Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 4 / 7)
M. Thiers était bien complétement battu. Il le devait en grande partie à lui-même, à son langage dans le débat. Il avait trouvé moyen d'inquiéter par ses allures belliqueuses et révolutionnaires, sans cependant en imposer par ce plan de guerre au printemps que la Chambre n'avait pu entendre exposer sans sourire et dont les journaux s'étaient gaussés[604]. On l'avait jugé un homme d'État à la fois peu sérieux et dangereux. M. de Lamartine écrivait alors à un ami: «Rien ne peut vous donner une idée de la démonétisation de M. Thiers.» La plupart des conservateurs ressentaient, à l'égard du ministre tombé, un sentiment mêlé d'effroi, d'indignation et de dédain, et leurs journaux l'exprimaient sans ménagement aucun. Il paraissait très-dur à M. Thiers d'être frappé par cette presse dont il s'était tant servi contre les autres. Il en souffrait parfois jusqu'à verser des larmes de tristesse et de colère[605]. Au cours de la discussion, il s'en était plaint, à la tribune, avec un accent de douloureuse amertume[606].
À l'étranger, l'attitude de M. Thiers avait eu des effets plus déplorables encore. Il ne s'était pas seulement nui à lui-même, il avait nui gravement à la France. Toute cette mise en scène belliqueuse semblait, en effet, donner raison à ceux qui, depuis quelques mois, dénonçaient notre gouvernement comme menaçant la paix de l'Europe. Lord Palmerston sentit aussitôt l'avantage qu'il pouvait en tirer, et se fit honneur de son opposition à une politique qui se vantait d'avoir eu de si mauvais desseins[607]. Les adversaires anglais du chef du Foreign Office déclaraient que sa politique et ses actes étaient justifiés par les révélations de M. Thiers[608].» M. Desages, que sa haute situation au ministère des affaires étrangères mettait bien au courant de toutes les choses d'Europe, disait, peu après, à ce propos, au duc de Broglie: «Depuis ses discours, M. Thiers est tenu plus que jamais, au dehors, pour le représentant de la guerre révolutionnaire et de tous les souvenirs impériaux; à ce point que sa rentrée aux affaires amènerait une guerre immédiate. En Allemagne, son langage a contribué à monter plus encore les esprits contre la France, à aviver la passion de 1813. En Angleterre, depuis cette affreuse discussion, tout le monde commence à trouver que lord Palmerston a eu raison de rompre avec de pareils brouillons[609].» Enfin, de Saint-Pétersbourg, M. de Barante écrivait: «La manière dont on a cherché à justifier, à glorifier une politique d'illusion, a achevé le mal de cette politique, en resserrant les nœuds de toutes les alliances hostilement défensives[610].»
M. Guizot avait-il gagné tout ce qu'avait perdu M. Thiers? Sans doute, la victoire de l'Adresse apparaissait être bien sa victoire. En France comme à l'étranger, l'effet en était considérable. Toutefois, s'il avait vaincu l'opposition, il n'était pas encore assuré de dominer la majorité. Au milieu même de son triomphe, il avait le sentiment de cette incertitude; mais il ne s'en décourageait pas, et, envisageant d'un regard viril les difficultés qui lui restaient à vaincre de ce côté, il écrivait à M. de Barante: «Je sors d'une grande lutte. La bataille est, je crois, bien gagnée. Mais je ne me fais aucune illusion; cette bataille-là n'est que le commencement d'une longue et rude campagne. Depuis 1836, depuis la chute du cabinet du 11 octobre, le parti gouvernemental est dissous, et le gouvernement flottant, abaissé, énervé. Le grand péril où nous sommes arrivés par cette voie nous en fera-t-il sortir? Ressaisirons-nous le bien d'une majorité vraie et durable, par l'évidence du mal que nous a fait son absence? Je l'espère et j'y travaillerai sans relâche. C'est commencé. La Chambre est coupée en deux. Le pouvoir est sorti de cette situation oscillatoire entre le centre et la gauche, qui a tout gâté depuis quatre ans, même le bien. Mais tout cela n'est qu'un commencement. Du reste, je ne veux pas vous envoyer mes doutes, mes inquiétudes. Le monde en est plein, les esprits en sont pleins. Je crois le bien possible, probable même, à travers des obstacles, des embarras, des ennuis, des échecs innombrables. Cela me suffit et cela doit suffire à tous les hommes de sens. La condition humaine n'est pas plus douce que cela[611].»
VI
La discussion de l'Adresse avait prouvé que la politique belliqueuse était condamnée par la représentation nationale. Une occasion allait se présenter de voir si elle avait plus de crédit sur le peuple lui-même. Après l'épreuve du parlement, celle de la rue.
Le 30 novembre 1840, la frégate la Belle Poule, sous les ordres du prince de Joinville, avait mouillé en vue de Cherbourg, rapportant de Sainte-Hélène le corps de Napoléon. Restait maintenant à le transporter à la sépulture qui l'attendait sous le dôme des Invalides. Au mois de mai précédent, quand cette question «du retour des cendres» avait été si inopinément soulevée par M. Thiers, les esprits prévoyants s'étaient aussitôt préoccupés de ce que serait le jour de la rentrée dans Paris, de ce que produirait la rencontre de ce cercueil redoutable avec le peuple debout pour le recevoir. Les événements survenus depuis lors, l'irritation patriotique et l'agitation révolutionnaire provoquées par le traité du 15 juillet, n'étaient point faits pour diminuer le danger. Que ne pourrait pas inspirer à des esprits excités et souffrants le contraste entre les souvenirs de victoire évoqués par la vue de ce mort et les humiliations qu'au dire de M. Thiers et de ses amis, Louis-Philippe avait attirées à la France par sa faiblesse! Le langage des journaux de gauche témoignait qu'ils trouvaient l'occasion favorable et voulaient en profiter. Plus approchait la cérémonie, plus ils s'attachaient à échauffer, à irriter les esprits, poussant la garde nationale à crier: «À bas les traîtres!» et préparant visiblement ce qu'on appelle, en langage révolutionnaire, une «journée[612]». Le gouvernement n'était nullement rassuré, et le Journal des Débats avouait ses alarmes[613]. Il n'était pas jusqu'aux cabinets étrangers qui ne s'attendissent à voir éclater, en cette circonstance, quelque émeute ou même une révolution[614].
En dépit de ses inquiétudes, le ministère ne voulut se montrer ni craintif ni mesquin; il n'épargna rien pour donner à la cérémonie le plus d'importance et d'éclat possible. Il fut décidé que le corps serait amené par eau jusqu'à Courbevoie, et que l'entrée dans Paris se ferait par l'arc de triomphe de l'Étoile et par les Champs-Élysées: c'était accorder largement à la foule la place pour se développer. Un temple grec fut élevé à Courbevoie, à l'endroit où devait avoir lieu le débarquement; on dressa le long du parcours d'immenses statues de plâtre doré et des colonnes avec des aigles; sur le sommet de l'arc de triomphe, était figurée l'apothéose de l'Empereur. Pour porter le cercueil, on construisit un char gigantesque de cinquante pieds de haut, tout orné de velours, d'or et de sculptures; seize chevaux devaient y être attelés. Cette mise en scène était, à la vérité, plus brillante que vraiment grandiose et émouvante; elle sentait trop le décor d'opéra, trahissant ainsi ce qu'il y avait d'un peu faux ou tout au moins de factice dans cette cérémonie; pour presque tous ceux qui y prenaient part, il ne s'agissait guère que d'une grande représentation politique; nous aurions dit: une comédie, si la mort n'y eût figuré[615]. Le prince de Joinville avait été mieux inspiré pour tout ce qu'il avait eu à régler comme chef de l'expédition maritime. Le voyage à Sainte-Hélène, le tête-à-tête avec le mort pendant une longue traversée, dans la solitude de l'Océan, les réflexions qu'il avait dû faire alors sur cette destinée si extraordinaire et si tragique, la sincérité d'émotion qui est le privilége d'une jeunesse généreuse, lui avaient donné le sens juste du genre de grandeur qui convenait à de telles funérailles. Il le prouva dans un incident qui précéda de peu de jours l'entrée dans Paris. Pour remonter la Seine, on avait préparé un bateau pompeusement orné; aussitôt qu'il en fut informé, le prince fit supprimer tous les ornements; son ordre portait: «Le bateau sera peint en noir; à la tête de mât, flottera le pavillon impérial; sur le pont, à l'avant, reposera le cercueil, couvert du poêle funèbre rapporté de Sainte-Hélène; l'encens fumera; à la tête, s'élèvera la croix; le prêtre se tiendra devant l'autel; mon état-major et moi derrière; les matelots seront en armes; le canon, tiré à l'arrière, annoncera le bateau portant les dépouilles mortelles de l'Empereur. Point d'autre décoration.» Comme on l'écrivait alors, le prince «avait compris que le pont d'un vaisseau était assez dignement paré, quand il avait à son bord le cercueil d'un empereur et la croix d'un Dieu». Eût-on pu agir de même pour l'entrée à Paris? Qui sait si la frivolité déçue du badaud n'eût pas alors accusé le gouvernement d'avoir marchandé jalousement les honneurs à la dépouille impériale?
Les divers préparatifs avaient demandé du temps. Parti de Cherbourg le 8 décembre, le funèbre convoi ne fit son entrée dans Paris que le 15. Il gelait à 14 degrés; la Seine charriait des glaçons, un vent de nord-est coupait les visages. Malgré tout, une multitude immense, telle qu'on n'en avait peut-être jamais vu de pareille, encombrait les abords du parcours. Qu'allait-il sortir d'un tel rassemblement? Le gouvernement attendait, anxieux. Il n'en sortit rien. Cette population n'était venue que pour voir un spectacle extraordinaire. Elle acclama les marins de la Belle Poule qui entouraient le char, la hache d'abordage sur l'épaule, et dont l'air hardi, la simplicité militaire tranchaient avec le reste. Les vieux soldats de l'Empire, dans leurs costumes légendaires, eurent aussi un succès d'émotion. Mais l'ensemble était froid et banal, froid comme la température, banal comme le décor. N'était-il pas bien significatif que, des innombrables pièces de vers composés pour la circonstance, pas une n'eût été animée d'un souffle vrai et ne fût allée à l'âme de la nation. En tout cas, dans cette grande excitation de la curiosité populaire, ce qui était le plus oublié, c'était la politique du moment. À peine, dans chaque légion de la garde nationale, se trouva-t-il, de loin en loin, une cinquantaine d'individus pour crier nonchalamment: «À bas Guizot! À bas l'homme de Gand! À bas les traîtres! À bas les Anglais!» Ces cris ne se propagèrent pas et se perdirent dans l'indifférence générale. Ce fut juste assez pour montrer que l'on avait tenté une manifestation et que la population s'y était refusée. Vers deux heures, le convoi arriva devant l'hôtel des Invalides. Aux sons d'une marche à la fois funèbre et triomphale, au bruit du canon qui tonnait au dehors, le cercueil, porté sur les épaules des marins et des soldats, fit son entrée dans l'église, où l'attendaient le Roi, la famille royale, les ministres, les Chambres, les hauts fonctionnaires. «Sire, dit le prince de Joinville au Roi en baissant son épée, je vous présente le corps de l'empereur Napoléon.—Je le reçois au nom de la France», répondit Louis-Philippe; et, remettant au général Bertrand l'épée de Napoléon, il lui dit: «Général Bertrand, je vous charge de placer l'épée de l'Empereur sur son cercueil.» Puis au général Gourgaud: «Général Gourgaud, placez sur le cercueil le chapeau de l'Empereur.» Le service religieux fut ensuite célébré. À cinq heures, tout était terminé, et la foule se dispersait paisiblement.
Les ministres rentrèrent chez eux, singulièrement soulagés et presque surpris d'avoir vu se passer sans encombre cette inquiétante journée. Le Journal des Débats, d'autant plus triomphant qu'il avait été plus alarmé, railla la déconvenue de «ces journaux parlementaires qui avaient espéré regagner dans les rues ce qu'ils avaient perdu dans les Chambres». Et il ajoutait: «Le 15 décembre a montré que le gouvernement était fort de la confiance du peuple, car ses ennemis avaient mis tout en œuvre pour l'égarer et le corrompre, et ils ont échoué. Ils avaient remué ciel et terre pour tirer une démonstration politique d'un grand acte de reconnaissance nationale, et ils ont échoué[616].» M. Guizot eut soin de se faire honneur de ce succès auprès des gouvernements étrangers qui en avaient douté. Dès le lendemain de la cérémonie, il donnait les instructions suivantes à ses ambassadeurs: «Je dois vous faire remarquer et vous inviter à faire remarquer à votre tour le caractère politique de cette journée, qui a prouvé, par le témoignage d'un million d'hommes réunis entre le palais des Tuileries et le pont de Neuilly, combien la population de Paris et de la France est éloignée de tout dessein turbulent, de toute tentative anarchique, et les repousse, par sa seule attitude, au milieu même des circonstances les plus propres à exalter les sentiments nationaux[617].» Et, deux jours après, il écrivait au baron Mounier, alors en mission officieuse à Londres: «Nous voilà, mon cher ami, hors du second défilé. Napoléon et un million de Français se sont trouvés en contact, sous le feu d'une presse conjurée, et il n'en est pas sorti une étincelle. Nous avons plus raison que nous ne croyons. Malgré tant de mauvaises apparences et de faiblesses réelles, ce pays-ci veut l'ordre, la paix, le bon gouvernement. Les bouffées révolutionnaires y sont factices et courtes. Elles emporteraient toutes choses, si on ne leur résistait pas; mais, quand on leur résiste, elles s'arrêtent, comme ces grands feux de paille que les enfants attisent dans les rues et où personne n'apporte de solides aliments. Le spectacle de mardi était beau: c'était un pur spectacle. Nos adversaires s'en étaient promis deux choses, une émeute contre moi et une démonstration d'humeur guerrière. L'un et l'autre dessein ont échoué... Le désappointement est grand, car le travail avait été très-actif. Mardi soir, personne n'aurait pu se douter de ce qui s'était passé le matin. On n'en parle déjà plus. Les difficultés générales du gouvernement subsistent, toujours les mêmes et immenses. Les incidents menaçants se sont dissipés. Méhémet-Ali reste en Égypte et Napoléon aux Invalides[618].» M. Guizot pouvait en effet se féliciter, et cependant, quand on le voit ainsi persuadé que ce nom de Napoléon, si légèrement évoqué par M. Thiers, n'était plus désormais qu'un souvenir scellé dans le tombeau de l'église des Invalides, on ne peut s'empêcher de songer au démenti que l'événement devait bientôt lui donner. Sans doute, il serait puéril d'expliquer par le «retour des cendres» la fortune étonnante du prince qui, oublié de tous, subissait alors sa peine dans le château de Ham; toutefois, on ne saurait aujourd'hui le contester: par de telles cérémonies, la monarchie de Juillet servait, avec une générosité un peu naïve et que l'Empire n'aurait pas eue à sa place, une cause qui n'était pas la sienne[619].
VII
M. Guizot avait, par son attitude dans la discussion de l'Adresse, donné un gage à la paix européenne; il en donnait un autre au sentiment national, en maintenant la France à l'état de paix armée. «J'ai toujours eu en perspective le rétablissement du concert européen, écrivait-il le 10 décembre à M. de Sainte-Aulaire. Mais nous l'attendrons, et c'est pour l'attendre avec sécurité comme avec convenance que nous avons fait nos armements. Ils étaient nécessaires. Notre matériel, notre cavalerie, notre artillerie, nos arsenaux, nos places fortes n'étaient pas dans un état satisfaisant. Ils le sont désormais, et ils resteront tels qu'il nous convient. La position permanente de notre établissement militaire, celle qui ne s'improvise pas, sortira de cette crise grandement améliorée. Quant à notre force en hommes, nous la garderons sur le pied actuel aussi longtemps que la situation actuelle se prolongera[620].» M. Guizot disait encore, le 18 décembre, dans une lettre à M. de Bourqueney: «Notre isolement nous oblige, et pour notre sûreté et pour la satisfaction des esprits en France, à maintenir nos armements actuels. Nous les avons arrêtés à la limite qu'ils avaient atteinte quand le cabinet s'est formé. Le cabinet précédent voulait les pousser plus loin; nous avons déclaré que nous ne le ferions point; mais, pour que nous puissions réduire nos armements actuels, il faut que notre situation soit changée, de manière que la disposition des esprits change aussi et se calme[621].»
Bien que l'accroissement de nos forces militaires fût présenté comme étant «purement de précaution et pacifique», il ne laissait pas que d'émouvoir l'Europe. On s'en préoccupait surtout outre-Rhin, où les esprits continuaient à être fort excités contre la France; les journaux allemands en parlaient avec un mélange d'inquiétude affectée et de colère superbe. Stimulés par ce mouvement d'opinion, les gouvernements de Vienne et de Berlin se décidèrent à faire une démarche auprès du cabinet français. M. d'Arnim et le comte Apponyi vinrent successivement trouver M. Guizot; ils se plaignirent d'abord «des efforts de la presse radicale pour faire de la propagande révolutionnaire en Allemagne»; puis, passant aux armements, ils représentèrent «que la France n'était menacée par personne, que ses armements avaient excité des inquiétudes en Allemagne, et que, s'ils étaient maintenus, les puissances se verraient peut-être obligées d'armer à leur tour.» M. Guizot refusa d'examiner la question des journaux. «Quant aux armements, dit-il, ils n'ont rien d'hostile pour l'Allemagne, rien de menaçant pour la paix. Ils nous sont commandés par notre situation isolée et par l'état des esprits en France. C'est un devoir pour le gouvernement du Roi de mettre sa prévoyance en rapport avec cette situation et de donner à la sollicitude, à la susceptibilité nationale, satisfaction et sécurité... Que les causes qui ont rendu ces mesures indispensables cessent absolument, sans doute nous ne prolongerons pas gratuitement un état de choses si onéreux. Mais tant que nous serons obligés de rester dans l'isolement qui nous a paru nécessaire pour protéger notre dignité et nos intérêts, nous maintiendrons les armements de précaution qui y correspondent.» Les représentants de la Prusse et de l'Autriche n'insistèrent pas, et laissèrent voir, plus ou moins explicitement, qu'ils s'attendaient à cette réponse[622]. Ils avaient agi pour donner satisfaction aux populations allemandes, mais sans avoir aucune envie d'en faire sortir un conflit[623]. Lord Palmerston et le Czar se plaignirent même, à cette occasion, de la mollesse des cabinets de Vienne et de Berlin dans leurs rapports avec la France[624].
Plusieurs des mesures d'armement prises par le ministère du 1er mars et maintenues par le ministère du 29 octobre, nécessitaient l'intervention des Chambres. Tel était le cas notamment de ce grand travail des fortifications de Paris, que M. Thiers avait si hardiment décidé et engagé par simple ordonnance. Ses successeurs pouvaient être tentés de ne pas prendre à leur charge une entreprise très-coûteuse, peu populaire, et dont ils risquaient de n'avoir guère que l'embarras, tandis que l'honneur en resterait au cabinet précédent. Mais le souci supérieur de la défense nationale et aussi la volonté très-décidée du Roi leur interdirent toute hésitation; dès le 12 décembre, ils déposaient un projet de loi tendant à ouvrir pour ce travail un crédit de cent quarante millions. Il apparut tout de suite qu'on allait avoir un spectacle assez piquant au lendemain de la terrible bataille de l'Adresse, celui de M. Thiers soutenant la même cause que M. Guizot. M. Thiers, en effet, laissant de côté pour un moment toutes les manœuvres d'opposition, témoignait n'avoir qu'une préoccupation, le succès de la loi. L'intérêt engagé lui paraissait au-dessus de tous les calculs de parti; et puis il se rendait compte que le ministre qui avait commencé les travaux sans approbation législative, encourrait les plus lourdes responsabilités si le parlement refusait de ratifier son initiative. Dans son zèle, il se fit même nommer rapporteur, et déposa, le 13 janvier 1841, sous forme de rapport, tout un traité historique, stratégique, topographique et financier sur les fortifications de Paris.
Du moment que le ministre de la veille et celui du jour étaient d'accord, ne semblait-il pas que le vote de la loi fût chose faite? Il s'en fallait de beaucoup. Un regard jeté sur les journaux suffisait pour faire voir que, dans tous les partis, les fortifications rencontraient des adversaires[625]. Ces journaux reflétaient exactement les dispositions du parlement. Parmi les députés de la gauche, si le plus grand nombre suivait M. Thiers, d'autres, fidèles à leurs anciennes préventions, voyaient toujours, dans les fortifications, une menace contre la liberté des émeutes parisiennes. Du côté des conservateurs, la mauvaise volonté était peut-être plus générale encore; cette entreprise leur semblait une partie intégrante de la politique belliqueuse qu'ils entendaient répudier entièrement; ils craignaient que la guerre, devenue ainsi moins dangereuse, ne tentât davantage l'opinion[626]. Toute réaction tend naturellement à s'exagérer; c'est ce qui arrivait alors à la réaction pacifique de 1841; on eût dit que, chez plusieurs, la terreur de la guerre ne laissait pas complétement intact le sens du patriotisme. L'appui donné à la loi par M. Thiers contribuait à la rendre plus suspecte, et telle était l'animosité de certains députés du centre contre l'ancien ministre du 1er mars, qu'ils eussent repoussé la loi des fortifications rien que pour le plaisir de lui infliger un échec personnel. Il fallait aussi compter avec l'épouvante causée aux financiers par la perspective d'une si énorme dépense. Faut-il enfin parler de l'objection quelque peu puérile de ceux qui prétendaient que Paris fortifié serait Paris bêtifié[627]?
Pour dominer ces hésitations, pour surmonter ces résistances, il eût fallu une action très-énergique du cabinet. Or quelques-uns des ministres partageaient plus ou moins les répugnances des conservateurs. M. Humann paraissait fort contrarié de voir grossir le déficit de son budget, et sans combattre ouvertement l'idée de fortifier Paris, il avait toujours un mot à lancer à l'encontre. Fait plus grave encore, le maréchal Soult, qui, par son glorieux passé comme par sa situation éminente, semblait avoir le plus d'autorité en cette affaire, ne cachait pas son peu de goût pour une partie essentielle du projet, celle qui ajoutait l'enceinte continue aux forts détachés; ces derniers lui paraissaient suffire. Il avait même expressément réservé cette opinion personnelle dans l'exposé des motifs[628], et, depuis lors, il faisait volontiers, dans son salon, des conférences stratégiques pour prouver que l'on pouvait défendre Paris par de grandes manœuvres sans l'entourer de remparts. Presque seul dans le cabinet, le ministre des affaires étrangères était résolu à soutenir tout le projet. Or, s'il avait de l'influence sur une partie des conservateurs, d'autres, au contraire, lui eussent fait échec sans trop de regret. À en croire certains bruits, M. Molé avait jugé l'occasion favorable pour tenter de renverser M. Guizot et de prendre sa place; on prétendait qu'il avait, dans ce dessein, partie liée avec M. Dufaure et M. Passy. Ce qui est certain, c'est que l'ancien ministre du 15 avril ne ménageait pas le projet dans ses conversations: il affectait de prendre en main cette politique pacifique qu'il reprochait à M. Guizot de ne pas oser défendre complétement[629]. Si attaqué ou si insuffisamment soutenu qu'il fût du côté conservateur, le projet y rencontrait cependant un puissant appui: c'était celui du Roi. Louis-Philippe proclamait très-haut l'importance qu'il attachait aux fortifications, et, se livrant personnellement à un travail actif de propagande, il invitait à dîner les députés récalcitrants ou hésitants, pour les «chambrer». Mais l'action royale suffisait-elle à contre-balancer tant d'influences contraires? En somme, la situation était très-confuse, très-obscure: partisans et adversaires de la loi siégeaient pêle-mêle dans toutes les parties de l'Assemblée. Personne ne pouvait prévoir ce qui sortirait de là. M. Guizot, néanmoins, avec son optimisme habituel, assurait que tout irait bien.
La discussion s'ouvrit à la Chambre des députés, le 21 janvier 1841; elle devait se prolonger jusqu'au 1er février. L'opinion, fort attentive, en suivait anxieusement les péripéties; peu de questions avaient autant occupé et partagé les esprits. De nombreux orateurs combattirent l'idée même de fortifier Paris: le discours le plus retentissant dans ce sens fut celui de M. de Lamartine. Mais le danger ne venait pas de ces adversaires patents; il venait de ceux qui, en la forme, demandaient seulement la modification du système proposé: danger d'autant plus grand que les auteurs de cette manœuvre semblaient appuyés par le président du conseil lui-même. Dès la seconde journée, le maréchal Soult prononça un long discours où, tout en disant se rallier au projet comme ministre, il s'efforçait de démontrer, comme militaire, que les forts avancés étaient seuls utiles et que l'enceinte fortifiée ne servait à rien. L'émotion fut grande. Si l'enceinte était abandonnée, la gauche ne voudrait plus d'un projet restreint à ces «forts détachés» si longtemps maudits par elle, et il n'y aurait plus chance de faire rien adopter. D'autre part, comment espérer que les conservateurs, déjà si hésitants, se rallieraient à l'enceinte continue, si elle était combattue par le premier ministre? La commission demanda le renvoi au lendemain pour s'entendre avec le gouvernement. Les adversaires du projet se flattaient déjà d'avoir bataille gagnée. Mais, le soir même, le Roi écrivait au maréchal sur un ton si ferme, que celui-ci, qui avait appris à obéir sous Napoléon, se rendit auprès de la commission et lui fit d'un air grognon les déclarations qu'elle désirait. Le rapporteur put dès lors affirmer à la Chambre que le président du conseil adhérait au projet tout entier et ne voyait dans l'addition de l'enceinte aux ouvrages détachés qu'une force de plus.
Cet incident laissait un grand trouble dans les esprits. Les hésitations ou les répugnances du centre s'en trouvaient accrues; ceux qui rêvaient de substituer M. Molé à M. Guizot entrevoyaient le concours possible du maréchal Soult. À gauche, les partisans du projet accusaient le ministère de trahir; M. Guizot lui-même était soupçonné de ne pas jouer franc jeu; on s'étonnait qu'il n'eût pas encore pris la parole pour proclamer la volonté du gouvernement. Le Journal des Débats, malgré son désir de servir le cabinet, ne pouvait s'empêcher d'exprimer sa surprise. «Il a paru à tout le monde, dit-il, que M. le maréchal avait parlé contre le projet de loi en discussion, ou du moins contre une partie désormais nécessaire de ce projet, nous voulons dire contre l'enceinte continue.» Et le journal ajoutait: «La loi a été ébranlée peut-être: c'est au ministère à la raffermir par la fermeté et la netteté de son langage... Qu'il y prenne garde: si l'on pouvait douter de sa sincérité, le rejet et l'adoption de la loi seraient également pour lui un échec.» M. Guizot en était plus convaincu que personne; mais il sentait les difficultés que lui créaient les dispositions fort douteuses d'une grande partie des conservateurs et même de plusieurs de ses collègues. Bien que sincèrement résolu à servir de son mieux la cause des fortifications, il craignait de provoquer un éclat, et retardait le moment d'une intervention périlleuse. Cette inaction encourageait les manœuvres hostiles: on sut bientôt que, dans les coulisses, se préparait un amendement proposant la suppression de l'enceinte continue, et que l'auteur de cet amendement était le général Schneider, connu pour être le familier du maréchal et pour avoir été son ministre de la guerre dans le cabinet du 12 mai.
Si gêné qu'il fût, M. Guizot comprit qu'il ne pouvait pas laisser clore la discussion générale sans s'expliquer, sinon sur les amendements qui n'étaient pas encore en discussion, du moins sur les questions politiques que soulevait le projet. Il prit donc la parole dans la séance du 25 janvier. Sentant que le point capital était de rassurer les conservateurs inquiets, il établit que les fortifications de Paris, loin d'être «l'instrument d'une politique turbulente et belliqueuse», étaient une «garantie de paix». «Un moment, dit-il, la politique du 1er mars a pu faire croire à la France, je n'examine pas si c'est à tort ou à raison, que la mesure avait un autre but, qu'elle aurait d'autres effets; mais, au fond et aujourd'hui, il n'en est rien...» Et alors, rappelant le souvenir laissé, en France et à l'étranger, par les invasions de 1814 et de 1815, il ajouta: «La mesure que vous discutez a pour effet de rassurer les imaginations en France, de les refroidir en Allemagne. Elle a pour effet de donner à la France la sécurité qui lui manque dans sa mémoire et d'ajouter pour l'Europe, à la guerre contre la France, des difficultés auxquelles l'Europe ne croit pas assez... Elle nous tranquillisera, nous; elle fera tomber les souvenirs présomptueux des étrangers.» Toutefois, si M. Guizot tenait à rassurer les pacifiques, il ne voulait pas ôter aux fortifications ce qu'elles avaient, au regard des autres puissances, de fier et de fort. «En même temps qu'elles sont une garantie de paix, disait-il, elles sont une preuve de force. Elles prouvent que la France a la ferme résolution de maintenir son indépendance et sa dignité; c'est un acte d'énergie morale... Dans les circonstances actuelles, après ce qui s'est passé depuis un an en Europe..., c'est une bonne fortune qu'une telle mesure à adopter.» Jusque-là, tout allait bien et l'on ne pouvait défendre plus utilement le projet, quand, tout d'un coup, vers la fin, touchant seulement d'un mot ce qu'il appelait les questions de système, M. Guizot s'écria: «Les questions de système! je déclare que je n'en suis pas juge, et que je me trouverais presque ridicule d'en parler: je n'y entends rien. Ce que je demande, c'est une manière efficace, la plus efficace, de fortifier Paris. Tout ce qui me présentera une fortification de Paris vraiment efficace, je le trouverai bon.» (Sensation prolongée.) Ces paroles furent aussitôt interprétées, contrairement, sans aucun doute, aux intentions de l'orateur, comme un blanc seing donné aux auteurs d'amendements. Les intrigues en reçurent un encouragement singulier. «Vous le voyez, disait-on, le ministère ne tient pas plus à l'enceinte continue qu'aux forts. Il n'est pas en cause dans tout ceci.»
Le lendemain, 28 janvier, ce fut au tour de M. Thiers de venir faire, comme rapporteur, le résumé de la discussion générale. Il aurait eu beau jeu à embarrasser le ministère, en signalant les contradictions, les incertitudes et les équivoques de son attitude; mais il n'eût pu le faire sans compromettre le sort de la loi qu'il voulait avant tout faire voter. Il résista donc à la tentation. Sa première parole fut pour déclarer qu'il «écarterait toute politique». Puis, après avoir rappelé l'initiative qu'il avait prise: «C'eût été un scandale, dit-il, pour mes collègues et pour moi, non-seulement de laisser passer le projet sous nos yeux, mais même de le défendre faiblement, lorsque le ministère du 29 octobre le présentait. Je le remercie de l'avoir présenté; je ne demande pas qu'il nous remercie parce que nous venons le soutenir. Si j'ai désiré être membre de la commission, si j'ai ensuite cherché à être rapporteur, c'est que je croyais que le succès de la mesure dépendait de la conciliation des opinions et des systèmes.» Cela dit, M. Thiers discuta avec son abondance infatigable et son universelle compétence toutes les raisons invoquées, tour à tour historien, géomètre, géologue, ingénieur, tacticien, général en chef, administrateur des vivres, faisant même la leçon, en passant, au maréchal Soult sur les combats qu'il avait livrés, et prétendant lui prouver qu'il n'entendait rien à la façon dont il les avait gagnés; mais, malgré tout, merveilleusement intelligent, intéressant et persuasif. Il ne termina pas sans déclarer d'une façon formelle que l'adoption de l'amendement dont il était question serait «la ruine du projet». «Je sais bien ce qui se passe dans les esprits, ajouta-t-il; si un système exclusif prévalait, c'est-à-dire si l'enceinte était mise de côté au profit des forts, ou si les forts étaient mis de côté au profit de l'enceinte, il y a une portion nécessaire de la majorité pour faire passer le projet qui se retirerait à l'instant même.»
La discussion générale fut close après ce discours, et, le 27 janvier, commença le débat sur l'amendement du général Schneider. Pendant trois jours, il se prolongea sans qu'on pût en prévoir l'issue. Parmi les orateurs qui parlèrent pour l'amendement, signalons M. de Lamartine, M. Mauguin, M. Dufaure, qui eut un grand succès, et M. Passy. Se distinguèrent en sens contraire, M. de Rémusat, M. Odilon Barrot et M. Thiers, ce dernier toujours soigneux de s'en tenir à la cause elle-même et de ne laisser rien paraître de l'homme de parti. Pendant ce temps, les ministres restaient silencieux à leurs bancs. On eût dit que la bataille se livrait par-dessus leurs têtes et qu'ils avaient cédé la direction de la Chambre aux anciens ministres du 1er mars. Vainement pressait-on M. Guizot de parler. «On ne peut pas faire tout en un jour», répondait-il. Plus que jamais, cette attitude du cabinet paraissait suspecte aux partisans des fortifications; on racontait que M. Teste pérorait dans les couloirs contre la loi, que M. Duchâtel avait serré la main à M. Dufaure après son discours, et que certains députés, connus pour être des ministériels dévoués, recrutaient ouvertement des adhérents pour la proposition du général Schneider. Le duc d'Orléans, déjà assez mal disposé contre le cabinet, ne cachait pas son indignation. Une telle situation ne pouvait se prolonger indéfiniment; elle risquait de compromettre non-seulement le sort du projet, mais la considération du gouvernement.
Ce fut une nouvelle intervention du maréchal Soult qui amena le dénoûment. Le 31 janvier, interpellé par M. Thiers, le maréchal se décida à s'expliquer: singulières explications qui embrouillèrent la question plus encore. Chacune de ses phrases trahissait une animosité passionnée contre M. Thiers et le désir secret de voir voter l'amendement. Des murmures éclatèrent; la confusion était au comble. M. Billault fit une réponse d'avocat, habile, vive, pressante, mettant à nu la situation équivoque du cabinet, raillant le maréchal, sommant les ministres politiques de monter à la tribune. M. Guizot avait retardé le plus possible une intervention qu'il sentait embarrassante et périlleuse; mais, le moment étant venu où elle s'imposait, il s'en tira avec hardiesse et habileté. Tout d'abord, revenant sur les paroles de son premier discours, il fit cette déclaration: «Je ne suis pas juge, je persiste à le dire, je ne suis pas juge compétent, éclairé, de la question de système; mais il m'est évident que le système proposé par le projet de loi est le plus efficace de tous. Je le maintiens donc, tel que le gouvernement l'a proposé.» Puis, abordant le cas du maréchal: «Je tiens, dit-il, à la clarté des situations encore plus qu'à celle des idées, et à la conséquence dans la conduite encore plus que dans le raisonnement. Que la Chambre me permette, sans que personne s'en offense, de dire, au sujet de ce qui se passe en ce moment, tout ce que je pense. La situation est trop grave pour que je n'essaye pas de la mettre, dans sa nudité, sous les yeux de la Chambre; c'est le seul moyen d'en sortir. M. le président du conseil avait, il y a quelques années, exprimé, sur les moyens de fortifier Paris, une opinion qui a droit au respect de la Chambre et de la France, car personne ne peut, sur une pareille question, présenter ses idées avec autant d'autorité que lui. Qu'a-t-il fait naguère? Il s'est rendu, dans le cabinet, à l'opinion de ses collègues; il a présenté, au nom du gouvernement du Roi, le projet de loi que, dans l'état actuel des affaires, ses collègues ont jugé le meilleur, et en même temps il a réservé l'expression libre de son ancienne opinion, le respect de ses antécédents personnels. Un débat s'élève ici à ce sujet. M. le président du conseil me permettra, j'en suis sûr, de le dire sans détours: il n'est pas étonnant qu'il n'apporte pas à cette tribune la même dextérité de tactique qu'il a si souvent déployée ailleurs; il n'est pas étonnant qu'il ne soit pas aussi exercé ici qu'ailleurs à livrer et à gagner des batailles... Mais le projet de loi qu'il a présenté au nom du gouvernement reste entier; c'est toujours le projet du gouvernement; le cabinet le maintient; M. le président du conseil le maintient lui-même, comme la pensée, l'acte, l'intention permanente du cabinet. Il vient de le redire tout à l'heure. Je le maintiens à mon tour; je persiste à dire que, dans la conviction du gouvernement du Roi, le projet de loi tout entier est techniquement la manière la plus efficace, et politiquement la seule manière efficace de résoudre la grande question sur laquelle nous délibérons.» Après avoir replacé, avec cette vigueur polie, le maréchal sur le terrain d'où il avait paru s'éloigner, M. Guizot s'occupa de la majorité; il sentait bien les difficultés que lui créaient, de ce côté, les répugnances des pacifiques contre les fortifications, et les dispositions ombrageuses des anciens 221 à son égard; procédant avec une adresse pleine de ménagements, évitant toute apparence de vouloir violenter «la liberté» de cette majorité, il sut dire tout ce qui pouvait attirer le plus de suffrages au projet, sans donner aux votes contraires, qu'il prévoyait malgré tout assez nombreux, le caractère d'une scission politique. C'est dans ces occasions qu'on pouvait bien mesurer tout ce que la parole de l'éloquent doctrinaire avait acquis d'habileté et de souplesse.
Ce discours décida du vote: l'amendement fut rejeté par 236 voix contre 175, et l'ensemble de la loi fut adopté le lendemain par 237 voix contre 162. La minorité ne comptait guère qu'une quarantaine de membres de la gauche: le reste, 130 à 140 voix, venait du centre; ce chiffre élevé montre que M. Guizot ne s'était pas exagéré les difficultés qu'il rencontrait dans sa propre majorité. C'était M. Thiers qui avait amené le plus de suffrages au projet; les journaux opposants ne se firent pas faute de le remarquer. Mais c'était M. Guizot qui, à la dernière heure, avait apporté l'appoint sans lequel la loi eût succombé. Le Roi le comprit, et remercia aussitôt son ministre du «grand service» qu'il avait ainsi rendu à la France et à la couronne. En revenant à son banc, aussitôt après son discours, M. Guizot avait dit à M. Duchâtel: «Je crois la loi sauvée.—Oui, répondit le ministre de l'intérieur, mais vous pourriez bien avoir tué le cabinet.» Il n'en fut rien: le maréchal tenait plus à la durée du ministère qu'au rejet de l'enceinte continue. Il affecta donc, avec une bonne humeur un peu narquoise, de féliciter M. Guizot de l'adresse avec laquelle il avait tiré le gouvernement d'embarras. Dans le centre, les irritations cherchèrent moins à se dissimuler.
Les adversaires des fortifications résolurent de tenter un suprême effort à la Chambre des pairs. Ils remportèrent un premier succès, lors de la nomination de la commission, qui, se trouvant en majorité hostile au projet, choisit comme président M. Molé, le meneur de cette campagne, et conclut à un amendement analogue à celui du général Schneider. La discussion en séance publique fut d'une longueur et d'un acharnement inaccoutumés au Luxembourg[630]. M. Molé y prononça un grand discours: sa thèse était que le gouvernement français créerait le danger de guerre en paraissant y croire et en prenant une «résolution aussi désespérée» que celle de fortifier Paris. Mais il rencontra des adversaires considérables: le duc de Broglie, qui rompit à cette occasion le silence qu'il gardait depuis longtemps; le maréchal Soult, qui fut plus net qu'au Palais-Bourbon; M. Duchâtel, qui traita surtout la question financière, et M. Guizot, qui développa de nouveau, avec une grande force, les considérations de haute politique qu'il avait déjà fait valoir devant la Chambre des députés. «La France veut sincèrement la paix, dit-il; mais si la sécurité et la dignité de la France étaient compromises par la paix ou au sein de la paix, l'amour sincère de la France pour la paix en pourrait être altéré.» Il termina en pesant plus fortement sur la Chambre haute qu'il n'avait osé le faire sur la Chambre basse. Il déclara nettement qu'amender le projet, c'était le ruiner. «Bien plus, ajouta-t-il en terminant, le gouvernement lui-même serait affaibli, profondément affaibli en France et en Europe. (Mouvement en sens divers.) Oui, Messieurs, en France et en Europe. Voilà quel serait le résultat de votre délibération. La France aurait perdu tous les avantages de la loi; elle aurait substitué à ces avantages des risques politiques immenses. Pourquoi Messieurs? Pour supprimer quelques fossés et quelques bastions! Permettez-moi de le dire, cela est impossible.» Le tempérament de la Chambre des pairs ne lui permettait pas de résister à un langage si pressant et si ferme. L'amendement de la commission fut repoussé par 148 voix contre 91.
En même temps qu'il écartait dans les Chambres les obstacles élevés contre le projet de fortifier Paris, M. Guizot, non moins attentif à son rôle diplomatique qu'à son rôle parlementaire, veillait à ce que la mesure produisît au dehors l'effet qui convenait à notre politique et particulièrement aux négociations alors en cours sur les affaires d'Orient. Aussitôt la loi votée dans la Chambre des députés, il avait écrit à ses ambassadeurs: «J'ai mis une extrême importance à restituer au projet son vrai et fondamental caractère. Gage de paix et preuve de force... Appliquez-vous constamment, dans votre langage, à lui maintenir ce caractère: point de menace et point de crainte; ni inquiétants ni inquiets; très-pacifiques et très-vigilants. Que pas un acte, pas un mot de votre part ne déroge à ce double caractère de notre politique. C'est pour nous la seule manière de retrouver à la fois de la sécurité et de l'influence[631].» Revenant sur ces mêmes idées après le vote de la Chambre des pairs, il ajoutait: «Je vous engage à ne négliger aucune occasion de faire ressortir dans vos entretiens le caractère de la mesure. Il nous importe que ce qu'elle a en même temps de grand et de pacifique soit partout compris[632].»
VIII
Les péripéties de la discussion de la loi des fortifications au Palais-Bourbon n'avaient pas affermi la situation parlementaire du cabinet. Celui-ci, dans une question grave et d'une portée politique, n'avait pu se faire suivre par une grande partie de ceux qui avaient voté l'Adresse. Les journaux de gauche ne se faisaient pas faute d'en conclure que le ministère était sans majorité. Pour le moment, il est vrai, l'opposition se bornait à cette constatation, sans songer sérieusement à pousser les choses plus avant dans la Chambre; M. Thiers se rendait compte que toute offensive ouverte de sa part l'exposerait à une éclatante défaite: il n'avait donc, pour la session présente, d'autre ambition que de maintenir l'équivoque et l'incertitude résultant du dernier débat. Certains conservateurs devinaient cette tactique: leur avis était que le ministère devait à tout risque sortir de cette situation, et, dans ce dessein, provoquer, sur la politique générale, un grand débat qui fût comme une répétition de l'Adresse. «Ce qu'il faut craindre aujourd'hui, disaient-ils, ce n'est pas la discussion, c'est l'intrigue; ce n'est pas une mort violente, c'est une lente dissolution. Les grandes discussions, comme les grands intérêts, rapprochent les opinions et les concentrent; elles élèvent les esprits et les arrachent à ces préoccupations personnelles qui sont le fléau de toutes les assemblées. Dans un gouvernement qui a pour base une majorité, si l'on veut que cette majorité subsiste, il faut souvent lui remettre devant les yeux les grands principes, les grands motifs sous l'influence desquels elle s'est formée. Il faut l'émouvoir, la passionner pour le bien. Casimir Périer n'a pas formé sa majorité, en dissimulant les côtés de sa politique qui pouvaient déplaire aux esprits timides; il avait du courage pour ceux qui n'en avaient pas; il forçait les indécis à se décider. S'il perdait de cette façon quelques voix, celles qu'il avait étaient sûres[633].»
D'autres conservateurs, plus timides ou plus prudents, considérant le peu d'homogénéité de la majorité qui s'était réunie, sous la pression d'un grand péril, pour voter l'Adresse, se rendant compte du tempérament moral et des idées politiques qu'elle devait à la coalition, des préventions et des ressentiments qu'y rencontrait le ministère, jugeaient impossible de procéder avec elle par coup d'éclat, de vaincre ses répugnances, de dominer ses divisions par un effort soudain et de haute lutte. «Loin de là, disaient-ils, ce qu'il faut pour réussir, ce sont des soins, de l'habileté, de la patience. Laissez aux habitudes gouvernementales le temps de se reformer, aux exigences parlementaires le temps de s'affaiblir. Peu à peu les votes, arrachés d'abord par les nécessités du moment, seront accordés par entraînement et par conviction. Le talent est un grand séducteur, et le succès prépare le succès. Les conscrits, qui se sont mis en route à contre-cœur, prennent goût à la guerre et se passionnent pour leurs chefs, lorsqu'ils ont, sous leur direction, fait une campagne heureuse et obtenu des succès qu'ils n'espéraient pas. Quant à l'exemple de Casimir Périer, ce n'est pas le cas de l'invoquer: nulle analogie entre la situation actuelle et celle de 1831. Alors, l'armée parlementaire était sur le champ de bataille. Aujourd'hui, elle est, pour ainsi dire, en garnison: elle s'ennuie, elle disserte au lieu d'agir, elle ergote au lieu d'obéir. On a beau lui dire que l'ennemi est toujours là, qu'il est toujours le même, elle n'en croit rien, surtout depuis qu'elle pense en avoir bien fini avec les menaces de guerre. Et puis, elle a traversé tant de ministères, elle a vu arborer tant de drapeaux, qu'elle est tombée dans une sorte d'incrédulité politique. Vouloir brusquer une Chambre en un tel état d'esprit serait s'exposer à de graves accidents. Enfoncez l'éperon dans les flancs d'un coursier abîmé de fatigue ou rétif, il succombe ou vous renverse; ménagez ses forces et son humeur, il achèvera tant bien que mal la carrière[634].»
Le gouvernement eut bientôt à faire son choix entre ces deux conduites si différentes. Il avait déposé, le 2 février, une demande de fonds secrets. L'occasion parut favorable à ceux qui désiraient provoquer une grande discussion et mettre la Chambre en demeure de voter l'Adresse. Se trouvant précisément en majorité dans la commission, ils donnèrent mandat au rapporteur, M. Jouffroy, d'agrandir le débat et de formuler à ce propos tout le programme de la politique conservatrice. L'ancien philosophe, qui avait décidément le goût des rapports retentissants, accepta volontiers cette tâche. Tout d'abord, il marqua le mal dont on souffrait et en dénonça la cause. «La stabilité et le repos manquent au gouvernement, dit-il; il n'y a, en France, de lendemain bien déterminé pour personne; le présent chancelle toujours, l'avenir y demeure une éternelle énigme. De là, un découragement permanent pour tous les bons principes, une espérance sans cesse renaissante pour les mauvais. On se plaint de voir la lie de la société en battre avec acharnement les fondements. Cette audace est l'ouvrage de la Chambre; elle est la conséquence directe de l'instabilité des majorités. Et d'où vient cette instabilité? De ce qu'un jour, croyant les grandes questions décidées, chacun s'est mis à regarder dans ses principes, en a découvert les nuances et s'est passionné pour ces nuances, comme il s'était auparavant passionné pour les principes mêmes. Ce jour-là, les deux grands drapeaux de la majorité et de l'opposition ont été déchirés en lambeaux: il y a eu autant de fractions dans la Chambre que de nuances dans les opinions, et le moment est venu où chacun de nous a pu craindre de devenir à soi seul un parti tout entier. La manière dont le mal s'est produit indique le remède. C'est en descendant aux nuances dans les principes que la majorité s'est décomposée; c'est en remontant à ce qu'ils ont d'essentiel, c'est en le dégageant et en le formulant nettement, c'est en s'y ralliant et en forçant le cabinet à s'y tenir qu'elle se reformera.» Le rapporteur estimait que le cabinet actuel offrait toutes les garanties pour cette œuvre de reconstitution. Quelle doit être sa politique et celle de la majorité? À l'extérieur, une politique de paix, une «politique européenne», soucieuse «du bon droit, de la justice, de l'intérêt commun des peuples». «Sans doute, disait M. Jouffroy, la France, dans le passé, a dû sa grandeur à la politique contraire, à la politique égoïste et étroitement nationale; mais c'était au temps où il n'y avait pas place dans le monde pour une autre; c'était au temps de l'antagonisme des nations.» À l'intérieur, le rapport demandait l'exécution des lois protectrices du bon ordre. Sur la réforme électorale et sur les lois de septembre, il se prononçait pour le strict maintien du statu quo, non pas qu'il prétendît consacrer l'immutabilité de cette partie de notre législation; «mais, disait-il, nos mœurs sont fort en arrière de nos lois, et nous sommes à peine au niveau des institutions que nous avons». C'était autour de ces principes, et pour l'application de cette politique, que le rapport provoquait la formation d'une majorité réelle et durable.
Déposé le 18 février, ce rapport fit aussitôt grand bruit. Les journaux de gauche poussèrent un cri de colère: invectives et sarcasmes tombèrent dru sur M. Jouffroy. En même temps qu'elle cherchait ainsi à troubler et à effrayer les timides, l'opposition tâchait de se rendre favorables tous les fatigués, tous les amis du repos quand même, en se donnant la figure d'une personne fort tranquille qui n'eût demandé qu'à demeurer en paix et que l'on venait, au nom du gouvernement, provoquer gratuitement et forcer à la bataille. En outre, pour inquiéter la fraction du centre gauche qui s'était ralliée au ministère, elle affectait de voir dans le programme de politique intérieure exposé par M. Jouffroy un manifeste de réaction à outrance. Si violentes que fussent ces colères, si habiles que fussent ces manœuvres, le Journal des Débats avait beau jeu à les railler. «Voyez, en effet, quel crime, s'écriait-il, sous un gouvernement de délibération et de majorité, de provoquer une discussion complète, de ne pas laisser à l'intrigue le temps de décomposer l'opinion! Depuis quelque temps, les journaux de M. Thiers travaillaient par ordre à mettre en doute l'existence de la majorité. Qui l'a vue? Eh bien, vous allez savoir s'il y en a une! L'occasion est belle... Vous auriez mieux aimé, je le conçois, en rester sur la question des fortifications. Là, par un rapprochement nécessaire, mais fâcheux, les opinions s'étaient mêlées et confondues. Aujourd'hui, le rapport de M. Jouffroy et la discussion que ce rapport rend inévitable vont apporter la lumière dans ce chaos. Les opinions vont se débrouiller. C'est ce qui vous fâche, n'est-ce pas?» Mais il était un symptôme plus inquiétant que l'irritation de la gauche: c'était l'effet produit par le rapport sur certaines parties de la majorité ministérielle. Le petit groupe de MM. Dufaure et Passy était visiblement de mauvaise humeur et plus porté à combattre qu'à accepter un pareil programme. Parmi les anciens 221, soit fatigue, soit méfiance à l'égard d'une initiative qui portait la marque doctrinaire, on paraissait désagréablement surpris de cette sorte d'appel aux armes et peu disposé à y répondre. «Qu'est-ce qu'on veut donc? demandaient dans les couloirs de la Chambre certains députés du centre. Faut-il chaque jour remettre tout en question, recommencer de déplorables débats? Qu'attend-on de cette répétition tardive de l'Adresse, de cette colère à froid? Si le ministère veut nous faire croire à sa vie, qu'il vive; à sa durée, qu'il trouve le moyen de durer. Lorsqu'une nouvelle session aura commencé sous sa direction, alors nous pourrons croire qu'il n'est pas tout à fait impossible, dans notre pays, d'avoir une administration durable. Jusque-là, que les ministres se contentent de mener une vie modeste, prudente, et, sans fuir les débats, qu'ils ne les provoquent pas. L'oubli convient à tout le monde, à commencer par les membres du cabinet; il convient au pays aussi.»
Il est difficile d'admettre que le rapport de M. Jouffroy ait été fait à l'insu des ministres. Ceux-ci l'avaient-ils approuvé et encouragé? En tout cas, l'accueil qui lui fut fait leur donna cette conviction, qu'en s'engageant dans cette voie, ils risquaient fort de n'être pas suivis par toute leur armée, et que, loin de confirmer le résultat de l'Adresse, ils l'affaibliraient, peut-être même le détruiraient. Aussi, quand le débat public s'ouvrit, le 25 février, y arrivèrent-ils décidés à ne pas lui donner le caractère et les proportions indiquées par M. Jouffroy. On put même croire un moment que les fonds secrets seraient votés sans discussion. Ce fut un membre de la gauche, M. Portalis, qui réclama. «Je ne croyais pas assister à une comédie en venant à cette séance», dit-il, et il demanda si le ministère entendait renier ou approuver le rapport de la commission. M. Guizot, évidemment embarrassé, déclara en quelques mots qu'il ne répondrait pas, s'en référant à la discussion de l'Adresse, ne désavouant pas M. Jouffroy, mais évitant de le suivre. C'était une attitude fort différente de celle qu'avait espérée et annoncée le Journal des Débats. «Nous n'accusons personne, disait-il mélancoliquement après cette première séance. Hélas! le ministère, la Chambre, tous les partis portent encore les tristes cicatrices de ces longues divisions qui ont jeté le trouble dans les meilleurs esprits. Le souvenir du passé pèse sur le présent; tout le monde semble mal à l'aise[635].»
M. Thiers n'avait pas plus envie que M. Guizot d'engager le débat à fond; mais, sans attendre peut-être un résultat immédiat et positif, il ne voulut pas laisser passer l'occasion qui s'offrait à lui d'embarrasser le cabinet, de se rapprocher un peu de la partie de la majorité qu'effarouchait le programme de M. Jouffroy, et d'y jeter ainsi un germe de division et de décomposition. Tout son discours fut calculé dans ce dessein. Le champion menaçant de la politique belliqueuse, l'organisateur de l'armée de 950,000 hommes, le «révolutionnaire» se faisant honneur de l'appui de la gauche n'eût pas eu chance d'attirer les amis de M. Dufaure. Aussi est-ce, cette fois, un tout autre personnage qui se met en scène. Sur la politique extérieure, il reconnaît presque qu'il a pu se tromper; il regrette qu'on ait «magnifié» la question d'Égypte; il affirme ne s'y être jeté qu'à contre-cœur et pour tenir les engagements contractés avant lui. «Du reste, ajoute-t-il, tout cela est maintenant bien fini. Que l'on ne revienne plus nous présenter cet épouvantail de la guerre.» L'orateur affirme et répète à satiété que la question n'est pas, et même n'a jamais été entre la guerre et la paix; qu'elle est uniquement entre ceux qui, répudiant, comme le rapporteur, «la politique exclusivement française», veulent se hâter de rentrer dans le concert européen, et ceux qui préfèrent attendre dans l'attitude d'isolement et de paix armée. M. Thiers est de ces derniers; sa politique, devenue subitement modeste, ne demande pas davantage. «J'ai reproché, dit-il, au ministère, dans le débat de l'Adresse, de s'être prêté à un revirement de politique qui a, je crois, beaucoup affaibli la considération du pays; mais, cela fait, ce revirement produit, cette situation acceptée, si le cabinet ne se hâte pas de rentrer dans le concert européen et d'ajouter à notre politique le dernier échec qu'elle puisse recevoir, oh! ce n'est pas moi qui le tourmenterai... Si en effet vous faites la seule chose qu'il y ait à faire aujourd'hui, en restant immobiles, prêts à tout événement; si vous réparez vos négligences à l'égard de notre organisation militaire, oh! mon Dieu! loin de vous combattre, je vous aiderai souvent, je ferai comme j'ai fait il y a un mois.» De même, à l'intérieur, M. Thiers bornait son programme à deux réformes d'une portée restreinte: 1o la définition de l'attentat, qu'une des lois de septembre permettait de soustraire au jury et de déférer à la Cour des pairs; 2o l'élargissement des incompatibilités. Mais, en même temps, il insistait sur cette idée, bien faite pour inquiéter certaines parties moyennes et flottantes du monde parlementaire, que «le pouvoir était placé à l'une des extrémités de la Chambre». «J'ai vu deux fois, ajoutait-il, tenter cette expérience de recomposer une majorité en se mettant à l'une des extrémités, à l'extrémité de droite, comme le propose M. le rapporteur, et jamais on n'a réussi. Dans le cabinet du 6 septembre, ce n'était, certes, ni les hommes de talent ni les hommes éclairés qui manquaient; il y avait M. le comte Molé et M. Guizot. Eh bien! on a échoué. Pourquoi? Parce qu'on a voulu faire avec une loi, la loi de disjonction, ce que M. le rapporteur a essayé de faire aujourd'hui avec un rapport. On a voulu amener une grande partie de la Chambre à ce qu'on appelle un évangile, et il s'est trouvé que cet évangile ne convenait pas à tout le monde. Quant à moi, je suis convaincu que, pour avoir une majorité, il faut se placer non pas à l'une des extrémités de la Chambre, mais au véritable milieu, celui où j'avais essayé de placer le pouvoir. Vous avez tenté de faire la majorité en arrière; je crois qu'il faut la faire en avant.»
La manœuvre de M. Thiers était habile. La réponse qu'y fit M. Guizot, deux jours après, ne le fut pas moins. Après avoir tout d'abord déclaré qu'il ne pouvait, dans l'état des affaires, rien dire sur la question extérieure, et avoir annoncé qu'il ne s'expliquerait pas plus complétement sur le rapport de M. Jouffroy, il prit aussitôt l'offensive, et dénonça la campagne faite, depuis trois jours, «pour porter dans la majorité le trouble et la désunion.» Il railla M. Thiers, «se faisant tout petit», tout pacifique, pour «abuser cette majorité». Vous aurez beau faire, lui dit-il, vous n'y parviendrez pas! Et, rappelant le langage de l'ancien ministre du 1er mars dans la discussion de l'Adresse et la lutte alors ouvertement engagée entre la guerre et la paix: «Laissez-moi croire, s'écria-t-il, que tout ce que nous avons dit et fait, vous et nous, n'a pas été une insignifiante comédie!» La tactique des adversaires ainsi dévoilée, le ministre indiquait pourquoi il devait se refuser à toutes les paroles, à toutes les explications qui serviraient cette tactique et aideraient à diviser la majorité nouvelle. «Cette majorité, continua-t-il, a été formée par la nécessité, en présence d'un grand danger, pour rétablir, au dehors, la pratique d'une politique prudente et modérée, au dedans, la pratique d'une politique ferme, conséquente, favorable à l'affermissement et à l'exercice du pouvoir. Elle s'est constituée dans des intentions sincères qui ne redoutent aucune clarté... J'ai bien le droit de le dire: si le repos du pays s'est rétabli à l'apparition de cette majorité, si les espérances du pays se rattachent à son affermissement, il est bien naturel que ceux qui lui sont attachés, simples députés ou ministres, prennent leur majorité au sérieux, et que, pour la conserver, ils acceptent un inconvénient momentané, une contrariété vive; pour moi, par exemple, la contrariété de ne pas parler, autant que je l'aurais voulu, du rapport de l'honorable M. Jouffroy... Tout homme attaché à la majorité et voulant son succès, a dû faire ce sacrifice. Voilà ce qui a gouverné notre conduite; et comme toute majorité a des éléments divers qui ont leurs droits, leur honneur, qui se respectent mutuellement, nous avons eu, les uns pour les autres, ce juste respect de ne pas élever des questions qui ne nous étaient pas impérieusement commandées, de ne pas entrer dans des débats que l'état actuel des faits, les nécessités de la politique ne nous imposaient pas. Votre commission, Messieurs, qui n'était pas un cabinet, votre honorable rapporteur, qui n'était pas chargé du poids du gouvernement, a pu très-légitimement, et je dirai plus, a pu utilement venir exposer ici sa politique extérieure et sa politique intérieure, l'ensemble de ses idées, de ses intentions. Nous n'aurions pas dû faire cela; puisque nous ne devions pas le faire, nous ne devions pas le discuter.» Puis il terminait ainsi: «La majorité tout entière veut rester unie; elle sait qu'elle le peut, car elle sait que sur toutes les questions qui sont à l'ordre du jour, sur les questions de conduite, sur les questions qu'il faut vraiment résoudre pour agir aujourd'hui, pour agir demain, elle sait qu'elle est du même avis, qu'elle se conduira unanimement. Et si jamais il lui arrivait des dissentiments intérieurs, elle serait sincère alors comme elle l'est aujourd'hui; nous parlerions, au besoin, comme nous savons au besoin nous taire. (Vif mouvement d'adhésion. Applaudissements au centre.)»
On ne pouvait se dérober avec une allure plus fière, ni dire plus éloquemment qu'on ne dirait rien. L'effet fut considérable sur la majorité, où l'on comprenait mieux que partout ailleurs la nécessité d'une semblable attitude, et où l'on savait gré au ministre d'y apporter à la fois tant d'adresse et de dignité. On put d'ailleurs comprendre les motifs qui avaient dicté cette conduite, quand M. Dufaure vint ensuite déclarer que, tout en n'approuvant pas le rapport de la commission, il voterait pour le cabinet. Il estimait que la révision des lois de septembre et la réforme électorale s'imposeraient tôt ou tard, mais qu'un homme politique devait savoir, sinon abandonner ses opinions, du moins en ajourner la réalisation. À son avis, le cabinet fournissait des garanties suffisantes sur les quatre questions dominantes du moment, la direction à donner à notre diplomatie, l'organisation militaire, le développement des forces navales et la reconstitution des finances. La déclaration de M. Dufaure assurait le succès du ministère, et les fonds secrets furent en effet votés par 235 voix contre 145. L'Adresse avait réuni 247 voix contre 161.
Ce n'était pas sans doute la victoire à la Périer qu'avait rêvée le Journal des Débats et qu'avait cru préparer M. Jouffroy: peut-être le tempérament d'une Chambre née de la coalition ne permettait-il pas d'obtenir davantage. Après tout, la manœuvre de l'opposition avait été déjouée, la majorité était restée unie. Le temps seul pouvait donner à cette majorité plus de cohésion, d'homogénéité, au ministère plus d'autorité et de hardiesse. M. Guizot comptait sur cette action du temps et était résolu à la seconder. Tout en ménageant, pour le moment, les faiblesses de la Chambre, il se donnait pour tâche d'y remédier, et l'on pouvait être assuré qu'il ne se prêterait pas longtemps à éluder les débats de doctrine.
IX
Le ministère ne se laissait pas absorber entièrement par l'action parlementaire. Il s'était donné aussi pour tâche de mettre fin, dans le pays, à l'agitation mauvaise que la politique du dernier cabinet y avait provoquée et laissée grandir. Dès le début de son administration, il était parvenu assez vite à rétablir l'ordre extérieur dans la rue. Mais l'esprit de sédition s'était réfugié dans la presse, y entretenant une sorte d'émeute morale plus difficile à atteindre et à réprimer que l'émeute matérielle. Le cabinet n'hésitait pas à entreprendre de nombreuses poursuites de presse; ce n'était pas toujours avec grand profit. Si nous l'avons vu tout à l'heure embarrassé dans sa lutte contre l'opposition de la Chambre, par l'incertitude de la majorité, il l'était plus encore dans sa lutte contre la presse factieuse, par les défaillances du jury. Un incident qui fit alors grand scandale montra une fois de plus à quel point cette juridiction pouvait être non-seulement inefficace contre les ennemis du gouvernement, mais dangereuse pour le gouvernement lui-même.
L'une des conséquences de la dernière crise avait été de découvrir le Roi et de le rendre personnellement le point de mire des attaques de la presse[636]. Et quelles attaques! C'était bien pis que de l'accuser de tyrannie: on contestait son patriotisme. Comment s'en étonner? L'opposition parlementaire n'avait-elle pas montré la première que c'était là, à ce point particulièrement sensible, qu'il fallait viser la royauté? Après tout, les journaux ne faisaient que répéter plus brutalement ce que M. Thiers avait donné à entendre à la tribune. Quand un ministre d'hier insinuait que Louis-Philippe n'avait ni le souci ni le sens de l'honneur national, que ne devait-on pas attendre d'écrivains sans responsabilité? Et quand des hommes, se disant amis de la monarchie nouvelle, donnaient contre elle le signal d'une campagne si meurtrière, n'était-il pas certain qu'ils seraient suivis, dépassés, par ceux qui s'avouaient les ennemis mortels de cette monarchie, par les radicaux d'une part et les légitimistes de l'autre?
Ces derniers ne furent pas les moins audacieux, et ils eurent même un moment le triste honneur de mener l'attaque. Le 11 janvier 1841, la Gazette de France publiait trois lettres qu'elle disait avoir été écrites en 1807 et 1808 par Louis-Philippe, alors réfugié en Sicile et en Sardaigne. Ces lettres, dont l'authenticité n'a jamais été ni formellement prouvée ni officiellement contestée[637], exprimaient contre Napoléon et en faveur des armées qui le combattaient des sentiments qui étaient, à cette époque, ceux de tous les princes français émigrés. On eût pu concevoir que des républicains s'en fissent un grief; mais n'était-il pas étrange qu'un journal légitimiste, défenseur attitré de l'émigration, prétendît trouver là une note infamante? L'opinion eut-elle le sentiment de cette inconséquence? Toujours est-il que la publication de la Gazette de France ne produisit pas grand effet. Mais quelques jours plus tard, le 24 janvier, une feuille de même couleur, la France, publia trois autres lettres que Louis-Philippe, disait-elle, avait écrites postérieurement à 1830: elle n'en indiquait ni les dates exactes ni les destinataires. Dans la première, le Roi confirmait l'engagement d'évacuer l'Algérie, engagement qu'il disait avoir été pris envers l'Angleterre par Charles X; dans la seconde, il se faisait honneur auprès de la Russie, de l'Autriche et de la Prusse, d'avoir facilité l'écrasement de la Pologne; dans la troisième, il présentait les fortifications de Paris comme étant dirigées contre la population de cette ville. Tout, dans ces lettres, ne fût-ce que leur forme plate, vulgaire et sottement compromettante, trahissait une falsification maladroite. Mais l'opposition n'y regardait pas de si près. Ses journaux firent un énorme tapage autour de ces prétendues révélations, surtout de celle qui avait trait à l'évacuation de l'Algérie. Le public en était troublé; à force d'avoir entendu dire, et de si haut, que le Roi n'avait pas le sentiment français, beaucoup de gens en étaient venus à prêter l'oreille à des accusations dont, en d'autres temps, l'odieuse invraisemblance leur eût fait hausser les épaules. Le scandale prit tout de suite de telles proportions, que le gouvernement jugea nécessaire d'annoncer que les auteurs de cette publication seraient poursuivis pour crime de faux et pour offense envers la personne du Roi.
Pendant que la justice commençait son instruction, la curiosité publique, fort excitée, faisait aussi son enquête et ne tardait pas à découvrir où la Gazette de France d'abord, la France ensuite, étaient allées chercher les pièces par lesquelles elles se flattaient de faire tant de mal à la monarchie de Juillet. Vivait alors à Londres une courtisane sur le retour, se faisant appeler Ida de Saint-Elme, et plus connue à Paris sous le nom de la Contemporaine. Jadis la maîtresse de plusieurs généraux, entre autres de Moreau et de Ney, tombée dans la misère sous la Restauration et publiant alors sous son nom des mémoires fabriqués par d'autres et remplis de faussetés, elle avait fini, en 1834, par s'échouer en Angleterre, et, à bout d'expédients, avait tâché de trouver dans le chantage politique les ressources que son âge ne lui permettait plus de chercher ailleurs. Pour faire connaître aux intéressés l'honnête commerce qu'elle entreprenait, elle fit imprimer et distribuer un prospectus développé, intitulé la Poire couronnée; elle y avait inséré quelques extraits de lettres attribuées à Louis-Philippe, notamment de celles qui devaient être publiées en 1840, avec tant de fracas, et en annonçait beaucoup d'autres. Cette tentative de scandale passa inaperçue, et la Contemporaine ne trouva pas tout d'abord acheteur pour sa marchandise. Mais, quelques années après, elle fut plus heureuse et entra en marché avec les deux journaux légitimistes, fournissant à l'un des lettres qui étaient peut-être vraies, à l'autre des lettres qui étaient certainement fausses. Comment une telle alliance parut-elle acceptable, une telle caution suffisante aux représentants d'une opinion qui se piquait d'avoir, plus que tout autre, le sens de l'honneur chevaleresque? C'est ce qu'on ne parviendrait pas à comprendre, si l'on ne savait, par plus d'une expérience, jusqu'où peut aller l'esprit de parti. Il est permis de croire que, parmi les légitimistes, ceux qui avaient le cœur haut et l'esprit libre se sentaient, au fond, honteux de voir quelques-uns des leurs se compromettre en de telles promiscuités. M. Rossi exprimait le sentiment de beaucoup de gens, quand il s'indignait de «voir l'arène politique contaminée par les impostures d'une prostituée[638]».
Cependant l'instruction judiciaire se suivait contre MM. de Montour et Lubis, gérant et rédacteur en chef de la France. Sommés de produire les prétendus originaux, les accusés déclarèrent se réserver de le faire devant le jury et ne vouloir rien montrer d'ici là. Ce refus ôtait toute base juridique à l'accusation de faux: du moment où les pièces n'étaient pas produites, comment prouver quelles étaient fabriquées? Force fut donc d'abandonner cette partie de la poursuite et de s'en tenir à la prévention d'offense au Roi; le gérant resta seul en cause.
Retardée par ces incidents de procédure, l'affaire ne vint devant le jury que le 24 avril. Me Berryer était au banc de la défense: dans la salle, plusieurs notabilités légitimistes. Le prévenu fut mis solennellement en demeure de faire la production qu'il avait si obstinément réservée pour ce moment. Mais il eût été bien empêché de produire quelque pièce: il n'avait rien. Dans le marché conclu avec la Contemporaine, la rédaction de la France ne s'était même pas assuré la possession d'une apparence d'original. Après tout, cette négligence était peut-être une habileté, car elle avait enlevé à l'accusation le moyen d'établir matériellement le faux. Dans ces conditions, Me Berryer plaida non la réalité, ni même la vraisemblance des lettres, mais uniquement la bonne foi de son client: étrange bonne foi, qui ne pouvait être que la foi dans la Contemporaine! En effet, l'avocat argua surtout de ce qu'une partie des lettres avait déjà été publiée, quelques années auparavant, dans le prospectus de cette intrigante. Il ajouta que M. de la Rochejaquelein, dont on regrette de voir le nom mêlé à une telle affaire, avait vu l'un des originaux aux mains de cette femme et que cet écrit lui avait paru authentique. Pour expliquer la non-production de ces originaux, l'avocat raconta que la Contemporaine, se croyant menacée à Londres d'une accusation de faux, ne voulait pas se dessaisir des pièces, par crainte d'être «pendue» si elle n'était plus en mesure de les produire devant la justice anglaise. Ces arguments, recouverts, il est vrai, du talent de Me Berryer, suffirent pour persuader le jury parisien, et, par six voix contre six, le gérant de la France fut acquitté.
Les journaux légitimistes et radicaux poussèrent un cri de triomphe. La veille, devant le jury, on n'avait sollicité qu'un verdict d'indulgence en plaidant modestement la bonne foi. Maintenant on changeait de ton: le verdict était la condamnation du Roi; c'était la justice du pays proclamant souverainement que Louis-Philippe était l'auteur de ces lettres et qu'on avait bien agi en lui jetant à la tête sa honte et sa trahison. Des fac-simile lithographiques furent répandus à profusion. La France publia à cent mille exemplaires le compte rendu de son procès, comme elle eût fait d'un bulletin de victoire. L'avocat général, dans son réquisitoire, du reste assez maladroit, s'était écrié: «Il résulterait de ces lettres que le Roi, élu en 1830, pour répondre aux sympathies patriotiques, les aurait trahies de tout point!... Comment donc faudrait-il appeler le Roi qui aurait écrit de pareilles choses? Il faudrait bien dire de lui que c'est un de ces tyrans qui ne marchent que par la voie de la dissimulation, qui établissent leur empire non pas sur la sincérité de leur langage, mais sur la violation de tous leurs engagements!» Les journaux reproduisaient ces phrases, affectant de croire qu'après la décision du jury, les hypothèses oratoires de l'avocat général étaient devenues des réalités, et que, de par sa magistrature, Louis-Philippe était un traître. Les journaux de la gauche dite dynastique, avec des formes plus hypocrites, faisaient écho à tout ce bruit, tellement occupés à le tourner contre le ministère, qu'ils ne paraissaient même pas s'inquiéter de savoir si la monarchie n'en était pas la première victime. Quant aux conservateurs, ils s'indignaient, s'effrayaient. Cette malheureuse affaire était le sujet de toutes les polémiques, de toutes les conversations. Jamais les ennemis de la royauté de Juillet n'étaient parvenus à causer un tel scandale. Infortuné Roi! quel moyen avait-il de se défendre contre cette nouvelle forme de régicide? Henri Heine, qui n'avait pour ce prince aucune sympathie particulière, se sentait obligé de le plaindre. Il le montrait ne pouvant ni poursuivre une réparation judiciaire, ni se battre en duel, ni écrire aux journaux sur un ton courroucé, «car, hélas! ajoutait-il, les rois ne sauraient s'abaisser à employer de tels moyens de défense, et ils sont contraints de supporter avec une longanimité silencieuse tous les mensonges qu'on se plaît à répandre sur leur compte. J'éprouve la plus profonde compassion pour le royal martyr dont la couronne est la cible des flèches les plus envenimées et dont le sceptre, quand il s'agit de sa propre défense, ou de punir un calomniateur, lui est moins utile que ne le serait une canne ordinaire[639].»
Et pourtant chaque jour faisait surgir une preuve nouvelle de la falsification. Tel fut, entre autres, le résultat d'une découverte faite, peu après le verdict du jury, dans le livre oublié d'un écrivain républicain, Louis-Philippe et la contre-révolution, publié en 1834 par M. Sarrans. Là se trouvait, sous la forme d'une réponse verbale qui aurait été faite en 1830, par Louis-Philippe, à l'ambassadeur d'Angleterre, le texte même, à un mot près, de la plus importante des lettres attribuées au Roi, celle sur l'évacuation d'Alger. Or comment admettre que le Roi, écrivant une lettre en 1830, eût trouvé sous sa plume exactement les mêmes mots dont un historien devait se servir en 1834 pour donner le sens d'une réponse verbale? N'était-il pas, dès lors, clair comme le jour que la Contemporaine avait fabriqué sa lettre en copiant une page de M. Sarrans? La découverte parut même si décisive, qu'une note la mentionnant fut aussitôt envoyée par huissier à tous les journaux qui avaient reproduit les fausses pièces; cette note se terminait ainsi: «Nous n'avons pas besoin de dire que la conversation rapportée par M. Sarrans n'est pas plus vraie que la lettre de la Contemporaine.»
Il semblait que la calomnie dût être confondue; mais non: elle s'obstinait à ne pas lâcher la proie dont elle s'était emparée. Loin de diminuer, le tapage allait croissant. Pendant que les uns continuaient à se servir des prétendues lettres, d'autres s'en allaient réveiller les vieilles histoires de la conspiration de Didier en 1816, et prétendaient que Louis-Philippe en avait été le complice. On eût dit qu'un appel général avait été fait à tous les faux témoignages pour déshonorer le Roi. Le 22 mai, une députation de «citoyens», dont plusieurs habillés en gardes nationaux, se présenta tumultueusement au Palais-Bourbon et y déposa une pétition que l'on prétendait être revêtue de cinq mille signatures et qui était ainsi conçue: «Messieurs les députés, des lettres qui seraient l'expression de la plus lâche et de la plus infâme trahison ont été attribuées au roi Louis-Philippe. La justice du pays a acquitté le journal qui les a publiées. Les ministres n'ont répondu que par de vagues démentis à l'imputation qu'ils laissent peser sur le chef de l'État. La conscience publique exige une enquête. Nous venons donc vous demander d'interpeller le ministère sur un fait qui touche aussi profondément à l'honneur, à la liberté et à l'indépendance de la nation.»
Le ministère en était venu à désirer cette interpellation, comme le seul moyen de confondre en face la calomnie. Mais si les journaux radicaux ou légitimistes l'annonçaient de temps à autre, sur un ton de menace, ils ne trouvaient personne qui osât s'en charger: ce qui ne les empêchait pas, il est vrai, de prétendre que le gouvernement avait peur de s'expliquer. M. Guizot, voyant que la session tirait à sa fin, se décida alors à prendre les devants. Dans la séance du 27 mai, il saisit le prétexte du budget de l'Algérie, alors en délibération, pour monter à la tribune. «Depuis quelque temps, dit-il, d'insignes faussetés ont été laborieusement répandues au sujet de prétendus engagements que le gouvernement du Roi aurait contractés envers les puissances étrangères, ou telle puissance étrangère, pour l'abandon complet ou partiel de nos possessions d'Afrique. Si ces faussetés s'étaient produites à cette tribune, nous les aurions à l'instant même relevées et qualifiées comme elles le méritent. (Interruptions diverses.) On ne l'a pas fait. (Une voix: On ne l'a pas osé.) Personne n'a apporté ici les faussetés auxquelles je fais allusion; nous n'avons pas voulu, nous n'avons pas dû leur faire un honneur que personne ne leur accordait. Cependant, elles continuent à se montrer audacieusement ailleurs. La Chambre est près de se séparer; nous ne laisserons pas fermer cette enceinte sans donner à ces calomnies, quelles qu'elles soient, le démenti le plus formel. Jamais, je le répète, par personne, envers personne, aucun engagement n'a été contracté ou indiqué. Toute assertion contraire est radicalement fausse ou calomnieuse.» L'accent méprisant de l'orateur ajoutait encore à la dureté du soufflet renfermé dans ces paroles. Les journaux allaient-ils être laissés sous le coup de cette flétrissure? Ils avaient de nombreux amis sur les bancs de la Chambre, à droite ou à gauche; ne s'en trouverait-il pas un qui les avouât, les justifiât, ou seulement essayât de plaider leur bonne foi; comme naguère devant le jury? L'heure n'était-elle pas venue, notamment pour les orateurs légitimistes, d'apporter les révélations écrasantes dont, prétendait-on, ils avaient les mains pleines?
Un député de la droite, en effet, demanda la parole; c'était M. le duc de Valmy. Mais il se borna à affirmer, ce qui n'avait été contesté par personne, que la Restauration n'avait pris, elle non plus, aucun engagement d'évacuer Alger: à l'accusation portée contre Louis-Philippe, pas même une allusion; aux démentis du ministre, pas l'ombre d'une réponse. M. Guizot remonta à la tribune. «Tout Français, dit-il, doit être heureux de trouver qu'à toutes les époques, par tous les gouvernements, l'intérêt et l'honneur de la France ont été défendus. Ce que j'ai dit, ce que je répète, c'est que, depuis 1830, les intérêts et l'honneur de la France ont été défendus, soutenus, spécialement dans la question dont il s'agit, hautement, nettement, sans une minute d'hésitation. On avait, dit-on, entendu prouver le contraire, je suis venu vous donner et je donne de nouveau à cette assertion le démenti le plus formel.» Pour la seconde fois, le ministre jetait le gant. Mais personne ne le releva. M. Berryer, l'avocat de la France devant le jury, était là, sur son banc; les journaux royalistes avaient annoncé qu'il parlerait. Il se tint coi. Force fut de clore l'incident sur la parole du ministre et sur le silence peut-être plus décisif encore de toute l'opposition.
Le lendemain, les journaux essayèrent de payer d'audace; ils feignirent de croire qu'il ne s'était passé à la Chambre qu'une «comédie» sans portée, une façon d'escamotage. On eut l'aplomb d'écrire dans la Gazette de France: «La preuve que M. Guizot n'a rien dit, c'est que M. Berryer n'a pas parlé.» Il n'était pas jusqu'aux feuilles du centre gauche et de la gauche dynastique qui, par animosité contre le ministre, ne cherchassent à diminuer la portée de son démenti. Efforts impuissants: cette fois, la conscience publique savait à quoi s'en tenir. Au bout de quelque temps, tout ce bruit s'éteignit, et il ne fut plus question des fameuses lettres. Toutefois, s'il ne restait rien de la calomnie elle-même, qui oserait affirmer qu'il ne restait rien des effets de la calomnie? Ce n'était pas impunément que le Roi avait été en quelque sorte à l'état d'accusé pendant plusieurs semaines, que son honneur patriotique avait été discuté, contesté. Le prestige monarchique, déjà si ébranlé en France, en avait reçu une nouvelle atteinte.
X
Si grand bruit que fissent, dans le moment, toutes ces luttes de tribune ou ces polémiques de presse, le règlement de la question extérieure n'en demeurait pas moins la préoccupation principale du ministère. On se rappelle en quel état se trouvaient les négociations à la fin de novembre 1840[640]. Il n'y avait plus aucune chance d'obtenir quelque concession qui permît à la France de rentrer immédiatement dans le concert européen. La Syrie était définitivement perdue; bien plus, l'Égypte était menacée. Sans doute si, cédant aux conseils de la France, le pacha se soumettait en acceptant l'hérédité de son pachalik, que les puissances se déclaraient prêtes à lui garantir, on pouvait espérer une solution prompte et pacifique de la crise. Mais s'il ne se soumettait pas, la situation risquait de devenir très-tendue, très-critique, entre lord Palmerston, qui voulait, dans ce cas, attaquer l'Égypte, et le gouvernement français, qui, fidèle à sa note du 8 octobre, protestait d'avance contre ce qui lui paraissait une intolérable aggravation du traité du 15 juillet. Il y avait là un nouveau péril pour la paix européenne, et un péril très-prochain. Au train dont la flotte anglaise venait de mener les opérations de Syrie, ne pouvait-on pas recevoir, d'un jour à l'autre, la nouvelle qu'elle avait bombardé Alexandrie? Chacun prêtait l'oreille avec inquiétude aux bruits qui venaient d'Orient. M. de Metternich surtout était dans des transes mortelles, et il cherchait, sans aboutir, à prévenir diplomatiquement ces redoutables éventualités. «Il faut, écrivait-il à son ambassadeur à Londres, prévoir le cas où Méhémet ne se soumettrait pas. Le quid faciendum alors est à chercher.»
Telle était l'anxiété générale quand, le 8 décembre 1840, on apprit à Londres qu'une de ces initiatives toutes personnelles, alors assez fréquentes chez les agents anglais, venait, en Orient même, de brusquer le dénoûment. Le 25 novembre, le commodore Napier était arrivé tout à coup devant Alexandrie avec plusieurs vaisseaux. Son prétexte était de réclamer la liberté de quelques prisonniers, son but réel de voir s'il ne pourrait pas déterminer Méhémet-Ali à une soumission immédiate. À une première communication, Boghos-Bey, ministre du pacha, répondit sur un ton qui parut encourageant. Faisant alors des propositions plus directes, le commodore prit sur lui d'envoyer au pacha copie d'une dépêche de lord Palmerston où se montrait l'intention des puissances de laisser au pacha, au cas où il se soumettrait, l'Égypte héréditaire. Se déclarant ami et admirateur de Méhémet, il faisait briller à ses yeux la gloire de rétablir ainsi «le trône des Ptolémées». Boghos-Bey, sans repousser ces offres, eût désiré ajourner sa réponse; mais le commodore, élevant alors la voix, déclara qu'il ne consentait à interrompre les hostilités qu'à la condition d'une acceptation immédiate, donnant à entendre plus ou moins clairement qu'en cas de refus, Alexandrie pourrait subir le même sort que Saint-Jean d'Acre. Ce mélange de caresses et de brusquerie, de promesses et de menaces produisit son effet, et, au bout de quelques heures, le diplomate improvisé enleva la signature d'une convention portant: 1o que le pacha donnerait immédiatement à ses troupes l'ordre d'évacuer la Syrie; 2o qu'il s'engagerait à restituer au sultan sa flotte, moyennant que la Porte lui accordât la possession héréditaire de l'Égypte; 3o qu'à ces conditions, les hostilités cesseraient et les puissances feraient leurs efforts pour amener la Porte à concéder l'hérédité du pachalik d'Égypte.
Sans doute le procédé était fort incorrect de la part d'un officier qui n'avait pas de pouvoirs pour traiter au nom des puissances et encore moins pour engager la Porte; ce procédé eût pu même devenir très-dangereux, si un refus du pacha eût amené le commodore à exécuter ses menaces contre Alexandrie. Mais enfin tout était bien qui finissait bien; le résultat avait été de réaliser les vœux de l'Europe sans franchir les limites posées par la France. Aussi, quoique mêlée de beaucoup de surprise, l'impression dominante des plénipotentiaires, à Londres, fut-elle la satisfaction de voir clore une crise dangereuse, et se montrèrent-ils tous résolus à agir sur la Porte pour lui faire accepter cette solution. C'était, entre autres, le sentiment de lord Palmerston, qui écrivit dans ce sens à lord Ponsonby. Le gouvernement français ne pouvait participer à un acte qui était l'exécution du traité du 15 juillet, mais il n'avait rien à objecter à un tel dénoûment; au fond même, il le désirait. On croyait donc généralement en avoir fini avec la question égyptienne, et l'on jugeait le moment venu de s'occuper à résoudre la question européenne en faisant rentrer la France dans le concert des puissances. Notre gouvernement recevait de plusieurs côtés, notamment de Vienne, des ouvertures à cet effet, et il était conduit à examiner dans quelles conditions il pourrait consentir à sortir de son isolement.
La diplomatie avait à peine commencé à s'engager dans cette voie nouvelle, que, le 2 janvier 1841, arrivait à Londres la nouvelle que la Porte déclarait nulle et non avenue la convention conclue par le commodore Napier. Elle n'en trouvait pas seulement la forme inconvenante: le fond lui paraissait inacceptable. Elle ne se refusait pas, si les puissances le lui demandaient, et par déférence pour elles, à accorder «quelque faveur temporaire» au pacha, mais sans concession d'hérédité. Et tout cela était dit d'un ton singulièrement roide. L'inspirateur de cette attitude se devinait facilement: c'était lord Ponsonby. Le premier mouvement des ministres ottomans avait été d'acquiescer à la convention d'Alexandrie; mais l'ambassadeur anglais les en avait aussitôt impérieusement détournés[641]; en même temps, il soutenait dans ses conférences avec les autres ambassadeurs, dans ses instructions à l'amiral Stopford, dans ses dépêches à lord Palmerston, qu'«aucun gouvernement, dans la situation de la Porte, ne pouvait tolérer un seul moment qu'un individu s'arrogeât le droit de traiter pour lui avec un pouvoir considéré, en droit ou en fait, comme un pouvoir rebelle». Décidément, les agents anglais n'en faisaient qu'à leur fantaisie, et, ce qui ne simplifiait pas les choses, leurs coups de tête étaient en sens contraire.
Les nouvelles de Constantinople et les lettres de lord Ponsonby eurent pour effet de changer l'attitude de lord Palmerston. Dans ses conversations avec les plénipotentiaires et avec notre chargé d'affaires, il parut avoir subitement découvert des objections contre la concession de l'hérédité. Il n'y pensait pas naguère, quand il se félicitait de la solution apportée par la convention du commodore Napier. Mais on eût dit qu'une occasion s'étant offerte à lui d'embrouiller de nouveau la question, il n'avait pu s'empêcher de la saisir. La patience et la docilité des cabinets allemands commençaient à être à bout. M. de Metternich surtout fut vivement irrité de voir remettre une fois de plus en péril la pacification qu'il désirait tant et qu'il avait cru tenir. Il envoya à Londres des notes sévères, à Constantinople des instructions énergiques, menaçant là de rompre l'alliance à quatre, ici de retirer son appui au sultan, si l'on ne concédait pas l'hérédité de l'Égypte à Méhémet-Ali. Le cabinet de Berlin suivait celui de Vienne. Il n'était pas jusqu'à M. de Brünnow qui ne parût, cette fois, désireux d'en finir. En même temps, le sentiment public en Angleterre se prononçait, avec une grande force, pour un rapprochement avec la France. On en put juger, dans les discussions qui eurent lieu le 26 janvier, à l'ouverture de la session, par les attaques violentes que les libéraux, comme lord Brougham, ou les radicaux, comme M. Hume, dirigèrent contre la politique du Foreign Office, et surtout par le langage tenu au nom des tories modérés, que l'on pressentait devoir remplacer prochainement le ministère. À la Chambre des lords, lord Wellington, tout en approuvant le traité du 15 juillet, mit une sorte d'affectation et de solennité à rappeler que, «pendant son ministère, il avait fait tous ses efforts pour que la France eût la véritable place qui lui appartenait dans le monde», ajoutant «que, sans cela, il ne saurait y avoir aucune sécurité pour la paix»; et il termina en exprimant «le désir que les nobles lords qui siégeaient parmi ses adversaires pussent ramener la France au sein des conseils de l'Europe». La situation du duc donna un grand retentissement à ses paroles. À la Chambre des communes, sir Robert Peel exprima des idées analogues; il y mêla même des critiques, sinon sur le but poursuivi, du moins sur les procédés employés, prodigua les politesses flatteuses à la France, se plaignit que le discours royal n'eût pas eu, pour elle, au moins une phrase de regret, et déclara que la paix ne serait pas raffermie tant qu'on n'aurait point son concours. «Le moment est donc venu, dit-il en terminant, d'inviter la France à coopérer, dans l'intérêt de la paix, avec les grandes puissances européennes.» Telle fut l'impression produite par ce langage sur le parlement, que lord Palmerston, tout en tâchant de justifier ses procédés, feignit d'éprouver à notre sujet les mêmes sentiments que sir Robert Peel: il prétendit avoir été de tout temps le plus chaud partisan de l'alliance française, gémit sur un refroidissement, qu'il déclarait d'ailleurs être momentané, enfin proclama que «la France, maîtresse d'une grande puissance navale et militaire, ne saurait être exclue des affaires de l'Europe, et qu'aucune transaction ne pouvait être complétement et sûrement réglée sans que, d'une manière ou d'une autre, elle y prît part.»
Ces manifestations de l'opinion anglaise, s'ajoutant aux représentations de M. de Metternich, firent comprendre à lord Palmerston qu'il ne pouvait plus longtemps soutenir lord Ponsonby dans ses manœuvres contre l'établissement héréditaire du pacha. Le 28 et le 29 janvier, il s'en expliqua verbalement avec le plénipotentiaire turc et, par lettre, avec lord Ponsonby lui-même. «Certainement, disait-il, il vaudrait beaucoup mieux que le sultan pût garder, pour le choix des gouverneurs futurs de l'Égypte, la même liberté qu'il possède quant au choix des gouverneurs des autres provinces de son empire. Mais, dans toutes les affaires, il faut se contenter de ce qui est praticable et ne pas compromettre ce qu'on a obtenu, en courant après ce qu'on ne peut atteindre... Le sultan n'a pas, quant à présent, des moyens maritimes ni militaires suffisants pour rétablir son autorité en Égypte. Il serait donc obligé de recourir à ses alliés. Or les mesures convenues jusqu'ici entre les quatre puissances, en vertu du traité de juillet, se bornent à chasser les Égyptiens de la Syrie, de l'Arabie et de l'Asie... Si donc le sultan s'adressait aux quatre puissances pour attaquer, avec leur aide, Méhémet-Ali en Égypte même, une nouvelle délibération de la conférence deviendrait nécessaire. Eh bien, je puis vous dire d'avance le résultat de la délibération. Je sais parfaitement que les quatre puissances refuseront de venir en aide au sultan.» Il concluait donc que la Porte «devait mettre, sans autre délai, fin à cette affaire». Deux jours après, le 31 janvier, la conférence, réunie à Londres, adoptait une note collective invitant la Porte, «non-seulement à révoquer l'acte de destitution prononcée contre Méhémet-Ali, mais à lui accorder la promesse que ses descendants en ligne directe seraient nommés successivement par le sultan au pachalik d'Égypte».
Le gouvernement français, tout en suivant attentivement ces fluctuations, tout en encourageant la résistance de M. de Metternich, était demeuré étranger à ces négociations. Même pour limiter les résultats du traité du 15 juillet, il ne voulait faire aucune démarche qui parût être une adhésion à ce traité. Ce n'en était pas moins son attitude qui avait sauvé l'Égypte. Pourquoi, en effet, M. de Metternich avait-il pris en main, avec une énergie si nouvelle chez lui, la cause du pacha, pour lequel il n'avait jamais caché son peu de sympathie? Comme il le proclamait lui-même, il n'avait agi que par égard pour la France; il se sentait obligé de faire quelque chose en retour du service que le ministère du 29 octobre rendait à la cause de la paix européenne, et, en même-temps, ému de nos armements, du quant à soi où se renfermait notre politique, de la fermeté avec laquelle nous maintenions la note du 8 octobre, il se préoccupait des complications auxquelles on s'exposerait, si aucun compte n'était tenu de l'espèce d'ultimatum renfermé dans cette note. C'est ainsi que, sans éclat irritant, sans provocation tapageuse, le ministère s'était trouvé contre-carrer efficacement, sur le point qui nous avait toujours paru le plus essentiel, les mauvais desseins de lord Palmerston et de lord Ponsonby. Comme l'a dit à ce propos M. Guizot, «la France absente pesait sur les esprits autant que présente elle eût pu influer sur les délibérations».
XI
Persuadées que l'imbroglio égyptien était cette fois définitivement terminé par la note du 31 janvier, les puissances allemandes reprirent leurs démarches en vue de faire rentrer la France dans le concert européen. Leur projet était de nous inviter à signer avec les autres cabinets quelque acte général sur la question d'Orient. Quel en serait l'objet précis? On parlait, par exemple, de confirmer ainsi la vieille règle de l'empire ottoman, qui fermait les détroits des Dardanelles et du Bosphore aux navires de guerre étrangers. Y ajouterait-on d'autres stipulations d'un intérêt plus actuel? Sur ce point, les idées étaient loin d'être arrêtées. À vrai dire, la seule chose qui importait aux cabinets de Vienne et de Berlin, c'était qu'il y eût signature à cinq: ce qui serait signé ne leur paraissait que secondaire.
Prévenu des ouvertures qui allaient lui être faites, le gouvernement français avait dû se demander quelle réponse il y donnerait. Il rencontrait, en cette occasion comme en plusieurs autres, quelque difficulté à concilier les exigences de la politique intérieure et celles de la politique extérieure. En France, du moins dans les parties de l'opinion où avait été vivement sentie la mortification du traité du 15 juillet, l'idée d'une rentrée prochaine dans le concert européen était mal vue. Il semblait que ce fût oublier trop facilement un passé blessant, et que le souci de la dignité nationale exigeât un peu plus de ressentiment, de bouderie menaçante. Aussi, quand l'opposition voulait exciter les esprits contre le ministère, elle lui reprochait, comme M. Thiers dans la discussion des fonds secrets[642], d'être trop empressé à rentrer en relation avec les autres puissances, et de ne pas oser maintenir la France dans son isolement.
Par contre, à regarder l'étranger, il semblait que nous ne pussions sans inconvénient rebuter les avances qui nous étaient faites. Ainsi que l'écrivait M. de Bourqueney, le 12 février, il ne fallait pas croire qu'il y eût, chez toutes les puissances, «une égale sincérité, une égale ardeur pour arriver aux cinq signatures sur le papier». Lord Palmerston, sous la pression de ses alliés et de son parlement, n'avait pu se refuser à paraître nous tendre la main; mais il n'eût sans doute pas été fâché de pouvoir dire que nous ne voulions pas la prendre. Cela était plus vrai encore de la Russie: M. de Brünnow se montrait opposé à toute demande en vue de se rapprocher de la France, et M. de Nesselrode disait à l'ambassadeur de la Reine, «que la Russie n'avait pas fait tant de concessions à l'Angleterre pour que celle-ci fît des concessions à la France». Seules, l'Autriche et la Prusse désiraient sincèrement et vivement notre rentrée dans le concert européen; mais plus elles étaient impatientes d'y parvenir, plus elles eussent été dépitées d'échouer par notre fait. Elles estimaient faire beaucoup pour nous en sauvant le pacha, qu'elles n'aimaient pas, et en tenant tête à lord Palmerston et au Czar qui les intimidaient. Dès lors elles croyaient avoir droit à quelque chose en retour de notre part, et nous en auraient voulu de ne pas l'obtenir. Elles se seraient regardées d'ailleurs comme étant les premières menacées par la persistance de nos armements, et auraient cherché à se garantir de ce péril en se rapprochant davantage de la Russie et de l'Angleterre. Ainsi, de la mauvaise volonté plus ou moins patente des uns et du dépit des autres pouvait sortir la confirmation d'une alliance à quatre contre la France isolée, armée et suspecte. L'accident du 15 juillet deviendrait l'état permanent de l'Europe, et un tel état serait gros de complications. Que ne pourrait-il pas arriver, si le premier acte de la nouvelle coalition était de soulever la question du désarmement? Or était-ce une hypothèse en l'air? n'avait-on pas vu déjà, en novembre, les cabinets allemands nous adresser à ce sujet des observations, et ne colportait-on pas une lettre de lord Wellington contre la paix armée et les cinq cent mille hommes de la France? Nos représentants à l'étranger étaient très-frappés de ce péril; ils en avertissaient M. Guizot et insistaient pour qu'il le conjurât en ne retardant pas sa rentrée dans le concert européen. «Voici, écrivait M. de Bourqueney le 12 février, le danger en présence duquel nous sommes. Si les uns nous trouvent froids, les autres défiants, on se réunira à quatre, on fera un protocole de clôture, et tout sera dit ici comme acte diplomatique. On n'en affirmera pas moins que la France n'a plus le droit de se dire isolée... Rappelez-vous, Monsieur, la situation de juin 1840. Il y eut aussi un moment où vous sentîtes que vous alliez être débordé par une entente à quatre: je vois poindre le même danger sous une autre forme. Alors, c'était un traité à inaugurer; il s'agit aujourd'hui de l'enterrer en rendant tout autre traité impossible.» De Russie, M. de Barante envoyait, à la même époque, un avertissement semblable. «Si une délibération commune, écrivait-il, ne ramène pas l'Europe à la politique antérieure, si la situation de la paix armée se prolonge, si les esprits s'obstinent et s'irritent sur le désarmement, je ne serais pas surpris qu'un beau matin, un traité d'alliance défensive ne se trouvât signé par les quatre puissances.»
M. Guizot comprenait la gravité du péril que lui signalaient ainsi ses ambassadeurs; mais il n'avait pas le sentiment moins vif des susceptibilités de l'opinion française. Après avoir mûrement considéré ces deux faces si différentes de la question, il prit son parti et l'exposa avec une grande netteté dans les instructions qu'il envoya à ses agents. Conformément à ses premières déclarations, il continuait à accepter franchement l'attitude de l'isolement comme «étant, dans l'état des faits, la plus convenable pour la dignité ou la sûreté du pays»; il se disait nullement pressé d'en sortir et prêt à y «persister sans inquiétude pour son propre compte, sans agression ni menace pour personne, aussi longtemps que les circonstances l'exigeraient». Cependant il ne prétendait pas en faire «la base permanente de sa politique» et ne repoussait pas l'éventualité d'une rentrée dans le concert des puissances. Il admettait que cette rentrée se produisît sous la forme de quelque acte signé avec les autres cabinets pour régler tout ou partie des problèmes européens soulevés par la question d'Orient; mais son adhésion à un tel acte était subordonnée aux conditions suivantes: 1o que l'initiative fût prise par les autres puissances, et que ceux qui avaient manqué à la France en se passant d'elle trop facilement témoignassent par leur démarche qu'ils avaient besoin d'elle; 2o que l'Égypte héréditaire fût définitivement assurée au pacha, et qu'il eût ainsi été fait droit aux demandes de la note du 8 octobre; 3o que le traité du 15 juillet fût un acte accompli, terminé, dont il ne fût plus question et qui n'appartînt plus qu'au passé; car, ayant blâmé ce traité, la France ne pouvait, à aucun degré, prendre part à son exécution, ni même entrer en communauté d'action avec des puissances qui seraient encore occupées de cette exécution; 4o que la clôture du traité du 15 juillet fût préalablement constatée par un protocole signé des quatre alliés et porté officiellement à notre connaissance; 5o enfin, qu'on ne soulevât pas la question du désarmement. C'étaient là les conditions que M. Guizot jugeait essentielles à notre honneur et dont il était résolu à ne pas se départir, de quelque péril qu'on le menaçât. Quant à l'acte lui-même, quelles stipulations contiendrait-il? Se rendant compte que la clause de la fermeture des détroits ne faisait que confirmer une règle existant de longue date et naguère encore rappelée dans le traité du 15 juillet 1840, notre ministre ne cachait pas son désir d'y voir adjoindre d'autres articles plus importants et plus intéressants: par exemple, l'affirmation de l'indépendance et de l'intégrité de l'empire ottoman; quelques garanties pour les populations chrétiennes de la Syrie ou pour Jérusalem; la liberté ou la neutralité des routes d'Asie par Suez et par l'Euphrate. En somme, il désirait que «l'acte eût autant de consistance et fût aussi plein qu'il se pouvait». Ce n'étaient là, toutefois, que des desiderata et non des conditions absolues comme celles que nous avons tout d'abord indiquées. Quoique moins indifférent que l'Autriche et la Prusse au contenu de l'acte, plus désireux qu'elles d'en faire quelque œuvre de grande, sérieuse et prévoyante politique, il tenait surtout à ce que l'acte lui-même fût signé et vînt «mettre un terme à l'état de tension universelle».
Quand le gouvernement français eut ainsi fixé ses résolutions et qu'il en eut informé ses agents diplomatiques, les négociations s'engagèrent à Londres et marchèrent rapidement. Il fut bientôt visible que, malgré la résistance de M. de Brünnow, nous aurions satisfaction sur tous les points qui, selon M. Guizot, importaient essentiellement à notre dignité. Les difficultés s'élevèrent sur les stipulations à insérer dans l'acte. La clôture des détroits était acceptée par tous, mais la déclaration relative à l'intégrité et à l'indépendance de l'empire ottoman était hautement repoussée par le plénipotentiaire russe comme impliquant un soupçon contre sa cour, et lord Palmerston avait alors partie trop intimement liée avec la Russie pour ne pas appuyer cette résistance. Le ministre anglais ne se prêtait pas non plus à parler dans le traité soit des routes de Suez et de l'Euphrate, soit des populations chrétiennes. La première clause, disait-il, prêterait à dire que l'Angleterre avait poursuivi un but intéressé; la seconde ne comportait que des conseils, et des conseils se donnaient par note diplomatique plutôt qu'ils ne se formulaient dans des traités. M. de Bourqueney lutta pied à pied sur tous ces points, mais sans succès. Il n'était pas soutenu par les plénipotentiaires allemands, soucieux de ne pas blesser le Czar. Tout au plus, en ce qui touchait l'intégrité de l'empire ottoman, notre chargé d'affaires espérait-il obtenir, à défaut d'un article du pacte, une phrase indirecte insérée dans le préambule.
M. de Bourqueney n'en pressait pas moins M. Guizot de conclure sans exiger davantage; chaque jour moins rassuré sur les conséquences qu'aurait un refus ou un retard de notre part, il multipliait ses avertissements. «Trois au moins des quatre puissances, écrivait-il le 22 février, regardent la phase dans laquelle nous venons d'entrer comme l'unique et dernière occasion de rendre à la France et, conséquemment, à elles-mêmes la situation normale qu'a troublée le traité du 15 juillet 1840. Cette occasion perdue sans retour, et perdue du fait de la France, jamais nous ne persuaderons à nos alliés qu'elle a échoué pour nous sur une forme de rédaction. On sera convaincu que nous avons laissé préparer une démarche de déférence envers nous, décidés d'avance à en confisquer la gloriole à notre profit, mais à en répudier les conséquences pratiques. Les rapports avec la France changeront brusquement de caractère. Les quatre cours ne voudront pas rester sous le ridicule d'avoir échoué dans leurs efforts de réconciliation avec la France. Elles se replieront sur ce qu'elles peuvent faire sans nous, et il n'y a pas de raisonnement qui empêche ce qui se fait sans nous d'avoir au moins l'air d'être fait contre nous.» Le 25 février, notre chargé d'affaires revenait sur les mêmes idées avec plus d'insistance encore: «Voyez, disait-il à son ministre, ce que vous avez décidé dans votre sagesse: vous n'avez pas eu à prendre une décision plus grave. Je répète, parce que c'est ma conviction, que, sur les quatre puissances, trois au moins croient avoir ouvert à la France une haute et honorable porte de rentrée dans le concert européen; mais enfin c'est à nous à examiner si nous la trouvons à notre taille, au risque de la fermer sans retour et de faire face, dès le lendemain, à une situation toute nouvelle.»
M. Guizot gardait tout son sang-froid, ne se montrant ni pressé ni hésitant[643]. Une fois bien assuré qu'une discussion plus prolongée ne donnait chance de rien obtenir de plus et risquait de faire tout perdre, il prit son parti de se contenter de ce qui était possible. Il regrettait sans doute de ne pas faire le grand acte qu'il avait rêvé: c'était pour lui un désappointement de plus à ajouter à ceux que cette affaire lui avait déjà causés. Il se rendait compte en outre que l'opposition aurait beau jeu à soutenir que par son contenu le traité n'avait pas grande signification. Mais, malgré tout, il avait satisfaction sur les points qu'il s'était fixés à lui-même comme essentiels. «Du moment, écrivait-il le 28 février à M. Bourqueney, que nous n'avons pas fait les premières ouvertures, qu'on ne nous demande pas de sanctionner le traité du 15 juillet et qu'on ne nous parle pas de désarmement, l'honneur est parfaitement sauf, et l'avantage de reprendre notre place dans les conseils de l'Europe est bien supérieur à l'inconvénient d'un traité un peu maigre. C'est l'avis du Roi et de son conseil. Rompre toute coalition, apparente ou réelle, en dehors de nous; prévenir, entre l'Angleterre et la Russie, des habitudes d'intimité un peu prolongées; rendre toutes les puissances à leur situation individuelle et à leurs intérêts naturels; sortir nous-mêmes de la position d'isolement pour prendre la position d'indépendance, ce sont là, à ne considérer que la question diplomatique, des résultats assez considérables pour être achetés au prix de quelques ennuis de discussion dans les Chambres.»
Dès lors il n'y avait plus qu'à fixer la rédaction du traité et de ses annexes. Ce fut fait en quelques jours, et, le 5 mars, M. de Bourqueney envoyait à M. Guizot trois pièces qui n'attendaient plus que son adhésion. La première, sous la lettre A, était le protocole de la clôture du traité du 15 juillet: les quatre puissances, mentionnant la soumission de Méhémet-Ali, l'évacuation de la Syrie et les concessions que la Porte avait faites à son vassal (concessions dont on avait déjà la nouvelle indirecte et dont on attendait de jour en jour la nouvelle officielle), déclaraient le traité du 15 juillet terminé. La seconde, sous la lettre B, n'était également signée que par les quatre puissances: celles-ci prenaient acte de la clôture établie par la pièce précédente et déclaraient que, la question spéciale née du traité du 15 juillet étant heureusement terminée, il y avait pourtant, dans ledit traité, un principe permanent,—la clôture des détroits,—auquel il importait de donner un caractère plus solennel encore en invitant la France à y adhérer au moyen d'une convention qui l'établirait formellement et donnerait ainsi à l'Europe un nouveau gage de l'union des puissances. Venait enfin, sous la lettre C, le texte même de la convention, contenant dans son préambule la phrase suivante, à laquelle M. de Brünnow avait, à titre de compromis, fini par adhérer: «Les puissances, désirant attester leur accord en donnant à S. H. le Sultan une preuve manifeste du respect qu'elles portent à ses droits souverains...» La convention se composait de quatre articles: le premier consacrait le principe de la clôture des détroits; le second réservait au sultan le droit d'excepter de cette règle les bâtiments légers employés au service des légations; le troisième et le quatrième réglaient le délai pour les ratifications et engageaient les autres puissances à adhérer à ladite convention. En envoyant ces pièces, M. de Bourqueney écrivait à M. Guizot: «Je persiste à vous demander en grâce le coup de théâtre d'une rapide acceptation. À l'heure où je vous écris, Brünnow joue encore sur la carte de notre refus. Il sent que son rôle est fini le lendemain de notre signature.»
Si frappé que pût être M. Guizot de l'insistance inquiète d'un agent dont il appréciait la clairvoyance, il ne perdait pas de vue, pour cela, l'autre face de la question; les exigences de la dignité nationale et les susceptibilités de l'opinion. Aussi, après examen, notifia-t-il à M. de Bourqueney que plusieurs choses le blessaient dans les pièces envoyées de Londres. Le protocole B faisait de la clôture des détroits une conséquence du traité du 15 juillet et l'y rattachait indirectement; la France n'acceptait pas cette assertion; le traité du 15 juillet devait être considéré comme éteint tout entier. Les mots heureusement terminés ne pouvaient convenir à la France, qui ne voulait pas donner ainsi implicitement un éloge à ce qui venait de se passer. Observation analogue sur ces autres expressions: les puissances veulent donner un nouveau gage, etc. Enfin, pour exprimer plus clairement le sentiment qui portait la France à signer la nouvelle convention, M. Guizot désirait que, dans le préambule, on insérât ces mots: pour consolider l'empire ottoman. «Croyez, ajoutait le ministre, que je comprends le mérite de ce que vous appelez le coup de théâtre de l'acceptation immédiate, et j'aurais voulu vous en donner le plaisir. Il n'y avait pas moyen... Tout bien considéré, nous n'avons point montré d'empressement à négocier. Nous avons attendu qu'on vînt à nous. Il nous convient d'être aussi tranquilles et aussi dignes quand il s'agit de conclure.» M. de Bourqueney dut donc se remettre à l'œuvre. Après quelques jours de négociations difficiles, et malgré la très-vive résistance du plénipotentiaire russe, tous les mots, tous les tours de phrase qui blessaient la France furent supprimés; l'addition qu'elle réclamait fut faite. Dans ce remaniement, les trois actes préparés furent réunis en deux: le protocole de clôture et la convention elle-même. Notre chargé d'affaires, heureux d'avoir réussi, s'attendait à recevoir, par retour du courrier, notre adhésion définitive.
La France avait en effet obtenu pleine satisfaction, et il semblait que tout fût enfin terminé. C'était compter sans lord Ponsonby. Pendant qu'à Londres on parvenait à lever les derniers obstacles à un accord, arrivaient d'Orient des nouvelles graves qui, une fois de plus, remettaient tout en suspens. Les négociations suivies en Angleterre depuis quelques semaines supposaient que la Porte, se conformant à la note du 31 janvier, concédait l'hérédité au pacha et que le conflit turco-égyptien était ainsi terminé. On savait en effet qu'un hatti-shériff était préparé dans ce sens à Constantinople. Mais, quand le texte en parvint à Paris, le 9 mars, il apparut tout de suite que, sous l'inspiration de l'ambassadeur d'Angleterre, l'hérédité avait été accompagnée de conditions qui la rendaient absolument illusoire: droit pour le sultan, à chaque vacance, de choisir, entre les héritiers mâles, celui qu'il voulait appeler au trône; obligation pour le pacha de percevoir tous les impôts au nom de la Porte, d'après le mode fixé par elle, et d'en verser un quart au trésor de l'empire; limitation à dix-huit cents hommes du chiffre de l'armée égyptienne, et nomination par le sultan de tous les officiers au-dessus du grade d'adjudant; sans compter plusieurs autres règlements vexatoires destinés à bien montrer qu'on ne prétendait concéder au pacha et à sa race qu'un pouvoir absolument nominal. En même temps que ce document arrivait de Constantinople, les dépêches d'Alexandrie faisaient connaître que Méhémet-Ali, justement irrité, repoussait ces conditions et qu'il faisait entendre des menaces de guerre. «Tous les enfants de l'Égypte sont maintenant revenus,—disait-il à notre consul, en faisant allusion au retour récent des débris de l'armée de Syrie,—c'est à eux de voir s'ils veulent perdre le fruit de tout ce que j'ai fait pour eux.» Puis, s'adressant à un de ses généraux qui était présent: «Tu es jeune, tu sais manier le sabre; tu me verras encore te donner des leçons.»
À Londres, la surprise fut grande. Les plénipotentiaires allemands étaient furieux de voir l'action commune des puissances ainsi impudemment contrariée par le représentant de l'une d'elles. Lord Palmerston essaya bien un moment de soutenir que le hatti-shériff était «le meilleur arrangement possible[644]»; mais le mécontentement de ses collègues, les interpellations du parlement, les réclamations de ses alliés lui firent bientôt voir qu'en prenant à son compte ce nouveau tour de son ambassadeur, il se mettait dans une situation des plus fausses. Quant à M. Guizot, il conclut aussitôt de cet incident que les difficultés n'étaient pas aussi aplanies qu'on le croyait et que la question égyptienne n'était pas terminée. «Mettez en panne», écrivit-il à M. de Bourqueney. Et il ajoutait: «Notre situation, à nous, est invariable; dans la conduite, l'attente tranquille; dans le langage, la désapprobation mesurée, mais positive.»
M. de Bourqueney ne prit pas facilement son parti de voir ajourner et compromettre le fruit de ses laborieuses négociations. Les plénipotentiaires allemands, qui n'avaient pas moins hâte d'en finir, persistaient à lui déclarer que le traité du 15 juillet était éteint, et que leurs gouvernements comptaient rester complétement étrangers à «l'incident purement intérieur» résultant des difficultés nouvelles élevées entre le sultan et le pacha. Lord Palmerston, avec un peu moins de précision, exprimait un sentiment analogue. Notre chargé d'affaires en concluait que les conditions exigées par nous se trouvaient toujours remplies et que nous pouvions signer. Il pressait vivement M. Guizot de le faire. «Je ne puis pas, lui écrivait-il le 13 mars, me porter garant de maintenir intacte et de retrouver plus tard la situation qu'ont faite les derniers huit jours et que s'emploieront à défaire les arrière-pensées et les mauvaises passions, si nous leur laissons le temps de se retremper au foyer d'où elles partent... Brünnow compte encore que nous ferons aboutir les mauvaises pensées de la Russie... Le prince Esterhazy vous supplie de prendre la situation actuelle dans la plus sérieuse considération; si l'avenir reste ouvert au chapitre des événements, il n'y a plus à répondre de quoi que ce soit.»
Malgré tant d'insistance et d'alarmes, M. Guizot tint bon. À son avis, quelles que fussent les bonnes dispositions des plénipotentiaires, rien n'était terminé tant qu'il y avait en Orient une querelle entre le sultan et le pacha. Néanmoins, pour témoigner de son intention formelle d'adhérer au texte de la convention, sans prendre un engagement immédiat que les circonstances ne permettaient pas, il proposa, par lettre du 14 mars, d'apposer aux actes préparés le parafe des plénipotentiaires et d'ajourner la signature au moment où le nouvel incident survenu serait arrangé. C'était là plus qu'une prise ad referendum; la transformation du parafe en signature serait obligatoire le jour où l'incertitude qui la faisait ajourner aurait disparu. La proposition de M. Guizot fut aussitôt acceptée. M. de Brünnow, qui avait tenté de retarder cette acceptation, sous prétexte d'en référer à Saint-Pétersbourg, dut céder à la pression des autres plénipotentiaires. Lord Palmerston, devenu fort empressé, réunit aussitôt la conférence, et, le 15 mars au soir, les actes étaient parafés.
Un grand pas se trouvait fait. L'impression générale en Europe était que la crise se trouvait virtuellement terminée et qu'en présence de l'accord des puissances, la Porte ne saurait longtemps faire obstacle à la pacification définitive. Le Czar ressentait de ce dénoûment une mortification qu'il ne pouvait entièrement cacher, mais dont M. de Nesselrode tâchait de contre-balancer l'effet par un langage conciliant. Lord Palmerston affectait de voir avec un entier contentement sanctionner la rentrée de la France dans le concert européen; lord Melbourne se félicitait, dans la Chambre des lords, le 26 mars, «que toute mésintelligence eût heureusement cessé», et le duc de Wellington disait: «J'ai toujours déclaré, et le premier, qu'on ne ferait rien de solide sans la France.» Mais c'était surtout à Vienne et à Berlin qu'on éprouvait un véritable soulagement d'avoir mis, par un acte solennel, la politique générale à l'abri des périls qui la menaçaient. M. de Metternich se plaisait à témoigner sa satisfaction à notre représentant; après lui avoir indiqué comment le sultan serait obligé de faire droit aux réclamations du pacha: «Au bout du compte, ajouta-t-il, toutes ces difficultés ne sont que de misérables détails; l'affaire d'Orient n'en est pas moins finie dans sa partie européenne, la seule importante; la partie égyptienne ou réglementaire ne peut manquer d'arriver aussi prochainement à une bonne solution.» Quant au gouvernement français, il attendait, toujours ferme sur le terrain où il s'était placé, prêt à témoigner à l'Europe de sa loyauté et de sa modération conciliante, mais résolu à ne rien sacrifier de ce qu'il avait jugé essentiel à la dignité du pays.
XII
Si avancées que fussent les négociations, elles n'étaient pas terminées. Aussi M. Guizot ne jugeait-il pas l'heure encore venue de les soumettre aux Chambres. Usant d'un droit incontestable, il se refusait pour le moment à répondre à aucune question sur ce sujet. Jamais, d'ailleurs, une telle réserve n'avait été plus légitime, plus nécessaire. Depuis le commencement des affaires d'Orient, notre diplomatie n'avait déjà que trop souffert de s'être laissé envahir et dominer par les débats des Chambres et par les polémiques des journaux. L'un de nos plus clairvoyants diplomates, M. de Barante, sentait vivement ce mal, quand il écrivait à son fils, le 7 janvier 1841: «Notre politique, en se compliquant des jactances déclamatoires, s'est jetée dans le faux et a perdu toute habileté. Retirer tout doucement, par la gravité et la discrétion, les affaires extérieures de la fatale invasion de la tribune et de la presse est la tâche indispensable de tout ministre sensé[645].»
L'opposition supportait impatiemment ce silence et cherchait une occasion de le faire rompre. Elle crut l'avoir trouvée avec les deux projets que la Chambre fut appelée à discuter en mars et en avril, l'un ratifiant les crédits extraordinaires que le précédent ministère avait ouverts par ordonnances sur le budget de 1840 pour armer la France, l'autre ouvrant des crédits supplémentaires sur le budget de 1841 pour continuer ces armements. Ce fut à propos du second de ces projets, dans la séance du 13 avril, que se fit le grand effort. Réunissant les indices que leur fournissaient les faits publics, les bruits de presse et leurs renseignements personnels, les adversaires du cabinet prétendaient que les négociations étaient terminées, que les «faits étaient consommés», mais qu'on «n'osait pas les avouer à la Chambre et au pays». Vivement engagée par M. Billault, l'attaque fut soutenue par M. Thiers, qui prit deux fois la parole. Que voulait-il donc? Ancien ministre lui-même, il ne pouvait ignorer qu'un ministre a le droit de refuser le débat sur une négociation en cours; il ne pouvait non plus se flatter sérieusement de forcer un orateur aussi expérimenté que M. Guizot à dire ce qu'il avait résolu de taire. Voulait-il profiter de ce que le gouvernement n'était pas en mesure de rétablir la vérité des faits, pour les présenter sous un jour défavorable, et prévenir d'avance l'opinion contre l'issue inévitable de cette crise? En tout cas, il y mit une extrême passion. Jamais encore il n'avait été si personnellement agressif contre M. Guizot, et parfois ses arguments tournaient presque en injure.
Faisant à sa façon l'exposé de ce qu'il prétendait avoir été la conduite diplomatique du cabinet, M. Thiers lui reprocha d'abord de n'avoir pas pu «obtenir que le pacha restât souverain de l'Égypte», car, disait-il, «le pacha n'est plus rien, vous le savez comme moi»; il l'accusa ensuite de n'avoir même pas osé «maintenir la paix armée». «Une grande négociation, ajoutait-il, s'est faite sans vous et contre vous; on vous demandait d'y rester étranger jusqu'au bout; on vous demandait d'avoir au moins la dignité de ne pas venir, par votre assentiment, par un acte quelconque de votre part, réaliser vous-même cette espérance offensante que vous aviez entrevue sur le visage ironique du ministre d'Angleterre, cette espérance qu'après un peu d'humeur, la France finirait par se rendre et par se déclarer satisfaite. Je crois bien que vous n'avez pas poussé la résignation jusqu'à dire en termes formels que vous étiez satisfaits; mais, si votre langage n'a pas dit que vous l'étiez, votre conduite le signifie.» Et alors il s'écriait, comme ne pouvant contenir son indignation méprisante: «Je n'attendais rien de vous, je le dis hautement: eh bien, vous avez dépassé mon attente. (Bruit.) Vous avez dépassé celle de vos ennemis... (Longue interruption.) Oui, vous avez dépassé celle de tout le monde.» Et plus loin, après avoir affirmé que le gouvernement était «rentré par un acte vain, sous le coup de la peur, dans le concert européen», il ajoutait: «Si la France est arrivée à ce point qu'elle ne peut pas, sans être menacée, dire qu'elle refuse sa signature à un acte, si la France en est là, elle a fait plus de pas en quatre mois, dans cette échelle descendante de sa politique, que je ne lui en ai vu faire depuis quatre ans.» M. Thiers terminait ainsi son second discours: «Je respecte un légitime orgueil dans un homme tel que vous. Je comprends que vous vous soyez flatté d'obtenir des concessions que nul autre n'aurait obtenues; je le comprends. Mais cela ne vous est plus permis, monsieur le ministre, cela ne vous est plus permis, depuis que les puissances ont infligé à votre caractère ce hatti-shériff qui, à votre face, détruit de fond en comble la souveraineté de ce vice-roi que la France avait couvert de son égide. Depuis ce jour-là, tout orgueil de votre part serait déplacé, il serait ridicule.» Une telle violence dépassait le but; elle trahissait trop l'animosité personnelle, et la majorité en fut plus choquée qu'ébranlée.
Certes, la tentation dut être grande, pour M. Guizot, de répondre par les faits réels à ces suppositions malveillantes, de montrer que, loin d'avoir consenti à sacrifier les droits du pacha sur l'Égypte, il avait au début refusé d'entrer en pourparlers tant que l'Égypte était menacée, et que maintenant il refusait de rien signer jusqu'à l'établissement définitif de l'autorité héréditaire du pacha; que, loin de s'être déclaré satisfait du traité du 15 juillet, il avait veillé avec autant de sollicitude que de fermeté à écarter tout ce qui pouvait paraître une participation à cet acte, une acceptation de ses conséquences, une reconnaissance de son existence; enfin que, loin d'avoir été empressé à rentrer dans le concert européen, il s'était montré si exigeant, si méticuleux pour tout ce qu'il estimait importer à la dignité de la France, que ses agents inquiets l'avaient supplié de se montrer plus coulant. Mais le ministre résista à cette tentation. Il se borna à déclarer qu'une négociation s'était engagée pour «faire reprendre à la France, dans les affaires d'Orient, une place convenable sans l'associer à des actes auxquels elle n'avait pas cru devoir concourir, et pour consolider en Europe la paix générale sans porter à la dignité, aux intérêts particuliers et à l'indépendance de la politique de la France, aucune atteinte»; il ajouta qu'il espérait un résultat favorable et prochain, mais «qu'il n'y avait rien de définitivement conclu», et qu'il risquerait de compromettre cette négociation en acceptant la discussion à laquelle on l'invitait. Vainement l'insistance de l'opposition l'obligea-t-elle à monter à trois reprises à la tribune, il ne se laissa pas entraîner sur le terrain où il ne voulait pas mettre les pieds. «Nous n'avons jamais éludé la discussion, dit-il avec un accent de fermeté hautaine; nous avons accepté les devoirs les plus rudes, les devoirs qui nous ont obligés à lutter contre une portion de nos amis et ceux qui ne nous engageaient que contre nos adversaires; nous les avons acceptés les uns et les autres; nous les remplirons jusqu'au bout, et vous ne me ferez pas parler plus tôt que je ne le jugerai convenable aux intérêts du pays, pas plus que vous ne me ferez dévier un moment de la ligne de conduite que nous avons adoptée.» Aux suppositions perfides de son contradicteur, il répondit d'un mot que, «dans les assertions de M. Thiers, il y avait beaucoup et de graves inexactitudes». Chaque fois, du reste, qu'on l'obligeait ainsi à parler, il ne se faisait pas faute, comme par de légitimes représailles, de prendre à son tour l'offensive contre la politique belliqueuse de son adversaire, sûr de toucher ainsi une des cordes sensibles de la majorité.
Celle-ci était d'autant moins bien disposée pour M. Thiers que les lois en discussion attiraient alors son attention sur ce qu'on pouvait appeler la carte à payer de la politique du 1er mars. Ce n'étaient pas seulement les deux lois sur les crédits supplémentaires de 1840 ou de 1841, crédits s'élevant à 330 millions et mettant en déficit considérable les budgets de ces deux années. C'était aussi la loi de finances qui présentait le budget de 1842 avec un découvert de 115 millions[646]. C'était enfin une loi de travaux publics qui comprenait, outre 220 millions de travaux civils, 276 millions de travaux militaires ou maritimes, tels que fortifications, ports de guerre, établissements d'artillerie, casernements. Tout cela formait un total énorme, et, sans faire certaines distinctions qui eussent été équitables, beaucoup de gens se plaisaient à l'imputer en entier à M. Thiers. On en venait à dire dans les journaux et même à la tribune que sa politique coûtait un milliard à la France[647].
Le ministère du 29 octobre, sans s'approprier toutes ces assertions, n'était pas fâché de les voir porter à la tribune et laissait volontiers ses prédécesseurs aux prises avec ceux qui leur demandaient compte de la fortune publique compromise. S'il présentait les demandes de crédit, se chargeant ainsi de faire ratifier ou de continuer les dépenses engagées, il n'en dissimulait pas les gros chiffres, comme fait d'ordinaire tout gouvernement qui demande de l'argent; au contraire, il les étalait avec une franchise qui n'était pas sans malice. M. Humann entre autres, de fort méchante humeur d'avoir reçu une situation financière si endommagée, ne manquait pas une occasion d'en renvoyer la responsabilité au ministère précédent. «Un pays qui vient d'être surexcité, disait-il, ne se calme pas d'un jour à l'autre; les erreurs des jours d'exaltation pèsent longtemps sur ses finances.» Un autre jour, il faisait un tableau fort sombre des charges qu'on avait accumulées sur le pays, puis il s'écriait, en se tournant vers M. Thiers et ses amis: «Vainement essayez-vous de rejeter sur vos successeurs ces conséquences dévorantes. Vous n'abuserez pas le pays: il sait que nous liquidons le passé, et que ce n'est pas à nous qu'il faut imputer les sacrifices que cette liquidation lui impose.»
M. Thiers n'était pas homme à rester sous le coup de ces accusations. Il se défendait sur tous les points avec une habile vivacité, mettant de l'esprit, du mouvement et de la colère jusque dans l'arithmétique; quand il sentait que quelques gros chiffres ou quelques procédés arbitraires étaient difficiles à faire passer, il s'en tirait en faisant appel à l'orgueil national. «Si vous voulez rester puissance de premier ordre, s'écriait-il, il vous faut un état militaire considérable. Permettez-moi de le dire dans l'intérêt du pays: on parle d'illusions; mais la plus grande de toutes, c'est de vouloir être grande puissance et de ne pas faire les efforts suffisants pour l'être. Je sais bien que ces vérités sont désagréables à entendre; mais il faut avoir le courage de les répéter sans cesse, pour que le pays les comprenne. Oui, il faut faire de grands efforts, ou devenir modestes. Si vous voulez rester la grande nation,—rester, c'est trop dire!—si vous voulez le redevenir, il faut vous décider à de grands efforts!» M. Thiers s'attacha surtout à se décharger du fameux milliard sous lequel on voulait l'accabler. Ce fut vraiment un spectacle curieux que de le voir prendre en main ce milliard, puis, après l'avoir manié, décomposé de toutes façons, le présenter réduit à 189 millions, seule somme qu'il consentît à laisser mettre au compte de son administration. L'accusation à laquelle il répondait était exagérée: sa défense d'autre part prétendait trop prouver. Sans doute, parmi les dépenses comprises dans ce milliard, s'il en était d'absolument stériles, prix des fautes et des entraînements de la politique du 1er mars, d'autres, telles que certaines réfections de matériel, mises en état ou constructions de places fortes, pouvaient être regardées comme la réparation nécessaire, urgente, de longues négligences antérieures. À ce point de vue, on conçoit donc que M. Thiers fît deux parts dans le milliard. Seulement, il réduisait trop la sienne. Si respectable que fût déjà le chiffre de 189 millions, les erreurs de sa politique avaient coûté plus cher encore à la France. D'ailleurs, même pour les dépenses utiles qu'on avait eu le tort de ne pas faire avant 1840, M. Thiers n'était-il pas pour quelque chose dans la simultanéité coûteuse avec laquelle elles venaient d'être engagées et devaient être poursuivies. Entreprises successivement, en choisissant l'époque favorable, sans la préoccupation d'un danger immédiat, ces dépenses n'eussent-elles pas été moins fortes et l'équilibre budgétaire moins dérangé? Peut-être répondra-t-on que, sans un péril pressant, on eût difficilement trouvé un ministère capable de prendre une telle initiative et que les négligences se fussent indéfiniment prolongées.
Si l'on peut, du reste, discuter sur la mesure des responsabilités de M. Thiers, il est du moins un fait incontestable, c'est le contraste de la situation financière qu'il a laissée à ses successeurs avec celle qu'il avait reçue de ses prédécesseurs. Rarement la fortune publique avait été en aussi bon état qu'au commencement de 1840. Le budget de 1839 s'était soldé, avec tous ceux qui le précédaient, par un excédant de recettes d'environ quinze millions. La liquidation de la révolution de Juillet était bien complétement terminée, et toute trace avait disparu des 900 millions de charges extraordinaires qui en avaient été la conséquence[648]. La dette publique avait été ramenée par l'amortissement au chiffre de 1830. Le 5 pour 100 était monté à 119 francs et le 3 pour 100 à 86 francs. On pouvait évaluer, pour l'avenir, à 80 millions, toutes les charges ordinaires payées, l'excédant réel des ressources de chaque exercice, excédant disponible pour les grands travaux. Après le ministère du 1er mars quel changement! Les déficits prévus des budgets de 1840, de 1841 et de 1842 sont évalués à environ 500 millions, auxquels il faut ajouter les 534 millions de dépenses votées pour les grands travaux militaires et civils. C'est donc un découvert de plus d'un milliard auquel on doit faire face. Les réserves de l'amortissement et les accroissements de revenus qui devaient, dans les combinaisons antérieures, fournir le gage des grands travaux publics, étant absorbés et au delà par les déficits, force est de recourir pour ces travaux à un emprunt de 450 millions; or la crise avait atteint le crédit public: le 5 pour 100, naguère à 119 francs, était tombé presque au pair à la fin du ministère du 1er mars; et, si les cours se sont relevés avec le cabinet du 29 octobre, ils sont loin d'avoir regagné tout ce qu'ils avaient perdu. Aussi quand, le 18 septembre 1841, on émettra en 3 pour 100 la première partie de l'emprunt, devra-t-on se contenter du cours modeste de 78 fr. 52 c. L'emprunt, les réserves de l'amortissement, les accroissements probables de revenus ne suffisaient pas pour faire face aux découverts: à défaut d'impôts nouveaux, le ministre des finances voulut faire rendre davantage aux impôts existants, et ordonna, dans ce dessein, un recensement général des propriétés bâties, des portes et fenêtres et des valeurs locatives; on verra plus tard quels incidents devait provoquer ce recensement. Toutes ces mesures, du reste, n'étaient que des palliatifs incomplets, et notre situation financière devait rester longtemps embarrassée. La liquidation de la crise de 1840 était plus lourde encore que n'avait été celle de la révolution de 1830.
XIII
Les Chambres se séparèrent le 25 juin, après le vote des diverses lois financières, sans que le gouvernement eût été en mesure de leur soumettre le résultat définitif des négociations. M. Guizot en était contrarié; il écrivait peu auparavant à M. de Barante: «La session finit. Je ne crois pas que nos affaires de Londres soient assez conclues avant son terme, pour que je puisse avoir encore, à ce sujet, une explication à la tribune. Je le regrette; j'aime beaucoup mieux m'expliquer à la tribune que dans les journaux. Mais il n'y aura probablement pas moyen[649].» Quels événements avaient donc encore retardé, pendant plusieurs mois, la solution que naguère l'accord des puissances faisait croire si prochaine? C'était un nouveau coup de lord Ponsonby. Vers le milieu de mars, au moment même où, à Londres, les plénipotentiaires échangeaient leurs parafes, à Constantinople, l'ambassadeur d'Angleterre, consulté officiellement par la Porte sur la conduite à suivre envers Méhémet-Ali, répondait, sans tenir aucun compte des volontés de la conférence, que le pacha ne s'était pas réellement soumis et que le sultan n'avait pas dès lors à négocier avec un sujet rebelle. Les autres ambassadeurs avaient été également consultés; mais, intimidés par la résolution passionnée de leur collègue, ils n'avaient fait qu'une réponse embarrassée et dilatoire. À cette nouvelle, grande fut l'irritation de M. de Metternich. Il écrivit à son internonce à Constantinople d'insister pour que le hatti-shériff fût modifié dans le sens d'une hérédité réelle concédée au pacha: il lui ordonnait de faire cette démarche, de concert avec les autres ambassadeurs s'ils y consentaient, seul s'ils s'y refusaient, et, dans ce dernier cas, de «déclarer que Sa Majesté Impériale regarderait comme épuisée, pour sa part, la tâche dont elle s'était chargée par les engagements du 15 juillet, et qu'elle se considérerait, dès lors, comme rendue à une entière liberté de position et d'action».
Cette difficulté imprévue confirma M. Guizot dans sa résolution d'ajourner toute signature. De Londres, les plénipotentiaires, effrayés et impatients d'en finir, le faisaient supplier d'accepter, sous une forme quelconque, leur déclaration que le traité du 15 juillet était définitivement éteint et que les quatre puissances renonçaient à exercer une action sur le pacha; les diplomates autrichiens disaient à M. de Bourqueney, qui, pour son compte, était un peu troublé de ces avertissements: «Prenez garde, à Paris, de servir par vos délais la politique du cabinet de Saint-Pétersbourg, qui ne veut pas du traité général à cinq, et celle de lord Palmerston, qui ne se laisse arracher qu'avec une extrême répugnance la tutelle de l'Orient à quatre, car c'est la sienne.» Malgré tout, M. Guizot tenait bon. «Je connais trop bien ma situation parlementaire, disait-il à M. Bulwer, le 16 avril; je ne pourrais pas faire ce qu'on me demande, si j'y étais disposé.» Il écrivait à M. de Bourqueney, le 19: «L'abdication de Londres ne nous tirerait pas d'embarras, car elle laisserait toute chose dans l'incertitude et la confusion. Ni le pacha ni le sultan ne voudraient plus finir, et nous serions, l'Europe et nous, à la merci de je ne sais quelle lubie de je ne sais qui. Je comprends que cette situation déplaise. C'est précisément parce qu'elle déplaît qu'on fera ce qu'il faut pour y mettre un terme.» Et, le 22 avril, il ajoutait dans une dépêche officielle: «Résolus comme nous le sommes, et comme nous devons l'être, à demeurer complétement étrangers au traité du 15 juillet, nous ne pouvons penser à sortir de l'isolement dans lequel il nous a placés, que lorsque nous ne pourrons plus craindre que des conspirations nouvelles, suscitées par des difficultés auxquelles les puissances n'ont pu donner encore une solution définitive, ne les forcent, malgré elles, à reprendre sous une forme quelconque le système d'intervention auquel nous n'avons pas voulu nous associer.»
Il semblait donc qu'on fût plus loin que jamais d'une solution. Mais, pendant ce temps, les menaces de M. de Metternich avaient produit leur effet à Constantinople; le 29 mars, le sultan retirait la direction des affaires étrangères à Reschid-Pacha, compromis par sa docilité envers lord Ponsonby, et la donnait à Riffat-Pacha, ancien ambassadeur en Autriche. Le premier acte du nouveau ministre était de demander à la conférence de Londres son avis sur les modifications à faire subir au hatti-shériff. Bientôt même, et sans attendre l'arrivée de cet avis, que la faiblesse des plénipotentiaires allemands, la mauvaise humeur de lord Palmerston et l'hostilité de M. de Brünnow devaient, du reste, rendre assez équivoque, le gouvernement ottoman prenait le parti, le 19 avril, de changer les conditions imposées au pacha: l'hérédité par ordre de primogéniture était substituée au choix par le sultan; la nomination des officiers était abandonnée au pacha jusqu'au grade de colonel inclusivement; le tribut devait consister en une somme fixe réglée de gré à gré. Lord Ponsonby avait lutté jusqu'au bout pour empêcher ces concessions, mais il avait été vaincu.
M. de Metternich était fier de sa campagne: se tournant aussitôt vers nous, il nous demanda, comme prix du service qu'il venait de rendre à notre client, de ne pas tarder plus longtemps à transformer en signature définitive le parafe des actes préparés à Londres. «Si la signature allait être refusée, disait-il à M. de Sainte-Aulaire, je resterais fort compromis aux yeux de tous, par la responsabilité morale que j'ai assumée. J'ose dire que l'on me doit de ne pas me jouer ce mauvais tour... Il ne faut pas demander ou attendre ce que Méhémet-Ali pensera des nouvelles concessions de la Porte... Il témoignera d'autant moins d'empressement à accepter qu'on lui laissera l'idée qu'il peut encore tout arrêter par sa résistance... Dépêchons-nous de tirer une ligne entre le passé et l'avenir. Mon Dieu! il est bien impossible que des difficultés ne surgissent pas quelque jour: on ne bâtit pas pour l'éternité; mais il ne faut pas les laisser se compliquer du passif de l'ancienne affaire; quand elles se présenteront, on se concertera; chacun sera libre dans ses mouvements; ce sera une affaire nouvelle et non plus la continuation de celle que nous venons de régler... J'ai bonne confiance que M. Guizot partagera mon sentiment et qu'il ne se refusera pas à déclarer fini ce qui est fini.»
Le 16 mai, aussitôt après avoir connu les modifications du hatti-shériff et reçu les communications de M. de Metternich, M. Guizot écrivit à M. de Bourqueney: «Nous n'avons plus aucune raison de nous refuser à la signature définitive. Les modifications apportées sont les principales qu'ait réclamées Méhémet-Ali; ce qui reste encore à débattre est évidemment d'ordre purement intérieur et doit se régler entre le sultan et le pacha seuls.» Notre gouvernement croyait, d'ailleurs avec raison, que c'était dans ce tête-à-tête, et non dans la prolongation de l'intervention européenne, que le pacha devait chercher et avait chance de trouver une revanche. Dès le 27 avril, avant même d'avoir su les modifications du hatti-shériff, M. Desages, le confident et le collaborateur de M. Guizot, écrivait au comte de Jarnac, alors gérant ad interim le consulat général d'Alexandrie: «Le premier des intérêts du pacha est que la conférence soit irrévocablement dissoute; et, dût-elle lui refuser une partie de ce qu'il demande, il devrait encore se hâter de répondre amen, pour être débarrassé des ingérences collectives de l'Europe dans ses rapports avec Constantinople. C'est sur ce dernier théâtre qu'il doit désormais travailler et refaire sa position, à l'aide de ces moyens qu'il lui coûte tant aujourd'hui d'avoir négligés ou méconnus depuis huit ou dix ans. Acheter et caresser le sultan, ses entours et, par là, faire les ministres, c'est ce à quoi, en son lieu et place, je m'appliquerais sans relâche. Cela n'est pas si cher qu'on pourrait le croire[650].» M. Desages avait ajouté, pour mettre en garde le pacha contre certaines illusions: «Si les modifications au hatti-shériff nous paraissent convenables, nous tiendrons l'affaire pour terminée et nous passerons outre à la signature définitive de la convention relative aux détroits, sans attendre le bon plaisir de Méhémet-Ali. Nous ne recommencerons pas 1839 et 1840, c'est-à-dire que nous ne ferons pas dépendre nos déterminations des arrière-pensées, des finesses, des volontés ou des vœux du vice-roi. Je vous expose cela un peu crûment, parce que nous avons cru remarquer, à la lecture de vos derniers rapports, que Méhémet-Ali spéculait toujours, au fond, sur notre résistance à accepter comme clôture complète et définitive ce qu'il n'aurait pas accepté préalablement comme tel[651].»
Du moment où la France était disposée à signer, il semblait qu'il n'y eût plus qu'à procéder à cette formalité, et, dans cette pensée, la conférence de Londres chargea lord Palmerston d'inviter notre représentant à se procurer les pouvoirs nécessaires. Convoqué, le 24 mai, au Foreign-Office, M. de Bourqueney s'y rendit, convaincu qu'il avait seulement à prendre jour pour la signature. Quel ne fut pas son étonnement en entendant alors le ministre anglais, distinguer entre son opinion personnelle et celle de la conférence, déclarer que, «suivant son opinion personnelle, le traité du 15 juillet n'était pas éteint dans toutes ses conséquences possibles», et annoncer qu'en cas de résistance du pacha aux conditions nouvelles de la Porte, les quatre puissances signataires seraient dans la nécessité de faire quelque chose pour en déterminer l'acceptation!—Mais alors, la condition mise par la France à sa signature n'est pas réalisée, dit M. de Bourqueney.—Lord Palmerston se hâta d'en convenir, en homme qui paraissait n'avoir parlé que pour provoquer cette conclusion.
La soirée ne s'était pas écoulée que le résultat de cet entretien était connu dans le monde diplomatique et y causait une vive émotion. Les plénipotentiaires allemands fulminaient contre lord Palmerston, ne reconnaissant dans son langage ni l'expression de leur pensée, ni l'accomplissement du mandat que la conférence lui avait donné, et s'indignant de «la légèreté avec laquelle il disposait de leurs cabinets». Leurs collègues à Paris ne témoignaient pas moins d'humeur, et cherchaient quels pouvaient être le mobile et le dessein du ministre anglais: le comte Apponyi voyait là un accès de jalousie contre le prince de Metternich; le baron d'Arnim soupçonnait quelque secret désir de tenir encore l'Orient en trouble et l'Europe en alarme. Mêmes impressions à Vienne et à Berlin. Dans cette dernière ville, M. de Werther, ministre des affaires étrangères, disait à notre chargé d'affaires: «Que voulez-vous que nous fassions vis-à-vis d'un homme intraitable qui n'écoute aucun raisonnement, qui ne cède qu'à son humeur plus ou moins mauvaise et ne prend conseil que de ses préventions? Dans ma conviction, la soumission même du pacha ne ramènera pas lord Palmerston. Je ne sais quel prétexte d'ajournement il trouvera ou il inventera, mais vous verrez qu'il saura créer de nouveaux obstacles.»
M. Guizot, non moins surpris que les cabinets allemands, ne montra pas le même trouble: il reprit aussitôt, avec un sang-froid résolu, son attitude expectante, et refusa de signer tant que les doutes élevés par lord Palmerston ne seraient pas dissipés et que la conférence ne serait pas unanime à déclarer l'affaire turco-égyptienne définitivement terminée. À un certain point de vue, d'ailleurs, ces lenteurs ne lui déplaisaient pas. «Pour nos relations avec les Chambres, le public, la presse, écrivait-il à M. de Sainte-Aulaire le 7 juin, elles ont plus d'avantage que d'inconvénient. Plus il est évident que nous n'avons ressenti ni témoigné aucun empressement, meilleure sera notre position le jour où nous discuterons tout ce que nous aurons dit et fait.» Sans récriminer contre personne, notre ministre avait bien soin de faire en sorte que toute la responsabilité de l'incident retombât sur lord Palmerston. «Je constate avec vous, disait-il au chargé d'affaires d'Angleterre, que ce n'est pas le gouvernement français qui retarde la signature de la convention; c'est le cabinet britannique.» Le chef du Foreign-Office ne laissait pas que d'être fort embarrassé de voir mettre ainsi en lumière la responsabilité qu'il avait dans ce nouveau retard. Son humeur en devenait de jour en jour plus chagrine, sa conversation plus aigre, ses communications plus agressives contre la France.
Il semblait que ce fût aux plénipotentiaires allemands de contraindre lord Palmerston à en finir. L'œuvre était au-dessus de leur courage. Parlant très-mal du personnage quand celui-ci n'était pas là, ils n'osaient lui tenir tête en face. Ils projetaient des notes, les rédigeaient, puis, au moment de les signifier, y renonçaient par crainte de provoquer un éclat de la part de leur irritable allié. Ils se rejetaient alors sur une démarche verbale; mais, quand ils sortaient de l'entretien, ils se trouvaient n'avoir à peu près rien dit. En fin de compte, ils attendaient des événements la solution qu'ils ne se sentaient pas l'énergie d'imposer.
Jusqu'où la patience des deux cabinets allemands aurait-elle laissé cours aux caprices de lord Palmerston? Heureusement, pendant ce temps, Méhémet-Ali, trompant l'espérance malveillante de lord Ponsonby[652] et se rendant aux conseils pressants du gouvernement français[653], apportait à cette Europe qu'il avait si longtemps troublée, la pacification que celle-ci semblait incapable d'opérer elle-même: il se décidait à accepter le hatti-shériff modifié, sauf à discuter ultérieurement le chiffre du tribut, qui n'était pas d'ailleurs fixé dans le document lui-même. Le 10 juin au matin, entouré de ses principaux officiers, il reçut les envoyés ottomans, prit de leurs mains le décret impérial, le porta à ses lèvres et à son front. Lecture en fut faite à haute voix, et des salves de canon annoncèrent à la population la fin du conflit oriental.
La nouvelle de cet événement, arrivée en France le 28 juin, ne laissait plus place aux chicanes de lord Palmerston. Celui-ci, du reste, devait alors avoir l'esprit ailleurs. Le ministère whig avait été mis en minorité, la Chambre des communes dissoute, et tous les indices faisaient prévoir la victoire électorale des tories[654]. Mais rien ne pouvait distraire lord Palmerston de son animosité hargneuse contre la France: à ce moment même, il trouvait moyen, en discourant devant ses électeurs de Tiverton, de faire une sortie contre l'inhumanité de notre armée d'Afrique[655]. Tout moribond que fût son pouvoir ministériel, il voulut l'employer à retarder le plus possible la solution de la crise européenne, et se refusa à rien signer tant qu'il n'aurait pas reçu par ses propres agents la confirmation des nouvelles d'Alexandrie. Attendait-il quelque frasque de lord Ponsonby? Ou bien espérait-il que le baron de Bülow, rappelé par son gouvernement pour aller présider la diète de Francfort, ne pourrait pas attendre le jour de la signature, et qu'ainsi de nouveaux pouvoirs étant nécessaires pour son successeur, un délai s'ensuivrait? Mais M. de Bülow prit le parti de rester jusqu'à l'arrivée des dépêches anglaises, et lord Ponsonby, cette fois impuissant, fut réduit à expédier à Londres, avec un laconisme qui trahissait sa méchante humeur, l'annonce de cette pacification dont il avait voulu douter jusqu'à la dernière heure. Lord Palmerston ne pouvait plus, dès lors, prolonger sa résistance. Le 13 juillet, les deux actes préparés et parafés quatre mois auparavant,—le protocole de clôture de la question égyptienne et la convention des détroits,—furent définitivement signés, le premier par les représentants de l'Angleterre, de l'Autriche, de la Prusse, de la Russie et de la Turquie, le second, par ces cinq plénipotentiaires et par celui de la France.
XIV
À la nouvelle de cette signature tant désirée et si longtemps retardée, grande fut la joie à Vienne et à Berlin. On avait eu très-peur et on jouissait d'être rassuré. «Il y a trente ans, disait M. de Metternich, que je ne me suis vu en une telle tranquillité d'esprit[656].» À Saint-Pétersbourg, le Czar était au fond mortifié, sans le laisser trop voir; mais M. de Nesselrode se félicitait sincèrement d'être débarrassé d'une affaire difficile et inquiétante[657]. En Angleterre, les esprits étaient absorbés par la lutte électorale, qui tournait de plus en plus à l'avantage des tories; ce qui n'empêchait pas lord Palmerston de continuer sa guerre contre la France; pour se consoler de n'avoir pu empêcher la signature de la convention du 13 juillet, il tâchait de rendre cette convention déplaisante à l'opinion française. «Tout s'est accompli comme on l'avait annoncé, faisait-il dire dans ses journaux, et l'Europe a prouvé que, quand elle veut se passer de la France, elle le peut sans danger. Désormais le statu quo oriental, tel que l'a réglé le 15 juillet, est pour tout le monde un point de départ reconnu et consacré... Certaines feuilles françaises prétendent voir dans la convention du 13 juillet un succès et un sujet d'orgueil pour la France. Ces feuilles devraient se souvenir que la France a fait des remontrances contre le traité de juillet, qu'elle a armé, qu'elle a crié, et qu'elle n'a rien fait de plus. Aujourd'hui, elle se présente, accepte les faits accomplis et s'efforce d'entrer dans le char de la Sainte-Alliance. C'est bien; mais ce qu'un ministre de France aurait de mieux à faire dans une telle situation, ce serait de se taire.» À cette impertinence voulue et perfidement destinée à fournir des arguments à M. Thiers et à ses amis, il y avait une réponse facile à faire: si la signature de la convention du 13 juillet était aussi humiliante pour notre pays, comment le chef du Foreign-Office s'était-il jusqu'à la dernière heure donné tant de mal pour l'empêcher?
Qu'importent, après tout, les sentiments plus ou moins affectés de lord Palmerston? Considérons les choses au seul point de vue de la France. Tout d'abord la convention des détroits en elle-même était-elle aussi insignifiante qu'on voulait bien le dire? Si l'interdiction qu'elle formulait était depuis longtemps une règle de l'empire ottoman, il n'était pas sans intérêt de voir les puissances délibérer en commun sur un pareil sujet: on marquait ainsi clairement que la Turquie était soustraite à l'espèce de suzeraineté exclusive établie au profit de la Russie par le traité d'Unkiar-Skélessi et qu'elle se trouvait placée sous le protectorat de toutes les grandes puissances. Tel était, on s'en souvient, le but principal qu'à l'origine de la crise le gouvernement français avait donné à sa politique. Nous devions donc nous féliciter de l'avoir atteint. Il est vrai que, par la suite, ce but avait été un peu perdu de vue; il avait été rejeté au second plan par la question égyptienne et par le désaccord dont cette dernière question avait été l'occasion entre la France et les autres puissances. C'était donc surtout en tant qu'ils prononçaient la clôture du conflit entre le sultan et le pacha et mettaient fin à notre isolement, que les actes du 13 juillet fixaient l'attention du public.
À ce point de vue, force était bien de reconnaître que le pacha ne sortait pas de cette crise avec l'empire grandiose que nous avions à l'origine rêvé pour lui, ni même avec le domaine qu'avant le 15 juillet nous avions été plusieurs fois en mesure de lui obtenir. Il subissait les conséquences inévitables de ses revers militaires et de nos erreurs diplomatiques. Mais enfin nous avions su limiter son échec; il conservait l'Égypte et en acquérait l'hérédité. C'est à nous qu'il le devait; c'est la politique pacifique du ministère du 29 octobre qui, par un mélange habile de modération et de fermeté, de patience et de sang-froid, en se conciliant les uns et en s'imposant aux autres, avait préservé l'Égypte, mise sérieusement en péril par l'effondrement de l'armée du pacha et par l'acharnement du cabinet anglais. Si M. Guizot n'avait pu supprimer le traité du 15 juillet, qui était, au moment de son entrée au pouvoir, matériellement exécuté, il avait du moins arrêté le mal au point même où il l'avait trouvé accompli. Il avait empêché l'Europe de franchir les bornes posées par la note du 8 octobre 1840. L'essentiel était sauf, comme devaient le prouver les événements qui ont suivi. La puissance de Méhémet et de sa famille, ainsi concentrée dans des limites naturelles, gagnait en solidité ce qu'elle perdait en étendue. Si des événements récents ont singulièrement ébranlé le pouvoir des descendants de Méhémet-Ali, la dynastie fondée par lui n'en règne pas moins encore au Caire. Qui pourrait affirmer que l'empire tout artificiel et superficiel dont le pacha avait un moment reculé les frontières jusqu'au pied du Taurus aurait eu la même durée? Que serait-il devenu, une fois aux prises avec les révoltes des populations, les ressentiments de la Turquie, l'hostilité de l'Angleterre et les charges d'un état militaire supérieur à ses moyens? Ajoutons que la France gardait son patronage sur cette terre d'Égypte dont les politiques clairvoyants devinaient déjà, même avant le percement de l'isthme de Suez, la grande importance politique, stratégique et économique. Que ne donnerait-elle pas aujourd'hui pour avoir encore dans cette région la situation que la monarchie avait su lui conserver en 1841, même au sortir d'une crise malheureuse et difficile?
La question européenne était résolue en même temps que la question égyptienne. Les actes du 13 juillet 1841 dissolvaient l'espèce de coalition que le traité du 15 juillet 1840 avait formée sinon contre la France, du moins en dehors d'elle; ils empêchaient que cet accident ne devînt un état normal et permanent. Notre rentrée dans le concert des puissances n'était pas triomphale. Comment eût-elle pu l'être après ce qui s'était passé? Mais elle était honorable. Au vu de tous, nous n'y avions consenti qu'en nous faisant prier par les autres cabinets, embarrassés de notre absence, inquiets de notre isolement armé, et en imposant des conditions qui avaient été rigoureusement accomplies. En même temps que cette fermeté sauvegardait la dignité nationale, notre sagesse pacifique effaçait peu à peu les suspicions si promptement et si vivement réveillées au dehors par l'agitation belliqueuse et révolutionnaire du ministère précédent; et la sécurité ainsi rendue aux cours étrangères avait déjà pour effet de laisser se produire entre elles les divisions qui seules pouvaient fournir à notre politique l'occasion d'une revanche.
Sans doute, au début de cette affaire, de plus grandes ambitions s'étaient fait jour. En 1839, le fameux rapport de M. Jouffroy sur le crédit de 10 millions avait promis à l'orgueil national, soit en Orient, soit en Europe, des satisfactions bien autrement éclatantes. Mais c'était ce même M. Jouffroy qui, après la rude leçon des événements, écrivait à M. Guizot, vers la fin de 1841: «Nous nous sommes trompés, nous n'avons pas bien connu les faits ni bien apprécié les forces; nous avons fait trop de bruit: c'est triste; mais, la lumière venue, il n'y avait pas à hésiter. Vous avez fait acte de courage et de bon sens en arrêtant le pays dans une mauvaise voie.» Quand une affaire a été mal engagée, on ne saurait se flatter d'en sortir vainqueur. C'est déjà beaucoup d'en sortir indemne, en ayant écarté tous les périls, en ayant sauvegardé les intérêts essentiels et la dignité de la nation. Les généraux qui, recevant une situation compromise, savent réparer les échecs subis avant eux, ou même seulement empêcher qu'ils ne s'étendent, font une œuvre plus ingrate, mais non moins salutaire que ceux qui ont l'heureuse chance de gagner des batailles.
Cette œuvre de réparation, le ministère avait eu à l'entreprendre ailleurs que dans la politique étrangère. À côté de la crise extérieure, et se mêlant à elle par plus d'un point, existait une crise intérieure. Nous ne parlons pas seulement du désordre matériel, un moment menaçant sous le cabinet précédent et promptement réprimé par ses successeurs. Nous faisons surtout allusion à cette sorte de maladie parlementaire qui avait précédé les complications internationales et contribué à les faire naître. Une partie des fautes diplomatiques de 1840 n'a-t-elle pas, en effet, son origine dans la coalition de 1839? Les symptômes de cette maladie ne nous sont que trop connus: décomposition des partis, absence d'une majorité, instabilité ministérielle, méfiance à l'égard de la légitime action de la royauté. Sur tous ces points, le ministère, bien qu'obligé parfois à des ménagements et empêché de procéder par coup d'éclat, a fait constamment effort pour remédier au mal, et il a obtenu d'importants résultats. N'en est-ce pas un que d'avoir duré et de s'être affermi, en dépit des prophètes qui, à ses débuts, lui accordaient à peine trois mois de vie? que d'avoir su trouver et garder une majorité dans cette assemblée issue de la coalition et depuis lors soumise à tant d'influences dissolvantes? que d'avoir constamment résisté aux attaques ouvertes comme aux manœuvres détournées d'une opposition conduite par un chef tel que M. Thiers? En somme, le pouvoir avait grandi et l'opposition était surprise et découragée de son propre discrédit. Les révoltés les plus audacieux avaient eux-mêmes le sentiment de cette force nouvelle acquise par le gouvernement, et Proudhon écrivait à un de ses amis, le 16 mai 1841: «Le pouvoir est très-fort, l'armée magnifique; pas de révolution possible pour cette année.» Et plus loin: «Le pouvoir rit de la rage impuissante des radicaux; en effet, il n'a rien à craindre... Il y en a peut-être encore pour bien des années; j'en souffre et j'en pleure[658].»
À l'intérieur comme à l'extérieur, la guérison est donc, sinon complète,—le mal était trop grave pour disparaître en quelques mois,—du moins en bonne voie. Le mérite en revient à M. Guizot et à ses collègues. Il en revient aussi, ne l'oublions pas, au Roi. Depuis qu'il avait un cabinet en accord avec sa pensée, Louis-Philippe n'intervenait plus ouvertement, comme aux jours où il avait mis le holà aux entraînements de M. Thiers; mais, pour être cachée derrière celle de ses ministres, son action n'en était pas moins constante et efficace. Causant, en mai 1841, avec le comte Apponyi, ambassadeur d'Autriche, il lui disait: «M. de Metternich attribue tout ce qui s'est fait de bien à M. Guizot; je n'ai pas besoin de vous dire que je suis enchanté du suffrage donné par le prince de Metternich à M. Guizot; il est mérité, bien mérité, j'aime à en convenir; mais il ne faut jamais laisser croire à ces messieurs qu'ils peuvent réussir en quoi que ce soit sans le Roi, sans l'élément royal[659].» C'était peut-être une faiblesse chez Louis-Philippe de ne pas se contenter d'exercer une influence réelle, mais de vouloir aussi qu'elle fût connue et qu'on lui en sût gré. Il s'est créé ainsi plus d'embarras qu'il n'a ajouté à son importance, il a éveillé plus de défiance que de reconnaissance. Mais si, en raison des préventions de l'époque, il convenait que l'action royale demeurât voilée au moment où elle s'exerçait, il est de toute justice que l'histoire soulève ce voile et fasse honneur de cette action au prince et à l'institution monarchique. Aussi bien n'est-ce pas après la crise dont nous venons de raconter les péripéties que l'on pourrait être tenté de méconnaître le bienfait de la royauté.
FIN DU TOME QUATRIÈME.