Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 6 / 7)
CHAPITRE V
LES MARIAGES ESPAGNOLS.
(Juillet-octobre 1846.)
I. Dispositions hostiles de Palmerston, particulièrement en Espagne. M. Guizot donne comme instructions à M. Bresson de marier le duc de Cadix à la Reine et le duc de Montpensier a l'Infante. M. Bresson croit pouvoir promettre à la reine Christine la simultanéité des deux mariages. Mécontentement de Louis-Philippe qui veut désavouer son ambassadeur.—II. Palmerston nous communique ses instructions du 19 juillet, où il nomme Cobourg en première ligne parmi les candidats à la main d'Isabelle. À Paris, on voit dans ce langage l'abandon de la politique d'entente. M. Guizot ne consent pas encore la simultanéité, mais il détourne le Roi de désavouer M. Bresson. Ses avertissements au gouvernement anglais.—III. Lettres confidentielles que Palmerston adresse à Bulwer pour compléter ses instructions. Ce qu'il nous cache et ce qu'il nous montre. Il est dès lors manifeste que Palmerston a rompu l'entente et que la France est libérée de ses engagements.—IV. La reine Christine, inquiète de l'appui donné par le ministre anglais aux progressistes, nous revient; seulement elle exige la simultanéité. Le Roi se résigne à laisser faire M. Bresson. Répugnances de la reine Isabelle pour le duc de Cadix. L'accord sur les deux mariages est enfin conclu à Madrid.—V. Irritation de Palmerston. Il est appuyé par lord John Russell. Lord Aberdeen donne tort à M. Guizot. La reine Victoria est très blessée. Lettre justificative de Louis-Philippe et réponse de la reine d'Angleterre. L'opinion anglaise prend parti pour Palmerston.—VI. Attitude de l'opposition française. M. Thiers la décide à attaquer les mariages.—VII. Palmerston veut empêcher l'accomplissement du mariage du duc de Montpensier. Efforts de Bulwer et de son ministre pour soulever une opposition en Espagne et intimider le cabinet de Madrid. Tous ces efforts échouent.—VIII. Palmerston cherche à effrayer et à faire reculer le gouvernement français. Celui-ci ne se laisse pas troubler et ne modifie rien à ses résolutions.—IX. Palmerston demande aux autres puissances de protester avec l'Angleterre. M. Guizot s'occupe de contrecarrer cette démarche. M. de Metternich refuse de rien faire. La Prusse et la Russie l'imitent. Célébration des deux mariages.
I
La rentrée de lord Palmerston au Foreign office, en juillet 1846, était un fait gros de conséquences[243]. Il y arrivait avec des desseins et un état d'esprit qui ne ressemblaient en rien à ceux de son prédécesseur. Dans ses propos des premiers jours, alors même que, pour dissiper les méfiances dont il se sentait l'objet, il déclarait vouloir continuer l'entente cordiale, il ne pouvait cacher son peu de foi dans cette entente. «Ces gens-là, disait-il à lord Aberdeen en parlant des Français, sont essentiellement envahisseurs, agressifs, provocants; en toute affaire, ils veulent se faire une bonne part aux dépens des autres; comment bien vivre avec eux à de telles conditions[244]?» Ayant reproché, depuis cinq ans, au ministère tory d'avoir été «dupe» de Louis-Philippe et de M. Guizot, d'avoir laissé partout «subordonner» la politique britannique à la politique française, il entendait que son avènement renversât les rôles. Sur chaque théâtre, il lui semblait que l'Angleterre avait une revanche à prendre. Dans sa pensée, le souci permanent, dominant de la diplomatie britannique devait être de faire partout échec à notre ambition, de déjouer partout nos perfidies. C'était particulièrement dans ce qui regardait l'Espagne que le nouveau secrétaire d'État apportait ces dispositions méfiantes, jalouses et batailleuses. Lord Aberdeen s'en était aperçu, pendant les entretiens qu'il avait eus avec lui pour le mettre au courant de l'état des affaires, et, bien qu'avec discrétion, il avait laissé voir à notre ambassadeur quelque chose de son impression[245]. Certes, il y avait là, étant donné l'état de la Péninsule, de quoi inquiéter le Roi et M. Guizot. On était au lendemain de l'intrigue manquée de Christine et de Bulwer pour enlever secrètement le mariage de la Reine avec le prince de Cobourg[246]: si le chef de la légation britannique avait tant osé sous l'administration de lord Aberdeen, que ne pouvait-on pas attendre de lui avec un ministre dont le seul avènement devait lui paraître une invitation à ne plus rien ménager? Le gouvernement français n'était-il pas fondé à craindre quelque méchante surprise, comme eût été un mariage Cobourg machiné à la façon du traité du 15 juillet 1840?
Sans perdre un jour, dès le 5 juillet 1846, M. Guizot avertit son ambassadeur à Madrid de l'hostilité probable du nouveau secrétaire d'État. «Je m'y attends, lui écrivait-il, et je me conduirai en conséquence. Ce ne sera pas moi qui livrerai l'Espagne à lord Palmerston.» Il fallait avant tout détourner d'une nouvelle collusion avec les Anglais la reine Christine, dont un passé très récent ne nous donnait que trop raison de nous méfier. M. Guizot vit tout de suite l'argument que lui fournissait la présence au Foreign office de l'ancien protecteur d'Espartero. «Vous en tirerez à coup sûr grand parti, mandait-il à M. Bresson, pour agir sur la reine Christine et sur son mari. Ils auront beau faire, ils n'auront jamais dans lord Palmerston qu'un ennemi, car il ne sera jamais que le patron du parti progressiste, c'est-à-dire de leurs ennemis.» De plus, pour s'alléger en vue de la campagne à faire, notre gouvernement n'hésita pas à jeter par-dessus bord la candidature Trapani, décidément trop impopulaire en Espagne, et il se rabattit sur l'un des deux fils de l'infant François de Paule, le duc de Cadix, auquel, depuis quelque temps, la reine Christine paraissait avoir, de plus ou moins bonne grâce, «entr'ouvert la porte». Le frère de ce prince, Enrique, duc de Séville, se trouvait hors de cause; il s'était fait ouvertement l'homme des radicaux, et le scandale de certaines de ses démarches l'avait fait exiler d'Espagne. «Le duc de Cadix pour la Reine et le duc de Montpensier pour l'Infante», c'est ainsi que M. Guizot résumait son programme. «Poussez décidément au duc de Cadix, écrivait-il encore à son ambassadeur, et placez le duc de Montpensier à côté de lui.»
À Madrid, la situation du comte Bresson était difficile. La reine Christine paraissait plus mobile, plus insaisissable, plus mystérieuse, plus inquiétante que jamais. Le lendemain du jour où l'on pouvait croire qu'elle ne voyait pas de trop mauvais œil le duc de Cadix, elle semblait revenir à Trapani; puis, au même moment, avec les amis de l'Angleterre, elle affectait de regretter Cobourg. Ses confidents, Rianzarès et Isturiz, faisaient même des ouvertures plus ou moins expresses au sujet de ce dernier prince, comme si, encouragés par le changement du ministère britannique, ils voulaient renouer l'intrigue que lord Aberdeen avait fait échouer trois mois auparavant[247]. Quant à notre nouveau candidat, le duc de Cadix, il n'avait, ni par son origine, ni par sa personne, un prestige qui pût nous aider. La jeune reine Isabelle ne cachait pas le peu de goût qu'il lui inspirait. Nos adversaires tenaient sur ce prince des propos fort méprisants, ne reculant même pas, pour le déclarer un candidat inadmissible, devant les assertions physiologiques les plus étranges[248]. Ajoutez, dans la presse anglaise et chez ceux qui lui faisaient écho à Madrid, une recrudescence d'invectives injurieuses contre Louis-Philippe, qui, disait-on, prétendait dicter ses volontés à l'Espagne[249]. La seule bonne carte de notre jeu était que le nom du duc de Montpensier se trouvât accolé à celui du duc de Cadix. Le premier rehaussait le second. M. Guizot le comprenait bien, quand, tout en recommandant à son ambassadeur de «pousser au duc de Cadix», il ajoutait: «Placez le duc de Montpensier à côté de lui.» Toutefois le sens de ces mots ne devait pas être forcé: si le ministre entendait par là que, dans les pourparlers, on réunît les deux projets de mariage et que l'un aidât à faire passer l'autre, il ne revenait pas sur l'engagement pris envers l'Angleterre d'attendre, pour célébrer le mariage de l'Infante, que la Reine ait eu un enfant.
M. Bresson vit ou feignit de voir dans la lettre du ministre plus que celui-ci n'avait voulu y mettre. Préoccupé surtout des obstacles qu'il rencontrait à Madrid et de la lutte qu'il devait soutenir contre sir Henri Bulwer, estimant que les intrigues récemment dévoilées de ce dernier et les menaces résultant de l'avènement de lord Palmerston suffisaient à nous délier vis-à-vis de l'Angleterre, convaincu d'autre part qu'on n'obtiendrait jamais de la reine Christine l'abandon réel de Cobourg et l'acceptation sincère de Cadix si l'on ne lui faisait quelque concession sur le mariage Montpensier, il crut pouvoir lui annoncer cette concession. Il lui dit donc, le 11 juillet, en lui demandant le «secret», que «le Roi, tenant compte des embarras de la Reine et voulant lui donner un nouveau témoignage de sa sollicitude et de son amitié, était disposé à consentir que, dans toute combinaison Bourbon, M. le duc de Montpensier prît place à côté du mariage de la Reine, c'est-à-dire que les deux mariages, si l'un devait faciliter l'autre, se célébrassent ou fussent du moins déclarés simultanément». La reine Christine accueillit «avec joie» cette communication. En en rendant compte aussitôt à son ministre, M. Bresson reconnaissait que «cette grande, importante, indispensable concession n'était pas aussi formellement exprimée» dans la lettre de M. Guizot, en date du 5 juillet; mais il invoquait les «commentaires et développements» que lui avaient envoyés en même temps M. Désages, directeur au ministère des affaires étrangères, et le jeune duc de Glucksberg, premier secrétaire à l'ambassade de Madrid, alors à Paris[250]. De plus, pour prémunir le ministre contre la tentation d'un désaveu, l'ambassadeur le félicitait chaleureusement de la décision qu'il lui attribuait: «Grâces vous soient rendues, lui écrivait-il. J'en suis certain, en sondant votre cœur, vous y trouvez le contentement d'avoir pris cette résolution!... Dégagé, affranchi, vous l'êtes mille fois par les procédés des agents anglais. Je ne prétends pas diminuer vos regrets de la retraite de lord Aberdeen; mais permettez-moi de vous faire remarquer qu'il n'a jamais empêché le mal, qu'il s'est borné à vous en avertir quand il était fait[251].»
Tel était bien le comte Bresson, homme de décision et d'initiative, ne craignant pas les responsabilités, mais d'une hardiesse prompte qui risquait parfois d'être un peu compromettante. Sa démarche déplut au gouvernement français; celui-ci croyait sans doute aux mauvais desseins de lord Palmerston, mais, jusqu'à ce que ces desseins se fussent manifestés, il voulait demeurer fidèle à l'accord. Le Roi surtout protesta avec une vivacité et une émotion dont nous avons une preuve absolument irrécusable: ce sont les lettres mêmes qu'il écrivit alors à M. Guizot, retenu au Val Richer par les soins de son élection; rien ne montre mieux avec quelle loyauté scrupuleuse et presque timide Louis-Philippe voulait tenir la parole donnée à l'Angleterre. Ces lettres tout intimes n'eussent peut-être jamais vu le jour, si les émeutiers de février 1848 ne s'en étaient emparés en saccageant les Tuileries et l'hôtel du ministère des affaires étrangères, et si elles n'avaient été, par suite, publiées dans la Revue rétrospective. Ce n'est pas la seule fois où cette publication s'est trouvée servir la réputation du prince dont on s'imaginait dévoiler les ténébreuses et perfides machinations[252].
La première de ces lettres est du 20 juillet: le Roi venait d'apprendre que son ambassadeur avait consenti en son nom «la simultanéité des deux mariages»: il ne pouvait comprendre comment avait pu être faite une démarche aussi «diamétralement contraire à sa volonté», et il ajoutait: «Un désaveu formel est indispensable. Comment le faire est la seule question à examiner; mais je n'ai jamais trompé personne, et je ne commencerai pas aujourd'hui à laisser tromper qui que ce soit sous mon nom.» La chose lui tenait tellement à cœur qu'il y revint dans une nouvelle lettre, le soir du même jour: «Le duc de Montpensier concourt très vivement à tout ce que je vous ai écrit ce matin. Il faut effacer, annuler formellement tout ce que Bresson a dit en sus de ce que j'avais autorisé. Il faut que les reines sachent qu'il était interdit à Bresson de dire ce qu'il a dit, et que la simultanéité est inadmissible. Il nous a fait là une rude campagne; il est nécessaire qu'elle soit biffée, et le plus tôt possible. Je ne resterai pas sous le coup d'avoir fait contracter en mon nom un engagement que je ne peux ni ne veux tenir, et que j'avais formellement interdit. Voyez comment vous pouvez arranger ce désaveu. J'attends votre réponse avec impatience.»
Entre un ambassadeur qui s'était avancé trop vite et un souverain qui voulait reculer avec une sorte d'emportement, M. Guizot était dans un grand embarras. Il n'approuvait pas entièrement ce qui avait été fait, mais il craignait qu'un brusque désaveu ne ruinât notre cause à Madrid[253]. Il s'efforça donc, tout en contenant M. Bresson, d'apaiser Louis-Philippe. «J'avais déjà écrit à Bresson, mandait-il au Roi le 22 juillet; je lui ai récrit. Je lui ai envoyé les propres paroles du Roi. Il fera la retraite nécessaire. Certainement il est allé trop loin et fort au delà de mes instructions; mais je ne crois pas qu'il soit allé aussi loin que le Roi le suppose. Il n'a jamais pu entendre ni dire que le mariage de Mgr le duc de Montpensier serait conclu, célébré, ou même définitivement arrêté, en même temps que celui de la Reine.» Ces explications ne satisfirent pas le Roi. Dans une lettre en date du 24 juillet, il insista plus que jamais pour un désaveu immédiat, formel, qui «fût remis par écrit» à la reine Christine, et il pressa son ministère de le rédiger.
Les choses en étaient là, quand une démarche de lord Palmerston lui-même vint donner raison aux soupçons de M. Bresson et fournir de quoi lever les scrupules de Louis-Philippe.
II
Dès le premier jour, M. Guizot avait pressé lord Palmerston de dire s'il voulait ou non continuer, dans la Péninsule, la politique de concert pratiquée par son prédécesseur. N'ayant pu obtenir de lui que des réponses vagues, dilatoires, équivoques, et voulant le mettre au pied du mur, il adressa à Londres, le 20 juillet, une dépêche qui proposait nettement une action commune en faveur des deux fils de François de Paule. Il n'indiquait entre eux aucune préférence et laissait aux Espagnols le soin de choisir. À la vérité, il comptait que, réduite à prendre l'un ou l'autre, la reine Christine prendrait le duc de Cadix; car, si elle avait peu de goût pour lui, elle détestait bien plus son frère, le duc de Séville, à cause de ses liens avec le parti radical; mais, pour cette même raison, lord Palmerston voyait de bon œil ce dernier prince, et le ministre français avait pensé que sa proposition serait mieux accueillie au Foreign office, si les deux frères y étaient mis sur le même pied.
Le jour où la dépêche de M. Guizot partait de Paris, lord Palmerston communiquait à notre chargé d'affaires à Londres les instructions qu'il venait d'adresser à sir Henri Bulwer. Elles avaient été expédiées la veille, c'est-à-dire le 19 juillet. Cette communication n'avait donc pas pour but de demander notre avis, ni de chercher avec nous un terrain d'accord. Tout, d'ailleurs, forme et fond, semblait y marquer l'intention de mettre fin à l'entente et d'inaugurer une politique séparée. Loin de rappeler le concert jusque-là établi entre les deux gouvernements, on n'y prononçait même pas le nom de la France. Deux questions y étaient traitées: le mariage de la Reine et l'état intérieur de l'Espagne. Sur le premier point, lord Palmerston paraissait ignorer absolument notre désir de voir choisir un Bourbon et l'engagement pris par lord Aberdeen de seconder ou tout au moins de ne pas contrarier ce désir; par contre, il insistait sur ce que «le choix d'un mari pour la Reine était une question dans laquelle les gouvernements des autres pays n'avaient aucun titre à intervenir»; puis, énumérant les candidats qui avaient chance d'être agréés, il nommait en première ligne Léopold de Saxe-Cobourg, et ensuite les deux fils de François de Paule; il ajoutait qu'il les trouvait tous les trois également convenables et ne faisait d'objection à aucun d'eux. Sur le second point, les instructions n'étaient qu'un long et passionné réquisitoire contre le gouvernement des moderados; s'appropriant tous les griefs des progressistes, Palmerston accusait ce gouvernement d'être «violent», «arbitraire», «tyrannique», et il recommandait à son agent de ne pas laisser ignorer cette façon de voir du cabinet britannique.
L'effet de cette communication fut grand à Paris. M. Guizot y vit tout de suite,—et personne ne s'en étonnera,—la confirmation des soupçons que lui avait fait concevoir l'avènement de lord Palmerston: il fut particulièrement frappé de la façon dont ce dernier parlait du prince de Cobourg; il en conclut que le veto opposé par lord Aberdeen aux menées de Bulwer était levé, et que la tentative interrompue deux mois auparavant allait être reprise. «J'en suis plus fâché que surpris,—écrivit M. Guizot au Roi, le 24 juillet, en lui faisant part de cette nouvelle;—j'ai toujours cru que lord Palmerston rentrerait bientôt dans sa vieille ornière.» Et Louis-Philippe lui répondait aussitôt: «La lecture des pièces que j'ai reçues de vous me laisse sous l'empire des plus pénibles impressions, non pas que je m'attendisse à mieux de lord Palmerston, mais parce que j'espérais qu'il ne se serait pas mis si promptement à découvert.» Il ajoutait le lendemain: «Lord Cowley est venu hier au soir, et j'ai eu avec lui une conversation très longue et très vive sur les instructions communiquées par lord Palmerston. Il a généreusement essayé de les défendre, en disant que tout cela n'était que pour maintenir ses dires précédents, that these instructions would not be acted upon!... certainly not... que Bulwer s'en garderait bien!... Je lui ai demandé la permission de n'en rien croire, et lui ai dit que les conséquences de ceci m'alarmaient au plus haut degré.»
Du moment où le gouvernement français voyait, dans les instructions de lord Palmerston, une dénonciation du pacte d'entente, il était fondé à se considérer comme libéré de ses engagements: dès lors plus aucune raison de désavouer M. Bresson ni de refuser les concessions exigées par la reine Christine. M. Guizot, cependant, ne parut pas tout de suite résolu à aller jusqu'au bout de son droit; on eût dit que, par esprit de paix, par fidélité quand même à l'entente brisée, il hésitât à rendre coup pour coup. Bien que moins opposé à la «simultanéité» des deux mariages, il ne l'accorda pas expressément. Le 24 juillet, aussitôt après avoir reçu la communication de lord Palmerston, il écrivit à M. Bresson: «Le Cobourg n'est pas si abandonné qu'on veut le dire.... La reine Christine et M. Isturiz poursuivent-ils l'intrigue Cobourg sous le voile de leur retour apparent au duc de Cadix? Si cela est, raison de plus pour nous de poursuivre Cadix et Montpensier. Vous pouvez, je pense, lier toujours ces deux noms, sans engagement formel de simultanéité dans la conclusion définitive.» Le Roi n'alla même pas jusque-là et se refusa d'abord à user, dans une mesure quelconque, de la liberté que lord Palmerston lui rendait: «Tout ceci, mandait-il, le 25 juillet, à son ministre, doit nous presser encore plus de faire parvenir à la reine Christine le désaveu de la simultanéité. Plus nous avons de mauvaise foi à craindre, plus il importe que les cartes que nous avons en main soient nettes, et qu'on ne puisse pas nous accuser d'avoir deux langages.» Et il ajoutait en post-scriptum: «Je vous conjure de ne pas accoler, dans vos lettres à Bresson, Cadix et Montpensier; cette accolade sent trop la simultanéité.»
Cette fois, M. Guizot trouva que son souverain, par un scrupule exagéré envers l'Angleterre, risquait de perdre la partie en Espagne. «Je suis tout à fait d'avis, lui écrivit-il le 25 juillet, que le Roi ne doit point s'engager à la simultanéité des deux mariages... Mais je prie en même temps le Roi de réfléchir combien la situation est, en ce moment, délicate, tendue, critique. Il va se faire évidemment un grand effort pour le Cobourg; notre parade contre ce coup, c'est Cadix et Montpensier. N'affaiblissons pas trop cette parade, au moment même où nous avons besoin de nous en servir.» Le même jour, M. Guizot revint sur ce sujet et le traita plus fortement encore: «Voilà, écrivait-il au Roi, le Cobourg avoué, accepté par l'Angleterre. Il ne viendra plus de Londres, contre sa candidature, aucune objection, aucune réserve. Si l'Espagne en veut, l'Angleterre est prête. La reine Christine est-elle du complot? Pas tout à fait peut-être; probablement un peu. En tout cas, il nous importe infiniment de ne lui fournir aucun prétexte pour y entrer. Nous désirons le duc de Cadix pour la Reine, et nous offrons Mgr le duc de Montpensier pour l'Infante. Cadix ne sera, à coup sûr, accepté qu'avec Montpensier pour pendant. Dans cette corrélation inévitable des deux mariages, que doit, que peut vouloir le Roi? Deux choses, ce me semble: l'une, que le mariage de la reine Isabelle avec un Bourbon, avec le duc de Cadix, soit bien assuré, bien conclu; l'autre, que toute liberté reste au Roi d'examiner à fond la situation de l'Infante, de bien discuter les conditions et articles de son mariage avec Mgr le duc de Montpensier, avant de le conclure... Pour cela, que faut-il? Que Bresson, dès que la question se posera clairement, dès qu'il se verra pressé par le Cobourg, aille droit à la reine Christine et au cabinet espagnol, déclare notre opposition au Cobourg, en fasse entrevoir les conséquences possibles, et demande que la main de la reine Isabelle soit donnée au duc de Cadix, en déclarant en même temps que le désir du Roi est d'obtenir la main de l'Infante pour Mgr le duc de Montpensier, et que, dès que le premier mariage sera conclu, il est prêt à discuter et arrêter, selon les instructions qu'il aura reçues du Roi, les articles du second.» Après avoir fait observer que la reine Christine aurait ainsi, en ce qui concernait le second mariage, «une certitude morale suffisante pour qu'elle pût se décider immédiatement au premier», M. Guizot continua en ces termes: «Si, au contraire, Bresson allait aujourd'hui, avant le moment de la crise, sans être pressé par la nécessité, uniquement pour retirer des paroles qu'il a dites sans qu'il en reste cependant aucune trace textuelle bien précise, s'il allait, dis-je, déclarer à la reine Christine qu'elle doit faire le mariage Cadix sans compter sur le mariage Montpensier, je craindrais infiniment que la reine Christine ne se saisît de cet incident pour se rejeter dans le mariage Cobourg... Je n'ai pas besoin d'appeler l'attention du Roi sur les conséquences d'une telle solution... Nous nous trouverions aussitôt placés, et vis-à-vis de l'Espagne, et vis-à-vis de l'Angleterre, dans une situation qui altérerait profondément nos relations; altération sur laquelle je me sentirais peut-être obligé moi-même d'insister plus qu'il ne conviendrait au Roi.» M. Guizot terminait en disant que si le Roi ne partageait pas son avis, il se rendrait aussitôt à Paris et convoquerait le conseil des ministres. Ces fortes raisons et les graves avertissements de la fin ne pouvaient pas ne pas faire impression sur Louis-Philippe. Il en fut ébranlé, et, sans consentir encore à rien qui s'écartât des accords conclus à Eu, il n'insista plus autant pour un désaveu formel de son ambassadeur.
En même temps que M. Guizot s'occupait ainsi, entre le Roi et M. Bresson, à régler la conduite nouvelle que nous imposait, à Madrid, l'attitude de lord Palmerston, il avait soin de faire connaître, à Londres, l'interprétation que le gouvernement français donnait aux instructions anglaises du 19 juillet et les graves conséquences qu'il pourrait être amené à en tirer. Ce fut l'objet d'une dépêche adressée à M. de Jarnac, le 30 juillet. Il y exposait d'abord comment, dans la question du mariage, l'accord avait été conclu avec lord Aberdeen, sinon sur tous les principes, du moins en fait sur la conduite à suivre. «Il a été dit et entendu, ajoutait-il, que les deux gouvernements s'emploieraient à Madrid pour que le choix de la Reine se portât sur l'un des descendants de Philippe V. Lorsque quelque autre candidat, en particulier le prince de Cobourg, a été mis en avant, lord Aberdeen a travaillé, loyalement travaillé à l'écarter.» Dès lors «l'approbation égale, donnée par lord Palmerston à trois candidats parmi lesquels le prince de Cobourg était placé le premier, était une profonde altération, un abandon complet du langage et de l'attitude de son prédécesseur... Quand le Roi a exclu lui-même ses fils de toute prétention à la main de la reine d'Espagne, il a dû compter, il a compté en effet, et il a eu le droit de compter sur une certaine mesure de réciprocité. S'il en était autrement, je ne dis pas que le Roi changerait sa politique; mais, à coup sûr, il recouvrerait toute sa liberté. Il n'aurait plus à tenir compte que des intérêts de la France et de l'honneur de sa couronne.» Plus loin, après avoir rappelé qu'il avait témoigné naguère de son désir de continuer l'entente en proposant l'action commune en faveur des fils de François de Paule, notre ministre terminait ainsi: «Mais il peut y avoir pour la France, en Espagne, une politique isolée; et si l'initiative de la politique isolée était prise à Londres, il faudrait bien qu'à Paris j'en adoptasse aussi la pratique.» Lord Palmerston était donc prévenu: s'il ne revenait pas franchement et immédiatement à la politique de concert, il devait s'attendre à nous voir user de la liberté d'action qui nous serait ainsi rendue.
III
On a beaucoup dit, en Angleterre, que le gouvernement français avait pris trop facilement l'alarme, que lord Palmerston, en nommant le prince de Cobourg dans les instructions du 19 juillet, avait seulement constaté un fait, et qu'il ne songeait pas à modifier la politique de lord Aberdeen. Quand même cela serait vrai, il n'en resterait pas moins que notre gouvernement croyait sincèrement le contraire, et que tout l'autorisait à le croire; il faudrait donc tout au moins reconnaître que sa bonne foi,—cette bonne foi qui a été plus tard si injurieusement contestée outre-Manche,—sortait de là intacte. Mais il y a mieux: Palmerston ne s'était pas contenté d'envoyer à Bulwer ses instructions officielles; il lui avait adressé plusieurs lettres confidentielles pour les commenter et les compléter: là, s'adressant, avec une sorte d'abandon familier, à un agent qui était pour lui un ami et que, de plus, il savait être aussi animé que lui contre la France, il ne craignait pas de lui dévoiler ce qu'il voulait tenir caché au cabinet de Paris, parfois même à ses propres collègues et à sa cour. Ces lettres, longtemps secrètes, nous les connaissons maintenant; et, détail piquant, c'est Bulwer lui-même qui les a publiées[254]. Or il en résulte que les soupçons de Louis-Philippe et de son ministre, loin d'être mal fondés, étaient plutôt au-dessous de la réalité.
La première lettre est datée du 19 juillet, c'est-à-dire du même jour que les instructions: lord Palmerston y déclare qu'il a indiqué seulement pour la forme et par égard pour la France le duc de Cadix parmi les candidats en ligne pour la main de la Reine; il le regarde comme disqualified pour cause de nullité morale et même physique. En réalité, il n'admet que deux candidats, Léopold de Cobourg et Enrique, duc de Séville. Entre les deux, il ne se prononce pas pour le moment; mais il estime que celui des deux qui n'épousera pas la Reine devra épouser l'Infante. D'un mariage de cette dernière avec le duc de Montpensier, il déclare ne vouloir à aucun prix. Bien entendu, il ne s'imagine pas continuer ainsi l'entente cordiale; il est le premier à reconnaître que sa politique est la contradiction de celle de M. Guizot.
Les lettres suivantes, qui sont des 3, 16, 22 et 25 août, révèlent une légère modification dans les idées de lord Palmerston: il n'y tient plus la balance aussi égale entre les deux candidats; la meilleure combinaison lui paraît être de marier la Reine à Enrique et l'Infante à Cobourg. Pour mettre ainsi Enrique en première ligne, il avait diverses raisons qui se dégagent de sa correspondance. C'était d'abord son peu de sympathie pour les Cobourg. Il ne pouvait ignorer que les chefs politiques de cette maison, le roi des Belges et même le prince Albert, le voyaient avec inquiétude au pouvoir[255]. Et surtout il ne trouvait pas les Cobourg assez nettement antifrançais; il craignait qu'ils ne lâchassent pied aussitôt qu'ils verraient le conflit s'aggraver. Ces gens-là, disait-il dédaigneusement, «n'ont pas les nerfs assez solides pour braver Louis-Philippe». À ce moment même, un incident se produisit dont il dut avoir connaissance et qui était fait pour le confirmer dans sa manière de voir: au commencement d'août, le roi des Belges et le prince Albert se réunirent avec la reine Victoria, dans une sorte de conseil de famille, pour délibérer sur la réponse que le duc de Saxe-Cobourg devait depuis trois mois à la reine Christine[256]; sans renoncer à tout espoir de marier leur jeune parent avec Isabelle, ils furent d'avis que ce mariage était impossible, tant que la France s'y opposerait, et qu'il n'y aurait moyen d'y revenir que le jour où Louis-Philippe, convaincu, par la résistance de l'Espagne elle-même, de l'impossibilité de faire accepter un Bourbon, se résignerait à lever son veto[257]; un projet de lettre dans ce sens fut rédigé et envoyé au duc de Saxe-Cobourg, avec invitation de l'adopter «mot pour mot», ce qui fut fait[258]. D'Enrique, à en juger du moins par ses récentes frasques révolutionnaires, Palmerston ne croyait pas avoir à redouter ces timidités et ces ménagements envers la France. Et puis ce prince était le candidat favori d'Olozaga et des autres réfugiés, qui se flattaient de gouverner sous son nom; or le ministre anglais s'obstinait à ne voir les choses de la Péninsule que par les yeux de ces réfugiés.
Toutefois, ne l'oublions pas, si à Londres on avait fini par préférer, pour Isabelle, don Enrique, qui en sa qualité de Bourbon n'était pas contraire à notre principe, on n'y abandonnait pas pour cela le candidat dont l'exclusion était à nos yeux la première condition de l'entente. Dans ce dernier état de la pensée de lord Palmerston, le prince de Cobourg demeurait encore partie essentielle de la combinaison. L'Infante lui était réservée, et Bulwer avait ordre de travailler à la lui faire obtenir. Or, nous avions toujours déclaré qu'un prince étranger a la maison de Bourbon n'était pas plus admissible pour l'Infante que pour la Reine, et c'était l'une des hypothèses pour lesquelles nous avions expressément réservé la reprise de notre liberté[259]. Le secrétaire d'État ne renonçait même pas à toute idée de marier Cobourg à la Reine; il le présentait en seconde ligne, pour le cas où Enrique ne serait pas admis: c'était, à ses yeux, la combinaison subsidiaire, celle qu'il indiquait à son agent comme étant the next best arrangement. Ne croyez pas qu'il éprouvât le moindre scrupule à mettre ainsi l'influence anglaise au service de la candidature Cobourg. Non, il s'appliquait,—ce qui était du reste superflu,—à rassurer sur ce sujet la conscience de Bulwer; il lui affirmait n'avoir rien trouvé dans les actes de lord Aberdeen qui impliquât engagement de ne pas pousser à un tel mariage, qu'il s'agît de la Reine ou de l'Infante. «Nous nous regardons, disait-il, comme libres de recommander au gouvernement espagnol le candidat que nous jugeons le meilleur, que ce soit un Cobourg ou un autre.»
Enfin, ce que lord Palmerston voulait dans tous les cas, quel que fût le mari de la Reine, ce qui lui tenait le plus à cœur, ce qu'il recommandait, dans chacune de ses lettres à Bulwer, avec une insistance passionnée, comme l'objet «le plus important» de la politique britannique, c'était d'empêcher l'union du duc de Montpensier avec l'infante. Il exposait longuement à son agent que cette union serait la mainmise de la France sur la Péninsule, mainmise que l'Angleterre avait jugée déjà dangereuse au siècle dernier, et qui le serait bien plus depuis la conquête de l'Algérie. C'est en Espagne même qu'il prétendait faire naître des obstacles au mariage. Et, dans ce dessein, il n'hésitait pas à recourir aux menaces: «Je vous prie, mandait-il à Bulwer, d'avertir Christine, Rianzarès et Isturiz que nous considérerions un tel mariage comme une mesure d'hostilité contingente contre l'Angleterre de la part de l'Espagne et de la part de la France, et que nous serions obligés de modifier en conséquence nos rapports avec ces deux pays.» Lord Palmerston mettait ainsi lui-même à néant l'arrangement conclu entre M. Guizot et lord Aberdeen, dans la seconde entrevue d'Eu: quand Louis-Philippe avait consenti à reculer le mariage de son fils avec l'Infante jusqu'à ce que la Reine ait eu des enfants, il avait cru évidemment obtenir à ce prix que le gouvernement britannique adhérât à ce mariage, ou au moins qu'il n'y fît pas opposition[260].
Toutes ces menées, qui nous sont ainsi révélées par le témoignage irrécusable de lord Palmerston lui-même, M. Guizot les soupçonnait, mais sans en avoir, sur le moment même, une connaissance aussi précise et aussi complète. C'était en effet l'un des signes, et non le moins caractéristique, des mauvais desseins du ministre anglais, que le soin avec lequel il cherchait à empêcher notre diplomatie d'y voir clair. Tout était calculé pour cela, aussi bien ce qu'il lui cachait que ce qu'il lui laissait voir. Ce qu'il lui cachait, c'était le travail fait en faveur du prince de Cobourg et contre le duc de Montpensier. Ce qu'il lui laissait voir, c'était la candidature de don Enrique. Non seulement, aussitôt qu'il fut décidé à appuyer cette candidature, lord Palmerston en parla à notre chargé d'affaires à Londres; mais, le 27 août, répondant, très tardivement, il est vrai, à la proposition d'action commune que M. Guizot lui avait adressée le 20 juillet, il fit demander officiellement au gouvernement français de s'unir à lui pour soutenir Enrique, «le seul prince espagnol, disait-il, qui fût propre par ses qualités personnelles à être le mari de la Reine»; à quoi notre ministre se borna à répliquer, le 30 août, qu'il ne se croyait pas le droit de pousser si loin la dictation, et qu'il laissait à l'Espagne le soin de choisir entre les descendants de Philippe V. Si lord Palmerston faisait ainsi la lumière sur cette partie de son plan, n'était-ce pas dans l'espoir de faire, par là même, l'ombre plus épaisse sur l'autre partie? Il se flattait probablement, en se montrant occupé d'Enrique, de nous faire croire qu'il était revenu à notre principe du mariage Bourbon, et qu'il n'y avait plus de Cobourg dans l'affaire. C'était un effort pour rendormir notre vigilance, qu'il se repentait d'avoir maladroitement inquiétée par la communication des instructions du 19 juillet. Mais la clairvoyance trop justement ombrageuse du cabinet de Paris ne fut pas mise en défaut par ces habiletés. Le 8 août, transmettant au Roi les rapports qui lui arrivaient de Londres et qui lui annonçaient l'abandon de la candidature Cobourg, M. Guizot ajoutait: «Cela ne me rassure qu'à moitié. On renonce peut-être à la Reine pour le Cobourg, mais dans la pensée de vouloir pour lui l'Infante[261].» Notre ministre, on le voit, devinait juste.
D'ailleurs, quelle que soit l'idée plus ou moins précise que le gouvernement français ait pu se faire alors des manœuvres du gouvernement anglais, il n'y a plus pour l'histoire aucune obscurité. Il est manifeste et incontestable que lord Palmerston n'avait qu'un but en Espagne: faire échec à notre politique, et qu'à l'entente cordiale existant sous lord Aberdeen il substituait la lutte à outrance. Dès lors, la conclusion s'imposait: quand même Louis-Philippe et M. Guizot n'eussent pas stipulé d'avance pour ce cas, comme ils l'avaient fait tant de fois, la reprise de leur liberté, la justice et le simple bon sens suffisaient à la leur rendre; avec qui leur faisait la guerre, ils ne pouvaient être tenus aux engagements consentis en vue et sous la condition d'avoir la paix[262].
IV
Dans sa campagne espagnole, lord Palmerston montrait plus de passion que d'habileté. En se portant champion des radicaux et en prétendant imposer don Enrique comme mari de la Reine, il inquiétait et irritait tous ceux qui dirigeaient alors les affaires de la Péninsule. Rien ne pouvait contribuer davantage à nous ramener la reine Christine et le cabinet de Madrid. M. Guizot le comprit. Aussitôt qu'il eut reçu communication des instructions anglaises du 19 juillet et du réquisitoire qui y était formulé contre le gouvernement des «moderados», il en fit part à M. Bresson et eut soin d'ajouter: «Le parti modéré, la reine Christine ne peuvent se méprendre sur le sens et la portée politique de la dépêche de lord Palmerston..... C'est bien le langage du patron des progressistes, d'Espartero, Olozaga, Mendizabal, etc. Faites en sorte que cette situation soit bien comprise.»
Sir Henri Bulwer, qui, sur place, se rendait compte de l'énorme maladresse commise par son ministre[263], le pressa de laisser là Enrique et de pousser à sa place le prince de Cobourg; il se portait fort de faire agréer ce dernier comme époux de la Reine, avec la condition que l'Infante ne serait pas mariée à un prince français. Lord Palmerston ne voulut rien entendre; une sorte de routine aveugle ne lui permettait pas de concevoir la politique britannique en Espagne autrement que liée étroitement à la cause progressiste. Bulwer, mis en demeure d'obéir à ses instructions, dut s'exécuter. L'effet fut ce qu'il craignait. «Vos ministres sont-ils fous? lui dit M. Isturiz, chef du cabinet de Madrid. Ils désirent l'indépendance de l'Espagne; nous aussi, et nous sommes au pouvoir. Or, au lieu de s'unir à nous, ils disent en réalité que la première condition d'une alliance avec eux est que nous capitulions devant ceux qui nous font opposition. En supposant que je fusse disposé à ce sacrifice, en serait-il ainsi de la cour, de mes amis politiques, des chefs actuels de l'armée?» Aussi Bulwer écrivit-il à lord Palmerston, le 14 août: «Je regrette d'être obligé de dire que toutes les peines que j'ai prises pour disposer la cour et le président du conseil en faveur d'un mariage de don Enrique avec la Reine, ont été absolument sans effet[264].»
Cet état d'esprit de la cour d'Espagne n'échappait pas à M. Bresson, qui manda, le 8 août, à M. Guizot: «M. Mon (l'un des ministres) m'a raconté qu'hier soir la Reine mère lui avait dit avec une anxiété remarquable: «Engage donc Bresson à s'entendre avec moi, pour faire les deux mariages le plus tôt possible. Les Anglais et la révolution nous menacent.» Et notre ambassadeur ajoutait le lendemain: «Ou il ne faut plus croire à rien sur cette terre, ou la reine Christine, par peur, par calcul ou par affection, nous est entièrement revenue. Je la quitte à l'instant... Elle se rallie franchement à la pensée du mariage de la jeune reine avec le duc de Cadix. Elle y prépare, elle y dispose, elle y rend favorable l'esprit de sa fille..... Je vous laisse à penser si je l'ai encouragée dans cette voie.» Seulement Christine mettait à son concours une condition, c'était la simultanéité des deux mariages, de la Reine avec Cadix et de l'Infante avec Montpensier. Cela lui paraissait nécessaire pour «fortifier, relever l'un des mariages par l'autre», pour «contenir les opposants par l'éclat du rang de notre prince et par la crainte de la France qui venait derrière lui».
En face de cette exigence, M. Bresson ne laissa pas que d'être embarrassé. D'une part, il venait d'être réprimandé et menacé de désaveu pour avoir offert la simultanéité; d'autre part, il était convaincu que cette concession était légitime et nécessaire. Dans cette difficulté, il n'osa pas dire tout de suite oui; mais il se garda de dire non[265], et, se retournant du côté de son gouvernement, il insista fortement sur la nécessité de céder, et de céder sans retard, avant que les partis eussent eu l'éveil et se fussent jetés au travers des négociations pour faire tout échouer. «Pour moi, écrivait-il à M. Guizot, pour moi qui viens de relire attentivement vos lettres des 10 décembre 1845, 28 février et 17 mars 1846, qui en ai pesé chaque mot, non seulement je vous considère comme dégagé, par les premières démarches du cabinet anglais actuel, des ménagements et obligations auxquels vous pouviez vous croire tenu envers celui de sir Robert Peel, mais je me considère moi-même comme placé dans les conditions prévues par ces lettres, et comme appelé, d'un moment à l'autre, à faire usage des pouvoirs qu'elles me confèrent, pouvoirs délicats, pouvoirs d'une grande importance dont je sens toute la gravité et auxquels je ne dois avoir recours qu'en homme prudent à la fois et ne craignant pas la responsabilité. C'est ainsi que j'agirai: comptez-y[266].»
Si désireux que le gouvernement français se fût montré jusqu'alors d'éviter la simultanéité des deux mariages, il ne pouvait pas ne pas être frappé de ce que lui disait M. Bresson. Pour échapper au péril que lui faisaient courir les intrigues anglaises, il avait besoin du concours de la reine Christine; s'il refusait à cette dernière tout ce qu'elle exigeait, ne s'exposait-il pas à ce qu'elle liât partie avec nos adversaires, comme elle en avait déjà eu plusieurs fois la velléité? Il recevait d'ailleurs avis que Bulwer poursuivait ses menées plus activement que jamais, et que M. Isturiz avait avec lui des entretiens assez suspects. On ajoutait que le parti radical espagnol, encouragé par le patronage de lord Palmerston, s'agitait d'une façon menaçante, et qu'il n'était pas prudent de lui laisser le loisir d'organiser quelque mauvais coup. Dans ces conditions, M. Guizot jugea qu'on ne pouvait pas refuser plus longtemps à M. Bresson ce qu'il déclarait être si nécessaire. Le Roi fut plus difficile à convaincre: malgré tout, il eût désiré s'en tenir toujours aux déclarations d'Eu. La reine Amélie l'encourageait dans sa résistance. Ce fut à contre-cœur et après de longues délibérations avec M. Guizot que Louis-Philippe finit par se rendre à ses instances et se résigna à laisser faire M. Bresson. Celui-ci fut alors informé que son gouvernement s'en rapportait à lui pour l'usage à faire, dans la circonstance particulière, des pouvoirs généraux qui lui avaient été antérieurement conférés[267]; M. Guizot lui donnait l'assurance «qu'en tout cas il serait fermement soutenu». Toutefois, recommandation lui fut faite de stipuler expressément que la discussion des accords préliminaires précéderait la déclaration et la célébration du mariage du duc de Montpensier: c'était, dans la pensée du cabinet de Paris, un dernier moyen qu'il se réservait d'empêcher une simultanéité tout à fait complète. En dépit de cette restriction, notre ambassadeur avait enfin la liberté qu'il sollicitait depuis si longtemps. Il n'était pas homme à hésiter devant l'initiative dont on lui laissait la responsabilité. Il promit donc à la reine Christine d'associer les deux mariages.
Contenter cette princesse, c'était beaucoup; ce n'était pas tout. Restait une dernière difficulté assez embarrassante, qui était la répugnance manifestée par la jeune reine pour le mari que la politique lui destinait; elle enviait la part de sa sœur cadette et «son beau Montpensier» qu'elle eût voulu prendre pour elle-même; par comparaison, le duc de Cadix lui paraissait faire médiocre figure, et elle ne se privait pas de parler de lui en termes peu flatteurs[268]. Dans les lettres qu'il écrivait à M. Guizot, M. Bresson faisait connaître cet état d'esprit de la Reine; il montrait aussi le fiancé gauche, timide, se défiant de lui-même et des autres, et par moments éprouvant plus d'éloignement que d'attrait pour sa fiancée; la Reine mère et Rianzarès trop souvent insaisissables; le président du conseil toujours sur le point de nous trahir; la légation anglaise multipliant les intrigues. «Pesez ces difficultés, ajoutait-il, et demandez-vous si aucune habileté humaine peut en triompher. À Dieu, à la Vierge, au hasard, faites honneur du succès à qui vous voudrez, si nous l'obtenons; car, pour moi, tout en ayant l'œil partout attentif et n'épargnant ni soins, ni peines, ni démarches, je reconnais que cette combinaison d'individualités et de circonstances est au-dessus des forces et de l'entendement de notre pauvre organisme[269].»
En traçant ce tableau un peu assombri, M. Bresson, oubliait qu'il avait en main, dans ce jeu si embrouillé, une carte qui devait lui faire gagner la partie: c'était le concours qu'en dépit de son humeur mobile et fantasque, la reine Christine était décidée à nous donner, depuis qu'elle avait reçu satisfaction en ce qui touchait la simultanéité. Elle agit sur sa fille et fit agir par l'Infante. Cette pression de famille ne fut pas sans effet. Dans la soirée du 27 août, après une scène de larmes avec le duc de Rianzarès, la jeune reine entra chez sa mère, se jeta dans ses bras et dit oui. Les ministres, aussitôt avisés de cette décision, y acquiescèrent unanimement. La Reine leur annonça en même temps qu'elle donnait sa sœur en mariage au duc de Montpensier. L'un des ministres vint aussitôt réveiller M. Bresson,—il était deux heures du matin,—pour lui annoncer la grande nouvelle.
Le lendemain, quand il fallut rédiger l'accord relatif au mariage du duc de Montpensier, la reine Christine demanda que la simultanéité y fût établie d'une façon absolue. M. Bresson, lié par ses instructions, s'y refusa, déclarant qu'il annulerait plutôt tout ce qui venait d'être fait. Devant cette menace, la Reine céda, et l'on inséra dans l'accord les stipulations suivantes: «La discussion des capitulations matrimoniales, des articles du contrat et des questions d'intérêt qui s'y rattachent est réservée; lorsque les actes définitifs auront été dûment réglés et approuvés par les hautes parties contractantes, la forme et l'époque de la déclaration de ce mariage et sa célébration seront déterminées de manière à les associer, autant que faire se pourra, à la déclaration et à la célébration du mariage de Sa Majesté Catholique avec S. A. R. le duc de Cadix.» Toujours sous l'empire de la même préoccupation, M. Bresson obtint, non sans livrer une autre bataille, que le décret de convocation des Cortès n'annonçât au public que le mariage de la Reine, sans parler de celui de l'Infante. Pendant ce temps, à Paris, M. Guizot, faisant part à lord Normanby de ce qui venait d'être décidé à Madrid, et interrogé par lui sur le point de savoir si les deux mariages se feraient au même moment, répondait très sincèrement: «Non, pas au même moment.» Ainsi, jusqu'à la fin, notre gouvernement espérait éviter une simultanéité tout à fait complète des deux mariages.
Il fut aussitôt visible que cette dernière résistance de la diplomatie française produisait un très fâcheux effet à Madrid: elle blessait nos amis, fournissait une arme à ceux qui rêvaient de crise ministérielle ou même d'insurrection, et risquait de remettre tout en question. «C'est seulement par la vertu du fait accompli, disaient les ministres espagnols, qu'on en imposera à l'esprit de faction», et ils demandaient avec instance que les deux mariages fussent célébrés ensemble, le 10 octobre. Ces raisons, transmises aussitôt et appuyées avec force par M. Bresson, triomphèrent de ce qui restait encore de répugnance dans l'esprit de Louis-Philippe. Le consentement, qu'il avait fallu lui arracher, en quelque sorte, morceau par morceau, était enfin complet, et, le 4 septembre, M. Guizot écrivit par le télégraphe à son ambassadeur: «Le Roi approuve que le mariage de Mgr le duc de Montpensier avec l'Infante soit célébré le même jour que celui de la Reine avec Mgr le duc de Cadix. Vous pouvez rendre public le fait que vous avez signé, avec M. Isturiz, un engagement pour le mariage de l'Infante avec le duc de Montpensier.» Le même jour, le Journal des Débats annonçait le double mariage.
V
À la nouvelle de la décision prise à Madrid, grande fut la colère de lord Palmerston. Quelle mortification de débuter dans son nouveau ministère par un pareil échec! Il la sentait d'autant plus que, tout occupé des menées souterraines par lesquelles il espérait nous ruiner en Espagne, il ne s'était pas rendu compte du travail qui s'y faisait contre lui. Oubliant volontairement qu'il avait lui-même rompu l'accord et commencé la guerre, il prit l'attitude d'un homme surpris par un acte d'hostilité au moment où il ne songeait qu'à vivre en paix. «Je ne vous parlerai plus d'entente cordiale, répondit-il à la première communication de notre chargé d'affaires, parce que ce qu'on nous annonce nous prouve trop clairement qu'on ne veut plus, à Paris, ni de cordialité ni d'entente[270].» Dans le trouble de son dépit, il donnait à ce simple incident matrimonial des proportions étranges, y dénonçant «l'acte le plus patent d'ambition et d'agrandissement politique que l'Europe eût vu depuis l'Empire[271]». Il ajoutait: «Si le gouvernement français persiste à adopter le système d'ambition sans scrupule qui guida la politique étrangère sous Louis XIV et Napoléon, il n'y a pas de bon vouloir et de sentiments d'amitié de la part de l'Angleterre qui puissent être assez forts pour empêcher les relations entre l'Angleterre et la France de redevenir ce qu'elles étaient pendant les règnes de Napoléon et de Louis XIV[272].» Il ne se borna pas à ces exagérations. Avec ce goût des récriminations blessantes qui était dans sa nature, il se montra tout de suite résolu à porter la discussion sur un terrain particulièrement dangereux dans les controverses internationales, celui de la bonne foi; et, pour comble, ce n'était pas seulement le cabinet français qu'il s'apprêtait à accuser de déloyauté, c'était Louis-Philippe lui-même. Se rencontrant avec l'un des collègues de M. Guizot, M. Dumon, alors en Angleterre, il lui disait: «Voilà la première fois qu'un roi de France n'a pas tenu sa parole[273].» Puis, tout fier de cette inconvenance, il s'empressait de la raconter à lord Normanby et à sir Henri Bulwer, et ne leur exprimait qu'un regret, celui «d'avoir été ainsi trop complimenteur pour les prédécesseurs de Louis-Philippe[274]». «Nous sommes indignés, écrivait-il encore à Bulwer, de la mauvaise foi, de l'ambition sans scrupule, des basses intrigues du gouvernement français[275].»
Il fallait s'attendre à cette irritation de lord Palmerston: nul moyen de l'éviter ni de l'apaiser. Mais y avait-il chance de la limiter, d'empêcher que cette irritation ne trouvât d'écho outre-Manche, que l'Angleterre n'épousât les griefs et les ressentiments de son ministre? À l'avance, M. Guizot avait caressé quelque espérance de ce genre. Dès le 5 juillet 1846, au moment où se formait le ministère whig, il écrivait à M. Bresson: «J'ai, avec lord Palmerston, cet avantage que, s'il survenait entre nous et Londres quelque refroidissement, quelque embarras, ce serait à lui, non à moi, qu'en France, en Angleterre, partout, on en imputerait la faute.» Aussi à peine se vit-il, par suite de l'annonce des deux mariages, aux prises avec le secrétaire d'État, qu'il fit effort pour l'isoler dans son propre pays et jusque dans son cabinet. Il risqua même, pour obtenir ce dernier résultat, une démarche qu'on ne peut s'empêcher de trouver un peu inconsidérée: ce fut une lettre adressée, le 15 septembre, à M. de Jarnac, pour être communiquée au premier ministre, lord John Russell, et où l'éloge de celui-ci se mêlait à une plainte très vive sur la conduite suivie par lord Palmerston[276]. Telle était la confiance de M. Guizot que, quelques jours après, il écrivait à M. de Flahault: «J'ai de très bonnes nouvelles de lord John Russell; n'en parlez pas, mais tenez pour certain que le bruit suscité par lord Palmerston n'ira pas loin[277].» Cette illusion dura peu. Le premier soin de lord Russell fut de mettre la lettre de M. Guizot sous les yeux de celui-là même dont elle contenait la critique; puis il écrivit à M. de Jarnac, sur un ton assez raide, que le chef du Foreign office avait toute sa confiance, qu'il avait agi avec modération, et que c'était au contraire le gouvernement français qui avait prouvé, par sa conduite, le peu de prix qu'il attachait à l'amitié de l'Angleterre[278]. Lord John dépassait ainsi son vrai sentiment; il n'était pas aussi assuré que son collègue fût sans tort. Lui-même n'a point caché plus tard combien il regrettait de ne s'être pas opposé à l'envoi de ces instructions du 19 juillet 1846, où il avait été si malencontreusement parlé du prince de Cobourg, et il a raconté par suite de quel incident il n'était pas intervenu: ces instructions lui avaient été communiquées un dimanche, au moment où il partait pour le service divin, et, dans sa hâte, il ne les avait parcourues que superficiellement. «Si je n'étais pas allé à l'église, ajoutait-il, j'y aurais fait plus d'attention[279]!» Mais, tout en blâmant au fond son collègue, lord Russell se faisait un point d'honneur de le couvrir, dès qu'il le voyait accusé par un gouvernement étranger. Et puis lord Palmerston, qui s'était gardé de faire connaître aux autres ministres ses instructions secrètes à Bulwer, leur avait présenté notre consentement au double mariage comme un acte d'hostilité gratuite, mieux encore, comme le dénouement d'une intrigue ourdie de vieille date par Louis-Philippe, comme une fourberie longuement préméditée[280]. Ces accusations semblaient avoir trouvé créance chez ses collègues; lord Clarendon disait à M. Dumon «qu'il n'y avait qu'un sentiment dans le cabinet anglais» sur la conduite de la France[281], et l'un des personnages les plus considérables du parti whig, lord Lansdowne, déclarait que «tout le monde reconnaissait la nécessité de changer de conduite envers Louis-Philippe[282]».
Si M. Guizot ne parvenait pas à détacher de lord Palmerston ceux qui lui étaient liés par la communauté de parti et de responsabilité, il pouvait sans doute espérer une appréciation plus favorable de la part des adversaires du ministère whig, et particulièrement de son ami lord Aberdeen, dont il avait tant de fois éprouvé l'esprit droit et conciliant. Il lui avait écrit, dès le 7 septembre, toutes les raisons qu'il avait eues de considérer comme annulés les engagements pris à Eu. Lord Aberdeen lui répondit amicalement et tristement, le 14 septembre, qu'il ne trouvait pas ces raisons suffisantes. Ignorant les secrètes menées de son successeur, il se refusait à croire que celui-ci eût voulu s'écarter de la politique d'entente suivie avant lui. «Je suis satisfait, ajoutait-il, de savoir que vous ne voudriez jamais avoir fait un acte pour lequel vous ne vous sentiriez pas pleinement justifié; mais, je l'avoue, mon cher monsieur Guizot, il m'est impossible de découvrir des motifs plausibles pour le choix qui a eu lieu[283].» Quelques jours après, lord Aberdeen écrivait au prince Albert: «Je me soucie fort peu du mariage en lui-même, mais je sens vivement la violation de l'engagement pris, et je suis encore à me demander si Guizot a pu se sentir tranquille envers sa conscience, à la suite de la conduite qu'il a tenue[284].» Avec le temps, il est vrai, la sévérité de ce jugement s'adoucit un peu; lord Aberdeen finit par se déclarer convaincu de la bonne foi du ministre français, de la sincérité des soupçons qui avaient déterminé sa conduite, et il affirma que si lui, Aberdeen, était resté au pouvoir, rien de pareil ne fût arrivé[285]. Sur ce dernier point, il était absolument dans le vrai.
L'une des principales préoccupations de Louis-Philippe devait être de savoir comment l'événement serait pris par la reine Victoria. On sait sur quel pied d'intimité familière les relations des deux cours s'étaient établies depuis la première entrevue d'Eu, en 1843: visites annuelles qui, des deux parts, étaient toujours trouvées trop rares et trop courtes; correspondance fréquente, affectueuse, on peut même dire tendre[286], et que la Reine avait continuée après la rentrée de Palmerston au Foreign office, sans paraître supposer que ce fait pût altérer une telle intimité[287]. Mais on sait aussi quel intérêt l'épouse du prince Albert portait à ce qui touchait les Cobourg; on n'a pas oublié non plus qu'elle avait été personnellement partie dans les arrangements relatifs aux mariages espagnols, et qu'elle-même avait reçu à Eu, en 1845, de la bouche de Louis-Philippe, l'engagement de ne pas célébrer le mariage du duc de Montpensier avant que la Reine eût eu des enfants. Depuis lors, elle en était restée à cet engagement, et rien ne l'avait préparée à le voir rompre. Elle se piquait, pour son compte, d'être demeurée fidèle à l'entente, et de cette fidélité elle venait même de donner une preuve qui ne lui avait pas peu coûté: je veux parler de ce conseil de famille tenu entre elle, le prince Albert et le roi des Belges, où il avait été décidé de détourner Léopold de Cobourg de ses visées matrimoniales, tant que le roi des Français y ferait une aussi formelle opposition[288]. Quant aux menées hostiles par lesquelles, pendant ce temps, lord Palmerston avait obligé le gouvernement français à reprendre sa liberté, la Reine paraissait n'en rien savoir. D'une part, le coupable s'était gardé de l'en informer; de l'autre, elle n'avait reçu directement de Louis-Philippe, au sujet de ces menées et des conséquences que notre gouvernement pourrait être conduit à en tirer, aucun avertissement préalable, analogue à ceux que M. Guizot faisait alors parvenir à Palmerston lui-même. Si le Roi n'avait ainsi rien dit, ce n'était pas par un calcul machiavélique et pour entretenir la Reine dans une trompeuse sécurité; c'était que, jusqu'à la veille de la décision finale, il s'était refusé à se servir de la liberté qui lui était rendue et avait compté se renfermer quand même dans les termes des engagements d'Eu. Mais, pour être ainsi explicable, ce silence n'en eut pas moins, sur le moment, un effet fâcheux. La Reine en fut plus portée, quand lui arriva, tout à fait à l'improviste, la nouvelle des deux mariages, à se croire la victime d'une surprise déloyale. Il n'y eut pas alors jusqu'à l'intimité de ses rapports avec Louis-Philippe qui ne contribuât à lui faire sentir davantage l'offense, en y mêlant cette impression, particulièrement douloureuse pour une femme jeune en face d'un vieillard, de l'amitié trahie, de la confiance trompée. Ajoutez-y, sans aucun doute, quoiqu'on en parlât moins haut, le dépit de voir écarter définitivement ce mariage Cobourg que la Reine n'osait faire contre nous, mais auquel elle avait toujours espéré nous voir acculés par les circonstances. Ce dépit était particulièrement vif chez le prince Albert[289]. Livrée à elle seule, Victoria, qui, malgré ses griefs, gardait un fond d'affection pour notre famille royale[290], n'eût probablement pas refusé d'écouter les explications de Louis-Philippe et eût saisi volontiers quelque occasion de le traiter en ami. Ce fut son mari qui l'en détourna, avec le concours de leur conseiller, l'Allemand Stockmar, toujours fort ardent à nous desservir[291]. Sous ces influences, la Reine répudia promptement toutes les velléités de réconciliation qui avaient pu lui traverser l'esprit et ne fut plus qu'à son ressentiment. «Rien n'égale l'indignation de la Reine contre la conduite du Roi, notait bientôt après M. Greville sur son journal; elle en a parlé à Clarendon dans les termes les moins mesurés[292].» Le duc de Broglie écrivait à son fils: «C'est la Reine qui échauffe son ministère[293].»
Louis-Philippe ne fut pas longtemps à s'apercevoir qu'il ne pouvait pas compter sur l'amitié de la reine d'Angleterre, pour contenir ses ministres. Il avait cru moins provoquer les controverses en lui faisant annoncer le mariage du duc de Montpensier, par la reine Marie-Amélie, comme un simple «événement de famille», intéressant uniquement «le bonheur de son fils chéri»; la lettre, datée du 8 septembre, était écrite sur le ton d'amicale familiarité en usage entre Eu et Windsor, et l'on s'y informait, au nom du Roi, si «les pêches», récemment envoyées, étaient «arrivées à bon port». Dans ce tour plus ou moins heureux, mais pris évidemment à bonne intention, l'entourage de Victoria s'appliqua à lui faire voir une aggravation d'offense. Elle répondit, le 10 septembre, d'une façon fort sèche, rappelant à sa correspondante tous les faits que celle-ci avait volontairement laissés de côté, «ce qui s'était passé à Eu» entre les deux souverains, le refus fait par la famille royale d'Angleterre «d'arranger» le mariage Cobourg, refus qui n'avait pas eu d'autre cause que le désir d'être agréable au Roi; puis elle ajoutait: «Vous pourrez donc aisément comprendre que l'annonce soudaine de ce double mariage ne peut nous causer que de la surprise et un bien vif regret. Je vous demande pardon, Madame, de vous parler politique dans ce moment, mais j'aime à pouvoir me dire que j'ai toujours été sincère avec vous[294].»
«Je doute que ma réponse leur plaise beaucoup», disait Victoria à lord Clarendon, après avoir écrit cette lettre[295]. Louis-Philippe, en effet, en ressentit un vrai chagrin. Il voulut tenter un effort pour obtenir une appréciation plus juste. Dans ce dessein, il écrivit, le 14 septembre, à sa fille, la reine des Belges, une très longue lettre justificative, en réalité destinée à la reine d'Angleterre. «J'y ai consacré, mandait-il à sa fille, d'arrache-pied et sans regret, trois nuits jusqu'à quatre heures du matin, malgré les cris de la Reine, de ma sœur et de toute la famille, qui prétendaient que je me tuais... Je me serais soumis volontiers à encore plus de fatigue, s'il l'avait fallu, pour achever ce travail, tant a été profonde la peine que j'ai ressentie de la lettre de la reine Victoria, et de l'injuste préjugé dont je l'ai vue animée dans cette affaire.» La lettre débutait ainsi: «La Reine vient de recevoir une réponse de la reine Victoria à la lettre que tu sais qu'elle lui avait écrite, et cette réponse m'a fait une vive peine. Je suis porté à croire que notre bonne petite reine a eu presque autant de chagrin à écrire cette lettre que moi à la lire. Mais enfin elle ne voit maintenant les choses que par la lunette de lord Palmerston, et cette lunette les fausse et les dénature trop souvent. C'est tout simple; la grande différence entre la lunette de lord Aberdeen et celle de lord Palmerston provient de la différence de leur nature: lord Aberdeen aimait à être bien avec ses amis; lord Palmerston, je le crains, aime à se quereller avec eux.» Louis-Philippe reprenait ensuite, dès l'origine, l'histoire des mariages; il montrait comment il avait été amené bien malgré lui, par la politique de lord Palmerston, à «dévier des conventions premières», et exprimait son regret qu'on n'eût pu éviter ce qui avait été, pour les uns, «un grand et inutile désappointement», pour lui, «un des plus pénibles chagrins qu'il eût éprouvés, et Dieu savait qu'il n'en avait pas manqué pendant sa longue vie». Il terminait ainsi: «Actuellement, c'est à la reine Victoria et à ses ministres qu'il appartient de peser les conséquences du parti qu'ils vont prendre et de la marche qu'ils suivront. De notre côté, ce double mariage n'opérera dans la nôtre d'autres changements que ceux auxquels nous serions contraints par la nouvelle ligne que le gouvernement anglais jugerait à propos d'adopter... Nous ne voyons aucun intérêt, aucun motif, ni pour l'Angleterre, ni pour nous, à ce que notre entente cordiale soit brisée, et nous en voyons d'immenses à la bien garder et à la maintenir. C'est là mon vœu, c'est celui de mon gouvernement. Celui que je te prie d'exprimer de ma part à la reine Victoria et au prince Albert, c'est qu'ils me conservent dans leur cœur cette amitié et confiance auxquelles il m'a toujours été si doux de répondre par la plus sincère réciprocité et que j'ai la conscience de n'avoir jamais cessé de mériter de leur part[296].»
La reine Victoria répondit, le 27 septembre, en s'adressant également à la reine des Belges. Dans sa lettre, qui était évidemment l'œuvre du prince Albert[297], elle réfutait longuement et durement toute l'argumentation du Roi, sans se montrer touchée de ses protestations. Une seule citation donnera l'idée du point de vue où elle se plaçait: elle déclarait que «ses sentiments de justice ne se prêteraient jamais à reconnaître que lord Palmerston se fût écarté de l'entente cordiale établie entre le gouvernement français et lord Aberdeen». Elle concluait en ces termes: «J'ai donc tout bien considéré par moi-même et en voyant de mes propres yeux, et il m'est impossible de reconnaître que le Roi fût dégagé de sa parole. Rien au monde de plus pénible n'eût pu m'arriver que ce triste désaccord, et parce qu'il a un caractère si personnel, et parce qu'il m'impose le devoir de m'opposer au mariage d'un prince auquel je porte, ainsi qu'à toute sa famille, une amitié aussi vive[298].» Lord Palmerston, qui eut aussitôt connaissance de cette lettre, en fut naturellement ravi. «J'en approuve tous les mots», écrivait-il à Bulwer[299]. Il eût voulu crier sur les toits une si heureuse nouvelle: aussi son journal annonça-t-il bien haut que la souveraine partageait l'indignation générale contre la conduite du gouvernement français; «elle comprend, ajoutait-il, que la confiance, si naturellement produite par le fréquent échange de courtoisies royales, a été grandement abusée». Louis-Philippe ne crut pas que sa dignité lui permît d'insister davantage. Il cessa donc toute correspondance, même indirecte, avec la reine Victoria, attendant du temps la justice à laquelle il croyait avoir droit.
Quand les choses étaient aussi mal prises à la cour et dans les hautes régions politiques, il ne fallait pas s'attendre qu'elles le fussent bien dans la nation anglaise elle-même. Au premier moment, cependant, on avait pu croire que celle-ci se montrerait assez indifférente. Lord Clarendon lui-même le constatait et s'en plaignait[300]. Dans un article que nos feuilles ministérielles s'empressèrent de reproduire, le Times déclara tranquillement, le 3 septembre, que «les intérêts britanniques n'étaient pas sérieusement engagés dans cette affaire». Mais sous l'effet des remontrances et des excitations du Morning Chronicle, organe personnel de lord Palmerston, le ton des journaux anglais changea bientôt. Tous, le Times en tête, se mirent à déclarer que l'Angleterre serait «amoindrie» par ce mariage; ils accusèrent le gouvernement français de déloyauté et le dénoncèrent comme ayant «commis, avec une intention résolue et méditée, un grand outrage international». La polémique descendit plus bas encore: pas d'ignominie que ces journaux n'imaginèrent. Ils affirmèrent que Louis-Philippe, de connivence avec Christine, avait fait constater médicalement la stérilité de la reine Isabelle, et que le mariage du duc de Montpensier était une spéculation faite sur cette stérilité. Le Times raconta aussi, sans sourciller, que le consentement de la jeune reine avait été extorqué par M. Bresson, au milieu d'une orgie nocturne[301], et, partant de là, il s'écriait: «Quel intrus se glisse hors du palais à sept heures du matin, si tôt s'il s'agit d'affaires, si tard s'il s'agit de fêtes? Quelles orgies ont eu lieu dans le palais des deux vierges royales que l'honneur chevaleresque de l'Espagne doit protéger? À Paris, il y a des hommes qui tirent le nom distinctif de leur industrie spéciale, de l'air dégagé avec lequel on les voit sortir de grand matin d'une maison où ils ont passé la nuit à cueillir les fleurs qui l'embellissent. Cet homme est un Français. Appartient-il à cette catégorie? Le chevalier d'industrie qui en impose à la simplicité des Espagnols n'est rien moins que l'agent accrédité et investi de toute la confiance d'un grand roi. Il emporte une Infante dans son sac...» Et le Times ajoutait, en prenant personnellement Louis-Philippe à partie: «Quiconque choisit pour son heure l'heure de minuit, entre par la porte dérobée et marche armé d'une lanterne sourde et d'un levier, doit à coup sûr avoir conscience de l'improbité de sa conduite. Louis-Philippe est l'homme qui a le moins su sauver les apparences, s'il n'a pas commis un crime contre l'Europe.» La polémique continua sur ce ton. Mis à un tel régime d'excitation, le public anglais finit par s'échauffer: lui aussi se persuada que son pays venait d'être la victime de la perfidie et de l'ambition de la France.
Il fut donc promptement manifeste que l'Angleterre tout entière, de la souveraine au peuple, prenait à son compte la querelle de lord Palmerston. C'était, pour notre gouvernement, une grosse déception et un accident malheureux. Avait-il fait tout ce qu'il fallait pour le prévenir? Préoccupé de réussir dans la contre-mine qu'il opposait à la mine creusée par la diplomatie anglaise, n'avait-il pas trop perdu de vue l'effet que devait produire une explosion à laquelle nul n'était préparé? Si le mystère et la surprise avaient leurs avantages, ils avaient aussi leurs dangers. Des précautions étaient à prendre pour qu'outre-Manche, dans le public, chez les hommes politiques, à la cour surtout, personne ne pût, au moment décisif, se tromper sur les responsabilités, ni mettre en doute notre loyauté. Ces précautions étaient sans doute malaisées à concilier avec les exigences d'une lutte que lord Palmerston nous obligeait à faire souterraine: je ne nie pas la délicatesse du problème, mais je constate que notre gouvernement ne l'avait pas résolu, et qu'il ne paraissait même pas avoir tenté de le résoudre. C'est peut-être la principale, l'unique faute commise par le gouvernement français: elle devait avoir de fâcheuses conséquences.
VI
Dans cette affaire des mariages, notre gouvernement avait donc contre lui toute l'Angleterre: avait-il du moins avec lui toute la France? De ce côté-ci de la Manche, comme de l'autre, les divers partis s'unissaient-ils pour faire front contre l'étranger? À première vue, il n'était pas de question où M. Guizot pût se croire plus à l'abri des critiques de la gauche. En effet, depuis plusieurs années, le grand grief des opposants, celui qui récemment encore, lors des élections générales de 1846, fournissait matière à toutes leurs déclamations, était la prétendue pusillanimité qui empêchait le gouvernement français de tenir tête à l'Angleterre. Cette défaillance si souvent dénoncée à l'occasion du droit de visite, de l'indemnité Pritchard et du traité avec le Maroc, les journaux de gauche avaient toujours paru s'attendre qu'elle se reproduirait en Espagne, dans les négociations relatives au mariage de la Reine et de sa sœur. Tout récemment encore, au mois d'août, un article du Times leur avait fourni occasion de manifester leur dédaigneuse défiance. Cet article, contenant une sortie virulente et comminatoire contre notre prétention d'imposer un mari à la reine Isabelle, semblait conclure à remettre sur les rangs le prince de Cobourg. Presque toute la presse de Londres y fit écho, ce qui ne laissa pas que de causer quelque émoi à Paris. Le Journal des Débats se borna à relever l'attaque, sans y répondre à fond; son souci évident était de ne pas faire descendre sur la place publique une discussion qui lui paraissait être du domaine des chancelleries. Aussitôt tous les journaux de gauche et de centre gauche, interprétant cette réserve de la feuille ministérielle comme un manque de courage, dénoncèrent la «reculade», la «nouvelle génuflexion» que M. Guizot s'apprêtait à faire «devant les exigences de lord Palmerston». «Voilà, s'écriaient-ils, l'ère des humiliations rouverte du côté de l'Espagne[302]!» Telle était la vivacité de leur émotion, qu'elle durait encore, alors qu'à leur insu tout était déjà décidé, à Madrid, dans un sens absolument opposé. C'est le 28 août que les deux mariages furent convenus entre la cour d'Espagne et M. Bresson: le 31, le National continuait à s'indigner à la pensée que M. Guizot n'oserait pas «persister dans la politique formulée si nettement par lui, quatre ans auparavant», et qu'il «sacrifierait les intérêts séculaires de notre pays». Le 3 septembre, en même temps que le Journal des Débats annonçait les mariages, le Constitutionnel, qui les ignorait encore, faisait une peinture méprisante de cette diplomatie française, maladroite, peureuse, en train d'abandonner à Madrid tout ce qu'elle avait exigé, et il ajoutait ironiquement que le duc de Montpensier, exclu d'Espagne par lord Palmerston, allait être réduit à chercher femme en Allemagne.
En voyant leurs injurieuses prévisions si complètement démenties par l'événement, quelle pouvait être l'attitude de ces journaux? Qu'ils reconnussent leur tort et fissent amende honorable, c'eût été leur demander une vertu peu en usage dans les luttes de partis. Mais ne devait-on pas s'attendre qu'au moins ils ne blâmassent pas le gouvernement pour avoir fait le contraire de ce qu'à l'avance ils venaient de flétrir comme une lâcheté? Au premier moment, sous le coup de la surprise, ils parurent surtout fort embarrassés. Reconnaissant que le choix du duc de Cadix était bon, ils insinuèrent qu'il avait été fait malgré M. Guizot et contre lui; ne pouvant pas nier que le mariage du duc de Montpensier serait un succès pour la politique française, ils affectèrent d'en mettre en doute la réalité. Mais de telles contre-vérités ne pouvaient longtemps se soutenir, et ces journaux se voyaient acculés à confesser que le ministère venait de montrer précisément la hardiesse dont on l'avait proclamé incapable. Plusieurs faisaient déjà, de plus ou moins bonne grâce, cet aveu qu'ils sentaient d'ailleurs répondre au sentiment général, même à celui de leurs partisans, quand M. Thiers intervint pour empêcher ce qu'il regardait comme une grosse faute de tactique. À ceux de ses amis ou de ses alliés qui se laissaient aller à se réjouir du succès remporté par la politique française et de l'échec infligé à la politique anglaise, le chef du centre gauche représenta vivement qu'ils faisaient fausse route, que le ministre leur donnait barre sur lui, et qu'ils seraient des niais de ne pas en profiter. Il leur montra, dans les difficultés créées par l'irritation de lord Palmerston, une occasion à saisir pour jeter bas M. Guizot. Le jeu de l'opposition lui paraissait devoir être d'alarmer les intérêts et les imaginations sur les dangers du conflit, de telle sorte que le Roi et l'opinion, effrayés, se décidassent à changer de ministère pour retrouver leur sécurité. Sans doute, c'était le contre-pied de ce que l'opposition avait dit jusqu'alors; mais il n'y avait pas là de quoi embarrasser un esprit aussi souple et aussi leste. Sans doute encore, le patriotisme eût dû lui faire un scrupule de seconder un ministre étranger qui cherchait à diminuer, à humilier la France; mais nous avons vu que, depuis assez longtemps déjà, l'ancien président du conseil du 1er mars avait jugé de son intérêt parlementaire de lier partie avec l'ancien auteur du traité du 15 juillet 1840[303].
Non content d'agir par ses conversations particulières, M. Thiers se servit du Constitutionnel pour donner publiquement le signal et développer le thème de cette nouvelle opposition. Dès le milieu de septembre, ce journal se mit à exalter l'alliance anglaise et à déplorer de la voir rompue par le «coup de tête», par la «dangereuse étourderie» des mariages espagnols. Cette rupture, il l'imputait au gouvernement français, l'accusant, sur la foi des feuilles étrangères, d'intrigue, de déloyauté, de brutalité dictatoriale, vantant par contre la «modération» de lord Palmerston. Il s'efforçait de grossir ce conflit, et recueillait avec une telle complaisance toutes les menaces venues du dehors, qu'il paraissait en désirer la réalisation. Et pour quel avantage, demandait-il, s'était-on ainsi exposé? Il n'en découvrait pas d'autre que la riche dot de l'Infante; et il montrait ce gouvernement, naguère si pusillanime quand les grands intérêts du pays étaient en jeu, devenu téméraire dès qu'il s'agissait de satisfaire une cupidité dynastique. À cette situation il ne voyait que deux issues possibles: ou une lutte aboutissant tôt ou tard à la guerre, ou, ce qui lui paraissait plus probable, étant donné le tempérament des hommes au pouvoir, quelque nouveau sacrifice de l'honneur national en vue de racheter les bonnes grâces de l'Angleterre.
On put se demander un moment si la thèse du Constitutionnel prévaudrait dans la presse d'opposition. Le Siècle, qui passait pour l'organe de M. Odilon Barrot, se montrait réfractaire: non qu'il fût disposé à louer le cabinet; il s'appliquait à réduire autant que possible la portée du succès obtenu; mais enfin, il se refusait à y voir un sujet de blâme et à faire le jeu de lord Palmerston. Très contrarié de cette note discordante, M. Thiers échangea, à ce sujet, avec quelques-uns de ses amis qui avaient d'abord encouragé le Siècle, une correspondance assez aigre qui faillit amener une rupture. Mais le Siècle n'eut pas d'imitateurs. Au bout de quelques jours, presque toutes les feuilles de gauche et de centre gauche avaient emboîté le pas derrière le Constitutionnel, et méritaient que le Journal des Débats les qualifiât d'«organes français du cabinet britannique». M. Thiers était arrivé à ses fins. De Londres, lord Palmerston, agréablement surpris d'un tel concours, envoyait à ces journaux ses remerciements; le Morning Chronicle vantait la haute moralité d'une telle alliance, et le Times louait, probablement non sans un peu d'ironie méprisante, le «désintéressement inattendu» de l'opposition française.
VII
Bien que le choix du duc de Cadix comme époux de la Reine déplût fort à lord Palmerston, celui-ci s'y résignait faute de trouver aucun prétexte plausible pour s'y opposer. C'était contre le mariage du duc de Montpensier avec l'Infante qu'il était résolu à concentrer tous ses efforts. Sans doute ce mariage était convenu entre les parties, annoncé pour une date très prochaine; mais, tant qu'il n'était pas accompli, on pouvait encore chercher à l'empêcher, ou tout au moins à le retarder. Le ministre anglais décida d'y employer les quelques semaines qui devaient s'écouler avant qu'on pût procéder à la célébration. Il se flattait de suppléer à la brièveté du délai par l'activité et l'énergie de son action.
Ce fut d'abord en Espagne que les obstacles lui parurent les plus faciles à faire naître. Son ressentiment avait là, dans sir Henri Bulwer, un instrument dont il pouvait tout attendre. À la première nouvelle de l'arrangement conclu pour les mariages, Bulwer n'avait pas caché son intention de ne garder aucun ménagement. «Je vous déclare solennellement, disait-il à M. Donozo Cortès, que nous regardons le mariage de l'Infante comme un acte d'hostilité, et que mon gouvernement n'épargnera rien pour amener en Espagne un bouleversement complet[304].» Coup sur coup, le 31 août, le 5 et le 8 septembre, il adressa à M. Isturiz des notes où il dénonçait, dans ce mariage, «l'un des plus graves événements qui pussent survenir en Europe», déclarait que son accomplissement altérerait les relations de l'Angleterre avec l'Espagne, et reprochait au gouvernement de Madrid de faire «de son droit d'indépendance un usage contraire à l'indépendance réelle du pays». Loin d'envelopper ses démarches du secret diplomatique, il avait soin que les journaux en parlassent, et dans des termes faits pour inquiéter le public sur les résolutions ultérieures du cabinet de Londres. Aux vaisseaux anglais en station devant Cadix ou Gibraltar, il envoyait ouvertement des courriers qui paraissaient leur porter des ordres de blocus ou d'hostilité. En même temps, comme pour réaliser sa menace de «bouleversement», il excitait, en Espagne, les partis hostiles, apportant dans ce rôle d'agitateur une passion qui faisait dire de lui au comte Bresson: «Ce n'est plus le ministre d'une grande cour, c'est un artisan d'émeutes et de conspirations[305].» Sous cette impulsion, les progressistes se mirent aussitôt à publier des protestations ou à faire signer des pétitions contre le mariage du duc de Montpensier. La violence de leurs journaux semblait un préliminaire de guerre civile. Parmi les arguments de cette polémique il en est un qui mérite d'être noté, à cause de l'importance diplomatique qu'on devait chercher plus tard à lui donner: c'est celui que, dès le 3 septembre, la presse radicale de Madrid prétendit tirer du traité d'Utrecht, qui avait mis fin à la guerre de la succession d'Espagne, et des renonciations réciproques faites alors, d'une part, par Philippe V et ses descendants au trône de France, de l'autre, par les princes français et leurs descendants au trône d'Espagne. On soutenait qu'en vertu de ces actes, l'héritier possible de l'un des trônes ne pouvait épouser l'héritière possible de l'autre, et qu'en tout cas les enfants issus d'une telle union seraient déchus, des deux côtés, de leurs droits successoraux.
On croit toujours facilement ce que l'on désire. L'agitation factice provoquée en Espagne par les menées de Bulwer parut à Londres un puissant mouvement national contre lequel ne pourraient prévaloir des intrigues de cour. Vers le 8 septembre, les journaux anglais annonçaient déjà que «le mariage de l'Infante avec le duc de Montpensier n'aurait jamais lieu, et cela pour des raisons espagnoles»; ils prédisaient, au cas où l'on voudrait l'imposer, une «guerre civile longue et sanglante». «La brusque tentative de M. Bresson, ajoutaient-ils, vient d'allumer en Espagne un incendie qui ravagera tout le pays, depuis Saint-Sébastien jusqu'à Gibraltar, et du Portugal à la Méditerranée.» C'était le sentiment, et l'on peut dire l'espoir de lord Palmerston. Il adressait à Bulwer ses encouragements: «J'approuve tout ce que vous avez fait, lui mandait-il le 16 septembre, et je vous dis, comme lord Anglesea aux Irlandais: Agitez, agitez, agitez.» S'il lui recommandait de ne pas se compromettre ouvertement dans quelque projet d'insurrection, il l'invitait à «ne pas dissuader» ceux qui voudraient en tenter une à leurs risques et périls. C'était même de toutes mains qu'il se montrait prêt à accepter la révolution qui l'eût vengé; il recommandait à Bulwer de ne pas perdre de vue le concours qu'on pouvait tirer des carlistes, ou bien il caressait l'espoir de quelque pronunciamento fait par ce général Narvaez qu'il avait tant de fois dénoncé comme un oppresseur, mais qu'il supposait être en ce moment un mécontent[306]. Ce qu'il écrivait secrètement à son agent, ses journaux le proclamaient tout haut, multipliant sans vergogne les appels à ces alliés si nouveaux pour eux[307]. «Si Narvaez, disait le Times, veut fournir aux sentiments de l'Espagne les moyens de se formuler, il pourra conquérir un plus noble titre que ceux de Blücher ou de Bolivar.» Lord Palmerston ne se contentait pas d'aider ainsi Bulwer à «bouleverser» la Péninsule; il l'aidait également à intimider le cabinet de Madrid. Pour confirmer et fortifier les démarches comminatoires que, de son chef et sans attendre d'instructions, le ministre d'Angleterre avait déjà faites, il lui envoyait, le 14 septembre, une note qui devait être remise au cabinet de Madrid et qui le fut, en effet, le 22. Dans ce document il était fait, au nom du gouvernement britannique, de «très fortes remontrances» et une «protestation formelle» contre un mariage qui «mettait en péril l'indépendance de l'Espagne» et, par suite, «affectait sérieusement l'équilibre européen». On y exprimait, en terminant, l'espoir de voir abandonner un projet dont la réalisation exercerait «la plus fâcheuse influence sur les relations des deux couronnes anglaise et espagnole». Ajoutons que, dès le 19 septembre, les journaux de Madrid, en rapport avec la légation britannique, révélaient au public la démarche que Bulwer avait reçu l'ordre de faire, s'efforçaient d'y montrer un événement gros de conséquences, et affirmaient que Louis-Philippe n'oserait pas passer outre.
Mais pendant qu'à Londres, sur la foi des premières nouvelles, on s'attendait à voir l'Espagne elle-même empêcher le mariage, les événements prenaient dans la Péninsule une direction toute contraire. Le bruit que les progressistes étaient parvenus un moment à soulever tombait au bout de peu de temps, sans avoir trouvé d'écho dans le pays. Les pétitions ne recueillaient qu'un nombre insignifiant de signatures. La nation demeurait calme, ou, si elle paraissait disposée à s'émouvoir, c'était de l'injure faite à son indépendance par l'impérieuse invasion de la diplomatie anglaise dans ses affaires intérieures. Nulle tentative de guerre civile, nulle démonstration populaire, et même, dans les Cortès réunies le 14 septembre, nul symptôme d'une opposition parlementaire sérieuse: le 18 et le 19, le Sénat et le Congrès adoptèrent, l'un à l'unanimité, l'autre à 159 voix contre une, des adresses de félicitation à la Reine sur les deux mariages. Le désappointement fut grand à Londres. Les journaux de lord Palmerston se mirent à invectiver l'«apathie» de l'Espagne. «Nous devions compter sur les Espagnols eux-mêmes, écrivait le Times, mais l'Espagne a oublié sa force, quoiqu'elle n'ait pas désappris sa jalousie.» De tels emportements n'aboutissaient qu'à blesser davantage la fierté castillane, et le gouvernement de Madrid en était fortifié dans sa résistance. Le 29 septembre, M. Isturiz répondit, sur un ton très digne et très ferme, à la note anglaise. «Le gouvernement britannique, dit-il, qui se montre si jaloux de l'indépendance de l'Espagne, ne trouvera pas mauvais que l'Espagne agisse dans la limite des lois internationales, c'est-à-dire sans nuire aux intérêts des autres gouvernements, comme c'est le cas relativement à l'affaire en question, à propos de laquelle l'Angleterre ne peut mettre en avant aucune violation des traités; il ne trouvera pas mauvais, dis-je, que l'Espagne repousse énergiquement une protestation qui tend à restreindre son indépendance, et qu'elle proteste à son tour contre la protestation que révèle cet acte.» Bulwer en était réduit à constater, dans une nouvelle communication faite le 3 octobre à M. Isturiz, le complet insuccès de ses démarches. «Je sais, disait-il avec un dépit non dissimulé, que les faits ne tarderont pas à mettre fin à la discussion; mais, en terminant, je ne puis m'empêcher d'exprimer la conviction qu'en dépit de la grande habileté avec laquelle cette affaire a été conduite par Votre Excellence, et du peu de talent que j'y ai apporté, les juges impartiaux remarqueront que ç'a été le lot du ministre anglais de défendre les vrais intérêts et l'indépendance de l'Espagne contre Votre Excellence, à qui, en qualité de ministre de Sa Majesté Catholique, leur défense aurait été plus convenablement confiée.»
VIII
À mesure que s'affaiblissait l'espoir, un moment caressé, de voir le mariage empêché par la seule résistance de l'Espagne, lord Palmerston jugeait nécessaire de se découvrir davantage et de chercher à peser directement sur le gouvernement français. Ainsi fut-il amené à adresser, le 22 septembre, à lord Normanby, qui venait de remplacer lord Cowley à l'ambassade de Paris, non une «note» formelle, comme il avait fait avec le gouvernement de Madrid, mais une dépêche dont lecture devait être donnée et copie laissée à M. Guizot. Ce document fort étendu commençait par une longue récrimination sur le passé. Les faits y étaient présentés de telle sorte que le gouvernement français paraissait avoir profité de la loyauté confiante du gouvernement britannique pour le tromper par toute une suite de machinations. Lord Palmerston n'admettait pas que la mention faite du prince de Cobourg dans ses instructions du 19 juillet nous eût libérés de nos engagements; il déclarait n'avoir jamais patronné qu'un candidat, don Enrique, et se défendait d'avoir fait pour le prince de Cobourg rien qui justifiât les soupçons du cabinet de Paris, soupçons dont il mettait en doute jusqu'à la sincérité. Cette intrépidité d'affirmations nous paraît étrange, à nous qui connaissons aujourd'hui les instructions confidentielles envoyées à Bulwer. Lord Palmerston ne se faisait pas scrupule de nier ce qu'il savait être encore secret. Seulement, comme s'il prévoyait que, d'un moment à l'autre, la fausseté de ses négations pouvait éclater, il soutenait, en abusant manifestement de ce qu'il y avait eu d'un peu vague et équivoque dans certaines déclarations de lord Aberdeen, que le gouvernement anglais s'était toujours considéré comme parfaitement libre d'appuyer la candidature du prince de Cobourg. Ainsi aboutissait-il à cette conclusion qu'il aurait eu le droit de travailler contre nous, tout en étant garanti par nos promesses contre les moindres représailles de notre part. Après cette querelle rétrospective, il en venait aux conclusions présentes, qui consistaient en «des représentations et une protestation formelles» contre le mariage du duc de Montpensier. Partant de l'idée qu'une telle «combinaison tendait à lier la politique de l'Espagne et de la France d'une manière qui serait dangereuse pour d'autres États», il la dénonçait comme «incompatible avec le respect dû au maintien de l'équilibre européen», comme «altérant nécessairement les rapports entre la France et l'Angleterre», et comme «pouvant compromettre gravement la paix européenne». Il ne s'en tint pas là: il n'hésita pas à emprunter à la presse progressiste de Madrid l'argument tiré du traité d'Utrecht et des renonciations faites à cette époque, déclarant, par cette raison, le mariage de l'Infante avec un prince français «contraire à la constitution espagnole» et, en tout cas, les enfants à naître de cette union exclus de la succession à la couronne d'Espagne[308]. Sans doute il eût suffi d'un peu de réflexion et d'un simple coup d'œil sur les précédents, pour se rendre compte qu'on donnait ainsi au traité une portée à laquelle personne n'avait jamais songé. Pourvu qu'on assurât la séparation des deux couronnes, principe dominant du traité d'Utrecht, rien n'autorisait à étendre indéfiniment les exclusions et les déchéances. En fait, depuis 1713, de nombreux mariages avaient été contractés entre les Bourbons de France et ceux d'Espagne. L'Angleterre ni aucun autre signataire du traité n'avait protesté contre ces mariages, et les enfants qui en étaient nés n'avaient pas été privés de leurs droits;—fort heureusement, car, autrement, on n'aurait plus trouvé, dans les deux pays, un seul prince qui ne fût pas exclu du trône, chacun d'eux ayant dans ses veines, par suite des mariages antérieurs, un peu du sang de l'autre branche. Mais c'était le propre de lord Palmerston, quand il se trouvait engagé dans une polémique, de faire arme de tout, et de ne pas beaucoup regarder à la valeur des arguments qu'il employait. Après avoir appuyé de ces raisons diverses ses «représentations» et sa «protestation» contre le mariage du duc de Montpensier, le secrétaire d'État terminait en «exprimant l'espoir fervent que ce projet ne serait pas mis à exécution». Quelques jours plus tard, le 27 septembre, la reine Victoria finissait par un vœu semblable la lettre qu'elle écrivait à la reine des Belges, en réponse à celle de Louis-Philippe[309]. «Ma seule consolation, disait-elle, est que ce projet, ne pouvant se réaliser sans produire de graves complications et sans exposer cette famille chérie (il s'agissait de la famille royale de France) à beaucoup de dangers, elle reculera encore devant l'exécution.» Enfin, lord Palmerston ayant envoyé, le 28, à Bulwer l'ordre de remettre au cabinet de Madrid une seconde protestation entièrement fondée sur le traité d'Utrecht, il la communiquait aussitôt à M. Guizot, comme pour renouveler et fortifier la mise en demeure déjà contenue dans la dépêche du 22 septembre.
À Londres, on se flattait que ces démarches répétées et pressantes, appuyées par le langage menaçant de la presse anglaise et par le langage à dessein alarmiste d'une grande partie de la presse française, feraient impression sur le cabinet de Paris et particulièrement sur Louis-Philippe, dont on connaissait l'amour pour la paix. Le Times et le Morning Chronicle croyaient pouvoir annoncer la reculade de notre gouvernement. Quant à lord Palmerston, convaincu que le roi des Français allait lui offrir de retarder le mariage de son fils jusqu'à ce que la Reine eût des enfants, il examinait, dans ses lettres à Bulwer, l'accueil qu'il convenait de faire à une telle proposition; il se montrait disposé à repousser toute combinaison qui ferait une part quelconque, même conditionnelle et lointaine, au duc de Montpensier, et prétendait nous imposer l'exclusion absolue de ce prince[310].
L'attente de lord Palmerston fut complètement trompée. Le gouvernement français ne parut pas intimidé. Le Journal des Débats, tout en se gardant de riposter sur le même ton aux violences de la presse britannique, les signalait avec une tristesse dédaigneuse et affectait de les prendre pour une boutade sans grande conséquence. Quand vint la protestation du 22 septembre, la feuille ministérielle ne s'en montra pas plus troublée. «Nous croyons devoir répéter, disait-elle le 28 septembre, malgré tous les bruits contraires qu'on pourrait répandre, que les deux mariages se feront à l'époque désignée, et nous persistons à penser et à dire que les dissentiments auxquels cette résolution a pu donner lieu, quelque regrettables qu'ils soient, ne sont point de nature à compromettre les relations pacifiques des trois gouvernements.» Elle ajoutait, le 3 octobre: «La France, tout en appréciant à sa juste valeur un dissentiment qu'elle voit avec un très grand regret, n'en continuera pas moins à exercer un droit légitime.» Ces déclarations étaient confirmées avec éclat par le départ du duc de Montpensier, qui se mettait en route pour l'Espagne, le 28 septembre, avant même que M. Guizot eût répondu à la communication anglaise du 22. On en fut fort dépité à Londres. «L'Angleterre, disait le Times du 2 octobre, a protesté avec fermeté et modération, et l'unique réponse a été le départ de Montpensier. Si nous avions voulu imposer à Louis-Philippe son chef de cuisine, nous n'eussions pas été traités avec un silence plus dédaigneux.» Le Morning Chronicle n'était pas moins amer. Ce fut seulement le 5 octobre que M. Guizot adressa à Londres une dépêche en réponse à celle de lord Palmerston: après y avoir longuement réfuté tous les arguments employés par le ministre anglais, il concluait en ces termes: «Le gouvernement du Roi ne trouve aux représentations qui lui sont adressées aucun fondement grave et légitime; il ne saurait donc les admettre, ni les prendre pour règle de sa conduite.» Louis-Philippe lui-même, qui ne s'était exposé qu'à contre-cœur au conflit et à qui lord Palmerston s'était flatté de faire peur, n'eut aucune tentation de reculer; il ne prenait pas très au sérieux les menaces anglaises: «Je crois pouvoir affirmer, écrivait-il le 7 octobre au maréchal Soult, qu'il n'y a pas de canon dans tout ceci, et je dirai même qu'il ne peut pas y en avoir[311].» Il ajoutait, quelques jours plus tard: «La France n'a qu'à faire le hérisson et à se recroqueviller: personne n'osera l'attaquer, et le danger passera tout seul[312].»
IX
Lord Palmerston n'avait donc pas mieux réussi en France qu'en Espagne. Mais là ne s'était pas borné son effort. C'était dans l'Europe entière qu'il voulait susciter des obstacles au mariage du duc de Montpensier. Sa prétention était de mettre les puissances continentales dans son jeu, de refaire la vieille coalition, de recommencer 1840. Dès le premier jour, dans ses conversations avec les ambassadeurs accrédités à Londres, comme dans les dépêches adressés à ses propres ambassadeurs à Vienne, à Berlin et à Saint-Pétersbourg, il tâcha de faire partager aux trois cours de l'Est son «indignation» contre la conduite déloyale du cabinet de Paris, leur représenta que le mariage du duc de Montpensier avait, par ses conséquences possibles, une «importance européenne», et leur demanda formellement de «protester» avec lui contre ce mariage[313]. Ce fut surtout quand il se décida à invoquer le traité d'Utrecht qu'il crut avoir chance d'obtenir le concours des puissances. N'était-ce pas leur offrir un terrain où elles devaient se plaire, que celui des vieux traités sur lesquels était fondé l'équilibre européen? Il apporta donc plus d'ardeur encore à les presser de s'unir à l'Angleterre pour proclamer qu'en vertu de ces traités, les enfants à naître du mariage éventuel du duc de Montpensier avec l'Infante seraient exclus de la succession au trône d'Espagne[314]. Vers la fin de septembre, les feuilles progressistes de Madrid et les journaux de gauche de Paris, tous plus ou moins dans la confidence du ministre anglais, annonçaient qu'il était assuré du concours de l'Europe.
M. Guizot n'était pas, à ce sujet, sans quelque préoccupation. Il n'ignorait point que M. de Metternich lui en voulait beaucoup de n'être pas entré dans son «idée» d'un mariage entre le fils de don Carlos et Isabelle. Il savait aussi qu'à Berlin et à Saint-Pétersbourg on était, d'une façon générale, fort mal disposé pour la France de Juillet. Il s'occupa donc aussitôt à contrecarrer les démarches de la diplomatie britannique. En même temps que par des entretiens fréquents il agissait sur les ambassadeurs accrédités à Paris, il munissait ses propres agents au dehors de tout ce qui pouvait leur servir à réfuter les accusations anglaises[315]. N'hésitant pas à élargir la question, il rappelait que «ses principes et ses actes aboutissaient tous au maintien du statu quo et du système conservatif»; il déclarait «qu'il n'abandonnerait jamais cette ligne, et que les puissances pouvaient compter sur lui en Italie, en Suisse, et au besoin en Allemagne»; il présentait, au contraire, la politique de lord Palmerston comme menaçante pour les intérêts conservateurs en Europe, et il pressait les puissances de «se joindre à la France pour faire face à ce danger[316]». De tels arguments étaient de nature à faire impression, d'autant que, sur divers théâtres, se produisaient alors des événements fort inquiétants pour les hommes d'État de la vieille Europe: en Italie, l'avènement de Pie IX venait de donner le signal d'un mouvement réformateur et national dont on ne pouvait calculer la portée; en Suisse, la guerre civile paraissait imminente entre les radicaux, qui rêvaient de faire de ce petit pays la forteresse centrale de la révolution en Europe, et les cantons conservateurs, menacés dans leur indépendance[317].
Étant donnés l'éloignement de la Russie et l'état alors un peu subalterne de la politique prussienne, la clef de la situation se trouvait à Vienne. Le premier sentiment de M. de Metternich fut une certaine satisfaction d'amour-propre de se voir ainsi sollicité et courtisé par les deux puissances occidentales. La ruine de l'«entente cordiale» convenait à sa diplomatie et le flattait dans sa vanité de prophète: n'avait-il pas prédit que cette entente ne durerait pas, et qu'elle se briserait à l'occasion de l'Espagne? Toutefois, entre la France et l'Angleterre un refroidissement lui suffisait; il ne voulait pas d'un conflit violent qui eût dérangé sa politique, principalement fondée sur le maintien du statu quo. Les protestations impérieuses auxquelles on lui demandait de s'associer contre un événement déjà annoncé et sur le point de s'accomplir, lui paraissaient vaines, si elles n'étaient périlleuses et ne servaient de préface à la guerre[318]; en tout cela il reconnaissait une politique légère, brouillonne, agitée, téméraire, qui répugnait à ses habitudes d'esprit. D'ailleurs, le souvenir qu'il avait gardé de 1840 le laissait en défiance à l'endroit de lord Palmerston et lui ôtait toute envie de se mettre de nouveau à sa remorque. Au contraire, en dépit de ses préventions d'origine contre la monarchie de Juillet, il ne pouvait nier la sagesse dont le cabinet de Paris faisait preuve depuis plusieurs années; il désirait vivement le maintien de M. Guizot, et avait de l'habileté du roi Louis-Philippe une idée que les récents événements d'Espagne contribuaient encore à fortifier[319]. Il n'en conclut pas à se mettre tout de suite avec nous, à nous donner ouvertement raison. Trouvant là une occasion de prendre, à l'égard des deux puissances qui se disputaient son approbation, l'attitude prêcheuse, pontifiante, dogmatisante qui était dans ses goûts, il leur tint un langage qui peut se résumer ainsi: «La cause de votre querelle, c'est que, malgré nos remontrances et nos avertissements, vous vous êtes écartés en Espagne des règles de la légitimité. Si vous n'aviez pas admis la succession féminine, la difficulté du mariage ne se serait pas produite. Nous ne pouvons quitter le terrain supérieur et solide où nous avons pris position dès le premier jour, pour descendre sur celui où vous vous débattez si péniblement et pour prendre parti entre vous. C'est comme si un luthérien avait un différend religieux avec un calviniste et venait demander à un catholique de prononcer entre eux; le catholique n'aurait pas autre chose à leur dire, si ce n'est: Vous avez tort tous les deux. Si, un jour, nous jugions à propos de protester, ce serait non contre les droits des enfants à naître de l'Infante, mais contre ceux de l'Infante elle-même et, avant tout, contre ceux de la Reine. Pour le moment, nous ne voyons pas de raison de sortir de notre réserve. Nous demeurons spectateurs de la confusion où vous avez amené les affaires de la Péninsule, attendant le moment où vous serez obligés, pour en sortir, de revenir aux principes dont nous avons la garde[320].» Cette conclusion était tout ce que voulait M. Guizot, et la satisfaction qu'il en éprouvait le faisait passer facilement par-dessus la leçon dont on prétendait l'accompagner. C'était, au contraire, un échec complet pour lord Palmerston. Entre les deux ministres, il y avait en effet cette différence que l'anglais demandait aux puissances d'agir, tandis que le français se bornait à leur demander de ne rien faire, ce qu'on avait toujours plus de chance d'obtenir d'elles.
M. de Metternich ne se borna pas à prendre cette attitude; il travailla à ce qu'elle fût aussi celle de la Prusse et de la Russie. Il attachait, en effet, une importance capitale à ce que les trois cours continuassent à marcher du même pas dans cette affaire. Le cabinet de Berlin était malveillant pour la France; mais il n'avait ni le goût ni l'habitude des initiatives promptes et personnelles. Un peu ahuri des premières communications du gouvernement anglais, effarouché d'être tant pressé, il déclara ne pouvoir répondre tout de suite et se tourna vers l'Autriche. «Que pensez-vous des mariages espagnols? demanda à M. de Metternich le comte d'Arnim, ambassadeur de Prusse à Vienne.—Je n'en pense rien, absolument rien, répondit le chancelier; et, de chez vous, vous en écrit-on?—On ne m'exprime aucune opinion; mais on tient beaucoup à connaître la vôtre.—Eh bien, vous pouvez dire que nous n'en avons qu'une, c'est que nous ne nous en mêlerons pas[321].» Et quelques jours plus tard, le prince de Metternich précisait et développait sa pensée dans de longues dépêches à ses agents à Berlin. «Ma conviction, concluait-il, est que les trois cours ne sauraient mieux faire que de demeurer fermes dans une attitude d'attente raisonnée... Échanger le rôle de spectateur contre celui d'acteur est un procédé qui mérite toujours une mûre réflexion, et la prétention de connaître à fond une pièce, avant de se charger d'un rôle, me semble une prétention très modérée[322].» Ce conseil fut goûté, et, pour l'instant du moins, le cabinet prussien parut plus disposé à imiter l'inertie expectante de l'Autriche qu'à s'associer aux demandes précipitées de lord Palmerston. Il en fut de même à Saint-Pétersbourg[323].
Vainement donc le chef du Foreign office portait-il ses efforts, avec une activité infatigable, sur tous les points à la fois, vainement s'absorbait-il dans cette œuvre au point de négliger ses plaisirs les plus chers[324]; nulle part il ne parvenait à susciter d'obstacles sérieux au mariage de l'Infante. Cependant, les jours s'écoulaient, et le moment était venu où ce mariage allait passer au rang des faits accomplis. Le duc de Montpensier, entré en Espagne, avec le duc d'Aumale, le 2 octobre 1846, fit, le 6, son entrée solennelle à Madrid. On avait répandu à l'avance toutes sortes de bruits inquiétants; on avait annoncé des manifestations hostiles et même des attentats. Rien de pareil ne se produisit. Sur tout le trajet, pas un cri ennemi; au contraire, un empressement respectueux, sympathique, de toute la population, qui voyait dans le jeune prince une solution et une espérance. Le 10 octobre au soir, le mariage de la Reine d'abord, puis celui de l'Infante, furent célébrés dans l'intérieur du palais, et le lendemain, suivant l'usage espagnol, la cérémonie se répéta en grande pompe dans l'église Notre-Dame d'Atocha, devant une foule immense qui témoignait s'associer à cette fête.
CHAPITRE VI
LES SUITES DES MARIAGES ESPAGNOLS.
(Octobre 1846-avril 1847.)
I. M. Guizot est fier, mais un peu ému de son succès. Lord Palmerston cherche à se venger. Ses récriminations contre le gouvernement français. Ses menées en Espagne. Ses efforts pour attirer à lui les trois puissances continentales. Il échoue auprès de l'Autriche et de la Russie. Attitude plus incertaine de la Prusse.—II. Les trois cours de l'Est profitent de la division de la France et de l'Angleterre pour incorporer Cracovie à l'Autriche. Émotion très vive en France. Lord Palmerston repousse notre proposition d'une action commune. Protestations séparées des cabinets de Londres et de Paris. Les trois cours peuvent ne pas s'en inquiéter. En quoi l'Autriche n'avait pas compris son véritable intérêt.—III. M. Thiers se concerte avec lord Palmerston. Sa correspondance avec Panizzi et ses rapports avec lord Normanby. M. Greville vient à Paris pour préparer un rapprochement entre l'Angleterre et la France. M. Thiers, dans ses conversations avec M. Greville et ses lettres à Panizzi, excite le cabinet britannique à pousser la lutte à outrance.—IV. Ouverture de la session française. Discussion à la Chambre des pairs. Le duc de Broglie et M. Guizot.—V. Langage conciliant au parlement britannique. M. Thiers s'en plaint. La publication des documents diplomatiques anglais rallume la bataille.—VI. L'adresse à la Chambre des députés. Hésitation de M. Thiers à engager le combat. Son discours. Réponse de M. Guizot. Forte majorité pour le ministère. Impression produite par ce vote en France et en Angleterre.—VII. Querelle de lord Normanby et de M. Guizot. Lord Normanby est soutenu par lord Palmerston. Incident du bal. Lord Normanby, blâmé même en Angleterre, est obligé de faire des avances pour une réconciliation. Cette réconciliation a lieu par l'entremise du comte Apponyi. Dépit de l'ambassadeur anglais.—VIII. Nouveaux efforts de lord Palmerston pour obtenir quelque démarche des trois puissances continentales. Malgré les efforts de lord Ponsonby, M. de Metternich refuse de se laisser entraîner. La Prusse est plus incertaine, mais, intimidée par notre ferme langage et retenue par l'Autriche, elle ne se sépare pas de cette dernière. La Russie est en coquetterie avec la France.—IX. Conclusion: comment convient-il de juger aujourd'hui la politique des mariages espagnols?
I
La célébration du mariage de la reine Isabelle avec le duc de Cadix et de celui de l'Infante avec le duc de Montpensier avait consommé la victoire de la politique française à Madrid. M. Guizot en était à la fois fier et un peu ému. «Soyez sûre que j'ai fait une grande et belle chose, écrivait-il à une de ses amies. J'aurais autant aimé n'avoir pas à la faire, car elle ne sera point gratuite. Mais il n'y avait pas moyen; il fallait choisir entre un grand succès ou un grand échec, entre la défaite et le prix de la victoire. Je n'ai pas hésité. L'événement s'est accompli admirablement, comme un programme de fête, sans que tout le bruit, toutes les attaques, toutes les menaces, toutes les menées du dehors aient réussi à le déranger dans un détail ou à le retarder d'un jour... Je reste avec un lourd fardeau sur les épaules, mais en bonne position pour le porter... Nous continuerons de grandir en Europe, de grandir sans nous remuer, et personne ne touchera à nous. Je n'ai jamais eu plus de confiance... Lord Palmerston a compté sur quatre choses: 1o que nous reculerions; 2o qu'il y aurait une forte opposition dans les Cortès; 3o qu'il y aurait des insurrections; 4o qu'il aurait l'adhésion des cours du continent. Quatre mécomptes. Le dernier lui est très amer. En 1840, pour la misérable question d'Égypte, l'Angleterre a eu la victoire en Europe. En 1846, sur la grande question d'Espagne, elle est battue et elle est seule. Ce n'est pas seulement parce que nous avons bien joué cette partie-ci; c'est le fruit de six ans de bonne politique: elle nous fait pardonner notre succès, même par les cours qui ne nous aiment pas[325].»
La bataille gagnée, M. Guizot ne demandait qu'à déposer les armes. Il était prêt à faire tout le possible pour dissiper les ombrages de l'Angleterre et atténuer son dépit. Ce fut ainsi que, dès les premiers jours de novembre, le duc de Montpensier et sa jeune femme étaient de retour en France, où ils devaient avoir leur établissement; on voulait montrer par là que, conformément aux assurances données par notre diplomatie, «c'était la France qui gagnait une princesse, et non l'Espagne qui gagnait un prince[326]». Le gouvernement français se fût prêté avec empressement à toute autre démarche pouvant consoler l'amour-propre britannique sans compromettre notre dignité. Le Roi laissait même voir sous ce rapport des dispositions si conciliantes qu'on eût été plutôt obligé de le retenir[327]. Mais tant que lord Palmerston était le maître à Londres, il ne pouvait être question de rapprochement. Toute l'activité que cet homme d'État avait dépensée naguère, sans succès, pour empêcher le mariage, il l'employait désormais à chercher une vengeance.
C'est à cet esprit de vengeance qu'il obéissait en poursuivant sur un ton de plus en plus âpre, dans les dépêches destinées à être communiquées à M. Guizot, ses récriminations rétrospectives sur la conduite du gouvernement français. Plus l'argument était blessant, plus il semblait lui plaire. Vainement, à Paris, désirait-on mettre fin à cette dispute[328], Palmerston revenait sans cesse à la charge, forçant ainsi le ministre français à lui répondre[329]. Il ne se contentait pas de prendre M. Guizot à partie; il mettait personnellement en cause Louis-Philippe[330]. Celui-ci en était fort blessé. Peu importait à lord Palmerston. «Je n'ai pas l'ambition, écrivait-il à lord Normanby, d'être le bien-aimé d'aucun souverain français, et je ne crains pas une désaffection fondée sur la conviction que je suis un bon Anglais, que je pénètre et ferai mon possible pour traverser tous les projets des pouvoirs hostiles aux intérêts de mon pays[331].» Une révolution ne lui paraissait pas un châtiment trop sévère pour l'échec fait à sa politique. «Louis-Philippe, disait-il, devrait bien voir que le mariage espagnol peut lui coûter son trône[332].» Ces violences et ces menaces n'étaient pas seulement l'effet d'un ressentiment qui ne pouvait se contenir: elles avaient aussi leur part de calcul. Par ce moyen, Palmerston se flattait d'effrayer le Roi et de l'amener à sacrifier son ministère. Il savait d'ailleurs pouvoir compter sur le concours de notre presse opposante qui, toujours fidèle à le servir, affectait de s'alarmer grandement de l'irritation de l'Angleterre et répétait chaque jour que tout apaisement serait impossible tant que M. Guizot resterait au pouvoir.
C'était encore le désir de se venger de la France qui dictait la conduite de lord Palmerston en Espagne. Tandis que notre gouvernement, préoccupé de ne fournir aucun prétexte aux accusations de prépotence et d'ingérence, évitait toute immixtion dans les affaires intérieures de la Péninsule et, pour mieux marquer sa réserve, faisait prendre un congé à son ambassadeur, lord Palmerston travaillait plus ardemment et plus ouvertement que jamais à rétablir à Madrid l'influence anglaise et à évincer l'influence française; seulement il avait quelque peu modifié sa tactique; convaincu par ses premiers échecs de l'impossibilité d'enlever la place d'assaut, il s'était décidé à entreprendre pour ainsi dire un siège régulier. «Je suis, comme vous, écrivait-il à Bulwer le 15 octobre, tout à fait d'avis que notre politique doit maintenant tendre à former un parti anglais en Espagne. Cela aurait dû être toujours notre politique, et si le dernier cabinet avait seulement maintenu le parti anglais que nous lui avions légué, toutes ces intrigues françaises n'auraient jamais réussi. C'est maintenant à nous de réparer cette faute; et si Isabelle a des enfants, nous pouvons encore venir à bout d'arracher l'Espagne à l'étreinte du constrictor français.» On verra plus tard à quel triste et honteux état ces menées devaient conduire la Péninsule. Pour le moment, Palmerston en était à tâtonner, prêt à mettre la main dans les intrigues de tous les partis[333], se remuant pour faire rentrer à Madrid Espartero et Olozaga, témoignant le désir de mettre dans son jeu le mari de la Reine, ce François d'Assise que naguère il traitait avec tant de mépris, et essayant de lier partie avec le fils de don Carlos, le comte de Montemolin, auquel il découvrait toutes sortes de qualités et qu'il voulait marier à une sœur du Roi. Ce dernier projet se rattachait à tout un plan conçu en vue de rétablir la loi salique en Espagne. La première conséquence de ce rétablissement aurait dû être de déposséder Isabelle au profit de don Carlos: mais Palmerston croyait pouvoir prendre du principe ce qui servait ses rancunes, et laisser le reste de côté. D'après son système, la succession à la couronne devait être réglée dans l'ordre suivant: d'abord les enfants mâles d'Isabelle; à leur défaut, ceux que François d'Assise aurait d'un autre mariage; puis ceux d'Enrique son frère; enfin ceux de Montemolin[334]. Cette façon de créer un ordre d'hérédité absolument arbitraire, sans autre raison d'être que d'exclure les descendants de l'Infante, ne pouvait pas supporter un moment la discussion, et, outre-Manche, les esprits sensés se refusaient à le prendre au sérieux[335]; mais, sous l'empire de sa passion, le secrétaire d'État avait perdu le sens de ce qui était possible et de ce qui ne l'était pas.
En même temps qu'il continuait ses disputes avec le cabinet de Paris et ses intrigues en Espagne, lord Palmerston s'efforçait toujours de renouer en Europe une sorte de coalition contre la France. Ce qu'il demandait maintenant aux puissances, ce n'était plus de protester contre le mariage du duc de Montpensier et de l'Infante, puisque le fait était accompli; c'était de déclarer, toujours par application du traité d'Utrecht, les enfants à naître de ce mariage inhabiles à succéder au trône d'Espagne. Pourquoi une telle déclaration coûterait-elle beaucoup à des cours qui, n'ayant jamais admis l'hérédité féminine, ne reconnaissaient aucun droit à l'Infante? Ne jugeraient-elles pas de leur intérêt de faire ainsi une première brèche à l'ordre de succession établi par le testament de Ferdinand VII, et ne verraient-elles pas là un acheminement vers le rétablissement de l'hérédité masculine? Lord Palmerston se remit donc en campagne, avec plus d'ardeur que jamais, à Vienne, à Berlin, à Saint-Pétersbourg.
À Vienne, pour être assuré d'être servi tout à fait selon ses goûts, le ministre anglais remplaça l'ambassadeur en fonction, sir Robert Gordon, qui, en sa qualité de frère de lord Aberdeen, était suspect de modération, par lord Ponsonby, qui en 1840, à Constantinople, avait fait ses preuves contre la France. À peine arrivé à son poste, vers le milieu d'octobre 1846, le nouvel ambassadeur n'épargna ni caresses ni promesses pour gagner M. de Metternich, prêt à tout lui livrer comme prix du concours qu'il sollicitait. Le chancelier fut-il sérieusement ébranlé, ou bien jugea-t-il habile de nous faire croire qu'il l'était? Toujours est-il qu'à cette époque, dans ses conversations avec M. de Flahault, il se mit à parler de la nouvelle demande de l'Angleterre comme étant moins déraisonnable que la première, et fit la remarque que cette puissance, sans être encore revenue aux vrais principes, tendait par là à s'en rapprocher. Notre ambassadeur se hâta de signaler à Paris un langage qui lui paraissait un peu inquiétant. M. Guizot lui répondit, le 14 novembre: «Je vous invite à user de tous vos moyens pour déjouer le travail anglais... Je ne demande au prince de Metternich que de rester neutre dans le différend, de persévérer dans l'attitude qu'il a déjà prise... Je ne lui demande rien, tandis que l'Angleterre veut l'entraîner à sa suite. Il saura distinguer, je l'espère, le ministre conservateur et le ministre brouillon. Il se rappellera que le concours de la France, son bon vouloir, sa bonne conduite sont nécessaires en Suisse, en Italie, partout où les vrais intérêts de l'Autriche, de l'Europe, où les vrais intérêts de la paix du monde sont ou peuvent être en question. Il me retrouvera partout, toujours, sur cette ligne de conservation, de politique ferme et tranquille, qui me donne, je crois, quelques droits à la confiance des cabinets... Vous êtes appelé à agir sur un terrain qui devient aujourd'hui très important... Ne perdez pas un moment. Faites-vous redire, faites écrire ici ce que le prince de Metternich vous a déjà dit formellement, qu'il n'a pas à se mêler de l'affaire d'Espagne: neutre et inerte, c'est tout ce qu'il me faut.» Un tel langage était de nature à faire impression sur le cabinet de Vienne. D'ailleurs, si parfois il ne déplaisait pas à M. de Metternich de nous inquiéter quelque peu pour nous obliger à le solliciter, il n'avait au fond nulle envie de faire le jeu de lord Palmerston, dont il se méfiait, contre M. Guizot, qu'il prisait très haut. Aussi, en fin de compte, lord Ponsonby ne parvint pas à faire sortir le gouvernement autrichien du terrain où il s'était placé dès le début. Le chancelier déclara, une fois de plus, qu'il n'avait pas à prendre parti entre deux puissances qui se trouvaient en conflit précisément parce que l'une et l'autre s'étaient écartées des vrais principes[336].
Lord Palmerston n'eut pas plus de succès à Saint-Pétersbourg. Vainement y fit-il parvenir des protestations d'amitié, opposa-t-il la confiance que lui inspirait la loyauté moscovite à la défiance qu'il ressentait pour la perfidie française[337], le gouvernement du Czar ne se départit pas de sa neutralité expectante. Le langage que le chancelier russe, M. de Nesselrode, tenait sur ce sujet à notre chargé d'affaires, parut à M. Guizot «très bon, plein de sens, de mesure, et, bien que réservé, plutôt approbatif pour le gouvernement français[338]». À toutes les propositions successivement apportées par lord Bloomsfield, ministre d'Angleterre à Saint-Pétersbourg, M. de Nesselrode se borna à répondre «qu'une protestation contre la succession de M. le duc de Montpensier et de ses descendants à la couronne d'Espagne ne ferait qu'affaiblir la position prise par les trois cours dans la question espagnole; que le gouvernement russe était décidé à marcher d'accord avec ceux de Vienne et de Berlin; que ce parti était même tellement arrêté, qu'il ne répondrait plus désormais aux propositions qui lui seraient faites qu'après s'en être entendu avec ces gouvernements[339]».
C'était de la Prusse que lord Palmerston espérait le plus. L'opinion anglaise regardait volontiers cette nation comme l'alliée naturelle de la Grande-Bretagne. La reine Victoria avait, depuis son mariage, une partie de son cœur au delà du Rhin. «Pour Palmerston, écrivait un peu plus tard le duc de Broglie, la Prusse est la seule puissance vraiment amie; il déteste l'Autriche et la France, se méfie de la Russie et méprise tout le reste[340].» Sir Robert Peel lui-même disait au baron de Bunsen: «Au fond, la politique de l'Angleterre sera toujours allemande et non française[341].» Il semblait qu'on dût compter sur des sentiments réciproques à Berlin. Vers le milieu d'octobre, en effet, la diplomatie britannique put croire qu'elle allait obtenir de ce côté ce qu'on lui refusait à Vienne et à Saint-Pétersbourg. Le ministre des affaires étrangères de Prusse, M. de Canitz, consentit à exprimer, d'une façon plus ou moins explicite, l'avis que les descendants de l'Infante ne pourraient pas succéder au trône d'Espagne. Seulement, il eut bien soin de marquer que son gouvernement, non signataire du traité d'Utrecht, n'entendait s'engager à rien par cette réponse; il ne croyait pas pouvoir refuser au cabinet de Londres la consultation théorique que celui-ci lui avait demandée, mais il ne voulait pas s'associer à sa protestation et faire une déclaration à l'encontre du cabinet de Paris. Attitude ambiguë dont M. Guizot put dire: «Ce n'est pas assez pour l'Angleterre, et c'est trop pour nous.» Du reste, cette réponse donnée, M. de Canitz parut beaucoup plus occupé de l'atténuer que de l'accentuer, et il en revint bientôt à se modeler sur M. de Metternich, à déclarer comme lui que, n'ayant pas reconnu Isabelle, il n'avait pas à discuter les droits de sa sœur[342].
D'où venait ce que cette conduite avait d'incertain et d'un peu contradictoire? C'est qu'il y avait alors, dans les sphères dirigeantes de la Prusse, comme un double courant. L'un, qui datait de 1815, était l'esprit de la Sainte-Alliance: haine de la révolution, goût de l'immobilité, union étroite avec l'Autriche et habitude de prendre le mot d'ordre auprès de M. de Metternich. L'autre, qui venait de Frédéric II et devait aboutir à M. de Bismarck, tendait à l'unité germanique sous l'hégémonie prussienne. Si la première de ces politiques était celle des ministres et des bureaux de la chancellerie, la seconde avait pour elle des personnages considérables, en faveur auprès du Roi, notamment son ami de jeunesse, le baron de Bunsen, ministre de Prusse à Londres, tout à fait entré dans le jeu de lord Palmerston, et le comte Henri d'Arnim, ministre à Paris, dont M. de Metternich nous signalait souvent l'hostilité contre la France. Ces diplomates voyaient dans la rupture de l'«entente cordiale» et dans les avances du cabinet de Londres l'occasion pour la Prusse de former avec l'Angleterre, contre la France et l'Autriche, l'alliance protestante et libérale. Admis à écrire directement à leur souverain, ils le conjuraient, avec une ardeur mêlée d'angoisse, de ne pas faillir à une telle tâche.
Ces deux courants de la politique prussienne se rencontraient, se mêlaient, se heurtaient dans l'esprit singulièrement complexe et embrouillé de Frédéric-Guillaume IV. On connaît ce prince[343] tout ensemble chimérique et pusillanime; imagination ambitieuse et conscience timide; plein de projets et toujours hésitant; unissant le goût du changement et le culte de la tradition; rêvant de réformes et maudissant le libéralisme; détestant dans la France un peuple révolutionnaire et impie, aimant dans l'Angleterre «la grande puissance évangélique», mais se méfiant de l'œuvre perturbatrice que lord Palmerston voulait entreprendre en Suisse, en Italie, et sentant le prix du concours que M. Guizot pouvait donner sur ces divers théâtres à la cause de l'ordre; gardant vivante au fond de son cœur la passion allemande de 1813, ayant toutes les convoitises de sa race, et cependant ne se décidant pas, en fait, à rompre avec ses habitudes de déférence envers l'Autriche. Tel il se montra, en 1846, dans la situation nouvelle créée par le différend des deux cours occidentales. Par moments, il paraissait acquis aux grands projets de Bunsen et d'Arnim, et sur le point de se mettre en mouvement. Mais, l'instant d'après, à l'idée de se trouver séparé de l'Autriche et de la Russie, il prenait peur et se hâtait de revenir sur le terrain où s'étaient établies ces puissances[344]. Notre diplomatie était quelquefois un peu déroutée par ces démarches contradictoires. «Je ne comprends rien à la Prusse, écrivait peu après M. Désages. Ce que je vois de plus clair, c'est que Berlin ne sait pas bien ce qu'il veut, est tiraillé dans tous les sens, et va comme un navire sans gouvernail[345].» Après tout, ce n'était pas à la France de s'en plaindre: cette incertitude de direction empêchait qu'il ne vînt de ce côté rien de bien dangereux pour elle. Notre gouvernement avait, du reste, discerné l'influence que M. de Metternich continuait à exercer sur Frédéric-Guillaume, et, tant que le premier ne passait pas à l'ennemi, il se sentait rassuré sur le second. Le marquis de Dalmatie, ministre de France près la cour de Prusse, pouvait écrire à M. Guizot: «La grande garantie de la sagesse de Berlin, c'est Vienne[346].»
II
En faisant avec une précipitation si passionnée les puissances absolutistes juges de la querelle qu'il cherchait à la France, lord Palmerston leur avait fourni l'occasion d'un rôle tout nouveau pour elles. Il eût été bien extraordinaire qu'elles se contentassent d'être des arbitres absolument désintéressés. Après avoir été si souvent entravées dans leurs desseins réactionnaires par l'union des deux États constitutionnels, ne devaient-elles pas être tentées de profiter des divisions de ces États et du besoin que chacun d'eux avait de les ménager? Ce résultat était à prévoir et ne se fit pas attendre. Vers le milieu de novembre 1846, au moment même où les cabinets de Londres et de Paris étaient le plus occupés à se disputer les bonnes grâces des trois cours de l'Est, la nouvelle éclata tout à coup que ces cours, supprimant le dernier reste d'une Pologne indépendante, venaient d'incorporer la république de Cracovie à l'empire d'Autriche.
Pour comprendre les faits, il convient de les reprendre d'un peu plus haut. Au commencement de 1846, une tentative d'insurrection, très imprudemment suscitée par la fraction démocratique de l'émigration, s'était produite dans les provinces polonaises de la Prusse et de l'Autriche. Les gouvernements en eurent facilement raison. En Galicie, la répression se fit dans des conditions toutes particulières. Les nobles, propriétaires du sol, étaient à la tête des insurgés. Contre eux se levèrent les paysans, véritables serfs qui, sous couleur de fidélité à «l'Empereur», poursuivirent une sorte de vengeance sociale, promenant par toute la province le pillage et le massacre. Dans quelle mesure le gouvernement autrichien avait-il excité ou toléré ces atrocités? De terribles accusations furent portées contre lui à la tribune française, notamment par M. de Montalembert, qui ne craignit pas de parler de «2 septembre monarchique» et de «jacquerie officielle». Peut-être le polonisme du noble comte le disposait-il à trop de sévérité. Cependant, à considérer les choses de sang-froid, la complicité de l'administration locale paraît impossible à nier. Quant au gouvernement central, s'il n'avait pas sciemment provoqué, il avait vu du moins avec indulgence et même avec complaisance ce que M. de Metternich affectait d'appeler, dans ses dépêches, la «justice du peuple[347]».
La république de Cracovie s'étant trouvée compromise dans le mouvement insurrectionnel, les cours d'Autriche, de Prusse et de Russie s'empressèrent de faire occuper militairement ce petit territoire dont l'indépendance et la souveraineté étaient stipulées dans les traités de 1815. Une occupation de ce genre avait déjà eu lieu en 1836[348], et, malgré nos protestations, elle s'était prolongée jusqu'en 1841. En la recommençant à la fin de février 1846, les trois cours repétèrent à notre gouvernement, qui en prit acte, les assurances déjà données en 1836 et 1838; elles affirmèrent qu'il s'agissait, non d'une mesure politique, mais d'une opération purement militaire, commandée par la nécessité et devant cesser avec elle[349]. En dépit de ces déclarations, des bruits inquiétants pour l'indépendance de Cracovie persistaient à circuler. On disait—et malheureusement on ne se trompait pas—que la suppression de cette république était chose décidée dans les conseils des trois puissances. Interrogé à ce sujet, le 2 juillet 1846, dans la Chambre des pairs, M. Guizot établit que «l'existence neutre et indépendante de la république de Cracovie était consacrée par l'acte du Congrès de Vienne», et que «les puissances signataires avaient le droit de regarder et d'intervenir dans tous les changements qui pourraient être apportés à cette république». Il rappela que ce droit avait été maintenu en 1836 et en 1838 par ses prédécesseurs, et qu'il venait de l'être encore par lui-même en 1846. «Il m'a été fait, ajouta-t-il, les mêmes réponses qui furent faites alors: la nécessité d'une occupation temporaire, le respect des principes posés dans les traités. Je ne puis penser, en effet, personne ne peut penser que le maintien fidèle des traités et de tous les droits qu'ils consacrent ne soit pas partout, à l'orient comme à l'occident de l'Europe, à Vienne comme à Paris, le fondement de toute politique régulière et conservatrice.» Quelques semaines après, le 17 août, dans la Chambre des communes, lord Palmerston rappela plus rudement encore aux trois puissances de l'Est que «si le traité de Vienne cessait d'être respecté sur la Vistule, il pourrait être également invalidé sur le Rhin et sur le Pô». Un langage si ferme, tenu en même temps aux deux tribunes, était de nature à faire hésiter les trois cours, qui ajournèrent l'exécution de leur dessein et attendirent une occasion favorable.
Cette occasion, il leur parut que la dispute provoquée par les mariages espagnols la faisait naître. Les représentants de l'Autriche, de la Russie et de la Prusse, réunis en conférence à Vienne, eurent promptement pris leur décision. Un mémoire de M. de Metternich, en date du 6 novembre 1846, fut aussitôt communiqué aux gouvernements de France et d'Angleterre; il exposait comment les trois cours, se fondant sur ce que la république de Cracovie était depuis longtemps en «état de conspiration permanente» contre ses voisins, avaient résolu d'«annuler» les dispositions des traités de 1815 relatives à cette république, et de «rétablir l'ordre de possession antérieur à 1809», c'est-à-dire de réincorporer Cracovie à l'Autriche, moyennant quelques cessions de territoires peu importantes faites à la Prusse et à la Russie. Pour se justifier d'avoir pris seules cette décision sans le concours des autres États signataires du traité de Vienne, les trois cours prétendaient que la création de la république de Cracovie en 1815 était leur œuvre, et que la convention passée entre elles à ce sujet avait été seulement «présentée pour enregistrement au Congrès de Vienne». De cet enregistrement, elles voulaient bien faire découler, pour elles-mêmes, un devoir de convenance d'avertir les autres États de la décision prise, mais non, pour ces États, un droit d'y intervenir. Aussi avaient-elles soin de leur notifier que c'était «la communication d'un fait irrévocablement fixé par des nécessités de la nature la plus absolue».
En éclatant subitement à Paris, le 19 novembre, la nouvelle de l'incorporation de Cracovie y causa une très vive émotion. Sans doute la disparition de cette minuscule république était peu de chose dans l'ordre des faits positifs; l'équilibre de l'Europe et la situation de notre pays ne s'en trouvaient pas sérieusement affectés. Mais c'était beaucoup dans l'ordre des sentiments. La France, alors en sécurité pour elle-même, pouvait se permettre le luxe des sympathies lointaines, et, parmi ces sympathies, nulle n'était plus ardente, plus générale que celle pour la Pologne. Ce dernier coup frappé sur une malheureuse nation, cette sorte d'épilogue des scandaleux et désastreux partages de la fin du siècle précédent éveillèrent donc, dans tous les cœurs, une douleur et une irritation très sincères. On put s'en rendre compte au langage des journaux de tous les partis. Si réservé qu'il fût par tempérament et par situation, le Journal des Débats s'exprima avec une véhémence inaccoutumée et invoqua les déclarations faites à la tribune, le 2 juillet 1846, par M. Guizot, pour y trouver une garantie que «le droit ne serait pas abandonné». Les radicaux de la Réforme et du National adressèrent «à la démocratie européenne» un manifeste où ils maudissaient en style lamennaisien les rois bourreaux. Le Siècle, organe de la gauche dynastique, reprenant les déclamations de 1831, proclama que les traités de 1815 n'existaient plus; «la France ne peut que s'en réjouir», disait-il, et il mettait en demeure le gouvernement d'agir en conséquence. Quant au Constitutionnel, sous la direction de M. Thiers, il vit surtout, dans cet événement, le parti qu'on en pouvait tirer pour battre en brèche le ministère et ranimer contre les mariages espagnols une opposition qui, précisément à cette époque, vers la fin d'octobre et au commencement de novembre, menaçait de s'éteindre. «Nous avions cessé, disait-il le 20 novembre, de prendre part à la triste polémique qui se poursuit au sujet de la rupture de l'entente cordiale. Nous espérions que les événements ne justifieraient pas aussitôt, aussi cruellement, nos prévisions... Jamais notre gouvernement n'a été plus rudement châtié d'avoir rompu sans motif ses alliances véritables et aspiré, sous le nom de conservateur, à prendre rang parmi les cabinets ennemis de la révolution.» Il montrait, dans ce qui venait d'arriver, «l'humiliation la plus sanglante qui nous eût encore été infligée». Ce même journal ajoutait, le lendemain: «Nos ministres sont placés, en Europe, entre deux hostilités (celle des trois cours et celle de l'Angleterre), sans savoir au juste laquelle des deux ils parviendront à fléchir et à quel prix ils feront cesser leur isolement... À droite, à gauche, la défiance ou l'éloignement... Voilà où la grande habileté de nos hommes d'État a mené les affaires de la France!» De plus, toutes nos feuilles de gauche, sur la foi des journaux de lord Palmerston, insinuaient que Louis-Philippe était au fond le complice des trois cours, qu'il avait été averti d'avance de leur dessein, et qu'il leur avait promis secrètement son acquiescement.
La perspicacité des ennemis du cabinet français n'était pas en défaut, quand ils croyaient ce dernier fort embarrassé de l'incident de Cracovie. Étant donnée la direction imprimée à sa politique par suite des mariages espagnols, il ne pouvait lui arriver un contretemps plus déplaisant. «Cracovie est une détestable affaire», disait M. Guizot[350]. Il se tourna tout de suite vers Londres, et fit demander à lord Palmerston «quelle conduite il se proposait de tenir dans cette circonstance, et s'il était disposé à s'entendre avec nous[351]». Notre ministre avait-il beaucoup d'espoir d'une réponse favorable? En tout cas, il lui plaisait de prendre cette initiative. «Bonne occasion de rapprochement, si on veut, écrivait-il; témoignage éclatant de notre bonne disposition, à nous, si, à Londres, l'humeur prévaut[352].» Le Journal des Débats appuya la démarche de notre diplomatie par un appel chaleureux à l'opinion anglaise. «Il n'y a, disait-il, que deux causes en ce monde: celle de la force, dont les trois cours du Nord viennent de se déclarer les organes, et celle du droit, qui n'a de représentants capables de se faire craindre que l'Angleterre et la France réunies!» Lord Palmerston fut heureux de nous voir nous adresser à lui, non parce qu'il trouvait là un moyen de rétablir l'entente au moins sur un point, mais au contraire parce que c'était une occasion pour lui de nous faire sentir son mauvais vouloir[353]. Il répondit que ses représentations aux trois cours étaient déjà préparées et approuvées, qu'elles allaient partir, et que lord Normanby serait chargé ultérieurement d'en remettre une copie au cabinet français. Comme l'observait M. Guizot, «on communiquait au lieu de se concerter, et l'on communiquait après au lieu d'avant[354]». Lord Palmerston s'empressa en effet d'envoyer, le 23 novembre, aux trois cours, une protestation séparée. À vrai dire, ce n'était même pas une protestation: pour ménager davantage les puissances, il feignait d'ignorer que l'annexion de Cracovie fût déjà un fait accompli; il supposait que ce n'était encore qu'un projet, et, alors, montrant en quoi l'exécution de cette mesure serait contraire aux traités de Vienne, il exprimait l'espoir qu'on y renoncerait. Le ministre anglais fit en même temps connaître au public, par le Morning Chronicle, qu'il avait dû repousser l'idée d'une protestation commune avec la France, parce que celle-ci, ayant violé le traité d'Utrecht, ne pouvait être admise à se plaindre de la violation du traité de Vienne. Naturellement nos journaux opposants soulignèrent ce refus; ils prirent plaisir à montrer M. Guizot faisant à l'Angleterre des avances que celle-ci repoussait avec mépris, et attirant ainsi à notre pays «le plus grand affront, disait le National, qui lui eût jamais été infligé».
Y aurait-il eu chance de faire reculer les trois cours, si l'Angleterre et la France avaient agi de concert? C'était fort douteux, car, ni à Londres, ni à Paris, on n'eût voulu risquer une guerre pour un pareil sujet[355]. Mais, en tout cas, avec l'attitude prise par Palmerston, M. Guizot n'avait plus aucun espoir de rien faire d'efficace pour la Pologne. Il devait dès lors n'avoir qu'un souci: calculer son langage de façon à donner quelque satisfaction à l'opinion française, sans cependant s'aliéner les trois cours et les rejeter du côté de l'Angleterre. La dépêche qu'il adressa, le 3 décembre, à ses ambassadeurs près les cours de Vienne, de Berlin et de Saint-Pétersbourg, fut rédigée sous l'empire de cette double préoccupation. Après avoir réfuté les arguments invoqués à l'appui de l'annexion, notre ministre concluait en ces termes: «Le gouvernement du Roi ne fait donc qu'user d'un droit évident, et en même temps il accomplit un devoir impérieux, en protestant solennellement contre la suppression de la république de Cracovie, acte positivement contraire à la lettre comme au sens du traité de Vienne du 9 juin 1815. Après les longues et redoutables agitations qui ont si profondément ébranlé l'Europe, c'est par le respect des traités et de tous les droits qu'ils consacrent, que l'ordre européen s'est fondé et se maintient. Aucune puissance ne peut s'en affranchir, sans en affranchir en même temps les autres. La France n'a point oublié quels douloureux sacrifices lui ont imposés les traités de 1815; elle pourrait se réjouir d'un acte qui l'autoriserait, par une juste réciprocité, à ne consulter désormais que le calcul prévoyant de ses intérêts, et c'est elle qui rappelle à l'observation fidèle de ces traités les puissances qui en ont recueilli les principaux avantages!»
Beau langage sans doute, plus digne et plus ferme que celui de la dépêche de lord Palmerston: mais chacun sentait que derrière ces mots il n'y avait aucune intention d'agir. «C'est tout ce qu'on pouvait dire, écrivait de Rome un de nos jeunes diplomates, du moment où l'on ne voulait rien dire; il y a même des hardiesses au conditionnel; le conditionnel est une bien belle invention[356].» Le gouvernement français s'appliqua d'ailleurs à faire bien comprendre à Vienne qu'il parlait surtout pour l'opinion de Paris. D'avance, afin de préparer le gouvernement autrichien, M. Guizot avait écrit à M. de Flahault: «Notre public est très animé; faites en sorte qu'on nous sache gré de notre modération, en ne s'étonnant pas de notre franche et ferme protestation quand elle vous arrivera[357].» La dépêche une fois envoyée, notre ministre donnait cette assurance au comte Apponyi: «Si le prince de Metternich persiste dans l'attitude qu'il a prise dans la question espagnole, je l'appuierai dans l'affaire de Cracovie, autant que ma position me le permet[358].» Le Roi ne tenait pas un autre langage: «Le chancelier doit bien sentir, disait-il à l'ambassadeur d'Autriche, qu'on ne pouvait faire moins. Après tout, ce ne sont que des paroles qui ne font de mal à personne. Informez le prince que j'ai parlé aux orateurs de la Chambre qui pourraient être tentés de traiter des affaires de Cracovie. Je m'engage à les styler[359].» De son côté, à Vienne, lord Ponsonby, loin d'appuyer les représentations de son ministre, n'hésitait pas, pour se rendre agréable à M. de Metternich, à «donner la Pologne à tous les diables[360]». Quant à lord Palmerston, il se faisait honneur auprès des cabinets allemands du refus qu'il avait opposé à notre offre d'action commune[361].
De protestations ainsi faites et ainsi commentées, les cabinets de Vienne, de Berlin et de Saint-Pétersbourg n'avaient pas à s'émouvoir. Après avoir écouté la lecture de la dépêche de M. Guizot, M. de Metternich voulut bien déclarer à M. de Flahault «qu'il sentait tous les embarras que cette affaire devait causer au ministre français, et que c'était le seul regret qu'elle lui inspirât[362]». Il ajouta qu'il était «très content» de cette dépêche et loua fort «le talent remarquable» avec lequel elle était rédigée[363]. Il se borna à une réplique de forme, dans laquelle il constata le désaccord sans en paraître surpris ni choqué, et maintint le droit des puissances sans pousser plus loin la controverse[364].
Les trois cours avaient donc habilement choisi leur moment, et elles se félicitaient du succès de leur entreprise. Elles avaient supprimé, à côté de leurs frontières, un foyer d'agitation gênant, sinon dangereux, et surtout, par la prompte vigueur de leur action, par la visible impuissance des États libéraux, elles croyaient avoir rendu à la politique réactionnaire, en Europe, un prestige que cette politique n'avait plus depuis quelque temps. «La suppression de l'État de Cracovie, disait M. de Metternich dans une sorte de mémoire rédigé à la fin de 1846, a fourni au parti ennemi de l'ordre la preuve palpable que les trois monarques ne s'étaient pas encore résignés à mettre bas les armes devant la révolution victorieuse. Celle-ci a dû se sentir compromise par ce fait. Dans plus d'un pays, ses adeptes ont jugé convenable d'ajourner à de meilleurs temps l'exécution de leurs projets subversifs.» Le chancelier se persuadait qu'il en était ainsi en Suisse et en Italie: il montrait les agitateurs de ces pays désabusés de l'espoir qu'ils avaient fondé sur la France, et convaincus désormais que Louis-Philippe, désireux de «se ménager le bon vouloir des puissances du Nord», ne contrarierait pas l'action de ces puissances[365]. Les événements devaient prouver qu'il y avait là beaucoup d'illusion. La révolution n'était pas aussi intimidée qu'on l'imaginait à Vienne. En réalité, le chancelier avait plus satisfait son amour-propre du moment qu'il n'avait servi d'une façon durable sa politique. Par un certain côté même, n'avait-il pas nui à cette politique? Pour résister à la poussée révolutionnaire qui le menaçait sur tant de points, il avait grand besoin du concours de la France. M. Guizot était précisément en train de se rapprocher de lui. Seulement, il y éprouvait une grande difficulté venant des préventions, peu raisonnables, mais très vives, du public français contre une alliance d'apparence illibérale. Tout dans l'affaire de Cracovie,—le sans-gêne provocant avec lequel avaient agi les trois cours, comme l'embarras trop manifeste que la France avait éprouvé à les contredire,—était fait pour accroître, exaspérer ces préventions, leur fournir des arguments plausibles, et par suite entraver, retarder l'évolution tentée par notre diplomatie. Le Journal des Débats lui-même n'était-il pas amené à protester, le 7 décembre, que «la France ne serait jamais réduite à chercher ses alliés parmi les ennemis de la liberté et les oppresseurs de la Pologne»? M. Guizot signalait aux cabinets allemands, sans les convaincre, il est vrai, cette conséquence de leur conduite. «Que veut-on surtout à Vienne? avait-il écrit dès le premier moment à M. de Flahault; réprimer les passions révolutionnaires. Par ce qu'on vient de faire à Cracovie, on les excite violemment et on énerve entre nos mains les moyens de les combattre... Je ne puis apprécier d'ici les avantages locaux, autrichiens, qu'on se promet de cette mesure. Mais, à coup sûr, les inconvénients généraux, européens, sont immenses.» Il disait encore, un peu plus tard, dans une lettre au ministre de France à Berlin: «On a fait ainsi, chez nous et partout, beaucoup de mal à la bonne politique, à la politique d'ordre, de conservation... Je la maintiendrai toujours; mais on nous condamne, pour la maintenir, à de rudes combats, et l'on donne ici aux passions révolutionnaires des armes plus fortes, si je ne me trompe, que celles qu'on leur enlève à Cracovie[366].»
III
En dépit de ce que les journaux avaient pu découvrir ou deviner, le public n'était jusqu'alors que fort imparfaitement informé des difficultés élevées entre le cabinet de Paris et celui de Londres. L'heure approchait où, par la rentrée des Chambres françaises et anglaises, cette querelle diplomatique allait passer du demi-secret des chancelleries au plein jour de la tribune, et où les deux gouvernements, pour se justifier auprès de leurs Parlements respectifs, seraient amenés à vider leurs portefeuilles et à publier leurs dépêches. Il y avait là de quoi piquer la curiosité et aussi éveiller quelque préoccupation. «Ce sera un moment solennel, disait le Journal des Débats, le 29 décembre 1846, que celui où les deux Parlements s'ouvriront presque à la fois... Deux tribunes vont se trouver en présence. C'est entre deux gouvernements, entre deux peuples, entre deux tribunes étrangères l'une à l'autre, que la discussion va se trouver établie. Sera-t-elle compatible, cette discussion, avec le maintien de la paix extérieure?»
Ces préoccupations étaient d'autant plus fondées que l'opposition française, tout entière à son animosité contre le ministère, ne paraissait voir dans les débats qui allaient s'ouvrir qu'une occasion d'augmenter encore les difficultés de la situation; elle se flattait de rendre ces difficultés telles que M. Guizot y succomberait. M. Thiers, entre autres, n'avait pas d'autre pensée. Sa passion le conduisit même à des démarches dont on aurait peine à admettre la réalité, si l'on n'en avait la preuve malheureusement incontestable. Nous avons vu déjà cet homme d'État, à la première nouvelle des mariages, chercher à lier partie avec lord Palmerston[367]. Depuis lors, loin de trouver dans la guerre de plus en plus ouverte que ce dernier faisait, non pas seulement à M. Guizot, mais à la France, une raison de chasser, comme une tentation de trahison, l'idée d'une telle alliance, il s'y arrêtait, il s'y enfonçait davantage. Tous ses efforts tendaient, sans qu'il parût en éprouver le moindre scrupule, à rendre plus intime et plus complet le concert entre lui et le ministre britannique. C'est ce qui ressort de lettres et de conversations qui étaient destinées à demeurer secrètes, mais qui ont été récemment mises au jour.
Parmi les Italiens réfugiés alors en Angleterre, était un certain Panizzi, dont nous avons déjà rencontré le nom, ancien carbonaro de Modène, devenu professeur à l'Université de Londres, en commerce épistolaire avec toutes sortes de personnages en Europe, et entré fort avant dans l'intimité des chefs du parti whig[368]. M. Thiers l'avait beaucoup vu, lors de son excursion outre-Manche, en octobre 1845; c'est par lui qu'il avait été conduit chez lord Palmerston; depuis, il était resté en correspondance avec lui, le trouvant un intermédiaire commode pour des communications que la prudence ou la pudeur ne permettaient pas d'avouer trop ouvertement. Aussi fut-ce à M. Panizzi qu'il s'adressa, dès le 26 octobre 1846, quand il voulut se concerter avec le ministre anglais pour réfuter la version française sur les mariages. «Voyez lord Palmerston, puisque vous êtes lié avec lui, lui écrivait-il; dites-lui de vous communiquer à vous et pour moi la vérité pure... Je désire avoir un historique complet et vrai de toute l'affaire... Comment les tories prennent-ils la question? En font-ils une affaire de parti contre les whigs, ou bien une affaire de pays commune à tous? Enfin, quel est l'avenir de votre politique intérieure?... Pour moi, je fais des vœux en faveur des whigs; je suis révolutionnaire (dans le bon sens du mot) et je souhaite en tout pays le succès de mes analogues. Adieu et mille amitiés. Je vous prie de m'écrire pas moins que vingt pages sur tout cela.» Lord Palmerston, trop heureux de voir un Français tendre les mains pour recevoir de lui les armes avec lesquelles il frapperait son propre gouvernement, mit aussitôt M. Panizzi à même d'écrire à M. Thiers une très longue lettre, où toute l'histoire des mariages était racontée au point de vue anglais, et où la conduite de la France était naturellement présentée comme perfide et déloyale[369]. Ce fut avec ces renseignements que M. Thiers put, avant toute publication de documents officiels, diriger la polémique de ses journaux.
Les relations du ministre britannique et du chef de l'opposition française devinrent de plus en plus fréquentes et étroites à mesure qu'on approchait de l'ouverture de la session. M. Panizzi n'était pas le seul intermédiaire. Lord Palmerston, en même temps qu'il enlevait l'ambassade de Vienne à sir Robert Gordon pour la confier à lord Ponsonby, avait remplacé, à Paris, lord Cowley par lord Normanby. Celui-ci n'était guère préparé à occuper un tel poste: n'ayant joué jusqu'alors qu'un rôle parlementaire, il y avait acquis l'habitude d'argumenter plus que l'art de négocier, et ne possédait à aucun degré le sens de la mesure diplomatique. À peine les événements d'Espagne eurent-ils mis quelque froid entre les deux cabinets, que le nouvel ambassadeur, ne voyant là qu'une querelle à soutenir, s'y jeta à corps perdu et se trouva bientôt avec M. Guizot dans des termes tels que leurs rapports en furent singulièrement entravés. Il en était venu à se considérer comme accrédité auprès de l'opposition plutôt qu'auprès du gouvernement. Dominé par M. Thiers qu'il voyait souvent, il crut, sur sa parole, à la possibilité de faire tomber le cabinet et mit tout son enjeu sur cette carte. Il ne se gênait pas pour dire dans son salon que la bonne entente entre l'Angleterre et la France ne serait pas rétablie tant que M. Guizot demeurerait au pouvoir. Son hôtel était comme l'arsenal où les adversaires du cabinet allaient chercher leurs munitions[370]. En dépit des scrupules qu'éveillait à Londres une conduite aussi insolite, lord Palmerston n'hésitait pas à l'encourager, et lui-même indiquait les communications qu'il convenait de faire au chef de l'opposition française[371].
M. Thiers était tout en train de cette alliance et s'apprêtait à aborder ainsi les débats de la session, quand, dans les derniers jours de 1846 et les premiers de 1847, divers indices lui firent craindre que la politique à laquelle il s'associait n'eût perdu de son crédit en Angleterre. Là, sans doute, tout le monde, au moment des mariages, avait donné tort au gouvernement français; mais, depuis lors, tout le monde n'avait pas donné raison à lord Palmerston; plusieurs trouvaient qu'il poussait la querelle avec trop de passion, et que cette passion, toujours compromettante, était souvent maladroite et inefficace; on ne pouvait s'empêcher de noter qu'il avait prétendu soulever l'Espagne, entraîner l'Europe, faire reculer Louis-Philippe, et que, sur tous les points, il avait échoué. Ces sentiments ne se faisaient pas seulement jour dans les propos plus ou moins contenus des adversaires du cabinet, par exemple de lord Aberdeen, du duc de Wellington, de lord Cowley[372]. Au sein même du ministère, lord Lansdowne, lord Grey, M. Wood désiraient une attitude plus conciliante; ils se plaignaient du sans-gêne avec lequel le chef du Foreign office entreprenait les démarches les plus graves à l'insu ou même contre le sentiment des autres membres du gouvernement, et ils sommaient le chef du cabinet, lord John Russell, qui n'avait pas été traité avec plus d'égard, de le tenir davantage en bride[373]. D'ailleurs, si les autres ministres ne parvenaient pas toujours à empêcher les frasques de leur collègue, du moins ils lui opposaient, pour ce qui dépendait d'eux, une certaine résistance d'inertie; ainsi faisaient-ils obstinément la sourde oreille, quand lord Palmerston, appuyé sur ce point par lord John Russell, les pressait d'organiser la défense des côtes anglaises en vue d'une guerre avec la France[374]. La reine Victoria, elle aussi, éprouvait sur cette direction donnée à la diplomatie britannique des inquiétudes qu'entretenait le roi des Belges; celui-ci, sans doute, était trop Cobourg pour n'avoir pas été, au premier moment, fort dépité de la conclusion des mariages[375]; mais, depuis lors, il avait bien compris que la rupture de l'entente était le fait de lord Palmerston, et surtout il s'alarmait du trouble que l'acharnement querelleur de ce dernier menaçait de jeter dans la politique européenne[376]. Enfin, dans le public anglais, il y avait également, par l'effet de la lassitude, une sorte d'apaisement; le Times, naguère si violent, s'en faisait l'interprète dans des articles remarqués où il critiquait les procédés du Foreign office.
De France, on n'était pas sans apercevoir plus ou moins nettement la détente qui se produisait dans une partie de l'opinion anglaise. Madame de Lieven, qui avait conservé beaucoup de relations à Londres et qui, plusieurs fois depuis les mariages, avait essayé, sans succès, de s'en servir pour amener une réconciliation[377], crut le moment venu, en décembre 1846, de tenter un nouvel effort: elle décida un de ses amis d'outre-Manche, M. Charles Greville, à faire un voyage à Paris. Bien que n'occupant aucun poste actif,—il avait seulement le titre de secrétaire du conseil privé,—M. Greville était fort répandu dans la haute société anglaise et se trouvait par suite bien placé pour remplir certains rôles d'intermédiaire officieux. Sans mission précise de qui que ce fût, son dessein, en venant en France, était de voir s'il pouvait, par ses démarches personnelles, préparer les voies à quelque rapprochement. Avant de s'embarquer, il s'était mis en rapport avec plusieurs des collègues de lord Palmerston; les uns, comme lord John Russell, n'avaient voulu lui donner aucun encouragement; d'autres avaient laissé voir des vues plus conciliantes: lord Clarendon, entre autres, l'avait chargé de dire à M. Guizot que s'il se montrait modéré dans les Chambres françaises, on ferait de même à Londres. Arrivé à Paris, le 5 janvier 1847, M. Greville vit tout de suite plusieurs hommes politiques. Il trouva M. Guizot assez blessé des procédés de lord Palmerston et de lord Normanby, convaincu de son bon droit, décidé à l'établir devant le Parlement, mais très disposé à user de beaucoup de ménagements et ne demandant pas mieux que de revenir à l'entente cordiale. M. Duchâtel témoigna de sentiments analogues[378].
M. Thiers considérait avec grand déplaisir les démarches de M. Greville. Dans la longue conversation qu'il eut avec lui, le 10 janvier, il mit une singulière passion à développer tous les arguments qui devaient détourner l'Angleterre d'un rapprochement et l'exciter, au contraire, à pousser vivement la querelle[379]. À l'entendre, sur le terrain où se rencontraient les deux gouvernements, il ne pouvait y avoir qu'une lutte à outrance, car il s'agissait de savoir lequel des deux avait trompé l'autre. Il assurait que M. Guizot, une fois vaincu dans cette lutte, tomberait, sinon par la Chambre, du moins par le Roi. «Vous ne devez pas croire, ajoutait M. Thiers, ce que vous entendez dire de la force du gouvernement. Ne vous fiez pas à tout ce que vous raconte Mme de Lieven; c'est une bavarde, une menteuse et une sotte. Le Roi s'est fait l'illusion que le gouvernement whig ne tiendrait pas; mais quand il verra que c'est une erreur, il aura peur, et, si vous continuez de refuser la réconciliation, il se débarrassera de Guizot... Savez-vous ce que c'est que le Roi? le mot est grossier, mais vous le comprendrez: eh bien! c'est un poltron!» Et comme M. Greville se récriait, disant qu'en Angleterre on tenait Louis-Philippe pour un homme de cœur, qu'il avait donné souvent des preuves de son courage, M. Thiers reprit: «Non, non, je vous dis qu'il est poltron, et, quand il se trouvera définitivement mal avec vous, il aura peur; alors il suscitera des embarras à M. Guizot; il y a quarante ou cinquante députés—je les connais—qui tourneront contre lui, et de cette manière il tombera... Vous pouvez être sûr que ce que je vous dis est la vérité, d'autant plus que ce n'est pas moi qui lui succéderai, c'est Molé. Cependant, je vous parle franchement et je vous avoue que je serais enchanté de la chute de Guizot, d'abord parce que je le déteste, et ensuite parce que l'alliance anglaise est impossible avec lui; c'est un traître et un menteur qui s'est conduit indignement envers moi... Le Roi ne m'enverra chercher que quand il sera en danger. Il ne peut endurer quiconque ne consent pas à être son jouet. Quant à moi, je ne prendrai le ministère qu'à condition d'y être le maître, et j'en viendrai à bout.»
M. Thiers ne se contenta pas de tenir ce langage à M. Greville. Se méfiant des sentiments modérés de son interlocuteur, il voulut faire arriver, par une voie plus sûre, au gouvernement anglais et particulièrement à lord Palmerston ses incitations à pousser la lutte à outrance. Le 12 janvier, c'est-à-dire deux jours après la conversation qui vient d'être rapportée, il écrivit à M. Panizzi[380]: «Je trouve la conduite de M. Guizot fort claire: il a manqué de bonne foi, il a menti... Mais ce qui est clair pour moi ne peut le devenir pour le public qu'à grands renforts de preuves. Il faut qu'on connaisse les dépêches de lord Normanby, dans lesquelles les mensonges de M. Guizot sont, à ce qu'on dit, mis au jour de la manière la plus frappante... Les agents de M. Guizot disent, ici et à Londres, que ni le pays ni le Roi n'abandonneront jamais M. Guizot. C'est une absurdité débitée par des gens à gages... Le pays éclairé a le sentiment que la politique actuelle est sans cœur et sans lumière. Quant au Roi, il abandonnera M. Guizot plus difficilement qu'un autre, car M. Guizot s'est complètement donné à lui et soutient son gouvernement personnel avec le dévouement d'un homme qui n'a plus d'autre rôle possible. Mais quand le Roi croira la question aussi grave qu'elle l'est, il abandonnera M. Guizot. Le Roi est un empirique en politique... Il ne croit pas à la solidité des whigs; il croit que, l'un de ces jours, naîtra une question qui emportera celle des mariages, et qu'il aura acquis une infante sans perdre M. Guizot. Le jour où il croira les choses plus stables qu'on ne les lui peint de Londres, et où il craindra sérieusement pour ses rapports avec l'Angleterre, il abandonnera M. Guizot. Il ne tient à personne. Il a eu plus de goût pour moi que pour personne... Mais, dès que j'ai contrarié ses penchants de prince illégitime voulant se faire légitime par des platitudes, il m'a quitté sans un regret. M. Guizot, au fond, ne lui inspire confiance que sous un rapport: c'est une effronterie à mentir devant les Chambres qui n'a pas été égalée dans le gouvernement représentatif, effronterie appuyée d'un langage monotone, mais très beau. Comme intelligence et discernement, le Roi pense de M. Guizot ce qu'il faut en penser. Quand il croira les whigs solides et la résistance sérieuse, il se décidera à un changement de personnes, soyez-en certain. Mais il faut bien mettre en évidence les faits et la mauvaise foi de M. Guizot.»
Lord Palmerston, de son côté, n'était pas moins préoccupé des démarches de M. Greville, et, avant même d'avoir reçu la lettre qui vient d'être citée, il faisait écrire, le 14 janvier, par M. Panizzi à M. Thiers: «Avez-vous vu M. Greville?... J'apprends, par le Times du 12, qu'on le suppose chargé d'une négociation non officielle pour renouveler l'entente cordiale... Écrivez-moi ce que vous pensez de cela... Tout ceci m'intéresse beaucoup... Rappelez-vous de n'envoyer votre réponse que sous couverte directement à lord Normanby.» Dans cette même lettre, on communiquait à M. Thiers de nouvelles dépêches, et on le pressait, par contre, de faire tout de suite connaître, afin d'en informer «ses amis» de Londres, «la marche qu'il comptait suivre» dans les débats qui allaient s'ouvrir.
Le 17 janvier, nouvelle lettre de M. Thiers à M. Panizzi. Résumant tous les faits, il déclarait donner entièrement raison à lord Palmerston, envoyait à celui-ci des conseils sur la manière la plus habile de présenter les événements, et revenait toujours sur cette idée que «si le Roi croyait les choses stables en Angleterre et la question sérieuse, il abandonnerait M. Guizot». Ce dernier n'était pas le seul contre lequel M. Thiers se donnait, dans cette lettre, le plaisir d'épancher son ressentiment. Irrité de ce qu'à ce moment même un certain nombre de députés de la gauche et du centre gauche, guidés par M. Billault et M. Dufaure, manifestaient l'intention de se séparer de lui dans la question des mariages espagnols, il s'exprimait ainsi sur cette dissidence: «Il y a, dans tous les partis, mais surtout en France, des seconds qui veulent être les premiers. Je suis fort, moi, avec Odilon Barrot; à nous deux, nous décidons la conduite de l'opposition. MM. Billault et Dufaure, deux avocats fort médiocres, le premier fort intrigant, le second morose et insociable, fort mécontents de ne pas être les chefs, ayant le désir de se rendre prochainement possibles au ministère, ont profité de l'occasion pour faire une scission. L'alliance avec l'Angleterre n'est malheureusement pas populaire... Notez que ces deux messieurs, vulgaires et ignorants comme des avocats de province, n'ayant jamais regardé une carte, sachant à peine où coulent le Rhin et le Danube, seraient fort embarrassés de dire en quoi l'alliance anglaise est bonne ou mauvaise. Mais ils font de la politique comme au barreau on fait de l'argumentation; ils prennent une thèse ou une autre, suivant le besoin de la plaidoirie qu'on leur paye, et puis ils partent de là, et parlent, parlent... Ils ont, de plus, trouvé un avantage dans la thèse actuellement adoptée par eux, c'est de faire leur cour aux Tuileries, et de se rendre agréables à celui qui fait et défait les ministres.» M. Thiers terminait sa lettre par cette phrase, qui n'était pas la moins étrange: «Vous n'imaginez pas ce que débitent ici tous les ministériels. Ils prétendent que je suis en correspondance avec lord Palmerston, à qui je n'ai jamais écrit de ma vie et qui ne m'a jamais écrit non plus.» Est-il besoin de rappeler que ce même homme d'État inaugurait, trois mois auparavant, sa correspondance avec M. Panizzi en lui écrivant: «Voyez lord Palmerston, puisque vous êtes lié avec lui, dites-lui de vous communiquer à vous et pour moi la vérité pure.» Du reste, les alliés anglais de M. Thiers ne se croyaient pas tenus à plus de sincérité. Un peu plus tard, lord Normanby adressait à son ministre une dépêche pour nier qu'il eût des communications avec l'opposition française, et lord Palmerston, qui savait à quoi s'en tenir sur cette dénégation, se disait bien aise de l'avoir en main pour la mettre sous les yeux de la Reine, au cas où celle-ci aurait reçu des Tuileries quelque rapport sur la conduite de son ambassadeur[381].
IV
Pendant que M. Thiers excitait ainsi le gouvernement anglais à mener vivement l'attaque contre le gouvernement français, la session s'ouvrait à Paris, le 11 janvier 1847. Le discours du trône s'exprima avec une réserve évidemment destinée à ménager l'opinion d'outre-Manche. «Mes relations avec toutes les puissances étrangères, disait le Roi, me donnent la ferme confiance que la paix du monde est assurée.» Il annonçait le mariage du duc de Montpensier comme un heureux événement de famille, se bornait à y montrer «un gage des bonnes et intimes relations qui subsistaient depuis si longtemps entre la France et l'Espagne», et ne faisait aucune allusion aux difficultés soulevées par la diplomatie britannique. Aussitôt après, le ministre déposa sur le bureau des Chambres les dépêches relatives aux affaires espagnoles: ces dépêches remontaient jusqu'en 1842.
La discussion de l'adresse à la Chambre des pairs, qui précéda, suivant l'usage, celle de la Chambre des députés, commença le 18 janvier. Non seulement le ministère n'y rencontra pas de contradicteur sérieux, mais il y fut secondé par un allié considérable, le duc de Broglie. Le noble pair semblait avoir pris l'habitude, depuis quelque temps, de se porter publiquement caution de la politique étrangère du cabinet: il l'avait fait, en 1845, dans l'affaire du Maroc; en 1846, dans celle du droit de visite; il recommençait, en 1847, pour les mariages espagnols. Sa discussion fut nerveuse, serrée; il ne se perdit pas dans les détails, et s'attacha, avec une sorte de netteté hautaine, aux idées principales et aux faits décisifs. Tout d'abord, rappelant les souvenirs du passé et les événements du jour, il mit en lumière l'intérêt supérieur engagé dans cette question de mariage, et insista sur le danger que la France avait couru de voir l'Espagne passer, comme le Portugal, sous l'influence de l'Angleterre. Or, disait-il, «point de milieu: telle est géographiquement la position de l'Espagne, que, pour être comptée au dehors comme elle doit l'être,... il faut de toute nécessité, ou qu'elle soit l'amie naturelle, l'alliée habituelle de la France, comme elle l'a été sous les princes de la maison de Bourbon, ou qu'elle soit l'ennemie naturelle et la rivale de la France, comme elle l'était sous Charles-Quint et sous Philippe II, ou bien enfin qu'elle soit l'amie naturelle et l'alliée de tous les ennemis, de tous les rivaux de la France, comme sous les trois derniers rois de la maison d'Autriche. Cela est écrit dans l'histoire; cela est écrit sur la carte.» Après avoir signalé le danger, le duc de Broglie montra que la conduite du gouvernement était justifiée par la nécessité d'y parer. Il réfuta, en passant, les principaux arguments de lord Palmerston, notamment celui qui était tiré du traité d'Utrecht, puis termina par une leçon donnée à l'esprit public français. «Il n'y a rien de si rare au monde, dit-il, que d'être de son avis; il n'y a rien de si difficile que de vouloir ce que l'on veut. J'appelle vouloir ce que l'on veut, vouloir la chose que l'on veut avec toutes ses conséquences, avec toutes ses conditions bonnes ou mauvaises, agréables ou fâcheuses... Tout le monde convient que l'intimité, l'entente cordiale, la bonne intelligence avec l'Angleterre est une chose excellente;... tout le monde convient que, pour maintenir une chose aussi bonne, aussi excellente, il faut faire tous les sacrifices qui ne compromettent aucun de nos intérêts essentiels. Voilà ce que tout le monde dit et pense sincèrement. On le veut en théorie; mais vient l'occasion, comme elle est venue il y a deux ans, de faire pour le maintien de la bonne intelligence avec l'Angleterre, je ne dirai pas un sacrifice, mais seulement un acte de justice, à l'instant combien de gens s'écrient que nous sommes à la remorque de l'Angleterre, que nous sommes les satellites de l'Angleterre, que nous sommes les esclaves de l'Angleterre! On crie: À bas les ministres de l'étranger! On crie: À bas les députés Pritchard! (Rires d'approbation.) Puis vient le revers de la médaille; vient une occasion où le gouvernement français se trouve appelé à défendre un de nos intérêts essentiels, un intérêt vital, la sécurité de nos frontières, notre indépendance en Europe. Il prend des mesures pour protéger cet intérêt; il ne le peut sans mécontenter un peu le gouvernement anglais. Eh bien! ces mêmes gens lèvent les mains et les yeux au ciel: on a sacrifié l'alliance anglaise à des intérêts de famille; l'alliance est rompue, nous sommes isolés, tout est perdu; il n'y a plus qu'à s'envelopper la tête dans son manteau. (Même mouvement.) C'est là ce qui s'appelle n'être pas de son avis, ne vouloir pas ce qu'on veut... Sachons envisager de sang-froid une situation qui n'a rien d'extraordinaire ni d'imprévu. Nous sommes isolés, dit-on. Mais l'isolement, c'est la situation naturelle de toutes les puissances en temps de paix générale... On dit que l'isolement peut entraîner certains dangers. Je ne dis pas non; mais qu'y faire? Les choses sont ce qu'elles sont. Ne faisons rien pour aggraver une pareille situation, ne faisons rien pour la prolonger. Nous n'avons aucun tort dans le passé; n'en ayons aucun dans l'avenir. Ne donnons au gouvernement anglais aucun sujet de mécontentement légitime... Mais en même temps ne lui donnons pas lieu de croire que nous regrettons d'avoir exercé nos droits, d'avoir défendu notre cause et soutenu nos intérêts. Il y va de notre honneur, il y va de notre avenir. (Très vives marques d'assentiment.) Tous tant que nous sommes, gouvernement ou public, législateurs, écrivains, publicistes, au nom du ciel, s'il est possible, faisons trêve, sur un point seulement et pendant quelque temps, à nos querelles de personnes et à nos discussions intérieures. (Très bien! très bien!) Ne donnons pas le droit de dire de nous que nous sommes un peuple de grands enfants, passant à chaque instant d'un extrême à l'autre, incapables de vouloir aujourd'hui ce que nous voulions hier; un peuple d'enfants hargneux, n'ayant d'autre souci que de dire blanc quand on leur dit noir, et oui quand on leur dit non.» (Marques prolongées d'approbation.)
Malgré le succès de ce discours, M. Guizot ne se crut pas dispensé de prendre la parole, non à l'adresse de la haute assemblée, d'ores et déjà convaincue, mais à l'adresse du public. La tranquillité même de ce débat, l'absence d'opposition lui paraissaient une occasion de faire avec plus de liberté et de sérénité d'esprit un exposé complet de l'affaire, de présenter, d'expliquer les documents qui venaient d'être déposés sur le bureau des Chambres. Il n'était pas indifférent, pour un tel exposé, de prendre les devants sur ceux qui, à Londres ou à Paris, auraient intérêt à montrer les choses sous un autre jour. Dès le début de son discours, M. Guizot marqua que son dessein était, non de réfuter des critiques qui ne s'étaient pas produites au Luxembourg, mais de faire un «récit simple et complet des faits», estimant que de ce récit il ressortirait, pour «la Chambre, pour le pays, pour l'Angleterre et pour l'Europe», que «le gouvernement français n'avait manqué ni de loyauté ni de prudence». Reprenant alors les faits depuis 1842, il apporta à la tribune comme un long chapitre d'histoire diplomatique, admirablement ordonné, avec nombreuses pièces à l'appui. Tout en se donnant pour but principal de prouver à la France qu'elle devait être satisfaite, il se préoccupa aussi de ménager l'amour-propre de l'Angleterre; il voulait en cela corriger l'effet produit par la parole un peu incisive du duc de Broglie[382]. Parvenu au terme de son exposé, M. Guizot se demanda quel était, par suite de ces événements, l'état de nos rapports avec l'Espagne, l'Europe et l'Angleterre. Il rappela qu'en Espagne, malgré toutes les provocations, les mariages, «librement discutés», avaient été «accomplis avec une parfaite tranquillité». Il montra qu'en Europe «aucune des puissances n'avait voulu adhérer aux protestations du gouvernement anglais». En Angleterre, il reconnut «qu'il y avait un mécontentement réel, et que nos relations en étaient, dans une certaine mesure, affectées»; mais il ajouta: «Messieurs, si nous faisons deux choses, que pour son compte le gouvernement du Roi est parfaitement décidé à faire, si, d'une part, nous ne changeons point notre politique générale, politique loyale et amicale envers l'Angleterre, si nous continuons à vivre, à vouloir vivre en bonne intelligence avec le gouvernement anglais, et si, d'autre part, nous nous montrons bien décidés à soutenir convenablement ce que nous avons fait, à nous abstenir de toute avance, de toute concession (approbation), si nous tenons à la fois cette double conduite d'une amitié générale envers l'Angleterre et son gouvernement, et d'une fermeté bien tranquille dans la position que nous avons prise, tenez pour certain que le mécontentement anglais s'éteindra. Il s'éteindra devant la gravité des intérêts supérieurs qui viendront et qui viennent déjà peser sur les deux pays, et qui sont aussi bien comptés, compris et sentis à Londres qu'à Paris. (Nouvelle approbation.) La nation anglaise et son gouvernement ont, l'un et l'autre, deux grandes qualités: la justice les frappe, et la nécessité aussi! (On rit.) C'est un pays moral et qui respecte les droits; c'est un pays sensé et qui accepte les faits irrévocables. Présentez-vous sous ce double aspect: fermes dans votre droit, fermes dans le fait accompli, et tenez pour certain que les bonnes relations se rétabliront entre les deux gouvernements.» (Marques très vives d'approbation.)
L'effet fut considérable. Pour sa première apparition à la tribune, la politique des mariages espagnols y faisait bonne figure. «On s'accorde à dire, notait sur le moment un observateur exact et clairvoyant, que la discussion qui vient de se terminer à la Chambre des pairs est une des plus belles qui aient eu lieu dans cette Chambre... Dès ce moment, la position de M. Guizot est très forte et très brillante[383].» Le gouvernement ne pouvait cependant se faire l'illusion que tout fût ainsi fini. Il savait bien qu'au Palais-Bourbon les choses n'iraient pas aussi facilement. C'est là que l'attendaient ses adversaires.
V
Avant même que la Chambre des pairs eût fini de discuter son adresse, la session s'ouvrait, à Londres, le 19 janvier 1847. La reine d'Angleterre garda, dans son discours, la même réserve que le roi des Français; elle se borna à dire que «le mariage de l'Infante avait donné lieu à une correspondance entre son gouvernement et ceux de France et d'Espagne». Il avait été d'abord question de mentionner le «dissentiment» survenu; on y avait renoncé. L'intention conciliante était évidente. Elle se manifesta plus nettement encore dans la discussion de l'adresse, qui, suivant l'usage, eut lieu le soir même dans les deux Chambres. Presque tous ceux qui prirent part au débat,—lords ou commoners, whigs ou tories, et même des membres du cabinet, comme le marquis de Lansdowne,—s'appliquèrent à parler de la France en très bons termes, et exprimèrent le désir de voir rétablir l'entente cordiale. Lord Palmerston, bien que attaqué par certains orateurs comme l'auteur du refroidissement survenu, répondit à peine; on eût dit qu'il ne se sentait pas dans un milieu favorable. Lord John Russell fut à peu près seul à le défendre, par point d'honneur plus encore que par conviction. Il semblait que la réaction pacifique se fît sentir aussi dans le langage des journaux: le Times conseillait aux Chambres d'éviter toute discussion publique sur l'affaire des mariages, recommandait au cabinet de ne pas pousser plus loin ses controverses diplomatiques, et donnait à entendre que l'opinion ne s'associait pas aux rancunes querelleuses de lord Palmerston.
En France, le gouvernement fut charmé et surpris d'une modération qui dépassait son attente, et qui contrastait singulièrement avec le ton des précédentes polémiques. Tout en étant fort disposé à répondre à ces avances, il ne pouvait dissimuler un sourire de triomphe. «Avez-vous lu les journaux anglais? demandait M. Guizot à M. Molé. Eh bien! vous voyez qu'on recule[384].» M. Désages écrivait, le 21 janvier, à M. de Jarnac: «Le royal speech est tout ce que nous pouvions souhaiter de mieux.» Et, quelques jours après, voulant rendre compte à notre ambassadeur à Vienne de ce qui s'était passé à Londres, il lui mandait: «Vous avez pu juger jusqu'à quel point lord Palmerston est surveillé, contenu, et combien peu le sentiment public est en définitive porté à lui laisser la bride sur le col. Je ne prétends pas dire que tous ceux qui le surveillent, le contiennent et se mettent en travers de ses passions vindicatives, sont nécessairement de notre avis en tous points sur la question des mariages; mais j'affirme que tous veulent mettre un signet à cette affaire et n'entendent pas que, pour une éventualité presque chimérique, encore moins pour gratifier l'orgueil d'un homme, on prolonge cet état équivoque des relations des deux pays[385].»
Par contre, grands furent le désappointement et le désarroi des députés de l'opposition qui avaient cru trouver dans l'irritation et les menaces de l'Angleterre un moyen de renverser M. Guizot. M. Greville, qui, étant encore à Paris, avait occasion d'observer de près ces députés, les comparait à des gens qui «sentent la terre leur manquer sous les pieds». Il était assailli de leurs plaintes et de leurs récriminations. «Nous ne pouvons rien dire pour vous dans la Chambre, lui déclarait M. Cousin, quand vous ne paraissez pas disposés à rien dire pour vous-mêmes.» M. Duvergier de Hauranne ne lui tenait pas un autre langage. M. de Beaumont lui demandait ironiquement s'il était vrai que les Anglais «eussent mis bas les armes». Tout porté qu'il fût personnellement vers la conciliation, M. Greville était embarrassé de la situation fausse où se mettait le gouvernement britannique, en faisant ainsi faux bond à ses alliés de France et en opérant cette retraite silencieuse après une si bruyante entrée en campagne. Naturellement M. Thiers n'était pas celui qui se plaignait le moins haut. «Il est maussade comme un ours, notait encore M. Greville; il sait que son alliance avec l'ambassade anglaise ne lui a fait aucun bien, et il se rend compte maintenant qu'il ne pourra probablement pas s'en servir pour faire du mal à quelque autre[386].» Toutefois, le chef de l'opposition française ne voulut pas abandonner la partie sans faire un nouvel appel à lord Palmerston. Prenant donc un ton dégagé qui voilait mal l'amertume de son dépit, et qui d'ailleurs était habilement calculé pour piquer au jeu le ministre anglais, il écrivit à M. Panizzi, le 24 janvier[387]: «Les discours de votre tribune ont produit ici un effet singulier. Le sentiment de tout le monde, c'est que tout est fini: on va jusqu'à dire que vous n'aurez pas de discussion, à votre tribune, sur l'affaire des mariages. Je vous prie de me dire ce qu'il en est, et de me le dire par le retour du courrier. Nous passerions pour des boutefeux, et, ce qui est pire, nous le serions, si, la querelle s'apaisant, nous venions la ranimer... Je reprochais surtout à nos ministres d'avoir rompu l'alliance avec les whigs, pour la misérable affaire des mariages. Si cette sotte affaire ne nous a pas brouillés, ce dont je m'applaudis fort, notre grief est sans valeur, et il serait ridicule d'attaquer M. Guizot pour une telle chose... Pour moi qui trouvais la situation difficile, vu la tournure des choses, je serai charmé d'être dispensé de me mêler à cette discussion.»
M. Thiers pouvait se rassurer; lord Palmerston n'avait aucune envie de désarmer. Si la pression de l'opinion et les exigences de ses collègues l'avaient contraint de laisser passer, sans y contredire, les manifestations conciliantes de l'ouverture de la session, il comptait bien prendre avant peu sa revanche sur les pacifiques. Ce ne fut pas long. Pour rallumer la bataille, il suffit de la publication des documents diplomatiques déposés par lui, quelques jours après, sur le bureau des deux Chambres. Les dépêches ainsi livrées à la polémique des journaux contenaient toutes les récriminations dont on avait jugé sage de s'abstenir à la tribune du Parlement. Dans le choix de ces dépêches, lord Palmerston avait eu soin de ne pas omettre les plus irritantes, celles qui mettaient le plus directement en cause la loyauté du gouvernement français; de ce nombre étaient deux dépêches de lord Normanby, datées du 1er et du 25 septembre, autour desquelles il se fit aussitôt grand bruit. Dans la première, l'ambassadeur racontait que M. Guizot venait de lui annoncer que les deux mariages «ne se feraient pas en même temps»; j'ai déjà mentionné cette réponse, faite de bonne foi, à un moment où notre gouvernement croyait encore pouvoir échapper à la complète simultanéité[388]. La seconde dépêche rendait compte d'un entretien postérieur dans lequel M. Guizot parlait des deux mariages comme devant être célébrés ensemble; elle ajoutait que le ministre, interpellé par l'ambassadeur sur la contradiction existant entre ses deux déclarations, avait eu une attitude assez piteuse, essayant d'abord de nier sa première réponse, ensuite de l'expliquer par ce fait que, dans la cérémonie, la Reine devait être en effet mariée la première. On verra plus tard le démenti donné par M. Guizot à cette dépêche qui, contrairement à tous les usages, n'avait pas été préalablement communiquée au ministre dont elle prétendait rapporter les paroles.
La publication du Blue book, et tout particulièrement des deux dépêches de lord Normanby, fut, pour les journaux de lord Palmerston, et immédiatement après pour ceux de M. Thiers, une occasion de reprendre avec une passion ravivée l'accusation de déloyauté déjà portée contre le gouvernement français. Notre opposition, naguère déconcertée et sur le point de battre en retraite, retrouva ardeur et confiance. Il fallait voir avec quel geste de confusion indignée le Constitutionnel affectait de se voiler la face à la vue d'un ministre français pris en flagrant délit de fourberie; nos feuilles de gauche proclamaient que, du commencement à la fin de cette affaire, M. Guizot avait toujours «rusé», «menti», et on le traitait couramment de Scapin et de Bilboquet; la conclusion était que, pour dégager l'honneur de la France et rétablir les bons rapports avec l'Angleterre, il fallait, sans une minute de retard, changer de ministère. Comme toujours, c'était M. Thiers qui menait l'attaque; chez lui, plus aucune trace du découragement qui avait inspiré sa dernière lettre à M. Panizzi. Rencontrant M. Greville à l'ambassade anglaise, qui devenait de plus en plus le quartier général de l'opposition, il lui parla sur un ton singulièrement animé. «Il me reprocha, raconte M. Greville, d'ajouter foi à tout ce que me disait Mme de Lieven, déclarant que j'étais une éponge trempée dans le liquide de Mme de Lieven[389], et essaya, de son mieux, de me persuader que Guizot était faible, que sa majorité ne valait pas un fétu, et que le Roi pouvait et devait se débarrasser de lui aussitôt qu'il se trouverait lui-même dans une sorte de danger.—Conseillez à Palmerston, ajouta-t-il, de dire beaucoup de bien de la France et beaucoup de mal de M. Guizot.—Je répondis que je lui donnerais la moitié de l'avis, et pas l'autre.» M. Greville sortit de cet entretien, complètement édifié sur les sentiments de son interlocuteur. «Il ne pense, disait-il, qu'à faire du mal, à satisfaire sa propre passion et ses ressentiments[390].» M. Thiers écrivait de son côté à M. Panizzi: «Je ne sais ce que M. Greville est venu faire ici, mais il a fini par m'être très suspect. Je l'ai un peu raillé le jour de son départ, et il en est très piqué. Il a passé sa vie chez Mme de Lieven, chez M. Guizot, et il tenait ici le langage d'un pur Guizotin... Je crois franchement qu'il n'est pas bien sûr et qu'il avait quelque commission particulière, je ne sais pour qui, mais qui n'irait pas dans le sens de vieux révolutionnaires comme vous et moi[391].»
Naturellement M. Guizot ne pouvait voir avec indifférence la reprise d'attaques et d'injures dont la distribution du Blue book avait donné le signal. Il fut particulièrement blessé de la publication des deux dépêches de lord Normanby. Ainsi était effacée dans son esprit l'impression favorable qu'avaient produite les premiers débats du Parlement anglais. S'étant, lui aussi, rencontré avec M. Greville, il ne lui dissimula pas que toute conciliation était rendue impossible par les procédés de lord Normanby et par les sentiments de lord Palmerston; il ne contestait pas les bonnes dispositions de quelques autres membres du cabinet whig, mais elles lui paraissaient de peu d'importance tant que ne changeraient pas celles du ministre qui dirigeait en maître la diplomatie britannique[392]. M. Greville n'avait pas grand'chose à répondre. Force lui était de s'avouer que la pacification rêvée par lui était plus éloignée que jamais. Il quitta Paris, dans les derniers jours de janvier, triste et découragé. «Ainsi finit ma mission, notait-il sur son journal au moment de se rembarquer, et il me reste seulement à faire le rapport le plus véridique de l'état des affaires en France, à ceux à qui il importe le plus de le connaître; mais alors il leur sera très difficile d'adopter un parti décisif et satisfaisant[393].»
VI
La discussion de l'adresse à la Chambre des députés s'ouvrit le 1er février 1847 et dura jusqu'au 12. Une escarmouche sur l'affaire de Cracovie, une bataille sur les mariages espagnols, telles furent les parties saillantes de cette discussion. Au sujet de Cracovie, le discours du trône s'était borné à dire avec une sobriété voulue: «Un événement inattendu a altéré l'état de choses fondé en Europe par le dernier traité de Vienne. La république de Cracovie, État indépendant et neutre, a été incorporée à l'empire d'Autriche. J'ai protesté contre cette infraction aux traités.» Le projet d'adresse, un peu moins bref, ajoutait, en s'inspirant d'une idée indiquée dans la note que M. Guizot avait naguère adressée aux trois cours[394]: «La France veut sincèrement le respect de l'indépendance des États et le maintien des engagements dont aucune puissance ne peut s'affranchir sans en affranchir les autres»; il félicitait en outre le gouvernement d'avoir «répondu à la juste émotion de la conscience publique, en protestant contre cette violation des traités, nouvelle atteinte à l'antique nationalité polonaise». Ce fut M. Odilon Barrot qui parla au nom de l'opposition. Que voulait-il au juste? Il serait malaisé de préciser à quoi concluaient ses phrases contre les traités de 1815 et en faveur des nationalités. M. Guizot, dans sa réponse, fut au contraire très net. «Le gouvernement du Roi, dit-il, a vu dans la destruction de la république de Cracovie un fait contraire au droit européen; il a protesté contre le fait, qu'il a qualifié selon sa pensée. Il en a pris acte afin que, dans l'avenir, s'il y avait lieu, la France pût en tenir le compte que lui conseilleraient ses intérêts légitimes et bien entendus... Mais, en même temps qu'il protestait, le gouvernement du Roi n'a pas considéré l'événement de Cracovie comme un cas de guerre. Et là où le gouvernement du Roi ne voit pas un cas de guerre, il ne tient pas le langage, il ne fait pas le bruit, il ne prend pas l'attitude de la guerre; il trouve qu'il n'y aurait à cela ni dignité, ni sûreté. Savez-vous quel est le vrai secret de la politique? C'est la mesure; c'est de faire à chaque chose sa juste part, à chaque événement sa vraie place, de ne pas grossir les faits outre mesure, pour grossir d'abord sa voix et ensuite ses actes au delà du juste et du vrai... Voici encore pourquoi, indépendamment de cette décisive raison que je viens d'indiquer, voici pourquoi nous avons agi comme nous l'avons fait. Nous n'avons pas cru que le moment où nous protestions contre une infraction aux traités fût le moment de proclamer le mépris des traités; nous n'avons pus cru qu'il nous convînt, qu'il convînt à la moralité de la France, à la moralité de son gouvernement, de dire, à l'instant où il s'élevait contre une infraction aux traités: Nous ne reconnaissons plus de traités.» Le ministre montrait à la Chambre que toute autre conduite eût amené «de nouveau, en Europe, l'union de quatre puissances contre une». «Le jour, ajoutait-il, où nous croirions que la dignité et l'intérêt du pays le commandent, nous ne reculerions pas plus que d'autres devant une telle situation; mais nous sommes convaincus que l'événement de Cracovie n'était pas un motif suffisant pour laisser une telle situation se former en Europe.» La Chambre applaudit à ce langage aussi ferme que sensé, et la gauche n'osa même pas proposer d'amendement.
Sur les mariages espagnols, l'opposition, naguère si passionnée dans la presse, se montra tout d'abord assez hésitante; on eût dit qu'elle éprouvait quelque embarras à répéter à la tribune ce qu'elle avait écrit dans les journaux. Quand, dans la séance du 2 février, la discussion s'ouvrit sur le paragraphe relatif à cette affaire, M. Crémieux se trouva à peu près seul à attaquer les mariages. Les hommes considérables, M. Thiers notamment, se turent. Il n'appartenait pas à M. Guizot d'engager lui-même un combat auquel l'opposition se dérobait, d'autant qu'il avait dit le nécessaire dans la discussion de la Chambre des pairs[395]. Il se borna donc à quelques mots dans lesquels, rappelant la modération, la réserve, la bienveillance pour la France qui venaient de se manifester au Parlement anglais, il se montrait désireux de s'associer à cet esprit de conciliation; sans doute, ajoutait-il, s'il y avait été obligé, il se serait défendu; mais, sa politique n'ayant pas été sérieusement attaquée, il croyait répondre aux sentiments exprimés à Londres, en s'abstenant pour le moment de toute discussion. Sur cette déclaration, le paragraphe fut voté sans difficulté. La Chambre se trouva ensuite en présence d'un paragraphe additionnel, proposé par MM. Billault et Dufaure: c'était la manifestation du nouveau tiers parti qui prétendait faire la leçon à la fois à M. Thiers et à M. Guizot, se séparait du premier en approuvant les mariages, mais ne témoignait pas confiance dans la fermeté du second. Cet amendement, soutenu par ses deux auteurs et par M. de Tocqueville, repoussé avec un laconisme dédaigneux, d'un côté par M. Guizot, de l'autre par M. Odilon Barrot, ne réunit au vote que 28 voix sur 270. Un échec si complet fit sourire la galerie. «Ils ont voulu faire de l'équilibre, disait le Journal des Débats, être de l'opposition et de la majorité, garder un pied sur la rive droite et un pied sur la rive gauche, ce qui est une attitude très difficile quand on n'est pas le colosse de Rhodes.»
Le gouvernement s'était-il donc débarrassé à si peu de frais de l'opposition contre les mariages espagnols? C'eût été trop beau. En sortant de cette séance du 2 février, M. Thiers avait conscience de n'y avoir pas fait brillante figure. Vainement ses journaux prétendaient-ils, le lendemain matin, que M. Guizot avait «demandé grâce» et «imploré le silence»; le public ne s'y laissait pas prendre: il voyait bien qui avait reculé devant le débat, et un observateur pouvait noter sur son journal intime: «L'opposition est en pleine déroute; en gardant le silence, elle avoue implicitement l'imprudence et l'impopularité de la politique qu'elle a suivie par rapport aux mariages espagnols; jamais, depuis 1830, elle n'avait paru à ce point déconcertée et anéantie[396].» M. Thiers crut donc nécessaire de tenter quelque chose, dans la séance du 3 février, afin d'atténuer cette impression. Il prit la parole pour déclarer que, s'il s'était abstenu jusqu'alors, c'était que le ministre des affaires étrangères lui avait paru désirer le silence dans l'intérêt du pays; mais ne voulant, disait-il, laisser aucune équivoque sur la question de savoir à qui incombait la responsabilité de ce silence, il demandait au gouvernement de dire nettement s'il acceptait ou refusait la discussion. M. Guizot répondit aussitôt que le ministère ne refusait pas la discussion; tant qu'il ne s'était pas vu attaqué sérieusement, il avait cru qu'il y aurait avantage à imiter la réserve du Parlement anglais; si aujourd'hui l'on voulait recommencer le débat, il l'accepterait; mais ce n'était pas à lui à prendre l'initiative; il ne pouvait avoir qu'à se défendre. Sur ce, M, Thiers annonça qu'il parlerait, et rendez-vous fut pris pour le lendemain.
M. Thiers n'apporta pas, à la tribune, la contradiction absolue, l'attaque à fond, la réprobation véhémente et indignée qu'eussent pu faire prévoir la polémique de ses journaux et ce que nous savons de ses sentiments intimes. Évidemment, il était contenu par l'état de l'esprit public. Quand il en vint à préciser les points où il eût voulu une politique différente de celle qui avait été suivie, on fut surpris de voir que ces points n'étaient, en somme, ni les plus nombreux ni les plus considérables, et que souvent la dissidence se réduisait à peu de chose. Il commença par reconnaître qu'il avait été bon de marier la Reine avec don François d'Assise et d'écarter le prince de Cobourg. Sa critique porta uniquement sur le mariage du duc de Montpensier; il ne contestait pas que ce mariage fût «désirable» sous plusieurs rapports, mais, selon lui, on s'était, sans nécessité, trop pressé de l'accomplir, et cette précipitation avait fait manquer à ce qui était dû à l'Angleterre. Pour établir cette thèse, il exposa les faits à sa façon, niant que le ministère whig eût été moins fidèle que le ministère tory aux engagements pris à Eu, affirmant même que le premier avait fait plus encore que le second pour empêcher le mariage Cobourg. Il appuya aussi sur les révélations faites par les deux dépêches de lord Normanby du 1er et du 25 septembre 1840, et sur les déclarations contradictoires que M. Guizot aurait faites à ces deux dates. Et pourquoi, demandait-il, tous ces mauvais procédés dont la conséquence avait été la rupture de l'alliance anglaise? Pour faire un mariage qui ne valait certes pas d'être payé si cher. L'orateur estimait qu'en attachant tant d'importance à cette question matrimoniale, le gouvernement avait commis une sorte d'anachronisme: aujourd'hui, ce n'était plus par un lien de parenté royale que la politique française pouvait agir efficacement en Espagne, c'était par le lien d'une révolution commune. Parlant à ce propos du rôle de la France en Europe, M. Thiers revendiquait pour son pays l'honneur de protéger partout la liberté en péril, les nationalités menacées. Pour une telle œuvre, l'alliance anglaise lui était utile. En rompant cette alliance au moment où le pouvoir passait aux mains des whigs, dont l'esprit libéral déplaisait aux puissances absolutistes, notre gouvernement avait révélé ses penchants réactionnaires. Ce qu'il nous en coûtait, on l'avait vu tout de suite dans l'affaire de Cracovie. Mais Cracovie n'était qu'un point dans l'espace. M. Thiers montrait alors, dans un brillant tableau, l'Italie qui se réveillait à la parole de Pie IX, la Suisse en état de guerre civile, l'Allemagne en fermentation constitutionnelle; il indiquait de quel appui serait, sur tous ces théâtres, pour la cause de la liberté, l'union de la France et de l'Angleterre. «Méconnaissez, s'écriait-il, l'événement de Cracovie; Cracovie était bien petite, quoiqu'elle ait la grandeur du droit; méconnaissez l'événement de Cracovie; mais avez-vous donc méconnu l'état du monde?»