Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 4 / 7)
À entendre tous ces manifestants, la France avait reçu une offense après laquelle il n'était même plus permis d'hésiter. On eût dit qu'un casus belli, préalablement posé par notre diplomatie, venait de se trouver réalisé. Sans doute, à raisonner les choses de sang-froid, il eût été facile d'établir qu'il n'en était rien. Le gouvernement français, en effet, n'avait jamais dit aux autres puissances: «Ne touchez pas aux possessions du pacha, ou vous aurez affaire à moi.» Il leur avait, au contraire, répété à satiété que la répartition des territoires entre le sultan et le pacha le touchait peu; seulement, qu'il était impossible de réduire par la force Méhémet-Ali, que les mesures coercitives seraient inefficaces, dangereuses, qu'elles aboutiraient à une intervention de la Russie et que nous ne pourrions supporter cette intervention. L'Europe ne s'était pas arrêtée à nos observations, et l'événement donnait tort à notre prophétie. C'était pour nous un désagrément, un mécompte: ce n'était pas une offense nouvelle, nous obligeant à tirer l'épée. Notre situation n'avait-elle pas, d'ailleurs, une frappante analogie avec celle où s'était trouvée l'Angleterre elle-même, lors de la guerre d'Espagne, sous la Restauration? Cette puissance avait tout fait, dans le congrès de Vérone, pour détourner les autres cabinets d'approuver et la France d'entreprendre une expédition au delà des Pyrénées; elle avait notamment cherché à nous décourager par les prophéties les plus sombres sur l'issue d'une telle tentative. Malgré ses efforts, elle avait eu la mortification de voir ses anciens alliés, à la tête desquels elle venait de combattre et de vaincre, quelques années auparavant, à Waterloo, ne pas tenir compte de ses avis, de ses protestations, et, au contraire, faire cause commune avec le gouvernement français; l'expédition avait été décidée malgré elle, et, au sortir du congrès, elle s'était trouvée seule de son côté, en face de toutes les puissances. La question d'Espagne, par les souvenirs qui s'y rattachaient, comme par la proximité du théâtre où elle se débattait, était, pour nos voisins, beaucoup plus intéressante, plus irritante que ne pouvait être pour nous la question de la Syrie. Aussi la colère avait-elle été grande outre-Manche. Elle s'était accrue encore, quand le succès militaire des Français au delà des Pyrénées était venu démentir les pronostics du cabinet britannique, aussi complétement que le succès de la flotte anglaise dans le Levant devait plus tard démentir les nôtres. Sous l'empire de ce désappointement, beaucoup de voix s'étaient élevées, à Londres et dans les comtés, pour demander qu'on recourût aux armes. M. Canning occupait alors le pouvoir: il n'était, certes, pas de la race des timides et n'avait pas appris, à l'école de Pitt, une crainte exagérée de la guerre. Il refusa cependant de sortir de la neutralité où il s'était renfermé dès le premier jour: la réussite d'une entreprise qu'il avait blâmée, dont il avait mal auguré, lui était, certes, désagréable; néanmoins, il ne se jugeait pas pour cela tenu de jeter l'Angleterre dans une lutte où elle eût été seule contre toute l'Europe. Sauf les mauvais procédés tout gratuits par lesquels lord Palmerston aggrava, en 1840, le déplaisir de notre isolement, ne semblait-il pas que l'Angleterre avait eu à subir, en 1823, tout ce que nous subissions dix-sept ans plus tard? Pourquoi nous montrer plus susceptibles?—Mais que pouvaient ces raisonnements diplomatiques ou ces souvenirs historiques sur des esprits surexcités? Impossible de les faire sortir de cette idée que la France avait pris fait et cause pour le pacha et qu'elle se déshonorerait en le laissant dépouiller. Ce n'était pas la moindre des fautes commises par le gouvernement, d'avoir agi et parlé de telle sorte que cette impression se fût naturellement produite.
Il ne faudrait pas croire, cependant, que les agités et les effervescents exprimassent le sentiment unanime du pays. Dans le parti conservateur, beaucoup de ceux qui, au lendemain du traité du 15 juillet, s'étaient d'abord laissé entraîner dans le mouvement, témoignaient maintenant, dans leurs conversations, dans leurs lettres, d'une grande inquiétude. De Londres, M. Guizot leur donnait l'exemple; il en venait à se demander s'il ne serait pas bientôt obligé de répudier publiquement une politique dont l'inspiration lui paraissait suspecte et l'issue effrayante. «La France ne doit pas faire la guerre pour conserver la Syrie au pacha», écrivait-il à ses amis, et il ajoutait, le 2 octobre, dans une lettre adressée au duc de Broglie: «Le vent m'apporte chaque jour ces paroles: Si la Syrie viagère est refusée, c'est la guerre. Cela peut n'être rien, ou n'être qu'un langage prémédité pour produire un certain effet; mais ce peut aussi être quelque chose, quelque chose de fort grave et tout autre chose que ce qui me paraît la bonne politique. J'y regarde donc de très-près, et je vous demande de me dire le plus tôt possible ce que vous voyez[428].» Le monde politique n'était pas le seul où se manifestât une répulsion inquiète contre toute aventure belliqueuse. Les intérêts souffraient, s'alarmaient et s'irritaient. La Bourse baissait de 4 francs sur le seul effet produit par les nouvelles de Beyrouth. Les affaires étaient arrêtées. Suivant l'expression même du Journal des Débats, c'était «une sorte de panique universelle». Tout n'était pas également noble et louable dans les éléments dont se formait la réaction pacifique. À la sollicitude patriotique, aux réflexions d'une sagesse virile, aux inspirations du bon sens, se mêlaient, pour une part, la préoccupation du bien-être matériel, l'égoïsme terre à terre, l'énervement, la fatigue, la lâcheté publique et privée. C'est par là que cette réaction éveillait quelquefois le sévère dégoût d'un Tocqueville[429] ou le sarcasme sceptique d'un Doudan[430]. Mais, quelles qu'en fussent la cause et la moralité, elle croissait avec l'agitation belliqueuse, réalisant ainsi le pronostic très-fin que M. de Lavergne avait indiqué, dès le 17 août, dans une lettre à M. Guizot: «Les choses iront à la guerre tant que tout le monde croira la paix inébranlable, et elles reviendront à la paix dès que tout le monde verra la guerre imminente.»
Toutefois s'il y avait déjà un parti de la paix, ce n'était pas lui qui tenait alors le milieu du pavé et qui avait le verbe le plus haut. Il était encore timide, sans conscience de sa force. Les belliqueux, au contraire, semblaient avoir l'opinion entière, parce qu'ils en avaient la partie remuante et bruyante. Presque toute la presse faisait campagne avec eux, à l'exception du Journal des Débats, désabusé de ses velléités guerrières et devenu le champion de la paix menacée. Ce n'était pas seulement le National qui disait: «Marchez sur le Rhin, déchirez les traités de 1815, proclamez hardiment les principes qui doivent changer la face du monde, criez à l'Allemagne, à l'Italie, à l'Espagne, à la Pologne, que votre oriflamme est le symbole de l'égalité et de la fraternité humaines.» Les journaux ministériels, loin de chercher à éteindre le feu, semblaient plutôt vouloir souffler dessus pour l'aviver. «Le gouvernement, lisait-on dans le Siècle du 3 octobre, a nos flottes, nos armées à sa disposition, et ce n'est point désormais pour les laisser inactives. Qu'il choisisse le lieu et le moment... Mais qu'on sache bien que la nation française se regarde comme offensée..., qu'elle a entendu le canon de Beyrouth et qu'elle y répondra sur le continent, s'il le faut, comme dans la Méditerranée.» Même note dans le Courrier français, qui voyait approcher le moment «où il faudrait déchaîner la force révolutionnaire». Le Constitutionnel, malgré une velléité passagère de prudence, embouchait aussi la trompette. «Le sentiment de l'honneur blessé est unanime dans Paris, déclarait-il le 4 octobre... Il y a une limite, nous a-t-on dit, à laquelle le gouvernement aura le devoir d'arrêter les puissances. Eh bien, le sentiment général nous paraît être que cette limite est atteinte.» Il avertissait M. Thiers que s'il faiblissait, il serait abandonné de ses amis. «Le péril de la honte, concluait-il, est plus menaçant pour les gouvernements que le péril de la guerre.» Même du côté conservateur, la Presse, naguère si pacifique, se croyait obligée de suivre le mouvement général. «Puisque les fautes du gouvernement, disait-elle, nous ont placés entre une guerre insensée et une paix ignominieuse, le choix ne saurait être douteux; il faut déclarer la guerre et convoquer immédiatement les Chambres.» Les feuilles légitimistes tenaient un langage analogue. Cette quasi-unanimité produisait d'autant plus d'effet qu'en l'absence des Chambres, la presse semblait avoir qualité pour exprimer la volonté nationale.
En somme, l'émotion produite par les nouvelles de Beyrouth avait fait faire un grand pas dans le chemin qui conduisait à la guerre. «La situation n'a jamais été, à beaucoup près, aussi grave», écrivait M. Thiers à M. Guizot, et celui-ci répétait de son côté à lord Palmerston: «Personne ne peut plus répondre de l'avenir[431].» De Paris, lord Granville envoyait à son gouvernement cet avertissement: «Je crois que la guerre n'est pas improbable[432]», et il recevait en réponse des instructions pour l'enlèvement des archives de l'ambassade, au cas de rupture diplomatique[433]. Vu de Vienne, l'état général ne paraissait pas plus rassurant, et, le 5 octobre, M. de Sainte-Aulaire écrivait à ses amis: «La situation est diablement critique; nous allons peut-être voir craquer entre nos mains toute la machine européenne... Ma conviction personnelle est que, si avant un mois un arrangement, n'est pas fait ou en bon chemin, la guerre est inévitable[434].» Enfin, toujours à la même date, nous lisons sur le journal qu'une des princesses royales écrivait pour le prince de Joinville: «En deux jours, nous avons fait un grand et triste chemin... Nous voilà dans un moment de crise, le plus grave que nous ayons eu à traverser depuis dix ans. Au dedans, l'opinion est en émoi, chez les uns excitation révolutionnaire, alarme chez les autres, et à nos portes la guerre étrangère, la guerre contre toute l'Europe. Dieu seul peut nous sauver[435]!»
X
La France allait-elle se jeter dans la guerre ou du moins s'y laisser glisser? Jusqu'alors le gouvernement avait pu, avec une sécurité relative, s'associer à l'agitation belliqueuse. Les démarches dans ce sens ne lui paraissaient pas avoir d'effet immédiat; les menaces n'étaient qu'à terme, et à terme lointain. Il croyait avoir du temps devant lui, et comptait bien qu'avant l'heure des grandes résolutions, se produirait, en Orient ou ailleurs, quelque événement qui dispenserait de les prendre. Désormais, plus d'espoir de ce genre, plus de délai; les menaces devaient être aussitôt réalisées. Si l'on penchait vers la guerre, c'est tout de suite qu'on y tombait; si l'on voulait y échapper, c'est tout de suite qu'il fallait s'en détourner. Le moment était donc venu de se demander ce que serait cette guerre et quelles en étaient les chances.
Tout d'abord la France pouvait-elle espérer quelque chose d'une guerre maritime, localisée en Orient? Sans doute sa flotte du Levant était égale, supérieure peut-être à celle qui portait en ces parages le pavillon de l'Angleterre. En cas de lutte, un premier succès était possible[436]. Mais après? On ne refusera pas de s'en rapporter au jugement d'un jeune marin, qui n'était certes suspect ni de timidité ni de tiédeur. «Admettons, écrivait quelques années plus tard le prince de Joinville, que le Dieu des batailles eût été favorable à la France. On eût poussé des cris de joie par tout le royaume; on n'eût pas songé que le triomphe devait être de courte durée... Je veux supposer ce qui est sans exemple: j'accorde que vingt vaisseaux et quinze mille matelots anglais prisonniers puissent être ramenés dans Toulon par notre escadre triomphante. La victoire en sera-t-elle plus décisive?... Au bout d'un mois, une, deux, trois escadres, aussi puissamment organisées que celle que nous leur aurons enlevée, seront devant nos ports. Qu'aurons-nous à leur opposer? Rien que des débris... Disons-le tout haut, une victoire, comme celle qui nous semblait promise en 1840, eût été, pour la marine française, le commencement d'une nouvelle ruine. Nous étions à bout de ressources; notre matériel n'était pas assez riche pour réparer, du jour au lendemain, le mal que nos vingt vaisseaux auraient souffert, et notre personnel eût offert le spectacle d'une impuissance plus désolante encore[437].»
Restait la guerre continentale. C'est en effet la seule à laquelle eût jamais pensé M. Thiers. On n'a pas oublié qu'il avait même choisi éventuellement son adversaire, l'Autriche, et son champ de bataille, l'Italie. Croyait-il donc sérieusement pouvoir limiter ainsi la lutte et la réduire à une sorte de duel en champ clos avec une seule puissance? Si tel avait été un moment son espoir, lord Palmerston s'était chargé de le ramener à une appréciation plus vraie de la situation. «Une idée de Thiers, écrivait-il le 22 septembre à M. Bulwer, semble être qu'il pourrait attaquer l'Autriche, et laisser de côté les autres puissances. Je vous prie de le détromper sur ce point et de lui faire comprendre que l'Angleterre n'a pas l'habitude de lâcher ses alliés. Si la France attaque l'Autriche à raison du traité, elle aura affaire à l'Angleterre aussi bien qu'à l'Autriche, et je n'ai pas le plus léger doute qu'elle n'ait aussi sur les bras la Prusse et la Russie[438].» Lord Palmerston pouvait parler au nom de son pays: depuis le succès de Beyrouth, il était assuré d'être suivi. D'ailleurs, la véhémence même des attaques de notre presse contre la politique britannique irritait l'opinion au delà du détroit, et celle-ci, par amour-propre national, se trouvait conduite à prendre pour elle la querelle de son gouvernement.
Le ministre anglais s'avançait-il trop en se portant garant de la Russie et de la Prusse? En Russie, sans doute, à ne considérer que la haute société, on eût trouvé des sentiments amis pour la France[439]; M. de Nesselrode lui-même, quoique assez étranger pour sa part à ces sentiments[440], était, par modération d'esprit, très-désireux d'écarter les chances de guerre. Mais la Russie, c'était le Czar, dont on n'ignorait pas l'animosité contre le gouvernement de 1830. L'immobilité que l'autocrate avait gardée depuis le traité du 15 juillet ne devait pas nous donner le change sur ses vrais sentiments[441]. Il ne désirait point entreprendre seul, sans l'Europe et peut-être contre elle, une guerre d'Orient; il ne s'y sentait pas prêt. Mais une guerre d'Occident contre la France révolutionnaire, sorte de croisade où il reprendrait, à la tête de l'Europe monarchique, le rôle d'Alexandre en 1814 et 1815, une telle guerre avait toujours été son rêve depuis dix ans, et il s'y fut jeté avec joie. Si jusqu'alors il était demeuré calme, s'il n'avait fait que peu de préparatifs, c'est que les dispositions de l'Autriche et de la Prusse ne lui laissaient pas espérer la réalisation de cette heureuse chance et qu'il ne voulait pas se faire inutilement, auprès de ces puissances, le renom d'un brouillon et d'un turbulent. Faute de mieux, il se contentait alors de nous avoir mis «en mauvaise posture». Mais, au cas où nous-mêmes provoquerions cette guerre, il ne serait pas le dernier à l'accepter. Ne le vit-on pas, en effet, aussitôt que la situation parut s'aggraver, à la fin de septembre et surtout au commencement d'octobre, sortir de son immobilité, morigéner les cours de Berlin et de Vienne sur ce qu'elles n'armaient pas, et trahir, devant les diplomates étrangers, l'impatience avec laquelle il attendait la «conflagration générale» qui lui fournirait l'occasion «d'étouffer la révolution dans son berceau[442]»?
À la différence de la Russie, la Prusse n'avait ni intérêt ni passion dans la question; en outre, par ses traditions et sa situation, elle semblait la rivale naturelle et l'antagoniste de l'empire d'Autriche. C'était pour elle que notre diplomatie avait le plus de ménagements: ménagements, il est vrai, singulièrement contrariés par les sorties de nos journaux sur les frontières du Rhin ou sur l'émancipation du peuple allemand. Avions-nous donc quelque chance d'obtenir la neutralité de cette puissance? Aucune. Dans les premiers jours d'octobre, sous le coup des menaces de la France, des pourparlers s'engagèrent aussitôt entre Vienne et Berlin; ils aboutirent, après quelques semaines, à une déclaration du roi de Prusse, «portant qu'il considérerait toute attaque de la France contre les possessions autrichiennes en Italie, comme dirigée contre lui-même[443].» M. de Metternich avait raison de signaler à ses agents diplomatiques l'extrême importance d'une telle déclaration[444]. Notre gouvernement ignorait sans doute cette négociation, demeurée secrète entre les deux chancelleries; mais les communications de M. Bresson, son ministre près la cour de Berlin devaient l'avoir éclairé sur les habitudes de dépendance contractées, depuis trente ans, par cette cour envers l'Autriche et la Russie. La Prusse eût difficilement résisté à l'une de ces deux puissances; à toutes les deux réunies, jamais[445]. Ajoutons qu'il venait de se produire, dans ce pays, un changement qui y diminuait encore le crédit de la France. Le 8 juin, était mort le vieux roi Frédéric-Guillaume III, qui avait donné plus d'une fois à notre jeune monarchie des gages de sa modération et même de sa sympathie. Son fils et successeur, Frédéric-Guillaume IV, était dans des sentiments tout différents. Imagination ardente, facilement enthousiaste, mais inquiète, capricieuse et qui devait finir par la folie, il avait puisé, dans la culture allemande dont il était tout imprégné[446], aussi bien que dans les souvenirs du mouvement de 1813 auquel il avait pris part, la haine de la France: il voyait en elle l'ennemie héréditaire (Erbfeind) et la détentrice illégitime d'une partie de la terre germanique[447]. Par-dessus tout adversaire de la révolution et même du libéralisme[448], piétiste scrupuleux et mystique, dévot du moyen âge, rêvant je ne sais quelle restauration archéologique, mi-féodale et mi-théocratique, il avait la terreur et l'horreur de la France de Juillet et de Voltaire. 1830 l'avait indigné et effrayé. Six ans plus tard, quand il n'était encore que prince royal, la seule nouvelle que les fils de Louis-Philippe étaient invités à Berlin et qu'à Vienne on les «attendait à bras ouverts», l'avait jeté dans une humeur noire. «Tout cela m'est si dur, écrivait-il, que j'en pleurerais[449].» Une fois roi, ses sentiments ne changèrent pas. Peu après son avénement, causant à Londres avec le baron Stockmar, il laissait voir son désir de faire partout échec à notre influence. «En France, ajoutait-il, il n'y a plus ni religion ni morale: c'est un état social entièrement pourri, comme celui des Romains avant la chute de l'Empire; je crois que la France s'écroulera de la même manière[450].» Il célébrait l'anniversaire de la bataille de Leipzig avec des discours appropriés, et, fort occupé de l'achèvement de la cathédrale de Cologne, enfouissait sous le porche cette inscription: Post Franco-Gallorum invasionem. Aussi, M. Bresson pouvait-il bientôt écrire, au sujet des dispositions du nouveau roi à notre égard: «Le fond, chez lui, est malveillant. C'est toujours l'esprit de 1813, la première empreinte reçue... En toute question qui nous touchera, comptons, avec une certitude presque infaillible, qu'il se rangera contre nous. Son très-regrettable père constituait un tout autre élément dans la politique européenne[451].»
Enfin, il n'était pas jusqu'aux petits États de l'Allemagne qui, bien qu'étrangers au traité du 15 juillet et sans intérêt en Orient, n'eussent fini par s'émouvoir de nos armements et de nos menaces de guerre continentale. Vainement notre diplomatie cherchait-elle à les attirer dans l'orbite de la France, ils se tournaient, effrayés, vers les deux grandes puissances allemandes et gourmandaient même leur quiétude et leur immobilité[452]. Ces plaintes décidèrent l'Autriche et la Prusse à se concerter sur les moyens de mettre en branle la machine lourde et compliquée qu'on appelait la Confédération germanique[453]. «Tant qu'il sera question du conflit qui existe entre la Porte et Méhémet-Ali, écrivait, le 9 octobre, M. de Metternich au roi de Prusse, la Confédération n'aura rien à voir dans l'affaire. Mais si la question devient européenne, au lieu de rester spéciale, il faudra que la Confédération agisse en puissance appelée à jouer un rôle important dans le grand conseil.» Et il prévoyait l'éventualité prochaine où elle aurait «le devoir de demander à la France à qui s'adressaient ses menaces». De ces pourparlers, sortit assez promptement une convention secrète entre l'Autriche et la Prusse, déterminant «la manière dont l'armée de la Confédération devrait être, le cas échéant, employée contre la France»; il était entendu en outre que le gouvernement de Berlin proposerait, en temps et lieu, à la Confédération de se déclarer atteinte par toute attaque contre les possessions italiennes de l'Autriche[454]. En attendant, les divers États de l'Allemagne, suivant l'exemple de la Prusse, interdisaient l'exportation des chevaux en France: mesure fort gênante pour nos armements et que la presse officieuse de Paris avait vainement tâché de prévenir, en déclarant bruyamment à l'avance qu'elle y verrait l'équivalent d'une déclaration de guerre. L'un de nos agents diplomatiques près l'une des petites cours germaniques écrivait, quelques semaines plus tard, le 3 novembre, alors que M. Thiers n'était plus au pouvoir: «Je crois être sûr qu'on était au moment d'ordonner quelques armements en Allemagne; ils n'ont été différés que par la crise ministérielle qui s'est déclarée chez nous[455].» Les cours allemandes se sentaient d'ailleurs poussées par leurs peuples: mouvement d'opinion singulièrement puissant et passionné alors mal vu et mal compris de la France, mais qui devait avoir de trop redoutables suites pour qu'il n'y ait pas intérêt à s'y arrêter quelque temps, à en rechercher l'origine, le caractère et le développement. Aussi bien, les événements actuels projettent-ils sur ce passé une lumière qui manquait aux contemporains.
La lutte dont l'Allemagne avait été le sanglant théâtre, au commencement du siècle, avait laissé, des deux côtés du Rhin, des impressions bien différentes. «La conscience française, a-t-on écrit, est courte et vive; la conscience allemande est longue, tenace, profonde. Le Français est bon, étourdi; il oublie vite le mal qu'il a fait et celui qu'on lui a fait; l'Allemand est rancunier, peu généreux; il comprend médiocrement la gloire, le point d'honneur; il ne connaît pas le pardon[456].» C'est ainsi que l'Allemand gardait, des conquêtes de la Révolution et de l'Empire, un ressentiment que la revanche de la dernière heure n'avait aucunement désarmé et que les années, en s'écoulant, n'effaçaient pas. Il avait, du reste, contre nous, des griefs plus anciens encore: il nous en voulait de l'avoir raillé au dix-huitième siècle, d'avoir conquis l'Alsace et ravagé le Palatinat au dix-septième. Jusqu'où ne remontait pas cette rancune archéologique? Henri Heine racontait, en 1835, qu'à Gœttingue, dans une brasserie, «un jeune Vieille-Allemagne avait déclaré qu'il fallait venger dans le sang des Français celui de Konradin de Hohenstaufen, qu'ils avaient décapité à Naples». Et, peu après, un savant des bords du Rhin, interrogé par M. Quinet sur le but poursuivi par ses compatriotes, lui répondait gravement: «Nous voulons revenir au traité de Verdun entre les fils de Louis le Débonnaire.»
Le Français n'avait pas conscience de la haine dont il était l'objet. Comme on l'a dit avec raison, l'Allemagne, malgré sa proximité, n'a été longtemps pour nous qu'une grande inconnue[457]. Cela tenait au caractère profond, complexe et sourd des mouvements de l'esprit allemand, à notre ignorance de la langue, au défaut de sympathie de notre génie prompt, clair et parfois un peu superficiel, pour un génie abstrait, confus et obscur. Ajoutez qu'à l'époque dont nous parlons, il n'y avait, outre-Rhin, ni journaux exprimant librement la pensée nationale, ni capitale unique où l'on pût observer cette pensée pour ainsi dire concentrée et résumée. Comment d'ailleurs eussions-nous soupçonné, chez nos voisins, des ressentiments que nous n'éprouvions pas? Si nous nous souvenions encore de Waterloo et parlions parfois de le venger, c'était aux Anglais seuls que nous nous en prenions: on eût dit que nous avions oublié la part de Blücher dans la fatale journée. Bien plus, par un sentiment nouveau dans notre histoire, nous nous étions pris, depuis 1815, d'un engouement attendri pour cette Allemagne, autrefois dédaignée. Sur la foi de madame de Staël[458], nous nous la figurions comme une nation patriarcale, sentimentale, rêveuse, foyer de la pensée pure et du chaste amour, inapte aux réalités vulgaires, amoureuse de justice, incapable de ruse et de violence, dépaysée au milieu des passions et des convoitises du monde, et y ressentant comme la nostalgie de l'idéal. L'imagination de nos poètes et de nos artistes se plaisait dans la compagnie des Marguerite, des Mignon, des Charlotte, des Dorothée, pendant que nos philosophes s'obscurcissaient au contact de Kant et de Hegel, ou que nos savants exaltaient et suivaient la science allemande. L'un des ministres du 1er mars, M. Cousin, avait beaucoup contribué à répandre en France cet engouement germanique. Vainement Henri Heine était-il venu, avec un éclat de rire sardonique, déchirer l'image brillante et généreuse tracée par madame de Staël[459], et avait-il fait apparaître à la place une réalité beaucoup moins poétique, une race forte, rude, aux appétits violents, aux âpres convoitises, «soupirant après des mets plus solides que le sang et la chair mystiques», impatiente de jouir, de posséder et de dominer; vainement nous criait-il: «Prenez garde, on ne vous aime pas en Allemagne, vous autres Français», et nous faisait-il l'énumération de l'armée terrible, implacable, qui se lèverait un jour contre nous, rien ne pouvait nous ébranler; nous restions, malgré tout, «teutomanes[460]».
Tels étaient les sentiments respectifs des deux peuples, quand, à la suite du traité du 15 juillet 1840, l'écho de nos bruits de guerre parvint en Allemagne, y apportant quelques phrases sur les frontières du Rhin, bravades jetées à la légère et sans passion[461]. Il n'en fallut pas davantage pour y provoquer comme une éruption de cette gallophobie, demeurée jusqu'alors à peu près souterraine. «Toutes les fureurs de 1813 firent explosion, a raconté depuis un Français qui se trouvait alors à l'Université de Heidelberg. Je n'avais aucune idée d'une telle violence... Je devais croire que la France nouvelle, par sa générosité, sa cordialité, ses expiations douloureuses, avait effacé ces souvenirs des jours de haine. Il n'en était rien. Chaque jour, dans la salle du muséum, des gazettes, venues de toutes les villes d'Allemagne, nous apportaient des invectives sans nom... Défis, insultes, calomnies se succédaient comme des feux de peloton. L'odieux crescendo allait s'exaltant d'heure en heure[462].» De lourdes et savantes brochures remontaient jusqu'à Arminius pour faire le procès des Gaulois. La conclusion générale était qu'il fallait reprendre l'Alsace et la Lorraine. Si l'on retrouvait là toute la passion, toute la violence de 1813, rien ne rappelait l'éclat épique des productions littéraires de cette époque, des polémiques de Gœrres, des poésies de Kœrner, des chansons de Arndt, des sonnets de Rückert. En 1840, tout est plus grossier. Dans ce fatras, un seul morceau se détache, le chant de Becker: «Ils ne l'auront pas, le libre Rhin allemand[463]!» La poésie est médiocre; l'auteur était un inconnu, petit employé dans je ne sais quelle administration publique à Cologne; mais la passion nationale vint donner à ses vers un accent et une portée qu'ils n'auraient pas eus par eux-mêmes. Du coup, la célébrité de Nicolas Becker fit pâlir les grands noms de 1813; le roi de Bavière lui envoya une coupe avec des vers de sa façon, et le roi de Prusse 1,000 thalers avec une promesse d'avancement. Plus de soixante compositeurs mirent en musique cette sorte de Marseillaise germanique, et de la Baltique aux Alpes, du Rhin à la Vistule, des voix innombrables chantèrent d'un ton farouche: «Ils ne l'auront pas, le libre Rhin allemand!»
Surpris par cette explosion, les Français n'y comprenaient rien. Henri Heine rapporte qu'il rencontra alors, sur le boulevard des Italiens, M. Cousin, arrêté devant une boutique d'estampes, à contempler des compositions d'Overbeck. «Le monde était sorti de ses gonds, dit Heine, le tonnerre du canon de Beyrouth soulevait, comme un tocsin, tout l'enthousiasme guerrier de l'Orient et de l'Occident; les pyramides d'Égypte tremblaient; en deçà et au delà du Rhin, on aiguisait les sabres,—et Victor Cousin, alors ministre de France, admirant les paisibles et pieuses têtes des saints d'Overbeck, parlait avec ravissement de l'art allemand et de la science allemande, de notre profondeur d'âme et d'esprit, de notre amour de la justice et de notre humanité. «Mais, au nom du ciel! dit-il soudain, en s'interrompant lui-même, et comme s'il s'éveillait d'un rêve, que signifie la rage avec laquelle vous vous êtes pris tout à coup, en Allemagne, à vociférer et à tempêter contre nous, Français?» Et le ministre philosophe se perdait en conjectures, ne parvenant pas à s'expliquer cette colère[464]. Quant au public, il ne s'en apercevait même pas. Les journaux de Paris, tout absorbés par leurs polémiques contre la presse anglaise, répondaient à peine aux attaques bien autrement violentes qui leur venaient de l'Est; on eût presque dit qu'ils les ignoraient. Personne ne lisait, en France, les brochures de combat qui pullulaient en Allemagne. Les vers de Becker eux-mêmes ne parurent pas, pendant quelque temps, avoir franchi la frontière. Ce fut seulement plus tard, en juin 1841, que Musset, agacé par ce grand bruit de voix tudesques chantant à pleine bouche et sur un ton de menace, riposta par ses strophes du Rhin allemand, cinglantes comme une volée de coups de cravache, mais témoignant de plus d'impertinence railleuse que d'animosité profonde. À la même date, Lamartine répondit, lui aussi, au chant de guerre du Tyrtée prussien, mais par une Marseillaise de la paix, hymne d'amour et de fraternité internationale, où notre poëte répudiait toute visée «sur le libre Rhin» et s'écriait:
Vivent les nobles fils de la grave Allemagne!
Appel un peu naïf qui devait provoquer de la part de ces «nobles fils» un redoublement d'injures contre la France[465].
Et cependant, à y regarder d'un peu près, les Français de 1840 eussent pu discerner, dans l'agitation d'outre-Rhin, quelque chose de plus menaçant encore pour leur pays qu'une explosion de haine. En 1813, l'Allemagne, soulevée par notre invasion, n'avait pas seulement poussé un cri de nationalité et d'unité[466]. Alors était apparue, pour la première fois, l'idée d'une grande patrie allemande, réunissant et absorbant toutes les petites patries particulières, et même revendiquant, contre les États voisins, les territoires où elle prétendait reconnaître l'empreinte germanique. Mais, en 1815, au lieu de l'unité attendue, le congrès de Vienne avait consacré, dans l'organisation de la Confédération germanique, ce que M. Saint-Marc Girardin a spirituellement appelé «le mal de la petitesse et de la dislocation»; au lieu de la liberté promise, les gouvernements allemands, soutenus par la Sainte-Alliance, s'étaient appliqués à rétablir leur pouvoir absolu et avaient traité en ennemis, ou du moins en suspects, les patriotes de 1813. Sous le coup de cette déception, l'idée de l'unité parut s'effacer ou être reléguée au second plan. Les plus ardents, tournant toute leur colère contre leurs princes, s'absorbèrent dans la lutte pour la liberté locale, lutte morcelée sur cent théâtres différents et prenant ainsi un caractère plus autonomique qu'unitaire; ils s'y trouvaient même amenés à se servir des idées françaises, heureux et presque reconnaissants, quand leur venait d'Occident un souffle de liberté plus vif ou, comme en 1830, un vent de tempête révolutionnaire[467]: du reste, malgré ce secours, ils ne faisaient pas grand progrès. Pendant ce temps, la masse de la nation, découragée, dégoûtée de la politique, revenait à l'étude, et, comme a dit M. Klaczko, se «replongeait dans les immensités de la pensée, pour y chercher l'oubli». Les uns, devenus dévots du romantisme, «se mettaient à genoux devant l'idéal». Les autres, occupés à refaire toutes les connaissances humaines d'après le verbe de Hegel, s'enfouissaient pour ainsi dire dans cette colossale besogne, étrangers aux bruits du dehors, broyant tous les sentiments, sous la formidable meule de la nouvelle dialectique, et apprenant de cette philosophie l'indifférence suprême, produite par la prétention de tout comprendre. Henri Heine a fait, avec son humour habituelle, le portrait de cette Allemagne «immobile et livrée à un profond sommeil». «Je la parcourus, jeune encore, dit-il, et observai ces hommes endormis. Je vis la douleur sur leurs visages; j'étudiai leur physionomie; je leur mis la main sur le cœur, et ils commencèrent à parler dans leur sommeil somnambulique: discours entrecoupés dans lesquels ils me révélaient leurs plus secrètes pensées. Les gardiens du peuple, bien enveloppés dans leurs robes de chambre d'hermine, leurs bonnets d'or bien enfoncés sur les oreilles, étendus dans de grands fauteuils de velours rouge, dormaient aussi et même ronflaient de grand cœur. Cheminant ainsi avec le havre-sac et le bâton, je dis et je chantai à haute voix ce que j'avais découvert sur la figure de ces hommes endormis, ce que j'avais surpris des soupirs de leurs cœurs. Tout demeura tranquille autour de moi, et je n'entendis que l'écho de mes propres paroles.» Sans doute, comme le donne à entendre Heine, la grande idée allemande, la passion unitaire n'était pas morte, mais enfin elle sommeillait.
Prolonger ce sommeil, tel était notre intérêt manifeste, telle devait être notre politique. Nos gouvernements s'y étaient appliqués depuis vingt-cinq ans, quand, tout à coup, dans l'émotion causée par le traité du 15 juillet, il se fit un tel bruit en France, que, sans y penser, on se trouva avoir réveillé le dormeur. Celui-ci se redressa, avec un grognement menaçant. Alors reparurent, au delà du Rhin, ces grands mots d'unité allemande, de patrie allemande, de gloire allemande, que les princes proscrivaient naguère comme suspects de sédition et que les peuples semblaient avoir oubliés. On s'exalta à les prononcer, à les répéter, à les crier, à les chanter. Il fut bientôt visible qu'un changement immense s'accomplissait, que l'Allemagne contemplative et immobile s'effaçait pour laisser apparaître une Allemagne active, ambitieuse, farouche, impatiente de jouir, de dominer, de tenir le premier rôle parmi les maîtres du monde réel. Au bout de quelques mois, la crise orientale était finie; les derniers bruits de guerre s'éteignaient en France; personne n'y parlait plus du Rhin ni même ne se souvenait de la colère germanique; mais, chez nos voisins, l'agitation unitaire survivait à la cause accidentelle qui l'avait produite. Journaux et livres, science et art, manifestations des peuples et des princes, tout contribuait à grossir le courant vers une patrie une, sous l'hégémonie de la Prusse, à aviver la haine et le mépris de la France. L'anniversaire de la bataille de Leipzig devenait la grande fête nationale[468]. Ce mouvement ne devait plus s'arrêter, et notre génération ne sait que trop jusqu'où il a conduit l'Allemagne, la France et le monde.
Histoire étrange que celle de cette unité allemande, si funeste à notre grandeur, et qui semble cependant n'avoir toujours progressé que par notre fait, aussi bien à l'origine, en 1813, que plus tard, en 1848, en 1866, en 1870. Entre ces dates néfastes de l'imprévoyance française, il convient d'inscrire 1840. Le ministère du 1er mars, qui ne nous rappelle, en France, qu'un accident passager de notre politique, marque une époque dans l'histoire de nos voisins. Ceux-ci ne s'y trompent pas. «Ce fut là le jour de la conception de l'Allemagne», écrivait récemment un Prussien[469]. Dès novembre 1840, au milieu même des événements, M. de Metternich, après avoir noté que, dans tous les pays germaniques, «le sentiment national était monté comme en 1813 et 1814», ajoutait: «M. Thiers aime à être comparé à Napoléon; eh bien, en ce qui concerne l'Allemagne, la ressemblance est parfaite et la palme appartient même à M. Thiers. Il lui a suffi d'un court espace de temps pour conduire ce pays là où dix années d'oppression l'avaient conduit sous l'Empereur[470].» Un peu plus tard, en 1854, rappelant ses souvenirs de 1840, Henri Heine écrivait: «M. Thiers, par son bruyant tambourinage, réveilla de son sommeil léthargique notre bonne Allemagne et la fit entrer dans le grand mouvement de la vie politique de l'Europe; il battait si fort la diane que nous ne pouvions plus nous rendormir, et, depuis, nous sommes restés sur pied. Si jamais nous devenons un peuple, M. Thiers peut bien dire qu'il n'y a pas nui, et l'histoire allemande lui tiendra compte de ce mérite[471].»
En 1840, notre gouvernement était trop mal informé des choses d'outre-Rhin pour discerner toute la portée de ce mouvement unitaire. Du moins, en devait-il voir et entendre assez pour ne pas douter que la Confédération germanique ne fît au besoin cause commune avec les quatre puissances. Comme l'écrivait alors M. de Metternich, «l'Allemagne tout entière était prête à accepter la guerre, et cela de peuple à peuple[472].» Au cas donc où la France en appellerait aux armes, elle rencontrerait devant elle, au grand complet, cette vieille coalition qui avait tenté de se reformer après 1830, mais que notre alliance avec l'Angleterre et notre prudente sagesse avaient fait alors avorter; non pas la coalition incertaine, mal armée, de 1792, mais celle de la fin de l'Empire, passionnée, résolue, sûre d'elle-même et de ses forces. Nos ambassadeurs ne manquaient pas d'en avertir M. Thiers. Dès le 8 août, M. de Barante lui écrivait de Saint-Pétersbourg: «Si nous faisions grand bruit en parlant de bouleversement général, de conquête, de guerre d'invasion, nous nous trouverions aussitôt en face de l'Europe de 1813. Le même esprit y règne et se réveille à la moindre idée de nos prétentions ambitieuses. Les souvenirs sont encore tout vifs[473].» Lord Palmerston, dans les dépêches qu'il faisait communiquer au gouvernement français, lui donnait, sous forme de menaces, des avertissements non moins utiles à méditer. «Si la voie ouverte par M. Thiers continuait à être suivie, disait-il, l'Europe devrait penser que les desseins actuels de la France sont semblables à ceux qui, pendant la République et l'Empire, forcèrent l'Europe à s'unir pour résister à ses agressions; dans ce cas, l'Europe pourrait se convaincre de la nécessité de prévenir ces desseins par une combinaison de moyens défensifs pareils à ceux qu'elle employa alors pour protéger ses libertés[474].»
Il est vrai qu'à entendre ceux qui, en France, poussaient à la guerre, à lire leurs journaux, nous avions en main une arme puissante, terrible, nous permettant de braver la coalition: c'était la propagande révolutionnaire. L'Europe prétendait revenir à 1813; nous lui répondrions en revenant à 1792. Libre à elle de refaire une Sainte-Alliance; il nous suffirait de jeter un appel, pour que partout les peuples opprimés secouassent leur joug, brisassent leurs fers. Ces déclamations nous sont connues; elles avaient cours parmi les «patriotes» de 1830 et de 1831; ce programme est celui que développaient alors, avec accompagnement d'émeutes dans la rue, les Lamarque et les Mauguin, celui contre lequel Casimir Périer livrait le tragique combat qui lui coûta la vie et lui donna la gloire. C'est en triomphant, non sans peine ni péril, de cette politique de propagande, que la monarchie de Juillet avait fondé son pouvoir en France, acquis son crédit en Europe. On prétendait donc lui arracher le reniement de cette ancienne victoire. On voulait qu'après dix ans de règne pacifique, bien assise chez elle, considérée de ses voisins, à une époque de tranquillité générale, elle arborât subitement ce drapeau de révolution qu'elle avait eu le courage d'écarter, dans l'incertitude de ses premiers jours, quand tout, chez elle et autour d'elle, était trouble et exaltation. Ne voyait-on pas qu'elle y perdrait tout d'abord son honneur?
Et pour quel profit? Cette arme de la guerre révolutionnaire était-elle aussi efficace, aussi puissante qu'on le prétendait? Quelle réalité y avait-il derrière ces menaces déclamatoires? Depuis l'époque légendaire de 1792 que l'on évoquait, bien des changements s'étaient accomplis chez nous et autour de nous. «En France, aujourd'hui, écrivait M. Guizot, le 13 octobre 1840, je crois à la violence révolutionnaire, je ne crois pas à l'élan révolutionnaire de la nation[475].» Le mot était profond et vrai. Les haines, les convoitises, l'esprit de discorde, de révolte et d'anarchie, fermentaient toujours dans certains bas-fonds et menaçaient la société. Mais un mouvement puissant, général, soulevant le peuple entier, le poussant à accomplir par la force, au dedans ou au dehors, une grande transformation, on l'eût vainement cherché. Par contre, il s'était répandu, dans ce peuple, des préoccupations et des habitudes de bien-être qui le rendaient plus que jamais soucieux de sa tranquillité, réfractaire aux aventures. La gauche elle-même, cette gauche qui criait si fort, était, au fond, fatiguée comme la nation entière; il y avait chez elle moins de passion que de routine révolutionnaire; elle n'était pas plus en mesure de réaliser ses menaces que de tenir ses promesses. Et puis, en Europe, où pouvions-nous nous flatter que notre appel à la révolte trouvât écho? Au delà du Rhin, on l'a vu, la nation était notre ennemie plus encore que les gouvernements. Si les Italiens et les Polonais n'avaient pas contre nous les mêmes préventions, les uns étaient «énervés», les autres «écrasés[476]», et il n'y avait pas à attendre de ce côté un concours considérable. D'ailleurs, à l'étranger, autant qu'en France, le sentiment dominant était la lassitude des secousses passées, le besoin de repos. M. de Barante ne cessait d'en avertir M. Thiers. «Peut-être en 1830, disait-il, la propagande pouvait-elle faire des révolutions; aujourd'hui, elle ne ferait que des émeutes et aurait contre elle tout ce qui a intérêt à l'ordre public... En somme, il n'y a nulle analogie entre le temps présent et les souvenirs de 1792. À cet égard, toute illusion serait dangereuse[477].»
Pour être impuissante contre nos ennemis, l'arme de la guerre révolutionnaire n'eût pas été inoffensive pour nous-mêmes. Elle n'était pas de celles qu'une monarchie, surtout une monarchie d'origine récente et encore contestée, pût manier sans risque de se blesser, peut-être mortellement. Les passions soulevées eussent, avant même de passer la frontière, exigé satisfaction à l'intérieur. La France avait grande chance d'être la seule ou tout au moins la première victime de la révolution qu'elle aurait tenté de déchaîner sur le monde. C'était d'ailleurs la conséquence de nos bouleversements successifs et de l'état troublé, instable, où ils avaient réduit notre pays, que les grandes émotions, bonnes ou mauvaises, y prenaient facilement une forme révolutionnaire. Tout se tournait en Marseillaise. Les agitateurs politiques le savaient bien; aussi étaient-ils à l'affût des diverses émotions, prêts à s'en emparer, à les pervertir, pour les faire servir à leurs desseins de renversement. Ainsi avaient-ils fait maintes fois des aspirations libérales; ainsi cherchaient-ils à faire des susceptibilités patriotiques: perfide manœuvre qui condamnait les hommes d'ordre à paraître combattre les sentiments les plus nobles, ici la liberté, là le patriotisme. En octobre 1840, à lire les journaux, à considérer la physionomie de la population, à entendre ses chants, à assister à ses démonstrations diverses, il était de plus en plus manifeste que l'agitation républicaine, radicale, démagogique, croissait avec l'agitation belliqueuse, qu'elle s'en servait, que toutes deux se mêlaient, et que la première tendait à dominer la seconde. Aussi pouvait-on augurer des désordres qu'amènerait la guerre elle-même, par ceux que produisait déjà la seule menace de cette guerre. Les contemporains avaient bien le sentiment du danger[478]. «La guerre est encore le moindre des maux que je redoute, disait Henri Heine, le 3 octobre. À Paris, il peut se passer des scènes près desquelles tous les actes de l'ancienne révolution ne ressembleraient qu'à des rêves sereins d'une nuit d'été. Les Français seront dans une mauvaise position, si la majorité des baïonnettes l'emporte ici[479].» De Londres, M. Guizot ne pouvait s'empêcher d'écrire à M. de Broglie: «Je suis inquiet du dedans plus encore que du dehors. Nous retournons vers 1831, vers l'esprit révolutionnaire exploitant l'entraînement national[480].» Le Journal des Débats disait: «Le travail des factions pour s'emparer de la question extérieure et la changer en une question de révolution intérieure, est patent... Il faut que le pays le sache: il court en ce moment deux dangers, un danger extérieur et un danger intérieur... L'agitation des esprits ouvre aux factions une chance inattendue; la guerre est un noble prétexte; une révolution est leur but[481].»
Après ce long examen, nous pouvons conclure. Nulle chance de s'en tenir à une guerre limitée et politique; elle serait forcément générale contre toute l'Europe coalisée, gouvernements et peuples; elle serait révolutionnaire avec tous les risques et sans les forces de la révolution. La France se trouvait donc placée en face de cette perspective: l'écrasement au dehors et l'anarchie au dedans. C'eût été 1870 et 1871 trente ans plus tôt.
XI
Entre la politique belliqueuse, si violemment réclamée par la partie bruyante de l'opinion, et la politique pacifique que la situation de la France et de l'Europe semblait imposer, le ministère devait choisir. Impossible d'éviter ou d'ajourner ce choix. Les événements qui se précipitaient en Orient, l'émotion extrême qu'ils soulevaient en France, exigeaient qu'un parti fût pris, sans perdre une heure, sans laisser la moindre équivoque. M. Thiers le comprenait, et il en éprouvait une singulière angoisse. Sa belle humeur, d'ordinaire un peu légère et présomptueuse, s'était évanouie. «Si vous saviez, disait-il plus tard, de quels sentiments on est animé, quand d'une erreur de votre esprit peut résulter le malheur du pays!... J'étais plein d'une anxiété cruelle.» Il avait trop d'intelligence pour n'être pas frappé du péril manifeste d'une telle guerre. Mais, en même temps, il était troublé du tapage des journaux et de l'effervescence de l'opinion. Après s'être avancé comme il l'avait fait, reculer ou seulement s'arrêter lui semblait difficile. Des motifs d'ordre très-inégal agissaient sur lui: d'abord, la susceptibilité patriotique, le sentiment que la France ne pourrait laisser le champ libre aux autres puissances, sans déchoir; ensuite, l'amour-propre, l'irritation de son insuccès, l'excitation d'esprit, suite naturelle de la campagne qu'il menait depuis deux mois, le souci de sa popularité et de son renom de ministre «national», sa dépendance envers la gauche, un certain goût des aventures et la séduction d'un grand rôle militaire. Il cherchait d'ailleurs à se persuader qu'il lui suffirait d'armer; que l'Europe redoutait trop la guerre pour l'affronter, lorsqu'elle nous y croirait décidés, et qu'elle deviendrait aussitôt très-coulante, si une fois nous étions sérieusement menaçants. Quant à l'agitation révolutionnaire, il ne la pouvait nier; mais, disait-il, elle était inévitable aux approches de toute guerre, et si cette perspective suffisait pour nous arrêter, la France serait à la merci de l'étranger.
Ces raisons ne rassuraient pas cependant tous les autres ministres. Si habitués qu'ils fussent à s'effacer derrière le président du conseil, plusieurs d'entre eux se troublaient à la pensée d'une responsabilité qui menaçait de devenir si lourde. Fait significatif, les plus pacifiques étaient les ministres de la guerre et de la marine, le général Cubières et l'amiral Roussin; le premier disait tout haut, trop haut même parfois, que nous ne serions pas prêts avant un an; le second, s'autorisant de l'expérience acquise pendant son ambassade à Constantinople, affirmait qu'il ne fallait faire aucun fond sur l'armée et la flotte du pacha. M. Cousin était aussi fort animé contre la guerre et exposait ses craintes avec une chaleur éloquente[482]. D'autres se montraient hésitants et mal à l'aise. Dans ces conditions, un accord était difficile. «La confusion règne aux alentours du cabinet, écrivait-on des Tuileries, le 4 octobre; les ministres se réunissent par groupes et tiennent conseils sur conseils; ils ne savent plus ce qu'ils ont à faire et ne peuvent se décider sur rien[483].» Ajoutez, pour augmenter le désarroi, que les journaux de gauche, informés des divisions du ministère, intervenaient bruyamment dans ses délibérations, et lançaient les menaces les plus terribles contre «ceux qui faibliraient». Ces menaces n'étaient pas sans effet sur le président du conseil; elles le faisaient pencher de plus en plus vers une politique ou tout au moins vers une attitude guerrière. Seulement, quand il s'agissait de préciser en quoi elle consisterait, son embarras devenait grand. Augmenter les armements en leur donnant une publicité comminatoire, envoyer la flotte devant Alexandrie avec annonce qu'elle s'opposerait par la force à toute attaque des alliés contre l'Égypte, recommencer en Orient une sorte d'expédition d'Ancône et se saisir de quelque point de l'empire ottoman, toutes ces idées étaient mises en avant, mais sans conclusion nette et surtout sans indication de ce que l'on ferait après et du but auquel on tendait. En somme, M. Thiers désirait faire quelque chose, mais ne savait pas bien quoi[484]. Il n'osait pas avouer aux autres, ni même s'avouer à lui-même qu'il marchait à la guerre; mais, sans la vouloir, il inclinait à faire ce qui l'y eût conduit fatalement. De tous les partis, c'était certainement le plus mauvais.
Ce fut en cet état d'esprit que les ministres se réunirent aux Tuileries, pour arrêter définitivement avec le Roi la conduite à suivre. Louis-Philippe, à la différence de beaucoup d'autres en cette heure de trouble, savait très-nettement ce qu'il voulait et surtout ce qu'il ne voulait pas. Nul n'avait été plus animé et plus impétueux, au lendemain du 15 juillet. Convaincu que Méhémet-Ali résisterait efficacement et que l'union des quatre puissances ne durerait pas, il avait cru sans danger et au contraire profitable à la paix, de s'abandonner à sa très-sincère irritation et de le prendre de haut avec l'Europe. L'événement lui donnant tort, il ne mettait pas son amour-propre à s'obstiner dans son erreur; pour s'être trompé une fois, il ne se croyait pas condamné à se tromper encore; pour avoir contribué à exciter les esprits, il ne se jugeait pas tenu de les suivre jusqu'à l'abîme, mais se faisait au contraire un devoir de les en détourner. Dès le début, d'ailleurs, nous l'avons vu très-décidé à ne pas se laisser entraîner à la guerre, et disposé à surveiller son ministère tout en s'associant à sa politique. M. de Rémusat, avec sa finesse accoutumée, avait pénétré le fond de la pensée royale; le 21 septembre, il écrivait à un de ses amis: «Notre situation avec le Roi est actuellement bonne. Il a du goût pour son ministère, quoiqu'il ne lui porte pas une confiance absolue... Il jouit de sa quasi-popularité... Cependant, quand il croira la paix immédiatement menacée, il nous plantera là; il ne nous le cache guère... Il ne prendra pas aisément l'alarme, mais cela viendra un jour, et alors les liens seront brisés en un moment[485].» Ces sentiments de Louis-Philippe étaient connus à l'étranger. De Vienne, M. de Metternich y faisait directement appel, en passant par-dessus la tête des ministres français[486]. À Londres, les amis de la paix y trouvaient une raison de se rassurer[487]. Il n'était pas jusqu'à lord Palmerston qui, malgré ses préventions, ne fît entrer dans les éléments de sa décision la confiance en la sagesse royale, sauf à satisfaire sa haine en donnant à cette confiance une forme méprisante qui pût fournir, en France, une arme aux ennemis de la monarchie de Juillet[488].
Aussi quand, dans les premiers jours d'octobre, le ministère proposa de prendre des mesures conduisant plus ou moins directement à une rupture avec les autres puissances, Louis-Philippe n'hésita pas; il s'y refusa formellement, déclarant qu'il «ne voulait pas d'une guerre qui serait, en Europe, la lutte d'un contre quatre, et qui déchaînerait, en France, la révolution[489]». «Puisque l'Angleterre et ses alliés, ajoutait-il, nous déclarent qu'ils limiteront les hostilités au développement nécessaire pour faire évacuer la Syrie et qu'ils n'attaqueront point Méhémet-Ali en Égypte, je ne vois pas qu'il y ait là pour nous de casus belli. La France n'a point garanti la possession de la Syrie à Ibrahim-Pacha; et bien qu'elle soit loin d'approuver l'agression des puissances, et encore plus loin de vouloir leur prêter aucun appui, ni moral, ni matériel, je ne crois pas que son honneur soit engagé à se jeter dans une guerre où elle serait seule contre le monde entier, uniquement pour maintenir Ibrahim en Syrie. On objecte que les alliés vont attaquer l'Égypte. Nous verrons alors ce que nous aurons à faire... Dans l'état actuel des choses, nous n'avons qu'à attendre, en regardant bien.» Les ministres répondirent par l'offre de leur démission. On eût même dit qu'ils saisissaient avec une sorte d'empressement cette occasion de se retirer. Il ne leur déplaisait pas sans doute d'échapper à la responsabilité de mettre en pratique leur politique belliqueuse, tout en gardant aux yeux du pays, le bénéfice de leur attitude patriotique. Par contre, autour du Roi, on s'émut de voir ainsi une crise ministérielle s'ajouter aux complications du dehors et aux agitations du dedans. Louis-Philippe personnellement s'inquiétait fort d'être en quelque sorte dénoncé au pays, par cette démission des ministres, comme n'ayant pas le souci de l'honneur français. «M. Thiers, disait-il, va être le ministre national, tandis que je serai le Roi de l'étranger!» On paraissait même craindre qu'avec l'excitation des esprits et le réveil des passions révolutionnaires, cet événement ne fût le signal d'une insurrection ou de quelque tentative de régicide. Aussi de graves représentations, des instances émues furent-elles aussitôt adressées de toutes parts à M. Thiers. On le conjura d'attendre au moins, pour s'en aller, que l'effervescence fût un peu calmée. La Reine, dit-on, daigna faire elle-même appel aux sentiments d'attachement et de reconnaissance que le ministre devait avoir gardés pour la monarchie de Juillet. L'intervention la plus efficace, en cette circonstance, fut celle du duc de Broglie, dont nous avons eu plusieurs fois occasion de noter les relations avec le cabinet du 1er mars. Un sens très-vif de la fierté nationale et une certaine méfiance à l'égard de Louis-Philippe l'avaient tout d'abord incliné vers une politique analogue à celle du ministère; mais sa prudence commençait à s'alarmer[490]. Aussi, quand M. Thiers menaça de découvrir la royauté en donnant sa démission, il l'en détourna vivement. «Voulez-vous donc jouer les Espartero et vous faire ramener au pouvoir par une émeute?» lui demanda-t-il, et il le pressa de chercher un terrain de transaction sur lequel il pût s'entendre avec la couronne. Soit qu'ils fussent réellement touchés dans leur sentiment monarchique, soit qu'ils n'osassent résister à de telles instances, les ministres retirèrent leur démission[491].
Restait à trouver la transaction: ce n'était pas chose facile. Les conseils se succédaient sans aboutir, parfois singulièrement dramatiques; le souverain et le chef du cabinet y faisaient assaut d'éloquence, se brouillant et se raccommodant plusieurs fois par jour. Tout en s'étant rendu aux avis du duc de Broglie, M. Thiers ne se faisait pas faute de parler fort mal du Roi devant sa petite cour de journalistes[492]. Ses propos, parfois outrageants, circulaient de bouche en bouche[493], et l'écho s'en trouvait, le lendemain, dans les feuilles de centre gauche ou de gauche[494]. Dès le 4 octobre, le Constitutionnel donnait à entendre que le premier ministre voulait sauver l'honneur de la France, mais qu'il rencontrait un obstacle dans la royauté. Les jours suivants, cette polémique continua, en s'aggravant[495]. Il en résultait pour le prince une situation assez dangereuse. «J'admire son courage, écrivait alors Henri Heine; avec chaque heure qu'il tarde de donner satisfaction au sentiment national froissé s'accroît le danger qui menace le trône bien plus terriblement que tous les canons des alliés[496].» Mais si Louis-Philippe se voyait dénoncé par les journaux aux colères des patriotes, il ne lui échappait pas que, d'un autre côté, la réaction pacifique était de jour en jour plus étendue, quoique encore un peu timide et silencieuse. Il sentait que cette réaction se tournait vers lui et attendait tout de sa sagesse et de sa fermeté. M. Villemain exprimait la pensée de beaucoup, quand il écrivait à M. Guizot: «La paix depuis dix ans est une force acquise au Roi et par le Roi. Le nom du Roi et son action personnelle doivent servir encore à la maintenir.» Des hommes politiques, des financiers, des industriels, des généraux même accouraient aux Tuileries pour conjurer le chef de l'État de préserver la France du péril auquel l'exposait la témérité du cabinet. «La guerre n'est pas populaire», venait lui dire un député, et celui-ci y mettait même une insistance si peu vaillante, que Louis-Philippe répondait sévèrement: «S'il faut la faire, la guerre sera populaire[497].» C'est que ce prince, tout ami de la paix qu'il fût, ne goûtait pas certains des sentiments qui faisaient repousser la guerre. «Vous me trouvez trop pacifique, disait-il à ses ministres. Eh bien! je le suis encore moins que le pays. Vous ne savez pas jusqu'où la pacificomanie conduira ce pays-ci[498].»
Cette lutte entre le Roi et le ministre ne pouvait se prolonger indéfiniment. L'incertitude était trop pénible à tous. «Une décision, une décision à tout prix, tel est le cri du peuple entier», écrivait alors un spectateur[499]. Sous la pression de l'impatience générale et du péril public, on finit par trouver, le 7 octobre, une solution, acceptée à la fois des deux parties. Elle consistait à abandonner la Syrie à la fortune de la guerre, mais en déclarant à l'Europe que la France n'admettrait pas qu'il fût touché à l'Égypte. Le duc de Broglie, qui avait suggéré cette solution, semblait s'être inspiré de la conduite suivie par l'Angleterre en 1823: alors, tout en nous laissant le champ libre en Espagne, le cabinet britannique avait posé un casus belli pour le cas où notre intervention s'étendrait en Portugal. Cette sorte d'ultimatum de la politique française fut formulé dans une note expédiée, le 8 octobre, à nos ambassadeurs près les quatre puissances: les termes en sont intéressants à connaître, car notre diplomatie ne devait jamais s'en départir. «La France, lisait-on dans cette note, se croit obligée de déclarer que la déchéance du vice-roi, mise à exécution, serait à ses yeux une atteinte à l'équilibre général. On a pu livrer aux chances de la guerre actuellement engagée, la question des limites qui doivent séparer, en Syrie, les possessions du sultan et du vice-roi d'Égypte; mais la France ne saurait abandonner à de telles chances l'existence de Méhémet-Ali, comme prince vassal de l'empire... Disposée à prendre part à tout arrangement acceptable qui aurait pour base la double garantie de l'existence du sultan et du vice-roi d'Égypte, elle se borne, dans ce moment, à déclarer que, pour sa part, elle ne pourrait consentir à la mise à exécution de l'acte de déchéance prononcé à Constantinople. Du reste, les manifestations spontanées de plusieurs des puissances signataires du traité du 15 juillet nous prouvent qu'en ce point nous ne les trouverions pas en désaccord avec nous. Nous regretterions ce désaccord que nous ne prévoyons pas, mais nous ne saurions nous départir de cette manière d'entendre et d'assurer le maintien de l'équilibre européen. La France espère qu'on approuvera en Europe le motif qui la fait sortir du silence. On peut compter sur son désintéressement, car on ne saurait même la soupçonner d'aspirer, en Orient, à des acquisitions de territoire. Mais elle aspire à maintenir l'équilibre européen. Ce soin est remis à toutes les grandes puissances. Son maintien doit être leur gloire et leur principale ambition[500].» Le fond était net: mais la forme était modérée. Plusieurs des ministres avaient demandé d'abord que le casus belli fût formulé d'une façon plus agressive. Mais, au moment même où le conseil délibérait, lord Granville, informé de ce qui s'y passait et désireux de seconder les amis de la paix, était venu trouver M. Thiers pour lui faire des déclarations rassurantes sur les conséquences de la déchéance. «Les puissances, lui avait-il dit formellement, ne veulent pas pousser les choses jusqu'au bout.» Rendant compte, le 8 octobre, à lord Palmerston de sa démarche, l'ambassadeur d'Angleterre ajoutait: «La conséquence de cette communication a été plus de modération dans les termes de la note[501].»
On conçoit les raisons qui avaient permis au Roi et à M. Thiers, malgré leurs vues si opposées, de se réunir sur ce terrain nouveau. Aux yeux du ministre, la note du 8 octobre avait le mérite de ne pas laisser toute liberté aux autres puissances: pour n'être pas formulé expressément et offensivement, le casus belli était posé sans équivoque; sans doute il ne portait que sur l'Égypte, mais ce n'était, de notre part, l'abandon d'aucune position antérieurement prise; comme l'écrivait, à ce propos, M. Thiers lui-même, «le gouvernement français avait toujours déclaré que l'importance de la question d'Orient ne résidait pas, à ses yeux, dans l'extension un peu plus ou un peu moins considérable des territoires que conserveraient le sultan et le pacha[502]. Quant à Louis-Philippe, il voyait, dans cette note, l'avantage, sinon de supprimer toutes les chances de guerre, du moins de les diminuer notablement; le champ des aventures se trouvait circonscrit. Et puis n'était-il pas garanti contre le risque de voir se réaliser le casus belli posé, puisque les puissances déclaraient n'avoir aucune intention d'exécuter la déchéance contre Méhémet-Ali? Or le Roi n'était pas homme à refuser à la France le plaisir de mettre la main sur le pommeau de son épée, s'il avait assurance qu'elle ne serait pas ainsi sérieusement exposée à la tirer du fourreau.
En même temps que cette attitude était arrêtée, le Roi et son ministère s'accordèrent aussi pour prendre quelques mesures importantes. La première fut la convocation des Chambres pour le 28 octobre: c'était faire entrevoir la possibilité de déterminations graves, notamment en ce qui concernait le développement de nos armements; mais c'était aussi donner satisfaction aux conservateurs, qui accusaient, depuis quelque temps, M. Thiers, de jouer au dictateur, de substituer les journaux au parlement et de s'imposer par ce moyen à la couronne[503]. L'autre mesure fut le rappel, dans les eaux de Toulon, de l'escadre du Levant, alors dans le golfe de Salamine: d'une part, si les événements devaient tourner à la guerre, il paraissait plus avantageux d'avoir nos forces maritimes, au bout du télégraphe, pour les lancer partout où leur action serait jugée utile; d'autre part, en éloignant nos vaisseaux du théâtre où opéraient ceux de l'Angleterre, on évitait que la politique de la France et la paix du monde fussent à la merci d'une querelle de matelots, querelle que l'excitation des deux marines pouvait justement faire craindre. La décision était donc sage: toutefois, au moment où elle fut prise, elle avait une apparence de reculade: il n'en fallait pas tant pour fournir prétexte aux attaques de la presse et produire dans le public «une de ces impressions incertaines et tristes qui affaiblissent le pouvoir, même quand il a raison[504]».
XII
Les ministres anglais étaient réunis en conseil, quand leur parvint la note du 8 octobre. Ils furent agréablement surpris de la trouver si modérée: le fracas de nos manifestations belliqueuses leur avait fait attendre tout autre chose. Cet étonnement ne laissait même pas que de se traduire par un sourire légèrement railleur. Nous leur faisions un peu l'effet d'une montagne qui accouche d'une souris[505]. Toutefois, ils n'écoutèrent pas lord Palmerston, qui arguait de notre modération pour pousser plus loin ses avantages, et qui parlait déjà de réduire Méhémet-Ali à l'Égypte viagère: ils repoussèrent «ce marchandage», plus digne «d'un colporteur que d'un homme d'État[506]», et arrêtèrent, au contraire, qu'il serait répondu au gouvernement français sur «un ton conciliant». Cette décision fut prise le 10 octobre. Lord Palmerston, habitué à n'agir qu'à sa tête, chercha à en éluder ou tout au moins à en ajourner l'exécution. À ceux qui le pressaient, il répondait qu'on allait prochainement recevoir la nouvelle de l'évacuation totale de la Syrie et qu'on serait alors en meilleure situation pour négocier. Il fallut l'intervention de la Reine elle-même, toujours conseillée par le roi des Belges[507], pour décider enfin l'obstiné et impérieux ministre à faire quelque chose[508]. Le 15 octobre, il expédia, de plus ou moins bonne grâce, à lord Ponsonby des instructions l'invitant à «recommander fortement au sultan», au cas où Méhémet-Ali se soumettrait, «non-seulement de le rétablir comme pacha d'Égypte, mais de lui donner aussi l'investiture héréditaire de ce pachalik[509]». Communication de ces instructions fut aussitôt donnée au gouvernement français; le cabinet anglais lui montrait par là le compte qu'il tenait des désirs et aussi des menaces contenus dans la note du 8 octobre.
Si l'on pouvait ainsi apercevoir quelques symptômes de détente dans la politique des cabinets étrangers, par contre, aucun apaisement ne se produisait, en France, dans la partie remuante et parlante de l'opinion. L'agitation belliqueuse y prenait un caractère de plus en plus ouvertement révolutionnaire. Les violences factieuses de la presse dépassaient toute mesure. Le Journal des Débats n'exagérait pas, quand il s'écriait, le 13 octobre: «Qu'on lise les journaux radicaux, ceux de Paris et des départements! Y a-t-il encore des lois, une charte, une monarchie, une France? Y a-t-il un gouvernement? Ou bien sommes-nous déjà en pleine anarchie? De tous côtés, ce sont des exaltations furieuses, un incroyable débordement de passions qui ne connaissent plus de frein. Quiconque est soupçonné d'être favorable à la paix, on le dénonce comme un traître, un lâche, un ennemi de la France, et ce sont les journaux ministériels eux-mêmes qui donnent ce scandale. Les lois, on les brave ouvertement. La Charte, on déclare tout haut qu'on ne s'en inquiète pas. La royauté, on l'insulte sans mesure, sans pudeur. Les Chambres, on les menace; on leur montre en perspective la colère du peuple... Le parti révolutionnaire parle en maître... Voilà comment se préparent par les violences de la parole les violences de l'action!» À cette même date, dans un pamphlet intitulé: Le pays et le gouvernement, M. de Lamennais employait toutes les ressources de sa rhétorique, si étrangement mélangée de colère et de pitié, à exaspérer le pauvre contre le riche, le prolétaire contre la société, comme si la perspective d'une guerre étrangère l'eût encouragé à provoquer en même temps une guerre sociale[510]. Ces excitations produisaient leur effet. À Paris et dans beaucoup de villes de province, la rue prenait un aspect sinistre; chants, cris, promenades, manifestations diverses, tout présageait l'émeute. Le 12 octobre, il fallut disperser par la force un rassemblement formé devant le ministère de la guerre. D'autres tentatives de désordre se produisaient dans les départements. Aussi, pendant que le National se félicitait que la «Révolution eût repris son énergie», le Journal des Débats s'écriait, épouvanté: «Je ne sais quel air de révolution s'est répandu sur tout le pays[511].»
Mais plus l'anarchie se montrait à nu, plus elle faisait peur et horreur. À mesure que les belliqueux de 1840 trahissaient leur ressemblance avec ceux de 1831, le parti de la résistance se retrouvait, lui aussi, animé des sentiments qui l'avaient autrefois jeté dans les bras de Casimir Périer, et cherchait sous quel chef il pourrait recommencer le même combat contre le même ennemi. Pour ne pas faire encore autant de bruit que les prétendus patriotes, ces pacifiques étaient néanmoins bien revenus de leur première timidité. On en pouvait juger par l'énergie vraiment désespérée avec laquelle le Journal des Débats sonnait le tocsin de la royauté, de la patrie, de la société en péril. À ce bruit, les bourgeois se réveillaient; la crainte leur donnait du courage: ils ne se sentaient plus seuls, et, osant parler à leur tour «des volontés de la nation», ils signifiaient très-haut qu'elle repoussait la guerre.
Entre ces deux courants, qui se heurtaient si violemment, la situation de M. Thiers devenait de plus en plus fausse. Il ne pouvait inspirer confiance à la réaction pacifique; celle-ci se faisait contre lui, le craignait, le maudissait, avec excès même, car elle s'en prenait à lui non-seulement de ses fautes, qui étaient grandes, mais de tous les malheurs d'une situation dont il n'était pas seul responsable. D'autre part, si aventureux que fût le ministre, il ne pouvait être davantage l'homme du mouvement belliqueux: il n'était pas assez décidé à faire bon marché de la sécurité du pays et de l'avenir de la monarchie. Vainement déployait-il tout son art à caresser les journalistes, les gardant longtemps dans son cabinet, leur prodiguant ses confidences, les recevant à sa table, il était visible que ce jeu était à bout. Des grondements menaçants se faisaient entendre dans la presse de gauche, naguère ministérielle. Quant aux feuilles radicales qui tendaient de plus en plus à prendre la tête du parti de la guerre, il y avait longtemps qu'elles maltraitaient le ministre du 1er mars comme un simple conservateur. La révolution, à les entendre, aimait mieux un adversaire déclaré qu'un enfant bâtard qui n'appelait sa mère qu'aux jours des dangers personnels et la reniait quand son ambition était satisfaite[512].
Cette double attaque du dedans, s'ajoutant aux embarras et aux périls du dehors, faisait plus que jamais désirer à M. Thiers et à ses collègues de s'en aller[513]. Le duc de Broglie, bien placé pour connaître le fond des cœurs, écrivait à M. Guizot: «Le cabinet ne demande pas mieux que de se retirer. Le gros des ministres trouve la charge trop lourde, et leur chef sera charmé de passer le fardeau à d'autres, en gardant la popularité pour lui[514].» Telle avait déjà été la tactique de M. Thiers en 1836. On eût dit qu'au pouvoir, sa préoccupation principale fût de soigner sa sortie, et que le ministre s'inquiétât avant tout de la figure que pourrait faire, le lendemain, le député de l'opposition. En 1840, il tenait à ce que sa retraite parût celle, non d'un présomptueux maladroit qui recule, impuissant et effrayé, devant les difficultés qu'il a soulevées, mais d'un patriote auquel la lâcheté d'autrui ne permet pas de défendre jusqu'au bout l'honneur national. Être l'homme qui jette son pays dans une guerre désastreuse, c'est une effroyable responsabilité; mais avoir voulu une guerre qui ne se fait pas peut fournir l'occasion d'une pose flatteuse.
D'ailleurs l'accord momentané qui s'était conclu sur la note du 8 octobre n'avait pas supprimé toutes les causes de dissidence entre le Roi et son ministre. À peine quelques jours s'étaient-ils écoulés, que cette dissidence réapparaissait. M. Thiers voulait pousser plus avant encore les préparatifs militaires; dès le 9 octobre, il écrivait à M. Guizot: «La position s'aggravant d'heure en heure, les armements doivent être accélérés en proportion. Nous demanderons aux Chambres cent cinquante mille hommes sur la classe de 1841; nous les demanderons par anticipation: notre chiffre sera alors de six cent trente-neuf mille hommes. Les bataillons mobiles de garde nationale seront organisés sur le papier. Et si un moment vient où le cœur de la nation n'y tienne plus, devant un acte intolérable, devant une des cent éventualités de la question, nous nous adresserons aux Chambres et au Roi, et ils décideront[515].» Précisant davantage son arrière-pensée, M. Thiers ajoutait: «La France, une fois son armement complété, fera certainement la guerre, si la conférence n'accorde pas à Méhémet plus que le traité[516].» Il ne faisait pas mystère de son dessein aux gouvernements étrangers, et donnait à entendre à lord Granville que «la guerre était inévitable, si les quatre puissances, au moment de l'arrangement définitif entre Méhémet et le sultan, refusaient d'accorder quelque chose à la France[517].» Louis-Philippe, au contraire, arguant des dispositions conciliantes manifestées par les alliés, de l'égard qu'ils avaient au casus belli implicitement posé dans la note du 8 octobre, et notamment des instructions envoyées, le 15 octobre, à lord Ponsonby, répugnait à de nouveaux armements qui avaient, à ses yeux, le double inconvénient d'exciter encore en France l'effervescence des esprits et de paraître provoquer l'étranger. Tout ce qui lui revenait d'ailleurs d'Angleterre, d'Allemagne, les renseignements que lui transmettait le roi des Belges, lui montraient que ces armements seraient pris par les puissances comme une menace à laquelle elles répondraient par une menace contraire. Mieux valait, à son avis, attendre dans une attitude froide et digne. Mais c'était précisément cette expectative immobile que ne permettait pas aux ministres l'opinion dont ils dépendaient[518]. Il était donc visible que le Roi et son cabinet obéissaient à des inspirations absolument opposées et qu'entre eux le désaccord éclaterait au premier incident.
Telle était la situation quand, le 15 octobre, à six heures du soir, au moment où la voiture royale passait sur le quai des Tuileries, une forte explosion se fit entendre: la voiture fut enveloppée d'un nuage de fumée. Un homme, accroupi au pied d'un réverbère, venait de tirer un coup de carabine sur le Roi. L'arme, trop chargée, ayant éclaté, personne n'avait été atteint dans la voiture: seuls deux valets de pied et l'un des gardes nationaux de l'escorte se trouvaient légèrement blessés. L'assassin, dont la main était mutilée, ne chercha pas à s'enfuir. «Votre nom? lui demanda-t-on.—Conspirateur.—Votre profession?—Exterminateur des tyrans.—Ne vous repentez-vous pas?—Je ne me repens que de n'avoir pas réussi. Maudite carabine! Je le tenais pourtant bien, mais je l'avais trop chargée.» Et le misérable s'impatientait qu'on ne s'occupât pas assez vite de ses blessures: «On aurait, dit-il, le temps de mourir avant d'être pansé.» Ce nouveau régicide s'appelait Darmès; frotteur de son état, fanatique dépravé et grossier, il avait dissipé son petit avoir dans la débauche et était affilié aux sociétés communistes[519].
Si habituée que fût, hélas! la France à de semblables crimes, l'effet produit par l'attentat de Darmès fut immense. «À la lettre, cette nouvelle a consterné Paris, écrivait un témoin. Le parti de l'anarchie a eu lui-même un instant de stupeur qui lui a fermé la bouche.... Où allons-nous? Chacun se le demande, et la seule réponse que chacun puisse faire, c'est que jamais nous n'avons été si malades depuis dix ans[520].» On eût dit que bien des gens, naguère distraits ou aveuglés, entrevoyaient à la lueur sinistre de ce coup de feu, comme dans une nuit sombre subitement déchirée par un éclair, la révolution qui s'avançait, hideuse, menaçante. C'est que le danger avait pris, pour ainsi dire, une forme matérielle, tangible, la seule qui touchât les esprits vulgaires. L'inquiétude, qui, chez beaucoup, avait été jusque-là incertaine et latente, se précisa et fit explosion. Avec l'énergie irritée que l'effroi donne par moments à ces masses conservatrices, d'ordinaire inertes et molles, un cri de réprobation s'éleva contre la politique qui avait conduit le pays à une telle extrémité. Du coup, la paix eut cause gagnée, et le ministère fut condamné[521]. Vainement celui-ci chercha-t-il à désarmer les colères, en ordonnant tardivement, le 19 et le 20 octobre, des perquisitions, des visites domiciliaires, des saisies et des poursuites contre les auteurs de plusieurs publications démagogiques, entre autres contre M. de Lamennais; il y gagna seulement de faire crier les radicaux, sans retrouver la confiance définitivement perdue des conservateurs.
Aux Tuileries, la première impression produite par ce nouvel attentat, avait été, naturellement, très-douloureuse. «Le Roi est d'une profonde tristesse, écrivait une des princesses. Voir se rouvrir une carrière de crimes qu'on croyait fermée! Être ainsi frappé d'impuissance et d'ignominie devant l'étranger, quand ce ne serait pas trop de tout l'ascendant que pourrait avoir la France unie et calme! Je vous le répète, pour ce motif et d'autres que vous savez mieux que moi, le Roi est navré au fond du cœur. La pauvre Reine fait pitié; elle a trouvé des accents de reconnaissance pour remercier Dieu de cette nouvelle marque de protection dont il couvre les jours du Roi. Mais cette pieuse effusion ne peut être aujourd'hui le sentiment dominant de son âme. Le serrement douloureux qui l'oppresse et amène sans cesse des larmes au bord de ses paupières, est visible à tous les regards. Elle n'a plus de sommeil[522]...» Louis-Philippe, cependant, avait trop conscience de ses devoirs de souverain pour s'abandonner à de stériles gémissements. Avec son habituel coup d'œil, il aperçut tout de suite l'effet produit sur l'opinion, l'impulsion décisive donnée à la réaction pacifique et conservatrice, et il en conclut que désormais il ne serait plus livré sans appui aux clameurs de l'opposition, s'il rompait avec M. Thiers sur la question de guerre. Sans doute, quelques amis le détournaient encore de se découvrir, de prendre sur lui l'impopularité d'une semblable rupture; ils l'engageaient à laisser son ministre aux prises avec des difficultés dont il ne pourrait sortir, et à s'en rapporter aux Chambres, qui n'y manqueraient pas, du soin de le jeter bas[523]. Mais cette attente, si elle épargnait des ennuis au Roi, aggravait les périls du pays; pendant ce délai, risquaient de se produire au dehors telles complications, au dedans tels désordres, dont les conséquences pouvaient être graves, irréparables. N'était-ce pas, dès lors, pour la couronne, le cas d'intervenir, sans préoccupation mesquine et craintive de sa propre responsabilité? Louis-Philippe en jugea ainsi. Il crut que non-seulement la France conservatrice, mais que l'Europe pacifique comptait sur lui, et son parti fut tout de suite arrêté, sans hésitation, sans équivoque. D'ailleurs, à ce moment même, il recevait des encouragements du côté où sans doute il en attendait le moins: ce fut en effet l'un des membres du cabinet qui vint le trouver pour lui dire: «Renvoyez-nous, Sire, il est temps; nous ne pouvons plus rien, et nous empêchons tout[524].» Louis-Philippe ne cacha pas sa résolution aux chefs du parti conservateur. L'un d'eux, M. Duchâtel, étant allé le 18 octobre à Saint-Cloud, rendit ainsi compte de sa visite, le lendemain, à M. Guizot: «J'ai causé longtemps avec le Roi; l'attentat ne l'a pas troublé; il est ferme, décidé. Il a la tenue que vous lui avez vue dans ses bons jours... Il m'a dit que ses ministres paraissaient peu s'entendre, qu'il voyait bien que tout cela se détraquait, et que, la première fois qu'on lui mettrait le marché à la main, il l'accepterait. Il m'a parlé de vous, que vous étiez son espérance, qu'il n'y avait qu'un cabinet possible, le maréchal Soult, vous, moi, Villemain, etc. En résumé, le Roi sent que le cabinet ne peut plus aller; il est décidé à s'en séparer à la première occasion[525].»
Cette occasion ne tarda pas. On se rappelle que les Chambres avaient été convoquées pour le 28 octobre. Force était de préparer un discours du trône. Chez les pacifiques comme chez les belliqueux, on attendait ce document avec une curiosité anxieuse. Les journaux de gauche, fort mécontents de la note du 8 octobre, dont le texte venait de leur être révélé par un journal anglais[526], signifiaient à M. Thiers qu'il lui fallait réparer cette faiblesse en faisant tenir à la couronne un langage énergique[527]. Mais Louis-Philippe n'était pas d'humeur à laisser proclamer, sous son nom et par sa bouche, une politique qui ne serait pas la sienne. Le 20 octobre, M. de Rémusat apporta au conseil et lut devant le Roi le projet de discours qu'il avait rédigé d'accord avec ses collègues. Après avoir rappelé le traité du 15 juillet et les armements de la France, il ajoutait: «Les événements qui se pressent pourraient amener des complications plus graves. Les mesures prises jusqu'ici par mon gouvernement pourraient alors ne plus suffire. Il importe donc de les compléter par des mesures nouvelles pour lesquelles le concours des deux Chambres est nécessaire. Elles penseront, comme moi, que la France, qui n'a pas été la première à livrer le repos du monde à la fortune des armes, doit se tenir prête à agir, le jour où elle croirait l'équilibre européen sérieusement menacé.» Le projet se terminait ainsi: «Vous voulez, comme moi, que la France soit grande et forte. Aucun sacrifice ne vous coûterait pour lui conserver, dans le monde, le rang qui lui appartient. Elle n'en veut pas déchoir. La France est fortement attachée à la paix, mais elle ne l'achèterait pas à un prix indigne d'elle, et votre Roi, qui a mis sa gloire à la conserver au monde, veut laisser intact à son fils ce dépôt sacré d'indépendance et d'honneur national que la révolution française a mis dans ses mains.» Sauf cette dernière invocation à la révolution, mise là pour satisfaire la gauche, ce langage était mesuré et digne. Il n'en donnait pas moins à l'opinion comme à notre diplomatie une orientation belliqueuse: c'était l'attitude et l'accent d'un gouvernement qui jugeait le moment venu d'armer sur le pied de guerre. Le Roi fit aussitôt des objections qui indiquaient une opinion contraire fort arrêtée, et, tirant de sa poche un papier couvert de sa grosse écriture, il se mit à lire un discours d'une note absolument différente. La discussion fut courte. M. Thiers parla avec modération, en homme qui s'attendait à être congédié et qui au fond le désirait. Le désaccord constaté, les ministres offrirent leur démission: le prince l'accepta, non sans beaucoup de paroles aimables et affectueuses. Le lendemain, le duc de Broglie, mandé chez le Roi, lui proposa son intervention pour le raccommoder avec son cabinet et rajuster le projet de discours; Louis-Philippe déclina cette offre[528]. Son parti était pris. Le même jour, il appelait le maréchal Soult et pressait M. Guizot de venir à Paris.
Décidément, il est écrit que M. Thiers ne pourra jamais rester longtemps à la tête du gouvernement. Comme en 1836, il lui a suffi de quelques mois pour se rendre impossible. Pendant cette si courte administration, a-t-il du moins employé sa merveilleuse intelligence, son ambition patriotique, à accomplir quelque œuvre qui honore sa mémoire? Le bilan est facile adresser; dans la politique intérieure, rien ou à peu près rien, sauf quelques exercices stériles de bascule parlementaire et le dangereux coup de théâtre du «retour des cendres»; dans la politique extérieure, la paix mise en péril. Non, sans doute, qu'on puisse justement lui imputer tous les mécomptes de la crise orientale. Il convient de ne jamais oublier que les fautes avaient été commencées avant lui, et que, dans celles qu'il a commises lui-même, il a eu beaucoup de complices. Seulement, force est bien de reconnaître qu'il n'a pas su saisir les occasions de réparer le mal fait avant lui, qu'au contraire il l'a singulièrement aggravé par ses erreurs diplomatiques et sa téméraire étourderie, par sa recherche de la popularité et ses complaisances révolutionnaires. Et maintenant, à l'heure où il quitte le pouvoir, que laisse-t-il derrière lui? En France, la grande victoire remportée par Casimir Périer sur l'anarchie et la guerre remise en question; l'opinion fiévreuse et inquiète; les passions en fermentation et les intérêts en souffrance; les finances à ce point engagées que l'équilibre budgétaire en est pour longtemps détruit; une situation diplomatique telle, que ses successeurs semblent placés entre une folie désastreuse pour les intérêts vitaux du pays et une apparence de retraite mortifiante pour la fierté nationale; le patriotisme compromis, la prudence devenue suspecte, pénible, et, par suite, un malaise qui doit longtemps peser sur notre politique extérieure; en Europe, les gouvernements et les peuples, alarmés par nous, excités, irrités contre nous, sans que nous les ayons intimidés, et, pour couronner cette belle œuvre, le réveil de l'unité allemande, qui désormais ne se rendormira plus.
Si M. Thiers n'a pas fait pis encore, s'il ne nous a pas conduits jusqu'à la guerre, il le doit au Roi, qui l'arrêta. Avec quelle justesse de coup d'œil, quelle adresse et quelle sûreté de main le prince a dénoué cette crise si compliquée et si périlleuse, les contemporains en ont été frappés. «Il est notre maître à tous», disait alors l'un des ministres démissionnaires, M. Cousin; et, de l'étranger, M. Charles Greville, en écrivant son journal intime, ne pouvait contenir son admiration pour «cette merveilleuse sagacité qui faisait de Louis-Philippe l'homme le plus habile de France, et grâce à laquelle, tôt ou tard, il arrivait toujours à ses fins[529]». Le Roi avait pris sa part, d'abord des erreurs diplomatiques, ensuite des entraînements patriotiques; mais ces fautes, si fâcheuses qu'aient été leurs conséquences au dedans et au dehors, ne sont-elles pas rachetées par l'intervention décisive de la dernière heure? Intervention d'autant plus méritoire que, sur le moment, elle était déplaisante et même dangereuse pour celui qui l'entreprenait. Louis-Philippe voyait ce danger personnel: seulement, il voyait aussi le péril du pays, et il n'hésita pas. Le 22 octobre, après avoir informé M. Dupin de la crise qui venait d'éclater dans le conseil des ministres, il ajoutait avec une rare noblesse d'accent et d'idées: «Cela n'est pas encore publié, mais les journaux vont travestir ces débats et travailler la crédulité publique sur mon compte de la manière la plus cruelle. N'importe! j'ai la conscience que je tiens mon serment royal, en me dévouant pour préserver la France d'une guerre qui, selon moi, serait sans cause et sans but, par conséquent sans justification aux yeux de Dieu et des hommes. Je ne fléchirai pas plus devant les clameurs factices dont on s'efforce de nous assaillir que devant les balles des assassins[530].» Le Roi courait un risque plus grand encore que celui d'être mal jugé par l'opinion de son temps, c'était que l'histoire n'aperçût pas tout le bienfait de son intervention. Après cette œuvre, purement négative, qui consistait à empêcher une faute, à prévenir un péril, rien ne restait debout qui fût comme le monument du service rendu; les ingrats ou seulement les distraits avaient beau jeu à dire qu'ils ne voyaient rien. Toutefois, de la part de notre génération, une telle injustice n'est pas à craindre. Elle a de douloureux points de comparaison qui lui permettent, hélas! de mesurer l'étendue et la profondeur du péril dont ses pères ont été préservés, il y a près d'un demi-siècle. Nous avons pu dire que la guerre en 1840, dans les conditions où elle se présentait, eût été 1870 et 1871 trente ans plus tôt. Eh bien, refaisons par la pensée les événements de cette dernière époque: supposons à la place de Napoléon III un souverain qui ait, par son intervention personnelle, empêché la guerre, et faisons le compte du mal qui eût été ainsi épargné à la patrie. Ce souverain que la France n'a pas eu en 1870, elle l'avait en 1840.
CHAPITRE V
LA PAIX RAFFERMIE.
(Octobre 1840-juillet 1841.)
I. Le Roi appelle le maréchal Soult et M. Guizot. Ce dernier s'était, dans les derniers temps, séparé de la politique de M. Thiers. Composition du ministère du 29 octobre. Hostilités qu'il rencontre. Dans quelle mesure peut-il compter sur l'appui de tous les conservateurs? On ne croit pas généralement à sa durée. Confiance de M. Guizot.—II. Discours du trône. Rétablissement de l'ordre matériel. M. Guizot tâche de se faire offrir par les puissances des concessions qui permettent à la France de rentrer dans le concert européen. Dispositions des diverses puissances. Tout dépend de lord Palmerston. Ce dernier ne veut rien céder. Le memorandum anglais du 2 novembre. Efforts des partisans de la conciliation à Londres. Les revers des Égyptiens en Syrie mettent fin à ces efforts. Désappointement du gouvernement français. L'Égypte est menacée. Prise de Saint-Jean d'Acre. Lord Palmerston, triomphant, est plus roide que jamais envers la France. M. Guizot est réduit à la politique d'isolement et d'expectative.—III. L'Adresse à la Chambre des pairs. Discours de M. Guizot.—IV. Premiers votes de la Chambre des députés. Dispositions de M. Thiers. Lecture du projet d'Adresse.—V. Ouverture du débat au Palais-Bourbon. M. Guizot et M. Thiers sont à l'apogée de leur talent. Animosité des deux armées. L'attaque de M. Thiers. La défense de M. Guizot. Les autres orateurs. L'amendement de M. Odilon Barrot. Le vote. M. Thiers est battu. Dans quelle mesure M. Guizot est-il victorieux?—VI. Préoccupations éveillées par la prochaine rentrée des cendres de l'Empereur à Paris. La cérémonie. Conclusion qu'en tire M. Guizot.—VII. Le ministère maintient les armements. Réponse aux observations des cabinets étrangers. La loi de crédits pour les fortifications de Paris. M. Thiers la soutient. Dispositions hostiles ou incertaines dans une partie de la gauche, dans la majorité et même dans le cabinet. La discussion. Discours équivoque du maréchal Soult. Trouble qui en résulte. Discours de M. Guizot. Résumé de M. Thiers. Débat sur l'amendement du général Schneider. Nouvelles équivoques du maréchal. Intervention décisive de M. Guizot. Le vote. Les adversaires de la loi tentent un dernier effort à la Chambre des pairs. Ils sont battus.—VIII. Situation parlementaire du cabinet. Convient-il ou non de provoquer une grande discussion pour raffermir la majorité? Rapport de M. Jouffroy sur la loi des fonds secrets. Effet produit. La discussion. Le ministère se dérobe. Discours de M. Thiers. Réponse de M. Guizot. Le vote.—IX. Attaques de la presse contre le Roi. Les prétendues lettres de Louis-Philippe publiées par la France. La Contemporaine. Acquittement de la France. Scandale qui en résulte et redoublement d'attaques contre le Roi. Le faux est cependant manifeste. Déclaration de M. Guizot à la Chambre. Silence de l'opposition. Le bruit s'éteint.—X. Convention du 25 novembre 1840 entre le commodore Napier et Méhémet-Ali. Les puissances désirent qu'elle soit approuvée par le sultan. La Porte, poussée par lord Ponsonby, déclare la convention nulle et non avenue. Note du 31 janvier 1841 par laquelle la conférence engage le sultan à accorder l'hérédité au pacha.—XI. La France doit-elle entrer dans le concert européen et à quelles conditions? Négociations. Le gouvernement français obtient satisfaction sur les points essentiels. Difficultés sur les clauses de la convention. Rédaction des actes. Hatti-shériff n'accordant au pacha qu'une hérédité illusoire. Parafe des actes préparés à Londres.—XII. La discussion des crédits supplémentaires de 1840 et de 1841. Attaque de M. Thiers. M. Guizot refuse de discuter les négociations en cours. Le bilan financier du ministère du 1er mars.—XIII. Nouveaux efforts de lord Ponsonby pour empêcher la Porte de faire des concessions à Méhémet-Ali. Action contraire de M. de Metternich. M. Guizot persiste dans son attitude. Modification du hatti-shériff. Le gouvernement français est disposé à signer. Difficultés soulevées par lord Palmerston. Irritation et faiblesse des puissances allemandes. Méhémet-Ali accepte le hatti-shériff modifié. Signature du protocole de clôture et de la convention des détroits.—XIV. Conclusion.
I
L'interrègne ministériel ouvert par la démission du ministère du 1er mars ne pouvait se prolonger sans péril. Le Roi se trouvait absolument à découvert, en butte aux polémiques les plus dangereuses; déjà les journaux de gauche annonçaient ouvertement son abdication. En même temps, divers symptômes semblaient indiquer que les fauteurs de trouble jugeaient l'occasion favorable pour tenter quelque mauvais coup. Les promenades nocturnes, avec chants de Marseillaise, prenaient un caractère de plus en plus tumultueux, et, dans la soirée du 21 octobre, les manifestants blessaient mortellement, à coups de poignard, un sous-officier de la garde municipale. Les rapports de police étaient inquiétants. Dans le public, circulaient des bruits de sédition prochaine, des menaces de régicide[531]. L'une des princesses royales écrivait le 24 octobre: «L'état de l'opinion donne tout à craindre, et l'on s'attend à la plus redoutable émeute que nous ayons vue encore, si par malheur la crise se prolonge[532].»
Le Roi n'eut aucune incertitude sur la direction à donner à ses démarches. Depuis longtemps il avait décidé à part lui et même laissé voir à quelques personnes de quel côté, en cas de rupture avec M. Thiers, il chercherait de nouveaux ministres[533]. Aussi à peine les démissions lui eurent-elles été remises, qu'il manda le maréchal Soult aux Tuileries et écrivit à Londres pour presser M. Guizot de revenir à Paris.
La presse de gauche affecta d'être surprise et scandalisée de voir un ambassadeur appelé à prendre la place de son ministre: elle prétendit montrer là une inconvenance et même une sorte de trahison domestique. Tel ne fut pas le sentiment de M. Thiers, du moins au premier moment; car, en transmettant à M. Guizot l'appel du souverain, il lui écrivait: «Vous êtes, naturellement, l'un des hommes auquel le Roi a le plus pensé dans cette occasion.» Loin de s'être lié indissolublement au cabinet en consentant à rester à Londres après le 1er mars 1840, M. Guizot avait tout de suite posé ses conditions, et il était demeuré, depuis, à l'égard de M. Thiers, dans l'état d'un surveillant un peu inquiet, prompt à le faire avertir qu'il ne pourrait pas le suivre dans telle direction, accepter telle mesure. Au début, ses alarmes avaient porté exclusivement sur la politique intérieure. Dans les questions étrangères, et spécialement dans l'affaire égyptienne, il avait commencé par donner son concours sans faire d'objection, prenant sa part des erreurs et des illusions du gouvernement. Mais vers la seconde moitié de septembre, devant le bruit croissant de guerre et surtout de révolution qui lui arrivait de France, il se rendit compte que M. Thiers était débordé, entraîné. Voulant que son sentiment fût connu de ses amis et du gouvernement, il s'en ouvrit au duc de Broglie et lui adressa successivement, le 23 septembre, le 2 octobre, le 13, des lettres où il témoignait chaque fois une inquiétude plus vive, une opposition plus résolue à la politique qui lui paraissait prévaloir[534]. De Paris, ses amis le tenaient au courant du désaccord entre les ministres et le Roi, et aussi de la résolution témoignée par ce dernier de lui proposer la succession de M. Thiers. M. Duchâtel le pressait de saisir l'occasion qui ne tarderait pas à lui être offerte, ajoutant qu'il «n'était pas donné tous les jours de sauver son pays». De tels appels ne risquaient pas de trouver M. Guizot insensible. Sentant venir cette heure qu'il attendait patiemment depuis les douloureux déboires de la coalition, il voulait sans doute éviter tout ce qui pourrait le faire accuser de précipiter la crise, de provoquer la chute du ministère dont il se trouvait l'agent; mais il était bien décidé à ne pas laisser échapper le grand rôle qui se présentait, à ne pas refuser à la monarchie et au pays en péril le secours dont ils avaient besoin[535].
Aussi, quand il reçut l'invitation du Roi, M. Guizot n'eut pas un moment d'hésitation; il quitta Londres le 25 octobre, et arriva le 26 à Paris. Il se savait d'accord avec la couronne sur la nécessité de ramener vers la paix la politique qu'on avait laissée dériver vers la guerre; mais il prit ses précautions pour que la réaction n'allât pas trop loin. Dès le lendemain de son arrivée, il était heureux d'annoncer au duc de Broglie qu'il avait fait accepter au Roi les conditions suivantes: «1o maintien de la note du 8 octobre; 2o liberté pour les ministres de rédiger le discours du trône; 3o permission de parler éventuellement des armements à continuer; 4o promesse d'occuper Candie si les Russes entraient à Constantinople[536].» Sur les questions de personnes, tout fut décidé en deux jours: chacun sentait le péril du moindre retard. M. Guizot prit le ministère des affaires étrangères; mais il se contenta d'être l'homme considérable, la personnification politique du cabinet, sans aspirer à en être le chef nominal. Il laissa ce titre au ministre de la guerre. Qu'un tel président du conseil pût être parfois incommode, il le savait par expérience; mais, dans la crise présente, ce grand nom guerrier lui paraissait utile à la tête d'un ministère pacifique. D'ailleurs, pour le moment, le maréchal se montrait facile, et témoignait qu'il comprenait l'importance de M. Guizot; il le laissait à peu près tout décider à sa guise, lui réclamant seulement le portefeuille des travaux publics pour M. Teste, qui devait lui servir de porte-parole; on le lui concéda. M. Guizot eut soin de faire attribuer à ses amis personnels, M. Duchâtel, M. Humann et M. Villemain, les portefeuilles de l'intérieur, des finances et de l'instruction publique. M. Martin du Nord, M. Cunin-Gridaine et l'amiral Duperré, appelés aux ministères de la justice, du commerce et de la marine, représentaient le centre proprement dit, celui qui avait soutenu M. Molé contre la coalition. Cette fraction, la plus nombreuse du parti conservateur, avait donc sa part dans ce ministère d'union, part, il est vrai, moins considérable que celle du centre droit. Ces divers personnages étaient des hommes d'expérience, ayant fait leurs preuves; tous avaient déjà été ministres, quelques-uns plusieurs fois[537]. En dépit des rôles divers joués par eux à l'heure troublée de la coalition, l'ensemble ne laissait pas que d'être suffisamment homogène: leur accord était complet sur l'œuvre du moment; ils voulaient tous sortir la France de la passe mauvaise où le ministère précédent l'avait engagée, écarter le péril de guerre et réprimer l'agitation révolutionnaire, raffermir la paix au dehors et l'ordre au dedans, et le faire sans que l'honneur national ni la liberté politique eussent à en souffrir. Comme aimaient alors à le dire les membres et les amis du cabinet, la France se retrouvait dans la même situation qu'au commencement de 1831, à la chute du ministère Laffitte; il fallait recommencer Casimir Périer[538]. On trouvait avantage à abriter, sous ce grand nom, une politique raisonnable sans doute, utile, nécessaire, mais peu flatteuse pour l'imagination et l'amour-propre. Le Roi, qui acceptait pleinement ce programme, ne fit objection à aucun des noms proposés, et les ordonnances furent signées le 29 octobre.
Le nouveau cabinet devait s'attendre à un choc redoutable avec toutes les passions qu'il venait refréner. Aussi ne fut-il pas surpris d'être salué par un cri de colère et de haine, parti de tous les journaux de gauche. «Le ministère de l'étranger», tel fut le nom sous lequel on tâcha de l'écraser. «Depuis que les traités de 1815 ont été conclus, disait le National, jamais conspiration de nos gouvernants avec l'étranger n'avait été aussi flagrante.» Et pour mieux imprimer au cabinet cette marque de 1815 qui ne pouvait manquer d'éveiller des préventions encore très-vivaces, la presse opposante évoquait le souvenir du voyage que M. Guizot avait fait à Gand pendant les Cent-Jours, et celui des compliments académiques qu'au lendemain de la première invasion, M. Villemain avait adressés à l'empereur de Russie et au roi de Prusse[539].
Pour lutter contre une opposition qui se révélait, dès le début, si implacable et si exaspérée, le ministère comptait tout d'abord sur la couronne. Louis-Philippe avait le sentiment trop vif des dangers de l'heure présente, et aussi de la responsabilité assumée par lui en rompant avec M. Thiers et ses collègues, pour ne pas être résolu à donner un appui sans réserve, sans arrière-pensée, à ceux qui les remplaçaient. Il mit même tout de suite une sorte d'affectation dans les témoignages publics de confiance et de bienveillance qu'il accordait à M. Guizot, de façon à bien faire voir à tous et spécialement aux hommes de la cour, qu'il ne fallait plus garder rancune à l'illustre doctrinaire de son rôle dans la coalition. Le ministère était-il assuré de rencontrer un appui aussi décidé, aussi absolu dans toutes les fractions du parti conservateur? Plus d'un symptôme laissait voir qu'un certain nombre des anciens 221, tout en étant fort animés contre M. Thiers, n'avaient pas pardonné à M. Guizot son opposition à M. Molé. C'était avec chagrin et méfiance qu'ils sentaient, entre ses mains, la cause pacifique et conservatrice qui était la leur, et la présence de MM. Martin du Nord et Cunin-Gridaine dans le cabinet ne suffisait pas à les désarmer. On devinait leurs sentiments au langage de la Presse, qui ne soutenait le ministère qu'avec une répugnance visible, et le fougueux M. Henri Fonfrède, dans le Courrier de Bordeaux, prédisait aux conservateurs «qu'en chargeant de réparer les maux de la France celui qui en était le principal auteur, ils préparaient de nouvelles calamités.» D'ailleurs, l'ancien chef des 221, M. Molé, ne cachait pas qu'il était personnellement fort blessé d'avoir été laissé de côté lors des pourparlers ministériels[540].
D'autres conservateurs, et ce n'étaient pas ceux qui avaient le cœur le plus bas, reconnaissaient bien qu'on s'était trompé complétement sur le pacha, que pousser plus avant dans la même voie conduirait à la guerre et que cette guerre serait une folie; mais cet aveu leur était pénible, cette déception leur était douloureuse; encore tout agités des excitations de la veille, ils s'irritaient des échecs des Égyptiens, comme si la France en avait sa part; ils se sentaient humiliés de paraître reculer devant l'Europe, et la promptitude effarée, l'emportement peureux avec lesquels une partie de ceux qui avaient crié le plus fort au début lâchaient pied depuis que l'affaire devenait sérieuse, augmentait encore cette humiliation, en y mêlant un certain sentiment de dégoût indigné. «Aujourd'hui, disaient-ils avec amertume, l'Europe sait que nos fusils ne sont pas chargés; c'est cent fois pis que si l'on eût cédé dès le début.» Ils n'en concluaient pas sans doute à suivre une autre politique que celle du cabinet; mais, s'ils ne pouvaient contester que cette politique ne fût raisonnable, ils la trouvaient déplaisante; comme l'a dit à ce propos M. Guizot, «la prudence qui vient après le péril est une vertu triste». De ces sentiments divers, qui souvent ne s'analysaient pas bien eux-mêmes, résultaient un malaise, un mécontentement, de soi et des autres qui pesaient lourdement sur la situation et qui n'étaient pas faits pour faciliter la tâche du gouvernement.
Le public avait la perception plus ou moins nette de ces difficultés. On croyait généralement que le ministère était sacrifié d'avance et qu'il n'en avait que pour quelques mois. Qu'il pût avoir la majorité au début sur la question de paix, on l'admettait; seulement, le danger une fois passé, la Chambre ne l'abandonnerait-elle pas sur quelque autre question, et ne fallait-il pas s'attendre que l'opinion lui gardât moins de reconnaissance que de rancune d'avoir fait une besogne à la fois si nécessaire et si pénible? Comme le disait alors l'un des doctrinaires dissidents, «aussitôt qu'on aura bu le vin qui est dans cette bouteille, on la cassera». C'était également le sentiment des cabinets étrangers. «Aux yeux de l'Europe entière, écrivait M. de Barante, M. Guizot n'a pas l'assurance d'un avenir de trois mois. Cela n'est pas commode pour diriger des négociations[541].» L'impression générale de malaise et d'insécurité était telle que la monarchie elle-même paraissait menacée. Ce n'était pas seulement M. Edgar Quinet qui disait, dans une de ses lettres, le 29 octobre: «On croit la dynastie perdue[542].» M. de Tocqueville écrivait à M. Reeve, le 7 novembre: «La nation est irritée contre le prince qui la gouverne; elle se croit, à tort ou à raison, profondément humiliée et déchue du rang qu'elle doit tenir en Europe, et est tout près de ces résolutions désespérées que de pareilles impressions font naître chez un peuple orgueilleux, inquiet, irritable comme le nôtre. Là est le péril, le péril unique. Ce n'est pas la guerre qui est à craindre pour le gouvernement; c'est d'abord le renversement du gouvernement et, après, la guerre... Jamais, depuis 1830, le danger n'a été aussi grand. Le radicalisme s'appuie momentanément sur l'orgueil national blessé: cela lui donne une force qu'il n'avait point encore eue[543].»
En dépit de ces pronostics, M. Guizot abordait sa tâche avec une confiance sereine et vaillante. Il voyait toutes les difficultés, mais elles ne lui paraissaient au-dessus ni de son courage ni de ses forces. Loin de redouter la lutte, il l'aimait. «Les pays libres, disait-il quelques mois auparavant, sont des vaisseaux à trois ponts; ils vivent au milieu des tempêtes; ils montent, ils descendent, et les vagues qui les agitent sont aussi celles qui les portent et les font avancer. J'aime cette vie et ce spectacle... Cela vaut la peine de vivre; si peu de choses méritent qu'on en dise autant!» Et plus tard, rappelant précisément son entrée au pouvoir en octobre 1840, il écrivait: «J'ai goût aux entreprises à la fois sensées et difficiles, et je ne connais point de plus profond plaisir que celui de lutter pour une grande vérité, nouvelle encore et mal comprise.» Du reste, tout en sachant qu'il s'exposait, il n'avait pas le sentiment qu'il se sacrifiât. Comme il l'a dit souvent, il portait dans la vie publique une disposition optimiste, toujours prompte et obstinée à croire au succès. En cela, sa nature tranchait fort avec celle de l'homme d'État dont il prétendait recommencer l'œuvre. Casimir Périer, suivant l'expression même de M. Guizot, était «hardi avec doute, presque tristesse»; il «espérait peu en entreprenant beaucoup», et semblait, au milieu même de ses héroïques victoires, obsédé d'idées sinistres et funèbres. M. Guizot avait reçu du ciel, au contraire, une facilité d'espoir et de contentement qu'il devait conserver même au milieu des plus profondes défaites. En octobre 1840, il ne se sentait pas seulement le courage de combattre, mais la confiance de vaincre; il se croyait de force à dompter les révolutionnaires et, ce qui était peut-être plus difficile, à s'imposer aux conservateurs. Vainement, autour de lui, lui prédisait-on une chute prochaine, il comptait bien garder longtemps le pouvoir. Toutefois, si optimiste qu'il fût, eût-il pu croire à la possibilité de le conserver jusqu'en 1848?
II
L'ouverture de la session, primitivement fixée au 28 octobre, avait été, à cause de la crise ministérielle, reportée au 5 novembre. Le discours du trône, sans désavouer le passé ni désarmer pour l'avenir, donna à la politique extérieure une orientation nettement pacifique[544]; à l'intérieur, tout en se prononçant pour «le ferme maintien des libertés publiques», il annonça la répression des «passions anarchiques».
Sur ce dernier point, l'action du ministère s'exerça tout de suite et avec succès. Dès le 6 novembre, une circulaire du garde des sceaux, presque aussitôt publiée, signalait à la vigilance des procureurs généraux les excès de la presse et aussi «ces manifestations bruyantes qui se couvraient mensongèrement du nom d'élans patriotiques et qui recélaient trop souvent des pensées de révolte et de sédition». Conformément à ces prescriptions, des poursuites furent dirigées contre plusieurs journaux; la continuation des banquets fut interdite. Ce langage, ces actes répandirent partout l'impression que le gouvernement était résolu à ne pas tolérer le désordre, et il n'en fallut pas davantage pour faire perdre promptement à la rue sa physionomie inquiétante. Au bout de quelques jours, les chants et les promenades tumultueuses avaient cessé. À la date du 1er novembre, avant que la fermeté du nouveau cabinet eût encore produit son effet, un observateur écrivait sur son journal intime: «Il règne dans les esprits une sombre inquiétude. On s'attend à une émeute, et la police croit en remarquer déjà les signes précurseurs. Paris est sillonné de patrouilles.» Et le lendemain: «Les promenades de jeunes gens et d'ouvriers chantant la Marseillaise continuent tous les soirs.» Quelques jours se passent, et le même témoin constate que cette agitation a presque entièrement disparu. «Ce serait injuste, dit-il à ce propos, de prétendre que le ministère du 1er mars l'entretenait à dessein; mais l'incertitude de sa marche, le ton de ses journaux paralysaient l'action des autorités, qui, craignant de n'être pas soutenues, n'osaient et ne pouvaient se mettre en opposition avec les agitateurs. Pour raffermir l'ordre, il a suffi de le vouloir fortement[545].»
Le problème extérieur n'était pas aussi facile à résoudre[546]. Dans sa circulaire de prise de possession, envoyée les 2 et 4 novembre à tous nos représentants au dehors, M. Guizot, tout en proclamant que «la politique du gouvernement avait pour but le maintien de la paix», n'indiquait aucune solution précise aux difficultés pendantes; il se bornait à marquer, dans les termes les moins provocants possible, l'attitude d'isolement et d'expectative armée qui était imposée à la France par les derniers événements[547]. C'est qu'en effet, après les procédés dont nous avions eu à nous plaindre, il ne paraissait pas convenir à notre dignité de prendre l'initiative d'un rapprochement et de solliciter ouvertement des concessions qui pouvaient nous être refusées. Mais ce que M. Guizot ne voulait pas faire officiellement, il ne renonçait pas à le tenter par des moyens indirects. Son désir, sinon son espoir, était que les puissances, par égard pour un ministère qui se mettait en travers du mouvement belliqueux et révolutionnaire, lui offrissent, en Syrie par exemple, quelques concessions satisfaisantes pour l'amour-propre national; il les accepterait aussitôt, et la France reprendrait sa place dans le concert européen. Le ministère rêvait même d'arriver à ce résultat avant la discussion de l'Adresse dans la Chambre des députés. Quel succès pour la politique pacifique, si elle pouvait débuter au parlement en se faisant honneur d'avoir obtenu, du premier coup, des avantages refusés aux menaces de la politique belliqueuse! Sans doute, on avait très-peu de temps devant soi: à peine deux ou trois semaines. Mais cette brièveté du délai pouvait servir à forcer la main aux cabinets étrangers. Après tout, ceux-ci n'étaient-ils pas les premiers intéressés à fournir au ministère du 29 octobre les moyens de trouver une majorité et d'apaiser l'opinion?
Cette idée s'était présentée à l'esprit de M. Guizot aussitôt qu'il avait été question pour lui de prendre le pouvoir. Sur le point de quitter Londres, dans ses dernières conversations avec les ministres anglais, il leur avait laissé voir ce qu'il attendait d'eux[548]. «Donnez-moi quelque chose à dire, répétait-il avec insistance à lord Clarendon, si peu que ce soit, pourvu que ce soit satisfaisant. Si je n'ai pas quelque chose de ce genre, je ne serai pas capable de calmer les esprits et de prendre en mains le gouvernement[549].» Aussitôt ministre, tout en évitant les ouvertures officielles, il refit les mêmes insinuations aux ambassadeurs étrangers, notamment à lord Granville. En même temps il écrivait, vers le 4 novembre, à M. de Bourqueney, notre chargé d'affaires à Londres: «Vous recevrez une circulaire que j'adresse à tous mes agents. J'y ai essayé de marquer avec précision l'attitude que le cabinet veut prendre et qu'il gardera. Mais ce ne sont là que des paroles: il faut des résultats. On les attend du cabinet. Il s'est formé pour maintenir la paix et pour trouver aux embarras de la question d'Orient quelque issue; pour vivre, il faut qu'il satisfasse aux causes qui l'ont fait naître. La difficulté est extrême: l'exaltation du pays n'a pas diminué... Pour que le succès vienne à la raison, il faut qu'on m'aide... Je l'ai souvent dit à Londres, je le répète de Paris. Le sentiment de la France,—je dis de la France et non pas des brouillons et des factions,—est qu'elle a été traitée légèrement, qu'on a sacrifié légèrement, sans motif suffisant, pour un intérêt secondaire, son alliance, son amitié, son concours. Là est le grand mal qu'a fait la convention du 15 juillet, là est le grand obstacle à la politique de la paix. Pour guérir ce mal, pour lever cet obstacle, il faut prouver à la France qu'elle se trompe; il faut lui prouver qu'on attache à son alliance, à son amitié, à son concours, beaucoup de prix, assez de prix pour lui faire quelque sacrifice. Ce n'est pas l'étendue, c'est le fait même du sacrifice qui importe. Qu'indépendamment de la convention du 15 juillet, quelque chose soit donné, évidemment donné, au désir de rentrer en bonne intelligence avec la France et de la voir rentrer dans l'affaire: la paix pourra être maintenue et l'harmonie générale rétablie en Europe. Si on vous dit que cela se peut, je suis prêt à faire les démarches nécessaires pour atteindre ce but; mais je ne veux pas me mettre en mouvement sans savoir si le but est possible à atteindre. Si on vous dit que cela ne se peut pas, qu'on entend s'en tenir rigoureusement aux premières stipulations du traité..., la situation restera violente et précaire; le cabinet se tiendra immobile, dans l'isolement et l'attente. Je ne réponds pas de l'avenir... La politique de transaction est préférable à la politique d'isolement, s'il y a réellement transaction; mais, si la transaction n'est de notre part qu'abandon, l'isolement vaut mieux[550].»
Le Roi appuyait chaudement M. Guizot dans cette campagne. Peut-être même y apportait-il plus d'ardeur et d'espoir de réussir. Il faisait connaître ses désirs à M. de Metternich par des voies indirectes[551]. En même temps, il agissait sur le gouvernement anglais au moyen du roi des Belges. Ainsi écrivait-il à ce dernier, le 6 novembre: «Qu'on sache donc bien à Londres quelle est la nature de la lutte dans laquelle nous sommes engagés neck or nothing! Cette lutte n'est ni plus ni moins que la paix ou la guerre; et, si c'est la guerre, que lord Palmerston et ceux qui n'y voient peut-être des dangers que pour la France, sachent bien que, quels que puissent être les premiers succès d'un côté ou de l'autre, les vainqueurs seront aussi immaniables que les vaincus; que jamais on ne refera ni un congrès de Vienne, ni une nouvelle délimitation de l'Europe; l'état actuel de toutes les têtes humaines ne s'accommodera de rien et bouleversera tout. The world shall be unkinged; l'Angleterre ruinée prendra pour son type le gouvernement modèle des États-Unis, et le continent prendra pour le sien l'Amérique espagnole... Ne nous y trompons pas: le point de départ, c'est le renversement ou la consolidation du ministère actuel. S'il est renversé, point d'illusion sur ce qui le remplace, c'est la guerre à tout prix, suivie d'un 93 perfectionné; s'il est consolidé, c'est la paix qui triomphe, et ce n'est que par la paix qu'il peut l'être; mais il faut se dépêcher, car vous savez que ces têtes gauloises sont mobiles. On va soutenir ce ministère, parce qu'on croit qu'il apportera la paix; mais, s'il ne l'apporte pas tout de suite, on ne tardera pas à croire qu'il ne l'apportera pas du tout, et alors on croira aussi que la guerre est inévitable, et qu'il faut l'entamer bien vite pour prendre les devants sur ceux qu'on appellera tout de suite les ennemis. Dépêchons-nous donc de conclure un arrangement que les cinq puissances puissent signer, car alors, croyez-moi, c'en est fait de la guerre pour longtemps.» Le Roi ne faisait pas mystère des «conditions que son cabinet accepterait immédiatement». C'était la concession à Méhémet-Ali de l'Égypte héréditaire, du pachalik d'Acre et de Candie en viager. «Si on veut signer ce que dessus, concluait-il, faisons-le vite. Dites-moi un mot approbatif de Londres, et c'est fait[552].»
Ces appels indirects, mais si pressants, avaient-ils chance d'être entendus? Pour répondre, il convient de se rendre un compte exact des dispositions des diverses puissances. À Vienne, ces dispositions étaient favorables. De plus en plus troublé de l'aventure où il s'était laissé engager en signant le traité du 15 juillet, M. de Metternich avait hâte d'en sortir. Il témoignait la satisfaction que lui causait la constitution du nouveau ministère, reconnaissait la nécessité de le seconder dans ses difficultés intérieures[553], mettait grand soin à se montrer aimable avec M. de Sainte-Aulaire[554], et renvoyait à Londres son ambassadeur, le prince Esterhazy, avec mission formelle d'amortir les conséquences du traité du 15 juillet et de chercher un moyen de faire rentrer la France dans le concert européen[555]. Mêmes dispositions à Berlin et mêmes instructions à M. de Bülow, qui avait aussitôt, avec M. de Bourqueney, les conversations les plus expansives sur les moyens de faire cesser l'isolement de la France[556]. Toutefois, le passé permettait-il de compter absolument sur l'efficacité de ces bonnes dispositions, si sincères qu'elles fussent? Que de fois, depuis un an, on avait vu les deux puissances allemandes s'associer à des actes qu'elles déploraient! M. Guizot n'avait-il pas pu s'apercevoir, pendant son ambassade, du changement qui s'opérait dans l'attitude de M. de Neumann et de M. de Bülow, lorsqu'ils passaient des entretiens confidentiels à la solennité des conférences, et comment la présence de lord Palmerston rendait aussitôt leur langage contraint et timide?
Tout autres étaient les sentiments du gouvernement russe. Le czar avait abandonné sa prépotence en Orient, accepté le protectorat européen à Constantinople, pour le plaisir de rompre l'alliance des puissances occidentales et de mortifier la France de Juillet; on ne pouvait s'attendre qu'il renonçât volontiers à ce qui était la seule compensation de son sacrifice. Il laissait voir aux Anglais qui l'approchaient le chagrin que lui ferait éprouver une réconciliation avec la France[557]. Toutefois, suivant une remarque que nous avons déjà eu occasion de faire, si passionné qu'il fût, il ne se sentait pas prêt pour l'emploi des moyens extrêmes et redoutait de se faire en Europe, particulièrement en Allemagne, le renom d'un artisan de discorde. Aussi pouvait-on être assuré qu'il n'oserait pas opposer de veto à toute pacification décidée par les trois autres puissances, et que, notamment, il ne repousserait rien de ce qu'aurait accepté l'Angleterre. C'est ce qui faisait écrire à M. de Barante: «En ce moment, comme dans tout le cours de la négociation, lord Palmerston conserve le blanc seing de l'empereur de Russie... Celui-ci ne se refusera point à ce qui sera voulu sérieusement par l'Angleterre, l'Autriche et la Prusse.» Et encore: «Si lord Palmerston vous alléguait comme difficulté l'opinion de la Russie, ce ne serait pas de bonne foi. Il sait très-bien qu'elle voudra tout ce qu'il décidera[558].»
En somme, ni les bonnes dispositions de l'Autriche et de la Prusse, ni les mauvaises de la Russie n'étaient de force à résister à une résolution contraire de l'Angleterre. Tout dépendait de cette dernière, c'est-à-dire de lord Palmerston. Car telle était alors la situation étrange de ce pays, où l'on était habitué à croire l'opinion maîtresse, que tout ce qui regardait la politique étrangère s'y décidait par la volonté d'un seul ministre. C'est donc le sentiment particulier de ce ministre qu'il faut avant tout connaître. Si lord Palmerston eût été un véritable homme d'État, il n'eût pas hésité à accueillir les ouvertures de notre gouvernement. Il avait atteint pleinement son but en Orient; le prestige du pacha y était détruit; la politique britannique y avait notoirement prévalu. Seulement, le ministre anglais, se brouillant du même coup avec la France, avait privé son pays d'une alliance populaire, naturelle et profitable, l'avait exposé à des ressentiments incommodes, périlleux même, et avait jeté le trouble et l'inquiétude dans l'Europe, qui lui en savait très-mauvais gré. Eh bien, par une fortune inouïe, une occasion se présentait immédiatement de renouer cette alliance, d'amortir ces ressentiments, de rassurer l'Europe, et cela sans grand sacrifice, car la France demandait moins encore une concession effective qu'une satisfaction morale, nous allions dire une politesse. Lord Palmerston ne devait-il pas saisir cette occasion avec franchise, résolution, bonne grâce, et se charger, au nom de l'Angleterre, de mener à fin cette sorte de transaction et de réconciliation? N'était-ce pas le meilleur moyen de confirmer la prépondérance passagère que sa nation venait d'acquérir en Europe, et lui-même n'ajoutait-il pas ainsi à son renom de lutteur hardi, tenace et heureux, l'honneur qui était alors le plus apprécié des gouvernements et des peuples, celui d'être un pacificateur généreux? Il y avait là de quoi séduire une ambition un peu grande. Mais, quoique fort intelligent et fort habile, lord Palmerston n'était pas capable de voir les choses d'aussi haut. Âprement et mesquinement querelleur, sa diplomatie consistait à argumenter à outrance pour convaincre les autres qu'ils avaient tort; sa politique n'avait guère d'autre objet que d'user sans mesure de ses avantages et de faire le plus de mal possible à ceux qu'il croyait avoir à sa merci; enfin, son patriotisme se confondait avec l'assouvissement de passions, de haines, de rancunes qui étaient plus personnelles encore que nationales[559].
Dès les premières insinuations que lui avait faites M. Guizot en quittant Londres, lord Palmerston avait laissé voir ses dispositions revêches[560], et, le 29 octobre, jour de la constitution du nouveau cabinet français, il écrivait à lord Granville: «Louis-Philippe semble vous avoir tenu le même langage que Flahault et Guizot tenaient ici, particulièrement qu'il est nécessaire, afin d'aider le Roi à maintenir la paix et à dompter le parti de la guerre, que nous fassions à sa prière des concessions que nous avons refusées aux menaces de Thiers. Mais c'est tout à fait impossible, et vous ne sauriez trop tôt ou trop fortement l'expliquer à toutes les parties intéressées... Nous ne pouvons pas compromettre les intérêts de l'Europe par complaisance pour Louis-Philippe ou pour Guizot plus que par crainte de Thiers. Si nous cédions, la nation française croirait que nous cédons à ses menaces et non aux prières de Louis-Philippe. Ce serait d'ailleurs déplorable que les puissances fissent le sacrifice de leurs intérêts les plus importants pour apaiser les organisateurs d'émeutes à Paris ou faire taire les journaux républicains. J'ajoute que nous sommes en train de réussir pleinement en Syrie, que nous aurons bientôt placé toute cette contrée entre les mains du sultan, et ce serait, en vérité, être bien enfant de cesser d'agir quand il ne faut qu'un peu de persévérance pour l'emporter sur tous les points. Je puis vous assurer que vous servirez plus utilement les intérêts de la paix en tenant un langage ferme et hardi au gouvernement français et aux Français eux-mêmes... La seule manière possible de tenir de telles gens en respect est de leur faire clairement comprendre qu'on ne cédera pas d'un pouce et qu'on est en état de repousser la force par la force. Quelques-uns de nos amis whigs ont fait beaucoup de mal en s'abandonnant à des alarmes sans fondement et en tenant ce qu'on appelle un langage conciliant... Mon opinion est que nous n'aurons pas la guerre avec la France en ce moment, mais nous devons préparer nos esprits à l'avoir un jour ou l'autre. Tous les Français ont le désir d'étendre leurs possessions territoriales aux dépens des autres nations, et ils sentent tous ce que le National a dit une fois, que l'Angleterre est un obstacle à de tels projets... C'est un malheur que le caractère d'un grand et puissant peuple, placé au centre de l'Europe, soit ainsi fait; mais c'est l'affaire des autres nations de ne pas fermer les yeux à la vérité et de prendre prudemment leurs précautions[561].» Cette lettre, dans sa roideur sèche et presque brutale, est bien significative; elle trahit toute la passion de lord Palmerston contre la France; elle montre aussi que l'avantage politique de renouer l'alliance brisée ne se présentait même pus à son esprit.
Ce n'était pas seulement dans des lettres intimes que lord Palmerston témoignait de ses sentiments réfractaires à toute conciliation. On se rappelle que, le 31 août, il avait fait remettre à M. Thiers un long memorandum contenant la critique amère de la politique française[562]. Ce document ayant été publié dans les journaux et ayant exercé une certaine action sur l'opinion anglaise, M. Thiers s'était décidé, un peu tardivement, le 3 octobre, à y faire une réponse étendue, habile, qui fut envoyée en même temps que la fameuse note du 8 octobre, et que le ministre français eut soin de faire paraître aussitôt dans le Times[563]. Lord Palmerston, dans une controverse, ne se résignait jamais à ne pas avoir le dernier mot. Il se mit donc à l'œuvre pour réfuter la réponse de M. Thiers, et le fit avec son aigreur habituelle. Son travail terminé seulement le 2 novembre, il l'adressa à M. Guizot, marquant ainsi que le changement de ministère ne devait modifier ni le fond des choses, ni même le ton de la polémique. Bien plus, dans ce memorandum, il semblait revenir sur des concessions déjà faites à la France, et retirer la déclaration par laquelle les puissances avaient en quelque sorte désavoué la déchéance prononcée contre le pacha. En effet, au cours de son argumentation contre les thèses de M. Thiers, il contestait au gouvernement français le droit d'intervenir par les armes pour maintenir le pacha en Égypte, si la Porte jugeait à propos de le destituer. «Le sultan, disait-il, comme souverain de l'empire turc, a seul le droit de décider auquel de ses sujets il confiera le gouvernement de telle ou telle partie de ses États; les puissances étrangères, quelles que soient à cet égard leurs idées, ne peuvent donner au sultan que des avis, et aucune d'elles n'est en droit de l'entraver dans l'exercice discrétionnaire de l'un des attributs inhérents et essentiels de la souveraineté indépendante.» N'était-ce pas détruire en fait le conseil donné à la Porte de révoquer la déchéance du pacha? Lord Palmerston mit le comble à son mauvais procédé en faisant publier, dès le 10 novembre, le nouveau memorandum dans le Morning Chronicle. L'effet fut déplorable en France. Tous les journaux de gauche et de centre gauche ne manquèrent pas de jeter ce document à la tête du cabinet. «Vous parlez timidement, lui disaient-ils, voilà pourquoi l'on vous répond avec insolence. On sait que vous ne voulez pas résister, et l'on en profite pour pousser plus loin ses avantages contre vous.» M. Guizot, surpris et attristé, écrivait, le 14 novembre, à M. de Bourqueney: «Nos adversaires exploitent l'effet produit par cette pièce; nos propres amis en sont troublés. C'est la première communication que lord Palmerston ait adressée au nouveau cabinet. En quoi diffère-t-elle de ce qu'il aurait écrit à l'ancien? Comment cette dépêche a-t-elle été publiée dans le Morning Chronicle, et avec tant d'empressement? Témoignez, mon cher baron, et au cabinet anglais et à nos amis à Londres, le sentiment que je vous exprime et le mal qu'on nous fait[564].»
On vient de voir l'allusion de M. Guizot à «nos amis de Londres». Dans une autre lettre, tout en recommandant à M. de Bourqueney «de traiter bien réellement avec lord Palmerston, et non pas contre lui», il l'invitait à «ne rien négliger pour que l'atmosphère où vivait le ministre anglais pesât sur lui dans notre sens». C'est qu'en effet, malgré tant de déconvenues et de défaillances, le «parti de la paix», existait toujours outre-Manche, et il avait même trouvé, dans le changement de ministère en France, une occasion de se ranimer et de tenter de nouveaux efforts[565]. Lord Clarendon proclamait bien haut que «le cabinet qui venait de se former à Paris, pour le maintien de la paix, ne pouvait vivre qu'avec un sacrifice des puissances signataires du traité du 15 juillet». Lord Lansdowne insistait vivement pour l'adoption d'une «mesure immédiate ayant une tendance pacifique». Lord Russell menaçait de sa démission si lord Ponsonby n'était pas rappelé. Lord Melbourne louait fort la conduite et le langage de M. Guizot. En somme, le plus grand nombre des ministres étaient d'avis de faire quelque chose pour la France. Tel était aussi le sentiment de la Reine. Les journaux anglais exaltaient la sagesse de Louis-Philippe et demandaient qu'on lui proposât une solution acceptable. Enfin, les ambassadeurs d'Autriche et de Prusse s'agitaient avec le sincère désir de trouver cette solution.
Si puissant, si général que parût cet effort vers la conciliation, nous savons par expérience que la volonté de lord Palmerston était plus forte encore. M. Charles Greville, qui assistait de près à toutes ces démarches, écrivait sur son journal, à la date du 7 novembre: «Bien que telle soit la disposition de l'Autriche et aussi de la Prusse, quoique la Reine soit ardemment désireuse de voir la paix et la tranquillité rétablies, que presque tout, sinon tout le cabinet incline à un arrangement avec la France, et que la France elle-même soit prête à répondre aux moindres avances faites dans un esprit conciliant, la résolution personnelle de Palmerston l'emportera probablement sur toutes les autres opinions et inclinations. Il repoussera ou ajournera chacune des propositions qui seront faites, et, si l'une d'elles est adoptée malgré lui, il s'arrangera pour la faire avorter dans l'exécution, pour n'écarter aucune difficulté et pour en créer même où il n'y en aura pas. Ce qu'il y a de plus extraordinaire dans toute cette affaire, c'est de voir un groupe d'hommes consentir à faire route avec un autre homme qui non-seulement ne leur inspire aucune confiance, mais qu'ils croient être politiquement malhonnête et traître (dishonest and treacherous), et de les voir discuter sérieusement avec lui l'adoption de certaines mesures, avec la certitude qu'il ne les exécutera pas loyalement. On dirait Jonathan Wild[566] et son compagnon jouant ensemble à Newgate.» Tout se passa en effet comme le prévoyait M. Greville. Lord Palmerston le prit d'abord de haut avec les conciliateurs. Puis, quand ceux-ci lui parurent gagner du terrain, il changea de tactique, se prêta à discuter, feignit de céder à demi, consentit même à demander au gouvernement français de «faire connaître ses désirs et ses idées», s'excusa presque, auprès de M. de Bourqueney, du ton du memorandum du 2 novembre, et lui déclara n'avoir voulu rétracter aucune de ses déclarations antérieures sur la déchéance du pacha; seulement, il s'arrangeait pour que les choses traînassent en longueur, persuadé que, pendant ce temps, les événements se précipiteraient en Syrie et viendraient, une fois de plus, placer ses contradicteurs en présence de faits accomplis.
Cet espoir ne fut pas trompé. Pendant que les diplomates discutaient sur la portion de la Syrie que l'on pourrait, par égard pour la France, laisser au pacha, chaque courrier d'Orient annonçait un revers des Égyptiens. Ainsi savait-on, dès le 2 novembre, que l'insurrection avait éclaté de nouveau, au commencement d'octobre, dans toutes les montagnes du Liban,—insurrection fomentée par les agents anglais, armée avec des fusils anglais, payée avec l'or anglais,—et qu'elle prenait même cette fois une gravité particulière par la défection de l'émir Beschir, qui gouvernait toute cette contrée au nom de Méhémet-Ali. Bientôt après, on apprenait que la flotte britannique avait bombardé et réduit Saïda et Sour, occupé Beyrouth; que l'armée d'Ibrahim, affaiblie par les désertions, harcelée par les populations, démoralisée, n'opposait nulle part de résistance sérieuse, et que, partout où elle entrait en contact avec le petit corps turco-anglais, elle était battue. Enfin, d'après les nouvelles arrivées le 14 novembre, les Égyptiens ne possédaient plus, sur la côte, dans la dernière moitié d'octobre, que Tripoli et Saint-Jean d'Acre, et leur armée, en retraite sur Damas et Balbeck, se trouvait aux prises avec les insurgés. Encore tout indiquait-il qu'on n'était pas au terme de cet effondrement.
Ces succès, dont la rapidité surprenait tout le monde, sauf lord Palmerston, démontèrent complétement ceux qui tâchaient d'imposer à ce dernier quelque concession en dehors du traité du 15 juillet. Leurs plans de transaction avaient toujours reposé sur la conviction que le pacha pourrait défendre la Syrie au moins pendant tout l'hiver. Les cabinets allemands furent les premiers à lâcher pied. Dès le 8 novembre, arrivait à Londres une dépêche de M. de Metternich, déclarant qu'il ne pouvait pas être question maintenant d'une concession en Syrie[567]. «Ne laissons plus d'illusion à la France sur cette région, écrivait le chancelier; elle est irrévocablement perdue, perdue tout entière. C'est à l'Égypte qu'il faut songer; le mal gagne de ce côté. Que Méhémet-Ali se soumette sans retard, ou la question d'Égypte est soulevée.» Même effet sur la Prusse. «M. de Bülow est hors de selle, rapportait, le 8 novembre, M. de Bourqueney; il m'a dit ce matin qu'il attendait de Berlin, sous peu de jours, une dépêche analogue à celle de M. de Metternich; voilà, comme il le reconnaît lui-même, sa mission à néant.» Le même M. de Bülow disait à notre chargé d'affaires, quelques jours plus tard, le 13 novembre: «Les événements ont été trop vite; ma mission a échoué en Syrie avant de commencer à Londres[568].» Le parti de la paix en Angleterre n'était pas moins découragé; questionné, le 11 novembre, par M. de Bourqueney sur ce qu'il y avait à faire, M. Charles Greville lui disait: «Bien qu'il y ait toujours, chez mes amis, le même désir d'une réconciliation avec la France, la même préoccupation d'aider M. Guizot, quand ils en viennent à se demander ce qui est possible et ce qui serait justifiable, ils ne peuvent trouver aucun expédient pour faire face aux immenses difficultés pratiques de la situation. Les événements ont marché avec une telle rapidité, et changé si complétement la position de la question, que les concessions, considérées antérieurement comme raisonnables, ne sont plus possibles. Tous comprennent qu'ils ne peuvent rien offrir en Syrie. Il se pourrait, en effet, qu'au moment où ils offriraient quelque ville ou quelque territoire, le gouvernement ottoman en fût déjà redevenu maître. La justice envers la nation, l'honneur et la fidélité envers nos alliés, particulièrement envers le sultan, ne nous permettent de faire aucune concession dans cette région.» Sur la demande de M. de Bourqueney, M. Greville écrivit dans le même sens à M. Guizot, sans lui rien déguiser. Tel était, du reste, le sentiment général en Angleterre, et le duc de Wellington exprimait tout haut les mêmes idées[569]. Par contre, lord Palmerston, sentant n'avoir plus à se gêner, se montrait plus absolu, plus roide que jamais dans ses refus. «J'ai dit à M. de Bourqueney, écrivait-il à lord Granville le 13 novembre, que je tromperais M. Guizot, si je lui laissais supposer que le gouvernement de Sa Majesté pourrait consentir à ce qui n'est pas le traité. Le traité étant conclu, il faut qu'il s'exécute.» Il donnait à entendre, non sans une intention sarcastique et dédaigneuse, que notre mauvaise humeur importait peu à l'Europe. «On ne voit pas bien, disait-il dans la même dépêche, les dangereuses conséquences qui, selon M. Guizot, résulteraient pour le monde de la non-coopération de la France à cette pacification.» Bien plus, dans une dépêche du 13 novembre, il déniait formellement à notre gouvernement le droit de «délibérer sur l'exécution d'un traité auquel il était étranger[570]».
Le désappointement fut grand en France. Tandis que Louis-Philippe se plaignait amèrement au roi des Belges d'avoir vu si mal accueillir ses ouvertures[571], M. Guizot déclarait froidement et tristement à lord Granville qu'il ne croyait plus pouvoir faire aucune communication sur ce sujet au cabinet anglais, et que le gouvernement français attendrait les événements, prêt à tenir la conduite qu'ils lui imposeraient[572]. Toutefois, s'il était forcé de battre en retraite sur la question de Syrie, la résignation de notre ministre n'allait pas jusqu'à accepter que le pacha fût dépouillé de l'Égypte. Plus d'un indice lui avait fait connaître que lord Palmerston, sans être décidé au renversement complet de Méhémet-Ali, n'en repoussait pas cependant l'idée, quand les circonstances semblaient la rendre réalisable; déjà cette arrière-pensée avait percé dans le memorandum du 2 novembre, et, depuis, elle s'était manifestée plus vivement, à mesure qu'arrivaient les nouvelles des succès remportés en Syrie[573]. Toutes les fois qu'il voyait poindre cette idée, M. de Bourqueney faisait aussitôt sentir l'opposition de la France. «Je dis très-haut et très-ferme, écrivait-il à M. Guizot, que le traité de juillet n'a pas mis l'Égypte en question, qu'il en faudrait un nouveau pour cela et que c'est sans doute assez d'un seul traité conclu sans la France[574].» Un autre jour, lord Palmerston ayant cherché à établir que si le pacha refusait de se soumettre, les opérations pourraient être continuées contre l'Égypte rebelle, M. de Bourqueney l'arrêta net. «Le traité du 15 juillet, lui dit-il, n'a rien stipulé pour le cas dont vous me parlez; je ne puis consentir à le discuter.» Et comme le ministre insistait: «Non, milord, reprit notre chargé d'affaires, il faudrait pour cela un nouveau et plus grave traité[575].»
Le gouvernement français défendait donc l'Égypte, et, tout en évitant de poser prématurément un casus belli qui eût pu paraître une provocation peu en harmonie avec son attitude générale, il montrait à tous qu'il n'abandonnait rien de la note du 8 octobre. Peut-être même n'avait-il pas encore perdu absolument tout espoir du côté de la Syrie; sans doute il n'y avait rien à faire pour le moment: mais ne restait-il pas, dans l'avenir, une dernière chance? Cette chance était que les alliés ne pussent s'emparer de Saint-Jean d'Acre avant l'hiver et que l'autorité du pacha se maintînt ainsi dans le sud de la Syrie. Quand M. Greville avait déclaré impossible tout arrangement immédiat, M. de Bourqueney s'était rejeté sur cette hypothèse et y avait indiqué, sans être contredit, une base éventuelle de transaction[576]. Or, si faibles qu'eussent été jusqu'ici les Égyptiens, ne pouvait-on pas espérer qu'ils résisteraient dans une place dont Bonaparte lui-même n'avait pu s'emparer en 1799? D'ailleurs la saison mauvaise s'avançait et rendait de plus en plus difficiles les opérations de la flotte. On en était fort préoccupé à Londres. Le 15 novembre, lord John Russell annonçait à un de ses amis avoir reçu des nouvelles de l'amiral Stopford, et il concluait de ces nouvelles que l'entreprise allait être forcément interrompue et renvoyée au printemps prochain; très-inquiet des conséquences que cet ajournement pouvait avoir en Orient et en Europe, il paraissait disposé, dans ce cas, à transiger moyennant l'attribution au pacha de tout ou partie du pachalik d'Acre, et il ajoutait que tel était le sentiment de lord Melbourne[577]. Mais ce n'était pas celui de lord Palmerston, qui déclarait au contraire bien haut que le traité serait exécuté immédiatement et jusqu'au bout, dussent les vaisseaux tenir la mer tout l'hiver. Et il ne se contentait pas de le dire à Londres; il avait envoyé aux amiraux des ordres dans ce sens.
L'événement justifia encore une fois son audacieuse obstination. Le 23 novembre, arriva la nouvelle que Saint-Jean d'Acre était pris. Stimulé par les impérieuses injonctions de lord Palmerston, l'amiral Stopford s'était résolu à jouer le tout pour le tout et à tenter de terminer brusquement l'entreprise par un hardi et puissant coup de main. Le 2 novembre, une flotte formidable, comptant vingt bâtiments de guerre, dont sept vaisseaux de ligne, était réunie devant Saint-Jean d'Acre. Le bombardement commença aussitôt. Les assaillants avaient quatre cent soixante-dix-huit gros canons, tandis que les assiégés ne leur en opposaient que soixante-douze de médiocre calibre. Soixante-mille boulets furent lancés en quelques heures. Tout fut brisé, bouleversé par cet ouragan de fer et de feu. L'explosion du principal magasin à poudre compléta l'œuvre de destruction. Avant la fin de la journée, les survivants de la garnison évacuaient la ville ruinée, et les Anglais y débarquaient en maîtres. Le pacha comprit que la Syrie était définitivement perdue, et peu après il envoya aux restes de l'armée d'Ibrahim l'ordre de rentrer en Égypte.
Le triomphe de lord Palmerston était complet. «Force est de reconnaître, écrivait alors l'un de ceux qui, en Angleterre, avaient le plus critiqué ce ministre, qu'il a vraiment droit d'être fier de son succès. Ses collègues n'ont plus qu'à s'incliner... Quoi qu'on puisse dire ou penser de sa politique, il est impossible de ne pas rendre justice à la vigueur de l'exécution. M. Pitt (Chatham) n'aurait pu montrer plus de décision et de ressources. Il n'a voulu entendre parler ni de délais ni de difficultés, a envoyé des ordres péremptoires d'attaquer Acre et a pourvu, avec grand soin, dans ses instructions, à toutes les éventualités. Nul doute que c'était la prise d'Acre qui devait décider de la campagne, et certainement elle est due encore plus à Palmerston qu'aux chefs de notre flotte et de notre armée. Elle est probablement due à lui seul[578].»
Un tel succès ne rendait pas le ministre anglais plus disposé à la conciliation envers le gouvernement français. Celui-ci, contraint de renoncer à apporter aux Chambres, comme don de joyeux avénement, quelque arrangement assurant au pacha une partie de la Syrie, désirait au moins leur annoncer que l'Égypte était sauve, et,—ce qui lui paraissait fort important,—qu'elle l'était grâce à la France. Sur ce dernier point, M. de Metternich était venu, dès le début, au-devant de nos désirs. «Je reconnais la nécessité, écrivait-il au comte Apponyi le 8 novembre, que le gouvernement français puisse dire au pays: C'est moi qui ai sauvé le pacha d'Égypte. Tout le monde se joindra à cette prétention, et nous les premiers[579].» Et quelques jours après, il disait à M. de Sainte-Aulaire: «Pour le compte de l'Autriche, je vous déclare qu'elle s'abstiendra de toute attaque contre l'Égypte et qu'elle s'en abstiendra par égard pour la France. Si M. Guizot trouve quelque avantage à faire connaître cette vérité dans les Chambres, il peut la proclamer avec la certitude de n'être pas démenti par moi.» Mais tel était l'acharnement mesquin de lord Palmerston, que, même au milieu de son plein triomphe, il prétendait nous disputer cette petite consolation d'amour-propre. En écrivant à M. Bulwer, il exposa, dans les termes les plus roides, ses raisons pour ne pas autoriser M. Guizot à déclarer que l'intervention de la France avait décidé les alliés à accorder l'Égypte à Méhémet-Ali. «Le désir des Français, répétait-il quelques jours plus tard, est que le règlement final de la question d'Orient ne paraisse pas avoir été arrêté sans leur concours; mais j'ai justement le désir qu'il paraisse en être ainsi[580].»
Il y avait, dans ces lettres, quelque chose de plus grave que le refus lui-même,—refus qui ne devait pas empêcher M. Guizot de faire, en pleine Chambre, la déclaration dont ne voulait pas lord Palmerston,—c'étaient les motifs invoqués par le ministre anglais. Il y laissait voir de nouveau son arrière-pensée d'enlever l'Égypte au pacha. «Nous avons informé la France, disait-il, que nous avions conseillé au sultan de laisser Méhémet-Ali en Égypte s'il se soumettait dans un certain délai; mais nous avons aussi expliqué que, si Méhémet ne se soumettait pas, il devrait supporter les conséquences et courir les chances qui l'attendaient.» Cette façon de voir devait d'autant plus nous préoccuper qu'il ne s'agissait plus d'éventualités lointaines; les opérations étant terminées en Syrie, c'était tout de suite que le pacha pouvait se voir attaquer en Égypte. M. Guizot, moins disposé que jamais à abandonner le terrain de la note du 8 octobre, et sachant toute la mauvaise volonté de lord Palmerston, chercha des garanties auprès des puissances allemandes. Par nos conseils et sur notre demande, le prince Esterhazy, ambassadeur d'Autriche à Londres, obtint de lord Palmerston la promesse formelle qu'aucun ordre d'agir contre l'Égypte ne serait envoyé à la flotte anglaise sans que la conférence de Londres eût été convoquée et consultée[581]. Le prince de Metternich disait en même temps à notre ambassadeur: «Assurez M. Guizot que nous agirons pour que tout s'arrête à la Syrie[582].» Toutefois, nous connaissions trop et la faiblesse des cabinets allemands, et la mauvaise foi de lord Palmerston, et les coups de tête de lord Ponsonby, pour nous fier entièrement à de telles garanties. Il était d'ailleurs difficile de répondre aux ministres anglais, quand ils nous disaient, comme M. Macaulay: «En continuant les hostilités, Méhémet-Ali aurait, de son côté, la chance de reconquérir la Syrie; si nous n'avions pas, du nôtre, celle de lui enlever l'Égypte, il n'y aurait ni égalité, ni justice, ni politique.» Aussi, sans vouloir admettre diplomatiquement que la résistance de Méhémet donnât aux puissances le droit d'intervenir en Égypte, nous rendions-nous compte que sa soumission pouvait seule nous donner pleine sécurité. D'ailleurs, après son désastre en Syrie et dans le mauvais état de ses affaires, le pacha ne pouvait raisonnablement espérer de meilleures conditions que celles qui lui étaient offertes et qui lui assuraient l'hérédité de l'Égypte. Le gouvernement français n'hésita donc pas à lui recommander de les accepter sans retard[583].
Telle était, vers la fin de novembre, l'issue peu heureuse des premières tentatives de M. Guizot. Tout en évitant de compromettre la dignité de la France par des ouvertures officielles, il avait essayé de se servir de la satisfaction causée par l'avénement d'un ministère pacifique, pour enlever une concession qui lui permît de reprendre immédiatement une place honorable dans le concert des puissances. Son effort avait échoué par la mauvaise volonté de lord Palmerston et surtout par la déroute des Égyptiens. Non-seulement il n'avait rien obtenu en Syrie, mais il se voyait réduit à lutter pour l'Égypte et n'était pas assuré de la conserver au pacha. Sans se laisser démonter par cette première déception, il continua à vouloir et à espérer la paix; seulement, au lieu d'une guérison subite qui eût fait disparaître tout d'un coup le malaise dont souffraient la France et l'Europe, il lui fallait se contenter d'une convalescence lente, pénible et, par cela même sujette à bien des accidents. Il régla en conséquence son attitude diplomatique. Refusant d'approuver ce qui se faisait et ne voulant pas cependant soulever de querelle à ce sujet, également soucieux de sauvegarder la dignité de la France et la paix du monde, il prit le parti de se renfermer, pour un temps, dans cette politique d'isolement et de paix armée qu'il avait déjà indiquée dans sa première circulaire, et il en marqua ainsi les caractères dans des lettres écrites à ses principaux ambassadeurs: «Il n'y a en ce moment rien de plus à faire qu'une attitude à prendre et un langage à tenir. L'isolement n'est pas une situation qu'on choisisse de propos délibéré, ni dans laquelle on s'établisse pour toujours; mais quand on y est, il faut y vivre avec tranquillité, jusqu'à ce qu'on en puisse sortir avec profit... Nous verrons venir. Nous n'avons nul dessein de rester étrangers aux affaires générales de l'Europe. Nous croyons qu'il nous est bon d'en être, et qu'il est bon pour tous que nous en soyons. Nous sommes très-sûrs que nous y rentrerons. La France est trop grande pour qu'on ne sente pas bientôt le vide de son absence. Nous attendrons qu'on le sente en effet et qu'on nous le dise. J'ai un dégoût immense de la fanfaronnade; mais la tranquillité de l'attente et la liberté du choix nous conviennent bien.» Il disait encore: «J'ai toujours en perspective le rétablissement du concert européen; mais nous l'attendrons; et c'est pour l'attendre avec sécurité comme avec convenance que nous avons fait nos armements[584].» M. Guizot devait, pendant près de huit mois, au milieu des difficultés qui naîtront au dehors ou au dedans, maintenir, avec sang-froid, mesure et fermeté, l'attitude qu'il définissait ainsi au début.
III
Pendant que s'évanouissaient, l'une après l'autre, toutes les chances d'obtenir immédiatement une solution satisfaisante des difficultés extérieures, l'heure était venue pour le ministère de soutenir, dans les Chambres, la grande bataille de l'Adresse[585]. Force lui était de l'aborder, en n'apportant au pays, en compensation de ses déboires actuels, que des assurances un peu vagues, des espérances lointaines et incertaines. Encore devait-il se féliciter que le secret de ses premiers pourparlers et du mécompte qui les avait suivis, n'eût pas été du tout ébruité. Une seule chose était connue du public, la succession accablante des revers subis par les Égyptiens en Syrie, et ces revers n'étaient pas faits pour augmenter rétrospectivement le crédit de la politique de M. Thiers, tout entière fondée sur la foi dans la résistance du pacha; d'autant que, survenus pendant le ministère du 1er mars, ou du moins avant que sa chute ne fût connue en Orient, ils ne pouvaient aucunement être imputés à ses successeurs.
M. Guizot se sentait prêt à aborder, le cœur haut et confiant, cette grande lutte de tribune. Loin de redouter les débats parlementaires, il les désirait, comme étant le vrai moyen de redresser l'esprit public, de guérir son malaise et «de relever la bonne politique à son juste rang, malgré le fardeau qu'elle avait à soulever». Avant même d'avoir pris possession du pouvoir, au moment où il allait quitter Londres, il avait écrit au duc de Broglie: «J'ai confiance dans les Chambres. J'ai toujours vu, dans les moments très-critiques, le sentiment du péril, du devoir et de la responsabilité s'emparer des Chambres et leur donner un courage, des forces qui, en temps tranquille, leur auraient manqué, comme à tout le monde. C'est ce qui est arrivé en 1831... Sommes-nous à la veille d'une seconde épreuve?... Ma confiance est à la même adresse; c'est par les Chambres, par leur appui, par la discussion complète et sincère dans leur sein, qu'on peut éclairer le pays et conjurer le péril, si on le peut[586].»
À la Chambre des pairs, la cause de la paix était trop sûrement gagnée d'avance pour que la discussion de l'Adresse eût beaucoup d'importance et d'intérêt. Commencée le 17 novembre, cette discussion était terminée le 18. Toutefois M. Guizot profita de ce qu'il se trouvait dans un milieu sympathique et calme, pour y faire un exposé de la grave question sur laquelle il prévoyait avoir à soutenir bientôt, dans une autre enceinte, des débats plus troublés; non qu'il voulût abattre son jeu diplomatique à la tribune; au contraire, dès les premiers mots, il prévenait qu'il serait obligé de garder «la plus grande réserve»; mais il croyait l'occasion favorable pour donner à l'esprit public, sur les événements d'Orient, la direction qui lui paraissait conforme à la vérité des choses et aux intérêts du pays.
M. Guizot le proclame tout de suite: sa politique tend à la paix. «L'intérêt supérieur de l'Europe et de toutes les puissances en Europe, dit-il, c'est le maintien de la paix partout et toujours.» On verra bientôt le parti que l'opposition devait chercher à tirer de ces derniers mots. Seulement, cette paix, le ministre s'attache, par la noblesse de son langage, par la hauteur de ses considérations, à la dégager de ce je ne sais quoi d'égoïste, de terre à terre, de grossier, que lui prêtaient ses adversaires, et qu'en effet certains de ses partisans semblaient parfois lui donner. Nul talent n'est plus propre que celui de M. Guizot à grandir et à élever ainsi les idées qu'il voulait défendre. L'orateur discute ensuite, l'une après l'autre, les raisons invoquées par ceux qui voulaient que la France prît une attitude belliqueuse. D'abord, nos intérêts en Orient: il n'a pas de peine à établir que la question de la Syrie n'est pas, pour la France, «un intérêt dont la guerre doive sortir». Autre motif: l'injure reçue. C'est la partie la plus délicate et la plus pénible du sujet. Comment paraître justifier ou excuser des procédés dont l'amour-propre national a tant souffert? Et M. Guizot ne doit-il pas trouver particulièrement dur de s'exposer lui-même, pour détourner de lord Palmerston les ressentiments français, au moment où ce ministre vient de lui donner, dans le secret des derniers pourparlers, des preuves nouvelles de sa malveillance? Mais il ne s'agit pas de faire payer à un homme d'État étranger ses mauvais procédés; il s'agit d'empêcher, en France, l'opinion de s'égarer dans une voie dangereuse. La thèse de l'orateur est qu'il y a eu «manque d'égards», mais non «insulte politique». «On n'a jamais voulu, dit-il, dans tout le cours de l'affaire,—je prie la Chambre de faire quelque attention à ces paroles que je prononce après y avoir bien pensé,—on n'a jamais voulu ni tromper, ni défier, ni isoler la France; on n'a eu contre elle aucune mauvaise intention, aucun sentiment hostile; on a cru qu'il n'y avait pas moyen de s'entendre avec elle sur les bases de la transaction; on a dit que, dans ce cas, on conclurait un engagement à quatre. On l'a fait, et la France devait s'y attendre. On ne l'a pas fait avec tous les égards auxquels elle avait droit; c'est un tort, sans doute, un tort dont nous sommes fondés à nous plaindre; mais, je le demande aux hommes les plus délicats, les plus susceptibles en fait d'honneur national, et qui cependant conservent et doivent conserver leur jugement dans l'appréciation des faits, est-ce là un cas de guerre[587]?» M. Guizot discute enfin un troisième et dernier motif invoqué par les partisans d'une politique belliqueuse: l'intérêt de notre influence dans le monde. «Messieurs, s'écrie-t-il, il ne faut pas que la France se trompe sur ses moyens d'influence en Europe; je crains qu'il n'y ait à cet égard, dans nos esprits, beaucoup de préjugés et de routine; nous avons eu, pendant longtemps, deux grands moyens d'influence en Europe: la révolution et la guerre. Je ne les accuse pas; ils ont été pendant longtemps nécessaires... Mais enfin, la révolution et la guerre, comme moyens d'influence en Europe, sont usés pour la France. Elle se ferait un tort immense, si elle persistait à les employer. Ses moyens d'influence, aujourd'hui, c'est la paix, c'est le spectacle d'un bon gouvernement au sein d'une grande liberté... Croyez-moi, Messieurs, ne parlons pas à notre patrie de territoires à conquérir; ne lui parlons pas de grandes guerres, de grandes vengeances à exercer. Non; que la France prospère, qu'elle vive libre, intelligente, animée sans trouble, et nous n'aurons pas à nous plaindre qu'elle manque d'influence dans le monde.»
L'inspiration de ce discours était haute, l'intention patriotique, et l'orateur avait au fond mille fois raison. Peut-être, en la forme, n'avait-il pas toujours tenu un compte suffisant des susceptibilités alors éveillées, même dans les parties sages de l'opinion. Peut-être sa courageuse volonté de réagir contre les entraînements belliqueux l'avait-elle porté à être un peu trop lyrique dans son chant de paix, à se montrer un peu trop impartial dans l'indication des torts respectifs de l'Angleterre et de la France. La presse opposante en profita pour tâcher de présenter ce manifeste comme un acte de platitude honteuse. Oubliant volontairement que le ministre, en parlant, au début de sa harangue, «du maintien de la paix partout, toujours», avait montré là «l'intérêt supérieur de l'Europe, de toutes les puissances en Europe», elle feignait de croire qu'il avait voulu ainsi faire de la paix à tout prix la règle particulière de la politique française[588]. Ce fut un prétexte à indignations tapageuses, plus faciles qu'une sérieuse discussion. «On dit, lisait-on dans le Constitutionnel, que M. Guizot ne s'est jamais élevé si haut. Nous disons, nous, qu'on n'a jamais mis le gouvernement français si bas.» Le Commerce ajoutait: «Nous cherchons en vain dans notre mémoire les actes des ministres les plus pusillanimes ou les plus perfides qui aient jamais perdu ou trahi une nation; et nous ne trouvons rien de semblable à l'excès d'avilissement, à l'audace de bassesse déployée aujourd'hui par M. Guizot.» Enfin, le National s'écriait ironiquement: «L'étranger peut faire à sa fantaisie... Nous abandonnons à la Russie et à l'Angleterre cette guenille qu'on nomme la victoire, et nous répéterons dans la boue ce nouveau cantique de gloire: La paix partout! la paix toujours!»
IV
La discussion à la Chambre des pairs n'avait été qu'une sorte de préliminaire. C'est à la Chambre des députés que devait se livrer la vraie bataille. Rarement débat avait été attendu avec autant de curiosité, d'émotion anxieuse. Non-seulement la France entière, mais toute l'Europe politique était attentive à ce qui allait se passer au Palais-Bourbon[589]. Le drame d'ailleurs ne se présentait pas sans quelque grandeur. Il ne s'agissait plus, comme on l'avait vu trop souvent depuis quelques années, d'un de ces débats pour ainsi dire artificiels, funestes au crédit du régime parlementaire, et au fond desquels on ne pouvait découvrir que la rivalité de certains partis ou même l'ambition de certains hommes. Il semblait qu'on fût reporté à ces temps tragiques de Casimir Périer où l'enjeu de la partie engagée à la tribune était la paix du monde.
Dans quelles dispositions la Chambre était-elle revenue de vacances, et quelle réponse se préparait-elle à faire au discours de la couronne? Sans doute c'était bien cette même Chambre qui avait naguère applaudi l'ambitieux rapport de M. Jouffroy et qui, depuis lors, n'avait jamais paru admettre qu'on pût rien rabattre des prétentions du pacha. Mais, dans ces derniers temps, les événements de Syrie, la peur de la guerre et de la révolution avaient changé bien des points de vue. Ajoutons que, dans cette assemblée issue de la coalition, les partis étaient singulièrement morcelés, inconsistants, mobiles, et qu'on les avait vus, depuis dix-huit mois, se combiner successivement de façon à former des majorités passagères au service des politiques et des ministères les plus différents. Les statisticiens parlementaires la décomposaient ainsi: d'une part, environ 175 députés du centre, 25 doctrinaires et 10 royalistes ralliés, soit 210 partisans avérés d'une politique pacifique; d'autre part, 30 radicaux, 100 membres de la gauche dynastique et 10 royalistes de la nuance de M. Berryer, soit 140 opposants décidés. Entre les deux, une centaine de députés du centre gauche. On savait que ceux-ci se partageraient: mais comment? où se ferait la coupure? De là dépendait la majorité.
Les premiers indices furent favorables aux conservateurs et aux pacifiques. Dès le 6 novembre, lors de la nomination du président et des vice-présidents, tous les candidats ministériels avaient été élus d'emblée à une forte majorité, ce qui ne s'était pas encore vu depuis 1830. Trois jours après, on nommait dans les bureaux la commission chargée de préparer l'Adresse; sur les neuf membres, sept étaient favorables à la politique du discours royal. Ces votes s'expliquaient par ce double fait: d'abord que tous les anciens 221 s'étaient décidés ou résignés à soutenir le cabinet, au moins pour le moment; ensuite que la fraction du centre gauche qui suivait M. Dufaure et les flottants de la nuance de M. Dupin s'étaient unis aux conservateurs pour faire tête à M. Thiers et à la gauche. Ces succès paraissaient de bon augure, et le Roi s'en réjouissait fort. «Ici, écrivait-il au roi des Belges, il y a un revirement admirable dans l'opinion. Les bureaux d'hier ont été excellents; les discours belliqueux ont été très-mal accueillis dans tous, et la volonté de la paix y était, au contraire, très-nettement et très-rondement avouée. Le soir, mon salon ne désemplit pas de toutes les bénédictions qu'on m'apporte d'avoir résisté[590].» Toutefois, on ne pouvait encore considérer la bataille comme gagnée. Avec une telle Chambre, les surprises, les retours étaient possibles. Et puis, le vote n'était pas tout. Comment se comporterait la discussion? Quelle figure y ferait chaque parti? Dans quel état en sortirait la politique de la France? La victoire du ministère serait-elle seulement une victoire numérique et précaire, ou une victoire morale et définitive?
Tout indiquait que l'attaque serait d'une violence extrême, de la part non-seulement de la gauche, mais de l'ancien ministère. M. Thiers avait eu, un moment, l'inspiration d'un rôle plus sage et plus digne. Le 22 octobre, en transmettant à M. Guizot l'appel du Roi, il avait ajouté en son nom personnel: «Ne croyez pas que je serai pour vous un obstacle; le pays est dans un état qui nous commande à tous la plus grande abnégation. Quelle que soit ma façon de penser sur tout ceci, je suis bien résolu à ne créer de difficultés à personne[591].» Mais, après quelques jours, rien ne restait de ces bonnes dispositions; tout entier à la lutte, le ministre déchu s'exprimait avec une colère et un mépris sans mesure sur ses successeurs et sur le Roi. Ce n'était pas faute, cependant, de s'entendre recommander une conduite absolument différente, par un homme au jugement duquel il paraissait alors attacher une grande importance: nous voulons parler du duc de Broglie. Ce dernier avait ressenti du changement de cabinet une impression assez mélangée: d'une part, il s'attristait de voir la politique française battre, pour ainsi dire, en retraite devant l'Europe; d'autre part, il se sentait un grand poids de moins de n'avoir plus à répondre des fautes du ministère du 1er mars. Ne voulant pour son compte ni maudire le passé ni entraver le présent, il se montrait dans les salons des nouveaux ministres, tout en continuant à recevoir les anciens chez lui, employant tous ses efforts à prévenir, entre les uns et les autres, une rupture trop violente et trop profonde. Il tâcha surtout de contenir M. Thiers. «Vous avez eu bonne intention et beaucoup d'habileté, lui dit-il, et cependant il vous a été impossible de conserver le pouvoir, parce que vous n'aviez avec vous que cinq ou six journaux, et pas une des personnes qui font le lest des gouvernements et pèsent sur le pays. Vous aviez dompté la gauche, et, toute domptée qu'elle était, elle vous entraînait. Apprenez, par cet exemple, à ne plus revenir au pouvoir avec de pareils soutiens et sans l'appoint nécessaire. Vous avez deux conduites à tenir. Une opposition vive vous concilie la gauche, mais vous éloigne du pouvoir; faites-vous l'homme de la gauche, et vous ne rentrez plus qu'avec une révolution. Au contraire, attendez, tenez-vous tranquille, soyez modéré, et, dans six mois, les cartes vous reviennent[592].» Pendant que le duc lui parlait ainsi, M. Thiers paraissait touché au point d'avoir les larmes aux yeux. Mais, à peine était-il revenu au milieu de son entourage habituel, que la passion reprenait le dessus. Il fut bientôt manifeste que son attitude serait celle d'un chef d'opposition résolu à une lutte à outrance.
Dès la lecture du projet d'Adresse, le 23 novembre, on eut comme un avant-goût des dispositions violentes de la gauche. Ce projet, nettement pacifique, était l'écho du discours du trône. Peut-être eût-il convenu de dire les mêmes choses avec un accent plus généreux, plus vibrant. Mais M. Dupin avait tenu la plume, et il n'était pas dans sa nature d'élever ce à quoi il touchait. Le fond des idées était, du reste, irréprochable. «La paix donc, s'il se peut, faisait-on dire en terminant à la Chambre, une paix honorable et sûre, qui préserve de toute atteinte l'équilibre européen, c'est là notre premier vœu. Mais si, par événement, elle devenait impossible à ces conditions, si l'honneur de la France le demande, si ses droits méconnus, son territoire menacé ou ses intérêts sérieusement compromis l'exigent, parlez alors, Sire, et, à votre voix, les Français se lèveront comme un seul homme. Le pays n'hésitera devant aucun sacrifice, et le concours national vous est assuré.» Après ces mots: son territoire menacé, la gauche éclata en cris d'indignation, feignant de comprendre que la commission n'admettait la guerre que dans ce cas, et on put croire, pendant un certain temps, que ces clameurs ne permettraient même pas de finir la lecture. Ce malentendu, nullement involontaire, ressemblait fort à celui qui s'était déjà produit, quelques jours auparavant, à propos de la phrase de M. Guizot sur la paix partout et toujours. On se flattait, par ces tapages calculés, de troubler et d'intimider à l'avance la majorité.
V
Le débat s'ouvrit le 25 novembre. À peine fut-il engagé que son caractère apparut manifeste: c'était un duel entre M. Guizot et M. Thiers. Pendant les quatre premiers jours, les deux champions occupèrent, à tour de rôle, presque constamment la tribune. Combat de géants! s'écrient les spectateurs, partagés entre l'admiration qu'éveillent en eux de si beaux coups d'éloquence et la tristesse de voir ces deux grands esprits, dont l'union avait été, de 1831 à 1836, si féconde pour le pays, employer toute leur force à s'entre-détruire. L'un et l'autre sont arrivés à l'apogée de leur talent. M. Guizot, sans avoir rien perdu de son élévation grave et imposante, s'est pleinement dégagé de la roideur et de la sécheresse professorales. Rien de plus parfait, de plus puissant que son débit, son geste et toute son action oratoire. Sa parole est devenue plus souple, plus chaude, plus vibrante. Il sait remuer profondément ceux qu'autrefois il se bornait à éclairer. Il a acquis la promptitude dans l'improvisation et le sang-froid dans la riposte. Il s'est fait à l'agitation violente du nouveau forum, et y a trouvé même un milieu merveilleusement propre au développement de son éloquence: dans cette mêlée, le philosophe austère et serein s'est révélé homme de lutte; ses éclats de passion sont superbes et terribles. Personne, a-t-on pu dire justement[593], n'exprime comme lui la colère et le dédain. Il n'est jamais plus beau que quand, adossé à la tribune, la tête renversée, le front pâle, l'œil en feu, les bras croisés, il reçoit, comme un roc immobile, l'écume impuissante des passions que l'opiniâtreté hautaine de sa parole a rendues furieuses, ou bien quand, reprenant l'offensive, le geste menaçant, il anéantit ces outrages à ses pieds, avec un mépris irrité et une fierté vengeresse. M. Thiers n'est pas arrivé à une moindre perfection. Il est devenu complétement maître du genre si nouveau qu'il a créé, de cette sorte de causerie alerte, abondante, universellement intelligente, charmante de verve, de fraîcheur et de naturel. Il y apporte plus d'aisance encore que dans le passé, plus d'ampleur et d'autorité. Il a même ses mouvements d'émotion éloquente, soit que la colère de la lutte l'enflamme, soit qu'il veuille sonner quelque fanfare patriotique. Ces morceaux, dont le relief est augmenté par la simplicité familière de l'ensemble, ne détonnent pas cependant avec ce qui les entoure: c'est toujours le même accent naturel, bien que momentanément élevé ou échauffé. Le contraste absolu des deux champions ajoute encore à l'intérêt dramatique de leur combat singulier. M. Guizot, sévère, dominateur, impérieux, parle de haut aux gens, daignant les élever jusqu'à lui, mais sans les mettre tout à fait à leur aise. M. Thiers, insinuant, séduisant, câlin, en communication constante et facile avec ses auditeurs, on allait presque dire ses interlocuteurs, paraît se mettre de plain-pied avec eux. M. Guizot, dédaigneux des épisodes, ne se permettant et ne permettant aux autres aucune distraction, ordonne ses discours comme une thèse philosophique, compose par masses, procède par généralisation, a pour dialectique habituelle d'élever toutes les questions qu'il traite, et, quand il a des points faibles dans sa cause, il s'attache à les faire disparaître derrière quelque grande idée. M. Thiers, abondant, même parfois diffus, se plaît aux diversions, aux longueurs et aux redites, sans cesser néanmoins de paraître toujours vif et rapide; il entre dans les détails les plus minutieux, ouvre des vues sur les quatre coins de l'horizon, mêle tout, anecdotes, exposés techniques, considérations morales, saillies de bon sens, mouvements de passion, plein d'aisance et d'agrément dans ces mille détours, ne semblant que suivre ses caprices, n'ayant rien de l'ordonnance classique du discours, et cependant finissant toujours, avec une habileté consommée, par amener son auditoire au but qu'il veut atteindre. M. Guizot semble réunir tous les dons extérieurs de l'orateur idéal: un profil d'une beauté sculpturale, le front haut et sillonné, le teint pâle, les tempes amaigries, des yeux où brille un feu contenu mais ardent, la bouche fine, ferme et fière, une voix sonore, profonde, au besoin tragique[594], une puissance de geste et de regard capable d'en imposer aux plus violents tumultes, tant de dignité et de hauteur dans le maintien qu'on ne s'aperçoit même pas qu'il est de petite et frêle stature. M. Thiers, au contraire, avec sa figure de petit bourgeois, ses lunettes, sa moue mélangée de bonhomie et de malice, n'a rien du masque héroïque de l'orateur: pas de geste, seulement quelques tics du bras ou du buste; une voix grêle et clairette, une taille courte et ramassée, avec un dandinement qui n'est pas fait pour donner plus de majesté à la démarche: et malgré tout, à la tribune, il produit un tel effet qu'on en vient à douter lequel est le plus éloquent de lui ou de M. Guizot.
Si le débat se résumait, pour ainsi dire, dans le duel de M. Guizot et de M. Thiers, ce n'était pas que la Chambre en fût seulement spectatrice; elle y était partie. Sa passion venait s'ajouter à celle des deux champions. On eût dit un chœur farouche, tumultueux, qui accompagnait et, par moments, couvrait presque la voix des acteurs principaux. Dès la première séance, à peine M. Guizot eut-il commencé à parler que les vociférations de la gauche éclatèrent: c'était le même parti pris de violence que naguère pendant la lecture du projet d'Adresse. L'un lui rappelle que, lors de la coalition, il a soutenu, sur la politique extérieure, les thèses qu'il combat aujourd'hui[595]. L'autre lui jette cette phrase: «Nous n'avons pas été à Gand!» La plupart crient pour ne rien dire. Le tapage est effroyable. Le ministre, dont chaque phrase est hachée par des hurlements injurieux, fait extérieurement fière figure, mais au fond ne laisse pas que d'être un peu désorienté; il s'engage dans des justifications assez embarrassées de sa conduite en 1815 et en 1839. Bientôt, cependant, la violence même de ses adversaires lui fouette le sang; il se retrouve, sort de la défensive et pousse l'attaque avec vigueur. Le tumulte est, sinon apaisé, du moins dominé, et l'orateur a conquis de vive force la liberté de sa parole. Sans doute, dans le reste du débat, il aura encore à lutter contre les interrupteurs; mais ceux-ci n'oseront plus essayer d'étouffer sa voix.
Bien que les conservateurs écoutassent plus décemment les discours de M. Thiers, ils témoignaient, eux aussi, une animosité singulièrement passionnée; ceux d'entre eux qui avaient donné un moment dans le mouvement belliqueux ne se montraient pas les moins implacables à faire de l'ancien ministre la victime expiatoire d'une faute dont ils sentaient avoir leur part. On semblait impatient de lui infliger une sorte d'éclatant supplice politique. Quelques-uns demandaient qu'on le mît en jugement. Le mot courant était qu'il fallait profiter de la discussion pour le tuer «moralement», de telle sorte qu'il ne pût jamais se relever. On a souvent remarqué que, quand elles ont eu peur, les parties d'ordinaire les plus calmes et les plus inoffensives de la nation deviennent presque féroces. Il y avait un peu de cela dans l'exaspération dont le ministre du 1er mars était alors l'objet.
Toute une partie de la discussion, non la moins longue ni la moins âpre, se passa en récriminations rétrospectives sur les négociations qui avaient précédé le traité du 15 juillet, principalement sur la façon dont M. Guizot avait rempli son rôle d'ambassadeur. Ce fut une succession, bientôt assez déplaisante, d'attaques et d'apologies toutes personnelles. On vit les deux adversaires ne pas hésiter, pour les besoins de leur cause particulière, à vider les cartons du ministère, venant lire à la tribune les dépêches officielles et même les lettres privées, livrant les secrets d'État, sans paraître même s'apercevoir, dans leur étrange acharnement, de la surprise pénible qu'ils provoquaient ainsi en France[596] et hors de France[597]: le tout pour arriver à bien établir devant l'étranger, qui écoutait et auquel une telle démonstration ne pouvait déplaire, que si la France se trouvait dans une situation fâcheuse, elle le devait à l'incapacité, si ce n'était même à la déloyauté de tous ceux qui, à des titres différents, avaient mis la main à ses affaires.
Laissons ces misères et arrivons vite à une partie plus intéressante du débat, celle qui porta sur la question de paix ou de guerre. M. Thiers, principalement préoccupé de sa popularité actuelle dans la gauche[598], se donna après coup une attitude beaucoup plus résolument belliqueuse qu'il ne l'avait eue au pouvoir. En réponse à la distinction que M. Guizot avait faite, à la Chambre des pairs, entre l'injure et le manque d'égards, il proclama qu'il y avait eu, au 15 juillet, injure pour la France. «On a prononcé, dit-il, le mot de tromperie, eh bien, je l'accepte. Oui, après dix ans d'alliance, cette conduite à notre égard est une indigne tromperie... La France a senti cet affront. Quoi! l'on voudrait que seul je l'aie senti? M. Thiers a seul pu entraîner son pays! Non, cela n'est ni vrai ni possible. Je ne vous rappelle pas, je ne puis pas rappeler combien parmi vous il y a eu d'hommes, que leur sympathie d'opinion n'amenait pas à moi, qui sont venus me dire: Soutenez la dignité de la France; soutenez-la jusqu'au bout. (Mouvement.) Et aujourd'hui, on voudrait n'avoir pas senti tout cela; on est presque honteux des bons sentiments que l'on a éprouvés! (Bruit.) Eh bien, Messieurs, ces sentiments, moi, je les ai éprouvés profondément, je ne les désavoue pas, et, après les avoir éprouvés très-sincèrement et comme un Français, comme un bon Français le devait, j'ai voulu suivre jusqu'au bout, entendez-moi bien, la conduite que de tels sentiments, quand on les a ressentis, doivent inspirer... (Mouvement.) Je ne puis pas songer à ces jours terribles sans être profondément ému... Je savais bien que j'allais peut-être faire couler le sang de dix générations; mais je me disais: Si la France recule, l'Europe le sait; les Chambres, le gouvernement, tout le monde s'est engagé: si elle recule, elle descend de son rang.» La conséquence d'un tel langage, c'était la guerre. Seulement, la guerre immédiate étant impossible, M. Thiers disait l'avoir ajournée au printemps. En attendant, il voulait armer la France, et cet armement prenait, dans son discours, des proportions étonnantes: il ne s'agissait plus de cinq cent mille ni même de six cent mille soldats, mais d'un total de neuf cent trente-neuf mille hommes. Ainsi armé, il comptait venir dire aux puissances: ou la modification du traité ou la guerre. Dans cette guerre, la France eût été sans doute seule contre toute l'Europe; M. Thiers ne le niait pas; mais elle en eût été quitte, selon lui, pour recommencer «un de ces grands actes d'énergie qu'elle avait faits si magnifiquement au commencement du siècle». En tout cas, ajoutait-il, «je me suis dit que, s'il y avait une faiblesse à faire, la ferait qui voudrait, mais que ce ne serait ni moi ni mes collègues». Tout en se posant ainsi comme ayant seul osé regarder l'Europe en face, M. Thiers indiquait que son courage patriotique avait été constamment entravé, annulé, par la faiblesse de Louis-Philippe. Il ne nommait pas ce dernier, mais le désignait avec une perfide clarté. Quand il faisait l'éloge du roi de Naples, «ce petit roi» qui avait eu le cœur assez grand pour vouloir résister à lord Palmerston, chacun comprenait que c'était pour le mettre en opposition avec Louis-Philippe, et la gauche, afin de souligner l'intention de l'orateur, applaudissait bruyamment, en criant-: «Bravo pour le roi de Naples!» «Savez-vous, demandait M. Thiers, où était ma faiblesse? On doutait, en Europe, que la résolution de la France fût soutenue jusqu'au bout... On croyait que, lorsque les armements seraient poussés au dernier terme, le cabinet n'existerait plus.» Et, revenant avec insistance sur cette insinuation, il ne se lassait pas de dénoncer à la tête du gouvernement un parti pris de faiblesse. De là, à l'entendre, cette affirmation méprisante de lord Palmerston, «que la France, après avoir montré de la mauvaise humeur, se tairait et céderait». Il avait voulu lutter contre ce parti pris, donner un démenti à cette affirmation: la puissance malfaisante et défaillante, qu'il ne nommait toujours pas, l'avait une fois de plus emporté sur lui, pour la honte de la France. Et alors il s'écriait, aux acclamations de la gauche: «Qu'on me condamne, qu'on m'exclue à jamais du pouvoir, j'y consens volontiers; mais quand je vois mon pays ainsi humilié, je ne puis contenir le sentiment qui m'oppresse, et je m'écrie: Quoi qu'il arrive, sachons être toujours ce qu'ont été nos pères, et faisons que la France ne descende pas du rang qu'elle a toujours occupé en Europe!»
Après s'être donné ce rôle dans le passé, M. Thiers s'efforçait de discréditer par avance la politique de sagesse et de modération à laquelle ses successeurs étaient condamnés pour réparer ses fautes. Cette paix qu'il ne pouvait pas, qu'au fond même il ne voulait pas empêcher, il tâchait du moins de la rendre douloureuse au patriotisme, et, dans ce dessein, fouillait en quelque sorte de sa parole aiguë, les blessures encore à vif de l'orgueil national. «Le discours de la couronne, déclarait-il, a dit que l'on espère la paix; il n'a pas dit assez. On est certain de la paix... Je ne calomnie personne. Qu'on me permette de dire les choses telles qu'elles sont: le cabinet du 29 octobre a été formé pour la paix et la paix certaine... Ce calme, calme triste dont vous vous vantez, savez-vous à quoi il tient? Il tient à ce que le pays sait bien que la question est résolue. Il sait que la question est résolue pour la paix...» Et alors il avertissait la France «qu'elle avait ainsi perdu toute l'influence qu'elle pouvait avoir dans la Méditerranée». Après avoir longuement insisté sur cette déchéance, répété à satiété cette même phrase, il ajoutait: «Il y a pis que cela; les pertes matérielles, on en revient. Si vous l'aviez voulu, nous serions revenus des traités de 1815... (Bravo! à gauche. Agitation au centre.) Mais aujourd'hui qu'on sait qu'on a pu vous intimider, aujourd'hui qu'après avoir dit que vous résisteriez vous ne résistez pas, le secret est connu, et la coalition, vous la retrouverez souvent... Je ne voudrais pas affliger mon pays; il m'en coûte de remplir le triste rôle que je remplis ici. Savez-vous ce qu'il faut lui dire: que s'il veut rester étranger aux grandes questions, il fait bien de se conduire comme il fait aujourd'hui; s'il ne veut que sauver son territoire menacé, pour parler le langage de l'Adresse (Vive adhésion à gauche. Réclamations au centre), il n'y a pas de danger peut-être dans la conduite qu'il tient; mais, s'il a la prétention de se mêler aux grandes questions de l'Europe, il faut, en se conduisant comme on l'a fait pour lui, qu'il y renonce pour longtemps. Qu'il proportionne son énergie à ses prétentions ou qu'il réduise ses prétentions, non pas à l'énergie qu'il a, mais à l'énergie qu'on lui suppose. (Vive approbation à gauche.)»
L'attaque avait été perfide et redoutable: la défense fut habile et résolue. Le ministre, cependant, dans un tel débat, était plus gêné que le député: il devait calculer l'effet de chacune de ses phrases, non-seulement sur le parlement dont il cherchait à conquérir les votes, mais sur les chancelleries avec lesquelles il continuait à négocier. De plus, en face d'une opinion réellement mortifiée, la thèse de la prudence était beaucoup plus ingrate que celle du patriotisme belliqueux, surtout quand celui qui défendait cette dernière thèse ne courait pas le risque d'être mis en demeure de traduire ses paroles en actes. Quelques semaines plus tard, dans une autre discussion, M. Guizot a noté lui-même, avec une mélancolie fière, le désavantage de son rôle. «J'envie quelquefois, disait-il, les orateurs de l'opposition. Quand ils sont tristes, quand ils sympathisent vivement avec des sentiments nationaux, ils peuvent venir ici épancher librement toutes ces tristesses, exprimer librement toutes leurs sympathies. Messieurs, des devoirs plus sévères sont imposés aux hommes qui ont l'honneur de gouverner leur pays. Quand le pays a besoin d'être calmé, il n'est pas permis aux hommes qui gouvernent de venir exciter en lui les bons sentiments qui l'irriteraient et le compromettraient. Quand le pays a besoin d'être rassuré, il faut parler, à cette tribune, avec fermeté et confiance. Il ne faut pas se laisser aller à des récriminations, à des regrets. Il y a des tristesses qu'il faut contenir pendant que d'autres ont le plaisir de les répandre.»
M. Guizot marqua tout de suite comment il entendait riposter aux attaques de son adversaire. «Messieurs, commença-t-il, l'honorable M. Thiers disait tout à l'heure: sous le ministère du 29 octobre, la question est résolue, la paix est certaine. L'honorable M. Thiers n'a dit que la moitié de la vérité: sous le ministère du 1er mars, la question était résolue, la guerre était certaine.» Et pour appuyer cette affirmation, il s'emparait non-seulement des actes de son prédécesseur, mais des paroles qu'il venait de prononcer. «Croyez-vous, demandait-il, que les neuf cent cinquante mille hommes dont parlait tout à l'heure M. Thiers soient un moyen de garder la paix? C'est un moyen de faire la guerre, de la rendre à peu près infaillible... Voilà le vrai de la situation: vous êtes tombé parce que vous poussiez à la guerre. Nous sommes arrivés au pouvoir, parce que nous espérions maintenir la paix.» Le ministre reprit avec succès la même idée, les jours suivants. Entre temps, il proclama, aux applaudissements du centre, «le service immense rendu par la couronne au pays, service analogue à ceux qu'elle lui avait rendus plusieurs fois dans de semblables occasions». Mais ce fut surtout le quatrième jour que, se dégageant et des récriminations personnelles et des controverses sur le passé, il porta à son adversaire les coups décisifs. Il commença par rappeler,—ce que l'on semblait trop oublier,—qu'il y avait eu «des faits accomplis» depuis le traité du 15 juillet; c'était, en Orient, l'effondrement complet des Égyptiens, survenu pendant que M. Thiers occupait le pouvoir, et sans qu'il eût rien fait pour l'empêcher; c'étaient, en Occident, les réserves diplomatiques et les armements de précaution du dernier cabinet. «Nous avons maintenu les armements, dit le ministre, les armements de paix; nous n'avons fait auprès de l'Europe aucune proposition, aucune concession; nous n'avons dit aucune parole qui altérât la position isolée, digne, expectante que l'on avait prise, avec raison.» Naturellement M. Guizot n'avait pas à faire confidence à la Chambre des efforts indirects qu'il venait de tenter, sans succès, pour se faire offrir une concession en Syrie, ni des inquiétudes qu'il pouvait avoir sur l'Égypte. Ne révélant qu'un point des récentes négociations, il annonça qu'en ce moment même les puissances offraient au pacha, s'il se soumettait, de lui assurer l'Égypte héréditaire; et il ajouta, sans s'inquiéter du déplaisir qu'en ressentirait lord Palmerston[599]: «... Offre qui lui est faite, je n'hésite pas à le dire, surtout en considération de la France.» Il concluait ensuite: «Par les chances de la guerre, avant le 3 novembre, pendant la durée et sous l'action du cabinet du 1er mars, le pacha a perdu la Syrie tout entière. Par la note du 8 octobre, on avait fait la réserve du pachalik héréditaire de l'Égypte. Ce pachalik héréditaire est offert à Méhémet-Ali au nom des puissances. Dans cet état des faits, des faits accomplis et diplomatiques, que voulez-vous qu'on fasse? Lui donneriez-vous le conseil de refuser l'Égypte héréditaire, dans l'espoir qu'au printemps, par la guerre, avec neuf cent cinquante mille hommes, vous lui ferez rendre la Syrie? (Rires approbatifs au centre.) Voilà la question réelle, voilà la question pratique. Il faut choisir entre deux politiques, entre celle qui, acceptant la position que vous avez prise, acceptant les faits accomplis sous votre administration, acceptant la réserve que vous avez faite, se contente de cette réserve et donne au pacha, sincèrement, sans détour, le conseil de s'en contenter, et une politique qui, remettant en question les faits accomplis, remettant en question la position que vous avez prise, remettant en question les limites dans lesquelles vous vous êtes vous-même renfermé, donnerait au pacha le conseil de continuer je ne sais quelle guerre, non en Syrie, où il ne sera bientôt plus, mais en Égypte même, dans l'espoir que, par une guerre générale, dans six mois, vous serez en état de lui faire recouvrer la Syrie. Il n'y a pas d'autre question politique que celle-là. Tout le reste est du passé, un passé qui nous est étranger... Je ne rentre pas dans le passé. Je crois que ce qui importe au pays, c'est de mettre un terme à une situation difficile et périlleuse; et on ne peut le faire qu'en acceptant et les faits accomplis et les réserves qui ont été faites au profit du pacha. Voilà la politique du cabinet...» Ce discours fut comme un jet franc et vif de lumière sur le problème que venaient d'obscurcir, pendant plusieurs jours, d'interminables discussions rétrospectives. La Chambre fut heureuse de se sentir ramenée d'une main si ferme à la question «pratique et actuelle», et d'y voir si clair.
L'incomparable éclat de la lutte engagée entre les deux grands orateurs rejeta nécessairement dans l'ombre tout le reste du débat. M. Odilon Barrot, qui se croyait appelé, comme il l'a écrit depuis avec une présomption naïve, à «couvrir» et à «relever» M. Thiers[600], essaya de répondre au dernier discours de M. Guizot; il montra une telle inintelligence de la question qu'il excita l'impatience de la gauche elle-même, et que, pour se tirer d'affaire, il n'eut d'autre ressource que de se jeter dans les personnalités et de reprendre l'éternelle histoire du voyage à Gand: il eut ainsi la satisfaction de soulever un nouveau tumulte, mais se fit rappeler qu'il avait été volontaire royaliste en 1815. M. Thiers ne fut pas mieux servi par ses anciens collègues, notamment par M. le comte Jaubert, qui se livra aux sorties les plus furieuses et les plus compromettantes contre l'Angleterre ou, pour parler son langage, contre «l'Anglais[601]». M. Guizot trouva, au contraire, quelque secours dans une harangue du général Bugeaud, assez décousue, mais pleine de verdeur et de bon sens[602]. Notons enfin un très-éloquent discours de M. Berryer. L'occasion était belle, en effet, pour l'orateur légitimiste, de reprendre toutes les accusations de M. Thiers et d'en accabler la monarchie de Juillet: il s'attacha à bien donner à la France le sentiment douloureux et irrité qu'elle était humiliée, diminuée, et qu'elle l'était par le fait du Roi. Il finit même par faire au gouvernement ce reproche, étrange dans la bouche d'un royaliste, de se méfier trop de la passion révolutionnaire et de ne pas comprendre ce qui s'y trouvait de force patriotique. Cette thèse et cette tactique sont déjà connues: M. Berryer y avait eu plus d'une fois recours; mais jamais la flamme de sa parole n'avait été plus éclatante et plus brûlante. La gauche l'acclama, et, le lendemain, toute la presse opposante, depuis le Constitutionnel jusqu'au National, porta aux nues son discours.
De cette discussion, qui s'était prolongée pendant huit séances, la majorité sortait éclairée sur la folie périlleuse de la politique préconisée par M. Thiers. Mais tout ce qui lui avait été dit et répété si éloquemment sur l'humiliation de la France lui laissait un certain sentiment de malaise. Ce fut par égard pour ce sentiment qu'à la dernière heure, la commission de l'Adresse apporta, avec l'adhésion complète du ministère, une rédaction nouvelle d'une note un peu plus fière que le premier projet de M. Dupin. On y disait que «la France s'était vivement émue des événements qui venaient de s'accomplir en Orient». La phrase si attaquée sur le territoire menacé était remplacée par cette déclaration générale: «La France, à l'état de paix armée et pleine du sentiment de sa force, veillera au maintien de l'équilibre européen, et ne souffrira pas qu'il y soit porté atteinte[603].» L'opposition songea un moment à voir, dans cette modification de forme, son triomphe et la condamnation du ministère. Mais elle ne persista pas dans cette manœuvre, un peu puérile, et M. Odilon Barrot présenta un amendement exprimant plus ou moins nettement la pensée de la gauche. Ce fut pour M. Thiers l'occasion d'un suprême effort. Laissant de côté tous ses grands plans de campagne et son armée de neuf cent mille hommes, il donna à l'amendement une portée restreinte et modeste: à l'entendre, c'était seulement la répétition parlementaire de l'ultimatum contenu dans la note du 8 octobre, l'affirmation que la Chambre voulait assurer quand même l'Égypte au pacha; puis, avec une éloquence nerveuse, pressante, il plaça le ministère en face de ce dilemme, ou d'avouer qu'il était résigné à sacrifier aussi l'Égypte, ou de laisser la Chambre poser ce casus belli. La situation devenait embarrassante pour M. Guizot. Céder à M. Thiers, c'était lui permettre de se dire vainqueur; et puis, si décidé que fût le ministre à défendre l'Égypte, il ne lui plaisait guère de voir la France s'engager à fond sur un terrain où elle avait eu déjà et où elle pouvait encore rencontrer tant de fâcheuses surprises. D'autre part, il ne voulait pas non plus, devant le pays et devant l'étranger, avoir l'air d'abandonner la note du 8 octobre. Il s'en tira fort habilement. «En fait, déclara-t-il dans une dernière réplique, il n'y a pas de question. Ce que la note du 8 octobre a dit est fait. Ce que la note du 8 octobre a demandé est accompli... À l'heure qu'il est, l'offre de l'Égypte héréditaire est portée au pacha par les puissances, et, je n'hésite pas à le redire, surtout en considération de la France. Que venez-vous donc demander aujourd'hui? Vous venez demander que la France exige par la menace ce qui est obtenu par l'influence... Il s'agit de se donner à soi-même la satisfaction puérile d'avoir écrit un cas de guerre. Messieurs, un gouvernement prudent, une Chambre prudente n'écrivent pas des cas de guerre; il les pratiquent, quand le moment arrive... J'estime très-médiocrement ces cas de guerre qui apparaissent longtemps d'avance, ainsi que les courages qui viennent longtemps après. (Bravo! au centre.)» Cette réplique eut un grand succès et enleva le vote. L'amendement fut repoussé à une forte majorité, et l'ensemble de l'Adresse adopté par 247 voix contre 161.