Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 6 / 7)
M. Guizot prit la parole, le lendemain, 5 février: «Y a-t-il eu nécessité de faire ce qu'on a fait et au moment où on l'a fait? Y a-t-il eu loyauté dans la manière dont on l'a fait?» Telle était la double question qui lui paraissait posée par le débat. Il y répondait oui sans hésiter, et il entreprit de justifier sa réponse en recommençant, avec nombreuses pièces à l'appui, l'histoire des négociations auxquelles avait donné lieu l'affaire des mariages. Cela fait,—et ce fut de beaucoup la partie la plus étendue de son discours,—il aborda ce qu'il appelait «la question des conséquences de l'acte, la question de la situation politique que l'acte nous avait faite». Il ne contestait pas «la gravité de cette situation», mais ne voulait pas qu'on l'exagérât. En tout cas, il estimait que le moyen le plus sûr d'écarter tous les dangers était que la politique française restât «conservatrice, pacifique, dévouée à l'ordre européen». Ainsi obtiendrait-on que les puissances persistassent à refuser leur adhésion aux protestations de l'Angleterre. Arrivé au terme de sa longue démonstration, M. Guizot concluait, la tête haute et sur un ton de fierté victorieuse: «L'affaire des mariages espagnols est la première grande chose que nous ayons faite seuls, complètement seuls, en Europe, depuis 1830. L'Europe spectatrice, l'Europe impartiale en a porté ce jugement. Soyez sûrs que cet événement nous a affermis en Espagne et grandis en Europe.» Et, dominant les murmures de l'opposition, il faisait honneur de ce succès à la politique d'ordre et de conservation. «Nous maintenons, s'écriait-il, que cette politique a grandi, fortifié, honoré la France en Europe, qu'elle lui a donné plus de poids, plus de crédit; et nous maintenons que si cette politique n'avait pas été suivie, vous n'auriez pas été en état de résoudre vous-mêmes, en Espagne, la question qui s'est présentée, et qu'elle aurait été résolue contre vous au lieu de l'être pour vous.»
M. Guizot descendit de la tribune au milieu des acclamations de la majorité. Celle-ci ne lui savait pas seulement gré d'avoir vigoureusement réfuté les opposants; c'était aussi pour elle une satisfaction nouvelle, en face de ceux qui l'avaient si souvent accusée de platitude envers le cabinet de Londres, de voir la fermeté avec laquelle son chef faisait tête à lord Palmerston[397]. M. Guizot, en effet, sans oublier que sa voix portait jusqu'en Angleterre, avait dit hardiment, sur les procédés de la diplomatie britannique, tout ce qui lui avait paru nécessaire à sa propre justification. Quelques-uns même de ses auditeurs, peu braves de leur naturel, n'avaient pas été parfois sans trembler, en le voyant se mouvoir avec cette allure résolue, sur un terrain si périlleux; mais on pouvait se fier à l'habileté de l'orateur: admirablement maître de sa pensée et de sa parole, il avait mesuré d'avance jusqu'où il pouvait aller, et n'avait pas dépassé la limite qu'il s'était fixée. Le vote à mains levées donna une grande majorité au ministère. L'opposition, se sentant battue, n'avait pas osé demander le scrutin. Quelques jours après, l'ensemble de l'adresse fut voté par 248 voix contre 84. Le ministère ne s'était pas encore vu à la tête d'une majorité aussi nombreuse et aussi décidée.
L'opposition, qui sentait toute l'étendue de son échec, maugréait plus ou moins contre M. Thiers, auquel elle reprochait d'avoir voulu engager le combat sur un terrain aussi défavorable que celui des mariages espagnols. Le désappointement ne devait pas être moins vif à l'ambassade anglaise et au Foreign office. On y avait cru que la discussion entraînerait la chute du ministère; or, il se trouvait au contraire qu'elle avait tout à fait tourné à son avantage. M. Guizot se plaisait à mettre en lumière la déception de ses adversaires. «Voici, écrivait-il à ses agents près les cours de Vienne et de Berlin, l'erreur du cabinet anglais depuis six mois. Il a compté sur l'intimidation du Roi, des Chambres, du public. Il a espéré d'abord que le mariage Montpensier ne se ferait pas; puis, le mariage fait, qu'on ferait des concessions sur les choses, que la duchesse de Montpensier renoncerait à ses droits; puis qu'à défaut de concessions sur les choses, on en ferait sur les personnes, que M. Guizot serait sacrifié. De Paris, on a successivement écrit et promis tout cela à Londres. Cabinet anglais et opposition française ont l'un et l'autre mis tout leur jeu sur cette carte de l'intimidation à tous les degrés et sous toutes les formes. Ils se sont trompés[398].»
M. Thiers, craignant évidemment que lord Palmerston ne fût ainsi découragé de l'alliance contractée avec lui, s'empressa d'écrire à M. Panizzi; il lui affirma, en dépit des votes émis; que «l'immense majorité de la Chambre des députés déplorait la conduite de M. Guizot», qu'elle lui «reprochait son imprudente morgue et l'aveuglement avec lequel il s'était jeté dans le débat», et surtout il tâcha toujours de faire croire au gouvernement anglais qu'en poussant vigoureusement son attaque, il déterminerait Louis-Philippe à abandonner son ministre. «Le Roi, écrivait-il, est devenu fort douteux pour M. Guizot... Je suis certain de ce que je vous dis ici. Des confidences très sûrement informées ne m'ont laissé aucun doute à cet égard. Avant-hier, j'ai pu me convaincre d'un changement notable, par mes propres yeux. J'étais invité au spectacle de la cour avec sept ou huit cents personnes, par conséquent sans faveur aucune; mais j'ai reçu un accueil qu'on ne m'avait pas fait depuis bien des années, et c'est toujours ainsi quand on commence à s'ébranler[399].» Toutefois, lord Palmerston se lassait de prendre au sérieux ces assurances toujours démenties par l'événement. Il se rendait compte que le ministère était beaucoup plus solide que M. Thiers ne le disait. «Je crois M. Guizot aussi fort que jamais», écrivait-il peu après à lord Normanby[400]. À partir de cette époque, sans aucunement désarmer à l'égard du gouvernement français, il se montra beaucoup moins occupé de lier partie avec notre opposition. D'ailleurs, s'il eût trouvé un certain plaisir de vengeance à jeter par terre un ministre qui l'avait mortifié, et si, par ce motif, il avait associé volontiers ses ressentiments à ceux de M. Thiers, il ne consentait nullement à regarder l'avènement de ce dernier comme une satisfaction qui dût effacer ses griefs, dissiper ses méfiances et mettre fin au conflit: en réalité ce n'était pas à tel ministre, mais à la France qu'il en voulait. «Je ne vois vraiment pas, écrivait-il encore à lord Normanby, ce que nous gagnerions à un changement de cabinet en France. Nous pourrions avoir quelqu'un avec qui il serait plus agréable de traiter, à la parole duquel nous croirions davantage; mais le successeur, quel qu'il fût, serait dans son cœur aussi hostile à l'Angleterre; peut-être même jugerait-il plus nécessaire d'être raide, pour qu'on ne le crût pas moins disposé que M. Guizot à nous braver,—nous devrions plutôt dire à nous tromper,—dans ce qui regarde le mariage espagnol[401].»
VII
J'ai déjà eu plusieurs fois occasion de noter les relations compromettantes de lord Normanby avec l'opposition française. Pendant son voyage à Paris, au mois de janvier 1847, M. Greville avait essayé, sans succès, de lui faire comprendre l'incorrection et le danger de sa conduite[402]. «Je laisse l'ambassade dans une situation pénible et fâcheuse, écrivait-il tristement en se remettant en route pour l'Angleterre. Normanby semble ne pas se soucier si l'on voit son intimité avec Thiers, et il n'en a d'aucune sorte avec Guizot... Thiers, ayant saisi Normanby dans ses griffes, ne le laissera pas aller aisément, et le ressentiment de Guizot ne sera guère apaisé; aussi ne vois-je aucune chance que de bons rapports puissent jamais être rétablis entre eux[403].» Il n'y avait pas là seulement, comme s'en plaignait M. Greville, un obstacle aux conversations cordiales qui eussent amené une détente; mais, dans une telle situation, le moindre incident pouvait dégénérer en un conflit aigu entre l'ambassadeur et le ministre. Cet incident naquit de la discussion de l'adresse.
On se rappelle comment lord Palmerston avait publié dans son Blue book deux dépêches de lord Normanby, rapportant deux conversations de M. Guizot, du 1er et du 25 septembre: dans l'une de ces dépêches, le ministre présentait le mariage de la Reine et celui de l'Infante comme ne devant pas se faire «en même temps»; dans l'autre, il avouait leur simultanéité, et, interpellé sur la déclaration contraire faite par lui précédemment, il s'en montrait fort embarrassé, essayait d'abord de la nier, puis prétendait l'expliquer en disant qu'en effet, dans la cérémonie, la Reine serait mariée la première. On n'a pas oublié non plus les accusations portées à ce propos, à Londres comme à Paris, contre M. Guizot. Celui-ci crut devoir y répondre dans son grand discours du 5 février. Il ne contesta aucunement avoir annoncé, le 1er septembre, à lord Normanby, que les mariages ne se feraient pas en même temps. «J'étais bien en droit de le dire, ajoutait-il;... car non seulement il n'était pas du tout décidé que les deux mariages se feraient simultanément; mais nous nous opposions encore, à ce moment, à la simultanéité.» Le ministre raconta ensuite comment, quelques jours plus tard, le 4 septembre, le gouvernement français avait été amené, par les exigences de l'Espagne, à consentir cette simultanéité. «Je n'en ai pas averti l'ambassadeur d'Angleterre, continua M. Guizot, c'est vrai; je n'ai pas cru devoir l'avertir. J'aurais manqué aux plus simples conseils de la prudence, si, en présence d'une opposition qu'il m'avait déjà déclarée, j'avais été l'avertir moi-même du moment où il fallait qu'il agît contre nous.» Quant à la conversation que lui attribuait la dépêche du 25 septembre, M. Guizot fit d'abord observer qu'en recevant un ambassadeur et en répondant à ses questions, il n'entendait pas subir une sorte d'interrogatoire; qu'il ne devait lui dire que la vérité, mais qu'il s'expliquait seulement dans la mesure qui convenait à l'intérêt de son pays et de sa politique. Il rappela ensuite que tout compte rendu fait par un agent étranger d'une semblable conversation n'avait un caractère d'authenticité et d'irréfragabilité que s'il était soumis préalablement à celui dont on rapportait les paroles; que lord Normanby en avait usé ainsi pour l'entretien du 1er septembre; que, pour celui du 25 septembre, au contraire, cette communication n'avait pas été faite. Le ministre se croyait donc le droit de contester que son langage eût été exactement reproduit. «J'ose dire, déclarait-il, que si M. l'ambassadeur d'Angleterre m'avait fait l'honneur de me communiquer sa dépêche du 25 septembre, comme il m'avait communiqué celle du 1er, j'aurais parlé autrement et peut-être mieux qu'il ne m'a fait parler.» Fallait-il s'attendre qu'après avoir démenti un compte rendu inexact, M. Guizot en apportât un exact? Non, il ne s'y croyait pas tenu, et il préférait laisser une certaine obscurité sur une conversation dans laquelle, dès l'origine, il n'avait évidemment pas voulu ou pu être net. «Un seul mot, dit-il, sur le fond même de la dépêche. Le 25 septembre, Messieurs, toute la situation était changée: M. l'ambassadeur d'Angleterre m'apportait la protestation de son gouvernement contre le mariage de M. le duc de Montpensier. Cette protestation annonçait que le gouvernement anglais ferait tout ce qui dépendrait de lui pour empêcher ce mariage. Je recevais en même temps de Madrid des nouvelles tout à fait dans le même sens. Un grand effort intérieur et extérieur était fait contre le mariage, pour l'empêcher. Je me suis senti, le mot n'a rien de blessant pour personne, je me suis senti, après avoir reçu cette protestation, en face d'un adversaire, et je me suis conduit en conséquence, ne disant rien qui ne fût rigoureusement vrai, mais ne me croyant pas obligé à rien dire qui nuisît à ma cause ni à mon pays.»
Lord Normanby n'était pas d'humeur à prendre en patience la leçon qui venait de lui être donnée. Il y vit une offense publique à relever immédiatement, et, dès le lendemain, 6 février, il adressa à lord Palmerston une dépêche rédigée ab irato, dans laquelle il disait: «Je répète, une fois pour toutes, et dans les termes les plus forts dont le langage soit susceptible, que le récit donné par moi est la traduction fidèle et littérale de chaque phrase et de chaque explication dont M. Guizot s'est servi dans la conversation que nous avons eue ensemble.» Lord Palmerston était trop au courant des usages diplomatiques pour ne pas savoir que lord Normanby s'était mis dans son tort en ne communiquant pas préalablement sa dépêche à M. Guizot, et que celui-ci était dans son droit en contestant, non la sincérité, mais l'exactitude du compte rendu[404]; il aurait donc dû calmer son agent. Mais empêcher une mauvaise querelle de naître, ce n'était ni dans les habitudes, ni surtout dans la disposition actuelle de lord Palmerston; il aima bien mieux s'y jeter lui-même, sans se demander ni ce qu'elle valait, ni où elle le conduirait, ni comment il pourrait en sortir. Il répondit à lord Normanby, le 11 février: «Milord, votre dépêche du 6 courant m'est parvenue, et, en réponse à cette communication, j'ai à assurer Votre Excellence que le gouvernement de Sa Majesté a la plus parfaite confiance dans l'exactitude de vos rapports, et que rien de ce qui a été dit à la Chambre des députés, le 5 courant, ne peut en aucune façon ébranler la conviction du gouvernement de Sa Majesté que le récit, renfermé dans votre dépêche du 25 septembre dernier, de ce qui s'est passé dans la conversation entre vous et M. Guizot, est entièrement, rigoureusement conforme à la vérité.» Le jour même, avant que l'encre en fût séchée, il déposait cette réponse avec un extrait de la dépêche de lord Normanby, sur le bureau du Parlement[405].
Quelques heures après, tous les journaux publiaient les deux pièces. C'était précisément ce qu'avait voulu lord Palmerston. Il trouvait plaisir à dire tout haut qu'il tenait M. Guizot pour un menteur. «Le résultat, disait le Morning Chronicle, organe du Foreign office, est qu'à la face des deux nations, M. Guizot est regardé dans l'opinion publique comme un imposteur convaincu d'imposture. C'est une position qui n'est pas nouvelle pour lui et qu'il peut supporter avec une philosophique indifférence; mais certes il n'est personne en Angleterre, ayant la prétention d'être un gentleman, qui se décidât à la subir, et, s'il le faisait, il serait certainement frappé d'une déconsidération universelle.» Suivant leur habitude, les journaux de M. Thiers firent écho à ceux de lord Palmerston. Le Constitutionnel ne fut pas moins ardent que le Morning Chronicle à accuser M. Guizot «d'avoir abusé, par de misérables équivoques, la loyauté de l'ambassadeur anglais»; il proclama que l'honneur de la France était intéressé à désavouer un ministre «menteur», et surtout il s'appliqua à grossir, à envenimer l'incident, toujours dans l'espoir d'en faire sortir une crise ministérielle; soulignant ce qui pouvait irriter de part et d'autre les amours-propres, il disait à lord Normanby: «Voyez comme M. Guizot s'est moqué de vous», et à M. Guizot: «Ne vous apercevez-vous pas que lord Normanby et lord Palmerston vous donnent un injurieux démenti?»
La prétention de lord Normanby était que satisfaction publique lui fût donnée par M. Guizot, du haut de la tribune[406]. Le Morning Chronicle invitait ironiquement le ministre français «à rassembler tout son courage moral» pour faire cette sorte d'amende honorable. Par cette exigence, on se flattait, ou d'imposer à M. Guizot la plus mortifiante des humiliations, ou d'obliger Louis-Philippe à se séparer de lui. Notre ministre, fort ennuyé de cette querelle qui venait compliquer inutilement une situation déjà si difficile, eût saisi volontiers toute occasion d'y mettre fin honorablement, et, si on le lui eût demandé avec politesse, il n'eût certainement pas refusé de déclarer qu'en contestant l'exactitude du compte rendu, il n'avait nullement entendu mettre en doute la bonne foi de l'ambassadeur[407]. Mais à une mise en demeure offensante et tapageuse, il estimait que sa dignité ne lui permettait pas de répondre. Il garda donc un silence froid. Même attitude dans la presse ministérielle. Le Journal des Débats, sans discuter avec les feuilles palmerstoniennes, se borna à signaler leurs emportements et à dénoncer le concours scandaleux que leur donnaient le Constitutionnel et ses pareils.
Le chef du Foreign office ne tarda pas à s'apercevoir qu'il n'y aurait pas moyen de triompher de cette résistance passive de M. Guizot; il commençait d'ailleurs,—nous l'avons déjà vu,—à se rendre compte que le ministère français était plus solide que M. Thiers ne le faisait croire à lord Normanby. Il invita donc ce dernier à changer de tactique. «Vous avez dit officiellement, lui écrivit-il le 17 février, que l'insinuation de Guizot n'était pas vraie; nous avons fait savoir à toute l'Europe que nous vous croyions et que nous ne le croyions pas. Que nous faut-il de plus?... Cela, nous avions le pouvoir de le faire. Mais nous n'avons pas le pouvoir de forcer M. Guizot à des excuses. C'est pourquoi il vaut mieux ne pas nous exposer, en les demandant, à être obligés de nous retirer avec un refus. Il n'y a pas de raison pour que vous et lui ne continuiez pas à faire les affaires ensemble comme par le passé, et la meilleure ligne à suivre pour vous, c'est de déclarer que la publication des dernières dépêches et les sentiments unanimes du Parlement sur ce sujet vous laissent en bonne situation, et que ni votre gouvernement ni le Parlement ne demandent que leur opinion soit confirmée par aucun aveu de Guizot[408].» En même temps, lord Palmerston informait, à plusieurs reprises, M. de Sainte-Aulaire, notre ambassadeur à Londres, qu'il donnait pleinement raison à lord Normanby; que celui-ci serait maintenu à son poste; que si on lui rendait impossible de traiter les affaires et si on l'obligeait ainsi à quitter Paris, il ne serait pas remplacé; que l'ambassade serait alors gérée par un chargé d'affaires, et que les rapports diplomatiques seraient mis sur le même pied que ceux de la France et de la Russie. Il faisait en sorte que cette dernière éventualité ne fût pas ignorée de Louis-Philippe[409].
Une telle situation ne pouvait se prolonger sans péril. À Londres même, les esprits les plus posés estimaient qu'en cet état, «la moindre difficulté pouvait produire une explosion et amener la guerre[410]». Comment sortir de là? Il n'y avait pas à compter sur la sagesse de lord Normanby; mais restaient les chances que devait nous donner sa maladresse passionnée. Elles ne nous firent pas défaut. Lady Normanby avait annoncé l'intention de donner un bal le 19 février; dans les bureaux de l'ambassade, on copia, sans y faire attention, les listes des précédentes réceptions, et l'on adressa par suite une invitation à M. Guizot. Quand lord Normanby s'en aperçut, il craignit que cette démarche ne fût regardée comme une sorte d'avance conciliante à laquelle il n'eût pas voulu se prêter, et il fit informer M. Guizot que l'invitation lui avait été envoyée par méprise, ou, comme il disait, «par le mépris de son secrétaire». Ce ne fut pas tout: sous prétexte de rectifier les récits de certains journaux, l'ambassadeur fit insérer dans le Galignani's Messenger une note ainsi conçue: «La vérité semble être qu'une invitation avait été envoyée par erreur à M. Guizot, et que celui-ci en a été informé; mais il est également vrai, croyons-nous, que M. Guizot en a été instruit d'une manière indirecte et sans aucune circonstance pouvant lui donner sujet de s'offenser.» Le scandale fut grand. Le jour du bal, aucun membre de la cour, du ministère ou de la majorité des Chambres ne parut à l'ambassade. Par contre, les députés de l'opposition se donnèrent le mot d'ordre d'y aller, pour témoigner en faveur de leur allié; on y vit aussi un certain nombre de légitimistes auxquels lord Normanby, effrayé du vide qui menaçait de se faire dans ses salons, avait envoyé des invitations à la dernière heure. Le même soir, il y eut réception au ministère des affaires étrangères: l'affluence y fut énorme.
Aux yeux de tous les juges désintéressés, l'ambassadeur d'Angleterre, par ce dernier incident, avait mis décidément les torts de son côté. «Sa position est insoutenable en France», écrivait de loin M. de Metternich[411]. M. Désages, naguère un peu inquiet du conflit où se trouvait engagé son ministre, mandait, plus rassuré, à M. de Jarnac: «En définitive, lord Normanby est aujourd'hui, je crois, plus embarrassé qu'embarrassant[412].» Les Anglais n'étaient pas les derniers à se rendre compte de la situation mauvaise où s'était mis leur ambassadeur. Dès l'origine, beaucoup d'entre eux avaient vu avec déplaisir cette querelle personnelle venant compliquer un différend politique dont on commençait à être las[413]. Ce sentiment devint plus vif encore après la sotte histoire du bal. M. Greville constatait, le 23 février, que l'impression de dégoût et d'inquiétude était générale, sauf peut-être chez lord Palmerston. «Rien n'est plus déplorable que l'état de l'affaire, ajoutait-il, et Normanby semble entièrement inconscient de la pauvre figure qu'il fait[414].» Le Times exprimait le mécontentement du public.
Émus de ce mouvement d'opinion, plusieurs des membres du cabinet britannique commencèrent à sortir un peu de l'inertie qui d'ordinaire leur faisait laisser le champ libre à lord Palmerston; ils se préoccupèrent de contenir leur collègue et de mettre au plus vite fin à la querelle. Mais, pendant qu'ils s'agitaient et tâtonnaient dans ce dessein, le chef du Foreign office, sans les consulter, sans même avertir son premier ministre, lord John Russell, qui pourtant dînait chez lui le jour même, fit auprès de M. de Sainte-Aulaire une démarche violente qui aggravait singulièrement le conflit et qui dépassait ce que lui-même, quelques jours auparavant, regardait comme possible; il déclara à l'ambassadeur de France que «si lord Normanby ne recevait pas une réparation immédiate et satisfaisante, les relations diplomatiques entre les deux pays seraient interrompues». Lord Clarendon, informé de ce fait par quelqu'un qui venait de voir M. de Sainte-Aulaire, alla aussitôt trouver lord John Russell: «Que diriez-vous, lui demanda-t-il, si Palmerston avisait Sainte-Aulaire qu'à moins d'une réparation offerte à Normanby, toute relation entre la France et l'Angleterre cesserait?—Oh! non, dit lord John, il ne ferait pas cela. Je ne pense pas qu'une telle affaire soit à craindre.—Mais il l'a fait, dit Clarendon, la communication a eu lieu, et la seule question est de savoir si Sainte-Aulaire en a ou n'en a pas averti son gouvernement.» Cette fois, lord John Russell, en dépit de la confiance qu'il affectait de témoigner à Palmerston, s'alarma. Sans prendre le temps d'avertir ce dernier, il écrivit instantanément à M. de Sainte Aulaire, et lui demanda de ne pas transmettre à son gouvernement la communication qui lui avait été faite. Cet avis arriva à temps; la dépêche n'était pas encore partie. Lord John Russell vit ensuite lord Palmerston; lui parla-t-il avec plus de fermeté qu'à l'ordinaire? ou bien le trouva-t-il plus docile et plus humble, par conscience de ses torts? toujours est-il que le chef du Foreign office, sans paraître se formaliser d'avoir vu sa communication contremandée en dehors de lui, se soumit, au moins pour le moment, sauf à reprendre sa politique querelleuse plus tard, lorsqu'il serait moins surveillé et contenu[415].
Cette nouvelle manière d'être de lord Palmerston se manifesta dans une lettre qu'il écrivit, le 23 février, à lord Normanby. «Nous sommes très anxieux, lui mandait-il, d'apprendre que les différends entre vous et Guizot ont été arrangés d'une façon ou d'une autre... Le public ici commence à s'inquiéter de ces affaires. Il ne comprend pas bien l'importance qu'ont à Paris des choses qui n'en auraient pas autant ici; et il craint que des différends personnels n'aient une influence fâcheuse sur les différends nationaux qui les ont produits. Vous savez combien ici le public est sensitif sur tout sujet qu'il suppose conduire à la guerre... Un arrangement est donc très souhaitable, et plus que vous ne pouvez vous en apercevoir à Paris.» Le ministre rappelait à son agent que, dans un conflit entre un premier ministre et un ambassadeur, ce dernier est toujours le plus faible. Il ne lui cachait pas d'ailleurs que tout le monde lui donnait tort dans l'affaire du bal, et que du moment où l'invitation avait été envoyée, même par erreur, elle n'aurait pas dû être retirée. «Le seul point, disait-il en terminant, sur lequel quelque chose comme une réparation soit nécessaire, est ce que Guizot a dit à la Chambre. À vous parler vrai, cela n'a pas été regardé ici comme aussi offensant qu'on semble l'avoir considéré à Paris. Sainte-Aulaire dit que Guizot lui assure n'avoir eu aucune intention de contester votre véracité. Le meilleur arrangement eût été qu'il donnât cette assurance à la tribune, en réponse à une question posée par quelque député. Mais probablement le temps est passé où cela aurait pu se faire. Ne pourrait-il pas vous le dire en présence du Roi intervenant comme pacificateur? Il ne déplairait peut-être pas au Roi de jouer ce rôle. Ou bien Guizot pourrait-il dire cela au Roi, qui vous le répéterait? Ou bien pourrait-il faire cette déclaration à Apponyi, avec mission de vous la rapporter? Tous ces moyens seraient, je pense, possibles. Mais il est très désirable que l'affaire soit arrangée[416].»
Une telle lettre, si peu en harmonie avec ce qui lui avait été écrit jusqu'alors du Foreign office, était faite pour surprendre et désappointer lord Normanby. En tout cas, il dut se dire que du moment où lord Palmerston lui-même voyait ainsi les choses, il n'avait plus qu'à s'exécuter. Il se résigna donc, fort tristement et la tête basse, à aller trouver le comte Apponyi, l'informa qu'il était prêt à prendre envers le ministre français l'initiative d'une démarche de conciliation et le pria de s'interposer. M. Guizot, de son côté, ne demandait qu'à mettre fin à cette querelle personnelle; il accueillit bien ces ouvertures, insistant seulement pour qu'il fût bien établi que lord Normanby faisait les premiers pas. Suivant un programme convenu à l'avance, l'ambassadeur d'Angleterre chargea le comte Apponyi d'exprimer à M. Guizot ses regrets, au sujet de l'invitation retirée; en réponse, M. Guizot déclara au même intermédiaire n'avoir point eu l'intention, dans son discours à la Chambre, d'inculper la bonne foi et la véracité de l'ambassadeur; puis, le 27 février, tous deux se rencontrèrent chez le comte Apponyi et se serrèrent la main. «Messieurs, leur dit l'ambassadeur d'Autriche, je suis charmé de vous voir réunis chez moi, et je vous remercie de la confiance dont vous m'avez honoré l'un et l'autre.» M. Guizot, se tournant vers lord Normanby, lui tint ce langage: «Mylord, après ce que M. l'ambassadeur d'Autriche m'a fait l'honneur de me dire de votre part et ce que je lui ai répondu, ce qui conviendra le mieux, je pense, à vous comme à moi, c'est que nous n'en parlions plus.—Certainement», répondit l'ambassadeur. Ils s'assirent, causèrent du froid, du vent d'est, des travaux des Chambres, de l'Irlande, des emprunts, du maïs, des pommes de terre. Au bout de dix minutes, M. Guizot se retira[417]. Une note sommaire fit connaître au public les conditions du rapprochement. Peu de jours après, lord Normanby vint entretenir M. Guizot de l'affaire de la Plata, et le ministre dîna à l'ambassade. Les relations étaient rétablies, du moins en apparence.
À Paris, les amis de M. Guizot trouvèrent, non sans raison, que l'affaire s'était terminée à son avantage[418]. À Londres, on ne put s'empêcher de remarquer combien la conclusion était différente des prétentions premières de lord Normanby. «Celui-ci, écrivait lord Howden, a été comme le mois de mars, arrivant comme un lion et s'en allant comme un agneau.» M. Greville déclarait que «la fin de cette triste querelle avait répondu au commencement, et que rien n'était plus misérable que la réconciliation[419]». Lord Normanby avait conscience de la figure un peu piteuse qu'il faisait; aussi les lettres qu'il écrivait à Londres étaient-elles pleines de récriminations contre son gouvernement qui ne l'avait pas soutenu, contre ses amis «plus que candides», qui s'étaient effarouchés de sa conduite[420]. Lord Palmerston tâcha de le consoler. «Je ne suis pas surpris, lui mandait-il, que vous soyez ennuyé de la candeur de nos amis communs; mais c'est un mal inséparable de la vie publique... La tendance des meilleurs amis est toujours de penser qu'on a trop fait quand il s'élève des difficultés par suite de ce qui a été fait, ou, au contraire, qu'on a trop peu tenté quand il s'élève des difficultés par suite de ce qui a été omis... C'est toutefois le devoir de ceux qui ont charge de diriger un service, de soutenir leurs collaborateurs au milieu des difficultés auxquelles ils peuvent être exposés. Et soyez assuré que je ferai toujours ainsi. C'est pour moi la condition sine qua non de la coopération qu'on peut attendre d'hommes d'honneur[421].» Lord Normanby pardonna-t-il à ceux de ses amis qui l'avaient abandonné? En tout cas, il ne devait jamais pardonner à M. Guizot l'avantage que celui-ci avait eu sur lui en cette affaire. Jusqu'à la révolution de Février, il restera, plus que jamais, en connivence active avec notre opposition, et telle sera sa conduite que les Anglais pourront l'accuser d'avoir contribué au renversement de la monarchie de Juillet[422].
VIII
Si occupé que fût lord Palmerston de ce qui se passait en France, et de la campagne qu'il y menait avec le concours de notre opposition, il ne perdait pas de vue le reste de l'Europe et ne cessait pas d'agir auprès des autres puissances. On sait quels efforts il avait faits, dès le début du conflit, pour mettre dans son jeu l'Autriche, la Prusse et la Russie. Il les avait d'abord invitées, en septembre 1846, à protester avec lui contre le mariage annoncé et non encore célébré de l'Infante; le fait accompli, il les avait pressées, en octobre et novembre, de déclarer, dans un protocole signé à quatre, que les enfants à naître de cette union seraient déchus de leurs droits successoraux, à la couronne d'Espagne; chaque fois il avait échoué. Non découragé par ce double insuccès, il revint à la charge en janvier 1847. Sa prétention, toujours la même au fond, se faisait plus modeste dans la forme. Il demandait que chacune des trois cours lui donnât séparément son avis sur les droits éventuels des descendants de l'Infante. Cet avis, il l'avait déjà obtenu, à peu près tel qu'il le désirait, du gouvernement de Berlin, en octobre 1846. Ne pouvait-on décider les cabinets de Vienne et de Saint-Pétersbourg à en faire autant? Sans doute, cette demande était assez anormale; il n'est guère dans l'usage des chancelleries de se prononcer ainsi, par voie de consultation doctrinale, sur des hypothèses qui ne se réaliseront peut-être pas. Mais, à entendre le ministre anglais, cette mesure préventive n'avait pas pour but de commencer la bataille avant l'heure; elle devait, au contraire, assurer le maintien de la paix; le gouvernement français, averti à l'avance des dangers auxquels l'exposerait telle éventualité, s'arrangerait pour qu'elle ne se réalisât pas. Lord Palmerston donnait, en outre, à entendre, pour amadouer les trois cours, qu'elles serviraient par là les intérêts du comte de Montemolin, et il se répandait en éloges de ce prince, déclarant que, «s'il l'avait connu plus tôt, il se serait conduit autrement[423]».
Comme j'ai déjà eu l'occasion de le faire remarquer, la clef de la situation était à Vienne. Lord Ponsonby s'y démenait avec un zèle passionné. En toutes circonstances, il trahissait son animosité contre la France et ne prenait même pas la peine de la cacher à notre ambassadeur, le comte de Flahault, bien qu'il fût avec lui en bons rapports personnels. Ce dernier écrivait à M. Guizot, le 22 janvier 1847: «Ponsonby me disait l'autre jour que le discours de la Reine contiendrait un paragraphe fort sévère sur les mariages espagnols[424], que la guerre était très probable; que, du reste, lors même que cette difficulté ne se fût pas élevée, il s'en serait présenté d'autres qui auraient eu les mêmes conséquences; que la France et l'Angleterre étaient comme deux belles dames qui se rencontrent dans un salon; elles se font la révérence, se disent des politesses, mais sont toujours prêtes, à la première occasion, à se prendre aux cheveux (pull on another's cap)[425].» En même temps, pour gagner les bonnes grâces de M. de Metternich, lord Ponsonby affectait d'entrer dans toutes ses idées, même les plus rétrogrades[426]. Le chancelier, visiblement flatté d'être ainsi courtisé, trouvait toutes sortes de qualités à l'ambassadeur d'Angleterre[427].
Le gouvernement français, informé du mouvement que se donnait la diplomatie anglaise à Vienne, ne laissait pas que d'en être préoccupé[428]. De son côté, il n'était pas inactif. Il chargeait M. Giraud, légiste et historien distingué, de faire, sur le Traité d'Utrecht, un livre qui était la réfutation savante de la thèse anglaise: ce livre, traduit aussitôt en allemand, fut envoyé aux diverses chancelleries. Et surtout il ne se lassait pas, dans ses lettres à M. de Flahault, de développer les idées qu'il lui avait indiquées dès le début et qu'il savait être de nature à faire le plus d'impression sur M. de Metternich. «La France, lui écrivait-il, a besoin que l'Espagne soit pacifiée, monarchique et conservatrice. La France veut être tranquille de ce côté. À cette condition seulement, elle peut employer sur d'autres points son influence pour le maintien des mêmes principes. L'Autriche, surtout, a besoin que la France continue à soutenir la politique de conservation. Elle a besoin du concours, de l'action morale de la France, en Italie, en Suisse. Ressusciter à notre porte, en Espagne, l'état révolutionnaire, c'est ôter à la France non seulement tout moyen, mais peut-être toute envie de persévérer ailleurs dans cette politique. Si le désordre renaît en Espagne, il peut naître en Italie. Est-ce l'Angleterre qui y portera remède? N'est-ce pas la France, la France seule, qui le peut et le veut aujourd'hui? Le prince de Metternich mettra-t-il en jeu le repos de l'Europe, pour servir la rancune de lord Palmerston?» M. Guizot ajoutait, dans une autre lettre, quelques semaines plus tard: «Lord Palmerston est voué à la politique remuante et révolutionnaire. C'est son caractère: c'est aussi sa situation. Partout ou à peu près partout, il prend l'esprit d'opposition et de révolution pour point d'appui et pour levier. M. de Metternich sait, à coup sûr, aussi bien que moi, à quel point, en Portugal, en Espagne, en Grèce, lord Palmerston est déjà engagé dans ce sens-là. Nous, au contraire, nous sommes de plus en plus conduits, par nos intérêts intérieurs et extérieurs bien entendus, à nous appuyer sur l'esprit d'ordre, de gouvernement régulier et de conservation[429].»
En présence des événements chaque jour plus graves de Suisse et d'Italie, de semblables considérations paraissaient décisives à M. de Metternich. Aussi, tout en témoignant beaucoup d'amitié à lord Ponsonby, le chancelier ne se laissait-il pas ébranler par ses instances, ni attirer hors du terrain où il avait pris possession dès le début. Le 19 janvier 1847, lord Palmerston lui avait demandé, dans une note officielle, «de vouloir bien s'expliquer sur la valeur qu'il reconnaissait aux traités de 1713, 1715 et 1725 et à leurs annexes, et de vouloir bien déclarer si, en vertu de ces différents actes et en conséquence de son mariage avec le duc de Montpensier, l'Infante et ses descendants n'avaient pas perdu leurs droits à la succession de la couronne d'Espagne». M. de Metternich répondit, le 23 janvier, également par une note. Il commençait par y établir «que l'attitude prise par la Cour impériale prouvait qu'elle reconnaissait la validité de tous les actes cités dans la note anglaise et particulièrement de celui qui en est le complément et le moyen d'exécution, la Pragmatique de Philippe V, établissant, en Espagne, la succession masculine; que, sans l'abolition de cette Pragmatique, le mariage de l'Infante avec M. le duc de Montpensier eût été un événement sans importance; que, quant aux enfants nés de ce mariage, ils ne pourraient élever de prétentions à la couronne qu'en vertu du droit paternel ou maternel; que le droit paternel ne saurait exister, le chef de la branche d'Orléans y ayant renoncé pour lui et ses descendants; que le droit maternel ne saurait exister aux yeux des puissances qui n'avaient pas reconnu le testament de Ferdinand VII, maintenaient la validité de la Pragmatique de Philippe V et ne reconnaissaient pas par conséquent les droits de l'Infante[430]». Cette réponse n'était pas pour satisfaire lord Palmerston; il ne pouvait s'armer contre nous d'un avis qui tendait à contester le droit de la reine Isabelle elle-même. Ce qu'il lui eût fallu, ce n'était pas une déclaration d'incapacité générale fondée sur l'exclusion de toute succession féminine, mais une déclaration d'incapacité spéciale fondée, sur le mariage de l'Infante avec le duc de Montpensier. Sur le moment, le gouvernement français ne connut ni la note de lord Palmerston, ni la réponse du cabinet de Vienne. Mais, dans la seconde moitié de février, M. de Metternich, voulant nous donner «une marque de sa confiance» et un gage de ses bonnes dispositions, se décida à nous communiquer, «sous le sceau du secret», les notes échangées; il eut soin de faire ressortir que, par sa réponse, il avait refusé de se placer sur le terrain où l'appelait lord Palmerston, qu'il avait «pris position à côté de la question irritante», et il se dit résolu à «maintenir cette attitude[431]». Notre gouvernement n'en demandait pas davantage.
Lord Ponsonby, cependant, n'abandonnait pas la partie. Sa fiévreuse activité tenait sans cesse en éveil la diplomatie française, et celle-ci se demandait parfois s'il ne parviendrait pas à faire tomber M. de Metternich dans quelque piège. Un jour, par exemple, vers la fin de février, il vint dire au chancelier: «Auriez-vous objection à répondre par oui ou par non à la question suivante?» Et alors, tirant de sa poche un petit papier, il commença à lire: «Voulez-vous concourir à la déclaration...» Ici, le prince l'arrêta et lui demanda: «Qu'entendez-vous par déclaration? Est-ce une déclaration faite en commun ou que chacun fera de son côté?»—«Vous avez raison, répliqua Ponsonby; effaçons déclaration et mettons opinion. Partagez-vous l'opinion que les descendants du duc de Montpensier et de l'Infante n'ont pas de droits à hériter de la couronne d'Espagne?»—«Oui», répondit le chancelier[432]. On voit tout de suite quelle avait été la manœuvre de l'ambassadeur, en demandant qu'il fût répondu par oui ou par non. Si M. de Metternich eût motivé son oui, on eût vu qu'il était fondé non sur la prétendue incapacité que la diplomatie britannique faisait résulter du mariage avec le duc de Montpensier, mais sur l'exclusion générale de toute succession féminine; c'est ce qui avait été dit expressément dans la note du 23 janvier. Le oui non motivé prêtait à l'équivoque. Quand M. de Metternich raconta cette conversation à M. de Flahault, celui-ci signala, non sans émotion, le parti que la diplomatie anglaise pouvait en tirer. Le chancelier le rassura; il protesta, à plusieurs reprises, qu'il ne se laisserait pas jouer, que son oui ne changeait rien à l'attitude prise par lui dans la note du 23 janvier, que, si le cabinet de Londres voulait en abuser, il lui opposerait un démenti et renouvellerait ses déclarations antérieures[433]. Ces assurances finirent par dissiper entièrement les inquiétudes, un moment assez vives, de M. de Flahault. «Je crois, écrivit-il, le 5 mars, à M. Guizot, le prince de Metternich aujourd'hui décidé à ne pas sortir de l'attitude qu'il a prise dans la question espagnole; mais j'ai eu quelques moments d'anxiété.» Et dans une autre lettre, en date du 9 mars, après avoir rappelé les rédactions plus «astucieuses» les unes que les autres, présentées par lord Ponsonby, pour écarter la duchesse de Montpensier et ses enfants, il ajoutait: «Il faut en convenir, il m'a fait passer par de rudes moments[434].»
Lord Palmerston fut-il averti des dispositions de M. de Metternich? Toujours est-il qu'il ne chercha pas à exploiter le oui obtenu par son ambassadeur. Bien au contraire, il envoya à ce dernier une lettre où il constatait que décidément le cabinet de Vienne ne voulait pas se réunir au gouvernement anglais dans l'affaire du mariage; «s'il en est ainsi, ajoutait-il, non sans dépit, il faudra bien s'en passer[435]». Quelques jours auparavant, il écrivait à lord Normanby: «Nous devons, je suppose, regarder Metternich comme étant passé maintenant tout à fait du côté de la France[436].» De son côté, M. de Metternich était décidé à ne plus accepter de conversations sur ce sujet. Il écrivait à ce propos, le 19 avril 1847, au comte Apponyi: «Je sais tirer une ligne entre les questions qui, pour nous, sont tranchées et celles qui ne le sont pas. Lord Palmerston voudrait nous engager dans une discussion dont nous ne voulons pas. Nous avons clairement défini et énoncé notre attitude, et nous entendons n'y rien changer. Lord Palmerston a dit à lord Ponsonby qu'avec le cabinet autrichien il n'y a rien à faire; qu'il fallait donc s'en passer. La question ainsi posée, ce n'est pas à nous qu'il appartiendrait d'y revenir[437].»
La diplomatie britannique était-elle plus heureuse à Berlin? Là, sans doute, on continuait à être mal disposé pour la monarchie de Juillet; le ministre des affaires étrangères, M. de Canitz, dans ses conversations, tenait, sur la question espagnole, un langage qui, trop souvent, était de nature à ne pas nous satisfaire; de Londres et de Paris, MM. de Bunsen et d'Arnim pressaient plus vivement que jamais leur gouvernement de s'unir à l'Angleterre[438]; les journaux prussiens étaient fort aigres sur la France; mais, pas plus qu'en octobre et en novembre, Frédéric-Guillaume IV ne se décidait à prendre nettement parti. Il eût évidemment moins hésité à marcher avec l'Angleterre, si l'Autriche se fût déterminée à le suivre dans cette voie: il essaya de l'entraîner. Le 6 mars 1847, le baron de Canitz adressa à Vienne une longue communication où il exprimait, au nom de son maître, le désir non seulement qu'il y eût une entente parfaite entre les deux cours allemandes, mais que cette entente fût rendue plus manifeste aux yeux de toute l'Europe; puis, examinant, à ce point de vue, la conduite à suivre par ces deux cours envers les autres puissances, il se montrait partial pour l'Angleterre et peu favorable à la France. M. de Metternich, dans sa réponse, se proclama non moins désireux de maintenir l'accord de l'Autriche et de la Prusse: seulement, jetant à son tour un regard sur les positions prises par les deux puissances occidentales, il marqua sa préférence pour la France qui lui paraissait actuellement moins engagée dans la politique révolutionnaire: «Elle soutient, dit-il en résumé, les principes conservateurs en Suisse, en Italie, en Espagne, et, sur ces points, c'est avec elle que les trois puissances de l'Est peuvent s'entendre; l'Angleterre, au contraire, cherche à y faire prévaloir le radicalisme le plus avancé[439].»
Avant même d'être informé par M. de Metternich de cette tentative du cabinet prussien, M. Guizot, impatienté de l'hostilité sourde qui se perpétuait à Berlin, s'était décidé à y parler plus haut et plus ferme qu'il n'avait fait jusqu'alors. Il adressa, le 8 mars 1847, au marquis de Dalmatie, une lettre où il appréciait sévèrement la conduite de la Prusse et expliquait comment cette conduite obligeait la France à se montrer «réservée et même un peu froide». «Grâce à Dieu, disait-il, nous avons, dans notre politique extérieure, les mains assez fortes et assez libres pour ne nous montrer bienveillants que là où nous rencontrons de la bienveillance.» Il engageait notre représentant à faire lire cette lettre à M. de Canitz et même au roi Frédéric-Guillaume[440]. Le ministre prussien, intimidé par ce langage, répondit par une apologie, en forme d'excuse, de sa conduite passée, et par des protestations empressées de bon vouloir pour l'avenir: il affirmait n'avoir pris aucun engagement envers lord Palmerston et être absolument libre de reconnaître demain la duchesse de Montpensier si elle était appelée au trône. «Non, ajouta-t-il, nous ne faisons pas de la politique anglaise. Nous avons donné à Londres notre avis pur et simple, parce qu'on nous le demandait; mais, quand on nous a demandé une protestation, nous avons refusé... Loin d'être malveillants pour la France, notre politique est d'être avec elle en termes de bonne harmonie et d'amitié.» Et il faisait valoir qu'en ce moment même, dans les affaires de Grèce, il refusait de marcher avec l'Angleterre[441]. Cette humble réponse n'était pas pour disposer notre gouvernement à tenir grand compte du cabinet prussien. «Preuve de plus, écrivait M. Guizot, qu'il convient de parler ferme à Berlin et même un peu haut, et que cette attitude y fait plus d'effet que la douceur[442].» En tout cas, il était désormais certain que Frédéric-Guillaume, retenu par l'Autriche et intimidé par la France, n'oserait pas prendre ouvertement parti pour l'Angleterre. Aussi, M. de Metternich, dans cette dépêche déjà citée, du 19 avril, où il déclarait, pour son compte, ne plus vouloir entendre parler des propositions de lord Palmerston sur les affaires espagnoles, ajoutait: «J'ai la conviction que ce sentiment prédomine aujourd'hui également, à Berlin, sur un moment d'entraînement dont il faut regarder M. de Bunsen comme ayant été le point de départ et la cheville ouvrière[443].»
Quant à la Russie, le cabinet français pouvait être plus tranquille encore: elle persistait, en dépit des instances de lord Palmerston, dans son attitude de réserve, attentive à régler sa conduite d'après celle de l'Autriche. Bien plus, on eût dit qu'elle cherchait alors à nous être agréable. Au commencement de 1847, par suite de circonstances qui seront exposées ailleurs, une crise financière et monétaire assez aiguë sévissait à Paris, et la Banque de France avait vu sa réserve métallique baisser dans des proportions alarmantes. On cherchait, sans les trouver toujours, les moyens de remédier à cette baisse, quand, le 17 mars, l'empereur de Russie fit spontanément offrir à la Banque, par l'intermédiaire du ministre des affaires étrangères, d'acheter, au cours moyen de la Bourse du 11 mars, soit à 115 fr. 75, des inscriptions de rente 5 pour 100 pour un capital de 50 millions payables en numéraire. La proposition fut acceptée avec empressement. Tenue secrète jusqu'au dernier moment, la convention fit grand bruit quand elle fut connue. L'effet matériel et moral fut considérable et contribua beaucoup à améliorer la situation financière de la place de Paris. Sans doute, en agissant ainsi, le Czar faisait une bonne affaire; il devait bénéficier de la hausse qu'il contribuait à produire, et de plus la Russie était assurée de retrouver prochainement, par ses exportations de grains, le numéraire qu'elle versait à notre Banque. Mais cette opération n'en rendait pas moins un service signalé à la France, et témoignait d'une grande confiance dans son crédit. Or, quelque temps auparavant, l'empereur Nicolas se fût systématiquement refusé à lui rendre ce service et à lui montrer cette confiance. Il semblait qu'il y eût là une disposition nouvelle. Les autres cours en furent très surprises. M. de Metternich ne voulut pas tout d'abord y croire[444]. C'était surtout pour les cabinets anglais et prussien que cet incident renfermait une leçon. Notre gouvernement ne manqua pas de la mettre en lumière. M. Guizot écrivait à ce propos, le 20 mars, au marquis de Dalmatie: «Il y a de la coquetterie dans l'air, en Europe, et nous avons quelque droit de dire qu'on en fait envers nous plus que nous n'en faisons nous-mêmes... Il est bon qu'on voie, à Berlin et à Londres spécialement, que nous n'avons pas besoin de nous remuer ni de parler beaucoup, pour qu'on ait envie, ailleurs, d'être bien avec nous et pour qu'on nous le montre[445].» Quelques jours après, M. Désages, dans une lettre à M. de Jarnac, notre chargé d'affaires à Londres, donnait à entendre que si lord Palmerston continuait à creuser l'abîme entre la France et l'Angleterre, cela pourrait bien nous amener à nous rapprocher de la Russie; il indiquait que celle-ci nous faisait, depuis quelque temps, certaines avances. «On compte trop autour de nous, ajoutait-il, sur la puissance et la durée des antipathies dans les régions supérieures. Ce qui était absolument vrai, sous ce rapport, il y a quinze, ou dix, ou même encore cinq ans, est déjà moins vrai, moins pratiquement vrai aujourd'hui, si je puis ainsi parler. Le temps marche et modifie plus ou moins toutes choses en marchant. Dites-moi si l'Europe est aujourd'hui ce qu'elle était hier. Bien habile, à coup sûr, serait celui qui pourrait dire ce qu'elle serait demain[446].» Quoi qu'il en fût des perspectives que faisait entrevoir M. Désages, il était du moins tout à fait acquis qu'à Saint-Pétersbourg, comme à Vienne et même à Berlin, on refusait à lord Palmerston le concours qu'il demandait. La campagne diplomatique que celui-ci venait de poursuivre, avec tant d'obstination, pour réunir de nouveau l'Europe contre la France isolée, cette campagne avait définitivement échoué: il n'en devait plus être question.
IX
L'affaire des mariages espagnols n'a été pour lord Palmerston qu'une suite de déceptions et de mortifications. Au début, en prenant le pouvoir, il veut réagir contre les prétendues défaillances de lord Aberdeen et cherche, par des menées souterraines, à faire prévaloir à Madrid une solution contraire à la nôtre; au bout de quelques semaines, il est surpris par la nouvelle de l'accord conclu entre la France et la cour d'Espagne. Ce premier échec subi, il se flatte de provoquer assez de troubles, de produire assez d'intimidation, de susciter assez de difficultés pour empêcher ou tout au moins retarder le mariage de l'Infante; mais les deux mariages sont célébrés tranquillement au jour fixé. Dès lors, il aspire à se venger, d'une part, en obligeant Louis-Philippe et le parlement français à sacrifier M. Guizot; d'autre part, en décidant les autres puissances à s'unir à lui contre la France; toujours même insuccès. Ni Louis-Philippe ni le parlement français ne se laissent effrayer ou égarer; des débats qui s'engagent, M. Guizot sort plus fort qu'il n'a jamais été; sa majorité est nombreuse, compacte, pleine d'entrain, fière de la figure que fait son chef. Quant aux autres puissances, elles refusent avec persistance de s'associer à la politique britannique, et témoignent de la confiance que leur inspire le cabinet de Paris, du désir qu'elles ont de s'entendre avec lui; c'est le ministre anglais qui leur devient suspect et l'Angleterre qui est menacée de se trouver isolée. L'impression générale du moment, au dedans et au dehors, aussi bien chez ceux qui s'en félicitent que chez ceux qui s'en attristent, est donc que, dans cette grande partie, lord Palmerston a tout le temps mal joué et qu'il a perdu; que M. Guizot, au contraire, a bien joué et qu'il a gagné. La France paraissait avoir pris, contre l'Angleterre, sa revanche de 1840. À considérer les choses du point de vue de l'histoire, cette impression se confirme-t-elle? Quel jugement convient-il de porter aujourd'hui sur la politique suivie par Louis-Philippe et M. Guizot, dans l'affaire des mariages espagnols?
D'abord, il est une première question qui peut être considérée comme résolue, celle de la loyauté. L'accusation de tromperie préméditée et ambitieuse, portée contre le gouvernement du Roi, ne tient pas debout devant les faits tels qu'ils sont maintenant connus. Il ne peut plus être nié que les promesses faites à Eu, relativement à l'époque du mariage de l'Infante, nous obligeaient seulement dans la mesure où le cabinet de Londres resterait lui-même fidèle aux engagements qui étaient la contre-partie des nôtres; que cet accord synallagmatique, maintenu pendant le ministère de lord Aberdeen, a été rompu par lord Palmerston aussitôt son avènement, et que notre liberté nous a été ainsi rendue; il est manifeste également que, loin d'avoir désiré reprendre cette liberté, nous nous en sommes servis à contre-cœur, à la dernière extrémité, quand l'Espagne nous y a contraints et quand nous n'avons plus vu d'autre moyen d'empêcher le succès des menées britanniques. Notre droit était donc incontestable. Il est seulement à regretter qu'en en faisant usage, le gouvernement français n'ait pas mieux prévenu la méprise qui a fait douter sincèrement de sa bonne foi, à beaucoup d'esprits en Angleterre, particulièrement à la reine Victoria. Cela ne met plus en cause sa loyauté, mais cela peut, dans une certaine mesure, mettre en doute son habileté.
Cette habileté, du reste, a été contestée d'une façon beaucoup plus générale. À entendre les critiques, toute notre politique, en cette affaire, aurait reposé sur une grosse erreur; en attachant autant d'importance à la question de savoir qui épouserait la reine Isabelle et sa sœur, le gouvernement français aurait méconnu deux grands changements survenus depuis le dix-huitième siècle: il aurait oublié, d'abord, que l'Espagne affaiblie était désormais incapable de jouer un rôle en Europe et d'être pour nous une alliée vraiment secourable; ensuite, qu'avec le développement et la prépondérance du sentiment national dans les États modernes, les parentés royales ne pouvaient plus avoir la même influence qu'autrefois sur la direction de la politique. Ne semble-t-il pas, en effet, que les événements aient donné presque aussitôt une leçon,—leçon d'une ironie tragique,—à ceux qui croyaient d'un intérêt si capital d'unir par un nouveau mariage les Bourbons d'Espagne et ceux de France? Dix-huit mois après la célébration de ce mariage, les Bourbons n'étaient plus sur le trône de France, et ils n'y sont pas encore remontés. Au bout de quelques années, ils étaient aussi chassés de Madrid; ils y sont revenus depuis, mais, par un étrange hasard, leur restauration s'est trouvée aboutir à la régence d'une archiduchesse d'Autriche. On ne reproche pas seulement aux mariages espagnols d'avoir été sans profit pour la France, on leur reproche d'avoir eu des suites fâcheuses; on soutient qu'ils ont faussé, bouleversé notre politique extérieure, en brisant l'entente cordiale avec l'Angleterre, en nous exposant à l'animosité implacable de lord Palmerston, en nous mettant à la discrétion des cours continentales, et cela à un moment où l'Europe allait se trouver aux prises avec les problèmes les plus difficiles et les plus dangereux. Bien plus, en voyant la catastrophe de Février suivre de si près les mariages, on prétend établir entre les deux faits quelque chose comme une relation d'effet à cause; il a été, pendant quelque temps, de langage courant outre-Manche, de montrer dans la chute de Louis-Philippe la conséquence fatale et le châtiment mérité de sa conduite en Espagne[447].
Que faut-il penser de ces critiques? Il est possible que, par fidélité à certaines traditions et sous l'empire de certains souvenirs, le gouvernement français se soit un peu exagéré l'avantage qu'il y avait pour lui à ce que le mari de la Reine et celui de sa sœur fussent choisis dans telle famille. M. Guizot lui-même a avoué plus tard, à ce sujet, «qu'il s'était surpris parfois en flagrant délit d'anachronisme, et mettant à certaines choses, soit pour les désirer, soit pour les craindre, une importance qu'elles n'avaient plus[448]». Toutefois, ce serait une grosse erreur de ne voir dans la conduite suivie alors par le gouvernement français que cette préoccupation matrimoniale. Au fond de sa politique, il y avait une idée beaucoup plus large, qui, celle-là, était conforme aux intérêts permanents du pays et que n'avaient nullement affaiblie les transformations survenues depuis la guerre de la succession d'Autriche et le Pacte de famille: c'était l'idée que l'Espagne devait, pour notre sécurité européenne, être notre alliée et un peu notre cliente, que surtout elle ne pouvait, sans péril pour nous, être soumise à l'influence de nos ennemis ou de nos rivaux. Or, n'était-il pas évident que lord Palmerston prétendait éloigner l'Espagne de la France et la faire passer dans l'orbite de l'Angleterre? Par l'effet des circonstances, la question matrimoniale se trouvait être celle où devait se décider ce conflit d'influences. La France n'eût pu y avoir le dessous, sans que sa situation dans la Péninsule et même en Europe ne fût atteinte. Ainsi arrive-t-il souvent, dans la politique extérieure, que certaines affaires prennent une importance en quelque sorte symbolique, supérieure à leur importance intrinsèque et réelle. Ajoutons que l'attention des chancelleries et du public avait été trop appelée sur les négociations préalables pour que l'amour-propre national ne fût pas vivement intéressé à leur issue. Qu'on se demande quel cri se fût élevé en France, si notre gouvernement, moins vigilant et moins hardi, eût laissé les desseins de lord Palmerston s'accomplir à Madrid. Sans doute, habitués que nous sommes maintenant à des luttes où l'existence même de la nation est en jeu, nous comprenons difficilement l'intérêt qu'on a pu attacher autrefois à des questions où il ne s'agissait que d'une mesure d'influence. Mais après tout, la comparaison, si on voulait l'établir, ne serait pas à l'avantage de l'époque actuelle; nous n'avons sujet ni de nous féliciter ni de nous enorgueillir du changement qui s'est fait. Tout ce qui vient d'être dit ne répond-il pas aussi à ceux qui arguent de ce que la révolution de Février aurait diminué ou annulé après coup les avantages attendus des mariages espagnols? Bien que Louis-Philippe ne fût plus sur le trône, il n'importait pas moins à la France de ne pas rencontrer à Madrid une influence hostile. D'ailleurs, fût-il prouvé que, sur ce point, comme sur tant d'autres, la catastrophe de 1848 avait stérilisé la politique suivie jusqu'alors par la monarchie, le mérite de cette politique n'en saurait être diminué, et ses entreprises n'en devraient pas moins être jugées en elles-mêmes, indépendamment de l'accident brutal et inopiné qui est venu les interrompre.
Le gouvernement n'avait donc pas eu tort de croire qu'il était de l'intérêt de la France de ne pas se laisser battre à Madrid par lord Palmerston. Est-il vrai maintenant que la victoire de notre diplomatie ait eu pour le pays des conséquences plus fâcheuses encore que n'aurait eu sa défaite? Parmi ces prétendues conséquences, il en est une qui peut tout d'abord être écartée sans grande discussion. Que veulent dire les Anglais, quand ils affirment que Louis-Philippe est tombé pour avoir fait les mariages espagnols? Veulent-ils dire que, pour se venger d'un mécompte diplomatique, ils ont eux-mêmes poussé et aidé les partis révolutionnaires à jeter bas la monarchie de Juillet? S'il en était ainsi, on ne comprendrait pas qu'ils s'en vantassent. Quant à un autre lien entre les deux événements, on ne voit pas quel il pourrait être, à moins que le seul fait de s'être mis en travers des desseins de l'Angleterre ne soit un de ces crimes que la Providence se charge de châtier sans retard et qui attirent la foudre sur la tête des rois. En somme, les écrivains anglais ont abusé d'un simple rapprochement chronologique. Par contre, je ne conteste pas que les mariages espagnols aient gravement changé les conditions de notre politique extérieure. Ils ont amené une rupture avec l'Angleterre, et une rupture plus profonde que notre gouvernement ne s'y attendait. Cela sans doute est fâcheux. Mais ajoutons tout de suite que si la diplomatie britannique fût arrivée à ses fins, la France, humiliée, irritée, aurait elle-même provoqué cette rupture; la situation eût été semblable, sauf que nous aurions eu en plus la mortification d'un échec. En réalité, du jour où lord Palmerston était revenu au pouvoir, l'entente cordiale était condamnée à mort. À défaut de ce conflit, il s'en fût élevé un autre. Si regrettable donc que l'on juge le refroidissement survenu entre les deux puissances occidentales, il faut y voir un accident que notre gouvernement n'eût probablement pas pu éviter et dont les mariages espagnols ont été l'occasion plutôt que la cause. D'ailleurs, sans méconnaître les inconvénients de ce refroidissement, il convient de ne pas les exagérer. La France n'était plus réduite à cette alternative qui avait été si longtemps pour elle la conséquence de 1830, ou maintenir à tout prix l'alliance anglaise, ou se trouver seule contre quatre. Les puissances continentales, l'Autriche surtout, avaient pris confiance en nous et sentaient le besoin de notre concours. Nous avions retrouvé le libre choix de nos alliances. Séparés de l'Angleterre, nous ne manquions pas d'amis qui s'offraient à nous, prêts à nous payer le prix de notre concours, peut-être même à nous le payer plus cher que ne l'auraient fait nos voisins d'outre-Manche. C'était pour nous le point de départ d'une politique nouvelle. Que cette politique dût avoir ses difficultés et ses dangers, je ne le nie pas; quelle politique en eût été exempte, en face des questions soulevées en 1847? En tout cas, elle avait sa grandeur et pouvait avoir ses profits. On la verra se développer, incomplètement, il est vrai, car elle devait être brusquement et malheureusement interrompue par la révolution de Février. Mais, dès aujourd'hui, on peut affirmer, ce me semble, que si les mariages espagnols ont changé le rôle de la France en Europe, ils ne l'ont pas diminué.
CHAPITRE VII
LES DERNIÈRES ANNÉES DU GOUVERNEMENT DU MARÉCHAL BUGEAUD EN ALGÉRIE.
(1844-1847.)
I. Grande situation du maréchal Bugeaud après la bataille d'Isly. Ovations qui lui sont faites en France.—II. L'insurrection de Bou-Maza. Le colonel Pélissier fait enfumer des Arabes. Incursions d'Abd el-Kader dans le Sud. Expédition en Kabylie.—III. Idées de Bugeaud sur le gouvernement civil de la colonie. Pour lui, «l'armée est tout». Ordonnance du 15 avril 1845 sur l'administration de l'Algérie.—IV. Le problème de la colonisation. La crise de 1839. La colonisation administrative. Villages créés autour d'Alger.—V. La Trappe de Staouëli. Bugeaud et les Jésuites. Les premiers évêques d'Alger.—VI. Bugeaud et la colonisation militaire. Ce système est très critiqué. Le maréchal cherche, sans succès, à entraîner le gouvernement.—VII. Bugeaud, mécontent, parle de donner sa démission. Son voyage en France et son entrevue avec le maréchal Soult.—VIII. L'insurrection éclate en septembre 1845. Massacre de Sidi-Brahim. Capitulation d'Aïn-Temouchent. Bugeaud revient aussitôt en Algérie. Sa lettre au préfet de la Dordogne.—IX. Nombreuses colonnes mises en mouvement pour guetter et poursuivre Abd el-Kader. L'émir, insaisissable, fait une incursion dans l'Ouarensenis. Son irruption sur le bas Isser. La Métidja est en péril. Sang-froid de Bugeaud. Abd el-Kader battu par le général Gentil et rejeté dans le Sud.—X. Le maréchal fait poursuivre l'émir dans le désert. Il eût désiré porter la guerre sur le territoire marocain, mais le gouvernement l'en empêche. Massacre des prisonniers français dans la deïra. Abd el-Kader, à bout de forces, est réduit, après sept mois de campagne, à rentrer au Maroc.—XI. Bugeaud supporte impatiemment les critiques qui lui viennent de France. Discussion à la Chambre, en juin 1845. Le maréchal parle de nouveau de donner sa démission.—XII. Le gouvernement promet à Bugeaud de proposer un essai de colonisation militaire. Délivrance des prisonniers français survivants. Soumission de Bou-Maza.—XIII. Efforts infructueux de Bugeaud pour convertir l'opinion à la colonisation militaire. Voyage de M. de Tocqueville et de quelques députés en Algérie. La Moricière propose, sur la colonisation, un système opposé à celui du maréchal.—XIV. Projet déposé par le gouvernement pour un essai de colonisation militaire. Il y est fait mauvais accueil. Bugeaud, qui s'en aperçoit, conduit une dernière expédition en Kabylie et donne sa démission. Son départ d'Alger. Le gouvernement accepte la démission du maréchal et retire le projet de colonisation militaire.
I
La victoire d'Isly (14 août 1844) avait encore grandi la situation du maréchal Bugeaud[449]. Tandis que le Roi lui conférait le titre de duc, les témoignages spontanés de la gratitude et de l'admiration nationales lui venaient de toutes parts. «Jamais, écrivait-il à un de ses amis, ivresse de la victoire n'a été plus prolongée que la mienne: il y a bien quarante jours que j'emploie le tiers de mon temps à répondre ou à faire répondre aux lettres de félicitations qui m'arrivent[450].» Le 21 septembre 1844, quelques jours après la rentrée du gouverneur à Alger, les chefs des tribus arabes du voisinage vinrent, en grand appareil et accompagnés d'une brillante escorte, rendre solennellement hommage au vainqueur des Marocains. Le maréchal leur adressa la parole d'un ton d'autorité paternelle et ordonna qu'on leur racontât les détails du combat. À la fantasia d'usage succéda un banquet; il prenait fin quand un des agas se leva: «Arrêtez, s'écria-t-il, messeigneurs et frères. Nous sommes tous ici membres d'une seule famille. Les Français sont chrétiens, les Arabes de l'Algérie sont musulmans, mais Dieu est pour tous. Il nous a donné pour sultan le roi des Français. Notre religion nous ordonne de lui obéir, puisque le Seigneur a voulu que son bras fût plus fort que le nôtre. Nous avons juré de le servir fidèlement et de l'honorer comme notre sultan; je vous propose donc une prière au Très-Haut, que vous répéterez tous avec moi.» On eut alors ce spectacle vraiment extraordinaire des chefs arabes prenant l'attitude de la prière pour demander à Dieu de «donner toujours la victoire au sultan des Français et de punir ses ennemis».
Tout paraissant être ainsi à la paix, le maréchal Bugeaud jugea qu'il pouvait s'absenter pendant quelques mois. Il s'embarqua le 16 novembre 1844, laissant le commandement par intérim au général de La Moricière. D'autres ovations l'attendaient en France. À peine descendu de la frégate qui l'avait amené, il fut invité par les commerçants de Marseille à un grand banquet dans la salle du théâtre; suivant son habitude, il ne se fit pas prier pour prendre la parole. «La conquête de l'Algérie par les armes est achevée, dit-il; la paix est partout; depuis les frontières de Tunis jusqu'à celles du Maroc, tout est soumis, à part quelques tribus kabyles. Partout règne la sécurité la plus entière. Un progrès immense se fait sentir. Les revenus de la colonie, qui n'étaient, en 1840, que de 4 millions, s'élèvent aujourd'hui à 20 millions... La population européenne, qui n'était, en 1840, que de 25,000 âmes, est maintenant de 75,000... En vous parlant ainsi, je ne suis pas suspect, car, vous le savez, dans l'origine, je n'étais pas partisan de la colonie.» L'exemple de Marseille fut suivi par plusieurs autres villes. Le dernier banquet, et non le moins retentissant, fut celui que le commerce de Paris donna, le 18 mars 1845, dans le palais de la Bourse, et auquel prirent part quatre cent cinquante convives, dont les quatre fils du Roi. Le maréchal jouissait de sa gloire et, en même temps, tâchait de la faire servir au triomphe de ses idées. Ainsi prononçait-il, dans la discussion de l'adresse, le 24 janvier 1845, un grand discours où il disait hautement, avec une sorte de brusquerie humoristique, sans s'inquiéter de heurter les préventions régnantes, tout ce qui lui tenait le plus à cœur sur les choses algériennes,—glorification des services rendus par l'armée et nécessité de ne pas la réduire, réfutation des scrupules philanthropiques qui s'effarouchaient des razzias, justification des expéditions partielles qu'il fallait entreprendre de temps à autre, défense du régime militaire contre les partisans du régime civil, exposé des avantages de la colonisation par les vieux soldats. Écouté avec une curiosité attentive, le maréchal ne fut pas contredit: le prestige de sa victoire en imposait; mais il n'eût pas fallu en conclure que l'auditoire était convaincu.
Pendant ce temps, l'Algérie, sous l'habile administration du général de La Moricière, demeurait tranquille. Les quelques explosions de fanatisme musulman, qui se produisaient de temps à autre, ne paraissaient être que des accidents isolés. Le Maroc, encore sous le coup de sa défaite, subissait le traité de délimitation que lui imposait le général de La Rue, envoyé spécialement de Paris pour suivre cette négociation. À peine arrivé en Afrique, cet officier constatait l'effet considérable produit par les derniers succès de nos armes; il écrivait à M. Guizot, le 22 février 1845: «Notre situation vis-à-vis de nos tribus et des Marocains est bonne. Ils reconnaissent notre supériorité et la puissance de nos forces militaires. L'expulsion d'Abd el-Kader de l'Algérie, l'invincible sultan du Maroc battu, son armée dispersée, ont frappé l'imagination des Arabes; ils disent que Dieu est décidément pour nous, puisque nous sommes les plus forts. Cette impression est déjà répandue même dans les tribus les plus éloignées, à ce point qu'un marabout vénéré du désert disait hier: «Je ne veux ni pouvoirs ni richesses; j'ai assez de tout cela. Ce que je voudrais, ce qui ajouterait à l'illustration de ma famille, ce serait de recevoir une lettre du grand sultan de France, à qui Dieu donne la victoire[451].»
Le gouverneur général rentra à Alger, dans les derniers jours de mars 1845. L'état dans lequel il trouva la colonie ne pouvait que confirmer l'impression agréable que lui laissaient les ovations dont il avait été l'objet, pendant son séjour en France. Aussi l'ordre du jour qu'il adressa, en débarquant, «aux citoyens et aux soldats de l'Algérie», respirait-il le plus complet optimisme. «J'ai vu, dit-il, avec une vive satisfaction, qu'en mon absence, aucune affaire n'avait périclité. Les progrès en tout genre ont continué... Aucun fait militaire de quelque importance n'a signalé cette période de quatre mois... Vous apprendrez avec bonheur que notre noble entreprise n'a pas moins de succès en France qu'en Afrique. La presque universalité des citoyens et des hommes politiques y ont foi... Notre cause est gagnée dans l'opinion.»
II
Le maréchal Bugeaud, cependant, ne pouvait se flatter que la période des luttes armées fût définitivement close. À peine était-il de retour en Afrique que, vers le milieu d'avril 1845, une insurrection éclatait dans le Dahra, massif montagneux s'étendant du Chélif à la mer, à l'ouest d'Alger. L'instigateur en était un jeune homme de vingt ans, inconnu jusqu'alors, venu du Maroc avec une réputation de saint et que les Arabes surnommaient Bou-Maza, l'homme à la chèvre. Il se donnait comme le chérif envoyé de Dieu pour chasser les chrétiens, le «maître de l'heure» annoncé par les prophéties. Le meurtre de deux caïds dévoués aux Français et des surprises tentées contre quelques troupes isolées marquèrent son entrée en campagne. Vainement le colonel de Saint-Arnaud, qui commandait en cette région, lui infligea-t-il des échecs, la révolte ne fut pas étouffée. Bien au contraire, à la fin d'avril, elle avait gagné l'Ouarensenis, au sud du Chélif. Les Arabes, enhardis, venaient même insulter les murs d'Orléansville. Le gouverneur général se décida alors à intervenir, et, dans les premiers jours de mai, il se porta, avec une forte colonne, dans l'Ouarensenis; le duc de Montpensier l'accompagnait. Son expédition se borna à des marches pénibles, contrariées par le mauvais temps; l'ennemi se dérobait. Bou-Maza avait préféré porter tous ses efforts contre le colonel de Saint-Arnaud, qui continuait à agir dans le Dahra, avec une colonne moins nombreuse. Le chérif n'y gagna rien: il fut battu à plusieurs reprises, vit détruire ses meilleurs soldats et perdit ses drapeaux. Il finit par disparaître, sans qu'on eût pu mettre la main sur lui. «Nous venons, écrivait Saint-Arnaud, de chasser Bou-Maza du pays,—jusqu'à ce qu'il revienne.»
En présence d'ennemis si difficiles à atteindre, le gouverneur général estima qu'il ne lui restait qu'un moyen d'action efficace: c'était de frapper très durement les tribus qui avaient pris part à la révolte, de détruire leurs récoltes, de couper leurs arbres fruitiers, d'enlever leur bétail et leurs chevaux, et surtout de les contraindre ainsi à livrer leurs fusils. Ce désarmement était chose nouvelle; jusqu'à présent, on n'avait pas cru possible de l'imposer à des populations aussi guerrières. Le colonel de Saint-Arnaud fut le premier à l'exécuter. «Je ruine si bien le pays des Beni-Hidja, écrivait-il dès le 4 mai, que je les force à demander grâce, et, ce qui ne s'est jamais vu, je les oblige à rendre leurs fusils... Les vieux officiers d'Afrique ont peine à croire à la remise des fusils, même en les voyant couchés devant ma tente.» Encouragé par ce succès, le maréchal voulut, une fois Bou-Maza en fuite, généraliser le désarmement; il chargea les colonels de Saint-Arnaud, Pélissier et Ladmirault de l'opérer sur les deux rives du Chélif. Plus de sept mille fusils propres au service furent ainsi recueillis. Ordre fut donné de les employer, en les dénaturant le moins possible, aux constructions de l'arsenal d'Alger et des divers établissements militaires: on devait en faire des rampes d'escalier, des grilles, des balcons. «Ils serviront ainsi, écrivait le maréchal, de monument pour constater le désarmement. Les commandants militaires qui succéderont à ceux d'aujourd'hui y trouveront la preuve permanente de la possibilité de cette mesure qui, selon nous, doit être rigoureusement appliquée à toute tribu qui se révoltera[452].»
Ce désarmement fut marqué, le 19 juin, par un incident tragique. Une partie des Ouled-Rhia, contre lesquels agissait le colonel Pélissier, s'étaient réfugiés dans des grottes profondes. Mis en demeure de se soumettre et de livrer leurs armes, avec promesse qu'à ce prix leurs personnes et leurs propriétés seraient respectées, ils répondirent par des coups de fusil. Impossible de les prendre de force ni de les réduire par la famine; ils avaient des vivres et de l'eau. Le colonel menaça alors de les «chauffer», c'est-à-dire d'allumer de grands feux à l'entrée des cavernes; ce moyen avait été déjà employé, l'année précédente, dans une circonstance analogue, par le colonel Cavaignac, et il avait contraint les Arabes à capituler. La menace, renouvelée à plusieurs reprises, fut sans effet: les Arabes continuaient à tirer sur tous ceux qui se montraient. De délai en délai, la nuit arriva. Des fascines furent amoncelées et allumées. Vers une heure du matin, le colonel, estimant en avoir fait assez pour vaincre la résistance, fit éteindre le feu et envoya reconnaître l'ouverture des grottes. La fumée en sortait si épaisse et si âcre qu'il fut d'abord impossible d'y pénétrer. Bientôt, on vit sortir de là quelques malheureux à demi brûlés et asphyxiés. Quand on put enfin pénétrer, on reconnut avec stupeur que la flamme, attirée par un fort courant d'air, avait produit un ravage dépassant toutes les prévisions: plus de cinq cents cadavres d'hommes, de femmes, d'enfants, gisaient au fond des cavernes; cent cinquante Arabes environ purent seuls être sauvés. «Ce sont là, écrivait le colonel Pélissier à la fin de son rapport, ce sont là de ces opérations que l'on entreprend quand on y est forcé, mais que l'on prie Dieu de n'avoir à recommencer jamais.»
Aussitôt connu en France, cet événement y souleva une douloureuse émotion que les journaux opposants exploitèrent violemment. Le prince de la Moskowa porta la question à la tribune de la Chambre des pairs, dans la séance du 11 juillet. Le maréchal Soult, intimidé par le tapage de la presse, ne sut pas parler en homme de gouvernement et en chef d'armée: il fit une réponse embarrassée, blâmant le colonel Pélissier, sans cependant satisfaire ceux qui l'attaquaient. Le maréchal Bugeaud n'eut pas de ces timidités; couvrant hardiment son subordonné, il fit publier, le 15 juillet, dans le Moniteur algérien, un article qui le justifiait, et adressa, le 18, la lettre suivante au ministre de la guerre: «Je regrette, Monsieur le maréchal, que vous ayez cru devoir blâmer, sans correctif aucun, la conduite de M. le colonel Pélissier. Je prends sur moi la responsabilité de son acte. Si le gouvernement juge qu'il y a justice à faire, c'est sur moi qu'elle doit être faite. J'avais ordonné au colonel Pélissier, avant de nous séparer à Orléansville, d'employer ce moyen à la dernière extrémité. Et, en effet, il ne s'en est servi qu'après avoir épuisé toutes les ressources de la conciliation. C'est à bon droit que je puis appeler déplorables, bien que le principe en soit louable, les interpellations de la séance du 11; elles produiront sur l'armée un bien pénible effet, qui ne peut que s'aggraver par les déclamations furibondes de la presse. Avant d'administrer, de civiliser, de coloniser, il faut que les populations aient accepté notre loi. Mille exemples ont prouvé qu'elles ne l'acceptent que par la force, et celle-ci même est impuissante si elle n'atteint pas les personnes et les intérêts. Par une rigoureuse philanthropie, on éterniserait la guerre d'Afrique en même temps que l'esprit de révolte, et alors on n'atteindrait même pas le but de philanthropie.»
La révolte suscitée par Bou-Maza était la plus importante, non la seule. D'autres furent tentées sur divers points, notamment sur les confins des provinces d'Alger et de Constantine; mais nos troupes les réprimèrent promptement.
Cette agitation n'échappait pas à Abd el-Kader, qui était toujours établi, avec sa deïra, sur le territoire marocain, à peu de distance de la frontière française. On se rappelle que, par le traité de Tanger, l'empereur du Maroc s'était obligé à mettre notre ennemi hors la loi. Avait-il jamais eu la volonté sérieuse de le faire? En tout cas, on ne fut pas long à s'apercevoir qu'il n'en aurait pas le pouvoir. Aux premières injonctions qu'il avait fait adresser à l'émir, celui-ci ne s'était montré nullement disposé à obéir. «Les tribus de la frontière, écrivait alors le général de La Moricière, celles au milieu desquelles est établie la deïra d'Abd el-Kader, ont été si bien prêchées et fanatisées par lui, qu'elles sont aujourd'hui plutôt à lui qu'à Mouley-Abd-er-Raman; et comme ces tribus sont nombreuses et puissantes, qu'elles occupent un pays fort difficile et en général fort mal soumis, je crois que l'Empereur, alors même qu'il en aurait la ferme intention, serait fort embarrassé pour employer des mesures coercitives contre la base d'opérations que l'émir s'est créée dans ses États[453].» C'était bien, en effet, une base d'opérations: argent, vivres, soldats, tout était fourni à Abd el-Kader par les populations au milieu desquelles il vivait. Pendant tout l'hiver, sous son influence, une fermentation sourde avait régné sur la frontière. Au printemps, quand il apprit l'insurrection de Bou-Maza, il crut possible d'oser davantage. À la tête d'une troupe de cavaliers, il pénétra sur le territoire algérien, dans cette région du Sud oranais, sorte de désert de sable parsemé d'oasis, où nos colonnes avaient pénétré, mais où nous n'avions pas d'établissements fixes. Passant subitement d'un point à un autre, il rattacha à sa cause une partie des tribus, très imparfaitement soumises, et maltraita celles qui nous demeuraient fidèles. La prodigieuse rapidité de ses déplacements défiait toutes les poursuites. Nos commandants se bornaient à veiller sur les confins des grands plateaux, là où avait été créée une ligne de postes; tous leurs efforts tendaient à empêcher l'émir de franchir cette ligne et de pénétrer dans le Tell. Ils n'étaient rien moins que sûrs d'y parvenir. «Je m'attends, d'un jour à l'autre, écrivait alors le maréchal Bugeaud au général de La Moricière, à apprendre qu'Abd el-Kader s'est montré sur l'un ou sur l'autre point du Tell, ce que ni vous, ni moi, ni personne ne pouvons empêcher, quoique nous soyons vingt fois plus forts qu'il ne faut pour le battre[454].» Les mois de mai et de juin se passèrent ainsi sur le qui-vive. Enfin, dans les derniers jours de juin, on apprit que l'émir était rentré sur le territoire marocain, sans avoir pu ou voulu pénétrer plus au nord. Bien que n'ayant pas eu de grands résultats apparents, cette incursion lui rendit un peu de son prestige et de son influence. Sa deïra devenait chaque jour plus nombreuse et plus prospère; elle ne comptait pas moins de deux mille tentes. On évaluait à trente ou quarante mille les émigrés algériens qu'il attirait au Maroc[455]. Il y avait là, pour l'avenir, une menace qui n'échappait pas au maréchal Bugeaud. «Abd el-Kader prépare un retour, c'est évident, écrivait-il, et le Maroc le laisse faire. Il y a là un danger permanent[456].»
Tout en regardant, avec cette attention anxieuse, le nuage qui grossissait sur la frontière de l'Ouest, le maréchal Bugeaud ne perdait pas de vue les autres parties de l'Algérie. Ainsi fut-il conduit, en juillet, à clore ses opérations militaires par une expédition contre la Kabylie, où les émissaires d'Abd el-Kader étaient parvenus à fomenter quelque agitation. Il songeait depuis longtemps à agir de ce côté, et avait même projeté une expédition beaucoup plus considérable que celle à laquelle il dut se borner. Le massif montagneux de la grande Kabylie, d'accès difficile, habité par une population nombreuse, énergique, très jalouse de son indépendance, était la seule partie de l'ancienne régence qui ne nous fût pas soumise; il formait, au milieu de nos possessions, entre la province d'Alger et celle de Constantine, une sorte d'enclave longue de quatre-vingts lieues et large de trente. Il est vrai que les habitants de ces montagnes, si redoutables à qui venait les chercher, n'étaient pas, de leur nature, agressifs; ils ne sortaient pas volontiers de chez eux, et ne menaçaient pas notre domination dans le reste de l'Algérie. Aussi, dans les cercles où notre entreprise africaine était déjà jugée bien lourde, disait-on couramment: «Ces gens-là ne nous attaquent pas; laissons-les tranquilles; nous avons assez à faire ailleurs.» Telle était l'opinion qui prévalait dans le monde parlementaire, et dont, chaque année, les commissions des crédits se faisaient l'écho dans leurs rapports. Le maréchal Bugeaud n'acceptait nullement cette façon de voir; elle lui paraissait un vieux reste du détestable système de l'occupation restreinte, et il comptait bien, un jour ou l'autre, éteindre ce dernier foyer de l'indépendance algérienne. Dans les premières années, toutefois, il s'était borné à quelques expéditions passagères, pour châtier telles ou telles tribus, mordant plus ou moins avant dans les bords du massif, mais ne pénétrant pas au cœur du pays, et surtout ne s'y établissant pas. À la fin de 1844, Abd el-Kader chassé et le Maroc vaincu, le moment lui parut venu de tenter davantage. Dans sa pensée, la soumission de la Kabylie devait être la grande entreprise de l'année suivante. Ce fut, sans doute, afin d'y habituer les esprits qu'il toucha ce sujet dans son discours du 24 janvier 1845, à la Chambre des députés; après y avoir rappelé l'impossibilité de faire une «conquête à demi», et comment la «force des choses» nous avait peu à peu amenés à «prendre tout le pays», il ajoutait: «Nous serons donc contraints de prendre la Kabylie, non pas que les populations soient inquiétantes, envahisseuses, hostiles; non, elles défendent vigoureusement leur indépendance, quand on va chez elles; elles n'attaquent pas. Mais ce territoire insoumis, au milieu de l'Algérie obéissante, est d'un mauvais exemple pour les tribus qui payent l'impôt et voient auprès d'elles des voisins qui ne le payent pas. C'est un témoin vivant de notre impuissance, de notre respect pour les gens forts, et cela diminue notre force morale. C'est un refuge pour les mécontents de nos possessions; c'est là qu'un lieutenant d'Abd el-Kader, Ben-Salem, s'est retiré et maintient encore le drapeau de son maître; il pourrait sortir de là, quelque jour, un gros embarras.» Et il concluait en répétant: «Nous serons obligés de prendre la Kabylie un jour ou l'autre.» Sans contredire sur le moment l'orateur, la Chambre ne se laissa pas convaincre; elle demeurait manifestement opposée à toute opération importante contre la Kabylie. Le ministère ne crut pas dès lors possible d'entrer dans les vues du maréchal, et celui-ci quitta la France, en mars 1845, sans avoir obtenu les renforts qui lui eussent été nécessaires pour une telle entreprise. «J'ai renoncé à la grande expédition contre les montagnes de Bougie, écrivait-il d'Alger, le 10 avril, à un de ses amis. Le gouvernement s'en souciait peu, et ne voulait pas en prendre la responsabilité; le public et les Chambres blâmaient. Pour agir avec une entière prudence, il eût fallu des renforts qu'on ne voulait pas me donner[457].» Et il ajoutait, non sans amertume, le lendemain, dans une autre lettre: «Rassurez tous les grands généraux et tous les grands politiques, je ne mordrai, cette année, que dans un petit morceau du grand pâté du Djurdjura[458].» On le voit, si le gouverneur était empêché de diriger contre la Kabylie une attaque décisive, il ne renonçait pas entièrement à s'y montrer en armes. Ce fut cette expédition limitée qui, retardée quelque temps par les troubles du Duhra et du Sud oranais, s'accomplit enfin au mois de juillet 1845. La chaleur ne permit pas de pousser loin les opérations. Quelques tribus furent obligées de demander l'aman; mais, au fond, rien ne fut changé à l'état de la Kabylie; elle demeurait toujours indépendante. La grande conquête, rêvée par le maréchal, restait toujours à faire.
III
À la fin de juillet 1845, les opérations militaires étaient terminées, et la tranquillité semblait partout rétablie. L'alerte avait été trop courte et trop localisée pour inquiéter beaucoup l'opinion et y effacer l'impression de confiance produite par nos succès de 1844. Mais plus on était disposé à croire l'Algérie soumise, plus on se préoccupait d'y voir résoudre tous les problèmes que soulevaient l'administration et la colonisation du territoire. On était impatient d'«utiliser» la conquête, de trouver quelque compensation aux lourds sacrifices faits jusqu'alors, par plusieurs à contre-cœur, sacrifices qui, depuis 1840, ne montaient pas à moins de cent millions par an. Le maréchal Bugeaud était souvent accusé de négliger cette partie de sa tâche et de se donner trop exclusivement à l'œuvre guerrière. Sensible à ce reproche, il entreprit plusieurs fois d'y répondre publiquement. «Quelques personnes, disait-il, le 4 septembre 1845, aux notables d'Alger, auraient voulu que je restasse habituellement au siège du gouvernement; on a été jusqu'à compter les jours que j'ai été en expédition, et l'on m'a fait un reproche de ce qu'ils dépassaient le temps de mon séjour à Alger. Eh bien, moi, Messieurs, je m'en fais un titre d'honneur. Je persiste à croire de toutes mes forces que je servais mieux les intérêts civils que si je m'étais laissé absorber par les détails minutieux de l'administration... Il fallait, avant tout, vous donner la sécurité. C'était le premier de tous les besoins, la source de tous les progrès, et nous ne pouvions la conserver qu'en portant la guerre jusqu'aux limites du pays.»
Le gouverneur prétendait d'ailleurs que, tout en dirigeant cette guerre, il avait beaucoup fait pour l'organisation de la colonie. Sur cette organisation, aussi bien que sur les choses militaires, il paraissait avoir des idées personnelles arrêtées; suivant son habitude, il les professait très haut, d'autant plus haut qu'elles étaient plus contredites, et il travaillait avec ardeur à les appliquer. Déjà nous avons vu ce qu'il avait fait pour le gouvernement des indigènes, en développant et en réglant l'institution fort utile des bureaux arabes[459]. Il avait certainement moins fait pour la population civile. La goûtant peu, ce qui se comprend quand on sait ce qu'elle valait alors, il n'était pas pressé de la voir grossir. Toutefois, les Européens débarquaient, chaque jour plus nombreux, en Algérie, et dès lors se posait cette question: À quel régime les soumettre? Le maréchal avait une réponse très simple. «L'armée est tout en Afrique, disait-il; comme elle est tout, il n'y a de possible que le pouvoir militaire[460].» Aucune tâche, selon lui, à laquelle l'armée ne pût suffire: les soldats exécuteraient les travaux publics et prêteraient la main, en cas de nécessité, aux travaux privés; les officiers serviraient d'administrateurs et de magistrats; le commandant en chef exercerait une sorte de dictature paternelle, usant, pour le bien de tous, du personnel et du matériel dont il disposait en maître, trouvant dans son omnipotence les moyens de résoudre promptement et facilement tous les problèmes. À l'appui de sa thèse, le maréchal rappelait tout ce que l'armée avait fait jusqu'alors pour les colons; comment elle avait ouvert les routes, desséché les marais, irrigué les plaines, exploité les carrières, donné l'impulsion à toutes les exploitations, aidé le colon pauvre à transporter ses matériaux, à bâtir sa maison, à défricher son terrain. Il opposait la simplicité et l'économie de ce régime aux lentes et coûteuses complications d'une administration civile. Ne pouvait-il pas aussi arguer, en faveur du personnel militaire, d'une certaine supériorité morale? Tandis que l'élite de l'armée demandait à servir en Afrique, l'administration civile n'y envoyait alors le plus souvent que son rebut[461]. Que les immigrants eussent des répugnances contre ce qu'ils appelaient le «régime du sabre», le maréchal Bugeaud ne parvenait pas à le comprendre. Il était convaincu que tout ce qui n'était pas hargneux ou brouillon devait être satisfait de vivre sous une autorité si protectrice et si bienfaisante. «Les populations, disait-il à la Chambre, dans son grand discours du 24 janvier 1845, ne craignent pas autant qu'on veut bien le dire le régime du sabre, et les choses qui les préoccupent le plus, ce ne sont pas les garanties civiles, les libertés municipales, mais bien la sécurité. La certitude de conserver sa tête, celles de sa femme et de ses enfants, les récoltes qu'on a semées, passe avant les théories libérales[462]. Je pourrais comparer les habitants qui vivent sous le régime civil de la côte à des enfants mal élevés, et ceux qui sont dans l'intérieur, sous le régime militaire, à des enfants bien élevés. Les premiers crient, pleurent, se fâchent pour la moindre contrariété. Les seconds obéissent sans mot dire.» En cet endroit du discours, le Moniteur constate l'«hilarité» de la Chambre. Cette verve humoristique amusait en effet les auditeurs, mais ne les convertissait pas. Bien au contraire, en heurtant ainsi de front les préventions, l'orateur les fortifiait plus tôt. C'était souvent l'effet des boutades un peu intempérantes auxquelles Bugeaud se laissait aller dans la chaleur de la contradiction. Il était tellement plein de ses idées qu'il ne se rendait pas compte du tort que leur faisait une exposition trop franche et trop crue.
Si peu de goût qu'il eût pour les fonctionnaires n'appartenant pas à l'armée, le maréchal était cependant obligé de leur faire une certaine part. Dès l'origine de l'occupation algérienne, le gouvernement central avait institué, dans ces conditions et sous des noms qui changèrent souvent, une administration civile, à côté du commandement supérieur des forces militaires; c'était, dans sa pensée, à la fois une garantie pour les colons et un moyen d'empêcher le gouverneur général de devenir trop puissant. On avait même tenté, un moment, d'établir à Alger une sorte de dualisme, d'après lequel le chef de l'administration civile, à peu près indépendant du gouverneur, eût relevé directement des ministres. Mais une telle organisation n'était pas viable: des conflits se produisirent, à la suite desquels l'administration civile fut de nouveau subordonnée au commandement militaire, qui se trouva plus omnipotent que jamais. Le rôle du gouvernement central était ainsi singulièrement effacé. Le maréchal Valée, notamment, s'était soustrait presque complètement à sa suprématie et à son contrôle. Le maréchal Soult, rentré au ministère de la guerre, le 29 octobre 1840, voulut profiter du remplacement du maréchal Valée par le général Bugeaud, pour rétablir son autorité; mais le caractère du nouveau gouverneur ne se prêtait guère à un rôle de subordonné: de là des heurts continuels. Par l'effet de cette rivalité, le ministre se trouvait intéressé au développement de l'administration civile. Tant que la guerre avait été flagrante en Algérie, il n'avait pu être sérieusement question de diminuer les pouvoirs du commandement militaire; mais, à la fin de 1844 et au commencement de 1845, la conquête paraissant finie, on jugea le moment venu de tenter quelque réforme dans ce sens. Pendant son séjour en France, le gouverneur général apprit, non sans une vive irritation, que, dans les bureaux du ministère de la guerre, on avait préparé une ordonnance réorganisant toute l'administration algérienne; elle créait notamment un directeur général des affaires civiles, personnage considérable qui devait centraliser tous les services et avoir la présidence du conseil d'administration avec la signature quand le gouverneur serait en expédition. Le maréchal Bugeaud se démena pour faire écarter ce projet et crut, un moment, y avoir réussi: «Il paraît, écrivait-il, le 2 janvier 1845, à un de ses amis, qu'on voulait, au ministère de la guerre, enlever l'ordonnance sur l'Algérie sans consulter ni le cabinet ni moi... On était convaincu, en vraies mouches du coche, que l'Algérie ne pouvait vivre sans l'application de cette œuvre si longuement élaborée par lesdites mouches. À force de s'en occuper, on s'était persuadé qu'il y avait urgence extrême, lorsqu'il n'y a pas même utilité... Mais l'éveil a été donné à temps. Je sais que plusieurs ministres doivent demander que ce travail de Pénélope soit revu au conseil d'État. C'est un moyen dilatoire qui pourra bien devenir une fin de non-recevoir[463].» Le projet ne fut pas abandonné, comme s'en flattait le maréchal; il fut seulement atténué. Publiée le 15 avril 1845, la nouvelle ordonnance, «portant réorganisation de l'administration générale et des provinces en Algérie», était une transaction assez boiteuse entre les résistances du gouverneur et le désir du ministre de développer les attributions du pouvoir civil. Elle distinguait trois sortes de territoires: civils, mixtes et arabes. Les territoires civils sont «ceux sur lesquels il existe une population civile européenne assez nombreuse pour que tous les services publics y soient ou puissent y être complètement organisés»; l'administration y est civile. Les territoires mixtes sont «ceux sur lesquels la population civile européenne, encore peu nombreuse, ne comporte pas une complète organisation des services publics»; les autorités militaires y remplissent les fonctions administratives, civiles et judiciaires. Quant aux territoires arabes, ils sont administrés militairement, et les Européens n'y sont admis qu'en vertu d'autorisations spéciales et personnelles. Tout en laissant au gouverneur général des pouvoirs considérables et prépondérants, l'ordonnance les précisait et les réglementait, avec l'intention évidente de les limiter. À côté de lui, elle instituait un conseil supérieur et un conseil du contentieux. Elle créait aussi un directeur général des affaires civiles, comme le premier projet; seulement, elle le subordonnait au gouverneur et ne lui donnait pas le pouvoir de le remplacer en cas d'absence. En somme, le pur régime militaire était maintenu dans les territoires mixtes et arabes, de beaucoup les plus étendus. Quant à l'administration organisée dans les territoires civils, elle était assez mal conçue, et le déplaisir avec lequel le gouverneur général l'avait vu établir n'était pas fait pour en faciliter le fonctionnement. Aussi les résultats devaient-ils en être fort médiocres. Complication, tiraillement et impuissance, tel était le triple caractère de cette organisation.
IV
Quand on reprochait au maréchal Bugeaud de ne pas faire assez pour la colonisation, il montrait quelle avait été, sous son gouvernement, la progression rapide de l'immigration européenne. La population civile de l'Algérie, qui n'était que de 25,000 âmes en 1840, s'élevait à 96,000 en 1845. Ces chiffres semblaient une réponse décisive. Cependant, quand on les analysait, ils n'étaient pas aussi concluants qu'ils en avaient l'air. Presque toute cette population s'était fixée dans les villes: la plus grande partie à Alger, devenu un centre important d'affaires et même de spéculations assez suspectes; une autre partie dans les villes de la côte ou de l'intérieur. C'était chose curieuse de voir, partout où s'installaient nos troupes, arriver aussitôt à leur suite une bande de mercanti, des cabaretiers surtout, quelques ouvriers d'état, des manœuvres, des maraîchers, en un mot, tous ceux qui espéraient vivre de l'armée; parmi eux, un assez grand nombre d'étrangers, notamment des Maltais ou des Espagnols. Des villes absolument nouvelles, comme Orléansville ou Ténès, se trouvèrent ainsi peuplées, en quelques mois, d'habitants, à la vérité, fort mélangés: première alluvion, souvent un peu boueuse, qui forme comme le sous-sol de toutes les colonies à leur début. De ce côté, il n'y avait qu'à laisser faire: nul besoin d'activer artificiellement l'immigration. Mais était-ce tout ce qu'il fallait à l'Algérie? L'instinct public s'était promptement rendu compte que ce dont la colonie avait le plus besoin, ce n'était pas de trafiquants, ni même d'ouvriers d'état; nous ne pouvions utiliser notre conquête qu'en y implantant des agriculteurs.
D'ordinaire, quand une nation entreprend une colonie de peuplement agricole, elle le fait dans un pays où, ne rencontrant devant elle qu'une population clairsemée, inférieure, aisément refoulable, elle est assurée de trouver beaucoup de terres, sinon vacantes, du moins d'une appropriation facile; tels, par exemple, le Canada et l'Australie. Rien de pareil en Algérie. Les Arabes détenaient le sol, et ils étaient trop nombreux, trop énergiques, pour qu'on songeât à les supprimer ou à les déposséder; trop fiers, trop orgueilleux, trop dressés au mépris des autres races, pour que les Européens pussent leur en imposer par le prestige d'une civilisation supérieure. À défaut de terres à occuper, en trouvait-on à acheter? Pour la plus grande partie du sol, la propriété collective des tribus empêchait les achats individuels; quant aux domaines assez rares appartenant à des particuliers, l'incertitude des titres de propriété était faite pour décourager tout acquéreur tant soit peu soucieux d'avoir une possession stable et sûre. Au cas où l'on parviendrait à surmonter ces obstacles, les terres du moins seraient-elles d'une exploitation facile et rapidement avantageuse? L'Algérie, autrefois l'un des greniers de Rome, avait été, depuis, stérilisée par l'occupation arabe. Nous ne pouvions lui rendre quelque chose de son ancienne fécondité qu'au prix d'un défrichement pénible dont il ne fallait pas espérer recueillir les bénéfices avant plusieurs années. Si l'on ajoute que le paysan français, par l'effet de notre organisation sociale et économique, était moins que tout autre disposé à émigrer, on se rendra compte que jamais colonisation ne s'était présentée dans des conditions aussi difficiles. On ne comprendrait même pas qu'elle eût été entreprise, si l'on ne se rappelait ce qu'il y avait eu d'accidentel, d'imprévu dans l'origine de cette conquête. Seul le point d'honneur, et non l'espérance d'un profit agricole ou commercial, avait déterminé la France d'abord à aller en Afrique, ensuite à y rester. Tout avait été peu à peu imposé par les circonstances; rien n'avait été le résultat d'un plan prémédité. C'était, la conquête faite, et faite, en quelque sorte, malgré soi, qu'il avait fallu chercher les moyens de l'utiliser. Est-il surprenant qu'on ait tâtonné et qu'on ait commencé par faire plus d'une école?
Dans les premières années de l'occupation, le gouvernement, qui ne savait même pas bien alors s'il garderait l'Algérie, ou du moins ce qu'il en garderait, ne s'était pas sérieusement préoccupé d'y installer des colons. Malgré tout, il s'était produit un certain courant d'immigration auquel la pacification apparente, suite du traité de la Tafna, avait imprimé quelque activité. Des colons, venus la plupart spontanément, s'étaient établis à peu de distance d'Alger, dans la Métidja, sur des terres qu'ils avaient acquises de Maures qui, malheureusement, n'en étaient pas toujours bien régulièrement propriétaires. Ce sont ces exploitations, dont quelques-unes étaient devenues promptement assez florissantes, qu'Abd el-Kader dévasta en 1839, quand il rouvrit soudainement les hostilités et pénétra jusqu'aux portes d'Alger, sans que le maréchal Valée pût l'arrêter. Dans cette année néfaste, les colons, mal protégés, ne virent pas seulement détruire leurs fermes; leur confiance aussi fut détruite. Les fermes auraient pu être facilement reconstruites, et quelques-unes le furent en effet; la confiance était beaucoup plus difficile à rétablir.
Au début du gouvernement du général Bugeaud, il n'y eut place que pour la guerre. Mais à peine nos troupes eurent-elles un peu refoulé Abd el-Kader et élargi le cercle des territoires soumis, que la question de colonisation se trouva de nouveau posée. Il ne semblait plus désormais qu'on pût attendre quelque chose d'efficace de l'initiative privée, découragée par l'échec de sa précédente tentative. C'était d'ailleurs l'idée alors régnante dans tous les pouvoirs publics,—civils ou militaires, métropolitains ou coloniaux,—qu'étant données les conditions de l'Algérie et les mœurs du cultivateur français, l'immigration agricole serait nulle et impuissante, si l'État ne lui tendait la main et ne se chargeait de lever lui-même une bonne partie des difficultés. De là le système de colonisation exclusivement administrative qui prévalut. L'État déterminait les zones où les Européens pouvaient s'installer sans embarras pour lui, sans péril pour eux, et les points où il convenait de créer des villages. Il se procurait aussi les terres qui pouvaient être livrées aux particuliers et qu'il leur garantissait être à l'abri de toute revendication; il en avait d'ailleurs une certaine quantité immédiatement disponible; c'étaient celles de l'ancien domaine beylical dont il était devenu propriétaire par l'effet de la conquête. Au lieu d'appeler pour ces terres des acheteurs qu'il croyait introuvables ou dont il se défiait, il les offrait en concessions gratuites, et souvent même promettait en outre une certaine aide pour l'installation et la mise en train de l'exploitation. Par contre, il se réservait de choisir ceux qu'il admettrait, et leur imposait, pour assurer la mise en valeur des terrains, des conditions fort compliquées. Jusqu'à ce que ces conditions fussent accomplies, les concessionnaires n'étaient que des détenteurs à titre provisoire et précaire, placés sous la surveillance incessante et en quelque sorte sous la tutelle de l'administration, tutelle aussi gênante à subir que lourde à exercer.
Ainsi furent créés, de 1842 à 1845, principalement aux environs d'Alger, dans le massif du Sahel et dans la plaine de la Métidja, une trentaine de villages. À la fin de 1844, on comptait 1,765 familles concessionnaires, dont 133 avaient rempli les conditions imposées et reçu leurs titres définitifs; les dépenses effectuées par ces 133 familles étaient évaluées à 1,020,940 francs. Environ 100,000 hectares avaient été distribués; la plupart, il est vrai, étaient encore en friche. Chaque année, le nombre des demandes de concessions augmentait: il dépassait 2,000 en 1845. Jamais on n'avait fait autant, ni procédé si méthodiquement pour la colonisation rurale. Mais, s'il y avait un progrès notable par rapport à ce qui avait précédé, le résultat, en soi, était encore bien maigre. Qu'était-ce que cette poignée de cultivateurs ou prétendus tels, comparés aux 90,000 Européens déjà établis, à cette même époque, dans Alger et dans les autres villes de la colonie? Qu'était-ce, surtout, que les quelques milliers d'hectares cultivés, par rapport à l'immense territoire qu'il s'agissait de mettre en valeur? Au moins, le peu qu'on avait fait était-il bien fait? Arrivés plein d'espoir, d'illusion, les colons s'étaient aussitôt trouvés aux prises avec les difficultés d'un défrichement singulièrement pénible, coûteux et malsain. Le Sahel, notamment, où avaient été installés la plupart des concessionnaires, était alors une lande sauvage, aride, désolée, couverte de ces terribles palmiers nains dont l'extraction était faite pour user tous les outils et lasser tous les courages; il avait été laissé tout à fait inculte par les Arabes, peu soucieux du voisinage des Turcs d'Alger. L'emplacement des nouveaux villages, fixé par des considérations purement stratégiques, n'assurait trop souvent au colon ni eau potable pour sauvegarder sa santé, ni routes pour aller vendre les produits de son exploitation. Le sol de la Métidja, plus facile et plus fertile que celui du Sahel, n'était pas moins meurtrier quand on le remuait pour la première fois. Combien de villages où périrent, en peu d'années, plusieurs couches de colons! Boufarik, par exemple, aujourd'hui l'un des points les plus sains et les plus charmants de cette plaine, était alors un foyer de miasmes si pestilentiels qu'une sorte d'épouvante avait fini par s'attacher à son nom. Pour surmonter tant d'obstacles, il eût fallu chez les immigrants beaucoup d'énergie morale et de ressources matérielles. Or, c'est précisément ce qui manquait au personnel qu'attirait la gratuité des concessions et que ne rebutait pas la tutelle administrative. Ce personnel était généralement pauvre, maladroit, de nature un peu mendiante et geignante, attendant tout de l'administration dont il se savait le pupille, s'en prenant à elle de chacune de ses déceptions, prompt à se dégoûter d'une terre qu'il n'avait pas payée de ses deniers, sur laquelle il n'exerçait pas les droits et pour laquelle il n'éprouvait pas les sentiments du propriétaire. En somme, la plupart des villages, sauf quelques-uns par hasard mieux placés que les autres, avaient peu réussi, certains d'entre eux offraient même un spectacle lamentable. L'abbé Landmann écrivait, après les avoir visités, à la fin de 1844: «Je n'ai trouvé presque partout que découragement et misère profonde[464].» Les commissions des crédits à la Chambre des députés, volontiers maussades pour tout ce qui regardait l'Algérie, constataient ces échecs et s'en faisaient un grief.
V
Au milieu de tant d'entreprises de colonisation avortées ou tout au moins incertaines, un fait se détache, qui est, au contraire, un succès: c'est la fondation de la Trappe de Staouëli, renouvelant, en plein dix-neuvième siècle, les merveilles des grands couvents défricheurs du commencement du moyen âge[465]. L'idée première en était venue à M. de Corcelle, en 1841, au retour d'un voyage en Afrique, dont j'ai déjà eu occasion de parler, et qui avait été l'origine de sa liaison avec le général Bugeaud[466]. Il avait rapporté de ce voyage la conviction que la colonie ne pouvait réussir qu'en devenant chrétienne et agricole. N'était-ce pas répondre directement à ce double besoin que d'y établir des moines qui se trouvaient être en même temps des cultivateurs? Voisin des Trappistes, dans le département de l'Orne, M. de Corcelle les avait vus à l'œuvre et savait ce dont ils étaient capables. Il exposa son projet dans un mémoire adressé au gouvernement; après y avoir montré combien il importait de rendre l'Algérie catholique, pour qu'elle demeurât française, il ajoutait: «Sous ce rapport, l'introduction d'une congrégation religieuse dans les cultures de l'Algérie serait assurément très salutaire. Les Trappistes, par exemple, apporteraient là une expérience agricole fort précieuse et surtout des exemples de sainteté de nature à émouvoir vivement l'imagination des indigènes...» Si nouvelle qu'une pareille idée fût pour le maréchal Soult, il la prit tout de suite à cœur. À tel de ses collègues qui s'effarouchait de voir le gouvernement protéger des congréganistes: «Ce ne sont pas des congréganistes, répondait-il, que j'envoie à Alger, ce sont des colons de la meilleure espèce, des colons qui ne parlent pas, mais qui agissent.» L'adhésion du ministre de la guerre ne suffisait pas; il fallait aussi celle du gouverneur général de l'Algérie. M. de Corcelle lui écrivit à ce sujet. «Essayez mes Trappistes, lui disait-il; je vous supplie d'introduire cette goutte de sainteté dans la caverne africaine.» Le général Bugeaud, alors très engoué d'un projet de colonisation au moyen de soldats mariés, projet sur lequel j'aurai à revenir, ne fut pas d'abord sans prévention contre les «célibataires» qu'on lui proposait; toutefois, il se rendit vite et promit son concours.
Ainsi approuvée par les deux chefs supérieurs, à Paris et à Alger, il semblait que la fondation ne dût plus rencontrer d'obstacles administratifs. Mais il fallut compter avec l'indifférence nonchalante ou même avec la malveillance tracassière des bureaux et des sous-ordres; il fallut compter aussi avec la timidité d'un gouvernement qui hésitait à braver les préjugés alors ravivés contre les congrégations par les controverses sur la liberté de l'enseignement. Le maréchal Soult lui-même, tout en persistant à protester de sa bonne volonté personnelle, expliquait aux Trappistes qu'il craignait, en se montrant trop favorable, «d'ameuter contre eux les aboyeurs de la Chambre». De là des difficultés qui retardèrent pendant longtemps la solution et firent même parfois douter qu'on pût jamais aboutir. Cependant, le zèle de M. de Corcelle et de quelques autres personnes qui s'intéressaient à son projet finit par obtenir du ministre de la guerre l'ordre exprès de «terminer cette affaire, tout obstacle cessant», et l'acte de concession fut signé le 18 juillet 1843.
Les religieux se mirent aussitôt à l'œuvre. Les débuts furent très durs. Staouëli était situé dans le Sahel, et l'on sait combien le défrichement y était pénible et meurtrier. Tous les moines furent frappés par la fièvre, sur ce champ de bataille qu'aucun d'eux ne songea à déserter. Avant l'expiration de la première année, dix étaient morts, dont sept en trois mois. En même temps, l'argent manquait: pour une cause ou pour une autre, des subventions promises soit par le gouvernement, soit par des couvents de France, firent défaut. Plusieurs fois, on put croire qu'il faudrait interrompre les travaux.
La jeune Trappe avait heureusement à sa tête l'homme le mieux fait pour triompher de ces obstacles. C'était dom François Régis, nature vaillante entre toutes, l'un de ces capitaines qui savent obtenir de leurs soldats des prodiges d'héroïsme. Aux plus rudes moments, quand tous les religieux et lui-même étaient brisés par la maladie, il donnait l'exemple d'une énergie invincible: «Allons, mon frère, disait-il à chacun de ses compagnons, un peu de cœur! C'est pour le bon Dieu!» Si mal que les choses parussent aller, si anxieux qu'il fût lui-même au fond, il n'admettait pas qu'on se laissât gagner par la tristesse; il voulait qu'on «mangeât joyeusement le pain de chaque jour». Ce n'était pas un de ces moines dont la vue se borne aux murs de leur couvent. Bien que très vertueux et très avancé dans la vie intérieure, il savait regarder au dehors et s'y créer des appuis. Au premier besoin, botté et éperonné, il montait à cheval et galopait jusqu'à Alger, ou même, dans les grands périls, il n'hésitait pas à traverser la mer et à parcourir la France. Caractère indépendant et fier, très franc et parfois presque brusque d'allure, il était cependant un solliciteur incomparable; il avait le don d'aplanir les difficultés, de gagner les bonnes grâces, de vaincre les résistances. Tous ceux auxquels il avait ainsi affaire, depuis les employés de bureau et les simples soldats jusqu'aux généraux et aux ministres, étaient surpris et charmés de trouver dans ce moine austère une parole vive, prompte aux saillies d'un accent toujours généreux, une droiture ouverte, une belle humeur affable, une sorte de familiarité cordiale qui laissait cependant intacts le caractère et la dignité du religieux. Les militaires surtout étaient absolument conquis.
Au premier rang des amis que s'était ainsi faits l'abbé de Staouëli, il convient de nommer le maréchal Bugeaud. Rien ne subsistait plus de ses préventions premières. «Quand vous aurez de grosses difficultés, avait-il dit à dom François Régis, venez me trouver.» L'abbé ne manquait pas de le faire. Qu'il fallût écarter quelque obstacle administratif ou triompher des hésitations d'un évêque, il trouvait toujours le gouverneur général prêt à lui venir en aide. Mêmes sentiments chez les autres chefs militaires, par exemple chez le général de La Moricière, plusieurs fois gouverneur par intérim. Le duc d'Aumale témoigna aussi sa sympathie au religieux et eut même occasion de lui donner un conseil dont la précoce maturité le frappa vivement: c'était en novembre 1843, à un moment où tout semblait se réunir pour faire échouer l'entreprise. Dom François Régis avait laissé voir au duc quelque velléité de transporter au moins partiellement ses efforts sur un terrain plus favorable. «Sera-ce au religieux de la Trappe, répondit le jeune prince, alors seulement âgé de vingt-deux ans, qu'il faudra prêcher la patience et la persévérance? Vous datez d'hier, et vous voulez déjà avoir réussi. C'est trop tôt vous décourager... Soyez ici constants, comme vous l'êtes ailleurs; soyez-le plus qu'ailleurs, et vous réussirez.» Ces amis de haut rang n'étaient pas les seuls que se fût acquis le vaillant et aimable abbé; il en compta beaucoup d'autres, plus humbles, mais non moins dévoués ni moins efficaces, parmi les officiers de divers grades qui se trouvaient, par leurs fonctions, en rapport avec la Trappe[467].
Ainsi secondée, la courageuse persévérance des Trappistes finit par surmonter les obstacles devant lesquels succombaient, autour d'eux, tant d'immigrants européens. En 1845, deux ans après leur installation, la meurtrière bataille qu'ils livraient au sol, bien que non complètement terminée[468], pouvait être considérée comme d'ores et déjà gagnée. Les résultats acquis étaient considérables: les bâtiments essentiels étaient construits, l'exploitation en train, et une grande étendue de terrain mise en culture. Cette transformation faisait l'étonnement des visiteurs, chaque jour plus nombreux. Staouëli devenait l'une des principales curiosités de l'Algérie. Le maréchal Bugeaud voulut en juger par lui-même. Le 14 août 1845, il arriva à l'improviste au monastère, visita tout en détail, mêla quelques conseils à beaucoup d'éloges et s'en retourna le soir, plein d'admiration pour un travail si fécond et pour une si héroïque austérité. Peu de jours après, le Moniteur algérien racontait la visite du maréchal et faisait connaître sa satisfaction. Dans le succès des Trappistes, il y avait plus que le résultat matériel; il y avait, pour les autres colons, un exemple instructif et consolant, un voisinage bienfaisant, et surtout la prédication chrétienne qui agit le plus, celle de la vertu en action. Les Arabes n'étaient pas les derniers à en être frappés et à témoigner de leur respect pour les nouveaux «marabouts». La «goutte de sainteté», demandée par M. de Corcelle, commençait à faire sentir son effet.
Le maréchal Bugeaud n'était pas homme à s'en effaroucher: bien au contraire. Il comprenait de quel secours pouvait être pour son œuvre l'action catholique. D'autres religieux que les Trappistes eurent aussi à se louer de lui. Les Jésuites avaient été des premiers à suivre notre armée à Alger. L'un d'eux, le P. Brumauld, fonda, aux portes de la ville, un orphelinat dont le gouvernement prisait très haut les services et qu'il subventionnait. Le maréchal, cependant, n'avait pas été, à l'origine, sans partager un peu les préjugés alors régnant contre la Compagnie de Jésus. Un jour qu'il la traitait assez mal en paroles, devant ses aides de camp, l'un d'eux l'interrompit: «Nous vous avons pourtant entendu dire beaucoup de bien du P. Brumauld.—Ah! mais, oui.—Eh bien! le P. Brumauld est un Jésuite.—Un Jésuite, le P. Brumauld?—Assurément.» Déconcerté, le maréchal garda un moment le silence, puis s'écria: «Fût-il le diable, il fait le bien.» C'était un des traits de son caractère, de ne pas fermer les yeux à la vérité. Aussi, peu après, irrité de voir le Journal des Débats s'associer à la violente campagne alors ouverte contre les Jésuites, il lui adressa d'Alger, le 24 juin 1843, la lettre suivante: «J'ai été peiné de l'article sur les Jésuites que j'ai lu dans votre numéro du 13 juin. Vous savez bien que je ne suis ni Jésuite ni bigot; mais je suis humain et j'aime à faire jouir tous mes concitoyens, quels qu'ils soient, de la somme de liberté dont je veux jouir moi-même. Je ne puis vraiment m'expliquer la terreur qu'inspirent les Jésuites à certains membres de nos assemblées... Quant à moi, qui cherche, par tous les moyens, à mener à bonne fin la mission difficile que mon pays m'a confiée, comment prendrais-je ombrage des Jésuites, qui, jusqu'ici, ont donné de si grandes preuves de charité et de dévouement aux pauvres émigrants qui viennent en Algérie, croyant y trouver une terre promise, et qui n'y rencontrent, tout d'abord, que déceptions, maladies et souvent la mort? Eh bien! oui, ce sont les Sœurs de Saint-Joseph et les Jésuites qui m'ont puissamment aidé à secourir ces affreuses misères que l'administration, avec toutes les ressources dont elle dispose, est complètement insuffisante à soulager. Les Sœurs de Charité ont soigné les malades qui ne trouvaient plus de place dans les hôpitaux et se sont chargées des orphelines. Les Jésuites ont adopté les orphelins. Le P. Brumauld, leur supérieur, a acquis, moyennant 120,000 francs, une vaste maison de campagne entourée de 150 hectares de terre cultivable, et là, il a recueilli plus de 130 orphelins européens qui, sous la direction de différents professeurs, apprennent les métiers de laboureur, jardinier, charpentier, menuisier, maçon. Il sortira de là des hommes utiles à la colonisation, au lieu de vagabonds dangereux qu'ils eussent été. Sans doute, les Jésuites apprendront à leurs orphelins à aimer Dieu. Est-ce un si grand mal? Tous mes soldats, à de rares exceptions près, croient en Dieu, et je vous affirme qu'ils ne s'en battent pas avec moins de courage... Pour moi, gouverneur de l'Algérie, je demande à conserver mes Jésuites, parce que, je vous le répète, ils ne me portent nullement ombrage et qu'ils concourent efficacement au succès de ma mission. Que ceux qui veulent les chasser nous offrent donc les moyens de remplacer les soins gratuits et la charité de ces terribles fils de Loyola. Mais je les connais; ils déclameront et ne feront rien que grever le budget colonial, sur lequel ils commenceront par prélever leurs bons traitements, tandis que les Jésuites ne nous ont rien demandé que la tolérance[469].» Six ans plus tard, au moment de la mort du maréchal Bugeaud, le P. Brumauld l'appellera «son plus grand bienfaiteur, son père, le grand-père bien-aimé de ses orphelins[470]».
Cette attitude du maréchal contrastait heureusement avec l'indifférence que, dans les premières années de l'occupation, les autorités algériennes avaient témoignée pour les choses religieuses. C'est qu'en effet, sous ce rapport, la situation s'était améliorée. La part du culte catholique, dans le budget de la colonie, originairement de 9,000 francs, atteignait maintenant 150,000 francs. Grâce à la création de l'évêché d'Alger en 1838, la vie chrétienne, nulle jusqu'alors, s'était développée. Au lieu des rares prêtres et des trois ou quatre chapelles misérables que Mgr Dupuch avait trouvés en Algérie, quand il avait pris possession de son siège épiscopal, on comptait, en 1845, dans le nouveau diocèse, 91 prêtres, 60 églises ou chapelles, un séminaire, plusieurs établissements hospitaliers ou scolaires fondés par des congrégations, des associations de piété et de charité. Toutefois, celui qui mesurait l'étendue des besoins était plus frappé encore de ce qui manquait. Cent cinquante mille francs pour le culte catholique, sur un budget total de cent trente millions, n'était-ce pas une proportion misérable, dans un pays où tout était à créer? Que de lieux où les immigrants et les soldats étaient absolument sans secours religieux! Dans la plupart des villages qu'elle avait établis, l'administration ne s'était pas inquiétée de bâtir une église. Les visiteurs recueillaient, à ce propos, de la bouche des colons, plus d'une plainte. «Point d'église, point d'école! disait l'un d'eux; nous sommes comme des animaux. Si nous avions une chapelle, une clochette, on pourrait se rappeler comment on a été élevé[471].» L'administration ne se bornait pas à ne pas faire; par routine tracassière et ombrageuse, elle gênait la libre initiative du clergé. Malheureusement, le premier évêque, Mgr Dupuch, n'avait pas autant d'esprit de conduite que de zèle, de prudence que de générosité. Sa charité téméraire et imprévoyante le fit tomber dans des embarras pénibles et compromettants. Aux prises avec quatre cent mille francs de dettes qu'il ne pouvait payer, il se vit réduit à donner sa démission, vers la fin de 1845. Il ne le fit pas sans élever la voix contre le gouvernement, auquel il reprochait de ne l'avoir pas soutenu et même de l'avoir entravé. Son successeur, Mgr Pavy, eut son zèle avec plus de sagesse. Le maréchal Bugeaud le prit tout de suite fort en gré. «Tenez, monseigneur, lui dit-il un jour brusquement, si vous n'étiez évêque, je vous voudrais soldat! Près de moi, sur un champ de bataille, quel bon général vous feriez!» L'évêque allait-il visiter, dans une de ses tournées pastorales, quelques-uns des villages créés par l'administration, le gouverneur se hâtait de l'en remercier. «C'est ainsi, lui écrivait-il, que l'on console et que l'on encourage les exilés de la patrie, en leur montrant des sentiments paternels, en même temps qu'on leur offre les secours de la religion[472].» À Paris également, il était, dans le gouvernement, des esprits assez clairvoyants et élevés pour comprendre combien la religion était nécessaire en Algérie, et pour se rendre compte que, sous ce rapport, il y avait beaucoup à réparer. «Cette année, pour la première fois, écrivait M. Guizot à M. Rossi, le 8 mars 1846, je vais prendre à mon compte cette question de l'Algérie, si grande et si lourde. J'attache à l'établissement religieux beaucoup d'importance; je crois qu'il en acquerra beaucoup, et cela me plaît personnellement de ressusciter le christianisme en Afrique[473].»
VI
Staouëli montrait ce qu'avec beaucoup d'énergie et de persévérance on pouvait faire du sol algérien. L'enseignement venait fort à propos, en présence du découragement que tant d'autres insuccès devaient produire. Toutefois, les conditions de cette entreprise monacale étaient trop exceptionnelles pour qu'on y trouvât la solution, jusqu'alors vainement cherchée, du problème de la colonisation algérienne. Où était donc cette solution? Le maréchal Bugeaud croyait le savoir. Il avait un système à lui qu'il jugeait le seul capable de lever toutes les difficultés et dont il attendait des merveilles. Convaincu que les échecs subis venaient de ce qu'on avait eu affaire à des colons civils, «cohue désordonnée, sans force d'ensemble, parce qu'elle était sans discipline», il voulait faire appel à la «colonisation militaire»: application nouvelle du principe posé par lui que «l'armée était tout en Algérie». À l'entendre, on pouvait trouver facilement, chaque année, parmi les soldats devant encore trois ans de service, un grand nombre d'hommes disposés à s'établir en Afrique. Un congé leur serait accordé pour aller chercher femme en France. L'État leur fournirait le sol, les matériaux, les instruments, le bétail. Dans chaque village, tout devait être possédé en commun jusqu'à l'expiration des trois ans. Embrigadés, commandés, soumis à la discipline militaire, les hommes continuaient, pendant ces trois ans, à faire partie de l'armée: il n'y avait de changé que leur mode de service. Dans les saisons où la culture ne les occuperait pas, ils seraient employés aux travaux publics. En cas de guerre, ils se trouveraient tout organisés et encadrés pour faire face au péril. À l'expiration des trois ans, on procéderait à la liquidation de la communauté: l'État se ferait rembourser de ses avances; le surplus serait divisé en autant de lots que de copartageants, et les lots tirés au sort. Le maréchal estimait qu'en quelques années on établirait ainsi un grand nombre de familles, composées d'éléments énergiques et disciplinés, dont la présence assurerait la soumission de la colonie en même temps que la culture du sol, et permettrait de réduire de moitié l'armée d'occupation. Par là donc, il prétendait résoudre, à la fois, le problème agricole et le problème militaire.
Il y avait longtemps que le maréchal Bugeaud rêvait de ce mode de colonisation. Avant de commander à Alger, en 1838, il avait fait paraître une brochure intitulée: De l'établissement de légions de colons militaires dans les possessions françaises du nord de l'Afrique, suivi d'un projet d'ordonnance adressé au gouvernement et aux Chambres. Une fois gouverneur général, il ne manqua pas une occasion de revenir sur sa thèse favorite. Discours à la Chambre, mémoires au ministre, toasts dans les banquets, brochures, articles de journaux, correspondance avec les personnages influents, tout était employé par lui pour tâcher de gagner à ses idées le gouvernement et l'opinion. Dans l'ardeur de sa conviction, il ne craignait pas de proposer tout de suite une opération gigantesque, l'établissement, chaque année, de dix mille soldats colons, soit, en dix ans, de cent mille familles. Il n'évaluait pas la dépense à moins de 350 millions et reconnaissait même bientôt qu'elle pourrait s'élever au double. Il faisait entrevoir, à la vérité, comme compensation à cette charge, une réduction prochaine de l'armée d'Afrique, soit une économie annuelle de 40 millions. Quant à la colonisation civile, il se défendait de vouloir la supprimer entièrement, et lui laissait, sur la côte, une bande de terrain large de douze à quinze lieues: c'était au delà, dans l'intérieur des terres, qu'il entendait placer ses villages de soldats.
En attendant une mesure générale que seuls les pouvoirs publics avaient qualité pour décréter, le maréchal, de sa propre autorité, avait fait un très petit essai de son système. En 1842 et 1843, il avait fondé trois villages militaires, deux dans le Sahel, un dans la Métidja. Sur sa demande, le maire de Toulon s'était occupé de trouver des femmes pour les soldats colons, et ceux-ci étaient allés en France se marier, comme ils eussent accompli toute autre corvée commandée: la chose prêta à rire, et il ne paraît pas qu'une fois la dot mangée, les époux aient fait bien bon ménage. Ce ne fut pas le seul déboire du maréchal. Au bout de peu de temps, les colons, absolument dégoûtés du travail en commun et de la propriété collective, le supplièrent de les «désassocier[474]». En 1845, sur les trois villages, deux étaient aussi misérables que les villages civils voisins: c'étaient ceux du Sahel; seul, celui qui était dans la Métidja devait à l'avantage de sa situation d'être assez prospère.
Rien donc, dans ces premiers résultats, qui pût détruire les préventions existant contre le système du maréchal Bugeaud. On faisait remarquer que des mariages accomplis comme une manœuvre de champ de Mars n'étaient pas une façon bien sérieuse de constituer les familles, condition première de toute bonne colonisation. On demandait ce que deviendrait la sujétion disciplinaire sur laquelle le maréchal fondait tout son système, lorsque, au bout de trois ans, les soldats seraient libérés et redeviendraient des citoyens comme les autres. Enfin, on insistait sur l'énormité des frais, et la franchise peu adroite avec laquelle le maréchal avait tout de suite parlé d'une dépense de plus de 300 millions, donnait beau jeu à ses adversaires. Ce n'était pas la Chambre qui se montrait le moins hostile. Les commissions des crédits se prononcèrent à plusieurs reprises dans leurs rapports contre toute opération de ce genre[475]. Quant au cabinet, il répugnait visiblement à s'engager dans cette voie. Le maréchal Soult ne cachait pas qu'il y était opposé. M. Guizot, d'ordinaire le principal soutien du maréchal Bugeaud dans les conseils du gouvernement, ne croyait pas pouvoir proposer à ses collègues plus qu'un essai limité et peu coûteux; encore n'était-il pas sûr de l'obtenir et le demandait-il moins par goût pour la colonisation militaire que par égard pour son promoteur.
Le gouverneur général n'était pas homme à reculer devant des oppositions, si nombreuses qu'elles fussent. Il se montrait, au contraire, chaque jour plus confiant dans son idée. Le ministère se refusant ou hésitant à se mettre en mouvement, il tenta de l'entraîner, en prenant audacieusement les devants. Le 9 août 1845, il adressa cette circulaire à tous les généraux sous ses ordres: «Général, j'ai lieu de regarder comme très prochain le moment où nous serons autorisés à entreprendre un peu en grand les essais de colonisation militaire. Les conditions sont détaillées ci-après. Invitez MM. les chefs de corps à les faire connaître à leurs subordonnés et à vous adresser, aussitôt qu'il se pourra, l'état des officiers, sous-officiers et soldats qui désirent faire partie des colonies militaires.» Suivait une série d'articles organisant d'une façon complète ces colonies, absolument comme si le principe en avait été adopté et qu'il s'agît seulement de l'appliquer. Aussitôt cette circulaire connue à Paris, l'émotion fut grande dans le cabinet, dans les Chambres, dans le public. «Pacha révolté», s'écria la Presse. M. Guizot, bien qu'habitué aux incartades du maréchal, ne put s'empêcher de trouver celle-ci un peu forte. Il fit insérer dans le Journal des Débats une note officieuse qui, avec des précautions de langage, remettait à son rang le gouverneur trop indépendant et lui rappelait «qu'il y avait à Paris un gouvernement et des Chambres». En même temps, il lui écrivit une lettre de reproches affectueux. «Peut-être avez-vous cru, lui disait-il, lier d'avance et compromettre sans retour le gouvernement dans cette entreprise ainsi étalée tout entière dès les premiers pas. C'est une erreur, mon cher maréchal.» Et il lui montrait que le seul résultat de son initiative était «d'embarrasser grandement ses plus favorables amis», ceux qui, à ce moment, travaillaient et avaient si grand'peine à faire accepter l'idée d'un essai partiel. Le maréchal sentit qu'il était allé trop loin; il fit publier par le Moniteur algérien un article destiné à atténuer la circulaire. Dans sa réponse à M. Guizot, il s'excusa tant bien que mal. «Cette circulaire, lui écrivait-il, ne devait avoir aucune publicité... Je dois dire aussi que les termes en étaient trop positifs; j'aurais dû mettre partout les verbes au conditionnel; au lieu de dire: Les colons recevront, etc., j'aurais du dire: Si le gouvernement adoptait mes vues, les colons recevraient, etc. Changez le temps du verbe, et vous ne verrez plus qu'une chose simple, une investigation statistique qui est dans les usages du commandement et destinée à éclairer le gouvernement lui-même[476].»
VII
Si les oppositions que rencontrait le maréchal Bugeaud ne l'ébranlaient pas dans sa conviction, elles le fatiguaient, l'irritaient. Il y voyait volontiers une sorte d'ingratitude. Plus que jamais, d'ailleurs, il se croyait en butte à une malveillance systématique de la part du maréchal Soult et des bureaux du ministère de la guerre. Il accusait notamment ces bureaux d'inspirer et de subventionner le journal l'Algérie, qui, de Paris, lui faisait une guerre acharnée, et dont les attaques trouvaient souvent écho dans les autres feuilles de la capitale[477]. Ces piqûres de presse mettaient parfois hors de lui le peu patient gouverneur. Ainsi en était-il, par exemple, quand l'Algérie, par un calcul plein de malice, exaltait ses lieutenants, La Moricière, Bedeau et surtout le duc d'Aumale.
Non sans doute que le maréchal ne fût le premier à proclamer les hautes qualités du vainqueur de la Smala. En 1843, il lui aurait fait confier, malgré sa jeunesse, l'intérim du gouvernement général, si le Roi, sur la demande même de son fils, ne se fût opposé à une élévation trop rapide[478]. Bien souvent depuis, dans ses conversations comme dans ses lettres, il s'était plu à saluer dans le duc d'Aumale son futur successeur[479]. Mais n'est-ce pas quelquefois à l'endroit de leurs héritiers que les vieillards se montrent le plus ombrageux? Ce fut principalement à l'occasion du commandement que le prince venait d'exercer, pendant quelque temps, dans la province de Constantine, que l'Algérie essaya de l'opposer au gouverneur. Il ne faut pas oublier que cette province se trouvait dans une situation à part. Ayant échappé à l'action d'Abd el-Kader, elle était passée, sans interruption, de la domination des Turcs à celle de la France, et les Arabes, habitués à obéir, nous avaient acceptés sans trop de peine. Il en était résulté, presque dès le lendemain de la prise de Constantine, une pacification relative qui contrastait avec la guerre acharnée dont les deux autres provinces étaient le théâtre. L'armée n'y avait guère que des courses de police à faire: aussi, sur cent mille hommes de troupes qui, depuis 1840, étaient en Algérie, quatorze à dix-huit mille suffisaient pour la province de Constantine. Il est vrai que, sur plus d'un point de cette région, nous n'exercions qu'une sorte de souveraineté, parfois même un peu nominale. Absorbé par sa lutte contre Abd el-Kader, le maréchal Bugeaud ne regardait guère à ce qui se passait dans l'est de la colonie, et les généraux qui y commandaient étaient à peu près livrés à eux-mêmes. Par une heureuse fortune, deux d'entre eux, le duc d'Aumale et son successeur, le général Bedeau, se révélèrent des administrateurs éminents. L'Algérie n'avait pas tort quand elle faisait d'eux un très grand éloge. Mais où elle devenait injuste, c'est quand elle donnait à entendre que le maréchal Bugeaud aurait pu obtenir la même pacification dans les provinces d'Alger et d'Oran, s'il avait su gouverner et administrer, au lieu de ne savoir que batailler. Si peu fondée qu'elle fût, cette insinuation n'était pas sans rencontrer quelque crédit dans l'opinion, qui connaissait mal les faits, et dans la Chambre, toujours impatiente de mettre un terme aux sacrifices d'hommes et d'argent qu'on lui demandait pour l'Algérie.
Le maréchal ne pouvait soupçonner le duc d'Aumale ni le général Bedeau d'être pour quelque chose dans ces comparaisons; mais elles ne lui en étaient pas moins fort déplaisantes. Il en était même venu, sur ce sujet, à un état de susceptibilité qui lui faisait voir des adversaires jusque chez ses plus sûrs amis. Vers la fin de la session de 1845, M. de Corcelle ayant, dans un de ses discours, loué l'administration du duc d'Aumale et mis en relief le bon état de la province de Constantine, Bugeaud se crut visé et lui envoya aussitôt ce que l'honorable député appelait plaisamment, dans sa réponse, un «bouquet de mitraille». Le maréchal laissait voir, avec une sorte de naïveté, où il se sentait blessé. «Je ne suis pas jaloux, je vous le jure, écrivait-il, des éloges qu'on donne à mes lieutenants; je suis heureux de voir louer un prince que j'aime;... mais je ne puis admettre que ce qu'ils ont fait de louable se soit opéré sans ma participation... S. A. R. le duc d'Aumale n'a pas pris une seule mesure administrative sans m'avoir préalablement consulté... Il n'a rien changé au fond des choses... Il n'a fait qu'adopter des mesures d'ordre, de surveillance, de régularité; il me les a soumises, et je les ai approuvées.» Le maréchal déclarait que «tout cela le décourageait», qu'il ne «se sentait plus la force de se donner tant de peine, tant de soucis, pour être ainsi jugé». «Je ne suis pas du tout éloigné, ajoutait-il, de remettre aux mains des hommes nouveaux que vante l'Algérie et que moi-même j'estime certainement à leur valeur qui est très réelle, le soin des destinées de notre conquête.» Et dans une autre lettre: «Vous me dites que je ne sais pas souffrir la contrariété, parce que je suis entouré d'amis qui m'approuvent toujours... Il n'y a pas d'homme en France qui soit plus contrarié que moi.» Puis, revenant sur le «parallèle fort blessant» dont il se plaignait: «Comment, demandait-il, pouviez-vous croire que je m'entendrais dire de sang-froid que je ne suis pas le gouverneur de l'Algérie, que j'administre très mal la portion du pays qui est sous ma main, pendant que mes lieutenants font très bien sans ma participation[480]?»
M. de Corcelle n'eut pas de peine à se justifier, et il ne le fit pas sans dire quelques utiles vérités à son illustre, mais trop ombrageux ami. «Vous avez, lui écrivait-il, à vous méfier beaucoup de vos premiers mouvements, lorsque vous rencontrez certaines oppositions à vos vues, quoique ensuite vous soyez on ne peut plus accessible, modéré et tolérant. Cette promptitude dans l'attaque ou la défense n'est tout à fait bonne que devant l'ennemi. C'est dans ce sens que je vous reprochais les rapides entraînements qui sont la conséquence d'une humeur très vive, et peut-être d'un grand pouvoir justifié par de si beaux succès. Si vous revenez vite d'une prévention, comme vous sabrez tout d'abord les malencontreux opposants, avant de vous rendre compte de leur pensée! Tenez, mon cher maréchal, je maintiens que si par esprit d'opposition on entend une certaine vivacité de prévention, l'ardeur du combat, un peu de raideur au service d'une théorie ou d'une opinion toute faite, vous êtes, dans ces premiers transports dont vous savez heureusement revenir, bien plus de l'opposition que je n'en suis. Vous avez de si glorieuses qualités que je ne crains pas de vous être moins attaché en vous découvrant des défauts, et notamment celui d'être prompt à l'exagération et à l'offense dans le feu des discussions. Je suis convaincu que, dans vos relations avec l'administration de la guerre, ce sont des diableries de ce genre qui vous ont causé des embarras. Les mauvais tours dont vous avez à vous plaindre vous viennent en grande partie de votre humeur d'opposition et aussi de votre goût pour la polémique écrite; car, bien que vous soyez un grand homme d'action, je vous considère comme un très superbe opposant et très habile journaliste. Vous n'aimez pourtant ni l'opposition ni les journaux. Toute votre vie, vous serez journaliste contre les journaux; mais, comme vous serez mieux que cela, il n'y aura pas grand mal[481].» Le maréchal avait l'âme assez haute et assez droite pour goûter cette franchise affectueuse. Il mit donc de côté tout ressentiment contre son ami, mais il n'en demeura pas moins convaincu qu'il était entouré d'ennemis, et, comme il le disait, qu'une «grosse intrigue d'envieux et d'ambitieux» se servait du journal l'Algérie et des bureaux de la guerre pour le «démolir[482]». «J'ai été déclaré incapable de continuer l'œuvre, écrivait-il à M. de Corcelle. Mon temps est fini. On convient que je suis assez bon soldat; mais on dit que je n'entends rien en administration...; que, d'ailleurs, comme il n'est plus nécessaire de faire la guerre, on n'a plus besoin de mon unique talent. On va fermer le temple de Janus. Mais les Arabes se chargeront de l'ouvrir, et mes grands hommes apprendront bientôt qu'on ne reste pas en paix à volonté[483].»
Sous le coup de ce découragement et de cette amertume, le maréchal avait songé, un moment, à donner sa démission. Vers la fin de juin 1845, il avait adressé au gouvernement une lettre dans laquelle il demandait formellement à être rappelé[484]. Quant aux motifs de sa détermination, il les exposait ainsi à M. Guizot: «J'ai la conviction que M. le maréchal Soult a l'intention de me dégoûter de ma situation pour me la faire abandonner. Cette pensée résulte d'une foule de petits faits et d'un ensemble qui prouve qu'il n'a aucun égard pour mes idées, pour mes propositions. Vous avez vu le cas qu'il a fait de l'engagement, pris devant le conseil, de demander 500,000 francs pour un essai de colonisation militaire; c'est la même chose de tout, ou à peu près. Il suffit que je propose une chose pour qu'on fasse le contraire, et le plus mince sujet de ses bureaux a plus d'influence que moi sur l'administration et la colonisation de l'Algérie. Dans tous les temps, les succès des généraux ont augmenté leur crédit; le mien a baissé dans la proportion du progrès des affaires de l'Algérie. Je ne puis être l'artisan de la démolition de ce que je puis, sans vanité, appeler mon ouvrage. Je ne puis assister au triste spectacle de la marche dans laquelle on s'engage au pas accéléré. Extension intempestive, ridicule, insensée, de toutes les choses civiles; amputation successive de l'armée et des travaux publics, pour couvrir les folles dépenses d'un personnel qui suffirait à une population dix fois plus forte, voilà le système. Je suis fatigué de lutter sans succès contre tant d'idées fausses, contre des bureaux inspirés par le journal l'Algérie. Je veux reprendre mon indépendance, pour exposer mes propres idées au gouvernement et au pays. Le patriotisme me le commande, puisque j'ai la conviction qu'on mène mal la plus grosse affaire de la France[485].»
Le gouvernement s'apercevait, une fois de plus, que le maréchal Bugeaud était un agent peu commode. Mais il n'oubliait pas que, quand, on a la fortune d'être servi par de tels hommes, il faut bien leur passer quelques bizarreries de caractère. C'est le propre de ces natures faites pour agir, de savoir mal obéir. M. Guizot rappelait justement à ce propos que Napoléon disait un jour: «Croit-on que ce soit une chose toute simple de gouverner un Soult ou un Ney?» Loin donc de profiter de l'occasion qui lui était offerte de se débarrasser de Bugeaud, le conseil des ministres décida de le retenir. Le maréchal Soult lui-même l'informa, en termes excellents et fort amicaux, du désir qu'avaient le Roi et le cabinet tout entier de le voir conserver ses fonctions[486]. Touché de cette démarche, le gouverneur n'insista pas sur sa démission. À ce même moment, d'ailleurs, il se faisait prendre en faute avec sa circulaire du 9 août 1845 sur la colonisation militaire, et la conscience de son tort le rendait plus conciliant. Il sollicita seulement un congé, pour venir conférer avec le ministre de la guerre et se rendre compte s'il pouvait se mettre d'accord avec lui. «J'irai droit mon chemin, écrivait-il à M. Guizot, le 18 août 1845, tant que je serai soutenu par le gouvernement du Roi. Je serai dédommagé des déclamations des méchants par l'assentiment général de l'armée et de la population de l'Algérie. Le 6 ou 7 septembre, je serai près de M. le maréchal Soult. Je traiterai avec lui de quelques-unes des principales questions. Si nous pouvons nous entendre, comme j'en ai l'espoir d'après les bonnes dispositions qu'il me montre depuis quelque temps, je me remettrai de nouveau à la plus rude galère à laquelle ait jamais été condamné un simple mortel[487].» À la même époque, il disait au colonel de Saint-Arnaud: «Si l'on ne me comprend pas, si l'on ne veut pas me comprendre, je ne reviendrai pas. Si tout s'arrange, comme je le crois, je serai de retour à Alger dans les premiers jours de novembre[488].»
Le gouverneur s'embarqua pour la France le 4 septembre 1845, et se rendit tout droit à Soultberg, résidence du ministre de la guerre dans le Tarn. L'entrevue se passa beaucoup mieux qu'on ne pouvait s'y attendre. Le maréchal Bugeaud s'était appliqué, comme il l'écrivait lui-même à M. Guizot, «à y mettre du moelleux et de la déférence». De son côté, le maréchal Soult, trop fatigué pour ne pas désirer éviter un conflit avec un contradicteur si considérable et d'ordinaire si véhément, chercha à être aimable. Bugeaud se bornait, pour le moment, à demander une chose qu'il n'y avait aucune raison de lui refuser: c'était la constitution d'une commission de pairs, de députés et d'autres personnages compétents, qui serait envoyée en Afrique et y rechercherait, de concert avec le gouverneur, la solution des problèmes intéressant l'avenir de l'Algérie, notamment du problème de la colonisation. Le maréchal Bugeaud sortit de cette conférence «très satisfait[489]». «Pendant les deux jours que nous avons discuté sur les affaires d'Afrique, mandait-il peu après à M. Guizot, je n'ai trouvé, chez le ministre de la guerre, que d'excellents sentiments pour moi et de très bonnes dispositions pour les affaires en général[490].»
Le gouverneur se faisait illusion: après avoir vu longtemps les choses trop en laid, il les voyait maintenant trop en beau. Elles n'étaient pas à ce point éclaircies et pacifiées entre le ministre de la guerre et lui. Au fond, ils étaient toujours en désaccord sur la question principale, celle de la colonisation militaire, et l'on devait s'attendre qu'à l'heure de préciser davantage les résolutions à prendre, ce désaccord se manifestât de nouveau. Mais avant que rien de ce genre eût pu se produire, survinrent d'Afrique de tragiques nouvelles qui reléguèrent aussitôt au second plan tous les problèmes sur lesquels on discutait depuis quelque temps. Il s'agissait bien de se quereller sur un mode de colonisation! C'était la soumission même de l'Algérie qui paraissait remise en question.
VIII
Quand le maréchal Bugeaud s'était embarqué pour la France, le 4 septembre 1845, tout semblait tranquille en Algérie. Il n'était pas parti depuis quelques jours, que divers symptômes d'agitation se manifestaient avec une simultanéité inquiétante. Bou-Maza reparaissait dans le Dahra, et telle était la vigueur de ses premiers coups, que nos troupes se trouvaient tout d'abord réduites à la défensive. Ailleurs surgissaient d'autres fauteurs de révoltes, qui, eux aussi, se paraient du surnom, devenu populaire, de Bou-Maza. Sur notre frontière de l'Ouest, des troubles, visiblement suscités par Abd el-Kader, obligeaient le général Cavaignac, qui commandait dans Tlemcen, à se mettre en campagne, et, dès ses premiers pas, il était étonné de la résistance qu'il rencontrait. On ne savait pas encore quelle importance il fallait attacher à tous ces incidents, quand se répandit une nouvelle bien autrement grave et douloureuse: une colonne française venait d'être surprise et détruite par Abd el-Kader.
Voici en quelles circonstances. Le poste de Djemâa-Ghazouat, situé sur la côte, près du Maroc, était commandé par le lieutenant-colonel de Montagnac, officier admirable de bravoure et d'énergie, mais péchant quelquefois par excès de fougue et d'audace. En dépit des recommandations expresses qui lui avaient été faites de «ne pas aller livrer des combats au dehors», Montagnac, au premier bruit des mouvements d'Abd el-Kader, crut devoir se porter au secours d'une tribu fidèle, menacée par l'émir. Le 21 septembre 1845, il se mit en route avec 346 fantassins du 8e bataillon des chasseurs d'Orléans et 62 hussards. Dès le lendemain, il était rejoint par un messager du général Cavaignac qui rappelait à Tlemcen le 8e bataillon de chasseurs. Montagnac ne pensa pas être tenu d'obéir avant d'avoir infligé un échec à l'ennemi, avec lequel il avait commencé à échanger des coups de fusil. Il poussa donc plus avant. Le 23, près du marabout de Sidi-Brahim, à un moment où sa troupe se trouve imprudemment morcelée en trois petits corps, celui qui marchait en tête tombe dans une sorte d'embuscade, et est enveloppé par une cavalerie très nombreuse qu'Abd el-Kader dirige lui-même. Aux premiers coups de feu, Montagnac est mortellement blessé. Nos soldats se réunissent sur un mamelon, sans autre espoir que de vendre chèrement leur vie; bientôt les munitions sont épuisées; personne, néanmoins, ne songe à se rendre. Alors, rapporte l'un des rares survivants de ce combat, «les Arabes, resserrant le cercle autour de ce groupe immobile et silencieux, le font tomber sous leur feu, comme un vieux mur». Au bout de peu de temps, il n'y a plus, du côté des Français, que des cadavres ou des blessés ne donnant presque plus signe de vie. À ce moment, le second détachement, mandé dès le début par Montagnac, accourt sur le lieu du combat; aussitôt accablé par les vainqueurs, il subit le même sort. Reste l'arrière-garde, demeurée auprès des bagages et composée de 80 carabiniers sous les ordres du capitaine Géreaux. Les Arabes fondent sur elle. Géreaux ne se trouble pas; le marabout de Sidi-Brahim est à sa portée: il se jette dedans, s'y barricade et résiste aux plus furieuses attaques. Abd el-Kader lui fait porter une sommation de se rendre, avec promesse de vie sauve. Le capitaine lit la lettre à ses hommes, qui n'y répondent que par les cris de: «Vive le Roi!» et hissent sur le marabout un drapeau fait avec des lambeaux de vêtement. Après de nouvelles attaques, l'émir fait faire une seconde sommation; il ordonne, cette fois, qu'elle soit transmise par un des officiers prisonniers et blessés, l'adjudant-major Dutertre. Celui-ci s'avance vers le marabout: «Chasseurs, s'écrie-t-il, on va me décapiter si vous ne posez les armes, et moi, je viens vous dire de mourir jusqu'au dernier plutôt que de vous rendre.» Sa tête tombe aussitôt. Le combat reprend plus acharné, interrompu deux fois encore par des sommations sans résultat. L'émir, lassé de cette résistance qui lui coûte très cher, prend le parti de s'éloigner avec le gros de son armée, en laissant seulement les forces nécessaires pour bloquer étroitement le marabout. Les assiégés n'ont ni vivres ni eau. Ils passent ainsi trois longs jours, attendant un secours qui aurait dû venir et qui ne vient pas. Enfin, le 26, aimant mieux tomber en combattant que de mourir de faim et de soif, ils s'élancent hors de leur réduit, en emportant leurs blessés. Ce coup de désespoir semble d'abord leur réussir; ils font une trouée à travers les Arabes stupéfaits et se dirigent en bon ordre vers Djemâa. Déjà l'on peut distinguer les murs de la ville, quand, à la vue d'un filet d'eau qui coule au fond d'un ravin, les hommes, en dépit de leurs officiers, quittent leurs rangs, se précipitent dans le ravin et se jettent à plat ventre pour étancher la terrible soif qui les dévore depuis trois jours. Ce désordre n'échappe pas aux Arabes qui accourent et, de la hauteur, font pleuvoir les balles sur les malheureux buveurs: tous succombent. Géreaux cependant a essayé de continuer la retraite avec les quelques hommes qui ne se sont pas débandés; mais ils ne sont plus assez nombreux et finissent par être écrasés; le capitaine tombe, mortellement atteint. Douze soldats seuls parviennent à rejoindre les cavaliers sortis de Djemâa à leur rencontre: c'est tout ce qui revient des 425 hommes partis de cette ville, cinq jours auparavant, avec le colonel de Montagnac[491].
Quand on sut à Alger le désastre de Sidi-Brahim, l'émotion y fut extrême; dans l'imagination du public, l'événement prit les proportions d'une catastrophe. L'effet en fut encore aggravé par la série de mauvaises nouvelles qui survinrent coup sur coup, dans les jours suivants. La plus douloureuse fut celle de la capitulation d'Aïn-Temouchent: le lieutenant Marin conduisait 200 hommes, la plupart sortant de l'hôpital, de Tlemcen à Aïn-Temouchent; apercevant sur sa route des cavaliers qu'il reconnaît pour ceux d'Abd el-Kader, il perd la tête; sans avoir été même attaqué, il court à l'émir et se rend à lui avec toute sa troupe[492]. Il n'était pas à craindre sans doute qu'une défaillance aussi inexplicable trouvât des imitateurs; mais, succédant, à quarante-huit heures d'intervalle, au désastre de Sidi-Brahim, elle était bien de nature à exalter les Arabes. Tout d'ailleurs révélait un soulèvement prémédité et concerté: à Sebdou, le commandant Billot était attiré dans une embuscade et massacré avec toute son escorte; le chef du bureau arabe de Tiaret était enlevé par trahison; des caïds, amis de la France, tombaient assassinés; plusieurs postes étaient attaqués, des ponts et des magasins brûlés, des communications interrompues; la majeure partie des tribus de la subdivision de Tlemcen prenait les armes et rejoignait Abd el-Kader. «Qui sait ce qui arrivera? écrivait le colonel de Saint-Arnaud, à la date du 3 octobre. Abd el-Kader peut aussi bien être dans la Métidja, dans un mois, que fuyant dans le Maroc, sans suite, avant dix jours... Une seule chose est certaine, c'est que la guerre sainte a éclaté et a débuté par une catastrophe qui a atterré les colons et jusqu'aux négociants d'Alger.»
Dès le 28 septembre 1845, le général de La Moricière, gouverneur par intérim, avertit le maréchal Soult que «la situation était fort grave». «Vous jugerez sans doute indispensable, ajoutait-il, que M. le maréchal Bugeaud rentre immédiatement en Algérie.» Le même jour, il dépêchait directement au maréchal le commandant Rivet, pour presser son retour. En attendant, il ne demeurait pas inactif. Jugeant avec raison que le plus grand péril n'était pas à l'intérieur avec Bou-Maza et ses imitateurs, mais sur la frontière de l'Ouest, où il fallait tâcher de barrer le chemin à Abd el-Kader, il s'y porta immédiatement de sa personne. Le 8 octobre, il rejoignait le général Cavaignac au delà de Tlemcen, attaquait vigoureusement avec lui les tribus révoltées, les battait, mais sans atteindre l'émir lui-même, qui, suivant son habitude, s'était dérobé.
Ce fut le 6 octobre que le commandant Rivet arriva à la Durantie, en Périgord, où était le maréchal Bugeaud, et lui fit part de ce qui se passait en Algérie. En présence de tels événements, le maréchal ne songea plus à se retirer ni à marchander les conditions de son retour. Le péril l'appelait, et aussi l'espérance d'acquérir une nouvelle gloire dont il se servirait pour faire prévaloir ses idées. «Je pars dans la nuit du 7 au 8, écrivit-il, le 6, au ministre de la guerre. J'ai pensé qu'étant encore gouverneur nominal de l'Algérie, je ne pouvais me dispenser de répondre à l'appel que me font l'armée et la population, que ce serait manquer à mes devoirs envers le gouvernement et mon pays.» Il ajoutait, après avoir énuméré avec précision les renforts dont il avait besoin: «Nous allons, Monsieur le maréchal, jouer une grande partie qui peut être décisive pour notre domination, si nous la jouons bien, ou nous préparer de grandes tribulations et de grands sacrifices, si nous la jouons mal. L'économie serait ici déplorable.» Il écrivait en même temps à M. Guizot: «Les circonstances sont très graves; elles demandent de promptes décisions. Ce n'est pas le cas de vous entretenir de mes griefs et des demandes sans l'obtention desquelles je ne comptais pas rentrer en Algérie. Je cours à l'incendie; si j'ai le bonheur de l'apaiser encore, je renouvellerai mes instances pour faire adopter des mesures de consolidation de l'avenir. Si je n'y réussis pas, rien au monde ne pourra m'attacher plus longtemps à ce rocher de Sisyphe. C'est bien le cas de vous dire aujourd'hui ce que le maréchal de Villars disait à Louis XIV: Je vais combattre vos ennemis et je vous laisse au milieu des miens[493].»
Seulement, comme si le maréchal ne pouvait s'empêcher de mêler à ses plus généreuses résolutions quelqu'une de ces «diableries» dont parlait M. de Corcelle, il adressait, à cette même date du 6 octobre, la lettre suivante au préfet de la Dordogne: «M. le chef d'escadron Rivet m'apporte d'Alger les nouvelles les plus fâcheuses; l'armée et la population réclament à grands cris mon retour. J'avais trop à me plaindre de l'abandon du gouvernement vis-à-vis de mes ennemis de la presse et d'ailleurs, pour que je ne fusse pas parfaitement décidé à ne rentrer en Algérie qu'avec la commission que j'ai demandée et après la promesse de satisfaire à quelques-unes de mes idées fondamentales; mais les événements sont trop graves pour que je marchande mon retour au lieu du danger.» Puis, après avoir donné au préfet quelques détails sur l'insurrection, il finissait ainsi: «Il est à craindre que ceci ne soit une forte guerre à recommencer. Hélas! les événements ne donnent que trop raison à l'opposition que je faisais au système qui étendait sans nécessité l'administration civile et diminuait l'armée pour couvrir les dépenses de cette extension. J'ai le cœur navré de douleur de tant de malheurs et de tant d'aveuglement de la part des gouvernants et de la presse qui nous gouverne plus qu'on n'ose l'avouer.» Ce ne pouvait être sérieusement que le maréchal attribuait l'agression d'Abd el-Kader à la prétendue extension de l'administration civile. Quant au reproche d'abandon adressé au gouvernement, il venait d'autant plus mal à propos qu'en ce moment le ministère expédiait d'urgence les renforts demandés; ces renforts, qui ne comprenaient pas moins de six régiments d'infanterie et deux de cavalerie, devaient porter à 107,000 hommes l'armée d'Algérie. Encore n'y aurait-il eu que demi-mal, si cette injuste récrimination se fût produite à huis clos. Mais la lettre du maréchal, communiquée étourdiment par le préfet au rédacteur du Conservateur de la Dordogne, fut publiée par ce journal et, de là, fit le tour de la presse, avec les commentaires qu'on peut supposer. Fort penaud de cette publication et du bruit qu'elle faisait, le gouverneur se hâta de déclarer qu'il n'y était pour rien. «Ma lettre, écrivit-il à M. Guizot, était la communication confidentielle d'un ami à un ami; elle ne devait avoir aucune publicité. C'est encore une tuile qui me tombe sur la tête. Je le déplore surtout parce que la presse opposante ne manquera pas d'en tirer parti contre le gouvernement.» M. Guizot ne se contenta pas de cette sorte d'excuse et jugea nécessaire de faire sentir au maréchal le tort de sa conduite: «Je ne puis accepter, lui répondit-il, votre reproche que vous n'avez pas été soutenu par le gouvernement. Il appartient et il sied aux esprits comme le vôtre, mon cher maréchal, de distinguer les grandes choses des petites, et de ne s'attacher qu'aux premières. Il n'y a, pour vous, en Afrique, que deux grandes choses: l'une d'y avoir été envoyé, l'autre d'y avoir été pourvu, dans l'ensemble et à tout prendre, de tous les moyens d'action nécessaires. Le cabinet a fait pour vous ces deux choses-là, et il les a faites contre beaucoup de préventions et à travers beaucoup de difficultés... Après cela, qu'à tel ou tel moment, sur telle ou telle question, le gouvernement n'ait pas partagé toutes vos idées, ni approuvé tous vos actes, rien de plus simple: c'est son droit. Que vous ayez même rencontré, dans telle ou telle commission, dans tel ou tel bureau, des erreurs, des injustices, des idées fausses, de mauvais procédés, des obstacles, cela se peut; cela n'a rien que de naturel et presque d'inévitable; ce sont là des incidents secondaires qu'un homme comme vous doit s'appliquer à surmonter, sans s'en étonner ni s'en irriter, car il s'affaiblit et s'embarrasse lui-même en leur accordant, dans son âme et dans sa vie, plus de place qu'il ne leur en appartient réellement.» M. Guizot engageait le maréchal à faire comme lui, «à laisser dire les journaux» et à compter sur la tribune pour mettre sa conduite en lumière; «c'est là, ajoutait-il, que vous devez être défendu, mais grandement et dans les grandes occasions, non pas en tenant les oreilles toujours ouvertes à ce petit bruit qui nous assiège, et en essayant, à tout propos et bien vainement, de le faire taire». Le ministre terminait par des plaintes sur la publication de la lettre au préfet de la Dordogne. «Cette lettre, disait-il, m'a affligé pour vous et m'a blessé pour moi... C'est là un désordre. Vous ne le souffririez pas autour de vous. Et, croyez-moi, cela ne vaut pas mieux pour vous que pour le pouvoir auquel vous êtes dévoué[494].»
Le maréchal n'avait à peu près rien à répondre à ces amicales réprimandes, ou, du moins, il n'avait qu'une réponse à faire, c'était de montrer, une fois de plus, que, s'il parlait quelquefois de travers, cela ne l'empêchait pas de bien agir. Pendant ce temps, d'ailleurs, il poursuivait rapidement sa route vers l'Afrique, s'embarquait à Marseille, et arrivait à Alger le 15 octobre 1845. La population s'était portée en foule au-devant de lui, témoignant par son attitude, et de l'alarme que lui causaient les événements, et de la confiance que lui rendait le retour du gouverneur général.
IX
C'était l'une des qualités maîtresses du maréchal Bugeaud—véritable don de général en chef—de voir, dans une crise, tout de suite et très nettement ce qu'il y avait à faire. À peine a-t-il pris terre en Algérie, que son plan est arrêté. Toujours persuadé que le moyen de dompter Abd el-Kader, c'est de lui enlever l'impôt et le recrutement[495], il se donne pour tâche principale de lui fermer l'entrée du Tell, seule partie du territoire où l'émir peut trouver, avec quelque abondance, de l'argent, des vivres et des soldats. Les mesures déjà prises par le général de La Moricière ont barré le passage, à l'ouest, sur la frontière du Maroc. Le gouverneur devine que, devant cet obstacle, l'ennemi fera un détour par le désert, et cherchera, au sud, quelque fissure. Dans cette prévision, dont l'événement devait démontrer la justesse, il décide de former, sur toute la lisière des hauts plateaux, comme une chaîne continue de petites colonnes mobiles. Ces colonnes auront charge de guetter Abd el-Kader, de le repousser, de le poursuivre, de l'atteindre s'il est possible, de ne pas lui laisser un moment de repos en n'en prenant pas elles-mêmes, de ne lui permettre de rien organiser nulle part, et enfin de frapper impitoyablement les tribus qui seraient tentées de le soutenir. Le gouverneur ne néglige pas non plus les révoltes intérieures suscitées par les divers Bou-Maza: le soin de les réprimer sera confié à plusieurs autres colonnes. Cette extrême dispersion des troupes pouvait paraître, à un certain point de vue, une cause de faiblesse. La première loi de la guerre n'est-elle pas de concentrer ses forces, au lieu de les morceler? Bugeaud a expliqué lui-même, plus tard, à ses soldats, les raisons qui lui faisaient, en cette circonstance, déroger à la règle ordinaire. «Évacuer une partie du pays pour se concentrer, leur a-t-il dit, c'eût été laisser à notre adversaire les ressources de l'impôt et du recrutement, ainsi que toutes les forces locales. Il aurait bientôt formé une armée régulière pour appuyer les goums des tribus. C'eût été aussi renverser le gouvernement des Arabes, si péniblement institué par nous, et livrer à la vengeance implacable d'un chef irrité tous les hommes compromis pour notre cause. Comment, plus tard, aurions-nous pu reconstituer ce gouvernement, si nous avions lâchement abandonné les chefs qui, presque tous, nous sont restés fidèles? Il fallait tout conserver[496].»
Le maréchal n'est pas moins prompt à exécuter son plan qu'à le concevoir. Débarqué le 15 octobre 1845 à Alger, il entre en campagne dès le 18, et, le 24, il arrive près de Teniet el-Had, sur la limite du désert. À la fin de novembre, douze colonnes sont en mouvement; peu après, on en compte dix-huit. Les plus nombreuses, celle par exemple que commande le gouverneur général, ont moins de trois mille hommes. À leur tête sont, outre le maréchal, des officiers vigoureux, ayant l'expérience de la guerre d'Afrique: La Moricière, Cavaignac, Géry, Korte, Bourjolly, Arbouville, Marey, Saint-Arnaud, Jusuf, Canrobert, Pélissier, Comman, Camou, Gentil, Bosquet; il faut y ajouter Bedeau, qui commandait depuis quelque temps à Constantine, mais que la tranquillité de cette partie de l'Algérie a permis d'en éloigner momentanément pour l'employer au sud de la province d'Alger. Quelques-unes de ces colonnes opèrent, dans l'intérieur du cercle, contre Bou-Maza qu'elles ne parviennent pas du reste à saisir, et contre ses nombreux homonymes, dont plusieurs sont pris et passés par les armes[497]. La plupart agissent ou tâchent d'agir contre Abd el-Kader. Savoir où se trouve l'ennemi est déjà fort difficile; le joindre, à peu près impossible. L'émir glisse entre les mains de ceux qui croient l'avoir cerné. D'une mobilité prodigieuse, faisant cinquante lieues en deux jours, il trouve partout des sympathies, des renseignements sûrs, des provisions, des chevaux frais. Depuis les confins de la province de Constantine jusqu'au Maroc, toutes nos troupes sont ainsi dans une alerte continuelle: ce ne sont que marches et contremarches à la recherche d'un adversaire invisible, bien qu'on devine partout sa présence. Il n'était pas dans les habitudes et dans le tempérament du maréchal de s'en tenir à la défensive: dès le commencement de décembre, il lance dans le désert des colonnes légères et rapides. Jusuf, qui commande l'une d'elles et la mène avec une vitesse endiablée, approche plusieurs fois d'Abd el-Kader, mais sans l'atteindre. Celui-ci, pendant qu'on court vainement après lui dans le sud, pointe audacieusement vers le nord, passe entre les trois ou quatre colonnes qui le guettent, franchit la lisière du Tell et pénètre dans l'Ouarensenis. Le maréchal se retourne et tâche de serrer le cercle autour de l'envahisseur. Le 23 décembre, à Temda, Jusuf se heurte enfin aux réguliers d'Abd el-Kader; mais ceux-ci se dispersent trop vite pour que le combat soit décisif; l'émir n'en reste pas moins dans l'Ouarensenis, où il trouve de quoi se refaire. Jusuf, d'ailleurs, est dérouté. Heureusement, La Moricière, toujours ingénieux à deviner les mouvements des Arabes, se lance sur la bonne piste, avec des troupes relativement fraîches. Pas plus que les autres, il ne met la main sur l'insaisissable adversaire; mais, par l'habileté et la rapidité de ses manœuvres, il l'oblige, dans les premiers jours de janvier 1846, à sortir du Tell et à rentrer dans le désert. Guerre singulière, où l'on peinait beaucoup, sans avoir presque jamais l'occasion de se battre. «Il n'y avait pas de bataille à livrer, écrivait le colonel de Saint-Arnaud, le 24 janvier, puisque l'ennemi fuyait toujours. Il n'y avait qu'une chose à faire, empêcher l'émir de descendre dans les plaines, l'user en le réduisant à l'impuissance. Pour cela, il fallait se montrer partout, lutter d'activité, de persévérance, d'énergie, courir toujours et souvent frapper dans le vide... Le maréchal manœuvre et organise. Le pays est mauvais, on manque de tout, et on a l'air de ne rien faire. Pour accepter un pareil rôle, il faut être grand et sûr de soi! Ce rôle aurait compromis des réputations moins solides. La chose la plus facile à la guerre, c'est la bataille, pour l'homme de guerre, s'entend. Mais manœuvrer contre un ennemi aux abois, qui se rattache à tout, mobile comme un oiseau, c'est plus difficile, et personne, en ce genre, n'aurait fait autant que le maréchal[498].
Après avoir forcé Abd el-Kader à sortir de l'Ouarensenis, La Moricière mandait à un de ses amis: «Voilà désormais l'émir dans un pays où il n'y a pas grand'chose à boire ni à manger, où le bois manque, où le froid est excessif. Je doute qu'il y refasse sa cavalerie. Je ne l'y suivrai pas... Il ne faut pas lui laisser toucher terre dans le Tell; mais il n'y a pas grand inconvénient à le laisser se morfondre dans le désert[499].» La Moricière se faisait illusion: Abd el-Kader n'était pas homme à se «morfondre» ainsi. Dès la fin de janvier 1846, on apprenait qu'il avait rassemblé environ quinze cents cavaliers appartenant aux tribus des hauts plateaux, et qu'à leur tête il se dirigeait vers l'est. Ne devait-on pas craindre qu'il ne cherchât de ce côté quelque moyen de rentrer dans le Tell? Le maréchal Bugeaud, suivant de loin le mouvement de son adversaire, se transporta rapidement d'Aïn-Toukria à Boghar, et chargea les colonnes des généraux Bedeau, d'Arbouville et Marey de garder toutes les entrées du Tell, entre Boghar et la province de Constantine. Cependant la nouvelle qu'Abd el-Kader se trouvait maintenant au sud de la province d'Alger, produisait, dans le nord de cette province, une agitation qui gagnait jusqu'aux tribus de la Métidja; l'émir avait du reste soin de faire répandre parmi elles le bruit de sa prochaine arrivée. Il devenait urgent de leur en imposer par quelque démonstration. Mais comment la faire? Le général de Bar, qui commandait à Alger, n'avait à peu près aucune force armée sous la main; toutes les garnisons des villes de la côte avaient été employées à grossir les colonnes mobiles. Dans ces circonstances, le maréchal n'hésita pas à télégraphier de Boghar, le 2 février, au général de Bar, d'armer les condamnés militaires et d'organiser deux bataillons de la milice, sorte de garde nationale de la ville d'Alger. La seule annonce de cette mesure effraya la population civile autant que l'eût fait le mal même contre lequel on se mettait en garde. Le général de Bar, embarrassé de cette émotion, en référa au gouverneur, qui lui répondit, le 5 février, en confirmant son ordre: «La mesure, disait-il, est de nature à prévenir, non à susciter des alarmes. Il n'y a réellement pas de dangers sérieux, quant à présent, et nous comptons bien les éloigner pour l'est, comme nous l'avons fait pour l'ouest; mais une sage prévision a dicté mon ordre.» Le maréchal prit en outre le parti de se rapprocher un peu d'Alger, sans cependant perdre de vue les régions du sud; quelques jours après, il campait devant Médéa. L'un des motifs de ce mouvement paraît avoir été le désir de ramener ses troupes à la côte, pour les refaire. Les soldats ne pouvaient supporter longtemps la vie à laquelle les soumettait l'infatigable gouverneur. Déjà, à la fin de décembre, celui-ci avait dû, une première fois, laisser à Orléansville son infanterie exténuée, et avait emmené à la place celle du colonel de Saint-Arnaud. Le second relais se trouvait maintenant fourbu comme le premier; les uniformes étaient en loques, les souliers usés, beaucoup d'hommes malades ou éclopés. La cavalerie de la colonne commandée par Jusuf paraissait plus misérable encore: «Les chevaux, raconte un témoin, étaient de vraies lanternes: on voyait au travers»; à peine en comptait-on deux cents en état, non certes de charger, mais de marcher.
Pendant ce temps, que devenait Abd el-Kader? Se jouant, une fois de plus, de toutes les colonnes qui le poursuivaient ou le guettaient, il les tournait par l'est, descendait comme une trombe la vallée du haut Isser, tendait la main à Ben-Salem, son ancien khalifa dans ces régions, razziait les tribus fidèles à la France et arrivait jusque sur le bas Isser, près de la mer, à quelques lieues d'Alger, sur la lisière de la Métidja vide de troupes et pleine de colons. Allait-il se jeter sur cette plaine? Sans doute ce ne pourrait jamais être qu'une incursion aussi passagère qu'audacieuse; il suffirait que les colonnes agissant dans le sud revinssent vers la côte, pour contraindre l'envahisseur à une retraite précipitée; mais elles étaient loin; il leur fallait plusieurs jours pour arriver; en attendant, l'émir n'aurait-il pas le temps de tout dévaster et massacrer dans les fermes et les villages européens de la Métidja? De quel effet ne serait pas, sur l'opinion, en Algérie et en France, cette répétition des désastres de 1839, venant en quelque sorte démontrer l'inanité des résultats que le maréchal Bugeaud se vantait d'avoir obtenus par six années d'efforts et de sacrifices! Quel découragement pour ceux qui avaient cru en lui! Quel triomphe pour ses adversaires! Certainement sa gloire ne résisterait pas à un pareil coup.
La dépêche annonçant cette stupéfiante irruption parvint au gouverneur pendant qu'il campait sous Médéa. C'était le soir, et, suivant son habitude, il faisait une partie de whist, sous sa tente, avec ses deux aides de camp, le commandant Rivet et le capitaine Trochu. Ceux-ci ont aussitôt l'impression tellement vive du péril, que, raconte l'un d'eux, leur langue desséchée s'attache à leur palais et les empêche de parler[500]. Mais le maréchal, admirablement tranquille et posant un moment ses cartes: «En voilà une bonne! dit-il; faisons sans tarder tout ce que nous pourrons.» Il télégraphie d'abord à Alger de réunir les condamnés, les miliciens, tous les gendarmes de la région, et de les mettre en évidence sur les hauteurs de la Métidja, pour simuler une préparation de défense. Il appelle ensuite Jusuf: «Combien avez-vous de chevaux sur pied? lui demande-t-il.—Deux cents.—Pouvez-vous être demain dans la Métidja?—Oui, en allant au pas.—Partez tout de suite, et montrez-vous sur les points les plus en vue.» Le gouverneur complète ses mesures en annonçant qu'avec le reste de la colonne, il se mettra en route au point du jour. Se retournant alors vers ses aides de camp, toujours imperturbable: «Messieurs, reprenons notre whist.»—«Je recevais là, plus encore qu'à Isly, a écrit plus tard le général Trochu, une inoubliable leçon d'équilibre dans le commandement, à l'heure des grands périls.» Le lendemain, la colonne du maréchal Bugeaud marchait rapidement dans la direction du bas Isser, en tenant les hauteurs qui bordent la Métidja, quand le capitaine Trochu, qui cheminait en tête, absorbé par d'assez sombres prévisions, voit accourir à fond de train un cavalier arabe, agitant un pli au-dessus de sa tête. «Quelle nouvelle?» s'écrie-t-il tout anxieux. Le messager lui apprend que l'émir vient d'être surpris dans une attaque de nuit, et qu'il est en pleine déroute.
Que s'était-il passé? Peu auparavant, quelques compagnies d'infanterie légère étaient arrivées de France à Alger; c'étaient les seules troupes régulières dont disposait le général de Bar. Suivant les indications données par le maréchal, lors des premiers symptômes d'agitation, il les avait envoyées, sous les ordres du général Gentil, occuper le col des Beni-Aïcha qui commandait à l'est l'entrée de la Métidja. À la nouvelle des razzias opérées sur le bas Isser, le général Gentil crut devoir marcher sur les rassemblements qu'on lui signalait. Sa troupe était peu nombreuse et n'avait pas encore vu le feu; mais c'était une de ces heures où il faut payer d'audace; d'ailleurs, il ne croyait pas avoir affaire à Abd el-Kader en personne. En route, il rallie heureusement un bataillon venant de Dellys. Dans la nuit du 6 au 7 février 1846, il heurte un peu à l'aveugle le camp ennemi. Ses jeunes soldats, fort inexpérimentés, tirent au hasard; dès les premiers coups de feu, les Arabes prennent la fuite: c'étaient des gens du désert, grands pillards, fort mal à l'aise d'être si loin de leurs tentes, et n'ayant qu'une préoccupation, celle d'y rapporter le butin dont ils étaient gorgés. En quelques instants et sans avoir eu un seul blessé, notre petite troupe est maîtresse du terrain et y ramasse trois drapeaux, six cents fusils, les tentes toutes tendues, les chevaux et les troupeaux enlevés dans les razzias des jours précédents. Le général Gentil n'était pas le moins étonné d'une si facile victoire; il fut plus étonné encore quand il sut par les prisonniers qu'Abd el-Kader était dans le camp et qu'il avait failli y être pris.
L'émir en fuite se jeta dans le Djurdjura et, avec son indomptable énergie, tâcha de se créer, parmi les Kabyles, un nouveau centre de résistance. Mais le maréchal Bugeaud, accouru de Médéa et renforcé des troupes que lui amenait Bedeau, frappa rudement les tribus qui faisaient mine de soutenir la révolte, et, par un habile mélange de rigueur et de diplomatie, les détermina à se séparer d'Abd el-Kader. Celui-ci fut réduit, dans les premiers jours de mars, à reprendre le chemin du désert.
Ainsi se terminait heureusement pour le gouverneur général ce qu'on a appelé «la plus grande crise de sa carrière algérienne». Le 24 février 1846, se trouvant près de sa capitale, dont il était sorti depuis cinq mois, il eut l'idée d'y ramener, pour les reposer un peu, les soldats avec lesquels il venait de faire une si pénible campagne. Bien que non annoncé d'avance, ce retour prit un caractère de triomphe. «Quand le maréchal, raconte le général Trochu, rentra dans Alger, avec une capote militaire usée jusqu'à la corde, entouré d'un état-major dont les habits étaient en lambeaux, marchant, à la tête d'une colonne de soldats bronzés, amaigris, à figures résolues, et portant fièrement leurs guenilles, l'enthousiasme de la population fut au comble. Le vieux maréchal en jouit pleinement. C'est qu'il venait d'apercevoir, de très près, le cheveu auquel la Providence tient suspendues les grandes renommées et les grandes carrières, à un âge (soixante-deux ans) où, quand ce cheveu est rompu, il est difficile de le renouer.» Quelques jours plus tard, le 2 mars, le gouverneur adressait à l'armée d'Afrique un ordre du jour où, rappelant à grands traits ce qu'elle avait fait depuis cinq mois, il la félicitait de ses efforts et de ses succès. «Vous pouvez aujourd'hui garantir à la France, leur dit-il, que son empire en Afrique ne sera pas ébranlé par cette grande révolte.» Non sans doute que le maréchal ne vît plus rien à faire: il montrait au contraire à ses soldats la nécessité «d'extirper les derniers vestiges de l'insurrection» et de prendre l'offensive, «en étendant leurs bras sur tous les points du désert où se formaient les orages qui étaient venus et viendraient fondre sur eux, s'ils n'allaient les dissiper». «Votre ardeur, ajoutait-il, ne se ralentira pas au moment où, de toutes parts, elle est couronnée par le succès... Vous resterez semblables à vous-mêmes, et la France reconnaissante vous honorera.»
X
L'insurrection a fait son suprême effort en essayant d'atteindre la Métidja. Repoussée sur ce point, elle ne fera désormais que décliner. Les agitateurs secondaires, découragés par l'échec d'Abd el-Kader, ne sont plus en état de nous opposer une sérieuse résistance. Par leurs mouvements combinés, Saint-Arnaud, Canrobert et Pélissier expulsent définitivement Bou-Maza du Dahra et le forcent à s'enfuir dans le désert. Il suffit au maréchal de se montrer dans l'Ouarensenis pour le pacifier, et le duc d'Aumale, revenu depuis peu en Algérie pour prendre sa part de la lutte et du danger, soumet, avec le concours des généraux Marey et d'Arbouville, la région montagneuse située au sud-est de la province d'Alger. Le maréchal Bugeaud ne se contente pas de rétablir ainsi notre autorité dans l'intérieur du Tell; il ne perd pas de vue Abd el-Kader dans le désert où celui-ci a été obligé de se retirer. Il le fait pourchasser sans répit par plusieurs colonnes qui l'atteignent et le maltraitent fort, l'une le 7 mars 1846, l'autre le 13. Dans cette dernière affaire, l'émir ne s'échappe qu'à grand'peine avec quatorze fidèles. Grâce cependant aux renforts qui lui viennent de sa deïra, il persiste à tenir la campagne. Pendant tout le mois d'avril, c'est Jusuf, devenu général, qui court après lui à bride abattue, tantôt perdant sa piste, tantôt tombant sur lui à l'improviste, lui tuant quelques hommes et lui arrachant quelque butin; s'il ne réussit pas à s'emparer de sa personne, du moins il le réduit à l'existence d'un fugitif, sans cesse traqué, chaque jour plus dénué, plus affaibli, plus isolé.
Mais dans quel état revenaient, après ces poursuites, nos fantassins déguenillés et fourbus, nos cavaliers à pied, traînant par la bride des chevaux hors de service! La Moricière, qui avait assisté à l'un de ces retours, en était tout ému; il déclarait «n'avoir rien vu de semblable, ni après la retraite de Constantine, ni après la désastreuse campagne d'Alger en 1840», et s'inquiétait de l'effet produit sur les indigènes par un tel spectacle. Ce fut même le sujet d'un de ces désaccords qui éclataient trop fréquemment entre le gouverneur général et le commandant de la province d'Oran. Ce dernier, persuadé qu'en fermant le Tell à Abd el-Kader et en le privant ainsi de tout moyen de se ravitailler, on finirait par avoir raison de lui, ne cachait pas son peu de goût pour ces courses perpétuelles dans le désert qui, selon lui, éreintaient les soldats sans profit suffisant; ou du moins il n'eût voulu les voir entreprendre que «sur des renseignements certains, avec des probabilités d'un succès important». Le maréchal releva vivement ces critiques. «Les opérations dans le désert, écrivit-il à La Moricière, nous ont rendu les plus grands services; ce sont elles qui ont ruiné l'émir, en ne lui laissant qu'une poignée de cavaliers exténués; elles ont amené la soumission de tout le désert au sud de la province d'Alger; elles nous ont ramené plusieurs tribus du Tell qui avaient émigré.» Le maréchal «reconnaissait que le général Jusuf, avec des qualités militaires très distinguées, n'avait pas tout l'ordre d'administration et d'organisation qu'on aurait pu désirer», mais il estimait qu'en somme son action avait été utile. «On ne fait les choses extraordinaires, à la guerre, ajoutait-il, qu'avec des moyens extraordinaires, et Napoléon a commis une faute en n'engageant pas la garde impériale à la fin de la bataille de la Moskova. C'était, disait-on, afin d'assurer la retraite. Mauvaise raison. Il faut tout faire pour gagner la bataille d'une manière décisive, quand on a fait tant que de la livrer. Si on la gagne, on n'a pas besoin de faire retraite. Si nous chassons et ruinons Abd el-Kader, notre infanterie et notre cavalerie auront le temps de se remettre. Je ne regrette donc nullement les travaux qui ont amené le délabrement qui vous afflige. Jusuf jouait un coup de partie pour la tranquillité de toute l'Algérie; il voulait avant tout réussir, et je pense sincèrement que le résultat lui donne raison[501].»
Quelque confiance que le gouverneur général eût dans les chevauchées de Jusuf, il sentait qu'il y aurait eu un moyen bien plus sûr et plus prompt d'avoir raison d'Abd el-Kader; c'eût été de porter la guerre sur le territoire marocain et d'y poursuivre cette deïra qui, à l'abri de nos coups et contrairement aux stipulations du traité de Tanger, servait de base d'opérations à la révolte. Ce n'était pas la première fois que, devant la mauvaise volonté ou l'impuissance de l'empereur Abd er-Raman, le maréchal songeait à se faire justice lui-même en passant la frontière. Mais toujours il avait été contenu par le gouvernement, qui gardait un souvenir trop présent des difficultés diplomatiques nées de la guerre du Maroc, pour vouloir recommencer une pareille aventure[502]. Au point de vue de la politique générale, rien de plus raisonnable que cette prudence du gouvernement: n'eût-il pas été fort périlleux de nous trouver aux prises avec une nouvelle question marocaine, au moment de la querelle des mariages espagnols? Mais on conçoit que ceux qui, comme le maréchal Bugeaud, regardaient surtout les choses au point de vue de la pacification de l'Algérie, fussent tentés de se montrer moins patients. La grande insurrection de 1845-1846, la vue de l'émir se relevant chaque fois des coups qu'on lui portait, au moyen des secours qu'il tirait de sa deïra, n'étaient pas faites pour rendre cette patience plus facile. Aussi, à cette époque, le maréchal Bugeaud était-il de plus en plus convaincu de la nécessité d'une «opération sérieuse» sur le territoire marocain, et de plus en plus pressé de l'entreprendre[503]. Il s'en ouvrit dans les dépêches qu'il adressa à Paris: si l'on ne voulait pas l'autoriser formellement à faire cette «guerre d'invasion défensive», il demandait au moins qu'on la lui laissât faire, sauf à en rejeter plus tard sur lui seul la responsabilité. Le gouvernement, effrayé de tels projets, fit aussitôt connaître à Alger, par écrit et par envoyés spéciaux, sa ferme volonté de ne rien permettre de pareil. De plus, M. Guizot profita de l'habitude où il était de correspondre amicalement avec le maréchal, pour lui expliquer les motifs de cette décision. Dans une lettre en date du 23 avril 1846, il lui exposa l'avantage qu'avait pour nous un accord même imparfait et peu efficace avec l'empereur du Maroc, l'opposition qu'une nouvelle guerre soulèverait en France, les complications qu'elle ferait naître en Europe, l'anarchie, fâcheuse pour nos intérêts, qu'elle provoquerait au Maroc, l'impossibilité où serait notre armée d'atteindre, dans ces régions lointaines et inconnues, l'émir qu'elle ne parvenait pas à joindre sur le territoire algérien. Il rappela, en terminant, que, «quand on est en présence de populations semi-barbares et de gouvernements irréguliers et impuissants», il faut savoir prendre son parti de certains maux inévitables. «Il n'y a pas moyen, ajoutait-il, d'établir, avec de tels gouvernements et avec de tels peuples, même après leur avoir donné les plus rudes leçons, des relations sûres, des garanties efficaces; il faut, ou pousser contre eux la guerre à fond, jusqu'à la conquête et l'incorporation complète, ou se résigner aux embarras, aux incidents, aux luttes que doit entraîner un tel voisinage, en se mettant en mesure de les surmonter ou d'en repousser plus loin la source qu'on ne peut tarir.» Vérité d'expérience fort utile à méditer pour tous les gouvernements qui font de la politique coloniale. Déjà, du reste, l'année précédente, lors du débat sur le traité de Tanger, le duc de Broglie avait développé cette même idée avec sa précision accoutumée. Devant des raisons si fortes et une volonté si ferme, le maréchal Bugeaud céda, non sans regret, mais sans hésitation. «Ce que vous me dites, répondit-il à M. Guizot, le 30 avril, de la conduite que nous devons tenir envers le Maroc, me paraît d'une grande justesse, me plaçant à votre point de vue, et c'est là qu'il faut se placer[504].»
Au moment même où le gouvernement retenait ainsi le maréchal, le territoire marocain était le théâtre d'un événement atroce qui eût suffi, et au delà, si des raisons de politique générale ne nous eussent arrêtés, à justifier notre intervention. Depuis plus de six mois, la deïra d'Abd el-Kader renfermait deux cent quatre-vingts prisonniers français; quatre-vingt-quinze, dont cinquante-sept blessés, étaient les héroïques survivants de Sidi-Brahim; les autres étaient ceux qui avaient capitulé sans combat sur la route d'Aïn-Temouchent. Ces prisonniers avaient été d'abord bien traités. Plusieurs fois Abd el-Kader avait fait, pour leur échange, des ouvertures toujours repoussées. Le maréchal était convaincu,—et son opinion était partagée par plusieurs généraux d'Afrique,—que de telles propositions étaient surtout, dans l'intention de l'émir, un moyen de faire croire aux Arabes qu'il négociait avec la France en vue d'une paix prochaine, et de retenir sous son influence, à l'aide de cet artifice, les tribus qui commençaient à lui échapper. Bugeaud refusait donc de se laisser prendre à ce qu'il jugeait être un piège. On n'était pas toutefois, de notre côté, sans travailler à la libération des captifs; usant d'un procédé qui lui avait déjà réussi dans une circonstance analogue, notre diplomatie s'adressait à l'empereur du Maroc: «Vous êtes en paix avec nous, lui disait-elle; nous ne pouvons donc admettre que des prisonniers français soient retenus sur votre territoire par Abd el-Kader; faites-vous-les livrer, et rendez-les-nous.» Mais, pendant que ces pourparlers se continuaient avec plus ou moins de chance de succès, la deïra subissait une crise: la mauvaise fortune de son maître réagissait sur elle; les vivres et l'argent commençaient à lui manquer; avec la détresse, étaient venus le mécontentement, la discorde et les désertions; des tribus entières partaient pour l'intérieur du Maroc; quant à celles qui demeuraient fidèles, il leur fallait se préparer à un exode, car Abd el-Kader les appelait dans le sud, auprès de lui. Dans ces conditions, la garde des prisonniers devenait un embarras. Le 24 avril 1846, aussitôt après l'arrivée d'un courrier de l'émir, douze des prisonniers, dont six officiers, furent emmenés hors du camp, sous prétexte d'assister à une fête; c'étaient ceux dont on espérait une rançon. Les deux cent soixante-huit autres, à la tombée de la nuit, furent répartis, par petits groupes, dans les huttes de leurs gardiens. À minuit, au signal donné par un cri, le massacre commença. Ceux qui ne tombèrent pas dès les premières fusillades furent brûlés dans les gourbis où ils se réfugièrent. Un seul s'échappa, blessé, nu; les Marocains le ramassèrent et le reconduisirent à nos avant-postes, où il arriva le 17 mai; ce fut par lui qu'on eut le récit de l'horrible scène. Cette nouvelle causa, en France, une douloureuse émotion que les ennemis du maréchal tâchèrent d'exploiter contre lui; ils l'accusèrent, dans la presse et à la tribune, d'avoir négligé et même d'avoir systématiquement écarté ce qui eût pu prévenir ce malheur. Abd el-Kader était-il l'auteur du massacre? On en voudrait douter, ne serait-ce qu'à cause de l'attitude chevaleresque qu'il avait prise en d'autres circonstances[505]. Mais lui-même a avoué plus tard que tout s'était fait par son ordre, et il n'a trouvé d'autre excuse à invoquer que l'irritation où l'aurait jeté le refus d'échanger les prisonniers[506].
Ce n'était pas par cet acte d'inutile cruauté qu'Abd el-Kader pouvait relever sa fortune. La chasse qu'on lui donnait dans le désert continuait toujours. Comme, pour échapper à Jusuf, il s'était rejeté vers l'ouest, la poursuite était désormais menée par l'un des lieutenants de La Moricière, le colonel Renault. Elle se prolongea de la fin de mai au commencement de juillet 1846, avec les fatigues et les péripéties accoutumées. L'émir, surpris le 1er juin, n'eut que le temps de sauter sur un cheval pour s'enfuir. Le plus grave pour lui était que les tribus nomades du désert l'abandonnaient et venaient nous demander l'aman. Les gens d'Arbâ, auxquels il réclamait le cheval de soumission, ne lui offrirent qu'un âne. Les Ouled-Sidi-Cheikh, qu'il appelait aux armes, lui répondirent: «Tu es comme la mouche qui excite le taureau; quand tu l'as irrité, tu disparais, et nous recevons les coups.» La deïra, ruinée et réduite des trois quarts, n'était plus en état de fournir des renforts. Si fier que fût toujours son cœur, Abd el-Kader était à bout, et, dans les premiers jours de juillet, abandonnant la partie, il rentra dans le Maroc par Figuig. Il y avait sept mois que, seul, par son prestige, son énergie, son audace, sa fécondité de ressources, cet homme vraiment extraordinaire défiait toutes les poursuites et tenait en alerte une armée de cent mille hommes, commandée par nos meilleurs officiers. Pourquoi faut-il que le sang des prisonniers massacrés ternisse une gloire qui aurait pu être si pure?
XI
Pendant la longue lutte qu'il venait de soutenir, le maréchal Bugeaud n'avait pas eu seulement affaire aux Arabes. En France, une bonne partie de l'opinion, travaillée par certains journaux, s'était montrée assez mal disposée à son égard. Elle s'en était prise à lui de tout ce qui, dans cette insurrection, l'avait déçue, alarmée, attristée, ennuyée: de la violence imprévue de l'explosion, des malheurs du début, de la lenteur et des difficultés de la répression. Cette guerre, sans faits d'armes, n'avait ni intéressé son imagination, ni flatté son amour-propre. Tout était matière à reproches: la dissémination des troupes, leurs fatigues excessives, le retard et la médiocrité des résultats. Les beaux esprits se croyaient le droit de plaisanter le maréchal qui courait, avec cent mille soldats, contre un seul homme, sans pouvoir seulement l'atteindre; les badauds de Rome ne raillaient-ils pas déjà Metellus de ce qu'il tardait à s'emparer de Jugurtha?
Tout ce bruit de critiques arrivait aux oreilles de Bugeaud, jusque dans les régions lointaines où il faisait campagne, et il ne savait pas le dédaigner. «Je ne m'étonne pas, mandait-il à un de ses amis, le 22 mars 1846, que vous soyez indigné de toutes les ordures et sottises qu'on me jette à la tête. Ferait-on pire si j'avais perdu cent combats et toute l'Algérie? On n'a jamais rien vu, je crois, de pareil à ce déchaînement sans base aucune, puisque je n'ai pas éprouvé le plus léger échec, et que j'ai donné, tout au moins, l'exemple de la plus grande activité et d'une opiniâtre persévérance à vaincre l'hydre qui m'entourait de ses mille têtes. J'ai la conscience de n'avoir jamais mieux mérité de la France[507].» Tels furent même son irritation et son dégoût qu'il en revint à parler de démission. Il écrivait, en avril, à M. Guizot: «Je sais que vous voulez me défendre à la tribune, et que vous me défendrez bien; mais votre éloquence effacera-t-elle le mal qui se fait et se fera tous les jours? Croyez-vous qu'on puisse rester, à de telles conditions, au poste pénible et inextricable où je suis? Mon temps est fini, cela est évident. L'œuvre étant devenue quelque chose, tout le monde s'en empare; chacun veut y mettre sa pierre, bien ou mal. Je ne puis m'opposer à ce torrent, et je ne veux pas le suivre; je m'éloigne donc de la rive. J'ai déjà fait la lettre par laquelle je prie M. le ministre de la guerre de soumettre au gouvernement du Roi la demande que je fais d'un successeur. Je fonde ma demande sur ma santé et mon âge qui ne me permettent plus de supporter un tel fardeau, et sur mes affaires de famille; mais, entre nous, je vous le dis, ma grande raison, c'est que je ne veux pas être l'artisan des idées fausses qui règnent très généralement sur les grandes questions d'Afrique. Je ne redoute ni les grands travaux de la guerre, ni ceux de l'administration; mes soldats et les administrateurs de l'Algérie le savent très bien; mais je redoute l'opinion publique égarée[508].» Ce n'était certes pas que le maréchal Bugeaud manquât de foi dans son œuvre. Pour ce qui regardait, notamment, la dernière insurrection, il estimait que l'événement répondait victorieusement à tous les détracteurs de sa tactique, et, bien que sa campagne ne fût marquée par aucune action militaire éclatante, il s'en honorait comme d'une des plus remarquables qu'il eût faites. À un ami qui venait de se marier, il écrivait, le 31 mai: «Vous êtes, à présent, enfoncé dans la lune de miel... Cette lune ne reviendra plus pour moi, mais je suis dans ma lune de gloire; j'ai vaincu les Bédouins de France, en même temps que ceux d'Afrique. Je crois ceux de France plus près de reprendre les hostilités que ceux d'Afrique. Ils disent, à présent, que ce n'était rien, que cela ne valait pas la peine de s'en occuper, et qu'avec des moyens aussi grands que ceux que j'avais, j'aurais dû faire bien plus vite et mieux[509].»
La discussion qui s'ouvrit à la Chambre des députés, en juin 1846, sur les crédits relatifs à l'Algérie, fournit aux préventions qui s'étaient formées, depuis quelque temps, contre le maréchal Bugeaud, une occasion de se manifester. Sans doute, on ne pouvait plus lui reprocher de ne pas savoir vaincre Abd el-Kader, puisqu'à cette époque la révolte était considérée comme domptée; mais la critique trouvait ailleurs à quoi se prendre. Le signal fut donné par le rapporteur de la commission, M. Dufaure; tout en rendant hommage à l'œuvre militaire du gouverneur, il refusa d'approuver son œuvre administrative et colonisatrice, réclama un régime civil, et exprima le vœu de voir établir un ministère de l'Algérie dont le gouverneur ne serait plus que l'agent. Au cours du débat, de nombreux orateurs reproduisirent ou même aggravèrent ces griefs: entre tous, il faut citer M. de Tocqueville et M. de Lamartine. À entendre M. de Tocqueville, ce qui manquait à l'Algérie, c'était un bon gouvernement, ou même seulement un gouvernement; il appuya sur les tiraillements, les conflits qui s'étaient produits entre le cabinet et le gouverneur général; il montra le cabinet n'osant pas rappeler le maréchal, mais le laissant malmener par ses amis, tandis que, de son côté, le maréchal faisait attaquer le cabinet par ses journaux; le résultat était que les deux pouvoirs se tenaient en échec et aboutissaient à l'impuissance. Quant à M. de Lamartine, dans un discours de proportions gigantesques, il s'attaqua à tout le système appliqué en Algérie, y dénonçant je ne sais quoi d'excessif, d'immodéré, et comme «un débordement de guerre, de sang et de millions». Il se plaignit que le maréchal Bugeaud, au lieu de remplir le mandat qui lui avait été donné de «fermer cette grande plaie de l'Algérie», l'eût au contraire «envenimée et élargie». Ce qu'il préconisait, c'était, en réalité, l'occupation limitée qui était pourtant depuis longtemps jugée. Il s'éleva aussi contre la «dictature militaire», à laquelle il imputait tous les maux de la colonie, et termina par un réquisitoire indigné contre l'inhumanité de notre guerre africaine, particulièrement contre les razzias.
M. Guizot répondit à ces critiques par un discours considérable. Après avoir écarté, en quelques mots émus, l'accusation de cruauté portée contre nos généraux, il examina la conduite suivie en Afrique, depuis 1840. Tout d'abord, il fit honneur au cabinet d'avoir résolument engagé sa responsabilité en envoyant le général Bugeaud à Alger et en lui fournissant tous les moyens d'action dont il avait besoin. Ce lui fut une occasion de s'expliquer sur les désaccords survenus entre le ministère et le gouverneur, désaccords auxquels ce dernier avait parfois donné un éclat si compromettant et dont l'opposition avait naturellement cherché à se faire une arme. Le sujet était délicat; M. Guizot se tira de la difficulté avec adresse et dignité. «C'est le devoir du gouvernement, dit-il, de subordonner toujours ce qui est secondaire à ce qui est essentiel, et de savoir, avec ses agents, passer par-dessus des erreurs et des dissidences, quand il s'agit de conserver au pays de grands et utiles services. En vérité, lorsque j'entends porter à cette tribune la petite histoire de nos dissidences et des anecdotes auxquelles elles ont donné lieu, quand je les entends grossir, quand on s'étonne que nous n'en ayons pas fait une plus grosse affaire, je m'étonne fort à mon tour. On oublie donc que cela est arrivé très souvent dans le monde et à des gouvernements qui se respectaient et savaient se faire respecter? Quand Louis XIV disait à un officier qui allait rejoindre l'armée de Turenne: «Dites à M. le maréchal de Turenne que je serais bien aise d'avoir quelquefois de ses nouvelles», car M. de Turenne ne voulait pas écrire à M. de Louvois, c'était là, permettez-moi de le dire, une irrévérence un peu plus grande que celle qu'on a rappelée à cette tribune. Cependant Louis XIV ne rappelait pas M. le maréchal de Turenne; il prenait seulement le petit moyen que je vous indiquais, pour le rappeler à son devoir. Eh bien, nous avons eu les mêmes raisons et nous avons tenu la même conduite. Nous savons parfaitement qu'un gouvernement doit se faire respecter des hommes qu'il emploie; mais quand nous considérons deux choses: l'une, l'éminence des services; l'autre, la loyauté du caractère; quand nous avons la certitude que ces deux choses-là existent, nous savons aussi ne pas tenir compte des petits incidents.» Abordant ensuite le fond de son sujet, M. Guizot insista principalement sur ce qui avait été fait, depuis six ans, pour la soumission de l'Algérie: il avait là beau jeu. Il passa plus rapidement sur l'administration et la colonisation, sentant probablement le terrain moins favorable. En ce qui touchait l'administration, il reconnut que le régime civil était le but, affirma qu'on s'en rapprochait chaque jour davantage, mais fit observer que, pendant quelque temps encore, le maintien du gouvernement militaire importait à notre sécurité. Quant à la colonisation, il déclara que «le gouvernement avait pris le parti de n'épouser exclusivement aucun mode, mais de les favoriser tous», et annonça, à ce titre, «certains essais» de colonisation militaire. À son avis, d'ailleurs, parmi les questions soulevées, il en était plusieurs qui devaient être examinées, mais qui n'étaient pas encore mûres; c'était à l'avenir de les résoudre. «Il faut, disait le ministre en terminant, être à la fois moins impatient et plus confiant dans l'avenir; il ne faut pas croire que des fautes, des erreurs, des misères empêchent le succès définitif. C'est la condition des affaires humaines: elles sont mêlées de bien et de mal, de fautes et de succès; il faut savoir supporter ces vicissitudes... Et, au milieu de ce continuel mélange, il ne faut désespérer de rien; il faut seulement se donner le temps de vaincre les difficultés et de résoudre les questions; c'est tout ce que le gouvernement du Roi demande quant à l'Algérie.»
De loin, le maréchal Bugeaud avait suivi ces débats. Il n'avait pu qu'être reconnaissant de la façon dont M. Guizot l'avait défendu; mais cela ne suffisait pas à lui faire prendre en patience les critiques, et il parlait toujours de s'en aller. «J'ai beaucoup à me louer du cabinet, écrivait-il à M. de Corcelle... Ce n'est donc pas par humeur et mécontentement que je désire me retirer... Mais je redoute les faiseurs de systèmes et de projets... Je suis effrayé de ce qu'exigent du gouverneur les hommes qui, n'ayant jamais fait que gratter du papier, croient qu'on improvise la colonisation et les grands travaux publics... On me dit que je n'ai rien fait. Jugeant bien que je ne puis pas faire mieux que par le passé, je dois fuir l'avenir... En colonisation, en administration, on ne peut pas faire rapidement de ces choses éclatantes qui captivent le suffrage public. C'est l'œuvre du temps et de la persévérance. Or, l'opinion ne me donnerait pas de temps, et d'ailleurs, à soixante-deux ans, on n'en a pas devant soi... N'ayant que très peu d'années devant moi, je suis bien convaincu qu'en quittant le gouvernement quand les forces me manqueraient, je m'en irais conspué pour n'avoir pas fait, de toute l'Algérie, des départements constitués comme ceux de la France[510].» Quelques semaines plus tard, le 16 juillet 1846, dans un banquet donné en l'honneur de M. de Salvandy, alors de passage à Alger, le maréchal répondait assez mélancoliquement aux félicitations et aux vœux qui lui étaient adressés au nom de la population civile: «Messieurs, je suis profondément touché de ce que vous venez de me dire. Après l'estime du gouvernement et de la métropole, la vôtre m'est certainement la plus chère; mais, quel que soit le dévouement qu'elle ravive en moi, il ne m'est pas donné, ainsi que vous m'y invitez, de compléter mon œuvre. Vous userez encore bien des gouverneurs avant d'y parvenir...» Deux jours après, il partait en congé pour la France.