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Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 1/6

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The Project Gutenberg eBook of Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 1/6

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Title: Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 1/6

Author: P. L. Jacob

Release date: February 9, 2012 [eBook #38797]

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Hans Pieterse, Guy de Montpellier
and the Online Distributed Proofreading Team at
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA PROSTITUTION CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE DEPUIS L'ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU'À NOS JOURS, TOME 1/6 ***

Note de transcription:

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La Table des matières se trouve ici.

HISTOIRE

DE LA

PROSTITUTION.

TYPOGRAPHIE PLON FRÈRES,
RUE DE VAUGIRARD, 36, A PARIS.

HISTOIRE
DE LA
PROSTITUTION

CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE

DEPUIS

L'ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU'A NOS JOURS,

PAR

PIERRE DUFOUR,

Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et étrangères.

TOME PREMIER.

PARIS—1851

SERÉ, ÉDITEUR, 5, RUE DU PONT-DE-LODI,

ET

P. MARTINON, RUE DU COQ-SAINT-HONORÉ, 4.

INTRODUCTION.

S'il est difficile de définir le mot Prostitution, combien est-il plus difficile de caractériser ce qui est son histoire dans les temps anciens et modernes! Ce mot Prostitution, qui flétrit comme avec un fer rouge une des plus tristes misères de l'humanité, s'emploie moins au propre qu'au figuré, et il reparaît souvent dans la langue parlée ou écrite, sans y prendre sa véritable acception. Les graves auteurs du Dictionnaire de l'Académie (dernière édition de 1835) n'ont pas trouvé pour ce mot-là une meilleure définition que celle-ci: «Abandonnement à l'impudicité.» Avant eux, Richelet s'était contenté d'une définition plus vague encore: «Déréglement de vie;» mais peu satisfait lui-même de cette explication, dont l'insuffisance accuse la modestie, il en avait complété le sens par une phrase moins amphibologique: «C'est un abandonnement illégitime que fait une fille ou femme de son corps à une personne, afin que cette personne prenne avec elle des plaisirs défendus.» Cette phrase, dans laquelle les auteurs du Dictionnaire de l'Académie ont puisé leur définition, ne dit pas même tout ce que renferme le mot Prostitution, puisque l'abandonnement dont il s'agit s'est étendu, en certaines circonstances, aux personnes des deux sexes, et que les plaisirs défendus par la religion ou la morale sont souvent autorisés ou tolérés par la loi. Nous pensons donc que ce mot Prostitution doit être ramené à son étymologie (Prostitum) et s'entendre alors de toute espèce de trafic obscène du corps humain.

Ce trafic sensuel, que la morale réprouve, a existé dans tous les siècles et chez tous les peuples; mais il a revêtu les formes les plus variées et les plus étranges, il s'est modifié selon les mœurs et les idées; il a obtenu ordinairement la protection du législateur; il est entré dans les codes politiques et même parfois dans les cérémonies religieuses; il a presque toujours et presque partout conquis son droit de cité, pour ainsi dire, et il est encore, de nos jours, sous l'empire du perfectionnement philosophique des sociétés, il est l'auxiliaire obligé de la police des villes, il est le gardien immoral de la moralité publique, il est le triste et indispensable tributaire des passions brutales de l'homme.

C'est là, il faut l'avouer, une des plus honteuses plaies de l'humanité; mais cette plaie, aussi ancienne que le monde, s'est déguisée tantôt dans les ténèbres du foyer hospitalier, tantôt dans les mystères des temples du paganisme, tantôt sous les voiles décents de la tolérance légale; cette plaie infâme, qui ronge plus ou moins le corps social, a trouvé dans la philosophie antique et dans la religion chrétienne un puissant palliatif, sinon un remède absolu, et à mesure que le peuple s'éclaire et s'améliore, le mal inévitable de la Prostitution diminue d'intensité et circonscrit, en quelque sorte, ses ravages. On ne peut espérer qu'il disparaisse tout à fait, puisque les instincts vicieux auxquels il répond sont malheureusement innés dans l'espèce humaine; mais on doit prévoir avec certitude qu'il se cachera un jour au fond des sentines publiques et qu'il n'affligera plus les regards des honnêtes gens.

Déjà, de toutes parts, en France ainsi que dans tous les pays soumis à un gouvernement régulier, la Prostitution voit décroître progressivement le nombre de ses agents avec celui de ses victimes; elle recule, comme si elle était accessible à un sentiment de pudeur, devant le développement de la raison morale; elle n'abdique pas, mais elle se sait détrônée et s'enveloppe dans les plis de sa robe de courtisane, en ne songeant plus à reconquérir son royaume impudique. Le moment n'est pas loin où elle rougira d'elle-même, où elle sortira pour jamais du sanctuaire des mœurs, où elle tombera par degrés dans l'obscurité et l'oubli. Il en est de ces maladies du cœur humain, comme de ces maladies physiques qui finissent par s'user et par perdre leur caractère contagieux ou épidémique sous l'influence du régime de vie. La lèpre ne nous est plus connue que de nom, et si l'on rencontre ça et là quelques rares vestiges de cette terrible peste du moyen âge, on reconnaît avec bonheur qu'ils n'ont plus la force de s'étendre et de se propager: ce sont seulement des témoignages redoutables du fléau qui sévissait jadis sur la population entière, et qui attaque à peine maintenant certains individus isolés.

L'heure est donc venue d'écrire l'histoire de la Prostitution, lorsqu'elle tend de plus en plus à s'effacer dans les souvenirs des hommes comme dans les habitudes des nations. L'historien s'empare des temps qui ne sont plus; il ressuscite les choses mortes; il ranime, il fait vivre le passé, pour l'enseignement du présent et de l'avenir; il donne un corps et une voix à la tradition. Le vaste et curieux sujet que nous allons traiter avec le secours de l'érudition et sous la censure de la prudence la plus sévère, ce sujet, délicat et suspect à la fois, se rattache de tous côtés à l'histoire des religions, des lois et des mœurs; mais il a été constamment mis à l'écart et comme à l'index par les historiens qui s'occupaient des mœurs, des lois et des religions anciennes et modernes. Les archéologues seuls, tels que Meursius, Laurentius, Musonius, etc., ont osé l'aborder, en écrivant des dissertations latines où la langue de Juvénal et de Pétrone a pu tout à son aise braver l'honnêteté et dans les mots et dans les faits.

Quant à nous, tout archéologue que nous sommes aussi, nous n'oublierons pas que nous écrivons en français, et que nous nous adressons à un public français qui veut être instruit, mais qui en même temps veut être respecté. Nous ne perdrons jamais de vue que ce livre, préparé lentement au profit de la science, doit servir à la morale et qu'il a pour principal objet de faire détester le vice en dévoilant ses turpitudes. Les Lacédémoniens montraient à la jeunesse le hideux spectacle des esclaves ivres, pour lui apprendre à fuir l'ivrognerie. Dieu nous garde de vouloir rendre le vice aimable, même en le montrant couronné de fleurs chez les peuples de l'antiquité! C'est là, surtout, que nous nous distinguerons des archéologues et des savants proprement dits, qui ne se préoccupent pas de la moralité des faits et qui ne se soucient pas d'en tirer des conséquences philosophiques. Ils dissertent longuement, par exemple, sur les cultes scandaleux d'Isis, d'Astarté, de Vénus et de Priape; ils en dévoilent les monstruosités, ils en retracent les infamies, mais ils oublient ensuite de nous purifier la pensée et de nous tranquilliser l'esprit, en opposant à ces images impures et dégradantes les chastes leçons de la philosophie et l'action bienfaisante du christianisme.

La Prostitution, dans l'histoire ancienne et moderne, revêt trois formes distinctes ou se traduit à trois degrés différents, qui appartiennent à trois époques différentes de la vie des peuples: 1º la Prostitution hospitalière; 2º la Prostitution sacrée ou religieuse; 3º la Prostitution légale ou politique. Ces trois dénominations résument assez bien les trois espèces de Prostitution, que M. Rabutaux caractérise en ces termes, dans un savant travail sur le sujet que nous nous disposons à traiter après lui, sous un point de vue plus général: «Partout, aussi loin que l'histoire nous permet de pénétrer, chez tous les peuples et dans tous les temps, nous voyons, comme un fait plus ou moins général, la femme, acceptant le plus odieux esclavage, s'abandonner sans choix et sans attrait aux brutales ardeurs qui la convoitent et la provoquent. Parfois, toute lumière morale venant à s'éteindre, la noble et douce compagne de l'homme perd dans cette nuit funeste la dernière trace de sa dignité, et, devenue, par un abaissement suprême, indifférente à celui même qui la possède, elle prend place comme une chose vile parmi les présents de l'hospitalité: les relations sacrées d'où naissent les joies du foyer et les tendresse de la famille n'ont chez ces peuples dégradés aucune importance, aucune valeur. D'autres fois, dans l'ancien Orient, par exemple, et de proche en proche chez presque tous les peuples qui y avaient puisé d'antiques traditions, par un accouplement plus hideux encore, le sacrifice de la pudeur s'allie chez la femme aux dogmes d'un naturalisme monstrueux qui exalte toutes les passions en les divinisant; il devient un rite sacré d'un culte étrange et dégénéré, et le salaire payé à d'impudiques prêtresses est comme une offrande faite à leurs dieux. Chez d'autres peuples enfin, chez ceux qui tiennent sur l'échelle morale le rang le plus élevé, la misère ou le vice livrent encore aux impulsions grossières des sens et à leurs cyniques désirs une classe entière, reléguée dans les plus basses régions, tolérée mais notée d'infamie, de femmes malheureuses pour lesquelles la débauche et la honte sont devenues un métier.»

Ainsi, M. Rabutaux regarde comme un odieux esclavage la Prostitution que nous considérons comme un odieux trafic. En effet, dans ses trois formes principales, elle nous apparaît plus vénale encore que servile, car elle est toujours volontaire et libre. Hospitalière, elle représente un échange de bons procédés avec un étranger, un inconnu, qui devient tout à coup un hôte, un ami; religieuse, elle achète, au prix de la pudeur qu'elle immole, les faveurs du Dieu et la consécration du prêtre; légale, elle s'établit et se met en pratique à l'instar de tous les métiers: comme eux, elle a ses droits et ses devoirs; elle a sa marchandise, ses boutiques et ses chalands; elle vend et elle gagne; ainsi que les commerces les plus honnêtes, elle n'a pas d'autre but que le lucre et le profit. Pour que ces trois sortes de Prostitution pussent être rangées dans la catégorie des servitudes morales et physiques, il faudrait que l'Hospitalité, la Religion et la Loi les eussent violemment créées, et leur imposassent la nécessité d'être, en dépit de toutes les résistances et de tous les dégoûts de la nature. Mais, à aucune époque, la femme n'a été une esclave qui ne fût pas même maîtresse de son corps, soit au foyer domestique, soit dans le sanctuaire des temples, soit dans les lupanars des villes.

La véritable Prostitution a commencé dans le monde, du jour où la femme s'est vendue comme une denrée, et ce marché, de même que la plupart des marchés, a été soumis à une multitude de conditions diverses. Quand la femme se donnait en obéissant aux désirs du cœur et aux entraînements de la chair, c'était l'amour, c'était la volupté, ce n'était pas la Prostitution qui pèse et qui calcule, qui tarife et qui négocie. Comme la volupté, comme l'amour, la Prostitution remonte à l'origine des peuples, à l'enfance des sociétés.

Dans l'état de simple nature, lorsque les hommes commencent à se chercher et à se réunir, la promiscuité des sexes est le résultat inévitable de la barbarie qui n'a pas encore d'autre règle que l'instinct. L'ignorance profonde dans laquelle végète l'âme humaine lui cache les notions élémentaires du bien et du mal. Alors, la Prostitution peut exister déjà: la femme, afin d'obtenir de l'homme une part du gibier qu'il a tué ou du poisson qu'il a pêché, consentira sans doute à se livrer à des ardeurs qu'elle ne ressent pas; pour un coquillage nacré, pour une plume d'oiseau éclatante, pour un lingot de métal brillant, elle accordera sans attrait et sans plaisir à une brutalité aveugle les priviléges de l'amour. Cette Prostitution sauvage, on le voit, est antérieure à toute religion comme à toute législation, et pourtant, dès ces premiers temps de l'enfance des nations, la femme ne cède pas à une servitude, mais à son libre arbitre, à son choix, à son avarice. Quand les peuplades s'assemblent, quand le lien social les divise en familles, quand le besoin de s'aimer et de s'entr'aider a fait des unions fixes et durables, le dogme de l'hospitalité engendre une autre espèce de Prostitution qui doit être également antérieure aux lois religieuses et morales. L'hospitalité n'était que l'application de ce précepte, inné peut-être dans le cœur de l'homme, et procédant d'une prévoyance égoïste plutôt que d'une générosité désintéressée, qui a fait depuis la charité évangélique: «Fais à autrui ce que tu voudrais qu'on te fît à toi-même.» En effet, dans les bois au milieu desquels il vivait, l'homme sentait la nécessité de trouver toujours et partout, chez son semblable, place au feu et à la table, lorsque ses chasses ou ses courses vagabondes le conduisaient loin de sa hutte de branchages et loin de sa couche de peaux de bêtes: c'était une condition d'utilité générale qui avait donc fait de l'hospitalité un dogme sacré, une loi inviolable. L'hôte, chez tous les anciens peuples, était accueilli avec respect et avec joie. Son arrivée semblait de bon augure; sa présence portait bonheur au toit qui l'avait abrité. En échange de cette heureuse influence qu'il amenait avec lui et qu'il laissait partout où il avait passé, n'était-ce pas justice de s'efforcer à lui plaire et à lui être agréable, chacun dans la mesure de ses moyens? De là l'empressement et les soins dont il était l'objet. Un mari cédait volontiers son lit et sa femme à l'hôte que les dieux lui envoyaient, et la femme, docile à un usage qui flattait sa curiosité capricieuse, se prêtait de bonne grâce à l'acte le plus délicat de l'hospitalité. Il est vrai qu'elle y était entraînée par l'espoir d'un présent que l'étranger lui offrait souvent le lendemain en prenant congé d'elle. Ce n'était pas le seul avantage qu'elle retirait de sa prostitution autorisée, prescrite même par ses parents et par son époux; elle courait la chance de recevoir les caresses d'un dieu ou d'un génie qui la rendrait mère et la doterait d'une glorieuse progéniture; car, dans toutes les religions, dans celles de l'Inde comme dans celles de la Grèce et de l'Égypte, c'était une croyance universelle que le passage et le séjour des dieux parmi les hommes sous la figure humaine. Ce voyageur, ce mendiant, cet être difforme et disgracié, qui faisait partie de la famille dès qu'il avait franchi le seuil de la maison ou de la tente, et qui s'y installait en maître au nom de l'hospitalité, ne pouvait-il pas être Brama, Osiris, Jupiter ou quelque dieu déguisé descendu chez les mortels pour les voir de près et les éprouver? La femme ne se trouvait-elle pas alors purifiée par les embrassements d'une divinité? Voilà comment la Prostitution hospitalière, commune à tous les peuples primitifs, s'était perpétuée par tradition et par habitude dans les mœurs de la civilisation antique.

La Prostitution sacrée était presque contemporaine de cette première Prostitution, qui fut en quelque sorte un des mystères du culte de l'hospitalité. Aussitôt que les religions naquirent de la crainte qu'imprimait au cœur de l'homme l'aspect des grandes commotions de la nature; aussitôt que le volcan, la tempête, la foudre, le tremblement de terre et la mer en fureur eurent fait inventer les dieux, la Prostitution s'offrit d'elle-même à ces dieux terribles et non pas implacables, et le prêtre s'attribua pour son compte une offrande dont les dieux qu'il représentait n'auraient pu profiter. Les hommes ignorants et crédules apportaient sur les autels tout ce qu'ils avaient de plus précieux: le lait de leurs génisses, le sang et la chair de leurs taureaux, les fruits et les moissons de leurs champs, le produit de leur chasse et de leur pêche, les ouvrages de leurs mains; les femmes ne tardèrent pas à s'offrir elles-mêmes en sacrifice au dieu, c'est-à-dire à son idole ou à son prêtre; prêtre ou idole, c'était l'un ou l'autre qui recevait l'offrande, tantôt la virginité de la fille nubile, tantôt la pudeur de la femme mariée. Les religions païennes, nées du hasard et du caprice, se formulèrent en dogmes et en principes, se façonnèrent selon les mœurs et s'assimilèrent aux gouvernements des États politiques: les philosophes et les prêtres avaient préparé et accompli d'intelligence cette œuvre de fraude ingénieuse; mais ils se gardèrent bien de porter atteinte aux vieux usages de la Prostitution sacrée: ils ne firent que la réglementer et en diriger l'exercice, qu'ils entourèrent de cérémonies bizarres et secrètes. La Prostitution devint dès lors l'essence de certains cultes de dieux et de déesses qui l'ordonnaient, la toléraient ou l'encourageaient. De là, les mystères de Lampsaque, de Babylone, de Paphos, de Memphis; de là, le trafic infâme qui se faisait à la porte des temples; de là, ces idoles monstrueuses auxquelles se prostituaient les vierges de l'Inde; de là, l'empire obscène que les prêtres s'arrogeaient sous les auspices de leurs impures divinités.

La Prostitution devait inévitablement passer de la religion dans les mœurs et dans les lois: ce fut donc la Prostitution légale qui s'empara de la société et qui la corrompit jusqu'au cœur. Cette Prostitution, plus dangereuse cent fois que celle qui se cachait à l'ombre des autels et des bois sacrés, se montrait sans voile à tous les yeux et ne se couvrait pas même d'un prétexte spécieux de nécessité publique: elle eut pour fille la débauche qui engendra tous les vices. C'est alors que des législateurs, frappés du péril que courait la société, eurent le courage de s'élever contre la Prostitution et de la resserrer dans de sages limites; quelques-uns essayèrent inutilement de l'étouffer et de l'anéantir; mais ils n'osèrent pas la poursuivre jusque dans les asiles inviolables que lui ouvrait la religion à certaines fêtes et en certaines occasions solennelles. Cérès, Bacchus, Vénus, Priape, la protégeaient contre l'autorité des magistrats, et d'ailleurs elle avait pénétré si avant dans l'habitude du peuple, qu'il n'eût pas été possible de l'en arracher sans toucher aux racines du dogme religieux. Une nouvelle religion pouvait seule venir en aide à la mission du législateur politique et faire disparaître la Prostitution sacrée en imposant un frein salutaire à la Prostitution légale. Telle fut l'œuvre du christianisme, qui détrôna les sens et proclama le triomphe de l'esprit sur la matière.

Et pourtant Jésus-Christ, dans son Évangile, avait réhabilité la courtisane en relevant Madeleine, et, admettant cette pécheresse au banquet de la parole divine, Jésus-Christ avait appelé à lui les vierges folles comme les vierges sages; mais, en inaugurant l'ère du repentir et de l'expiation, il avait enseigné la pudeur et la continence. Ses apôtres et leurs successeurs, pour faire tomber les faux dieux de l'impudicité, annoncèrent au monde chrétien que le vrai Dieu ne communiquait qu'avec des âmes chastes et ne s'incarnait que dans des corps exempts de souillures. A cette époque de civilisation avancée, la Prostitution hospitalière n'existait plus; la Prostitution sacrée, qui rougissait pour la première fois, se renferma dans ses temples, que lui disputait un nouveau culte plus moral et moins sensuel. Le paganisme, menacé, attaqué de toutes parts, ne tenta même pas de défendre, comme une de ses formes favorites, cette Prostitution que la conscience publique repoussait avec horreur. Ainsi, la Prostitution sacrée avait cessé d'exister, du moins ouvertement, avant que le paganisme eût abdiqué tout à fait son culte et ses temples. La religion de l'Évangile avait appris à ses néophytes à se respecter eux-mêmes; la chasteté et la continence étaient désormais des vertus obligatoires pour tout le monde, au lieu d'être comme autrefois le privilége de quelques philosophes; la Prostitution n'avait donc plus de motif ni d'occasion pour se faire un manteau religieux et pour se blottir en quelque coin obscur du sanctuaire. Cependant elle s'était depuis tant de siècles infiltrée si profondément dans les mœurs religieuses, elle avait procuré tant de jouissances cachées aux ministres des autels, qu'elle survécut encore çà et là au fond de quelques couvents et qu'elle essaya de se mêler au culte indécent de quelques saints. C'était toujours Priape qu'un vulgaire grossier et ignorant adorait sous le nom de saint Guignolet ou de saint Grelichon: c'était toujours, dans l'origine du christianisme, la Prostitution sacrée qui mettait les femmes stériles en rapport direct avec les statues phallophores de ces bienheureux malhonnêtes.

Mais la noble morale du Christ avait illuminé les esprits, assoupi les passions, exalté les sentiments, purifié les cœurs. Aux commencements de cette foi nouvelle, on put croire que la Prostitution s'effacerait dans les mœurs comme dans les lois, et qu'il ne serait pas même nécessaire d'opposer des digues légales aux impuretés de ce torrent fangeux que saint Augustin compare à ces cloaques construits dans les plus splendides palais pour détourner les miasmes infects et assurer la salubrité de l'air. La société nouvelle, qui s'était fondée au milieu de l'ancien monde et qui se conduisait d'abord selon la règle évangélique, fit une rude guerre à la Prostitution, sous quelque forme qu'elle osât demander grâce; les évêques, les synodes, les conciles la dénonçaient partout à la haine des fidèles, et la forçaient de se cacher dans l'ombre pour échapper à des châtiments pécuniaires et corporels. Mais la sagesse des législateurs chrétiens avait trop présumé de l'autorité religieuse; ils s'étaient trop hâtés de réprimer tous les élans de la convoitise charnelle; ils n'avaient pas fait la part des instincts, des goûts, des tempéraments: la Prostitution ne pouvait disparaître sans mettre en péril le repos et l'honneur des femmes de bien. Elle rentra dès lors effrontément dans ses ignobles domaines, et elle brava souvent la loi qui ne la tolérait qu'à regret, qui la retenait dans les bornes les plus étroites, et qui s'efforçait de l'éloigner des regards honnêtes. C'était encore le christianisme qui lui opposait les barrières les plus réelles et les plus respectées. Le christianisme, en faisant du mariage une institution de sérieuse moralité, et en relevant la condition de la femme vis-à-vis de l'époux qui la prenait pour compagne devant Dieu et devant les hommes, condamna la Prostitution à vivre hors de la société dans des repaires mystérieux et sous le sceau de la flétrissure publique.

Cependant la Prostitution, malgré les rigueurs de la loi qui la tolérait, mais qui la menaçait ou la poursuivait sans cesse, n'en avait pas une existence moins assurée ni moins nécessaire: elle était expulsée des villes, mais elle trouvait refuge dans les faubourgs, aux carrefours des routes, derrière les haies, en rase campagne; elle se distinguait au milieu du peuple par certaines couleurs réputées infâmes, par certaines formes de vêtement à elle seule affectées, mais elle affichait ainsi son abominable métier; elle faisait horreur aux personnes pieuses et pudiques, mais elle attirait à elle les jeunes débauchés, les vieillards pervers et les gens sans aveu. On peut donc dire qu'elle n'a jamais cessé d'être et de mener son train de vie, lors même que les scrupules moraux ou religieux d'un roi, d'un prince ou d'un magistrat, en étaient venus à ce point de l'interdire tout à fait et de vouloir la supprimer par un excès de pénalité. Les lois qui avaient prononcé son abolition ne tardaient pas à être abolies elles-mêmes, et cette odieuse nécessité sociale restait constamment attachée au corps de la nation, comme un ulcère incurable dont la médecine surveille et arrête les progrès. Tel est le rôle de la Prostitution depuis plusieurs siècles dans tous les pays où il y a une police prévoyante et intelligente à la fois. C'est là ce qu'on doit appeler la Prostitution légale: la religion la défend, la morale la blâme, la loi l'autorise.

Cette Prostitution légale comprend non-seulement les créatures dégradées qui avouent et pratiquent officiellement leur profession abjecte, mais encore toutes les femmes qui, sans avoir qualité et diplôme pour s'abandonner aux plaisirs du public payant, font aussi commerce de leurs charmes à divers degrés et sous des titres plus ou moins respectables. Il y a donc, à vrai dire, deux espèces de Prostitution légale: celle qui a droit et qui porte avec elle une autorisation dûment personnelle; celle qui n'a pas droit et qui s'autorise du silence de la loi à son égard: l'une dissimulée et déguisée, l'autre patente et reconnue. D'après cette distinction entre deux sortes de prostituées qui profitent du bénéfice de la loi civile, on peut apprécier à combien de catégories différentes s'étend cette Prostitution de contrebande sur laquelle le législateur a fermé les yeux et que le moraliste hésite à livrer aux jugements de l'opinion dont elle relève à peine. Plus la Prostitution perd son caractère spécial de trafic habituel, plus elle s'éloigne du poteau légal d'infamie auquel l'enchaîne sa destinée; quand elle est sortie du cercle encore indéfini de ses marchés honteux, elle s'égare, insaisissable, dans les vagues espaces de la galanterie et de la volupté. On voit qu'il n'est point aisé d'assigner des bornes exactes et fixes à la Prostitution légale, puisqu'on ne sait pas encore où elle commence, où elle finit.

Mais ce qui doit être désormais clairement établi dans l'esprit de nos lecteurs, c'est la distance énorme qui sépare de la Prostitution ancienne la Prostitution moderne. Celle-ci, purement légale, tolérée plutôt que permise, sous la double censure de la religion et de la morale; celle-là, au contraire, également condamnée par la philosophie, mais consacrée par les mœurs et par les dogmes religieux. Avant l'ère du christianisme, la Prostitution est partout, sous le toit domestique, dans le temple et dans les carrefours; sous le règne de l'Évangile, elle n'ose plus se montrer qu'à certaines heures de nuit, dans les lieux réservés et loin du séjour des honnêtes gens. Plus tard cependant, pour avoir la liberté de paraître au grand jour et d'échapper à la police des mœurs, elle prit des emplois, des costumes et des noms, qui n'effarouchaient ni les yeux ni les oreilles, et elle se fit un masque de décence pour avoir le privilége d'exercer son métier librement, sans contrôle et sans surveillance. Mais toujours, lors même que la loi est impuissante ou muette, l'opinion proteste contre ces métamorphoses hypocrites de la Prostitution légale.

Nous en avons dit assez déjà pour laisser deviner le plan de cet ouvrage, fruit de longues recherches et d'études absolument neuves. Quant à son but, nous ne croyons pas utile d'insister pour le faire comprendre; vis-à-vis d'un pareil sujet, un écrivain, qui se respecte autant qu'il respecte ses lecteurs, doit s'attacher à faire détester le vice, quand bien même le vice se présenterait sous les dehors les plus séduisants. Il suffit, pour rendre le vice haïssable, d'en étaler les tristes conséquences et les redoutables enseignements. Notre ouvrage n'est pas un livre de morale austère et glacée; c'est une histoire curieuse, pleine de tableaux dont nous voilerons la nudité, surtout dans ceux que nous fournissent en abondance les auteurs grecs et romains. Mais, à toutes les époques et dans tous les pays, on verra que les sages avertissements des philosophes et des législateurs ont protesté contre les débordements des passions sensuelles. Moïse inscrivait la chasteté dans le code qu'il donnait aux Hébreux; Solon et Lycurgue sévissaient contre la Prostitution, dans la patrie voluptueuse des courtisanes; le sénat romain flétrissait la débauche, en face des sales mystères d'Isis et de Vénus; Charlemagne, saint Louis, tous les rois qui se regardaient comme des pasteurs d'hommes, suivant la belle expression d'Homère, travaillaient à épurer les mœurs de leurs peuples et à contenir la Prostitution dans une obscure et abjecte servitude. Ce n'était là que l'action vigilante de la loi. Mais en même temps la philosophie, dans ses leçons et dans ses écrits, prêchait la continence et la pudeur; Pythagore, Platon, Aristote, Cicéron, prêtaient une voix entraînante ou persuasive à la morale la plus pure. Lorsque l'Évangile eut réhabilité le mariage, lorsque la chasteté fut devenue une prescription religieuse, la philosophie chrétienne ne fit que répéter les conseils de la philosophie païenne. Depuis dix-huit siècles, la chaire de Jésus-Christ tonne et foudroie l'antre de la Prostitution. Ici la fange et les ténèbres; là une onde sainte où le cœur lave ses souillures, une lumière vivifiante qui vient de Dieu.

Ce livre se divise en quatre parties dont la réunion présentera l'histoire complète de la Prostitution dans les temps anciens et modernes, ainsi que chez tous les peuples.

La première partie, qui nous offrira la Prostitution sous ses trois formes particulières, suivant les lois de l'hospitalité, de la religion et de la politique, ne comprend que l'antiquité grecque et romaine. Les sources et les matériaux sont si abondants et si riches pour cette première partie, qu'elle pourrait à elle seule, en recevant tous les développements qu'elle comporte, embrasser l'étendue de plusieurs volumes. Les Lettres d'Alciphron, les Déipnosophistes d'Athénée et les Dialogues de Lucien nous font moins regretter la perte des traités historiques, que Gorgias, Ammonius, Antiphane, Apollodore, Aristophane et d'autres écrivains grecs avaient rédigés sur la vie et les mœurs des courtisanes ou hétaires. Meursius, Musonius et plusieurs savants modernes, entre autres le professeur Jacobs, de Gotha, n'ont pas jugé ce sujet indigne de leurs graves dissertations. L'ancienne Rome ne nous a pas laissé de livre consacré spécialement à un sujet qui ne lui était pourtant point étranger; mais les auteurs latins, les poëtes principalement, renferment plus de matériaux que nous ne pourrons en employer. D'ailleurs, des savants en us, tels que Laurentius, Choveronius, etc., n'ont pas manqué de compiler et de disserter sur les arcanes de la Prostitution romaine. Nous avons si peu de chose à dire de la Prostitution chez les Égyptiens, chez les Juifs, chez les Babyloniens, que nous ne nous ferons pas scrupule de rattacher aux antiquités grecques les chapitres que nous consacrerons à ces anciens peuples, chez lesquels la Prostitution hospitalière avait laissé des traces si profondes.

La seconde partie de notre ouvrage, la plus considérable, la plus intéressante des quatre qui le composent, appartient tout entière à la France. Nous y suivons pas à pas, province par province, ville par ville, l'histoire de la Prostitution depuis les Gaulois jusqu'à nos jours. Nous retrouverons bien quelques vestiges à peine reconnaissables de la Prostitution sacrée; mais c'est la Prostitution légale qui, dans cette partie de l'ouvrage, se dégagera de l'histoire de la jurisprudence, de la police, de la religion et des mœurs. Ce sujet de haute moralité n'avait été mis en œuvre que pour la période de temps contemporaine: Parent-Duchatelet, qui était un observateur et non un historien et un archéologue, n'a vu, n'a jugé la Prostitution que sous le rapport de l'administration, de l'hygiène et de la statistique. Les ouvrages du même genre que le sien, publiés par A. Béraud et par Sabatier, renferment quelques faits historiques de plus que le volumineux traité de la Prostitution dans la ville de Paris; mais ils n'ont d'importance qu'au point de vue de la législation sur la matière. L'histoire des mœurs et de leurs aspects variés est encore à faire, et nous l'avons tirée pièce à pièce des historiens, des chroniqueurs, des poëtes et de tous les auteurs qui ont enregistré, en passant, un fait, un détail, une observation, relativement au sujet si vaste et si complexe que nous abordons pour la première fois. Quelques pages du Traité de la Police, de Delamarre; du Répertoire de Jurisprudence, de Merlin; des Encyclopédies et des recueils analogues, voilà tout ce qui existait sur ce sujet, avant la savante monographie que M. Rabutaux publie en ce moment comme appendice au grand ouvrage intitulé Le Moyen Age et la Renaissance. M. Rabutaux a borné son travail d'érudition à ce qu'il nomme le service des mœurs. Nous y ajouterons l'historique de la Prostitution en France, et la peinture mitigée de ses caractères extérieurs et de son culte secret, d'après les documents les plus authentiques. Nous pénétrerons, le flambeau de la science à la main, dans les clapiers de la rue Baillehoë ou de Huleu; nous serons introduits, par les érotiques du dix-huitième siècle dans les petites maisons des impures; nous nous glisserons jusque dans les bocages royaux du Parc-aux-Cerfs; nous descendrons, en nous cachant le visage, dans les bouges infects du Palais-Royal; et toujours et partout, nous écrirons sur la muraille, en lettres de feu, cet arrêt plus intelligible que celui du festin de Balthazar: Sans les mœurs, il n'y a ni Dieu, ni patrie, ni repos, ni bonheur.

La troisième partie de ce livre est réservée à l'histoire de la Prostitution dans le reste de l'Europe. L'Italie, l'Espagne, l'Angleterre, l'Allemagne, etc., apporteront tour à tour leur contingent de faits singuliers dans cette galerie de mœurs, que nous verrons changer selon les temps et les pays. Les matériaux, pour cette partie de notre ouvrage, sont dispersés comme ceux qui concernent la France, et n'ont jamais été recueillis, à l'exception d'un traité fort remarquable dont la Prostitution de Londres a fourni seule les monstrueux éléments. Son auteur, Ryan, ne s'est occupé que de ce qu'il a vu, et l'histoire du passé ne lui a pas même apparu. L'Espagne, avec sa Célestine, nous fait connaître cette Prostitution savante et raffinée, qu'elle avait puisée certainement à la coupe amère de l'Italie. C'est à l'Italie, ce brillant gynécée de courtisanes et de ruffians, que nous attribuerons l'origine de cette terrible peste de l'amour, que les Italiens du seizième siècle avaient le front de nommer mal français, comme si Charles VIII n'était point allé le prendre à Naples. Nous n'aurons garde d'oublier la Laponie, qui est le seul point en Europe où la Prostitution hospitalière soit encore pratiquée aujourd'hui.

Enfin, la quatrième partie de cette histoire, souvent douloureuse et navrante, nous conduira dans tous les pays situés hors de l'Europe: en Asie, en Afrique, en Amérique, et nous rencontrerons partout, dans l'Inde civilisée comme chez les sauvages de la mer du Sud, les trois formes principales de la Prostitution: hospitalière, sacrée et légale. Cette dernière forme, néanmoins, s'y montrera plus rarement que les deux autres, avant que la civilisation moderne ait passé son niveau sur les mœurs religieuses et domestiques des quatre parties du monde. Les religions de l'Inde, l'hospitalité d'Otaïti, la législation des filles publiques aux États-Unis, donneront lieu à des contrastes que la distance des lieux et des époques ne rendra que plus intéressants pour l'observateur. Nous chercherons en vain un peuple qui n'ait pas accepté, comme un fléau nécessaire, la lèpre de la Prostitution.

La lecture de notre ouvrage, nous persistons à le déclarer d'avance, sera d'un grave enseignement et d'une utilité réelle. On y apprendra surtout à remercier la Providence, qui nous a permis de vivre à une époque où la Prostitution s'efface de nos mœurs et où les sentiments d'honneur et de vertu naissent d'eux-mêmes dans les cœurs. Il faut voir ce qu'a été la Prostitution chez nos pères, pour juger des améliorations sociales que chaque jour nous apporte et dont l'avenir étendra encore les bienfaits. La Prostitution est une maladie publique: en décrire les symptômes et en étudier les causes, c'est en préparer le remède.

F.-S. Pierre DUFOUR.

15 avril 1851, de mon ermitage de Saint-Claude.

HISTOIRE

DE

LA PROSTITUTION.

PREMIÈRE PARTIE.

ANTIQUITÉ.

GRÈCE.—ROME.

CHAPITRE PREMIER.

Sommaire.—La Chaldée, berceau de la Prostitution hospitalière et de la Prostitution sacrée.—Babylone.—Vénus Mylitta.—Loi honteuse des Babyloniens.—Mystères du culte de Mylitta.—Culte de Vénus Uranie dans l'île de Cypre.—Le prophète Baruch et Hérodote.—Prostitution sacrée des femmes de Babylone.—Offrandes pour se rendre Vénus favorable.—Le Champ sacré de la Prostitution.—Corruption épouvantable des Babyloniens.—Leur science dans l'art du plaisir et des voluptés.—Impudeur des dames babyloniennes et de leurs filles dans les banquets.—La Prostitution sacrée en Arménie.—Temple de Vénus Anaïtis.—Sérails des deux sexes.—Hôtes de Vénus.—L'enclos sacré.—Prêtresses d'Anaïtis.—La Prostitution sacrée en Syrie.—Cultes de Vénus, d'Adonis et de Priape.—L'Astarté des Phéniciens.—Fêtes nocturnes et débauches infâmes qui avaient lieu sous les auspices et en l'honneur d'Astarté.—La déesse des Sidoniens.—La Prostitution sacrée dans l'île de Cypre.—Les filles d'Amathonte.—Cypris, maîtresse du roi Cinyras, fondateur du temple de Paphos.—Phallus offerts en holocauste.—La Vénus hermaphrodite d'Amathonte, dite la double déesse.—Mystères secrets du culte d'Astarté.—Le Hochequeue.—Philtres amoureux des magiciens.—La Prostitution sacrée dans les colonies phéniciennes.—Les Tentes des Filles, à Sicca-Veneria.—Principaux caractères du culte de Vénus, précisés par saint Augustin.—Culte hermaphrodite dans l'Asie-Mineure.—Fêtes en l'honneur d'Adonis, à Byblos.—Rites du culte d'Adonis.—Sa statue phallophore.—Temples de Vénus Anaïtis à Zela et à Comanes, à Suse et à Ecbatane.—La Prostitution sacrée chez les Parthes et chez les Amazones.—Mollesse des Lydiens.—Débauche éhontée des filles lydiennes.—Tombeau du roi Alyattes, père de Crésus, construit presque en entier avec l'argent de la Prostitution.—Prostituées musiciennes et danseuses suivant l'armée des Lydiens.—Orgies des anciens Perses en présence de leurs femmes et de leurs filles légitimes.—Les trois cent vingt-neuf concubines de Darius.

C'est dans la Chaldée, dans l'antique berceau des sociétés humaines, qu'il faut chercher les premières traces de la Prostitution. Une partie de la Chaldée, celle qui touchait au nord la Mésopotamie et qui renfermait le pays d'Ur, patrie d'Abraham, avait pour habitants une race belliqueuse et sauvage, vivant au milieu des montagnes et ne connaissant pas d'autre art que celui de la chasse. Ce peuple chasseur inventa l'hospitalité et la Prostitution qui en était, en quelque sorte, l'expression naïve et brutale. Dans l'autre partie de la Chaldée, qui confinait avec l'Arabie déserte et qui s'étendait en plaines fertiles, en gras pâturages, un peuple pasteur, d'un naturel doux et pacifique, menait une vie errante au milieu de ses innombrables troupeaux. Il observait les astres, il créait les sciences, il inventa les religions et avec elles la Prostitution sacrée. Quand Nembrod, ce roi, ce conquérant que la Bible appelle un fort chasseur devant Dieu, réunit sous ses lois les deux provinces et les deux peuples de la Chaldée, quand il fonda Babylone au bord de l'Euphrate, l'an du monde 1402, selon les livres de Moïse, il laissa se mêler ensemble les croyances, les idées et les mœurs des différentes races de ses sujets, et il n'en dirigea pas même la fusion, qui se fit lentement sous l'influence de l'habitude. Ainsi la Prostitution sacrée et la Prostitution hospitalière ne signifièrent bientôt plus qu'une seule et même chose dans la pensée des Babyloniens, et devinrent simultanément une des formes les plus caractéristiques du culte de Vénus ou Mylitta.

Écoutons Hérodote, le vénérable père de l'histoire, le plus ancien collecteur des traditions du monde: «Les Babyloniens ont une loi très-honteuse: toute femme née dans le pays est obligée, une fois dans sa vie, de se rendre au temple de Vénus, pour s'y livrer à un étranger. Plusieurs d'entre elles, dédaignant de se voir confondues avec les autres à cause de l'orgueil que leur inspirent leurs richesses, se font porter devant le temple dans des chars couverts. Là elles se tiennent assises, ayant derrière elles un grand nombre de domestiques qui les ont accompagnées; mais la plupart des autres s'asseyent dans la pièce de terre dépendante du temple de Vénus avec une couronne de ficelles autour de la tête. Les unes arrivent, les autres se retirent. On voit, en tous sens, des allées séparées par des cordages tendus; les étrangers se promènent dans ces allées et choisissent les femmes qui leur plaisent le plus. Quand une femme a pris place en ce lieu, elle ne peut retourner chez elle que quelque étranger ne lui ait jeté de l'argent sur les genoux et n'ait eu commerce avec elle hors du lieu sacré. Il faut que l'étranger, en lui jetant de l'argent, lui dise: «J'invoque la déesse Mylitta.» Or, les Assyriens donnent à Vénus le nom de Mylitta. Quelque modique que soit la somme, il n'éprouvera point de refus: la loi le défend, car cet argent devient sacré. Elle suit le premier qui lui jette de l'argent, et il ne lui est pas permis de repousser personne. Enfin, quand elle s'est acquittée de ce qu'elle devait à la déesse, en s'abandonnant à un étranger, elle retourne chez elle; après cela, quelque somme qu'on lui donne, il n'est pas possible de la séduire. Celles qui ont en partage une taille élégante et de la beauté ne feront pas un long séjour dans le temple; mais les laides y restent davantage, parce qu'elles ne peuvent satisfaire à la loi. Il y en a même qui y demeurent trois ou quatre ans.» (Liv. I, paragr. 199).

Cette Prostitution sacrée, qui se répandit avec le culte de Mylitta ou Vénus Uranie dans l'île de Cypre et en Phénicie, est un de ces faits acquis à l'histoire, si monstrueux, si bizarre, si invraisemblable qu'il paraisse. Le prophète Baruch, qu'Hérodote n'avait pas consulté et qui se lamentait avec Jérémie deux siècles avant l'historien grec, raconte aussi les mêmes turpitudes dans la lettre de Jérémie aux Juifs que le roi Nabuchodonosor avait amenés en captivité à Babylone: «Des femmes, enveloppées de cordes, sont assises au bord des chemins et brûlent des parfums (succendentes ossa olivarum). Quand une d'elles, attirée par quelque passant, a dormi avec lui, elle reproche à sa voisine de n'avoir pas été jugée digne, comme elle, d'être possédée par cet homme et de n'avoir pas vu rompre sa ceinture de cordes.» (Baruch, ch. VI). Cette ceinture de cordes, ces nœuds qui entouraient le corps de la femme vouée à Vénus, représentaient la pudeur qui ne la retenait que par un lien fragile et que l'amour impétueux devait bientôt briser. Il fallait donc que celui qui voulait cohabiter avec une de ces femmes consacrées saisît l'extrémité de la corde qui l'entourait et entraînât ainsi sa conquête sous des cèdres et des lentisques qui prêtaient leur ombre à l'achèvement du mystère. Le sacrifice à Vénus était mieux reçu par la déesse, lorsque le sacrificateur, dans ses transports amoureux, rompait impétueusement tous les liens qui lui faisaient obstacle. Mais les savants qui ont commenté le fameux passage de Baruch ne sont pas d'accord sur l'espèce d'offrande que les consacrées brûlaient devant elles pour se rendre Vénus favorable. Selon les uns, c'était un gâteau d'orge et de froment; selon les autres, c'était un philtre qui allumait les désirs et préparait à la volupté; enfin, d'après une explication plus naturelle, il ne s'agissait que des baies parfumées de l'arbre à encens.

Hérodote avait vu de ses yeux, vers l'an 440 avant Jésus-Christ, la Prostitution sacrée des femmes de Babylone; comme étranger, sans doute jeta-t-il quelque argent sur les genoux d'une belle Babylonienne. Trois siècles et demi après lui, un autre voyageur, Strabon, fut aussi témoin de ces désordres, et il raconte que toutes les femmes de Babylone obéissaient à l'oracle en livrant leur corps à un étranger qu'elles considéraient comme un hôte: Mos est... cum hospite corpus miscere, dit la traduction latine de sa Géographie écrite en grec. Cette Prostitution n'avait lieu que dans un seul temple où elle s'était installée dès les premiers temps de la fondation de Babylone. Le temple de Mylitta eût été trop petit pour contenir tous les adorateurs de la déesse; mais il y avait à l'entour de ce temple une vaste enceinte qui en faisait partie et qui renfermait des édicules, des bocages, des bassins et des jardins. C'était là le champ de la Prostitution. Les femmes qui s'y abandonnaient se trouvaient sur un terrain sacré où l'œil d'un père ou d'un mari ne venait pas les troubler. Hérodote et Strabon ne parlent pas de la part que se réservait le prêtre dans les offrandes des pieuses adoratrices de Mylitta; mais Baruch nous représente les prêtres de Babylone comme des gens qui ne se refusaient rien.

On comprend que le spectacle permanent de la Prostitution sacrée ait gâté les mœurs de Babylone. En effet, cette immense cité, peuplée de plusieurs millions d'hommes répartis sur un espace de quinze lieues, était devenue bientôt un épouvantable lieu de débauche. Elle fut détruite en partie par les Perses, qui s'en emparèrent dans l'année 331 avant Jésus-Christ; mais la ruine de quelques grands édifices, le saccagement des palais et des tombeaux, le renversement des murailles ne purifièrent pas l'air empesté de la Prostitution, qui s'y perpétua comme dans sa véritable patrie, tant qu'il y eut un toit pour l'abriter. Alexandre-le-Grand avait été lui-même effrayé du libertinage babylonien lorsqu'il y était venu prendre part et en mourir. «Il n'était rien de plus corrompu que ce peuple, rapporte Quinte-Curce, un des historiens du conquérant de Babylone; rien de plus savant dans l'art des plaisirs et des voluptés. Les pères et les mères souffraient que leurs filles se prostituassent à leurs hôtes pour de l'argent, et les maris n'étaient pas moins indulgents à l'égard de leurs femmes. Les Babyloniens se plongeaient surtout dans l'ivrognerie et dans les désordres qui la suivent. Les femmes paraissaient d'abord dans leurs banquets avec modestie; mais ensuite elles quittaient leurs robes; puis le reste de leurs habits l'un après l'autre, dépouillant peu à peu la pudeur jusqu'à ce qu'elles fussent toutes nues. Et ce n'étaient pas des femmes publiques qui s'abandonnaient ainsi; c'étaient les dames les plus qualifiées, aussi bien que leurs filles.»

L'exemple de Babylone avait porté fruit; et le culte de Mylitta s'était propagé, avec la Prostitution qui l'accompagnait, dans l'Asie et dans l'Afrique, jusqu'au fond de l'Égypte comme jusqu'en Perse; mais dans chacun de ces pays la déesse prenait un nom nouveau, et son culte affectait des formes nouvelles sous lesquelles reparaissait toujours la Prostitution sacrée.

En Arménie, on adorait Vénus sous le nom d'Anaïtis; on lui avait élevé un temple à l'instar de celui que Mylitta avait à Babylone. Autour de ce temple s'étendait un vaste domaine dans lequel vivait enfermée une population consacrée aux rites de la déesse. Les étrangers seuls avaient le droit de passer le seuil de cette espèce de sérail des deux sexes et d'y demander une galante hospitalité qu'on ne leur refusait jamais. Quiconque était admis dans la cité amoureuse devait, suivant l'antique usage, acheter par un présent les faveurs qu'on lui accordait; mais, comme il n'est pas de coutume qui ne tombe tôt ou tard en désuétude à une époque de décadence, la femme que l'hôte de Vénus avait honorée de ses caresses le forçait souvent d'accepter un don plus considérable que celui qu'elle en recevait. Les desservants et desservantes de l'enclos sacré étaient les fils et les filles des meilleures familles du pays; et ils entraient au service de la déesse pour un temps plus ou moins long, d'après le vœu de leurs parents. Quand les filles sortaient du temple d'Anaïtis, en laissant à ses autels tout ce qu'elles avaient pu gagner à la sueur de leur corps, elles n'avaient point à rougir du métier qu'elles avaient fait, et alors elles ne manquaient pas de maris qui s'en allaient au temple prendre des renseignements sur les antécédents religieux des jeunes prêtresses. Celles qui avaient accueilli le plus grand nombre d'étrangers étaient les plus recherchées en mariage. Il faut dire aussi que dans le culte d'Anaïtis on assortissait autant que possible l'âge, la figure et la condition des amants, de manière à contenter la déesse et ses adorateurs. C'est Strabon qui nous a conservé cette particularité consolante, que nous ne rencontrerons pas chez les autres Vénus.

Ces différentes Vénus s'étaient éparpillées dans toute la Syrie, et elles avaient partout établi leur Prostitution avec certaines variantes de cérémonial. Vénus, sous ses noms divers, personnifiait, déifiait l'organe de la femme, la conception féminine, la nature femelle. Il était donc tout simple de déifier, de personnifier aussi l'organe de l'homme, la génération masculine, la nature mâle. Les hommes avaient fait le culte de Vénus; les femmes firent celui d'Adonis, qui devint, en se matérialisant, celui de Priape. On voit, dans l'antiquité, les deux cultes régner, l'un auprès de l'autre en bonne intelligence. C'est surtout aux Phéniciens qu'il faut attribuer la propagation des deux cultes, qui souvent n'en formaient qu'un seul, en se mêlant l'un à l'autre. La Vénus des Phéniciens se nommait Astarté. Elle avait des temples à Tyr, à Sidon et dans les principales villes de Phénicie; mais les plus célèbres étaient ceux d'Héliopolis de Syrie et d'Aphaque près du mont Liban. Astarté avait les deux sexes dans ses statues, pour représenter à la fois Vénus et Adonis. Le mélange des deux sexes se traduisait encore mieux par le travestissement des hommes en femmes et des femmes en hommes, dans les fêtes nocturnes de la déesse. Les débauches les plus infâmes avaient lieu à la faveur de ces déguisements, et le prêtre en réglait lui-même la cérémonie, au son des instruments de musique, des sistres et des tambours. Cette monstrueuse promiscuité, qui avait lieu sous les auspices de la bonne déesse, amenait une multitude d'enfants qui ne connaissaient jamais leurs pères et qui venaient à leur tour, dès leur plus tendre jeunesse, retrouver leurs mères dans les mystères d'Astarté. Il y avait pourtant une espèce de mariage, en dehors de la Prostitution sacrée, à laquelle se livraient les hommes ainsi que les femmes; puisque les Phéniciens, suivant le témoignage d'Eusèbe, prostituaient leurs filles vierges aux étrangers, pour la plus grande gloire de l'hospitalité. Ces turpitudes, que n'absolvait pas leur antiquité, se continuèrent jusqu'au quatrième siècle de l'ère vulgaire, et il fallut que Constantin-le-Grand y mît ordre, en les interdisant par une loi, en détruisant les temples d'Astarté et en remplaçant celui qui déshonorait Héliopolis par une église chrétienne.

Cette Astarté, que la Bible appelle la déesse des Sidoniens, avait trouvé des autels non moins impurs dans l'île de Cypre, où les Phéniciens d'Ascalon importèrent de bonne heure, avec leur commerce industrieux, la Prostitution sacrée. On eût dit que Vénus, née de la mer, comme la brillante planète Uranie, que les bergers chaldéens en voyaient sortir dans les belles nuits d'été, avait choisi pour son empire terrestre cette île de Cypre, que les dieux, à sa naissance, lui assignèrent en partage, comme nous le raconte la tradition grecque par la bouche d'Homère. C'était l'Astarté des Phéniciens, l'Uranie des Babyloniens: elle avait dans son île vingt temples renommés; les deux principaux étaient ceux de Paphos et d'Amathonte, où la Prostitution sacrée s'exerçait sur une plus grande échelle que partout ailleurs. Et pourtant, les filles d'Amathonte avaient été chastes, et même obstinées dans leur chasteté, lorsque Vénus fut rejetée sur leur rivage par l'écume des flots; elles méprisèrent cette nouvelle déesse qui leur apparaissait toute nue, les pauvres Propœtides, et la déesse irritée leur ordonna de se prostituer à tout venant, pour expier le mauvais accueil qu'elles lui avaient fait: elles obéirent avec tant de répugnance aux ordres de Vénus, que la protectrice des amours les changea en pierres. Ce fut une leçon qui profita aux filles de Cypre: elles se vouèrent donc à la Prostitution en l'honneur de leur déesse, et elles se promenaient le soir, au bord de la mer, pour se vendre aux étrangers qui arrivaient dans l'île. Il en était encore ainsi au deuxième siècle, du temps de Justin, qui raconte ces promenades des jeunes Cypriennes sur le rivage; mais, à cette époque, le produit de leur prostitution n'était pas déposé, comme dans l'origine, sur l'autel de la déesse: ce salaire malhonnête s'entassait dans un coffre, de manière à former une dot qu'elles apportaient à leurs maris et que ceux-ci recevaient sans rougir.

Quant aux fêtes de Vénus, qui attiraient en Cypre une innombrable foule d'adorateurs zélés, elles n'en étaient pas moins accompagnées d'actes, ou du moins d'emblèmes de Prostitution. On attribuait au roi Cinyras la fondation du temple de Paphos, et les prêtres du lieu prétendaient que la maîtresse de ce roi, nommée Cypris, s'était fait un tel renom d'habileté dans les choses de l'amour, que la déesse avait voulu qu'on lui donnât son nom. Cette Vénus, qu'on adorait à Paphos, était donc l'image de la nature femelle, de même que la Mylitta de Babylone: aussi, dans les sacrifices qui lui étaient offerts, on lui présentait, sous le nom de Carposis (Καρπωσις), qui signifiait prémices, un phallus ou une pièce de monnaie. Les initiés ne s'en tenaient pas à l'allégorie. La déesse était représentée d'abord par un cône ou pyramide en pierre blanche, qui fut transformée plus tard en statue de femme. La statue du temple d'Amathonte, au contraire, représentait une femme barbue, avec les attributs de l'homme sous des habits féminins: cette Vénus-là était hermaphrodite, selon Macrobe (putant eamdem marem ac feminam esse); voilà pourquoi Catulle l'invoque en la qualifiant de double déesse d'Amathonte (duplex Amathusia). Les mystères les plus secrets de cette Astarté se passaient dans le bois sacré qui environnait son temple, et dans ce bois toujours vert on entendait soupirer l'iunx ou frutilla, oiseau dédié à la déesse. Cet oiseau, dont les magiciens employaient la chair pour leurs philtres amoureux, n'était autre que notre trivial hochequeue; s'il nous est venu de Cypre, il a eu le temps de changer en chemin. Cette île fortunée avait encore d'autres temples, où le culte de Vénus suivait les mêmes rites: à Cinyria, à Tamasus, à Aphrodisium, à Idalie surtout, la Prostitution sacrée prenait les mêmes prétextes, sinon les mêmes formes.

De Cypre, elle gagna successivement toutes les îles de la Méditerranée; elle pénétra en Grèce et jusqu'en Italie: la marine commerçante des Phéniciens la portait partout où elle allait chercher ou déposer des marchandises. Mais chaque peuple, en acceptant un culte qui flattait ses passions, y ajoutait quelques traits de ses mœurs et de son caractère. Dans les colonies phéniciennes la Prostitution sacrée conservait les habitudes de lucre et de mercantilisme qui distinguaient cette race de marchands: à Sicca-Veneria, sur le territoire de Carthage, le temple de Vénus, qu'on appelait dans la langue tyrienne Succoth Benoth ou les Tentes des Filles, était, en effet, un asile de Prostitution dans lequel les filles du pays allaient gagner leur dot à la peine de leur corps (injuria corporis, dit Valère-Maxime); elles n'en étaient que plus honnêtes femmes après avoir fait ce vilain métier, et elles ne se mariaient que mieux. On peut induire de certains passages de la Bible, que ce temple, comme ceux d'Astarté à Sidon et à Ascalon, était tout environné de petites tentes, dans lesquelles les jeunes Carthaginoises se consacraient à la Vénus phénicienne. Elles s'y rendaient de tous côtés en si grand nombre, qu'elles se faisaient tort réciproquement et qu'elles ne retournaient pas à Carthage aussi vite qu'elles l'auraient voulu pour y trouver des maris. Les temples de Vénus étaient ordinairement situés sur des hauteurs, en vue de la mer, afin que les nautoniers, fatigués de leur navigation, pussent apercevoir de loin, comme un phare, la blanche demeure de la déesse, qui leur promettait le repos et la volupté. On comprend que la Prostitution hospitalière se soit d'abord établie au profit des marins, le long des côtes où ils pouvaient aborder. Cette Prostitution est devenue sacrée, lorsque le prêtre a voulu en avoir sa part et l'a couverte, en quelque sorte, du voile de la déesse qui la protégeait. Saint Augustin, dans sa Cité de Dieu, a précisé les principaux caractères du culte de Vénus, en constatant qu'il y avait trois Vénus plutôt qu'une, celle des vierges, celle des femmes mariées et celle des courtisanes, déesse impudique, à qui les Phéniciens, dit-il, immolaient la pudeur de leurs filles, avant qu'elles fussent mariées.

Toute l'Asie-Mineure avait embrassé avec transport un culte qui déifiait les sens et les appétits charnels: ce culte associait souvent Adonis à Vénus. Adonis, dont les Hébreux firent le nom du Dieu créateur du monde, Adonaï, personnifiait la nature mâle, sans laquelle est impuissante la nature femelle. Aussi, dans les fêtes funèbres qu'on célébrait en l'honneur de ce héros chasseur, tué par un sanglier et tant pleuré par Vénus, sa divine amante, on symbolisait l'épuisement des forces physiques et matérielles, qui se perdent par l'abus qu'on en fait, et qui ne se réveillent qu'à la suite d'une période de repos absolu. Durant ces fêtes, qui étaient fort célèbres à Byblos en Syrie, et qui rassemblaient une immense population cosmopolite autour du grand temple de Vénus, les femmes devaient consacrer leurs cheveux ou leur pudeur à la déesse. Il y avait la fête du deuil, pendant laquelle on pleurait Adonis en se frappant l'un l'autre avec la main ou avec des verges; il y avait ensuite la fête de la joie, qui annonçait la résurrection d'Adonis. Alors, on exposait en plein air, sous le portique du temple, la statue phallophore du dieu ressuscité, et aussitôt, toute femme présente était forcée de livrer sa chevelure au rasoir ou son corps à la Prostitution. Celles qui avaient préféré garder leurs cheveux étaient parquées dans une espèce de marché, où les étrangers seuls avaient le privilége de pénétrer; elles restaient là en vente, dit Lucien, pendant tout un jour, et elles s'abandonnaient à ce honteux trafic autant de fois qu'on voulait bien les payer. Tout l'argent que produisait cette laborieuse journée s'employait ensuite à faire des sacrifices à Vénus. C'était ainsi qu'on solennisait les amours de la déesse et d'Adonis. On peut s'étonner que les habitants du pays fussent si empressés pour un culte où leurs femmes avaient tout le bénéfice des mystères de Vénus; mais il faut remarquer que les étrangers n'étaient pas moins qu'elles intéressés dans ces mystères qui semblaient institués exprès pour eux. Le culte de Vénus était donc, en quelque sorte, sédentaire pour les femmes, nomade pour les hommes, puisque ceux-ci pouvaient visiter tour à tour les fêtes et les temples divers de la déesse, en profitant partout, dans ces pèlerinages voluptueux, des avantages réservés aux hôtes et aux étrangers.

Partout, en effet, dans l'Asie-Mineure, il y avait des temples de Vénus, et la Prostitution sacrée présidait partout aux fêtes de la déesse, qu'elle prît le nom de Mylitta, d'Anaïtis, d'Astarté, d'Uranie, de Mitra, ou tout autre nom symbolique. Il y avait, dans le Pont, à Zela et à Comanes, deux temples de Vénus-Anaïtis, qui attiraient à leurs solennités une multitude de fervents adorateurs. Ces deux temples s'étaient prodigieusement enrichis avec l'argent de ces débauchés, qui s'y rendaient de toutes parts pour accomplir des vœux (causa votorum, dit Strabon). Pendant les fêtes, les abords du temple à Comanes ressemblaient à un vaste camp peuplé d'hommes de toutes les nations, offrant un bizarre mélange de langages et de costumes. Les femmes qui se consacraient à la déesse, et qui faisaient argent de leur corps (corpore quœstum facientes), étaient aussi nombreuses qu'à Corinthe, dit encore Strabon, qui avait été témoin de cette affluence. Il en était de même à Suse et à Ecbatane en Médie; chez les Parthes, qui furent les élèves et les émules des Perses en fait de sensualité et de luxure; jusque chez les Amazones, qui se dédommageaient de leur chasteté ordinaire, en introduisant d'étranges désordres dans le culte de leur Vénus, qu'elles nommaient pourtant Artémis la Chaste. Mais ce fut en Lydie que la Prostitution sacrée entra le plus profondément dans les mœurs. Ces Lydiens, qui se vantaient d'avoir inventé tous les jeux de hasard et qui s'y livraient avec une sorte de fureur, vivaient dans une mollesse, éternelle conseillère de la débauche. Tout plaisir leur était bon, sans avoir besoin d'un prétexte de religion ni de l'occasion d'une fête sacrée. Ils adoraient bien Vénus, avec toutes les impuretés que son culte avait admises; mais, en outre, les filles se vouaient à Vénus et pratiquaient pour leur propre compte la Prostitution la plus éhontée: «Elles y gagnent leur dot, dit Hérodote, et continuent ce commerce jusqu'à ce qu'elles se marient.» Cette dot si malhonnêtement acquise leur donnait le droit de choisir un époux qui n'avait pas toujours le droit de repousser l'honneur d'un pareil choix. Il paraît que les filles lydiennes ne faisaient pas de mauvaises affaires, car lorsqu'il fut question d'ériger un tombeau à leur roi Alyattes, père de Crésus, elles contribuèrent à la dépense, de concert avec les marchands et les artisans de la Lydie. Ce tombeau était magnifique, et des inscriptions commémoratives marquaient la part qu'avait eue, dans sa construction, chacune des trois catégories de ses fondateurs; or, les courtisanes avaient fourni une somme considérable et fait bâtir une portion du monument bien plus étendue que les deux autres, bâties aux frais des artisans et des marchands.

Les Lydiens, ayant été subjugués par les Perses, communiquèrent à leurs vainqueurs le poison de la Prostitution. Ces Lydiens, qui avaient dans leurs armées une foule de danseuses et de musiciennes, merveilleusement exercées dans l'art de la volupté, apprirent aux Perses à faire cas de ces femmes qui jouaient de la lyre, du tambour, de la flûte et du psaltérion. La musique devint alors l'aiguillon du libertinage, et il n'y eut pas de grand repas où l'ivresse et la débauche ne fussent sollicitées par les sons des instruments, par les chants obscènes et les danses lascives des courtisanes. Ce honteux spectacle, ces préludes de l'orgie sans frein, les anciens Perses ne les épargnèrent pas même aux regards de leurs femmes et de leurs filles légitimes, qui venaient prendre place au festin, sans voile et couronnées de fleurs, elles qui vivaient ordinairement renfermées dans l'intérieur de leurs maisons et qui ne sortaient que voilées, même pour aller au temple de Mithra, la Vénus des Perses. Échauffées par le vin, animées par la musique, exaltées par la pantomime voluptueuse des musiciennes, ces vierges, ces matrones, ces épouses perdaient bientôt toute retenue et, la coupe à la main, acceptaient, échangeaient, provoquaient les défis les plus déshonnêtes, en présence de leurs pères, de leurs maris, de leurs frères, de leurs enfants. Les âges, les sexes, les rangs se confondaient sous l'empire d'un vertige général; les chants, les cris, les danses redoublaient, et la sainte Pudeur, dont les yeux et les oreilles n'étaient plus respectés, fuyait en s'enveloppant dans les plis de sa robe. Une horrible promiscuité s'emparait alors de la salle du festin, qui devenait un infâme dictérion. Le banquet et ses intermèdes libidineux se prolongeaient de la sorte jusqu'à ce que l'aurore fît pâlir les torches et que les convives demi-nus tombassent pêle-mêle endormis sur leurs lits d'argent et d'ivoire. Tel est le récit que Macrobe et Athénée nous font de ces hideux festins, que Plutarque essaie de réhabiliter en avouant que les Perses avaient un peu trop imité les Parthes, qui se livraient avec fureur à tous les entraînements du vin et de la musique.

Au reste, dès la plus haute antiquité, les rois de Perse avaient des milliers de concubines musiciennes attachées à leur suite, et Parménion, général d'Alexandre de Macédoine, en trouva encore dans les bagages de Darius trois cent vingt-neuf qui lui étaient restées après la défaite d'Arbelles, avec deux cent soixante dix-sept cuisiniers, quarante-six tresseurs de couronnes et quarante parfumeurs, comme un dernier débris de son luxe et de sa puissance.

CHAPITRE II.

Sommaire.—La Prostitution en Égypte, autorisée par les lois.—Cupidité des Égyptiennes.—Leurs talents incomparables pour exciter et satisfaire les passions.—Réputation des courtisanes d'Égypte.—Cultes d'Osiris et d'Isis.—Osiris, emblème de la nature mâle.—Isis, emblème de la nature femelle.—Le Van mystique, le Tau sacré et l'Œil sans sourcils, des processions d'Osiris.—La Vache nourricière, les Cistophores et le Phallus, des processions d'Isis.—La Prostitution sacrée en Égypte.—Initiations impudiques des néophytes des deux sexes, réservées aux prêtres égyptiens.—Opinion de saint Épiphane sur ces cérémonies occultes.—Fêtes d'Isis à Bubastis.—Obscénités des femmes qui s'y rendaient.—Souterrains où s'accomplissaient les initiations aux mystères d'Isis.—Profanation des cadavres des jeunes femmes par les embaumeurs.—Rhampsinite ou Rhamsès prostitue sa fille pour parvenir à connaître le voleur de son trésor.—Subtilité du voleur, auquel il donne sa fille en mariage.—La fille de Chéops et la grande pyramide.—La pyramide du milieu.—La pyramide de Mycérinus et la courtisane Rhodopis.—Histoire de Rhodopis et de son amant Charaxus, frère de Sapho.—Les broches de fer du temple d'Apollon à Delphes.—Rhodopis-Dorica.—Ésope a les faveurs de cette courtisane, en échange d'une de ses fables.—Le roi Amasis, l'aigle et la pantoufle de Rhodopis.—Épigramme de Pausidippe.—Naucratis, la ville des courtisanes.—La prostituée Archidice.—Les Ptolémées.—Ptolémée Philadelphe et ses courtisanes Cleiné, Mnéside, Pothyne et Myrtion.—Stratonice.—La belle Bilistique.—Ptolémée Philopator et Irène.—La courtisane Hippée ou la Jument.

L'Égypte, malgré ses sages, malgré ses prêtres qui lui avaient enseigné la morale, ne fut pas exempte cependant du fléau de la Prostitution; elle avait trop de rapports de voisinage et de commerce avec les Phéniciens pour ne pas adopter quelque chose d'une religion qui lui venait, comme la pourpre et l'encens, de Tyr et de Sidon. Elle leur laissa le dogme, elle ne prit que le culte, et quoique Vénus n'eût pas d'autels sous son nom dans l'empire d'Isis et d'Osiris, la Prostitution régna, dès les temps les plus reculés, au milieu des villes et presque publiquement, encore plus que dans le sanctuaire des temples. Ce n'était pas la Prostitution hospitalière: le foyer domestique des Égyptiens demeurait toujours inaccessible aux étrangers, à cause de l'horreur que ceux-ci leur inspiraient; ce n'était pas la Prostitution sacrée, car, en s'y livrant, les femmes n'accomplissaient pas une pratique de religion: c'était la Prostitution légale dans toute sa naïveté primitive. Les lois autorisaient, protégeaient, justifiaient même l'exercice de cet infâme commerce; une femme se vendait, comme si elle eût été une marchandise, et l'homme qui l'achetait à prix d'argent excusait ou du moins n'accusait pas l'odieux marché que celle-ci n'acceptait que par avarice. L'Égyptienne se montrait aussi cupide que la Phénicienne, mais elle ne prenait pas la peine de cacher sa cupidité sous les apparences d'une pratique religieuse. Elle était également d'une nature très-ardente, comme si les feux de son soleil éthiopique avaient passé dans ses sens; elle possédait surtout, si nous en croyons Ctésias, dont Athénée invoque le témoignage, des qualités et des talents incomparables pour exciter, pour enflammer, pour satisfaire les passions qui s'adressaient à elle; mais tout cela n'était qu'une manière de gagner davantage. Aussi, les courtisanes d'Égypte avaient-elles une réputation qu'elles s'efforçaient de maintenir dans le monde entier.

La religion égyptienne, ainsi que toutes les religions de l'antiquité, avait déifié la nature fécondante et génératrice sous les noms d'Osiris et d'Isis. C'étaient, dans l'origine, les seules divinités de l'Égypte: Osiris ou le Soleil représentait le principe de la vie mâle; Isis ou la Terre, le principe de la vie femelle. Apulée, qui avait été initié aux mystères de la déesse, lui fait tenir ce langage: «Je suis la Nature, mère de toutes choses, souveraine de tous les éléments, le commencement des siècles, la première des divinités, la reine des mânes, la plus ancienne habitante des cieux, l'image uniforme des dieux et des déesses... Je suis la seule divinité révérée dans l'univers sous plusieurs formes, avec diverses cérémonies et sous différents noms. Les Phéniciens m'appellent la Mère des dieux; les Cypriens, Vénus Paphienne...» Isis n'était donc autre que Vénus, et son culte mystérieux rappelait, par une foule d'allégories, le rôle que joue la femme ou la nature femelle dans l'univers. Quant à Osiris, son mari, n'était-ce pas l'emblème de l'homme ou de la nature mâle, qui a besoin du concours de la nature femelle qu'elle féconde, pour engendrer et créer? Le bœuf et la vache étaient donc les symboles d'Isis et d'Osiris. Les prêtres de la déesse portaient dans les cérémonies le van mystique qui reçoit le grain et le son, mais qui ne garde que le premier en rejetant le second; les prêtres du dieu portaient le tau sacré ou la clef, qui ouvre les serrures les mieux fermées. Ce tau figurait l'organe de l'homme; ce van, l'organe de la femme. Il y avait encore l'œil, avec ou sans sourcils, qui se plaçait à côté du tau dans les attributs d'Osiris, pour simuler les rapports des deux sexes. De même, aux processions d'Isis, immédiatement après la vache nourricière, de jeunes filles consacrées, qu'on nommait cistophores, tenaient la ciste mystique, corbeille de jonc renfermant des gâteaux ronds ou ovales et troués au milieu; près des cistophores, une prêtresse cachait dans son sein une petite urne d'or, dans laquelle se trouvait le phallus, qui était, selon Apulée, «l'adorable image de la divinité suprême et l'instrument des mystères les plus secrets.» Ce phallus, qui reparaissait sans cesse et sous toutes les formes dans le culte égyptien, était la représentation figurée d'une partie du corps d'Osiris, partie que n'avait pu retrouver Isis, lorsqu'elle rassembla conjugalement les membres épars de son mari, tué et mutilé par l'odieux Typhon, frère de la victime. On peut donc juger du culte d'Isis et d'Osiris par les objets mêmes qui en étaient les mystérieux symboles.

La Prostitution sacrée devait, dans un pareil culte, avoir la plus large extension; mais elle était certainement, du moins dans les premiers âges, réservée au prêtre qui en faisait un des revenus les plus productifs de ses autels. Elle régnait avec impudeur dans ces initiations, auxquelles il fallait préluder par les ablutions, le repos et la continence. Le dieu et la déesse avaient remis leurs pleins pouvoirs à des ministres qui en usaient tout matériellement et qui se chargeaient d'initier à d'infâmes débauches les néophytes des deux sexes. Saint Épiphane dit positivement que ces cérémonies occultes faisaient allusion aux mœurs des hommes avant l'établissement de la société. C'étaient donc la promiscuité des sexes et tous les débordements du libertinage le plus grossier. Hérodote nous apprend comment on se préparait aux fêtes d'Isis, adorée dans la ville de Bubastis sous le nom de Diane: «On s'y rend par eau, dit-il, hommes et femmes pêle-mêle, confondus les uns avec les autres; dans chaque bateau il y a un grand nombre de personnes de l'un et de l'autre sexe. Tant que dure la navigation, quelques femmes jouent des castagnettes, et quelques hommes de la flûte; le reste, tant hommes que femmes, chante et bat des mains. Lorsqu'on passe près d'une ville, on fait approcher le bateau du rivage. Parmi les femmes, les unes continuent à jouer des castagnettes; d'autres crient de toutes leurs forces et disent des injures à celles de la ville; celles-ci se mettent à danser, et celles-là, se tenant debout, retroussent indécemment leurs robes.» Ces obscénités n'étaient que les simulacres de celles qui allaient se passer autour du temple où chaque année sept cent mille pèlerins venaient se livrer à d'incroyables excès.

Les horribles désordres auxquels le culte d'Isis donna lieu se cachaient dans des souterrains où l'initié ne pénétrait qu'après un temps d'épreuves et de purification. Hérodote, confident et témoin de cette Prostitution que les prêtres d'Égypte lui avaient révélée, en dit assez là-dessus pour que ses réticences mêmes nous permettent de deviner ce qu'il ne dit pas: «Les Égyptiens sont les premiers qui, par principe de religion, aient défendu d'avoir commerce avec les femmes dans les lieux sacrés, ou même d'y entrer après les avoir connues, sans s'être auparavant lavé. Presque tous les autres peuples, si l'on en excepte les Égyptiens et les Grecs, ont commerce avec les femmes dans les lieux sacrés, ou bien, lorsqu'ils se lèvent d'auprès d'elles, ils y entrent sans s'être lavés. Ils s'imaginent qu'il en est des hommes comme de tous les autres animaux. On voit, disent-ils, les bêtes et les différentes espèces d'oiseaux s'accoupler dans les temples et les autres lieux consacrés aux dieux; si donc cette action était désagréable à la divinité, les bêtes mêmes ne l'y commettraient pas.» Hérodote, qui n'approuve pas ces raisons, s'abstient de trahir les secrets des prêtres égyptiens, dans la confidence desquels il avait vécu à Memphis, à Héliopolis et à Thèbes. Il ne nous fait connaître qu'indirectement les mœurs privées et publiques de l'Égypte; mais à certains détails qu'il donne en passant, on peut juger que la corruption, chez cet ancien peuple, était arrivée à son comble. Ainsi, on ne remettait aux embaumeurs les corps des femmes jeunes et belles que trois ou quatre jours après leur mort, et cela, de peur que les embaumeurs n'abusassent de ces cadavres. «On raconte, dit Hérodote, qu'on en prit un sur le fait avec une femme morte récemment.»

L'histoire des rois d'Égypte nous présente encore dans l'ouvrage d'Hérodote deux étranges exemples de la Prostitution légale. Rhampsinite ou Rhamsès, qui régnait environ 2244 ans avant Jésus-Christ, voulant découvrir l'adroit voleur qui avait pillé son trésor, «s'avisa d'une chose que je ne puis croire,» dit Hérodote, dont la crédulité avait été souvent mise à l'épreuve: «il prostitua sa propre fille, en lui ordonnant de s'asseoir dans un lieu de débauche et d'y recevoir également tous les hommes qui se présenteraient, mais de les obliger, avant de leur accorder ses faveurs, à lui dire ce qu'ils avaient fait dans leur vie de plus subtil et de plus méchant.» Le voleur coupa le bras d'un mort, le mit sous son manteau et alla rendre visite à la fille du roi. Il ne manqua pas de se vanter d'être l'auteur du vol; la princesse essaya de l'arrêter, mais, comme ils étaient dans l'obscurité, elle ne saisit que le bras du mort, pendant que le vivant gagnait la porte. Ce nouveau tour d'adresse le recommanda tellement à l'estime de Rhampsinite, que le roi fit grâce au voleur et le maria ensuite avec celle qu'il lui avait déjà fait connaître dans un mauvais lieu. Cette pauvre princesse en était sortie sans doute en meilleur état que la fille de Chéops, qui fut roi d'Égypte, douze siècles avant Jésus-Christ. Chéops fit construire la grande pyramide, laquelle coûta vingt années de travail et des dépenses incalculables. «Épuisé par ces dépenses, rapporte Hérodote, il en vint à ce point d'infamie de prostituer sa fille dans un lieu de débauche, et de lui ordonner de tirer de ses amants une certaine somme d'argent. J'ignore à quel taux monta cette somme; les prêtres ne me l'ont point dit. Non-seulement elle exécuta les ordres de son père, mais elle voulut aussi laisser elle-même un monument: elle pria donc tous ceux qui la venaient voir de lui donner chacun une pierre pour des ouvrages qu'elle méditait. Ce fut de ces pierres, me dirent les prêtres, qu'on bâtit la pyramide qui est au milieu des trois.» La science moderne n'a pas encore calculé combien il était entré de pierres dans cette pyramide.

L'érection d'une pyramide, si coûteuse qu'elle fût, ne semblait pas au-dessus des moyens d'une courtisane. Aussi, malgré la chronologie et l'histoire, attribuait-on généralement en Égypte la construction de la pyramide de Mycérinus à la courtisane Rhodopis. Cette courtisane n'était pas Égyptienne de naissance, mais elle avait fait sa fortune avec les Égyptiens, longtemps après le règne de Mycérinus. Rhodopis, qui vivait sous Amasis, 600 ans avant Jésus-Christ, était originaire de Thrace; elle avait été compagne d'esclavage d'Ésope le fabuliste, chez Iadmon, à Samos. Elle fut menée en Égypte par Xanthus, de Samos, qui faisait aux dépens d'elle un assez vilain métier, puisqu'il l'avait achetée pour qu'elle exerçât l'état de courtisane au profit de son maître. Elle réussit à merveille, et sa renommée lui attira une foule d'amants entre lesquels Charaxus, de Mytilène, frère de la célèbre Sapho, fut tellement épris de cette charmante fille, qu'il donna une somme considérable pour sa rançon. Rhodopis, devenue libre, ne quitta pas l'Égypte, où sa beauté et ses talents lui procurèrent des richesses immenses. Elle en fit un singulier usage, car elle employa la dixième partie de ses biens à fabriquer des broches de fer, qu'elle offrit, on ne sait pour quel vœu, au temple de Delphes, où on les voyait encore du temps d'Hérodote. Ce grave historien parle de ces broches symboliques comme d'une chose que personne n'avait encore imaginée et il ne cherche pas à deviner le sens figuré de cette singulière offrande. On n'en montrait plus que la place du temps de Plutarque. La tradition populaire avait si bien confondu les broches du temple d'Apollon delphien et la pyramide de Mycérinus, construite plusieurs siècles avant la fabrication des broches, que tout le monde en Égypte s'obstinait à mettre cette pyramide sur le compte de Rhodopis. Selon les uns, elle en avait payé la façon; selon les autres (Strabon et Diodore de Sicile ont l'air d'adopter cette opinion erronée), ses amants l'avaient fait bâtir à frais communs pour lui plaire: d'où il faut conclure que la courtisane avait l'amour des pyramides.

Rhodopis, que les Grecs nommaient Dorica, et Dorica était célèbre dans toute la Grèce, ouvrit la liste de ses adorateurs par le nom d'Ésope, qui, tout contrefait et tout laid qu'il fût, ne donna qu'une de ses fables pour acheter les faveurs de cette belle fille de Thrace. Le baiser du poëte la désigna aux regards complaisants de la destinée. Le beau Charaxus, à qui elle devait sa liberté et le commencement de son opulence, la laissa se fixer dans la ville de Naucratis, où il venait la voir, à chaque voyage qu'il faisait en Égypte pour y apporter et y vendre du vin. Rhodopis l'aimait assez pour lui être fidèle tant qu'il séjournait à Naucratis, et l'amour l'y retenait plus que son commerce. Pendant une de ses absences, Rhodopis, assise sur une terrasse, regardait le Nil et cherchait à l'horizon la voile du navire qui lui ramenait Charaxus; une de ses pantoufles avait quitté son pied impatient et brillait sur un tapis: un aigle la vit, la saisit avec son bec et l'emporta dans les airs. En ce moment, le roi Amasis était à Naucratis et y tenait sa cour, entouré de ses principaux officiers. L'aigle, qui avait enlevé la pantoufle de Rhodopis sans que celle-ci s'en aperçût, laissa tomber cette pantoufle sur les genoux du Pharaon. Jamais il n'avait rencontré pantoufle si petite et si avenante. Il se mit en quête aussitôt du joli pied à qui elle appartenait, et lorsqu'il l'eut trouvé, en faisant essayer la divine pantoufle à toutes les femmes de ses États, il voulut avoir Rhodopis pour maîtresse. Néanmoins, la maîtresse d'Amasis ne renonça pas à Charaxus; et la Grèce célébra, dans les chansons de ses poëtes, les amours de Dorica, que Sapho, sœur de Charaxus, avait poursuivie d'amers reproches. Pausidippe, dans son livre sur l'Éthiopie, a consacré cette épigramme à l'amante de Charaxus: «Un nœud de rubans relevait tes longues tresses, des parfums voluptueux s'exhalaient de ta robe flottante; aussi vermeille que le vin qui rit dans les coupes, tu enlaçais dans tes bras charmants le beau Charaxus. Les vers de Sapho l'attestent et t'assurent l'immortalité. Naucratis en conservera le souvenir, tant que les vaisseaux vogueront avec joie sur les flots du Nil majestueux.»

Naucratis était la ville des courtisanes: celles qui sortaient de cette ville semblaient avoir profité des leçons de Rhodopis. Leurs charmes et leurs séductions firent longtemps l'entretien de la Grèce, qui envoyait souvent ses débauchés à Naucratis et qui en rapportait de merveilleux récits de Prostitution. Après Rhodopis, une autre courtisane, nommée Archidice, acquit aussi beaucoup de célébrité par les mêmes moyens; mais, de l'aveu d'Hérodote, elle eut moins de vogue que sa devancière. On sait pourtant qu'elle mettait un si haut prix à ses faveurs, que le plus riche se ruinait à les payer; et beaucoup se ruinèrent ainsi. Un jeune Égyptien, qui était éperdument amoureux de cette courtisane, voulut se ruiner pour elle; mais, comme sa fortune était médiocre, Archidice refusa la somme et l'amant. Celui-ci ne se tint pas pour battu: il invoqua Vénus, qui lui envoya en songe gratuitement ce qu'il eût payé si cher en réalité; il n'en demanda pas davantage. La courtisane apprit ce qui s'était passé sans elle, et cita devant les magistrats son débiteur insolvable en lui réclamant le prix du songe. Les magistrats jugèrent ce point litigieux avec une grande sagesse: ils autorisèrent Archidice à rêver qu'elle avait été payée, et partant quitte. (Voy. les notes de Larcher, traducteur d'Hérodote.)

La grande époque des courtisanes en Égypte paraît avoir été celle des Ptolémées, dans le troisième siècle avant Jésus-Christ; mais, parmi ces illustres filles, les unes étaient Grecques, les autres venaient d'Asie, et presque toutes avaient commencé par jouer de la flûte. Ptolémée-Philadelphe en eut un grand nombre à son service: l'une, Cléiné, lui servait d'échanson, et il lui fit élever des statues qui la représentaient vêtue d'une tunique légère et tenant une coupe ou rithon; l'autre, Mnéside, était une de ses musiciennes; celle-ci, Pothyne, l'enchantait par les grâces de sa conversation; celle-là, Myrtion, qu'il avait tirée d'un lieu de débauche hanté par les bateliers du Nil, l'enivrait de sales jouissances. Ce Ptolémée payait généreusement les services qu'on lui rendait, et il honora d'un tombeau la mémoire de Stratonice, qui lui avait laissé de tendres souvenirs, quoiqu'elle fût Grecque et non Égyptienne. Ce roi voluptueux n'avait pas de répugnance pour les Grecques: il avait fait venir d'Argos la belle Bilistique, qui descendait de la race des Atrides, et qui oubliait son origine le plus joyeusement qu'elle pouvait. Ptolémée Evergète, fils de Philadelphe, n'éparpilla pas ses amours autant que son père lui en avait donné l'exemple: il se contenta d'Irène, qu'il conduisit à Éphèse, dont il était gouverneur, et qui poussa le dévouement jusqu'à mourir avec lui. Ptolémée Philopator se mit à la merci d'une adroite courtisane, nommée Agathoclée, qui régna sous son nom en Égypte, comme elle régnait dans sa chambre à coucher. Un autre Ptolémée ne pouvait se passer d'une hétaire subalterne, qu'il avait surnommée Hippée, ou la Jument, parce qu'elle se partageait entre lui et l'administrateur du fourrage de ses écuries. Il aimait surtout à boire avec elle; un jour qu'elle buvait à plein gosier, il s'écria en riant et en lui frappant sur la croupe: «La Jument a trop mangé de foin!»

CHAPITRE III.

Sommaire.—La Prostitution hospitalière chez les Hébreux.—Les fils des anges.—Le déluge.—Sodome et Gomorrhe.—Les filles de Loth.—La Prostitution légale établie chez les Patriarches.—Joseph et la femme de l'eunuque Putiphar.—Thamar se prostitue à Juda son beau-père.—Le marché aux paillardes.—Les femmes étrangères.—Le roi Salomon permet aux courtisanes de s'établir dans les villes.—Apostrophe du prophète Ézéchiel à Jérusalem la grande prostituée.—Lois de Moïse.—Sorte de Prostitution permise par Moïse, et à quelles conditions.—Trafic que les Hébreux faisaient entre eux de leurs filles.—Inflexibilité de Moïse à l'égard des crimes contre nature.—Raisons qui avaient décidé Moïse à exclure les Juives de la Prostitution légale.—Le chapitre XVIII du Lévitique.—Infirmités secrètes dont les femmes juives étaient affligées.—Précautions singulières prises par Moïse pour sauvegarder la santé des Hébreux.—Tourterelles offertes en holocauste par les hommes découlants, pour obtenir leur guérison.—La loi de Jalousie.—Le gâteau de jalousie et les eaux amères de la malédiction.—La Prostitution sacrée chez les Hébreux.—Cultes de Moloch et de Baal-Phegor.—Superstitions obscènes et offrandes immondes.—Les Molochites.—Les efféminés ou consacrés.—Leurs mystères infâmes.—Le prix du chien.—Les consacrées.—Maladies nées de la débauche des Israélites.—Zambri et la prostituée de Madian.—Les efféminés détruits par Moïse reparaissent sous les rois de Juda.—Asa les chasse à son tour.—Maacha, mère d'Asa, grande prêtresse de Priape. Les efféminés, revenus de nouveau, sont décimés par Josias.—Débordements des Israélites avec les filles de Moab.—Mœurs des prostituées moabites.—Expédition contre les Madianites.—Massacre des femmes prisonnières, par ordre de Moïse.—Lois de Moïse sur la virginité des filles.—Moyens des Juifs pour constater la virginité.—Peines contre l'adultère et le viol.—L'achat d'une vierge.—La concubine de Moïse.—Châtiment infligé par le Seigneur à Marie, sœur de Moïse.—Recommandation de Moïse aux Hébreux, au sujet des plaisirs de l'amour.—La fille de Jephté.—Les espions de Josué et la fille de joie Rahab.—Samson et la paillarde de Gaza.—Dalila.—Le lévite d'Éphraïm et sa concubine.—Infamie des Benjamites.—La jeune fille vierge du roi David.—Débordements du roi Salomon.—Ses sept cents femmes et ses trois cents concubines.—Tableau et caractère de la Prostitution à l'époque de Salomon, puisés dans son livre des Proverbes.—Les prophètes Isaïe, Jérémie et Ézéchiel.—Le temple de Dieu à Jérusalem, théâtre du commerce des prostituées.—Jésus les chasse de la maison du Seigneur.—Marie Madeleine chez le Pharisien.—Jésus lui remet ses péchés à cause de son repentir.

Les Hébreux, qui étaient originaires de la Chaldée, y avaient pris les mœurs de la vie pastorale: il est donc certain que la Prostitution hospitalière exista dans les âges reculés, chez la race juive comme chez les pâtres et les chasseurs chaldéens. On en retrouve la trace çà et là dans les livres saints. Mais la Prostitution sacrée était fondamentalement antipathique avec la religion de Moïse, et ce grand législateur, qui avait pris à tâche d'imposer un frein à son peuple pervers et corrompu, s'efforça de réprimer au nom de Dieu les excès épouvantables de la Prostitution légale. De là cette pénalité terrible qu'il avait tracée en caractères de sang sur les tables de la loi, et qui suffisait à peine pour arrêter les monstrueux débordements des fils d'Abraham.

Le plus ancien exemple qui existe peut-être de la Prostitution hospitalière, c'est dans la Genèse qu'il faut le chercher. Du temps de Noé les fils de Dieu ou les anges étaient descendus sur la terre pour connaître les filles des hommes, et ils en avaient eu des enfants qui furent des géants. Ces anges venaient le soir demander un abri sous la tente d'un patriarche et ils y laissaient, en s'éloignant plus ou moins satisfaits de ce qu'ils avaient trouvé, des souvenirs vivants de leur passage. La Genèse ne nous dit pas à quel signe authentique on pouvait distinguer un ange d'un homme: ce n'était qu'au bout de neuf mois qu'il se révélait par la naissance d'un géant. Ces géants n'héritèrent pas des vertus de leurs pères, car la méchanceté des hommes ne fit que s'accroître; de telle sorte que le Seigneur, indigné de voir l'espèce humaine si dégénérée et si corrompue, résolut de l'anéantir, à l'exception de Noé et de sa famille. Le déluge renouvela la face du monde, mais les passions et les vices, que Dieu avait voulu faire disparaître, reparurent et se multiplièrent avec les hommes. L'hospitalité même ne fut plus chose sainte et respectée dans les villes immondes de Sodome et de Gomorrhe; lorsque les deux anges qui avaient annoncé à Abraham que sa femme Sarah, âgée de six vingts ans, lui donnerait un fils, allèrent à Sodome et s'arrêtèrent dans la maison de Loth pour y passer la nuit, les habitants de la ville, depuis le plus jeune jusqu'au plus vieux, environnèrent la maison, et appelant Loth: «Où sont ces hommes, lui dirent-ils, qui sont venus cette nuit chez toi? Fais-les sortir, afin que nous les connaissions?—Je vous prie, mes frères, répondit Loth, ne leur faites point de mal. J'ai deux filles qui n'ont point encore connu d'homme, je vous les amènerai, et vous les traiterez comme il vous plaira, pourvu que vous ne fassiez pas de mal à ces hommes. Car ils sont venus à l'ombre de mon toit.» Loth, qui faisait ainsi à l'hospitalité le sacrifice de l'honneur de ses filles, n'eût-il pas accordé de bonne grâce à ses deux hôtes ce qu'il offrait malgré lui à une populace en délire? Quant à ses deux filles, que le spectacle de la destruction de Sodome et de Gomorrhe n'avait point assez épouvantées pour leur inspirer des sentiments de continence, elles abusèrent étrangement l'une après l'autre de l'ivresse de leur malheureux père.

C'est bien la débauche, et la plus hideuse, mais ce n'est pas encore la Prostitution légale, celle qui s'accomplit en vertu d'un marché que la loi ne condamne pas et que l'usage autorise. Cette espèce de Prostitution se montre chez les Hébreux, dès les temps des patriarches, dix-huit siècles avant Jésus-Christ, alors même que le chaste Joseph, esclave et intendant de l'eunuque Putiphar en Égypte, résistait aux provocations impudiques de la femme de son maître, et lui abandonnait son manteau plutôt que son honneur. Un des frères de Joseph, Juda, le quatrième fils de Jacob, avait marié successivement à une fille nommée Thamar deux fils qu'il avait eus avec une Chananéenne: ces deux fils, Her et Onan, étant morts sans laisser d'enfants, leur veuve se promettait d'épouser leur dernier frère, Séla; mais Juda ne se souciait pas de ce mariage, auquel les deux précédents, restés stériles, attachaient un fâcheux augure. Thamar, mécontente de son beau-père, qui s'était engagé vis-à-vis d'elle à la marier avec Séla, imagina un singulier moyen de prouver qu'elle pouvait devenir mère. Ayant su que Juda s'en allait sur les hauteurs de Tinnath pour y faire tondre ses brebis, elle ôta ses habits de veuvage, elle se couvrit d'un voile et s'en enveloppa, puis s'assit dans un carrefour sur la route que Juda devait prendre. «Quand Juda la vit, raconte la Genèse (ch. XXXVIII), il imagina que c'était une prostituée, car elle avait couvert son visage pour n'être pas reconnue. Et, s'avançant vers elle, il lui dit: «Permets que j'aille avec toi!» Car il ne soupçonnait pas que ce fût sa belle-fille. Elle lui répondit: «Que me donneras-tu pour jouir de mes embrassements?» Il dit: «Je t'enverrai un chevreau de mes troupeaux.» Alors, elle reprit: «Je ferai ce que tu veux, si tu me donnes des arrhes jusqu'à ce que tu m'envoies ce que tu promets?» Et Juda lui dit: «Que veux-tu que je te donne pour arrhes?» Elle répondit: «Ton anneau, ton bracelet et le bâton que tu tiens à la main.» Il s'approcha d'elle et aussitôt elle conçut; ensuite, se levant, elle s'en alla, et, quittant le voile qu'elle avait pris, elle revêtit les habits du veuvage. Cependant Juda envoya un chevreau, par l'entremise d'un de ses pâtres, qui devait lui rapporter son gage; mais le pâtre ne trouva pas cette femme, entre les mains de qui le gage était resté, et il interrogea les passants: «Où est cette prostituée qui stationnait dans le carrefour?» Et ils répondirent: «Il n'y a point eu de prostituée dans cet endroit-là.» Et il retourna vers Juda et lui dit: «Je ne l'ai point trouvée, et les gens de l'endroit m'ont déclaré que jamais prostituée n'avait stationné à cette place.» Peu de temps après, on vint annoncer à Juda que sa belle-fille était enceinte et il ordonna qu'elle fût brûlée comme adultère; mais Thamar lui fit connaître alors le père de l'enfant qu'elle portait, en lui rendant son anneau, son bracelet et son bâton.

Voilà certainement le plus ancien exemple de Prostitution légale que puisse nous fournir l'histoire; car le fait, rapporté par Moïse avec toutes les circonstances qui le caractérisèrent, remonte au vingt-unième siècle avant Jésus-Christ. Nous voyons déjà la prostituée juive, cachée dans les plis d'un voile, assise au bord d'un chemin et s'y livrant à son infâme métier avec le premier venu qui veut la payer. C'était là, depuis la plus haute antiquité, le rôle que jouait la Prostitution chez les Hébreux. Les livres saints sont remplis de passages qui nous montrent les carrefours des routes servant de marché et de champ de foire aux paillardes, qui tantôt se tenaient immobiles, enveloppées dans leur voile comme dans un linceul, et tantôt, vêtues d'habits immodestes et richement parées, brûlaient des parfums, chantaient des chansons voluptueuses, en s'accompagnant avec la lyre, la harpe et le tambour, ou dansaient au son de la double flûte. Ces paillardes n'étaient pas des Juives, du moins la plupart; car l'Écriture les qualifie ordinairement de femmes étrangères: c'étaient des Syriennes, des Égyptiennes, des Babyloniennes, etc., qui excellaient dans l'art d'exciter les sens. La loi de Moïse défendait expressément aux femmes juives de servir d'auxiliaires à la Prostitution qu'elle autorisait pour les hommes, puisqu'elle ne la condamnait pas. On s'explique donc comment les femmes étrangères n'avaient pas le droit de se prostituer dans l'enceinte des villes et pourquoi les grands chemins avaient le privilége de donner asile à la débauche publique. Il n'y eut d'exception à cet usage que sous le règne de Salomon, qui permit aux courtisanes de s'établir au milieu des villes. Mais, auparavant et depuis, on ne les rencontrait pas dans les rues et les carrefours de Jérusalem; on les voyait se mettre à l'encan, le long des routes. Là, elles dressaient leurs tentes de peaux de bêtes ou d'étoffes aux couleurs éclatantes. Quinze siècles après l'aventure de Thamar, le prophète Ézéchiel disait, dans son langage symbolique, à Jérusalem la grande prostituée: «Tu as construit un lupanar et tu t'es fait un lieu de Prostitution dans tous les carrefours, à la tête de chaque chemin tu as arboré l'enseigne de ta paillardise, et tu as fait un abominable emploi de ta beauté, et tu t'es abandonnée à tous les passants (divisisti pedes tuos omni transeunti, dit la Vulgate), et tu as multiplié tes fornications.»

Le séjour des Hébreux en Égypte, où les mœurs étaient fort dépravées, acheva de pervertir les leurs et de les ramener à l'état de simple nature: ils vivaient dans une honteuse promiscuité, lorsque Moïse les fit sortir de servitude et leur donna un code de lois religieuses et politiques. Moïse, en conduisant les Juifs vers la terre promise, eut besoin de recourir à une pénalité terrible pour arrêter les excès de la corruption morale qui déshonorait le peuple de Dieu. Du haut du mont Sinaï il fit entendre ces paroles, que le Seigneur prononça au milieu des éclairs et des tonnerres: «Tu ne paillarderas point! Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain!» Ensuite, il ne dédaigna pas de régler lui-même, au nom de Jehovah, les formes d'une espèce de Prostitution qui faisait essentiellement partie de l'esclavage. «Si quelqu'un a vendu sa fille comme esclave, dit-il, elle ne pourra quitter le service de son maître, à l'instar des autres servantes. Si elle déplaît aux yeux du maître à qui elle a été livrée, que le maître la renvoie; mais il n'aura pas le pouvoir de la vendre à un peuple étranger, s'il veut se débarrasser d'elle. Toutefois, s'il l'a fiancée à son fils, il doit se conduire envers elle comme envers ses propres filles. Que s'il en a pris une autre, il pourvoira à la dot et aux habits de son esclave, et il ne lui niera pas le prix de sa pudicité (pretium pudicitiæ non negabit). S'il ne fait pas ces trois choses, elle sortira de servage, sans rien payer.» Ce passage, que les commentateurs ont compris de différentes façons, prouve de la manière la plus évidente que chez les Juifs, du moins avant la rédaction définitive des tables de la loi, le père avait le droit de vendre sa fille à un maître, qui en faisait sa concubine pour un temps déterminé par le contrat de vente. On voit aussi, dans cette singulière législation, que la fille, vendue de la sorte au profit de son père, ne retirait aucun avantage personnel de l'abandon qu'elle était forcée de faire de son corps, excepté dans le cas où le maître, après l'avoir fiancée à son fils, voudrait la remplacer par une autre concubine. Il est donc clairement établi que les Hébreux trafiquaient entre eux de la Prostitution de leurs filles.

Moïse, ce sage législateur qui parlait aux Hébreux par la bouche de Dieu, avait affaire à des pécheurs incorrigibles: il leur laissa, par prudence, comme un faible dédommagement de ce qu'il leur enlevait, la liberté d'avoir commerce avec des prostituées étrangères; mais il fut inflexible à l'égard des crimes de bestialité et de sodomie. «Celui qui aura eu des rapports charnels avec une bête de somme sera puni de mort,» dit-il dans l'Exode (chap. XXII). «Tu n'auras pas de relation sexuelle avec un mâle, comme avec une femme, dit-il dans le Lévitique (chap. XVIII), car c'est une abomination; tu ne cohabiteras avec aucune bête et tu ne te souilleras pas avec elle. La femme ne se prostituera pas à une bête et ne se mélangera pas avec elle, car c'est un forfait!» Moïse, en parlant de ces désordres contre nature, ne peut s'empêcher d'excuser les Juifs, qui ne les avaient pas inventés et qui s'y abandonnaient à l'exemple des autres peuples. «Les nations que je m'en vais chasser de devant vous se sont polluées de toutes ces turpitudes, s'écrie le chef d'Israël, la terre qu'elles habitent en a été souillée, et moi je vais punir sur elle son iniquité, et la terre vomira ses habitants.» Moïse, qui sait combien son peuple est obstiné dans ses vilaines habitudes, joint la menace à la prière pour imposer un frein salutaire aux déréglements des sens: «Quiconque aura fait une seule de ces abominations sera retranché du milieu des miens!» Ce n'était point encore assez pour effrayer les coupables; Moïse revient encore à plusieurs reprises sur la peine qu'on doit leur infliger: «Les deux auteurs de l'abomination seront également mis à mort, lapidés ou brûlés, l'homme et la bête, la bête et la femme, le mâle et son complice mâle.» Moïse n'avait donc pas prévu que le sexe féminin pût se livrer à de pareilles énormités. Et toujours il mettait sous les yeux des Israélites la nécessité de ne pas ressembler aux peuples qu'ils allaient chasser de la terre de Chanaan: «Vous ne suivrez point les errements de ces nations, disait l'Éternel, car elles ont pratiqué les infamies que je vous défends, et je les ai prises en abomination (Lévit., XX).»

Le but évident de la loi de Moïse était d'empêcher, autant que possible, la race juive de dégénérer et de s'abâtardir par suite des débauches qui n'avaient déjà que trop vicié son sang et appauvri sa nature. Ces débauches portaient, d'ailleurs, un grave préjudice au développement de la population et à la santé publique. Tels furent certainement les deux principaux motifs qui déterminèrent le législateur à ne tolérer la Prostitution légale, que chez les femmes étrangères. Il la défendit absolument aux femmes juives. «Tu ne prostitueras pas ta fille, dit-il dans le Lévitique (chap. XIX), afin que la terre ne soit pas souillée ni remplie d'impureté.» Il dit encore plus expressément dans le Deutéronome (XXIII): «Il n'y aura pas de prostituées entre les filles d'Israël, ni de ruffian entre les fils d'Israël.» (Non erit meretrix de filiabus Israel nec scortator de filiis Israel.) Ces deux articles du code de Moïse réglèrent la Prostitution chez les Juifs, quand les Juifs furent fixés en Palestine et constitués en corps de nation sous le gouvernement des juges et des rois. Les lieux de débauche étaient dirigés par des étrangers, la plupart Syriens; les femmes de plaisir, dites consacrées, étaient toutes étrangères, la plupart Syriennes. Quant aux raisons qui avaient décidé Moïse à exclure les femmes juives de la Prostitution légale, elles sont suffisamment déduites dans les chapitres du Lévitique où il ne craint pas de révéler les infirmités dégoûtantes auxquelles étaient sujettes alors les femmes de sa race. De là toutes les précautions qu'il prend pour rendre les unions saines et prolifiques. On ne s'explique pas autrement ce chapitre XVIII du Lévitique, dans lequel il énumère toutes les personnes du sexe féminin, dont un juif ne découvrira pas la nudité (turpitudinem non discoperies), sous peine de désobéir à l'Éternel: «Que nul ne s'approche de sa parente pour cohabiter avec elle!» dit le Seigneur. Ainsi, tout Juif ne pouvait, sans crime, connaître sa mère ou belle-mère, sa sœur ou belle-sœur, sa fille, petite-fille ou belle-fille, sa tante maternelle ou paternelle, sa nièce ou sa cousine germaine. Moïse crut utile d'établir de la sorte les degrés de parenté qui repoussassent une alliance incompatible et plus contraire encore à l'état physique d'une société qu'à son organisation morale. C'était par des motifs tout à fait analogues, que l'approche d'une femme, à l'époque de son indisposition menstruelle, avait été si sévèrement interdite, que la loi de Moïse la punissait de mort dans certaines circonstances. Le danger, il est vrai, était plus sérieux chez les Juives que partout ailleurs.

Ces Juives, si belles qu'elles fussent, avec leurs yeux noirs fendus en amande, avec leur bouche voluptueuse aux lèvres de corail et aux dents de perles, avec leur taille souple et cambrée, avec leur gorge ferme et riche, avec tous les trésors de leurs formes potelées, ces juives, dont la Sunamite du Cantique des Cantiques nous offre un si séduisant portrait, étaient affligées, s'il faut en croire Moïse, de secrètes infirmités que certains archéologues de la médecine ont voulu traiter comme les symptômes du mal vénérien. A coup sûr, ce mal-là ne venait ni de Naples ni d'Amérique. Il serait donc imprudent et bien osé de se prononcer sur un sujet si délicat; mais, en tout cas, on ne peut qu'approuver Moïse, qui avait pris des précautions singulières pour sauvegarder la santé des Hébreux et pour empêcher leur progéniture d'être gâtée dans son germe. Selon d'autres commentateurs, peu ou point médecins, mais très-habiles théologiens sans doute, il ne s'agit que du flux de sang et des hémorrhoïdes, dans ce terrible chapitre XV du Lévitique, qui commence ainsi dans la traduction la plus décente: «Tout homme à qui la chair découle sera souillé à cause de son flux, et telle sera la souillure de son flux; quand sa chair laissera aller son flux ou que sa chair retiendra son flux, c'est sa souillure.» Le texte de la Vulgate ne laisse pas de doute sur la nature de ce flux, sinon sur son origine: Vir qui patitur fluxum seminis immundus erit; et tunc indicabitur huic vitio subjacere, cum per singula momenta adhæserit carni ejus atque concreverit fœdus humor. Et voilà pourquoi Moïse avait ordonné des ablutions si rigoureuses et des épreuves si austères, à ceux qui découlaient, suivant l'expression des traductions orthodoxes de la Bible. Le malade, qui rendait impur tout ce qu'il touchait, et dont les vêtements devaient être lavés à mesure qu'il les souillait, se rendait à l'entrée du tabernacle, le huitième jour de son flux, et sacrifiait deux tourterelles ou deux pigeons, l'un pour son péché, l'autre en holocauste. Ces deux pigeons, que le paganisme avait consacrés à Vénus à cause de l'ardeur et de la multiplicité de leurs caresses, représentaient évidemment les deux auteurs d'un péché qui avait eu de si fâcheuses conséquences. Ce sacrifice expiatoire ne guérissait pas le malade, qui restait retranché hors d'Israël et loin du tabernacle de Dieu jusqu'à ce que son flux s'arrêtât. Moïse impose là de véritables règlements de police, pour empêcher autant que possible qu'une maladie immonde, qui altérait les sources de la génération chez les Hébreux, ne se propageât encore en augmentant ses ravages, et ne finît par infecter tout le peuple d'Israël.

Cette maladie cependant s'était tellement aggravée et multipliée pendant le séjour des Israélites dans le désert, que Moïse expulsa du camp tous ceux qui en étaient atteints (Nombres, chap. V). Ce fut par l'ordre du Seigneur que les enfants d'Israël chassèrent sans pitié tout lépreux et tout homme découlant. On peut penser que ces malheureux, à qui sans doute l'Éternel n'envoyait pas le bienfait de la manne céleste, périrent de froid et de faim, sinon de leur mal. Il est permis de rapporter encore à ce mal étrange et odieux la loi de Jalousie, que Moïse formula pour tranquilliser les maris qui accusaient leurs femmes d'avoir compromis leur santé en commettant un adultère dont elles avaient gardé les traces cuisantes. Des querelles inextinguibles éclataient sans cesse à ce sujet dans l'intérieur des ménages juifs. Le mari soupçonnait sa femme et cherchait la preuve de ses soupçons dans l'état de leur santé réciproque; la femme jurait en vain qu'elle ne s'était pas souillée, et elle imputait souvent à son mari les torts que celui-ci lui reprochait. Alors, mari et femme se rendaient devant le sacrificateur; le mari présentait pour sa femme un gâteau de farine d'orge, sans huile, nommé gâteau de jalousie; les deux époux se tenaient debout devant l'Éternel; le sacrificateur posait le gâteau sur les mains de la femme, et tenait dans les siennes les eaux amères qui apportent la malédiction: «Si aucun homme n'a couché avec toi, lui disait-il, et si, étant en la puissance de ton mari, tu ne t'es point débauchée et souillée, sois exempte de ces eaux amères; mais si, étant en la puissance de ton mari, tu t'es débauchée et souillée, et que quelque autre que ton mari ait couché avec toi, que l'Éternel te livre à l'exécration à laquelle tu t'es assujettie par serment, et que ces eaux-là, qui apportent la malédiction, entrent dans tes entrailles pour te faire enfler le ventre et faire tomber ta cuisse.» La femme répondait Amen et buvait les eaux amères, tandis que le sacrificateur faisait tournoyer le gâteau de jalousie et l'offrait sur l'autel. Si plus tard la femme voyait enfler son ventre et se dessécher sa cuisse, elle était convaincue d'adultère et elle devenait infâme aux yeux d'Israël. Son mari, au contraire, que tout le monde plaignait comme une victime exempte de faute, se trouvait justifié, sinon guéri; car, bien qu'il n'eût pas bu les eaux amères en présence du sacrificateur, il avait souvent la meilleure part des infirmités dégoûtantes et des accidents terribles que l'exécration faisait peser sur sa femme criminelle. Quand celle-ci avait manifesté son innocence par l'état prospère de son ventre et de sa cuisse charnue, elle n'avait plus à redouter les reproches de son mari et elle pouvait avoir des enfants.

Moïse, on le voit, ne s'occupait pas seulement de moraliser les Israélites: il s'efforçait de détruire les germes de leurs vilaines maladies, et il mettait ses lois d'hygiène publique sous la sauvegarde du tabernacle de Dieu. Mais les Israélites, en passant à travers les peuplades étrangères, Moabites, Ammonites, Chananéens, et toutes ces races syriennes plus ou moins corrompues et idolâtres, s'incorporaient les goûts, les usages et les vices de leurs hôtes ou de leurs alliés. Or, la Prostitution la plus audacieuse florissait chez les descendants incestueux de Loth et de ses filles. La Prostitution sacrée avait surtout étendu son empire impudique dans le culte des faux dieux, que les habitants du pays adoraient avec une déplorable frénésie. Moloch et Baal-Phegor étaient les monstrueuses idoles de cette Prostitution à laquelle le peuple juif s'empressa de se faire initier. Moïse eut beau sévir contre les fornicateurs, leur exemple ne fut pas moins suivi par ceux qui se laissèrent entraîner aux appétits de la chair. Ainsi, une foule de superstitions obscènes restèrent dans les mœurs des Hébreux, quoique les autels de Baal et de Moloch eussent été renversés et ne reçussent plus d'offrandes immondes. Moïse, dans le chapitre XX du Lévitique et dans le chapitre XXIII du Deutéronome, a imprimé un stigmate d'infamie à ce culte exécrable et aux apostats qui le pratiquaient à la honte du vrai Dieu d'Israël: «Quiconque des enfants d'Israël ou des étrangers qui demeurent dans Israël donnera de sa semence à l'idole de Moloch, qu'il soit puni de mort: le peuple le lapidera.» Ainsi parle l'Éternel à Moïse, en lui ordonnant de retrancher du milieu de son peuple ceux qui auront forniqué avec Moloch. Dans le Deutéronome, c'est Moïse seul qui condamne, sans toutefois les frapper d'une peine déterminée, certaines impuretés qui concernaient Baal plutôt que Moloch: «Tu n'offriras pas dans le temple du Seigneur le salaire de la Prostitution et le prix du chien, quel que soit le vœu que tu aies fait, parce que ces deux choses sont en abomination devant le Seigneur ton Dieu.»

Les savants se sont donné beaucoup de mal pour découvrir quels étaient ces dieux moabites, Moloch et Baal-Phegor; ils ont extrait du Talmud et des commentateurs juifs les détails les plus étranges sur les idoles de ces dieux-là et sur le culte qu'on leur rendait. Ainsi, Moloch était représenté sous la figure d'un homme à tête de veau, qui, les bras étendus, attendait qu'on lui offrît en sacrifice de la fleur de farine, des tourterelles, des agneaux, des béliers, des veaux, des taureaux et des enfants. Ces différentes offrandes se plaçaient dans sept bouches qui s'ouvraient au milieu du ventre de cette avide divinité d'airain, posée sur un immense four qu'on allumait pour consumer à la fois les sept espèces d'offrandes. Pendant cet holocauste, les prêtres de Moloch faisaient une terrible musique de sistres et de tambours, afin d'étouffer les cris des victimes. C'est alors qu'avait lieu l'infamie, maudite par le Dieu d'Israël: les Molochites se livraient à des pratiques dignes de la patrie d'Onan, et, animés par le bruit cadencé des instruments de musique, ils s'agitaient autour de la statue incandescente qui apparaissait rouge à travers la fumée, ils poussaient des hurlements frénétiques, et, suivant l'expression biblique, donnaient de leur postérité à Moloch. Cette abomination se naturalisa tellement dans Israël, que quelques malheureux insensés osèrent l'introduire dans le culte du Dieu des Juifs, et souillèrent ainsi son sanctuaire. La colère de Moïse en fit justice, et il répéta ces paroles de l'Éternel: «Je mettrai ma face contre ceux qui paillardent avec Moloch, et je les retrancherai du milieu de mon peuple.» Ce Moloch, ou Molec, n'était autre que la Mylitta des Babyloniens, l'Astarté des Sidoniens, la Vénus génératrice, la femme divinisée. De là, les offrandes qu'on lui apportait: la fleur de farine, pour indiquer la substance de vie; les tourterelles, pour exprimer les tendresses de l'amour; les agneaux, pour désigner la fécondité; les béliers, pour caractériser la pétulance des sens; les veaux, pour peindre la richesse de la nature nourricière; les taureaux, pour symboliser la force créatrice; et les enfants, pour montrer le but du culte même de la déesse. On comprend que, par une honteuse exagération du zèle religieux, les fidèles adorateurs de Moloch, n'ayant pas d'enfants à lui offrir, lui aient offert une impure compensation de ce cruel sacrifice. Au reste, il semble que le culte de ce sale Moloch ait eu moins de vogue que celui de Baal-Phegor chez les Juifs.

Baal-Phegor ou Belphegor, qui était le dieu favori des Madianites, fut accepté par les Hébreux avec une passion qui témoigne assez de l'indécence de ses mystères. Ce dieu malhonnête balança souvent le Dieu d'Abraham et de Jacob; son culte détestable, accompagné des plus affreuses débauches, ne fut jamais complétement détruit dans la nation juive, qui le pratiquait secrètement dans les bois et dans les montagnes. Ce culte était certainement celui d'Adonis ou de Priape. Les monuments qui représentaient le dieu nous manquent tout à fait. C'est à peine si quelques écrivains juifs se sont permis de faire parler la tradition au sujet de Baal, de ses statues et de ses cérémonies. Nous nous bornerons à entrevoir derrière un voile décent les images scandaleuses que Selden, l'abbé Mignot et Dulaure ont essayé de relever avec la main de l'érudition. Selon Selden, qui s'appuie de l'autorité d'Origène et de saint Jérôme, Belphegor était figuré tantôt par un phallus gigantesque, appelé dans la Bible: species turpitudinis; tantôt par une idole portant sa robe retroussée au-dessus de la tête, comme pour étaler sa turpitude (ut turpitudinem membri virilis ostenderet); selon Mignot, la statue de Baal était monstrueusement hermaphrodite; selon Dulaure, elle n'était remarquable que par les attributs de Priape. Mais tous les savants, se fondant sur les saintes Écritures et sur les commentaires des Pères de l'Église, sont d'accord au sujet de la Prostitution sacrée, qui faisait le principal élément de ce culte odieux. Les prêtres du dieu étaient de beaux jeunes hommes, sans barbe, qui, le corps épilé et frotté d'huiles parfumées, entretenaient un ignoble commerce d'impudicité dans le sanctuaire de Baal. La Vulgate les nomme efféminés (effœminati); le texte hébraïque les qualifie de kedeschim, c'est-à-dire consacrés. Quelquefois, ces consacrés n'étaient que des mercenaires attachés au service du temple. Leur rôle ordinaire consistait dans l'usage plus ou moins actif de leurs mystères infâmes: ils se vendaient aux adorateurs de leur dieu, et déposaient sur ses autels le salaire de leur Prostitution. Ce n'est pas tout, ils avaient des chiens dressés aux mêmes ignominies; et le produit impur qu'ils retiraient de la vente ou du louage de ces animaux, ils l'appliquaient aussi aux revenus du temple. Enfin, dans certaines cérémonies qui se célébraient la nuit au fond des bois sacrés, lorsque les astres semblaient voiler leur face et se cacher d'épouvante, prêtres et consacrés s'attaquaient à coups de couteau, se couvraient d'entailles et de plaies peu profondes, échauffés par le vin, excités par leurs instruments de musique, et tombaient pêle-mêle dans une mare de sang.

Voilà pourquoi Moïse ne voulait pas qu'il y eût des bocages auprès des temples; voilà pourquoi, rougissant lui-même des turpitudes qu'il dénonçait à la malédiction du ciel, il défendait d'offrir dans la maison de Dieu le salaire de la Prostitution et le prix du chien. Les efféminés formaient une secte qui avait ses rites et ses initiations. Cette secte se multipliait donc en cachette, quelques efforts que fît le législateur pour l'anéantir; elle survivait à la ruine de ses idoles et elle se propageait jusque dans le temple du Seigneur. L'origine de ces efféminés se rattache évidemment à la profusion de diverses maladies obscènes qui avaient vicié le sang des femmes et qui rendait leur approche fort dangereuse, avant que Moïse eût purifié son peuple en expulsant et en vouant à l'exécration quiconque était atteint de ces maladies endémiques: la lèpre, la gale, le flux de sang et les flux de tout genre. Lorsque la santé publique fut un peu régénérée, les Juifs qui s'adonnaient au culte de Baal ne se contentèrent plus de leurs efféminés; et ceux-ci, se voyant moins recherchés, imaginèrent, pour obvier à la diminution des revenus de leur culte, de consacrer également à Baal une association de femmes qui se prostituaient au bénéfice de l'autel. Ces femmes, nommées comme eux kedeschoth, dans le langage biblique, ne résidaient pas avec eux sous le portique ou dans l'enceinte du temple: elles se tenaient, sous des tentes bariolées, aux abords de ce temple, et elles se préparaient à la Prostitution, en brûlant des parfums, en vendant des philtres, en jouant de la musique. C'étaient là ces femmes étrangères, qui continuaient leur métier à leur profit lorsque le temple de Baal n'était plus là pour recevoir leurs offrandes; c'étaient elles qui, exercées dès l'enfance à leur honteux sacerdoce, servaient exclusivement aux besoins de la Prostitution juive.

L'histoire de la Prostitution sacrée chez les Hébreux commence donc du temps de Moïse, qui ne réussit pas à l'abolir, et elle reparaît çà et là, dans les livres saints, jusqu'à l'époque des Machabées.

Lorsque Israël était campé en Sittim, dans le pays des Moabites, presque en vue de la terre promise, le peuple s'abandonna à la fornication avec les filles de Moab (Nombres, chap. XXV), qui les invitèrent à leurs sacrifices: il fut initié à Belphegor. L'Éternel appela Moïse et lui ordonna de faire pendre ceux qui avaient sacrifié à Belphegor. Une maladie terrible, née de la débauche des Israélites, les décimait déjà, et vingt-quatre mille étaient morts de cette maladie. Moïse rassembla les juges d'Israël pour les inviter à retrancher du peuple les coupables que le fléau avait atteints. «Voilà qu'un des enfants d'Israël, nommé Zambri, entra, en présence de ses frères, chez une prostituée du pays de Madian, à la vue de Moïse et de l'assemblée des juges, qui pleuraient devant les portes du tabernacle. Alors Phinées, petit-fils d'Aaron, ayant vu ce scandale, se leva, prit un poignard, entra derrière Zambri dans le lieu de débauche, et perça d'un seul coup l'homme et la femme dans les parties de la génération.» Cette justice éclatante fit cesser l'épidémie qui désolait Israël et apaisa le ressentiment du Seigneur. Mais le mal moral avait des racines plus profondes que le mal physique, et les abominations de Baal-Phegor reparurent souvent au milieu du peuple de Dieu. Elles ne furent jamais plus insolentes que sous les rois de Juda. Pendant le règne de Roboam, 980 ans avant Jésus-Christ, «les efféminés s'établirent dans le pays et y firent toutes les abominations des peuples que le Seigneur avait écrasés devant la face des fils d'Israël.» Asa, un des successeurs de Roboam, fit disparaître les efféminés, et purgea son royaume des idoles qui le souillaient; il chassa même sa mère Maacha, qui présidait aux mystères de Priape (in sacris Priapi), et renversa de fond en comble le temple qu'elle avait élevé à ce dieu, dont il mit en pièces la statue impudique (simulacrum turpissimum). Josaphat, qui régna ensuite, anéantit le reste des efféminés qui avaient pu se soustraire aux poursuites sévères de son père Asa. Cependant, les efféminés ne tardèrent pas à revenir; les temples de Baal se relevèrent; ses statues insultèrent de nouveau à la pudeur publique; car, deux siècles plus tard, le roi Josias fit encore une guerre implacable aux faux dieux et à leur culte, qui s'était mêlé dans Jérusalem au culte du Seigneur. Les temples furent démolis, les statues jetées par terre, les bois impurs arrachés et brûlés; Josias n'épargna pas les tentes des efféminés que ces infâmes avaient plantées dans l'intérieur même du temple de Salomon, et qui, tissées de la main des femmes consacrées à Baal, servaient d'asile à leurs étranges Prostitutions.

Un ancien commentateur juif des livres de Moïse ajoute beaucoup de traits de mœurs, que lui fournit la tradition; au chapitre XV des Nombres, dans lequel sont mentionnés les débordements des Israélites avec les filles de Moab. Ces filles avaient dressé des tentes et ouvert des boutiques (officinæ) depuis Bet-Aiscimot jusqu'à Ar-Ascaleg: là, elles vendaient toutes sortes de bijoux; et les Hébreux mangeaient et buvaient au milieu de ce camp de Prostitution. Quand l'un d'eux sortait pour prendre l'air et se promenait le long des tentes, une fille l'appelait de l'intérieur de la tente où elle était couchée: «Viens, et achète-moi quelque chose?» Et il achetait; le lendemain il achetait encore, et le troisième jour elle lui disait: «Entre, et choisis-moi; tu es le maître ici.» Alors, il entrait dans la tente; et là, il trouvait une coupe pleine de vin ammonite qui l'attendait: «Qu'il te plaise de boire ce vin!» lui disait-elle. Et il buvait, et ce vin enflammait ses sens, et il disait à la belle fille de Moab: «Baise-moi!» Elle, tirant de son sein l'image de Phegor (sans doute un phallus): «Mon seigneur, lui disait-elle, si tu veux que je te donna un baiser, adore mon dieu?—Quoi! s'écriait-il, puis-je accepter l'idolâtrie?—Que t'importe! reprenait l'enchanteresse; il suffit de te découvrir devant cette image.» L'Israélite se gardait bien de refuser un pareil marché; il se découvrait, et la Moabite achevait de l'initier au culte de Baal-Phegor. C'était donc reconnaître Baal et l'adorer, que de se découvrir devant lui. Aussi, les Juifs, de peur de paraître la tête nue en sa présence, conservaient leur bonnet jusque dans le temple et devant le tabernacle du Seigneur. Ces filles de Moab n'étaient peut-être pas trop innocentes de la plaie qui frappa Israël, à la suite des idolâtries qu'elles avaient sollicitées; car, après l'expédition triomphante que Moïse avait envoyée contre les Madianites, tous les hommes ayant été passés au fil de l'épée, il ordonna de tuer aussi une partie des femmes qui restaient prisonnières: «Ce sont elles, dit-il aux capitaines de l'armée, ce sont elles qui, à la suggestion de Balaam, ont séduit les fils d'Israël et vous ont fait pécher contre le Seigneur en vous montrant l'image de Phegor.» Il fit donc tuer impitoyablement toutes les femmes qui avaient perdu leur virginité (mulieres quæ noverunt viros in coitu).

Moïse, dans vingt endroits de ses livres, paraît se préoccuper beaucoup de la virginité des filles: c'était là une dot obligée que la femme juive apportait à son mari, et l'on doit croire que les Hébreux, si peu avancés qu'ils fussent dans les sciences naturelles, avaient des moyens certains de constater la virginité, lorsqu'elle existait, et de prouver ensuite qu'elle avait existé. Ainsi (Deutéron., ch. XXII), lorsqu'un mari, après avoir épousé sa femme, l'accusait de n'être point entrée vierge dans le lit conjugal, le père et la mère de l'accusée se présentaient devant les anciens qui siégeaient à la porte de la ville, et produisaient à leurs yeux les marques de la virginité de leur fille, en déployant la chemise qu'elle avait la nuit de ses noces. Dans ce cas, on imposait silence au mari et il n'avait plus rien à objecter contre une virginité si bien établie. Mais, dans le cas contraire, quand la pauvre femme n'en pouvait produire autant, elle courait risque d'être convaincue d'avoir manqué à ses devoirs et d'être alors condamnée comme ayant forniqué dans la maison de son père: on la conduisait devant cette maison et on l'assommait à coups de pierres. Moïse, ainsi que tous les législateurs, avait prononcé la peine de mort contre les adultères; quant au viol, celui d'une fille fiancée était seul puni de mort, et la fille périssait avec l'homme qui l'avait outragée, à moins que le crime eût été commis en plein champ; autrement, cette infortunée était censée n'avoir pas crié ou avoir peu crié. Si la fille n'avait pas encore reçu l'anneau de fiancée, son insulteur devenait son mari pour l'avoir humiliée (quia humiliavit illam), à la charge seulement de payer au père de sa victime cinquante sicles d'argent, ce qui s'appelait l'achat d'une vierge. Moïse, plus indulgent pour les hommes que pour les femmes, prescrivait à celles-ci une chasteté si rigoureuse, que la femme mariée qui voyait son mari aux prises avec un autre homme ne pouvait lui venir en aide, sous peine de s'exposer à perdre la main; car on coupait la main à la femme qui, par mégarde ou autrement, touchait les parties honteuses d'un homme; or, dans leurs rixes, les Juifs avaient l'habitude de recourir trop souvent à ce mode d'attaque redoutable, qui n'allait à rien moins qu'à mutiler la race juive. Ce fut donc pour empêcher ces combats dangereux, que Moïse ferma l'entrée du temple aux eunuques, de quelque façon qu'ils le fussent devenus (attritis vel amputatis testiculis et abscisso veretro. Deutéron., XXIII). Mais toutes ces rigueurs de la loi ne s'appliquaient qu'aux femmes juives; les étrangères, quoi qu'elles fissent dans Israël ou avec Israël, n'étaient nullement inquiétées, et Moïse lui-même savait bien tout le prix de ces étrangères, puisque, âgé de plus de cent ans, il en prit une pour femme ou plutôt pour concubine. C'était une Éthiopienne, qui n'adorait pas le Dieu des Juifs, mais qui n'en plaisait pas moins à Moïse. La sœur de ce favori de l'Éternel, Marie, eut à se repentir d'avoir mal parlé de l'Éthiopienne, car Moïse s'attrista et le Seigneur s'irrita: Marie devint lépreuse, blanche comme neige, en châtiment de ses malins propos contre la noire maîtresse de Moïse. Celui-ci, qui ne prêchait pas toujours d'exemple, eût été malvenu à exiger des Israélites une continence qui lui semblait difficile à garder. Il leur recommandait seulement la modération dans les plaisirs des sens, la chasteté dans les actes extérieurs. Ainsi, suivant sa loi, l'amour était une sorte de mystère, qui ne devait s'accomplir qu'avec certaines conditions de temps, de lieu et de décence. Il y avait, en outre, beaucoup de précautions à prendre dans l'intérêt de la salubrité publique: les femmes juives étaient sujettes à des indispositions héréditaires que l'abus des rapports sexuels pouvait aggraver et multiplier; les familles, en se concentrant pour ainsi dire sur elles-mêmes, avaient appauvri et vicié leur sang. L'intempérance étant le vice dominant des Israélites, leur législateur, qui eût été impuissant à les rendre absolument chastes et vertueux, leur prescrivit de se modérer dans leurs désirs et dans leurs jouissances: «Que les fils d'Israël, dit le Seigneur à Moïse, portent des bandelettes de pourpre aux bords de leurs manteaux, afin que la vue de ces bandelettes leur rappelle les commandements du Seigneur et détourne de la fornication leurs yeux et leurs pensées.» (Nombr., XV.)

Les étrangères ou femmes de plaisir n'étaient pas si décriées dans Israël, que leurs fils ne pussent prendre rang et autorité parmi le peuple de Dieu: ainsi, le brave Jephté était né, à Galaad, d'une prostituée, et il n'en fut pas moins un des chefs de guerre les plus estimés des Israélites. Un commentateur des livres saints a pensé que Jephté, pour expier la prostitution de sa mère, consacra au Seigneur la virginité de sa fille unique. On a peine à croire, en effet, que Jephté ait réellement immolé sa fille, et il faut sans doute ne voir dans cet holocauste humain qu'un emblème assez intelligible: la fille de Jephté pleure, pendant deux mois, sa virginité avec ses compagnes, avant de prendre l'habit de veuve et de se vouer au service du Seigneur. Un autre commentateur, plus préoccupé d'archéologie antique, a vu dans la retraite de cette fille sur la montagne une initiation au culte de Baal-Phegor, qui avait ses temples, ses statues et ses bois sacrés dans les lieux élevés, comme le dit souvent la Bible. Jephté aurait donc consacré sa fille à la Prostitution, c'est-à-dire au métier que sa mère avait exercé. Au reste, les livres de Josué et des Juges ne témoignent pas une aversion bien implacable à l'égard des prostituées. Quand Josué envoya deux espions à Jéricho, ces espions arrivèrent la nuit dans la maison d'une fille de joie, nommée Rahab, «et couchèrent là,» dit la Bible. Cette femme demeurait sur la muraille de la ville, comme les femmes de son espèce qui n'avaient pas le droit d'habiter dans l'intérieur des cités. On vint, de la part du roi de Jéricho, pour s'emparer de ces espions, mais elle les avait cachés sur le toit de sa maison, et elle les aida ensuite à sortir de la ville au moyen d'une corde. Ces espions lui promirent la vie sauve pour elle et pour tous ceux qui seraient sous son toit lors de la prise de Jéricho. Josué ne manqua pas de tenir la promesse que ses envoyés avaient faite à cette paillarde, qui fut épargnée dans le massacre, ainsi que son père, sa mère, ses frères et tous ceux qui lui appartenaient. «Elle a habité au milieu d'Israël jusqu'à aujourd'hui,» dit l'auteur du livre de Josué, qui n'a pas l'air de se scandaliser de cette résidence d'une étrangère au milieu des Israélites. Ce n'était pas la seule, il est vrai, et l'historien sacré a souvent occasion de parler de ces créatures.

Nous ne nous arrêterons pas à la naissance de Samson, dans laquelle on pourrait rechercher quelques traces de la Prostitution sacrée; nous ne ferons pas remarquer que sa mère était stérile, et qu'un homme de Dieu, dont la face était semblable à celle d'un ange, vint vers cette femme stérile, pour lui annoncer qu'elle aurait un fils; nous montrerons seulement Samson, cet élu du Seigneur, lequel va dans la ville de Gaza, y voit une femme paillarde et entre chez elle. Le Seigneur néanmoins ne se retire pas de lui; car, au milieu de la nuit, Samson se lève aussi dispos que s'il avait dormi paisiblement et arrache les portes de Gaza, qu'il porte sur le sommet de la montagne. Ensuite, il aima une femme qui s'appelait Dalila, et qui se tenait sous une tente près du torrent de Cédron. C'était encore là une courtisane, et sa trahison, que les Philistins achetèrent à prix d'argent, prouve qu'elle n'avait pas à se louer de la générosité de son amant. Le Seigneur ne reprochait point à Samson l'usage qu'il faisait de sa force, mais il l'abandonna dès que le rasoir eut dépouillé le front de ce Nazaréen. Dalila l'abandonna aussi et ne l'endormit plus sur ses genoux. Les Juifs pouvaient d'ailleurs avoir des concubines dans leur maison, sans offenser le Dieu d'Abraham, qui avait eu aussi la sienne. Gédéon en eut aussi une qui lui donna un fils, outre les soixante-dix fils que ses femmes lui avaient donnés. Quant au lévite d'Éphraïm, il avait pris dans le pays de Bethléem une concubine qui paillarda chez lui, dit la traduction protestante de la Bible, et qui le quitta pour retourner chez son père. Ce fut là que le lévite alla, pour leur malheur, la rechercher: à son retour, il accepta l'hospitalité que lui offrait un bon vieillard de la ville de Guibha, et entra dans la maison de ce vieillard, pour y passer la nuit, avec ses deux ânes, sa concubine et son serviteur. Les voyageurs lavèrent leurs pieds, mangèrent et burent; mais, comme ils allaient s'endormir, les habitants de Guibha, qui étaient enfants de Jemini et appartenaient à la tribu de Benjamin, environnèrent la maison et, heurtant à la porte, crièrent à l'hôte: «Amène-nous l'homme qui est entré chez toi, pour que nous abusions de lui (ut abutamur eo).» Le vieillard sortit à la rencontre de ces fils de Bélial et leur dit: «Frères, ne commettez pas cette vilaine action; cet homme est mon hôte et je dois le protéger. J'ai une fille vierge et cet homme a une concubine: je vais vous livrer ces deux femmes et vous assouvirez sur elles votre brutalité; mais, je vous en supplie, ne vous souillez pas d'un crime contre nature, en abusant de cet homme.» Ces furieux ne voulaient rien entendre; enfin, le lévite d'Éphraïm mit dehors sa concubine et l'abandonna aux Benjamites, qui abusèrent d'elle toute la nuit. Le lendemain matin, ils la renvoyèrent, et cette malheureuse, épuisée par cette horrible débauche, put à peine se traîner jusqu'à la maison où dormait son amant: elle tomba morte, les mains étendues sur le seuil. C'est en ce triste état que le lévite la trouva en se levant. Quoiqu'il l'eût en quelque sorte sacrifiée lui-même, il ne fut que plus ardent à la venger. Israël prit fait et cause pour cette concubine et s'arma contre les Benjamites, qui furent presque exterminés. Ce qui resta de la tribu coupable n'aurait pas eu de postérité, si les autres tribus, qui avaient juré de ne pas donner leurs filles à ces fils de Bélial, ne s'étaient avisées de faire prisonnières les filles de Jabès en Galaad et d'enlever les filles de Silo en Chanaan, pour repeupler le pays, que cette affreuse guerre avait changé en solitude. Les Benjamites épousèrent donc des étrangères et des idolâtres.

LE LÉVITE D'EPHRAIM

LE LÉVITE D'EPHRAIM

Ces étrangères ne tardèrent pas sans doute à rétablir le culte de Moloch et de Baal-Phegor dans Israël, comme le firent plus tard les concubines du roi Salomon. Sous ce roi, qui régnait mille ans avant Jésus-Christ, et qui éleva le peuple juif au plus haut degré de prospérité, la licence des mœurs fut poussée aux dernières limites. Le roi David, sur ses vieux jours, s'était contenté de prendre une jeune fille vierge qui avait soin de lui et qui le réchauffait la nuit dans sa couche. Le Seigneur, malgré cette innocente velléité d'un vieillard glacé par l'âge, ne s'était pourtant pas retiré de lui et le visitait encore souvent. Mais Salomon, après un règne glorieux et magnifique, se laissa emporter par la fougue de ses passions charnelles: il aima, outre la fille d'un Pharaon d'Égypte, qu'il avait épousée, des femmes étrangères, des Moabites, des Ammonites, des Iduméennes, des Sidoniennes et d'autres que le dieu d'Israël lui avait ordonné de fuir comme de dangereuses sirènes. Mais Salomon se livrait avec frénésie à ses débordements. (His itaque copulatus est ardentissimo amore). Il eut sept cents femmes et trois cents concubines, qui détournèrent son cœur du vrai Dieu. Il adora donc Astarté, déesse des Sidoniens; Camos, dieu des Moabites, et Moloch, dieu des Ammonites; il érigea des temples et des statues à ces faux dieux, sur la montagne située vis-à-vis de Jérusalem; il les encensa et leur offrit d'impurs sacrifices. Ces sacrifices, offerts à Vénus, à Adonis et à Priape sous les noms de Moloch, de Camos et d'Astarté, avaient pour prêtresses les femmes et les concubines de Salomon. Il y eut, en effet, pendant le règne de ce roi voluptueux et sage, un si grand nombre d'étrangères qui vivaient de Prostitution au milieu d'Israël, que ce sont deux prostituées qui figurent comme héroïnes dans le célèbre jugement de Salomon. La Bible fait comparaître ces deux femmes de mauvaise vie (meretrices) devant le trône du roi, qui décide entre elles et tranche leur différend sans leur témoigner aucun mépris.

A cette époque, la Prostitution avait donc une existence légale, autorisée, protégée, chez le peuple juif. Les femmes étrangères, qui en avaient pour ainsi dire le monopole, s'étaient même glissées dans l'intérieur des villes, et elles y exerçaient leur honteuse industrie publiquement, effrontément, sans craindre aucune punition corporelle ou pécuniaire. Deux chapitres du Livre des Proverbes de Salomon, le Ve et le VIIe, sont presque un tableau de la Prostitution et de son caractère en ce temps-là. On pourrait induire de certains passages du chapitre V, que ces étrangères n'étaient pas exemptes de terribles maladies, nées de la débauche, et qu'elles les communiquaient souvent aux libertins, qui en étaient consumés (quando consumpseris carnes tuas): «Le miel distille des lèvres d'une courtisane, dit Salomon; sa bouche est plus douce que l'huile; mais elle laisse des traces plus amères que l'absinthe et plus aiguës que le glaive à deux tranchants... Détourne-toi de sa voix et ne t'approche pas du seuil de sa maison, de peur de livrer ton honneur à un ennemi et le reste de ta vie à un mal cruel, de peur d'épuiser tes forces au profit d'une paillarde et d'enrichir sa maison à tes dépens.» Dans le chapitre VII, on voit une scène de Prostitution, qui diffère peu dans ses détails de celles qui se reproduisent de nos jours sous l'œil vigilant de la police; c'est une scène que Salomon avait vue certainement d'une fenêtre de son palais, et qu'il a peinte d'après nature avec les pinceaux d'un poëte et d'un philosophe: «D'une fenêtre de ma maison, dit-il, à travers les grillages, j'ai vu et je vois les hommes, qui me paraissent bien petits. Je considère un jeune insensé qui traverse le carrefour et qui s'avance vers la maison du coin, lorsque le jour va déclinant, dans le crépuscule de la nuit et dans le brouillard. Et voici qu'une femme accourt vers lui, parée comme le sont les courtisanes, toujours prête à surprendre les âmes, gazouillante et vagabonde, impatiente de repos tellement que ses pieds ne tiennent jamais à la maison; tantôt à sa porte, tantôt dans les places, tantôt aux angles des rues, dressant ses embûches. Elle saisit le jeune homme, elle le baise, elle lui sourit avec un air agaçant: «J'ai promis des offrandes aux dieux à cause de toi, lui dit-elle; aujourd'hui mes vœux devaient être comblés. C'est pourquoi je suis sortie à ta rencontre, désirant te voir, et je t'ai trouvé. J'ai tissu mon lit avec des cordes, je l'ai couvert de tapis peints venus d'Égypte, je l'ai parfumé de myrrhe, d'aloès et de cinnamome. Viens, enivrons-nous de volupté, jouissons de nos ardents baisers jusqu'à ce que le jour reparaisse. Car mon maître (vir) n'est pas dans sa maison; il est allé bien loin en voyage; il a emporté un sac d'argent; il ne reviendra pas avant la pleine lune.» Elle a entortillé ce jeune homme avec de pareils discours, et, par la séduction de ses lèvres, elle a fini par l'entraîner. Alors il la suit comme le bœuf conduit à l'autel du sacrifice; comme l'agneau qui se joue, ne sachant pas qu'on doit le garrotter, et qui l'apprend lorsqu'un fer mortel lui traverse le cœur; comme l'oiseau qui se jette dans le filet, sans savoir qu'il y va de sa vie. Maintenant donc, mes enfants, écoutez-moi et ayez égard aux paroles de ma bouche: Que votre esprit ne se laisse pas attirer dans la voie de cette impure, et qu'elle ne vous égare point sur ses traces; car elle a mis à bas beaucoup d'hommes gravement blessés, et les plus forts ont été tués par elle.» Salomon, au milieu des orgies de ses concubines, célébrant les mystères de Moloch et de Baal, le grand roi Salomon avait probablement oublié ses Proverbes. Salomon néanmoins se repentit et mourut dans la paix du Seigneur.

Le fléau de la Prostitution resta toujours attaché, comme la lèpre, à la nation juive; non-seulement la Prostitution légale, que tolérait la loi de Moïse dans l'intérêt de la pureté des mœurs domestiques, mais encore la Prostitution sacrée qu'entretenait au milieu d'Israël la présence de tant de femmes étrangères élevées dans la religion de Moloch, de Camos et de Baal-Phegor. Les prophètes, que Dieu suscitait sans cesse pour gourmander et corriger son peuple, le trouvaient occupé à sacrifier aux dieux de Moab et d'Ammon sur le sommet des montagnes et dans l'ombre des bois sacrés: l'air retentissait de chants licencieux et se remplissait de parfums que les prostituées brûlaient devant elles. Il y avait des tentes de débauche aux carrefours de tous les chemins et jusqu'aux portes des temples du Seigneur. Il fallait bien que le scandaleux spectacle de la Prostitution affligeât constamment les yeux du prophète, pour que ses prophéties en reflétassent à chaque instant les images impudiques. Isaïe dit à la ville de Tyr, qui s'est prostituée avec toutes les nations de la terre: «Prends une cithare, ô courtisane condamnée à l'oubli, danse autour de la ville, chante, fais résonner ton instrument, afin qu'on se ressouvienne de toi!» On voit, par ce passage, que les étrangères faisaient de la musique pour annoncer leur marchandise. Jérémie dit à Jérusalem, qui, comme une cavale sauvage, aspire de toutes parts les émanations de l'amour physique: «Courtisane, tu as erré sur toutes les collines, tu t'es prostituée sous tous les arbres!» Jérémie nous représente sous les couleurs les plus hideuses ces impurs enfants d'Israël qui se souillaient de luxure dans la maison d'une paillarde, et qui devenaient des courtiers de Prostitution. (Mœchati sunt et in domo meretricis luxuriabantur; equi amatores et emissarii facti sunt.) Les Juifs, lorsqu'ils furent menés en captivité à Babylone, n'eurent donc pas à s'étonner de ce qu'ils y virent en fait de désordres et d'excès obscènes dans le culte de Mylitta qu'ils connaissaient déjà sous le nom de Moloch. Jérémie leur montre avec une sainte indignation les prêtres qui trafiquent de la Prostitution, les dieux qui y président, l'or du sacrifice payant les travaux de la courtisane, et la courtisane rendant aux autels le centuple de la solde qu'elle en a reçue. (Dant autem et ex ipso prostitutis, et meretrices ornant, et iterum, cum receperint illud a meretricibus, ornant deos suos.)

Mais Israël peut maintenant, sur le champ de la Prostitution, en apprendre à tous les peuples qui l'ont instruit et qu'il a surpassés. Le prophète Ézéchiel nous fait une peinture épouvantable de la corruption juive. Ce ne sont, dans ses effrayantes prophéties, que mauvais lieux ouverts à tout venant, que tentes de paillardise plantées sur tous les chemins, que maisons de scandale et d'impudicité; on n'aperçoit que courtisanes vêtues de soie et de broderie, étincelantes de joyaux, chargées de parfums; on ne contemple que des scènes infâmes de fornication. La grande prostituée, Jérusalem, qui se donna aux enfants d'Égypte à cause des promesses de leur belle taille, fait des présents aux amants dont elle est satisfaite, au lieu de leur demander un salaire: «Je te mettrai dans les mains de ceux à qui tu t'es abandonnée, lui dit le Seigneur, et ils détruiront ton lupanar, et ils démoliront ton repaire; et ils te dépouilleront de tes vêtements, et ils emporteront tes vases d'or et d'argent, et ils te laisseront nue et pleine d'ignominie.» Il fallait que Jérusalem eût porté au comble ses prévarications, pour que le prophète la menaçât du sort de Sodome. La Prostitution qui faisait le plus souffrir les hommes de Dieu, ce devait être celle qui persistait à s'abriter sous les voûtes du temple de Salomon. Ce temple, du temps des Machabées, un siècle et demi avant Jésus-Christ, était encore le théâtre du commerce des prostituées qui venaient y chercher des chalands. (Templum luxuria et comessationibus gentium erat plenum et scortantium cum meretricibus.) On doit croire que cet état de choses ne changea pas jusqu'à ce que Jésus eut chassé les vendeurs du temple, et bien que les évangélistes ne s'expliquent pas sur la nature du commerce dont Jésus purgea la maison du Seigneur, le livre des Machabées, écrit cent ans auparavant, nous indique assez ce qu'il pouvait être. D'ailleurs, il est parlé de marchands de tourterelles dans l'Évangile de saint Marc, et l'on doit présumer que ces oiseaux, chers à Vénus et à Moloch, n'étaient là que pour fournir des offrandes aux amants. La loi des Jalousies, si poétiquement imaginée par Moïse, ne prescrivait pas aux époux ce sacrifice d'une tourterelle; mais seulement celui d'un gâteau de farine d'orge.

Jésus, qui fut impitoyable pour les hôtes parasites du sanctuaire et qui brisa leur comptoir d'iniquité, se montra pourtant plein d'indulgence à l'égard des femmes, comme s'il avait pitié de leurs faiblesses. Quand la Samaritaine le trouva assis au bord d'un puits, cette étrangère qui avait eu cinq maris et qui vivait en concubinage avec un homme, Jésus ne lui adressa aucun reproche et s'entretint doucement avec elle, en buvant de l'eau qu'elle avait tirée du puits. Les disciples de Jésus s'étonnèrent de le voir en compagnie d'une telle femme et dirent dédaigneusement: «Pourquoi parler à cette créature?» Les disciples étaient plus intolérants que leur divin maître, car ils auraient volontiers lapidé, selon la loi de Moïse, une autre femme adultère, que Jésus sauva en disant: «Que celui qui n'a pas péché lui jette la première pierre!» Enfin, le Fils de l'homme ne craignit pas d'absoudre publiquement une prostituée, parce qu'elle avait honte de son coupable métier. Tandis qu'il était à table dans la maison du pharisien, à Capharnaüm, une femme de mauvaise vie (peccatrix), qui demeurait dans cette ville, apporta un vase d'albâtre contenant une huile parfumée; elle arrosa de ses larmes les pieds du Sauveur, les oignit d'huile et les essuya avec ses cheveux. Ce que voyant le pharisien, il disait en lui-même: «S'il était prophète, il saurait bien quelle est cette femme qui le touche, car c'est une pécheresse.» Jésus, se tournant vers cette femme, lui dit avec une bonté angélique: «Tes péchés, si grands et si nombreux qu'ils soient, te sont remis, parce que tu as beaucoup aimé.» Ces paroles de Jésus ont été commentées et tourmentées de bien des manières; mais, à coup sûr, le fils de Dieu, qui les a prononcées, n'entendait pas encourager la pécheresse à continuer son genre de vie. Il chassa sept démons qui possédaient cette femme, nommée Marie-Madeleine, et qui n'étaient peut-être que sept libertins avec qui elle avait des habitudes. Madeleine devint dès lors une sainte femme, une digne repentie; elle s'attacha aux pas du divin Rédempteur, qui l'avait délivrée; elle le suivit en larmes jusqu'au Calvaire; elle s'assit, toujours gémissante, devant le sépulcre. Ce fut à elle que le Christ apparut d'abord, comme pour lui donner un témoignage éclatant de pardon. Cette pécheresse fut mise au rang des saintes, et si, pendant tout le moyen âge, elle ne se sentit pas fort honorée d'être la patronne des pécheresses qui n'imitaient pas sa conversion, elle les consolait du moins par son exemple, et, même au fond de leurs retraites maudites, elle leur montrait encore le chemin du ciel. (Remittuntur ei peccata multa, quoniam dilexit multum.)

CHAPITRE IV.

Sommaire.—La Prostitution sacrée en Grèce.—Les Vénus grecques.—Vénus-Uranie.Vénus-Pandemos.—Pitho, déesse de la persuasion.—Solon fait élever un temple à la déesse de la Prostitution, avec les produits des dictérions qu'il avait fondés à Athènes.—Temples de Vénus-Populaire à Thèbes et à Mégalopolis.—Offrande d'Harmonie, fille de Cadmus, à Vénus-Pandemos.—Vénus-Courtisane ou Hétaire.—La ville d'Abydos délivrée par une courtisane.—Temple de Vénus-Hétaire à Éphèse construit aux frais d'une courtisane.—Les Simœthes.—Temple de Vénus-Courtisane, à Samos, bâti avec les deniers de la Prostitution.—Vénus Peribasia ou Vénus-Remueuse.—Vénus Salacia ou Vénus-Lubrique.—Sa statue en vif-argent par Dédale.—Dons offerts à Vénus-Remueuse par les prostituées.—Vénus-Mélanis ou la Noire, déesse de la nuit amoureuse.—Ses temples.—Vénus Mucheia ou la déesse des repaires.—Vénus Castnia ou la déesse des accouplements impudiques.—Vénus Scotia ou la Ténébreuse.—Vénus Derceto ou la Coureuse.—Vénus Mechanitis ou Mécanique.—Vénus Callipyge ou Aux belles fesses.—Origine du culte de Vénus Derceto.—Jugement de Pâris.—Origine du culte de Vénus Callipyge.—Les Aphrodisées et les Aloennes.—Les mille courtisanes du temple de Vénus à Corinthe.—Offrande de cinquante hétaires, faite à Vénus par le poëte Xénophon de Corinthe.—Procession des consacrées.—Fonctions des courtisanes dans les temples de Vénus.—Les petits mystères de Cérès.—Le pontife Archias.—Cottine, fameuse courtisane de Sparte.—Célébration des fêtes d'Adonis.—Vénus Leæna et Vénus Lamia.

La Prostitution sacrée exista dans la Grèce dès qu'il y eut des dieux et des temples; elle remonte donc à l'origine du paganisme grec. Cette théogonie, que l'imagination poétique de la race hellène avait créée plus de dix-huit siècles avant l'ère moderne, ne fut qu'un poëme allégorique, en quelque sorte, sur les jeux de l'amour dans l'univers. Toutes les religions avaient eu le même berceau; ce fut partout la nature femelle s'épanouissant et engendrant au contact fécond de la nature mâle; ce furent partout l'homme et la femme, qu'on divinisait dans les attributions les plus significatives de leurs sexes. La Grèce reçut donc de l'Asie le culte de Vénus avec celui d'Adonis, et comme ce n'était point assez de ces deux divinités amoureuses, la Grèce les multiplia sous une foule de noms différents, de telle sorte qu'il y eut presque autant de Vénus que de temples et de statues. Les prêtres et les poëtes qui se chargèrent, d'un commun accord, d'inventer et d'écrire les annales de leurs dieux, ne firent que développer un thème unique, celui de la jouissance sensuelle. Dans cette ingénieuse et charmante mythologie, l'Amour reparaissait à chaque instant, avec un caractère varié, et l'histoire de chaque dieu ou de chaque déesse n'était qu'un hymne voluptueux en l'honneur des sens. On comprend sans peine que la Prostitution, qui se montre de tant de manières dans l'odyssée des métamorphoses des dieux et des déesses, devait être un reflet des mœurs grecques au temps d'Ogygès et d'Inachus. Une nation dont les croyances religieuses n'étaient qu'un amas de légendes impures pouvait-elle jamais être chaste et retenue?

La Grèce accepta, dès les temps héroïques, le culte de la femme et de l'homme divinisés, tel que Babylone et Tyr l'avaient établi à Cypre; ce culte sortit de l'île qui lui était spécialement consacrée, pour se répandre d'île en île dans l'Archipel, et pour gagner bientôt Corinthe, Athènes et toutes les villes de la terre Ionienne. Alors, à mesure que Vénus et Adonis se naturalisaient dans la patrie d'Orphée et d'Hésiode, ils perdaient quelque chose de leur origine chaldéenne et phénicienne; ils se façonnaient, pour ainsi dire, à une civilisation plus polie et plus raffinée, mais non moins corrompue. Vénus et Adonis sont plus voilés qu'ils ne l'étaient dans l'Asie-Mineure; mais, sous ce voile, il y a des délicatesses et des recherches de débauche qu'on ignorait peut-être dans les enceintes sacrées de Mylitta et dans les bois mystérieux de Belphegor. Les renseignements nous manquent pour reconstituer dans tous ses détails secrets le culte des Vénus grecques, surtout dans les époques antérieures aux beaux siècles de la Grèce; les poëtes ne nous offrent çà et là que des traits épars qui, s'ils indiquent tout, ne précisent rien; les philosophes évitent les tableaux et se jettent au hasard dans de vagues généralités morales; les historiens ne renferment que des faits isolés qui ne s'expliquent pas souvent l'un l'autre; enfin, les monuments figurés, à l'exception de quelques médailles et de quelques inscriptions, ont tous péri. Nous avons seulement des notions assez nombreuses sur les principales Vénus, dont le nom et les attributs se rattachent plus particulièrement au sujet que nous traitons. La simple énumération de ces Vénus nous dispensera de recourir à des conjectures plus ou moins appuyées de preuves et d'apparences. La Prostitution sacrée, en cessant de s'exercer au profit du temple et du prêtre, avait laissé dans les rites et les usages religieux la trace profonde de son empire.

La Vénus qui personnifiait, pour ainsi dire, cette Prostitution, se nommait Pandemos. Socrate dit, dans le Banquet de Xénophon, qu'il y a deux Vénus, l'une céleste et l'autre humaine ou Pandemos; que le culte de la première est chaste, et celui de la seconde criminel. Socrate vivait, dans le cinquième siècle avant Jésus-Christ, comme un philosophe sceptique qui soumet les religions elles-mêmes à son jugement inflexible. Platon, dans son Banquet, parle aussi des deux Vénus, mais il est moins sévère à l'égard de Pandemos. «Il y a deux Vénus, dit-il: l'une très-ancienne, sans mère, et fille d'Uranus, d'où lui vient le nom d'Uranie; l'autre, plus jeune, fille de Jupiter et de Dioné, que nous appelons Vénus-Pandemos.» C'est la Vénus-Populaire (παν, tout; δῆμος, peuple); c'est la première divinité que Thésée fit adorer par le peuple qu'il avait rassemblé dans les murailles d'Athènes; c'est la première statue de déesse qui fut érigée sur la place publique de cette ville naissante. Cette antique statue, qui ne subsistait plus déjà quand Pausanias écrivit son Voyage en Grèce, et qui avait été remplacée par une autre, due à un habile sculpteur, et plus modeste sans doute que la première, faisait un appel permanent à la Prostitution. Les savants ne sont pas d'accord sur la pose que l'artiste lui avait donnée, et l'on peut supposer que cette pose avait trait au caractère spécial de la déesse. Thésée, pour que ce caractère fût encore plus clairement représenté, avait placé près de la statue de Pandemos celle de Pitho, déesse de la persuasion. Les deux déesses disaient si bien ce qu'on avait voulu leur faire exprimer, que l'on venait à toute heure, de jour comme de nuit, sous ses yeux, faire acte d'obéissance publique. Aussi, lorsque Solon eut réuni, avec les produits des dictérions qu'il avait fondés à Athènes, les sommes nécessaires pour élever un temple à la déesse de la Prostitution, il fit bâtir ce temple vis-à-vis de la statue qui attirait autour de son piédestal une procession de fidèles prosélytes. Les courtisanes d'Athènes se montraient fort empressées aux fêtes de Pandemos, qui se renouvelaient le quatrième jour de chaque mois, et qui donnaient lieu à d'étranges excès de zèle religieux. Ces jours-là, les courtisanes n'exerçaient leur métier qu'au profit de la déesse, et elles dépensaient en offrandes l'argent qu'elles avaient gagné sous les auspices de Pandemos.

Ce temple, dédié à la Vénus-Populaire par le sage Solon, n'était pas le seul qui témoignât du culte de la Prostitution en Grèce. Il y en avait aussi à Thèbes en Béotie et à Mégalopolis en Arcadie. Celui de Thèbes datait du temps de Cadmus, fondateur de cette ville. La tradition racontait que la statue qu'on voyait dans ce temple, avait été fabriquée avec les éperons d'airain des vaisseaux qui avaient amené Cadmus aux bords thébains. C'était une offrande d'Harmonie, fille de Cadmus; cette princesse, indulgente pour les plaisirs de l'amour, s'était plu à en consacrer le symbole à la déesse, en lui destinant ces éperons ou becs de métal qui s'étaient enfoncés dans le sable du rivage pour en faire sortir une cité. Dans le temple de Mégalopolis, la statue de Pandemos était accompagnée de deux autres statues qui présentaient la déesse sous deux figures différentes, plus décentes et moins nues. Ces statues de Pandemos avaient toutes une physionomie assez effrontée, car elles ne furent pas conservées quand les mœurs imposèrent des voiles même aux déesses; celle qui était à Élis, où Pandemos eut aussi un temple célèbre, avait été refaite par le fameux statuaire Scopas, qui en changea entièrement la posture et qui se contenta d'un emblème très-transparent, en mettant cette Vénus sur le dos d'un bouc aux cornes d'or.

Vénus était adorée, dans vingt endroits de la Grèce, sous le nom d' Ἑταιρα ou de Πορνη, Courtisane ou Hétaire; ce nom-là annonçait suffisamment le genre d'actions de grâce qu'on lui rendait. Ses adorateurs ordinaires étaient les courtisanes et leurs amants; les uns et les autres ne se faisaient pas faute de lui offrir des sacrifices pour se mettre sous sa protection. Cette Vénus-là, si malhonnête qu'elle fût dans son culte, rappelait pourtant un fait historique qui était à l'honneur des courtisanes, mais qui se rattachait par malheur aux temps fabuleux de la Grèce. Suivant une tradition, dont la ville d'Abydos était fière, cette ville, réduite jadis en esclavage, avait été délivrée par une courtisane. Un jour de fête, les soldats étrangers, maîtres de la ville et préposés à la garde des portes, s'enivrèrent dans une orgie avec des courtisanes abydéniennes et s'endormirent au son des flûtes. Une des courtisanes se saisit des clefs de la ville, où elle rentra par-dessus la muraille, et alla avertir ses concitoyens, qui s'armèrent, tuèrent les sentinelles endormies et chassèrent l'ennemi de leur cité. En mémoire de leur liberté recouvrée, ils élevèrent un temple à Vénus-Hétaire. Cette Vénus avait encore un temple à Éphèse, mais on ne sait pas si son origine était aussi honorable que celle du temple d'Abydos. Chacun de ces temples évoquait d'ailleurs une tradition particulière. Celui du promontoire Simas, sur le Pont-Euxin, aurait été construit aux frais d'une belle courtisane, qui habitait dans cet endroit-là, et qui attendait au bord de la mer que Vénus, née du sein des flots, lui envoyât des passagers. Ce fut en souvenir de cette prêtresse de Vénus-Hétaire, que les prostituées s'intitulaient Simœthes, aux environs de ce promontoire qui conviait de loin les matelots au culte de la déesse, et qui leur ouvrait ses grottes consacrées à ce culte. Le temple de Vénus-Courtisane à Samos, qu'on appelait la déesse des roseaux ou des marécages, avait été bâti avec les deniers de la Prostitution, par les hétaires qui suivirent Périclès au siége de Samos, et qui y trafiquèrent de leurs charmes pour des sommes énormes. (Ingentem ex prostitutâ formâ quæstum fecerant, dit Athénée, dont le grec est plus énergique encore que cette traduction latine.) Mais quoique Vénus eût le nom d'Hétaire, les fêtes qu'on célébrait en Magnésie, sous le nom de Hétairidées, ne la regardaient pas; elles avaient été instituées en l'honneur de Jupiter-Hétairien et de l'expédition des Argonautes.

Ce n'était point assez que d'avoir donné à Vénus le nom des courtisanes qu'elle inspirait et qui se recommandaient à elle: on lui donnait encore d'autres noms qui n'eussent pas moins convenu à ses prêtresses favorites. Celui de Peribasia, par exemple, en latin Divaricatrix, faisait allusion aux mouvements que provoque et règle le plaisir. Cette Vénus était nominativement adorée chez les Argiens, comme nous l'apprend saint Clément d'Alexandrie, qui ne craint pas d'avouer que ce nom bizarre de Remueuse lui était venu à divaricandis cruribus. La Peribasia des Grecs devint chez les Romains Salacia ou Vénus-Lubrique, qui prit encore d'autres noms analogues et plus caractéristiques. Le fameux architecte du labyrinthe de Crète, Dédale, par amour de la mécanique, avait dédié à cette déesse une statue en vif-argent. Les dons offerts à la déesse faisaient allusion aux qualités qu'on lui supposait. Ces dons, qui étaient parfois fort riches, rappelaient, en général, la condition des femmes qui les déposaient sur l'autel ou les appendaient au piédestal de la statue. C'étaient le plus souvent des phallus en or, en argent, en ivoire ou en nacre de perle; c'étaient aussi des bijoux précieux, et surtout des miroirs d'argent poli, avec des ciselures et des inscriptions. Ces miroirs furent toujours considérés comme les attributs de la déesse et des courtisanes. On représentait Vénus un miroir à la main; on la représentait aussi tenant un vase ou une boîte à parfums: car, disait le poëte grec, «Vénus n'imite point Pallas, qui se baigne quelquefois mais qui ne se parfume jamais.» Les courtisanes, qui avaient tant d'intérêt à se rendre Vénus propice, se dépouillaient pour elle de tous les objets de toilette qu'elles aimaient le mieux. Leur première offrande devait être leur ceinture; elles avaient des peignes, des pinces à épiler, des épingles et d'autres menus affiquets en or et en argent, que les femmes honnêtes ne se permettaient pas, et que Vénus-Courtisane pouvait sans scrupule accepter de ses humbles imitatrices. Aussi le poëte Philétère s'écrie-t-il avec enthousiasme, dans sa Corinthiaste: «Ce n'est pas sans raison que dans toute la Grèce on voit des temples élevés à Vénus-Courtisane et non à Vénus-Mariée.»

Vénus avait en Grèce bien d'autres dénominations qui se rapportaient à certaines particularités de son culte, et les temples qu'on lui élevait sous ces dénominations souvent obscènes étaient plus fréquentés et plus enrichis que ceux de Vénus-Pudique ou de Vénus-Armée. Tantôt on l'adorait avec le nom de Mélanis ou la Noire, comme déesse de la nuit amoureuse: ce fut elle qui apparut à Laïs pour lui apprendre que les amants lui arrivaient de tous côtés avec de magnifiques présents; elle avait des temples à Mélangie en Arcadie; à Cranium, près de Corinthe; à Thespies en Béotie, et ces temples étaient environnés de bocages impénétrables au jour, dans lesquels on cherchait à tâtons les aventures. Tantôt on l'appelait Mucheia ou la déesse des repaires; Castnia ou la déesse des accouplements impudiques; Scotia ou la Ténébreuse; Derceto ou la Coureuse; Callipyge ou Aux belles fesses, etc. Vénus, véritable Protée de l'amour ou plutôt de la volupté, avait, pour chacune de ses transformations, une mythologie spéciale, toujours ingénieuse et allégorique. Elle représentait constamment la femme remplissant les devoirs de son sexe. Ainsi, lorsqu'elle fut Derceto ou déesse de Syrie, elle était tombée de l'Olympe dans la mer et elle y avait rencontré un grand poisson qui s'était prêté à la ramener sur la côte de Syrie, où elle récompensa son sauveur en le mettant au nombre des astres: pour traduire cette fable en langage humain, il ne fallait qu'imaginer une belle Syrienne perdue dans un naufrage et sauvée par un pêcheur qui s'était épris d'elle. Le nom de Derceto exprimait ses allées et venues sur les côtes de Syrie avec le pêcheur qui l'avait recueillie dans sa barque. Les prêtres de Derceto avaient donné une forme plus mystique à l'allégorie. Selon eux, aux époques contemporaines du chaos un œuf gigantesque s'était détaché du ciel et avait roulé dans l'Euphrate; les poissons poussèrent cet œuf jusqu'au rivage, des colombes le couvèrent et Vénus en sortit: voilà pourquoi colombes et poissons étaient consacrés à Vénus; mais on ne sait pas à quelle espèce de poissons la déesse accordait la préférence. Enfin, il y avait une Vénus Mechanitis ou Mécanique, dont les statues étaient en bois avec des pieds, des mains et un masque en marbre; ces statues-là se mouvaient par des ressorts cachés et prenaient les poses les plus capricieuses.

Cette déesse était, sans doute, sous ses divers aspects, la déesse de la beauté: mais la beauté qu'elle divinisait, ce fut moins celle du visage que celle du corps; et les Grecs, plus amoureux de la statuaire que de la peinture, faisaient plus de cas aussi de la forme que de la couleur. La beauté du visage, en effet, appartenait presque indistinctement à toutes les déesses du panthéon grec, tandis que la beauté du corps était un des attributs divins de Vénus. Lorsque le berger troyen, Pâris, décerna la pomme à la plus belle des trois déesses rivales, il n'avait décidé son choix entre elles, qu'après les avoir vues sans aucun voile. Vénus ne représentait donc pas la beauté intelligente, l'âme de la femme; elle ne représentait que la beauté matérielle, le corps de la femme. Les poëtes, les artistes lui attribuaient donc une tête fort petite, au front bas et étroit, mais en revanche un corps et des membres fort longs, souples et potelés. La perfection de la beauté chez la déesse commençait surtout à la naissance des reins. Les Grecs se regardaient comme les premiers connaisseurs du monde en ce genre de beauté. Cependant ce ne fut pas la Grèce, mais la Sicile qui fonda un temple à Vénus Callipyge. Ce temple dut son origine à un jugement qui n'eut pas autant d'éclat que celui de Pâris, car les parties n'étaient pas déesses et le juge n'eut pas à se prononcer entre trois. Deux sœurs, aux environs de Syracuse, en se baignant un jour, se disputèrent le prix de la beauté; un jeune Syracusain, qui passait par là et qui vit les pièces du procès, sans être vu, fléchit le genou en terre comme devant Vénus elle-même, et s'écria que l'aînée avait remporté la victoire. Les deux adversaires s'enfuirent à demi nues. Le jeune homme revint à Syracuse et raconta, encore ému d'admiration, ce qu'il avait vu. Son frère, émerveillé à ce récit, déclara qu'il se contenterait de la cadette. Enfin ils rassemblèrent ce qu'ils possédaient de plus précieux, et ils se rendirent chez le père des deux sœurs et lui demandèrent de devenir ses gendres. La cadette, désolée et indignée d'avoir été vaincue, était tombée malade; elle sollicita la révision de la cause, et les deux frères, d'un commun accord, proclamèrent qu'elles avaient toutes deux également droit à la victoire, selon que le juge regardait l'une, du côté droit, et l'autre, du côté gauche. Les deux sœurs épousèrent les deux frères et transportèrent à Syracuse une réputation de beauté, qui ne fit que s'accroître. On les comblait de présents, et elles amassèrent de si grands biens, qu'elles purent ériger un temple à la déesse qui avait été la source de leur fortune. La statue qu'on admirait dans ce temple participait à la fois des charmes secrets de chaque sœur, et la réunion de ces deux modèles en une seule copie avait formé le type parfait de la beauté callipyge. C'est le poëte Cercidas de Mégalopolis qui a immortalisé cette copie sans avoir vu les originaux. Athénée rapporte la même anecdote, dont le voile transparent cache évidemment l'histoire de deux courtisanes syracusaines.

Si les courtisanes élevaient des temples à Vénus, elles étaient donc autorisées, du moins dans les premiers temps de la Grèce, à offrir des sacrifices à la déesse, et à prendre une part active à ses fêtes publiques, sans préjudice de quelques fêtes, telles que les Aphrodisées et les Aloennes, qu'elles se réservaient plus particulièrement et qu'elles célébraient à huis clos. Elles remplissaient même quelquefois les fonctions de prêtresses dans les temples de Vénus, et elles y étaient attachées, comme auxiliaires, pour nourrir le prêtre et augmenter les revenus de l'autel. Strabon dit positivement que le temple de Vénus à Corinthe possédait plus de mille courtisanes que la dévotion des adorateurs de la déesse lui avait consacrées. C'était un usage général en Grèce de consacrer ainsi à Vénus un certain nombre de jeunes filles quand on voulait se rendre la déesse favorable, ou quand on avait vu ses vœux exaucés par elle. Xénophon de Corinthe, en partant pour les jeux Olympiques, promet à Vénus de lui consacrer cinquante hétaires si elle lui donne la victoire; il est vainqueur et il s'acquitte de sa promesse. «O souveraine de Cypris, s'écrie Pindare dans l'ode composée en l'honneur de cette offrande, Xénophon vient d'amener dans ton vaste bocage une troupe de cinquante belles filles!» Puis, il s'adresse à elles: «O jeunes filles qui recevez tous les étrangers et leur donnez l'hospitalité, prêtresses de la déesse Pitho dans la riche Corinthe, c'est vous qui, en faisant brûler l'encens devant l'image de Vénus et en invoquant la mère des Amours, nous méritez souvent son aide céleste et nous procurez les doux moments que nous goûtons sur des lits voluptueux, où se cueille le tendre fruit de la beauté!» Cette consécration des courtisanes à Vénus était surtout usitée à Corinthe. Quand la ville avait une demande à faire à la déesse, elle ne manquait jamais de la confier à des consacrées qui entraient les premières dans le temple et qui en sortaient les dernières. Selon Cornélien d'Héraclée, Corinthe, en certaines circonstances importantes, s'était fait représenter auprès de Vénus par une procession innombrable de courtisanes dans le costume de leur métier.

L'emploi de ces consacrées dans les temples et les bocages de la déesse est suffisamment constaté par quelques monuments figurés, qui sont moins discrets à cet égard que les écrivains contemporains. Les peintures de deux coupes et de deux vases grecs, cités par le savant M. Lajard, d'après les descriptions de MM. de Witte et Lenormand, ne nous laissent pas de doute sur la Prostitution sacrée qui s'était perpétuée dans le culte de Vénus. Un de ces vases, qui faisait partie de la célèbre collection Durand, représente un temple de Vénus, dans lequel une courtisane reçoit, par l'intermédiaire d'un esclave, les propositions d'un étranger couronné de myrte, placé en dehors du temple et tenant à la main une bourse. Sur le second vase, un étranger, pareillement couronné de myrte, est assis sur un lit et semble marchander une courtisane debout devant lui dans un temple. M. Lajard attribue encore la même signification à une pierre gravée, taillée à plusieurs faces, dont cinq portent des animaux, emblèmes du culte de la Vénus Orientale, et dont la sixième représente une courtisane qui se regarde dans un miroir pendant qu'elle se livre à un étranger. Mais ce qui se passait dans les temples et dans les bois sacrés n'a pas laissé de traces plus caractéristiques chez les auteurs de l'antiquité, qui n'ont pas osé trahir les mystères de Vénus.

Si les courtisanes étaient les bienvenues dans le culte de leur déesse, elles ne pouvaient se mêler que de loin à celui des autres déesses; ainsi, elles célébraient, dans l'intérieur de leurs maisons, après la vendange, les Aloennes ou fêtes de Cérès et de Bacchus. C'étaient des soupers licencieux qui composaient le rituel de ces fêtes, dans lesquelles les courtisanes se réunissaient avec leurs amants pour manger, boire, rire, chanter et folâtrer. «A la prochaine fête des Aloennes, écrit Mégare à Bacchis dans les Lettres d'Alcyphron, nous nous assemblons au Colyte chez l'amant de Thessala pour y manger ensemble, fais en sorte d'y venir.»—«Nous touchons aux Aloennes, écrit Thaïs à Thessala, et nous étions toutes assemblées chez moi pour célébrer la veille de la fête.» Ces soupers, appelés les petits mystères de Cérès, étaient des prétextes de débauches qui duraient plusieurs jours et plusieurs nuits. Il paraît que dans certains temples de Cérès, à Éleusis par exemple, les courtisanes, dont les femmes honnêtes fuyaient la vue et l'approche, avaient obtenu d'ouvrir une salle à elles, où elles avaient seules le droit d'entrer sans prêtres, et où une d'elles présidait aux cérémonies religieuses, que ses compagnes, comme autant de vestales, embellissaient de leur présence plus chaste qu'à l'ordinaire. Durant ces cérémonies, les vieilles courtisanes donnaient des leçons aux jeunes dans la science et la pratique des mystères de la Bonne Déesse. Le pontife Archias, qui s'était permis d'offrir un sacrifice à Cérès d'Éleusis, dans la salle des courtisanes, sans l'intervention de leur grande prêtresse, fut accusé d'impiété par Démosthène, et condamné par le peuple.

Tous les dieux, comme toutes les déesses, acceptaient pourtant les offrandes que les courtisanes leur envoyaient, sans oser toutefois pénétrer en personne dans les temples dont le seuil leur était fermé. La fameuse courtisane, Cottine, qui se rendit assez célèbre pour qu'on imposât son nom au dictérion qu'elle avait occupé, près de Colone, vis-à-vis un temple de Bacchus, dédia en l'honneur d'un de ses galants spartiates un petit taureau d'airain, qui fut placé sur le fronton du temple de Minerve Chalcienne. Ce taureau votif se trouvait encore à sa place du temps d'Athénée. Mais il était pourtant un dieu qui se montrait naturellement moins sévère pour les femmes de plaisir, c'était Adonis, déifié par Vénus, qui l'avait aimé. Les fêtes d'Adonis étaient, d'ailleurs, tellement liées à celles de la déesse, qu'on ne pouvait guère adorer l'un sans rendre hommage à l'autre. Adonis avait eu aussi, dans les temps antiques, une large part aux offrandes de la Prostitution sacrée, avant que son culte se fût confondu dans celui de Priape. Les courtisanes de toutes les conditions profitaient donc des fêtes d'Adonis, qui attiraient partout tant d'étrangers, pour venir exercer leur industrie, sous la protection du dieu et à son profit, dans les bois qui environnaient ses temples. «A l'endroit où je te mène, dit un courtier à un cuisinier qu'il va mettre en maison, il y a un lieu de débauche (πορνεων): une hétaire renommée y célèbre les fêtes d'Adonis, avec une nombreuse troupe de ses compagnes.» Les Athéniens, malgré la juste réprobation que leurs moralistes attachaient à la vie des courtisanes, ne les trouvèrent pas plus déplacées dans leur Olympe que dans leurs temples, car ils élevèrent des autels et des statues à Vénus Leæna et à Vénus Lamia, pour diviniser les deux maîtresses de Démétrius Poliorcète.

CHAPITRE V.

Sommaire.—Motifs qui engagèrent Solon à fonder à Athènes un établissement de Prostitution.—Ce que dit l'historien Nicandre de Colophon, à ce sujet.—Solon salué, pour ce même fait, par le poëte Philémon, du titre de bienfaiteur de la nation.—Taxe de la Prostitution fixée par Solon.—Les dictériades considérées comme fonctionnaires publiques.—Règlements de Solon pour les prostituées d'Athènes.—Festins publics institués par Hippias et Hipparque.—Ordonnance du tyran Pisistrate pour les jours consacrés à la débauche publique.—Vices honteux des Athéniens.—Mœurs privées des femmes de Sparte et de Corinthe.—Vie licencieuse des femmes spartiates.—Inutilité des courtisanes à Sparte.—Indifférence de Lycurgue à l'égard de l'incontinence des femmes et des filles.—La fréquentation des prostituées regardée comme chose naturelle.—Mission morale des poëtes comiques et des philosophes.—L'aréopage d'Athènes.—Législation de la Prostitution athénienne.—Situation difficile faite par les lois aux courtisanes.—Bacchis et Myrrhine.—Euthias accuse d'impiété la courtisane Phryné.—L'avocat Hypéride la fait absoudre.—Reconnaissance des prostituées envers Hypéride.—La courtisane Théocris, prêtresse de Vénus, condamnée à mort sur l'accusation de Démosthène.—Isée.—Décrets de l'aréopage d'Athènes concernant les prostituées.—L'hétaire Nemea.—Triste condition des enfants des concubines et des courtisanes.—Hercule dieu de la bâtardise.—Infamie de la loi envers les bâtards.—Les Dialogues des Courtisanes de Lucien.—L'orateur Aristophon et le poëte comique Calliade.—Loi dite de la Prostitution.—Singularités monstrueuses des lois athéniennes.—Tribunaux subalternes d'édilité et de police.—Leurs fonctions.

La Prostitution sacrée, qui existait dans tous les temples d'Athènes à l'époque où Solon donna des lois aux Athéniens, invita certainement le législateur à établir la Prostitution légale. Quant à la Prostitution hospitalière, contemporaine des âges héroïques de la Grèce, elle avait disparu sans laisser de traces dans les mœurs, et le mariage était trop protégé par la législation, la légitimité des enfants semblait trop nécessaire à l'honneur de la république, pour que le souvenir des métamorphoses et de l'incarnation humaine des dieux pût encore prévaloir contre la foi conjugale, contre le respect de la famille. Solon vit les autels et les prêtres s'enrichir avec le produit de la Prostitution des consacrées, qui ne se vendaient qu'à des étrangers; il songea naturellement à procurer les mêmes bénéfices à l'État, et par les mêmes moyens, en les faisant servir à la fois aux plaisirs de la jeunesse athénienne et à la sécurité des femmes honnêtes. Il fonda donc, comme établissement d'utilité publique, un grand dictérion, dans lequel des esclaves, achetées avec les deniers de l'État et entretenues à ses frais, levaient un tribut quotidien sur les vices de la population, et travaillaient avec impudicité à augmenter les revenus de la république. On a voulu bien souvent, à défaut de preuves historiques, qui n'appuient pas, il est vrai, la tradition, ne pas laisser au sage Solon la responsabilité morale du libertinage institué légalement à Athènes; on a prétendu que ce grand législateur, dont le code respire la pudeur et la chasteté, n'avait pu se donner un démenti à lui-même en ouvrant la porte aux débauches de ses concitoyens. Mais, dans un fait de cette nature, qui semblait au-dessous de la dignité de l'histoire, la tradition, recueillie par Athénée et conservée aussi dans des ouvrages qui existaient de son temps, était comme l'écho de ce dictérion, qui avait eu Solon pour fondateur et qui se glorifiait de son origine.

Nicandre de Colophon, dans son Histoire d'Athènes, aujourd'hui perdue, avait dit positivement que Solon, indulgent pour les ardeurs d'une pétulante jeunesse, non-seulement acheta des esclaves et les plaça dans des lieux publics, mais encore bâtit un temple à Vénus-Courtisane avec l'argent qu'avaient amassé les impures habitantes de ces lieux-là. «O Solon! s'écrie le poëte Philémon dans ses Delphiens, comédie qui n'est pas venue jusqu'à nous; ô Solon! vous devîntes par là le bienfaiteur de la nation, vous ne vîtes dans un tel établissement que le salut et la tranquillité du peuple. Il était d'ailleurs absolument nécessaire dans une ville où la bouillante jeunesse ne peut s'empêcher d'obéir aux lois les plus impérieuses de la nature. Vous prévîntes ainsi de très-grands malheurs et des désordres inévitables, en plaçant dans certaines maisons destinées à cet usage les femmes que vous aviez achetées pour les besoins du public, et qui étaient tenues, par état, d'accorder leurs faveurs à quiconque consentirait à les payer.» A cette invocation, que la reconnaissance arrache au poëte comique, Athénée ajoute, d'après Nicandre, que la taxe fixée par Solon était médiocre, et que les dictériades avaient l'air de remplir des fonctions publiques: «Le commerce qu'on avait avec elles n'entraînait ni rivalités ni vengeances. On n'essuyait de leur part ni délais, ni dédains, ni refus.» C'était sans doute à Solon lui-même que l'on devait le règlement intérieur de cet établissement, qui fut longtemps administré comme les autres services publics et qui eut sans doute à sa tête, du moins dans l'origine, un grave magistrat.

On peut supposer, avec beaucoup d'apparence de raison, que les femmes communes étaient alors entièrement séparées de la population citoyenne et de la vie civile; elles ne sortaient pas de leur officine légale; elles ne se montraient jamais dans les fêtes et les cérémonies religieuses; si une tolérance restreinte leur permettait de descendre dans la rue, elles devaient porter un costume particulier, qui les fît reconnaître, et elles étaient sévèrement éloignées de certains lieux où leur présence eût causé du scandale ou de la distraction. Étrangères, d'ailleurs, elles n'avaient aucun droit à revendiquer dans la cité; et celles qui, Athéniennes de naissance, s'étaient vouées à la Prostitution, perdaient tous les priviléges attachés à leur naissance. Nous n'avons pas les lois que Solon avait rédigées pour constituer la Prostitution légale; mais il est permis d'en formuler ainsi les principales dispositions, qui se trouvent suffisamment constatées par une foule de faits que nous découvrons çà et là dans les écrivains grecs. Mais le code de Solon, à l'égard des femmes du grand dictérion entretenu aux frais de la république, se relâcha de sa sévérité, puisque, moins d'un siècle après la mort du législateur, les courtisanes avaient fait irruption de toutes parts dans la société grecque, et osaient se mêler aux femmes honnêtes jusque dans le forum. Hippias et Hipparque, fils du tyran Pisistrate, qui gouvernait Athènes 530 ans avant l'ère moderne, établirent des festins publics, qui réunissaient le peuple à la même table, et dans ces festins les courtisanes furent autorisées à prendre place à côté des matrones; car les fils du tyran se proposaient moins d'améliorer le peuple que de le corrompre et de le subjuguer. Aussi, pour nous servir de l'expression de Plutarque, les femmes de plaisir arrivaient là par flots, et, comme le disait un historien grec, Idoménée, dont les ouvrages ne nous sont connus que par des fragments, Pisistrate, à l'instigation de qui ces orgies avaient lieu, ordonnait que les champs, les vignes et les jardins fussent ouverts à tout le monde, dans les jours consacrés à la débauche publique, afin que chacun pût en prendre sa part sans être obligé d'aller se cacher dans le mystère du dictérion de Solon.

Le législateur d'Athènes avait eu deux motifs évidents et impérieux pour réglementer comme il l'avait fait la Prostitution: il se proposait d'abord de mettre à l'abri de la violence et de l'insulte la pudeur des vierges et des femmes mariées; ensuite, il avait eu pour but de détourner la jeunesse des penchants honteux qui la déshonoraient et l'abrutissaient. Athènes devenait le théâtre de tous les désordres; le vice contre nature se propageait d'une manière effrayante et menaçait d'arrêter le progrès social. Ces débauchés, qui n'étaient déjà plus des hommes, pouvaient-ils être des citoyens? Solon voulut leur donner les moyens de satisfaire aux besoins de leurs sens, sans se livrer aux déréglements de leur imagination. Il ne fit pourtant que corriger une partie de ses compatriotes; les autres, sans renoncer à leurs coupables habitudes, contractèrent celles d'un libertinage plus naturel, mais non moins funeste. Le but de Solon fut toutefois rempli, en ce que la sécurité des femmes mariées n'eut plus rien à craindre des libertins. La Prostitution légale était alors, pour ainsi dire, dans son enfance, et elle ne comptait pas une nombreuse clientèle: on la connaissait à peine, on ne s'y accoutuma que par degrés; on ne s'y livra avec fureur qu'après en avoir eu, en quelque sorte, l'expérience. Voilà comment les lois de Solon se trouvèrent bientôt débordées par les nécessités de la débauche publique et successivement effacées sous l'empire de la corruption des mœurs, qui ne s'épuraient pas en se civilisant. Mais, du moins à Athènes, le foyer domestique resta incorruptible et sacré, le poison de la Prostitution n'y pénétra pas; et alors que Vénus-Pandemos conviait ses adorateurs à l'oubli de toute décence, alors que le Pirée agrandissait aux portes d'Athènes le domaine affecté aux courtisanes, la pudeur conjugale gardait le seuil de la maison du citoyen qui s'en allait offrir un sacrifice à Pandemos et souper avec ses amis chez sa maîtresse.

Les mœurs privées des femmes de Sparte, et des femmes de Corinthe surtout, n'étaient pas aussi régulières que les mœurs des Athéniennes, et pourtant, dans ces deux villes, la Prostitution n'avait pas été soumise à des lois spéciales: elle y était libre, pour employer une expression moderne, et elle pouvait impunément se produire sous toutes les formes et dans toutes les conditions possibles. A Corinthe, ville de commerce et de passage, le plaisir était une grande affaire pour ses habitants et pour les étrangers qui y affluaient de tous les pays du monde: on avait donc jugé à propos de laisser à la volonté et au caprice de chacun l'entière jouissance de soi-même. A Sparte, ville de vertus républicaines et austères, la Prostitution ne pouvait être qu'un accident, une exception presque indifférente. Lycurgue n'y avait certainement pas songé. La continence, la chasteté chez les femmes lui semblaient superflues, sinon ridicules. Il ne s'était proposé que de gouverner les hommes et de les rendre plus braves, plus robustes, plus guerriers; quant aux femmes, il n'y avait pas pris garde. Lycurgue, comme le dit formellement Aristote dans sa Politique (liv. II, chap. 7), avait voulu imposer la tempérance aux hommes et non pas aux femmes; celles-ci, bien avant lui, vivaient dans le désordre, et elles s'abandonnaient presque publiquement à tous les excès de la débauche (in summâ luxuriâ, dit la version latine d'Aristote). Lycurgue ne changea rien à cet état de choses: les filles de Sparte, qui recevaient une éducation mâle assez peu conforme à leur sexe, se mêlaient, à moitié nues, aux exercices des hommes, couraient, luttaient, combattaient avec eux. Si elles se mariaient, elles ne se renfermaient pas davantage dans leurs devoirs d'épouses; elles n'étaient pas vêtues plus décemment; elles ne se tenaient pas plus à distance de la compagnie des hommes; mais ceux-ci ne faisaient pas semblant de s'apercevoir d'une différence de sexe, que les femmes avaient à cœur de faire oublier. Un mari qu'on aurait surpris sortant de la chambre à coucher de sa femme eût rougi d'être si peu Spartiate. On comprend que, chez de pareils hommes, les courtisanes auraient été parfaitement inutiles. Ils ne se permettaient pas toutefois les égarements de cœur et de sens, auxquels les jeunes Athéniens étaient trop enclins. L'amitié des Spartiates entre eux n'était qu'une fraternité d'armes, aussi pure, aussi sainte que celle des Athéniens était dépravée et flétrissante. Les femmes de Sparte ne s'accommodaient pas toutes de cette abnégation absolue de leur sexe et de leur nature; il y en avait beaucoup, filles ou femmes, qui se prêtaient volontiers aux actes d'une extrême licence, et cela, sans exiger la moindre rétribution. Les courtisanes n'auraient pas eu d'emploi dans une ville où femmes mariées et filles à marier étaient là pour leur faire concurrence. C'est donc avec justice que Platon, dans le livre Ier de ses Lois, attribue à Lycurgue l'incontinence des femmes de Sparte, puisque ce législateur n'avait pas daigné y porter remède, ni même lui infliger un blâme.

La Prostitution était, on le voit, tolérée, sinon organisée et régularisée, dans les républiques grecques: on la regardait comme un mal nécessaire, qui obviait à de plus grands maux. Athénée a donc pu dire (liv. XIII, chap. 6): «Plusieurs personnages qui ont eu part au gouvernement de la chose publique ont parlé des courtisanes, les uns en les blâmant, les autres en faisant l'éloge de ces femmes.» Ce n'était pas une honte pour un citoyen, si haut placé fût-il par son rang ou par son caractère, de fréquenter les courtisanes, même avant l'époque de Périclès, pendant laquelle cette espèce de femmes régna, en quelque sorte, sur la Grèce. On ne blâmait pas même les rapports qu'on pouvait avoir avec elles. Un comique latin, en peignant les mœurs d'Athènes, était presque autorisé à déclarer nettement qu'un jeune homme devait hanter les mauvais lieux pour faire son éducation: non est flagitium scortari hominem adolescentulum.

Les poëtes comiques cependant, de même que les philosophes, avaient la mission morale de punir la débauche, en la forçant de rougir quelquefois; leurs épigrammes mettaient seules un frein à la licence des mœurs, qu'ils surveillaient là où la loi faisait défaut et gardait le silence. «Une courtisane est la peste de celui qui la nourrit! s'écriait le Campagnard d'Aristophane.»—«Si quelqu'un a jamais aimé une courtisane, disait hautement Anaxilas, dans sa Neottis, qu'il me nomme un être plus pervers.»

La loi néanmoins n'était pas toujours muette ou impuissante contre les femmes de mauvaise vie, qu'elles fussent hétaires, joueuses de flûtes ou dictériades; non-seulement elle leur refusait impitoyablement tous les droits attachés à la qualité de citoyenne, mais encore elle mettait des bornes à leurs déportements. L'aréopage d'Athènes avait souvent les yeux ouverts sur la conduite de ces femmes, et souvent aussi il les frappait avec une rigueur impitoyable. Il paraîtrait, d'après plusieurs passages d'Alciphron, qu'elles étaient toutes solidaires devant la loi, et qu'une condamnation qui atteignait une d'entre elles avait des conséquences fâcheuses pour chacune d'elles en particulier. On peut présumer qu'il s'agissait d'un impôt proportionnel applicable à toute femme qui ne justifiait pas du titre de citoyenne. On leur faisait ainsi, de temps à autre, rendre aux coffres de l'État ce qu'elles avaient pris dans ceux des citoyens. Cette singulière législation a permis de soutenir un paradoxe que nous donnons pour ce qu'il vaut. Suivant certains érudits, les courtisanes d'Athènes auraient formé une corporation, un collége, qui se composait de divers ordres de femmes occupées du même métier, et classées hiérarchiquement sous des statuts ou règlements relatifs à leur méprisable industrie. C'est pourquoi l'aréopage pouvait rendre le corps entier responsable des fautes de ses membres. Ce tribunal évoquait la cause devant lui, quand une courtisane poussait un citoyen à commettre une action répréhensible, et même lorsque son influence était préjudiciable à des jeunes gens, au point de leur faire dissiper leur fortune, de les détourner du service de la République et de leur donner des leçons d'impiété. Les accusations étaient quelquefois capitales, et il ne fallait que la haine ou la vengeance d'un amant dédaigné pour soulever un orage terrible contre une femme qui n'avait aucun appui et qui pouvait être condamnée sans avoir été défendue. «Essaie d'exiger quelque chose d'Euthias en échange de ce que tu lui donneras, écrivait l'aimable Bacchis à son amie Myrrhine, et tu verras si tu n'es pas accusée d'avoir incendié la flotte ou violé les lois fondamentales de l'État!» Ce fut ce méchant Euthias qui accusa d'impiété la belle Phryné; mais l'avocat Hypéride ne craignit pas de prendre la défense de cette courtisane, qui le paya bien lorsqu'il l'eut fait absoudre. «Grâce aux dieux! lui écrivit naïvement Bacchis à la suite de ce procès mémorable, nos profits sont légitimés par le dénoûment de ce procès inique. Vous avez acquis les droits les plus sacrés à la reconnaissance de toutes les courtisanes. Si même vous consentiez à recueillir et à publier la harangue que vous avez prononcée pour Phryné, nous nous engagerions à vous ériger à nos frais une statue d'or dans l'endroit de la Grèce que vous auriez choisi.» L'histoire ne dit pas si Hypéride publia sa harangue, et si les courtisanes se cotisèrent pour lui élever une statue d'or dans quelque temple de Vénus-Pandemos ou de Vénus Peribasia. Une accusation intentée contre une courtisane frappait donc de terreur tout le corps auquel appartenait l'accusée; car cette accusation n'aboutissait guère à un acquittement. Une vieille courtisane, nommée Théocris, qui se mêlait aussi de magie et de philtres amoureux, fut condamnée à mort, sur la dénonciation de Démosthène, pour avoir conseillé aux esclaves de tromper leurs maîtres, et pour leur avoir procuré les moyens de le faire. Cette Théocris était pourtant attachée comme prêtresse à un temple de Vénus. Ce fut à l'occasion du procès de Phryné que Bacchis faisait en ces termes un retour sur elle-même: «Si, pour n'avoir pas obtenu de nos amants l'argent que nous leur demandons; si, pour avoir accordé nos faveurs à ceux qui les payent généreusement, nous devenions coupables d'impiété envers les dieux, il faudrait renoncer à tous les avantages de notre profession et ne plus faire commerce de nos charmes.»

L'accusation d'impiété était la plus fréquente contre les courtisanes; et cette accusation se présentait d'autant plus redoutable, qu'elle ne reposait que sur des faits vagues et faciles à dénaturer. Les courtisanes remplissaient les fonctions de prêtresses dans certains temples et dans certaines fêtes; néanmoins leur présence dans un temple pouvait être considérée comme une impiété. «Il n'est pas permis, disait Démosthène dans son plaidoyer contre Nééra, il n'est pas permis à une femme auprès de laquelle on a trouvé un adultère d'entrer dans nos temples, quoique nos lois permettent à une étrangère et à une esclave d'y pénétrer soit pour voir, soit pour prier. Les femmes surprises en adultère sont les seules à qui l'entrée des temples soit interdite.» Avant Démosthène, l'orateur Isée, qui fut le maître de ce grand orateur, avait plaidé sur le même objet, et déclaré solennellement qu'une femme commune, qui fut au service de tout le monde, et qui mena une vie de débauche, ne pouvait sans impiété s'introduire dans l'intérieur d'un temple ni assister aux mystères secrets du culte. Ces malheureuses femmes se trouvaient ainsi exposées sans cesse à des poursuites judiciaires sous prétexte d'impiété, elles étaient, pour ainsi dire, hors la loi; et l'aréopage, devant lequel on les traduisait au gré de leurs ennemis puissants, ne se faisait pas plus de scrupule de les condamner que de les absoudre. Un décret de l'aréopage avait défendu aux prostituées et aux esclaves de porter des surnoms empruntés aux jeux solennels; et cependant il y eut à Athènes une hétaire qui se fit appeler Nemea, parce que son amant s'était distingué dans les jeux Néméens et peut-être aussi parce qu'elle se plaçait elle-même sous les auspices d'Hercule. L'aréopage la laissa faire et ne lui disputa pas son nom de bon augure. Un autre décret de l'aréopage avait défendu également aux courtisanes de célébrer les fêtes des dieux en même temps que les matrones et les femmes libres ou citoyennes. Cependant, aux Aphrodisées, comme le rapporte Athénée sur le témoignage du poëte Alexis, femmes libres et courtisanes se confondaient à table dans les festins publics qui se donnaient en l'honneur de Vénus. Ainsi donc l'impiété était là, partout et toujours, sur les pas des courtisanes, qui n'échappaient à ses piéges que par bonheur plutôt que par adresse. Cette situation difficile, qu'on leur faisait pour être maître d'elles, explique le nombre et la richesse des offrandes qu'elles consacraient aux dieux, afin d'obtenir leur protection.

La loi n'épargnait aucune humiliation aux courtisanes. Les enfants qui naissaient d'elles, de même que les fils des concubines, participaient à leur ignominie; c'était une tache dont ils ne pouvaient se laver qu'après avoir servi glorieusement l'État. La condition personnelle des concubines différait essentiellement de celle des courtisanes, et toutefois la condition des enfants des unes et des autres était presque identique. Les bâtards, quelle que fût leur mère (et le nombre des bâtards était considérable à Athènes en raison du nombre des courtisanes), les bâtards se trouvaient comme retranchés de la population libre: ils n'avaient pas de costume spécial ni de marques distinctives; mais dans leur enfance ils jouaient, ils s'exerçaient à part, sur un terrain dépendant du temple d'Hercule, qu'on regardait comme le dieu de la bâtardise. Quand ils avaient l'âge d'homme, ils n'étaient pas aptes à hériter; ils n'avaient pas le droit de parler devant le peuple; ils ne pouvaient devenir citoyens. Enfin, les bâtards des courtisanes (Plutarque mentionne ce fait dans la Vie de Solon), pour comble d'infamie, n'étaient pas obligés de nourrir les auteurs de leurs jours: le fils n'était tenu à aucun devoir filial envers ses père et mère, parce que ceux-ci n'avaient également aucun devoir paternel ou maternel à remplir à son égard. On s'explique alors pourquoi la plupart des filles exposaient leurs enfants nouveau-nés dans la rue, et les confiaient ainsi à la république qui leur était moins marâtre. Ces expositions d'enfants étaient si ordinaires, que, dans les Dialogues des Courtisanes, Lucien fait une exception bien honorable en faveur d'une de ses héroïnes, qui dit à sa compagne: «Il me faudra nourrir un enfant, car ne crois pas que j'expose celui dont j'accoucherai.» Sous l'archontat d'Euclide, l'orateur Aristophon fit promulguer une loi qui déclarait bâtard quiconque ne prouverait pas qu'il était né d'une citoyenne ou femme libre. Alors, pour le railler de ce surcroît de rigueur contre les bâtards, le poëte comique Calliade le mit en scène, et le représenta lui-même comme fils de la courtisane Chloris.

Solon, en réglementant la Prostitution, lui avait imposé des digues salutaires, et s'était proposé de tenir à distance les misérables artisans de débauche qui voudraient se créer une industrie infâme en corrompant les filles et les garçons. Il fit donc une loi, dite de la Prostitution, qui ne nous est connue que par la citation qu'en fait Eschine dans un de ses discours: «Quiconque se fera le lénon d'un jeune homme ou d'une femme, appartenant à la classe libre, sera puni du dernier supplice.» Mais bientôt on adoucit cette loi, et l'on inventa des palliatifs qui en dénaturèrent le vrai caractère: ainsi, la peine de mort fut remplacée par une amende de vingt drachmes, tandis que l'amende était de cent pour le vol ou le rapt d'une femme libre. On ne conserva la peine capitale que dans le texte de la loi, et même, ainsi que l'affirme Plutarque, les femmes dépravées qui font ouvertement métier de procurer des maîtresses aux débauchés, n'étaient pas comprises dans la catégorie des coupables que cette loi devait atteindre. Ce fut inutilement qu'Eschine demanda l'application d'une loi qui n'avait jamais été complétement appliquée. Il était fort difficile, en effet, de tracer la limite où commençait le crime en vue duquel cette loi terrible avait été faite, car l'usage en Grèce autorisait un amant à enlever sa maîtresse, pourvu que celle-ci y consentît et que les parents n'y missent pas obstacle. Il suffisait donc d'avoir d'avance l'agrément du père et de la mère d'une fille qu'on voulait posséder; on les prévenait du jour où l'enlèvement aurait lieu, et ils ne faisaient qu'un simulacre de résistance. Quand une jeune fille ou sa mère avait reçu d'un homme un présent, cette fille n'était plus considérée comme vierge, sa virginité fût-elle intacte; mais on ne lui devait plus les mêmes égards ni le même respect, comme si elle eût souffert un commencement de Prostitution.

L'aréopage qui jugeait les courtisanes et leurs odieux parasites, lorsque le crime lui était dénoncé par la voix du peuple ou par quelque citoyen, ne daignait pas s'occuper des simples délits que pouvait commettre cette population impure, vouée aux mauvaises mœurs, et soumise à de rigoureuses prescriptions de police. La connaissance des délits résultant de l'exercice de la Prostitution appartenait certainement à des tribunaux subalternes d'édilité et de police. C'étaient eux qui faisaient observer les règlements relatifs aux habits que devaient porter les prostituées, aux lieux affectés à leur séjour et à leurs promenades, aux impôts qui frappaient leur honteux métier, et enfin à toutes les habitudes de leur vie publique.

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