qu'il la désirait ardemment[384].» Quelques semaines plus tard, faisant allusion aux émeutes que faisait craindre, à Paris, l'excitation populaire: «J'aime mieux, s'écriait-il, succomber sur les rives du Rhin ou du Danube que dans un ruisseau de la rue Saint-Denis!»

Si, à la cour, on était à ce point animé, que ne devait pas être l'emportement de la presse! Une bonne partie des journaux de Paris et de la province ne semblaient occupés qu'à menacer l'Europe d'une guerre et de plusieurs révolutions, avec des allusions souvent peu voilées aux frontières du Rhin. C'était surtout avec les feuilles anglaises que s'échangeaient, à travers la Manche, de véhémentes invectives, d'amères récriminations. «La discussion, disait le Constitutionnel, n'est presque plus engagée de parti à parti; elle l'est de peuple à peuple[385].» La presse semblait comme une seconde puissance qui négociait, déclamait, menaçait à côté de la puissance exécutive, parlant plus haut et frappant plus fort. Le conflit diplomatique n'en était ni simplifié ni moins dangereux. Dès le 2 août, le duc de Broglie, quoique favorable alors à la politique de M. Thiers, exprimait le vœu que «l'action de la presse se régularisât un peu». «Il faut éviter, ajoutait-il, de rallier contre nous toute l'Angleterre autour de Palmerston et d'inquiéter l'Europe à ce point qu'on fasse d'une alliance bancroche sur un point spécial une alliance solide sur la généralité même des choses[386].» Le 8 août, M. Duchâtel écrivait: «Les bavardages des journalistes ne conviennent pas aux hommes d'État, et, par susceptibilité pour soi-même, il ne faut pas provoquer justement l'amour-propre des autres... Tout en nous montrant dignes et résolus, ne forçons pas nos voisins à se fâcher contre nous par point d'honneur. Maintenons notre honneur, ne blessons pas celui des autres[387].» Le 15 août, c'est M. de Barante qui, de Saint-Pétersbourg, jugeait ainsi la situation: «Il y a un désir si universel de la paix, que je ne craindrais point, si l'orgueil français et l'orgueil anglais ne se trouvaient en présence. Tous deux sont âpres et peu accoutumés à reculer.» Le même diplomate écrivait encore le 1er septembre: «Je suis confondu et affligé des fanfaronnades des journaux... Je ne puis supposer que le ministère ait lâché cette meute qui accroît les difficultés d'une situation déjà périlleuse... Notre dignité en souffre. C'est irriter sans intimider[388]

M. Thiers se défendait d'être pour quelque chose dans ces violences. «J'ai fait de grands efforts pour calmer la presse», écrivait-il à M. de Barante, le 23 août[389]. Mais il avait plus de peine qu'un autre à se dégager pleinement de cette compromettante solidarité; il souffrait, en cette circonstance, de la part qu'il avait donnée aux journaux dans son action politique et des liens qu'il avait laissés s'établir entre eux et le gouvernement. Ajoutez que les feuilles officieuses, celles où les cabinets étrangers pouvaient se croire autorisés à chercher la pensée du ministère français, celles dont les rédacteurs recevaient, de notoriété générale, les confidences et les inspirations du président du conseil, étaient, pour la plupart, des feuilles de gauche, et avaient pris, dans l'opposition, l'habitude de traiter les affaires étrangères sur un ton peu fait pour rassurer l'Europe. «Il faut convenir, disait le Journal des Débats, que le langage de nos journaux ministériels n'est que trop propre à nous représenter, au dehors, sous ce faux jour de tapageurs et de brouillons. Ne sachant pas être dignes et fermes, ils prennent des airs fanfarons. C'est le malheur, c'est la fatalité, c'est la punition des ministres du Ier mars de traîner à leur suite les organes d'un parti qui ne peut pas se défaire de ses habitudes d'agitation. La gauche a fait beaucoup de sacrifices au ministère actuel; mais la dernière chose qu'un parti sacrifie, c'est son langage. Quand on a parlé si longtemps propagande, guerre de principes, révolution universelle, il est difficile de revenir à des formes de discussion plus modérées[390].» Aussi M. de Tocqueville, qui pourtant appartenait alors à la gauche et qui penchait personnellement vers une politique belliqueuse[391], écrivait-il, le 9 août, à son ami M. de Beaumont: «Je n'approuve point le langage de la presse officielle; ces airs de matamores ne signifient rien. Ne saurait-on être fermes, forts et préparés à tout, sans jactance et sans menace? Il faut faire, assurément, la guerre dans telle conjoncture, aisée à prévoir; mais une pareille guerre ne doit pas être désirée ni provoquée, car nous ne saurions en commencer une avec plus de chances contre nous[392]

Naturellement, le langage de la presse radicale était pire encore que celui de la presse ministérielle. Le National évoquait 1792, et levait ouvertement le drapeau de la guerre de propagande et de l'insurrection universelle; il demandait qu'on devançât la coalition sur le Rhin comme en Italie, et prétendait avoir reçu d'Allemagne, de Belgique, de Hollande, de Suisse, des rapports qui garantissaient à la France le concours des peuples contre les rois de l'Europe. En même temps, il travaillait à tourner contre la monarchie de Juillet, autant que contre l'étranger, l'irritation du sentiment national: «Vous avez pris, disait-il au gouvernement, la couardise pour de l'habileté. Vous vous félicitiez de la paix acquise au prix de vos bassesses. Aujourd'hui, vous recueillez le prix de vos ignominies. Vous êtes traînés comme des poltrons à la queue de l'Europe. Elle vous rejette, vous méprise et vous insulte... La guerre n'est pas possible pour Louis-Philippe, car la guerre, pour lui, c'est le suicide... Si M. Thiers ne veut pas se joindre à la trahison, s'il est autre chose qu'un brouillon qui se sert des événements pour agir sur les fonds publics[393], il pressera toutes les mesures d'armements, au lieu de les arrêter... Si quelque influence fatale domine le ministère, qu'il la désigne en s'éloignant.» Du reste, tout en excitant ainsi M. Thiers contre la couronne, le National n'était pas disposé à le ménager; il l'accusait sans cesse de «reculade», le traitait de «fanfaron de dictature», dont «la fatuité impertinente était pire peut-être qu'une audacieuse et manifeste trahison». Et il lui criait: «Pourquoi donc êtes-vous là plutôt que M. Molé? Avec lui, nous aurions la honte et la paix; avec vous, nous n'avons pas moins la honte, et la paix est de plus en plus compromise.»

Aux articles de journaux se joignaient des écrits de moins courte haleine. Un homme de talent, encore peu connu, M. Edgard Quinet, publiait sous ce titre: «1815 et 1840», une brochure toute brûlante de passion patriotique et guerrière, où il demandait la destruction des traités de Vienne et la conquête des frontières du Rhin, rêvant, du reste, non sans quelque naïveté, de persuader à l'Allemagne que ce serait son plus grand bien. «La bataille de la Révolution française, disait-il, a duré trente ans. Victorieux au commencement et pendant presque toute la durée de l'action, nous avons perdu la journée, vers le dernier moment. Cette bataille séculaire ressemble à celle de Waterloo, heureuse, glorieuse, jusqu'à la dernière minute qui décide de tout. La Révolution a rendu son épée en 1815; on a cru qu'elle allait la reprendre en 1830. Il n'en a point été ainsi. Ce grand corps blessé ne s'est relevé que d'un genou. Depuis vingt-cinq ans, nous voilà courbés sous des fourches caudines, nous efforçant de faire bonne contenance... Si la Révolution a été vaincue en 1815, le droit public, fondé sur les traités de Vienne, est la marque légale, palpable, permanente, de cette défaite. Soumis aux traités écrits avec le sang de Waterloo, nous sommes encore légalement, pour le monde, les vaincus de Waterloo.» C'est la revanche de cette grande défaite que M. Quinet veut poursuivre par la guerre, guerre immense, terrible, où il ne nous faudra compter que sur nous-mêmes» et où «nous ne pourrons reculer sans périr». Puis l'auteur s'écriait: «Mettez donc la main sur le cœur. Êtes-vous d'humeur à faire de chacune de nos cités, s'il le faut, une Saragosse française? Sentez-vous la terre frémir sous vos pas et, dans vos poitrines, la force nécessaire pour décupler celle du pays?... Dans ce cas, après avoir invoqué votre droit, acceptez la guerre. Sauvez la France!»

Le bruit de ces déclamations, venant s'ajouter à celui des armements, jetait le trouble dans les esprits. Il semblait à tous que la France fût à la veille d'événements redoutables. Par moments même, dans tel département, la nouvelle se répandait que la guerre venait d'être déclarée, et il fallait que le préfet la démentît officiellement. Ce n'était partout que clameurs contre l'Anglais, chants de la Marseillaise. On intercalait dans les pièces de théâtre des phrases belliqueuses, aussitôt saisies et applaudies[394]. Cette effervescence pouvait n'avoir pas de trop graves inconvénients, si la résistance victorieuse du pacha devait prochainement donner raison à notre politique et mettre fin à la crise d'une façon flatteuse pour notre amour-propre. Mais si cette prévision était trompée, que ferait-on de cette opinion surchauffée? Comment la contenir ou la satisfaire? D'ailleurs, tout semblait alors concourir à exciter les esprits. Le parti radical continuait plus bruyamment que jamais, par toute la France, sa campagne de banquets réformistes et socialistes[395]. Les deux agitations révolutionnaire et belliqueuse se mariaient pour ainsi dire. Au retour tumultueux du banquet de Châtillon, dans la soirée du 31 août, on cria: Mort aux Anglais! et la police craignit un moment une attaque contre l'ambassade d'Angleterre[396]. Vainement les journaux ministériels, le Siècle et le Courrier, représentaient-ils que cette agitation des partis extrêmes était peu opportune à l'heure où il convenait de réunir toutes les opinions contre l'étranger: le National répondait «que si le ministère était de bonne foi dans ses manifestations patriotiques, il ne pouvait qu'applaudir à un tel élan de l'esprit révolutionnaire, parce qu'il y trouverait un point d'appui; que si, au contraire, il jouait la comédie, ou si seulement il était faible et incertain, les amis du pays devaient voir avec satisfaction tout ce qui tendait à le surveiller et à le stimuler.»

À cette même époque, comme pour montrer que tout était ébranlé et troublé à la fois, éclatait, à Paris, un mouvement de grèves comme on n'en avait pas encore connu de pareil. Les tailleurs donnèrent le signal; d'autres suivirent. Les ouvriers réclamaient une augmentation des salaires ou tout au moins une diminution des heures de travail. Bien que, dans la législation d'alors, le seul fait de la coalition constituât un délit, le gouvernement montra d'abord quelque tolérance, fermant les yeux sur les réunions illégales des grévistes, en autorisant même formellement quelques-unes. Loin d'être calmée par ces ménagements, l'agitation ne fit que croître: les grèves s'étendirent; on établit, pour les soutenir, des caisses de secours; une véritable pression, des violences même furent exercées sur les ouvriers qui répugnaient à quitter leurs ateliers. La police, ne pouvant plus longtemps fermer les yeux, usa de la force pour dissoudre les réunions et fit d'assez nombreuses arrestations. Par contre, la presse radicale prit en main la cause des grévistes, attribuant tous les conflits qui se produisaient «à la mauvaise organisation du travail, aux préférences de la loi pour les puissants, à sa sévérité pour les faibles». «Notre parti, disait le National du 30 août, sympathise avec les ouvriers, parce que leur cause est juste... Il faut que les conditions du travail soient changées; il faut que le crédit se réorganise; il faut enfin une autre base à l'ordre social tout entier.» Le National eût été sans doute fort gêné d'indiquer quelle serait cette nouvelle société; il se tirait d'embarras en concluant à une vaste enquête. À la fin d'août, la grève avait gagné les tailleurs de pierre, les maçons, les charpentiers, les mécaniciens, les charrons, les vidangeurs, les cotonniers, les bonnetiers, les cordonniers, les ouvriers en papiers peints. Des désordres qui se produisirent, le 31 août au soir, au retour du banquet de Châtillon, furent une excitation nouvelle pour les ouvriers, dont l'attitude devint de plus en plus menaçante. On les vit, le lendemain et les jours suivants, se réunir en grand nombre, dès le matin, aux diverses barrières de Paris, à Vaugirard, à Pantin, à Ménilmontant, à Saint-Mandé. Après avoir entendu les discours enflammés des meneurs auxquels tâchaient de se mêler les chefs des sociétés secrètes, des bandes se formaient, qui parcouraient la ville, forçant les ouvriers qui travaillaient encore à faire grève. Le 3 septembre, plusieurs sergents de ville qui cherchaient à empêcher une violence de ce genre dans la fabrique d'armes de M. Pihet, furent frappés mortellement à coups de poignard. Des rassemblements obstruaient la circulation sur certains points des boulevards ou des quais. Les choses tournaient de plus en plus à l'émeute; Paris prenait une physionomie inquiétante; les travaux se trouvaient presque partout interrompus, et la Bourse baissait d'un franc en un seul jour. Le gouvernement comprit qu'il n'était que temps de faire preuve d'énergie. Le préfet de police fit afficher la loi sur les attroupements et y joignit un «avis aux ouvriers», promettant protection à ceux qui voulaient travailler et adressant des avertissements sévères aux perturbateurs et aux embaucheurs. Les troupes furent mises sur pied pour agir de concert avec la garde municipale; des charges de cavalerie, sabre au poing, dispersèrent les rassemblements, tandis que la police opérait de nombreuses arrestations. La presse radicale cria, naturellement, à la cruauté, et accusa le ministère de vouloir provoquer une sédition pour distraire le public des embarras et des humiliations de sa politique extérieure.

Cependant le désordre continuait toujours; il fut même bientôt visible que les meneurs, croyant la population suffisamment échauffée, allaient tenter un coup de force. En effet, le 7 septembre au matin, les ébénistes du faubourg Saint-Antoine quittent en masse leurs ateliers; d'autres corps d'état se joignent à eux. Ils résistent aux sergents de ville et aux gardes municipaux qui veulent les disperser. Bientôt toutes les rues qui vont de la Bastille aux extrémités du faubourg sont encombrées. Un omnibus qui passe est renversé, et, sur trois ou quatre points, on commence des barricades. Des rassemblements se forment sur la place Maubert et dans le faubourg Saint-Marceau. Mais le gouvernement est sur ses gardes; il a réuni dans Paris des forces considérables. En très-peu de temps, suivant un plan tracé par le maréchal Gérard, les troupes occupent en nombre les points menacés; le rappel est battu dans tous les quartiers, pour faire prendre les armes aux gardes nationaux. Ce grand déploiement de force décourage les perturbateurs, qui, d'ailleurs, n'ont pas de chefs capables de les mener à la bataille. L'émeute est étouffée en son germe. Les jours suivants, les ouvriers, convaincus que la lutte serait impossible, se tiennent cois. C'est ensuite affaire aux tribunaux de juger les nombreux individus arrêtés. Ils en condamnent plusieurs à des peines légères, ce qui fournit occasion à la presse radicale d'attaquer les juges, comme naguère elle a attaqué la police. En même temps, cette presse, tirant argument de ce que les grévistes se sont heurtés à la résistance du gouvernement, répète, avec plus de force, que la révolution politique est le préliminaire indispensable de la révolution sociale[397]. Toutefois, si l'ordre matériel se trouvait rétabli, la paix n'était pas faite dans les esprits: beaucoup d'ouvriers sortaient de là, aigris, pleins de ressentiments, plus que jamais préparés à être la proie des sophistes du socialisme. M. Louis Blanc saisit cette occasion pour lancer une brochure sur l'Organisation du travail, qu'il adressa tout spécialement aux grévistes. Cet écrit, devenu bientôt tristement fameux, devait faire de grands ravages dans le monde populaire: il y aura lieu d'en reparler plus tard.

La menace de la guerre sociale, venant s'ajouter à celle de la guerre étrangère, ne contribuait pas peu à donner je ne sais quoi de sinistre à la situation. Aussi l'alarme était-elle grande. «Une inquiétude générale suspend toute entreprise, disait le National; les travaux de la paix ne peuvent plus s'exécuter.» Nous lisons, vers la même époque, dans le journal qu'écrivait l'une des princesses royales pour le prince de Joinville, alors en route vers Sainte-Hélène: «L'inquiétude des esprits est extrême relativement à la guerre; les fonds descendent avec une effrayante rapidité[398].» Le Journal des Débats en venait à dire: «Mieux vaudrait avoir la guerre tout de suite que d'en avoir la menace suspendue sur la tête... Ce qu'il y aurait de pis au monde, ce serait la prolongation indéfinie de l'incertitude actuelle. S'il faut faire la guerre, faisons-la. Mais ne nous abandonnons pas à la merci des événements. Les esprits s'échaufferont; le gouvernement ne sera plus le maître.» Ce dernier péril, le plus grave de tous, était signalé par M. Thiers lui-même, dans une conversation avec un diplomate étranger. «En France, disait-il, la guerre et la paix ne dépendent pas du gouvernement; elles dépendent de la nation, et il n'est que trop vrai que celle-ci pourrait un jour entraîner le gouvernement plus loin qu'il ne se l'est proposé[399]

Ce n'était pas le seul côté par lequel la France courût risque d'être conduite à la guerre sans l'avoir voulue. Elle avait alors, dans les eaux du Levant, une flotte très-belle et très-nombreuse, aux mains de chefs hardis, confiante dans sa force et se sentant même supérieure à la flotte anglaise qui manœuvrait à coté d'elle[400]. Déjà, à l'époque de la bonne harmonie diplomatique, on eût pu facilement discerner, entre ces deux flottes, plus d'un symptôme de rivalité jalouse[401]. Les relations s'étaient tendues encore, depuis que les politiques se trouvaient en conflit, et, pour leur compte, nos marins, loin de redouter une rupture, la désiraient et l'espéraient[402]. Dans de telles conditions, le seul voisinage de ces deux formidables escadres n'était-il pas un péril quotidien? Une contestation entre deux navires, une simple querelle de matelots pouvait être l'étincelle qui mettrait le feu aux poudres. M. Thiers avouait n'être pas, sous ce rapport, sans inquiétude, et se faisait honneur d'avoir «donné des ordres pour rendre nos marins circonspects». Bien plus, il avait rappelé l'amiral Lalande et l'avait remplacé par l'amiral Hugon, fort énergique également, mais moins téméraire. Toutefois, chacun avait le sentiment que, contre un danger de ce genre, les plus soigneuses précautions étaient d'une bien incertaine efficacité, et, comme le disait M. Guizot, dans une phrase qui fut alors très-répétée: «L'Europe était à la merci des incidents et des subalternes.»

Aussi comprend-on que les esprits clairvoyants témoignassent, à cette époque, d'une réelle inquiétude. M. Duchâtel écrivait, le 8 août, à M. Guizot: «La situation me paraît inquiétante... Nous sommes, comme en 1831, sur la lame d'un couteau, et le défilé n'est pas facile à passer[403].» Peu après, à la date du 15 août, nous lisons, dans une lettre intime de M. de Barante: «Depuis dix ans, le repos de l'Europe n'a jamais été dans un tel péril[404].» M. Thiers lui-même déclarait, le 22 août, que «la situation était fort grave», et que «bien des accidents pouvaient se produire qui amèneraient une catastrophe[405]». «Aurons-nous la guerre?» se demandait Henri Heine quelques jours plus tard. Et il répondait: «Pas à présent; mais le mauvais démon est de nouveau déchaîné, et il possède les âmes. Le ministère français a agi très-légèrement et très-imprudemment, en soufflant de suite, de toute la force de ses poumons, dans la trompette guerrière, et en mettant l'Europe entière sur pied par ses roulements de tambour. Comme le pêcheur dans le conte arabe, M. Thiers a ouvert la bouteille d'où sortit le terrible démon. Il ne s'effraya pas peu de sa forme colossale, et il voudrait maintenant le faire rentrer dans sa prison par des paroles de ruse[406].» En tout cas, on avait, chaque jour davantage, le sentiment que le nœud de la question n'était plus en Occident, mais en Orient, et l'on prêtait anxieusement l'oreille à tous les bruits venant de ces régions lointaines. «Les événements ne sont plus à Londres, écrivait M. Guizot; ils sont en Égypte et en Syrie. Je ne les fais plus; je les attends[407]

VIII

Pendant qu'en Europe notre diplomatie tournait dans le même cercle et attendait que le temps fit naître les difficultés sur lesquelles elle fondait l'espoir de sa revanche, lord Palmerston, imperturbablement confiant dans la prompte soumission du pacha, pressait, en Orient, l'exécution du traité du 15 juillet. Sous l'impulsion de lord Ponsonby, la politique turque prenait une allure rapide et impétueuse qui ne lui était pas habituelle. Bien que le traité ne fût toujours pas ratifié, la Porte faisait faire à Méhémet-Ali les premières sommations, et avant même que celles-ci fussent arrivées à leur adresse, sir Charles Napier se présentait, le 14 août, devant Beyrouth, avec une partie de l'escadre anglaise, enjoignait aux Égyptiens d'évacuer cette ville, saisissait les petits navires qui se trouvaient sous sa main et n'avait pas scrupule d'appeler ouvertement les Syriens à la révolte, les soldats du pacha à la désertion[408].

La nouvelle de la démarche de sir Charles Napier arriva à Paris le 5 septembre. Connue du public le 6, elle augmenta encore la surexcitation des esprits. Une telle précipitation dans la violence surprenait et irritait d'autant plus qu'on nous avait tenu secrète jusqu'alors la clause qui permettait d'exécuter le traité sans attendre les ratifications. «Ces faits sont d'une immense gravité», déclarait, le 7 septembre, le Journal des Débats, et il demandait la convocation des Chambres. M. Guizot fut chargé de porter au gouvernement anglais de très-vives réclamations; lord Palmerston lui répondit par la clause de l'exécution immédiate, sans expliquer, il est vrai, comment on avait usé de la force contre Méhémet-Ali, avant même qu'il eût été mis en demeure de dire s'il acceptait ou refusait les conditions du traité.

En même temps qu'arrivaient à Alexandrie les premières sommations de la Porte, débarquait dans cette ville un envoyé spécial de M. Thiers, le comte Walewski; il avait mission de conseiller Méhémet-Ali, dans cette crise redoutable pour lui comme pour nous, d'empêcher ses coups de tête et de lui recommander un grand esprit de conciliation. Frappé de la promptitude et de la vigueur avec lesquelles agissaient la Porte et ses alliés, M. Walewski invita le pacha à transiger, et lui suggéra d'offrir la restitution d'Adana, de Candie et des villes saintes, si l'on voulait lui laisser l'Égypte héréditaire et la Syrie en viager. C'était précisément la combinaison que M. Thiers avait refusée, ou au moins éludée, peu avant le 15 juillet. Méhémet, qui, malgré ses bravades, avait déjà conscience de sa faiblesse, suivit le conseil de notre envoyé, non sans se faire habilement un mérite de sa déférence. Dès le 25 août, il fit connaître aux consuls sur quel nouveau terrain il était disposé à se placer. Le 30, M. Walewski s'embarquait pour Constantinople; il s'était aperçu que les choses pressaient, et avait pris sur lui d'aller négocier, auprès du Divan, la prompte acceptation de la transaction proposée par le pacha.

Instruit, vers le 17 septembre, de la démarche de son envoyé, M. Thiers, loin de la désapprouver, y entra vivement. Il informa aussitôt ses ambassadeurs de la «grande concession» faite par le pacha, et demanda à la Porte, ainsi qu'aux cabinets de Londres, de Vienne et de Berlin, de donner sans retard leur assentiment à «des propositions si conciliantes». «Dans ces circonstances, ajoutait-il, le gouvernement du Roi, immolant à l'intérêt de la paix des susceptibilités trop bien justifiées cependant, n'hésite pas à faire un appel à la sagesse des cours alliées.» C'était sortir de la réserve expectante où M. Thiers avait jusqu'ici jugé que l'intérêt et la dignité de la France l'obligeaient à se renfermer. Commençait-il à éprouver quelque doute sur la force et la volonté de résistance du pacha? Divers indices tendraient à le faire croire[409].

Le ministre français n'hésita pas à appuyer cet appel à la «sagesse» des puissances par des menaces plus ou moins voilées. «Repousser ces conditions, écrivait-il à M. Guizot dans une dépêche destinée à être montrée, ce serait évidemment réduire le pacha à la nécessité de défendre par les armes son existence politique... Les puissances se verraient obligées de recourir à des moyens extrêmes, et, parmi ces moyens, il en est qui peut-être rencontreraient quelques obstacles de notre part; il en est d'autres auxquels nous nous opposerions très-certainement; on ne doit se faire, à cet égard, aucune illusion[410].» C'était, sans le préciser, il est vrai, poser un casus belli. M. Thiers crut pouvoir être plus menaçant encore dans une conversation qu'il eut, à Auteuil, le 18 septembre, avec M. Bulwer. Après lui avoir fait connaître les termes de la transaction négociée par M. Walewski: «La France, dit-il, trouve ces conditions raisonnables et justes. Si votre gouvernement veut agir avec nous, pour persuader au sultan et aux autres puissances d'accepter ces conditions, il y aura de nouveau entre nous une entente cordiale. Si non, après les concessions obtenues de Méhémet-Ali par notre influence, nous sommes tenus de le soutenir.» Puis, regardant M. Bulwer entre les yeux: «Vous comprenez, mon cher, la gravité de ce que je viens de dire.»—«Parfaitement», répondit le diplomate anglais en demeurant à dessein imperturbable. Toutefois, à la fin de l'entretien, notre ministre ajouta: «Ce que je vous ai dit, c'est M. Thiers, non le président du conseil, qui l'a dit. Je n'ai consulté ni mes collègues ni le Roi. Mais je désirais que vous connussiez la tendance de mes opinions personnelles.» M. Bulwer ne voulut pas envoyer à Londres le récit d'un entretien si grave, sans l'avoir soumis à M. Thiers; il lui apporta donc, quelques heures après, l'ébauche de sa dépêche. Celle-ci, non sans malice, commençait par avertir le gouvernement anglais que la conversation dont il allait lui être rendu compte n'exprimait que le sentiment personnel de M. Thiers; puis elle ajoutait: «Vous ne devez pas avoir la moindre appréhension que le Roi adhère jamais à un tel programme; et si M. Thiers offre sa démission sur cette question, elle sera acceptée sans aucune hésitation.» Suivait le récit de l'entretien. Le président du conseil lut la dépêche, non probablement sans se mordre un peu les lèvres. «Mon cher Bulwer, dit-il, comment pouvez-vous vous tromper ainsi? Vous gâtez une belle carrière. Le Roi est bien plus belliqueux que moi. Mais ne compromettons pas l'avenir plus qu'il n'est nécessaire; n'envoyez pas votre dépêche; faites seulement connaître d'une façon générale à lord Palmerston ce que vous pensez de notre conversation.» Il comprenait sans doute qu'il s'était avancé un peu à la légère[411].

La transaction rencontra tout de suite un adversaire résolu dans lord Palmerston. Loin d'être adouci par les dispositions conciliantes du pacha, il y voyait un indice de faiblesse, et cette faiblesse l'encourageait. Quant aux menaces, elles ne l'intimidaient pas. «Si Thiers, écrivait-il à M. Bulwer, reprend jamais avec vous le ton comminatoire, si vague qu'il soit, ripostez et allez jusqu'aux dernières limites de ce que je vais vous dire: avertissez-le, de la façon la plus amicale et la plus inoffensive possible, que si la France jette le gant, nous ne refuserons pas de le ramasser; que si elle commence la guerre, elle perdra certainement ses vaisseaux, ses colonies, son commerce, avant d'en voir la fin; que son armée d'Algérie cessera de lui donner du tracas, et que Méhémet-Ali sera jeté dans le Nil. J'ai toujours fait ainsi quand Guizot ou Bourqueney commençaient à faire les bravaches, et j'ai observé que cela agissait chaque fois comme un sédatif.» Le ministre anglais faisait ensuite un fastueux étalage de ses armements maritimes. Du reste, il comptait qu'on n'en viendrait pas à ces extrémités. «Vous pensez, écrivait-il à son chargé d'affaires, que Thiers pourrait passer le Rubicon. Je persiste à croire qu'il ne le voudra pas ou ne le pourra pas[412]

À Londres, tout le monde n'était pas aussi âprement réfractaire à la conciliation. L'ouverture de M. Thiers eut même pour effet de ranimer, dans le cabinet anglais, l'opposition intestine contre laquelle lord Palmerston avait eu déjà à lutter[413]. Cette fois, ce fut lord John Russell, l'un des membres les plus influents du ministère, qui se mit en avant; il avait approuvé le traité du 15 juillet; mais il s'effrayait de la façon dont on l'exécutait, et était blessé de l'attitude prise au Foreign-Office de tout décider sans consulter ni même avertir les autres ministres. Au su des propositions nouvelles faites par la France, il requit lord Melbourne de convoquer un conseil de cabinet qui fut fixé au 27 septembre[414]; il ne cachait pas son intention de critiquer à fond la politique suivie, résolu à se démettre, si le conseil lui donnait tort, et prêt à prendre le portefeuille des affaires étrangères si lord Palmerston se retirait. Celui-ci n'avait pas encore eu à soutenir un aussi redoutable assaut, et l'anxiété était grande parmi les rares personnes au courant de ce qui se préparait. Cependant le ministre menacé ne paraissait disposé à rien céder; dans ses conversations, il traitait la transaction offerte de proposition «absurde» qui ne «méritait pas d'arrêter un moment l'attention», affirmait à tout venant que Méhémet était à bout de ressources, et persistait à garantir un succès prompt et facile. De plus, pour effacer le bon effet de notre attitude conciliante, il prétendait que, livré à lui-même, le pacha eût été disposé à céder beaucoup plus et que notre intervention à Alexandrie n'avait tendu qu'à empêcher ces concessions[415]. À la vérité, il fut bientôt contraint, non-seulement devant nos démentis formels[416], mais devant les rapports de ses propres agents, de reconnaître un peu piteusement que cette imputation reposait sur de faux bruits[417]. Loin de pousser au conflit, M. Thiers donnait en ce moment des preuves nouvelles de sa modération: à la demande de ceux qui formaient à Londres «le parti de la paix», il consentait à déclarer qu'au cas où la transaction proposée serait acceptée, la France en garantirait l'exécution par le pacha et s'associerait, s'il était besoin, aux mesures coercitives prises par les autres puissances.

Enfin vint le jour indiqué pour le conseil de cabinet. Ce fut une vraie scène de comédie. «On eût payé sa place pour y assister», écrivait alors M. Greville. La séance ouverte, il y eut d'abord, pendant quelque temps, un silence de mort; chacun attendait ce que dirait «le premier». Son avis, dans l'état de division du ministère, devait être décisif. Mais, avec sa bravoure accoutumée, lord Melbourne, n'avait qu'une pensée, se dérober. Voyant cependant qu'il lui fallait dire quelque chose, il commença: «Nous avons à examiner à quelle époque le parlement pourrait être prorogé.» Là-dessus, lord Russell rappela brusquement qu'il y avait une autre question, qui était de savoir si avant peu on ne serait pas en guerre; et, se tournant vers lord Melbourne: «J'aimerais, dit-il, à connaître votre opinion sur ce sujet.» Pas de réponse. Après une autre longue pause, quelqu'un demanda à lord Palmerston quelles étaient ses dernières nouvelles. Celui-ci tira de sa poche un paquet de lettres et de rapports qu'il se mit à lire; ce qui fournit au «premier» l'occasion de s'endormir profondément dans sen fauteuil, moyen sûr d'échapper à la nécessité de se prononcer. La lecture finie, nouveau silence. Lord John, voyant l'impossibilité de rien tirer de son chef, prit le parti d'aborder lui-même la question, et la traita à fond. Lord Palmerston répondit par une véhémente philippique contre la France, disant qu'elle était faible et mal préparée, que toutes les puissances de l'Europe étaient unies contre elle, que la Prusse avait deux cent mille hommes sur le Rhin, enfin, suivant le mot de lord Holland, «montrant toute la violence de 93». Lord Russell, mis en demeure de préciser ses conclusions, demanda d'abord qu'on remerciât tout de suite la France des efforts qu'elle avait faits pour amener le pacha à des concessions; ensuite qu'on réunît les ambassadeurs des autres puissances et qu'on leur fît connaître qu'en face de la situation nouvelle créée par la médiation de la France, l'avis de l'Angleterre était de rouvrir les négociations. Une discussion s'ensuivit. Holland et Clarendon appuyèrent lord Russell; Minto et Macaulay défendirent lord Palmerston. Lord Melbourne, cependant, se taisait toujours. Dans l'impossibilité de s'entendre, on profita de l'absence de l'un des ministres, lord Morpeth, pour renvoyer la suite de la délibération au 1er octobre.

Dans l'intervalle des deux conseils, le mouvement contre lord Palmerston parut grandir encore. Cinq ou six de ses collègues déclaraient être résolus à se démettre si sa politique triomphait. L'opinion anglaise s'alarmait des menaces de guerre. Le Times se prononçait fortement pour l'entente avec le cabinet de Paris et pour l'approbation des propositions du pacha. On rapportait ce propos de M. de Neumann, le chargé d'affaires d'Autriche: «Plût à Dieu que le sultan acceptât les dernières propositions de Méhémet-Ali, car cela nous tirerait d'un grand embarras!» Enfin la reine elle-même, endoctrinée par son oncle, le roi des Belges, écrivait que son désir était de voir tenter un rapprochement avec la France. Quant à l'infortuné lord Melbourne, il s'était enfui à la campagne pour échapper aux deux partis: une fois de plus, il avait perdu l'appétit et le sommeil. «Jamais, écrivait un témoin, on n'a vu une image aussi mélancolique de l'indécision, de la faiblesse et de la pusillanimité.» M. Guizot, qui avait fort habilement noué des relations avec les partisans de la conciliation, était tenu au courant de leurs projets et de leurs démarches.

Le 1er octobre, le cabinet se trouva de nouveau réuni. À l'attitude de ses collègues et même de lord Melbourne, lord Palmerston comprit qu'en persistant à tout repousser de front, il briserait le cabinet. Il modifia donc sa tactique, et, sans cesser d'affirmer sa confiance dans le succès des opérations entreprises en Orient, il s'offrit à faire quelque communication à la France, si tel était le désir du cabinet. Ses collègues furent surpris et charmés d'un changement de ton si complet, et l'accord se fit tout de suite sur la proposition de lord Palmerston. Était-ce que ce dernier fût converti à la conciliation? Pour se convaincre du contraire, il suffisait de lire, dès le lendemain, l'article d'une violence sans mesure contre la France que ce ministre avait inspiré et même, disait-on, rédigé, dans le Morning Chronicle. Quel était donc le secret de la concession apparente faite par lui dans le conseil de cabinet? Tout en se disant prêt à faire une communication à la France, il avait indiqué, comme allant de soi, que cette démarche devrait être préalablement approuvée par les représentants des trois puissances alliées. Or il savait pertinemment pouvoir compter sur le refus de l'ambassadeur de Russie. En effet, à la première ouverture qui lui fut faite, M. de Brünnow déclara n'être pas en mesure de se prononcer avant d'avoir pris l'avis de sa cour; il ajouta que l'Angleterre pouvait agir à son gré, mais que le czar serait extrêmement blessé, si quelque démarche de ce genre était faite sans qu'il l'eût connue et approuvée. Il fallait plusieurs semaines pour avoir la réponse de Saint-Pétersbourg; la «communication» à la France était retardée d'autant. Lord Palmerston, qui savait quelles instructions il avait données à lord Ponsonby et aux commandants de la flotte anglaise, pensait bien n'avoir pas besoin d'un si long délai pour recevoir d'Orient quelque nouvelle qui plaçât le cabinet en face d'un fait accompli. Il ne se trompait pas. Les choses allèrent même plus vite encore qu'il ne l'espérait. Dès le 3 octobre, c'est-à-dire le lendemain du jour où il avait fait connaître à ses collègues les objections de M. de Brünnow, arrivait à Londres la nouvelle que Beyrouth n'avait pu résister à la flotte anglaise et que le sultan venait de prononcer la déchéance de Méhémet-Ali.

IX

Lord Ponsonby, en effet, justifiant la confiance de son chef, n'avait rien négligé pour précipiter les événements à Constantinople et en Syrie. Il avait fait repousser par le Divan la transaction apportée par M. Walewski, et avait même arraché, le 14 septembre, à la Porte, un firman de déchéance contre le pacha. Vainement quelques-uns des ambassadeurs hésitaient-ils à aller si loin: il les avait entraînés en prenant sur lui de déclarer que l'Angleterre se chargeait à elle seule d'exécuter la sentence de déposition[418]. En même temps, une escadre anglaise, renforcée de quelques bâtiments autrichiens, jetait, le 11 septembre, sur la côte de Syrie, tout près de Beyrouth, un corps de débarquement qui s'y établissait solidement: ce petit corps se composait de quinze cents Anglais, trois mille Turcs et quatre à cinq mille Albanais. Le même jour, la flotte bombardait et détruisait à demi la ville de Beyrouth, mais sans l'occuper. L'armée d'Ibrahim, campée sur les hauteurs voisines, assista immobile au débarquement et au bombardement, ne pouvant ou n'osant rien faire pour s'y opposer. Une telle inertie surprend de la part des vainqueurs de Nézib; elle serait même absolument inexplicable, si l'on ne savait que cette armée, comme toutes les créations du pacha, avait plus de façade que de fond. Contrairement, d'ailleurs, à ce qu'on s'imaginait en France, Ibrahim était dans une position difficile; sans communications assurées avec l'Égypte, au milieu de populations hostiles et excitées de toutes parts à la révolte, à la tête de troupes dont une partie, la partie syrienne, n'était que trop disposée à écouter les appels à la désertion, il se sentait quelque peu intimidé à l'idée de se mettre en guerre ouverte avec les puissances européennes, et se demandait s'il ne contrarierait pas ainsi les manœuvres diplomatiques de son père. Toujours est-il qu'il n'essaya aucune résistance. À ne considérer que les résultats matériels, on eût pu soutenir que ce premier succès des alliés n'était pas décisif: l'armée d'Ibrahim, non encore entamée, demeurait bien supérieure en nombre au petit corps débarqué, et les Anglais n'avaient pas même pris possession de Beyrouth. Mais les Égyptiens venaient de donner la mesure de leur faiblesse, et le fatalisme oriental, toujours prompt à se soumettre aux arrêts de la fortune, en concluait que la cause de Méhémet-Ali était perdue.

Ainsi, au moment même où le gouvernement anglais témoignait de son désir d'atténuer l'exécution du traité du 15 juillet, il se trouvait que cette exécution était déjà, par le fait de lord Palmerston et de ses agents, poussée à ses conséquences extrêmes, si extrêmes que le gouvernement britannique dut tout de suite ramener les choses un peu en arrière. En effet, à peine connue, la déchéance prononcée contre le pacha parut généralement une mesure violente, passionnée, excessive. M. de Metternich, entre autres, s'en montait fort mécontent. «Ce n'est conforme ni à la lettre ni à l'esprit des protocoles du 15 juillet», disait-il à M. de Sainte-Aulaire, et il en avait tout de suite écrit à Londres, sur un ton tellement vif que l'ambassadeur anglais à Vienne s'était demandé avec inquiétude si l'Autriche n'allait pas se séparer de l'Angleterre dans la question orientale[419]. Là n'était pas, d'ailleurs, le seul grief du chancelier, qui se montrait de plus en plus effarouché des procédés de lord Palmerston. «Il a reconnu une fois le bon droit dans sa carrière de whig, disait-il; mais il prétend le faire triompher à la manière des joueurs qui veulent faire sauter la banque[420].» Devant cette désapprobation, le chef du Foreign-Office jugea prudent d'atténuer, en ce qui concernait la déchéance, les brutalités de lord Ponsonby, et il chargea le comte Granville de déclarer au gouvernement français que cette déchéance n'était pas «un acte définitif et qui devait nécessairement être exécuté, mais une mesure de coercition destinée à retirer au pacha tout pouvoir légal, à agir sur son esprit pour l'amener à céder, et qui, n'excluait pas, entre la Porte et lui, s'il revenait sur ses premiers refus, un accommodement le maintenant en possession de l'Égypte». Le comte Apponyi fit également savoir à M. Thiers que, dans l'esprit de son gouvernement, cette déchéance «n'était qu'une mesure comminatoire sans conséquence effective et nécessaire[421]

Napier for ever! s'était écrié lord Palmerston à la nouvelle du bombardement de Beyrouth[422]. Avait-il été un homme d'État perspicace ou n'était-il qu'un téméraire heureux? Toujours est-il que, grâce à sir Charles Napier, l'événement lui donnait raison, justifiant ses plus hardis pronostics et trompant les prévisions générales[423]. Il triomphait donc, et n'était pas homme à le faire discrètement: dans les salons politiques, sa joie et celle de ses amis insultaient à la déconvenue de lord Russell et des autres opposants. Ceux-ci, sans être rassurés sur la politique suivie, ne jugeaient plus possible de la combattre et se sentaient réduits au silence. La partie du public anglais qui jusqu'alors s'était montrée inquiète des procédés de son ministre, se prenait à les admirer depuis qu'ils réussissaient, et lui savait gré de la satisfaction donnée à l'amour-propre national: changement complet et subit qui se trahit aussitôt dans le langage des journaux. «Palmerston has completely gained his point», disait mélancoliquement l'un des hommes qui, à Londres, avaient le plus désiré un rapprochement avec la France[424].

Ce qui faisait le triomphe de lord Palmerston était un cruel mécompte pour M. Thiers. Il avait joué toute sa partie sur la prévision que Méhémet-Ali se défendrait efficacement. Or l'action ne faisait que commencer, et déjà elle lui apportait un démenti. Sans doute son erreur avait été l'erreur de tous en France, Chambres, royauté, opinion. Mais il devait s'attendre qu'on s'en prît principalement à lui. Le public n'est jamais plus pressé de chercher un bouc émissaire que quand il se sent une part de responsabilité. Et puis n'appartenait-il pas au ministre d'être mieux informé que les autres, et un gouvernement n'a-t-il pas toujours tort de se tromper, fût-ce en nombreuse compagnie? On trouvait, du reste, que ce genre d'accident arrivait trop souvent à M. Thiers, dans la politique étrangère. Déjà, quelques mois auparavant, il avait dirigé toute sa diplomatie dans la confiance que les puissances ne se concerteraient jamais sans nous, et le traité du 15 juillet avait été signé à notre insu. On se rappelait qu'il n'avait pas été plus heureux lors de son premier ministère: il s'était imaginé qu'il pourrait enlever de vive force la main d'une archiduchesse pour le duc d'Orléans, et avait exposé le jeune et brillant héritier du trône à un refus pénible; ensuite, il avait soutenu que sans une nouvelle expédition d'Espagne, on ne pourrait avoir raison du carlisme, et, en septembre 1839, bien qu'il n'y eût eu aucune intervention armée de la France, don Carlos avait été expulsé de la Péninsule.

Si mortifiant que fût pour lui-même le nouveau mécompte de sa diplomatie, M. Thiers devait être plus préoccupé encore de l'effet produit sur l'opinion qu'il avait laissée si imprudemment s'échauffer. Jamais seau d'eau glacée, jeté sur une barre de fer rougie à blanc, n'avait produit une telle éruption de vapeurs brûlantes. On sut, le 2 octobre, à Paris, le bombardement de Beyrouth et la déchéance du pacha; dès le lendemain, Henri Heine écrivait: «Depuis hier soir, il règne ici une agitation qui surpasse toute idée. Le tonnerre du canon de Beyrouth trouve son écho dans tous les cœurs français. Moi-même, je suis comme étourdi; des appréhensions terribles pénètrent dans mon âme... Devant les bureaux de recrutement, on fait queue aujourd'hui, comme devant les théâtres, quand on y donne une pièce marquante: une foule innombrable de jeunes gens se font enrôler comme volontaires. Le jardin et les arcades du Palais-Royal fourmillent d'ouvriers qui se lisent les journaux d'une mine très-grave.» Heine ajoutait, le 7 octobre: «L'agitation des cœurs s'accroît de moment en moment... Avant-hier soir, le parterre, au Grand Opéra, demanda que l'orchestre entonnât la Marseillaise. Comme un commissaire de police s'opposa à cette demande[425], on se mit à chanter sans accompagnement, mais avec une colère si haletante, que les paroles restèrent à demi accrochées dans le gosier; c'étaient des accents inintelligibles... Pour aujourd'hui, le préfet de police a donné à tous les théâtres la permission de jouer l'hymne de Marseille, et je ne regarde pas cette concession comme une chose insignifiante... L'orage approche de plus en plus. Dans les airs, on entend déjà retentir les coups d'aile et les boucliers d'airain des Walkyries, les déesses sorcières qui décident du sort des batailles[426].» Tous les observateurs contemporains étaient frappés, comme Henri Heine, de ce que l'un d'eux appelait «l'effet prodigieux produit à Paris et en France par le bombardement de Beyrouth[427]». Ils constataient que «l'on parlait de la guerre comme d'une chose inévitable» et que «la perspective d'une lutte contre l'Europe entière n'effrayait pas beaucoup les masses». Certains esprits, d'ailleurs, semblaient chercher, dans ce rêve belliqueux, un moyen d'échapper, coûte que coûte, au malaise irrité de l'heure présente, une diversion violente à la mortification qu'ils ressentaient de s'être si complétement trompés. Il était visible que partout cette agitation prenait une physionomie révolutionnaire. On n'entendait que la Marseillaise, et les scènes de l'Opéra se reproduisaient dans plusieurs villes de province. Les radicaux cherchèrent à provoquer une manifestation dans la garde nationale de Paris: le prétexte était de se plaindre que le gouvernement ne fît pas exercer cette garde nationale à la petite guerre; de demander la réorganisation et la prompte mobilisation de toutes les milices citoyennes de France; enfin de réclamer le rétablissement de l'ancienne artillerie parisienne, licenciée, peu après 1830, parce qu'elle était un foyer de conspiration républicaine. Les mesures prises par le gouvernement empêchèrent la manifestation projetée; mais les meneurs publièrent dans les journaux, au nom d'un certain nombre d'officiers et de soldats de la garde nationale, une déclaration où l'on revendiquait pour elle le droit de «protester publiquement contre la conduite du gouvernement», et où l'on flétrissait «la politique déshonorante suivie envers la coalition».

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