Histoire de la musique
Exposer les règles du triton, le rôle et le caractère de l'accord de septième de dominante attaqué sans préparation et résolu de même, n'est pas chose facile dans un abrégé de ce genre; mais si peu que le lecteur soit versé dans la théorie musicale, peut-être comprendra-t-il le caractère de cette innovation, après une comparaison que nous croyons juste. Supposez que pendant six siècles on ait écrit, ou parlé, sans employer les conjonctions qui relient les phrases entre elles; on imagine aisément quelle immense évolution s'accomplit dans la langue et dans le style, le jour où cet élément indispensable au développement de la phrase, et par conséquent de la pensée, prit place dans la syntaxe et dans la langue. L'intervalle de triton et la dissonance de septième de dominante, attaqués et résolus sans préparation, remplissent à peu près, dans la musique moderne, le rôle de la conjonction dans le mécanisme du langage.
La règle du triton appartient au domaine de la théorie pure, et nous ne pouvions pas omettre d'en parler; mais il est à remarquer que ce ne furent pas les musiciens les plus savants qui donnèrent à l'art nouveau sa véritable formule. On sait si l'Italie du XVIe siècle fut un lumineux foyer de lettres et d'art. Érudits, artistes, hommes du monde, s'unissaient dans un même esprit; ils voulaient couper, jusque dans sa racine, le vieil arbre du moyen âge, qu'ils croyaient vermoulu, pour faire repousser sur la souche de l'antiquité quelques jeunes et vivaces rameaux. Chaque ville d'Italie avait son centre littéraire, son cercle, comme nous dirions aujourd'hui; quelque grand seigneur, écrivain ou artiste, amateur lui-même, donnait dans son palais asile à ces académies, et là, le temps se passait à disserter sur la littérature ou les beaux-arts. Une des plus célèbres parmi ces académies tenait ses séances à Florence. Déjà, vers les dernières années du XVIe siècle, le poète musicien Jean Bardi, comte de Vernio, avait réuni autour de lui, dans cette ville, quelques savants et artistes, parmi lesquels Vincent Galilée, le poète Ottavio Rinuccini, Girolamo Mai, Giulio Caccini, chanteur, avec sa femme et ses deux filles, toutes deux cantatrices, la chanteuse Vittoria Archillei, Jacopo Peri, Emilio del Cavaliere. Dans leurs réunions, ils combinèrent une sorte de musique dite récitative, dans laquelle, à l'image des tragédies grecques, le chant à une seule voix suivait de plus près l'expression. Lorsque Bardi, investi d'une haute fonction à la cour du pape, quitta Florence pour se rendre à Rome, ce fut Jacopo Corsi qui présida le cénacle.
Ces amateurs et artistes essayaient entre eux leurs œuvres, se consultant les uns les autres; c'est dans une de ces réunions que l'on résolut de faire connaître au public le genre nouveau de la musique récitative. Les occasions ne manquaient pas; les entrées, les couronnements, les noces des princes avaient le privilège, et depuis longtemps, de donner l'essor à l'imagination des poètes, des peintres et des musiciens, et ceux du cénacle s'étaient plus d'une fois signalés dans ces solennelles occasions. En 1589, pour les noces du grand-duc Ferdinand de Toscane avec Christine de Lorraine, on représenta cinq intermèdes, dont la composition était due à Rinuccini, Emilio del Cavaliere, Bardi, L. Strozzi, Caccini, Malvezzi.
Dans cette solennelle circonstance, tout le cénacle poétique et musical avait donné, et on avait pu mesurer les mérites de chacun; mais l'épreuve définitive n'avait pas encore été tentée.
Pour s'enhardir, les novateurs s'essayèrent encore dans un genre déjà connu, la pastorale. Emilio del Cavaliere fit entendre à Florence, en 1590, il Satiro et la Disperazione di Filene, deux pastorales mythologiques, qui eurent un grand succès; en 1597, Peri termina, avec le poète Rinuccini, une Dafné, dont Corsi avait tenté de commencer la musique.
Enfin, en 1600, l'occasion tant attendue arriva. Le roi de France Henri IV épousait Marie de Médicis; des fêtes sans égales étaient commandées à Florence, il fallait frapper un grand coup. Le 6 octobre 1600, comme nous l'avons dit, on vit représenter au palais Pitti la fable d'Euridice.
On trouvait dans Euridice une action suivie, une trame suffisamment ourdie pour un début. Peri et Caccini avaient exclu de leur œuvre le style madrigalesque; chacun des personnages chantait suivant les sentiments qu'il devait exprimer, et c'était Peri lui-même qui remplissait le rôle d'Orphée.
En même temps naissait le mystère-opéra, qui prit de son origine le nom d'oratorio. Au temps de Palestrina, saint Philippe de Neri, fondant l'ordre des Oratoriens, qui devait fournir tant et de si grands prédicateurs, avait voulu emprunter à la musique son prestige, pour attirer autour de lui, dans son église de l'Oratoire (Oratorio) le plus grand nombre possible d'auditeurs. Reprenant l'idée des mystères anciens, il avait fait écrire des espèces de drames sacrés, agrémentés de décors et de danses. Cette innovation, dont Animuccia fut le poète, eut à Rome un immense succès, et chaque année on entendait une œuvre nouvelle de ce genre, écrite dans le style madrigalesque, à plusieurs voix. Ces compositions prirent, dès leur origine, le nom d'oratorio. Emilio del Cavaliere (de 1550 à 1600 environ) eut l'idée d'appliquer à ces opéras sacrés la musique récitative, et le premier oratorio, ainsi composé, fut la Rappresentazione del' anima e corpo, joué en février 1600.
L'Euridice avait pour titre Tragedia in musica; la tragédie et l'oratorio; tels sont, en effet, les deux éléments dont se compose le drame lyrique moderne jusqu'à l'époque contemporaine.
La brillante école de Venise, les élèves et successeurs du grand Adrien Willaert, ne pouvaient rester muets en face des succès florentins. Un auteur, déjà connu par un grand nombre de compositions madrigalesques, Claudio Monteverde (vers 1570 † 1649), hardi novateur, résolut d'imiter les essais de Peri, de Caccini et d'Emilio del Cavaliere, avec toutes les ressources que lui offrait sa science.
En 1607, il faisait représenter à Mantoue Orfeo et Euridice. Fidèles à leur idéal et voulant retrouver la tragédie grecque, les Florentins avaient, pour ainsi dire, mis la musique au second plan, laissant la première place à l'élément littéraire. Monteverde, au contraire, qui, un des premiers, avait employé librement dans ses madrigaux les accords nouveaux dont nous avons parlé au début de ce chapitre, et qui rêvait toute une révolution dans la langue musicale, avait hâte de mettre hardiment à profit ses découvertes et d'appliquer ses principes à la musique récitative. Ce qui distingue l'Orfeo des tentatives d'opéras qui l'ont précédé, c'est l'expression soutenue par une harmonie originale et hardie. On a beaucoup parlé de l'orchestre de ce maître, qui est encore considéré comme le créateur de l'instrumentation moderne. L'orchestre de l'Orfeo est curieux, il est vrai; mais il diffère peu de tous ceux que nous avons cités pendant le moyen âge et au XVIe siècle. Il est à peu près le même que celui de Peri, de Caccini et de l'école florentine. Qu'on en juge.
- Deux clavecins;
- Deux contrebasses de violes;
- Une harpe double;
- Deux orgues de bois;
- Trois violes de jambe graves;
- Une régale;
- Deux petits violons à la française;
- Une petite flûte;
- Deux cornets;
- Quatre trombones;
- Une trompette aiguë;
- Trois trompettes avec sourdines.
Cet assemblage singulier de sonorités murmurantes, à côté des voix les plus criardes du registre instrumental, manque de la pondération qui constitue l'orchestre proprement dit. Le compositeur pouvait, en revanche, tirer de cette multiplicité de timbres les effets les plus variés, et il en profita. Chaque divinité, chaque personnage avait son groupe d'instruments qui accompagnait partout ses pas: Orphée la harpe, Pluton les trombones, etc.; mais rien, dans cet orchestre, ne constituait ce que nous appelons aujourd'hui une instrumentation, même embryonnaire.
Après Orfeo, à l'occasion du mariage de François de Gonzague avec Marguerite de Savoie, on entendit, à Mantoue, un autre opéra de Rinuccini et de Monteverde, Ariane, et, pour les mêmes fêtes, la pastorale de Dafné était remise une fois encore en musique par Mario Gagliano et chantée par Catherine Martinelli.
L'élan était donné; de tous côtés, à Naples, à Florence, à Mantoue, à Milan, à Venise, l'opéra nouveau avait un immense succès.
Une des œuvres les plus intéressantes de cette période est le San Alessio, de Stefano Landi, sorte d'opéra oratorio qui fut joué en 1634 à Rome, à l'occasion du voyage de Charles de Pologne en Italie; le cardinal Barberini en avait écrit les paroles.
C'étaient les grandes fêtes de cour (fig. 67) qui permettaient aux musiciens de montrer leurs talents, mais un nouvel événement donna un essor sans pareil à la musique. Venise, qui était reine, avait voulu avoir ses fêtes, ainsi que faisaient les autres rois; la foule vint prendre part à ces grandes solennités artistiques dans des théâtres publics, et de ce jour l'opéra entra dans une voie nouvelle. La première salle ouverte au public pour la musique fut le théâtre San-Cassiano (1637), qui inaugura ses premiers essais avec l'Andromède de Manelli. Puis le nom de Monteverde illustra les deux théâtres qui s'ouvrirent ensuite, San-Giovanni et San-Paolo, en 1639, avec l'Adone; San-Maro, en 1640, fut inauguré avec l'Ariane et l'Orfeo du maître mantouan. A partir de ce moment, Venise garda le privilège des représentations lyriques, relevées par un grand luxe de décors et de mise en scène; mais peu à peu les dépenses de ce genre effrayèrent les entrepreneurs de spectacles, et on peut dire que si les théâtres publics donnèrent un grand élan à la production musicale, ils ne contribuèrent pas peu à établir le règne néfaste des chanteurs-virtuoses qui, pour faire de l'argent, se passaient volontiers de décors, de mise en scène et même de musique.
A partir de ce moment, les compositeurs et les opéras abondent de tous côtés en Italie; la musique religieuse disparaît des temples, pour se confondre avec la musique de théâtre. Lorsque Maugars, un violiste français, voyageait à Rome en 1639, il était ravi de la musique qu'il entendait dans les églises. «Dans les antiennes, dit-il, ils firent de si bonnes symphonies, d'un, de deux et de trois violons, avec l'orgue et de quelques archiluths, jouant de certains airs de mesures de ballet, que j'en fus tout émerveillé.» Aux premiers créateurs de l'opéra et à Landi avait succédé Cavalli (Francesco Caletto, dit Cavalli, 1600 † 1676), dont le Serse fut joué en France; on doit à Cavalli nombre de pièces, parmi lesquelles l'Eritrea. Citons encore Melani avec Ercole in Tebe (1651), l'organiste Frescobaldi (de 1587 à 1654 environ), Carissimi (1582 † 1672 environ) et son élève Cesti (vers 1620 † 1681), Manelli, Ferrari, Rossi. Dans ce groupe, Carissimi tient la première place, surtout pour la musique d'église, car nous avons confondu à dessein les compositeurs religieux et profanes, tant ils diffèrent peu les uns des autres.
A partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, l'opéra perd en Italie la plus grande partie de son intérêt et de son importance; en effet, les virtuoses promènent de par le monde une musique à leur usage, chaque jour plus médiocre, quoique signée des noms les plus illustres. Voici Bontempi (né vers 1630) avec son Paride (1662), Freschi avec l'Olimpia, Pasquini avec l'Idalma, Aldovrandini avec Muzio Scævola et Semiramide. Venise voit chaque année éclore une foule d'opéras que l'on oublie aussitôt que le chanteur ne daigne plus leur donner la vie. Les plus grands musiciens, comme les Scarlatti, entrent dans cette voie. Rappelons pour mémoire quelques noms, comme ceux de Legrenzi, de Grossi, de Freschi, de Ziani, de Pallavicino. Avec le XVIIIe siècle le mal augmente encore. Les grands maîtres, comme les deux Scarlatti (Alessandro, 1659, † 1725 et son fils Domenico, 1683, † 1757); Legrenzi (1625, † 1692), Porpora et Pergolèse, ne résistent plus au courant, et les opéras seria des plus illustres sont d'un médiocre intérêt, jusqu'au moment où Glück et Mozart viennent jeter le trouble dans la paisible nullité des maîtres d'Italie de cette époque.
Le drame lyrique, pendant près de cent trente ans, n'est plus qu'une longue suite d'airs, à une ou deux voix, que termine un inévitable chœur final. Souvent même ces opéras ne sont que de véritables pastiches, composés de morceaux de différents auteurs, où, la musique étant sans importance, le chanteur est seul chargé d'intéresser le public. Raguenet qui, dans les premières années du XVIIIe siècle, défendait les Italiens contre le goût français, ne pouvait s'empêcher de reconnaître la nullité de l'opéra italien: «Quand l'entrepreneur d'un opéra a assemblé sa troupe dans quelque ville, il choisit pour sujet la pièce qui lui plaît, comme Camille, Thémistocle, Xerxès; mais cette pièce n'est qu'un canevas qu'il étoffe des plus beaux airs que savent les musiciens de sa troupe, car ces beaux airs sont des selles à tous chevaux, et il n'y a point de scène dans laquelle les musiciens ne sachent trouver place pour quelques-uns.»
A partir de la fin du XVIIe siècle, on trouve des noms retentissants, illustres; des œuvres, point. Citons donc, parmi les compositeurs d'opéras seria dont les airs servirent le plus souvent de chant de bataille aux virtuoses, après Porpora et les deux Scarlatti, jusqu'à la fin du XVIIe siècle, Leo (Leonardo, Naples, 1694, † 1745), Hasse (dit il Sassone, Bergedorf, 1699, † Venise, 1783), Pergolèse (J.-B. Jesi, dit Pergolèse. Pergola, 1710, † Pouzzoles, 1736), qui fut grand en même temps dans la musique religieuse et bouffe, Galuppi (Balthasar, dit il Buranello, Burano, 1703, † Venise, 1785), Rinaldo da Capua (né à Capoue, 1715), Jomelli (Nicolas, Aversa, 1714, † Naples, 1774), Bertoni (Ferdinand, né à Salo, 1737), Anfossi (Pascal, Naples, 1736, † Rome, 1797), Millico (Joseph, né à Naples en 1739), Sarti (Joseph, Faenza, 1729, † Berlin, 1802), maîtres que nous retrouvons au premier rang dans le genre bouffe.
Pendant ce temps, l'oratorio éprouvait les mêmes péripéties que l'opéra seria; il avait atteint son apogée avec Alessandro Scarlatti, avec l'infortuné Stradella (1645 † 1678) dont on connaît l'air sublime. Un maître vénitien, Benedetto Marcello (1686 † 1739), avait trouvé dans ses oratorios et surtout dans ses psaumes (1724 à 1727) l'expression d'un sublime sentiment religieux; enfin avec Durante (1693 † 1755) et Leo (1694 † 1756), l'oratorio italien avait eu encore quelques jours de gloire. Citons aussi Pergolèse pour son célèbre Stabat; mais bientôt le théâtre envahit l'église, l'oratorio devint un véritable opéra, avec ses airs, ses vocalises, en un mot toutes ses futilités. Jomelli inaugura cette période; après lui Guglielmi, Sacchini, Paësiello, Piccini, Zingarelli, Cimarosa confondirent volontiers la musique religieuse avec la musique d'opéra et même d'opéra bouffe.
En effet, pendant qu'au XVIIIe siècle l'opéra seria et l'oratorio s'éloignaient de leurs origines, un autre art dramatique naissait, dans lequel les musiciens de l'Italie ne devaient jamais se laisser surpasser. Je veux parler de l'opéra buffa. Plusieurs opéras primitifs, écrits en style madrigalesque, étaient comiques, comme l'Anfiparnasso d'Orazzio Vecchi; à sa naissance, l'opéra ou tragédie lyrique avait admis des scènes bouffes: le San Alessio de Landi contient deux duos comiques. Dans l'un, deux jeunes pages plaisantent entre eux et jouent en musique sur les syllabes «diri, diri, diri»; dans l'autre, le diable fait mille tours à l'un des personnages et finit par se transformer en ours. En 1662, on entendait, dans le Paride de Bontempi, un trio dialogué de trois soprani, qui jouaient à la chasse. Et en 1681, nous trouvons un opéra entier d'Alessandro Melani, intitulé Il Carceriere di se medesimo (le bourreau de soi-même), qui n'est autre qu'un opéra buffa.
Mais à mesure que l'opéra seria perdit les saines traditions de son origine, on sentit le besoin de varier un peu cette interminable suite d'airs et de duos. On eut donc l'idée d'intercaler, entre les différents actes, quelques intermèdes; quelquefois c'était un ballet, souvent aussi une petite comédie avec musique, dont les personnages étaient empruntés aux masques traditionnels de la comédie italienne. Les Italiens portèrent sur ces intermèdes, où la plus grande liberté leur était donnée, tout l'effort de leur génie inventif. L'ingéniosité, l'esprit, la sensibilité, la fécondité mélodique, le sentiment de la scène, toutes ces qualités essentiellement italiennes, exilées de l'opéra seria, devenu concert, vivifièrent l'opéra buffa. Invention et richesse d'instrumentation, variété dans le style vocal, tout se retrouva dans ces petites compositions d'une bouffonnerie exubérante, et d'une aimable sensibilité tout à la fois, si bien que peu à peu ce fut dans l'opéra buffa que la vraie musique chercha un refuge. Elle prit même ce chemin détourné pour revenir, dans les premières années de ce siècle, occuper sa place dans l'opéra seria italien renouvelé.
Dès le commencement du XVIIIe siècle, la muse légère italienne prit son vol. Un des premiers qui lui donnèrent l'essor fut un maître doux et touchant, qui mourut à vingt-six ans, laissant dans l'histoire de la musique une trace lumineuse, un souvenir poétique et charmant. Il avait nom Pergolèse. Nous le retrouvons aux deux pôles de la musique, au théâtre, avec la Serva padrona, œuvre pleine d'élégance et d'aimable sensibilité; à l'église, avec le Stabat, composition qui n'est qu'un cri de douleur ému et profond. Partout sa musique est reconnaissable à sa finesse, à cette note juste, tendre et délicate qui caractérise son talent; qu'il écrive les gentils couplets de la Serva padrona, qu'il nous montre la Vierge pleurant, debout au pied de la Croix, qu'il murmure quelque sicilienne ou quelque chanson entendue par les belles nuits du golfe de Naples, toujours il est le même, musicien inspiré et poète touchant. Après Pergolèse, l'école napolitaine continua triomphalement sa route; elle fut illustrée dans le genre bouffe par Rinaldo da Capua, Ciampi (Plaisance, 1719), Latilla (Gaetan, Bari, 1713, † Naples vers 1788), Logroscino (Nicolas, né à Naples vers 1700). Rinaldo da Capua, mort jeune comme Pergolèse, appliqua à la musique bouffe et de demi-caractère une instrumentation et un style plus soignés que ceux de ses prédécesseurs; je n'en veux pour exemple que le finale de la Zingara (1783). Logroscino, venant après lui, augmenta encore les proportions du finale. Les opéras bouffes italiens ne comprenant généralement que deux actes, c'est à la fin du premier que se trouve le grand finale; cette coupe est restée classique jusqu'au milieu de notre siècle. Guglielmi et Traetta eurent une grande part aux progrès accomplis dans l'art italien au XVIIIe siècle. Hardi dans ses modulations, ingénieux dans son orchestre, Traetta (Thomas, Bitonto, 1727, † Venise, 1779) brillait plus par son génie que par sa modestie; comme tous les maîtres italiens, il tenait le clavecin aux premières représentations et lorsqu'il arrivait aux morceaux sur lesquels il comptait, se retournant vers le public, il disait tout haut: «Maintenant, messieurs, attention, voici le moment.» Le fécond Pierre Guglielmi (Massa, 1727, † Rome, 1803) compte, avec Cimarosa et Paësiello, parmi les plus grands maîtres de l'école italienne; il écrivit le bel opéra de Didone et fut en même temps le spirituel auteur de I Viaggiatori ridicoli (1772), de la Serva innamorata (1778) et de I due Gemelle (1787).
Nous retrouverons Piccini (Nicolas, Bari, 1728, † Paris, 1800) dans toute la force de son talent, lorsque nous raconterons l'histoire de la musique en France; mais aucun maître ne montra plus d'élégance dans la mélodie, plus de grâce touchante dans l'expression, et en même temps plus d'entrain et de verve. Lorsque l'on considère la longue liste de ses œuvres, on voit, non sans étonnement, que les chefs-d'œuvre du genre bouffe ou de demi-caractère, comme la Cecchina, ossia la buona figliuola (1760), par exemple, sont de beaucoup plus nombreux que les grands opéras, dans le répertoire de ce musicien, qui a pu être le rival du grand Glück.
A côté de Piccini, voici Giuseppe Sarti, célèbre dans les fastes de l'opéra bouffe par les Gelosie villane (1770), I pretendi delusi (1768), et surtout par les Noces de Dorine, œuvre pleine de verve comique, de fraîcheur et de goût, jouée à Paris en 1789. Les Noces de Dorine ou Hélène et Francisque contiennent un sextuor qui est une des meilleures pages du répertoire bouffe italien. Né quelques années après Piccini et Sarti, le tendre Sacchini (Ant.-Marie-Gaspard, Pouzzoles, 1734, † Paris, 1786) brilla presque en même temps qu'eux. Ses opéras bouffes ou de demi-caractère sont nombreux; il faut compter, parmi les plus célèbres, l'Amore soldato, partition aimable et charmante, et surtout l'Isola d'amore (1768), qui fut jouée à Paris avec grand succès, sous le titre de la Colonie. Nous retrouverons plus tard Sacchini parmi les grands maîtres de l'art expressif en France, lorsque l'école italienne régénérée sera entrée dans une nouvelle période.
Anfossi, né à Naples en 1736, est resté célèbre dans le genre bouffe par l'Incognita perseguitata (1773), la Finta Giardiniera (1774) et il Curioso indiscreto (1777).
Oublierons-nous Giovanni Paësiello (Tarente, 1741, † Naples en 1816)? Sa Frascatana, si riche de mélodies, son Barbier de Séville (1780, à Saint-Pétersbourg), que celui de Rossini a fait oublier, cette bonne bouffonnerie du Marchese Tulipano, l'opéra semi-seria de Il re Teodoro, avec son magnifique finale (Vienne, 1784), et surtout Nina, o la Pazza per amore (Naples, 1789), et la Molinara, tels sont ses titres de gloire.
Parmi les maîtres de cette belle école italienne, citons aussi Zingarelli (Nicolas-Antoine, 1752 † 1837), qui écrivit entre autres œuvres Romeo e Giulieta, et le vigoureux Salieri (Antoine, Legnano, 1750, † Vienne, 1825), dont nous retrouverons les plus belles œuvres dans l'histoire de la musique en France. Ces deux maîtres ont écrit des opéras bouffes, et on cite encore la Secchia rapita de Zingarelli; mais ils brillèrent surtout dans le genre sérieux et dramatique.
Terminons cette énumération, déjà trop longue, par le nom d'un des plus grands maîtres de notre art, Domenico Cimarosa. Cimarosa était né à Aversa le 17 décembre 1749; il mourut, peut-être assassiné, à Naples en 1801. Il eut pour maîtres de chant Manna et Sacchini, et pour professeur de contrepoint le théoricien Fenaroli. Un an après sa sortie du conservatoire de Naples, en 1773, il remportait son premier succès au Teatro Nuovo, dans la même ville; puis il donnait, en 1779, l'Italiana in Londra. En 1792, il avait déjà écrit plus de soixante-dix ouvrages lyriques, lorsqu'il fit exécuter à Venise il Matrimonio segreto, ce chef-d'œuvre incomparable de franche gaieté sans bruit inutile, de douce sensibilité et de profond sentiment scénique, qui est parvenu jusqu'à nous. Le Mariage secret a fait oublier du même maître plus d'une œuvre de premier ordre, dans le demi-genre, comme les Astuzie femminili, I Nemici generosi, etc. A partir de ce musicien de génie, l'école italienne entra dans une voie nouvelle. Avec les Orazi et Curiazi, les Italiens revinrent définitivement à l'opéra seria ému et expressif, qu'ils avaient depuis si longtemps abandonné. Cimarosa, leur plus grand maître pendant cette période, est resté immortel à côté des maîtres les plus illustres. Rossini n'a pas eu la bonhomie mêlée de tendresse et la chaleur d'âme de Cimarosa; Mozart lui-même n'a pu surpasser la grâce, l'esprit, la verve de l'auteur du Matrimonio segreto. On peut dire sans exagération que, si Cimarosa n'avait pas existé, il manquerait quelque chose à la musique.
Pendant le XVIIe siècle et la seconde moitié du XVIIIe, les instrumentistes n'étaient pas restés silencieux à côté des compositeurs. Depuis le XVIe siècle, avec Claude Merulo et les Gabrielli, l'école d'orgue italienne, et surtout vénitienne, brillait d'un vif éclat; les grandes traditions furent continuées par Guanini de Lucques, l'illustre Frescobaldi (Jérôme, né en 1587, † vers 1654), Pasquini (Bernard, 1687 † 1710), entre 1620 et 1690. Pollarolo (1653 † 1723), Lotti, Vinacese, Casini, furent les organistes célèbres de la fin du XVIIe siècle et du commencement du XVIIIe.
Ces organistes étaient en même temps clavecinistes et l'école de clavecin italienne eut un siècle de gloire incomparable, depuis Domenico Scarlatti jusqu'à Muzio Clementi (1752 † 1832); après Clementi, elle fut détrônée par l'école allemande du piano.
Le violon n'était pas non plus abandonné, depuis les premiers violonistes du XVIe et du XVIIe siècle, comme Giov.-Batt. della Viola (1590) et le père Castrovillari, cordelier de Padoue. Ce dernier eut pour élève un des grands maîtres de l'école italienne de violon, Bassani, qui à son tour forma Corelli (Arcangelo, Fusignano, 1653, † Rome, 1713). Celui-ci fut le plus célèbre des violonistes italiens. Après lui, les virtuoses se multiplièrent dans toute la péninsule; on entendit Clari à Pise, Veracini à Florence, Laurenti à Bologne, Vitali à Modène, Vivaldi à Naples; puis vinrent les grands violonistes de la seconde moitié du XVIIIe siècle: Geminiani, Somis, et surtout Tartini (Joseph, Pirano, 1692, † Padoue, 1770), chef de l'école de Padoue; son trille du Diable est resté célèbre par son originalité et sa difficulté; parmi les élèves de ce dernier il faut compter Nardini, puis Locatelli, Pugnani. Non seulement Pugnani fut un grand virtuose, mais il eut aussi la gloire de former le plus pur et le plus mélodique des violonistes italiens, Giovanni Battista Viotti (1753 † 1824).
Du XVIe à la fin du XVIIIe siècle, les Italiens brillèrent d'un merveilleux éclat; comment expliquer que ces musiciens aient pu laisser tomber l'opéra seria si bas, qu'il n'était plus qu'une suite insipide d'airs de concert, une espèce d'art factice et pauvre, sans passion, sans chaleur, sans esthétique? Bons musiciens, mais dilettanti sensuels avant tout, les Italiens se laissèrent charmer par la voix humaine, à ce point qu'ils en vinrent à méconnaître et à négliger la musique elle-même. Magnifique et somptueux spectacle, l'opéra réunissait à l'origine la poésie, la musique vocale et instrumentale; tout devait concourir à l'expression musicale des sentiments humains; mais, lorsque les dilettanti laissèrent briller le chanteur au premier rang, toute cette splendeur tomba. L'orchestre dut se taire, et les chœurs disparaître, l'harmonie fut simplifiée jusqu'à devenir presque nulle; la mélodie, jetée dans un moule immuable, fournit à l'exécutant un canevas tout fait d'avance, dans l'air à coupe symétrique; les voix graves furent exclues, les basses d'abord, puis les barytons, et enfin presque tous les ténors. On permit au chanteur de régner sans partage, et sur les ruines de cet art magnifique de l'opéra, édifié avec tant de peine, on vit bientôt s'élever, superbe et triomphant, tyrannique et dominateur, cet être dangereux pour l'art et insipide pour tout autre que pour un dilettante, le virtuose.
Le mal néfaste du virtuosisme, qui devait, pendant plus d'un siècle et demi, tuer le drame lyrique italien à peine né, n'avait pas éclaté tout à coup. Les artistes du commencement du XVIIe siècle, Caccini et ses deux filles Françoise et Septimie, Vittoria Archillei, Catarina Martinelli, Mazzocchi, Zazzarino, cultivèrent le chant dramatique; mais, après eux apparurent les castrats soprani et contralti qui, suivant le mot prétentieux, mais juste d'Arteaga, «sacrifiés au despotisme du plaisir», ne tardèrent pas à faire du chant et de la virtuosité un art dans l'art, au préjudice de l'expression.
Un des plus célèbres fut le divin Baldassare Ferri, que Francesco Grossi, dit Siface, ne parvint pas à faire oublier. Au XVIIIe siècle, les castrats brillent en foule et à leur tête Carlo Broschi, dit Farinelli (1703 † 1782), chanteur merveilleux par la voix et la science de la virtuosité; citons après lui Majorano, surnommé Caffarelli (1693 † 1783). Autour de ces castrats célèbres gazouillaient Gizziello, Bernardi, Caristini, dit Cusanino; Tedeschi, dit Amadori; Guadagni, Pacchiarotti (1744 † 1821). Les deux derniers castrats furent Crescentini (1766 † 1846) et Velutti (1781 † 1861); mais leur gloire était déjà bien éclipsée; de grands compositeurs étaient venus qui, ne se prêtant pas complaisamment aux caprices des virtuoses, exigeaient que leur musique fût chantée et non brodée; de ce jour, l'art charmant, mais trompeur de la virtuosité vocale était condamné.
Les femmes n'étaient pas restées en arrière des castrats. Voici Vittoria Tesi; puis deux chanteuses, Faustina Bordoni, femme du compositeur Hasse (née en 1760), et Francesca Sandoni, dite la Cuzzoni (1700 † 1770), remplissent l'Italie et l'Angleterre de leur célébrité et de leurs querelles. La Gabrielli (1730 † 1796) fut une des merveilles de cette merveilleuse époque du chant.
A la fin du XVIIIe, la Mara et la Todi recommencèrent la rivalité de la Faustina et de la Cuzzoni. Enfin notre siècle vit les trois dernières virtuoses de cette école: la Ciampi (1773 † 1822), qui fut la créatrice des opéras de Rossini, la Grassini (1773 † 1850), qui fit les délices de la cour de Napoléon Ier et la Catalani (1779 † 1849), la virtuose par excellence, qui n'était heureuse que lorsqu'elle luttait avec d'inextricables difficultés.
Les hommes étaient bien effacés dans cette lutte de virtuosité; cependant on cite l'Allemand Raff, ténor, et presque à notre époque, Davide, Nozzari, Tacchinardi, Garcia (1775 † 1832), qui fut le père et le maître des deux grandes chanteuses, la Malibran et Mme Viardot. Quelques chanteurs à voix graves surent se faire applaudir dans l'opéra buffa, comme Naldi, Rafanelli, etc., puis, dans les premières années de notre siècle, Galli, Remorini, Porto et Benedetti.
C'était dans les conservatoires italiens et chez des maîtres particuliers comme Porpora à Naples, Lotti à Venise et Pistocchi à Bologne, que s'étaient formés pour la plupart les grands chanteurs. La première école de ce genre avait été fondée en 1537, sous forme d'établissement de charité, à Naples, par J. de Tapia, sous l'invocation de Santa-Maria di Loreto. En 1576, l'hôpital de San-Onufrio in Capuana s'ouvrait dans la même ville. Dix ans plus tard, en 1607, venait celui della Pieta dei Turchini, qui fut le plus célèbre de tous; les plus illustres compositeurs et les plus grands chanteurs de l'école napolitaine y firent leurs études; de ces écoles une seule est restée, qui continue les glorieuses traditions, le conservatoire de San-Pietro a Majella.
Venise avait aussi ses écoles célèbres, l'Ospedale della Pieta, les Mendicanti, les Incurabili, l'Ospedaletto de San-Giovanni e Paolo; ces diverses maisons de charité, où l'on apprenait la musique, étaient réservées spécialement aux jeunes filles. Un des derniers conservatoires fondés fut celui de Milan.
En somme, si nous voulons revenir à la musique et donner l'idée de ce que devint, au XVIIIe siècle, sous la tyrannie des chanteurs, l'opéra si expressif aux premières années du XVIIe, nous n'avons qu'à résumer ce chapitre par quelques lignes d'Arteaga, un écrivain contemporain de cette époque; le passage n'est pas sans intérêt: «A peine le récitatif obligé a-t-il annoncé l'air, qu'Éponine, sans respect pour l'empereur qui est sur la scène, se met à se promener à pas lents, de long en large sur le théâtre; puis, avec des roulements d'yeux, des tournoiements de cou, des contorsions d'épaules, des mouvements convulsifs de la poitrine, elle chante son air. Alors que fait Vespasien? tandis que la triste Éponine s'essouffle et se met en eau pour l'attendrir, Sa Majesté impériale, d'un air d'insouciance et de désœuvrement tout à fait charmant, se met à son tour à se promener, avec beaucoup de grâce et de dignité, parcourt des yeux toutes les loges, salue dans le parquet ses amis et ses connaissances, rit avec le souffleur ou quelque musicien de l'orchestre, joue avec les énormes chaînes de ses montres et fait mille autres gentillesses tout aussi convenables.»
Gevaert et V. Wilder. Les gloires de l'Italie (Recueil de morceaux des anciens maîtres italiens les plus célèbres).
Lemaire (Th.) et Lavoix. Le chant, ses principes et son histoire (2e partie, Histoire du chant), 1 vol. in-4o, 1881.
Rolland. Histoire de l'opéra en Europe avant Lully et Scarlatti, in-8o, 1895 (Bibliothèque des écoles françaises d'Athènes et de Rome, fasc. 71).
CHAPITRE II
LA MUSIQUE EN ALLEMAGNE AUX XVIIe
ET XVIIIe SIÈCLES
Le drame et la symphonie: l'école de Hambourg, l'oratorio et la musique religieuse, la musique de chambre.—Hændel et Bach: parallèle; Hændel, sa vie et son œuvre; Bach, sa vie et son œuvre.—Haydn: sa vie, ses symphonies, ses oratorios, son génie.—Glück: ses débuts en Allemagne et en Italie.—Mozart: sa vie, son œuvre, son influence.
L'Allemagne, qui devait plus tard marcher d'un pas si rapide dans la voie du progrès et donner à la musique Bach, Hændel, Haydn et Mozart, resta longtemps encore fidèle aux traditions musicales du moyen âge et du XVIe siècle; elle fut la dernière à profiter des améliorations et des simplifications que le temps et le génie des maîtres avaient apportées dans la musique; il n'est pas dans la nature de l'Allemand d'aimer à simplifier. On vit bien quelques hommes passer en Italie, étudier l'art nouveau; mais, en général, chacun restait dans sa ville et dans son milieu, travaillant patiemment et longuement. Cependant, pour être anonyme et sans éclat, le progrès n'en fut pas moins réel. Gardant précieusement les anciennes formes musicales, les combinaisons compliquées à plusieurs voix, les maîtres allemands les perfectionnèrent, les enrichirent et créèrent dans la musique tout un art immense qui, en moins d'un siècle, devait aboutir aux grandes combinaisons de voix et d'instruments, à la symphonie vocale et instrumentale, dans le sens le plus élevé du mot, et, par là, introduire dans la musique un élément vivifiant et nouveau.
Dès les premières années du XVIIe siècle, quelques princes avaient envoyé aux écoles italiennes, et particulièrement à Venise, ceux de leurs sujets qui leur paraissaient les mieux doués, et l'un d'eux, Henri Schütz, dont le nom latinisé était Sagittarius (archer) (Koesteritz, 1585, † Dresde, 1672), rapporta dans son pays les traditions du nouveau style. A l'occasion du mariage de la fille de Georges Ier de Saxe avec le margrave de Hesse-Darmstadt, on fit arranger et traduire par le célèbre poète Martin Opitz la Dafné de Rinuccini, dont Henri Schütz écrivit la musique. La représentation eut lieu, le 13 avril 1627, dans la salle des festins du château de Hartenfeld, à Torgau.
Ce fut en Allemagne le premier opéra dont un Allemand écrivit la musique. La guerre de Trente ans s'allumait; on sait quelle sombre période, peu favorable aux arts, traversa l'Allemagne d'alors. Après la paix, par un singulier caprice, les princes et les dilettanti prirent en horreur la musique nationale, n'admettant au théâtre que les compositeurs ultramontains ou ceux d'entre les Allemands qui voulaient bien déguiser leur origine tudesque sous un masque italien. Ces préférences princières retardèrent longtemps les progrès de la musique allemande; de grands maîtres comme Glück et Mozart durent payer le tribut aux muses d'Æonie. Cependant les musiciens allemands ne restèrent pas inactifs; en dehors des fêtes et des brillants tournois dans lesquels ils faisaient entendre de bruyants concerts de trompettes et de timbales (fig. 68), on vit quelques essais dramatiques, particulièrement à Hambourg, qui fut, à la fin du XVIIe siècle, un véritable centre musical. Ce fut là que brilla Reinhard Keiser de Leipzig (1673 † 1739), un des pères de l'école allemande; à côté de lui on entendit Theile (1646 † 1724), Telemann (1681 † 1767), etc.
Derrière ces maîtres venaient des musiciens qui créèrent ce que l'on appela la musique de chambre, Schmelzer, Finger, Druckenmuller, Prætorius, Kelz, Speere, etc. En même temps, des violonistes comme Baltzar, Biber, Westhoff; des organistes et des clavecinistes comme Reincke (1623-1722), Samuel Scheidt (1587-1654), Froberger (1637-1695), Pachelbel (1653-1706), Buxtehude (1635-1707), fondaient la grande école instrumentale allemande.
La musique d'église et l'oratorio avaient pris chaque jour plus d'extension dans ce pays, où le souvenir des mystères et des moralités du moyen âge n'était pas complètement effacé. Le drame du Golgotha devint le sujet préféré par les maîtres allemands; Henri Schütz et Keiser écrivirent des passions et J.-S. Bach n'a pas encore fait oublier la Mort de Jésus de Charles Graun (1701 † 1759). A l'église, on pouvait citer les noms de Stadelmayer, Rauch, Bildstein, Funcius, Zeutchern, Capricorne, Glettle, etc.
On le voit, lorsque nous touchons au XVIIIe siècle, à cette période sans égale qui commence à Hændel pour finir à Mozart, en passant par Bach, J. Haydn, Glück, ces hommes de génie qui ont pour héritier le plus grand des musiciens, Beethoven, le chemin est préparé. Le génie musical de l'Allemagne hésite encore, mais il est prêt à prendre son essor[15]. Hændel et Bach ouvrent la marche triomphale.
[15] On peut voir, pour cette période bien peu connue, le chapitre intitulé: «les prédécesseurs de Bach et de Hændel» dans l'Histoire de l'Instrumentation de M. H. Lavoix fils.
Pour l'amateur jouissant des douces sensations de l'art sans les discuter, le choix sera facile entre Hændel et Bach; il choisira le premier; mais il n'en est pas de même de l'historien. Si la prodigieuse richesse de Hændel, sa chaleur dramatique, la majesté de son style, majesté sans froideur, poussée jusqu'au lyrisme le plus sublime, nous entraînent vers lui, la sévérité, la perfection de la forme de Bach, la hardiesse de son harmonie, l'originalité de son orchestre et de ses idées mélodiques, l'indicible grandeur qui caractérise toutes ses œuvres, nous obligent à nous arrêter devant lui, à le contempler avec admiration. L'un et l'autre ont recueilli l'héritage des Schütz et des Keyser; ils l'ont enrichi au point de le rendre méconnaissable; mais Bach est resté purement Allemand; Hændel, au contraire, en étudiant de près les Italiens, a rendu son style plus brillant et plus facile. Lisez la vie de ces deux artistes. Bach, continuant les traditions d'une vieille famille de musiciens, coule dans le calme et le travail une existence dont aucune secousse ne vient troubler le cours. Hændel, passionné, violent, jeté dans les grandes et dangereuses entreprises, connaît tous les déboires de la lutte, tous les découragements de la défaite, comme aussi tous les enivrements des victoires éclatantes. Il semble que ces différences dans leurs vies se retrouvent encore dans leurs œuvres.
Georges-Frédéric Hændel naquit à Halle en février 1685. En vain son père, qui était médecin, voulut faire de lui un juriste; la vocation artistique fut plus forte que la volonté paternelle; et bientôt l'enfant avait appris le clavecin tout seul et faisait ses études sous la direction de Zachau, organiste de la cathédrale de Halle. Il fit jouer avec succès, en 1705, son premier opéra, Almire. Mais il alla bientôt en Italie (1707 et 1709). Là, non seulement il écrivit des opéras, mais encore il assouplit, au contact de la mélodie et de l'école italiennes, la rudesse de son style, encore un peu trop allemand. En 1710, il revenait à Hanovre, comme maître de chapelle de l'électeur; vers la même époque, il entreprenait son premier voyage en Angleterre, donnait à Londres son opéra de Rinaldo, avec un immense succès, et, en 1712, il revenait définitivement à Londres; de ce jour, il était devenu Anglais.
Jusqu'en 1720, il se contenta d'être compositeur, écrivant de la musique dramatique et religieuse. Mais, à partir de cette année, il entra dans la phase tumultueuse et troublée de sa vie; il se fit directeur de théâtre; on lui opposa des concurrents, tels que Bononcini, Hasse, Porpora; il dut lutter contre le public, contre ses rivaux, contre ses interprètes. Ceux-ci, habitués à régner sans conteste, supportaient difficilement le joug de l'homme de génie qui voulait leur imposer en même temps et sa volonté et sa musique. Violent, impérieux, autoritaire, il n'admettait pas qu'un chanteur se permît de le discuter, et il avait raison; un jour, il menaça tout simplement la Cuzzoni de la jeter par la fenêtre, si elle continuait à se refuser de chanter un air de sa composition; fatigué de ces luttes, il ouvrit un théâtre à Hay-Market. Ici, nouveaux combats; il fallait lutter contre les théâtres concurrents, contre l'aristocratie anglaise, contre les dilettantes, toujours prêts à méconnaître le génie. Après avoir perdu sa fortune et risqué sa santé dans ce métier indigne de lui, Hændel abandonnait le théâtre et la composition dramatique, pour se consacrer complètement à ses oratorios, qui ont fait sa gloire immortelle. Déjà il s'était plusieurs fois essayé dans la musique religieuse: il avait écrit son Te Deum pour la bataille de Dettingen en 1706, puis un Jubilate en 1707, un oratorio à l'italienne en 1720; Esther, pour le duc de Chandos, en 1732; Deborah en 1733; Saül en 1738. A partir de 1739, date d'Israël en Égypte, son génie semble s'élever encore. Il fit entendre successivement le Messie (12 avril 1742), Samson (1743), Judas Macchabée (1747), Josuah (1747), Jephta (1751), qu'il écrivit étant aveugle. Hændel mourut, en 1759, d'une attaque d'apoplexie; les Anglais lui rendirent les plus grands honneurs, le firent inhumer à Westminster, à côté des plus illustres de l'Angleterre; depuis plus d'un siècle, ils vénèrent sa mémoire et font entendre ses oratorios en grande pompe.
L'œuvre de Hændel se compose d'opéras, parmi lesquels il faut citer surtout Radamista et Rinaldo; de pièces instrumentales, d'adorables trios de flûtes et clavecins, de concerti d'orgue ou de hautbois. Il écrivit aussi de la musique de chambre de toute espèce, enfin ses oratorios.
Ici ce maître est sans égal: apportant dans ces immenses compositions vocales et instrumentales, non le style, mais le sentiment dramatique, il atteint à une indescriptible puissance d'effets. Hændel a égalé dans sa musique les plus grandes pages de l'Écriture. Écoutons le chœur de Judas Macchabée: «Chantons victoire»; il débute fièrement par les sons éclatants de deux trompettes, se déroulant jusqu'à la fugue finale dans une prodigieuse progression. Plus loin, c'est la pastorale du Messie, page d'une exquise pureté; enfin, dans le même oratorio, écoutez cette colossale composition de l'Alleluia, où les voix, disposées avec une extraordinaire puissance, se répondent comme un éternel hosanna. Les Anglais entendent debout et tête découverte cet incomparable morceau; ils rendent hommage ainsi, non seulement à Dieu, mais à la musique et au musicien.
En même temps que Hændel, en 1685, Jean-Sébastien Bach naissait dans la ville d'Eisenach, je ne dirais pas d'une famille, mais d'une race de musiciens. Dès le XVIe siècle, on trouve les Bach en Thuringe, comme organistes, cantors, musiciens de ville, etc. Tous les ans, les Bach, en quelque lieu qu'ils fussent, se réunissaient à jour fixe dans une des villes de la Thuringe. Ces touchantes agapes patriarcales avaient nom familientage (jours de famille). Ces jours-là, on pouvait compter autour de la même table plus de cent musiciens du nom de Bach. La fête commençait par un choral ou un hymne religieux, puis on passait à des improvisations sur des chansons populaires, que l'on variait à quatre, cinq, six parties et que l'on nommait quodlibeta. L'esprit du quolibet consistait à faire entendre ensemble les chansons les plus disparates, écho affaibli des motets du moyen âge. Les familientage durèrent jusqu'au XVIIIe siècle.
Un des plus célèbres Bach, avant Jean-Sébastien, fut Jean-Christophe, son oncle, né à Arnstadt en 1643, qui écrivit un grand nombre de compositions religieuses. Le père de Jean-Sébastien, Jean-Ambroise, était organiste à Erfurt, lorsqu'il vint s'établir à Eisenach, où il mourut en 1695, dix ans après la naissance de son fils.
La vie de Jean-Sébastien, ce musicien qui est resté un des plus grands de notre art, n'est pas semée d'aventures romanesques et d'histoires palpitantes. Elle se passe entre son cabinet d'études et son église, à composer, à jouer de l'orgue et du clavecin, à former des élèves, à élever une nombreuse famille. Parmi ses enfants, deux furent célèbres, Charles-Philippe-Emmanuel et Jean-Chrétien.
A la mort de son père, Jean-Sébastien avait été confié à son oncle Jean-Christophe, qui commença son éducation; mais il faut bien dire que Bach a été surtout un autodidacte; l'indépendance, la hardiesse de sa musique le prouvent. Il entendait parler d'un organiste célèbre, il allait l'entendre, l'écoutait, réfléchissait longtemps et cette audition avait d'incalculables résultats. Le 14 août 1703, Bach, âgé de dix-huit ans, entra dans la vie musicale active, en prenant possession de l'orgue d'Arnstadt; la même année, il écrivait sa première composition; c'était une cantate dans laquelle il faisait ses adieux à son frère, partant en voyage.
Après avoir été successivement organiste à Mülhausen, à Weimar, à Cœthen, il s'établit enfin à Leipzig, où il fut à la fois chef du chœur ou Cantor et organiste de l'église et de l'école de Saint-Thomas; il y composa ses plus grands chefs-d'œuvre et il y mourut le 28 juillet 1750, à soixante-cinq ans. Dans les dernières années de sa vie, J.-S. Bach, comme Hændel, devint aveugle; il recouvra la vue quelques heures avant sa mort (fig. 70).
Ses enfants perpétuèrent les traditions musicales de la famille, et, en 1843, un Bach musicien, Wilhelm-Frédéric-Ernest, petit-fils de Jean-Sébastien, assistait avec sa femme et ses deux filles à l'inauguration du monument qui fut élevé au grand Bach, sous les auspices de Mendelssohn, en face de la Thomasschule, à Leipzig.
L'œuvre de Bach est immense; en comptant le théâtre pour lequel il a écrit Ariana o Diana vindicata et quelques cantates dramatiques comme le Combat de Pan et d'Apollon, Bach a touché à tous les genres. Une société s'est formée en Allemagne sous le nom de Bachgesellschaft qui, depuis 1851, a entrepris de publier toutes les œuvres du maître; elle est arrivée aujourd'hui au trente-troisième volume et sa tâche n'est point terminée. On y compte plus de cent cinquante cantates d'église, avec orchestres, chœurs et soli, onze profanes, cinq messes, dont celle en si mineur (un chef-d'œuvre), deux Passions, des oratorios, une quantité énorme de concerti pour clavecin, violon, etc. Son œuvre de clavecin, fugues, toccatas, fantaisies, est couronnée par le Clavecin bien tempéré, qui est resté l'évangile de tout pianiste; vient ensuite l'orgue, dont il a fait un art tout spécial et sur lequel il était le plus grand virtuose de son temps. Je ne compte pas une quantité prodigieuse de chorals, de canons, de plaisanteries musicales de toutes sortes, qui prouvent que, chez Jean-Sébastien, la richesse de l'imagination s'alliait à une science impeccable. La fécondité est, en musique, un mérite bien secondaire; cependant il faut en tenir compte, puisque de nombreux compositeurs ont passé pour grands, qui n'étaient que féconds; mais la facilité de Bach est d'autant plus étonnante que chacune de ces pièces est un modèle. Si célèbre qu'il soit, ce grand maître est médiocrement connu. Sa musique est difficile à exécuter; puis les amateurs le craignent un peu; n'est-il pas le sévère Bach, l'homme des fugues? Oui, certes, l'homme de la fugue; c'était sous cette forme, en apparence froide et scolastique, qu'il pensait la musique; sous cette forme, la mélodie naissait dans son cerveau, toujours entourée des éléments qui peuvent l'enrichir et la varier. Mais quelle fantaisie, quelle imagination féconde et originale! Ici, le chant a la sévérité d'un psaume de David; là, le maître raconte en chrétien, et non en dramaturge, la grande mort du Golgotha; plus loin, le voilà gai, souriant, spirituel, je dirais presque bonhomme; il joue avec les notes; elles se montrent, elles disparaissent, fuient pour reparaître encore, et c'est la fugue, la terrible fugue qui sert de fil d'Ariane, au milieu de ce délicieux labyrinthe. Bach, négligé d'abord, puisqu'il ne fut vraiment mis en lumière que par Mozart, fut de tous les maîtres anciens celui qui eut le plus d'influence sur la musique moderne. Aujourd'hui même, il sert encore de modèle à plus d'un de nos musiciens contemporains. C'est ainsi que, dès les premières années du XVIIIe siècle, nous rencontrons les trois génies qui ont pour ainsi dire fondé notre art moderne, Hændel, Bach et le Français Rameau, dont nous parlerons plus loin. A partir de cette glorieuse trinité, la musique est formée; sa langue est fixée; elle va marcher à pas de géant. La période de développement, je dirais presque d'incubation, est terminée; l'ère des grands maîtres commence; nous avons attendu longtemps, mais la moisson est belle.
Le nom que nous rencontrons d'abord est celui de Joseph Haydn, le père de la symphonie. C'est la première fois que nous employons ce mot symphonie et à dessein, cependant quelques maîtres comme Hændel, Bach, Philippe-Emmanuel Bach, Graun en Allemagne, Gasparini, Sammartini, Jomelli, en Italie, s'y étaient essayés. Haydn, qui se forma seul, comme Bach, n'apprit à jurer sur la parole d'aucun maître; mais il ne fut pas sans écouter, dès sa jeunesse, les œuvres de ses contemporains et sans en tirer profit, non pas en timide imitateur, trop heureux de suivre de près ses modèles, mais en maître, dont le génie savait agrandir tout ce qu'il daignait toucher.
Il est peu d'artistes célèbres sur lesquels on ait inventé plus d'anecdotes ou de romans que sur François-Joseph Haydn, et cependant, sans se mettre tant en frais d'imagination, est-il un roman plus humain et plus touchant, d'un enseignement plus haut, que la vie simple et pure de cet homme de génie, bon, honnête, modeste, laborieux?
Fils d'un pauvre charron qui, à ses moments perdus, jouait de la harpe et de l'orgue, François-Joseph Haydn naquit à Rohrau, près de Vienne, le 31 mars 1732. Dès l'âge de cinq ans, il manifesta d'étonnantes dispositions pour la musique; Franck, un de ses parents, humble maître d'école et organiste à Haimbourg, se chargea de lui. Trois ans après, Reuter, maître de chapelle de l'église cathédrale de Vienne, passe par hasard dans le village; ce musicien de huit ans l'étonne; il l'emmène avec lui. Sous sa direction, l'enfant travaille assidûment; sa voix est jolie; il est l'honneur de la chapelle; mais viennent les années; la voix mue; Reuter profite d'une étourderie d'enfant (Haydn avait coupé la queue de perruque de l'un de ses camarades) et le jette à la porte à sept heures du soir, sans pain et presque sans vêtements; un pauvre perruquier, Keller, le recueille dans son galetas; Haydn n'oubliera pas ce bienfait.
Alors commence le roman de la misère; mais le jeune homme est laborieux; il donne des leçons; il passe ses nuits dans les bals à râcler des contredanses; il compose; à son insu, ses compositions ont du succès; les éditeurs s'enrichissent de sa misère. Il aurait ignoré sa propre réputation naissante, si le hasard ne l'avait mené chez la comtesse de Thün; là, il trouve, sur un clavecin, une sonate de lui, et se fait connaître. La comtesse le protège; ses rudes jours d'épreuves sont passés.
Le 19 mars 1760, Haydn entra chez le prince Antoine Esterhazy. A partir de ce moment, son avenir était fixé; il resta vingt-cinq ans maître de chapelle du prince Antoine, puis de son fils Nicolas, à Eisenstadt. Il avait le nécessaire pour vivre, un refuge assuré pour composer, un bon orchestre pour exécuter sa musique, un public artiste pour l'écouter; que lui fallait-il de plus? Payer à Keller sa dette de reconnaissance; il épousa la fille du perruquier, qu'il n'aimait pas et qui le rendit malheureux.
Sa gloire s'était répandue dans toute l'Europe; il était partout le maître incontesté; la France lui demandait des œuvres et l'appelait en 1770; on le nommait plus tard de l'Institut; en Angleterre, on le faisait venir deux fois et on lui faisait les offres les plus brillantes; on l'honorait à l'égal de Hændel; il ne voulut pas quitter sa patrie; une soixantaine de mille francs, gagnés avec sa musique, lui suffisaient et au delà; à soixante-deux ans, il quitta les Esterhazy et se retira dans une petite maison qu'il avait achetée dans un faubourg de Vienne.
Ses dernières années de vieillesse, de 1794 à 1809, furent les plus belles que puisse rêver un artiste. Jouissant de toute sa gloire, il écrivit deux chefs-d'œuvre, la Création (1798) et les Saisons (1801). Quelques mois avant sa mort, la Création fut exécutée en son honneur au palais du prince Lobowitz, un des nombreux admirateurs du vieux et glorieux maître. Ce fut une des grandes fêtes de la musique; l'illustre Salieri conduisait l'orchestre; les artistes les plus célèbres avaient tenu à honneur de faire leur partie; le vieil Haydn fut apporté en triomphe, au milieu de la plus brillante société de Vienne, respectueuse et attendrie, et lorsqu'il quitta la salle, ce patriarche de l'art se retourna vers son orchestre et, les yeux pleins de larmes, bénit ses interprètes et son public.
Mais le canon tonne; nous sommes en 1809; les Français vont entrer pour la seconde fois à Vienne; le vieillard affaibli se fait porter à son clavecin et, de sa voix cassée, chante avec une ferveur toute patriotique l'hymne national «Dieu, sauvez François», choral superbe, dont il avait fait un chef-d'œuvre; après cette prière, il s'affaisse sur un fauteuil, tombe dans une sorte d'assoupissement et meurt, le 31 mai 1809, à l'âge de soixante-dix-sept ans et deux mois (fig. 72).
Il n'est pas de musicien qui ait plus produit qu'Haydn; il est même un des exemples de ce que peut la régularité dans le travail. Tous les jours, levé à six heures du matin, il composait jusqu'à midi; puis, dans la journée, il faisait exécuter et répéter sa musique. On a calculé que pendant les trente ans qu'il passa chez le prince Esterhazy, ces cinq heures quotidiennes lui donnèrent cinquante-quatre mille heures de travail, et le nombre des morceaux sortis de sa plume surpasse huit cents compositions, grandes et petites, parmi lesquels cent vingt symphonies, dix-neuf messes, quatre-vingt-trois quatuors, huit opéras allemands, quatorze opéras italiens, quarante-quatre sonates pour piano, quatre oratorios (fig. 73).
Plusieurs de ses compositions sont de premier ordre, toutes ont pour qualité dominante la clarté dans la disposition des plans, la pureté du style, la facilité, l'aisance, la finesse et en même temps la science profonde et réfléchie. Ce fut Haydn qui établit définitivement l'orchestre moderne, qui en montra les différentes ressources. Ce fut lui qui, dégageant la musique de la forme scolastique dont Bach et Hændel avaient peut-être un peu abusé, la rendit plus facile et plus accessible, sans qu'elle cessât d'être savante et pure.
Ses symphonies et ses deux oratorios des Saisons et de la Création feront la gloire éternelle du maître viennois. Toutes ne sont pas également belles, loin de là; mais quelques-unes comme la Roxelane, la Persienne, la symphonie de la Reine, avec ses adorables variations, la symphonie Militaire, les dernières en ré, en si bémol et en mi bémol, sont d'admirables chefs-d'œuvre. Les symphonies d'Haydn sont en général composées sur le même modèle, devenu classique après lui; l'idée se présente, simple d'abord dans l'introduction, puis apparaît un andante, souvent varié, sur un sujet dont la simplicité va quelquefois jusqu'à la naïveté, mais que le maître sait enrichir successivement de tous les trésors de son imagination. Puis vient le menuet, un sourire; un finale brillant sert de péroraison au discours musical.
Il est deux œuvres qui résument tout le génie d'Haydn, la Création et les Saisons. Là, le vieux maître s'est retrouvé, avec tout le charme de sa mélodie naïve et gracieuse, avec cette science profonde du développement, cette clarté lumineuse que nous ne cessons d'admirer en lui, cette sérénité exempte de froideur que nous avons signalée. Des pages, comme la lumière sortant du chaos dans la Création, l'été, l'automne, la chasse dans les Saisons, ne sont pas datées; elles appartiennent au génie humain tout entier.
L'influence d'Haydn fut immense; admiré partout, il fut imité partout, et lorsque plus tard Beethoven chercha un maître, ce fut à lui plutôt qu'à Mozart qu'il emprunta ses premiers modèles.
Pendant qu'Haydn renouvelait la musique instrumentale, il se préparait au théâtre une grande révolution, et Christophe-Willibald Glück devait en être le promoteur. Glück était né en 1714, à Weidenwang, petit bourg du Palatinat bavarois, sur les frontières de la Bohême. Musicien de très bonne heure, il avait couru le monde, appris la composition, fait représenter ses premiers opéras en Italie et étudié sous Hændel à Londres. Au contraire de Bach et d'Haydn, qui furent Allemands jusqu'au fond du cœur, Glück était cosmopolite, et, tout en écrivant ses opéras à la manière italienne, il pensait bien que la musique avait un but plus noble que de faire chanter quelques soprani ou contralti, ou de chercher uniquement à charmer les oreilles par quelques molles mélodies. Déjà, dans plusieurs de ses opéras italiens, il avait laissé voir ses tendances à l'expression; mais, en 1762, il les manifesta ouvertement. Laissant de côté Métastase, le melliflu poète cher aux maîtres italiens, il s'était adressé à Calzabigi, qui lui avait écrit le poème d'Orfeo ed Euridice. Dans cet opéra, joué à Vienne, il avait ménagé son public; tout en atteignant les plus sublimes expressions de l'art, il avait gardé encore certaines traditions italiennes.
Ce fut avec Alceste qu'il se montra radicalement réformateur. Sûr de la bonté de sa cause, il défendit ses principes dans une préface italienne qui fut imprimée en tête de sa partition, en 1769, et dans laquelle il attaquait de front tous les abus de l'opéra italien. Partition et préface furent peu goûtées des Viennois, affolés d'italianisme, et fort méprisées des Italiens, qui avaient leurs raisons pour croire que leur musique était la seule digne d'être écoutée. Glück se plaignit de cette indifférence et aussi de l'ignorance des critiques dans la préface de Paride ed Elena, et chercha un pays où les oreilles fussent plus dociles et moins dilettantes. Les Français étaient restés fidèles à la musique expressive; c'était chez eux qu'il fallait porter l'art nouveau que dédaignaient Allemands et Italiens. Glück avait eu pour élève la reine Marie-Antoinette; la France lui faisait des avances par son ambassadeur; il pria un des attachés de l'ambassade française, Bailly du Rollet, de lui écrire un poème; celui-ci tailla un opéra dans l'Iphigénie en Aulide de Racine; Glück termina sa partition et quitta l'Allemagne en 1772. Il y revint définitivement, après avoir donné à Paris le meilleur de son génie, et mourut à Vienne en 1787.
Qu'on nous permette d'abandonner Glück au moment de son départ pour la France. L'influence de notre génie national sur le sien et l'action réciproque de sa musique sur la nôtre furent trop évidentes pour que nous ne donnions pas place au sublime maître dans l'histoire de notre musique. Nous quittons un Glück allemand et italien, nous retrouverons un Glück français.
La symphonie avec Haydn, le théâtre avec Glück, avaient reçu une nouvelle et puissante impulsion; un musicien de génie devait perfectionner l'œuvre si magnifiquement commencée. Ce fut Wolfgang-Amédée Mozart.
Enfant prodige, Mozart, né en 1756 (27 janvier) à Salzbourg, composait à cinq ans des menuets, que son père écrivait sous sa dictée, et jouait du violon; à six ans, il écrivait ses premières œuvres; puis, déjà virtuose de premier ordre sur le clavecin, il partait à sept ans, accompagné de son père et de sa sœur Marianne, pour donner des concerts à travers l'Europe; partout il étonnait et charmait; il venait en France et le souvenir de son passage est resté historique (1763). Le 26 décembre 1770, Mozart, qui avait déjà écrit de la musique d'église et de chambre et composé des intermèdes importants, plus un opéra-bouffe, la Finta simplice, donnait à Milan son premier opéra seria, Mitridate; le succès le plus éclatant accueillait l'œuvre de cet enfant de quatorze ans. Le 29 janvier 1781, Mozart faisait entendre, à Munich, Idomeneo, re di Creta. Les premières années d'enfance étaient passées, l'enfant prodige était devenu un grand artiste.
En pleine possession de son génie, à l'âge où les études sont à peine terminées, Mozart produisit, avec une prodigieuse rapidité, des œuvres de musique de chambre, des symphonies, des opéras-bouffes et sérieux. Citons, au théâtre, l'Enlèvement au sérail, rêve délicieux de poète, le Nozze di Figaro (1786), Don Giovanni (29 octobre 1787), grande et immortelle date dans l'histoire de la musique; Cosi fan tutte, l'esprit véritable et l'ineffable grâce en musique (26 janvier 1790); la Flûte enchantée (30 septembre 1791), le plus parfait modèle qui soit du style pur; au concert, les trois grandes symphonies; à l'église, le Requiem; puis venait la mort qui, le 5 décembre 1791, frappait cet incomparable musicien, à l'âge de trente-six ans (fig. 74).
Mozart est, avec Beethoven, le musicien sur lequel on a le plus écrit; on trouvera, à la fin de ce chapitre, les titres des ouvrages allemands les plus complets sur lui. Quelques bons travaux français peuvent être cités aussi, mais que le lecteur nous permette de mettre à part un excellent livre de M. Wilder, intitulé: Mozart, l'homme et l'artiste. Non seulement cet ouvrage, puisé aux meilleures sources, est d'une admirable sûreté de renseignements et met à néant bien des légendes ridicules sur le grand homme; mais l'écrivain s'est ému au contact de son héros, et, sans sortir de la stricte vérité historique, il a su faire revivre devant nous un Mozart touchant, simple, grand et vrai tout à la fois.
La vie musicale de Mozart peut être divisée en cinq périodes:
1o Œuvres d'enfance (1761-1767): quelques symphonies, des concertos, des sonates de piano;
2o Œuvres d'adolescence (1767 à 1773): la Finta simplice, Mitridate. Messes;
3o Œuvres de jeunesse (1774-80): la Finta Giardinira, Il re pastore, etc.;
4o L'homme fait (1781-1784): Idomeneo, etc.;
5o Période de la force de l'âge et du génie (1785-1791): Haydnquartett, les Noces de Figaro (Figaro's Hochzeit), Don Juan (Il Dissolute punito o don Giovanni), Cosi fan tutte, la Flûte enchantée (Zauberflöte), Titus, les trois symphonies en ut majeur, en sol mineur et en mi bémol, le Requiem.
Si l'on veut détailler en chiffres ce formidable répertoire, on trouvera ce résultat:
MUSIQUE VOCALE ET INSTRUMENTALE |
||
| Musique religieuse: | Messes et Requiem | 20 |
| —— | Compositions diverses et pièces d'orgue | 65 |
| Musique profane: | Opéras, tant italiens qu'allemands | 23 |
| —— | Cantates diverses | 10 |
| —— | Romances, lieder, canons, avec ou sans accompagnement de piano ou d'orchestre | 130 |
MUSIQUE INSTRUMENTALE |
||
| Sonates de piano | 22 | |
| Fantaisies, variations, morceaux divers, à deux ou à quatre mains | 50 | |
| Sonates pour piano et violon, duos, quartettes, quintettes | 56 | |
| Duos, trios, quartettes, quintettes, pour violons ou instruments à vent (sans piano) | 47 | |
| A reporter | 423 | |
|
Report |
423 | |
| Symphonies | 49 | |
| Concertos | 55 | |
| Pièces diverses pour orchestre, sérénades, marches, etc. | 99 | |
| 626 | ||
On peut ajouter, pour les amateurs de statistique, que ces 626 œuvres donnent un total de 234,005 mesures, et plus d'une page du maître a été perdue.
En dehors des opéras que nous avons cités, comptons, parmi les pièces les plus célèbres, les trois symphonies, toutes écrites en 1788, celle en ut, avec son andante et son menuet si coquet et si franc; celle en mi bémol, dont le menuet est célèbre et l'andante adorable; celle en sol mineur, la plus belle de toutes, à notre avis, et qui annonce Beethoven avec son début fougueux, son menuet majestueux et entraînant à la fois. Citons encore le larghetto du quintette en fa, le quatuor en ré, l'Ave verum (1791), le lacrymosa du Requiem, qui était écrit, lorsque le compositeur Süssmayer se chargea de terminer l'œuvre posthume du maître, la jolie marche à la turque, tirée de la troisième partie, Alla turca, de la sonate en la (1779), tous les quatuors dédiés à Haydn; mais arrêtons cette liste, qui pourrait être interminable, et jetons un coup d'œil d'ensemble sur l'œuvre de Mozart (fig. 75).
Le génie de Mozart est dans la grâce, la tendresse ineffable, que nul n'a pu surpasser; il est aussi dans la merveilleuse pondération de toutes les parties de l'œuvre, dans la clarté, dans la parfaite pureté de la langue musicale. Mais ce doux, ce tendre, ce classique par excellence, possède en même temps l'esprit et la finesse, comme dans les Noces de Figaro et Cosi fan tutte, la hardiesse et la force, comme dans Don Juan.
Il donna à la scène plus de mouvement, de vie et de variété; il introduisit dans la musique quelque chose de plus humain et de plus pathétique; un souffle moderne, je dirais presque romantique, anime Don Juan.
Il serait difficile, en pensant à Beethoven, de dire que Mozart a été le plus grand des musiciens; mais on peut avancer hardiment qu'il a été le plus complet.
Ainsi finit le XVIIIe siècle en Allemagne; Hændel a donné à la musique la grandeur, Bach une langue souple riche, Haydn a jeté à flots la lumière dans cet art déjà formé; avec Glück et Mozart, la musique est devenue vivante et passionnée.
Un siècle à peine a suffi pour réunir ces cinq grands génies, auxquels notre art moderne est le plus redevable de ses progrès. En deux siècles, nous n'en avons point trouvé autant en Italie, et nous allons rencontrer Beethoven au seuil du XIXe siècle. Est-ce que les Italiens ne seraient pas, comme on l'a prétendu et comme on le prétend encore, les premiers musiciens du monde? L'historien a le droit d'en douter.
Bitter (C.-H.). Johann Sebastian Bach, 2e édition, 4 vol. in-8o, 1880.
Brenet (Michel). Histoire de la symphonie à orchestre, depuis ses origines jusqu'à Beethoven inclusivement, in-8o, 1882.
Carpani. Le Haydine, 1812 et 1821, in-8o, traduit en français par Mondo.
Chrysander. G.-F. Hændel. 2 vol. in-8o, 1858-1860.
David (Ernest). Jean-Sébastien Bach, sa vie et son œuvre, in-8o, 1882.
David (E.). G.-F. Hændel, sa vie, ses travaux et son temps, in-12, 1884.
Forkel. Vie, talent et travaux de J.-S. Bach, traduit par Félix Grenier, in-16, 1876.
Jahn (Otto). W.-A. Mozart. 4 vol. in-8o.
Köchel (Ludwig). Chronologisch-thematisches Verzeichniss sammtlicher Tonwerke W.-A. Mozarts, in-4o, 1862.
Lavoix. Histoire de l'instrumentation.
Schœlcher (Victor). The Life of Hændel, in-8o, 1857.
Wilder (Victor). Mozart, l'homme et l'artiste, histoire de sa vie. Paris, 1883, in-18.
CHAPITRE III
L'OPÉRA ET L'OPÉRA-COMIQUE EN FRANCE
AUX XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES
L'Opéra: la musique française sous Henri IV et Louis XIII: les ballets, les Italiens, Perrin, Cambert, Lulli, Rameau, les querelles musicales, guerre des bouffons, Glück, gluckistes et piccinistes, Piccini, la Révolution, Lesueur, Spontini.—L'Opéra-Comique: chansons et chanteurs à la cavalière, les couplets et vaudevilles de la foire, les Italiens et la Serva Padrona, Duni, Dauvergne.—La comédie musicale: Monsigny, Philidor et Grétry.—L'école poétique: Cherubini, Lesueur, Méhul.—Les petits maîtres du couplet et de la romance: Martini, Devienne, Della Maria, Gaveaux, Dalayrac.—L'école sentimentale: Berton, Nicolo, Boïeldieu.
Nous avons vu, aux XIVe, XVe et XVIe siècles, la France prendre d'abord l'initiative, puis une part active dans le mouvement musical. A la fin du XVIIe siècle, nous étions prêts à tenir dignement notre place à côté de l'Italie, lorsque les divisions religieuses et politiques nous arrêtèrent dans notre élan; la paix une fois rétablie avec Henri IV, ce n'était pas la musique qui devait profiter de cette prospérité nouvelle. L'influence des reines espagnoles se faisait nécessairement sentir, mais l'Espagne si brillante pendant les XVe et XVIe siècles, l'Espagne qui avait donné naguère des maîtres musiciens à l'Italie, était bien déchue de sa gloire artistique; c'est pourquoi, pendant les premières années du XVIIe siècle, non seulement nous ne prîmes pas part au grand mouvement musical dont l'Italie avait donné le signal, mais nous perdîmes même les conquêtes que les maîtres français avaient faites dans le domaine de l'art. Jacques Mauduit (1557 † 1627), Antoine Boesset (1586 † 1643), Pierre Guédron et quelques faiseurs de chansons, qui brillèrent dans la première moitié du XVIIe siècle, furent des musiciens naïfs et d'une certaine valeur; mais ils furent loin d'égaler Cl. Jannequin, Cl. Goudimel et tant d'autres de leurs prédécesseurs.
A peine le grand cardinal était-il mort que l'influence espagnole était combattue par l'influence italienne de Mazarin; la musique française avait tout à gagner à ce changement. En effet, le 14 décembre 1645, les Italiens venaient à Paris et y jouaient une sorte de pièce italienne, avec ballet et musique, intitulée la Finta Pazza (la Fausse folle). Il s'agissait d'Achille à Scyros et de ses amours avec Déidamie, interrompues par Ulysse. Le poème était de Jules Strozzi, les décors de Jacques Torelli, l'auteur de la musique est resté anonyme. On y vit mille choses, un ballet d'Indiens et de perroquets et les tours de Notre-Dame dans le décor de Scyros; on y vit surtout qu'il existait une autre musique que les couplets, airs de danses et courts récits de ballets de cour de Mauduit et de Boesset. Deux ans après, les Italiens venaient jouer à Paris un Orfeo, dont les auteurs sont inconnus. Les Italiens devenaient à la mode. Les ballets de cour, tels que celui de la Nuit (1653), où Apollon (Louis XIV) apparaissait déguisé en violon, les Noces de Thétis et Pelée (1654), Alcidiane (1658), étaient fortement italianisés; enfin le 22 novembre 1660, à l'occasion du mariage de Louis XIV, la cour entendit au Louvre un véritable opéra, intitulé Serse, du Vénitien Francesco Coletto, surnommé Cavalli; les airs de ballets étaient écrits par un musicien qui tiendra grande place dans notre école, Jean-Baptiste Lulli (fig. 76).
Ces succès firent naître la concurrence. Bientôt un nommé Pierre Perrin, abbé, s'était associé avec un bailleur de fonds nommé Champeron et le marquis de Sourdéac, fort habile dans l'art des décors. Il alla chercher le musicien Cambert, qui s'était fait connaître par la musique d'un ballet d'Orphée et par une Pastorale jouée au château d'Issy avec grand succès; puis il résolut d'ouvrir au public un théâtre de musique. Le 28 juin 1669, le roi concédait à Pierre Perrin, à Cambert et à Sourdéac «la permission d'établir à Paris une académie, pour y représenter et chanter en public des opéras et représentations en musique et en vers français, pareilles et semblables à celles d'Italie». Deux ans après, le 19 mars 1671, on exécutait dans la salle dite de la Bouteille, rue de l'Ancienne-Comédie, la pastorale de Pomone, de l'abbé Perrin, pour les paroles, et de Cambert, pour la musique. «On voyait les machines avec surprise, dit Saint-Évremond, les danses avec plaisir; on entendait le chant avec agrément et les paroles avec dégoût.» Le 8 avril 1672, on joua une autre pastorale de Cambert et Gilbert, les Peines et les Plaisirs de l'amour. Mais le «sic vos non vobis» est toujours vrai, et rarement celui qui sème recueille la moisson. Pendant que Perrin, Cambert et Sourdéac se réjouissaient, espéraient et se querellaient, un Italien malin, à la conscience large, au cœur bas, «un coquin ténébreux», a dit Boileau, les guettait au passage. Lulli (1633 † 1688) était bien en cour; Mme de Montespan le protégeait; le roi dépouilla Perrin et Cambert et donna le privilège du nouveau théâtre à son favori. Lulli, après beaucoup de procès, jeta un morceau de pain à l'affamé Perrin, força par ses intrigues Cambert à se réfugier en Angleterre, où il mourut, ne s'occupa pas de Sourdéac, et son règne commença dès cette année 1672, règne qui fut une véritable tyrannie artistique, car, de 1672 à 1688, époque de la mort de Lulli, il fut défendu, de par le roi, à tout musicien français d'avoir du talent, ou pour le moins de le laisser connaître.
Il fallait du génie pour faire pardonner à Lulli ses menées et ses basses intrigues: il en eut, car ce fut lui qui établit définitivement en France ce noble genre qui a nom l'opéra. Lulli, pressé de profiter de son privilège, réunit divers fragments de ses anciennes œuvres et en composa un ballet pastoral, intitulé les Fêtes de l'Amour et de Bacchus (15 novembre 1672). Molière, Benserade, Quinault avaient contribué à cette œuvre composite (fig. 77). Bientôt Lulli, s'associant Quinault, un homme de génie dans son genre, créa en France la vraie tragédie lyrique, dont le moule, calqué sur la tragédie classique, subsista jusqu'au commencement de notre siècle. Le premier véritable opéra français était intitulé Cadmus et Hermione; il fut représenté en avril 1673.
FIG. 77.—LES FÊTES DE L'AMOUR ET DE BACCHUS.
(Premier ballet représenté à l'Académie royale de musique.)
A partir de cette date il y eut à l'Opéra, ou Académie royale de musique, deux sortes de pièces bien distinctes: le ballet, issu de l'ancien ballet de cour, tiré généralement des allégories mythologiques, et l'opéra proprement dit, ou tragédie lyrique, qui fut, pour ainsi dire, la traduction musicale de la tragédie classique.
On peut considérer Lulli comme un des grands maîtres de notre art. Il possédait l'expression large, noble et haute; il avait aussi la grâce et la variété. Alceste (1674) et Armide (1686), ses deux chefs-d'œuvre, sont restés pendant près de cent ans au répertoire; Isis (1677), Cadmus, Atys, contiennent des pages de maître. Citons, parmi les plus beaux morceaux de Jean-Baptiste, la scène des jardins d'Armide, l'air de Caron d'Alceste, le chœur de l'hiver et les plaintes de Pan d'Isis, dit l'opéra des musiciens, le joli trio de Cadmus: «Suivons l'amour», la belle invocation de Médée dans Thésée (1675), la scène des Gorgones dans Persée (1682), les deux duos du cinquième acte de Phaéton, l'air d'Armide: «Enfin il est en ma puissance,» etc.
Après la mort de Lulli, il fallut, comme l'on disait alors, partager l'empire d'Alexandre. Ses fils Jean et Louis avaient peu de talent; un compositeur nommé Pascal Colasse prit pour quelque temps le sceptre de la musique, avec Thétis et Pelée (1689), le ballet des Saisons (1695). Puis vinrent quelques musiciens habiles, auxquels Lulli avait systématiquement fermé l'accès de l'Opéra. Charpentier, parvenu jusqu'à nous par les intermèdes du Malade imaginaire qu'il écrivit pour Molière, fit entendre dans sa Médée (1693) de beaux chœurs et des scènes largement tracées. Michel Lalande, malgré la haine jalouse de Lulli, sut se faire à l'église une situation digne de son talent élevé, et le ballet des Éléments montra ce qu'il pouvait faire au théâtre. En 1706, Marais faisait jouer Alcyone, la meilleure partition depuis Lulli. Alcyone fut longtemps célèbre par sa tempête, et ce fut dans cette partition que l'on entendit pour la première fois les contrebasses à l'Opéra.
Le musicien le plus brillant parmi les successeurs de Lulli, compositeur sinon très puissant, du moins gracieux et à l'imagination vive, fut Campra, né à Aix en 1660, mort à Versailles en 1744.
Campra débuta par un coup de maître, le 24 octobre 1697, en inaugurant un genre qui tenait à la fois de l'opéra et du ballet et que l'on appela l'opéra-ballet. L'Europe galante fut un des grands succès du XVIIIe siècle. Le musicien provençal avait mis dans sa musique quelque chose du soleil de son pays; il revint à la tragédie lyrique avec Hésione (1700) et Tancrède (1702), où l'on remarquait un beau duo de basses. Après Iphigénie en Tauride (1704), en collaboration avec Desmarets, il retrouva dans l'opéra-ballet son premier succès, plus grand encore peut-être, avec les Fêtes vénitiennes, le 17 juin 1710.
A côté de Campra plusieurs musiciens surent se faire une place brillante dans l'opéra et dans l'opéra-ballet: Desmarets (1662 † 1741), Gervais (1671 † 1744), Destouches (1672-1749), amateur qui possédait le don de la sensibilité et des larmes, et qui eut de grands succès avec Issé (1697), Callirhoé, Omphale (1701), le Carnaval et la Folie (1704); Colin de Blamont (1690 † 1760), qui fit jouer les Fêtes grecques et romaines en 1723; Labarre (1680 † 1744), auteur du Triomphe des arts et de la Vénitienne; Salomon (1661 † 1731), Bourgeois et enfin Mouret, charmant petit maître, gracieux et folâtre, qui écrivit, entre autres œuvres aimables, les Fêtes de Thalie (1714) et les Amours des dieux (1727), et qui mourut fou, après avoir entendu la musique de Rameau.
Citons surtout dans cette période Montéclair (1666 † 1737), le plus puissant et le plus dramatique, sinon le plus brillant, des compositeurs d'opéras du commencement du XVIIe siècle. Sa partition de Jephté (1732), exécutée un an avant la première œuvre de Jean-Philippe Rameau, annonçait déjà ce grand homme.
La musique française n'était donc pas restée stationnaire; depuis la fin du XVIIe siècle jusque vers 1733, elle était des plus florissantes, non seulement avec l'opéra et les ballets, mais aussi grâce à de remarquables compositeurs d'église, comme Lalande, Montéclair, Bernier, Gilles, etc. De plus, il s'était formé une brillante école de violon, avec Baptiste, Leclerc, Guignon, etc., de viole et de violoncelle avec Marais, Baptistin et Forqueray (fig. 79), d'orgue et de clavecin avec Chambonnières, Clérambault, Marchand, Louis et François Couperin, dit le Grand. Un maître devait résumer en lui toute cette période de transition; ce fut Jean-Philippe Rameau, né à Dijon le 25 octobre 1683.
Avant d'arriver au théâtre, Rameau avait été compositeur religieux, organiste et claveciniste, et ses pièces font encore partie du répertoire de tous les vrais artistes. De plus, il avait formé son style dans une étude approfondie de l'harmonie, dont il publia un traité systématique, intitulé Traité de l'harmonie (1722), le premier code écrit en français sur l'harmonie moderne.
A cinquante-trois ans, après ces fortes préparations, Rameau aborda le théâtre. A cette époque, les portes de l'Opéra ne s'ouvraient guère plus facilement qu'aujourd'hui, même devant les compositeurs connus. Le financier La Popelinière protégea Rameau, lui procura d'abord un collaborateur, l'abbé Pellegrin, puis l'aida à faire jouer sa partition. Pellegrin exigea du musicien une obligation de cinquante pistoles pour le cas où, par la faute du musicien, l'opéra ne réussirait pas; lorsque Rameau fit entendre sa musique en petit comité chez La Popelinière, Pellegrin, qui cependant était d'une pauvreté devenue proverbiale, déchira le contrat; il était assuré du succès.
Enfin le 1er octobre 1733, Hippolyte et Aricie, représenté pour la première fois à l'Opéra, commençait la série des grandes œuvres de Rameau, cet homme de génie qui régna pendant plus de trente années sur notre première scène lyrique.
Plus habitués aux galantes amabilités de Campra et de Mouret qu'au langage de la muse tragique, les amateurs furent d'abord effrayés, suivant la coutume, par cette langue musicale hardie et neuve. Malgré le succès, une étonnante clameur s'éleva autour d'Hippolyte et Aricie; de ce jour data la seconde grande querelle musicale du XVIIIe siècle. La première avait été suscitée, dans les premières années du XVIIIe siècle, au sujet de la musique française et de la musique italienne; le lendemain d'Hippolyte, les lullistes se révoltèrent contre cette musique de Rameau, qu'ils jugeaient dure, sauvage et barbare; les ramistes s'armèrent naturellement au nom de l'art nouveau. C'est l'éternelle guerre faite aux musiciens dits savants, lorsqu'ils sont novateurs. Le génie finit par triompher de la routine, et Hippolyte et Aricie resta comme un des plus beaux opéras du répertoire de Rameau.
«Il y a dans Hippolyte et Aricie, disait Campra, de quoi faire dix opéras.» Les dilettantes, toujours lents à comprendre, avaient hésité; mais les musiciens avaient tout de suite reconnu un maître. Dans le drame, Rameau avait rendu l'expression plus forte et l'harmonie plus profonde; dans le ballet, les rythmes plus variés et plus vifs, l'instrumentation plus sonore. Son début dans le genre du ballet fut les Indes galantes (1735), mais deux ans après parut Castor et Pollux qui est, avec Hippolyte et Aricie et Dardanus, une des trois grandes œuvres de Rameau. On trouve, dans Castor et Pollux, la force et l'harmonie puissante dans le chœur: «Que tout gémisse!», la haute expression dans l'air de Télaïre qui le suit: «Tristes apprêts», la grâce, dans le joli menuet: «Dans ce doux asile», en un mot toutes les qualités d'un grand maître. En 1739, paraissait Dardanus; sa belle ouverture, le trio des Songes, d'une harmonie si pittoresque et qui fait pendant à celui des Parques d'Hippolyte et Aricie, et le célèbre rigaudon sont restés dans la mémoire des musiciens. Il faut encore citer au premier rang des opéras sérieux du compositeur dijonnais: Zoroastre (1749), le Temple de la Gloire (1745), Acanthe et Céphise (1751). Son dernier opéra fut les Paladins (1760). Parmi ses ballets, outre les Indes galantes, rappelons les Festes d'Hébé ou les talents lyriques (1739), avec le célèbre tambourin, d'un rythme si allègre, Zaïs, Platée (1749), ballet bouffon, avec un chœur de grenouilles du plus comique effet.
Organiste, claveciniste, théoricien, compositeur dramatique, Rameau fut le plus grand musicien français du XVIIIe siècle, couvrant de son nom, comme d'un pavillon triomphant, la période qui s'étend de Lulli à Glück.
Ce fut lui qui donna à l'harmonie la couleur et la profondeur, développa les forces expressives de l'orchestre, créa l'ouverture, qui n'était avant lui qu'une sorte de murmure plus ou moins agréable. Avec Bach et Hændel, Rameau complète la grande trinité musicale de la première moitié du XVIIIe siècle, et nous pouvons dire que Glück ne fut pas sans subir la forte et salutaire influence du maître bourguignon (fig. 80).
FIG. 80.—RAMEAU (JEAN-PHILIPPE).
(Dijon, 1683 † Paris, 1764.)
(Autographe musical, Bibliothèque nationale.)
Rameau n'avait pas, comme Lulli, fermé les portes de l'Opéra à tous les musiciens; aussi trouvons-nous, pendant son règne et pendant les quelques années qui le séparent de Glück, plus d'un compositeur à citer: Royer, avec Zaïde, reine de Grenade (1739); Mondonville (1711 † 1773), avec le Carnaval du Parnasse (1749), Titon et l'Aurore, Daphnis et Alcimadure, pastorale en langue provençale (1754). Dauvergne, que nous retrouverons à l'Opéra-Comique, écrit les Amours de Tempé (1752), les Festes d'Euterpe (1758). Philidor, qui sut se faire une si grande place dans la comédie musicale, écrivit, d'une main ferme et puissante, la partition d'Ernelinde (1767). Avec Laborde, un amateur fécond qui a trop composé, citons, pour finir cette période, Floquet (1750 † 1785), musicien aimable et léger qui, âgé de vingt-trois ans, faisait jouer à l'Opéra un des plus gracieux ballets de l'ancien répertoire, l'Union de l'amour et des arts (1773), l'année même où Glück allait entrer dans l'arène.
Pendant toute cette période, quelques artistes avaient été les dignes interprètes des maîtres français; leurs noms doivent être rappelés à côté des leurs. Lulli fit chanter Mlle Lerochois, les basses Thévenard et Beaumavieille; puis vint Campra qui écrivit beaucoup pour la Desmatins et la célèbre Maupin. La Lemaure fut l'interprète de Rameau; l'auteur de Dardanus eut aussi pour chanteurs Chassé, Dun, et surtout Jélyotte, qui fut, pendant près de trente ans, le ténor aimé de l'Opéra.
Malgré le talent des compositeurs et des interprètes, malgré l'éclat et la variété des ballets, l'opéra était pour les dilettantes un peu bien sérieux; on eut l'idée de faire venir d'Italie les œuvres des maîtres qui avaient donné tant d'éclat à l'opéra-buffa; déjà, le 4 octobre 1746, une troupe étrangère avait joué la Serva padrona de Pergolèse sur le théâtre de la Comédie-Italienne, puis elle était partie; mais le 1er août 1752, ce fut à l'Académie même que vint s'établir Bambini, appelé par le directeur de l'Opéra; lui aussi joua la Serva padrona, et son succès fut immense.
Cette reprise fut le signal d'une troisième guerre artistique et musicale, plus ardente encore que les deux autres et que l'on nomma la guerre des bouffons ou des coins. Les partisans de la musique italienne se tenaient à l'Opéra du côté de la loge de la reine, ceux de la musique française se retranchaient près de la loge du roi; de là le nom de guerre des coins.
L'incendie n'avait pas éclaté subitement; il avait, au contraire, couvé pendant tout le XVIIIe siècle, et la guerre des bouffons (c'est ainsi que l'on nommait les Italiens) ne fut que la péripétie la plus émouvante de ce drame comico-musical et pseudo-littéraire. Maintes fois déjà, les Italiens avaient importé leur musique en France. Au XVIIe siècle, l'Opéra leur avait dû, pour ainsi dire, sa création; puis, à la fin du XVIIe siècle, quelques amateurs avaient voyagé en Italie; ils étaient revenus enthousiasmés des chanteurs d'outre-monts et de leur musique ornée; la guerre fut bien vite allumée. Deux ouvrages parurent au commencement du XVIIIe siècle, qui firent grand bruit. L'un était le Parallèle des Italiens et des Français, par l'abbé François Raguenet. A ce pamphlet spirituel et ingénieux, publié en 1702, un autre amateur, Fresneuse Lecerf de la Vieuville, riposta, en 1704, par un contre-pamphlet en faveur des musiciens français, non moins spirituel et non moins ingénieux et intitulé: Comparaison de la musique italienne et de la musique française.
La guerre ouverte ne dura pas longtemps, mais la paix ne fut jamais complète, par suite des querelles des musiciens français entre eux, pour Lulli ou pour Rameau; elle se ralluma donc facilement en 1752.
La guerre des coins donna naissance à toute une petite littérature alerte et enflammée de vers et de prose, d'attaques et de ripostes, de panégyriques et de pamphlets, qui formerait à elle seule une bibliothèque. Rameau lui-même s'en mêla, et que faisait-il dans cette galère? Les plus rudes combattants furent les philosophes. On vit entrer dans la lice: Grimm, Diderot, le baron d'Holbach, Cazotte, Fréron, champions des Français. Le plus sensible coup parti du coin du roi fut le Petit prophète de Bohemischroda, brochure pleine de verve et d'esprit, lancée par Grimm à toute volée, au plus fort de la bataille.
Mais les Italiens avaient pour eux un vigoureux champion, c'était J.-J. Rousseau qui, ainsi que l'on disait alors, valait à lui seul une armée.
Cette lutte littéraire, mais non courtoise, finit brutalement. Le roi profita du succès, habilement préparé, de Titon et l'Aurore de Mondonville (1753) pour chasser les pauvres Italiens; ils résistèrent encore un an et partirent sur l'immense succès de Bertoldo in Corte, de Ciampi, en 1754; ils devaient revenir quelque vingt ans plus tard.
Une ordonnance n'était pas un argument, et, comme il arrive toujours dans ces polémiques, on ne prouva rien, ni d'un côté ni de l'autre; mais la présence des Italiens en France avait eu d'inappréciables résultats pour notre musique, et surtout pour l'opéra-comique, dont nous parlerons plus loin. Pendant ces quatre années, on avait entendu, outre la Serva padrona, des œuvres charmantes de Lattilla, de Cocchi, de Rinaldo de Capua, de Ciampi, de Leo, de Jomelli; des artistes habiles, comme Manelli, et surtout la chanteuse Tonelli, avaient pu être appréciés.
L'opéra tira profit de cette lutte féconde. Rousseau avait, il est vrai, attaqué notre art national dans sa Lettre sur la musique française; mais, par une de ces contradictions qui lui étaient familières, il avait donné à l'Académie de musique, le 1er mars 1753, un opéra villageois français, le Devin de village. Cette paysannerie émue, faible de style, mais d'une expression tendre, douce et juste, venait réagir contre le langage trop pompeux de l'opéra. Son succès fut immense et on peut faire dater du Devin de village les opéras de demi-caractère, qui alternèrent avec les tragédies lyriques à l'Académie de musique. Après la mort de Rameau, en 1764, et à la suite du vigoureux assaut donné par les Italiens, les Français avaient laissé plus de place à la fantaisie. Nous avons cité Daphnis et Alcimadure, de Mondonville, Aline, reine de Golconde, ballet de Monsigny (1766), et surtout l'Union de l'amour et des arts, de Floquet. L'opéra abandonnait le style noble pour tourner au genre léger, sans grand bénéfice, toutefois, ni pour la musique ni même pour les recettes, car elles étaient fort basses en 1773, lorsqu'arriva Glück, qui vint donner aux choses une face nouvelle.
Iphigénie en Aulide (1773), Orphée et Eurydice (1774), Alceste (1776), Armide (1777), Iphigénie en Tauride (1779), tels sont les titres des cinq chefs-d'œuvre qui marquent le point culminant de l'ancien drame lyrique, qui commence en France à Lulli pour arriver à son apogée avec Glück. Nous avons déjà rencontré ce grand maître en Allemagne, et nous savons qu'il ne toucha pas du premier coup à la perfection qu'il atteignit dans ses œuvres écrites pour la France. Ce sera une de nos gloires d'avoir inspiré à quelques-uns des plus illustres maîtres leurs chefs-d'œuvre les plus admirables (fig. 81).
De ces cinq opéras, chacun a pour objectif, si je puis parler ainsi, un sentiment profondément humain, que le musicien traduit dans son expression la plus intime. Iphigénie en Aulide est la peinture de la tendresse filiale, se sacrifiant avec douleur, mais sans résistance, à la volonté et au salut d'un père. Dans Orphée, ce sont les larmes d'un époux descendant jusqu'aux enfers pour chercher celle qu'il aime; dans Alceste, cette fois, c'est la femme, victime généreuse et éplorée, donnant à son mari non seulement sa vie, ce qui ne serait rien pour elle, mais le bonheur de voir ses enfants et d'aimer son époux. Avec Armide, l'amour et la jalousie sont en jeu; Iphigénie en Tauride nous montre dans un même tableau les remords poignants du fils coupable et les plus nobles sentiments de l'amitié.
Le génie de Glück est la plus triomphante réponse que l'on puisse faire à ces dilettantes superficiels qui ne voient dans la musique qu'un art de distraction, s'adressant uniquement à nos sens. Avec ses divers moyens d'expression, dans l'harmonie, dans l'orchestre et dans la mélodie, la musique triple la force des sentiments qu'exprime la poésie; mais il faut tout écouter et tout entendre, il faut ne pas laisser échapper une syllabe de cette langue profonde et complexe. Ce que je dis pour Glück reste vrai pour tous les maîtres qui occupent un rang important dans l'histoire de notre art, quels que soient les genres qu'ils aient cultivés. C'est à partir de Glück que la musique dramatique peut tenir dignement sa place dans les arts d'expression, à côté de la poésie, l'égalant souvent, la surpassant quelquefois. Glück est le plus fidèle traducteur musical de la grande tragédie de Racine et de Corneille (fig. 82).
Non seulement Glück avait sauvé l'opéra en décadence des futilités du ballet ou de la sentimentalité fausse et précieuse, qui s'accentuait chaque jour davantage depuis la mort de Rameau, mais il avait donné la note la plus sublime de l'art expressif et de la tragédie musicale classique. Il faudrait pourtant peu connaître l'humaine nature pour s'imaginer que Glück triompha sans combat. A Vienne déjà, il avait trouvé plus d'une résistance. En France, malgré le succès réel de ses œuvres, la bataille fut vive; Glück avait contre lui les défenseurs de Lulli et de Rameau qui, ennemis naguère, s'étaient réunis sous le même drapeau, en s'alliant pour cette fois aux bouffonnistes, qui sentaient que la lutte était décisive. Ce fut la quatrième grande querelle musicale du siècle; cette querelle a bien des fois été racontée; aussi n'y reviendrons-nous pas, nous contentant de signaler aux lecteurs le livre le plus complet sur la matière, c'est-à-dire Glück et Piccini, par M. Desnoiresterres. Marmontel, La Harpe, Ginguené, d'Alembert combattaient l'auteur d'Orphée; Rousseau, l'abbé Arnauld, Suard et le spirituel Grimm le défendaient; mais lui-même se défendait si bien par ses œuvres que, désespérant de vaincre le géant à coups de plumes, si acérées qu'elles fussent, ses adversaires eurent l'idée de lui susciter un rival dans la personne de Piccini; de là, le nom de Querelle des Glückistes et des Piccinistes, donné à cette joute littéraire et musicale.
Nicolas Piccini (1728 † 1800) apportait à ses alliés un appoint sérieux de forces. Il n'avait ni la grande et noble langue tragique ni la puissance de son adversaire; il n'avait pas comme lui les hardiesses géniales de l'harmonie et de l'orchestre, mais il avait de plus que Glück la grâce, le charme, ce tour mélodique italien qui enlace et séduit; il était doué d'une imagination vive, d'une tendresse profonde et sincère, dont on ne retrouve l'analogue que dans Mozart.
Lorsque Piccini vint en France, il avait en Italie fait faire de grands progrès à la musique sérieuse et bouffe, dans un grand nombre d'opéras, parmi lesquels il faut citer l'Olympiade (1761), opéra seria, la Cecchinna ou la Buona Figliola (1760), opéra bouffe. Ce fut par Roland (1778) qu'il commença la lutte avec son terrible rival; cet opéra ne fut pas des plus heureux, non plus qu'Atys; ces deux partitions avaient été écrites sur d'anciens poèmes de Quinault; son Iphigénie en Tauride (1781) soutint peu la comparaison avec celle de Glück; mais Piccini prit, en 1783, une éclatante revanche avec Didon.
Lorsqu'on joua Roland, Glück avait quitté Paris; Piccini fit revenir les musiciens d'Italie et, conseillé par lui, le directeur de l'Opéra, Devismes du Valgay, fit connaître quelques opéras buffa des plus célèbres, comme la Frascatana de Paisiello (1778), la Finta giardiniera d'Anfossi (1778), la Buona Figliola, de Piccini (1778), l'Amore soldato, de Sacchini (1779). Pendant ce temps, Glück envoyait de Vienne un musicien, Antoine Salieri (1750 † 1825). Son premier opéra français, les Danaïdes, fut répété sous le nom de l'auteur d'Orphée et on ne connut celui de Salieri qu'après le succès (1784). Salieri était loin d'avoir la grandeur de Glück, mais il possédait une imagination puissante, une remarquable entente de l'effet dramatique. Ce fut surtout dans une œuvre singulière et originale, intitulée Tarare (1787), dont Beaumarchais avait écrit le livret, que Salieri, mêlant le plaisant au tragique, donna toute la mesure de son talent varié.
Il était dit que Piccini aurait toujours des concurrents; il rencontra un autre rival dans un musicien dont le génie n'était pas sans rapport avec le sien. Antoine Sacchini (1734 † 1786) s'était fait connaître à Paris, en 1775, par un opéra-comique, traduction française de l'Isola d'amore et intitulé la Colonie. En 1783, on joua à l'Opéra Renaud; son succès commença avec Chimène, et surtout avec Dardanus, dans lequel l'air: «Arrachez de mon cœur» n'est qu'un sanglot et un cri de tendresse douloureuse. Lorsqu'on représenta son chef-d'œuvre, Œdipe à Colone (1er février 1787), Sacchini était mort depuis quatre mois; cette partition respire une émotion tendre, une majesté touchante, que l'on peut apprécier surtout dans l'air superbe: «Antigone me reste» et dans le duo entre Œdipe et sa fille. Après Sacchini, citons encore Vogel, de l'école de Glück (1756 † 1788), qui eut du succès avec la Toison d'or, et surtout Démophon, dont l'ouverture est restée classique.
Deux musiciens, Gossec et Philidor, avaient soutenu l'honneur de l'école de Rameau. Nous retrouverons Philidor, en parlant plus loin de l'opéra-comique, citons ici seulement Ernelinde (1767) et Persée (1780). Gossec n'eut pas de grands succès comme auteur d'opéras, mais sa musique religieuse et symphonique mérite un bon rang dans l'école française. Derrière ces deux maîtres venaient quelques compositeurs estimables, comme Lefroid de Méreaux, Berton, père de l'illustre compositeur d'opéras-comiques, Candeille, Lemoyne, etc.
Marchant sur les traces de Rousseau, Floquet avait donné le Seigneur bienfaisant (1780). Grétry, que nous nommerons des premiers dans la comédie musicale, voulant hausser le ton jusqu'à la tragédie lyrique, donna Céphale et Procris (1775), puis Andromaque (1780); mais il préféra mener la comédie à l'Opéra, avec Colinette à la cour (1782), la Caravane du Caire (1783), dont les ballets sont charmants, Panurge dans l'île aux Lanternes (1785), opéra bouffe sans gaieté. Après ces musiciens, venait la foule des compositeurs de ballets, qui continuaient leur agréable industrie. Mais nous ne pouvons parler des ballets sans citer au moins le nom de Noverre (1727 † 1807), le grand chorégraphe, qui créa le ballet dit ballet d'action dans lequel est représentée une action dramatique. Il nous faut aussi rappeler rapidement, à cette époque, quelques grandes danseuses et illustres danseurs, comme la Camargo, la Guimard, Vestris père et fils.
La Révolution de 1789 marqua comme une sorte de temps d'arrêt dans les progrès de l'opéra; la politique n'est point une Muse et elle sourit médiocrement aux artistes; quelques opéras de circonstance, froids pour la plupart et quelquefois grotesques, furent tout ce que l'on entendit, au Théâtre des Arts (c'était le nouveau nom de l'Opéra), de 1789 à 1799. Grétry écrivait Denys le tyran, maître d'école à Corinthe (1794) et la Rosière républicaine (1794). On entendit, entre temps, quelques belles et nobles pages, comme celles que Méhul écrivit pour Horatius Coclès en 1794.
Cependant le magnifique mouvement révolutionnaire n'était pas resté sans résultat pour notre art; le patriotisme ardent qui s'empara de la France tout entière n'inspira-t-il pas à Rouget de Lisle le prodigieux cri de guerre de la Marseillaise (1792), à Méhul le Chant du départ, écrit pour la fête du 10 août; à Gossec, dans une heure de génie, l'Hymne à l'Être suprême? Tous ces chants, composés pour être exécutés par un peuple entier, sont pleins de grandeur et de majesté.
En même temps la République, tout en défendant vaillamment la patrie, créait des institutions durables. C'est ici qu'il faut dire quelques mots du Conservatoire, qui est encore, quoi qu'on en dise, notre meilleure école musicale. Il existait déjà, avant la Révolution, une école, dite du magasin, pour les artistes qui se destinaient à l'Opéra; mais ce fut en 1793, sur l'initiative de Sarrette, que cette école fut reconstituée sous le nom d'Institut musical. En 1795, le Conservatoire de musique prenait le titre qu'il porte encore aujourd'hui, et était destiné à enseigner la musique à six cents élèves des deux sexes, choisis proportionnellement dans chaque département.
L'époque des dernières années de la République et des premières de l'Empire pourra compter parmi les plus brillantes de l'opéra. Quatre noms l'illustrent d'une manière éclatante: Méhul, Cherubini, Lesueur, et Spontini qui termine cette période. Nous aurons à reparler des trois premiers, au sujet de l'opéra-comique; signalons ici le caractère de leurs grandes œuvres lyriques.
La réaction contre les légèretés aimables du XVIIIe siècle s'était faite sérieuse et profonde. Déjà des concerts, comme le concert spirituel fondé depuis 1735 par la marquise de Prie, et d'autres encore, avaient initié le public à la bonne musique (fig. 83). Il ne suffisait pas d'appeler les artistes étrangers, on tenta aussi de faire connaître au public français des chefs-d'œuvre écrits pour l'Allemagne ou pour l'Italie. C'est ainsi que la Création d'Haydn fut exécutée en 1800; Mozart fit aussi son entrée à l'Opéra, bien défiguré, il est vrai, par des arrangeurs pitoyables ou impitoyables, comme on voudra, mais reconnaissable cependant, avec les Mystères d'Isis, traduction de la Flûte enchantée (1801), et Don Juan (1805).
Mais la musique n'est pas un art ne relevant que de lui-même; des liens intimes et mystérieux la relient aux autres arts. La Révolution avait tourné les idées vers l'antiquité; avec le peintre David, les Grecs et les Romains étaient fort en faveur. D'un autre côté, une violente réaction se faisait contre l'art classique; on revenait au moyen âge, si longtemps méprisé, et à nos anciennes poésies nationales; Raynouard publiait ses Contes et Fabliaux, Laborde recherchait les vieilles chansons et les traduisait de son mieux en musique moderne; Méon remettait le Roman de la Rose en honneur. Le signal était donné par André Chénier: le romantisme apparaissait.
Les poètes trouvèrent encore de nouvelles sources d'inspiration dans les poésies d'Ossian, que Macpherson avait retrouvées, disent les uns, inventées, disent les autres, et que Baour-Lormian traduisit de l'anglais. Il n'y eut pas un musicien qui ne rêvât de chanter les doux lais d'amour du ménestrel, ou qui ne se crût un barde faisant résonner, dans la grotte de Fingal, les cent harpes de Selma.
L'art néo-grec avait donné naissance à Anacréon chez Polycrate de Grétry (1797), à Anacréon ou l'amour fugitif de Cherubini (1803); l'amour des Romains et aussi le désir de plaire à Napoléon avaient fait naître Adrien de Méhul (1799), le Triomphe de Trajan (1807), opéra officiel. Le genre troubadour eut son écho dans les Abencerages de Cherubini (1803), dans l'Oriflamme (1814) et dans bien d'autres, sans compter l'opéra-comique dont nous reparlerons, sans compter aussi le Rossignol de Lebrun (1816) qui eut grand succès, tout en n'appartenant qu'au genre médiocre. A Ossian et aux chantres du Nord revient l'honneur d'avoir inspiré le plus bel opéra français exécuté pendant cette période, Ossian ou les Bardes, de Lesueur (1804). D'un style élevé et large, Ossian appartient au genre le plus noble. Par une harmonie simple et expressive, par une mélodie sévère et pure, par une instrumentation puissante, Lesueur avait voulu traduire en musique la poésie ossianique, retrouver la couleur fingalienne; réussit-il? Je ne sais, mais il écrivit une des œuvres dont doit le plus s'honorer l'école française.
La période qui précède les maîtres presque contemporains, tels que Rossini et Meyerbeer, est close par le grand nom de Spontini. Gaspard Spontini (1774 † 1851) était venu en France dans les premières années de ce siècle. Après quelques essais malheureux, il composa, sur un poème de M. de Jouy, la Vestale (1807). Cette œuvre admirable joint l'ampleur du style à la passion brûlante, l'expression élevée aux mouvements dramatiques les plus véhéments. Avec Fernand Cortez (1808), Spontini, sans s'élever à la hauteur de la Vestale, retrouva quelques-unes de ses grandes inspirations. En 1819, le maître fit jouer Olympie, œuvre encore digne de lui, mais qui n'eut pas le succès de la Vestale et de Fernand Cortez (fig. 84).
En arrêtant à Spontini l'histoire de l'opéra en France, nous touchons à la musique moderne, qui sera l'objet du livre suivant. Nous avons fait la part large aux étrangers avec Lulli, Glück, Piccini, Spontini, etc., parlons maintenant d'un autre genre, moins pompeux, il est vrai, que la grande tragédie lyrique, mais dans lequel notre génie n'a pas eu à craindre de rivaux; parlons de l'opéra-comique.
Méprise qui voudra la chanson, le Français l'aime, non point seulement parce qu'elle est un flonflon plus ou moins agréable, mais parce qu'il retrouve en elle les qualités qui conviennent le mieux à son esprit, la netteté, la rapidité et la précision. Nous ne l'avons pas perdue de vue pendant le moyen âge. C'est elle que nous avons rencontrée au XVIe siècle, si vivace que plus d'un de ses refrains sonne encore aujourd'hui. C'est elle qui a égayé et vivifié les mystères, c'est elle qui a soutenu la lutte contre le plain-chant et la musique hiératique, venue de l'antiquité, elle qui a fait triompher l'art moderne. Elle s'est glissée partout, dans les chants liturgiques de l'Église avec les proses et les drames sacrés; dans les grandes fêtes princières et chez les rois, grâce aux troubadours et aux trouvères. Elle s'est faite savante, car les compositions françaises les plus originales des maîtres des XVe et XVIe siècles sont intitulées Chansons.—Sentimentale, joyeuse ou guerrière, à une ou à plusieurs voix, avec ou sans instruments, c'est elle, toujours elle, que nous retrouvons dans notre musique. Enfin, c'est elle qui nous a donné aux XVIIe et XVIIIe siècles l'opéra-comique.
FIG. 84.
SPONTINI (LOUIS-GASPARD-PACIFIQUE), COMTE DE SANT' ANDREA.
(Majolati, 1774 † 1851.)
(Autographe musical, Bibliothèque nationale.)
Dans les premières années du XVIIe siècle, les musiciens ne sont ni des compositeurs religieux, ni des savants contrapontistes, mais bien des chansonniers, à la muse alerte et légère.
Les musiciens sont, comme nous l'avons dit, Guédron, Boesset, Mauduit, Ducaurroy, Belleville, Dumanoir, roi des violons, Saint-Amant, Constantin, Robert Verdie, Lazarini. Les ballets de cour les plus célèbres de cette époque ne sont en somme que des recueils de chansons et refrains de danse.
Tel est le Ballet du roi (1617), le grand bal de la douairière de Billebahaut (1627), celui des Jeux, etc. L'orchestre de tous ces ballets était formé par la musique de la grande et de la petite écurie du roi, dans laquelle on trouvait des trompettes, des timbales, des hautbois, des flûtes, des violes aiguës et graves et la fameuse trompette marine, illustrée par Molière. Les musiciens mêlent leurs chants à toutes ces fêtes; la chanson, avec d'Assoucy, dit l'empereur du burlesque, avec Louis de Mollier que l'on appelait aussi Molière, Boesset, Beauchamp, ne perd pas ses droits (fig. 85, 86 et 87).
Tous ces petits maîtres composaient des airs francs, vifs, bien tournés, qu'ils chantaient, en s'accompagnant du luth ou bien à la cavalière, c'est-à-dire sans accompagnement. «C'est faire le précieux, dit un auteur du temps (Bacilly), que de se piquer de ne point chanter sans théorbe; il y a à chanter seul je ne sais quoi de cavalier et de dégagé qui convient mieux à un gentilhomme de qualité que la servitude et l'embarras de l'accompagnement.» Avec Nyert et le délicieux Lambert, dont parle Boileau, la chanson et l'air avaient formé un véritable genre.
Bientôt, en dépit de l'opéra, la chanson s'établit sur les tréteaux de la foire et y régna si bien qu'elle s'empara du vaudeville et finit par en faire ce que l'on appela, dès les premières années du XVIIIe siècle, l'opéra-comique.
Le départ des Italiens avait laissé un grand vide dans le public. Jean Monnet, directeur de l'Opéra-Comique, sut profiter du goût nouveau. En 1753, il joua sur son théâtre les Troqueurs, de Vadé, avec musique du compositeur français Dauvergne; de plus, il fit traduire, après le départ des Italiens, plusieurs de leurs opéras. Élevée au rang d'art véritable, notre chanson s'intitula modestement d'abord Comédie à ariettes; mais, en réalité, on pouvait voir déjà qu'elle ne s'arrêterait pas en si beau chemin.
A peine l'opéra-comique était-il formé qu'il fallait compter avec lui, non seulement au point de vue musical, mais même au point de vue littéraire. Un musicien napolitain, Duni, naïf et charmant, écrivit deux petits opéras-comiques, Ninette à la cour (1755), les Deux Chasseurs et la laitière (1763); mais il était réservé aux Français de donner au genre sa véritable esthétique.
Sous l'influence de Rousseau, de Marmontel et surtout du tendre Sedaine, l'opéra-comique, de bouffe qu'il était, devint touchant et sentimental. Le musicien qui le premier amena cette révolution fut Monsigny (1729 † 1817). Monsigny était un amateur; d'abord officier, il aimait la musique; puis, sentant s'élever en lui l'inspiration, il apprit à la hâte, en cinq mois, les principes élémentaires de la composition. Son premier opéra date de 1759. Ne demandons à ce musicien improvisé ni les ingéniosités de la science ni la pureté du style; sa musique est toute d'instinct, mais merveilleuse de justesse et de sentiment. C'est une âme qui chante. Le même écrivain qui avait donné la note sentimentale au théâtre, avec le Philosophe sans le savoir, Sedaine, fut le collaborateur de Monsigny. Le Roi et le fermier (1762), Rose et Colas (1764) suffiraient pour faire apprécier ce musicien; mais le Déserteur est resté son chef-d'œuvre et fait encore bonne figure au milieu des partitions modernes. Dans le genre ému, citons la Belle Arsène, puis le touchant trio et le quintette de Félix (1777).
Musicien plus instruit que Monsigny, Philidor (1727 † 1795) possédait un sentiment moins tendre et moins profond que lui; mais sa langue musicale était plus belle, son orchestre plus riche, son expression plus noble et plus large; il se rapprochait du grand style lyrique. Philidor écrivit plusieurs opéras-comiques, trop oubliés aujourd'hui; malheureusement, sa passion pour le jeu des échecs l'empêcha de produire autant qu'il aurait pu le faire. Blaise le Savetier, sa première œuvre (1759), le Maréchal ferrant (1761), le Bûcheron (1763), le Sorcier (1764), Tom Jones (1765) renferment des pages de maître.
Moins expressif et moins ému que Monsigny, moins habile dans son art et moins dramatique que Philidor, Grétry les surpassa cependant tous les deux. Il avait au plus haut degré cette qualité essentiellement française, le tact et le sentiment juste des proportions. Un grand musicien, Méhul, a dit de Grétry: «Plus d'esprit que de musique.» Le mot était dur, mais assez juste; Grétry est souvent faible musicien, mais il est toujours spirituel, avec une pointe de poésie fine et aimable.
Grétry naquit à Liège le 11 février 1741; il mourut à Paris le 24 septembre 1813. Élevé durement à l'église collégiale de sa ville natale, ayant une assez faible santé, il fit de médiocres études musicales; puis il alla en Italie, où il fut émerveillé de la musique qu'il entendit. Sans acquérir la liberté d'allure et la richesse de style des opéras bouffes italiens, Grétry fut, à cette époque, celui de nos auteurs d'opéras-comiques qui emprunta le plus aux compositeurs d'outre-monts. Revenu à Paris en 1767, il était spirituel, aimable et adroit; il se glissa dans la société la plus influente et la plus brillante de cette époque, avec Voltaire, Suard, Marmontel, etc. Bientôt Marmontel lui confiait deux poèmes, le Huron et Lucile, joués tous deux à la Comédie-Italienne, l'un en 1768, l'autre en 1769; ces œuvres eurent toutes deux très grand succès. Grétry écrivit encore le Tableau parlant (1769). Notre Liégeois était lancé; si Monsigny était le musicien des âmes tendres et des philosophes sensibles, Grétry était le préféré des beaux esprits et des gens de salons. De 1769 à 1784, son succès alla toujours croissant. Ses principaux opéras furent: les Deux Avares (1770), Zémire et Azor (1771), la Rosière de Salency (1774), la Fausse magie (1775), l'Amant jaloux (1778), l'Épreuve villageoise (1784), et enfin Richard Cœur de Lion, son chef-d'œuvre (21 octobre 1784) (fig. 88).
A partir de ce moment, la vogue de Grétry diminua; une génération plus forte de musiciens était née et Grétry voulut, mais en vain, égaler ses jeunes rivaux. Nous l'avons entendu déjà, grossissant sa voix et donnant Andromaque à l'Opéra en 1780. Bien que cet essai lui eût peu réussi, il entonna la trompette pour chanter la Révolution; mais sa fanfare sonna faux et faiblement. Enfin, dans ses dernières œuvres, Pierre le Grand, Alexis, Guillaume Tell, Denys le Tyran, c'est à peine si nous reconnaissons l'auteur de Richard Cœur de Lion.