Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 1/6
CHAPITRE VI.
Sommaire.—Des différentes catégories de prostituées athéniennes.—Les Dictériades, les Aulétrides, les Hétaires.—Pasiphaé.—Conditions diverses des femmes de mauvaise vie.—Démosthène contre la courtisane Nééra.—Revenu considérable de l'impôt sur la Prostitution.—Le Pornicontelos affermé par l'État à des spéculateurs.—Les collecteurs du Pornicontelos.—Heures auxquelles il était permis aux courtisanes de sortir.—Le port du Pirée assigné pour domaine à la Prostitution.—Le Céramique, marché de la Prostitution élégante.—Usage singulier: profanation des tombeaux du Céramique.—Le port de Phalère et le bourg de Sciron.—La grande place du Pirée.—Thémistocle traîné par quatre hétaires en guise de chevaux.—Enseignes impudiques des maisons de Prostitution.—Les petites maisons de louage des hétaires.—Lettre de Panope à son mari Euthibule.—Police des mœurs concernant les vêtements des prostituées.—Le costume fleuri des courtisanes d'Athènes.—Lois somptuaires.—Costume des prostituées de Lacédémone.—Loi terrible de Zaleucus, disciple de Pythagore, contre l'adultère.—Suidas et Hermogène.—Loi somptuaire de Philippe de Macédoine.—Costume ordinaire des Athéniennes de distinction.—Costume des courtisanes de Sparte.—Différence de ce costume avec celui des femmes et des filles Spartiates.—Mode caractéristique des courtisanes grecques.—Dégradation, par la loi, des femmes qui se faisaient les servantes des prostituées.—Perversité ordinaire de ces servantes.
Les courtisanes d'Athènes formaient plusieurs classes, tellement distinctes entre elles, que les lois des mœurs, qui les régissaient, devaient également varier selon les différentes catégories de ces femmes de plaisir. Il y avait trois principales catégories, qui se subdivisaient elles-mêmes en plusieurs espèces plus ou moins homogènes: les Dictériades, les Aulétrides et les Hétaires. Les premières étaient, en quelque sorte, les esclaves de la Prostitution; les secondes en étaient les auxiliaires; les troisièmes en étaient les reines. Ce furent les dictériades que Solon rassembla dans des maisons publiques de débauche, où elles appartenaient, moyennant certaine redevance fixée par le législateur, à quiconque entrait dans ces maisons, appelées dictérions, en mémoire de Pasiphaé, femme de Minos, roi de Crète (Dictæ), laquelle s'enferma dans le ventre d'une vache d'airain pour recevoir sous cette enveloppe les caresses d'un véritable taureau. Les aulétrides ou joueuses de flûte avaient une existence plus libre, puisqu'elles allaient exercer leur art dans les festins quand elles y étaient mandées; elles pénétraient donc dans l'intérieur du domicile et de la vie privée des citoyens: leur musique, leurs chants et leurs danses n'avaient pas d'autre objet que d'échauffer et d'exalter les sens des convives, qui les faisaient bientôt asseoir à côté d'eux. Les hétaires étaient des courtisanes sans doute, trafiquant de leurs charmes, s'abandonnant impudiquement à qui les payait, mais elles se réservaient pourtant une part de volonté, elles ne se vendaient pas au premier venu, elles avaient des préférences et des aversions, elles ne faisaient jamais abnégation de leur libre arbitre; elles n'appartenaient qu'à qui avait su leur plaire ou leur convenir. D'ailleurs, par leur esprit, leur instruction et leur exquise politesse, elles pouvaient souvent marcher de pair avec les hommes les plus éminents de la Grèce.
Ces trois catégories de courtisanes n'eussent pas eu le moindre rapport entre elles sans le but unique de leur institution: elles servaient toutes trois à satisfaire les appétits sensuels des Athéniens, depuis le plus illustre jusqu'au plus infime. Il y avait des degrés dans la Prostitution, comme dans le peuple, et la fière hétaire du Céramique différait autant de la vile dictériade du Pirée, que le brillant Alcibiade différait d'un grossier marchand de cuirs. Si les documents sur la législation de la débauche athénienne ne s'offrent à nous que rares et imparfaits, nous pouvons y suppléer par la pensée, en comparant les conditions diverses des femmes qui faisaient métier et marchandise de leur corps. Les hétaires, ces riches et puissantes souveraines, qui comptaient dans leur clientèle des généraux d'armée, des magistrats, des poëtes et des philosophes, ne relevaient guère que de l'aréopage; mais les aulétrides et les dictériades étaient plus ordinairement déférées à des tribunaux subalternes, si tant est que ces dernières, soumises à une sorte de servitude infamante, eussent conservé le droit d'avoir des juges hors de l'enceinte de leur prison obscène. La plupart des dictériades et des aulétrides étaient étrangères; la plupart, d'une naissance obscure et servile; en tout cas, une Athénienne qui, par misère, par vice ou par folie, tombait dans cette classe abjecte de la Prostitution, avait renoncé à son nom, à son rang, à sa patrie. Cependant l'hétaire grecque, qui ne subissait pas la même flétrissure, s'obstinait quelquefois à garder son titre de citoyenne, et il ne fallait pas moins qu'un arrêt de l'aréopage pour le lui enlever. Démosthène, plaidant contre la courtisane Nééra, s'écriait avec indignation: «Une femme qui se livre à des hommes, qui suit partout ceux qui la payent, de quoi n'est-elle pas capable? Ne doit-elle pas se prêter à tous les goûts de ceux auxquels elle s'abandonne? Une telle femme, reconnue publiquement et généralement pour s'être prostituée par toute la terre, prononcerez-vous qu'elle est citoyenne?»
Il paraît que toutes les courtisanes, quelle que fût leur condition, étaient considérées comme vouées à un service public et sous la dépendance absolue du peuple; car elles ne pouvaient sortir du territoire de la république sans avoir demandé et obtenu une permission que les archontes ne leur accordaient souvent qu'avec des garanties, pour mieux assurer leur retour. Dans certaines circonstances, le collége des courtisanes fut déclaré utile et nécessaire à l'État. En effet, elles s'étaient bientôt tellement multipliées à Athènes et dans l'Attique, que l'impôt annuel que chacune payait au fisc, constituait pour lui un revenu considérable. Cet impôt spécial (pornicontelos), que l'orateur Eschine nous représente comme fort ancien, sans en attribuer l'établissement à Solon, était affermé tous les ans à des spéculateurs qui se chargeaient de le prélever. Moyennant l'acquittement de cette taxe, les courtisanes achetaient le droit de tolérance et de protection publique. On conçoit qu'un impôt de cette nature blessa d'abord les susceptibilités honnêtes et pudibondes des citoyens vertueux; mais on finit par s'y accoutumer, et l'administration urbaine ne rougit pas de puiser souvent à cette source honteuse de crédit. Quant aux fermiers de l'impôt, ils ne négligeaient rien pour lui faire produire le plus possible. On peut donc supposer qu'ils inventèrent une foule d'ordonnances somptuaires qui avaient l'avantage de grossir les amendes et d'en créer de nouvelles. Les courtisanes et les collecteurs du pornicontelos étaient toujours en guerre: les vexations des uns semblaient s'accroître à mesure que la soumission des autres devenait plus résignée, et tous les ans aussi, la Prostitution et le produit de l'impôt s'accroissaient dans une proportion égale.
Athénée dit positivement que les femmes publiques, probablement les dictériades, ne pouvaient sortir de leurs habitations qu'après le coucher du soleil, à l'heure où pas une matrone n'eût osé se montrer dans les rues sans exposer sa réputation. Mais il ne faut pas prendre à la lettre ce passage d'Athénée, car toutes les courtisanes qui demeuraient au Pirée, hors des murailles de la ville, se promenaient soir et matin sur le port. Il est possible que ces femmes ne fussent admises dans la ville, pour y faire des achats et non pour s'y prostituer, qu'à la fin du jour, lorsque l'ombre les couvrait d'un voile décent. Dans tous les cas, elles ne devaient point passer la nuit à l'intérieur de la ville, et elles encouraient une peine lorsqu'on les y trouvait après certaine heure. Il leur était aussi défendu de commettre un acte de débauche au milieu du séjour des citoyens paisibles. Cette coutume existait dans les villes d'Orient, depuis la plus haute antiquité, et elle se maintint à Athènes, tant que l'aréopage imposa des limites à la Prostitution légale. Le port du Pirée avait été comme assigné pour domaine à cette Prostitution. Il formait une sorte de ville composée de cabanes de pêcheurs, de magasins de marchandises, d'hôtelleries, de mauvais lieux et de petites maisons de plaisir. La population flottante de ce faubourg d'Athènes comprenait les étrangers, les libertins, les joueurs, les gens sans aveu: c'était pour les courtisanes une clientèle lucrative et ardente. Elles habitaient parmi leurs serviteurs ordinaires et n'avaient que faire d'aller chercher des aventures dans la ville sous l'œil austère des magistrats et des matrones; elles se trouvaient à merveille au Pirée et elles y affluaient de tous les pays du monde. Cette affluence, nuisible aux intérêts de toutes, changea pour quelques-unes le théâtre de leurs promenades: les plus fières et les plus triomphantes se rapprochèrent d'Athènes et vinrent se mettre en montre sur le Céramique.
Le Céramique, dont s'emparèrent les hétaires en laissant le Pirée aux joueuses de flûte et aux dictériades, n'était pas ce beau quartier d'Athènes qui tirait son nom de Céramus, fils de Bacchus et d'Ariane. C'était un faubourg qui renfermait le jardin de l'Académie et les sépultures des citoyens morts les armes à la main. Il s'étendait le long de la muraille d'enceinte depuis la porte du Céramique jusqu'à la porte Dipyle; là, des bosquets d'arbres verts, des portiques ornés de statues et d'inscriptions, présentaient de frais abris contre la chaleur du jour. Les courtisanes du premier ordre venaient se promener et s'asseoir dans ce lieu-là, qu'elles s'approprièrent comme si elles l'avaient conquis sur les illustres morts qui y reposaient. Ce fut bientôt le marché patent de la Prostitution élégante. On y allait chercher fortune, on y commençait des liaisons, on s'y donnait des rendez-vous, on y faisait des affaires d'amour. Lorsqu'un jeune Athénien avait remarqué une hétaire dont il voulait avoir les faveurs, il écrivait sur le mur du Céramique le nom de cette belle, en y ajoutant quelques épithètes flatteuses; Lucien, Alciphron et Aristophane font allusion à ce singulier usage. La courtisane envoyait son esclave pour voir les noms qui avaient été tracés le matin, et, lorsque le sien s'y trouvait, elle n'avait qu'à se tenir debout auprès de l'inscription pour annoncer qu'elle était disposée à prendre un amant. Celui-ci n'avait plus qu'à se montrer et à faire ses conditions, qui n'étaient pas toujours acceptées, car les hétaires en vogue n'avaient pas toutes le même tarif, et elles se permettaient d'ailleurs d'avoir des caprices. Aussi, bien des déclarations d'amour n'aboutissaient qu'à la confusion de ceux qui les avaient adressées. On comprend que les courtisanes, par leurs refus ou leurs dédains, se fissent des ennemis implacables.
Les dictériades et les joueuses de flûte, ainsi que les hétaires du dernier ordre, voyant que les galanteries les plus avantageuses se négociaient au Céramique, se hasardèrent à y venir ou du moins à s'en rapprocher; elles quittèrent successivement le port du Pirée, celui de Phalère, le bourg de Sciron et les alentours d'Athènes, pour disputer la place aux hétaires de l'aristocratie, qui reculèrent à leur tour et finirent par se réfugier dans la ville. Les lois qui leur défendaient d'y paraître en costume de courtisane furent abolies de fait, puisqu'on cessait de les appliquer. On vit alors les prostituées les plus méprisables encombrer les abords de la porte Dipyle, et y vaquer tranquillement à leur odieux commerce. Les ombrages du Céramique et les gazons qui environnaient les tombeaux ne favorisaient que trop l'exercice de la Prostitution, qui s'était emparée de ce glorieux cimetière! «C'est à la porte du Céramique, dit Hésychius, que les courtisanes tiennent boutique.» Lucien est aussi explicite: «Au bout du Céramique, dit-il, à droite de la porte Dipyle, est le grand marché des hétaires.» On vendait, on achetait à tous prix, et souvent la marchandise se livrait sur-le-champ, à l'ombre de quelque monument élevé à un grand citoyen mort sur le champ de bataille. Le soir, à la faveur des ténèbres, la terre nue ou couverte d'herbes offrait une arène permanente aux ignobles trafics de la débauche, et parfois le passant attardé, qui par une nuit sans lune traversait le Céramique et hâtait le pas en longeant le jardin de l'Académie, avait cru entendre les mânes gémir autour des tombeaux profanés.
L'invasion du Céramique par les femmes publiques n'avait pas toutefois dépeuplé le Pirée: il restait encore un grand nombre de ces femmes dans ce vaste faubourg, qui recrutait ses habitants parmi les voyageurs et les marchands de toutes les parties du monde connu. Il en était de même du port de Phalère et du bourg de Sciron, où affluaient autant de courtisanes que d'étrangers. Leur principal centre était une grande place qui s'ouvrait sur le port du Pirée, et qui regardait la citadelle; cette place, entourée de portiques sous lesquels on ne voyait que joueurs de dés, dormeurs et philosophes éveillés, se remplissait, vers la tombée de la nuit, d'une foule de femmes, presque toutes étrangères, les unes voilées, les autres à demi-nues, qui, debout et immobiles, ou bien assises, ou bien allant et venant, silencieuses ou agaçantes, obscènes ou réservées, faisaient appel aux désirs des passants. Le temple de Vénus Pandemos, érigé sur cette place par Solon, semblait présider au genre de commerce qui s'y faisait ouvertement. Quand la courtisane voulait vaincre une résistance, obtenir un plus haut prix, avoir des arrhes, elle invoquait Vénus sous le nom de Pitho, quoique cette Pitho fût une déesse tout à fait distincte de Vénus dans la mythologie grecque: on les confondit l'une et l'autre comme pour exprimer que la persuasion était inséparable de l'amour. Au reste, on pouvait voir, dans le sanctuaire du temple, briller les statues de marbre des deux déesses qui étaient placées là au milieu de leur empire amoureux. Bien des contrats, que Vénus et sa compagne avaient arrêtés et conclus, se signaient ensuite sous le portique du temple ou sur le bord de la mer, ou bien au pied de cette longue muraille construite par Thémistocle pour réunir le Pirée à la ville d'Athènes.
La réputation du Pirée et celle du Céramique étaient si bien établies dans les mœurs de la Prostitution et de l'hétairisme, que Thémistocle, fils d'une courtisane, afficha lui-même sa naissance avec impudeur, en se promenant, du Pirée au Céramique, dans un char magnifique traîné par quatre hétaires en guise de chevaux. Athénée rapporte ce fait incroyable d'après le témoignage d'Idoménée, qui en doutait lui-même. Plusieurs commentateurs ont vu, dans le passage cité par Athénée, non pas un quadrige de courtisanes, mais des courtisanes assises dans un quadrige aux côtés de Thémistocle. Nous hésiterions donc à soutenir contre Athénée lui-même, que Thémistocle avait imaginé un singulier moyen d'appliquer les courtisanes à l'attelage des chars. Outre les débauches au grand air, il y avait au Pirée celles qui se renfermaient à huis clos. Le grand dictérion, fondé par Solon près du sanctuaire de Pandemos, n'avait bientôt plus suffi aux besoins de la corruption des mœurs. Une multitude d'autres s'étaient établis, sans se faire tort, sous les auspices de la loi fiscale qui affermait la Prostitution à des entrepreneurs. Les dictérions qu'on rencontrait à chaque pas dans les rues du Pirée et des autres faubourgs se faisaient reconnaître à leur enseigne, qui était partout la même, et qui ne différait que par ses dimensions: c'était toujours l'attribut obscène de Priape qui caractérisait les mauvais lieux. Il n'était donc pas possible d'y entrer, sans avouer hautement ce qu'on y allait chercher. Un philosophe grec aperçut un jeune homme qui se glissait dans un de ces repaires: il l'appela par son nom; le jeune homme baissa la tête en rougissant: «Courage! lui cria le philosophe, ta rougeur est le commencement de la vertu.» Outre les maisons publiques, il y avait des maisons particulières que les hétaires prenaient à louage, pour y faire leur métier: elles n'y demeuraient pas constamment, mais elles y passaient quelques jours et quelques nuits avec leurs amis. Ce n'étaient que festins, danses, musique, dans ces retraites voluptueuses, où l'on ne pénétrait pas sans payer. Alciphron a recueilli une lettre de Panope écrivant à son mari Euthibule: «Votre légèreté, votre inconstance, votre goût pour la volupté vous portent à me négliger, ainsi que vos enfants, pour vous livrer entièrement à la passion que vous inspire cette Galène, fille d'un pêcheur, qui est venue ici d'Hermione, pour prendre une maison à louage, et étaler ses charmes dans le Pirée, où elle en fait commerce, au grand détriment de toute notre pauvre jeunesse; les marins vont faire la débauche chez elle, ils la comblent de présents, elle n'en refuse aucun: c'est un gouffre qui absorbe tout.»
La police des mœurs, qui avait circonscrit dans certains quartiers le scandaleux commerce des prostituées, leur avait infligé comme aux esclaves la honte de certains vêtements, destinés à les faire reconnaître partout. Cette loi somptuaire de la Prostitution paraît avoir existé dans toutes les villes de la Grèce et de ses colonies; mais si de certaines couleurs devaient signaler en quelque sorte à la défiance publique les femmes qui les portaient, ces couleurs n'étaient pas les mêmes à Athènes, à Sparte, à Syracuse et ailleurs. Ce fut probablement Solon qui assigna le premier un costume caractéristique aux esclaves qu'il consacrait à la Prostitution. Ce costume était probablement rayé de couleurs éclatantes, parce que les femmes que le législateur avait envoyé chercher en Orient pour l'usage de la république, s'étaient montrées d'abord vêtues de leur habit national en étoffes de laine ou de soie teinte de diverses couleurs. La loi de Solon n'était donc que la sanction d'une ancienne coutume, et l'aréopage, en formulant cette loi, décréta que les courtisanes porteraient à l'avenir un costume fleuri. De là, bien des variations dans ce costume, que chacune s'appliquait à modifier à sa manière en interprétant le texte de la loi. Selon les uns, elles ne devaient paraître en public qu'avec des couronnes et des guirlandes de fleurs; selon les autres, elles devaient porter des fleurs peintes sur leurs vêtements; tantôt elles se contentaient d'accoutrements bariolés de couleurs vives; tantôt elles s'habillaient de pourpre et d'or: elles ressemblaient à des corbeilles de fleurs épanouies. Mais la loi somptuaire mit ordre à ce luxe effréné; elle leur défendit de prendre des robes d'une seule couleur, de faire usage d'étoffes précieuses, telles que l'écarlate, et d'avoir des bijoux d'or, quand elles sortiraient de leurs maisons. L'interdiction des robes de pourpre et des ornements d'or n'était pourtant pas générale pour les prostituées de toutes les villes grecques, car, à Syracuse, les femmes honnêtes seules ne pouvaient porter des vêtements bordés de pourpre; teints de couleurs éclatantes ou ornés d'or, qui servaient d'enseigne à la Prostitution; à Sparte, mêmes défenses étaient faites aux femmes de bien: «Je loue l'antique cité des Lacédémoniens, dit saint Clément d'Alexandrie (Pædagog. liv. II, c. X), qui permit aux courtisanes les habits fleuris et les joyaux d'or, en interdisant aux femmes mariées ce luxe de toilette, qu'elle attribuait aux courtisanes seules.» Athénée reproduit un passage de Philarchus qui, dans le vingt-cinquième livre de ses Histoires, approuve une loi semblable qui existait chez les Syracusains: les bariolages de couleurs, les bandes de pourpre, les ornements d'or, composaient le costume obligé des hétaires syracusaines.
Nous voyons, d'ailleurs, dès la plus haute antiquité, les paillardes de la Bible se parer de fleurs et d'étoffes brillantes: Solon n'avait donc fait que se conformer aux mœurs de l'Orient, en prescrivant aux prostituées de ne pas quitter leur costume oriental. Zaleucus, le législateur des Locriens, ne fit que suivre le système de Solon, lorsqu'il imposa également aux prostituées de sa colonie grecque le stigmate du costume fleuri, comme le rapporte Diodore de Sicile. Zaleucus, disciple de Pythagore, était assez peu indulgent pour les passions sensuelles, et, s'il toléra la Prostitution, en la flétrissant, ce fut pour ne pas laisser d'excuse à l'adultère, qu'il punissait en faisant crever les yeux au coupable. Suidas, dans son Lexique, parle des courtisanes fleuries, c'est-à-dire, suivant l'explication qu'il donne lui-même, «portant des robes fleuries, bariolées, peintes de diverses couleurs, car une loi existait à Athènes, qui ordonnait aux prostituées de porter des vêtements fleuris, ornés de fleurs ou de couleurs variées, afin que cette parure désignât les courtisanes au premier coup d'œil.» Il semble probable que les courtisanes d'Athènes se montraient couronnées de roses, puisque les couronnes d'or leur étaient interdites sous peine d'amende. «Si une hétaire, dit le rhéteur Hermogène dans sa Rhétorique, porte des bijoux en or, que ces bijoux soient confisqués au profit de la république.» On confisquait de même les couronnes d'or et les habits dorés qu'une prostituée osait porter publiquement. Une loi de Philippe de Macédoine infligeait une amende de mille drachmes, environ mille francs de notre monnaie, à la courtisane qui prenait des airs de princesse en se couronnant d'or. Ces lois somptuaires ne furent sans doute que rarement appliquées, et les riches hétaires, qui étaient comme les reines de la Grèce savante et lettrée, n'avaient certainement rien à craindre de ces règlements de police, auxquels les dictériades se trouvaient seules rigoureusement soumises.
Le costume ordinaire des Athéniennes de distinction différait essentiellement de celui des étrangères de mauvaise vie. Ce costume, élégant et décent à la fois, se composait de trois pièces de vêtement: la tunique, la robe et le manteau; la tunique blanche, en lin ou en laine, s'attachait avec des boutons sur les épaules, était serrée au-dessous du sein avec une large ceinture, et descendait en plis ondoyants jusqu'aux talons; la robe, plus courte que la tunique, assujettie sur les reins par un large ruban, et terminée dans sa partie inférieure, ainsi que la tunique, par des bandes ou raies de différentes couleurs, était garnie quelquefois de manches qui ne couvraient qu'une partie des bras; le manteau de drap, tantôt ramassé en forme d'écharpe, tantôt se déployant sur le corps, semblait n'être fait que pour en dessiner les formes. On avait employé d'abord, comme nous l'apprend Barthélemy dans le Voyage du jeune Anacharsis, des étoffes précieuses, que rehaussait l'éclat de l'or, ou bien des étoffes asiatiques, sur lesquelles s'épanouissaient les plus belles fleurs avec leurs couleurs naturelles; mais ces étoffes furent bientôt exclusivement réservées aux vêtements dont on couvrait les statues des dieux et aux habits de théâtre; pour interdire enfin aux femmes honnêtes l'usage de ces étoffes à fleurs, les lois ordonnèrent aux femmes de mauvaise vie de s'en servir. Ces femmes avaient aussi le privilége de l'immodestie, et elles pouvaient descendre dans la rue, les cheveux flottants, le sein découvert et le reste du corps à peine caché sous un voile de gaze. A Sparte, au contraire, les courtisanes devaient être amplement vêtues de robes traînantes, et chargées d'ornements d'orfévrerie, parce que le costume des Lacédémoniennes était aussi simple que léger. Ce costume consistait en une tunique courte et en une robe étroite descendant jusqu'aux talons; mais les jeunes filles, qui se mêlaient à tous les exercices de force et d'adresse que l'éducation spartiate imposait aux hommes, étaient encore plus légèrement vêtues: leur tunique sans manches, attachée aux épaules avec des agrafes de métal, et relevée au-dessus du genou par leur ceinture, s'ouvrait de chaque côté à sa partie inférieure, de sorte que la moitié du corps restait à découvert: lorsque ces belles et robustes filles s'exerçaient à lutter, à courir et à sauter, les courtisanes les plus lascives n'auraient pas eu l'avantage auprès d'elles.
Enfin une des modes qui caractérisaient le mieux les courtisanes grecques, quoique cette mode ne fût pas prescrite par les lois somptuaires, c'était la couleur jaune de leurs cheveux. Elles les teignaient avec du safran ou bien avec d'autres plantes qui, de noirs qu'ils étaient ordinairement, les rendaient blonds. Le poëte comique Ménandre se moque de ces cheveux blonds, qui n'étaient quelquefois que des chevelures postiches, de véritables perruques, empruntées aux cheveux des races septentrionales, ou composées de crins dorés. Saint Clément d'Alexandrie dit en propres termes que c'est une honte pour une femme pudique de teindre sa chevelure et de lui donner une couleur blonde. On peut induire, de ce passage de saint Clément, que les femmes honnêtes avaient imité cette coiffure que les courtisanes s'étaient faite pour s'égaler aux déesses que les poëtes, les peintres et les statuaires représentaient avec des cheveux d'or. Ces raffinements de parure exigeaient sans doute le concours officieux de plusieurs servantes, très-expertes dans l'art de la toilette, et cependant une ancienne loi d'Athènes défendait aux prostituées de se faire servir par des femmes à gages ou par des esclaves. Cette loi qu'on n'exécuta pas souvent, dégradait une femme libre qui se mettait à la solde d'une prostituée, et lui ôtait son titre de citoyenne, en la confisquant comme esclave au profit de la république. Il paraîtrait que la citoyenne, par le seul fait de son service chez une prostituée, devenait prostituée elle-même, et pouvait être employée dans les dictérions de l'État. Mais, en dépit de cette loi sévère les courtisanes ne manquèrent jamais de servantes, et celles-ci, jeunes ou vieilles, étaient ordinairement plus perverties que les prostituées dont elles aidaient la honteuse industrie.
CHAPITRE VII.
Sommaire.—Auteurs grecs qui ont composé des Traités sur les hétaires.—Histoire des Courtisanes illustres, par Callistrate.—Les Déipnosophistes d'Athénée.—Aristophane de Byzance, Apollodore, Ammonius, Antiphane, Gorgias.—La Thalatta de Dioclès.—La Corianno d'Hérécrate.—La Thaïs de Ménandre.—La Clepsydre d'Eubule.—Les cent trente-cinq hétaires en réputation à Athènes.—Classification des courtisanes par Athénée.—Dictériades libres.—Les Louves.—Description d'un dictérion, d'après Xénarque et Eubule.—Prix courants des lieux de débauche.—Occupation des Dictériades.—Le pornoboscéion ou maître d'un dictérion.—Les vieilles courtisanes ou matrones.—Leur science pour débaucher les jeunes filles.—Éloge des femmes de plaisir, par Athénée.—Les dictérions lieux d'asile.—Salaires divers des hétaires de bas étage et des dictériades libres.—Phryné de Thespies.—La Chassieuse.—Laïs.—Le villageois Anicet et l'avare Phébiane.—Cupidité des courtisanes.—Le pêcheur Thallassion.—Origine des surnoms de quelques dictériades.—Les Sphinx.—L'Abîme et la Pouilleuse.—La Ravaudeuse, la Pêcheuse et la Poulette.—L'Arcadien et le Jardinier.—L'Ivrognesse, la Lanterne, la Corneille, la Truie, la Chèvre, la Clepsydre, etc., etc.
Il y avait une telle distance sociale entre la condition d'une dictériade et celle d'une hétaire, que la première, reléguée dans la catégorie des esclaves, des affranchies et des étrangères, traînait dans l'obscurité de la débauche une existence sans nom, tandis que la seconde, quoique privée du rang et du titre de citoyenne, vivait au milieu des hommes les plus éminents et les plus lettrés de la Grèce. On peut donc supposer que les écrivains, poëtes ou moralistes, qui composèrent des traités volumineux sur les courtisanes de leur temps, n'avaient pas daigné s'occuper des dictériades, à l'exception de quelques-unes, que la singularité de leur caractère et de leurs mœurs signalait davantage à l'attention des curieux d'anecdotes érotiques. Ces anecdotes faisaient l'entretien favori des libertins d'Athènes: aussi, plusieurs auteurs s'étaient-ils empressés de les recueillir en corps d'ouvrage; par malheur, il ne nous est resté de ces recueils consacrés à l'histoire de la Prostitution, que des lambeaux isolés et des traits épars, qu'Athénée a cousus l'un à l'autre dans le livre XII de ses Déipnosophistes. Nous n'aurions rien trouvé sans doute de particulier aux dictériades dans les écrits qu'Aristophane, Apollodore, Ammonius, Antiphane et Gorgias avaient composés, en différents genres littéraires, sur les courtisanes d'Athènes. C'étaient les hétaires, et encore les plus fameuses, qui se chargeaient de fournir des matériaux à ces compilations pornographiques. Callistrate avait rédigé l'Histoire des courtisanes aussi sérieusement que Plutarque les Vies des hommes illustres; Machon avait rassemblé les bons mots des hétaires en renom; beaucoup de poëtes comiques avaient mis en scène les désordres de ces femmes plus galantes que publiques: Dioclès, dans sa Thalatta, Hérécrate dans sa Corianno, Ménandre dans sa Thaïs, Eubule dans sa Clepsydre. Mais eussions-nous encore ces nombreux opuscules qu'Athénée nous fait seulement regretter, nous ne serions pas mieux instruits au sujet des dictériades, qui se succédaient dans leur hideux métier, sans laisser de traces personnelles de leur infamie. Celles-là même, qui avaient mérité d'être renommées à cause de leurs vices et de leurs aventures, n'éveillaient qu'un souvenir de mépris dans la mémoire des hommes.
Aristophane de Byzance, Apollodore et Gorgias ne comptaient guère que cent trente-cinq hétaires qui avaient été en réputation à Athènes et dont les faits et gestes pouvaient passer à la postérité; mais ce petit nombre de célébrités ne faisait que mieux ressortir la multitude de femmes qui desservaient la Prostitution à Athènes, et qui se piquaient peu d'acquérir l'honneur d'être citées dans l'histoire pourvu qu'elles eussent la honte d'amasser de la fortune. Il y eut dans Athènes une si grande quantité de courtisanes au dire d'Athénée, qu'aucune ville, si peuplée qu'elle fût, n'en produisit jamais autant. Athénée, en généralisant ainsi, comprenait dans cette quantité les dictériades aussi bien que les hétaires et les joueuses de flûte. Athénée, cependant, a soin de distinguer entre elles ces trois espèces de femmes de plaisir, et même il semble diviser les dictériades en deux classes, l'une dont il fait le dernier ordre des hétaires (μετα ἑταίρων) et l'autre dont il peuple les mauvais lieux (τὰς επὶ τῶν οιδηματων). Nous sommes disposé à conclure, de ces nuances dans les désignations, que les dictériades, qui prêtaient leur aide stipendiée aux maisons de débauche, et qui se mettaient à louage dans ces établissements publics, n'étaient pas les mêmes que celles qui se vendaient pour leur propre compte et qui se prostituaient dans les cabarets, chez les barbiers, sous les portiques, dans les champs et autour des tombeaux. Ces bacchantes populaires, qu'on voyait errer le soir dans les endroits écartés, avaient été surnommées louves, soit parce qu'elles allaient cherchant leur proie dans les ténèbres, comme les louves affamées, soit parce qu'elles annonçaient leur présence et leur état de disponibilité par des cris de bête fauve. C'est là du moins l'étymologie que Denys d'Halicarnasse regarde comme la plus naturelle.
Les dictériades enfermées étaient presque toujours des étrangères, des esclaves achetées partout aux frais d'un spéculateur; les dictériades libres, au contraire, étaient plutôt des Grecques que le vice, la paresse ou la misère avaient fait tomber à ce degré d'avilissement et qui cachaient encore avec un reste de pudeur le métier dégradant dont elles vivaient. Ces malheureuses, dont le hasard seul protégeait les amours sublunaires, ne rencontraient guère dans leurs quêtes nocturnes que des matelots, des affranchis et des vagabonds, non moins méprisables qu'elles. On devine assez qu'elles essayaient de se soustraire aussi longtemps que possible à l'affront du costume fleuri et de la perruque blonde, qui les eussent stigmatisées du nom de courtisanes. Elles n'avaient que faire d'ailleurs d'un signe extérieur pour appeler les chalands, puisqu'elles ne se montraient pas et qu'elles hurlaient dans l'ombre, où il fallait les aller chercher à tâtons. Peu importait donc à la nature de leur commerce, qu'elles fussent jeunes ou vieilles, laides ou belles, bien parées ou mal mises; la nuit couvrait tout, et le chaland à moitié ivre ne demandait pas à y voir plus clair. Dans les dictérions, au contraire, sur lesquels s'exerçait une sorte de police municipale, rien n'était refusé au regard, et l'on étalait même avec complaisance tout ce qui pouvait recommander plus particulièrement les habitantes du lieu. Xénarque, dans son Pentathle, et Eubule, dans son Pannychis, nous représentent ces femmes nues, qui se tenaient debout, rangées à la file dans le sanctuaire de la débauche, et qui n'avaient pour tout vêtement que de longs voiles transparents, où l'œil ne rencontrait pas d'obstacle. Quelques-unes, par un raffinement de lubricité, avaient le visage voilé, le sein emprisonné dans un fin tissu qui en modelait la forme, et le reste du corps à découvert. Eubule les compare à ces nymphes que l'Éridan voit se jouer dans ses ondes pures. Ce n'était pas le soir, mais le jour, en plein soleil (in aprico stantes), que les dictérions mettaient en évidence tous leurs trésors impudiques. Cet étalage de nudités servait d'enseigne aux maisons de débauche encore mieux que le phallus peint ou sculpté qui en décorait la porte; mais, selon d'autres archéologues, on ne voyait ces spectacles voluptueux que dans la cour intérieure.
Il y eut sans doute des dictérions plus ou moins crapuleux à Athènes, surtout lorsque la Prostitution fut mise en ferme; mais, dans l'origine, l'égalité la plus républicaine régnait dans ces établissements administrés aux frais de l'État. Le prix était uniforme pour tous les visiteurs, et ce prix ne s'élevait pas très-haut. Philémon, dans ses Adelphes, le fait monter seulement à une obole, ce qui équivaudrait à trois sous et demi de notre monnaie. «Solon a donc acheté des femmes, dit Philémon, et les a placées dans des lieux, où pourvues de tout ce qui leur est nécessaire, elles deviennent communes à tous ceux qui en veulent. Les voici dans la simple nature, vous dit-on: pas de surprise, voyez tout! N'avez vous pas de quoi vous féliciter? La porte va s'ouvrir, si vous voulez: il ne faut qu'une obole. Allons, entrez, on ne fera point de façons, point de minauderies, on ne se sauvera pas: celle que vous aurez choisie vous recevra dans ses bras, quand vous voudrez et comme vous voudrez.» Eubule composait ses comédies grecques, dont nous n'avons que des fragments, 370 ans avant Jésus-Christ, et, de son temps, le prix d'entrée n'était pas encore fort élevé dans les dictérions; de plus, malgré le bon marché, on n'avait aucun risque à courir, comme si la prévoyance de Solon eut joint un dispensaire à sa fondation: «C'est de ces belles filles, dit Eubule, que tu peux acheter du plaisir pour quelques écus, et cela sans le moindre danger.» (A quibus tuto ac sine periculo licet tibi paucalis nummis voluptatem emere; mais la traduction latine n'en dit pas autant que le grec.) Nous ne savons donc rien de plus précis sur les prix courants des mauvais lieux d'Athènes, et nous pouvons présumer que ces prix ont souvent varié en raison de la taxe que le sénat imposait aux fermiers des dictérions. Ces mauvais lieux, d'ailleurs, n'étaient pas seulement fréquentés par des matelots et des marchands que la marine commerçante de tous les pays amenait au Pirée: les citoyens les plus distingués, lorsqu'ils étaient ivres, ou bien quand le démon du libertinage s'emparait d'eux ne craignaient pas de se glisser, le manteau sur le visage, dans les maisons de tolérance fondées par Solon. La porte de ces maisons restait ouverte jour et nuit; elle n'était pas gardée, comme les autres, par un chien enchaîné sous le vestibule; un rideau de laine aux couleurs éclatantes empêchait les passants de plonger leurs regards indiscrets dans la cour environnée de portiques ouverts, sous lesquels attendaient les femmes, debout, assises ou couchées, occupées à polir leurs ongles, à lisser leurs cheveux, à se farder, à s'épiler, à se parfumer, à dissimuler leurs défauts physiques et à mettre en relief leurs beautés les plus secrètes. Ordinairement, une vieille Thessalienne, qui était un peu sorcière et qui vendait des philtres ou des parfums, se tenait accroupie derrière le rideau, et avait mission d'introduire les visiteurs, après s'être informée de leurs goûts et de leurs offres.
DICTÉRION GREC
Il ne paraît pas que le nombre des dictérions fût restreint par les lois de Solon et de l'aréopage. L'industrie particulière avait le droit de créer, du moins hors la ville, des établissements de cette espèce, et de les organiser au gré de l'entrepreneur, pourvu que la taxe fût exactement payée au fisc, et cette taxe devait être, selon toute probabilité, fixe et payable par tête de dictériade. On ne trouve pas de renseignement qui fasse soupçonner qu'elle pût être proportionnelle et progressive. Un dictérion en vogue produisait de beaux revenus à son propriétaire; celui-ci ne pouvait être qu'un étranger, mais souvent un citoyen d'Athènes, possédé de l'amour du gain, consacrait son argent à cette vilaine spéculation, et s'enrichissait du produit de la débauche publique, en exploitant sous un faux nom une boutique de Prostitution. Les poëtes comiques signalent ainsi au mépris des honnêtes gens les avides et lâches complaisances de ceux qui louaient leurs maisons à des collèges de dictériades; on appelait pornoboscéion le maître d'un mauvais lieu. La concurrence multiplia les entreprises de ce genre, et les vieilles courtisanes, qui ne gagnaient plus rien par elles-mêmes, songèrent bientôt à utiliser au moins leur expérience. Ce fut alors d'étranges écoles qui se formèrent dans les faubourgs d'Athènes: on y enseignait ouvertement l'art et les secrets de la Prostitution, sans que les magistrats eussent à intervenir pour la répression de ces désordres. Les maîtresses de ces écoles impures enrôlaient à leur solde les malheureuses qu'elles avaient parfois débauchées, et l'éducation qu'on donnait à ces écolières motivait le titre de matrones que s'attribuaient effrontément leurs perverses directrices. Alexis, dans une comédie intitulée Isostasion, dont Athénée nous a conservé quelques fragments, a fait un tableau pittoresque des artifices que les matrones employaient pour métamorphoser leurs élèves: Elles prennent chez elles des jeunes filles qui ne sont pas encore au fait du métier, et bientôt elles les transforment au point de leur changer les sentiments, et même jusqu'à la figure et la taille. Une novice est-elle petite, on coud une épaisse semelle de liège dans sa chaussure. Est-elle trop grande, on lui fait porter une chaussure très-mince, et on lui apprend à renfoncer la tête dans les épaules en marchant, ce qui diminue un peu sa taille. N'a-t-elle point assez de hanches, on lui applique par-dessus une garniture qui les relève, de sorte que ceux qui la voient ainsi, ne peuvent s'empêcher de dire: «Ma foi! voilà une jolie croupe!» A-t-elle un gros ventre; moyennant des buscs, qui font l'effet de ces machines qu'on emploie dans les représentations scéniques, on lui renfonce le ventre. Si elle a les cheveux roux, on les lui noircit avec de la suie; les a-t-elle noirs, on les lui blanchit avec de la céruse; a-t-elle le teint trop blanc, on le colore avec du pœderote. Mais a-t-elle quelque beauté particulière en certain endroit du corps, on étale au grand jour ces charmes naturels. Si elle a une belle denture, on la force de rire, afin que les spectateurs aperçoivent combien la bouche est belle; et si elle n'aime pas à rire, on la tient toute la journée au logis, ayant un brin de myrte entre les lèvres, comme les cuisiniers en ont ordinairement lorsqu'il vendent leur têtes de chèvres au marché, de sorte qu'elle est enfin obligée de montrer son râtelier, bon gré, malgré.» Les matrones excellaient dans ces raffinements de coquetterie et de toilette, qui avaient pour but d'éveiller les désirs, et la curiosité de leurs clients; elles ne se bornaient pas, dans leur art, à satisfaire seulement les yeux, elles enseignaient à leurs écolières tout ce que la volupté a pu inventer de plus ingénieux, de plus bizarre et de plus infâme. Aussi, Athénée, qui n'en parle peut-être que par ouï-dire, fait un éloge formel de ces femmes de plaisir, en ces termes: «Tu seras content des femmes qui travaillent dans les dictérions.» (Τὰς ἐπὶ τῶν οἰκήματων ἀσπάζεσθαι.)
Les dictérions, de quelque nature qu'ils fussent, jouissaient d'un privilége d'inviolabilité; on les considérait comme des lieux d'asile, où le citoyen se trouvait sous la protection de l'hospitalité publique. Personne n'avait le droit d'y pénétrer pour commettre un acte de violence. Les débiteurs y étaient à l'abri de leurs créanciers, et la loi élevait une espèce de barrière morale entre la vie civile et cette vie secrète qui commençait à l'entrée du dictérion. Une femme mariée n'aurait pu pénétrer dans ces retraites inviolables, pour y chercher son mari; un père n'avait pas le droit d'y venir surprendre son fils. Une fois que l'hôte du dictérion avait passé le seuil de ce mystérieux repaire, il devenait en quelque sorte sacré, et il perdait, pour tout le temps qu'il passait dans ce lieu-là, son caractère individuel, son nom, sa personnalité. «La loi ne permet pas, dit Démosthène dans son plaidoyer contre Nééra, de surprendre quelqu'un en adultère auprès des femmes qui sont dans un lieu de Prostitution, ou qui s'établissent pour faire le même trafic dans la place publique.» Cependant les prostituées étaient des étrangères, des esclaves, des affranchies; ce n'étaient donc pas elles que la loi épargnait et semblait respecter, c'étaient les citoyens qui venaient, en vertu d'un contrat tacite, sous la sauvegarde de la loi, accomplir un acte dont ils n'avaient à répondre que vis-à-vis d'eux-mêmes. Il est permis de supposer que le plaisir, en Grèce, faisait partie de la religion et du culte; c'est pourquoi Solon avait placé le temple de Vénus-Pandemos à côté du premier dictérion d'Athènes, afin que la déesse pût surveiller à la fois ce qui se passait dans l'un et dans l'autre. Suivant les idées des adorateurs fervents de Vénus, l'homme lui était consacré, tant qu'il se livrait aux pratiques de ce culte, qui était le même dans les temples et les dictérions.
Les auteurs anciens nous fournissent beaucoup plus de détails sur les dictériades non enfermées, et sur les hétaires subalternes qui exerçaient la Prostitution errante, ou qui l'installaient audacieusement dans leur propre demeure. Non-seulement nous savons quels étaient les prix variés de leurs faveurs, les habitudes ordinaires de leurs amours, les diverses faces de leur existence dissolue, mais même nous connaissons leurs surnoms et l'origine de ces surnoms qui caractérisent, avec trop de liberté peut-être, leurs mœurs intimes. Le salaire des dictériades libres et des hétaires de bas étage n'avait rien de fixe ni même de gradué, selon la beauté et les mérites de chacune. Ce salaire ne se payait pas toujours en monnaie d'argent ou d'or: il prenait même plus volontiers la forme d'un présent que la prostituée exigeait avant de se donner, et quelquefois après s'être donnée. C'était d'ailleurs l'importance du salaire qui établissait tout d'abord le rang que la courtisane s'attribuait dans la corporation des hétaires; mais la véritable distinction que ces femmes pouvaient revendiquer entre elles, et que les hommes de leur commerce ordinaire se chargeaient de leur attribuer, c'était plutôt leur cortége d'esprit, de talents et de science. Celles qui vivaient dans les cabarets, parmi les matelots ivres et les pêcheurs aux poitrines velues, n'auraient pas été bienvenues à demander de grosses sommes; les unes se contentaient d'un panier de poisson; les autres, d'une amphore de vin; elles avaient aussi des caprices, et tel jour elles se prostituaient gratis, en l'honneur de Vénus, pour se faire payer double le lendemain. Les courtisanes de Lucien nous initient à toutes ces variantes de salaire, qu'elles exigeaient parfois d'un ton impérieux, et que parfois aussi elles sollicitaient de l'air le plus humble. «A-t-on jamais vu, s'écrie avec indignation une de ces hétaires de rencontre, prendre avec soi une courtisane pendant toute une nuit et lui donner cinq drachmes (environ 5 francs) de récompense!» Une autre de ces hétaires, Chariclée, était si complaisante et si facile, qu'elle accordait tout et ne demandait rien. Lucien déclare, dans son Toxaris, qu'on ne vit jamais fille de si bonne composition.
Quand les hétaires des cabarets du Pirée voulaient plaire et arracher quelque présent, elles prenaient les airs les plus caressants, la voix la plus mielleuse, la pose la plus agaçante: «Êtes-vous âgé? dit Xénarque dans son Pentathle cité par Athénée, elles vous appelleront papa; êtes-vous jeune? elles vous appelleront petit frère.» Il faut voir les conseils que la vieille courtisane donne à sa fille, dans Lucien: «Tu es fidèle à Chéréas et tu ne reçois pas d'autre homme; tu as refusé deux mines du laboureur d'Acharnès, une mine d'Antiphon,» etc. Or, une mine représente cent francs de notre monnaie, et l'on ne sait si l'on doit plus s'étonner de la générosité du laboureur d'Acharnès que de la fidélité de cette hétaire à son amant Chéréas. Machon, qui avait colligé avec soin les bons mots des courtisanes, nous raconte que Mœrichus marchandait Phryné de Thespies, qui finit par se contenter d'une mine, c'est-à-dire de cent francs: «C'est beaucoup! lui dit Mœrichus; ces jours derniers, tu n'as pris que deux statères d'or (environ quarante francs) à un étranger?—Eh bien! lui répond vivement Phryné, attends que je sois en bonne humeur, je ne te demanderai rien de plus.» Gorgias, dans son ouvrage sur les courtisanes d'Athènes, avait mentionné une hétaire du dernier ordre, nommée Lemen, c'est-à-dire Chassie ou Chassieuse, qui était maîtresse de l'orateur Ithatoclès, et qui se prostituait cependant à tout venant pour deux drachmes, environ quarante sous de notre temps, ce qui la fit surnommer Didrachma et Parorama. Enfin, si l'on en croit Athénée, Laïs devenue vieille et forcée de continuer son métier en modifiant le taux de ses charmes usés, ne recevait plus qu'un statère d'or ou vingt francs, des rares visiteurs qui voulaient savoir à quel point de dégradation avait pu tomber la beauté d'une hétaire célèbre. C'était là, en général, la destinée des courtisanes: après s'être élevées au plus haut degré de la fortune et de la réputation d'hétaire, après avoir vu à leurs pieds des poëtes, des généraux et même des rois, elles redescendaient rapidement les échelons de cette prospérité factice, et elles arrivaient avec l'âge au mépris, à l'abandon et à l'oubli. Le dictérion ouvrait alors un refuge à ces ruines de la beauté et de l'amour. C'est ainsi qu'on vit finir Glycère, qui avait été aimée par le poëte Ménandre. Heureuses celles qui avaient amassé de quoi se faire une vieillesse indépendante et tranquille, heureuses celles qui, comme Scione, Hippaphésis, Théoclée, Psamœthe, Lagisque, Anthée et Philyre renonçaient au métier d'hétaire avant que le métier leur eût dit adieu! Lysias, dans son discours contre Laïs, félicitait hautement ces hétaires d'avoir essayé, jeunes encore, de devenir d'honnêtes femmes.
Les courtisanes qui ne s'étaient pas mises à la solde des dictérions, se faisaient souvent payer si largement, même par des pêcheurs et des marchands, que ces pauvres victimes se laissaient entièrement dépouiller, et se voyaient ensuite remplacées par d'autres, que d'autres devaient bientôt remplacer aussi. «Vous avez oublié, écrivait tristement le villageois Anicet à l'avare Phébiane, qu'il avait enrichie à ses dépens, et qui ne daignait plus lui faire l'aumône d'un regard; vous avez oublié les paniers de figues, les fromages frais, les belles poules, que je vous envoyais? Toute l'aisance dont vous jouissiez, ne la teniez-vous pas de moi? Il ne me reste que la honte et la misère.» Alciphron, qui nous a conservé cette lettre comme un monument de l'âpre cupidité des courtisanes, nous montre aussi le pêcheur Thalasserus amoureux d'une chanteuse, et lui envoyant tous les jours le poisson qu'il avait pêché. Athénée cite des vers d'Anaxilas, qui, dans sa Néottis, avait fait un effroyable portrait des courtisanes de son temps: «Oui, toutes ces hétaires sont autant de sphinx qui, loin de parler ouvertement, ne s'énoncent que par énigmes; elles vous caressent, vous parlent de leur amour, du plaisir que vous leur donnez, mais ensuite on vous dit: «Mon cher, il me faudrait un marchepied, un trépied, une table à quatre pieds, une petite servante à deux pieds.» Celui qui comprend cela se sauve à ces détails, comme un Œdipe, et s'estime fort heureux d'avoir été peut-être le seul qui ait échappé au naufrage malgré lui; mais celui qui espère être payé d'un vrai retour, devient la proie du monstre.» Ce passage d'un poëte grec, qui a disparu comme tant d'autres, a fait croire au commentateur que le surnom de sphinx, qui désignait les hétaires en général, leur avait été appliqué à cause de leurs requêtes énigmatiques; mais ce surnom leur venait plutôt de leurs longues stations sur les places publiques et aux carrefours des chemins, où elles se tenaient accroupies comme des sphinx et enveloppées dans les plis de leur voile, immobiles et ordinairement silencieuses. Quoi qu'il en soit, le sphinx, suivant la remarque de Pancirole, était l'emblème des filles de joie.
Quant aux surnoms particuliers des courtisanes, ils présentaient moins d'amphibologie, et d'ailleurs pour les comprendre on n'avait qu'à se reporter aux circonstances qui les avaient produits. Ces surnoms étaient rarement flatteurs pour celles qui les portaient. Ainsi, la séduisante Synope n'était pas encore décrépite, qu'on l'appelait Abydos ou l'Abîme; Phanostrate, qui n'avait jamais eu, au dire d'Apollodore de Byzance, une clientèle bien distinguée, s'abandonna insensiblement à un tel excès de saleté, qu'elle fut surnommée Phthéropyle, parce qu'on la voyait assise dans la rue à ses moments perdus, et occupée à détruire la vermine qui la dévorait. Ces deux dictériades, l'une par ses poux, l'autre par les promesses peu engageantes de son sobriquet, s'étaient fait une popularité qui leur amenait encore des curieux, et qui autorisait Démosthène à les citer dans ses discours de tribune. Antiphane, Alexis, Callicrate et d'autres écrivains n'avaient pas dédaigné de parler aussi de l'Abîme et de la Pouilleuse. C'étaient deux types bien connus, du moins à distance, qui complétaient une collection d'hétaires de l'espèce la plus vile. Dans cette collection figuraient la Ravaudeuse, la Pêcheuse et la Poulette; celle-ci caquetait comme une poule qui attend le coq; celle-là guettait les hommes au passage, et les pêchait comme à l'hameçon; la troisième enfin ne se lassait pas de ravauder, pour ainsi dire, la trame usée des vieux amours. Antiphane, qui avait enregistré dans son livre les qualités diverses de ces dictériades, leur accole mal à propos l'Arcadien et le Jardinier, que nous ne prendrons pas pour des femmes. Athénée parle encore de l'Ivrognesse, qui était toujours pleine de vin et qui ne s'échauffait jamais assez pour assez boire. Synéris avait été surnommée la Lanterne, parce qu'elle sentait l'huile; Théoclée, la Corneille, parce qu'elle était noire; Callysto, sa fille, la Truie, parce qu'elle grognait toujours; Nico, la Chèvre, parce qu'elle avait ruiné un certain Thallus, qui l'aimait, aussi lestement qu'une chèvre broute les rameaux d'un olivier (θαλλος); enfin, la Clepsydre, dont on ne sait pas le véritable nom, s'était fait qualifier de la sorte, parce qu'elle n'accordait à chaque visiteur, que le temps nécessaire pour vider son horloge de sable, un quart d'heure selon quelques commentateurs, une heure selon les plus généreux. Eubule avait fait une comédie sur ce sujet-là et sur cette fille qui connaissait si bien le prix du temps.
Athénée, qui puisait à pleines mains dans une foule de livres que nous ne possédons plus, caractérise par leurs surnoms beaucoup de dictériades, dont toute l'histoire se borne à ces sobriquets parfois amphibologiques. Il énumère, avec tout le flegme d'un érudit qui ne craint pas d'épuiser la matière, les surnoms que lui fournissent ses autorités Timoclès, Ménandre, Polémon et tous les pornographes grecs: la Nourrice, c'est Coronée, fille de Nanno, qui entretenait ses amants; les Aphies, c'étaient les deux sœurs Anthis et Stragonion, remarquables par leur blancheur, leur taille mince et leurs grands yeux, qui leur avaient fait appliquer le nom d'un poisson (ἀφύη); la Citerne, c'était Pausanias, qui tombe un jour dans un tonneau de vin: «Le monde s'en va tout à l'heure! s'écrie l'hétaire Glycère, célèbre par ses bons mots; voilà que la Citerne est dans un tonneau!» Athénée et Lucien citent encore plusieurs hétaires d'un ordre inférieur qui n'étaient désignées que par leurs surnoms: Astra ou l'Astre, Cymbalium ou la Cymbale, Conallis ou la Barbue, Cercope ou la Caudataire, Lyra ou la Lyre, Nikion ou la Mouche, Gnomée ou la Sentence, Iscade ou la Figue, Ischas ou la Barque, Lampyris ou le Ver luisant, Lyia ou la Proie, Mélissa ou l'Abeille, Neuris ou la Corde à boyau, Démonasse ou la Populacière, Crocale ou le Grain de sable, Dorcas ou la Biche, Crobyle ou la Boucle de cheveux, etc. Quelques dictériades avaient des sobriquets qui s'expliquent d'eux-mêmes: la Chimère, la Gorgone, etc.; quelques autres, telles que Doris, Euphrosine, Myrtale, Lysidis, Évardis, Corinne, etc., échappaient aux honneurs du surnom qualificatif.
Mais, d'ordinaire, le surnom se rattachait à une épigramme plus ou moins mordante, plus ou moins louangeuse, qui l'avait mieux constaté que s'il eût été gravé sur le marbre ou sur l'airain; l'épigramme passait de bouche en bouche, et avec elle le surnom qu'elle laissait comme une empreinte indélébile à la fille qui l'avait mérité. Ainsi, le poëte Ammonide eut à se plaindre d'une dictériade: «Qu'elle vienne à se montrer nue, proclama-t-il dans ses vers, vous fuirez au delà des colonnes d'Hercule.» Un autre poëte ajouta: «Son père s'est enfui le premier.» Et elle fut surnommée Antipatra. Deux autres avaient la singulière habitude de se défendre et de vouloir être prises d'assaut, comme pour se dissimuler à elles-mêmes la honte de leur trafic. Timoclès fut surpris de trouver de la résistance chez une femme publique, et il surnomma celles-ci: la Pucelle (κορισκη), et la Batteuse (de καμεω, je forge, et de τυπη, coup), en leur consacrant ces vers: «Oui, c'est être au rang des dieux, que de passer une nuit à côté de Corisque ou de Camétype. Quelle fermeté! quelle blancheur! quelle peau douce! quelle haleine! quel charme dans leur résistance! elles luttent contre leur vainqueur: il faut ravir leurs faveurs, on est souffleté: une main charmante vous frappe... O délices!»
CHAPITRE VIII.
Sommaire.—Dangers, pour la jeunesse, de la fréquentation des hétaires subalternes.—Ce que le poëte Anaxilas dit des hétaires.—Portrait qu'il fait de l'hétairisme.—Science des femmes de mauvaise vie dans l'emploi des fards.—Le pædérote.—Dryantidès à sa femme Chronion.—Manière dont les courtisanes se peignaient le visage.—Les peintres de courtisanes Pausanias, Aristide et Niophane.—Lettre de Thaïs à Thessala au sujet de Mégare.—Amour de Charmide pour la vieille Philématium.—Les vieilles hétaires.—Comment les hétaires attiraient les passants.—Conseils de Crobyle à sa fille Corinne.—L'hétaire Lyra.—Reproches de la mère de Musarium à sa fille.—L'esclave Salamine et son maître Gabellus.—Simalion et Pétala.—Dialogue entre l'hétaire Myrtale et Dorion, son amant rebuté.—Les marchands de Bithynie.—Sacrifice des courtisanes aux dieux.—La dictériade Lysidis.—Singulière offrande que fit cette prostituée à Vénus-Populaire.—Les commentateurs de l'Anthologie grecque.—Explication du proverbe célèbre: On ne va pas impunément à Corinthe.—Le mot Ocime.—Denys-le-Tyran à Corinthe.—D'où étaient tirées les nombreuses courtisanes de Corinthe.—Le verbe λεσβιάζειν.—L'amour à la Phénicienne.—Les beaux ouvrages des Lesbiennes.—Préceptes théoriques de l'hétairisme.—Code général des courtisanes.—Lettres d'Aristénète.—Piéges des hétaires pour faire des victimes.—Encore les murs du Céramique.—Le cachynnus des courtisanes.—Infâme métier de Nicarète, affranchie de Charisius.—Ses élèves.—Prix élevé des filles libres et des femmes mariées.—Pénalité de l'adultère.—Le supplice du radis noir.—Les lois de Dracon.—Philumène.—Philtres soporifiques et philtres amoureux.—Les magiciennes de Thessalie et de Phrygie.—Cérémonies mystérieuses qui accompagnaient la composition d'un philtre.—Mélissa.—Diversité des philtres.—Opérations magiques.—Philtres préservatifs.—Jalousies et rivalités des courtisanes entre elles.—L'amour lesbien.—Sapho, auteur des scandaleux développements que prit cet amour.—Dialogue de Cléonarium et de Lééna.—Mégilla et Démonasse.
Les véritables dictériades d'Athènes étaient moins dangereuses pour la jeunesse et même pour l'âge mûr, que les hétaires subalternes, car rien n'égalait l'avidité et l'avarice de ces êtres sordides qui semblaient n'avoir pas d'autre occupation que de ruiner les jeunes gens inexpérimentés et les vieillards insensés. Solon avait voulu évidemment mettre un frein à la rapacité des courtisanes de bonne volonté, en créant l'institution des courtisanes esclaves; il croyait avoir fait beaucoup pour les mœurs par cette institution, qui épargnait à la fois le temps et la bourse des citoyens. Mais ces dictériades étaient de pauvres captives, achetées hors de la Grèce et rassemblées de tous les pays sous le régime d'une législation uniforme de plaisir; elles n'avaient souvent pas la moindre notion des usages grecs; elles ne connaissaient rien de la ville fondée par Minerve, où elles exerçaient leur honteuse profession; elles ne parlaient pas même la langue de cette ville, où elles avaient été amenées comme des marchandises étrangères; leur beauté et l'emploi plus ou moins habile qu'elles en savaient faire, ce n'était point là un attrait suffisant pour les Athéniens qui, même dans les choses de volupté, voulaient que leur esprit fût satisfait ou du moins excité à l'égal de leurs sens physiques. Les hétaires d'un ordre inférieur ne pouvaient donc manquer de trouver à Athènes plus d'amateurs, et surtout plus d'habitués que les esclaves des dictérions. Ces hétaires, sorties la plupart de la lie du peuple, et dépravées de bonne heure par les détestables conseils de leurs mères ou de leurs nourrices, étaient rarement aussi belles et aussi bien faites que les dictériades, mais elles avaient des ressources naturelles dans l'esprit, et leur perversité même prenait des formes piquantes, ingénieuses, mobiles et divertissantes. Aussi, leur empire s'établissait-il facilement, par la parole, sur les malheureuses et imprudentes victimes qu'elles avaient d'abord attirées et charmées par la volupté. On les redoutait, on les montrait du doigt comme des écueils vivants, et sans cesse venaient se briser sur ces écueils de la Prostitution les pilotes les plus sages, les rameurs les plus habiles, les navires les plus solides; ces naufrages continuels d'honneur, de vertu et de fortune faisaient la gloire et l'amusement des funestes sirènes qui les avaient causés. «Si quelqu'un s'est jamais laissé prendre dans les filets d'une hétaire, disait le poëte Anaxilas dans sa comédie intitulée Néottis, qu'il me nomme un animal qui ait autant de férocité. En effet, qu'est-ce, en comparaison, qu'une dragonne inaccessible, une chimère qui jette le feu par les narines, une Charybde, une Scylla, ce chien marin à trois têtes, un sphinx, une hydre, une lionne, une vipère? Que sont ces harpies ailées? Non, il n'est pas possible d'égaler la méchanceté de cette exécrable engeance, car elle surpasse tout ce qu'on peut se figurer de plus mauvais!» Ces hétaires, corrompues dès leur enfance par les leçons des vieilles débauchées, ne conservaient pas un sentiment humain; jeunes, elles avaient l'air quelquefois de se contenter d'un seul amant, lorsque cet amant les payait autant que vingt autres; elles s'abandonnaient ensuite au plus grand nombre possible, et ne se souciaient que de tirer le meilleur parti possible de leur abandonnement continuel; elles conseillaient le vol, la fraude, le meurtre, s'il le fallait, aux infortunés qui n'avaient plus de quoi les payer, et qui étaient forcés de renoncer à elles, ou bien de ne reculer devant aucun moyen criminel pour garder leurs maîtresses. Ce n'étaient pas seulement des fils de famille, des héritiers de grands noms, de jeunes orateurs, des poëtes et des philosophes novices, que les hétaires du Pirée se faisaient un plaisir de dépouiller, c'étaient des matelots, des soldats, des villageois, des joueurs, surtout, qui se montraient plus généreux, des marchands et des dissipateurs. Mais ce qui surprend, c'est que ces femmes, dont l'influence pernicieuse avait tant de pouvoir et de prestige, n'avaient parfois qu'une beauté douteuse et plus ou moins effacée, des charmes vieillis et recrépits, des sourires grimaçants et des baisers insapides. Anaxilas nous fait un portrait peu engageant des principaux monstres de l'hétairisme de son temps: «Voici cette Plangon, dit-il, véritable Chimère, qui détruit les étrangers par le fer et la flamme, à qui cependant un seul cavalier a dernièrement ôté la vie, car il s'en est allé emportant tous les effets de la maison. Quant à Synope, n'est-ce pas une seconde hydre: elle est vieille et a pour voisine Gnathène aux cent têtes! Mais Nannion, en quoi diffère-t-elle de Scylla aux trois gueules? ne cherche-t-elle pas à surprendre un troisième amant après en avoir déjà étranglé deux? Cependant on dit qu'il s'est sauvé à force de rames. Pour Phryné, je ne vois pas trop en quoi elle diffère de Charybde: n'a-t-elle pas englouti le pilote et la barque? Théano n'est-elle pas une sirène épilée, qui a des yeux et une voix de femme mais des jambes de merle!» Ce passage d'une comédie grecque, qui était encore sous les yeux d'Athénée, nous initie aux dégradations du métier d'hétaire, et nous y voyons figurer, au rang des plus viles dictériades, de fameuses courtisanes qui avaient, dans leur bon temps, été les plus recherchées, les plus riches, les plus triomphantes de la Grèce. Plangon, Synope, Gnathène, Phryné, Théano, devenues vieilles, ne différaient plus des louves et des sphinx du Céramique.
Nous trouvons la preuve, dans cent endroits, que la décrépitude ne passait pas pour un défaut irréparable chez les femmes de mauvaise vie, soit qu'elles eussent un art merveilleux pour déguiser les traces de l'âge, soit qu'elles se recommandassent moins à la débauche publique par leurs avantages extérieurs que par la réputation de leur expérience libidineuse. Jeunes ou vieilles, ridées ou non, elles se faisaient un visage avec le pædérote, sorte de fard emprunté à la fleur d'une plante épineuse d'Égypte ou à la racine de l'acanthe; ce rouge végétal, détrempé avec du vinaigre, appliquait sur la peau la plus jaune le teint frais d'un enfant; quant aux rides, on avait eu soin auparavant de les remplir avec de la colle de poisson et du blanc de céruse, si bien que la peau devenait lisse et polie pour recevoir les couleurs brillantes de jeunesse qu'on y étendait avec un pinceau soyeux. Le fardement du visage était comme le stigmate de la Prostitution. «Prétendrais-tu, écrit Dryantidès à sa femme Chronion (dans les Lettres d'Alciphron), te mettre au niveau de ces femmes d'Athènes, dont le visage peint annonce les mœurs dépravées? Le fard, le rouge et le blanc, entre leurs mains, le disputent à l'art des plus excellents peintres, tant elles sont expertes à se donner le teint qu'elles croient le plus convenable à leurs desseins!» Comme les hétaires publiques ne se montraient de près que le soir à la lueur d'une torche ou d'une lanterne, et comme elles se tenaient le jour à distance du regard, demi-voilées, devant leur porte ou à leur fenêtre, elles tiraient profit de l'éclat singulier que les cosmétiques donnaient à leur teint. Il suffisait, d'ailleurs, que l'effet fût produit et que l'imprudent qui s'engageait sur leurs pas, dans l'obscurité de leur repaire, restât échauffé par son premier coup d'œil. La cellule étroite, où la courtisane conduisait sa proie, ne laissait point pénétrer assez de clarté dans l'ombre pour que le désenchantement suivît la découverte de ces mystères de la toilette. Lorsque les femmes honnêtes, sans doute pour disputer leurs maris à l'amour des hétaires, eurent la fatale ambition d'imiter les artifices de coquetterie de leurs rivales, elles en firent un essai bien maladroit, qui tourna souvent à leur confusion. «Nos femmes, disait Eubule dans sa comédie des Bouquetières, ne se couvrent pas la peau de blanc, ne se peignent pas avec du jus de mûre, comme vous le faites, de sorte que, si vous sortez en été, on voit couler de vos yeux deux ruisseaux d'encre, et la sueur former, en vous tombant sur le cou, un sillon de fard; quant à vos cheveux, avancés sur le front, ils présentent toute la blancheur de la vieillesse par la poudre blanche dont ils sont couverts!»
Si l'usage des fards était général chez les hétaires subalternes, la manière de les préparer et de les appliquer offrait des variétés infinies qui correspondaient aux différents degrés d'un art véritable. Il faut supposer que les novices se faisaient peindre, avant de savoir se peindre elles-mêmes. En effet, dans un pays où l'on peignait de couleurs éclatantes les statues de marbre, on devait exiger que les visages humains fussent peints avec autant de vérité. Nous croyons donc que les artistes, qu'on nommait peintres de courtisanes (πορνογράφοι), tels que Pausanias Aristide et Niophane, cités par Athénée, ne se bornaient pas à faire des portraits d'hétaires et à représenter leurs académies érotiques: ils ne dédaignaient pas de peindre, pour la circonstance, la figure d'une courtisane, comme ils peignaient dans les temples les statues des dieux et des déesses. Selon les préceptes d'un poëte grec, la beauté doit varier sans cesse pour être toujours la beauté, et ce sont ces variations continuelles de physionomie qui entretiennent les ardeurs du désir. Quant une courtisane avait appris l'art de se peindre elle-même, le goût et l'habitude achevaient de l'instruire dans cet art, où chacune se piquait d'exceller, mais toutes n'y réussissaient pas également. Dans les Lettres d'Alciphron, Thaïs écrit à son amie Thessala, au sujet de Mégare, la plus décriée de toutes les courtisanes: «Elle a parlé très-insolemment du fard dont je me servais, et du rouge dont je me peignais le visage. Elle a donc oublié l'état de misère ou je l'ai vue, quand elle n'avait pas même un miroir? Si elle savait que son teint est de la couleur de sandaraque, oserait-elle parler du mien?» On comprend que, toutes les hétaires étant fardées, les plus vieilles rétablissaient ainsi une espèce d'égalité entre elles, et se réservaient d'autres avantages que les plus jeunes ne pouvaient acquérir que par une longue pratique du métier. Voilà pourquoi il arrivait souvent qu'une jeune et belle hétaire se voyait préférer une vieille et laide courtisane, préférence qu'elle ne s'expliquait pas, et qu'elle attribuait à des philtres magiques. Dans les Dialogues de Lucien, Thaïs s'étonne que l'amant de Glycère ait quitté celle-ci pour Gorgone: «Quel charme a-t-il trouvé en des lèvres mortes et des joues pendantes? dit Thaïs. Est-ce pour son beau nez qu'il l'a prise, ou pour sa tête chauve et son grand col effilé?» Dans les mêmes Dialogues, Tryphène se moque de la vieille Philématium qu'on avait surnommée le Trébuchet. «Avez-vous bien remarqué son âge et ses rides? dit Tryphène.—Elle jure qu'elle n'a que vingt-deux ans, répond Charmide.—Mais croirez-vous à ses serments plutôt qu'à vos yeux? Ne voyez-vous pas que le poil commence à lui blanchir autour des tempes? Que si vous l'aviez vue toute nue!—Elle ne me l'a jamais voulu permettre.—Avec raison, car elle a le corps marqueté comme un léopard.»
Ces vieilles hétaires, quand elles étaient peintes et parées, se plaçaient à une fenêtre haute qui s'ouvrait sur la rue, et là, un brin de myrte entre leurs doigts, l'agitant comme une baguette de magicienne, ou le promenant sur leurs lèvres, elles faisaient appel aux passants; un d'eux s'arrêtait-il, la courtisane faisait un signe connu, en rapprochant du pouce le doigt annulaire, de manière à figurer avec la main demi-fermée un anneau; en réponse à ce signe, l'homme n'avait qu'à lever en l'air l'index de la main droite, et aussitôt la femme disparaissait pour venir à sa rencontre. Alors il se présentait à la porte, et sous l'atrium il trouvait une servante qui le conduisait en silence, un doigt posé sur la bouche, dans une chambre qui n'était éclairée que par la porte, lorsqu'on écartait l'épais rideau qui la couvrait. Au moment où ce nouvel hôte allait passer le seuil, la servante le retenait par le bras et lui demandait la somme fixée par la maîtresse du lieu: il devait la remettre sans marchander; après quoi, il pouvait pénétrer dans la chambre, et le rideau retombait derrière lui. La courtisane, qu'il n'avait fait qu'entrevoir au grand jour, lui apparaissait comme une vision dans l'ombre de cette cellule, où filtrait un faible crépuscule à travers la portière. Il ne s'agissait donc pas de jeunesse, de fraîcheur, de beauté candide et pure, en cette voluptueuse obscurité qui n'était nullement défavorable aux formes du corps, mais qui rendait inutile tout ce que le toucher seul ne percevait pas. Cependant l'âge venait, qui enlevait aux vieilles courtisanes, en leur ôtant leur embonpoint et en amollissant leurs chairs, l'heureux privilége de se donner pour jeunes; elles ne renonçaient pas toutefois aux bénéfices du métier, puisqu'elles se consacraient alors à l'éducation amoureuse des jeunes hétaires, et qu'elles vivaient encore de Prostitution. Elles avaient aussi, au besoin, deux industries assez lucratives: elles fabriquaient des philtres pour les amants, ou des cosmétiques pour les courtisanes, et elles pratiquaient l'office de sage-femme. Phébiane, qui n'était pas encore vieille, écrit au vieil Anicet, qui avait voulu l'embrasser: «Une de mes voisines en mal d'enfant venait de m'envoyer querir, et j'y allai en hâte, portant avec moi les instruments de l'art des accouchements.»
Ces sages-femmes, ces faiseuses de philtres étaient encore plus expertes dans l'art de séduire et de corrompre une fille novice; les Lettres d'Alciphron et les Dialogues de Lucien sont pleins de la dialectique galante de ces vieilles conseillères de débauche. C'est ordinairement la mère qui prostitue sa propre fille, et qui, après avoir flétri la virginité de cette innocente victime, s'attache encore à souiller son âme. «Ce n'est pas un si grand malheur, dit l'affreuse Crobyle à sa fille Corinne, qu'elle a livrée la veille à un riche et jeune Athénien; ce n'est pas un si grand malheur de cesser d'être fille, et de connaître un homme qui vous donne, dès sa première visite, une mine (environ 100 francs), avec laquelle je vais t'acheter un collier!» Elle se réjouit donc de voir sa fille commencer si bien un métier qui les tirera toutes deux de la misère: «Comment ferai-je pour cela? reprend naïvement Corinne.—Comme tu viens de faire, répond la mégère, et comme fait ta voisine.—Mais c'est une courtisane?—Qu'importe? tu deviendras riche comme elle; comme elle, tu auras une foule d'adorateurs. Tu pleures, Corinne? Mais vois donc quel est le nombre des courtisanes, quelle est leur cour, quelle est leur opulence!» Viennent ensuite les conseils de la mère, qui présente à sa fille l'exemple de l'aulétride Lyra, fille de Daphnis: son goût pour la parure, ses manières attrayantes, sa gaieté qui engage par le sourire le plus caressant, son commerce sûr, l'ont bientôt mise en crédit; si elle consent à se rendre, pour un prix convenu, à un festin, elle ne s'enivre point, elle touche aux mets avec délicatesse, elle boit sans précipitation, elle ne parle pas trop: «Elle n'a des yeux que pour celui qui l'a amenée; c'est ce qui la fait aimer; lorsqu'il la conduit au lit, elle n'est ni emportée ni sans égards; elle ne s'occupe que de plaire, de s'attacher sa conquête. Il n'est personne qui n'ait à s'en louer. Imite-la dans tous ces points, et nous serons heureuses.» La fille ne s'effraye pas trop des conditions que sa mère lui impose pour s'enrichir: «Mais, dit-elle par réflexion, tous ceux qui achètent nos faveurs ressemblent-ils à Lucritus qui obtint hier les miennes?—Non, réplique Crobyle avec gravité, il en est de plus beaux, de plus âgés, de plus laids même.—Et faudra-t-il que je caresse ceux-là aussi bien que les autres?—Ceux-là surtout, car ils donnent davantage. Les beaux garçons ne sont que beaux. Songe uniquement à t'enrichir.» Là-dessus, la mère l'envoie au bain; car Lucritus doit revenir le soir même.
La mère de Musarium n'a pas affaire à une ignorante qui se laisse conduire les yeux fermés, et qui n'en est plus à ses premiers amours; la fille aime Chéréas qui ne lui donne pas une obole, et pour qui elle vend ses bijoux et sa garde-robe: une courtisane qui fait la folie d'aimer n'aime pas à demi. La vieille mère, indignée de cet amour onéreux au lieu d'être productif, est bien près de maudire une fille indigne d'elle: «Va, rougis! lui dit-elle avec colère et mépris. Seule de toutes les courtisanes, tu parais sans boucles d'oreilles, sans collier, sans robe de Tarente!—Eh! ma mère, s'écrie Musarium piquée au vif dans son amour-propre de femme, sont-elles plus heureuses ou plus belles que moi!—Elles sont plus sages; elles entendent mieux le métier; elles ne croient pas sur parole des jouvenceaux, dont les serments ne reposent que sur les lèvres. Pour toi, nouvelle Pénélope, fidèle amante d'un seul, tu n'admets aucun autre que Chéréas. Dernièrement, un villageois arcanien (il était jeune aussi, celui-là!) t'offrait deux mines, prix du vin que son père l'avait envoyé vendre à la ville, ne l'as-tu pas repoussé avec un sourire insultant? Tu n'aimes à dormir qu'avec cet autre Adonis!—Quoi! laisser Chéréas, pour un rustre exhalant l'odeur du bouc! Chéréas est un Apollon, et l'Arcanien un Silène.—Eh bien! c'était un rustre, soit; mais Antiphon, le fils de Ménécrate, qui t'offrait une mine, n'est-il pas un élégant Athénien, jeune et charmant comme Chéréas?—Chéréas m'avait menacée: Je vous tue tous les deux, si je vous trouve ensemble!—Vaine menace! te faudra-t-il donc renoncer aux amants et cesser de vivre en courtisane, pour prendre les mœurs d'une prêtresse de Cérès? Laissons le passé; voici les Aloennes, c'est un jour de fête: que t'a-t-il donné?—Ma mère, il n'a rien.—Seul il ne saurait donc trouver quelque expédient auprès de son père, le faire voler par un fripon d'esclave? demander de l'argent à sa mère, la menacer, en cas de refus, de s'embarquer pour la première expédition? Mais il est toujours là, nous obsédant, monstre avare, qui ne veut ni donner ni permettre que d'autres nous donnent!» Musarium ne veut rien entendre, et malgré sa mère, elle continuera de se laisser dépouiller par lui, jusqu'à ce qu'elle ne l'aime plus.
Les courtisanes de la Grèce n'étaient pas souvent aussi désintéressées que Musarium, et quand elles avaient perdu leur temps à aimer, elles le regagnaient bientôt en mettant à contribution ceux qu'elles n'aimaient pas. On n'entrait chez elles que la bourse à la main, et l'on n'en sortait presque jamais avec la bourse. Elles avaient aussi différents tarifs, et quelquefois, par répugnance ou par caprice, elles refusaient de se vendre à aucun prix. Ce n'est pas des hétaires, mais des dictériades, que Xénarque a pu dire dans son Pentathle, cité par Athénée: «Il en est de taille svelte, épaisse, haute, courte; de jeunes, de vieilles, de moyen âge. On peut choisir entre toutes et jouir dans les bras de celle qu'on trouve la plus aimable, sans qu'il soit besoin d'escalader les murs ni d'user d'aucun artifice pour parvenir jusqu'à elles. Ce sont elles qui vous font les avances et qui se disputent l'avantage de vous recevoir dans leur lit.» Les hétaires, même celles des matelots et des gens du peuple, usaient parfois de leur libre arbitre, et, même sans avoir un amant préféré, fermaient leurs oreilles et leur porte à certains prétendants. Une simple esclave, Salamine, que Gébellus avait tirée de la boutique d'un marchand boiteux, et dont il voulait faire sa concubine, résiste aux poursuites de ce grossier personnage, qui lui déplaît invinciblement: «Les supplices m'épouvantent moins que le partage de votre couche, lui écrit-elle. Je n'ai point fui la nuit dernière. Je m'étais cachée dans le jardin où vous m'avez cherchée. Enfermée dans un coffre, je m'y suis dérobée à l'horreur de vos embrassements. Oui, plutôt que de les supporter, j'ai résolu de me pendre. Je ne redoute point la mort, et ne crains point de m'expliquer hautement. Oui, Gébellus, je vous hais. Colosse énorme, vous me faites peur; je crois voir un monstre. Votre haleine m'empoisonne. Allez à la male heure! Puissiez-vous être uni à quelque vieille Hélène des hameaux, sale, édentée, et parfumée d'huile grasse!» Alciphron ne nous apprend pas si Salamine a fini par s'accoutumer à la taille monstrueuse de Gébellus. Les marchands, qui vendaient ainsi des esclaves qu'ils avaient élevées et dressées pour l'amour, se nommaient andropodocapeloi; ces esclaves, dont les hanches avaient été comprimées avec des nœuds de corde et des bandelettes, se distinguaient par des qualités secrètes que le libertinage athénien recherchait avec une scandaleuse curiosité.
Bien des hétaires avaient commencé par être esclaves; puis, quelque amant, épris de leurs charmes et reconnaissant de leurs services, les avait rachetées, ou bien elles s'étaient rachetées elles-mêmes avec les dons qu'on leur avait faits. La plupart conservaient toujours le caractère sordide et avare des esclaves; elles élevaient graduellement le prix de leurs faveurs, à mesure que la fortune les protégeait davantage. Après avoir appris leur métier dans un dictérion, où le règlement de la maison ne permettait pas de recevoir plus d'une obole par tête, elles exigeaient bientôt une ou deux drachmes, une fois qu'elles étaient libres; bientôt, ce n'était point assez d'un statère d'or; une mine leur semblait une bagatelle, et elles finissaient par demander un talent, c'est-à-dire 8,000 francs de notre monnaie, lorsqu'elles avaient la vogue. Cette élévation de leur salaire avait lieu très-rapidement, si elles étaient belles, adroites et intrigantes. Mais cette prospérité ne durait pas si elles manquaient d'esprit et de prudence: on les voyait redescendre rapidement dans les rangs inférieurs des hétaires illettrées, et il leur fallait encore se contenter de quelques drachmes arrachées avec effort à la pauvreté ou à la parcimonie de leurs grossiers visiteurs. On les avait vues se promener, dans de magnifiques litières, au milieu d'un cortége d'esclaves et d'eunuques, on les avait vues chargées de colliers, de boucles d'oreilles, de bagues, d'épingles d'or, fraîches et parfumées sous la gaze et la soie; on les retrouvait bientôt après, couvertes de haillons squalides, la chevelure en désordre, les bras décharnés, la gorge ridée et pendante, assises sous le long portique du Pirée ou errant à travers les tombes du Céramique. L'insolence de ces créatures dans le bonheur ne faisait que mieux ressortir leur humiliation dans l'infortune. Il suffisait d'un procès, d'une maladie, d'un vice, tel que l'ivrognerie ou le jeu, pour causer cette décadence subite. On ne les plaignait pas, en les voyant déchoir et tomber au dernier degré de la misère et de l'avilissement; car elles avaient été sans pitié et sans cœur au moment de leur splendeur. Combien de larmes, combien de ruines, combien de désespoirs étaient leur ouvrage! malgré leurs vices, malgré leur infamie, elles avaient fait naître trop souvent de véritables passions!
Les Lettres d'Alciphron sont remplies des plaintes de malheureux amants qui se voient trompés ou congédiés, et des railleries de cruelles hétaires qui les repoussent et les torturent. Ici, c'est Simalion ruiné par Pétala, et plus amoureux que jamais; là, c'est le pêcheur Anchénius, qui, pour posséder sa maîtresse, n'est pas éloigné d'en faire sa femme; ailleurs, dans les Dialogues de Lucien, c'est Myrtale qui se moque de Dorion après l'avoir dépouillé: «Alors que je te comblais de largesses, lui dit le plaintif Dorion, j'étais ton bien-aimé, ton époux, ton maître; j'étais tout pour toi; depuis que je ne possède plus rien, depuis que tu as fait la conquête de ce marchand de Bithynie, ta porte m'est fermée. Devant cette porte inexorable je répands en vain des larmes solitaires; mais lui, il est seul auprès de toi, toute la nuit, enivré de caresses.....—Quoi! tu prétends m'avoir comblée de présents, réplique en ricanant Myrtale; je t'ai ruiné, dis-tu? Comptons, voyons tout ce que tu m'as apporté.—Oui, comptons, Myrtale. D'abord, une chaussure de Sicyone: posons deux drachmes.—Tu as couché deux nuits avec moi.—Poursuivons. A mon retour de Syrie, je t'ai rapporté un vase plein d'un parfum de Phénicie, qui me coûta, j'en jure par Neptune, deux drachmes.—Et moi, je t'avais donné à ton départ une tunique courte, que le matelot Épiure avait oubliée chez moi.—Épiure l'a reconnue et me l'a reprise, non sans combat, j'en atteste les dieux! En revenant du Bosphore, je t'ai apporté des ognons de Cypre, cinq saperdes et huit perches; de plus, huit biscuits secs, un vase de figues de Carie, et dernièrement encore, ingrate que tu es, je t'ai rapporté de Patare des brodequins dorés. Il me souvient aussi d'un beau fromage de Gythium.—Le tout à estimer cinq drachmes.—Eh! Myrtale, c'est tout ce que je possédais! malheureux nautonier à gages que j'étais! Maintenant, je préside à l'aile droite des rameurs et tu nous méprises! Depuis peu, dans les solennités d'Aphrodite, n'ai-je pas déposé, et pour toi, une drachme d'argent, aux pieds de Vénus? N'ai-je pas donné deux drachmes à ta mère pour ta chaussure? et à cette Lydé, deux ou trois oboles? Tout bien calculé, voilà la fortune d'un matelot.» Myrtale ne fait que rire; puis, elle étale avec orgueil les riches présents qu'elle a reçus de son marchand de Bithynie, collier, boucles d'oreilles, tapis, argent, et lui tourne le dos en disant: «O bienheureuse l'amante de Dorion! oh! sans doute tu lui porteras des ognons de Cypre et des fromages de Gythium?» Pétala, qui cherche aussi un marchand de Bithynie, et qui ne l'a pas encore trouvé, écrit à Simalion, dont l'amour larmoyant et parcimonieux l'importune: «De l'or, des tuniques, des bijoux, des esclaves, voilà ce que ma situation et ma profession exigent. Mes pères ne m'ont point laissé de riches possessions à Nurinonte; je n'ai point de part dans le produit des mines de l'Attique. Les tributs ingrats de la volupté, les trop légers présents de l'amour, que me paye en gémissant cette foule d'amants avares et insensés, sont toute ma richesse. Je vis depuis un an avec vous, consumée de déplaisirs et d'ennuis. Pas même un parfum qui coule sur ma chevelure! Ces vieilles et grossières étoffes de Tarente forment toute ma parure. Je n'ose paraître devant mes compagnes. Trouverai-je de quoi exister à vos côtés?.... Tu pleures! c'en est trop. Il me faut un amant qui me nourrisse. Tu pleures! quel ridicule! par Vénus! Il m'idolâtre, dit-il, il faut me donner à lui! il ne peut vivre sans moi! Quoi! vous n'avez point de coupes d'or? ne pouvez-vous dérober l'argent de votre père, les épargnes de votre mère?» Il n'arrivait que trop souvent qu'un jeune homme, aveuglé par sa passion, cédait à ces suggestions fatales, et volait ses parents pour satisfaire à la rapacité d'une hétaire qui ne l'aimait pas et qui l'éconduisait impitoyablement, dès qu'elle n'en pouvait plus rien tirer. Anaxilas avait donc raison de dire dans une de ses comédies: «De toutes les bêtes féroces, il n'en est pas de plus dangereuse qu'une hétaire.»
Quelle que fût leur avarice, les courtisanes assiégeaient les autels des dieux et des déesses avec des sacrifices et des offrandes; mais ce qu'elles demandaient aux divinités, ce n'était pas de rencontrer des cœurs aimants et dévoués, des adorateurs beaux et bien faits: elles ne se souciaient que du lucre, et elles espéraient, en apportant une offrande dans un temple, que le dieu ou la déesse de ce temple leur enverrait d'Asie ou d'Afrique les dépouilles opimes d'un riche vieillard. Leur générosité, même à l'égard des maîtres de la destinée, n'était donc qu'une spéculation et une sorte d'usure. Dès qu'elles avaient fait une bonne affaire, et trouvé une dupe, elles allaient remercier la divinité à qui elles croyaient devoir cette heureuse fortune; elles ne lésinaient pas avec les dieux et les prêtres, dans l'espoir d'en être bientôt récompensées par de nouveaux profits. La mère de Musarium, irritée de ce que sa fille ne se faisait pas payer par Chéréas, s'écrie ironiquement: «Si nous trouvons encore un amoureux tel que Chéréas, il faudra sacrifier une chèvre à Vénus-Pandemos! une génisse à Vénus-Uranie! une autre génisse à Vénus-Jardinière! il faudra consacrer une couronne à la déesse des richesses!» La dictériade Lysidis, ayant à se louer de Vénus-Populaire, lui fait une singulière offrande, qui rappelle les broches emblématiques offertes par la courtisane Rhodopis au temple d'Apollon Delphien: «O Vénus! Lysidis vous offre cet éperon d'or qui appartenait à un très-beau pied. Il a animé plus d'une monture paresseuse, et quoiqu'elle l'agitât avec beaucoup d'agilité, jamais coursier n'en eut la cuisse ensanglantée; le fier animal parvenait au bout de sa carrière, sans qu'elle eût besoin de l'éperonner. Elle suspend cette arme au milieu de votre temple.» Les doctes commentateurs de l'Anthologie grecque sont restés assez indécis au sujet de cet éperon, qui, selon les uns, figurait l'aiguillon de la volupté et le piquant de la débauche; selon les autres, l'impatiente requête d'une courtisane qui épuise la bourse de ses clients; selon d'autres encore, un instrument de libertinage féminin, qui aidait aux erreurs d'une imagination dévergondée. A Corinthe, l'hétaire s'offrait et se dédiait elle-même à Vénus, qui avait le produit de cette Prostitution sacrée.
Les courtisanes étaient en plus grand nombre à Corinthe qu'à Athènes; de là, le proverbe célèbre, qui a traversé toute l'antiquité pour venir jusqu'à nous en changeant quelque peu de signification: «Il n'est pas donné à tout le monde d'aller à Corinthe.» On attribuait à ce proverbe différentes origines qui se rapportaient toutes aux courtisanes si renommées de cette ville. Aristophane, dans son Plutus, explique le proverbe, en disant que «les femmes de Corinthe repoussent les pauvres et accueillent les riches.» Strabon est plus explicite, en racontant que les marchands et les marins qui abordaient à Corinthe pendant les fêtes de Vénus trouvaient tant d'enchanteresses parmi les consacrées de la déesse, qu'ils se ruinaient totalement avant d'avoir mis le pied dans la ville. Strabon reproduit ailleurs le même proverbe, avec une variante qui justifiait le sens de son commentaire: On ne va pas impunément à Corinthe. Les courtisanes de tous les pays et de tous les rangs abondaient dans cette opulente cité, où l'on formait publiquement des élèves à la Prostitution dans les temples de Vénus. Le commerce de la débauche était encore le plus actif et le plus étendu qui se fît dans ce vaste et populeux entrepôt du commerce de l'univers. Toutes ou presque toutes les femmes exerçaient le métier de l'amour vénal; chaque maison équivalait à un dictérion. Une courtisane, assise sur le port, regardait un jour les vaisseaux qui arrivaient et guettait de nouvelles victimes; on lui reprocha sa paresse, en lui disant qu'elle ferait bien mieux de filer de la laine et de tramer de la toile que de se croiser ainsi les bras: «Que parlez-vous de paresse? dit-elle; il ne m'a pas fallu beaucoup de temps pour gagner toute la toile qui peut entrer dans la voilure de trois navires!» Elle entendait par là, comme le remarque Strabon, qu'elle avait obligé trois capitaines de mer à vendre leurs vaisseaux pour la payer. Le poëte comique Eubule avait représenté, dans sa pièce des Cercopes, un pauvre diable qui avouait gaiement qu'on l'avait dépouillé de la sorte: «Je passai à Corinthe, disait-il, et je m'y ruinai en mangeant certain légume qu'on appelle ocime (courtisane ou basilic); je fis tant de folies que j'y perdis jusqu'à ma cape.» Le poëte jouait sur le double sens du mot ocime, signifiait à la fois courtisane et basilic, et qui rappelait ainsi, par une allusion figurée, que cette herbe aromatique était regardée comme la plante favorite des scorpions. Lorsque Denys le Tyran, chassé de Syracuse, se réfugia, méprisé et misérable, à Corinthe, il voulut se faire une égide du mépris qu'il inspirait et de la misère où il s'enfonçait de plus en plus: il passait donc des journées entières, au rapport de Justin, dans les tavernes et dans les dictérions, en vivant d'ocime, et en se souillant de toutes les turpitudes.
Ces lubriques et infatigables reines de la Prostitution, loin d'être originaires de Corinthe, y avaient été conduites dès l'âge le plus tendre par des spéculateurs ou par des matrones de plaisir; elles venaient, la plupart, de Lesbos et des autres îles de l'Asie-Mineure, Tenedos, Abydos, Cypre, comme pour rendre hommage à la tradition qui faisait sortir Vénus de l'écume de la mer Égée. On en tirait un grand nombre, de Milet et de la Phénicie, qui fournissaient les plus ardentes. Mais les plus voluptueuses, les plus expertes du moins dans l'art de la volupté, c'étaient les Lesbiennes, tellement qu'on avait créé en leur honneur un nouveau verbe grec emprunté à leur nom, λεσβιάζειν, qui signifiait non-seulement faire l'amour, mais encore le faire avec art. Les Phéniciennes avaient eu également le privilége de doter la langue grecque d'un verbe qui avait le même sens, sinon la même portée: φοινικίζειν, faire l'amour à la phénicienne. C'était un éloge qu'ambitionnaient les courtisanes, quelle que fût d'ailleurs leur patrie ou celle de leur matrone. Milet était comme la pépinière des danseuses et des joueuses de flûte, aulétrides, qui servaient aux festins de la Grèce; mais Lesbos et la Phénicie envoyaient les hétaires que Corinthe recevait dans son sein, comme un immense gynécée où la Prostitution avait son école publique. Homère, parmi les présents qu'Agamemnon fait offrir à Achille (Iliad., IX), cite avec complaisance «sept femmes habiles dans les beaux ouvrages, sept Lesbiennes qu'il avait choisies pour lui-même, et qui remportèrent sur toutes les autres femmes le prix de la beauté.» Les beaux ouvrages qui caractérisaient l'habileté de ces Lesbiennes n'étaient pas de ceux que la chaste et industrieuse Pénélope savait faire.
Outre ces travaux mystérieux de l'amour, qui faisaient de bonne heure l'étude assidue des courtisanes, leur éducation morale, si l'on peut employer ici cette expression, se composait de certains préceptes malhonnêtes qu'on pouvait appliquer à toutes les conditions de l'hétairisme, depuis la plus vile dictériade jusqu'à la grande hétaire de l'aristocratie. Ce n'était pas Solon, à coup sûr, qui avait rédigé ce code général des courtisanes. On retrouve çà et là dans les érotiques grecs les principaux enseignements que les courtisanes se transmettaient l'une à l'autre, et qui pouvaient se diviser en trois catégories spéciales: 1º l'art d'inspirer de l'amour; 2º l'art de l'augmenter et de l'entretenir; 3º l'art d'en tirer le plus d'argent possible. «Il est à propos, dit une des plus habiles du métier, dans les Lettres d'Aristénète, il est à propos de faire éprouver quelques difficultés aux jeunes amants, de ne leur pas accorder tout ce qu'ils demandent. Cet artifice empêche la satiété, soutient les désirs d'un amant pour une femme qu'il aime, et lui rend ses faveurs toujours nouvelles. Mais il ne faut pas pousser les choses trop loin: l'amant se lasse, s'irrite, forme d'autres projets et d'autres liaisons; l'amour s'envole avec autant de légèreté qu'il est venu.» Aristénète, qui, tout philosophe qu'il fût, ne dédaignait pas de s'instruire avec les courtisanes, a formulé encore la même théorie dans une autre lettre: «Les jouissances que l'on espère, dit-il, ont en idée des douceurs, des charmes inexprimables; elles animent et soutiennent toute la vivacité des désirs. Les a-t-on obtenues, on n'en fait plus de cas.» Lucien, dans son Discours de ceux qui se mettent au service des grands, approuve la tactique des hétaires qui refusent quelque chose à leurs amants: «Ce n'est que rarement, dit-il, qu'elles leur permettent quelques baisers, parce qu'elles savent par expérience que la jouissance est le tombeau de l'amour; mais elles ne négligent rien pour prolonger l'espérance et les désirs.» Voilà comment les hétaires excitaient, ranimaient, développaient, enracinaient l'amour qu'elles avaient fait naître. Elles n'étaient pas moins ingénieuses à le provoquer, et les moyens qu'elles employaient à ce manége devenaient d'autant plus raffinés, qu'elles s'adressaient à un homme plus distingué, et qu'elles appartenaient elles-mêmes à une classe plus élevée parmi les courtisanes.
Une hétaire, fût-elle la moins exercée, avait des manières à elle pour attirer les hommes; ses regards, ses sourires, ses poses, ses gestes étaient des amorces plus ou moins attractives qu'elle jetait autour d'elle; chacune connaissait bien ce qu'il lui fallait cacher ou montrer: tantôt elle feignait la distraction et l'indifférence, tantôt elle était immobile et silencieuse, tantôt elle courait après sa proie et la saisissait au passage pour ne la plus lâcher, tantôt elle cherchait la foule et tantôt la solitude. Ses piéges changeaient de forme et d'aspect selon la nature de gibier qu'elle se proposait de prendre. Elles avaient toutes un rire provoquant et licencieux; qui de loin éveillait les pensées impures en parlant aux sens, et qui de près faisait briller des dents d'ivoire, tressaillir des lèvres de corail, creuser des fossettes capricieuses dans les joues et frémir une gorge d'albâtre. C'était le cachynnus, que saint Clément d'Alexandrie qualifie de rire des courtisanes. Dans une position supérieure, l'hétaire avait aussi des procédés de séduction plus décents et non moins sûrs. Elle envoyait son esclave ou sa servante écrire avec du charbon, sur les murs du Céramique, le nom de l'homme qu'elle voulait captiver; une fois qu'elle s'était fait remarquer par lui, elle lui adressait des bouquets qu'elle avait portés, des fruits dans lesquels elle avait mordu; elle lui faisait savoir par message qu'elle ne dormait plus, qu'elle ne mangeait plus, qu'elle soupirait sans cesse. Un homme, si froid et si sévère fût-il, est rarement insensible à un sentiment qu'il croit inspirer. «Elle courait l'embrasser quand il arrivait, raconte Lucien dans son Toxaris; elle l'arrêtait quand il voulait partir; elle faisait semblant de ne se parer que pour lui, et savait mêler à propos les larmes, les dédains, les soupirs, parmi les attraits de sa beauté et les charmes de sa voix et de sa lyre.» Tels étaient les artifices qu'une hétaire bien apprise ne manquait pas de mettre en œuvre avec un succès presque certain. Ces artifices de coquetterie et de mensonge, c'étaient ordinairement de vieilles femmes, d'anciennes courtisanes qui les enseignaient aux novices qu'elles formaient pour leur propre compte.
La célèbre Nééra avait été formée ainsi par une nommée Nicarète, affranchie de Charisius et femme d'Hippias, cuisinier de ce Charisius. Nicarète acheta sept petites filles: Antia, Stratole, Aristoclée, Métanire, Phila, Isthmiade et Nééra; elle était fort habile à deviner, dès leur plus tendre enfance, celles qui se distingueraient par leur beauté; «elle s'entendait parfaitement à les bien élever, dit Démosthène dans son plaidoyer contre Nééra: c'était sa profession et elle en vivait.» Ces sept esclaves, elle les appelait ses filles pour faire croire qu'elles étaient libres, et pour tirer plus d'argent de ceux qui voulaient avoir commerce avec elles; elle vendit cinq ou six fois la virginité de chacune, et ensuite elle les vendit elles-mêmes. Mais ces esclaves avaient reçu de si belles leçons, qu'elles ne tardèrent pas à se racheter de leurs deniers, et à continuer à leur profit le métier de courtisane. Les faveurs d'une fille libre se payaient plus cher que celles d'une esclave ou d'une affranchie. Le prix était encore plus élevé si l'hétaire se donnait pour une femme mariée, quoique l'adultère fût puni de mort par la loi. Mais cette loi ne s'appliquait presque jamais: le coupable était remis seulement à la discrétion de l'époux outragé, qui se contentait le plus souvent de lui faire donner les étrivières. La mort se compensait ordinairement par une somme d'argent que payait à titre d'indemnité et de rançon l'adultère, contraint de se soustraire de la sorte à un supplice aussi douloureux que ridicule, car s'il ne se rachetait pas, l'époux le livrait à la merci des esclaves, qui le fouettaient cruellement, et qui lui enfonçaient un énorme radis noir dans le derrière. Telle était, suivant Athénée, la punition de l'adultère, punition dont les Orientaux ont conservé quelque chose dans le supplice du pal. Il arrivait souvent qu'on mettait à contribution la crainte du radis noir, en faisant accroire à certaines dupes qu'elles avaient encouru ce châtiment en commettant un adultère sans le savoir. Rien n'était plus aisé que de supposer un mari en fureur, après avoir supposé une femme mariée surprise en flagrant délit: «Ah! Vénus, déesse adorable, s'écrie le poëte Anaxilas, comment s'exposer à se jeter dans leurs bras, lorsqu'on songe aux lois de Dracon! comment oser même imprimer un baiser sur leurs lèvres!» Il paraîtrait pourtant qu'en dépit des lois de Dracon, il y avait des femmes mariées qui exerçaient à l'insu de leurs maris la profession d'hétaire. Mégare, dans une lettre à sa compagne Bacchis, lettre que le rhéteur Alciphron n'a pas eu la pudeur de déchirer, dit positivement que Philumène, quoique nouvellement mariée, se trouvait dans une partie de débauche où se produisirent les excès les plus honteux: «Elle avait trouvé le secret d'y venir, dit-elle, en plongeant son cher époux dans le sommeil le plus profond,» à l'aide d'un philtre.
Ces philtres soporifiques, de même que les philtres amoureux, avaient cours surtout parmi les courtisanes et les débauchés, dont l'amour faisait l'unique occupation. C'étaient, comme nous l'avons dit, de vieilles femmes qui vendaient les philtres ou qui les préparaient. La préparation de ces philtres passait pour une œuvre magique, et ces vieilles qui en avaient le secret, le tenaient généralement des magiciennes de Thessalie ou de Phrygie. Théocrite et Lucien nous ont révélé quelques-unes des cérémonies mystérieuses qui accompagnaient la composition d'un philtre, et Lucien nous fait connaître plus particulièrement le fréquent usage qu'en faisaient les courtisanes, soit pour être aimées, soit pour être haïes. Abandonnée par son amant qui lui préfère Gorgone, Thaïs attribue cette infidélité aux philtres que sait préparer la mère de Gorgone: «Elle connaît, dit-elle, les secrets de tous les enchantements de la Thessalie; la lune descend à sa voix. On l'a vue voltiger dans les airs au milieu de la nuit.» Voilà le charme qui aveugle le pauvre infidèle, au point de lui cacher les rides et la laideur du monstre qu'il n'aime que par un effet magique. Mélisse, pour ravoir son amant Charinus, que Symmique lui a enlevé, demande à Bacchis de lui amener une magicienne, dont la puissance fasse aimer une femme que l'on déteste, et haïr une femme que l'on aime: «Je connais, ma chère, répond Bacchis touchée de la douleur de sa compagne, une magicienne de Syrie qui fera bien ton affaire. C'est elle qui au bout de quatre mois m'a réconciliée avec Phanias: un charme magique l'a ramené à mes pieds, lorsque je désespérais de le revoir.—Et qu'exige la vieille? demande Mélisse, t'en souvient-il?—Son art n'est point à grand prix, Mélisse. On lui donne une drachme et un pain; on y joint sept oboles, du sel, des parfums, une torche, une coupe pleine de breuvage, qu'elle seule doit vider. Il faudrait aussi quelque objet qui vînt de ton amant, un vêtement, sa chaussure, des cheveux ou quelque chose de semblable.—Une de ses chaussures m'est restée!—Cette femme suspend le tout à une baguette, le purifie dans les vapeurs qu'exhale le parfum, et jette du sel dans le feu. Elle prononce alors les deux noms. Tirant ensuite une boule de son sein, elle la fera tourner et récitera avec rapidité son enchantement composé de plusieurs mots barbares, qui font frémir.» Il y avait plusieurs espèces de philtres: ceux qui faisaient aimer, ceux qui faisaient haïr, ceux qui rendaient les hommes impuissants et les femmes stériles, ceux enfin qui causaient la mort. L'usage de ces philtres était plus ou moins dangereux, car plusieurs renfermaient de véritables poisons, et cependant les hétaires y avaient sans cesse recours au gré de leurs desseins ou de leurs passions. Aristote raconte qu'une femme ayant fait prendre un philtre à un homme qui en mourut, l'aréopage, devant qui cette femme fut accusée, ne la condamna pas, par cette raison qu'elle avait eu l'intention, non de faire mourir son amant, mais de ranimer un amour éteint: l'intention expiait l'homicide. Au reste, si l'on vendait des philtres chez les courtisanes, on vendait aussi des préservatifs qui en arrêtaient les effets; ainsi, selon Dioscoride, la racine de cyclamen, pilée et mise en pastilles, passait pour souveraine contre les philtres les plus redoutables.
Voulait-on réduire un homme à l'impuissance, une femme à la stérilité, on leur versait du vin dans lequel on avait étouffé un surmulet. Voulait-on faire revenir un amant infidèle, on pétrissait un gâteau avec de la farine sans levain, et on laissait consumer ce gâteau dans un feu allumé avec des branches de thym et de laurier. Pour changer l'amour en haine, on épiait celui ou celle que l'on se proposait de faire haïr, on observait les traces des pas de cette personne, et, sans qu'elle s'en aperçût, on posait le pied droit là où elle avait posé le pied gauche, et le pied gauche là où elle avait posé le pied droit, en disant tout bas: «Je marche sur toi, je suis au-dessus de toi.» La magicienne, lorsqu'elle faisait tourner la boule magique dans une incantation, prononçait ces paroles: «Comme le globe d'airain roule sous les auspices de Vénus, puisse ainsi mon amant se rouler sur le seuil de ma porte!» Quelquefois elle jetait dans le brasier magique une image de cire, à laquelle était attaché le nom de l'homme ou de la femme qu'on vouait aux ardeurs de l'amour: «Ainsi que je fais fondre cette cire sous les auspices du dieu que j'invoque, murmurait l'incantatrice, ainsi fondra d'amour le cœur glacé que je veux enflammer.» C'étaient là des enchantements solennels, accompagnés de sacrifices mystérieux et de pratiques secrètes. Mais, d'ordinaire, on se contentait d'un breuvage ou d'un onguent, dans la composition duquel entraient certaines herbes ou certaines drogues narcotiques, réfrigérantes, spasmodiques ou aphrodisiaques. «L'usage du philtre est très-hasardeux, écrivait Myrrhine à Nicippe; souvent même il est funeste à celui qui le prend. Mais qu'importe! il faut que Dyphile vive pour m'aimer ou qu'il meure en aimant Thessala.» Les courtisanes, dans leurs préoccupations d'amour, de fortune, d'ambition ou de vengeance, consultaient souvent aussi les Thessaliennes pour connaître l'avenir, pour apprendre l'issue d'une aventure commencée, pour pénétrer dans les ténèbres de la destinée. Glycère, dans une lettre au poëte Ménandre, parle d'une femme de Phrygie qui «sait deviner, par le moyen de certaines cordes de jonc qu'elle étend pendant la nuit: à leur mouvement, elle est instruite de la volonté des dieux aussi clairement que s'ils lui apparaissaient eux-mêmes.» Cette opération magique devait être précédée de diverses purifications et de sacrifices où l'on se servait d'encens mâle, de pastilles oblongues de styrax, de gâteaux faits au clair de lune et de feuilles de pourpier sauvage. On avait recours à ces charmes pour savoir des nouvelles d'une maîtresse absente ou d'un amant éloigné. Quant aux philtres composés pour donner de l'amour, ils étaient si puissants et si terribles, que leur emploi modéré produisait les fureurs des Ménades et des Corybantes, et que l'abus de ces excitants amoureux causait la folie ou la mort.
Les hétaires entre elles avaient des jalousies, des ressentiments, des haines, qui les portaient souvent à des vengeances de cette espèce. C'était à qui, par exemple, enlèverait un amant riche et beau à celle qui le possédait, et cette guerre de rivalités féminines empruntait tous les moyens les moins honnêtes pour en venir à un triomphe de vanité ou d'avarice. Ces femmes ne songeaient qu'à s'enrichir et à se satisfaire aux dépens l'une de l'autre; elles étaient éternellement rivales et souvent ennemies implacables. Quand Gorgone, qui feignait d'être l'amie de Glycère, lui a enlevé son amant, Thaïs console celle-ci en disant: «C'est là un tour que nous nous jouons assez souvent, nous autres courtisanes.» Puis, elle conclut en ces termes: «Gorgone le plumera comme tu l'as plumé, et comme tu en plumeras un autre.» La traduction de Perrot d'Ablancourt est ici plus expressive que le texte grec de Lucien, qui se borne à dire: «Tu retrouveras une autre proie.» Malgré le tort qu'elles se faisaient à qui mieux, les hétaires n'en restaient pas moins amies, ou plutôt elles ne se brouillaient pas par politique. Il y avait un esprit de corps, un intérêt commun qui les liait ensemble, et qui les rapprochait bientôt lorsqu'elles s'étaient désunies un moment. Elles ne s'en détestaient que davantage au fond du cœur, nonobstant les sourires, les caresses et les flatteries réciproques. Mais en revanche, quand elles s'aimaient, elles s'aimaient à la rage, et rien n'était plus fréquent que l'amour lesbien des courtisanes. Cet amour, que la Grèce ne flétrissait pas d'une éclatante réprobation, n'avait pas à craindre non plus le châtiment des lois ni les anathèmes de la religion. C'était dans les dictérions, c'était chez les hétaires enfermées, que ce contre-amour (αντερος) régnait avec tous ses emportements. Une courtisane, qui avait ce goût contre nature (τριβας), n'inspirait que de l'horreur aux hommes, mais elle leur cachait soigneusement un vice qui ne trouvait que trop d'indulgence parmi ses compagnes. On attribuait à Sapho les scandaleux développements que l'amour lesbien avait pris, et les théories philosophiques sur lesquelles il s'était établi comme un culte fondé sur un dogme. Sapho fut punie d'avoir méprisé les hommes, par l'amour que Phaon lui inspira sans le partager; mais le mal que Sapho avait fait par ses doctrines et par son exemple se propagea dans les mœurs grecques, infecta toutes les classes des hétaires, et pénétra jusqu'au gynécée des pudiques vierges et des matrones vénérables.
Nous ne dirons rien de plus que ce que dit Lucien sur ce sujet délicat, et nous choisirons seulement la traduction la plus décente. Le dialogue de Cléonarium et de Lééna est comme un tableau fait d'après nature par un des peintres de courtisanes d'Athènes: «Cléonarium. Belle nouvelle, Lééna! On dit que tu es devenue l'amante de la riche Mégilla, que vous êtes unies, et que..... Je ne sais qu'est ceci? Tu rougis? Serait-il vrai?—Lééna. Il est vrai, j'en suis honteuse... C'est une chose étrange!—Cléonarium. Eh! comment? par Cérès! et que prétend notre sexe? et que faites-vous donc? où conduit cet hymen? Ah!... tu n'es pas mon amie, si tu me tais ce mystère.—Lééna. Je t'aime autant qu'une autre, mais Mégilla tient vraiment de l'homme.—Cléonarium. Je ne comprends pas. Serait-ce une tribade? On dit que Lesbos est remplie de ces femmes qui, se refusant au commerce des hommes, prennent la place de ceux-ci auprès des femmes.—Lééna. C'est quelque chose de semblable.—Cléonarium. Raconte-moi donc, Lééna, comment tu as été amenée à écouter sa passion, à la partager, à la satisfaire?—Lééna. Mégilla et Démonasse, riches Corinthiennes, éprises des mêmes goûts, se livraient à une orgie. J'y fus conduite pour chanter en m'accompagnant de la lyre. Les chants et la nuit se prolongent: il était l'heure du repos; elles étaient ivres. Alors, Mégilla: «Lééna, il est temps de dormir, viens coucher ici entre nous!»—Cléonarium. As-tu accepté?... Ensuite?—Lééna. Elles me donnèrent d'abord des baisers mâles, non-seulement en joignant leurs lèvres aux miennes, mais bouche entr'ouverte. Je me sentis étreindre dans leurs bras: elles caressaient mon sein; Démonasse mordait en me baisant. Pour moi, je ne savais où tout cela devait aboutir. Enfin, Mégilla, échauffée, rejette sa coiffure en arrière et me presse, me menace comme un athlète, jeune, robuste et me... Je m'émeus. Mais elle: «Eh bien! Lééna, as-tu vu un plus beau garçon?—Un garçon, Mégilla? je n'en vois point ici.—Cesse de me regarder comme une femme, je m'appelle aujourd'hui Mégillus, j'ai épousé Démonasse.» Je me pris à rire: «J'ignorais, beau Mégillus, lui dis-je, que vous fussiez ici comme Achille au milieu des vierges de Scyros. Rien ne vous manque sans doute de ce qui caractérise un jeune héros, et Démonasse l'a éprouvé.—A peu près, Lééna, et cette sorte de jouissance a aussi ses douceurs.—Vous êtes donc de ces hermaphrodites à double organe... (Que j'étais simple, Cléonarium!)—Non, je suis mâle de tout point.—Cela me remet en mémoire ce conte d'une aulétride béotienne: une femme de Thèbes fut changée en homme et cet homme devint par la suite un devin célèbre nommé Tyrésias. Pareil accident vous serait-il arrivé?—Nullement, Lééna, je suis semblable à vous, mais je me sens la passion effrénée et les désirs brûlants de l'homme.—Le désir?... Est-ce tout?—Daigne te prêter à mes transports, Lééna, tu verras que mes caresses sont viriles; j'ai même quelque chose de mâle: daigne te prêter, tu sentiras.» Elle me supplia longtemps, me fit présent d'un collier précieux, d'un vêtement diaphane. Je me prêtai à ses transports; elle m'embrassait alors comme un homme: elle se croyait tel, me baisait, s'agitait et succombait sous le poids de la volupté.—Cléonarium. Et quelles étaient, Lééna, tes sensations? Où? Comment?—Lééna. Ne me demande pas le reste. Véritable turpitude!..... Par Uranie! je ne le révèlerai point.»
CHAPITRE IX.
Sommaire.—Les joueuses de flûte.—Le dieu Pan, le roi Midas et le satyre Marsyas.—Les aulétrides aux fêtes solennelles des dieux.—Aux fêtes bachiques.—Intermèdes.—Noms des différents airs que les aulétrides jouaient pendant les repas.—L'air Gingras ou triomphal.—Le chant Callinique.—Supériorité des Béotiens dans l'art de la flûte.—Inscription recueillie par saint Jean Chrysostome.—Supériorité des joueuses de flûte phrygiennes, ioniennes et milésiennes.—Leur location pour les banquets.—Le philosophe et la baladine.—Les danseuses.—Genre distinctif de débauche des joueuses de flûte.—Passion des Athéniens pour les aulétrides.—Délire qu'occasionnaient les flûteuses dans les festins.—Bromiade, la joueuse de flûte.—Indignation de Polybe, au sujet des richesses de certaines femmes publiques.—Les danseuses du roi Antigonus et les ambassadeurs arcadiens.—Ce qui distinguait les aulétrides de leurs rivales en Prostitution.—Philine et Dyphile.—Liaisons des aulétrides entre elles.—Amour de l'aulétride Charmide pour Philématium.—Mœurs dépravées des aulétrides.—Les festins callipyges.—Combats publics de beauté, institués par Cypsélus.—Hérodice.—Les chrysophores ou porteuses d'or.—Tableau des fêtes nocturnes où les aulétrides se livraient les combats de beauté.—Lettre de l'aulétride Mégare à l'hétaire Bacchis.—Combat de Myrrhine et de Pyrallis.—Philumène.—Les jeunes gens admis comme spectateurs aux orgies des courtisanes.—Le souper des Tribades.—Lettre de l'hétaire Glycère à l'hétaire Bacchis.—Amours de Ioesse et de Lysias.—Pythia.—Désintéressement ordinaire des aulétrides.—Tarif des caresses d'une joueuse de flûte à la mode.—Billet de Philumène à Criton.—Lettre de Pétala à son amant Simalion.—Caractère joyeux des aulétrides.—Mésaventures de Parthénis, la joueuse de flûte.—Le cultivateur Gorgus, et Crocale sa maîtresse.—Origine des sobriquets de quelques aulétrides célèbres.—Le Serpolet.—L'Oiseau.—L'Éclatante.—L'Automne.—Le Gluau.—La Fleurie.—Le Merlan.—Le Filet.—Le Promontoire.—Synoris, Euclée, Graminée, Hiéroclée, etc.—L'ardente Phormesium.—Neméade.—Phylire.—Amour d'Alcibiade pour Simœthe.—Antheia.—Nanno.—Jugement des trois Callipyges.—Lamia.—Amour passionné de Démétrius Poliorcète, roi de Macédoine, pour cette célèbre aulétride.—Comment Lamia devint la maîtresse de Démétrius.—Lettre de cette courtisane à son royal amant.—Jalousie des autres maîtresses de Démétrius: Lééna, Chrysis, Antipyra et Démo.—Secrets amoureux de Lamia, rapportés par Machon et par Athénée.—Origine du surnom de Lamia ou Larve.—Les ambassadeurs de Démétrius à la cour de Lysimachus, roi de Thrace.—Épigrammes de Lysimachus sur Lamia.—Réponses de Démétrius.—Lettres de Lamia à Démétrius.—Jugement de Bocchoris, roi d'Égypte, entre l'hétaire Thonis et un jeune Égyptien.—Boutade de Lamia au sujet de ce jugement.—Exaction de Démétrius au profit de Lamia.—Ce que coûta aux Athéniens le savon pour la toilette de cette courtisane.—Richesses immenses de Lamia.—Édifices qu'elle fit construire à ses frais.—Polémon, poëte à la solde de Lamia.—Magnificence des festins que donnait Lamia à Démétrius.—Comment elle s'en faisait rembourser le prix.—Mort de Lamia.—Bassesse des Athéniens qui la divinisent et élèvent un temple en son honneur.—Mot cruel de Démo, rivale de Lamia.
Parmi les courtisanes que nous avons citées d'après Lucien et Athénée, plusieurs étaient joueuses de flûte, et, comme nous l'avions dit en énumérant les principales espèces de femmes de plaisir qu'on distinguait chez les Grecs, les joueuses de flûte formaient une classe à part dans ce que nous nommons le collége des courtisanes. Elles avaient des analogies plus ou moins sensibles avec les dictériades et les hétaires, mais en général elles différaient également des unes et des autres, car elles n'étaient point attachées à des maisons publiques, et elles n'appartenaient pas inévitablement au premier venu; d'un autre côté, on n'allait point chercher auprès d'elles les distractions d'esprit et d'intelligence que l'on rencontrait chez la plupart des hétaires; enfin, si elles s'enrichissaient par la Prostitution, elles avaient, en outre, un métier qui pouvait les faire vivre. Ce métier était même parfois assez lucratif. Elles n'acceptaient donc pas pour leur compte la qualification de courtisane, quoiqu'elles fissent tout au monde pour la justifier. Ce fut toujours à leurs yeux un témoignage de leur liberté et de leur condition indépendante, que de porter le titre de leur profession. Elles s'intitulaient donc joueuses de flûte, et sous ce nom elles ne se faisaient pas scrupule d'être plus courtisanes que celles qui se donnaient pour telles. On a vu que dans certaines circonstances les joueuses de flûte s'associaient aux abominations des tribades; on a vu aussi quels étaient les conseils que Musarium recevait de sa mère; on ne peut douter que ces femmes-là ne fussent toutes prêtes à contenter les passions qu'elles animaient, qu'elles sollicitaient par les sons de leurs instruments et par le spectacle de leurs danses; mais néanmoins une aulétride n'était pas, à proprement parler, une hétaire. Celle-ci s'estimait, d'ailleurs, beaucoup plus qu'une aulétride, qu'elle considérait comme une baladine exerçant un métier manuel; l'autre, au contraire, ne faisait aucun cas de la courtisane qui n'avait pas d'autre état que de recueillir une partie des désirs et des transports qu'elle-même se vantait d'avoir fait naître avec sa danse et ses flûtes.
La flûte était l'instrument favori des Athéniens; ses inventeurs avaient une haute place dans la reconnaissance et l'admiration des hommes: on attribuait au dieu Pan l'invention du chalumeau ou flûte simple; celle de la flûte traversière, à Midas, roi de Phrygie, et à Marsyas, celle des flûtes doubles. Ces différentes flûtes avaient depuis reçu de grands perfectionnements, et l'art d'en tirer des sons mélodieux s'était également perfectionné. Ce furent les femmes qui excellèrent surtout dans cet art qu'on regardait comme l'auxiliaire le plus puissant de la volupté. Vainement, d'anciens poëtes, qui n'étaient peut-être que des flûteurs dédaignés, avaient-ils essayé d'arracher l'instrument de Marsyas aux belles mains des aulétrides, en inventant cette ingénieuse fable dans laquelle ils montraient Pallas indignée de la difformité qu'infligeait au visage le jeu des flûtes, et proscrivant l'usage de cet instrument qui faisait grimacer les nymphes: le nombre des aulétrides ne fit qu'augmenter, et leur présence dans les festins devint absolument indispensable. On avait reconnu, en effet, que quand les joueuses de flûte avaient gonflé leurs joues, contracté leurs lèvres et troublé momentanément l'ensemble harmonieux de leurs traits, elles n'en étaient pas moins charmantes, lorsqu'elles déposaient leurs instruments et cessaient leurs concerts pour prendre une part plus ou moins active aux festins. D'ailleurs la plupart de ces musiciennes avaient appris à respecter leur beauté et à jouer de la flûte double comme de la flûte simple, sans que leur physionomie voluptueuse fût altérée par des efforts et des mouvements disgracieux. La poésie alors se chargea de réhabiliter les flûtes, et tandis qu'un habile statuaire représentait en marbre Minerve châtiant le satyre Marsyas pour le punir d'avoir ramassé une flûte qu'elle avait jetée, les poëtes interprétaient la colère de la chaste déesse en accusant les sons des flûtes d'endormir la sagesse, et de l'entraîner doucement dans les bras des plaisirs.
Les flûtes résonnaient aussi dans les fêtes solennelles des dieux, surtout dans celles de Cérès, qui n'eussent point été complètes si les aulétrides n'y avaient pas joué leur rôle ordinaire, en flûtant et en dansant; mais c'était plutôt dans les fêtes bachiques, dans les joyeuses réunions de table, que le merveilleux instrument de Marsyas exerçait son irrésistible puissance. Chaque intermède du repas s'annonçait par un air différent qui lui était propre: comos au premier service, dicomos au second, tetracomos au troisième. Les convives semblaient-ils satisfaits des mets et des vins qu'on leur servait, l'air nommé hedicomos exprimait leur satisfaction et témoignait de leur belle humeur; applaudissaient-ils, l'air triomphal, appelé gingras se mêlait à leurs applaudissements, et en imitait le bruyant concert. Il y avait encore un air, dit chant callinique, qui célébrait les hauts faits des buveurs, et qui animait leurs défis d'ivrognes. La double flûte, qui comprenait la flûte masculine tenue de la main droite, et la flûte féminine tenue de la main gauche, se prêtait à tous les tours de force de l'harmonie imitative: elle rendait fidèlement, dans les tons graves ou aigus, les bruits les plus intraduisibles, et avec eux les émotions les plus fugitives. Aussi, voit-on les compagnons de table, électrisés, subjugués par cette musique énervante, oublier la coupe encore remplie dans leur main, et se pencher avec extase sur leurs lits, en suivant des yeux et des oreilles le rhythme du chant et la mesure de la danse. Leur ivresse se prolongeait ainsi des nuits entières: «J'ai beau me dire, écrivait Lamia à Démétrius, C'est ce prince qui vient partager ton lit, c'est lui qui passe la nuit à t'entendre jouer de la flûte! je ne m'en crois pas moi-même.» Ces jeux de flûte étaient soutenus quelquefois par des chants qui en caractérisaient encore mieux l'expression et l'objet; ils se réglaient aussi d'après les danses et la pantomime qui les accompagnaient habituellement, et qui avaient la même variété qu'eux. Cette pantomime, ces danses, ces airs voluptueux servaient de prélude à des scènes de volupté dans lesquelles les aulétrides ne restaient point inactives.
Dans les premiers âges de la Grèce, l'art de la flûte était en honneur chez les jeunes gens, qui le préféraient même à l'art de la lyre; mais quand les Thébains et les autres Béotiens, que le proverbe accusait de stupidité naturelle, et dont l'intelligence n'avait pas, il est vrai, autant de développement que celle des Athéniens, quand ces lourds et grossiers enfants de la Béotie eurent surpassé comme joueurs de flûte tous leurs compatriotes, cet instrument fut abandonné aux femmes et déclaré indigne des hommes libres, excepté dans la province où il trouvait de si habiles interprètes. Les mœurs commençaient à se corrompre, et l'Asie, surtout la Phrygie et l'Ionie envoyèrent une multitude d'aulétrides à Athènes, à Corinthe et dans les principales villes de la Grèce. Les Thébains conservèrent leur supériorité ou du moins leur réputation dans le jeu des flûtes, tellement qu'au deuxième siècle de l'ère vulgaire, une statue d'Hermès, demeurée debout au milieu des ruines de Thèbes, offrait encore cette inscription que rapporte saint Jean Chrysostome: «La Grèce t'accorde, ô Thèbes, la supériorité dans l'art de la flûte. Thèbes honore en toi, ô Panomos, le maître de l'art.» Mais en dépit de la science instrumentale de Thèbes, les joueuses de flûte phrygiennes, ioniennes et milésiennes ne connaissaient pas de rivales. Elles ne jouaient pas seulement de la flûte, elles chantaient, elles dansaient, elles mimaient, elles étaient belles, bien faites et complaisantes. On les faisait venir dès qu'on avait des convives à traiter et à divertir; elles se louaient ainsi pour le soir ou pour la nuit: les conditions du louage variaient suivant les besoins de la circonstance; le prix, suivant le mérite et la beauté des sujets. D'ordinaire, la joueuse de flûte ne demandait un salaire que pour sa musique et sa danse: elle se réservait de conclure d'autres marchés pendant le souper. Lorsque cette joueuse de flûte était esclave et avait un patron ou une mère qui l'exploitait, on la mettait à l'enchère à la suite de ses exercices, et elle passait dans le lit du dernier enchérisseur. Athénée raconte qu'un philosophe qui se piquait d'austérité, soupant un jour avec de jeunes débauchés, repoussa dédaigneusement une aulétride qui était venue à ses pieds, comme pour se mettre sous la sauvegarde de sa philosophie; mais cette philosophie farouche s'humanisa lorsque la baladine déploya ses grâces et dansa au son des flûtes; le philosophe oublia sa barbe blanche et poussa les enchères pour avoir cette charmante fille qui lui gardait rancune: elle ne lui fut donc pas adjugée, et il entra dans une terrible colère, en disant qu'on n'avait pas tenu compte de ses offres, et que l'adjudication était nulle. Mais l'aulétride ne voulut pas se remettre en vente, et le philosophe en vint aux coups de poing avec ses voisins.
Toutes les aulétrides ne dansaient pas, toutes les danseuses ne jouaient pas de la flûte: «Je vous ai parlé précédemment, dit Aristagoras dans son Mammecythus, de belles courtisanes danseuses (ὀρχαστρίδας ἑταίρας); je ne vous en dirai plus rien, laissant aussi de côté ces joueuses de flûte qui, à peine nubiles, énervent les hommes les plus robustes, en se faisant bien payer.» Ces joueuses de flûte avaient des procédés de débauche, selon l'expression du poëte, capables d'épuiser Hercule lui-même, et d'amaigrir l'embonpoint de Silène. Les libertins, qui avaient expérimenté les raffinements de la luxure asiatique, ne pouvaient plus s'en passer, et à la fin du repas, lorsque tous leurs sens avaient été surexcités par les sons des flûtes, ils étaient pris souvent d'accès de fureur érotique, et se précipitaient les uns sur les autres en s'accablant de coups, jusqu'à ce que la victoire eût nommé celui à qui la flûteuse appartiendrait: «Pour approuver cela, s'écrie Antiphane le Comique, il faut s'être trouvé souvent à ces repas où chacun paye son écot, et y avoir reçu et donné nombre de coups en l'honneur de quelque courtisane!» Plus on s'était battu avec acharnement, plus les coups avaient été drus et retentissants, plus aussi était fière la reine de la bataille, et mieux elle récompensait son vainqueur, à la santé duquel toutes les coupes se remplissaient et se couronnaient de roses. La passion des Athéniens pour les aulétrides fut portée à son comble, et, si l'on en croit Théopompe dans ses Philippiques, d'un bout de la Grèce à l'autre, on n'entendait que flûtes et coups de poing. Les aulétrides, en général, moins intéressées que les hétaires, plus amoureuses aussi, ne se piquaient pas de savoir résister à une galante proposition: «Ne t'adresse pas aux grandes hétaires pour avoir du plaisir, tu en trouveras facilement parmi les joueuses de flûte!» Tel est l'avis que donnait à ses concitoyens Épicrate dans l'Anti-Laïs. On comprend que les femmes honnêtes n'assistaient jamais à ces orgies, et que l'entrée d'une aulétride dans la salle du festin les mettait en fuite, avant qu'elles eussent même ouï le son d'une flûte.
Ces flûteuses excitaient de tels transports par leur musique libidineuse, que les convives se dépouillaient de leurs bagues et de leurs colliers pour les leur offrir. Une habile joueuse de flûte n'avait point assez de ses deux mains pour recevoir tous les dons qu'on lui faisait dans un repas où sa musique avait fait tourner toutes les têtes. Théopompe, dans un ouvrage, aujourd'hui perdu, sur les vols faits à Delphes, avait transcrit cette inscription qu'on lisait sur un marbre votif près des broches de fer de la courtisane Rhodopis: «Phaylle, tyran des Phocéens, donne à Bromiade, joueuse de flûte, fille de Diniade, un carchesium (coupe en gondole, montée sur un pied) en argent, et un cyssibion (couronne de lierre) en or.» Dans certains repas, toute la vaisselle d'or et d'argent y passait, et chaque fois que la flûteuse trouvait des sons plus enivrants, la danseuse, des pas et des gestes plus accentués, c'était une pluie de fleurs, de joyaux et de monnaie, qu'elle arrêtait au passage avec une prodigieuse dextérité. Cette espèce de courtisanes s'enrichissaient donc plus rapidement que toutes les autres, et elles amassaient ainsi des biens considérables dès qu'elles avaient la vogue. Polybe s'indigne de ce que les plus belles maisons d'Alexandrie portaient les noms de Myrtion, de Mnésis et de Pothyne: «Et pourtant, dit-il, Mnésis et Pothyne étaient joueuses de flûte, et Myrtion une de ces femmes publiques condamnées à l'infamie, et que nous appelons dictériades!» Myrtion avait été la maîtresse de Ptolémée Philadelphe, roi d'Égypte, aussi bien que Mnésis et Pothyne. Il n'y avait ni âge, ni rang, ni position, qui fût à l'abri du prestige qu'exerçaient les danseuses et les musiciennes. Athénée raconte que des ambassadeurs arcadiens furent envoyés au roi Antigonus, qui les reçut avec beaucoup d'égards, et qui leur fit servir un splendide festin. Ces ambassadeurs étaient des vieillards austères et vénérables; ils se mirent à table, mangèrent et burent, d'un air sombre et taciturne. Mais tout à coup les flûtes de Phrygie donnent le signal de la danse: des danseuses, enveloppées de voiles transparents, entrent dans la salle en se balançant mollement sur l'orteil, puis leur mouvement s'accélère, elles se découvrent la tête, ensuite la gorge et successivement tout le corps: elles sont entièrement nues, à l'exception d'un caleçon qui ne leur cache que les reins; leur danse devient de plus en plus lascive et ardente. Les ambassadeurs s'exaltent à ce spectacle inusité, et, sans respect pour la présence du roi qui se pâme de rire, ils se jettent sur les danseuses qui ne s'attendaient pas à cet accueil, et qui se soumettent aux devoirs de l'hospitalité.
On voit, dans les Dialogues des courtisanes, que les aulétrides avaient le cœur plus tendre que leurs rivales en Prostitution. Lucien semble se plaire à les représenter, du moins dans leur jeunesse, comme des amantes passionnées et généreuses, qui n'exigeaient rien de leurs amants, et qui parfois même se ruinaient pour eux. C'est Musarium qui a vendu deux colliers d'Ionie pour nourrir Chéréas qui lui promet de l'épouser; c'est Myrtium, jalouse de Pamphile qui l'a rendue mère, et tremblant de voir ce cher amant épouser la fille du pilote Philon: «Ah! Pamphile, tu me rends la vie, s'écrie-t-elle en apprenant que ses soupçons n'avaient aucun fondement, je me serais pendue de désespoir si cet hymen avait été consommé!» C'est Philine, également jalouse, mais avec plus de raison, qui se venge de son infidèle Dyphile en faisant tout ce qu'il faut pour lui inspirer de la jalousie à son tour: «Quelle était hier ta folie? demande la mère de Philine. Que t'est-il donc arrivé dans ce festin? Dyphile est venu me trouver tout à l'heure; il fondait en larmes; il s'est plaint de tes torts: que tu étais ivre, que tu avais dansé malgré sa défense; que tu avais donné un baiser à son compagnon Lamprias; qu'en voyant le dépit qu'il en éprouva, tu l'abandonnas pour Lamprias que tu enlaçais dans tes bras; que cependant, lui, séchait sur pied, et que cette nuit enfin tu as refusé de partager sa couche; qu'il pleurait, mais que, te retirant sur un lit voisin, tu n'as cessé de le désoler par tes chansons et par des refus?» Philine justifie sa conduite par les griefs qu'elle reproche à Dyphile, qui pendant le festin a eu l'air de lui préférer Thaïs, la maîtresse de Lamprias: «Il voyait mon dépit, mes gestes l'en avertissaient; il prit Thaïs par le bout de l'oreille, et, l'attirant vers lui, il imprima un baiser de feu sur ses lèvres, dont il semblait ne pouvoir se détacher. Je pleurais, il souriait. Il parlait bas à Thaïs, longtemps, et de moi sans doute. Thaïs me regardait et souriait aussi. L'arrivée de Lamprias put seule terminer leurs transports. Cependant, pour qu'il n'eût aucun reproche à me faire, j'allai me placer à côté de lui pendant le repas. Thaïs se leva et dansa la première, affectant de découvrir sa jambe, comme si elle avait seule une belle jambe. Lamprias garda le silence; mais Dyphile, se répandant en éloges, ne cessait de vanter la grâce de tous ses mouvements, l'accord de tous ses pas, que son pied était fait pour marquer la cadence, que sa jambe était élégante, et mille autres impertinences. On eût dit que c'était la Sosandre de Calamis, et non cette Thaïs que vous connaissez bien, car vous l'avez vue au bain. Elle a été jusqu'à l'insulte, en disant: «Qu'elle danse à son tour celle qui ne craindra point de faire briller ses grêles fuseaux!» Que vous dirai-je, ma mère? je me suis levée et j'ai dansé. Les convives applaudirent. Le seul Dyphile, nonchalamment penché, tint constamment, jusqu'à la fin de ma danse, les yeux attachés au plafond de la salle.» Philine a donc voulu chagriner Dyphile en feignant de lui préférer Lamprias, et elle a si bien réussi à mettre au désespoir son infidèle, que sa mère, en courtisane experte, croit devoir lui adresser ce conseil: «Je te permets le ressentiment, mais non pas l'outrage. Un amant que l'on offense s'éloigne et s'anime contre lui-même. Tu lui as montré trop de rigueur. Rappelle-toi le proverbe: L'arc que l'on a trop tendu se rompt.»
Si les aulétrides avaient des amants de cœur, elles se permettaient entre elles d'intimes liaisons qui avaient toutes les allures de l'amour le plus effréné. C'était cet amour lesbien, dans lequel Lééna, encore innocente, quoique joueuse de flûte, avait consenti à se faire instruire par Mégilla et Démonasse, aulétrides corinthiennes. On a déjà vu quelles étaient les leçons des ces deux courtisanes. Nous avons tout lieu de croire que les danseuses et les musiciennes tenaient moins à l'amour des hommes qu'à celui dont elles seules faisaient tous les frais. Ces femmes, exercées de bonne heure dans l'art de la volupté, arrivaient bientôt à des désordres où leur imagination entraînait leurs sens. Leur vie entière était comme une lutte perpétuelle de lascivité, comme une étude assidue du beau physique: à force de voir leur propre nudité et de la comparer à celle de leurs compagnes, elles y prenaient goût, et elles se créaient des jouissances bizarres et d'autant plus ardentes, sans le secours de leurs amants, qui souvent les laissaient froides et insensibles. Les passions mystérieuses qui s'allumaient ainsi chez les aulétrides étaient violentes, terribles, jalouses, implacables. Il faut entendre, dans les Dialogues de Lucien, la belle Charmide qui se lamente et qui gémit, parce que sa maîtresse, Philématium, qu'elle aime depuis sept ans et qu'elle comblait de présents naguère, l'a quittée et lui a donné un homme pour successeur. Philématium est vielle et fardée; mais n'importe, elle a su exciter un amour que rien ne peut apaiser ni remplacer. Charmide, pour triompher de cet amour qui la dévore, a essayé de choisir une autre maîtresse; elle a donné cinq drachmes à Tryphène pour venir partager son lit, après un festin où elle n'a touché à aucun mets ni vidé une seule coupe. Mais à peine Tryphène est-elle couchée à ses côtés, que Charmide la repousse et semble éviter le contact de cette nouvelle amie, qui ne veut pas qu'on la paye puisqu'on ne l'a pas employée. «Je t'ai choisie pour me venger de Philématium! lui avoue enfin Charmide.—Par Vénus! s'écrie Tryphène, blessée dans sa vanité de tribade; je n'aurais point accepté, si j'avais su que l'on me choisissait pour se venger d'une autre! et de Philématium! d'un monstre d'imposture! Adieu, voici la troisième heure de nuit.—Ne m'abandonne point, ma Tryphène; si ce que tu dis est vrai, si Philématium n'est qu'une vieille décrépite, et fardée..., je ne pourrai plus la regarder en face.—Interroge ta mère, si elle est allée aux bains avec elle? Ton aïeul, s'il vit encore, pourra te dire son âge.—S'il en est ainsi, plus de barrière. Serre-moi dans tes bras, baise-moi, livrons-nous à Vénus. Adieu pour toujours, Philématium?»
Ces mœurs dépravées étaient si répandues chez les joueuses de flûte, que plusieurs d'entre elles se réunissaient souvent dans des festins où pas un homme n'était admis, et là elles faisaient la débauche sous l'invocation de Vénus-Péribasia. Ce fut dans ces festins, qu'on appelait callipyges, ce fut au milieu des coupes de vin couronnées de roses, ce fut devant le tribunal charmant de ces femmes demi-nues, que le combat de la beauté se livrait encore, comme sur les bords de l'Alphée, du temps de Cypsélus, sept siècles avant l'ère chrétienne. Cypsélus, exilé de Corinthe, bâtit une ville et la peupla de Parrhasiens, habitants de l'Arcadie; dans cette ville, consacrée à Cérès d'Eleusis, Cypsélus établit des jeux ou combats de la beauté, dans lesquels toutes les femmes étaient appelées à concourir, sous le nom de chrysophores. La première qui remporta la victoire se nommait Herodice. Depuis leur fondation, ces combats mémorables se renouvelèrent avec éclat tous les cinq ans, et les chrysophores, c'est-à-dire porteuses d'or, pour signifier sans doute que la beauté ne saurait se vendre trop cher, venaient en foule se soumettre aux regards des juges qui avaient bien de la peine à garder leur impartialité et leur sang-froid. Il n'y avait pas d'autres combats publics du même genre, en Grèce, quoique la beauté y fût pourtant honorée et adorée; mais les courtisanes se plaisaient à retracer dans leurs assemblées secrètes une gracieuse image de la fondation de Cypsélus et se posaient à la fois comme juges et parties, dans ces combats voluptueux qui se livraient à huis clos. Les aulétrides, plus que toutes les hétaires, aimaient à se voir et à se juger de la sorte: elles préludaient par là aux mystères de leurs goûts favoris. Alciphron, tout grave rhéteur qu'il fût, nous a conservé le tableau d'une de ces fêtes nocturnes où les joueuses de flûte et les danseuses se disputaient non-seulement la palme de la beauté, mais encore celle de la volupté. L'abbé Richard, dans sa traduction des Lettres d'Alciphron, n'a traduit que par extraits la fameuse lettre de Mégare à Bacchis; mais Publicola Chaussard a été moins timoré, et sa traduction, que nous reproduisons en partie, ne va pas pourtant jusqu'à l'audace du texte grec. C'est l'aulétride Mégare qui écrit à l'hétaire Bacchis et qui lui raconte les détails d'un festin magnifique auquel ses amies, Thessala, Thryallis, Myrrhine, Philumène, Chrysis et Euxippe assistaient, moitié hétaires, moitié joueuses de flûte. «Quel repas délicieux! je veux que le seul récit te pique de regret. Quelles chansons! que de saillies! On a vidé des coupes jusqu'au lever de l'aurore. Il y avait des parfums, des couronnes, les vins les plus exquis, les mets les plus délicats. Un bosquet ombragé de lauriers fut la salle du festin. Rien n'y manquait, si ce n'est toi seule.» Mégare ne dit pas quelle était la reine de ce festin, et l'on peut supposer que l'une des convives, amante ou maîtresse, le donnait à l'amie de son choix, pour célébrer leurs amours.
«Bientôt une dispute s'élève et vient ajouter à nos plaisirs. Il s'agissait de décider laquelle de Thryallis ou de Myrrhine était la plus riche en ce genre de beauté, qui fit donner à Vénus le nom de Callipyge. Myrrhine laisse tomber sa ceinture; sa tunique était transparente; elle se tourne: on croit voir des lis à travers le cristal; elle imprime à ses reins un mouvement précipité, et regardant en arrière, elle sourit au développement de ces formes voluptueuses qu'elle agite. Alors, comme si Vénus elle-même eût reçu son hommage, elle se mit à murmurer je ne sais quel doux gémissement qui m'émeut encore. Cependant Thryallis ne s'avouait pas vaincue; elle s'avance, et sans retenue: «Je ne combats point derrière un voile; je veux paraître ici comme dans un exercice gymnique: ce combat n'admet point de déguisement!» Elle dit, laisse tomber sa tunique, et inclinant ses charmes rivaux: «Contemple, dit-elle, ô Myrrhine, cette chute de reins, la blancheur et la finesse de cette peau, et ces feuilles de rose que la main de la Volupté a comme éparpillées sur ces contours gracieux, dessinés sans sécheresse et sans exagération; dans leur jeu rapide, dans leurs convulsions aimables, ces sphères n'ont pas le tremblement de celles de Myrrhine: leur mouvement ressemble au doux gémissement de l'onde.» Aussitôt elle redouble les lascives crispations avec tant d'agilité, qu'un applaudissement universel lui décerne les honneurs du triomphe. On passa ensuite à d'autres combats: on disputa de la beauté, mais aucune de nous n'osa jouter contre le ventre ferme, égal et poli de Philumène, qui ignore les travaux de Lucine. La nuit s'écoula dans ces plaisirs; nous la terminâmes par des imprécations contre nos amants et par une prière à Vénus, que nous conjurâmes de nous procurer chaque jour de nouveaux adorateurs; car la nouveauté est le charme le plus piquant de l'amour. Nous étions toutes ivres, en nous séparant.»
Mégare dit, dans sa lettre, que les soupers des hétaires faisaient du bruit dans le monde et que les jeunes Grecs étaient fort curieux d'assister à ces orgies, dans lesquelles on ne leur laissait pas d'autre rôle que celui de spectateurs; mais, ordinairement, les courtisanes les plus éhontées ne voulaient pas que leurs débauches secrètes se dévoilassent aux regards d'un homme. Celles qui ne se laissaient point entraîner, par curiosité du moins, à ces scandaleux excès de dépravation, passaient pour ridicules auprès de leurs compagnes, et souvent ce reste de pudeur les faisait soupçonner d'avoir des infirmités à cacher. Les joueuses de flûte ne se trouvaient pas atteintes par ce soupçon, puisqu'elles se montraient nues dans l'exercice de leur métier: on ne pouvait donc attribuer d'autre motif à leur réserve sur le fait de l'amour lesbien, qu'une préférence marquée pour les sentiments et les plaisirs de l'amour véritable. C'était là une cause de railleries qu'on ne leur épargnait pas. «Serais-tu assez chaste pour n'aimer qu'un seul homme? écrivait Mégare à la douce et tendre Bacchis qui n'avait pas voulu se rendre aux soupers des tribades. Ambitionnerais-tu la réputation que te donneraient des mœurs si rares, tandis que nous passerions, nous, pour des courtisanes livrées à tout venant?» Mégare était une des aulétrides les plus libertines de son temps, de même que Bacchis était la plus sage des hétaires: «Tes mœurs, ma très-chère, écrivait à celle-ci l'hétaire Glycère, tes mœurs et ta conduite sont trop honnêtes pour l'état dans lequel nous vivons!» Cette honnêteté de mœurs était plus rare encore chez les aulétrides que chez les hétaires, quoique les unes et les autres fussent sujettes à se concentrer dans un seul amour, masculin ou féminin, qui souvent les ruinait et qui ne les enrichissait jamais. Il n'arrivait guère que les deux espèces d'amour se rencontrassent, et au même degré, chez la même femme; mais cette bizarrerie du cœur et des sens se voyait pourtant quelquefois chez les aulétrides, plus sensuelles et plus passionnées que les simples hétaires. Lucien, dans un de ses Dialogues des Courtisanes, nous montre qu'une joueuse de flûte pouvait à la fois mener deux affections hétérogènes et se mourir d'amour pour un homme, pendant qu'elle se livrait sans scrupule à l'amour d'une femme.
Ioesse, qui n'a point exigé d'argent de Lysias et qui ne lui accordait pas des faveurs vénales, se voit tout à coup abandonnée par cet amant à qui elle a sacrifié les offres les plus avantageuses. Elle qui, heureuse de cette affection désintéressée, vivait avec Lysias aussi chastement que Pénélope, comme elle ose s'en vanter, elle a perdu, sans en savoir la raison, la tendresse de ce jeune homme, qu'elle n'avait pourtant pas engagé à tromper son père ni à voler sa mère, détestables conseils qui ne sont que trop familiers aux courtisanes. Elle pleure, elle gémit, elle essaie d'attendrir Lysias qui ne lui répond pas et qui la regarde de travers: «Dernièrement, lui dit-elle, lorsque vous vidiez des coupes avec Thrason et Dypile, la joueuse de flûte Cymbalium et Pyrallis, mon ennemie, furent appelées. Peu m'importe que tu aies baisé cinq fois Cymbalium; tu n'humiliais alors que toi-même. Mais, Pyrallis! j'ai surpris tous vos signes; tu lui faisais remarquer la coupe dans laquelle tu buvais, et, en la rendant à l'esclave chargé de la remplir, tu lui ordonnais tout bas de la porter pleine à Pyrallis. Tu mordis un fruit, et profitant de l'inattention de Dypile occupé de sa conversation avec Thrason, tu saisis le moment et lanças le fruit dans le sein de Pyrallis, qui reçut l'offrande, la baisa et la cacha comme un trophée.» Lysias se détourne et passe son chemin. Pythia, la compagne, l'amie favorite de Ioesse, vient la consoler et la gronder en même temps! «Ces hommes! s'écrie-t-elle dédaigneusement; leur orgueil s'accroît avec notre passion malheureuse!» Ioesse ne fait que se désespérer davantage; alors, Pythia s'adresse à Lysias et cherche à le réconcilier avec sa maîtresse: «Cette Ioesse qui pleure et que vous défendez, Pythia, répond Lysias avec amertume, eh bien! elle me trahit et je l'ai surprise couchée avec un jeune homme.—D'abord, elle est courtisane? réplique Pythia, qui trouve la chose fort simple; mais enfin, quand l'avez-vous surprise?—Il y a six jours, raconte en soupirant Lysias; mon père, qui n'ignorait point ma passion pour cette vertueuse fille, m'enferma dans notre maison, en recommandant à l'esclave qui garde la porte de ne pas l'ouvrir sans qu'on lui en donnât l'ordre. Moi qui ne pouvais me résoudre à passer la nuit loin d'elle, j'appelle Drimon, je le fais placer contre la muraille à l'endroit où elle est plus basse, je monte sur ses épaules et franchis la barrière. J'arrive; la porte est fermée: la nuit était au milieu de son cours. Je n'ai point frappé, mais démontant la porte (ce n'était pas la première fois), je suis entré sans bruit. Tout dormait: je m'approche en tâtant les murs et je touche au lit...—Que va-t-il dire? murmura Ioesse. O Cérès, je me meurs!—J'entends au souffle qu'on n'est pas seule, continue Lysias. Je crus d'abord qu'elle était couchée avec une esclave, avec Lydé. Il en était bien autrement, Pythia! Ma main, qui veut s'assurer, rencontre la peau fine et douce d'un tendre adolescent, nu, exhalant l'odeur des parfums et la tête rasée. Oh! si alors ma main eût tenu un glaive, je... Qu'avez-vous à rire, Pythia? cela est-il donc si risible?—Lysias, s'écrie Ioesse, est-ce bien là le sujet de ce grand courroux? C'était Pythia couchée à mes côtés!—Pourquoi lui dire, Ioesse? interrompt Pythia.—Pourquoi le taire? ajoute Ioesse. Oui, mon cher Lysias, c'était Pythia! Dans l'ennui de ton absence, je la fis venir près de moi.—Cette tête rasée, c'était Pythia? objecte l'incrédule Lysias. En ce cas, sa chevelure a crû prodigieusement en six jours.—Elle s'est fait raser à la suite d'une maladie, répond Ioesse: ses cheveux tombaient. Ceux qu'elle porte ne lui appartiennent pas. Fais-lui voir, Pythia? achève de convaincre son incrédulité. Le voilà, ce fripon d'adolescent dont Lysias fut jaloux!»
Les aulétrides, chez lesquelles l'art et l'habitude avaient singulièrement développé les instincts voluptueux, n'étaient pas possédées, comme les hétaires, de l'ambition de la fortune; elles n'aimaient l'argent que pour le dépenser, et elles le gagnaient si aisément, avec leurs flûtes, qu'elles n'avaient pas besoin d'en tirer d'une source malhonnête. Quand elles exécutaient leur musique et leurs danses, en présence des convives d'un festin, elles s'animaient elles-mêmes au bruit des applaudissements, et elles subissaient la réaction des désirs qu'elles avaient communiqués à leur auditoire; mais une fois les fumées du vin dissipées, elles rentraient, pour ainsi dire, en possession de leur libre arbitre, et elles refusaient souvent avec fierté de se mettre à l'encan comme des courtisanes. Il y avait sans doute des exceptions, mais dans ce cas la joueuse de flûte s'estimait assez pour se faire payer autant que la plus grande hétaire. Ce billet de Philumène à Criton nous apprend jusqu'où pouvait s'élever le tarif des caresses d'une joueuse de flûte à la mode: «Pourquoi vous tourmenter et perdre votre temps à m'écrire? j'ai besoin de 50 pièces d'or, et non de vos lettres. Si vous m'aimez, donnez-les-moi sans retard. Si le démon de l'avarice ou de la mesquinerie vous possède, ne me fatiguez plus inutilement. Adieu!» Pétala, dont nous avons vu la correspondance avec son amant Simalion, était une fille aussi positive que sa compagne Philumène, mais du moins avait-elle le droit d'être plus exigeante, puisque Simalion ne lui donnait pas même de quoi acheter une robe et des parfums. «Et je dois être contente de cet équipage, lui écrivait-elle, passer les jours et les nuits à votre côté, pendant qu'un autre aura sans doute la bonté de pourvoir à mes besoins!... Vous pleurez! oh! cela ne durera pas. Il me faut, de toute nécessité, un autre amant qui m'entretienne mieux, car je ne veux pas mourir de faim!» Elle envie le sort d'une joueuse de flûte, Phylotis, que le riche Ménéclide comble de présents tous les jours. «Quant à moi, pauvrette, j'ai pour mon lot, non un amant, mais un pleureur qui croit avoir tout fait en m'envoyant quelques fleurs, sans doute pour orner le tombeau où me conduira la mort prématurée qu'il me ménage. Il ne saurait que dire, s'il n'avait à m'apprendre qu'il a pleuré toute la nuit!»
Ces flûteuses, ces danseuses qu'on louait pour les festins et pour les réunions de plaisir, n'avaient pas l'humeur mélancolique, et les pleurs n'étaient guère de leur goût, à moins qu'elles n'eussent un amour dans l'âme, ce qui les rendait alors plus dévouées, plus sensibles, que des vierges et des épouses. Elles avaient toujours le rire à la bouche, et elles invitaient les convives à la gaieté, à l'oubli des peines, à l'insouciance de l'avenir. C'était là d'ailleurs une des conditions de leur métier. Un caractère joyeux et délibéré ne les mettait pas moins en vogue que leur beauté et leur talent: en vivant au milieu des coupes, elles recevaient les inspirations de Bacchus, et elles semblaient parfois suivre les leçons des Ménades. De là, ce jeu de mots proverbial, échappé à un poëte grec: «On trouve toujours Bacchus à la porte de Cythérée.» On les accueillait avec transport dans les maisons où on les appelait, et leur apparition était le signal d'un bruyant enthousiasme. Cependant elles étaient quelquefois maltraitées; on leur jetait à la tête les vases à boire, quand elles devenaient cause d'une dispute entre les convives; elles se voyaient exposées aussi à des brutalités contre lesquelles la loi ne les défendait pas, puisqu'elles étaient esclaves ou étrangères. Cochlis rencontre Parthénis tout en larmes, meurtrie de coups, ses vêtements en lambeaux, sa flûte brisée: voici le triste récit que lui fait Parthénis. Gorgus l'avait fait venir chez sa maîtresse Crocale; celle-ci s'était donnée à Gorgus, riche cultivateur d'Énoé, en congédiant Dinomaque, soldat étolien qui ne pouvait la payer aussi cher qu'elle l'exigeait. Gorgus, homme simple, bon et facile, qui désirait depuis longtemps posséder Crocale, lui avait remis les deux talents (environ 12,000 francs) que Dinomaque refusait d'apporter à la belle. «Ils étaient donc à table, les portes closes, raconte Parthénis en gémissant; je jouais de la flûte. Le repas s'avançait; je jouais un air dans le mode lydien. Mon cultivateur se levait pour danser; Crocale applaudissait. Tout était délicieux. On est interrompu par un grand bruit et des cris; la porte de la rue est enfoncée; bientôt se précipitent huit jeunes gens robustes, parmi lesquels se trouvait Dinomaque. Soudain, tout est culbuté, et Gorgus est frappé, foulé aux pieds. Crocale eut le bonheur, je ne sais comment, de se sauver chez sa voisine Thespiade. Alors Dinomaque se tournant vers moi: «Va à la male heure!» dit-il. Ses lourdes mains tombèrent sur mes joues et brisèrent ma flûte.» Gorgus alla se plaindre aux tribunaux, mais Parthénis, qui n'était pas citoyenne, n'eût pas même obtenu une indemnité pour payer ses flûtes.
Nous avons déjà cité quelques surnoms d'aulétrides mêlés à ceux des dictériades et des hétaires: Sinope ou l'Abyme, Synoris ou la Lanterne, étaient des joueuses de flûte. Ces joueuses-là n'avaient pas moins d'occasions que les autres courtisanes de gagner l'honneur ou la honte d'un sobriquet. Mais, en général, les surnoms que la voix publique leur décernait rappelaient un éloge plutôt qu'une satire: en faut-il conclure que les aulétrides valaient mieux que leurs rivales en volupté? Sysimbrion ou le Serpolet exhalait, après avoir dansé, une senteur qu'on eût dit émanée d'une herbe aromatique; Pyrallis ou l'Oiseau semblait avoir des ailes en dansant; Parène ou l'Éclatante méritait surtout cette dénomination quand elle était nue; Opora ou l'Automne, qui avait fourni au poëte Alexis le sujet et le personnage d'une comédie, ne portait pas d'autres fruits que ceux de l'amour; Pagis ou le Gluau surpassait encore sa réputation, et ne laissait plus s'envoler les imprudents qu'elle avait englués; Thaluse ou la Fleurie brillait comme une fleur; Nicostrate ou le Merlan se piquait d'être hermaphrodite; Philématium ou le Filet ne s'amusait pas à pêcher du fretin; Sigée ou le Promontoire était célèbre par les naufrages des vertus les plus solides. Athénée cite encore beaucoup d'aulétrides dont les noms restèrent gravés dans la mémoire des amateurs: Eirénis, Euclée, Graminée, Hiéroclée, Ionie, Lopadion, Méconide, Théolyte, Thryallis, etc. Les Dialogues de Lucien et les Lettres d'Alciphron en ont immortalisé quelques autres; Plutarque lui-même a consacré un souvenir à l'ardente Phormesium, qui mourut entre les bras d'un amant, et, selon une version plus authentique, sur le sein d'une maîtresse. Mais les détails biographiques manquent, pour la plupart de ces célébrités de la musique et de la danse. On sait seulement que Néméade avait pris le nom des jeux néméens, parce qu'elle y avait joué de la flûte en l'honneur d'Hercule; on sait que Phylire avait exercé comme simple hétaire avant de se faire aulétride; on sait que la fameuse Simœthe inspira tant d'amour à Alcibiade, qu'il l'enleva aux Mégariens et refusa de la leur rendre, ce qui fut pour Mégare un deuil public; on sait que la jeune Anthéia, pour employer les expressions du poëte qui l'a célébrée, fraîche comme la fleur dont elle portait le nom, cessa trop tôt de sacrifier à Vénus; on sait que Nanno, maîtresse de Mimnerme, tuait tous ses amants, sans qu'ils s'en plaignissent; enfin on a recueilli dans l'Anthologie une épigramme grecque qui nous offre la description d'un combat de beauté, dans lequel les héroïnes ont voulu garder l'anonyme. Cette épigramme est comme un cri d'admiration que laisse échapper le juge après avoir prononcé la sentence: «J'ai jugé trois callipyges. M'ayant fait voir à nu leur brillant éclat, elles me prirent pour arbitre. L'une avait les pommes d'une blancheur éblouissante, et l'on y remarquait de petites fossettes, telles qu'il s'en forme sur les joues des personnes qui rient. L'autre, étendant les jambes, fit voir, sur une peau aussi blanche que la neige, des couleurs plus vermeilles que celles des roses. La troisième, faisant paraître un air tranquille, excitait sur sa peau délicate de légères ondulations. Si Pâris, le juge des déesses, avait vu ces callipyges, il n'aurait pas regardé ce que lui montrèrent Junon, Minerve et Vénus.»
Mais de toutes les aulétrides grecques, la plus fameuse sans comparaison, c'est Lamia, qui fut aimée passionnément par Démétrius Poliorcète, roi de Macédoine (300 ans avant Jésus-Christ). Elle était Athénienne et fille d'un certain Cléanor, qu'elle quitta en bas âge pour aller jouer de la flûte en Égypte; elle en jouait si bien, que le roi Ptolémée la prit à son service et l'y retint longtemps. Mais à la suite d'un combat naval où Démétrius dispersa la flotte de Ptolémée près de l'île de Cypre, le navire où se trouvait Lamia tomba au pouvoir du vainqueur, qui se sentit épris d'elle en la voyant, et qui la préféra constamment à des maîtresses plus jeunes et plus belles. Lamia avait alors plus de quarante ans, et comme l'affirme Plutarque, elle ne se contentait plus de jouer de la flûte: elle exerçait ouvertement le métier de courtisane. Mais du jour où Démétrius l'eut honorée de ses embrassements, elle repoussa tous les autres: «Certes, depuis cette nuit sacrée, écrit-elle à son royal amant dans une lettre admirable recueillie par Alciphron, depuis cette nuit sacrée jusqu'au moment actuel, je n'ai rien fait qui puisse me rendre indigne de tes bontés, quoique tu m'aies donné le pouvoir illimité de disposer de moi. Mais ma conduite est sans reproche, et je ne me permets aucune liaison. Je n'agis point avec toi comme font les hétaires, je ne te trompe point, mon souverain, ainsi qu'elles le font. Non, par Vénus-Artémis! depuis cette époque, on ne m'a pas écrit ni adressé de propositions, car on te craint et on te respecte comme l'invincible.» Lamia, comme elle le dit dans sa lettre, avait conquis, au moyen de sa flûte, ce dompteur de villes. Démétrius avait plusieurs maîtresses qui cherchaient l'une l'autre à se supplanter dans la faveur du roi: leur beauté, leur jeunesse, leurs grâces, leur esprit, étaient les armes dont elles faisaient usage; mais ces armes-là n'avaient aucun prestige contre Lamia. Son âge, qu'elles lui reprochaient sans cesse dans leurs épigrammes, ne se montrait jamais aux yeux de Démétrius. La jalousie de Lééna, de Chrysis, d'Antipyra et de Démo s'augmentait en proportion de l'amour du roi pour leur rivale. Dans un souper où Lamia jouait de la flûte, Démétrius en extase demanda vivement à Démo: «Eh bien! comment la trouves-tu?—Comme une vieille,» répondit perfidement Démo. Une autre fois Démétrius, qui ne cachait pas la préférence qu'il accordait à Lamia, dit à Démo: «Vois-tu le beau fruit qu'elle m'envoie!—Si vous vouliez passer la nuit avec ma mère, répondit aigrement Démo, ma mère vous enverrait un fruit encore plus beau.» Démétrius avait l'air de ne point entendre. Lamia pardonnait aussi à ses rivales, parce qu'elle ne les craignait pas, mais elle conçut pourtant un vif ressentiment à l'égard de Lééna qui avait tout fait pour la perdre.
Machon, qui cite Athénée en ajoutant de nouvelles obscénités à celles du poëte grec, nous initie à quelques-uns des secrets amoureux de cette vieille joueuse de flûte; il dit positivement que Démétrius, dans le lit de sa maîtresse, s'imaginait encore l'entendre et suivait avec délices la cadence qui l'avait charmé pendant le souper: Ait Demetrium ab incubante Lamia concinne suaviterque subagitatum fuisse; mais cette version latine n'a pas la pétulance du grec. Il dit encore que, de tous les parfums que l'Asie savait extraire des plantes, aucun n'était aussi agréable à l'odorat de Démétrius que les impures émanations du corps de Lamia (cum pudendum manu confricuisset ac digitis contrectasset). Lamia, dans ses fureurs amoureuses, oubliait qu'elle avait affaire à un roi et elle le tenait enchaîné et haletant sous l'empire de ses morsures brûlantes. On prétendait que c'était là l'origine du surnom de Lamia, qui signifie larve, espèce de mauvais esprit femelle, qu'on accusait de sucer le sang des personnes endormies. Les ambassadeurs de Démétrius se permirent de faire allusion à ces épisodes de l'amour de Lamia, lorsqu'ils répondirent en riant à Lysimachus qui leur faisait remarquer les blessures qu'il avait reçues dans une lutte terrible avec un lion: «Notre maître pourrait vous montrer aussi les morsures qu'une bête plus redoutable, une lamie, lui a faites au cou!» Démétrius ne mettait pas moins d'emportement dans ses caresses. Au retour d'un voyage, il court embrasser son père et le presse dans ses bras avec tant d'effusion que le vieillard s'écrie: «On croirait que tu embrasses Lamia!» On disait, en effet, que Démétrius était aimé de ses maîtresses, mais qu'il n'aimait que Lamia. Un jour, pourtant, il eut l'air de lui préférer Lééna; mais Lamia, lui passant les bras autour du cou, l'entraîna doucement vers sa couche, en lui murmurant à l'oreille: «Eh bien! tu auras aussi Lééna, quand tu voudras!» On appelait Λεαιναν dans la langue érotique un des mystères les plus malhonnêtes du métier des hétaires, et Lamia, en prononçant le nom de sa rivale, ne parlait que d'une posture lascive qui lui convenait mieux qu'à Lééna. Aussi, l'amour de Démétrius pour cette vieille enchanteresse ne connaissait-il plus de bornes. Les plaisanteries glissaient sur cet amour sans l'entamer, et le roi de Macédoine, tout en avouant que sa Lamia n'était plus jeune, prétendait que la déesse Vénus était plus vieille encore, sans être moins adorée. Lysimachus, dans sa sauvage royauté de Thrace, se moquait des mœurs voluptueuses de la cour de Démétrius qu'il devait combattre et détrôner un jour: «Ce grand roi, disait-il, n'a pas peur des spectres, ni des larves, puisqu'il couche avec Lamia.» L'épigramme fut rapportée à Démétrius qui répondit: «La cour de Lysimachus ressemble à un théâtre comique; on n'y voit que des personnages dont le nom est de deux syllabes, tels que Paris, Bithes et tant d'autres bouffons.» Lysimachus ne voulut pas avoir le dernier mot: «Mon théâtre comique est plus honnête que son théâtre tragique, répliqua-t-il; on n'y voit pas de joueuse de flûte ni de courtisane.»—«Ma courtisane, répliqua Démétrius, est plus chaste que sa Pénélope!» Et ils devinrent ennemis irréconciliables.
Lamia, pour captiver ainsi le roi de Macédoine, mettait à profit le jour et la nuit, avec un art merveilleux; la nuit, elle forçait son amant à reconnaître quelle n'avait pas d'égale; le jour, elle lui écrivait des lettres charmantes, elle l'amusait par de vives et spirituelles reparties, elle l'enivrait des sons de sa flûte, elle le flattait surtout: «Roi puissant, lui écrivait-elle, tu permets à une hétaire de l'adresser des lettres, et tu penses qu'il n'est pas indigne de toi de consacrer quelques moments à mes lettres, parce que tu t'es consacré toi-même à ma personne! Mon souverain, lorsque, hors de ma maison, je t'entends ou je te vois, orné du diadème, entouré de gardes, d'armées et d'ambassadeurs, alors, par Vénus Aphrodite! alors je tremble et j'ai peur; alors je détourne de toi mes regards, comme je les détourne du soleil pour ne pas être éblouie, alors je reconnais en toi, Démétrius, le vainqueur des villes. Que ton regard est terrible et guerrier! A peine en puis-je croire mes yeux, et je me dis: O Lamia, est-ce là véritablement cet homme dont tu partages le lit?» Démétrius avait battu les Grecs devant Éphèse, et Lamia célébrait cette victoire avec sa flûte, en chantant: «Les lions de la Grèce sont devenus des renards à Éphèse.» Démétrius méprisait les Athéniens qu'il avait vaincus et détestait les Spartiates qu'il avait domptés: «Les exécrables Lacédémoniens, pour avoir l'air de véritables hommes, lui écrivait-elle, ne cesseront de blâmer, dans leurs déserts et sur leur Taygète, nos festins splendides et d'opposer à ton urbanité la grossièreté de Lycurgue.» Lamia avait souvent les boutades les plus heureuses. Une nuit, dans un souper, on vint à parler du jugement attribué à Bocchoris, roi d'Égypte: un jeune Égyptien, n'ayant pas la somme que lui demandait une hétaire nommée Thonis, invoqua les dieux qui lui envoyèrent en songe ce que cette belle fille lui refusait en réalité; Thonis l'apprit et réclama son salaire. De là, procès pendant au tribunal de Bocchoris. Le roi écouta les parties et ordonna au jeune homme de compter la somme que demandait Thonis, de la mettre dans un vase et de faire passer le vase sous les yeux de la courtisane, pour lui prouver que l'imagination était l'ombre de la vérité. «Que pense Lamia de ce jugement? dit Démétrius.—Je le trouve injuste, repartit aussitôt Lamia, car l'ombre de cet argent n'a point amorti le désir de Thonis, tandis que le songe a satisfait la passion de son amant.»
Démétrius payait en roi. Quand il fut maître d'Athènes, il exigea des Athéniens une somme de 250 talents (près de deux millions de notre monnaie), et il fit lever cet impôt avec une singulière rigueur, comme s'il avait eu besoin de la somme sur-le-champ. Lorsqu'elle fut réunie à grand'peine: «Qu'on la donne à Lamia, dit-il, pour acheter du savon!» Les Athéniens se vengèrent de cette odieuse exaction, en disant que Lamia devait avoir le corps bien sale, pour que tant de savon fût nécessaire pour sa toilette. Lamia était donc fort riche, mais elle dépensait autant qu'une reine. Elle fit construire des édifices superbes, entre autres le Pœcile de Sicyone, dont le poëte Polémon publia la description. Elle donnait à Démétrius des festins dont la magnificence surpassait tout ce que l'histoire a raconté de ceux des rois de Babylone et de Perse. Il y en eut un qui coûta des sommes fabuleuses et qui fut chanté aussi par Polémon. «Je suis sûre, écrivait-elle à Démétrius, que le festin que je compte donner en ton honneur, dans la maison de Thérippidios, à la fête d'Aphrodite, attirera l'attention non-seulement de la ville d'Athènes, mais même de toute la Grèce.» Plutarque affirme qu'elle mit à contribution tous les officiers de Démétrius, sous prétexte de couvrir les frais de ces repas, qu'elle se faisait en même temps rembourser par le roi et par les Athéniens. Quoique Athénienne, elle ne ménagea ni la bourse ni l'amour-propre de ses concitoyens. Lorsque la mort l'eut frappée au milieu de ses orgies, Démétrius Poliorcète la pleura, et les Athéniens la divinisèrent, en lui élevant un temple sous le nom de Vénus-Lamia. Démétrius, indigné de tant de bassesse, s'écria qu'on ne verrait plus aux enfers un seul Athénien de grand cœur. «Il n'aurait garde d'y descendre, dit la cruelle Démo, de peur d'y rencontrer Lamia.»
CHAPITRE X.
Sommaire.—Les concubines athéniennes.—Leur rôle dans le domicile conjugal.—But que remplissaient les courtisanes dans la vie civile.—En quoi l'hétaire différait de la fille publique.—Origine du mot hétaire.—Vicissitudes de ce mot.—Les hétaires de Sapho.—Les bonnes amies ou grandes hétaires.—Leur position sociale.—Les familières et les philosophes.—Préférences que les Athéniens accordaient aux courtisanes sur leurs femmes légitimes.—Portrait de la femme de bien, par le poëte Simonide.—Les neuf espèces de femmes de Simonide.—Les femmes honnêtes.—Axiome de Plutarque.—Loi du divorce.—Alcibiade et sa femme Hipparète devant l'archonte.—Avantages des hétaires sur les femmes mariées.—Influence des courtisanes sur les lettres, les sciences et les arts.—Action salutaire de la Prostitution dans les mœurs grecques.—Les jeunes garçons.—Les deux portraits d'Alcibiade.—L'aulétride Drosé et le philosophe Aristénète.—Les philosophes, corrupteurs de la jeunesse.—Thaïs et Aristote.—Les plaisirs ordinaires des hétaires et les amours extraordinaires de la philosophie.—Gygès, roi de Lydie.—Les Ptolémées.—Alexandre-le-Grand et l'Athénienne Thaïs.—Mariage de cette courtisane.—Hommes illustres qui eurent pour mères des courtisanes.
«Nous avons, dit Démosthène dans son plaidoyer contre Nééra, nous avons des courtisanes (ἑταίρας) pour le plaisir, des concubines (ππαλλακίδες) pour le service journalier, mais des épouses pour nous donner des enfants légitimes et veiller fidèlement à l'intérieur de la maison.» Ce précieux passage de l'orateur grec nous initie à tout le système des mœurs grecques, qui toléraient l'usage des concubines et des courtisanes, à la porte même du sanctuaire conjugal. Les concubines, au sujet desquelles on trouve très-peu de renseignements dans les écrivains grecs, étaient des esclaves qu'on achetait ou des servantes qu'on prenait à louage, et qui devaient, au besoin, servir à satisfaire les sens de leurs maîtres: il n'y avait là ni amour, ni libertinage; c'était un simple service, quoique d'une nature plus délicate que tous les autres. Aussi, une femme légitime ne daignait-elle pas s'offenser, ni même s'étonner de voir sous ses yeux, et dans sa propre maison, servantes ou esclaves, faire acte de servitude ou de soumission en s'abandonnant à son mari. Elle-même, réduite à un état d'infériorité et d'obéissance dans le mariage, elle n'avait point à s'immiscer en ces sortes de choses qui ne la regardaient pas, puisqu'il n'en pouvait sortir que des bâtards. Les concubines faisaient donc partie essentielle du domicile des époux: elles avaient surtout leur rôle marqué et, en quelque sorte, autorisé, pendant les maladies, les couches et les autres empêchements de la véritable épouse. Leur existence s'écoulait silencieuse, à l'ombre du foyer domestique, et elles vieillissaient ignorées au milieu des travaux manuels, bien qu'elles eussent donné des fils à leurs maîtres, des fils qui n'avaient aucun droit de famille, il est vrai, et qui étaient par leur naissance même déshérités du titre de citoyen.
Les courtisanes formaient une catégorie absolument différente des concubines, et elles remplissaient pourtant un but analogue dans l'économie de la vie civile: elles étaient des instruments de plaisir pour les hommes mariés. Voilà comment leur destination avait été sanctionnée par l'usage et l'habitude, sinon par la loi, et, sous cette dénomination générale de courtisanes, on comprenait à la fois toutes les espèces d'hétaires, sans mettre à part les aulétrides et les dictériades. Mais néanmoins on distinguait de la fille publique proprement dite (πορνης) l'hétaire, dont Anaxilas fait, pour ainsi dire, cette définition dans sa comédie du Monotropos: «Une fille qui parle avec retenue, accordant ses faveurs à ceux qui recourent à elle dans leurs besoins de nature, a été nommée hétaire ou bonne amie, à cause de son hétairie ou bonne amitié.» L'origine du mot hétaire n'est pas douteuse, et l'on voit, dans une foule de passages des auteurs grecs, que ce mot, honnête d'abord, avait fini par subir les vicissitudes d'une application vicieuse. Il est certain que, bien avant les progrès de l'hétairisme érotique, les femmes et filles de condition libre appelaient hétaires leurs connaissances intimes et leurs meilleures amies (φίλας ἑταίρας). La tradition du mot s'était perpétuée depuis Latone et Niobé qui se chérissaient comme deux hétaires, selon l'expression du mythologue grec. Il est vrai que, depuis, Sapho qualifia de la sorte ses Lesbiennes: «Je chanterai d'agréables choses à mes hétaires!» disait-elle dans ses poésies. Le vrai sens du mot hétaire commençait à se dénaturer. Il était encore assez honnête toutefois, pour que le poëte Antiphane ait pu dire dans son Hydre: «Cet homme avait pour voisine une jeune fille; il ne l'eut pas plutôt vue qu'il devint amoureux de cette citoyenne, qui n'avait ni tuteur, ni parent. C'était, d'ailleurs, une fille qui annonçait le penchant le plus honnête, vraiment hétaire (ὀντως ἑταίρας).» Athénée parle aussi de celles qui sont vraiment hétaires, qui peuvent, dit-il, donner une amitié sincère, et qui, seules entre toutes les femmes, ont reçu ce nom du mot amitié (ἑταιρεία), ou du surnom même de Vénus, que les Athéniens ont qualifiée d'Hétaire.» Le mot fut bientôt détourné de sa première acception, et on le laissa en toute propriété aux femmes qui étaient, en effet, des amies faciles pour tout le monde. Cependant il y eut encore de fréquentes erreurs d'attribution, et les grammairiens crurent y remédier en modifiant l'accentuation du mot, avec lequel le poëte Ménandre jouait ainsi: «Ce que tu as fait, dit-il, n'est pas le propre des amis (ἑταίρων), mais des courtisanes (ἑταιρῶν).» On devine tout de suite le chemin qu'avait fait le mot original en partant de son sens honnête, lorsqu'on entend le poëte Éphippus, dans sa comédie intitulée le Commerce, caractériser en ces termes les caresses des bonnes amies: «Elle le baise, non en serrant les lèvres, mais bouche béante, comme font les oiseaux, et elle lui rend la gaieté.»
Ces bonnes amies, parmi lesquelles nous ne rangerons pas les dictériades, les aulétrides et les hétaires subalternes ou courtisanes vagabondes, occupaient à Athènes la place d'honneur dans le grand banquet de la Prostitution. Elles dominaient, elles éclipsaient les femmes honnêtes; elles avaient des clients et des flatteurs; elles exerçaient une influence permanente sur les événements politiques, en influant sur les hommes qui s'y trouvaient mêlés; elles étaient comme les reines de la civilisation attique. On peut les diviser en deux classes distinctes qui se faisaient des emprunts réciproques: les Familières et les Philosophes. Ces deux classes, également intéressantes et recherchées, constituaient l'aristocratie des prostituées. Les philosophes, à force de vivre dans la société des savants et des lettrés, apprenaient à imiter leur jargon et à se plaire dans leurs études; les familières, moins instruites ou moins pédantes, se recommandaient aussi par leur esprit, et s'en servaient également pour charmer les hommes éminents qu'elles avaient attirés par leur beauté ou par leur réputation. Chacune de ces grandes hétaires avait sa cour et son cortége d'adorateurs, de poëtes, de capitaines et d'artistes; chacune avait ses amitiés et ses haines; chacune, son crédit et son pouvoir. Ce fut sous Périclès et à son exemple, que les Athéniens se passionnèrent pour ces sirènes et pour ces magiciennes, qui firent beaucoup de mal aux mœurs et beaucoup de bien aux lettres et aux arts. Pendant cette période de temps, on peut dire qu'il n'y eut pas d'autres femmes en Grèce, et que les vierges et les matrones se tinrent cachées dans le mystère du gynécée domestique, tandis que les hétaires s'emparaient du théâtre et de la place publique. Ces hétaires étaient la plupart des citoyennes déchues, des beautés et des talents cosmopolites.
La préférence que les Athéniens de distinction accordaient à ces femmes-là sur leurs femmes légitimes, cette préférence ne se conçoit que trop, quand on compare les unes aux autres, quand on se rend compte du désenchantement qui accompagnait presque toujours les relations intimes d'un mari avec sa femme. Ce qui faisait le prestige d'une hétaire aurait fait la honte d'une femme mariée; ce qui faisait la gloire de celle-ci eût fait le ridicule de celle-là. L'une représentait le plaisir, l'autre le devoir; l'une appartenait à l'intérieur de la maison, et l'autre au dehors. Elles restèrent toutes deux dans les limites étroites de leur rôle, sans vouloir empiéter alternativement sur leur domaine réciproque. Le vieux poëte Simonide s'est plu à faire le portrait de la femme de bien, qu'il suppose issue de l'abeille: «Heureux le mortel qui en trouve une pour sa femme! dit-il. Seule parmi toutes les autres, le vice n'eut jamais d'accès dans son cœur; elle assure à son mari une vie longue et tranquille. Vieillissant avec lui dans le plus touchant accord; mère d'une famille nombreuse dont elle fait ses délices; distinguée parmi les autres femmes dont elle est l'exemple et la gloire, on ne la voit point perdre son temps à de vaines conversations. La modestie règne dans ses propos et semble donner plus d'éclat aux grâces qui l'accompagnent et qui se répandent sur toutes ses occupations.» Or, ces occupations consistaient en soins de ménage, en travaux d'aiguille, en fonctions d'épouse, de nourrice ou de mère. Simonide compte neuf autres espèces de femmes, qu'il suppose créées avec les éléments du pourceau, du renard, du chien, du singe, de la jument, du chat et de l'âne: c'était, selon ce grossier satirique, dans ces diverses espèces qu'il fallait chercher les hétaires.
«Le nom d'une femme honnête, dit Plutarque, doit être, ainsi que sa personne, enfermé dans sa maison.» Thucydide avait exprimé la même idée, longtemps avant lui: «La meilleure femme est celle dont on ne dit ni bien ni mal.» Cette maxime résume le genre de vie que menait la matrone athénienne. Elle ne sortait pas de sa maison; elle ne paraissait ni aux jeux publics ni aux représentations du théâtre; elle ne se montrait dans les rues, que voilée et décemment vêtue, sous peine d'une amende de 1,000 drachmes que lui imposaient alors les magistrats nommés ginecomi, en faisant afficher la sentence aux platanes du Céramique. Elle n'avait d'ailleurs aucune lecture, aucune instruction; elle parlait mal sa langue, et elle n'entendait rien aux raffinements de la politesse, aux variations de la mode, aux plus simples notions de la philosophie. Elle n'inspirait donc à son époux d'autre sentiment qu'une froide ou tendre estime. Un mari qui se fût permis d'aimer sa femme avec transport et avec volupté, aurait été blâmé de tout le monde, suivant l'axiome formulé par Plutarque: «On ne peut pas vivre avec une femme honnête comme avec une épouse et une hétaire à la fois.» L'empire de la femme mariée finissait à la porte de sa maison, là où commençait celui du mari; elle n'avait donc pas le droit de le suivre ni de le troubler dans sa vie extérieure, et elle était censée ignorer ce qui se passait hors de chez elle. Toutefois, dans certaines circonstances, en vertu d'une ancienne loi tombée en désuétude, elle pouvait se plaindre aux magistrats et demander le divorce, si les excès de son mari lui devenaient insupportables. Ainsi, Hipparète, chaste épouse d'Alcibiade qu'elle aimait, et dont l'inconstance la désolait, voyant que ce mari libertin la délaissait pour fréquenter des étrangères de mauvaise vie, se retira chez son frère et réclama le divorce. Alcibiade prit gaiement la chose et déclara que sa femme devait apporter chez l'archonte les pièces du divorce: elle y vint, Alcibiade y vint aussi; mais, au lieu de se justifier, il emporta entre ses bras la plaignante, qu'il ramena de la sorte au domicile conjugal. Ordinairement les matrones ne se plaignaient pas, de peur de paraître abdiquer leur dignité. Le seul privilége dont elles fussent jalouses, c'était la légitimité des enfants issus du mariage légal. Démosthène conjurait l'aréopage de condamner la courtisane Nééra, «pour que des femmes honnêtes, disait-il, ne fussent pas mises au même rang qu'une prostituée; pour que des citoyennes, élevées avec sagesse par leurs parents, et mariées suivant les lois, ne fussent pas confondues avec une étrangère qui plusieurs fois en un jour s'était livrée à plusieurs hommes, de toutes les manières les plus infâmes, et au gré de chacun.»
Les hétaires avaient donc d'invincibles avantages sur les femmes mariées: elles ne paraissaient qu'à distance, il est vrai, dans les cérémonies religieuses; elles ne participaient point aux sacrifices, elles ne donnaient pas le jour à des citoyens; mais combien de compensations douces et fières pour leur vanité de femme! Elles faisaient l'ornement des jeux solennels, des exercices guerriers, des représentations scéniques; elles seules se promenaient sur des chars, parées comme des reines, brillantes de soie et d'or, le sein nu, la tête découverte; elles composaient l'auditoire d'élite dans les séances des tribunaux, dans les luttes oratoires, dans les assemblées de l'Académie; elles applaudissaient Phidias, Apelles, Praxitèle et Zeuxis, après leur avoir fourni des modèles inimitables; elles inspiraient Euripide et Sophocle, Ménandre, Aristophane et Eupolis, en les encourageant à se disputer la palme du théâtre. Dans les occasions les plus difficiles, on ne craignait pas de se guider d'après leurs conseils; on répétait partout leurs bons mots, on redoutait leur critique, on était avide de leurs éloges. Malgré leurs mœurs habituelles, malgré le scandale de leur métier, elles rendaient hommage aux belles actions, aux nobles ouvrages, aux grands caractères, aux talents sublimes. Leur blâme ou leur approbation était une récompense ou un châtiment, qu'on ne détournait pas aisément de la vérité et de la justice. Leur charmant esprit, cultivé et fleuri, créait autour d'elles l'émulation du beau et la recherche du bien, répandait les leçons du goût, perfectionnait les lettres, les sciences et les arts, en les illuminant des feux de l'amour. Là était leur force, là était leur séduction. Admirées et aimées, elles excitaient leurs adorateurs à se rendre dignes d'elles. Sans doute elles étaient les causes flétrissantes de bien des débauches, de bien des prodigalités, de bien des folies; quelquefois elles amollissaient les mœurs, elles dégradaient certaines vertus publiques, elles affaiblissaient les caractères et dépravaient les âmes; mais en même temps elles donnaient de l'élan à de généreuses pensées, à des actes honorables de patriotisme et de courage, à des œuvres de génie, à de riches inventions de poésie et d'art.
Leur action était surtout bienfaisante contre un vice odieux et méprisable, qui, originaire de Crète, s'était propagé dans toute la Grèce et jusqu'au fond de l'Asie. L'auteur du Voyage d'Anacharsis dit avec raison que les lois protégeaient les courtisanes pour corriger des excès plus scandaleux. Les liaisons amicales des jeunes Grecs dégénéraient d'ordinaire, excepté à Sparte, en débauches infâmes, que l'habitude avait fait passer dans les mœurs, et que d'indignes philosophes avaient la turpitude d'encourager. Solon avait déjà fondé son fameux dictérion, et taxé à une obole le service public qu'on y trouvait, pour fournir une distraction facile aux goûts dissolus des Athéniens, et pour faire une concurrence morale au désordre honteux de l'amour antiphysique; mais cette concurrence fut bien plus active et plus puissante, lorsque les hétaires se chargèrent de l'établir. Elles firent rougir ceux qui les approchaient après s'être souillés dans un immonde commerce réprouvé par la nature; elles employèrent tous les artifices de la coquetterie, pour être préférées aux jeunes garçons qui servaient d'auxiliaires à la Prostitution la plus abominable; mais elles n'eurent pas toujours l'avantage sur ces efféminés, au menton épilé, aux cheveux ondoyants, aux ongles polis, aux pieds parfumés. Il y avait des perversités incorrigibles, et les débauchés, qui leur rendaient hommage avec le plus d'enthousiasme, réservaient une part de leurs appétits sensuels pour un autre culte que le leur. L'opinion, par malheur, ne venait point en aide aux admonitions et au bon exemple des courtisanes, qui frappaient en vain de réprobation les souillures que tolérait l'indulgence des hommes. Tous les jours, à Athènes et à Corinthe, les marchands d'esclaves amenaient de beaux jeunes garçons, qui n'avaient pas d'autre mérite que leur figure et leur beauté physique: le prix de ces esclaves ne faisait pas baisser pourtant celui des hétaires, mais on les achetait souvent fort cher pour leur donner dans la maison l'emploi des concubines. L'honnêteté publique et la pudeur conjugale ne s'indignaient pas de cette abomination. Quant aux jeunes citoyens, qui, comme Alcibiade, par leurs grâces corporelles et leur séduisante physionomie, excitaient beaucoup de ces passions ignobles, ils étaient honorés au lieu d'être conspués; ils occupaient la première place dans les jeux; ils portaient des habits d'étoffe précieuse qui les faisaient reconnaître; ils recueillaient sur leur passage l'éclatant témoignage de l'immoralité publique. C'étaient là les rivaux que les hétaires essayaient constamment de détrôner ou d'effacer; c'était là le triomphe de la corruption, contre lequel les hétaires protestaient sans cesse. Lorsque Alcibiade se fut fait peindre, pour ainsi dire, sous ses deux faces, nu et recevant la couronne aux jeux Olympiques, nu et encore vainqueur sur les genoux de la joueuse de flûte Néméa, les hétaires d'Athènes formèrent une ligue pour faire exiler cet Adonis qui leur causait un si grave préjudice. Elles se bornaient parfois à combattre leurs adversaires par le mépris et le ridicule. Dans un Dialogue de Lucien, une aulétride, Drosé, est privée de son amant, le jeune Clinias; c'est Aristénète, «le plus infâme des philosophes,» dit-elle, qui le lui a enlevé: «Quoi! s'écrie Chélidonium, ce visage renfrogné et hérissé, cette barbe de bouc, qu'on voit se promener au milieu des jeunes gens dans le Pœcile!» Drosé lui raconte alors que depuis trois jours Aristénète, qui s'est emparé de cet innocent, promet de l'élever au rang des dieux, et lui fait lire les Colloques obscènes des anciens philosophes: «En un mot, dit-elle, il assiége le pauvre jeune homme!—Courage! nous l'emporterons, répond Chélidonium; je veux écrire sur les murs du Céramique: Aristénète est le corrupteur de Clinias.»
Les hétaires fuyaient donc les philosophes qui corrompaient ainsi la jeunesse, mais elles recherchaient ceux qui avaient une philosophie moins hostile aux femmes. Elles faisaient encore plus de cas des poëtes et des auteurs comiques, parce qu'elles participaient presque à leurs succès: «Que serait Ménandre sans Glycère? écrit cette spirituelle hétaire au grand comique grec. Quelle autre te servirait comme moi, qui te prépare tes masques, qui te donne tes habits, qui sais me présenter à temps sur l'avant-scène, saisir les applaudissements du côté d'où ils partent, et les déterminer à propos par le battement de mes mains?» Poëtes et auteurs comiques n'étaient pas riches, et ne pouvaient guère payer qu'en vers les faveurs qu'on leur accordait; mais ces vers ajoutaient du moins à la célébrité de celle qui les avait inspirés, et elle était sûre aussi d'échapper aux sarcasmes du poëte: «Je te demande avec instance, mon cher Ménandre, écrivait la même Glycère, de mettre au rang de tes pièces favorites la comédie dans laquelle tu me fais jouer le principal rôle, afin que si je ne t'accompagne pas en Égypte, elle me fasse connaître à la cour de Ptolémée, et qu'elle apprenne à ce roi l'empire que j'ai sur mon amant.» Cette comédie portait le nom même de Glycère. D'autres courtisanes voulurent avoir de même leur nom en titre de comédie, et l'on vit Anaxilas, Eubule et d'autres se prêter au caprice de leurs maîtresses. Quant aux philosophes qui n'avaient pas de semblables moyens d'illustrer ces belles capricieuses, et de les mettre à la mode, ils étaient traités par elles avec moins d'égards, et si on ne leur riait pas au nez, si ou ne leur tirait pas la barbe, on leur tournait souvent le dos, surtout s'ils parlaient trop: «Sera-ce, écrivait Thaïs à Euthydème, sera-ce parce que nous ignorons la cause de la formation des nuées et la propriété des atomes, que nous vous paraissons au-dessous des sophistes? Mais sachez que j'ai perdu mon temps à m'instruire de ces secrets de votre philosophie, et que j'en ai raisonné peut-être avec autant de connaissance que votre maître.» C'était pourtant Aristote à qui Thaïs osait faire ainsi la grimace, en l'accusant d'avoir une feinte aversion pour les femmes: «Pensez-vous qu'il y ait, disait-elle, tant de différence entre un sophiste et une courtisane? S'il y en a, ce n'est que dans les moyens qu'ils emploient pour persuader; l'un et l'autre ont le même but: recevoir.» Elle voulait parier avec Euthydème qu'elle viendrait à bout, en une nuit, de cette austérité factice, et qu'elle forcerait bien Aristote à se contenter des plaisirs ordinaires. Les courtisanes étaient toujours en dispute avec les philosophes, avec qui elles se raccommodaient pour se brouiller de nouveau. Leur gros grief contre la philosophie semble avoir été surtout son indulgence ou son penchant pour les amours extraordinaires.
Si les philosophes n'avaient pas la force d'âme de résister aux attraits d'une courtisane, on ne doit pas s'étonner que les plus grands hommes de la Grèce aient cédé également à leurs séductions. On en citerait bien peu qui soient restés maîtres d'eux-mêmes en présence de tous les enchantements de la beauté, de la grâce, de l'instruction et de l'esprit. Les rois aussi mettaient leur diadème aux pieds de ces dominatrices charmantes, à l'instar de Gygès, roi de Lydie, qui pleurant une courtisane lydienne, qu'il jugeait incomparable, lui fit élever un tombeau pyramidal si élevé qu'on l'apercevait de tous les points de ses États. Parmi les rois que les courtisanes grecques subjuguèrent avec le plus d'adresse, nous avons déjà cité les Ptolémées d'Égypte. Alexandre le Grand, qui emmenait avec lui, dans ses expéditions, l'Athénienne Thaïs, semblait avoir légué avec son vaste empire à ses successeurs le goût des hétaires grecques et des joueuses de flûte ioniennes. Quelques-unes de ces favorites, plus habiles ou plus heureuses que leurs concurrentes, réussirent à se faire épouser. Ainsi, après la mort d'Alexandre, Thaïs, qu'il avait presque divinisée en l'aimant, se maria avec un de ses généraux, Ptolémée, qui fut roi d'Égypte, et qui eut d'elle trois enfants. Les hétaires cependant n'étaient pas aptes à fournir une nombreuse progéniture; la plupart restaient stériles. L'histoire mentionne néanmoins plusieurs hommes illustres qui eurent pour mères des courtisanes: Philétaire, roi de Pergame, était fils de Boa, joueuse de flûte paphlagonienne; le général athénien Timothée, fils d'une courtisane de Thrace; le philosophe Bion, fils d'une hétaire de Lacédémone, et le grand Thémistocle, fils d'Abrotone, dictériade taxée à une obole.
CHAPITRE XI.
Sommaire.—Les hétaires philosophes.—La Prostitution protégée par la philosophie.—Systèmes philosophiques de la Prostitution.—La Prostitution lesbienne.—La Prostitution socratique.—La Prostitution cynique.—La Prostitution épicurienne.—Philosophie amoureuse de Mégalostrate, maîtresse du poëte Alcman.—Sapho.—Cléis, sa fille.—Sapho mascula.—Ode saphique traduite par Boileau Despréaux.—Les élèves de Sapho.—Amour effréné de Sapho pour Phaon.—Source singulière de cet amour.—Suicide de Sapho.—Le saut de Leucade.—L'hétaire philosophe Lééna, maîtresse d'Harmodius et d'Aristogiton.—Son courage dans les tourments.—Sa mort héroïque.—Les Athéniens élèvent un monument à sa mémoire.—L'hétaire philosophe Cléonice.—Meurtre involontaire de Pausanias.—L'hétaire philosophe Thargélie.—Mission difficile et délicate dont la chargea Xerxès, roi de Perse.—Son mariage avec le roi de Thessalie.—Aspasie.—Son cortége d'hétaires.—Elle ouvre une école à Athènes, et y enseigne la rhétorique.—Amour de Périclès pour cette courtisane philosophe.—Chrysilla.—Périclès épouse Aspasie.—Socrate et Alcibiade, amants d'Aspasie.—Dialogue entre Aspasie et Socrate.—Pouvoir d'Aspasie sur l'esprit de Périclès.—Guerres de Samos et de Mégare.—Aspasie et la femme de Xénophon.—Aspasie accusée d'athéisme par Hermippe.—Périclès devant l'aréopage.—Acquittement d'Aspasie.—Exil du philosophe Anaxagore et du sculpteur Phidias, amis d'Aspasie.—Mort de Périclès.—Aspasie se remarie avec un marchand de grains.—Croyance des Pythagoriciens sur l'âme d'Aspasie.—La seconde Aspasie, dite Aspasie Milto.—Le cynique Cratès.—Passion insurmontable que ressentit Hipparchia pour ce philosophe.—Leur mariage.—Cynisme d'Hipparchia.—Les hypothèses de cette philosophe.—Portrait des disciples de Diogène par Aristippe.—Les hétaires pythagoriciennes.—La mathématicienne Nicarète, maîtresse de Stilpon.—Philénis et Léontium, maîtresses d'Épicure. Amour passionné d'Épicure pour Léontium.—Lettre de cette courtisane à son amie Lamia.—Son amour pour Timarque, disciple d'Épicure.—Son portrait par le peintre Théodore.—Ses écrits.—Sa fille Danaé, concubine de Sophron, gouverneur d'Éphèse.—Mort de Danaé.—Archéanasse de Colophon, maîtresse de Platon.—Bacchis de Samos, maîtresse de Ménéclide, etc.—Célébration des courtisanes par les philosophes et les poëtes.
Il faut attribuer surtout l'origine et le progrès de l'hétairisme grec aux courtisanes qui s'intitulaient philosophes, parce qu'elles suivaient les leçons des philosophes, et servaient à leurs amours. Ces philosophes hétaires avaient mis de la sorte la Prostitution sous l'égide de la philosophie, et toutes les femmes, qui, par tempérament, par cupidité ou par paresse, s'abandonnaient aux dérèglements d'une vie impudique, pouvaient s'autoriser de l'exemple et des prouesses de Sapho, d'Aspasie et de Léontium. Il y eut sans doute un grand nombre d'hétaires qui se distinguèrent dans les différentes écoles de philosophie, mais l'histoire n'a consacré que dix ou douze noms, qui représentent seuls pendant plus de trois siècles le dogme et le culte de l'hétairisme, si l'on peut appliquer ce mot-là au système philosophique de la Prostitution. Ce système nous paraît avoir eu quatre formes et quatre phases distinctes, que nous nommerons lesbienne, socratique, cynique et enfin épicurienne. On voit, par ces dénominations arbitraires, que Sapho, Socrate, Diogène et Épicure sont les patrons, sinon les auteurs, des doctrines que les hétaires philosophes se chargeaient de répandre dans le domaine de leurs attributions érotiques. Sapho prêcha l'amour des femmes; Socrate, l'amour spirituel; Diogène, l'amour grossièrement physique; Épicure, l'amour voluptueux. C'étaient là quatre amours dont les courtisanes de la philosophie se partageaient la propagande, et qui trouvaient ensuite plus ou moins de prosélytes parmi les hétaires familières auxquelles appartenait la direction suprême des plaisirs publics.
La plus ancienne philosophe qui ait laissé un souvenir dans la légende des courtisanes grecques, c'est Mégalostrate, de Sparte, qui fut aimée du poëte Alcman, et qui philosophait, poétisait et faisait l'amour, 674 ans avant Jésus-Christ. Sa philosophie était purement amoureuse, et il est permis de la regarder comme le prélude de l'épicuréisme. Alcman, selon le témoignage d'Athénée, fut le prince des poëtes érotiques, et comme il fut aussi le plus fougueux coureur de femmes (erga mulieres petulantissimum, dit la version latine qui ne dit pas tout), on comprend qu'il ait été le plus gros mangeur que l'antiquité s'honore d'avoir produit. Il passait à table ses jours et ses nuits, Mégalostrate couchée à ses côtés, et il chantait sans cesse un hymne à l'amour, que Mégalostrate répétait à l'unisson. Dans une épigramme de ce poëte, épigramme citée par Plutarque, le joyeux Alcman remarque, entre deux libations, que s'il eût été élevé à Sarde, patrie de ses ancêtres, il serait devenu un pauvre prêtre de Cybèle, privé de ses parties viriles, tandis qu'il est supérieur aux rois de Lydie, comme citoyen de Lacédémone, et comme amant de Mégalostrate. Après cette belle philosophe, qui n'empêcha pas son cher Alcman de mourir dévoré par les poux, il y a une espèce de lacune dans la philosophie érotique. Sapho, de Mitylène, invente l'amour lesbien, et le proclame supérieur à celui dont les femmes s'étaient contentées jusque-là. Sapho n'en avait pas toujours pensé ainsi, et elle n'en pensa pas toujours de même. Elle fut mariée d'abord à un riche habitant de l'île d'Andros, nommé Cercala, et elle en eut une fille qu'elle appela Cléis, du nom de sa mère; mais, étant devenue veuve, par un désordre de son imagination et de ses sens, elle se persuada que chaque sexe devait se concentrer sur lui-même et s'éteindre dans un embrassement stérile. Elle était poëte, elle était philosophe: ses discours, ses poésies lui firent beaucoup de partisans, surtout chez les femmes, qui n'écoutèrent que trop ses mauvais conseils. Quoique Platon l'ait gratifiée de l'épithète de belle, quoique Athénée se soit fié là-dessus à l'autorité de Platon, il est plus probable que Maxime de Tyr, qui nous la peint noire et petite, se conformait à la tradition la plus authentique. Ovide ne nous la montre pas autrement, et la savante madame Darcier ajoute au portrait de cette illustre Lesbienne, qu'elle avait les yeux extrêmement vifs et brillants. De plus, Horace, en lui attribuant la qualification de mascula, répétée par Ausone avec le même sens, s'est conformé à une opinion généralement reçue, qui voulait que Sapho eût été hermaphrodite, comme les faits parurent le prouver.
Sans doute, la poétesse Sapho, née d'une famille distinguée de Lesbos, et possédant une fortune honorable, ne se prostituait pas à prix d'argent, mais elle tenait une école de Prostitution, où les jeunes filles de son gynécée apprenaient de bonne heure un emploi extra-naturel de leurs charmes naissants. On a voulu inutilement réhabiliter les mœurs et la doctrine de Sapho: il suffit de la fameuse ode, qui nous est restée parmi les fragments de ses poésies, pour démontrer aux plus incrédules que, si Sapho n'était pas hermaphrodite, elle était du moins tribade. (Diversis amoribus est diffamata, dit Lilio Gregorio Giraldi dans un de ses Dialogues, adeo ut vulgo tribas vocaretur.) Cette ode, ce chef-d'œuvre de la passion hystérique, retrace la fièvre brûlante, l'extase, le trouble, les langueurs, le désordre et même la dernière crise de cette passion, plus délirante, plus effrénée que tous les autres amours. On ignore le nom de la Lesbienne à qui est adressée l'ode saphique, dont le froid Boileau Despréaux a rendu le mouvement et le coloris avec plus de chaleur et d'art que ses nombreux concurrents: