Histoire de la musique
Quelques chants militaires nous sont restés de cette époque, comme celui qui fut composé en 841, sur la bataille de Fontanet, par un certain Anglebert, se disant témoin oculaire. Cette musique nous a été conservée en neumes. On fit, au sujet de la victoire de Clotaire contre les Saxons, un chant si populaire «qu'il volait de bouche en bouche, et que les femmes le chantaient, en dansant et en battant des mains». La victoire de Louis le Germanique sur les Normands donna naissance à un autre chant, dont nous avons les paroles, mais dont la musique est perdue. Les croisades ne se succédèrent pas sans éveiller la muse populaire. On connaît les paroles en langue vulgaire d'un chant de croisés du XIe siècle.
C'était à table que les dilettantes du moyen âge, ainsi que les Romains, aimaient à entendre de la musique, à voir exécuter des danses variées. Écoutez ce concert décrit par Aymeric, écrivain du Xe siècle: «Les uns sonnaient dans de triples cornes, ceux-ci jouaient du chorus, ceux-là, frappant sur de rustiques tambours, remplissaient l'air de leur bruit. D'autres, venus de la Gascogne, sautaient au son de la musette, tandis que leurs compagnons pinçaient de la harpe et qu'un dernier groupe, armé de l'archet recourbé, imitait la voix des femmes, au moyen du rebec.» Une scène très curieuse, sculptée sur un chapiteau de l'église de Bocherville (XIe siècle), nous montre un nombreux orchestre, accompagnant une ballerine qui danse sur la tête (fig. 33).
Plus heureux pour le moyen âge que pour l'antiquité, nous avons conservé quelques-uns de ces chants profanes, au moins à partir du Xe siècle. C'est dans un manuscrit, dit de Saint-Martial de Limoges, et qui appartient à la Bibliothèque nationale, que l'on trouve les plus anciennes chansons, non religieuses, notées en neumes. Ce manuscrit est un des plus précieux monuments de l'histoire musicale. Citons encore un chant sur Othon d'Allemagne, dans un manuscrit du Xe siècle, à Wolffenbuttel, une chanson de table du Xe siècle que possède la Bibliothèque nationale, les odes à Philis et à Tibulle d'Horace, mises en musique par un compositeur inconnu, et qui sont à la Bibliothèque de Montpellier. Ces chants, écrits en neumes, sans lettres indicatrices, et naturellement sans lignes, n'ont pu encore être traduits en notation moderne d'une façon satisfaisante.
En quittant le XIe siècle pour entrer dans le XIIe, nous abordons une période plus connue, et qui est comme le développement et la suite de celle que nous avons esquissée en quelques pages: le moyen âge se prépare à atteindre son apogée.
Brandi (Ant.). Guido Aretino, Monaco di S. Benedetto, della sua vita. Turin, 1882.
David (E.) et Lussy (M.). Histoire de la notation musicale, in-fo, 1882.
David (E.). Études historiques sur la poésie et la musique de la Cambrie, gr. in-8o, 1884.
De Coussemaker. Histoire de l'harmonie au moyen âge. Paris, in-4o, 1842.—Mémoire sur Hucbald, in-4o, 1841.
Raillard. Explication des Neumes, in-4o.
Schubiger. Histoire de l'école de chant de Saint-Gall, du VIIe au VIIIe siècle; gr. in-8o, 1866.
Musical Notation (The) of the Middle Ages, Exemplified by Facsimiles of Manuscripts Written Between the 10th and 16th Centuries, grand in-4o, 1890 (photograv.).
Paléographie musicale publiée en fac-similé par les bénédictins de Solesmes, in-4o, 1889-1895 (photograv.).
CHAPITRE II
LES XIIe ET XIIIe SIÈCLES
Le XIIIe siècle artistique et littéraire: les écoles, les maîtrises, les écoles de ménestrandie.—Le Solfège: la notation proportionnelle, les muances.—La Musique: les chansons et les divers genres de musique, le déchant, la virtuosité, les instruments.—Le Théâtre: mystères et jeux, Robin et Marion.—Les Musiciens: trouvères, troubadours et minnesänger, ménétriers et jongleurs.
Pendant cette longue période historique qui a nom le moyen âge, le XIIIe siècle nous apparaît comme une époque lumineuse et belle entre toutes. On commence à sortir des sombres doutes de l'époque précédente; il y a comme une sorte de respiration du monde étouffé. La sublime folie des croisades a porté ses fruits; nous avons appris à connaître l'Orient, les civilisations se sont fondues. Aussi le XIIIe siècle est-il comme une première renaissance, comme une éclosion du génie moderne, non encore altéré par un retour pédantesque vers l'antiquité. A partir du XIIe siècle, la sculpture, l'architecture adoucissent leurs lignes encore raides et barbares. Nous voyons apparaître la cathédrale de Chartres et son portail magnifiquement sculpté, nous pouvons admirer les délicates représentations de la basilique de Saint-Denis. N'est-ce pas le même siècle qui voit s'élever Notre-Dame de Paris, tandis que s'élance vers le ciel la fine et hardie Sainte-Chapelle? Partout l'esprit humain produit sans relâche. Dans la littérature religieuse et la philosophie, voici saint Bernard, saint Thomas, etc.; dans la littérature profane, voici des historiens comme Joinville, puis d'innombrables conteurs et poètes, enfin Dante, dont le nom seul suffit pour illuminer deux siècles.
En musique, les XIIe et XIIIe siècles sont indissolublement liés l'un à l'autre. C'est avec eux que se manifeste ouvertement pour la première fois l'art populaire, l'art libre qui cherche à se dégager des liens du plain-chant de l'Église; la poésie nationale prend son essor, portée sur les ailes de la musique. L'organisation de cette dernière est fixée définitivement, et par les écoles religieuses et profanes, et par l'institution des corporations de ménétriers et de faiseurs d'instruments. En Allemagne, en France, la même impulsion est donnée; nous connaissions mal l'Italie artistique de cette époque, assez cependant pour savoir que la musique n'y était pas non plus négligée. Pendant les cinq siècles précédents, nous en étions réduits aux tâtonnements et aux hypothèses; aux XIIe et XIIIe, la musique bégaye encore, mais elle parle et on peut la comprendre.
Durant la sombre période des Xe et XIe siècles, l'enseignement, base de toute science, avait subi un temps d'arrêt; mais bientôt il avait été remis en honneur. Aux XIIe et XIIIe siècles, les écoles abondaient, où la musique était enseignée avec soin. On en vit une à Soissons, qui rivalisait avec Metz, d'autres à Poitiers, à Orléans, à Clermont, à Aix, etc.; il n'était pas une cathédrale qui n'eût sa maîtrise, pas une abbaye qui n'eût son école de musique.
Il ne faudrait pas croire que seules les églises et les abbayes eussent leur part dans ce fructueux labeur. A peine établies, les universités avaient inscrit la musique dans leurs programmes. L'art profane et populaire avait aussi ses écoles; les trouvères et ménestrels, voyageant par les villes, s'arrêtaient en temps de carême, à l'époque où tout chant joyeux devait cesser, et là, enseignaient, à qui voulait les apprendre, chansons et refrains. Les plus grands seigneurs envoyaient leur personnel chantant et musiquant à ces écoles, dites de Ménestrandie ou Scholæ mimorum, pour renouveler leur répertoire et apprendre de nouvelles mélodies.
Nous avons vu que dès la fin du XIe siècle les neumes se trouvent assis sur les lignes de la portée, leur forme est chaque jour de plus en plus accusée et bientôt on voit les points et les virgules se transformer et devenir la notation carrée, qui a été employée pendant tout le moyen âge et dont nous nous servons encore dans le plain-chant de l'Église. Quant au nombre des lignes de la portée, il est absolument sans importance: tantôt on en trouve trois, tantôt quatre, tantôt cinq, quelquefois onze, qui représentent toute l'étendue employée dans le chant. Ce n'est qu'à une époque assez rapprochée de nous, vers la fin du XVIe siècle, que le nombre des lignes de la portée est fixé définitivement, à quatre pour le plain-chant, à cinq pour la musique profane.
Mais si l'écriture des XIIe et XIIIe siècles paraît à l'œil assez simple, il n'en est pas de même lorsqu'on veut traduire le sens de chaque signe. Il ne suffisait pas d'indiquer la hauteur des notes, il fallait aussi marquer leur durée, c'est-à-dire le rythme; c'est pour le rythme qu'a été créée une écriture particulière dite Notation proportionnelle, parce que la valeur de chacun de ses signes était proportionnée à la valeur de ceux qui le suivaient ou le précédaient.
Pour exposer en détail la notation proportionnelle, un chapitre ne suffirait pas: les signes se multiplient, se nuisent les uns aux autres; les conventions annulent d'autres conventions; traduire ces mélodies est un véritable jeu de patience, et on pourrait définir ainsi cette notation: une écriture dans laquelle le même signe peut avoir plusieurs sens, en même temps qu'une seule idée peut être représentée par plusieurs signes. Remarquons bien qu'au XIVe siècle elle doit se compliquer encore de nouvelles figures et de nouvelles inventions. Voici les signes les plus employés dans la notation proportionnelle:
Mais la notation n'était pas la seule difficulté de la lecture musicale au moyen âge; on en trouvait une autre dans la constitution même des tons, qui a duré presque jusqu'au siècle dernier et qui n'a pas peu contribué à rendre compliquée l'étude de notre art. Si peu musicien que l'on soit, chacun sait que notre gamme se compose de sept notes; en réalité, la gamme du moyen âge, elle aussi, en avait sept; mais six seulement étaient nommées, comme nous l'avons vu, en parlant de Guy d'Arezzo. Exposer tout au long cette théorie, qui tient cependant tant de place dans l'histoire de la musique, conviendrait peu à cet abrégé, dans lequel nous voulons éviter autant que possible ce qui pourrait paraître trop technique à nos lecteurs; aussi bien nous nous contenterons de signaler, en passant, l'existence du système de solfège compliqué, connu sous le nom de Système des muances. Il fut échafaudé à cette seule fin d'éviter le triton ou quarte juste, qui était pour les musiciens du moyen âge l'abomination de l'abomination, le Diabolus in musica, et qui fait aujourd'hui partie de notre langue musicale courante[3].
[3] On trouvera des détails sur la notation proportionnelle et sur le Système des muances dans la Musique au siècle de saint Louis. (IIe vol. des Motets français, publiés par Gaston Raynaud et H. Lavoix fils.)
Malgré les difficultés de la notation et du solfège, il est facile de se rendre compte de l'état de la musique aux XIIe et XIIIe siècles. A partir de cette époque, les monuments abondent; les manuscrits sont remplis de chansons avec musique, sans compter les livres de chants religieux. Pour n'en citer que quelques-uns, la Bibliothèque nationale, à elle seule, possède plusieurs magnifiques manuscrits, où sont renfermées beaucoup de chansons notées des trouvères français; on peut en voir un à la Bibliothèque de l'école de médecine de Montpellier, dans lequel on trouve près de quatre cents chansons profanes et religieuses, à deux, trois et quatre voix. La mélodie du XIIIe siècle est vague, ses rythmes sont chancelants; cependant cette musique, si barbare qu'elle nous paraisse, n'est pas plus improvisée au hasard que la nôtre; comme la nôtre, elle a sa syntaxe et sa grammaire; on peut même y retrouver, à l'état embryonnaire, les premiers éléments de notre art moderne (fig. 35).
Les musiciens de ce temps avaient deux manières de composer. Tantôt ils trouvaient et cherchaient des chants originaux, tantôt ils combinaient ensemble deux, trois ou quatre mélodies déjà connues que l'on faisait entendre simultanément, d'après les règles du déchant. Beaucoup de ces compositions nous sont restées, qui ont une saveur toute moderne, témoin ce petit morceau de Thibaud de Navarre, dont le rythme rappelle singulièrement l'air populaire de la Bonne aventure. Voici le premier couplet de cette chanson:
[4] On appelait «jeu parti» un genre de composition poétique et souvent musical, dans lequel deux interlocuteurs dialoguaient entre eux.
Chants profanes et populaires, paroles latines sacrées, tout se trouvait mêlé de la plus singulière façon dans cette musique à plusieurs voix, issue de l'organum dont nous avons parlé, et qui avait nom déchant. Mais, si l'organum était peu ou n'était point rythmé, le déchant l'était, au contraire, et d'une manière assez précise.
Ainsi nous rencontrons, dès les XIIe et XIIIe siècles, la musique sous ses deux formes, soit que le chant se présente seul, soit que plusieurs mélodies se fassent entendre à la fois. Du reste, ces genres de compositions étaient fort variés, malgré la pauvreté de la langue musicale. On employait le plus souvent (sans que cette règle fût pourtant absolue) le chant seul dans les chansons de gestes, dans les romances, pastourelles, serventois, lais et jeux partis. Au déchant étaient réservés les motets, les rondeaux, les conduits; suivant que ces compositions étaient à deux, trois, quatre ou cinq voix, elles prenaient les noms de duplum, triplum, quadruplum et même quintuplum.
Malgré leur titre de chansons, les romans héroïques en vers, ou chansons de gestes, contenaient peu de musique; ou, s'ils en avaient, c'était comme une sorte de refrain, pour soutenir le débit du récitant. En revanche, les romances, les pastourelles, petits poèmes amoureux et villageois, étaient chantées sur des mélodies d'un rythme facile, ainsi que le serventois, sorte de poème souvent satirique. Venu de la Bretagne armoricaine, le lai, récit pittoresque de quelque aventure touchante ou comique, avait un genre de mélodie assez développée qui lui était particulier. Il en était de même du jeu parti, lorsqu'il comportait de la musique.
Le motet, le rondeau et le conduit étaient des compositions artistement composées à plusieurs parties. Souvent les conduits étaient sans paroles, ce qui permet de supposer que beaucoup de ces compositions étaient instrumentales.
S'il nous reste bon nombre de morceaux de tout genre, il n'est point facile de nous imaginer comment on les exécutait. Cependant nous savons que le chant était un art important au XIIIe siècle, nous savons même que la virtuosité était en grand honneur; dans les concerts, comme à l'église, on entendait partout des chantres et des ménestrels, hommes et femmes, lutter de vocalises et de fioritures. Foudres papales, interdictions épiscopales, rien ne pouvait arrêter le luxe des ornements dans la musique. «Il faut, disait Jean XXIII, que les hommes chantent d'une manière virile et non avec des voix aiguës et factices, en imitant les femmes; il faut qu'ils évitent de chanter d'une voix lascive et légère, comme les histrions.» La parole pontificale était toujours restée sans effet; et que pouvaient faire pareilles défenses, lorsque les évêques eux-mêmes étaient complices?
Ces chanteurs habiles et exercés étaient accompagnés par divers instruments. On est assez porté à croire que les musiciens des époques reculées connaissaient peu d'instruments de musique. C'est une erreur, et l'on pourrait même dire que les instruments sont d'autant plus nombreux que l'art est moins avancé. Pendant tout le moyen âge, ce que nous appelons aujourd'hui instrumentation, c'est-à-dire l'art de combiner les sonorités d'après les rapports des timbres, n'existait réellement pas; mais les instruments étaient en grand nombre. Les miniatures, les sculptures, les bas-reliefs nous en montrent une étonnante variété; les poètes et les chroniqueurs en citent peut-être plus encore.
Avant d'entrer dans quelques détails, que le lecteur nous permette de présenter dans un seul tableau les instruments du XIIIe siècle. Des tableaux semblables à la fin du XVIe et pour l'époque contemporaine nous mettront à même de faire aisément la comparaison.
INSTRUMENTS DE MUSIQUE DU XIIIe SIÈCLE.
| INSTRUMENTS A CORDES. | INSTRUMENTS A VENT. | PERCUSSION. | ||||||
| FROTTÉES. | PINCÉES. | FRAPPÉES. | A BEC. | A ANCHE. | A RÉSERVOIR. | A BOCAL. | A BAGUETTES. | SANS BAGUETTES. | 
GENRE VIOLE
      
 
  | 
GENRE LUTH
      
 
 
  | 
  | 
  | 
  | 
      GENRE CORNEMUSE
      
 
  | 
      GENRE TROMPETTE
      
 
 
  | 
      GENRE TAMBOUR
      
 
  | 
 
  | 
| INSTRUMENTS A CORDES. | ||
| FROTTÉES. | PINCÉES. | FRAPPÉES. | 
GENRE VIOLE
      
 
  | 
GENRE LUTH
      
 
 
  | 
  | 
| INSTRUMENTS A VENT. | |||
| A BEC. | A ANCHE. | A RÉSERVOIR. | A BOCAL. | 
  | 
  | 
      GENRE CORNEMUSE
      
 
  | 
      GENRE TROMPETTE
      
 
 
  | 
| PERCUSSION. | |
| A BAGUETTES. | SANS BAGUETTES. | 
      GENRE TAMBOUR
      
 
  | 
 
  | 
Nous n'avons pas tenu compte dans ce tableau des nombreux noms donnés à chacun des instruments, suivant les dialectes des diverses provinces.
Depuis les Xe et XIe siècles, les lyres et cithares antiques paraissent avoir disparu, en Occident du moins, ou s'être transformées, de telle sorte qu'elles sont devenues méconnaissables; mais, en revanche, deux instruments ont fait leur apparition, qui tiendront une grande place dans l'histoire de la musique, la viole et le luth.
La viole ou vièle, dont on fait vibrer les cordes au moyen d'un archet, et qui a donné naissance au violon, semble être venue elle-même du crowth, ou violon barbare des populations bretonnes. Le crowth était une sorte de violon à trois cordes d'une structure fort grossière, qui, à une époque assez rapprochée de l'antiquité, était déjà très usité, comme le prouvent ces deux vers de Venantius Fortunatus:
La vièle apparaît dès le XIe siècle. Fort répandue en Angleterre, en France, en Allemagne, en Italie, elle changea cent fois de formes, suivant les pays et les époques. Ici elle est lourde, presque ronde, à ce point que l'on ne peut comprendre comment le musicien pouvait faire vibrer les cordes; là elle se rapproche du crowth, ainsi qu'on peut le voir sur le portail de la cathédrale de Chartres, mais avec un dessin plus élégant (fig. 36); c'est, dès le XIIIe siècle, un magnifique instrument, d'une riche et belle structure, comme dans le portail de l'abbaye de Saint-Denis. Le nombre de ses cordes variait de trois à six. La vièle fut l'instrument préféré de tout le moyen âge: c'était elle qui accompagnait le chant des lais, rondeaux, chansons de geste. Jérôme de Moravie, un écrivain de la fin du XIIIe siècle, l'a décrite en détail, donnant son accord et sa forme.
Il ne faut pas confondre la vièle à archet, ou viole, avec la vielle à roue et à manivelle, dont nous nous servons encore aujourd'hui. Les plus anciennes vielles à roue se trouvent sur le chapiteau de Saint-Georges de Bocherville, que nous avons vu plus haut, et dans un manuscrit du XIe siècle. Elle est grande, et quelquefois jouée par deux personnes; cependant elle diffère peu de notre vielle moderne (fig. 33). Elle portait le nom d'organistrum pour les savants, celui de chifonie pour le vulgaire. Le XIIIe siècle fut son époque de gloire. Ornée de sculptures, de peintures, d'armoiries, enrichie de pierreries, d'or et d'argent, la vielle lutta, et quelquefois avec avantage, contre la viole. Nous la retrouverons plus tard, mais bien déchue de sa gloire première.
Violes et chifonies eurent un terrible concurrent dans le luth. Élégant de forme, difficile à jouer, mais facile à porter, le luth semble avoir fait son apparition après les croisades et être d'origine orientale. A côté de lui, orientale aussi, mais venant vraisemblablement des Maures d'Espagne, la guitare fut bien vite à la mode. Le luth et la guitare eurent d'abord quatre cordes et ne différaient que par leur forme; mais bientôt le nombre des cordes du luth augmenta considérablement, tandis que la guitare, dite guiterne mauresque, prenait et gardait les six cordes doubles qu'elle possède encore aujourd'hui. Derrière ces deux instruments venaient d'autres plus petits et plus maniables, la gentille citole et la mandore, diminutif du luth, dont il est parlé pour la première fois au XIIIe siècle, dans les vers du troubadour Giraud de Calenson (fig. 37).
Nous avons vu la harpe au XIe siècle. Telle elle était à cette époque, telle nous la retrouvons dans toutes les miniatures et dans toutes les sculptures des XIIe et XIIIe siècles. Ses formes sont plus élégantes, l'instrument a pris de plus grandes proportions, mais au fond il est resté le même (fig. 38).
Le psaltérion, ou canon, est un des instruments les plus caractéristiques du moyen âge. Avec ses dix ou vingt cordes, tendues sur un cadre en bois et frappées au moyen de marteaux, ou pincées avec les doigts, le psaltérion se rencontre fréquemment dans les représentations de l'époque; ce qui le rend des plus intéressants pour nous, c'est qu'à partir du XVe siècle il donna naissance au manicordion, au virginal, à l'épinette, au clavecin et, par suite, au piano moderne. Le dulcimer est une variété du psaltérion. Cet instrument n'a pas disparu, et les tziganes s'en servent encore sous le nom de tympanon (fig. 39).
Les flûtes du moyen âge diffèrent peu de celles de l'antiquité. Il faut toujours distinguer celles qui se jouent avec un bec, ou flûtes droites, et celles dans lesquelles on introduit l'air par une embouchure latérale. Celles-ci sont dites traversières ou traversaines; plus tard, elles prirent le nom de flûtes d'Allemagne. Chaque genre de flûte était représenté dans les registres aigus par le chalumeau et le fifre, l'un pour les flûtes droites, l'autre pour les flûtes traversières.
Comme la flûte, le hautbois, avec son anche double, resta des plus primitifs. En passant de l'antiquité au moyen âge, il changea fréquemment de nom, mais point de forme. Cependant nous trouvons, dès le XIIIe siècle, les instruments à anche, à sons graves, qui, sous le nom de bombardes ou de douçaines, donnèrent plus tard naissance au basson.
Désignées par les noms de muse, chevrette, symphonie, etc., la cornemuse et la musette, qui se composent en somme d'anches de hautbois et de bombardes adaptées à des outres, jouèrent un grand rôle pendant tout le moyen âge, sans différer beaucoup de celles que nous connaissons aujourd'hui en Italie et dans les provinces de France, sous les noms de zampogne, biniou, cornemuse, etc.
La cornemuse nous conduit tout naturellement à parler de l'orgue, dont le principe sonore est, en résumé, le même. Dans l'antiquité, nous avons laissé un orgue embryonnaire; au moyen âge, il a déjà plus de quatre cents tuyaux; le clavier se compose de touches de plus d'un mètre, que l'organiste enfonce à grand renfort de coups de poing. Le premier orgue connu en France fut, dit-on, envoyé à Pépin le Bref par l'empereur de Constantinople Constantin Copronyme; mais, en 951, nous trouvons déjà la description d'un orgue immense, construit par les soins de l'évêque Elphège, à Winchester. Il avait quatre cents tuyaux et quarante touches; il était joué par deux organistes et alimenté d'air par vingt-six soufflets, que mettaient en mouvement soixante-dix hommes. A cette époque, l'art de jouer de l'orgue était déjà fort avancé, et les plus grands musiciens du moyen âge étaient organistes.
Tout le monde ne pouvait posséder ces immenses instruments; aussi avait-on inventé de petites orgues portatives, qui furent en vogue pendant tout le moyen âge et que l'on rencontre fréquemment dans les miniatures et dans les monuments. Un ou deux rangs de tuyaux, posés sur un sommier ou caisse à air, qu'un, deux ou trois soufflets alimentaient, plus un clavier, voilà de quoi se composaient ces orguettes, ces régales, ces portatifs, auxquels les textes du moyen âge font continuellement allusion. Nous retrouverons les régales aux XVe et XVIe siècles.
Malgré la multiplicité des noms qui désignent la trompette, cet instrument se réduit toujours à deux espèces: la trompette militaire de grande dimension et le clairon, graile et claronceau, à la voix aiguë.
Le cor suivit les mêmes transformations que la trompette. Instrument légendaire de la chasse et de la guerre, il se retrouve dans plus d'un manuscrit, dans plus d'un texte. Il est en bois, en or, en argent, en ivoire. Qu'il soit le cor magique d'Arthur ou l'oliphant de Roland, toujours il est le même, droit ou à peine courbé, donnant quelques notes de signal, plutôt qu'un chant suivi. Il faudra encore plusieurs siècles pour qu'il devienne l'instrument, à peu près musical, si connu sous le nom de trompe de chasse.
La percussion est, de tout le matériel sonore, celui qui est le moins sujet aux transformations. Aussi trouvons-nous, dès le XIIIe siècle, les instruments de ce genre dont nous nous servons encore aujourd'hui. Le tambour change peu de forme, ainsi que le tambourin, qui soutient de son rythme le chant du galoubet provençal. Notre grand tambour de guerre n'est connu, en France du moins, qu'à partir du siège de Calais par les Anglais; mais, en revanche, nous rencontrons la grosse caisse avec grelots, sous le nom de bedon. Les stalles sculptées de la cathédrale de Rouen en offrent un exemple curieux (fig. 40). Rapportées d'Orient par les croisés, les naquaires remplacent les petits tambours hémisphériques dont on se servait aux Xe et XIe siècles, et parviennent jusqu'à nous, presque sans changement, sous forme de timbales.
Les cymbales, grelots, triangles, castagnettes, cliquettes pour les mains et pour les pieds, ou échelettes, ne changèrent point depuis l'antiquité. Cependant, en unissant plusieurs clochettes ensemble, on forma un instrument, dont on jouait en frappant les cloches, au moyen de marteaux, et qui avait nom quadrillo. Très répandu au moyen âge, il donna naissance aux grands carillons des XVe et xvie siècles, encore en usage dans nos villes du Nord et en Belgique, et aux petits jeux de clochettes à clavier, dont se servent quelquefois nos compositeurs modernes (fig. 41).
Mélodie, déchant, instruments, tout était employé, surtout dans les représentations dramatiques, car le théâtre occupait déjà une place considérable à cette époque. Nous n'avons pas l'intention de refaire l'histoire de l'art théâtral au moyen âge. Rappelons seulement que les premiers essais de ce genre furent des mystères, ou la mise en action des récits de la Bible ou du Nouveau Testament. L'apologue des Vierges sages et des vierges folles est un des plus anciens drames liturgiques de ce genre, et la Bibliothèque nationale en possède un superbe manuscrit du XIe siècle; puis viennent les Prophètes du Christ, la Résurrection et bien d'autres encore. Aux XIIe et XIIIe siècles, voici, parmi les plus connus, Daniel, le Fils de Gédron, le Juif volé, moitié religieux, moitié comique, la complainte des Trois Maries, et surtout le drame d'Adam.
La musique était tellement importante dans ces drames, que l'on pourrait presque les considérer comme des sortes d'opéras.
Nous avons cité les jeux partis, dialogues presque dramatiques, qui étaient souvent chantés; mais le XIIIe siècle vit naître les jeux, qui nous intéressent de plus près encore que les mystères, puisque l'on a retrouvé en eux les premiers essais de notre opéra-comique.
Ces jeux, qui étaient en assez grand nombre au XIIIe siècle, gardaient encore quelques traces de l'influence légendaire et religieuse, comme le Jeu Saint-Nicolas de Jehan Bodel, le Miracle d'Amis et d'Amille. Mais voici une petite pièce villageoise, le Jeu de Robin et Marion, tout à fait en dehors du théâtre clérical et liturgique. Elle est pleine de naïveté, cette scène dans laquelle Marion se défend bravement contre les entreprises du chevalier Aubert, pour se conserver à son ami Robin, et où tout finit par des chansons et des danses. La musique tient une grande place dans ce petit opéra-comique primitif. Quelques-uns de ses refrains sont restés populaires, comme celui de «Robin m'aime, Robin m'a», dont la mélodie a un tour moderne, qui n'est point sans charme. Tout, jusqu'à la mise en scène, indique que le genre musical de l'opéra-comique est né dès ce jour.
Le Jeu de Robin et Marion fut exécuté pour la première fois à la cour de Naples en 1285. Il avait pour auteur un trouvère d'Arras nommé Adam de la Halle, dit le bossu d'Arras, que l'on peut considérer comme le premier créateur de notre opéra-comique.
Le nom d'Adam de la Halle nous fait penser tout naturellement aux trouvères et aux troubadours, ces poètes musiciens qui créèrent en même temps la littérature et l'art musical du moyen âge. En effet, si tous ne composaient pas, presque tous chantaient leurs vers, en s'accompagnant de la vièle; quelquefois, le trouvère disait ses vers, pendant qu'un jongleur exécutait la musique. On appelle trouvères les poètes musiciens du Nord, depuis l'Artois jusqu'à la Loire, et troubadours ceux du Midi, Gascogne, Provence, Auvergne, etc. Depuis les artistes ambulants, comme Ebles, Élias, Guy et Pierre d'Uissel, qui allaient jouant, chantant et poétisant, pendant que l'un d'eux faisait la recette, jusqu'au haut et puissant comte Thibaut de Champagne, roi de Navarre, jusqu'au roi Richard Cœur de Lion, ces poètes appartenaient à toutes les classes de la société, célébrant l'amour, payant d'une chanson l'hospitalité qui leur était libéralement offerte, ou, s'ils étaient riches, entretenant à leur cour des troupes de chanteurs et de musiciens (fig. 42).
Citons quelques-uns des trouvères et troubadours les plus célèbres, choisissant de préférence ceux qui semblent avoir été musiciens, car il est assez difficile de distinguer parmi eux les poètes des compositeurs, chanteurs et instrumentistes. Au XIIe siècle, ce sont Arnault de Mareuil (1170-1200), l'ardent Bertrand de Born, le Juvénal du moyen âge, Folquet de Marseille, Gaucelm Faidit, Peyre Vidal, Pons de Capdueil, troubadours; parmi les trouvères, Gillebert de Berneville, un vrai poète, chantant ses vers sur de gracieuses mélodies.
Au XIIIe siècle, trouvères et troubadours abondent. Sans compter Adam de la Halle, dont nous avons déjà parlé, voici Aymeric de Peguilain, Albert de Gapençois, Andrieus Contredit, Jean Bodel, auteur de jeux dramatiques, Jean Perdigon, les deux Monniot, de Paris et d'Arras, Pierre de Corbie, Perrin d'Angecourt, Robert de Sabillon, puis Colin Muset et Marie de France, musiciens-poètes, dont les œuvres se lisent encore avec plaisir; Thibaut, comte de Champagne et roi de Navarre, le roi d'Angleterre Richard Cœur de Lion et Blondel de Nesles, dont le dévouement est resté légendaire, quoique l'anecdote qui nous le montre délivrant, au moyen d'une romance, son maître languissant dans les prisons du duc d'Autriche, soit loin d'être prouvée.
Il serait injuste d'oublier, à la même époque, les théoriciens dont les œuvres jettent tant de jour sur la musique du XIIIe siècle, comme Jérôme de Moravie, Jean de Garlande, Jean Cotton, Francon de Paris, Marchetto de Padoue, Walter Odington, Élie Salomon; enfin des écrivains sacrés, comme saint Bernard, des philosophes comme Abailard (1079-1142), qui était aussi musicien et chanteur.
En Italie et en Allemagne, le même mouvement littéraire et musical se faisait aussi puissamment sentir. Dante, dans la Divine Comédie, nous a laissé les noms de Casella, qui fut, paraît-il, son maître de musique, et de Bellacqua, le célèbre joueur de luth. En Allemagne, les musiciens-poètes formaient toute une caste, constituée régulièrement. Ces artistes, auxquels on a donné le nom de Minnesänger (chantres d'amour), composaient leurs chants et leurs vers, concouraient entre eux au château de la Warburg, pour le prix de la poésie et de la musique. Richard Wagner, dans son magnifique opéra du Tannhäuser, nous a montré les deux minnesänger Tannhäuser et Wolfram d'Eschenbach dans un de ces fameux concours. Parmi ces minnesänger, les uns étaient riches, les autres pauvres, mais tous nobles et chevaliers. Il faut citer au nombre des plus célèbres Klingsor, Wolfram d'Eschenbach et Tannhäuser, dont nous venons de parler, Walther von Vogelweide, Ulrich de Lichtenstein, Nitthart, etc. Le plus beau monument de cet art est le manuscrit Manesse, contenant les portraits et les poésies des plus célèbres minnesänger (fig. 43).
Tel a été le XIIIe siècle, l'époque la plus brillante et la plus glorieuse du moyen âge. Si abrégé que soit notre récit, nous pensons avoir montré combien furent actifs et novateurs les artistes de cette belle période. Les musiciens se multiplient de toutes parts, l'art se détache de plus en plus de l'antiquité, pour devenir national et se rapprocher de notre génie; on peut dire que c'est au XIIIe siècle que nous voyons naître la musique moderne, et particulièrement la musique profane.
Adam de la Halle. Œuvres complètes, publiées par De Coussemaker, in-4o, 1872.
Clément (Félix). Les Chants de la Sainte-Chapelle, in-4o, 1875.
De Coussemaker. L'Art harmonique aux XIIe et XIIIe siècles, in-4o, 1865.
De Coussemaker. Drames liturgiques du moyen âge, in-4o, 1860.
De Coussemaker. Histoire de l'harmonie au moyen âge, in-4o, 1852.
De Coussemaker. Scriptorum de musica medii ævi; nova series, in-4o, 1864 et suivantes.
Dinaux (A.). Trouvères, Jongleurs et Ménestrels du nord de la France, in-8o, 1836-43.
H. Lavoix fils. La Musique au siècle de saint Louis, IIe volume du Recueil de motets français des XIIe et XIIIe siècles, publiés par Gaston Raynaud, in-8o, 1883.
Riemann (Hugo). Studien zur Geschichte der Notenschrift, in-8o, 1858.
Schultz (Alwin). Das Höfische Leben zur Zeit der Minnesänger, in-8o, 1879.
Sepet (M.). Les Prophètes du Christ, études sur les origines du théâtre au moyen âge, in-8o, 1878.
Von der Hagen. Minnesänger. Deutsche Liederdichter, 1834. 5 volumes.—(La musique en notation moderne et en fac-similé de ces musiciens-poètes se trouve dans le quatrième volume.)
CHAPITRE III
DU XIVe AU XVIe SIÈCLE
La philosophie, la littérature et la musique.—Les Artistes: les ménétriers, leur corporation et leur roi en France; les meistersänger en Allemagne.—La notation: nouveaux signes, prolations, l'impression musicale.—Musique: contrepoint, canons et rébus, chansons et madrigaux.—Instruments: le violon, le luth, le clavecin, les familles.—Représentations musicales: bals, concerts et ballets; les mystères et le théâtre profane, les premiers opéras.—La Réforme en Allemagne, en Angleterre, en France.—Les Maîtres des XIVe, XVe et XVIe siècles: l'école franco-belge, Guillaume de Machault, Ockeghem, Josquin Desprez, Goudimel, Orlando de Lassus.—L'école allemande: Gumpelzheimer, Senfl, Schulz, etc.—L'école italienne: Gastoldi, Gesualdo, Merulo, Palestrina; fin du moyen âge.
Ars nova, tel était le nom que les théoriciens donnaient à la musique que le XIIIe siècle avait inaugurée. Ce nouvel art, fondé par les vieux troubadours et trouvères et par les gothiques harmoniseurs du déchant, se transformera peu à peu, se dégagera des entraves de la scolastique musicale, pour s'épanouir, après plus de trois siècles, dans la forme calme, magnifique et sereine de Palestrina, mais l'on ne pourra méconnaître qu'un indissoluble lien unit les motets encore barbares des déchanteurs du XIIIe siècle aux majestueuses compositions du XVIe.
La voie que suivirent les musiciens des XIVe et XVe siècles était tout indiquée. Ils devaient fatalement tenter de perfectionner le déchant, légué par ceux qui les avaient précédés; guidés inconsciemment par leur oreille, ils devaient aussi accentuer de plus en plus la tendance moderne, qui les éloignait des tons du plain-chant; le mot restait toujours le même, mais la chose changeait à chaque quart de siècle; malheureusement, cette lutte, qu'il faut signaler, sous peine de manquer aux premières lois de l'histoire, fut retardée par l'esprit même de cette époque, esprit auquel les musiciens ne pouvaient rester étrangers. On sait dans quelles entraves se débattit l'esprit humain, pendant les deux siècles qui précédèrent l'époque dite de la Renaissance. Pris entre la rigide théologie et la raisonneuse scolastique, il luttait pour apprendre, et après avoir appris il luttait encore pour conquérir le droit de savoir. Les XIIe et XIIIe siècles avaient été simples et grands: combien de monuments impérissables sont là pour le prouver! Torturé, le génie des XIVe et XVe siècles tortura de son côté ses œuvres, usa ses forces dans des recherches ingénieuses, aima le difficile jusqu'à la passion, fouilla jusque dans l'impossible. Les musiciens, eux aussi, entrèrent dans cette voie; ils rejetèrent l'invention naturelle et facile, cette grâce ingénue de l'art; ils aimèrent les combinaisons énigmatiques. Non contents de rechercher les bizarreries, ils voulurent les rendre plus bizarres encore par une écriture compliquée: renchérissant à l'envi sur la notation proportionnelle, dont nous avons indiqué les singularités, ils multiplièrent les signes, en changèrent le sens, le cachant encore sous des rébus, plus incompréhensibles qu'ingénieux; le difficile devint leur idéal, et ce fut pendant près de trois siècles comme un dédale d'inextricables subtilités.
Tel fut le caractère de la musique du XIVe au XVIe siècle, jusqu'aux prédécesseurs directs de Palestrina et jusqu'à Palestrina lui-même. Mais, de même qu'en cherchant la pierre philosophale les savants découvrirent de grandes et utiles lois de physique et de chimie, de même, le pénible et incessant labeur auquel se livrèrent les musiciens de cette époque curieuse finit par porter ses fruits; ils avaient créé, sans le savoir, l'harmonie et la mélodie moderne.
Du reste, à la fin du XIIIe siècle et au commencement du XIVe, la musique s'était déjà, pour ainsi dire, constituée administrativement; les grands seigneurs et amateurs avaient cessé de cultiver l'art musical, qui était peu à peu devenu l'apanage exclusif des ménestrels et des musiciens de profession. Ceux-ci, sentant le besoin de se soutenir et de se défendre les uns les autres, se formèrent bientôt en corporation, créant ainsi entre eux un lien non seulement artistique, mais aussi commercial. La corporation des ménétriers fut constituée par ordonnance royale de 1321; elle avait pour patrons saint Julien le Pauvre et saint Genest, déjà patron des comédiens; le chef de la corporation prit le nom de Roi des ménétriers (Rex ministrorum) (fig. 44). Ce premier haut fonctionnaire musical paraît avoir été Parisot, dit Menestrel le Roy dans les statuts de 1321; après bien des vicissitudes, cette royauté ménétrière abdiqua en 1773. De ce jour la charge fut abolie, et en 1789 la corporation des ménétriers et joueurs d'instruments tant hauts que bas disparaissait, en même temps que les maîtrises et bien d'autres institutions de l'ancien régime; du coup était abolie aussi la corporation des faiseurs d'instruments, dont les statuts dataient, pour Paris, de 1299.
La même révolution s'était opérée en Allemagne. Les empereurs, rois et chevaliers, les hauts et nobles chanteurs d'amour du siècle précédent, avaient peu à peu abandonné la musique; des mains des nobles puissants et riches, comme Henri l'Oiseleur, comme le pieux Wolfram d'Eschenbach, comme le fougueux et inspiré Tannhäuser, la viole et la harpe des minnesänger était tombée entre celles de chevaliers, pauvres hères, presque ménestrels, comme Frauenlob. Bientôt les artisans, les bourgeois s'emparèrent de l'art musical, qui naturellement changea de caractère. Ces ouvriers et bourgeois musiciens formèrent une forte et nombreuse corporation qui s'intitula corporation des Maîtres chanteurs (Meistersänger). Elle tenait ses séances, ou plutôt ses concours, à Nuremberg, comme à la Warburg, en Saxe, les minnesänger avaient tenu les leurs.
Les meistersänger furent florissants jusqu'au milieu du XVIe siècle. On en cite quelques-uns de célèbres, comme le médecin Henri Möglin, le maréchal ferrant Kanzler, Aufflinger, etc.; mais le plus illustre fut le cordonnier Hans Sachs de Nuremberg (1486, † vers 1567), qui écrivit plus d'un chant pour les chorals de Luther; tout en fabriquant ses chaussures, il composait des vers et de la musique qui révèlent non seulement un poète touchant, fin et d'une naïveté des plus originales, mais encore un compositeur ingénieux.
La condition sociale des musiciens commençait donc à se transformer, dès les premières années du XIVe siècle, et à la même époque on pouvait constater des tendances nouvelles dans le caractère des mélodies et même dans l'écriture, ou notation. Remarquons en passant que la musique ne subissait jamais une évolution sans que la forme de l'écriture s'en ressentît; de nouvelles expressions, pour ainsi dire, s'introduisant dans la langue musicale, de nouveaux signes devenaient nécessaires.
Aux figures que nous avons décrites plus haut étaient venues s'ajouter de nouvelles notes et en particulier la demi-minime; mais là ne s'étaient pas arrêtées les innovations. Pour distinguer les différentes valeurs de temps des notes, on les fit tantôt rouges, tantôt noires, vers le milieu du XIVe siècle; puis, ce procédé étant par trop incommode, on écrivit en notes noires et blanches; quelquefois même la note était à moitié noire seulement. La musique faisait alors partie des mathématiques et était démontrée par théorèmes; aussi se servait-on fréquemment dans la mesure de fractions numériques. On ne peut imaginer quel fatras de calculs surchargeait notre pauvre écriture musicale.
Le signe écrit ne représentait pas à l'œil ce qu'il signifiait en réalité; de plus, des indications manuscrites avertissaient le lecteur qu'il fallait diminuer ou augmenter la note mentalement de la moitié, du tiers ou du quart de sa valeur apparente; ajoutez à cela que, dans un même morceau, les diverses parties d'un chœur étaient écrites de façons différentes et en proportions ou prolations variées.
Toute cette science si ardue de la lecture, à laquelle se joignaient encore les difficultés du calcul, prenait le nom de proportions numérales ou prolations. Les complications des signes étaient telles que les musiciens, et même les meilleurs, n'étaient pas toujours capables de noter correctement et faisaient de nombreuses erreurs. C'est pourquoi, même lorsqu'on ne rencontre pas des notations excentriques, comme celles en proportio supersexcupartienteseptima ou superquincupartientesexta, du théoricien Gafori, la lecture de la musique des XIVe et XVe siècles, et quelquefois du XVIe, présente des obstacles presque insurmontables à l'historien moderne.
Cependant, au XVIe siècle, la musique profita de la grande découverte de l'imprimerie et l'impression musicale fut une des causes qui simplifièrent la notation; en effet, les caractères devinrent plus clairs, les proportions disparurent peu à peu; il ne faut pas oublier que, du jour où la musique fut popularisée par l'imprimerie, elle dut nécessairement changer et simplifier la forme de ses caractères. En somme, la notation du XVIe siècle commence à se rapprocher beaucoup de la nôtre.
Dès les dernières années du XVe siècle, Ottaviano Petrucci da Fossombrone fit à Venise ses premières impressions en caractères mobiles, devenues si rares aujourd'hui; il publia les œuvres des maîtres du XVe siècle, dans un de ses recueils les plus célèbres, les Harmonice musices, 1501; il mourut en 1520. Presqu'en même temps, Antoine Gardane et ses deux fils, Ange et Alexandre, fondaient, à Venise, l'illustre maison qui porta longtemps leur nom. Aux Pays-Bas brillèrent les Phalèse d'Anvers (1510-1579), en France Pierre Atteignant (vers 1530) et surtout les Ballard, «seuls imprimeurs du roy pour la musique». Le privilège de Robert, le premier des Ballard, date de 1542; les plus célèbres Ballard furent Christophe et son fils J.-B. Christophe, qui imprimèrent presque toute la musique de l'époque de Louis XIV (fig. 45 et 46).
Ces impressions du XVIe siècle sont de vrais chefs-d'œuvre d'art, par la netteté, l'élégance et la forme des caractères. Tant que la musique fut imprimée en caractères mobiles, on conserva aux types la forme en losange ou carrée, qui était celle de l'écriture manuscrite des XIVe et XVe siècles; mais lorsque, vers la fin du XVIIe, on grava la musique sur des planches d'étain, l'écriture changea; les notes devinrent ovales; ce fut cette forme que les graveurs adoptèrent définitivement. La musique fut imprimée d'abord sans que les mesures fussent séparées, ce qui rendait la lecture assez difficile; mais, vers la fin du XVIIe siècle, elles furent distinguées par les barres dont nous nous servons aujourd'hui.
C'est pendant les trois siècles qui font l'objet de ce chapitre que l'art du moyen âge arrive à sa forme la plus parfaite. A partir du XIVe, la mélodie et le rythme se dessinent davantage; le déchant perd chaque jour de sa barbarie, il se régularise; c'est au commencement du XIVe que nous voyons apparaître le mot contrepoint, qui signifiait alors, comme aujourd'hui, l'art de faire concorder une note avec une autre note (punctum contra punctum). A cette époque, déjà on peut reconnaître des tentatives de musique imitative; il existe en Angleterre un morceau où les voix sont disposées dans l'intention évidente d'imiter le chant du coucou.
Le mélange des paroles sacrées et profanes, latines et françaises, que nous avons signalé dans la période précédente, devint le style habituel. On échafauda des messes entières sur un sujet mélodique, tiré de chansons toutes profanes, dont on prononçait aussi les paroles, fort peu édifiantes; une messe célèbre de Dufay était intitulée «à la face pâle»; le même auteur en avait écrit une sur la célèbre chanson, dite «de l'homme armé», chanson qui fut torturée de mille façons par tous les compositeurs religieux et même par le grand Palestrina.
En même temps naissait en Italie un genre qui fut longtemps en vogue et cultivé par les plus illustres maîtres. Outre les canzone, les cantilene et autres chansons, on vit apparaître le madrigal, forme de musique toute spéciale de style et d'idée, qui dura même, après la création de l'opéra, jusqu'au XVIIIe siècle. En Italie, on écrivait des madrigaux à trois, quatre, cinq ou six voix, dans lesquels le musicien, comme dans le motet et le rondel en France, devait montrer tout son talent.
Ce fut du reste pendant cette période du XIVe au XVIe siècle que se forma la langue musicale, non sans difficultés. En effet, les musiciens de cette époque s'ingénièrent à multiplier les formes de la musique à plusieurs voix, et alors naquit le canon. On appelle ainsi un morceau disposé de telle façon que les différentes parties d'une mélodie puissent être chantées à la suite ou se superposer les unes aux autres; en d'autres termes, le canon est un chant dont les parties peuvent se servir mutuellement d'accompagnement; la chanson populaire de Frère Jacques est le canon le plus connu et le plus facile; nous avons cité un chant du coucou qui nous paraît être le plus ancien canon et appartenir au XIVe siècle, bien qu'il ait été attribué au XIIIe. Les musiciens qui employèrent les premiers cette forme ingénieuse de musique furent si heureux de leur découverte qu'il n'y eut pas de transformations auxquelles ils ne soumissent le canon. La disposition graphique du morceau lui-même affectait les formes les plus singulières: ici c'était une croix, là un vase en forme de cœur. Les ouvrages des XIVe et XVe siècles abondent en facéties de ce genre. Nous en avons choisi une des plus simples pour mettre sous les yeux de nos lecteurs (fig. 47).
Ce travail eut ses résultats, lorsque le génie de chaque peuple commença à se dégager. Dès ce jour, le madrigal, issu des motets à plusieurs voix, prit en Italie les allures élégantes et mélodiques qui caractérisent la musique de ce pays; puis vinrent les chants populaires, comme les Frottole à quatre parties, dont il existe un précieux recueil, imprimé en 1504. En France, la chanson domine toujours, alerte et spirituelle, et aimant la musique imitative; mais le style en est devenu plus serré, sans rien perdre du piquant de son refrain. En Allemagne, le choral annonce et prépare les grandes et majestueuses compositions du XVIIIe siècle.
Depuis le XIIIe, les instruments se sont multipliés: non que l'on en ait inventé beaucoup de nouveaux, mais on a poussé jusqu'à ses dernières conséquences l'assimilation de chaque groupe aux divisions de la voix humaine, et dans chaque genre il existe d'innombrables espèces; les formes aussi sont devenues d'une extrême élégance et d'une prodigieuse variété.
Jusqu'ici nous n'avions pas encore parlé de l'instrumentation, c'est-à-dire de l'art de grouper les différents timbres; mais, à partir du XVIe siècle, on voit poindre le sentiment du groupement des sonorités; chaque groupe forme, pour ainsi dire, un petit orchestre, qui chante avec les voix ou se suffit à lui-même.
Depuis le XIIIe siècle, la famille des violes s'est augmentée; mais de cette foule d'instruments à cordes il en sort un qui va les dominer tous, le violon. Solide et élancé, armé de ses quatre cordes bien tendues, il est svelte, élégant, dégagé; dès qu'il apparaît en France et en Italie, vers 1520, il a presque sa forme définitive; on devine en lui le futur roi de l'orchestre. Chose curieuse, le violon arriva, dès le premier jour, à la perfection et les plus anciens sont encore aujourd'hui ceux dont les artistes se servent avec le plus d'amour. Nous n'avons point à faire ici l'histoire de la lutherie, mais il ne sera pas dit que nous aurons nommé le violon sans rappeler la gloire des grands luthiers d'Italie et du Tyrol, et ces dynasties d'ouvriers de génie, les Amati (1550-1684), les Gaspard de Salo, à Brescia (vers 1560), les Guarneri, à Crémone (1640-1745), les Stradivarius, à Crémone encore, dont le plus grand fut Antoine, né en 1644 et mort en 1737. Beaucoup de noms brillent derrière ceux-ci parmi les luthiers célèbres; mais ceux que nous avons cités doivent rester dans la mémoire de tout artiste ou amateur (fig. 48).
Pendant que le violon sortait tout armé des ateliers de Crémone et de Brescia, les violes affectaient mille formes diverses; quelques-unes avaient des dimensions telles qu'un enfant pouvait facilement s'y cacher. Mais, au moment où la musique prit un nouvel essor, la sonorité de ces instruments au grand nombre de cordes, aux contours arrondis, parut trop molle et trop faible; on les remplaça par des violons aigus et graves.
L'instrument le plus à la mode, pendant le XVe et surtout pendant le XVIe siècle, fut le luth, que nous avons déjà vu apparaître au XIIIe. Après bien des combats entre la vielle ou chifonie, la viole, la harpe, le psaltérion et les orgues portatives, c'était le luth qui seul avait conquis le monopole de se faire entendre à côté des chanteurs les plus en renom, entre les mains des amateurs les plus délicats. Ce ne fut qu'au XVe siècle qu'il prit définitivement la forme sous laquelle nous le voyons tant de fois représenté, avec ses six cordes, sa rose élégante, son corps arrondi et gracieux, son manche allongé et recourbé. Appelé à de hautes fonctions musicales, le luth avait grandi peu à peu, si bien que, trop chargé de cordes, il allait succomber sous leur poids, lorsqu'on lui adjoignit, au commencement du XVIIe siècle, le théorbe ou archiluth, aux vingt-quatre cordes et au double manche, d'un effet si pittoresque (fig. 49).
La harpe avait changé de forme; mais elle était restée la même, au point de vue de la facture, depuis le XIIIe siècle. Elle attendra encore trois siècles avant de se transformer. La harpe simple avait vingt-quatre cordes; mais, l'instrument ne suffisant plus aux progrès de la musique, on eut l'idée de revenir à l'ancienne harpe double irlandaise, qui, armée de quarante-trois cordes, fut en grande vogue dans toute l'Italie, au XVIe siècle. En effet, on la retrouve souvent représentée et elle a sa place dans les premiers orchestres dramatiques.
On a bien discuté sur l'invention du clavecin, de l'épinette et par conséquent du piano. Pour l'inventer, il avait suffi simplement d'adapter un clavier au psaltérion que nous connaissons depuis le XIIIe siècle; on avait mis les cordes en vibration, au moyen de languettes de cuivre. Ainsi transformé, le psaltérion était devenu, dès le XIVe siècle, le clavicordium. Le joli dessin inédit que nous donnons ici est le premier modèle à nous connu du clavicordium, clavicembalum ou épinette (fig. 50). Il est du XVe siècle, et, à cette époque déjà, on avait remplacé les languettes de cuivre par des plumes de corbeau. Telle fut l'origine des instruments da penna ou de plume, dont les Italiens parlèrent si souvent. A la fin du XVIe siècle, l'épinette était partout répandue; ici elle s'appelait harpsichorde, là, virginal, etc. (fig. 51).
Vers la fin du XVIe siècle, Hans Ruckers fondait la dynastie des grands facteurs anversois. Les femmes s'étaient emparées de cet instrument, et Clément Marot, parlant des dames de son temps, se plaisait à voir
Plus riche que le nôtre sous certains rapports, le XVIe siècle possédait des flûtes droites et traversières; les instruments graves de cette famille rendaient des sons semblables à ceux de l'orgue. Le fifre était destiné à la guerre, où il se mariait au roulement du tambour et de la grosse caisse; le flageolet ou flûtet servait surtout à la danse, accompagnant de son chant perçant le rythme obstiné du tambourin (fig. 52-53).
Le hautbois, lui aussi, avait des ténors, des basses et même des contrebasses de sa famille; mais ces dernières étaient difficiles à jouer. On en inventait de toutes espèces, et toujours on retrouvait les mêmes inconvénients, lorsque vers 1539, un chanoine de Pavie, nommé Afranio, inventa un instrument grave à anche, qu'il nomma le fagotto, et qui ne tarda pas à faire oublier toutes les basses de hautbois et leurs similaires, les cromornes. Le fagotto, qui prit les formes les plus étranges, devint plus tard notre basson (fig. 54 à 56).
Depuis trois siècles l'orgue s'était transformé; les tuyaux étaient devenus plus nombreux, les claviers plus maniables, la soufflerie moins difficile à mettre en mouvement. En perfectionnant les pédales, à la fin du XVe siècle, l'organiste Bernhard Murer avait doublé les ressources de l'instrument. En revanche, les succès du luth et du clavecin éclipsaient celui des orgues portatives ou régales; elles disparurent peu à peu, et le XVIe siècle fut leur dernière époque de gloire (fig. 57).
Un des caractères distinctifs de l'instrumentation aux XVIe et XVIIe siècles fut l'emploi fréquent des cornets en bois, aux sonorités rauques et rudes. Ils étaient ornés d'un bocal, ou bouquin, en bois ou en ivoire, qui communiquait avec l'instrument, au moyen d'un trou de quelques lignes de diamètre. C'est ce bocal qui fit donner à ces instruments le nom de cornets à bouquin. Dès le XIIIe siècle, nous avons rencontré les cornets, et, au XVIe, leur famille était complète, de la basse au soprano. Il y en avait de deux sortes: les droits et les courbés. On les appelait aussi cornets blancs et cornets noirs. Aucun instrument ne fut plus en vogue; il eut ses virtuoses, on écrivit pour lui de véritables méthodes, enfin il n'y eut pas d'éloges qu'on ne lui prodiguât: «Quant à la propriété du son, dit Mersenne, il est semblable à l'éclat d'un rayon de soleil qui paraît dans l'ombre ou dans les ténèbres, lorsqu'on l'entend parmi les voix, dans les églises cathédrales ou dans les chapelles (fig. 58).»
Sic transit gloria..., car il ne nous est resté d'un instrument si célèbre et si répandu que le grotesque serpent, inventé en 1590 par un chanoine d'Auxerre, nommé Edme Guillaume.
A partir de la fin du XVe siècle, les instruments à bocal en cuivre s'étaient renouvelés. La grande trompette de guerre s'était recourbée gracieusement; le cor, ou trompe de chasse, avait pris sa forme définitive, et surtout le majestueux trombone, le plus souple et le plus parfait des instruments de cuivre, avait fait son apparition. Ce qui distingue le trombone des autres instruments de cuivre, c'est qu'il possède une coulisse qui lui permet d'augmenter ou de diminuer le nombre des notes qu'il peut faire entendre, en allongeant ou en raccourcissant le tube dans lequel résonne la colonne d'air (fig. 60).
Nous n'avons pas à revenir sur les instruments à percussion; ils n'ont guère changé depuis le XIIIe siècle.
INSTRUMENTS DE MUSIQUE DES XIVe, XVe ET XVIe SIÈCLES[5].
| INSTRUMENTS A CORDES. | INSTRUMENTS A VENT. | PERCUSSION. | ||||||
| FROTTÉES. | PINCÉES. | FRAPPÉES. | A BEC. | A ANCHE. | A RÉSERVOIR. | A BOCAL. | A BAGUETTES. | SANS BAGUETTES. | 
      GENRE VIOLE
      
 
  | 
    GENRE LUTH
      
 
 
 
  | 
    A BAGUETTES
      
 
  | 
  | 
    GENRE HAUTBOIS
      
 
 
  | 
    GENRE CORNEMUSE
      
 
  | 
    EN BOIS
      
 
  | 
  | 
  | 
| INSTRUMENTS A CORDES. | ||
| FROTTÉES. | PINCÉES. | FRAPPÉES. | 
      GENRE VIOLE
      
 
  | 
    GENRE LUTH
      
 
 
 
  | 
    A BAGUETTES
      
 
  | 
| INSTRUMENTS A VENT. | |||
| A BEC. | A ANCHE. | A RÉSERVOIR. | A BOCAL. | 
  | 
    GENRE HAUTBOIS
      
 
 
  | 
    GENRE CORNEMUSE
      
 
  | 
    EN BOIS
      
 
  | 
| PERCUSSION. | |
| A BAGUETTES. | SANS BAGUETTES. | 
  | 
  | 
[5] Pour éviter de surcharger inutilement ce tableau, nous n'avons nommé que les instruments principaux, ne tenant pas compte des variétés de chaque genre. Presque tous ces instruments se subdivisaient en soprano, alto, ténor et basse, et ils étaient employés par groupes.
[6] Les violes restent à peu près les mêmes jusqu'au XVIIIe siècle.
[7] La trompette marine était un instrument à une seule corde, ou deux au plus, dont on trouve des spécimens dès le XIVe siècle.
[8] Le violon fait son apparition au XVe siècle, mais c'est au XVIe qu'il prend sa forme définitive.
[9] Le théorbe, ou archiluth, fut inventé vers la fin du XVIe.
[10] Les premiers instruments à clavier paraissent dater du XIVe siècle. Ils sont fort répandus à la fin du XVe.
[11] Basson, inventé vers 1539, par Afranio.
[12] Invention des pédales de grand orgue, par Bernard Murer, au XVe.
[13] On attribue l'art de contourner les instruments de cuivre à un nommé Morin, sous le règne de Louis XII, cependant les trombones étaient déjà fort connus au XIVe siècle, et le grand cor de la figure 59 est antérieur à cette époque.
Le carillon à main a cessé d'être un instrument d'amateur, mais il a pris une brillante revanche, sous forme de carillon aérien à clavier et à mécanique. Les églises et les hôtels de ville de la Belgique et du Nord de la France retentissent encore de ses chansons.
Pendant cette longue période de trois siècles, la musique fut en grand honneur à la cour aussi bien qu'à la ville, au concert comme au théâtre et à l'église. Partout ce sont des joueurs de violes et d'autres instruments, dans les fêtes et dans les tournois. Les comptes des seigneurs et des rois sont riches en quittances de pensions données à des ménestrels. Les listes des maisons princières ne sont remplies que de noms de ménestrels et de joueurs d'instruments. Au XVIe siècle, la reine Élisabeth payait une bande musicale considérable, et à Ferrare la duchesse elle-même, vers 1599, conduisait un orchestre composé de femmes. Il n'était pas, du reste, de prince qui n'entretînt à sa cour quelque musicien célèbre.
C'était surtout dans les repas que les concerts de voix et d'instruments se faisaient entendre. Lorsque le duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, fonda l'ordre du Héron, la musique eut sa part dans cette magnifique fête. Dans une moralité du XVIe siècle, représentée sur les tapisseries que René d'Anjou prit, en 1477, à Charles le Téméraire, après sa défaite de Nancy, on entend Bonne Compagnie dire aux ménestrels de lui «fleuter» une chanson pendant son repas, et le texte de cette moralité de la Condamnation des banquets, écrit par Nicolas de Lachesnaye, ajoute: «Ici dessus, sont nommés les commencements de plusieurs chansons, tant de musique que vaud de ville, et est à supposer que les joueurs d'instruments en sauront quelques-unes, qu'ils joueront présentement devant la table.»
Les particuliers ne se passaient pas non plus de musique, et surtout au XVIe siècle, après que l'imprimerie eut répandu à profusion les œuvres musicales, la musique, que l'on pourrait appeler de chambre, fut en grande vogue. C'est pour être exécutés ainsi que furent écrits les madrigaux et composées les nombreuses chansons à plusieurs voix, qui sont la richesse de nos bibliothèques; mais les instruments n'étaient pas non plus négligés, et, parmi les publications de ce genre les plus curieuses, il faut compter le Livre de viole de Gervaise, imprimé en 1547 chez Attaignant, et qui est composé des chansons et des danses les plus à la mode à la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe, transcrites sans paroles, pour instruments du genre viole.
En effet, la chanson et l'air de danse font les frais de la musique en vogue à cette époque, et, à la fin du XVe siècle, les rythmes devenant plus nets, on reconnaît les danses dont les noms sont restés célèbres, comme la Romanesca en Italie, les Tordions, les Sauterelles, les Pavanes en France. Un livre curieux d'Arbeau Thoinot, intitulé l'Orchésographie (1588), nous donne le détail de toutes les danses employées au XVIe siècle; mais, depuis longtemps déjà, c'était par des ballets que l'on fêtait l'entrée des rois dans les villes, ou leur couronnement, et la musique n'avait garde de se laisser oublier pendant ces solennités.
Ces ballets étaient des sortes de tableaux vivants, des marches, de somptueuses mascarades. En 1552, on vit à Rouen, pour fêter l'entrée du roi Henri II, une fête qui resta dans la mémoire des chroniqueurs et où la pantomime, accompagnée de musique, jouait un grand rôle (fig. 62).
Le plus célèbre des ballets représentés en France au XVIe siècle fut celui dit Balet comique de la Royne, joué et dansé au Louvre, en 1582, à l'occasion des noces du duc de Joyeuse et de Mlle de Vaudemont. La musique était de Salmon, de Beaulieu et de l'Italien Baltazarini, dit Beaujoyeux; on y racontait l'histoire de Circé, avec des chœurs, des soli, quantité de danses et de pantomimes; l'orchestre était composé de flûtes, de hautbois, de cromornes, de trompettes, de cornets, de trombones, de harpes, de violes, de luths, d'un tambour, d'un orgue portatif.
Depuis deux siècles, une grande évolution s'était accomplie dans la musique dramatique. Le théâtre était passé des mains des hommes d'église dans celles des laïques; la confrérie de la Passion, constituée par ordonnance de Philippe le Bel, en 1302, s'était chargée de représenter les mystères, dont les prêtres avaient eu jusque-là le monopole.
Bientôt, mystères et miracles furent abandonnés pour les moralités, les soties et les farces, et à partir de ce moment la musique perdit de son importance dans l'art dramatique national.
Elle reprit son rang à la cour des princes et des rois, dans les représentations faites pour les couronnements et les mariages. Les lettrés s'étant pris de passion pour l'antiquité, de tous côtés on revint avec ardeur aux poètes grecs et latins, qui avaient été non ignorés, mais négligés pendant tout le moyen âge. Avec eux la troupe gracieuse des dieux et des déesses remplaça les prophètes et les saints; elle arriva, chantant et dansant au son des voix et des instruments. Ce fut l'Italie qui donna le signal. En 1475, Ange Politien fit entendre un Orfeo avec chants. Ces sortes d'opéras étaient présentées sous forme de chœurs, écrits dans le genre à plusieurs voix, dit madrigalesque, auquel nous avons fait allusion plus haut. C'étaient des représentations singulières, participant à la fois de la musique de table, du ballet, du drame, de l'épithalame et des concetti italiens (fig. 63).
En 1487, on mit en scène l'histoire de Céphale et l'Aurore à Ferrare; Nicolo de Corregio en avait écrit la musique. En 1506, la pastorale de Tircis, du comte Castiglione, contenait une chanson, un chœur et une danse mauresque. En 1539, au mariage de Cosme Ier avec Éléonore de Tolède, on voyait Apollon lutter contre le serpent, au son d'un orchestre, composé d'un clavecin, d'une flûte, d'une harpe et de quatre trombones; pour le passage de Henri III à Venise, on jouait une tragédie en musique de Cl. Merulo. Puis c'étaient des pastorales, Il Sagrifizio, musique d'Alfonso della Viola, Aretusa (1563), le Pastor Fido de Guarini, mis en musique par Luzzasco. Ces pièces étaient pour la plupart écrites en style madrigalesque; mais les musiciens s'exerçaient aussi dans le style dit récitatif, ou chant à une voix seule, qui préparait l'avènement de l'opéra moderne. Une des œuvres les plus célèbres de ce genre fut l'épisode d'Ugolin de Dante, mis en musique par Vincent Galilée, fils du célèbre Galilée.
Le théâtre et les bals ne contribuèrent pas seuls aux progrès de la musique; notre art bénéficia aussi des ardentes luttes religieuses de cette période.
En effet, au XVIe siècle, un immense mouvement se fait sentir, qui doit singulièrement accélérer la victoire de l'art populaire sur l'art conventionnel. D'un vigoureux et brutal coup d'épaule Luther a secoué le monde. Ce lutteur a besoin de toutes ses forces pour vaincre; il est musicien, donc la musique devient une de ses armes. Sorti du peuple, et d'un peuple très bien doué pour la musique, il sait qu'à côté de l'art mondain, préparé, alambiqué, il en existe un autre, plus accessible, dans lequel court, pour ainsi dire, un sang plein de vie et de chaleur. Jean Huss, avant lui, s'était servi de la chanson populaire; les frères Moraves avaient colporté dans toute l'Allemagne des refrains que chacun aimait à répéter; l'Église catholique avait lancé jusqu'aux derniers rangs de la foule quelques-uns de ses cris d'adoration et de foi. Luther prit toute cette musique dans sa large et puissante main. Aidé du compositeur Walther, il lui donna l'unité, composa lui-même les paroles et au besoin les chants qui convenaient à ses disciples enthousiastes et fit servir à sa propagande le choral dont les minnesänger et les meistersänger avaient ébauché le premier dessin. Les jours de grandes batailles, lorsqu'il entre à Worms pour défendre sa tête et soutenir ses principes, il entonne, en face de l'empereur, son chant de guerre Ein feste Burg, qui devient le cri de ralliement de toute l'Allemagne révoltée contre Rome[14]; c'est la Musique peuple, chantant pour la première fois devant l'histoire. Il est singulier que le même siècle ait vu naître, avec le chant de Luther, la première et grande manifestation de la musique populaire, pendant qu'avec Palestrina l'art pour ainsi dire profane s'emparait en maître du sanctuaire catholique, sous la coupole de Saint-Pierre de Rome.
[14] C'est le choral dont Meyerbeer s'est servi dans les Huguenots.
Après Luther, la France, sous l'influence de Calvin, puis l'Angleterre, accomplirent la révolution religieuse que l'on sait, et dans laquelle la musique ne manqua pas de jouer un rôle prédominant.
Tel est l'aspect général que présente l'histoire de la musique du XIVe au XVIe siècle. Les documents musicaux, c'est-à-dire les compositions, manquent un peu au XIVe siècle, jusqu'à la première moitié du XVe; on peut même dire que, sous ce rapport, cette période est beaucoup plus pauvre que celle qui l'a précédée; en revanche, au XVe siècle, et surtout au XVIe, la musique écrite abonde de tous côtés, tant en manuscrits qu'en imprimés, à ce point que l'on a fait un gros livre rien qu'avec le catalogue des titres d'œuvres parues à cette époque.
Parmi les plus beaux manuscrits du XIVe siècle, comptons le Roman de Fauvel (fig. 64), qui appartient à la Bibliothèque nationale, et le manuscrit de Guillaume de Machault, de la même collection. Citons encore le magnifique manuscrit dit de Roquefort, qui contient spécialement de la musique italienne très rare à cette époque, et un autre recueil de chansons, dit du fonds français 169. (Nouveau 12744.) Le British Museum, à Londres, possède aussi quelques beaux monuments de ce genre; signalons encore, pour le XVe siècle, un splendide manuscrit de chansons appartenant au duc d'Aumale, celui dit de Marguerite d'Autriche, à la belle bibliothèque de Bruxelles; à Munich, pour le XVIe siècle, le recueil de madrigaux et motets, splendidement copiés et enluminés, par ordre de l'archiduc Albert de Bavière en 1562, sous les yeux du célèbre Orlando de Lassus.
Si des œuvres nous passons aux musiciens, nous trouverons encore même pauvreté au XVe siècle, même richesse pour la fin du XVe et surtout pour le XVIe. Disséminés au XIVe siècle, les noms célèbres deviennent plus nombreux à mesure que nous approchons du XVIe. Les premiers et les plus illustres du XIVe siècle sont des théoriciens: Marchetto de Padoue (première moitié du XIVe) et Philippe de Vitry, surnommé de son temps la Fleur et la perle des chantres, puis Jean de Muris, qui écrivait de 1325 à 1345. Ces hommes comptent parmi les premiers créateurs de la théorie musicale et de la notation modernes.
Il faut arriver jusqu'à la fin du XIVe siècle pour trouver des artistes dont les noms méritent d'être mentionnés ici. Guillaume Dufay (1350), qui opéra une véritable révolution dans l'art d'écrire et de noter la musique; Simon Tunstede († 1369); Guillaume de Machault (1284 † vers 1370), qui composa, entre autres choses, une messe pour le sacre du roi Charles V; Jeannot de Lescurel, dont on cite des chansons ingénieuses, apparaissent en Angleterre et dans le nord de la France. En Italie, citons Landino (1325 † 1390), autrement dit Francesco degli Organi, parce qu'il était organiste, ou il Cieco, parce qu'il était aveugle. La réputation de ce dernier fut immense, à ce point que le roi de Chypre tint à honneur de poser sur sa tête une couronne de laurier en 1364.
Au XVe siècle, les musiciens deviennent assez nombreux pour constituer une école, et c'est dans le Nord de la France et dans la Belgique que se trouvent les premiers maîtres qui, tout en continuant la tradition musicale des trouvères de l'Artois et de la Picardie, instruisirent les maîtres italiens du XVIe siècle. De 1400 à 1420, l'école franco-flamande, en y ajoutant l'école anglaise, est pour ainsi dire fondée par Dunstaple (1400-1458) et Gilles Binchois; puis viennent derrière eux Vincent Fauques, Éloy de Brossart, etc.
A la fin de ce siècle, cette école compte parmi ses plus grands maîtres Jean Ockeghem, pilier de musique, dont la mort est pleurée par tous les poètes, et Jacques Obrecht (né vers 1430, à Utrecht); à côté d'eux, Domar, Barbigant, Busnois, le théoricien Tinctor, dont le dictionnaire musical est particulièrement curieux.
A partir du XVIe siècle, les musiciens abondent de tous côtés, tous écrivant à plusieurs parties chansons et madrigaux; ce ne fut que dans la seconde moitié du siècle que l'Italie prit la tête, dans cette sorte de course artistique, mais pour écraser ses rivaux dès les premiers combats.
En France, voici Josquin des Prez (né vers 1450, † 1521), puis Clément Jannequin, tous deux ayant quelque ressemblance entre eux, ingénieux, spirituels, gouailleurs même, aimant plaisanteries, jeux de mots et calembours. Josquin, dont le recueil de messes surtout fut si célèbre, se plaisait à toutes sortes de facéties.
Clément Jannequin, son contemporain et son rival, se distingue entre tous, surtout par sa façon heureuse de traiter les voix, en écrivant ce que l'on appelle la musique imitative. Reproduire avec les sons les bruits de la nature a toujours été un des côtés caractéristiques de l'école française. Clément Jannequin, après la bataille de Marignan, eut l'idée de peindre en musique ce combat de géants. Il y réussit, autant du moins que l'on peut représenter une bataille avec des voix humaines, et sa composition est pleine d'ingéniosité, écrite avec facilité et élégance. Du reste, ce genre de musique était fort à la mode au XVe siècle. Pendant que C. Jannequin traçait de petits tableaux de genre à sa manière, avec le Caquet des femmes, etc., des morceaux analogues paraissaient de tous côtés. On peut citer au premier rang le Chant des oiseaux et la Chasse du lièvre de Nicolas Gombert. Le même Gombert avait écrit, du reste, une déploration sur la mort de Josquin Desprez, comme celui-ci en avait écrit une sur celle d'Ockeghem.
L'école française du XVIe siècle continua ses traditions avec Certon, Brumel, Fevin, l'excellent J. Mouton, Compère, Carpentras, le fécond Cl. Lejeune. Ant. Baïf, le poète, fut aussi un musicien remarquable, pendant qu'Antoine de Bertrand et Regnard mettaient en musique les vers de Ronsard. Vers la fin du siècle, il faut compter Eustache Ducaurroy (né en 1549), Jacques Mauduit, luthiste de Henri IV (né en 1557); à côté d'eux brillaient Bourgeois, Philibert Jambe de fer et la pléiade des musiciens qui mirent en musique les psaumes calvinistes de Théodore de Bèze et de Clément Marot. Enfin, et célèbre entre tous, Cl. Goudimel, qui périt à Lyon pendant le massacre de la Saint-Barthélemy, le 24 août 1572. Claude Goudimel fut, avec Josquin des Prez et Cl. Jannequin, un des grands maîtres de l'école française au XVIe siècle. Il paraît être né en Franche-Comté vers 1510. On compte parmi ses œuvres principales les Psaumes (1565), et les Odes d'Horace, mises en musique.
Aux Pays-Bas, le mouvement commencé pendant le XVe siècle ne s'arrêta pas; mais ce ne fut pas dans leur pays seulement que les musiciens flamands et belges exercèrent leurs talents. La Belgique fut comme une pépinière de maîtres et de compositeurs que les princes allemands et italiens s'arrachaient à l'envi. Parmi les artistes flamands et belges qui tinrent bon rang à cette époque, il faut citer Verdelot, élève de Gombert et de Josquin des Prez, Arcadelt, Clemens non papa, Créquillon, Jacques de Werth, Richafort, Manchicourt, etc.; mais en première ligne nous devons nommer Adrien Willaert, Philippe de Mons et le Grand Orlande, pour parler la langue de ce temps, c'est-à-dire Orlando de Lassus.
Adrien Willaert (Bruges, 1490, † Venise, 1563), élève de Jean Mouton, fonda l'école musicale de Venise en 1527. Il eut pour élèves Cyprien de Rore, Nic. Vicentino, C. Porta, Francesco della Viola, le grand théoricien Zarlino. Ses œuvres consistent surtout en chœurs, motets, chansons françaises.
Philippe de Mons (né vers 1521, † vers 1606) fut le dernier grand maître de l'école franco-belge. Il vint en Italie vers 1561; il écrivit des messes, des motets, des madrigaux, des chansons françaises, et mit en musique des sonnets de Ronsard.
Cyprien de Rore (Malines, 1516, † Venise, 1565), élève d'Adrien Willaert, lui succéda comme maître de chapelle à Saint-Marc. Outre ses messes, il écrivit un grand nombre de madrigaux.
Orlando de Lassus, ou Roland de Lattre, dit le prince des musiciens, naquit à Mons en 1520 et mourut fou à Munich, vers 1594. Étant enfant, il avait été enlevé trois fois à ses parents à cause de sa belle voix. En 1557, Albert, électeur de Bavière, le prit avec lui et le mit à la tête de sa musique. Il cherchait surtout dans ses œuvres la pureté du style, l'élégance de la mélodie. Il a écrit des messes, des psaumes, des lamentations, des motets, des madrigaux italiens et des chansons françaises (fig. 65).
L'Angleterre, qui possédait alors une belle école musicale, conserva encore son rang pendant près d'un siècle avec Turges, Banister, Philippes, le docteur Tye, Tallis, Dowland, John Milton, le père du grand poète, et surtout avec Morley et W. Bird. On retrouve les noms de tous ces artistes dans un curieux recueil composé pour la reine Élisabeth. Ce sont des pièces de clavecin, fort difficiles du reste, réunies sous le titre de Virginal Book.
En Espagne et en Portugal, on compte aussi, au XVIe siècle, de grands maîtres, tels que le théoricien Salinas, Goes, Moralès, Vittoria, dont la gloire de Palestrina n'a pas encore effacé le souvenir.
Jusqu'ici, excepté avec ses minnesänger et ses meistersänger, l'Allemagne avait tenu peu de place dans la musique; mais, à partir du XVIe siècle et de la Réforme, elle prit un rang qui, d'abord honorable, finit, trois siècles plus tard, par devenir prépondérant. Malgré l'horreur singulière que les princes de ce pays semblaient avoir pour leurs musiciens nationaux, puisqu'ils appelaient toujours des maîtres de l'étranger, de France et de Belgique d'abord, et d'Italie ensuite, la liste des compositeurs allemands qui écrivirent du XVe à la fin du XVIe siècle est considérable. Nous citerons, parmi les principaux, Gumpelzheimer, Sixt Dietrich, Ludwig Senfl, Reischius, Ornithoparcus, Froschius, Heyden, Luscinius, qui nous a laissé un livre curieux sur les instruments de son temps; Glarean, qui fut un grand théoricien; Knefal, auquel on a longtemps attribué les premières compositions instrumentales; Haenel, Schulz, Hoffheimer, Séb. Virdung, qui nous donne, dans son livre De musicâ, un état intéressant de la musique de son temps.
L'Italie semble être venue la dernière, car ce ne fut qu'après avoir été formés par les maîtres de l'école franco-belge que les Italiens s'élancèrent dans la carrière avec un incomparable éclat, il est vrai. Déjà nous avons vu paraître plusieurs d'entre eux aux XIVe et XVe siècles. La musique populaire prend son essor; les théoriciens surtout abondent de tous côtés; mais c'est au XVIe siècle que les écoles se forment. Voici l'école vénitienne, qui mêle le religieux au profane, dans un style à la fois élégant et savant, avec un mélange piquant de musique populaire; voici Naples, où l'on écrit à plusieurs voix d'indolentes et mélodiques chansons de pêcheurs; voici Florence, où les musiciens se préparent à opérer toute une révolution dans la musique; voici enfin Rome, qui va donner naissance à une admirable école de chant et de musique religieuse.
A Venise, l'école est fondée en 1527 par Adr. Willaert; après lui, viennent Cyprien de Rore, Alfonso della Viola, Cost. Porta, Zarlino, qui, le premier, posa les règles de l'harmonie, dans les Istituzioni harmonici (1558); derrière eux, Gastoldi, Orazzio Vecchi, un des maîtres du style madrigalesque. A Naples, c'est l'élégant Gesualdo, prince de Venouse; à Florence, Fr. Corteccia, Al. Striggio, Vincent Galilée, fils du grand Galilée, théoricien et compositeur, Cost. Festa, Cl. Merulo, etc.
Enfin à Rome, où la chapelle pontificale donne aux musiciens tant de facilités pour se produire, un nom domine tous les autres, celui de Palestrina. Pierluigi da Palestrina, élève du Français Goudimel, naquit à Preneste, en 1524. Il écrivit d'abord dans le style à la mode de son temps; mais bientôt, ayant entendu quelques compositions qui semblaient réagir contre les subtilités musicales de l'époque, il comprit que l'art ne consistait pas dans la difficulté vaincue, mais dans la beauté de la forme et dans l'expression. Déjà quelques compositeurs profanes avaient cherché, non pas à simplifier la musique à plusieurs voix, mais à donner à cette science une allure plus libre et plus inspirée. Ce fut à l'église que Palestrina voulut appliquer cette nouvelle musique simple et forte. Comme tous ses contemporains, Palestrina avait, lui aussi, composé de nombreuses messes, dans lesquelles les voix se jouaient autour d'un thème populaire servant de sujet. Il rompit avec ce genre, et les premières compositions auxquelles il appliqua l'art nouveau furent les Improperia en 1520, dans lesquelles il ne se servit que des mélodies du plain-chant. Vers la même époque, s'appuyant sur une décision du concile de Trente, le pape avait voulu faire cesser toutes les fantaisies auxquelles se livraient dans le sanctuaire les musiciens soi-disant religieux. Il y eut un concours pour la composition d'une messe plus digne de l'office divin; celle de Palestrina l'emporta sur les œuvres rivales, et la messe dite du Pape Marcel fut exécutée à Rome pour la première fois le 21 avril 1565. Cette messe est ainsi appelée, non parce que ce fut sous le pape Marcel qu'elle fut exécutée, mais en souvenir de ce pontife, un des premiers protecteurs de Palestrina. A partir de ce jour, une musique religieuse était créée, en dehors du plain-chant liturgique sévère. Lorsque Palestrina mourut en 1594, on lui fit l'insigne honneur de l'enterrer à Saint-Pierre de Rome.
Palestrina eut plusieurs imitateurs, tant pour son style d'église que pour ses madrigaux, qui, écrits en harmonie consonante, en diffèrent du reste assez peu. Anerio, les frères Nanini fondèrent à Rome des écoles où se conservèrent les traditions du maître, et qui donnèrent naissance à l'admirable phalange des chanteurs-compositeurs romains, ces créateurs de l'art du chant au XVIIe siècle.
Avec les œuvres du maître de Préneste, la musique du moyen âge, après bien des transformations, est arrivée à sa plus sublime perfection. Il est un moment où un art ayant atteint son expression la plus parfaite, un nouvel art se forme à côté de lui, incarnation toujours renaissante du génie humain. Tel est le caractère des XVe et XVIe siècles: pendant que la musique du moyen âge touche à son apogée avec Palestrina, l'historien perspicace peut déjà pressentir l'avènement de la musique moderne.
Baini (G.). Memorie storico critiche della vita e delle opere di Giovanni Pierluigi da Palestrina, in-4o, 1828.
Bellermann. Die Mensuralnoten und Taktzeichen des XVe und XVIe Jahrhunderts, in-4o, 1858.
Douen. Clément Marot et le psautier huguenot, 2 vol. grand in-8o, 1878.
Eitner (Robert). Bibliographie der Musik-sammelwerke des XVIe und XVIIe Jahrhunderts, in-8o, 1877.
Lavoix fils. Histoire de l'instrumentation, depuis le XVIe siècle jusqu'à nos jours, in-8o, 1880.
Prætorius (Michel Schultz). Syntagma musicun, in-4o, 1614-1621.
Schmid (Anton). Ottaviano Petrucci da Fossombrone, in-8o, 1845.
Vidal (Antoine). Les instruments à archet, 3 vol. grand in-4o, 1876-1878.
Winterfield (C. von). Johannes Gabrielli und sein Zeitalter, in-4o et in-fo, 1834.
Maîtres musiciens de la Renaissance française, publ. par H. Expert, transcription en notation moderne, in-4o, 1er vol., 1894, Orlando de Lassus;—2e vol., 1895, Goudimel;—3e vol., 1896, Costeley.
Anthologie des maîtres religieux primitifs des XVe, XVIe et XVIIe siècles, publ. par M. Charles Bordes, in-8o, 1893.
Sandberger, Beitræge zur Geschichte der Bayrische Hofkapelle unter Orlando di Lasso, in-8o, 1894.
LIVRE III
LES PRÉCURSEURS
CHAPITRE PREMIER
LA MUSIQUE ITALIENNE AUX XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES
Les tendances nouvelles: la modulation, le cénacle de Florence.—L'opera seria: Peri, Caccini, Emilio del Cavaliere, Monteverde, l'oratorio.—Landi et les opéras-concerts, Cavalli, Carissimi, Scarlatti, Porpora, Hasse, Jomelli, Piccini, Sarti, Cimarosa.—La musique religieuse: Scarlatti, Leo, Durante, Marcello, Porpora, Pergolèse.—L'opera buffa: Pergolèse, Piccini, Paësiello, Cimarosa.—Les instrumentistes: orgue, clavecin, violon.—Le virtuosisme: castrats, cantatrices et chanteurs, Ferri, Farinelli, Caffarelli, la Faustina, la Cuzzoni, la Gabrielli, la Catalani, Raff, Garcia, les conservatoires.
Le 6 octobre 1600, on donnait à Florence, au palais Pitti, de grandes fêtes pour célébrer le mariage de Marie de Médicis avec Henri IV. Pendant trois jours on n'entendit que musique, on ne vit que cortèges somptueux, danses et mascarades; mais la plus merveilleuse de toutes ces merveilles fut la représentation de la fable d'Orphée et d'Eurydice, mise en vers par Ottavio Rinuccini, avec de la musique de Jacopo Peri et Giulio Caccini. Le surlendemain, la cour applaudissait une pastorale sur l'enlèvement de Céphale (Ratto di Cefalo), dont Caccini avait inventé les chants. La même année, à Rome (février 1600), dans l'église des oratoriens de Sainte-Marie in Valicella, on représentait, en grande pompe, avec force danses et décors, un mystère, dont Emilio del Cavaliere avait composé la musique et Laura Giudiccioni de Lucques les paroles.
Cette première année du XVIIe siècle comptera parmi les plus illustres de l'histoire de la musique. Que s'était-il donc passé? Rien, ou peu de chose; l'opéra moderne était né.
La mélodie n'avait pu être étouffée par les combinaisons savantes du moyen âge et du XVIe siècle; elle avait continué sa route, sans trop se soucier des chercheurs de quintessence, et c'est elle que nous retrouvons au seuil du XVIIe siècle, lorsque naît l'opéra.
Une connaissance plus approfondie de l'art dramatique grec avait permis aux artistes de voir que le rôle de la musique était surtout de souligner, pour ainsi dire, le sens des vers et d'en augmenter l'expression. Retrouver cette intime union de la parole et du chant, tel fut le rêve de chaque compositeur, pendant tout le XVIe siècle; parvenir à marier indissolublement la musique et la poésie, comme le faisaient les Grecs, tel fut le but des efforts de quelques grands artistes.
Le système de musique à plusieurs voix du XVIe siècle convenait peu à cette esthétique nouvelle. Il était absolument contraire à la vérité de l'expression qu'une seule pensée fût exprimée par plusieurs personnes et par plusieurs chants à la fois. On s'efforça d'abord de dégager la mélodie de l'agglomération de notes qui l'encombraient, en rejetant dans un accompagnement instrumental toutes les parties non principales. Le chant à voix seule revint en honneur. Du reste, les travaux des maîtres des XVe et XVIe siècles avaient porté leurs fruits; la mélodie allait trouver la souplesse qui lui manquait; la révolution harmonique, accomplie après bien des années d'efforts, devait lui permettre à la fois de se développer, de prendre un accent plus libre et plus passionné, de se débarrasser définitivement des lourdes chaînes du plain-chant, bref, de moduler.
C'est un bien gros mot dans l'histoire de la musique que celui de modulation, et ce n'est guère ici le lieu d'en expliquer la théorie; mais quelques lignes à ce sujet sont indispensables. Pour procurer à la musique la souplesse et la variété, pour l'enrichir de ces dons précieux qui sont l'accent ému et l'expression, il fallait que le musicien pût sans contrainte varier ses tons, mélanger les couleurs, pour ainsi dire, de la phrase musicale. Une nouvelle langue était depuis longtemps nécessaire; ce fut dans les dernières années du XVIe siècle et dans les premières du XVIIe que cette évolution, préparée depuis si longtemps, s'accomplit définitivement.
Que les sons soient entendus simultanément, comme dans l'harmonie, ou successivement, comme dans la mélodie, ils sont toujours séparés les uns des autres par ce que l'on appelle les intervalles. Les uns reposent l'oreille, ce sont les intervalles consonants; les autres éveillent la sensation de quelque chose d'incomplet qui attend une conclusion; ce sont les intervalles dissonants. Un de ces derniers se compose de trois intervalles, d'un ton entier; c'est le triton ou quarte juste, que nous avons déjà nommé et qui fut l'horreur du moyen âge. Quelques détours qu'aient pris les musiciens pendant plusieurs siècles, il fallut bien attaquer en face et faire sonner sans préparation la dissonance exécrée. Déjà nous constatons plusieurs fois cette hardiesse pendant le XVIe siècle, chez des théoriciens comme Pierre Aaron (fig. 66) et Zarlino, chez des compositeurs comme Lucas Marenzio; mais, lorsqu'après bien des tâtonnements on vit paraître à découvert sans préparation, dans les premières années du XVIIe siècle, non seulement le triton, mais l'accord modulant de septième de dominante qui en est la conséquence, l'harmonie et la mélodie modernes prirent leur essor; de ce jour, les anciennes tonalités du moyen âge et du plain-chant étaient condamnées.