Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 6 / 7)
La révolution de Juillet ne changea d'abord rien à la situation de Fourier. Le silence et l'ombre, dont il semblait ne pouvoir sortir, contrastaient avec le bruit et l'éclat qui se faisaient autour des saint-simoniens. Il assistait à la parade de ces derniers, en spectateur ironique, dédaigneux et probablement aussi un peu jaloux. «On ne conçoit pas, écrivait-il à M. Muiron, comment ces histrions sacerdotaux peuvent se former une si nombreuse clientèle.» Et encore: «Vous voulez que j'imite leur ton, leurs capucinades sentimentales. C'est le ton des charlatans. Jamais je ne pourrai donner dans cette jonglerie.» Ce fut cependant de ce côté que vint le coup de vent qui, après plus de vingt ans d'attente, enfla pour la première fois ses voiles. Lors du démembrement de l'école saint-simonienne, deux de ses membres importants, M. J. Lechevalier et M. A. Transon, rebutés par les doctrines d'Enfantin, mais non désabusés des chimères, passèrent au fouriérisme et lui apportèrent une ardeur de propagande que personne n'avait encore déployée à son service. M. Lechevalier commença des leçons publiques, tandis que M. Transon publiait, dans la Revue encyclopédique de Pierre Leroux et de Jean Reynaud, un résumé de la thèse phalanstérienne. Encouragés par ces accessions, les fouriéristes de la veille se mirent aussi en mouvement. Le maître lui-même fit des conférences à Paris; Considérant ouvrit un cours à Metz; de nombreuses publications furent lancées dans le public. Jamais tant de bruit ne s'était fait autour de cette doctrine. Quelques mois après, en 1832, l'école se sentit assez fortement constituée pour se donner un organe périodique qui s'appela le Phalanstère ou la Réforme industrielle. Bientôt même, grâce au concours de M. Baudet-Dulary, député, un essai de colonisation phalanstérienne fut tenté à Condé-sur-Hesgres, près de Rambouillet; il échoua complètement. Quoique les adeptes expliquassent cet échec par l'insuffisance des moyens, l'effet en fut fâcheux, et le crédit du fouriérisme s'en trouva singulièrement ébranlé. D'ailleurs, la lumière projetée sur les livres du chef de la secte avait pour résultat de mettre en relief les immoralités et les extravagances qui y pullulaient: les premières soulevaient un cri de réprobation, les secondes un éclat de rire, plus redoutable encore. Vainement les phalanstériens s'emportaient-ils contre ceux qui se scandalisaient ou s'égayaient, vainement accablaient-ils les journaux de leurs explications justificatives: le mouvement des adhésions s'arrêta; plusieurs fidèles même s'éloignèrent, entre autres MM. Lechevalier et Transon; ce dernier, d'une âme ardente, généreuse, compatissante aux malheureux, devait trouver bientôt après, dans le catholicisme, la vérité qu'il avait longtemps cherchée avec droiture auprès des faux prophètes. Force fut, en 1834, d'interrompre la publication de la Réforme industrielle.
Fourier, toutefois, tenait bon: ne fléchissant ni sous le sarcasme, ni sous l'indignation, il anathématisait ce monde imbécile et aveugle, exprimait son mépris pour ces «petits Français» incapables de comprendre la vérité, flétrissait ses adversaires qu'il classait sous vingt-huit catégories, et continuait à demander imperturbablement le million dont il avait besoin pour fonder son premier phalanstère. Traité toujours par ses disciples de «révélateur», de «démiourgos du monde sociétaire», d'«architecte du bonheur sur la terre», il morigénait ceux d'entre eux qui, par peur du rire ou du scandale, voulaient faire quelques sacrifices au sens commun ou au sens moral. «Je ne ferai pas de basses concessions», leur disait-il. Faut-il croire que la constance du maître rendit du cœur aux disciples? Toujours est-il qu'en 1836 il se produisit comme une reprise de la propagande fouriériste. La Réforme industrielle reparut sous le titre de la Phalange; c'était Considérant qui la dirigeait. Fourier ne put lui donner que quelques articles. Il mourut, le 9 octobre 1837, à l'âge de soixante-cinq ans, entouré de ses adeptes qui firent graver sur sa tombe ses deux maximes: Les attractions sont proportionnelles aux destinées.—La série distribue les harmonies.
Cette mort ne mit pas fin au fouriérisme, qui, débarrassé de son bizarre fondateur, prit au contraire plus de développement et s'organisa en une sorte de corporation sous la direction de Considérant. Ce dernier, qui avait beaucoup plus de talent d'exposition que Fourier, alla, de ville en ville, faire des prédications de «phanérogamie» et d' «harmonie passionnelle». Des hommes, dont quelques-uns ne manquaient pas de valeur, MM. Cantagrel, Vidal, Toussenel, Laverdant, etc., concouraient à cet apostolat. Grâce à la munificence d'un Anglais, la Phalange put paraître trois fois par semaine; bientôt même, l'école eut son journal quotidien, la Démocratie pacifique. Sans abandonner l'ensemble de la doctrine du maître, ses disciples en laissaient prudemment dans l'ombre les parties les plus choquantes, pour s'attacher surtout à la thèse économique; ils ne parlaient plus, du reste, d'une transformation rapide et universelle, mais seulement d'un travail d'amélioration successive. Fidèles, en cela, à l'esprit du fondateur de l'école, ils prirent, surtout au début, grand soin de ne pas se confondre avec le parti révolutionnaire, et se piquèrent d'être des «pacifiques», comme le disait le titre même de leur journal. Aussi étaient-ils mal vus des démocrates militants, qui leur reprochaient de «louvoyer dans les eaux du monde officiel». Sur beaucoup de questions courantes, ils parlaient comme les conservateurs. La vérité est qu'ils ne se rattachaient à aucun parti. Ils affichaient un grand dédain de la «comédie parlementaire» et se vantaient «d'avoir tué la politique». Pour eux, il n'y avait qu'une question, la question sociale: «L'organisation du travail, disaient-ils, la grande idée soulevée au commencement du siècle par Fourier, emporte dans son tourbillon non seulement ceux qui l'acceptent, mais encore ceux qui s'efforcent de lutter contre elle.» Avec le temps, toutefois, ils tendirent à se rapprocher de l'extrême gauche, sans se confondre avec elle, et, vers la fin de la monarchie de Juillet, on les retrouvait presque toujours faisant campagne contre M. Guizot.
En somme, après être resté pendant de longues années absolument ignoré et impuissant, le fouriérisme finissait par prendre une place relativement importante dans le mouvement intellectuel de ce temps. Ses thèses étaient sans doute trop abstraites et trop compliquées pour être comprises et goûtées des masses; la plupart de ses adeptes étaient des bourgeois, des esprits d'une certaine culture; quelques-uns, d'anciens élèves de l'École polytechnique. Mais si ceux-là étaient peu nombreux qui acceptaient et professaient toute la doctrine, on en retrouvait comme un reflet dans beaucoup d'esprits dévoyés. Il n'était pas jusqu'à la littérature sur laquelle elle ne fît sentir son action. Déjà l'on a eu occasion de signaler le concours donné au socialisme par certains romanciers; concours très efficace, car le roman pénétrait là où l'on se fût ennuyé d'un livre abstrait; il arrivait à la raison par l'imagination, ce qui est, chez beaucoup, le chemin le plus facile et le plus prompt; il donnait aux chimères une apparence de vie. Parmi ces romanciers socialistes, nul ne fut plus lu et n'exerça plus d'action qu'Eugène Süe. L'homme et son œuvre nous sont déjà connus[95]. Pour le moment, je veux seulement noter que l'un de ses grands romans-feuilletons de cette époque, les Sept Péchés capitaux, publié dans le Constitutionnel, était la détestable mise en scène des pires théories de Fourier sur la légitimité des passions. Politiquement, le fouriérisme a exercé aussi une certaine influence, et cette influence a été mauvaise. Bien que non populaire, il a contribué à développer dans le peuple cette idée fausse et dangereuse que toute souffrance et tout mal viennent de l'organisation défectueuse de la société, et qu'ils disparaîtraient avec un simple changement de cette organisation. En outre, si peu intelligibles que les subtilités de l'attraction passionnelle fussent pour des natures grossières, celles-ci n'étaient que trop disposées à en retenir ces assertions simples, que le devoir n'existe pas, que toute passion est légitime et que la vie se résume dans la recherche du plaisir. En tout cela, le fouriérisme faisait œuvre de décomposition sociale et morale, frayait la voie aux révolutionnaires, dont il prétendait se distinguer, et assumait sa part de responsabilité dans leurs méfaits.
IV
En étudiant le fouriérisme, le saint-simonisme et les autres écoles prétendues pacifiques qui en dérivaient, nous avons retrouvé l'une des origines du socialisme révolutionnaire. Cette origine n'est pas la seule. Il en est une autre qui, pour être moins apparente, peut cependant être reconnue: pour cela, il faut remonter jusqu'à Gracchus Babeuf, qui prêchait hautement, sous le Directoire, l'abolition de la propriété et le partage de toutes les terres, de toutes les richesses. Cette filiation a échappé à la plupart des contemporains; mais aujourd'hui l'on a la preuve que, des «égaux» de 1796 aux socialistes de la fin de la monarchie de Juillet, la tradition s'est continuée sans interruption. Un homme s'est trouvé, en effet, pour la recevoir des mains de Babeuf, la garder avec une sorte de piété sauvage et la transmettre aux générations nouvelles: c'est Buonarotti.
Né à Pise, en 1761, d'une famille qui prétendait descendre de Michel-Ange, Philippe Buonarotti s'était jeté avec passion dans la révolution française. Il prit part à la conspiration des «Égaux», fut condamné avec Babeuf et jeté en prison pendant que ce dernier était exécuté. Sous la Restauration, on le retrouve à Bruxelles et à Genève, fort engagé dans la Charbonnerie, servant de lien entre les ventes françaises et les ventes italiennes. Il était resté fidèle à la sinistre mémoire de son premier chef, et publia, en 1828, une Histoire de la conspiration de Babeuf, à laquelle il joignit un exposé des doctrines communistes de ce personnage. Rentré à Paris après 1830, il fit paraître une nouvelle édition de son livre. Presque ignoré de la bourgeoisie régnante, pauvre, vivant de quelques leçons de musique, recueilli, vers la fin de sa vie, par le marquis Voyer d'Argenson, qui, avec Charles Teste, frère du futur et trop fameux ministre, fut son plus dévoué partisan, il tenait, dans le parti révolutionnaire, le rôle d'une sorte de patriarche du fanatisme démagogique, souvent consulté et exerçant son action non seulement en France, mais à l'étranger; la «jeune Italie» et Mazzini relevaient de lui. À sa mort, survenue en 1837, M. Trélat publia une notice enthousiaste: «La vie de Buonarotti, disait-il, s'est prolongée soixante-dix-sept ans, sans qu'on y ait découvert aucune tache[96].» Un peu plus tard, au cours de son Histoire de dix ans, M. Louis Blanc faisait un éloge non moins ému de l'ancien complice de Babeuf, le comparait «aux sages de l'ancienne Grèce» et proclamait que ses opinions étaient «d'origine céleste»; puis il le montrait, «du fond de son obscurité, gouvernant de généreux esprits, faisant mouvoir des ressorts cachés, entretenant avec la démocratie du dehors des relations assidues, et tenant les rênes de la propagande, qu'il fallût soit accélérer le mouvement, soit le ralentir[97]». Les honneurs rendus par les initiés à la mémoire du vieux conspirateur communiste se sont prolongés jusqu'à nos jours; en 1869, M. Ranc a donné une nouvelle édition de l'Histoire de la conspiration de Babeuf; dans sa préface, il insiste sur l'influence considérable de Buonarotti: «C'est grâce aux babouvistes, dit-il, que, pendant le premier Empire et la Restauration, la tradition révolutionnaire n'a pas été un seul instant interrompue, et que, dès les premiers jours de 1830, le parti républicain s'est trouvé reconstitué[98].»
Buonarotti usa naturellement de son autorité sur le parti démocratique, pour y propager ses idées communistes. Son livre, à peu près le seul de ce genre qui existât dans les premières années de la monarchie de Juillet, se lisait dans les ateliers, et les ouvriers s'y infectaient de «babouvisme». C'est évidemment sous son influence que, peu après 1830, les idées socialistes ont pénétré dans les sociétés secrètes et y ont pris, d'année en année, une place plus large. On les a vues apparaître, dès la fin de 1833, chez les sectionnaires des Droits de l'homme, qui pourtant étaient surtout des agitateurs politiques et des doctrinaires républicains[99]. Elles furent plus visibles encore dans la société des Familles et dans celle des Saisons, sous l'inspiration de Blanqui et de Barbès[100]; le journal l'Homme libre, qui fut, en 1838, l'organe clandestin de la seconde de ces associations, était absolument babouviste. En même temps, des journaux révolutionnaires, comme le Bon Sens, rédigé par MM. Cauchois-Lemaire, Rodde et Louis Blanc, ouvraient une porte plus ou moins large aux élucubrations antisociales. Certaines petites feuilles, l'Égalité et l'Intelligence, ne renfermaient pas autre chose.
Ce fut surtout après l'émeute avortée du 12 mai, vers la fin de 1839 et en 1840, que se produisit, dans les bas-fonds révolutionnaires, une sorte de fermentation communiste. Les sectes se multiplièrent: égalitaires, communistes, révolutionnaires, fraternitaires, communitaires, communautistes, unitaires, etc. Comme on redoutait que cette variété ne nuisît à la puissance de l'action, un certain nombre de meneurs se réunirent à Londres, en novembre 1839, pour arrêter un programme commun[101]. On avait choisi une ville étrangère, par crainte de la police parisienne. Un rapport fut rédigé «sur les moyens à prendre pour mettre la France dans une voie révolutionnaire, le lendemain d'une insurrection victorieuse». Le premier acte devait être la constitution d'un triumvirat dictatorial nommé, non par la majorité du peuple, «qui pourrait se tromper», mais par les «auteurs de l'insurrection». Ce triumvirat décrétera, entre autres mesures, la suspension de l'exportation des grains, le maximum sur les denrées alimentaires et le droit de tout homme à l'existence. Le gouvernement «se fera, au profit de la nation, premier manufacturier, directeur suprême de toutes les industries»; il aura des magasins pour vendre ses produits et créera des ateliers nationaux. Les enfants, à partir de cinq ans, seront enlevés à leurs parents et livrés au gouvernement, pour que celui-ci «leur inculque les bons principes». Tout auteur d'un livre ou d'un article de journal tendant à rétablir l'ancien ordre de choses sera condamné comme contre-révolutionnaire. Quant aux dépenses publiques, on y fera face par les moyens suivants: émission de papier-monnaie; séquestration des biens appartenant aux familles des individus qui ont participé aux actes gouvernementaux depuis 1793; capitalisation de l'impôt dans certains cas; abolition de l'hérédité des fortunes en ligne collatérale; attribution à l'État de la quotité disponible dans les héritages en ligne directe. Ce rapport, dont je ne fais connaître qu'incomplètement les odieuses extravagances, fut imprimé à Londres et distribué aux délégués, qui s'ajournèrent au mois de septembre 1840 pour prendre une décision. Ils se retrouvèrent en effet réunis à cette date et, après délibération, adoptèrent à l'unanimité les conclusions du rapport.
Tout en s'organisant ainsi dans l'ombre, les communistes s'enhardissaient à faire des manifestations publiques; tel fut, le 1er juillet 1840, le banquet de Belleville, dont il a été parlé[102]. Des publications de toutes sortes[103], de petits journaux, peu connus du monde bourgeois, mais ayant accès dans les ateliers, notamment la Fraternité, fondée en 1845, répandaient leurs doctrines et surtout leurs haines dans les centres industriels. De nombreux ouvriers s'improvisaient apôtres du communisme auprès de leurs camarades. «Je connais personnellement à Lyon et dans la banlieue, écrivait Proudhon en 1844, plus de deux cents de ces apôtres qui tous font la mission en travaillant... Tout cela, vous pouvez m'en croire, aboutira à quelque chose, et le mouvement n'est pas près de se ralentir; il y a progrès, et progrès effrayant au contraire.[104]» Ces prédicateurs trouvaient facilement des auditeurs. «La propagande du communisme, observait alors Henri Heine, possède un langage que chaque peuple comprend: les éléments de cette langue universelle sont aussi simples que la faim, l'envie, la mort. Cela s'apprend facilement[105].» Par moments, les passions ainsi surchauffées dans les bas-fonds sociaux faisaient explosion au dehors. Tel avait été, à la fin de 1841, l'attentat de Quénisset, œuvre de la secte des Égalitaires[106]. Plusieurs années après, un procès criminel révélait l'existence d'une autre secte, fondée en juillet 1846, celle des Communistes matérialistes: ceux-ci, ouvriers de leur état, avaient décidé de détruire le gouvernement et la société, non par l'insurrection ouverte, mais en se servant des moyens nouveaux fournis par la physique et la chimie; pour se procurer l'argent nécessaire, ils étaient convenus de recourir au vol, estimant que le vol commis en vue de l'affranchissement de l'humanité était licite. Ce fut à l'occasion d'un de ces vols qu'ils furent poursuivis et condamnés[107]. Quelques rares observateurs jetaient les yeux, de temps à autre, sur ce travail souterrain et en étaient épouvantés: de ce nombre était Henri Heine, qui revenait souvent sur ce sujet, dans ses lettres à la Gazette d'Augsbourg. Il ne se lassait pas de signaler «cet antagoniste de l'ordre existant, qui garde son terrible incognito et qui réside, comme un prétendant nécessiteux, dans les sous-sols de la société officielle»; puis il ajoutait: «Communisme est le nom secret de cet adversaire formidable qui oppose le règne des prolétaires, dans toutes ses conséquences, au règne actuel de la bourgeoisie. Ce sera un épouvantable duel. Comment se terminera-t-il? C'est ce que savent les dieux et déesses dont la main pétrit l'avenir. Pour notre part, nous savons seulement que le communisme, bien qu'il soit peu discuté à présent et qu'il traîne son existence souffreteuse dans des mansardes cachées, sur sa couche de paille misérable, est pourtant le sombre héros à qui il est réservé un rôle énorme, quoique passager, dans la tragédie moderne, et qui n'attend que la réplique pour entrer en scène[108].»
V
L'agitation communiste dont nous venons de parler était à peu près anonyme. Les publications, assez nombreuses à partir de 1839, dans lesquelles des écrivains déclassés ou même de simples ouvriers traçaient le plan d'une société idéale où tout serait partagé sous la surveillance de l'État, demeuraient ignorées en dehors d'un petit cercle; elles témoignaient de la fermentation des esprits plutôt qu'elles n'exerçaient elles-mêmes une action étendue. Il est un livre cependant qui, sans être plus éloquent ni plus original que les autres, s'est trouvé avoir trop de retentissement, et a contribué trop efficacement à populariser le communisme, pour qu'on ne fasse pas à l'œuvre et à son auteur une place à part: nous voulons parler du Voyage en Icarie, publié en 1840 par M. Cabet.
À cette date, Étienne Cabet était âgé de cinquante-deux ans; figure ronde et béate, expression vulgaire avec affectation de sensibilité philanthropique; faux bonhomme, rusé, égoïste, et qui, avant de prendre, par calcul, ce masque paterne, avait été l'un des violents du parti révolutionnaire. Fils d'un tonnelier de Dijon, il fit ses études comme boursier, puis, devenu avocat, il joua, sous la Restauration, un rôle actif dans les sociétés secrètes. Ce lui fut un titre suffisant, en août 1830, pour que M. Dupont de l'Eure l'envoyât d'emblée procureur général à Bastia; mais l'exagération de ses opinions le fit révoquer par le ministère Périer; il en garda une amère rancune au gouvernement de Juillet. Nommé député par les électeurs de la Côte-d'Or, il siégea à l'extrême gauche, fonda le journal le Populaire et publia divers pamphlets contre la monarchie. Ses excès de plume lui attirèrent plusieurs poursuites et, en 1834, une condamnation à deux ans de prison. Il se réfugia alors en Angleterre, où il resta jusqu'en 1839. Ce fut là, en lisant Thomas Morus et en causant avec Owen, qu'il résolut de se faire socialiste, communiste même, et qu'il composa son Voyage en Icarie. Il en avait terminé le manuscrit dès le commencement de 1838; mais, rendu prudent par ses premières mésaventures judiciaires, il consulta ses amis, entre autres Lamennais, pour savoir si un tel livre ne l'exposerait pas à des poursuites. Il en retarda la publication jusqu'en janvier 1840, et encore, à cette époque, le fit-il paraître d'abord sans bruit et sous le pseudonyme de Dufruit. Ce ne fut qu'aux éditions suivantes qu'il osa le signer de son nom.
Le Voyage en Icarie est une sorte de roman, ce qui permet à l'auteur d'en prendre à son aise avec les réalités et lui rend faciles les affirmations les plus arbitraires. Voici la fable: Un jeune Anglais, lord Carisdall, se rend, en décembre 1835, dans l'Icarie, où la société est organisée selon les idées de Cabet, et où, par suite, tout le monde est aussi heureux que vertueux. Les honneurs de ce pays sont faits au voyageur par un jeune homme dont le grand-père, un ancien duc, avait été le compagnon du charretier Icar, fondateur de l'Icarie; le père de ce même jeune homme, autrefois magistrat éminent, est serrurier de son état, et sa sœur, après avoir reçu la plus brillante éducation, exerce la profession de couturière. N'est-ce pas un coup de maître, pour gagner le cœur des ouvriers, que de débuter ainsi en ramenant à leur niveau et en mêlant à leurs rangs les aristocrates de la naissance et de l'éducation? En Icarie, les biens sont communs; l'État possède tout le capital social et en répartit les revenus entre les membres de la société, non plus même suivant la capacité, comme le voulaient les saint-simoniens, mais suivant les besoins de chacun; il loge, habille, nourrit tous les citoyens; la table est même fort recherchée, ce qui ne devait pas être la moins efficace des séductions à l'adresse des affamés[109]. Chacun travaille, mais, comme dans le phalanstère, le travail est attrayant et, grâce à des machines merveilleuses, ne dure que cinq ou six heures par jour. N'objectez pas que l'absence d'intérêt personnel produira, comme toujours, la paresse. L'auteur affirme que nul ne se refusera à travailler, du moment où l'oisiveté sera, en Icarie, aussi infâme qu'ailleurs le vol. Tout est réglé par l'autorité, le lever, le coucher, le travail, les repas, le silence, les conversations, les chants, les récréations. Personne qui ne reçoive sa tâche, aussi bien le savant et l'artiste que les manœuvres. On ne peut écrire de livres nouveaux qu'avec la permission ou plutôt sur la commande du gouvernement; quant à ceux des livres anciens que le pouvoir juge dangereux, ils sont brûlés. Ni juges, ni avocats, ni gendarmes, dans cette société d'où, paraît-il, les mauvaises passions de l'homme ont été extirpées en même temps que la propriété. Si, par impossible, un crime était commis, l'auteur en serait enfermé dans une maison de santé, car ce ne pourrait être qu'un fou. Il semblerait que ce communisme dût aboutir à la promiscuité des sexes; Cabet conserve cependant la famille, et nous affirme même qu'en Icarie elle sera garantie contre toute impureté, contre toute faiblesse. Cette sorte d'inconséquence venait-elle d'un scrupule de pudeur? N'était-elle pas plutôt un calcul de prudence? En effet, à ceux de ses disciples qui, plus logiques, concluaient à la communauté des femmes, le maître se bornait à répondre qu'ils s'exposeraient ainsi à être poursuivis comme les saint-simoniens, et que c'était déjà bien assez de s'attaquer à la propriété, sans se mettre, au même moment, sur les bras les défenseurs de la famille. Il semblait donc arrêté surtout par une considération d'opportunité.
Cabet se défend de vouloir imposer son régime par la violence. En attendant que les peuples séduits aient fait du monde une vaste Icarie, il veut bien indiquer les mesures transitoires par lesquelles on peut s'acheminer vers cette transformation: suppression de l'armée; prélèvement de cinq cents millions sur le budget pour entretenir des ateliers nationaux et payer le logement des pauvres; fixation par l'État du salaire des ouvriers et du prix des objets de consommation, impôt progressif sur la richesse et le superflu.
Le système icarien ne tient aucun compte des conditions de la nature humaine ni des plus simples exigences du bon sens; il n'est du reste pas plus agréable pour une imagination délicate que satisfaisant pour une raison droite; mais la nullité, la platitude, l'absurdité, le ridicule même ne sont pas des motifs d'insuccès auprès du vulgaire. Dans l'œuvre de Cabet, tout était combiné, avec une certaine adresse subalterne, pour caresser et séduire la convoitise, l'amour-propre, la jalousie des pauvres gens. Cette vision de vie facile et plantureuse, présentée comme une réalité vivante, touchait ceux qui peinaient, mieux que n'eussent pu le faire les raisonnements les plus rigoureux ou les plus ingénieuses inventions. Ajoutez un certain ton de sensibilité dont la naïveté populaire était facilement dupe. Aussi le succès fut-il considérable. Le législateur de l'Icarie devint, dans une partie du monde ouvrier, l'objet d'une sorte de dévotion attendrie; traité de père par ses adeptes, il recevait des députations d'hommes et de femmes venant lui apporter d'immenses bouquets. Ce rôle d'idole plaisait à son égoïsme et à son orgueil. Ignorant tout ce qui n'était pas lui, il souriait avec une bienveillance dédaigneuse, quand quelqu'un lui parlait d'autre chose que de ses ouvrages. On ne saurait d'ailleurs lui refuser une certaine habileté d'organisation et de propagande. D'une fécondité égale à sa médiocrité, il multipliait les brochures, toutes roulant sur les doctrines icariennes, promettant le même bonheur et la même égalité; c'était généralement un dialogue où son partisan, maître Pierre, confondait maître Jacques, son adversaire, le tout avec accompagnement de lettres dans lesquelles des correspondants inconnus ou supposés témoignaient de leur admiration et de leur vénération pour le réformateur. Il avait trouvé moyen de se créer une armée de courtiers fanatiques qui s'en allaient placer ses brochures dans les ateliers de Paris et de province, au profit de ses idées et de sa bourse. Ainsi se formèrent des centres «icariens» à Lyon, à Toulouse, à Marseille, à Limoges, à Mulhouse, à Saint-Quentin et dans d'autres villes industrielles. Si bien qu'au lendemain de la révolution de 1848, Cabet est apparu comme une des puissances avec lesquelles le gouvernement provisoire était obligé de compter. Quelle plus saisissante preuve de son crédit que la douloureuse odyssée de ces centaines d'ouvriers et d'ouvrières qui sont partis alors, sur la foi de sa parole, pour les solitudes du Texas, afin d'y chercher cette Icarie dont le mirage avait séduit et allumé leurs grossières imaginations! Qui peut même affirmer que ces malheureux seront désabusés, quand, après le plus lamentable des avortements, ils reviendront décimés, déguenillés et décharnés?
VI
Ce fut en 1840, quelques mois après la publication du Voyage en Icarie, que Louis Blanc fit paraître sa brochure sur l'Organisation du travail: il n'avait pas encore trente ans. Il était né en 1811, à Madrid, où son père remplissait les fonctions d'inspecteur des finances du roi Joseph; sa mère était une Pozzo di Borgo, d'une distinction rare et d'une vive piété; son grand-père maternel, royaliste ardent, avait été guillotiné pendant la Terreur. La chute de Napoléon priva le père de Louis Blanc de sa place et laissa sa famille dans la gêne. Toutefois, en souvenir de l'aïeul, Louis XVIII accorda une pension à l'ancien fonctionnaire impérial et des bourses de collège à ses deux fils. Ceux-ci, ayant terminé leurs études et perdu leur mère, étaient en route pour chercher fortune à Paris, quand éclata la révolution de 1830[110]. Cet événement les priva de la pension faite à leur père: ce n'était plus seulement la gêne, c'était la misère, d'autant que, sous ce coup, M. Blanc, déjà malade et assombri, vit sa raison s'égarer. Voilà donc Louis, à dix-neuf ans, cherchant péniblement un gagne-pain, en compagnie de son frère cadet. Tour à tour copiste, clerc d'avoué, répétiteur, frappant à des portes qui ne s'ouvraient pas toujours, non seulement il était entravé dans son ambition, mais n'avait pas chaque soir de quoi manger: dénuement que le contraste lui faisait ressentir plus encore, quand, invité par un parent riche, et dissimulant sa pauvreté, il se retrouvait, pour quelques heures, dans ce monde élégant où le sort l'avait fait naître[111]. Que d'amertumes s'amassèrent alors dans cette âme, énergique sans doute, tenace, mais orgueilleuse, haineuse, jalouse! Que de serments d'Annibal contre la société à laquelle le jeune homme s'en prenait de ses privations et de ses humiliations! Lui-même a dit plus tard, en 1848, dans une de ses conférences du Luxembourg: «Si je n'ai pas été ouvrier comme Albert et comme vous, j'ai subi de votre existence tout ce qu'elle peut contenir de plus amer. Moi aussi, j'ai été pauvre, j'ai vécu à la sueur de mon front; dès mes premiers pas dans le monde, j'ai porté le fardeau d'un ordre social inique, et c'est alors que, devant Dieu, devant ma conscience, j'ai pris l'engagement, si je cessais un jour d'être malheureux, de ne jamais oublier ce qui a fait le malheur d'un si grand nombre de mes frères.»
Aux souffrances de la pauvreté s'ajoutait, pour le jeune Louis Blanc, la mortification, peut-être plus douloureuse encore, de sa petite taille; il avait un aspect si enfantin que, même plus tard, tous ceux qui le voyaient pour la première fois lui donnaient douze ou treize ans[112] et le traitaient en conséquence, les hommes ne le prenant pas au sérieux et les femmes riant de ses velléités galantes. En quête d'une place, il fut conduit, un matin, par M. Flaugergues, chez le duc Decazes, grand référendaire de la Chambre des pairs; celui-ci était assis sur son lit, lisant un journal. M. Flaugergues, après les formalités d'usage, recommanda son protégé au duc, qui, se tournant vers Louis Blanc, le frappa légèrement sur la joue: «Eh bien, dit-il, nous verrons ce qu'on peut faire pour ce petit garçon.» «Je sortis et ne le revis plus», racontait, longtemps après, Louis Blanc encore tout mortifié de cette scène; et il ajoutait, en savourant sa vengeance: «Étrange moquerie du destin! Le 1er mars 1848, il était donné à ce petit garçon de coucher dans le lit où il avait vu le duc assis, plusieurs années auparavant, et que le duc venait de quitter[113].»
Bientôt, cependant, l'horizon s'éclaircit devant Louis Blanc. Il trouva une place de précepteur chez un fabricant d'Arras, et fit ses débuts de journaliste dans la feuille radicale de cette ville. Revenu à Paris en 1834, il collabora au Bon Sens, au National, au Monde, se fit remarquer par Carrel, se lia avec Godefroy Cavaignac, et acquit assez d'importance pour devenir, le 1er janvier 1837,—il n'avait alors que vingt-cinq ans,—rédacteur en chef du Bon Sens; puis, ce journal ayant disparu en 1838, il fonda et diriga la Revue du progrès, dans laquelle écrivirent Félix Pyat, Étienne Arago, E. Duclerc, Dupont l'avocat, Godefroy Cavaignac, Dornès, Mazzini, etc... Aussi Henri Heine pouvait-il dire de lui, en 1840, qu'il était «une des notabilités du parti républicain», et il ajoutait: «Je lui crois un grand avenir, et il jouera un rôle, ne fût-ce qu'un rôle éphémère; il est fait pour être le grand homme des petits, qui sont à même d'en porter un pareil avec facilité sur leurs épaules[114].» Son talent était déjà ce qu'on l'a connu depuis, plus d'un rhéteur que d'un homme politique. La phrase était bien faite, soignée, d'allure noble et solennelle, non sans élégance, ni même parfois sans une certaine éloquence sentimentale qui rappelait le dernier siècle, mais un peu monotone, manquant de relief, d'imprévu et de jeunesse. Il tenait beaucoup de Rousseau pour la forme et le fond. Fort occupé et fort soigneux de son succès, attentif à flatter le peuple et à se faire en même temps, auprès des délicats, le renom d'un lettré, habile surtout à se ménager des appuis dans les journaux démocratiques de toute nuance, il savait, au besoin, se faire modeste et doucereux, tout en demeurant au fond très dédaigneux et très personnel[115].
En entrant dans la presse, Louis Blanc s'était engagé dans le parti républicain extrême, se posant en radical, en jacobin, nullement libéral et faisant ses dévotions à Robespierre. Mais, bien qu'il parût alors principalement préoccupé de poursuivre une révolution politique, il se distinguait de la plupart des hommes à côté desquels il écrivait, par un accent et un tour d'idées socialistes. Avec le temps, ce caractère devint de plus en plus marqué, et fut tout à fait dominant dans les articles de la Revue du progrès. Il n'était pas jusqu'à l'Histoire de dix ans, parue en 1840, où ne se trahît le parti pris de changer la société: sans doute, ce pamphlet historique était avant tout une machine de guerre contre la monarchie de Juillet; mais derrière cette monarchie l'écrivain poursuivait, avec une singulière âpreté de haine et de dénigrement, la bourgeoisie, envisagée comme la personnification des idées économiques régnantes, de la concurrence, du laisser-faire, du crédit individuel, de la féodalité financière, de l'«individualisme», de toutes ces «doctrines sans entrailles» qui ne songent qu'«à augmenter la masse des biens, sans tenir compte de leur répartition», qui «éloignent l'intervention de tout pouvoir tutélaire dans l'industrie», qui «protègent le fort et laissent l'existence du faible à la merci du hasard[116]».
Ce fut surtout par sa brochure sur l'Organisation du travail, publiée en septembre 1840[117], que Louis Blanc prit rang parmi les théoriciens du socialisme. L'auteur débutait par poser vivement cette question: «Le pauvre est-il un membre ou un ennemi de la société? Qu'on réponde. Il trouve, tout autour de lui, le sol occupé. Peut-il semer la terre pour son propre compte? Non, parce que le droit de premier occupant est devenu droit de propriété. Peut-il cueillir les fruits que la main de Dieu fait mûrir sur le passage des hommes? Non, parce que, de même que le sol, les fruits ont été appropriés.» Louis Blanc poursuivait ses interrogations; il montrait le pauvre ne pouvant pas même tendre la main ou s'endormir sur le pavé des rues, parce qu'il y a des lois contre la mendicité ou le vagabondage; puis il ajoutait: «Que fera donc ce malheureux? Il vous dira: «—J'ai des bras, j'ai une intelligence... Tenez, prenez tout cela, et en échange, donnez-moi un peu de pain.» C'est ce que font et disent aujourd'hui les prolétaires. Mais, ici même, vous pouvez répondre au pauvre: «—Je n'ai pas de travail à vous donner.» Que voulez-vous qu'il fasse alors? Vous voyez bien qu'il ne lui reste plus que deux partis à prendre: se tuer ou vous tuer.» L'auteur concluait que l'État devait «assurer du travail au pauvre»; non que cette conclusion lui parût satisfaire pleinement aux exigences de la «justice»; il faudrait davantage pour établir véritablement «le règne de la fraternité»; mais du moins, ce travail une fois assuré, «la révolte ne serait plus rendue nécessaire». Ce résultat, si modeste qu'il fût, Louis Blanc constatait qu'il n'était pas atteint. Pourquoi? À cause de la concurrence; là est, selon lui, tout le mal, le vice capital de l'organisation sociale. La liberté du travail n'est qu'un mensonge: elle aboutit à une guerre sauvage, non seulement entre le capital et le travail, mais entre le travail et le travail, entre le capital et le capital; elle amène, par suite, la baisse continue des salaires, l'écrasement des faibles, l'asservissement des pauvres et la constitution d'une féodalité industrielle. Suivait un tableau tragique des misères du prolétariat ouvrier, des vices et des crimes qui en sont la conséquence, de la famille dissoute, de l'enfance atrophiée et pervertie, etc. Que tout fût imaginaire dans ce tableau, nul ne pourrait l'affirmer; mais l'auteur exagérait violemment le désordre, envenimait et exaspérait perfidement les souffrances; et puis, n'était-il pas arbitraire d'imputer à la seule concurrence un mal qui avait beaucoup d'autres causes économiques et surtout morales?
Où Louis Blanc cherchait-il le remède? Tout d'abord, resté factieux en devenant utopiste, il combattait ceux qui, comme les fouriéristes et les saint-simoniens, se bornaient à rêver le changement de la société sans vouloir bouleverser le gouvernement. Pour lui, si la révolution sociale est le but final, la révolution politique est le moyen nécessaire. L'émancipation du prolétariat lui paraît d'ailleurs une œuvre trop compliquée pour s'accomplir par des efforts individuels. Il y faut appliquer «la toute-puissance de l'État». Donc les prolétaires doivent commencer par s'emparer du pouvoir. «Prenez-le pour instrument, leur dit-il, sous peine de le rencontrer comme obstacle.» Cet État, dont Louis Blanc ne craint pas de développer sans mesure l'autorité et l'intervention, sera «le régulateur suprême de la production»; à lui de prévenir les crises qui naissent de la libre concurrence. Comment, d'après quels principes, sur quelles données? L'auteur néglige de l'indiquer. L'État doit être en outre le «banquier des pauvres» et leur «fournir les instruments de travail». Sur ce point, Louis Blanc veut bien préciser son système. Le gouvernement fera un grand emprunt dont le produit servira à créer des «ateliers sociaux» affectés aux diverses branches de l'industrie. Les statuts de ces ateliers, rédigés par les pouvoirs publics, auront force de loi. Les salaires y seront égaux, par cette raison qu'ils doivent être réglés non d'après la capacité ou les œuvres, mais d'après les besoins. Il paraît que le vieux mobile de l'intérêt personnel sera heureusement remplacé, chez l'ouvrier émancipé, par le sentiment de l'honneur collectif, et par une disposition, présumée permanente, à la fraternité et au dévouement. La hiérarchie des fonctions, dans l'intérieur de chaque atelier, sera constituée par le gouvernement, la première année; par l'élection, les années suivantes. Les hommes ainsi appelés à remplir l'office des patrons, des ingénieurs, des chefs d'usines et de comptoirs, ceux qui devront apporter la science, l'expérience, la direction, l'esprit d'initiative ou de prévoyance, si essentiels au succès de l'entreprise industrielle, n'auront pas un salaire plus considérable que le moindre ouvrier; ils n'auront non plus aucune responsabilité. Quant aux capitalistes, ils sont autorisés, invités même à apporter leur argent; on leur servira un intérêt garanti par l'État, qui prend ainsi à sa charge tous les risques de la gestion; mais ils ne toucheront rien des bénéfices. Ces bénéfices seront divisés en trois parts: l'une, répartie également entre tous les membres de l'atelier; l'autre, destinée à l'entretien des vieillards, des malades, et à l'allègement des crises industrielles; la troisième, consacrée à fournir des instruments de travail à ceux qui voudraient faire partie de l'association, de telle sorte que celle-ci pourra s'étendre indéfiniment, même au delà des possibilités de la consommation. Chaque membre aura le droit de disposer de son salaire, mais l'auteur compte bien que l'association des travaux conduira à «l'association des besoins et des plaisirs», c'est-à-dire au communisme complet, qui est en effet le dernier mot du système. Il compte aussi que les ateliers nationaux feront une concurrence mortelle à l'industrie privée, ainsi réduite, avant peu, à capituler aux mains de l'État; au besoin, on s'arrangerait pour qu'il en fût ainsi: c'est ce que Louis Blanc appelle «se servir de la concurrence pour tuer la concurrence». Révolution complète qu'il nous affirme devoir s'accomplir facilement, rapidement et pacifiquement. Ce ne sera du reste qu'une transition, et il nous laisse entrevoir, dans les brumes de l'horizon, un règne plus complet de la «fraternité».
Cette périlleuse et absurde chimère ne supporte pas un moment l'examen. Un tel régime, en admettant qu'il y eût moyen de l'établir, serait la ruine de notre industrie, qui ne pourrait soutenir la concurrence avec l'industrie étrangère, et ne garderait même plus un seul entrepreneur capable, un seul ouvrier laborieux; il serait la ruine de l'État, devenu le banquier de toutes ces entreprises condamnées à la faillite; il serait la ruine de la liberté, qui n'aurait plus aucune place en face de cet État omnipotent, omnifaisant et omnipayant; il serait enfin la ruine de la dignité humaine, disparaissant sous le niveau et dans la confusion de ce communisme égalitaire. Rien d'original dans ces erreurs économiques et morales; on pourrait indiquer celle qui est empruntée au saint-simonisme, celle qui vient de Fourier, celle qui a été ramassée dans les écrits de Cabet ou de Buonarotti. Encore Louis Blanc a-t-il, par rapport à ses devanciers, notamment à Saint-Simon et à Fourier, l'infériorité de ne pas nous offrir un système complet, ayant une réponse telle quelle à toutes les questions de l'âme humaine. Il ne voit dans la société que le travail industriel, dans le travail industriel que le problème de la concurrence, et, pour guérir les abus de cette concurrence, il n'a pas d'autre remède que de la supprimer. Ce n'est donc plus l'œuvre complexe et longuement méditée d'un esprit philosophique, mais l'improvisation d'un journaliste qui, cherchant un moyen d'agitation et de popularité, a rassemblé à la hâte quelques idées fausses, prises de-ci et de-là. Il n'y a de nouveau et appartenant vraiment à Louis Blanc que la forme éloquente donnée à ces idées, et le ferment redoutable de passion révolutionnaire qui y est introduit.
Le succès fut considérable, plus considérable que celui de toutes les autres publications socialistes. Plusieurs éditions se succédèrent. Ces mots: «organisation du travail», qui n'étaient pas d'ailleurs de l'invention de Louis Blanc et que M. Arago avait déjà portés à la tribune de la Chambre, le 16 mai 1840[118], devinrent la formule des revendications du prolétariat. La faiblesse scientifique du système facilitait sa diffusion; ce remède si sommaire, dont quelques pages suffisaient à donner la recette, cette vue si restreinte et si superficielle de tant de graves problèmes étaient, beaucoup plus que la complication touffue de Fourier ou la profondeur abstraite de Pierre Leroux, à la portée des lecteurs populaires. Seule l'imagination sensible de «papa Cabet» pouvait leur plaire autant; encore Louis Blanc, parce qu'il tendait à la constitution d'une secte moins étroite, moins délimitée que celle de l'Icarie, trouvait-il un public plus étendu. Le beau langage du rhéteur, loin d'éveiller la méfiance des ouvriers, semblait les flatter d'autant plus qu'il était moins conforme à leur tour habituel d'esprit et à leur façon de s'exprimer. Et surtout, avec quelle âpre jouissance les mécontents et les malheureux se répétaient ces déclamations passionnées, où ils trouvaient à la fois la vengeance et l'exaspération de leurs souffrances! Nul écrivain ne contribua davantage à rendre la démocratie laborieuse impatiente de son sort, à lui souffler la haine de la société personnifiée dans la bourgeoisie; nul surtout ne travailla plus efficacement à lui faire croire qu'un changement de législation et de gouvernement pouvait faire disparaître tous ses maux, et qu'il lui suffirait de mettre la main sur le pouvoir pour effectuer ce changement, de rendre quelques décrets pour en recueillir aussitôt l'immense bénéfice. Pendant un temps, Louis Blanc n'a eu qu'à jouir de la popularité ainsi conquise, et c'est grâce à celle-ci qu'il a pu s'imposer, le 24 février 1848, comme membre du gouvernement provisoire. Mais, par un châtiment mérité, il s'est vu aussitôt sommé d'apporter au prolétariat la réalisation de l'immense et trompeuse espérance par laquelle il avait avivé ses convoitises. On sait à quelle lamentable banqueroute le parlement ouvrier du Luxembourg a promptement abouti, et comment, pour faire diversion aux embarras et aux humiliations de cette banqueroute, l'auteur de l'Organisation du travail s'est jeté et perdu dans les émeutes démagogiques.
VII
Il est un homme qu'on ne peut omettre dans la galerie des socialistes de ce temps, et qu'il serait cependant malaisé de rattacher à quelqu'une des écoles déjà étudiées; c'est Proudhon. Pour connaître son œuvre, il faut, avant tout, le connaître lui-même: il s'agit ici bien plus de l'analyse d'un tempérament que de celle d'un système, de l'histoire d'une passion que de celle d'une doctrine. Né à Besançon, en 1809, d'un ouvrier et d'une fille de campagne servante pour les gros ouvrages, employé, dans son enfance, à garder les vaches ou à faire le métier de garçon de cave, Pierre-Joseph Proudhon avait obtenu, par l'entremise de quelques personnes charitables, d'être admis au collège en qualité d'externe non payant. Ce fut donc encore un boursier, comme Pierre Leroux, comme Cabet, comme Louis Blanc. Écolier ardent et opiniâtre au travail, mais sans cesse entravé et humilié par sa misère, venant au collège en sabots et sans chapeau, puni maintes fois pour avoir «oublié» des livres qu'il n'avait pas le moyen d'acheter, ne trouvant pas de quoi dîner chez ses parents, au retour d'une distribution de prix où il avait remporté les premières couronnes, il se montrait déjà sombre, farouche, irritable[119]. Un jour que, suivant son instinct d'âpre curiosité, il avait, dans la bibliothèque de la ville, demandé à la fois un grand nombre d'ouvrages, le bibliothécaire, savant fort obligeant qui devait être un de ses protecteurs, s'approcha de lui et lui demanda en souriant: «Mais, mon petit ami, qu'est-ce que vous voulez faire de tous ces livres?» L'enfant leva la tête, toisa l'interrogateur et, pour toute réponse, lui jeta brusquement un: «Qu'est-ce que cela vous fait[120]?» L'obligation de gagner sa vie ne lui permit pas de terminer complètement ses études. Successivement correcteur, typographe, prote, il acquit, en 1836, une petite imprimerie dans laquelle il fit de mauvaises affaires. En 1838, il brigua et obtint de l'Académie de Besançon la pension Suard; cette pension de 1,500 francs était accordée, pour trois ans, au jeune homme sans fortune qui montrait d'heureuses dispositions dans les lettres, les sciences, le droit ou la médecine.
C'était, pour ce fils d'ouvrier, une occasion de s'ouvrir une carrière bourgeoise, d'autant mieux que l'honnête Académie paraissait prendre au sérieux et exercer avec sollicitude le patronage qu'elle avait assumé à son égard. Elle lui avait désigné, à Paris, pour correspondant et protecteur, un de ses membres qui faisait aussi partie de l'Académie française, M. Droz. Proudhon, bien que peu porté à la reconnaissance, a dû plusieurs fois rendre témoignage des bontés qu'avait eues pour lui ce moraliste aimable et bienveillant[121]. D'autres personnages considérables, M. Jouffroy, M. Cuvier, lui faisaient également favorable accueil. Mais, chagrin, défiant, misanthrope, il repoussait ces avances et restait dans son coin[122]. Était-ce modestie? C'était plutôt orgueil du plébéien qui a peur de ne pas faire assez bonne figure dans un salon[123]. Le rôle de protégé lui paraissait humiliant. Et puis n'attendez pas de lui la patience de suivre la filière, de prendre la queue des candidats; mieux valait, à son avis, tenter, à un moment donné, de sortir des rangs et de brusquer la renommée. Enfin, sans avoir encore toutes les opinions qu'il affichera bientôt, il se proclamait déjà républicain, égalitaire, il avait répudié toutes les croyances chrétiennes de son enfance et surtout possédait, au moins en germe, toutes les haines, toutes les amertumes qui feront plus tard explosion dans ses divers écrits. En recevant sa pension, il s'était fait le serment de ne pas abandonner ses frères du prolétariat, de ne pas se laisser attirer dans la hiérarchie sociale, mais, bien au contraire, de demeurer hors de cette hiérarchie pour la combattre[124]. «Je pourrais, écrivait-il le 17 décembre 1838, choisir d'autres voies de me pousser et de me faufiler; je ne le veux pas. Je refuse d'aller aux soirées de M. Droz, de voir M. Nodier, M. Baguet, M. Jouffroy, etc., et je n'y mettrai pas le pied... Ma nomination par l'Académie n'a pas effacé mes souvenirs, et ce que j'ai haï, je le haïrai toujours. Je ne suis pas ici pour devenir un savant, un littérateur homme du monde; j'ai des projets tout différents. De la célébrité, j'en acquerrai, j'espère; mais ce sera aux frais de ma tranquillité et de l'amour des gens.» Et, l'année suivante, le 15 octobre 1839, il ajoutait: «Je n'attends rien de personne; je rentrerai dans ma boutique, l'année prochaine, armé, contre la civilisation, jusqu'aux dents, et je vais commencer, dès maintenant, une guerre qui ne finira qu'avec ma vie[125].» Le bon M. Droz ne comprenait pas grand'chose à la manière d'être d'un si incommode pupille, et ne savait comment l'apprivoiser.
Si Proudhon se refuse à prendre rang dans la vieille société, ce n'est pas pour s'enrôler dans quelqu'un des partis révolutionnaires. Dès le premier jour, il se vante de «n'appartenir à aucune opinion[126]», et il gardera cette attitude jusqu'au bout. Il se dit républicain, mais proclame son mépris et son aversion pour toutes les coteries qui prennent cette étiquette; leur conduite lui paraît «stupide», leur programme absurde[127]. Il sera bientôt en état de guerre continuelle, implacable, avec les hommes du National, et ne se sentira jamais plus heureux que quand, par quelque «attaque effroyable», il les aura fait «pleurer et grincer des dents[128]»; il traite fort mal ceux qu'il appelle les «séides de Robespierre» et les «dévots à Marat[129]». Il n'est pas davantage disposé à s'affilier à l'une des sectes socialistes. «Je ne suis, écrit-il le 29 mai 1840, ni saint-simonien, ni fouriériste, ni babouviste, ni d'aucune entreprise ou congrégation réformiste.» Un autre jour, après avoir parlé de tous les prédicateurs d'évangiles nouveaux: «Je n'ai pas envie, ajoute-t-il, d'augmenter le nombre de ces fous[130].» Individualiste à outrance, il ne pardonne pas aux communistes de détruire la personnalité et la dignité humaines[131]. Et surtout, il se révolte contre les impuretés de la réhabilitation de la chair, de l'amour libre et autres divagations érotiques[132]. S'il est donc révolutionnaire et socialiste, c'est à sa manière, qui n'est celle de personne autre; il n'éprouve le besoin de se ranger sous aucun drapeau, et la conspiration qu'il se dispose à poursuivre est, comme il le dit lui-même, une «conspiration solitaire[133]».
Proudhon ne voulut pas se dévoiler tout d'un coup. En 1839, il publia un Discours sur la célébration du dimanche, sujet mis au concours par l'Académie de Besançon. Un peu d'attention suffit sans doute pour y découvrir en germe presque toutes les idées du socialisme égalitaire qui seront développées dans ses ouvrages ultérieurs; mais il tâchait de les couvrir du nom de Moïse, et les entourait d'amplifications inoffensives ou même presque édifiantes. La menace existait, seulement elle était dissimulée; et s'adressant au lecteur qu'il supposait intrigué par le mystère, l'auteur s'écriait: «Infortuné, comment me comprendriez-vous si vous ne me devinez pas?» Le public ne chercha ni à comprendre ni à deviner. Le Discours passa inaperçu, et personne ne s'arrêta à déchiffrer l'énigme qu'il pouvait contenir. L'Académie de Besançon seule s'en occupa; bien qu'un peu effarouchée, elle accorda une médaille à son pensionnaire, et se borna à faire quelques réserves par l'organe de son rapporteur, l'abbé Doney, qui devait être plus tard évêque de Montauban.
Proudhon fut étonné et quelque peu mortifié de n'avoir pas fait scandale[134]; il en conclut à la nécessité de frapper plus fort, et se mit à rédiger son Mémoire sur la propriété. Dans quel état d'esprit? On en peut juger par sa correspondance: «Je suis épuisé, découragé, consterné, écrivait-il le 12 février 1840. J'ai été pauvre l'année dernière, je suis, celle-ci, indigent[135]..... Je suis comme un lion; si un homme avait le malheur de me nuire, je le plaindrais de tomber sous ma main... Mon travail sur la propriété est commencé... L'ironie et la colère s'y feront trop sentir. C'est un mal irrémédiable. Quand le lion a faim, il rugit... Malheur à la propriété! malédiction!... Il est vrai que, sur certains passages de mes lettres, on doit trembler pour ma tête. Hé! Dieu de mon âme, c'est que je m'apprête à faire trembler les autres... Il faut que je tue, dans un duel à outrance, l'inégalité et la propriété. Ou je m'aveugle, ou elle ne se relèvera jamais du coup qui lui sera bientôt porté[136].» Le dernier trait est naïf; il trahit cet orgueil qui était le fond de l'âme de Proudhon et peut-être l'explication de beaucoup de ses actes. L'auteur était persuadé, en effet, que son livre serait «l'événement le plus remarquable de 1840». Un autre jour, il écrivait: «Je fais un ouvrage diabolique qui m'effraye moi-même»; et il terminait ainsi sa lettre: «Priez Dieu pour moi.» Le plus souvent, ce qui dominait en lui, c'était une sorte de joie sauvage, à la pensée de la consternation qu'il allait jeter dans les esprits: «Mon ouvrage est fini, et j'avoue que j'en suis content. Je ne puis y penser sans un frémissement de terreur. Quand je songe à l'effet qu'il produirait infailliblement, publié par un Arago, j'éprouve les mêmes palpitations qu'un Fieschi, à la veille de faire partir une machine infernale[137].»
Le Mémoire parut en juin 1840: c'était un volume de deux cent cinquante pages. Dès les premières lignes, à cette question: «Qu'est-ce que la propriété?» Proudhon répondait: «La propriété, c'est le vol.» Le défi, la recherche du scandale étaient manifestes: sorte de rubrique de charlatan, pour faire retourner les passants auxquels l'auteur en voulait de n'avoir pas été émus par les hardiesses plus enveloppées du Discours sur le dimanche. «Il fallait, a-t-il dit plus tard pour expliquer sa conduite, étonner l'ennemi par l'audace des propositions... Un parti ne se fût point prêté à cette tactique; elle exigeait une individualité résolue, excentrique même, une âme trempée pour la protestation et la négation. Orgueil ou vertige, je crus que mon tour était venu[138].» Toute sa vie, il devait, comme un nouveau cynique, se plaire à stupéfier le badaud, plus encore, à l'épouvanter. Lui représentait-on que ce n'était pas le moyen de gagner les gens, et que l'on prenait plus de mouches avec une cuillerée de miel qu'avec cent tonneaux de vinaigre? «Il ne s'agit pas de prendre des mouches, répondait-il: il s'agit de les tuer[139].» Parfois, il semblait tirer vanité de sa violence. «La propriété, c'est le vol! écrivait-il, il ne se dit pas, en mille ans, un mot comme celui-là. Je n'ai d'autre bien sur la terre que cette définition de la propriété, mais je la tiens plus précieuse que les millions de Rothschild.» Infatuation d'autant plus étrange qu'en réalité la formule n'était pas de lui, et qu'il l'avait empruntée à Brissot de Warville[140]. À d'autres moments, il s'excusait presque d'avoir crié si fort. «Cela sert avec les sots, disait-il; les sages aperçoivent le motif et pardonnent à l'auteur[141].» Et il ajoutait plus tard, en 1849, dans le Représentant du peuple, toujours à propos de la même phrase: «Cela se dit une fois; cela ne se répète pas. Laissons cette machine de guerre, bonne pour l'insurrection, mais qui ne peut plus servir aujourd'hui qu'à contrister les pauvres gens.»
Après cet exorde tapageur, l'auteur du Mémoire tâche de détruire les divers fondements sur lesquels les philosophes, les économistes ou les jurisconsultes font reposer la propriété; il la déclare une idée contradictoire, une institution malfaisante, et surtout lui reproche d'être en opposition avec la «justice». Pour lui, la «justice» est l'égalité, l'égalité absolue, l'égalité des conditions, des fortunes, des salaires. C'est à tort que le saint-simonisme et le fouriérisme ont dit: «À chacun selon sa capacité.» Toute part réclamée au nom du talent n'est qu'une «rapine exercée sur le produit du travail». L'auteur regarde d'ailleurs le talent comme une difformité qui tendra à disparaître avec l'égalité des conditions, et il nous offre la perspective terne et morne d'une société où toutes les intelligences seront nivelées comme les salaires. Il supprime la concurrence: la valeur de chaque objet ne varie plus selon l'offre et la demande; elle est tarifée d'après un criterium absolu et immuable, qui est la durée du travail nécessaire pour le produire; aucun compte n'est tenu du talent dépensé, ni de la difficulté vaincue; c'est l'Académie des sciences qui sera chargée de faire cette tarification. Tout cela ressemble fort aux rêveries des communistes; et cependant Proudhon se défend d'aboutir à la communauté, qu'il répudie au nom de la liberté et de la dignité humaines. Ajoutons qu'entre temps l'auteur conclut de la négation de la propriété à celle de l'autorité et se proclame «an-archiste». Quant à Dieu, l'heure de sa condamnation n'a pas encore sonné; bien au contraire, le Mémoire se termine par une sorte de prière adressée au «Dieu de liberté et d'égalité».
«Démolir», Proudhon s'y entend, et le mot même lui est familier. Mais, cela fait, il ne semble guère s'inquiéter de reconstruire. À peine, dans les dernières pages de son Mémoire, esquisse-t-il vaguement une théorie de la «possession» par laquelle il se flatte de remplacer la propriété, sans tomber dans la communauté. Cette possession paraît être la propriété individuelle, moins ce que l'auteur appelle l'«usure», c'est-à-dire moins la rente, le fermage; elle ne dure qu'à condition d'être effective; elle est transmissible par succession, sous cette réserve que nul ne doit cumuler deux héritages. Avec cette possession individuelle, aliénable, transmissible, que deviendra l'égalité absolue des conditions présentée par l'auteur comme la conséquence et même comme la raison de l'abolition de la propriété? S'il y a conflit entre les deux principes, quel pouvoir prononcera dans une société où l'on a proclamé l'«anarchie»? Nous pourrions multiplier à l'infini ces questions. Proudhon n'a essayé de répondre à aucune. En réalité, après avoir accumulé les plus audacieuses négations, il n'apporte pas une seule affirmation sérieuse. Lui-même avait le sentiment de son impuissance et cherchait à s'en excuser. Raillant fort dédaigneusement la présomption des faiseurs de système, fouriéristes ou autres, il disait, à la fin de son Mémoire: «Quant à la science de la société, je déclare que je n'en connais rien de plus que le principe (il entendait par là le principe d'égalité absolue), et je ne sache pas que personne aujourd'hui puisse se flatter d'avoir pénétré plus avant.» Mais il n'admettait pas qu'on l'engageât à suspendre la démolition, jusqu'au jour où il serait en mesure de tracer le plan du nouvel édifice: «J'ai prouvé le droit du pauvre, disait-il; j'ai montré l'usurpation du riche; je demande justice; l'exécution de l'arrêt ne me regarde pas. Si, pour prolonger de quelques années une jouissance illégitime, on alléguait qu'il ne suffit pas de démontrer l'égalité, qu'il faut encore l'organiser, qu'il faut l'établir sans déchirements, je serais en droit de répondre: «Le soin de l'opprimé passe avant les embarras des ministres...; le mal connu doit être condamné et détruit...; on ne temporise pas avec la restitution.»
La rapide analyse qui vient d'être faite de cet écrit ne saurait donner l'idée de sa forme: tout un appareil de métaphysique, d'économie politique, de jurisprudence, d'algèbre même, et en même temps toutes les brusqueries, les familiarités, les amertumes, les invectives, les personnalités de la polémique la plus emportée. L'auteur lui-même définissait ainsi ce qu'il appelait «le genre Mémoire»: «Moitié science, moitié pamphlet, noble, gai, triste ou sublime... La science pure est trop sèche; les journaux trop par fragments; les longs traités trop pédants. C'est Beaumarchais, c'est Pascal qui sont mes maîtres[142].» Dans le double personnage que cherchait ainsi à jouer Proudhon, le pamphlétaire était bien supérieur au savant. Celui-ci se montrait lourd, obscur, ennuyeux, pénible à suivre; celui-là, bien que dépourvu de grâce, de souplesse et de variété, bien que manquant souvent le but par excès de tension et de véhémence, était cependant alerte, rapide, vigoureux; il avait le tour vif et brusque, un entrain endiablé, une langue ferme, saine, précise; il excellait surtout dans le corps à corps, plus puissant à assommer un homme qu'à discuter une idée. Et quand, par hasard, il avait la chance de n'être plus dans le faux, quand il s'attaquait aux sottises ou aux vilenies de quelque socialiste rival, il avait des saillies de bon sens, et même des révoltes d'honnêteté, d'une saisissante vigueur. Malgré ces bons côtés, l'ensemble était sans agrément, indigeste et peu lisible. Aussi le public n'en connaissait-il réellement que quelques pages ou, pour mieux dire, quelques phrases. Ce qui faisait le plus défaut à Proudhon, c'était le cœur: pas d'autre émotion que celle de la colère. Quand il voulait être pathétique, imiter Jean-Jacques ou Lamennais, il tombait dans la mauvaise rhétorique. Il se piquait pourtant de ne pas faire œuvre de littérature, de n'être pas «gent de lettres[143]». Vaine prétention! Quoique fort différent de Louis Blanc, il était aussi un rhéteur, ou, si l'on aime mieux, un sophiste, ce qui n'est qu'une autre variété de la même espèce.
Le Mémoire sur la propriété ne fit pas tout d'abord le bruit que son auteur en attendait. Inconnu, vivant dans l'ombre et l'isolement, Proudhon eût eu besoin, plus que tout autre, d'être signalé au public par la presse; il n'avait rien fait pour se ménager son concours. Sauf la Revue du progrès de Louis Blanc, pas un journal ne parla de son livre. Au bout de quelques mois, cependant, les cinq cents exemplaires de la première édition se trouvaient placés, et il était question d'en faire une nouvelle. À l'Académie de Besançon, le Mémoire causa d'autant plus d'émotion qu'il avait été dédié à cette compagnie, avec une lettre-préface quelque peu ironique; certains académiciens ne demandaient pas moins que la déchéance du pensionnaire; après de longues délibérations, pendant lesquelles ce dernier se montra tour à tour humble et menaçant, l'Académie, toujours bonne personne, écarta les mesures de rigueur. Ce ne fut pas le seul corps savant dont Proudhon eut alors à se louer. Il avait fait hommage de son livre à l'Académie des sciences morales; M. Blanqui, l'économiste, se chargea du rapport: tout en réfutant les doctrines émises, il traita l'auteur en homme de science et, par là même, le couvrit aux yeux du ministre de la justice, qui était, en ce moment, sollicité de déférer aux tribunaux l'ennemi de la propriété.
Cette indulgence, loin de désarmer Proudhon, l'enhardissait. «Je n'ai pas commencé pour reculer», écrivait-il[144]. Aussi le voit-on faire paraître, coup sur coup, en avril 1841 et en janvier 1842, deux nouveaux Mémoires, le premier de forme relativement modérée, le second plus violent que jamais[145]. Il y revient sur les mêmes thèses, sans addition ni atténuation. Tout en visant surtout la propriété, il maltraite avec rudesse, chemin faisant, Lamennais, Considérant et le National. Le dernier de ces pamphlets lui valut une poursuite devant la cour d'assises de Besançon, ce qui ne laissa pas que de lui faire, un moment, assez peur; mais il s'en tira avec la finesse d'un paysan franc-comtois: à l'audience, il débita, d'un ton bonhomme et tranquille, une exposition si volontairement obscure de sa doctrine, que les braves jurés, n'y comprenant rien, se persuadèrent avoir devant eux un savant, non un conspirateur, et qu'ils l'acquittèrent. Le seul résultat du procès fut de mettre l'auteur un peu mieux en vue, ce qui lui était d'autant plus utile que les journaux, même ceux d'extrême gauche, continuaient à faire le silence autour de ses œuvres. «Je vais mon chemin sans leur secours, disait-il, ce qui prouve quelque chose.» Il ajoutait, un autre jour: «Inconnu à la presse et aux confréries littéraires et politiques, je perce peu à peu; mes brochures se vendent, et mon libraire ne paraît point mécontent[146].» Toutefois, le résultat était encore peu brillant. Proudhon écrivait, en effet, toujours à la même époque: «Je puis dire, en toute vérité, que je n'ai pas un partisan, au moins déclaré; le peuple ne peut suivre de si longues et si abstraites inductions.» «Du côté du peuple, lit-on dans une autre lettre, je suis vu avec plus de défiance que de sympathie; les petits journaux d'ateliers me montrent assez de mauvais vouloir; les communistes me regardent comme une espèce d'aristocrate.» Et un peu plus tard: «Je n'ai encore personne. Personne! Je suis délaissé. J'espère que dans un an le public se décidera; mais combien les écrivains sont lâches et égoïstes[147]!»
Proudhon commençait-il à se fatiguer et à s'inquiéter de cet isolement? En 1842 et 1843, nous le voyons solliciter un petit emploi à la mairie de Besançon; en même temps, il envoyait ses écrits à M. Duchâtel, ministre de l'intérieur, et lui expliquait longuement «comment on pourrait tourner, au profit du pouvoir, les théories les plus radicales»; «peut-être, écrivait-il à un de ses amis, ne seras-tu pas étonné si je te dis que, dans deux ans, je serai tout entier, avec armes et bagages, dans le gouvernement[148].» Quelques personnes en ont conclu qu'il y avait eu alors, chez ce révolté, une sorte de détente, une velléité de désarmement: pure illusion. Sans doute, il n'attachait que peu d'importance aux formes politiques, et si la monarchie eût consenti à être l'instrument de ses idées, il n'aurait eu aucun scrupule à s'allier avec elle; mais il ne pouvait sérieusement espérer son concours. Ce qu'il cherchait donc, en 1842 et 1843, c'était seulement une sorte d'abri d'où il pût continuer, avec plus de sécurité et sans risque d'un nouveau procès, sa guerre contre la société. Il rêvait, comme il le disait lui-même, «l'avantage d'être à la fois le réformiste le plus avancé de l'époque et le protégé du pouvoir[149]». C'est que, malgré son tempérament batailleur et son audace de plume, il n'avait nullement le goût du martyre: il en avait même le mépris[150]. De plus, au bénéfice d'être ainsi le protégé du gouvernement, il comptait joindre le plaisir de le tromper; or, rien ne l'amusait tant que de duper ceux qui se fiaient à lui. Voyez avec quel rire sournois il raconte, à cette même époque, le tour qu'il est en train de jouer à un magistrat qui, voulant faire un livre de droit criminel pour se pousser à la députation, l'a choisi comme secrétaire et collaborateur! Il nous dépeint ce magistrat comme un «brave homme», «honnête», de courte vue, «voltairien», «libéral», mais «propriétaire comme un diable», «se piquant d'aristocratie», traitant les radicaux et les socialistes de «charlatans» et d'«escrocs», et «ne voulant rien dire qui pût compromettre sa toge et contrarier ses opinions». Le perfide secrétaire profite de la confiance qu'on lui témoigne pour glisser, dans le travail qui lui est commandé, ses propres thèses plus ou moins dissimulées, se réservant, une fois le livre paru, loué, récompensé peut-être, de mettre en lumière ces passages et de sommer l'auteur nominal d'en accepter les conséquences. Comme il se gaudit par avance de ce scandale «d'un juge de Paris convaincu d'être antipropriétaire et égalitaire»! Comme il se promet de le pousser à bout sans pitié! «Ou mon homme criera: Vive l'égalité! À bas la propriété! dit-il, ou je le change en bourrique[151].» Le livre n'ayant pas été publié, cet honnête complot avorta; mais il révélait bien l'instinct de ruse subalterne qu'avait gardé ce fils de paysan. C'était évidemment un tour du même genre que Proudhon méditait de jouer au gouvernement, dans le cas où celui-ci eût accepté ses avances[152]. Au fond, les sentiments de l'ennemi de la propriété étaient toujours les mêmes; ils se trahissent à chaque page de sa correspondance: «Je déguise ma colère par prudence pure et nécessité, écrit-il le 3 avril 1842;... mais, oh! millions de tonnerres de diable, je vous jure que tout ce qui est différé n'est pas perdu.» Et peu après: «Je suis plus convaincu que jamais qu'il n'y a pas place pour moi dans le monde, et je me regarde comme en état d'insurrection perpétuelle contre l'ordre de choses[153].» Non qu'il rêve d'un coup de force, d'une émeute; il les répudie même[154]; mais il poursuit sans relâche ce qu'il appelle «l'inversion de la société[155]».
Jusqu'à présent ce n'est toujours qu'une œuvre de démolisseur que nous avons vu faire à Proudhon. S'y est-il donc renfermé jusqu'en 1848? Il sentait cependant qu'on avait le droit de lui demander son plan de reconstruction. Le livre sur la Création de l'ordre dans l'humanité, en 1843; fut un premier effort pour répondre à cette attente, effort très ambitieux et très malheureux; ce livre, présenté comme une révélation prodigieuse, fut peu lu, encore moins compris, et l'auteur lui-même dut avouer, après coup, qu'il «était au-dessous du médiocre[156]». Il tenta un nouvel effort, en 1846, en publiant le Système des contradictions économiques, ou Philosophie de la misère. Cet ouvrage en deux volumes, avec cette épigraphe orgueilleuse: Destruam et ædificabo, fit un peu plus de bruit que le précédent, ne fût-ce qu'à cause des injures qui y étaient dites à la Providence; c'est là qu'après une page de blasphèmes sans précédents peut-être dans notre littérature, Proudhon s'écriait: «Dieu, c'est sottise et lâcheté; Dieu, c'est hypocrisie et mensonge; Dieu, c'est tyrannie et misère; Dieu, c'est le mal!» Sous couleur d'appliquer la dialectique hégélienne dont les mystères venaient de lui être révélés[157], il ne faisait qu'opposer, entre-choquer, ruiner toutes les idées, soutenant le pour et le contre, tantôt montrant, dans l'économie politique, une routine condamnée par les faits, la consécration de la misère et du vol, tantôt faisant des chimères et des immoralités socialistes la critique la plus vengeresse, semblant d'ailleurs éprouver une sorte de joie maligne à démolir chacune des thèses par l'autre. Les rares lecteurs qui avaient le courage de le suivre dans ces enchevêtrements d'«antinomies» sortaient de là tout étourdis d'avoir été ainsi balancés, tournés et retournés; ils ne savaient plus que penser soit d'eux-mêmes, soit de l'auteur, et se demandaient si celui-ci ne s'était pas livré à un pur jeu d'ergotage. Selon la phraséologie allemande par laquelle il obscurcissait encore sa pensée, Proudhon venait de poser la «thèse» et l'«antithèse». Restait à en déduire la «synthèse», où se trouverait la vérité tant attendue. Mais on eût cherché vainement cette synthèse dans le livre; elle était renvoyée à un ouvrage ultérieur, que l'auteur se bornait à annoncer sous ce titre: Solution du problème social. C'est qu'il ne possédait pas cette solution; comme il le disait lui-même, il la «cherchait».
Cette recherche durait encore, quand éclata la révolution de 1848; Proudhon en fut tout d'abord «abasourdi»—c'est son propre mot—et même quelque peu désappointé. Dans le rôle nouveau que cet événement lui faisait, se montra-t-il plus apte à formuler un système qui ne fût pas une pure négation? Non: il aboutit seulement à ces théories du «crédit gratuit» et de la «banque du peuple», dont M. Bastiat et M. Thiers firent une si prompte justice. Exaspéré de son insuccès, Proudhon se jeta alors plus avant que jamais dans les violences démagogiques, jouant, avec une sorte de vertige et de frénésie, ce qu'il appelait «son infernale partie», jouissant de l'influence malfaisante qu'il avait enfin acquise sur le peuple révolutionnaire, et s'enorgueillissant peut-être plus encore d'être devenu l'épouvantail de la bourgeoisie.
Mais revenons au Proudhon d'avant 1848, le seul qui doive nous occuper ici. Il est maintenant manifeste que le sophiste pamphlétaire s'était lancé sans savoir où il allait; que, du premier jour au dernier, il avait marché à l'aventure, brisant tout sur son passage, sans autre inspiration, comme il l'avouait lui-même, que son «immense colère», beaucoup plus excentrique que vraiment original, nullement créateur. On comprend dès lors qu'il n'ait pas groupé de parti autour de lui. À peine, vers la fin de la monarchie de Juillet, voyait-il quelques amis nouveaux. MM. Darimon, Langlois, Chaudey, Mathey, Massol, remplacer les anciens qui s'étaient éloignés. En réalité, il demeurait toujours un isolé, en guerre avec toutes les factions, avec toutes les sectes. Il écrivait, le 26 mars 1847: «La répulsion que j'inspire est générale, depuis les communistes, républicains et radicaux, jusqu'aux conservateurs et aux jésuites, les jésuites de l'Université y compris.» Dans la masse ouvrière elle-même, bien qu'il commençât à être plus connu, il était loin d'avoir alors le renom et la popularité de Louis Blanc ou de Cabet. Un rapport de police disait de lui, en 1846: «Ses doctrines sont très dangereuses; il y a, au bout, des coups de fusil; heureusement ce n'est pas lu.» Très peu de gens, en effet, lisaient d'un bout à l'autre les écrits de Proudhon. Seulement, de leurs profondeurs obscures jaillissaient, comme éclairées d'une lueur sinistre, certaines phrases qui frappaient tous les yeux. On eût compté les ateliers où avaient pénétré les Mémoires sur la propriété et le Système des contradictions économiques; mais il n'était pas un recoin des faubourgs où n'eussent été entendus les cris: La propriété, c'est le vol! et: Dieu, c'est le mal! Ainsi isolées de tout développement, ces formules n'apportaient pas aux ouvriers une doctrine économique ou philosophique; elles leur faisaient l'effet d'une sorte de tocsin, d'appel à la révolte, au pillage des riches, au massacre des prêtres. Ceux mêmes qui n'en concluaient pas à la violence immédiate y désapprenaient ce qui pouvait leur rester encore des vieux respects. «Je n'ai pas la bosse de la vénération, écrivait un jour Proudhon, et si je forme un vœu, c'est de l'écraser sur le front de tous les mortels[158].» Il n'y réussit que trop bien. D'autres avaient déjà enseigné au peuple à détester la société et à nier la Providence; Proudhon lui apprit à leur montrer le poing et à leur cracher au visage.
VIII
La revue de l'armée socialiste est enfin terminée. Nous connaissons maintenant tous les sophistes qui, dans les dernières années de la monarchie de Juillet, travaillaient à pervertir l'esprit du peuple et à exciter ses passions; nous savons d'où ils venaient et où ils allaient. Rarement un tel effort avait été fait pour renverser la société. Sans doute, il y avait eu de tout temps des utopistes rêvant je ne sais quel remède aux maux qui résultent de l'inégale distribution des richesses. Mais ces rêveurs n'étaient pas des perturbateurs; ces fantaisies n'avaient rien d'agressif. Le saint-simonisme lui-même, bien qu'il ait servi en quelque sorte de transition entre la chimère inoffensive des Salente d'autrefois et la réalité destructive du socialisme contemporain, bien qu'il contînt en germe presque toutes les erreurs et les convoitises des sectes plus récentes, était demeuré cependant un mouvement pacifique, étranger aux partis politiques. Tel fut aussi le caractère des fouriéristes à leurs débuts et de quelques autres des théoriciens dont il vient d'être parlé. Mais à partir de 1840, notamment avec Louis Blanc, avec Proudhon, avec la plupart des communistes, nous sommes en présence d'un phénomène tout nouveau. On dirait que la barrière qui avait séparé jusqu'alors le monde des réformes sociales de celui des agitations politiques s'est abaissée. Le rêveur passe tribun; la secte se transforme en faction; la thèse d'école tend à devenir un mot d'ordre d'insurrection; l'utopie fait alliance avec les passions démagogiques, poursuit, par la violence révolutionnaire, la réalisation immédiate de ses plans, et trouve, dans l'immense prolétariat industriel né, à cette époque même, de la transformation économique, des souffrances pour entretenir, aviver les appétits et les haines, des demi-instructions pour se prendre aux sophismes, des forces pour mettre en œuvre les desseins de renversement. Il y a là une menace d'une particulière gravité. Qu'on ne se rassure pas en relevant les divergences de doctrine qui existent entre ces diverses écoles; incapables de s'entendre pour une affirmation commune, elles s'accordent dans une négation; elles s'attaquent aux mêmes institutions, et surtout remuent les mêmes colères, exaspèrent les mêmes douleurs, allument les mêmes convoitises. Leur action destructive a plus d'unité que leurs théories.
En même temps que les socialistes devenaient révolutionnaires, les radicaux, par une évolution correspondante, se rapprochaient du socialisme, dont le concours leur paraissait utile pour leur œuvre d'opposition subversive. Dès 1840, l'exemple de ce rapprochement avait été donné, non sans éclat, par M. Arago, réclamant à la tribune une «nouvelle organisation du travail». Plusieurs, sans doute, dans le parti républicain, répugnaient à suivre cet exemple. Au National, on soutenait volontiers qu'avant de parler de révolution sociale il fallait d'abord faire la révolution politique. Mais à côté et un peu au delà du National, la Réforme, fondée en 1843, sous les auspices de M. Ledru-Rollin, était loin d'avoir les mêmes répugnances. Parmi les membres de son comité elle comptait M. Louis Blanc, acceptait de ses mains un programme entièrement conforme aux idées de cet écrivain, et lançait, en 1845, dans les ateliers de Paris, une pétition rédigée sous la même inspiration. Il est d'ailleurs à remarquer que certains radicaux qui reculaient ou hésitaient devant les conclusions doctrinales du socialisme s'associaient, par calcul de tactique ou par entraînement déclamatoire, à ses excitations et à ses provocations. Tel était le cas de Lamennais. Interrogé en 1838 par Cabet, il avait répondu n'avoir pas encore d'idées arrêtées sur ce que devrait être l'«organisation du travail[159]», et plus tard, en 1847, dans une lettre adressée au National, tout en applaudissant aux «tentatives» des écoles communistes, il déclarait «ne pas approuver les moyens qu'elles proposaient», notamment la façon dont elles supprimaient la propriété individuelle. Mais cela ne l'empêchait pas de maudire avec elles la société actuelle et de la déclarer sataniquement organisée par les riches contre les pauvres. Sa rhétorique, si étrangement mélangée de colère et de pitié, se plaisait à peindre la misère et la servitude du prolétaire; il avait déjà commencé dans les Paroles d'un croyant; il continua dans une série de pamphlets de plus en plus véhéments: «Peuple, peuple, s'écriait-il, réveille-toi enfin! Esclaves, levez-vous, rompez vos fers... Voudriez-vous qu'un jour, meurtris par les fers que vous leur aurez légués, vos enfants disent: «Nos pères ont été plus lâches que les esclaves romains; parmi eux, il ne s'est pas rencontré un Spartacus[160]!» Par une inconséquence singulière, l'auteur se défendait de vouloir la violence, et s'interrompait par moments pour prêcher la justice à ceux dont il venait d'irriter longuement les convoitises et les ressentiments. Naturellement, ses excitations enflammées étaient mieux entendues que ses conseils de sagesse. «J'ai vu des ouvriers, écrivait Proudhon, qui, après la lecture du dernier ouvrage de Lamennais, demandaient des fusils et voulaient marcher à l'instant[161].»
Si du radicalisme nous remontons aux régions plus tempérées de l'opposition dynastique, nous n'y trouvons plus d'accointances avec le socialisme. Quand la gauche était obligée de s'expliquer, elle répudiait les faux prophètes; mais elle s'en occupait peu. N'attendez pas de sa part une réprobation continue, une lutte active: ses efforts sont tendus d'un autre côté, contre le gouvernement. Les socialistes profitaient même parfois de sa tendance accoutumée à prendre sous sa protection tous les révoltés, même ceux qui lui étaient au fond les plus antipathiques. Et puis c'était aussi chez elle un parti pris de nier le péril social, par crainte que les intérêts effrayés ne se rejetassent du côté des conservateurs. Ajoutons enfin que, par le tour donné dans les dernières années à ses polémiques, par ses déclamations contre la corruption de la classe régnante, par sa façon de présenter l'organisation politique comme l'exploitation du pays par une sorte d'oligarchie bourgeoise, elle fournissait inconsciemment des armes aux socialistes.
Le gouvernement et les conservateurs voyaient-ils mieux le danger et savaient-ils le combattre? Il ne s'agissait pas uniquement de réprimer les désordres matériels, d'intenter quelques procès de presse, de dissoudre quelques associations, de prendre quelques précautions de police. La politique qui eût borné là sa tâche eût été singulièrement courte et étroite. Il fallait faire plus que punir la manifestation extérieure du mal, il fallait guérir le mal lui-même.
Il y avait tout d'abord, au fond du socialisme, des idées fausses: s'occupait-on de les redresser? Il semblait que cette tâche incombât particulièrement aux économistes, école nouvelle, d'origine plus ou moins britannique, active, remuante, déjà importante et aspirant à l'être plus encore. À elle de faire justice des chimères et des sophismes, au nom du bon sens, des lois naturelles, des faits nécessaires. Or si l'on ouvre le Dictionnaire d'économie politique au mot «Socialisme», et si l'on consulte la bibliographie des ouvrages publiés pour et contre, pendant la monarchie de Juillet, on trouvera une longue liste d'ouvrages pour, et à peu près rien contre; il a fallu l'explosion de 1848 pour que les économistes s'aperçussent qu'il y avait une société à défendre. À peine doit-on faire exception pour M. Louis Reybaud, qui publia, de 1840 à 1843, deux volumes intitulés: Études sur les réformateurs modernes[162]; encore l'auteur avait-il moins pour objet de redresser les idées populaires que d'intéresser la curiosité bourgeoise, en la mettant au courant d'un mouvement qu'elle ignorait. M. Reybaud était le premier à reconnaître qu'on n'avait pas réfuté les socialistes. «La société, disait-il, ne leur a répondu que par l'indifférence. Pour les réduire au silence, il eût fallu peu d'efforts. La société n'a pas daigné prendre cette peine; elle était trop haut, eux trop bas... À quoi bon se charger d'une justice qui se faisait toute seule?... Le socialisme avoué est fini ou bien près de finir[163].» Les économistes ne firent donc à peu près rien, à cette époque du moins, pour contre-balancer, dans l'esprit du peuple, tant de détestables enseignements. D'ailleurs, si même ils s'en fussent occupés, auraient-ils eu, avec leurs allures un peu froides et sèches, avec leur thèse, parfois impitoyable, du laisser faire et du laisser passer, ce qui convenait, sinon pour mettre en lumière des erreurs de doctrine, du moins pour aller au cœur des misérables, pour satisfaire des aspirations fondées sur le besoin, pour désarmer des passions alimentées par la souffrance?
À vrai dire, ce qu'il eût fallu, c'était moins de réfuter tel ou tel sophisme, que de remédier à la déviation morale et intellectuelle qui avait permis à ces sophismes de trouver crédit dans tant d'esprits. Le gouvernement pensait probablement avoir commencé cette œuvre, en s'attaquant à l'ignorance et en développant l'instruction primaire. Il semble bien, en effet, qu'en pareille matière le concours des maîtres d'école puisse être fort utile, à une condition cependant, c'est que ces derniers ne deviennent pas, par une sorte de trahison, les complices de l'ennemi. Il faut croire que, malgré ses honnêtes efforts, le gouvernement de Juillet ne s'était pas suffisamment prémuni contre cette trahison, car il devait suffire, au lendemain de la révolution de Février, d'une criminelle incitation du pouvoir, devenu momentanément révolutionnaire, pour transformer une bonne partie des instituteurs publics en apôtres officiels du socialisme. L'école ne suffisait donc pas, et elle pouvait même devenir un danger de plus. Avec elle et au-dessus d'elle, il fallait le concours de l'Église. Le socialisme était avant tout la contradiction des idées chrétiennes qui avaient été, depuis tant de siècles, le fondement de la vie morale et sociale. Un de ses docteurs le définissait: un effort «pour matérialiser et immédiatiser le paradis spirituel des chrétiens», et un autre résumait ainsi l'état d'esprit de ses adeptes: «Ils ne croient pas et ils veulent jouir.» Aussi, dans le peuple, les progrès du socialisme allaient de front avec ceux de l'impiété, et d'une impiété si radicale que Proudhon lui-même, malgré la joie sauvage qu'il en ressentait, ne laissait pas que d'en être épouvanté[164]. Le remède ne pouvait être que dans le retour à la religion: seule, elle pouvait vraiment redresser les esprits et pacifier les cœurs des prolétaires; seule, elle pouvait donner à ces derniers les explications et les espérances qui leur rendaient la vie intelligible et supportable. Parmi les hommes du gouvernement, il en était plusieurs qui paraissaient comprendre cette vérité, et nul, par exemple, ne l'avait exprimée plus éloquemment que M. Guizot[165]. C'était évidemment pour s'y conformer que le législateur avait maintenu l'enseignement du catéchisme dans l'instruction primaire. Toutefois, le christianisme, malgré le terrain regagné depuis 1830, occupait encore une trop faible place dans les idées et dans la vie de la classe dirigeante, pour qu'on pût attendre de celle-ci une sorte d'apostolat religieux: son exemple agissait le plus souvent en sens contraire. Et puis, par une malheureuse coïncidence, le gouvernement se trouvait, depuis 1841, à propos de la liberté d'enseignement, en lutte avec les influences catholiques; au lieu d'encourager leur action bienfaisante, il était amené à prendre des précautions contre leurs prétendus empiétements, aussi préoccupé de marchander au clergé et aux congrégations leur part dans l'éducation de quelques enfants, qu'il eût dû l'être de leur confier l'éducation de cet autre grand enfant qu'on appelle le peuple. Aucune autre doctrine, aucune autre force morale n'occupait ni ne pouvait occuper, dans la bourgeoisie, la place que le christianisme y avait malheureusement perdue. Ce n'était pas la moindre cause de faiblesse de cette bourgeoisie en face du socialisme. Henri Heine lui-même, tout incrédule qu'il était, en avait le sentiment plus ou moins net: il insistait sur «l'avantage incalculable qui ressortait, pour le communisme, de la circonstance que l'ennemi qu'il combattait ne possédait, malgré toute sa puissance, aucun appui moral en lui-même». Et il ajoutait: «La société actuelle ne se défend que par une plate nécessité, sans confiance en son droit, même sans estime pour elle-même, absolument comme cette ancienne société dont l'échafaudage vermoulu s'écroula lorsque vint le fils du charpentier[166].»
Au fond du socialisme, il n'y avait pas seulement une perversion des esprits et des cœurs, il y avait aussi, ne l'oublions pas, une souffrance, souffrance réelle et profonde. Vainement le progrès économique avait-il augmenté d'une façon générale le bien-être du peuple: vainement celui-ci était-il mieux logé, mieux vêtu, mieux nourri, mieux soigné dans ses maladies; en même temps, par une de ces lois mystérieuses qui déroutent et humilient la raison humaine, le premier résultat de ce développement industriel dont notre siècle s'enorgueillissait, semblait être l'apparition d'un mal nouveau, d'une forme spéciale de paupérisme qu'on appelait précisément le paupérisme industriel: misère matérielle et morale, parfois plus hideuse que tout ce qu'on avait vu à des époques réputées moins prospères, et surtout rendue plus insupportable par le voisinage et le contraste de la richesse que ces misérables contribuaient à créer. Pour avoir raison du socialisme, il n'eût donc pas suffi de prouver qu'il avait tort; il fallait supprimer ou soulager les souffrances qui étaient après tout sa principale raison d'être. Il serait fort injuste de dire, comme on l'a fait parfois, que la monarchie de Juillet ne s'est pas occupée des ouvriers. Sans mise en scène tapageuse, elle a fait beaucoup pour eux: développement des caisses d'épargne, des conseils de prud'hommes, de l'assistance publique, des brevets d'invention, des écoles, projets sur les caisses de retraite et sur les monts-de-piété, etc., etc.; et certes mieux vaut un gouvernement qui s'applique à résoudre modestement la question sociale sans la poser, que celui qui la pose bruyamment sans la résoudre. Toutefois, si peu de cas qu'on fasse du charlatanisme, n'est-on pas tenté de regretter que le gouvernement d'alors n'ait pas fait un peu plus montre de l'intérêt qu'il portait aux travailleurs? Ceux-ci, en le voyant presque toujours absorbé, au moins en apparence, par des questions qui ne les touchaient aucunement, étaient plus disposés à écouter le sophiste qui affectait au contraire d'être exclusivement occupé de leur cause. D'ailleurs, il faut bien l'avouer, une partie de la bourgeoisie oubliait trop ses devoirs envers l'ouvrier. Je l'ai déjà dit, cette bourgeoisie, malgré ses qualités réelles, manquait un peu d'élévation d'esprit et de chaleur de cœur; elle ne savait pas assez regarder en haut et aimer en bas. Et puis, dans ses rangs, combien d'individus, étourdis et comme grisés par l'étonnant progrès économique qui naissait de leurs efforts et dont ils tiraient d'immenses bénéfices, en proie à une sorte de fièvre de gain, de spéculation et de jouissance, irritaient le prolétariat par leur égoïste indifférence, en même temps que leurs exemples lui enseignaient toutes les convoitises matérialistes! De là, le cri de révolte et d'envie qui semblait parfois répondre, d'en bas, au culte du veau d'or qui régnait en haut. Là encore, n'est-ce pas la religion qui eût pu apporter le vrai remède au mal social, en rapprenant à cette société bourgeoise la leçon trop oubliée du renoncement pour soi et de la charité envers les autres? Dès 1837, Ozanam, considérant d'un côté le camp des pauvres, de l'autre le camp des riches, «dans l'un l'égoïsme qui veut tout retenir, dans l'autre l'égoïsme qui voudrait s'emparer de tout», demandait «qu'au nom de la charité, les chrétiens s'interposassent entre les deux camps, qu'ils allassent, transfuges bienfaisants, de l'un à l'autre, obtenant des riches beaucoup d'aumônes, des pauvres beaucoup de résignation»; qu'ils se fissent «médiateurs» entre «un paupérisme furieux et désespéré» et «une aristocratie financière dont les entrailles s'étaient endurcies»; et alors, dans le rêve généreux de sa jeunesse, il voyait «cette charité paralysant, étouffant l'égoïsme des deux partis, diminuant chaque jour les antipathies; les deux camps se levant, jetant leurs armes de colère et marchant à la rencontre l'un de l'autre, non pour se combattre, mais pour se confondre, s'embrasser et ne plus faire qu'une bergerie sous un seul pasteur, unum ovile, unus pastor[167]». Mais, hélas! bien petit était le nombre de ceux qui pensaient et surtout agissaient comme Ozanam!
En somme, force est de reconnaître que la société se défendait mal contre ses adversaires. Heureux encore quand elle ne se faisait pas leur alliée, en prêtant la publicité de ses journaux et l'autorité de ses applaudissements à des écrits qui, comme les romans d'Eugène Süe, étaient l'une des plus redoutables machines de guerre du socialisme. À vrai dire, dans la bourgeoisie, on ne croyait pas au danger. Le travail, parce qu'il se faisait sous terre, échappait aux regards distraits. Le suffrage restreint avait cette conséquence qu'il ne laissait de place à aucune manifestation électorale ou parlementaire des idées qui fermentaient dans les masses ouvrières. «Tout le monde, a écrit depuis un homme mêlé à la politique de ce temps, M. Saint-Marc Girardin, se laissait prendre aux apparences décevantes du gouvernement représentatif, apparences d'autant plus décevantes que, comme elles ont leurs agitations de tribune et leurs troubles d'assemblée, l'inquiétude que causent ces troubles et ces agitations fait croire qu'il n'y a pas à craindre de dangers plus grands et plus sérieux... Les fossés qu'il fallait chaque jour éviter sur la route nous cachaient, chose étrange, le précipice qui nous attendait... La vie animée du gouvernement représentatif nous distrayait et nous trompait. Nous nous occupions de nos malaises, et nous négligions notre maladie.» De temps à autre, cependant, le désordre, d'ordinaire caché, se faisait jour au dehors; il se produisait comme des crevasses qui laissaient entrevoir la flamme du volcan et par lesquelles s'échappait même quelque jet de lave incandescente; ainsi fut-il, par exemple, à la fin de 1841, lors des révélations qu'avait amenées l'instruction de l'attentat de Quénisset contre le duc d'Aumale. Le monde politique prêtait un moment l'oreille; il poussait un cri de terreur; le Journal des Débats déclarait que la question n'était plus de savoir comment serait résolu tel problème parlementaire, mais bien «s'il y aurait ou non un ordre social». Seulement, l'alarme ne durait pas: au bout de quelques jours, on ne songeait plus qu'il pût y avoir un autre danger que les manœuvres de M. Thiers ou les déclamations de M. Odilon Barrot. Le préfet de police, dont c'était la mission particulière de regarder à ce qui se passait dans les bas-fonds sociaux, signalait parfois au ministre de l'intérieur l'activité croissante de la propagande socialiste. «Là est la véritable plaie de l'époque, disait-il en terminant l'un de ses rapports, et l'on doit reconnaître que, chaque année, elle fait de nouveaux progrès. Un pareil état de choses me paraît de nature à éveiller la haute sollicitude du gouvernement[168].» Le ministre probablement n'eût pas demandé mieux que de prendre en considération cet avertissement; mais, au même moment, il en était détourné par quelque incident de presse ou de tribune, par quelque préoccupation électorale. On devait arriver ainsi jusqu'à la chute de la monarchie, sans avoir jamais sérieusement pensé au danger du socialisme. Rien, du reste, ne donne mieux l'idée de cette étonnante sécurité, de cette inattention obstinée, de ce prodigieux aveuglement, que la stupeur épouvantée de la bourgeoisie, quand, le 24 février 1848, le socialisme, surgissant tout armé des barricades, vint exiger sa place, à l'Hôtel de ville, parmi les maîtres de la France.
CHAPITRE IV
M. GUIZOT ET LORD ABERDEEN.
I. L'entente cordiale en Espagne. Réaction favorable à l'influence française. La candidature du comte de Trapani à la main d'Isabelle se heurte à de graves difficultés. La candidature du prince de Cobourg n'est pas abandonnée. M. Bresson, inquiet, interroge son gouvernement. Le duc de Montpensier est proposé pour l'Infante. Déclarations faites à ce sujet dans l'entrevue d'Eu, en septembre 1845. On continue à s'agiter en faveur de Cobourg. Le cabinet français instruit M. Bresson et avertit le cabinet de Londres qu'il reprendrait sa liberté si le mariage Cobourg devenait imminent. Intrigue nouée entre la reine Christine et Bulwer, au printemps de 1846, pour conclure ce mariage à l'insu de la France. Lord Aberdeen la fait échouer en la révélant à notre ambassadeur. Le ministre anglais fait au duc de Sotomayor une réponse qui semble inspirée par un sentiment différent. Impression que ces incidents laissent au gouvernement français.—II. L'Orient après 1840. L'Égypte. La question du Liban. Efforts peu efficaces de la diplomatie française.—III. La Grèce. Fâcheux débuts du nouveau royaume. M. Guizot propose à l'Angleterre de substituer, en Grèce, l'accord à l'antagonisme. L'entente cordiale à Athènes. Colettis au pouvoir. Opposition que lui fait la diplomatie anglaise. Succès de Colettis. La légation de France le soutient et l'emporte sur la légation britannique. Inconvénients de ce retour à l'ancien antagonisme.—IV. L'entente cordiale se maintient surtout par l'amitié personnelle de M. Guizot et de lord Aberdeen. Leur correspondance. Première démission du cabinet tory. Émoi causé en France à la pensée que Palmerston va reprendre la direction du Foreign office. M. Thiers, au contraire, qui a partie liée avec lui, s'en réjouit. Le ministère whig ne peut se former à cause des objections faites contre Palmerston. Voyage de ce dernier en France. Chute définitive du ministère Peel et rentrée de Palmerston.
I
Les affaires étrangères n'avaient pas tenu, dans les grands débats politiques de la session de 1846, la même place que les années précédentes. Il n'en faut pas conclure que le gouvernement français n'avait plus de problème extérieur à résoudre ou du moins à surveiller. Au dehors comme au dedans, les ministres n'ont jamais de telles vacances. À défaut des accidents imprévus et extraordinaires qui avaient naguère mis en question la paix du monde et l'existence du cabinet, restaient les difficultés permanentes que notre diplomatie ne pouvait perdre de vue, alors même qu'aucun fait public n'attirait sur elles l'attention de la foule. En 1846, les plus graves de ces difficultés avaient pour siège l'Espagne et l'Orient, où, depuis si longtemps, se heurtaient les influences rivales de la France et de l'Angleterre.
Des affaires d'Espagne, qui depuis la mort de Ferdinand VII avaient causé tant d'embarras à notre gouvernement, il a été déjà question plusieurs fois[169]. Il convient d'en reprendre le récit au moment où nous l'avions interrompu, c'est-à-dire dans la seconde moitié de 1843, alors que le cabinet de Londres, éclairé par la chute d'Espartero, consentait enfin à s'entendre avec celui de Paris et à substituer, dans la Péninsule, l'action commune au vieil antagonisme; c'était, on le sait, la première manifestation de «l'entente cordiale». Cette nouvelle politique ne parut pas tout d'abord avoir des effets défavorables à la France. Au contraire, notre influence reprit peu à peu, à Madrid, le terrain qu'elle avait perdu pendant la régence d'Espartero. À travers mille intrigues de cour ou de parlement, dans lesquelles tous les partis mêlaient—comme cela ne se voyait qu'en Espagne—les procédés de révolution et ceux d'ancien régime, le pouvoir ministériel passa successivement des radicaux avancés, clients de l'Angleterre, à des radicaux de plus en plus modérés, et finit par arriver, en mai 1844, aux mains du général Narvaez et des autres chefs de l'ancien parti français. Dès le mois de février précédent, la reine mère Christine, qui, pendant son exil, vivait à Paris, dans l'intimité des Tuileries, avait été solennellement rappelée et avait repris, sous le nom de sa fille, l'exercice du pouvoir royal. Les élections, faites à la fin de 1844, donnèrent une majorité conservatrice, et le premier acte de la Chambre nouvelle fut de réformer la constitution dans un sens monarchique. La réaction était donc complète. Le gouvernement français ne pouvait la voir avec déplaisir, et il était disposé à la seconder. Toutefois il était bien résolu à ne pas retomber dans l'ornière de l'ancienne rivalité. M. Guizot avait proclamé cette volonté à la tribune de la Chambre des députés, dès le 21 janvier 1844, et surtout il s'appliqua à en bien pénétrer l'ambassadeur de France à Madrid, qui, depuis novembre 1843, se trouvait être le comte Bresson, jusqu'alors accrédité près la cour de Berlin. Ce n'était pas, en effet, entre les ministres dirigeants à Paris et à Londres que l'entente cordiale avait le plus de peine à s'établir; c'était au loin, entre les agents diplomatiques des deux puissances. Les ministres, voyant par position les choses de haut et d'ensemble, pouvaient prendre leur parti de tel sacrifice local qu'ils savaient être compensé par les avantages généraux du système. Les agents, placés au milieu d'un théâtre circonscrit, étaient portés à y borner leur vue; autour d'eux, tout—hommes et choses, traditions du passé et tentations de l'heure présente—les poussait à l'antagonisme. Pour y échapper, il leur fallait remonter la pente naturelle de leur fonction. M. Guizot connaissait notre nouvel ambassadeur à Madrid pour un esprit ardent, prompt à la lutte, mais aussi fort capable de comprendre une grande politique et de s'y dévouer; il le pressa de «n'épouser aucune querelle, aucune coterie, aucun nom propre», de prêcher à tous, particulièrement à nos amis, la concorde, la modération, et le détourna d'opposer un parti français à un parti anglais[170]. Pour ce qui dépendait de lui, loin d'appuyer sur les échecs infligés en Espagne à l'influence britannique, il cherchait à les atténuer: ainsi retarda-t-il la rentrée de la reine Christine, jusqu'à ce que le cabinet de Londres en eût reconnu la nécessité.
En dépit de ces ménagements, le tour pris par les événements au delà des Pyrénées était désagréable au gouvernement anglais, d'autant que lord Palmerston ne manquait pas d'y montrer le fruit de la politique suivie par ses successeurs. Lord Aberdeen en était parfois un peu triste, mais il n'en persistait pas moins à répudier «cette politique d'antagonisme qui, disait-il, avait beaucoup nui à l'Espagne, sans beaucoup servir à l'Angleterre», et il proclamait que «seule, la coopération des deux puissances occidentales pouvait assurer la prospérité de la Péninsule». Tel fut le sens des instructions que, lui aussi, il envoya à son représentant près la cour de Madrid. Celui-ci avait été changé en même temps que l'ambassadeur de France; malheureusement, en cette circonstance, on n'avait fait qu'à demi les choses: si M. Aston avait été rappelé pour avoir été trop engagé dans l'ancienne rivalité, il avait été remplacé par sir Henri Bulwer, homme d'esprit, naguère premier secrétaire de l'ambassade anglaise à Paris, mais, au fond, de la clientèle de lord Palmerston et, comme tel, mal préparé à se faire l'instrument d'une politique d'union. Aussi les rapports furent-ils tout de suite assez tendus entre le nouveau ministre d'Angleterre et le comte Bresson, qui, de son côté, n'était d'humeur à permettre ni qu'on lui manquât dans les petites choses, ni qu'on l'entravât dans les grandes.
Les mauvais procédés de l'agent anglais n'ébranlèrent pas la volonté conciliante de M. Guizot; il n'en prêcha pas moins la patience à son ambassadeur. «Soyez, lui écrivait-il, toujours bien avec Bulwer et pour lui; rendez-lui de bons offices. Ne fermez point l'œil sur ses petites menées, et tenez-moi toujours au courant; mais qu'il n'en paraisse rien dans vos rapports avec lui, dans votre langage sur lui. Vous avez vu le bon, le très beau langage de lord Aberdeen. C'est là l'essentiel. Prenez cela pour le symptôme assuré et le vrai diapason des intentions et des rapports des deux gouvernements. Que Bulwer, comblé de vos bons procédés, de vos bons offices, ne puisse, s'il fait des fautes et subit des échecs, s'en prendre qu'à lui-même. L'entente cordiale n'est pas, je le sais, un fait de facile exécution sur tous les points et tous les jours. C'est pourtant le fait essentiel à la situation générale, et je m'en rapporte à vous pour le maintenir au-dessus des difficultés locales qui pèsent sur vous[171].»
Dès l'établissement de l'entente cordiale en Espagne, M. Guizot avait déclaré que «la plus grave des questions auxquelles elle devait s'appliquer était sans contredit celle du mariage futur de la reine Isabelle[172]». On se rappelle quelle était sur ce point notre politique nettement proclamée: nous consentions à l'exclusion des princes français, mais nous exigions un Bourbon, et, par cette raison, nous avions absolument repoussé la candidature du prince de Cobourg[173]. On n'a pas oublié non plus comment, dans l'entrevue d'Eu, le gouvernement anglais, sans adhérer formellement et en principe à notre prétention, avait paru s'engager en fait à la soutenir, ou tout au moins à ne pas la contrarier[174]. Notre candidat était alors le comte de Trapani, second frère du roi de Naples, et également frère de la reine Christine. Ce n'était pas que notre cabinet eût aucune préférence absolue pour ce prince. S'il l'avait désigné, c'est qu'à ce moment, il lui paraissait le seul Bourbon possible. Les neveux de Ferdinand VII,—le duc de Cadix et le duc de Séville,—se trouvaient écartés à cause de la haine passionnée que leur mère doña Carlotta témoignait à sa sœur la reine Christine. La mort de Carlotta, en janvier 1844, ayant paru atténuer cet obstacle, M. Guizot se hâta de déclarer que «la combinaison napolitaine n'était pas pour nous une combinaison exclusive», et que, par exemple, nous ne ferions pas d'objection au duc de Cadix. Cette ouverture n'eut alors aucune suite; ce prince n'était pas persona grata auprès d'Isabelle et de sa mère. Celle-ci disait à Narvaez, au mois de mars 1844, en arrivant en Espagne: «Je suis décidée pour mon frère Trapani.»
Il ne fallut pas longtemps, cependant, pour s'apercevoir que cette dernière candidature se heurtait à de grosses difficultés. La principale n'était pas l'opposition de M. de Metternich, qui poursuivait «son idée» d'un mariage d'Isabelle avec le fils de don Carlos[175], et qui redoutait, au point de vue de sa politique italienne, de voir «Naples entrer dans l'orbite de la France[176]»; ce n'étaient pas non plus l'inertie maladroite et les hésitations soupçonneuses du roi des Deux-Siciles, qui craignait d'être la dupe de Louis-Philippe, et qui s'imaginait que ce prince n'avait pas renoncé sincèrement à prendre la main d'Isabelle pour un de ses fils. Le véritable obstacle était en Espagne. Au fond, personne n'y voulait de Trapani: les radicaux, parce que c'était notre candidat; les modérés, parce qu'ils désiraient un «grand mariage» qui affermît leur monarchie constitutionnelle et lui assurât «un point d'appui au dehors»; ce point d'appui, ils l'eussent trouvé dans le mariage français, qu'en dépit de nos refus ils tentaient toujours de remettre sur le tapis; ils ne le trouvaient pas dans un prince d'un État secondaire, à peine âgé de seize ans, non encore sorti du collège de Jésuites où il portait la soutane, et ayant d'autant moins de prestige aux yeux des Espagnols que ceux-ci avaient gardé, du temps où ils dominaient dans l'Italie méridionale, l'habitude de mépriser les Napolitains. La reine Christine, tout en feignant, par déférence pour le gouvernement français, de poursuivre le mariage Trapani, le faisait sans désir sérieux de réussir, au contraire avec l'arrière-pensée de retarder toute conclusion et avec l'espoir de nous arracher, un jour ou l'autre, un prince français. M. Bresson sentait son habileté et son énergie impuissantes à vaincre ces résistances. Chaque fois qu'il croyait toucher au but, survenait un incident qui l'en éloignait.
Pendant ce temps, la candidature du prince de Cobourg, bien que rentrée dans l'ombre, n'était pas abandonnée: elle paraissait même trouver faveur, en Espagne, chez certains membres du parti modéré, offusqués du cercle étroit dans lequel nous prétendions les renfermer. L'un d'eux, le duc de Sotomayor, ministre à Londres, disait très haut: «Si le roi Louis-Philippe ne nous donne pas un de ses fils, nous prendrons de la main des Anglais un Cobourg, parce qu'il nous faut à tout prix l'appui d'une grande puissance[177].» Bien plus, on pouvait se demander si ce sentiment n'était pas celui de la reine Christine. Un jour, M. Bresson lui racontait plaisamment qu'à une insinuation de l'envoyé anglais sur le mariage Cobourg il avait répondu: «Quand lord Ponsonby, il y a treize ans, a essayé de pousser au trône de Belgique le duc de Leuchtenberg, j'ai fait élire en quarante-huit heures le duc de Nemours; je puis assurer qu'il ne m'en faut ici que vingt-quatre pour faire proclamer le duc d'Aumale.» Loin d'être choquée de cette assurance, la Reine mère répliqua sur le même ton: «Il ne vous faudrait pas tant de temps, et si je savais que ce fût le moyen d'arriver à mon but, moi aussi je pousserais le Cobourg[178].» Ce «mariage anglais» dont elle nous menaçait en riant, elle y pensait à part elle beaucoup plus sérieusement: c'était la ressource qu'elle se réservait au cas où le mariage français deviendrait décidément impossible. Dès la fin de 1843, étant encore à Paris et recevant sir Henri Bulwer qui allait prendre possession de son poste à Madrid, elle lui avait témoigné tout le prix qu'elle attachait au bon vouloir de l'Angleterre, et lui avait fait connaître son intention de soutenir le prince de Cobourg, si, comme elle le craignait, elle ne pouvait obtenir un des fils de Louis-Philippe[179]. Une fois revenue en Espagne, l'astucieuse princesse, en qui l'on croyait voir parfois une nouvelle Catherine de Médicis, continua à tenir le même langage en causant avec certains adversaires de l'influence française, et ses propos revinrent plus d'une fois aux oreilles de notre ambassadeur.
Tout cela n'était pas fait pour donner à M. Bresson grand espoir dans le succès du candidat napolitain; avec son esprit vif et un peu impatient, il se voyait déjà acculé à cette alternative: ou consentir au mariage français, ou laisser faire le mariage Cobourg. Il ne craignait pas les difficultés, à la condition de connaître nettement son but. Il se décida donc, en septembre 1844, à demander hardiment à M. Guizot ce qu'il comptait faire au cas où la question serait ainsi circonscrite. «Je vous en prie, lui écrivait-il, répondez-moi aussi nettement que je vais vous dire ma façon de penser. Je regarde un prince français comme une glorieuse, et déplorable extrémité, un prince allemand comme le coup le plus pénétrant, le plus sensible à l'honneur de la France et à l'orgueil, à l'existence peut-être de notre dynastie. Entre un prince français et un prince allemand, réduit, adossé à ces termes, je n'hésiterais pas un moment: je ferais choisir un prince français. Ici, cher ministre, mes antécédents me donnent le droit de soumettre respectueusement au Roi et à vous quelques observations personnelles. En 1831, quand la question s'est posée, en Belgique, entre le duc de Leuchtenberg et le duc de Nemours, je me suis trouvé dans une position identique. Je ne rappellerai pas à Sa Majesté cette conversation que je suis venu chercher à toute bride de Bruxelles... J'ai pris sur moi une immense responsabilité: j'ai fait élire M. le duc de Nemours, et je n'hésite pas à reconnaître que je l'ai fait sans l'assentiment du Roi et de son ministre[180]. C'était très grave pour ma carrière, pour ma réputation même; j'ai touché à ma ruine... Mon cher ministre, je ne pourrais repasser par ce chemin, ni courir de pareils risques; je ne serais plus, aux yeux de tous, qu'un brûlot de duperie ou de tromperie... Expliquons-nous donc secrètement entre nous, mais sans détour. Sur quoi puis-je compter?... Si la combinaison napolitaine échoue, si, après avoir tenté, je l'atteste sur l'honneur, tous les efforts pour la faire triompher, je me trouve forcément amené, pour épargner à notre roi et à notre pays une blessure profonde, à faire proclamer un prince français pour époux de la Reine, accepterez-vous ce choix, et en assurerez-vous à tout prix l'accomplissement?»
Cette interrogation si précise ne blessa pas M. Guizot; bien au contraire, elle lui plut, et il témoigna en termes généraux à son ambassadeur une confiance qui était un encouragement. Toutefois il évita de répondre directement à la question posée. Placé en face de l'hypothèse imaginée par M. Bresson, il eût senti et agi comme lui, et il était bien aise de le voir dans ces dispositions; mais, ne croyant pas cette extrémité aussi fatale ni surtout aussi proche, il ne voulait rien faire qui pût porter un agent résolu, prompt, ardent, à précipiter les événements. Comme il l'a dit, «certaines choses sont si difficiles à faire à propos et dans la juste mesure, qu'il ne faut jamais les dire aux autres, et à peine à soi-même, tant qu'on n'est pas absolument appelé à les faire». Pour le moment, quand les modérés gouvernaient à Madrid et lord Aberdeen à Londres, notre ministre se croyait garanti, sinon contre les embarras, les entraves, les délais, du moins contre toute surprise déloyale; il voulait donc, de son côté, épuiser toutes les chances de résoudre la question sans porter atteinte à l'entente cordiale.
La demande de M. Bresson ne fut pourtant pas entièrement sans résultat. Le gouvernement français, préoccupé des répugnances qu'on lui signalait en Espagne contre le mariage napolitain, donna à entendre qu'il ne répugnerait pas à le fortifier par une union du plus jeune fils du Roi, le duc de Montpensier, avec la sœur cadette de la reine Isabelle, l'infante doña Luisa Fernanda. Ce fut le 26 novembre 1844 que M. Guizot parla pour la première fois de ce projet à M. Bresson; il l'avisa en même temps que ce second mariage ne pourrait avoir lieu que «quand la Reine serait mariée et aurait un enfant», c'est-à-dire quand l'Infante ne serait plus l'héritière présomptive de la couronne. Par cette réserve faite spontanément, avant toute communication du cabinet anglais, notre gouvernement marquait que ce second mariage n'était pas pour lui un moyen détourné de revenir sur ses déclarations antérieures et de mettre un fils de France sur le trône d'Espagne. Ne donnait-il pas du reste, à cette même époque, une autre preuve de sa loyauté en mariant à une princesse napolitaine le duc d'Aumale, dont, à Madrid, on avait tant désiré faire l'époux d'Isabelle[181]? L'ouverture relative au duc de Montpensier fut reçue avec joie par la cour espagnole. Ce n'était pas tout ce que cette cour eût voulu; mais elle se félicitait de ce demi-résultat. Narvaez, qui était encore à la tête du ministère, entra dans le nouveau projet avec son impétuosité accoutumée, non sans essayer, il est vrai, d'obtenir plus encore: «Pourquoi, disait-il à M. Bresson, ne pas nous donner le prince pour la Reine?» Au moins aurait-il désiré conclure sur-le-champ un compromis secret pour le mariage de l'Infante: M. Bresson eut quelque peine à se dérober à ses instances et à ajourner tout engagement formel. Quant à la reine Christine, aussitôt que son ministre lui parla de la proposition du gouvernement français: «Pour l'amour de Dieu, s'écria-t-elle, ne laisse pas échapper ce prince!»
Le gouvernement britannique fut quelque temps sans connaître cette éventualité d'un mariage du duc de Montpensier avec l'Infante. Quand il en fut informé, dans l'été de 1845, il ne cacha pas son déplaisir et son inquiétude[182]. Aussi, lors de la seconde visite de la reine Victoria à Eu, au mois de septembre de la même année, Louis-Philippe et M. Guizot jugèrent-ils à propos d'aller au-devant des soupçons qu'ils devinaient, et de prendre l'initiative d'explications rassurantes. Ce qui fut dit, il importe d'autant plus de le savoir avec précision, que les Anglais devaient reprocher plus tard à notre gouvernement d'avoir manqué aux engagements pris en cette circonstance. Le Roi commença par déclarer à la Reine et à son ministre que le duc de Montpensier n'épouserait l'Infante que lorsque Isabelle serait mariée et aurait un enfant; après ces assurances qui ne lui coûtaient pas, car elles étaient la répétition des instructions spontanément données à M. Bresson dès novembre 1844, il ajouta: «Mais il faut un peu de réciprocité dans cette affaire, et, si je vous donne vos sécurités, il est juste qu'en retour vous me donniez les miennes. Or les miennes sont que vous ferez ce que vous pourrez pour tâcher que ce soit parmi les descendants de Philippe V que la Reine choisisse son époux, et que la candidature du prince Léopold de Saxe-Cobourg soit écartée.—Soit, répondit lord Aberdeen, nous pensons comme vous que le mieux serait que la Reine prît son époux parmi les descendants de Philippe V. Nous ne pouvons pas nous mettre en avant sur cette question, mais nous vous laisserons faire; nous nous bornerons à vous suivre et, dans tous les cas, à ne rien faire contre vous. Quant à la candidature du prince Léopold de Saxe-Cobourg, vous pouvez être tranquille sur ce point: je réponds qu'elle ne sera ni avouée ni appuyée par l'Angleterre, et qu'elle ne vous gênera pas[183].» Tout ceci fut dit non pas une fois, mais plusieurs fois, pendant le court séjour de la reine Victoria à Eu, et le langage tenu par M. Guizot fut absolument conforme à celui du Roi. Ainsi rien de plus net: les assurances données par le gouvernement français au sujet du mariage du duc de Montpensier étaient formelles, mais conditionnelles; du jour où le cabinet anglais manquerait à ce que nous attendions de lui et que son langage nous faisait espérer, nous reprendrions notre liberté. De notre part, une telle attitude n'était pas nouvelle; notre gouvernement avait souvent insisté—notamment lors de la première entrevue d'Eu—sur le caractère synallagmatique des engagements qu'il prenait[184].
L'Espagne à peu près satisfaite et l'Angleterre rassurée, le cabinet français ne pouvait-il pas enfin se croire près du but? Non; dans les derniers mois de 1845 et au commencement de 1846, il lui revint que les Cobourg se donnaient plus de mouvement que jamais: plusieurs d'entre eux, dont le prince Léopold, l'aspirant à la main d'Isabelle, s'étaient réunis à la cour de Lisbonne qui leur servait en quelque sorte de base d'opération; il était même question d'un voyage de Léopold en Espagne; on ajoutait que le roi des Belges, et, ce qui était plus grave encore, que le prince Albert et la reine Victoria s'intéressaient au succès de ces démarches[185]: c'était du moins ce qu'un diplomate portugais, revenant d'un voyage à Cobourg et à Londres, assurait à sir Henri Bulwer[186]. Ce dernier n'avait pas besoin d'être poussé dans ce sens. Dès l'origine, il avait jugé «monstrueuse» notre prétention d'imposer un Bourbon comme mari de la Reine, et avait regretté que son gouvernement ne la combattît pas ouvertement; aussi tâchait-il d'y faire obstacle sous main, appuyait, dans ses conversations, sur l'impopularité du comte de Trapani, aidait aux ajournements, s'appliquait, comme le disait alors M. Guizot, «à jeter du trouble dans les esprits, à entr'ouvrir pêle-mêle toutes les portes, à ménager toutes les chances», notamment celle du mariage Cobourg; en réalité, il avait fait de ce mariage son but secret; il se disait que s'il parvenait à l'accomplir, on ne lui saurait pas mauvais gré à Windsor d'avoir méconnu les instructions du Foreign office[187]. N'y avait-il pas, d'ailleurs, dans ces instructions, à côté des recommandations de marcher d'accord avec la France, la réserve du droit que l'Espagne avait de choisir librement l'époux de la Reine? Bulwer affectait de ne voir que cette réserve, et son jeu était de susciter, à Madrid, une résistance, en apparence spontanée, aux vues de la France, se flattant qu'en raison de ses déclarations le gouvernement britannique se considérerait comme tenu de respecter et de faire respecter cette manifestation de l'indépendance espagnole. Lord Aberdeen, qui eût réprouvé sans aucun doute une telle interprétation de ses instructions, était, tout le premier, trompé par son agent, et il nous affirmait, de la meilleure foi du monde, que celui-ci «ne faisait rien pour favoriser le mariage Cobourg[188]». Lui-même, d'ailleurs, gêné par ce qu'il savait des préférences secrètes de sa cour, n'était pas toujours aussi net et aussi ferme qu'on l'eût désiré. À M. Guizot, qui lui demandait de «ne laisser au prince de Cobourg aucune possibilité de se présenter sous les couleurs de l'Angleterre», et qui insistait pour qu'il «frappât ainsi d'impuissance tous les barbouillages subalternes de Madrid[189]», il fit d'abord une réponse un peu embarrassée; il protesta qu'il «voulait, comme nous, un prince de Bourbon sur le trône d'Espagne», qu'il «le pensait et le disait», mais qu'il n'avait «aucune action directe sur les princes de Cobourg», et que «la Reine restait libre d'en choisir un s'il lui plaisait». Néanmoins, pressé par nous et aussi par sa conscience, il se décida à parler nettement au prince Albert. Eut-il quelque difficulté à le convaincre? En tout cas, au sortir de cet entretien, il dit à notre représentant, M. de Jarnac: «Tout est maintenant réglé comme vous le souhaitez; vous pouvez désormais tenir pour certain qu'il n'y a, à Windsor, aucune prétention, aucune vue sur la main de la reine d'Espagne pour le prince Léopold, et que notre cour, comme notre cabinet, déconseillera toute pensée semblable... Je puis vous répondre, sur ma parole de gentleman, que vous n'avez rien à craindre de ce côté[190].» Et il ajoutait, un peu plus tard: «Après ce qui s'est passé entre le prince Albert et moi, il est impossible qu'il entre dans une intrigue; il n'oserait plus me regarder en face[191].» La bonne foi de lord Aberdeen est hors de toute contestation; on ne saurait douter non plus de celle du prince Albert; cependant l'intrigue Cobourg allait toujours son train, et M. Guizot se croyait fondé à écrire, le 10 décembre 1845, au comte Bresson: «Plus j'y regarde, plus je demeure convaincu qu'il y a, en Espagne et autour de l'Espagne, un travail actif et incessant pour amener le mariage d'un prince de Cobourg soit avec la Reine, soit avec l'Infante. Le gouvernement anglais ne travaille pas positivement à ce mariage, mais il ne travaille pas non plus efficacement à l'empêcher; il ne dit pas à toute combinaison qui ferait arriver un prince de Cobourg au trône d'Espagne, un non péremptoire, comme nous le disons, nous, pour un prince français.»
Dans cette situation, notre gouvernement jugea nécessaires deux démarches, l'une à Madrid, l'autre à Londres: la première pour bien armer son représentant en Espagne, la seconde pour bien avertir le cabinet anglais. J'ai dit tout à l'heure qu'interrogé par M. Bresson, en septembre 1844, sur certaines hypothèses extrêmes, M. Guizot avait alors évité de répondre[192]; à la fin de 1845, il crut le moment venu de s'expliquer sans ambages: «Nous ne pouvons, écrivit-il le 10 décembre à notre ambassadeur, jouer un rôle de dupes. Nous continuerons à suivre loyalement notre politique, c'est-à-dire à écarter toute combinaison qui pourrait rallumer le conflit entre la France et l'Angleterre à propos de l'Espagne. Mais si nous nous apercevions que, de l'autre côté, on n'est pas aussi net et aussi décidé que nous; si, par exemple, soit par l'inertie du gouvernement anglais, soit par le fait de ses amis en Espagne et autour de l'Espagne, un mariage se préparait, pour la Reine ou pour l'Infante, qui mît en péril notre principe,—les descendants de Philippe V,—et si cette combinaison avait, auprès du gouvernement espagnol, des chances de succès, aussitôt nous nous mettrions en avant sans réserve, et nous demanderions simplement et hautement la préférence pour M. le duc de Montpensier.» Toutefois, le ministre recommandait à M. Bresson, dont il redoutait toujours un peu l'ardeur, «de ne faire usage de cette arme qu'en cas de nécessité». «Maintenez notre politique jusqu'au bout, lui disait-il, aussi longtemps qu'on ne nous la rendra pas impossible.»
Si le gouvernement français ne voulait pas «être dupe», il tenait aussi à ne tromper personne; de là, sa seconde démarche. M. Guizot rédigea, le 27 février 1846, un memorandum destiné à faire bien connaître à Londres les résolutions qu'il pourrait être amené à prendre. Il y rappelait d'abord les difficultés que rencontrait le mariage Bourbon, la «neutralité froide» et l'«inertie» du cabinet britannique, le travail fait pour le mariage Cobourg; puis il déclarait que «si le mariage soit de la Reine, soit de l'Infante, avec le prince Léopold ou avec tout autre prince étranger aux descendants de Philippe V, devenait probable et imminent, nous serions affranchis de tout engagement et libres d'agir immédiatement pour parer le coup, en demandant la main soit de la Reine, soit de l'Infante pour M. le duc de Montpensier»; il souhaitait de «ne pas en venir à cette extrémité», mais ne voyait «qu'un moyen de la prévenir», c'était que «le cabinet anglais s'unît à nous pour remettre à flot l'un des descendants de Philippe V». «Nous nous faisons un devoir de loyauté, disait-il en terminant, de prévenir le cabinet anglais que, sans cela, nous pourrions nous trouver obligés d'agir comme je viens de l'indiquer.» Communiqué aussitôt à lord Aberdeen, cet important document ne provoqua de sa part aucune contradiction ni observation.
Notre position était ainsi nettement prise, mais le danger n'était pas supprimé. Bien au contraire, il allait devenir plus menaçant que jamais. En avril 1846, trois personnages qui pouvaient, à des degrés divers, parler au nom de la reine Christine,—d'abord son secrétaire privé, M. Donoso Cortès, ensuite l'ancien garde du corps devenu son mari sous le nom de duc de Rianzarès, enfin M. Isturiz qui venait de remplacer le général Narvaez à la tête du ministère espagnol,—s'abouchèrent mystérieusement, l'un après l'autre, avec sir Henri Bulwer; ils lui annoncèrent que la Reine mère, lasse de la prépotence française, était disposée à marier sa fille au prince de Cobourg, seulement qu'elle désirait savoir si, en s'exposant ainsi aux ressentiments de la France, elle pourrait compter sur l'appui de l'Angleterre. Une telle démarche devrait étonner de la part de Christine, naguère si étroitement liée, en apparence, à notre politique. Mais ce n'était pas la première fois qu'on la voyait pencher vers les Cobourg, soit par dépit de n'avoir pas obtenu un prince français, soit dans l'espoir de nous l'arracher; avec cette princesse, on ne savait jamais ce qui était réalité ou feinte. D'après les aveux faits plus tard par M. Isturiz lui-même au comte Bresson[193], l'intrigue avait été mise en train par le banquier Salamanca; ce manieur d'argent, riche, peu scrupuleux, fort engagé dans le parti radical et anglais, avait trouvé moyen de gagner le duc de Rianzarès et, par lui, était arrivé jusqu'à la reine Christine.
Sir Henri Bulwer n'avait nulle envie de décourager les ouvertures qui lui étaient faites et que, sous main, il avait probablement contribué à provoquer. Mais, officiellement, que pouvait-il y répondre? Lui-même nous a exposé en ces termes son embarras: «Le gouvernement britannique ne reconnaissait pas la prétention de la France d'imposer un mari à la Reine: cela impliquait qu'il soutiendrait l'Espagne si elle faisait un choix indépendant; toutefois, cela ne le disait pas clairement, et je savais que lord Aberdeen n'aurait pas aimé me le voir dire. D'autre part, donner à entendre au gouvernement de Madrid qu'il n'avait qu'à se soumettre, m'exposait également à un blâme. L'affaire était encore compliquée par le fait que le choix de la reine Christine se portait sur le prince de Cobourg: si un tel choix était chose indifférente aux yeux du peuple et du cabinet anglais, il ne l'était pas pour la famille royale d'Angleterre[194].» Bulwer ne nous dit pas bien explicitement comment il se tira de ces difficultés; mais l'un de ses interlocuteurs, M. Isturiz, a été moins discret, et voici, d'après son témoignage, la réponse que lui fit le ministre d'Angleterre[195]: «Il faut que cette affaire ait l'air d'être entièrement espagnole. La reine Victoria la verra avec la plus grande joie; mais vous n'ignorez pas que, chez nous, les désirs de la Reine ne font pas loi pour le cabinet. Lord Aberdeen ne voudra pas, par l'adoption ostensible de ce candidat, compromettre ses rapports avec la France, s'exposer peut-être à une rupture; nous devons donc paraître le moins possible; mais aussitôt que vous vous serez mis d'accord avec la maison de Cobourg, faites venir le prince Léopold le plus secrètement et le plus promptement que vous pourrez; mariez-le avec la Reine, et, le fait accompli, chacun se résignera[196].» On ne saurait d'ailleurs garder aucun doute sur le caractère encourageant de la réponse du ministre d'Angleterre, quand on voit que la Reine mère se décida aussitôt à écrire une lettre au duc régnant de Saxe-Cobourg[197], alors en visite à la cour de Lisbonne, et que Bulwer se chargea de faire parvenir cette lettre, en ayant soin de se cacher de la diplomatie française et même des ministres espagnols, autres que M. Isturiz. Comme l'écrivait, quelques semaines plus tard, le prince Albert, jamais la reine Christine ne se fût hasardée à faire une pareille démarche, si le représentant de l'Angleterre ne s'y fût associé[198].
Dans sa lettre[199], la Reine mère ne cachait pas qu'elle s'adressait en réalité à la reine Victoria, et que le duc de Saxe-Cobourg n'était qu'un intermédiaire. Elle exposait d'abord comment les difficultés d'un mariage Bourbon la ramenaient au prince Léopold, «auquel, disait-elle, le roi des Belges sait que j'ai toujours pensé». Elle ajoutait: «J'ai entendu dire que S. M. la reine d'Angleterre est animée, comme moi-même, de sentiments d'amitié sincère envers la France, et qu'ainsi Sa Majesté a été prête à approuver et même à appuyer une combinaison qui, sans être fatale aux intérêts anglais, était de préférence auprès (sic) de S. M. le roi des Français; mais j'ai toujours entendu dire aussi que S. M. la reine d'Angleterre soutenait, comme moi-même, l'indépendance de l'Espagne dans cette affaire espagnole avant tout, et je désirerais savoir, avec une franchise égale à celle qu'on doit trouver dans cette lettre, si, dans le cas où ma fille choisirait le prince Léopold de Saxe-Cobourg, ce choix serait agréable à sa famille, et si la reine d'Angleterre soutiendrait alors, comme on m'a assuré qu'elle l'a soutenu jusqu'ici, le principe d'indépendance dont j'ai parlé, et nous aiderait ensuite à mitiger d'injustes ressentiments, s'il y en avait, ce que je ne puis croire. Dans la position actuelle de cette affaire, je trouve que cette démarche est mieux faite comme demande particulière entre les deux cours et les deux familles qu'entre deux cabinets, ce qui livrerait peut-être prématurément cette question au public.» Aussitôt la lettre parvenue à Lisbonne, dans les premiers jours de mai 1846, le duc de Saxe-Cobourg s'empressa d'en accuser réception: tout en assurant la reine Christine de «sa profonde gratitude», il se borna à adhérer d'une façon générale à ses vœux. Si désireux en effet qu'il fût de ce mariage, il n'osait s'avancer davantage sans l'aveu des véritables chefs politiques de sa maison,—son oncle le roi des Belges et son frère le prince Albert,—auxquels il envoya aussitôt la lettre de la Reine[200].
Sir Henri Bulwer, qui avait agi en se cachant de son ministre, n'avait pu, une fois la chose faite, la lui laisser plus longtemps ignorer. Il s'attendait bien que lord Aberdeen serait vivement contrarié, mais il croyait—lui-même l'a raconté plus tard—que cette contrariété se manifesterait seulement par une dépêche confidentielle rétablissant aux yeux du cabinet de Madrid la neutralité de la politique anglaise, vaine protestation qui n'empêcherait pas l'affaire, une fois lancée, de suivre son cours souterrain à l'insu du gouvernement français. C'était compter sans la loyauté du secrétaire d'État. Celui-ci, d'autant plus embarrassé et irrité qu'il venait de se porter fort auprès de nous de la correction d'attitude de Bulwer, résolut d'arrêter net cette intrigue et d'en dégager sa responsabilité: dans ce dessein, il fit part lui-même à notre ambassadeur à Londres de tout ce qu'il venait d'apprendre, qualifia de «condamnable» la conduite de son agent, déclara en être «très mécontent», et se dit «prêt à faire ce qu'à Paris on jugerait convenable pour constater qu'il n'y était pour rien[201]».
À cette communication, grands furent l'émoi et la surprise du gouvernement français, qui, malgré ses méfiances, ne s'était jamais douté du risque qu'il avait couru. Il se garda d'ébruiter l'incident, qui demeura, sur le moment, absolument ignoré du public[202]; mais, dans le secret des conversations diplomatiques, il ne dissimula pas la vivacité de ses impressions. Autant il savait gré à lord Aberdeen de sa conduite, autant il se montra blessé de celle de la cour de Madrid et de sir Henri Bulwer. Louis-Philippe ne ménagea pas la reine Christine, en dépit de l'aplomb avec lequel elle «nia avoir fait aucune ouverture à la maison de Cobourg[203]». M. Bresson secoua rudement les ministres espagnols et les effraya sur les conséquences d'une rupture avec la France. Quant à Bulwer, ayant reçu de son ministre une remontrance sévère, il offrit sa démission, qui du reste ne fut pas acceptée. Tous ces conspirateurs, ainsi surpris, au milieu de leurs machinations ténébreuses, par le rayon de lumière qu'avait soudainement projeté de Londres l'honnête main de lord Aberdeen, embarrassés et meurtris des débris de la mine éclatée sous leurs pieds pendant qu'ils la creusaient, faisaient vraiment assez piteuse figure. Le moins penaud n'était pas le chef de la légation britannique, qui se trouvait avoir livré ses complices espagnols aux ressentiments du cabinet de Paris, et qui avait fait ainsi, disait-il, «plutôt le métier d'un espion français que celui d'un ministre d'Angleterre[204]».
La démarche de lord Aberdeen brouillait absolument le jeu des Cobourg. Ce qu'eût été, sans cela, la réponse du prince Albert à la communication que son frère lui avait faite de la lettre de la reine Christine, on ne saurait le dire: mais écrite après que tout était divulgué au gouvernement français, cette réponse fut nécessairement défavorable. Le prince Albert, toutefois, ne put cacher combien un refus lui coûtait. Dans une lettre datée du 26 mai 1846, il exposait d'abord à son frère comment le gouvernement anglais, tout en s'engageant à appuyer le mariage Bourbon, avait réservé l'indépendance de l'Espagne, et comment il en résultait que, si celle-ci voulait résolument un autre mariage, l'Angleterre devrait y consentir. On était, à l'entendre, sur le point d'en venir là, quand Bulwer avait tout dérangé. «Sa conduite, ajoutait-il, nous donne l'apparence d'un manque de parole, d'une intrigue, d'une perfidie, et fournit à la France une juste raison de plainte. Nous nous sommes donc vus forcés de nous laver les mains de ce qui était fait et de prouver que nous y étions tout à fait étrangers. Il est naturel qu'on ne nous croie pas.» Ce n'était pas que le prince Albert renonçât absolument à voir son parent sur le trône d'Espagne; non, cette idée lui tenait toujours à cœur; seulement, convaincu qu'elle n'était désormais réalisable qu'avec l'assentiment de la France, il se bornait à laisser voir qu'il ne désespérait pas d'obtenir cet assentiment, le jour où la résistance de l'Espagne aurait rendu décidément impossibles tous les candidats de la maison de Bourbon[205].
Lord Aberdeen ne pouvait ignorer ces sentiments du prince Albert. Eut-il l'intention, sinon de les servir, du moins de les ménager, quand, au lendemain même du jour où il venait de nous donner une preuve si manifeste de son loyal désir d'accord, il adressa, le 22 juin 1846, au duc de Sotomayor, ministre d'Espagne à Londres, une dépêche qui semblait écrite sous une inspiration toute différente et qui devait plus tard fournir un argument à lord Palmerston? Voici à quel propos cette dépêche fut rédigée. Sous le coup de la révélation qui lui avait été faite, le gouvernement français avait traité assez rudement le cabinet de Madrid. Celui-ci, voyant ou feignant de voir dans notre langage une menace à son indépendance, saisit ce prétexte pour demander au cabinet de Londres, d'abord si l'Espagne encourrait le déplaisir de l'Angleterre au cas où elle jugerait nécessaire de choisir le mari de la Reine en dehors des Bourbons, ensuite si, dans cette hypothèse, l'Angleterre verrait avec indifférence la France attenter à la liberté de l'Espagne. À la façon dont la question était posée, on devine la main de M. Bulwer. Il fallait quelque complaisance pour se prêter à ce rôle de donneur de consultation. Lord Aberdeen eut cette complaisance. Dans sa réponse, adressée au duc de Sotomayor, il commença par rappeler, d'une part, qu'il n'avait reconnu à aucune puissance le droit d'imposer à la Reine comme mari «un membre de quelque famille que ce soit»; d'autre part, que le choix d'un Bourbon lui avait paru raisonnable et désirable. Il ajouta qu'au cas où l'Espagne se croirait obligée de donner à la Reine un autre mari, l'Angleterre n'en éprouverait aucun déplaisir; il se refusait à admettre qu'à raison de ce fait la France portât atteinte à l'indépendance de l'Espagne; mais, si elle le faisait, le gouvernement de Madrid pourrait compter sur la sympathie de l'Angleterre et de l'Europe entière[206]. Lord Aberdeen se repentait-il donc d'avoir gêné les partisans du mariage Cobourg, et voulait-il leur rendre le terrain qu'il leur avait fait perdre? Je ne le pense pas. Dans les deux cas, il croyait conformer sa conduite à ses déclarations antérieures. En effet, comme j'ai eu plusieurs fois occasion de le noter, en même temps qu'il avait promis de seconder en fait ou tout au moins de ne pas contrarier le mariage Bourbon, il avait réservé en droit l'indépendance de l'Espagne. M. Guizot n'eût pas eu de peine à lui montrer dès lors comment, en certains cas, pouvaient sortir de cette double déclaration des démarches contradictoires. Mais il avait été si heureux d'obtenir la promesse de fait, qu'il n'avait pas voulu regarder de trop près à la réserve de droit; de part et d'autre, chaque fois qu'on s'était entretenu de ce sujet délicat, on avait mieux aimé laisser un peu d'équivoque que de risquer un désaccord en s'expliquant plus nettement. C'était en exécution de la promesse de fait que lord Aberdeen avait déjoué, en mai, l'intrigue de Bulwer; ce fut par application de la réserve de droit qu'il écrivit, en juin, la dépêche au duc de Sotomayor. Le premier acte était beaucoup plus important que le second, celui-ci n'étant qu'une consultation purement théorique, tandis que celui-là avait des conséquences effectives et immédiates; il n'en résultait pas moins, dans la politique anglaise, une sorte d'ambiguïté qui n'était pas faite pour nous rassurer.
Si j'ai raconté avec quelque détail le coup tenté et manqué, au printemps de 1846, pour enlever à notre insu le mariage de la Reine avec le prince de Cobourg, c'est que cet incident devait avoir une influence décisive sur le dénouement de l'affaire des «mariages espagnols». L'état d'esprit où il laissa le gouvernement français a été pour beaucoup dans la résolution que celui-ci a prise quelques mois plus tard. Non seulement M. Bresson, mais aussi M. Guizot sortirent de là plus disposés encore au soupçon, plus faciles à s'alarmer, plus convaincus que, pour n'être pas joués par leurs concurrents, ils devraient probablement les devancer par une prompte initiative. Édifiés sur ce dont on était capable à Madrid, aussi bien à la cour qu'à la légation anglaise, ils savaient bien que le dépit de la manœuvre déjouée et la mortification des reproches subis n'avaient corrigé personne; au contraire, plus les meneurs portaient actuellement la tête basse, plus ils devaient être impatients de prendre leur revanche. Et puis, bien que notre cabinet ne connût pas la lettre écrite par le prince Albert à son frère, divers symptômes avaient pu lui faire soupçonner quelque arrière-pensée chez la reine Victoria et chez son époux. Au milieu de tant de raisons de s'inquiéter, une seule garantie lui restait, garantie dont, en dépit de la réponse à M. de Sotomayor, il venait d'éprouver l'efficacité: c'était la droiture personnelle de lord Aberdeen, son sincère désir de maintenir l'entente cordiale.
II
En Orient, comme en Espagne, il existait une rivalité traditionnelle entre la France et l'Angleterre. La guerre avait même failli en sortir: on se rappelle la crise de 1840, à laquelle avait mis fin la convention des détroits, signée le 13 juillet 1841[207]. Depuis lors, que s'était-il passé dans ces régions? Sur la question d'Égypte, si bruyante de 1833 à 1841, le silence s'était fait. Sans doute le cabinet britannique regardait toujours de ce côté avec une attention ombrageuse; quand le Czar, pendant son voyage à Londres, en 1844, causa des affaires d'Orient avec sir Robert Peel, celui-ci ne sortit des généralités vagues que pour déclarer sa volonté de «ne pas laisser s'établir, sur le Nil, un gouvernement trop fort, qui pût fermer la route du commerce et refuser le passage à la malle des Indes[208]». Mais l'Angleterre croyait être garantie contre tout péril de ce genre, depuis que Méhémet-Ali avait été forcé d'abandonner ses conquêtes en Asie. Le cabinet de Paris n'avait pas non plus de raison de remettre cette question sur le tapis. Il était trop heureux de voir que l'autorité du pacha, réduite à l'Égypte, gagnait en solidité ce qu'elle avait perdu en étendue[209], et de constater, contrairement à toutes les prédictions des journaux, que la France gardait son crédit à Alexandrie, que ses conseils y étaient réclamés et écoutés, que son commerce y était en progrès, que ses religieux, chaque jour plus nombreux, y répandaient sa langue et son influence. M. Guizot pouvait dire à la tribune, le 21 janvier 1843: «Nos rapports avec l'Égypte sont les meilleurs qui aient jamais été.»
La France n'était pas sortie partout en Orient aussi indemne de la crise de 1840. Sur un autre point, en effet, cette crise avait contribué à faire naître une question difficile, douloureuse, qui devait longtemps embarrasser et attrister notre diplomatie: c'est ce qu'on a appelé la question du Liban. Quelques explications rétrospectives sont nécessaires pour la faire comprendre. On sait que la partie de la Syrie nommée la Montagne est habitée par deux races distinctes, rivales, ennemies: l'une, la plus nombreuse, les Maronites, chrétiens aborigènes redevenus catholiques pendant les croisades, depuis lors amis et clients de la France; l'autre, les Druses, ni chrétiens ni musulmans, moins nombreux, mais plus belliqueux et plus sauvages, que, depuis quelque temps, l'Angleterre paraissait chercher à s'attacher. Par un privilège traditionnel dont notre nation, protectrice séculaire des chrétiens d'Orient, surveillait le maintien, la Montagne avait joui, jusqu'à la prise de possession de la Syrie par Méhémet-Ali, d'une sorte d'autonomie; petite république patriarcale et militaire, féodale et élective, elle avait à sa tête un chef unique, sujet sans doute de la Porte, lui payant tribut, mais chrétien et choisi, depuis plus de cent ans, dans la puissante famille des Chéabs. La conquête égyptienne porta une grave atteinte à cette organisation. Sans révoquer l'émir Beschir, chef chrétien de la Montagne, le pacha supprima les libertés de cette région et y établit, avec une extrême rigueur, son autorité directe. De là des mécontentements que les agents anglais s'empressèrent d'exploiter. Le gouvernement français, au contraire, en appuyant Méhémet-Ali, semblait lui avoir sacrifié ses anciens protégés. Sur ce point, comme sur plusieurs autres, notre engouement pour le pacha nous faisait perdre de vue nos traditions et nos intérêts. Lors des mesures d'exécution prises contre Méhémet-Ali, après le traité du 15 juillet 1840, l'émir Beschir passa aux Anglais, aussitôt qu'il pressentit leur victoire, sans cependant se sauver ainsi lui-même. En effet, la Porte, à peine rentrée en possession de la Syrie, profita des circonstances pour abolir les privilèges de la Montagne et substituer un pacha ottoman au chef chrétien. L'arbitraire et l'anarchie, telles furent aussitôt les conséquences de l'administration turque. Dès 1841, les Maronites, indignement maltraités, poussèrent un cri de détresse et implorèrent le secours de l'Europe.
La France ne pouvait refuser de prêter l'oreille à cette plainte, sans déserter son vieux rôle, sans répudier un patronage dont le maintien importait grandement à son honneur et à son influence. Toutefois, dès qu'elle voulut agir, elle se sentit gênée et affaiblie par l'attitude même qu'elle venait de prendre dans le conflit du sultan et du pacha. Après avoir laissé son client, Méhémet-Ali, supprimer les privilèges des Maronites, avait-elle le même titre qu'autrefois pour réclamer en leur nom? Pouvait-elle se flatter de retrouver son ancien crédit auprès du divan, qui lui gardait rancune de sa politique égyptienne et qui se flattait de pouvoir au besoin lui opposer les puissances signataires du traité du 15 juillet 1840? Et puis, du moment où les Turcs mettaient en discussion notre droit de protection sur les chrétiens d'Orient, n'étaient-ils pas quelque peu fondés à faire observer que la situation respective de la France, de l'Europe et de l'Empire ottoman avait bien changé depuis l'époque où ce droit s'était établi? Sous l'ancien régime, nous étions les alliés du sultan, ne lui suscitant aucun embarras, ne lui inspirant aucune inquiétude; depuis un demi-siècle, au contraire, la Porte, non sans en garder ressentiment, nous avait vus successivement faire l'expédition d'Égypte, délivrer la Grèce, conquérir l'Algérie, émanciper à demi Tunis et soutenir Méhémet-Ali. Autrefois, nous étions le seul État chrétien en rapports intimes avec la cour de Constantinople; maintenant, les autres puissances, notamment l'Angleterre et la Russie, y avaient des intérêts considérables et y exerçaient une influence généralement rivale de la nôtre. Comme l'a écrit M. Guizot, nous avions cessé d'être aussi nécessaires à la Porte et nous lui étions devenus suspects.
Vers la fin de 1841, comprenant que, dans une telle situation, ses représentations isolées n'auraient pas grande chance d'être écoutées par la Turquie, le cabinet de Paris proposa aux grandes puissances d'agir de concert. L'Autriche se montra bien disposée, quoique un peu molle. L'Angleterre, où l'on ne faisait pas encore profession de l'entente cordiale, fut plus hésitante, partagée entre son habitude de protéger les Druses et l'indignation que les traitements infligés aux Maronites ne pouvaient manquer d'inspirer à l'esprit droit de lord Aberdeen. Quant à la Russie, nous ne pouvions compter sur son concours que si, en nous le refusant, elle s'exposait à se trouver isolée. Notre gouvernement s'aperçut vite qu'avec une Europe aussi peu unie, on ne parviendrait pas à imposer à la Porte la restauration intégrale des anciens privilèges du Liban et le rétablissement du chef chrétien unique. Faute de mieux et tout en déclarant ne pas voir là une satisfaction définitive, il se rallia à un expédient transactionnel imaginé par M. de Metternich et appuyé par le cabinet britannique. Il s'agissait d'obtenir de la Porte qu'elle dédoublât l'administration du Liban; les Druses devaient avoir à leur tête un magistrat de leur race; de même pour les Maronites. Le gouvernement ottoman, après avoir essayé d'éluder cette demande, finit par déclarer, d'assez mauvaise grâce, le 7 décembre 1842, qu'il se conformerait au vœu des puissances.
La mesure, qui n'eût jamais pu être bien efficace, ne fut même pas sérieusement et sincèrement exécutée. Les pachas turcs conservèrent la réalité du pouvoir et s'appliquèrent à prolonger un état d'anarchie qui leur paraissait servir la prépotence ottomane, en affaiblissant les deux races rivales. Les choses en vinrent à ce point que, dans les premiers mois de 1845, une véritable guerre civile éclata entre les Maronites et les Druses; ces derniers, appuyés plus ou moins ouvertement par les Turcs, eurent généralement le dessus et se livrèrent aux plus atroces excès.
Le gouvernement français n'avait pas attendu ces lamentables événements, pour se convaincre que la réforme nominale obtenue en 1842 n'avait remédié à rien. Éclairé par l'expérience, pressé par les orateurs qui, dans les deux Chambres, se faisaient les avocats des Maronites, notamment par M. de Montalembert, M. Guizot s'était bientôt décidé à modifier sa première attitude et à réclamer le retour à l'ancien état de choses, le rétablissement d'une administration unique et chrétienne. S'en étant ouvert aux autres puissances, il trouva assez bon accueil auprès de M. de Metternich. Mais, même après l'établissement de l'entente cordiale, il ne parvint pas à amener à cette idée le cabinet de Londres. Lord Aberdeen se disait très sincèrement désolé de l'anarchie du Liban, prêt à s'associer à nous pour y mettre un terme; seulement, il contestait l'efficacité du moyen que nous proposions. Incapable personnellement d'encourager ou d'excuser les Druses, il était trop souvent mal éclairé sur leur conduite, par ses agents en Syrie; ceux-ci, obstinés dans les vieilles rivalités, ne voyaient, dans ces féroces montagnards, que des protégés de l'Angleterre à soutenir quand même contre les protégés de la France; le consul britannique à Beyrouth put même être accusé d'avoir été l'instigateur ou tout au moins le complice de ceux qui, en 1845, prirent les armes contre les Maronites. Dans ces conditions, notre demande d'une administration unique n'avait pas chance de réussir à Constantinople. Aussi, tout en la maintenant, notre gouvernement ne négligea-t-il pas de présenter des réclamations moins radicales, pour lesquelles il fut appuyé par l'Autriche et même, dans une certaine mesure, par l'Angleterre. Ces efforts ne furent pas absolument infructueux. En 1845 et dans les années qui suivirent, diverses réformes, plus sérieusement accomplies que celle de 1842, apportèrent des améliorations réelles, bien qu'encore incomplètes, à la situation des Maronites. La diplomatie du gouvernement de Juillet ne put obtenir davantage.
III
Les difficultés qui entravaient notre diplomatie dans la question du Liban devaient lui faire chercher, sur cette vaste scène de l'Orient, un autre point où elle pût agir plus efficacement. Y avait-il chance de le trouver dans le jeune royaume de Grèce? On sait comment, à la fin de la Restauration, la France, l'Angleterre et la Russie étaient intervenues dans la création de cet État; elles avaient ainsi acquis le droit et contracté l'obligation de surveiller et de seconder ses débuts. Ceux-ci n'avaient pas été heureux. Plusieurs siècles de servitude, suivis de plusieurs années d'insurrection, ne sont pas une bonne école pour les mœurs publiques. Aussitôt les Turcs chassés, le pays avait été en proie à une anarchie sanglante et ruineuse. Pour y remédier, les trois puissances protectrices cherchèrent un roi; elles eurent de la peine à le trouver; Léopold, le futur souverain de la Belgique, un moment choisi en 1830, se déroba. Force fut de se rabattre, en 1832, sur un prince encore mineur, Othon, second fils du roi de Bavière. La France, l'Angleterre et la Russie lui accordèrent, comme dot, la garantie collective d'un emprunt de soixante millions. Les Bavarois qui, dans les premières années, administrèrent sous le nom du jeune roi, le firent avec une main d'une lourdeur toute germanique, irritant l'amour-propre national, sans satisfaire les intérêts ni même maintenir l'ordre matériel et la paix intérieure. En 1837, quand Othon commença à gouverner lui-même avec le concours de ministres indigènes, les choses n'en marchèrent pas mieux; esprit honnête, mais court, obstiné et hésitant, tenant à son pouvoir absolu sans en rien faire, le Roi n'était ni aimé de ses sujets, ni considéré par les diplomates étrangers. Le désordre financier était extrême, au grand déplaisir des États garants de l'emprunt. Pour comble de malheur, les dissensions intestines—la plus dangereuse peut-être des maladies dont souffrait la Grèce—étaient encore aggravées par la rivalité des trois puissances tutrices. Si celles-ci, à l'origine, avaient agi en commun pour faire reconnaître l'indépendance hellénique, ce n'était pas qu'il y eût entre elles, sur cette question, un réel accord de vues; c'était au contraire par méfiance réciproque, pour se surveiller et se contenir mutuellement; chacune avait craint que l'autre ne voulût exploiter ce mouvement à son profit exclusif. Le nouvel État créé, cette méfiance persista. Les factions grecques l'exploitèrent, et bientôt elles se distinguèrent en parti français, parti russe, parti anglais; chaque chef de légation, devenu patron d'un parti, épousait ses prétentions, s'associait à ses cabales et mettait son amour-propre à le faire triompher sur les autres.
Jusqu'en 1841, la prépondérance à Athènes avait été surtout disputée entre la Russie et l'Angleterre. La France avait été trop occupée chez elle, ou, quand elle avait eu le loisir de songer à un rôle en Orient, sa pensée s'était dirigée de préférence vers l'Égypte. Ce fut seulement après le déboire éprouvé de ce côté que M. Guizot manifesta, par une dépêche adressée le 11 mars 1841 aux autres cabinets, le dessein de «reporter sur la Grèce une attention» qui, ajoutait-il, avait été jusque-là «distraite par des questions plus urgentes[210]». Et pour commencer, il envoya en mission extraordinaire et temporaire à Athènes M. Piscatory, homme de ressources et de résolution, esprit élevé et ardent, ayant une situation politique importante en France et jouissant en Grèce d'une grande popularité personnelle pour avoir jadis, dans la guerre de l'Indépendance, fait le coup de feu à côté des plus vaillants palikares. Son arrivée amena naturellement les Grecs à reporter leurs regards vers la France. Aussi bien savaient-ils que là étaient leurs amis les plus sincères; à Londres, on ne s'était résigné que d'assez mauvaise grâce à la création d'un État qui démembrait l'Empire ottoman; à Saint-Pétersbourg, si l'on voulait bien d'une Grèce vassale du Czar, on jalousait une Grèce trop forte et trop indépendante; à Paris seulement, on avait applaudi sans arrière-pensée à la résurrection d'un peuple ayant un passé si glorieux, et on lui souhaitait sincèrement de grandes destinées. Le dessein de M. Guizot n'était pas de rentrer, à Athènes, dans la vieille politique d'antagonisme, dont au même moment il essayait de sortir à Madrid. Partant de cette double idée que notre premier, notre unique intérêt en Grèce était la durée et la prospérité du nouvel État, ensuite que l'un des principaux obstacles à cette durée et à cette prospérité était le conflit d'influence entre les puissances protectrices, il désirait y substituer le concert. Dès la fin de 1841, il s'en expliqua très nettement avec lord Aberdeen. «Il est bien nécessaire, écrivait-il, que nous fassions cesser, sur les lieux mêmes, ces jalousies aveugles, ces rivalités puériles, ces luttes sur les petites choses, tout ce tracas d'en bas qui dénature et paralyse la bonne politique d'en haut[211].» Le secrétaire d'État britannique accueillit bien ces ouvertures et envoya des instructions dans le même sens à sir Edmond Lyons. Celui-ci, qui, depuis 1832, représentait l'Angleterre à Athènes, était un ancien capitaine de vaisseau, homme du monde aimable, gai, naturel, mais diplomate impérieux, soupçonneux, cassant, grossissant sans mesure tous les incidents secondaires, prêt à partir en guerre pour les moindres difficultés, tout imbu de l'esprit de lord Palmerston qui le tenait en grande faveur; nul n'avait été plus passionnément engagé dans toutes les querelles d'influence en Grèce. Un tel agent pouvait-il devenir l'instrument d'une politique d'entente? En tout cas, pour l'y contraindre, il eût fallu porter à ces affaires une attention plus soutenue et plus énergique que ne le faisait à cette époque lord Aberdeen. M. Guizot lui-même, absorbé par d'autres questions, ne donna pas, pour le moment, grande suite à l'initiative qu'il avait prise en 1841. L'année 1842 et le commencement de 1843 s'écoulèrent donc sans que l'état des choses à Athènes fût sérieusement modifié.
Ce fut vers le milieu de 1843, à l'époque où l'entente cordiale tendait à devenir la règle générale des rapports entre l'Angleterre et la France, que la question grecque fut remise sur le tapis et prit assez d'importance pour que M. Guizot l'appelât, quelques mois plus tard, à la tribune, «la grande affaire de l'Orient». Dès juin 1843, M. Piscatory fut renvoyé à Athènes, non plus en mission temporaire, mais avec la qualité de ministre de France. Il lui était recommandé «de beaucoup faire et même sacrifier, pour maintenir le concert avec ses collègues», spécialement avec sir Edmond Lyons. «C'est, ajoutait M. Guizot, le seul moyen d'action efficace..... Je ne sais pas jusqu'où nous mènerons ce concert; mais il faut le mener aussi loin que nous le pourrons; par le concert et pendant sa durée, nous nous fortifierons pour le moment où il nous manquera.» En même temps, notre ministre saisissait l'occasion d'un débat à la Chambre des pairs, le 21 juillet 1843, pour proclamer solennellement la politique d'entente qu'il prétendait inaugurer en Grèce. À peine arrivé à Athènes, M. Piscatory s'appliqua loyalement à exécuter ses instructions. «Je me fais petit, écrivait-il à M. Guizot; j'ai même un peu brusqué mes amis. Je fais ici un métier bien contraire à ma nature; je me contrarie sur tout, et je fais d'énormes sacrifices à mes collègues, qui n'en font aucun..... Ne croyez pas que je sois las du mauvais quart d'heure qu'en toutes choses il faut savoir passer; j'enrage souvent, mais je sais vouloir, et je voudrai jusqu'au bout.»
Des événements allaient s'accomplir qui rendaient le concert des puissances plus nécessaire encore à la Grèce. Le 15 septembre 1843, un soulèvement populaire arracha au roi Othon la promesse d'une constitution libérale et la convocation d'une assemblée nationale chargée de la rédiger. À la différence du cabinet de Londres, celui de Paris n'avait pas désiré cette révolution: le système parlementaire lui paraissait d'une application bien difficile avec une nation si divisée et si inexpérimentée, une royauté si neuve et si impopulaire; à son avis, il eût mieux valu s'en tenir à des réformes administratives. Mais, le fait accompli, il se montra tout disposé à s'unir à l'Angleterre pour seconder la mise en train du nouveau régime. De Londres et de Paris, on envoya donc les mêmes instructions. Tandis que M. Guizot écrivait à M. Piscatory: «Persistez à subordonner les intérêts de rivalité à l'intérêt d'entente, la petite politique à la grande», lord Aberdeen mandait à sir Edmond Lyons: «Je vois avec regret que vous avez une tendance à maintenir l'ancienne distinction des partis... Gardez-vous bien de mettre en avant Maurocordato, ou tout autre, comme le représentant de la politique et des vues anglaises. Je suis sûr que le ministre de France recevra les mêmes instructions quant à Colettis et à ceux qui se prétendraient les soutiens des intérêts français... Ce serait une grande pitié, quand les gouvernements sont entièrement d'accord, que quelque jalousie locale ou les prétentions personnelles de nos amis vinssent aggraver nos difficultés.» Ces recommandations ne furent pas sans effet. M. Piscatory marcha résolument dans la voie qui lui était prescrite, étonnant parfois nos amis du parti français, mais finissant par obtenir du plus grand nombre qu'ils suivissent nos conseils d'union. Sir Edmond Lyons lui-même, frappé d'un tel exemple et pressé par son chef, avait meilleure attitude que dans le passé. L'union si patente de la France et de l'Angleterre, jointe à l'abstention de la Russie, qui boudait la constitution, amena à Athènes, sinon la paix, du moins une sorte de suspension d'armes entre les partis; elle permit de passer sans accident le périlleux défilé de la réunion de l'assemblée nationale et de la confection de la constitution. Heureux résultat que M. Guizot célébrait à la tribune de la Chambre des députés, le 21 janvier 1844, et dont, avec raison, il faisait honneur à l'entente cordiale.
Le gouvernement français eut bientôt occasion de prouver la loyauté avec laquelle il était résolu à pratiquer cette entente. Le premier cabinet formé à Athènes, en avril 1844, après le vote de la constitution, eut à sa tête le chef du parti anglais, Maurocordato; M. Piscatory le soutint ouvertement. Pour le coup, sir Edmond Lyons parut comprendre la vertu de l'entente cordiale; il n'avait pas assez d'éloges pour M. Piscatory. Quant à lord Aberdeen, il était tout heureux; à ceux qui, autour de lui et jusque dans le sein du cabinet, doutaient des avantages de sa politique et objectaient que son premier effet avait été, en Espagne, le triomphe de l'influence française, il montrait, en Grèce, le parti anglais au pouvoir. «Voilà, leur disait-il, à quoi sert l'entente[212]!»
Cette lune de miel ne devait malheureusement pas durer. Maurocordato s'appuyait sur une base trop étroite. Le parti anglais, composé d'hommes relativement éclairés et ouverts aux idées européennes, n'était guère qu'un état-major sans soldats. La masse de la nation allait bien plus volontiers soit au parti religieux patronné par la Russie, soit surtout au parti populaire, guerrier et patriote, qui se recommandait de la France. Si le cabinet avait avec lui les habits, il avait contre lui les fustanelles, de beaucoup les plus nombreuses. On s'en aperçut aux élections générales auxquelles il fallut procéder en juillet 1844. Elles furent un désastre pour Maurocordato, qui dut céder la place à un ministère réunissant Colettis, le chef du parti français, et Metaxa, le chef du parti russe. Cette association n'impliquait pas un partage égal d'influence; la prépondérance appartenait à Colettis.
Notre diplomatie n'avait rien fait, ni pour renverser Maurocordato, à qui elle avait toujours prêté appui, ni pour pousser en avant Colettis, qu'elle avait au contraire tâché de contenir; tout était arrivé par le mouvement naturel de l'opinion en Grèce. L'événement accompli, M. Guizot n'eut qu'une préoccupation, atténuer le déplaisir et la mortification qu'en devait ressentir l'Angleterre. Il faisait écrire à notre chargé d'affaires à Londres: «Ne laissez pas croire que nous acceptions le moins du monde comme un succès nôtre, c'est-à-dire français, la chute de Maurocordato[213].» Tout en reconnaissant la nécessité d'aider Colettis, il voulait qu'on ménageât le plus possible les hommes du parti anglais et qu'on ne fournît aucun grief au cabinet de Londres. «Je crains, écrivait-il à M. Piscatory, que nous ne retombions dans ce qui a, si longtemps et sous tant de formes diverses, perdu les affaires grecques, la division et la lutte des partis intérieurs et des influences extérieures. Donnez, Colettis et vous, un démenti à ce passé. Je vous y aiderai de tout mon pouvoir.» Et encore: «Dites-vous souvent que, quelque intérêt que nous ayons à Athènes, ce n'est pas là que sont les plus grandes affaires de la France.» En même temps, il s'adressait directement à lord Aberdeen, et tâchait par de loyales explications, par des assurances répétées, de dissiper ses préventions et de calmer ses inquiétudes.
C'était au tour de l'Angleterre de se conduire comme nous l'avions fait pendant que ses clients étaient au pouvoir, de sacrifier ses préférences de personne et de parti à la nécessité supérieure de l'entente. Sir Edmond Lyons prit aussitôt une attitude absolument contraire: tout entier à son dépit, il ne se donna même pas la peine de le voiler, se brouilla ouvertement avec M. Piscatory, et commença une guerre acharnée contre Colettis. Chez lord Aberdeen lui-même, il semblait que la droiture habituelle d'esprit fût un peu altérée par le désappointement que lui avait causé la chute de Maurocordato. M. Guizot s'en rendait compte, et, dès le premier jour, il écrivait à M. Piscatory: «Quand on attaquait lord Aberdeen sur l'entente cordiale, quand on lui demandait quelle part de succès il y avait, la Grèce était sa réponse, sa réponse non seulement à ses adversaires, mais aussi à ceux de ses collègues qui hésitaient quelquefois dans sa politique... Il a perdu cette réponse. Il est aujourd'hui, en Grèce, dans la même situation qu'en Espagne; à Athènes, comme à Madrid, il expie les fautes, il paye les dettes de lord Palmerston et de ses agents. C'est un lourd fardeau; il en a de l'inquiétude et de l'humeur.» Nos protestations, bien que non absolument inefficaces, ne suffirent pas à dissiper cette humeur. Lord Aberdeen ne pouvait se défaire de cette idée que la présence de Colettis au ministère était un danger, et que M. Piscatory n'avait pas été étranger au renversement de Maurocordato. C'était, du reste, la conviction générale en Angleterre. Un député whig, M. Cochrane, ayant dit, en pleine Chambre des communes, que la conduite de M. Piscatory avait été «honteuse et dégradante», sir Robert Peel se bornait à répondre: «Quant à la conduite de M. Piscatory, la Chambre m'excusera si je n'en dis rien; je ne pense pas qu'il soit dans les convenances que j'exprime publiquement mon opinion sur un agent étranger.» Tout ce que M. Guizot put obtenir de lord Aberdeen fut la recommandation faite à sir Edmond Lyons, qui n'en tint pas compte, de se montrer poli avec M. Piscatory, «de ne prendre part à aucune menée contre M. Colettis, et de ne tenter aucun effort pour faire prévaloir l'influence anglaise[214]».
L'espoir de lord Aberdeen était que Colettis échouerait comme Maurocordato. Le problème ne paraissait-il pas insoluble? Dans un pays où n'existait même pas la notion d'un état social régulier[215], il fallait fonder un gouvernement, créer une administration, et même faire fonctionner le régime parlementaire. Un événement, survenu au milieu de 1845, rendit la situation plus difficile encore: Metaxa s'étant brouillé avec Colettis, celui-ci resta seul maître du pouvoir, ayant contre lui la coalition des deux partis russe et anglais, sans autre point d'appui que son propre parti, nombreux à la vérité, mais ignorant et turbulent. Et lui-même, qu'était-il? Un ancien conspirateur, un ancien chef de palikares. Oui, mais depuis la guerre de l'Indépendance il avait séjourné, pendant plus de sept années, à Paris, comme ministre de Grèce; là, au spectacle des choses d'Occident, dans le commerce intime d'hommes tels que M. Guizot et le duc de Broglie, cet esprit naturellement sagace et supérieur s'était initié à la civilisation, jusque-là tout à fait ignorée de lui; sans dépouiller entièrement son premier tempérament, ni faire disparaître toute sa barbarie d'origine, en en conservant ce qui le maintenait en communion avec ses compatriotes, il avait peu à peu acquis plusieurs des qualités de l'homme d'État. Aussi, une fois au pouvoir, étonna-t-il tout le monde par son sens du gouvernement, son esprit de mesure, son sang-froid, son aplomb, son adresse, sa fécondité de ressources. Il domina ses adversaires et, ce qui était peut-être plus malaisé, contint ses partisans. Non sans doute qu'il eût du premier coup transformé en sujets soumis, en citoyens corrects, des hommes dont plusieurs semblaient plutôt préparés au métier de brigands; trop souvent il ne pouvait les satisfaire qu'aux dépens de l'impartialité et de la régularité administratives. Finances, justice, armée, police, rien n'était encore bien organisé; certaines notions de moralité demeuraient fort obscurcies. C'était le legs du passé, la conséquence d'habitudes anciennes qu'on ne pouvait corriger en quelques mois. «On n'a jamais fait du pain blanc avec de la farine noire», disait philosophiquement Colettis. Et cependant, malgré tout, il y avait un réel progrès: le jeune royaume jouissait d'une tranquillité relative, d'un commencement de prospérité qu'il n'avait pas connus jusqu'alors et qui, pour le moment, paraissaient lui suffire. Le premier ministre se montrait l'homme d'une transition nécessaire entre l'anarchie barbare où la Grèce n'eût pu demeurer plus longtemps sans périr, et le gouvernement régulier, moderne, occidental, pour lequel elle n'était pas mûre.
Ce succès réel gagna à Colettis la sympathie de tous les témoins impartiaux, même des envoyés des cours allemandes qui avaient d'abord partagé les méfiances de la légation anglaise[216]. Mais il exaspéra sir Edmond Lyons, qui n'en devint que plus obstiné et plus acharné dans son hostilité. «C'est un fou furieux», écrivait-on d'Athènes, le 20 décembre 1845[217]. Notre légation ne pouvait laisser sans défense Colettis ainsi attaqué; force était de venir à son secours. M. Piscatory n'était pas homme à déserter une telle tâche. À son tempérament ardent, vaillant, énergique, la lutte coûtait moins qu'une attitude de réserve et d'observation. Nul n'était plus homme d'action et de commandement. Il prit donc sans hésitation, et même probablement avec quelque plaisir, le rôle auquel l'obligeaient les provocations de sir Edmond Lyons. Il se fit ouvertement le patron du ministre que la légation anglaise prétendait renverser, le chef du parti qui se disait «français», ne s'effarouchant pas de ce que ce parti avait encore d'un peu sauvage, tâchant seulement de le discipliner. «Nous nous sommes placés au milieu des palikares, écrivait l'un des jeunes membres de la légation française, M. Thouvenel; nos amis ne nous font pas toujours honneur, mais ils sont les plus forts[218].» Il fut en effet bientôt visible, comme le disait encore M. Thouvenel, que «M. Lyons était battu à plate couture par M. Piscatory[219]». Le parti anglais ne comptait plus que douze voix à la Chambre. Jamais notre influence n'avait été aussi prépondérante à Athènes: c'était manifestement le ministre de France qui gouvernait la Grèce.
Y avait-il lieu de se féliciter sans réserve d'un pareil résultat? Ne fallait-il pas reconnaître, au contraire, qu'une telle situation était anormale, et qu'elle pouvait avoir de fâcheuses conséquences pour la Grèce comme pour la France? La Grèce n'avait chance de s'affermir et de se développer, de surmonter ses difficultés intérieures et extérieures, qu'avec l'appui de toutes les puissances protectrices, et elle était certainement trop faible pour supporter, sans en beaucoup souffrir, la rivalité diplomatique dont elle était l'objet et le théâtre. D'ailleurs, si la maladresse de sir Edmond Lyons et l'habileté de M. Piscatory donnaient momentanément le dessous au parti anglais, l'Angleterre avait en Orient une situation trop forte pour qu'il fût indifférent à un petit État d'encourir son hostilité ou seulement sa bouderie. Quant à la France, hors la satisfaction d'amour-propre de primer sur une scène bien étroite et d'infliger un échec mérité à qui lui cherchait une méchante querelle, de quel grand intérêt politique était pour elle cette lointaine victoire? Quel profit trouvait-elle à dominer la Grèce, quel honneur à paraître solidaire et responsable d'un gouvernement après tout fort imparfait? Pouvait-elle se flatter de jouer un grand rôle dans le Levant, au moyen de cet État encore mal assis auquel on devait souhaiter, avant tout, une prudente immobilité, et dont les ambitions n'eussent pu d'ailleurs se satisfaire qu'au préjudice de notre politique traditionnelle sur le Bosphore? Tout cela, sans doute, n'était pas une raison de se désintéresser absolument de ce qui se passait en Grèce; mais c'était une raison de ne s'y engager qu'avec mesure. Sur place, dans la chaleur de la lutte, cette mesure était difficile à garder, surtout pour M. Piscatory. Il ne savait pas faire petitement et n'était pas l'homme des rôles effacés ou médiocres. C'était affaire à ceux qui l'employaient de lui choisir des postes à sa taille. M. Thouvenel écrivait finement, d'Athènes, le 20 décembre 1845: «Ici, comme à Madrid, il est à désirer qu'on tienne le jeu, mais sans y trop mettre; le gain ne vaut pas les émotions de la partie.» Puis il ajoutait tout bas, en parlant de son chef de légation: «Je crois qu'il a trop mis au jeu[220].»
À Paris, on savait gré sans doute à M. Piscatory et à Colettis de leur habileté et de leur succès: on ne songeait ni à les désavouer, ni à leur conseiller une capitulation. Mais on ne se voyait pas sans chagrin entraîné dans une politique si différente de celle qu'on avait rêvée et qu'un moment on avait cru tenir. M. Désages écrivait à M. Thouvenel, le 20 mai 1846: «Oui, c'est un grand mal que nous ayons à prendre si complètement, si ouvertement à notre compte la défense et la protection du cabinet d'Athènes. C'est mauvais pour la Grèce et pour nous, car la pression contre ce cabinet s'accroît indubitablement de l'influence déclarée, patente, que nous donne sur lui le besoin qu'il a de notre appui. À cela, je ne vois, pour le présent du moins, aucun remède. Le seul palliatif est dans la continuation de notre bonne entente avec les légations et les cours allemandes[221].» Quant à M. Guizot, il avait trop vivement désiré l'accord, il était trop pénétré de ses avantages supérieurs, pour ne pas regretter le conflit, même quand il y avait l'avantage. Il ne se lassait pas de faire appel à lord Aberdeen pour rétablir cet accord. Il profitait de la seconde entrevue d'Eu, en septembre 1845, pour dire au ministre anglais «tout ce qu'il pensait» de la conduite de sir Edmond Lyons. Peu auparavant, M. de Metternich, pressé par nous, avait aussi «fait une charge à fond» sur le secrétaire d'État. Tout cela à peu près sans aucun résultat. «Je crois, écrivait M. Guizot en novembre 1845, lord Aberdeen bien près d'être convaincu que Lyons juge mal les affaires de Grèce et conduit mal celles de l'Angleterre en Grèce; mais, mais, mais... je m'attends à la prolongation de cette grosse difficulté.» Si désireux qu'il fût de mettre fin au désaccord, notre ministre en prenait virilement son parti, du moment où la politique britannique le rendait inévitable. «Il faut vivre avec ce mal-là, écrivait-il à M. Piscatory; nous ne sommes pas en train d'en mourir. Je regrette le fait, mais je m'y résigne.» C'est qu'au fond, là comme en Espagne, il se sentait garanti contre de trop fâcheuses conséquences, par la présence de lord Aberdeen au Foreign office. S'il désespérait d'obtenir qu'il réprimât son agent, il savait n'avoir à craindre de sa part aucune démarche offensive qui pût faire dégénérer la querelle des deux légations en un conflit des deux gouvernements. L'entente cordiale, pour n'avoir pas produit dans les affaires de Grèce ce qu'on en attendait, n'y était donc pas absolument inefficace: elle localisait le dissentiment et l'empêchait d'avoir un contre-coup sur un plus vaste théâtre.
IV
On le voit, sur quelques-uns des points où l'on tâchait de l'appliquer, l'entente cordiale n'allait pas sans difficultés. Nouvelle preuve de cette vérité souvent constatée que, pour être quelquefois raisonnable et utile, l'alliance anglaise est rarement commode et agréable, surtout quand elle se trouve être, comme sous la monarchie de Juillet, l'alliance nécessaire. Toutefois, là même où cette entente était d'une exécution pénible et imparfaite, il ne semblait pas que, du côté de la France, on pût se plaindre des résultats obtenus. En Grèce comme en Espagne, si le cabinet de Londres ne nous donnait pas le concours que nous eussions désiré, du moins il nous laissait à peu près le champ libre, et, dans ces deux pays où naguère l'influence anglaise dominait, l'influence française avait maintenant le dessus. N'était-ce pas à croire que M. de Metternich devinait juste quand, tout au début de l'entente cordiale, le 12 octobre 1843, il avait fait cette sorte de prophétie: «Dans une rencontre avec Louis-Philippe et M. Guizot, lord Aberdeen tirera toujours la courte paille[222].» Cette impression persista à Vienne, et, au commencement de 1846, l'ambassadeur d'Autriche à Londres mandait à son gouvernement que «lord Aberdeen était complètement dominé par l'ascendant de M. Guizot[223]». C'était naturellement sous ce jour qu'en Angleterre l'opposition whig s'appliquait à présenter les choses. Le journal de lord Palmerston, le Morning Chronicle, disait en janvier 1845: «M. Guizot a tellement fasciné lord Aberdeen qu'il n'est rien que celui-ci puisse lui refuser. M. Guizot a abaissé notre influence en Espagne, en Grèce, en Belgique; il s'est moqué de nous au Maroc, nous a insultés à Taïti, abandonnés au Texas, a usurpé nos droits au Brésil... Tout serait préférable au compérage entre M. Guizot et lord Aberdeen, compérage dans lequel ce dernier joue son rôle sempiternel d'aimable dupe et sacrifie à la paix à tout prix les plus chers intérêts et la véritable dignité de son pays.» Plus tard, après la chute du ministère tory, un homme d'État whig, plus modéré que lord Palmerston, lord Clarendon, s'expliquant dans l'intimité sur le reproche fait ainsi à lord Aberdeen, le déclarait fondé; il attribuait à son «laisser faire» le «succès des intrigues de Louis-Philippe». «Les agents anglais, ajoutait-il, n'importe où ils étaient, avaient été rendus dépendants des agents français, au point qu'ils n'osaient se plaindre d'aucun mauvais procédé de ces derniers, sachant que ce serait s'exposer à une réprimande et courir le risque d'être humiliés dans l'exercice public de leur fonction[224].»
Ce qui est en tout cas certain, c'est que l'entente cordiale se maintenait principalement par les rapports personnels d'amitié, d'estime, de confiance, établis depuis la première entrevue d'Eu, en 1843, entre M. Guizot et lord Aberdeen. Ils avaient pris peu à peu l'habitude de s'écrire directement dans les circonstances délicates, cherchant ainsi à donner à leurs communications le caractère d'un tête-à-tête. Il suffit de se rappeler quelles étaient les qualités de M. Guizot, l'autorité et la hauteur de son esprit, pour être assuré qu'un pareil tête-à-tête ne devait pas tourner à son désavantage. Jusqu'où allait cette loyale et confiante intimité, on en peut juger par ce que nous connaissons de la correspondance des deux ministres. Un jour, par exemple, M. Guizot, apprenant que lord Aberdeen était un peu troublé par les rapports de quelqu'un de ses diplomates, d'un Bulwer ou d'un Lyons, lui écrivait: «Ce que nous avons, je crois, de mieux à faire l'un et l'autre, c'est de mettre en quarantaine sévère tous les rapports, bruits, plaintes, commérages, qui peuvent nous revenir sur les menées secrètes ou les querelles de ménage de nos agents; pour deux raisons: la première, c'est que la plupart de ces commérages sont faux; la seconde, c'est que, même quand ils ont quelque chose de vrai, ils méritent rarement qu'on y fasse attention. L'expérience m'a convaincu, à mon grand regret, mais enfin elle m'a convaincu que nous ne pouvions encore prétendre à trouver ou à faire soudainement passer dans nos agents la même harmonie, la même sérénité de sentiments et de conduite qui existe entre vous et moi. Il y a, chez nos agents dispersés dans le monde, de grands restes de cette vieille rivalité inintelligente, de cette jalousie aveugle et tracassière qui a longtemps dominé la politique de nos deux pays. Les petites passions personnelles viennent s'y joindre et aggravent le mal. Il faut lutter, lutter sans cesse et partout contre ce mal, mais en sachant bien qu'il y a là quelque chose d'inévitable et à quoi, dans une certaine mesure, nous devons nous résigner. Nous nous troublerions tristement l'esprit, nous nous consumerions en vains efforts, si nous prétendions prévenir ou réparer toutes les atteintes, tous les mécomptes que peut recevoir çà et là notre bonne entente. Si ces atteintes sont graves, si elles compromettent réellement notre politique et notre situation réciproque, portons-y sur-le-champ remède, d'abord en nous disant tout, absolument tout, pour parvenir à nous mettre d'accord, vous et moi, ensuite en imposant nettement à nos agents notre commune volonté. Mais, sauf de telles occasions, laissons passer, sans nous en inquiéter, bien des difficultés, des tracasseries, des humeurs, des mésintelligences locales qui deviendraient importantes si nous leur permettions de monter jusqu'à nous, et qui mourront dans les lieux mêmes où elles sont nées, si nous les condamnons à n'en pas sortir[225].»
Pour pratiquer cette amitié avec M. Guizot, lord Aberdeen ne devait pas seulement fermer l'oreille à ses subordonnés, il devait aussi faire entendre raison à ses collègues, et non aux moindres d'entre eux. Déjà plus d'une fois j'ai eu l'occasion de noter la tendance de l'illustre chef du cabinet britannique, sir Robert Peel, à prendre ombrage de ce qui se faisait ou se disait chez nous. Dans l'automne de 1845, sous l'empire de ces méfiances, heureusement passagères, il parut se produire un désaccord entre lui et le chef du Foreign office; celui-ci tint bon et offrit sa démission; Peel n'insista pas; seulement, comme il demeurait persuadé qu'en dépit des intentions pacifiques de Louis-Philippe et de son ministre, la guerre ne pourrait être longtemps évitée, il commença à s'occuper de la défense des côtes méridionales, signalées, depuis plusieurs années, par le duc de Wellington, comme le point faible de l'Angleterre[226]. Vers le même temps, M. Guizot, toujours attentif à ne laisser naître aucun soupçon chez lord Aberdeen, s'expliqua à cœur ouvert avec lui, au sujet des projets belliqueux qu'on prêtait à la France. «Je n'ai nul droit, lui écrivait-il le 2 octobre 1845, de m'étonner des suppositions et des appréhensions qu'excitent chez vous ce qu'on appelle nos préparatifs et nos armements maritimes, car j'en suis également assailli. Il n'est bruit, en France, que des armements et des préparatifs de l'Angleterre.» Puis, après avoir montré, avec force faits et chiffres, que, «considérés dans leur ensemble», les travaux effectués en France «ne pouvaient avoir qu'une influence et des résultats pacifiques», il ajoutait: «Je suis convaincu qu'il en est de même chez vous, et je le dirai dans l'occasion. Dites-le également pour nous. Repoussons, démentons nettement, de part et d'autre, les mensonges intéressés de l'esprit de parti et les erreurs puériles de la badauderie. La politique que nous pratiquons n'a rien qui ne puisse être dit tout haut. Plus nous la montrerons à découvert, plus elle sera, dans nos deux pays, forte et rassurante, et plus aussi nous nous sentirons à l'aise et sûrs de notre fait en la pratiquant[227].»
Curieux et noble spectacle, bien rare dans l'histoire politique, que celui de l'amitié de ces deux hommes d'État, devenue, entre des peuples que divisaient tant de préventions anciennes ou récentes, en face de questions difficiles, au milieu même de crises périlleuses, la garantie de la paix du monde. Seulement on voit tout de suite en quoi cette garantie était fragile et précaire. Qu'en resterait-il, si l'un des deux amis venait à quitter le pouvoir? Or, vers le milieu de 1845, le cabinet tory, qui gouvernait depuis 1841 et qui avait accompli à l'intérieur de grandes choses, donnait des signes d'affaiblissement. Quelques-uns de ses membres hésitaient à suivre plus loin leur chef dans ses réformes économiques. Ces difficultés devinrent telles que, le 6 décembre de cette même année 1845, sir Robert Peel dut porter à la Reine sa démission et celle de ses collègues. Lord John Russell fut chargé de former une autre administration. «Je suis bien triste! écrivit aussitôt M. Guizot à lord Aberdeen. Nous faisions de la si honnête et si grande politique! Et nous la faisions si amicalement! Qu'y a-t-il de plus rare, dans la vie publique, qu'un peu de sincérité et de vraie amitié? C'était très bon pour nos deux pays, et très doux pour nous-mêmes. Je ne puis, je ne veux pas croire que ce soit réellement fini[228].» La nouvelle causa d'autant plus d'émoi en France, qu'on annonçait la rentrée de lord Palmerston au Foreign office. D'après le témoignage d'un Anglais, alors de passage à Paris et fort mêlé à la haute société politique des deux côtés du détroit, M. Reeve[229], le roi Louis-Philippe manifestait contre Palmerston une «répugnance invincible», et parlait de lui comme de «l'ennemi de sa maison»; M. Guizot, plus réservé, déclarait «qu'il serait exactement pour Palmerston ce qu'il avait été pour Aberdeen», mais il ajoutait: «Vous ne vous faites pas l'idée de l'effet produit par ce nom-là sur ce pays et sur mon parti. Je sors d'un dîner avec la grosse banque: tous étaient dans la consternation; on est venu vers moi, me prendre la main en me disant: «Mais, monsieur le ministre, que ferez-vous de cet homme-là? Dans six mois, nous serons en lutte ouverte avec l'Angleterre. Il vous fera des difficultés partout, en Espagne, en Orient, à Taïti. C'est terrible.» M. de Rothschild disait au même M. Reeve: «Lord Palmerston est un ami de notre maison; il dîne chez nous à Francfort; mais il a l'inconvénient de faire baisser les fonds de toute l'Europe, sans nous avertir.»
Il était cependant, en France, un homme qui, loin de s'effrayer de la rentrée de lord Palmerston, s'en réjouissait: chose étonnante, c'était celui qu'on eût pu croire le moins disposé à oublier le traité du 15 juillet 1840, celui qui, ministre, avait paru vouloir la guerre pour se venger de ce traité, celui qui, dans les années suivantes, avait reproché à son successeur d'avoir, à l'égard des offenses du gouvernement britannique, la mémoire trop courte et le pardon trop facile: on a nommé M. Thiers. Depuis quelques années, à la vue de l'intimité établie entre M. Guizot et lord Aberdeen, l'idée lui était venue que son intérêt serait de lier partie avec lord Palmerston. Il s'était persuadé que le meilleur moyen de revenir lui-même au pouvoir était que l'opposition anglaise y revînt d'abord; dans ce cas, se disait-il, Louis-Philippe, par crainte de compromettre la bonne intelligence avec l'Angleterre, se déciderait à abandonner les amis des tories et à les remplacer par les amis des whigs. Dès la fin de 1844, au lendemain de l'affaire Pritchard, au moment où Palmerston poussait le plus ouvertement à l'hostilité contre la France, M. Thiers lui faisait des avances que l'adversaire de lord Aberdeen accueillait bien, ne trouvant, à son point de vue, qu'avantage à aider l'ennemi de M. Guizot[230]. On vit alors le Constitutionnel et le Morning Chronicle, jusque-là si ardents à invectiver leurs patrons respectifs, échanger des coquetteries dont le Journal des Débats faisait ressortir l'étrange et suspecte nouveauté. Peu après, le 28 janvier 1845, M. Greville notait sur son journal: «Le plus curieux incident de la politique française est la flirtation commencée entre Thiers et Palmerston. Le fait est de notoriété à Paris, et l'on s'en amuse... Quelques lettres courtoises ont été échangées entre ces hommes d'État, autrefois rivaux[231].» Sous l'empire de ces sentiments, l'ancien ministre du 1er mars entreprit, au mois d'octobre 1845, une courte excursion en Angleterre. Il y fut reçu avec un empressement curieux; on goûta fort son esprit et sa belle humeur, bien qu'il parût parfois un peu superficiel[232]. Soucieux de corriger les impressions produites outre-Manche par sa conduite en 1840 et par le langage qu'il avait tenu depuis cette époque, il protesta que son retour au pouvoir, loin d'altérer les relations des deux pays, les améliorerait; il ajouta que si, naguère, ces relations avaient failli plusieurs fois être compromises, la faute en était aux maladresses de M. Guizot[233]: occasion, pour lui, de s'exprimer sur son rival avec une amertume qui ne parut pas toujours de bon goût à ses interlocuteurs[234]. Il eut soin de voir les hommes de tous les partis; néanmoins ce fut particulièrement avec les whigs qu'il s'attacha à nouer des liens étroits, d'autant que plus d'un indice lui faisait alors pressentir leur prochaine rentrée au ministère. Quelques jours après, M. de Barante écrivait: «M. Thiers revient de Londres avec toute l'amitié de lord Palmerston; il a aussi son entente cordiale[235].»
On comprend dès lors pourquoi, deux mois plus tard, M. Thiers accueillit avec tant de satisfaction la nouvelle de la dissolution du cabinet Peel. Sa seule crainte était que «ses amis» de Londres ne fussent trop timides. De Paris, il les excitait. «Enfin, écrivait-il le 16 décembre 1845 à l'un de leurs confidents, vous voilà prêts à manger les tories; je fais des vœux pour qu'il en soit ainsi... Cependant j'ai peur que vos amis manquent de résolution. S'ils laissent passer cette occasion de prendre le pouvoir, je ne sais quand ils pourront le reprendre... Dussent-ils échouer au parlement, à leur place, je le tenterais, sauf à porter la question devant les électeurs... M. Guizot est au désespoir de la chute des tories[236].» En même temps, sur son propre terrain, M. Thiers s'apprêtait, sans perdre un instant, à profiter de ce qui lui paraissait un coup de fortune: il expliquait aux meneurs de la gauche et du centre gauche comment l'avènement des whigs devait avoir son contre-coup en France et forcer le Roi à se séparer de M. Guizot; la disgrâce de ce dernier lui paraissait même assez proche pour qu'il réglât d'avance avec M. O. Barrot, par une sorte de traité signé, la façon dont ils partageraient le pouvoir et l'usage qu'ils en feraient[237].
Tandis que M. Thiers s'agitait ainsi à Paris, les événements, à Londres, trompaient ses espérances. Dans ses efforts pour former un ministère, lord John Russell rencontrait beaucoup de difficultés, et, fait curieux, la principale venait de l'inquiétude causée, en Angleterre même, par la rentrée de lord Palmerston au Foreign office; on craignait que les bons rapports avec le cabinet de Paris n'en fussent gravement altérés. Cette objection, indiquée avec réserve par la Reine, fut formulée d'une façon plus absolue par lord Grey, qui refusa d'entrer dans le nouveau cabinet si l'on ne mettait pas le ministre suspect d'hostilité contre la France à un autre poste, par exemple au département des colonies. Palmerston, blessé, répondit ne pouvoir accepter que les affaires étrangères. Lord John Russell eût été disposé à lui donner raison[238], mais il ne crut pas pouvoir se passer de lord Grey. Force lui fut donc, le 20 décembre 1845, de résigner le mandat que lui avait confié la Reine. Celle-ci se retourna alors vers sir Robert Peel, qui consentit à retirer sa démission[239]. À ce revirement imprévu, le désappointement de M. Thiers fut grand[240]. M. Guizot, au contraire, se hâta d'écrire à lord Aberdeen: «Je suis aussi joyeux que j'étais triste. Je ne veux pas me refuser le plaisir de vous le dire..... Nous continuerons ce que nous faisons avec un degré de plus de satisfaction et d'amitié, si je ne me trompe. Votre lettre m'a été au cœur, où vous n'avez nul besoin d'aller, car vous y êtes bien établi[241].»
Mais pour combien de temps le ministère tory reprenait-il le pouvoir? Rien n'indiquait que la maladie dont il souffrait, fût guérie. Une nouvelle crise paraissait même si inévitable et si proche, que lord Palmerston, qui la pressentait, voulut se prémunir contre le risque d'être, dans ce cas, de nouveau jugé un ministre impossible. Le meilleur moyen lui parut être de se faire donner, par la France elle-même, une sorte d'exequatur. En avril 1846, on le vit arriver à Paris, l'air aimable, le sourire aux lèvres, la main tendue, déclarant très haut «qu'il était autant que personne ami de la paix, de la France, partisan de l'entente cordiale et bien décidé à la continuer s'il revenait au pouvoir». C'était le pendant du voyage fait, quelques mois auparavant, par M. Thiers, à Londres. On fut agréablement surpris de trouver ce «terrible homme» si adouci, et l'amour-propre national fut flatté d'une démarche qui avait une apparence d'amende honorable. Invité et festoyé dans plusieurs salons politiques, présenté aux Tuileries, Palmerston fut bien reçu en tous lieux, avec une politesse réservée par le Roi et M. Guizot, avec beaucoup d'empressement par l'opposition, notamment par M. Thiers, qui, huit heures durant, lui fit parcourir et lui démontra les fortifications de Paris. Cet empressement des adversaires du cabinet, joint à la curiosité des badauds, parut faire au visiteur un succès dont la dignité nationale ne laissait pas que de souffrir un peu. Le public finit par sentir ce défaut de mesure et par se demander pourquoi l'on faisait fête à un tel homme. Mais avant que cette réaction eût eu le temps de se dessiner, Palmerston était déjà rembarqué, emportant sans doute l'idée, comme l'écrivait alors M. Guizot à lord Aberdeen[242], «que les Français étaient bien légers, bien prompts à passer d'une impression à l'autre, et qu'il n'y avait pas grand inconvénient à leur donner des moments d'humeur, puisqu'il était si aisé de les en faire revenir». Vainement notre ministre affirmait-il que, «sous ces impressions mobiles et superficielles, le fond des choses subsistait», et ajoutait-il «que si ce voyage changeait, en Angleterre, la situation du voyageur, ce serait un effet très exagéré et fondé sur l'apparence plutôt que sur la réalité des choses»; on conclut, outre-Manche, de tout ce qui venait de se passer, que nous ne tenions plus rigueur à l'auteur du traité du 15 juillet 1840, et que désormais on pouvait sans scrupule lui laisser prendre place dans un ministère.
Deux mois à peine s'étaient écoulés depuis ce voyage que, le 25 juin 1846, le ministère tory, mis en minorité à la Chambre des communes, donnait de nouveau une démission, cette fois définitive. Lord John Russell ne rencontra plus aucune objection à la rentrée de lord Palmerston au Foreign office, et son cabinet fut promptement constitué. En France, les journaux de M. Thiers saluèrent avec une joie triomphante une révolution ministérielle dont ils faisaient prévoir le contre-coup de ce côté-ci de la Manche. M. Guizot fut réduit à écrire tristement ses regrets au dear lord Aberdeen et à sir Robert Peel. Ce dernier avait pu, sous le coup de certains accidents, témoigner parfois de quelque impatience ombrageuse à l'égard du gouvernement français; mais, au fond, son grand et droit esprit avait compris et accepté la politique de bon accord pratiquée à côté de lui par lord Aberdeen. On le vit bien dans la lettre par laquelle il répondit aux condoléances du ministre français. «Grâce à une confiance réciproque, lui écrivait-il, grâce à une égale foi dans l'accord de nos vues et la pureté de nos intentions, grâce aussi (je puis le dire sans arrogance depuis que j'ai reçu votre affectueuse lettre) à une estime mutuelle et à des égards personnels, nous avons réussi à élever l'esprit et le ton de nos deux nations; nous les avons accoutumées à porter leurs regards au-dessus de misérables jalousies et de rivalités obstinées... Sans cette confiance et cette estime mutuelles, combien de pitoyables difficultés auraient grossi, au point de devenir de redoutables querelles nationales!» Hélas! de tout autres sentiments allaient inspirer désormais la politique anglaise. L'entente cordiale était finie.