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Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 1/6

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Heureux qui près de toi pour toi seule soupire,
Qui jouit du plaisir de t'entendre parler,
Qui te voit quelquefois doucement lui sourire!
Les dieux, dans son bonheur, peuvent-ils l'égaler?
Je sens de veine en veine une subtile flamme
Courir par tout mon corps, sitôt que je te vois;
Et dans les doux transports où s'égare mon âme,
Je ne saurais trouver de langue ni de voix.
Un nuage confus se répand sur ma vue,
Je n'entends plus, je tombe en de molles langueurs;
Et pâle, sans haleine, interdite, éperdue,
Un frisson me saisit, je tombe, je me meurs!

On a essayé, mal à propos, de faire honneur à Phaon des sentiments et des sensations que Sapho exprime dans cette admirable pièce, qui nous fait tant regretter la perte de ses ouvrages; mais, d'un bout à l'autre, l'ode s'adresse à une personne du genre féminin. On est donc réduit à la laisser sans nom au milieu de l'école de Sapho, qui eut pour élèves ou pour amantes Amycthène, Athys, Anactorie, Thélésylle, Cydno, Eunica, Gongyle, Anagore, Mnaïs, Phyrrine, Cyrne, Andromède, Mégare, etc. Quelle que fût celle qui a inspiré l'ode sublime dont nous devons la conservation au rhéteur Longin, cette ode, qui offre une description si fidèle et si vraie de la fièvre saphique, a été enregistrée par la science médicale de l'antiquité, comme un monument diagnostique de cette affection. L'abbé Barthélemy, dans son Voyage d'Anacharsis, se borne à dire que Sapho «aima ses élèves avec excès, parce qu'elle ne pouvait rien aimer autrement.» La nature, en effet, avait ébauché en elle l'organe masculin en développant celui de son sexe. Ce fut, dit-on, l'amour incestueux de son frère Charaxus, ce fut la rivalité qu'elle rencontra de la part d'une courtisane égyptienne, nommée Rhodopis, ce fut surtout le triomphe de sa rivale, qui conduisirent Sapho à la recherche d'une nouvelle manière d'aimer. Elle vivait donc dans la compagnie de ses Lesbiennes, et elle oubliait que les hommes protestaient contre ses façons de faire, lorsque Vénus, pour la punir, lui envoya Phaon. Elle l'aima aussitôt et elle ne réussit point à vaincre les mépris de ce bel indifférent. Pline raconte que cet amour légitime était venu d'une source singulière: Phaon aurait trouvé sur son chemin une racine d'éryngium blanc, au moment où Sapho passait par là. Le vieux traducteur de Pline explique en ces termes ce curieux passage de l'Histoire naturelle: «Il y en a qui disent que la racine de l'éryngium blanc (qui est fort rare) est faite à mode de la nature d'un homme ou d'une femme; et tient-on que si un homme en rencontre une qui soit faite à mode du membre de l'homme, il sera bien aimé des femmes, et a-t-on opinion que cela seul induisit la jeune Sapho à porter amitié à Phao, Lesbien.» Cette amitié fut telle, que Sapho, désespérée par les froideurs de Phaon, se jeta dans la mer, du haut du rocher de Leucade, pour étouffer sa flamme avec sa vie. Elle avait malheureusement trop instruit ses écolières, pour qu'elles renonçassent à leurs premières amours, et sa philosophie, qui n'était que la quintessence de l'amour lesbien, ne cessa jamais d'avoir des initiées, particulièrement chez les courtisanes. Quelques-unes d'entre elles, pour échapper aux poursuites des hommes qu'elles trouvaient aimables, se précipitèrent aussi du Saut de Leucade, afin de se guérir d'une passion que Sapho regardait comme une honte et comme une servitude.

L'école de Sapho, par bonheur pour l'espèce humaine, ne fut toutefois qu'une exception qui ne pouvait prévaloir contre le véritable amour. L'hétaire Lééna, la philosophe, qu'on ne confondra point avec la favorite de Démétrius Poliorcète, n'avait pas été pervertie par l'esprit de contradiction des Lesbiennes; elle exerçait franchement et honorablement son métier de courtisane à Athènes; elle était l'amie, la maîtresse d'Harmodius et d'Aristogiton; elle conspira avec eux contre le tyran Pisistrate et son fils Hippias, 514 ans avant l'ère moderne. On s'empare d'elle, on la met à la torture, on veut qu'elle nomme ses complices, et qu'elle révèle le secret de la conspiration; mais elle, pour être plus sûre de garder ce secret, se coupe la langue avec ses dents et la crache au visage de ses bourreaux. On croit qu'elle périt dans les tourments. Les Athéniens, pour honorer sa mémoire, lui élevèrent un monument, représentant une lionne sans langue, en airain, qui fut placé à l'entrée du temple dans la citadelle d'Athènes. Ce n'est pas le seul acte de courage et de fierté que présentent les annales des courtisanes grecques. Une autre philosophe, Cléonice, hétaire de Byzance, s'était fait connaître par sa beauté et par divers écrits de morale. Ce fut sa réputation qui la désigna aux préférences de Pausanias, fils du roi de Sparte Cléombrote. Ce général demanda qu'on lui envoyât cette belle philosophe, pour le distraire des fatigues de la guerre. Cléonice arriva au camp, la nuit, pendant que Pausanias dormait: elle ne voulut point qu'on l'éveillât; elle fit seulement éteindre les lampes qui veillaient auprès du général endormi, et elle s'avança dans les ténèbres vers la couche du prince, qui, réveillé en sursaut par le bruit d'une lampe qu'elle renverse, croit à la présence d'un assassin, saisit son poignard et le lui plonge dans le sein. Depuis cette fatale méprise, chaque nuit lui faisait revoir le fantôme de Cléonice qui lui reprochait ce meurtre involontaire; il la conjurait en vain de s'apaiser et de lui pardonner; elle lui annonça qu'il ne serait délivré de cette sanglante apparition qu'en revenant à Sparte. Il y revint, mais pour y mourir de faim dans le temple de Minerve, où il s'était réfugié, afin d'échapper à la vengeance de ses concitoyens qui l'accusaient de trahison (471 ans avant Jésus-Christ).

L'ère des courtisanes avait commencé en Grèce à l'époque où Cléonice alliait les séductions de l'amour aux enseignements de la philosophie. Une autre philosophe de la même espèce, Thargélie, de Milet, avait été chargée d'une mission aussi difficile que délicate par Xerxès, roi de Perse, qui méditait la conquête de la Grèce: cette hétaire, aussi remarquable par son esprit et son instruction, que par sa beauté et ses grâces, servait d'instrument politique à Xerxès; elle devait lui gagner les principales villes grecques, en inspirant de l'amour aux chefs qui les défendaient; elle réussit, en effet, dans cette première partie de sa galante mission: elle captiva successivement quatorze chefs, qui furent ses amants sans vouloir être les serviteurs du roi de Perse. Celui-ci, en pénétrant dans la Grèce par le passage des Thermopyles, se vit obligé d'emporter d'assaut les villes dont Thargélie croyait lui avoir assuré la possession. Thargélie s'était fixée à Larisse, et le roi de Thessalie l'avait épousée: elle cessa d'être hétaire, mais elle resta philosophe. La haute destinée de cette courtisane excita l'ambition d'une autre Milésienne, qui l'éclipsa bientôt dans la carrière des lettres et de la fortune. Aspasie, originaire de Milet, comme Thargélie, après avoir été dictériade à Mégare, épousa Périclès, l'illustre chef de la république d'Athènes.

Elle était venue à Athènes, vers le milieu du cinquième siècle avant l'ère moderne; elle y était venue avec un brillant cortége d'hétaires qu'elle avait formées, et dont elle dirigeait habilement les opérations. Ces hétaires n'étaient pas des esclaves étrangères, savantes seulement dans l'art de la volupté; c'étaient de jeunes Grecques, de condition libre, nourries des leçons de la philosophie que professait leur éloquente institutrice, et initiées à tous les mystères de la galanterie la plus raffinée. Aspasie avait aussi des moyens de séduction toujours prêts pour toutes les circonstances, et elle exerçait, par l'intermédiaire de ses élèves, l'influence qu'elle ne daignait pas tirer de ses propres ressources. Elle ouvrit son école et y enseigna la rhétorique: les citoyens les plus considérables furent ses auditeurs et ses admirateurs. Périclès, qui s'était épris de cette philosophe, entraînait à sa suite, non-seulement les généraux, les orateurs, les poëtes, tous les hommes éminents de la république, mais encore les femmes et les filles de ces citoyens, que l'amour de la rhétorique rendait indulgentes pour tout le reste. Elles y allaient «pour l'ouïr deviser,» dit Plutarque dans la naïve traduction de Jacques Amyot, aumônier de Charles IX et évêque d'Auxerre, «combien qu'elle menast un train qui n'estoit guères honneste, parce qu'elle tenoit en sa maison de jeunes garces qui faisoient gain de leur corps.» Ce fut par là qu'elle acheva de captiver Périclès qui l'aimait à la passion, mais qui n'était pas indifférent aux ragoûts de libertinage qu'elle lui préparait. Aspasie se montrait partout en public, au théâtre, au tribunal, au lycée, à la promenade, comme une reine entourée de sa cour; elle s'était fait, d'ailleurs, une royauté plus rare et moins lourde à porter que toutes les autres: elle seule donnait le ton à la mode; elle seule dictait des lois aux Athéniens et même aux Athéniennes pour tout ce qui concernait les habits, le langage, les opinions, les mœurs mêmes, car elle mit en honneur l'hétairisme et elle lui ôta, pour ainsi dire, sa tache originelle. Les jeunes Grecques, en dépit de leur naissance, descendirent du rang de citoyennes à celui de courtisanes, et se proclamèrent philosophes à l'exemple d'Aspasie.

Périclès, avant d'aimer Aspasie, avait aimé Chrysilla, fille de Télée de Corinthe; mais ce premier amour passa sur son union conjugale, sans la dissoudre ni la troubler. Dès qu'il eut connu Aspasie, il ne songea plus qu'à rompre son mariage, pour en contracter un nouveau avec elle. Il amena donc sa femme à consentir au divorce, et il put alors, en se remariant, introduire dans sa maison la belle philosophe qu'on appelait dans les tavernes la dictériade de Mégare. Périclès était fort amoureux, mais il n'était pas jaloux; il laissait Aspasie fréquenter Socrate et Alcibiade, qui l'avaient possédée avant lui: «Il n'allait jamais au sénat, rapporte Plutarque, et il n'en revenait jamais, sans donner un baiser à son Aspasie.» Les commentateurs n'ont pas dédaigné de s'occuper de ce baiser quotidien du départ et du retour: ils l'ont supposé aussi tendre que Périclès était capable de le faire. Ensuite, Aspasie demeurait seule avec Socrate ou Alcibiade, et elle ne se consacrait pas uniquement à la philosophie, en attendant Périclès. L'entretien roulait entre nos philosophes sur des sujets érotiques, et l'on regrette d'apprendre que cette charmante femme tolérait, encourageait même chez ses deux amis les désordres les plus repoussants. Platon nous a conservé un fragment d'un dialogue entre Socrate et Aspasie: «Socrate, j'ai lu dans ton cœur, lui dit-elle; il brûle pour le fils de Dinomaque et de Clinias. Écoute, si tu veux que le bel Alcibiade te paye de retour, sois docile aux conseils de ma tendresse.—O discours ravissants! s'écrie Socrate, ô transports!... Une sueur froide a parcouru mon corps, mes yeux sont remplis de larmes...—Cesse de soupirer, interrompt-elle; pénètre-toi d'un enthousiasme sacré; élève ton esprit aux divines hauteurs de la poésie: cet art enchanteur t'ouvrira les portes de son âme. La douce poésie est le charme des intelligences; l'oreille est le chemin du cœur, et le cœur l'est du reste.» Socrate, de plus en plus attendri, ne sait que pleurer et cache son front chauve entre ses mains: «Pourquoi pleures-tu, mon cher Socrate? Il troublera donc toujours ton cœur, cet amour qui s'est élancé, comme l'éclair, des yeux de ce jeune homme insensible? Je t'ai promis de le fléchir pour toi!...» La complaisante Aspasie ne paraît pas trop piquée du successeur que Socrate veut lui donner, elle qui avait eu les prémices de cette austère sagesse. «Vénus se vengea de lui, dit le poëte élégiaque Hermésianax, en l'enflammant pour Aspasie; son esprit profond n'était plus occupé que des frivoles inquiétudes de l'amour. Toujours il inventait de nouveaux prétextes pour retourner chez Aspasie, et lui, qui avait démêlé la vérité dans les sophismes les plus tortueux, ne pouvait trouver d'issue aux détours de son propre cœur.»

Aspasie ne manifesta jamais mieux son pouvoir sur l'esprit de Périclès qu'en obtenant de lui qu'il déclarât la guerre aux Samiens, puis aux Mégariens. Dans ces deux guerres, elle accompagna son mari et ne se sépara point de sa maison d'hétaires. La guerre de Samos ne fut pour elle qu'un souvenir d'intérêt à l'égard de sa ville natale: Aspasie ne voulut pas que les Samiens, qui étaient alors en lutte avec les Milésiens, s'emparassent de Milet; elle promit du secours à ses compatriotes et elle leur tint parole. Quant à la guerre de Mégare, la cause en était moins honorable. Alcibiade, ayant entendu vanter les charmes de Simœthe, courtisane de Mégare, se rendit dans cette ville avec quelques jeunes libertins, et ils enlevèrent Simœthe en disant qu'ils agissaient pour le compte de Périclès. Les Mégariens usèrent de représailles et firent enlever aussi deux hétaires de la maison d'Aspasie. Celle-ci se plaignit amèrement, et voici la guerre déclarée. Cette guerre de Mégare fut le commencement de celle du Péloponèse. Aspasie, par sa présence et par l'aimable concours de ses filles, entretint le courage des capitaines de l'armée; pendant le siége de Samos surtout, les hétaires ne chômèrent pas, et elles firent de si énormes bénéfices, qu'elles remercièrent Vénus en lui élevant un temple aux portes de cette ville, qui n'avait pas résisté longtemps à l'armée de Périclès. Cette double guerre, qui coûtait, si glorieuse qu'elle fût, beaucoup de sang et d'argent, augmenta le nombre des ennemis d'Aspasie et accrut leur acharnement. Les femmes honnêtes, irritées de se voir préférer des courtisanes qui savaient mieux plaire, reprochèrent vivement à Aspasie et à ses compagnes de débaucher les hommes, et de faire tort aux amours légitimes. Aspasie rencontra la femme de Xénophon, qui criait plus haut que les autres; elle l'arrêta par le bras et lui dit en souriant: «Si l'or de votre voisine était meilleur que le vôtre, lequel aimeriez-vous mieux, le vôtre ou le sien?—Le sien, répondit en rougissant cette fière vertu.—Si ses habits et ses joyaux étaient plus riches que les vôtres, continua Aspasie, aimeriez-vous mieux les siens que les vôtres?—Oui, répliqua-t-elle sans hésiter.—Mais si son mari était meilleur que le vôtre, ne l'aimeriez-vous pas mieux aussi?» La femme de Xénophon ne répondit rien et s'enveloppa dans les plis de son voile.

Cependant les ennemis d'Aspasie redoublaient de malice et de perfidie. Les poëtes comiques, payés ou séduits, l'insultaient en plein théâtre: ils l'appelaient une nouvelle Omphale, une nouvelle Déjanire, pour exprimer le tort qu'elle faisait à Périclès. Cratinus alla jusqu'à la traiter de concubine impudique et déhontée. C'est alors qu'Hermippe, un de ces faiseurs de comédies, l'accusa d'athéisme devant l'aréopage, en ajoutant, dit le Plutarque d'Amyot, «qu'elle servait de maquerelle à Périclès, recevant en sa maison des bourgeoises de la ville, dont Périclès jouissait.» L'accusation suivit son cours; Aspasie comparut en face de l'aréopage, et elle eût été inévitablement condamnée à mort, si Périclès n'était venu en personne pour la défendre: il la prit dans ses bras, il la couvrit de baisers et il ne put trouver que des larmes; mais ces larmes eurent une éloquence qui sauva l'accusée. La même accusation atteignit ses amis, le philosophe Anaxagore et le sculpteur Phidias; mais Périclès ne put les préserver de l'exil qui les frappa, malgré les pleurs d'Aspasie. En perdant le grand homme qui l'avait réhabilitée, Aspasie ne resta pas fidèle à sa mémoire; elle lui donna pour successeur un grossier marchand de grains, nommé Lysiclès, qu'elle prit la peine de polir et de parfumer. Elle ne cessa point de professer la rhétorique, la philosophie et l'hétairisme. Elle mourut vers la fin du cinquième siècle avant Jésus-Christ. C'était une croyance des Pythagoriens, que son âme avait été celle de Pythagore, et qu'elle passa de son beau corps dans celui du hideux cynique Cratès. Son nom avait retenti jusqu'au fond de l'Asie, et la maîtresse de Cyrus le jeune, gouverneur de l'Asie-Mineure, voulut être nommée aussi Aspasie, en souvenir de la célèbre philosophe qu'elle essayait d'imiter. Cette seconde Aspasie, non moins remarquable par sa beauté et son esprit, hérita de la célébrité de son homonyme, et entra tour à tour dans le lit de deux rois de Perse, Artaxerxe et Darius. Elle était Phocéenne, et avant de prendre le surnom d'Aspasie, elle avait porté celui de Milto, c'est-à-dire vermillon, à cause de l'éclat de son teint.

Puisque Aspasie, par la grâce de la métempsycose, avait consenti à devenir le cynique Cratès, on s'étonnera moins de la préférence que la philosophe Hipparchia avait accordée à ce cynique, qui vivait en chien, 350 ans avant Jésus-Christ. Elle appartenait à une bonne famille d'Athènes; elle n'était pas laide; elle avait beaucoup d'intelligence et d'instruction; mais dès qu'elle eut écouté Cratès discutant sur les arcanes de la philosophie cynique, elle devint amoureuse de lui, et elle ne craignit pas de déclarer à ses parents qu'elle se livrerait à Cratès. On l'enferma: elle ne fit que soupirer pour Cratès. Sa famille alla supplier ce philosophe de s'employer à guérir cette obstinée, et il s'y employa de très-bonne foi. Quand il vit que ses raisons et ses avis n'avaient pas le moindre crédit auprès d'Hipparchia, il étala sa pauvreté devant elle, il lui découvrit sa bosse, il mit par terre son bâton, sa besace et son manteau: «Voilà l'homme que vous aurez, lui dit-il, et les meubles que vous trouverez chez lui. Songez-y bien, vous ne pouvez devenir ma femme, sans mener la vie que prescrit notre secte.» Hipparchia lui répondit qu'elle était prête à tout et qu'elle avait fait ses réflexions. Cratès fit aussi les siennes sur-le-champ, et en présence du peuple qui s'était rassemblé, il célébra ses noces dans le Pœcile. Depuis ce jour-là, Hipparchia s'attacha aux pas de Cratès, rôdant partout avec lui, l'accompagnant dans les festins, contre l'usage des femmes mariées, et ne se faisant aucun scrupule, suivant les expressions de Bayle, «de lui rendre le devoir conjugal au milieu des rues.» Telle était la prescription de la philosophie cynique. Saint Augustin, dans sa Cité de Dieu, met en doute cette circonstance malhonnête, en disant (et nous nous servons de la traduction du vénérable Lamothe Levayer, précepteur de Monsieur, frère de Louis XIII) «qu'il ne peut croire que Diogène ni ceux de sa famille, qui ont eu la réputation de faire toutes choses en public, y prissent néanmoins une véritable et solide volupté, s'imaginant qu'ils ne faisoient qu'imiter sous le manteau cynique les remuements de ceux qui s'accouplent, pour imposer ainsi aux yeux des spectateurs.» Quoi qu'il en soit, les noces de Cratès et d'Hipparchia furent immortalisées par les cynogamies que les cyniques d'Athènes célébraient de la même manière sous le portique du Pœcile. Hipparchia était encore plus cynique que son Cratès, et rien ne pouvait la faire rougir. Un jour, dans un repas, elle posa un sophisme que l'athée Théodore résolut, en lui levant la jupe, suivant les expressions un peu hasardées dont se sert Ménage pour traduire Diogène-Laerce (ἀνέσυρε δ’ αὐτης θοιμἀτιον). Hipparchia ne bougea pas et le laissa faire. «Qu'est-ce que cela prouve?» lui dit-elle, en le voyant s'arrêter tout court. Il ne paraît pas que la philosophie de Diogène ait eu beaucoup de prestige pour les courtisanes, car, suivant les termes énergiques d'un poëte grec, «elle ne fit pas baisser le prix des parfums.» Hipparchia eut pourtant des élèves qui suivaient son vilain exemple, et qui faisaient rougir jusqu'aux dictériades. Elle composa plusieurs ouvrages de philosophie et de poésie, entre autres, des lettres, des tragédies et un traité sur les hypothèses, ce qui fit dire à une hétaire: «Tout chez elle est hypothèse, même l'amour.» Il y a dans le grec un jeu de mots fort libre, que peut faire comprendre l'étymologie d'hypothèse (ὑπὸ, sous, et θέσις, position). Hipparchia, en tant que courtisane, ne pouvait avoir de vogue que dans le monde cynique, car le portrait que le philosophe Aristippe nous a laissé des disciples de Diogène, donne des femmes de cette secte une idée assez peu engageante: «N'auriez-vous pas raison, dit-il, de vous moquer de ces hommes qui tirent vanité de l'épaisseur de leur barbe, d'un bâton noueux et d'un manteau en guenilles, sous lequel ils cachent la saleté la plus outrée et toute la vermine qui peut s'y loger? Que diriez-vous encore de leurs ongles qui ressemblent aux griffes d'une bête fauve?»

Les pythagoriciens étaient du moins, en dépit des préceptes de Socrate, mieux vêtus et mieux lavés; les hétaires qui se consacraient à ces philosophes et qui leur prêtaient une aide dévouée, n'avaient rien de repoussant dans leur toilette, et à travers les soins de la philosophie, elles prenaient le temps de soigner les choses matérielles. Ces hétaires ne faisaient pas fi du luxe, principalement celles de la secte d'Épicure. Avant lui, Stilpon, philosophe de Mégare, au milieu du quatrième siècle avant Jésus-Christ, avait introduit aussi les hétaires dans la secte des stoïciens, quoique cette secte regardât la vertu comme le premier des biens. Stilpon commença par être débauché et il en conserva toujours quelque chose, alors même qu'il recommandait à ses disciples de tenir en bride leurs passions: le fond de sa doctrine était l'apathie et l'immobilité. Sa maîtresse Nicarète, qu'il faut distinguer d'une courtisane du même nom, mère de la fameuse Nééra, protestait contre cette doctrine et partageait ses moments entre les mathématiques et l'amour. Née de parents honorables qui lui donnèrent une belle éducation, elle fut passionnée pour les problèmes de la géométrie et elle ne refusait pas ses faveurs à quiconque lui proposait une solution algébrique. Stilpon ne lui apprit que la dialectique; d'autres lui enseignèrent les propriétés des grandeurs qui font l'objet des mathématiques; Stilpon s'enivrait et dormait souvent; les autres n'en étaient que plus éveillés. Une secte philosophique qui avait des hétaires pour lui faire des partisans, ne manquait jamais de réussir. Si la mathématicienne Nicarète rendit des services multipliés aux stoïciens, Philénis et Léontium ne furent pas moins utiles aux épicuriens. Philénis, disciple et maîtresse d'Épicure, écrivit un traité sur la physique et sur les atomes crochus. Elle était de Leucade, mais elle n'en fit pas le saut, car elle n'avait point à se plaindre de la froideur de ses amants. Elle eut à sa disposition la jeunesse d'Épicure; Léontium ne connut ce philosophe que dans sa vieillesse: il ne l'en aima que davantage, et elle était bien embarrassée de lui rendre amour pour amour. «Je triomphe, ma chère reine, lui écrivait-il en réponse à une de ses lettres; de quel plaisir je me sens pénétré à la lecture de votre épître!» Diogène-Laerce n'a malheureusement cité que ce début épistolaire. Quant aux lettres de Léontium, on n'en a qu'une seule, adressée à son amie Lamia, et l'on peut juger, d'après cette lettre, que le vieil Épicure avait plus d'un rival préféré. Ses soupçons et sa jalousie n'étaient donc que trop justifiés. Léontium admirait le philosophe et abhorrait le vieillard.

«J'en atteste Vénus! écrit-elle à Lamia; oui, si Adonis pouvait revenir ici-bas et qu'il eût quatre-vingts ans, qu'il fût accablé des infirmités de cet âge, rongé par la vermine, couvert de toisons puantes et malpropres, ainsi que mon Épicure, Adonis lui-même me paraîtrait insoutenable.» Épicure est jaloux, avec raison, d'un de ses disciples, de Timarque, jeune et beau Céphisien, que Léontium lui préfère à juste titre. «C'est Timarque, dit-elle, qui le premier m'a initiée aux mystères de l'amour: il demeurait dans mon voisinage et je crois qu'il eut les prémices de mes faveurs. Depuis ce temps, il n'a cessé de me combler de biens: robes, argent, servantes, esclaves, joyaux des pays étrangers, il m'a tout prodigué.» Épicure n'est pas moins généreux, mais il n'en est pas plus aimable et il est cent fois plus jaloux; car, si Timarque souffre sans se plaindre la rivalité de son maître, celui-ci ne peut lui pardonner d'être jeune, beau et aimé. Épicure charge donc ses disciples favoris Hermaque, Metrodore, Polienos, de surveiller les deux amants et de les empêcher de se joindre. «Que faites-vous, Épicure? lui dit Léontium, qui essaye de l'apaiser. Vous vous traduisez vous-même en ridicule; votre jalousie va devenir le sujet des conversations publiques et des plaisanteries du théâtre, les sophistes gloseront sur vous.» Mais le barbon ne veut rien entendre: il exige qu'on n'aime que lui: «Toute la ville d'Athènes, fût-elle peuplée d'Épicures ou de leurs semblables, s'écrie Léontium poussée à bout, j'en jure par Diane, je ne les estimerais certainement pas tous ensemble autant que la moindre partie du corps de Timarque, voire le bout de son doigt!» Léontium demande un asile à Lamia, pour se mettre à l'abri des fureurs et des tendresses d'Épicure.

Elle ne s'épargnait pas, d'ailleurs, les distractions; elle avait, en même temps, un autre amant, le poëte Hermésianax, de Colophon, qui composa en son honneur une histoire des poëtes amoureux et qui lui réserva la plus belle place dans ce livre. Mais elle était plus préoccupée de philosophie que de poésie, et elle ne se trouvait jamais mieux que dans les délicieux jardins d'Épicure, où elle se prostituait publiquement avec tous les disciples du maître, auquel elle accordait aussi ses faveurs devant tout le monde. C'est Athénée qui nous fournit ces détails philosophiques. On est indécis, après cela, pour deviner la manière dont le peintre Théodore avait représenté Léontium en méditation: Leontium Epicuri cogitantem, dit Pline, qui fait l'éloge de ce portrait célèbre. Elle ne se bornait point à parler sur la doctrine d'Épicure: elle écrivait des ouvrages remarquables par l'élégance du style. Celui qu'elle rédigea contre le savant Théophraste faisait l'admiration de Cicéron, qui regrettait de trouver tant d'atticisme provenant d'une source si impure. On prétend que la doctrine épicurienne l'avait rendue mère, et que sa fille Danaé, qu'elle attribuait à Épicure, naquit sous les platanes des jardins de ce philosophe. Au reste, malgré son âge vénérable, Épicure couvait sous ses cheveux blancs toutes les ardeurs d'un jeune cœur. Diogène-Laerce cite de lui cette lettre comparable à l'ode brûlante de Sapho: «Je me consume moi-même; à peine puis-je résister au feu qui me dévore; j'attends le moment où tu viendras te réunir à moi comme une félicité digne des dieux!» Par malheur, cette épître passionnée n'est point adressée à Léontium, mais à Pitoclès, un des disciples du père de l'épicurisme. Nonobstant Pitoclès et Léontium, on a tenté de faire d'Épicure le plus chaste, le plus vertueux des philosophes. Léontium lui survécut sans doute et florissait encore vers le milieu du troisième siècle avant l'ère moderne.

Sa fille Danaé ne mourut pas en courtisane: elle était devenue la concubine de Sophron, gouverneur d'Éphèse, sans abandonner pour cela la philosophie de sa mère et de son père. Sophron l'aimait éperdument, et Laodicée, femme de Sophron, ne fut pas jalouse d'elle; au contraire, elle en fit son amie et sa confidente: elle lui confia un jour qu'elle avait remis à des assassins le soin de les délivrer toutes deux à la fois d'un mari et d'un amant. Danaé s'en alla tout révéler à Sophron, qui n'eut que le temps de s'enfuir à Corinthe. Laodicée, furieuse de voir sa victime lui échapper, se vengea sur Danaé et ordonna qu'elle fût précipitée du haut d'un rocher. Danaé, en mesurant la profondeur du précipice dans lequel on allait la jeter, s'écria: «O dieux! c'est avec raison qu'on nie votre existence. Je meurs misérablement pour avoir voulu sauver la vie de l'homme que j'aimais, et Laodicée, qui voulut assassiner son époux, vivra au sein de la gloire et des honneurs.»

Telles furent les principales philosophes qui ont fait partie des hétaires grecques et qui donnèrent un prestige de science, un attrait d'esprit, une raison d'être, aux faits et gestes de la Prostitution; elles s'élevèrent au rang des maîtres de la philosophie, par la parole et par le style: leur gloire rejaillit sur l'innombrable famille des courtisanes qui, en fréquentant des poëtes et des philosophes, ne devenaient pas toutes philosophes et poëtes elles-mêmes. Platon eut Archéanasse de Colophon; Ménéclide, Bacchis de Samos; Sophocle, Archippe; Antagoras, Bédion, etc.; mais ces hétaires se contentèrent de briller dans les choses de leur profession et ne cherchèrent pas à s'approprier le génie de leurs amants, comme Prométhée le feu sacré. Poëtes et philosophes à l'envi chantèrent les louanges des courtisanes.

CHAPITRE XII.

Sommaire.—Les familières des hommes illustres de la Grèce.—Amour de Platon pour la vieille Archéanasse.—Épigramme qu'il fit sur les rides de cette hétaire.—Interprétation de cette épigramme par Fontenelle.—L'Hippique Plangone.—Pamphile.—Singulière offrande que fit cette courtisane à Vénus.—Son académie d'équitation.—Vénus Hippolytia.—Rivalité de Plangone et de Bacchis.—Proclès de Colophon.—Générosité de Bacchis.—Le collier des deux amies.—Archippe et Théoris, maîtresses de Sophocle.—Hymne de Sophocle à Vénus.—Théoris condamnée à mort sur l'accusation de Démosthène.—Archippe la Chouette.—Aristophane rival de Socrate.—Théodote, Don de Dieu.—Socrate sage conseiller des amours.—Dédains d'Archippe pour Aristophane.—Vengeance d'Aristophane.—Les Nuées.—Mort de Socrate.—Lamia et Glycère, maîtresses de Ménandre.—Lettre de Glycère à Bacchis.—Amour sincère de Ménandre pour Glycère.—Comédies faites en l'honneur des courtisanes.—Le poëte Antagoras et l'avide Bédion.—Lagide ou la Noire et le rhéteur Céphale.—Choride et Aristophon.—Phyla concubine d'Hypéride.—Les maîtresses d'Hypéride.—Euthias accusateur de Phryné.—Isocrate et Lagisque.—Herpyllis et Aristote.—L'esclave Nicérate et le rhéteur Stéphane.—L'impudique Nééra.—Le maître, le complaisant, le médecin et l'ami de Naïs ou Oia.—L'hétaire Bacchis.—Efforts que fit cette courtisane pour sauver Phryné de l'accusation portée contre elle par Euthias.—Regrets que causa sa mort.—Désespoir d'Hypéride son amant.—La bonne Bacchis.—Mœurs honnêtes de la courtisane Pithias.—Exemple de tendresse donné par Théodète lors de la mort d'Alcibiade son amant.—L'hétaire Médontis d'Abydos.—Les quadriges de Thémistocle.—La vieille courtisane Thémistonoé.—Boutades de Nico dite la Chèvre.—Épigrammes de Mania dite l'Abeille et Manie.

Presque tous les grands hommes de la Grèce s'attachèrent, comme Périclès, au char des courtisanes; chaque orateur, chaque poëte eut sa familière; mais, quoique les hétaires, qui s'adonnaient ainsi aux lettres et à l'éloquence, n'eussent pour mobile d'intérêt que l'amour de la célébrité, elles furent souvent trompées dans leur attente, et leurs amants ne les ont célébrées que dans des ouvrages qui survivaient peu à la circonstance, ou qui du moins ne sont pas venus jusqu'à nous. Il ne reste donc que bien peu de détails sur ces hétaires que les noms illustres de leurs adorateurs nous recommandent assez, mais qui ont peut-être trop négligé de se recommander par elles-mêmes, par leurs grâces et par leur esprit. Il semble que les hommes éminents qui ne rougissaient pas de les aimer et de se traîner à leurs pieds publiquement, aient craint de se compromettre vis-à-vis de la postérité en se faisant les trompettes de la Prostitution et des vices qui en découlent. Il est possible aussi que les maîtresses choisies par les maîtres de la littérature grecque n'eussent pas d'autre mérite que l'honneur de ce choix et leur beauté matérielle; ce n'est pas d'aujourd'hui que les gens d'esprit ont donné la préférence aux belles statues, et se sont moins préoccupés des sentiments que des sensations; or, chez les Grecs, comme nous l'avons déjà dit, la femme était surtout remarquable par la perfection des formes, et son corps harmonieux avait seul plus de séductions muettes que l'esprit et le cœur n'en eussent pu mettre dans sa voix et dans son entretien. Nous en conclurons que les amantes des poëtes, des orateurs et des savants, n'étaient que belles et voluptueuses.

Platon dérogea pourtant de la philosophie jusqu'à composer des vers sur les rides de son Archéanasse, qu'il n'en aimait pas moins, si ridée qu'elle fût. Cette épigramme, qui est intraduisible en français, roule sur l'analogie de consonnance que présente en grec le mot ride et le mot bûcher (en latin, rogum et ruga): «Archéanasse, hétaire colophonienne, est maintenant à moi, elle qui cache sous ses rides un Amour vainqueur. Ah! malheureux, qu'elle a touchés de sa flamme dans sa première jeunesse, vous êtes depuis longtemps la proie du bûcher!» On attribue au poëte Asclépiade ces vers qui portent le nom de Platon, et que Fontenelle a déguisés de la sorte dans une galante imitation qu'il s'est bien gardé de rapprocher de l'original grec:

L'aimable Archéanasse a mérité ma foi;
Elle a des rides, mais je voi
Une troupe d'Amours se jouer dans ses rides.
Vous qui pûtes la voir avant que ses appas
Eussent du cours des ans reçu ces petits vides,
Ah! que ne souffrîtes-vous pas?

Au reste, l'épigramme de Platon ou d'Asclépiade pourrait s'entendre de dix manières et se traduire de cent. Nous comprenons mieux une autre épigramme, dont l'auteur ne s'est pas nommé, et qui a été faite pour une autre courtisane de Milet, appelée Plangone en Grèce, et Pamphile en Ionie. Cette Plangone, dont la beauté était sans rivale, enleva les amants de ses deux amies Philénis et Bacchis; puis, satisfaite de sa double victoire, offrit à Vénus un fouet et une bride, avec cette inscription allégorique: «Plangone a dédié ce fouet et ces rênes brillantes, et les a mis sur la porte de son académie, où l'on apprend si bien à monter à cheval, après avoir vaincu avec un seul coursier la guerrière Philénis, quoiqu'elle commençât déjà à être sur le retour. Aimable Vénus, accorde-lui la faveur de voir sa victoire passer à l'immortalité.» Le poëte, dans ces vers, compare la carrière amoureuse aux stades où se faisait la course des chars; Plangone se servit si habilement du fouet et de la bride, qu'elle atteignit le but avant Philénis, qui avait dépassé pourtant la borne fatale, et qui se croyait sûre de garder l'avantage; quant au coursier, que montait Plangone dans cette lutte mémorable, c'était peut-être le poëte lui-même. Si Plangone eut le prix de la course cette fois-là, elle fut moins heureuse plus tard; Lucien nous apprend qu'elle se trouva un beau matin dépouillée par son amant, qui de cheval était devenu écuyer et avait retourné le fouet et la bride contre son écuyère: «Un seul cavalier lui a coûté la vie,» dit Lucien, qui faisait allusion à l'inscription de l'offrande à Vénus. Nous supposerions volontiers qu'à cette offrande était jointe une statuette représentant la courtisane sous les traits de la déesse qu'elle invoquait dans son académie d'équitation, car son nom (πλαγγων) resta depuis à des poupées ou images de cire qu'on vendait aux portes des temples de Vénus, principalement à Trézène, où Vénus était adorée sous le titre d'Hippolytia.

Plangone fut moins célèbre par ses mœurs hippiques que par sa rivalité avec Bacchis. Cette belle hétaire de Samos, la plus douce et la plus honnête des courtisanes, avait pour amant Proclès de Colophon. Ce jeune homme rencontra Plangone et oublia Bacchis; mais Plangone, sachant quelle était sa rivale, ne voulut pas écouter d'abord les tendres supplications de Proclès, qui lui offrait de tout sacrifier pour elle, même Bacchis: «Demandez-moi une preuve d'amour? disait-il, je vous la donnerai, dût-elle me coûter la vie.—Eh bien! je te demande le collier de Bacchis, répondit Plangone en riant.» Ce collier de perles n'avait pas de pareil au monde: les reines d'Asie l'enviaient à la courtisane, qui le portait jour et nuit. Proclès, désespéré, s'en alla trouver Bacchis, lui avoua en pleurant qu'il se mourait d'amour, et que Plangone, par dérision sans doute, ne lui laissait aucun espoir, à moins qu'il n'eût le collier de Bacchis à donner en échange de ce qu'il demandait. Bacchis détacha en silence son collier et le mit dans les mains de Proclès; celui-ci, éperdu, indécis, fut au moment de le rendre en se jetant aux genoux de sa noble maîtresse; mais la passion l'emporta; il se leva en tremblant et s'enfuit comme un voleur avec le collier: «Je vous renvoie votre collier, écrivit Plangone à Bacchis dont elle admirait la générosité; demain je vous renverrai votre amant.» Les deux courtisanes conçurent réciproquement beaucoup d'estime l'une pour l'autre, et se lièrent d'une si étroite amitié, qu'elles mirent en commun jusqu'à l'amant et le collier. Quand on voyait Proclès entre ses deux maîtresses, on disait: «C'est le collier des deux amies!»

Revenons aux maîtresses des grands hommes. Sophocle, le vieux Sophocle en eut deux, Archippe et Théoris. Celle-ci était prêtresse dans les mystères de Vénus et de Neptune; elle passait aussi pour magicienne, parce qu'elle fabriquait des philtres. Elle avait dédaigné l'amour du fameux Démosthène, pour flatter l'orgueil de Sophocle, qui adressa cet hymne à Vénus: «O déesse, écoute ma prière! Rends Théoris insensible aux caresses de cette jeunesse que tu favorises; répands des charmes sur ma chevelure blanche; fais que Théoris préfère un vieillard. Les forces du vieillard sont épuisées, mais son esprit conçoit encore des désirs.» Démosthène, pour se venger des dédains de cette belle prêtresse, l'accusa d'avoir conseillé aux esclaves de tromper leurs maîtres, et la fit condamner à mort. Sophocle ne paraît pas avoir pris la défense de la malheureuse Théoris. Il aimait déjà peut-être Archippe, qui lui sacrifia le jeune Smicrinès: «C'est une chouette, dit celui-ci, elle se plaît sur les tombeaux.» Ce tombeau-là cachait un trésor: Sophocle, qui mourut centenaire, laissa tous ses biens par testament à l'aimable chouette. Les courtisanes n'avaient pas moins d'empire sur la comédie que sur la tragédie. Aristophane fut le rival de Socrate, et eut une passion malheureuse pour la maîtresse de ce philosophe, qu'on avait surnommée Théodote, c'est-à-dire Don de Dieu. Cette divine hétaire avait reçu des leçons de Socrate, qui s'intitulait lui-même le sage conseiller en amours; elle s'était éprise de ce nez camard et de ce front chauve; elle avait supplié Socrate de lui donner la plus humble place parmi ses amantes et ses disciples: «Prêtez-moi donc un philtre dont je puisse me servir, lui avait-elle dit en soupirant, pour vous attirer près de moi?—Mais je ne veux pas vraiment, avait répondu Socrate, être attiré près de vous; je prétends bien que vous veniez me chercher vous-même.—J'irai volontiers, si vous consentez à me recevoir.—Je vous recevrai s'il n'y a personne auprès de moi que j'aime plus que vous.» Elle choisit bien son temps: Socrate était seul. Socrate continua de lui donner d'excellents avis pour régler sa conduite de courtisane, et pour conserver longtemps ses amants en les rendant toujours plus passionnés. Ce fut sur ces entrefaites, qu'elle se fit un ennemi d'Aristophane, lorsqu'elle refusa d'en faire un amant. Le terrible poëte soupçonna Socrate d'avoir prévenu contre lui la naïve Théodote, et au lieu de se venger d'elle, il composa la comédie des Nuées, dans laquelle il attaquait cruellement le philosophe. Cette comédie eut pour dénoûment le procès qui fit condamner Socrate à boire la ciguë. Théodote pleura la glorieuse victime d'Aristophane: «Vos amis font vos richesses, lui avait dit Socrate, dans la première visite qu'il lui rendait; c'est la plus précieuse et la plus rare de toutes les richesses!» Théodote ne voulut jamais admettre au nombre de ses amis l'ennemi, l'accusateur, le bourreau de Socrate.

Le poëte Ménandre, dont les comédies n'étaient pas des satires comme celles d'Aristophane, fut mieux accueilli par les courtisanes. Lamia et Glycère se disputèrent successivement la gloire de le posséder et de le fixer; l'une, maîtresse de Démétrius Poliorcète; l'autre, d'Harpalus de Pergame. On a compendieusement disserté pour savoir s'il devança ces deux princes dans les bonnes grâces de leurs favorites. «Ménandre est du tempérament le plus amoureux, écrivait Glycère à Bacchis, qu'elle craignait d'avoir pour rivale, et l'homme le plus austère ne se défendrait qu'avec peine des charmes de Bacchis. Ne me taxe donc pas de former des soupçons injustes, et pardonne-moi, ma chère, les inquiétudes de l'amour. Je regarde comme la chose la plus importante à mon bonheur, de me conserver Ménandre pour amant, car si je venais à me brouiller avec lui, si sa tendresse venait seulement à se refroidir, ne serais-je pas sans cesse dans la crainte d'être traduite sur la scène, en butte aux propos insultants des Chrémès et des Dyphile?» Glycère aimait véritablement Ménandre, et celui-ci en fut tellement épris que, pour ne pas la quitter, il refusa les offres brillantes du roi d'Égypte Ptolémée, qui cherchait en vain à l'attacher à sa personne. «Loin de toi, écrivait Ménandre à Glycère, quelles douceurs trouverais-je dans la vie? Y a-t-il quelque chose au monde qui puisse me flatter davantage et me rendre plus heureux que ton amitié? Ton caractère charmant, la gaieté de ton esprit, conduiront jusqu'à notre extrême vieillesse les agréments de la jeunesse. Passons donc ensemble ce qui nous reste de beaux jours; vieillissons ensemble, mourons ensemble; n'emportons pas avec nous le regret d'imaginer que le dernier survivant pourrait encore jouir de quelque félicité. Que les dieux me préservent d'espérer un bonheur de cette espèce!» Ménandre préfère l'amour de Glycère à toutes les joies de l'ambition, à toutes les splendeurs de la fortune: il enverra donc à sa place chez Ptolémée le poëte Philémon: «Philémon n'a point de Glycère!» s'écrie-t-il avec tendresse. Glycère, touchée de cette preuve de solide affection, essaie pourtant de décider Ménandre à accepter les propositions du roi d'Égypte: elle ne veut pas être en reste de générosité, elle le suivra partout, elle ira s'établir avec lui dans Alexandrie; mais elle triomphe au fond du cœur, elle se réjouit de l'avoir emporté sur Ptolémée: «Je ne crains plus, dit-elle, le peu de durée d'un amour qui ne serait appuyé que sur la passion: si les attachements de cette espèce sont violents, ils se rompent aisément; mais quand la confiance les soutient, il semble qu'on peut les regarder comme indissolubles.» On ne croirait pas que c'est une courtisane qui sait trouver ces délicatesses de sentiments, et l'on en doit conclure que l'amour ne dure pas moins longtemps chez une vieille courtisane que chez une jeune vestale. Avant d'aimer Ménandre, Glycère avait été royalement entretenue par Harpalus, un des plus riches officiers d'Alexandre le Grand; mais, en revanche, Lamia avait quitté Ménandre pour entrer dans la couche royale de Démétrius Poliorcète.

Ménandre avait fait une comédie en l'honneur de sa Glycère; le poëte Eunicus célébra la sienne, Anthée, dans une pièce qu'il nomma du même nom qu'elle. Pérécrate fit à Corianno l'offrande d'une comédie homonyme. Thalatta eut aussi la gloire d'être mise en comédie, mais le nom de son poëte a été plus vite oublié que celui de sa pièce. Le poëte Antagoras, favori d'Antigonus, n'eut pas à se repentir d'avoir consacré sa muse à sa maîtresse, à l'avide Bédion, qui, suivant l'expression de Simonide, commença en sirène et finit en pirate. Les orateurs étaient encore plus ardents que les poëtes pour ces hétaires, qui n'en tiraient pas ordinairement d'autre profit qu'une satisfaction de vanité. Lagide ou la Noire, dont le rhéteur Céphale avait composé le panégyrique en style galant, se donna, pour une harangue, à Lysias; Choride rendit père Aristophon, qui était fils lui-même de la courtisane Chloris. Phyla fut la concubine d'Hypéride, qui l'avait rachetée, et qui lui confia le soin d'une maison qu'il avait à Éleusis, sans cesser d'avoir des relations avec Myrrhine, Aristagore, Bacchis et même Phryné: Phyla n'était cependant qu'une esclave née à Thèbes. Myrrhine accorda ses faveurs à Euthias, pour le déterminer à se porter accusateur de Phryné qu'elle détestait: «Par Vénus! lui écrivait Bacchis indignée de cet odieux marché, puisses-tu ne trouver jamais un autre amant! Va, que le sublime objet de ton amour, que cet infâme Euthias enchaîne ta vie à la sienne!» Les rhéteurs, les moralistes n'avaient pas moins de penchant pour l'hétairisme. Isocrate se relâche de son austérité en faveur de Lagisque; Herpyllis, qui s'était montrée digne d'être couchée sur le testament d'Aristote, lui avait donné un fils, nommé Nicomaque; Nicérate, esclave de Cassius d'Élée, doit sa liberté au rhéteur Stéphane. Lorsqu'une hétaire prenait l'habitude d'avoir un rhéteur ou un poëte parmi ses amis, c'était une charge qu'elle ne laissait jamais vacante dans sa maison, et, suivant le bon mot d'une de ces amoureuses des gens d'esprit, si le poste se trouvait mal occupé ou mal défendu, on doublait, on triplait la garnison. La célèbre Nééra, que Démosthène accusa d'impiété et d'adultère devant le tribunal des Thesmothètes, eut à la fois pour amants Xénéclide, l'acteur Hipparque et le jeune Phrynion, neveu du poëte Démocharès, qui avait eu les mêmes priviléges en qualité d'oncle. Ce n'était point encore assez; Phrynion avait un ami nommé Stéphane: ils convinrent ensemble de se partager les nuits de Nééra, qui n'était pas faite pour s'effrayer du partage, elle qui, soupant avec ses deux amants jumeaux chez Chabrias, sortit de leurs bras pour se prostituer à tous les esclaves de la maison. Il faut dire, pour l'excuser, que cette nuit-là elle était ivre. Naïs ou Oia, surnommée Anticyre, parce qu'on l'accusait de faire boire de l'ellébore à ses amants, en avait plusieurs en même temps, qu'elle déguisait sous des noms différents: Archias était son maître, Himénéus son complaisant, Nicostrate son médecin, Philonide son ami.

Une des plus renommées parmi les hétaires de poëtes ou d'orateurs, ce fut certainement Bacchis, la maîtresse de l'orateur Hypéride. Elle l'aimait si profondément, qu'elle refusa de connaître aucun autre homme, après l'avoir connu. C'était une âme tendre et mélancolique, qui se contentait d'aimer et d'être aimée par un seul. Elle n'avait ni jalousie à l'égard de ses compagnes ni défiance à leur endroit; incapable de faire le mal et d'en avoir même l'idée, elle ne supposait pas la méchanceté chez les autres. Lorsque Phryné fut accusée d'impiété par Euthias, elle conjura Hypéride de la défendre, et elle contribua de tous ses efforts à la sauver. On lui reprochait seulement, parmi les hétaires, de gâter le métier de courtisane et de faire trop de vertu.

Lorsqu'elle mourut dans la fleur de l'âge, on la regretta généralement. On la pleura comme un modèle de bonté, de douceur et de tendresse. «Jamais je n'oublierai Bacchis, écrivait Hypéride après l'avoir perdue, jamais! Quel était son noble et généreux dévouement! il ennoblit le nom de courtisane. Que toutes se réunissent pour lui dresser une statue dans le temple de Vénus ou des Grâces! leur gloire le conseille, car l'on va répétant de tous côtés qu'elles sont des sirènes perfides, dévorantes, éprises de la passion de l'or, mesurant leur amour à la fortune, et précipitant enfin leurs adorateurs dans un abîme de maux.» Bacchis avait repoussé les présents les plus magnifiques, pour rester fidèle à Hypéride; elle mourut pauvre, n'ayant que le manteau de son amant pour se couvrir dans le misérable lit où elle cherchait encore la trace de ses baisers.

«Je ne surprendrai plus la douceur de ses regards, disait en gémissant cet amant désolé, je ne verrai plus le sourire voluptueux de cette bouche charmante; elles sont évanouies, les délices de ces nuits qu'elle animait d'une volupté sans cesse renaissante! Son caractère, d'une douceur ineffable, se peignait encore au sein du plus entier abandon. Quels regards! quels discours! quelle conversation de sirène! quel pur et enivrant nectar que son baiser! La séduction reposait sur ses lèvres. Elle réunissait en elle seule les trois Grâces et Vénus; elle semblait enveloppée de la ceinture de la déesse même!» Et pourtant Hypéride avait donné plus d'une rivale à Bacchis, il l'avait même abandonnée un moment pour s'attacher à Phryné, dont il venait de sauver la vie; mais Bacchis ne lui témoigna ni dépit ni rancune; elle ne lui en resta pas moins fidèle, et si on lui demandait ce qu'elle faisait seule, pendant qu'Hypéride l'oubliait dans les bras d'une foule de maîtresses qui ne la valaient pas, «Je l'attends!» disait-elle avec simplicité. L'aventure du collier l'avait mise à la mode par toute la Grèce, et on ne l'appelait que la bonne Bacchis. Quant à Plangone, qui n'avait pourtant pas joué un rôle odieux dans cette aventure, on ne lui pardonnait pas d'avoir troublé les amours de Bacchis, et on la surnomma Pasiphile ou le Paon. Le mordant Archioloque la compare, dans ses vers, aux figuiers qui croissent sur les rochers et dans les lieux écartés, et dont les fruits amers ne servent qu'à nourrir les corneilles et les oiseaux de passage: «Ainsi, dit-il, les faveurs de Pasiphile ne sont que pour les étrangers qui passent et n'y reviennent plus.» Il y avait donc une justice morale entre les courtisanes qui subissaient les arrêts de l'opinion.

Bacchis ne fut pas la seule qui se fit estimer dans sa profession; Aristénète et Lucien citent encore Pithias qui, bien qu'hétaire, conserva des mœurs honnêtes et, disent-ils, «ne s'écarta jamais de la belle et simple nature.» Une autre, Théodète, qui n'eût pas sans doute mérité le même éloge, donna l'exemple de la tendresse la plus dévouée: elle avait aimé Alcibiade, quand son amant périt dans les embûches de Pharnabaze; elle recueillit pieusement ses restes, les enveloppa de riches étoffes et leur rendit les honneurs funèbres. On vit ainsi une courtisane mener le deuil de l'élève de Socrate. Alcibiade n'était pourtant pas un amant fidèle, et l'on peut dire qu'il tint à honneur de connaître toutes les courtisanes de son temps. Un jour, on vint à parler, devant lui et son mignon Axiochus, de Médontis d'Abydos, qu'il ne connaissait pas; on en fit l'éloge en des termes qui excitèrent sa curiosité: il s'embarqua le soir même avec Axiochus, traversa l'Hellespont et alla passer une nuit entre elle et lui. Beaucoup d'hétaires furent célèbres, qui ne nous ont guère laissé que leurs noms. Telles sont les quatre courtisanes Scyonne, Lamia, Satyra et Nanion, qui parurent dans un char à côté de Thémistocle, ou qui s'attelèrent, suivant une autre tradition, au char où cet illustre fils d'une dictériade était couché en costume d'Hercule. On les nomma depuis les quadriges de Thémistocle. Lucien, Athénée et Plutarque nomment seulement Aéris, Agallis, Timandra, Thaumarion, Dexithea, Malthacée et quelques autres célébrités du même genre. Quant à Thémistonoé, qui exerça son métier pendant plus de douze lustres, elle ne quitta la lice amoureuse qu'en perdant sa dernière dent et son dernier cheveu. Cette intrépide persévérance fut récompensée par cette épigramme de l'Anthologie: «Malheureuse, te peux effacer la couleur de tes cheveux blancs, tu n'effaceras pas les outrages inséparables de la vieillesse; tu prodigues en vain les parfums, tu épuises en vain la céruse et le fard, le masque ne te cache point. Il est un prodige inaccessible à ton art, c'est de changer Hécube en Hélène.»

La plupart des hétaires avaient, à défaut d'esprit et d'instruction, une vivacité de repartie qui rencontrait souvent des mots heureux et plus souvent des mots mordants. Nico, dite la Chèvre à cause de ses fougues, était connue pour ses boutades, qu'elle appelait ses coups de cornes. Un jour, Démophon, le mignon de Sophocle, lui demanda la permission de s'assurer qu'elle était faite comme Vénus Callipyge: «Que veux-tu faire de cela? lui dit-elle dédaigneusement: Est-ce pour le donner à Sophocle?» Mais la plus fameuse par ses épigrammes, ce fut Mania, qui en décochait de si cuisantes et de si acérées, qu'on l'avait nommée l'Abeille. Les Grecs disaient en faisant allusion à son nom de Mania: «C'est une douce Manie!» Machon avait rassemblé un livre entier de ses bons mots; elle était, d'ailleurs, très-belle et se comparait elle-même à une des trois Grâces, en ajoutant qu'elle avait chez elle de quoi en faire quatre. Elle répondit à un dissipateur qui marchandait ses faveurs: «Je ne t'ouvrirai que mes bras; autrement, je te connais, tu dévorerais le fonds.» Un lâche, qui avait pris la fuite dans un combat en jetant son bouclier, se trouvait à table auprès d'elle: «Quel est l'animal qui court le plus vite? lui demanda-t-il pendant qu'elle découpait un lièvre.—C'est un fuyard,» répliqua-t-elle. Là-dessus, elle raconta, sans le nommer, qu'un des convives présents au festin avait naguère perdu son bouclier à la guerre; celui qui se sentait en butte à ces railleries rougit, se lève et veut sortir: «Cela soit dit sans vous blesser, ajouta-t-elle en l'arrêtant par le bras. J'en jure par Vénus! si quelqu'un a perdu le bouclier, assurément c'est l'insensé qui vous l'avait prêté.» Une fois, Démétrius Poliorcète lui demanda la permission de juger par ses propres yeux des beautés secrètes qu'elle tenait de Vénus Callipyge et qu'elle aurait pu montrer au berger Pâris, si elle eût été admise à entrer en lutte avec les trois déesses; elle se retourna sur-le-champ, avec une grâce enchanteresse, en parodiant ces deux vers de Sophocle: «Contemple, fils superbe d'Agamemnon, ces objets pour lesquels tu as toujours eu une admiration si prononcée!» Elle avait à la fois deux amants, Léontius et Anténor, qu'elle choisit parmi les vainqueurs des jeux olympiques, et qu'elle contenta dans la même nuit, à l'insu de l'un et de l'autre. Léontius lui fit des reproches, d'un air piqué, quand il apprit la chose: «J'ai eu la curiosité, lui dit-elle, de connaître quelle serait l'espèce de blessure que deux athlètes, tous deux vainqueurs dans les jeux olympiques, pourraient me faire dans une seule nuit!»

CHAPITRE XIII.

Sommaire.—Biographie des courtisanes célèbres de la Grèce.—Gnathène.—Ses bons mots mis en vers par Machon.—Ses repas.—Sa nièce Gnathœnion ou la petite Gnathène.—Les Apophthegmes de Lyncæus.—Amants de Gnathène.—Le vase de neige et la sardine.—Comment Gnathène s'y prit pour manger avec le Syrien un repas donné par Dyphile.—Lois conviviales de la maison de Gnathène.—Ses reparties spirituelles.—Ses querelles avec l'hétaire Mania.—Bonne réponse de cette courtisane à Gnathène.—Le souper de Dexithea.—Gnathœnion.—Sa rencontre avec le vieux satrape.—Amants de Gnathœnion.—Gnathœnion et l'athlète.—Gnathène hippopornos.—Diogène et le maquignon.—Laïs.—Son enfance.—Son rachat par Apelles.—Laïs à Corinthe.—Renommée de cette courtisane.—Sommes exorbitantes qu'elle exigeait de ceux qui voulaient obtenir ses faveurs.—Démosthène et Laïs.—Les amants de Laïs.—Aristippe.—Diogène.—Laïs et Xénocrate.—Honte et confusion de Laïs.—Le sculpteur Myron.—Laïs et Eubates.—Richesses de Laïs.—Sa vieillesse malheureuse.—L'Anti-Laïs.—Sa mort.—Monuments élevés à sa mémoire.—Les autres Laïs.—Phryné.—La lie du vin de Phryné.—Pourquoi cette courtisane reçut le surnom de Phryné.—Son emploi dans les mystères d'Eleusis et aux fêtes de Neptune et de Vénus.—Phryné accusée d'impiété par Euthias.—Son acquittement.—Le parasite de la courtisane.—Grandes richesses de Phryné.—Offre que cette courtisane fait aux Béotiens, de reconstruire à ses frais la ville de Thèbes détruite par Alexandre-le-Grand.—Le Cupidon de Praxitèle.—Statue d'or élevée à Phryné après sa mort.—Phryné dite le Crible.—Pythionice et Glycère.—Harpalus.—Les deux amants de Pythionice.—Mort de cette courtisane.—Le blé de Glycère.—Assassinat d'Harpalus.—Bons mots de Glycère.—Le Monument de la Prostituée.—Mort de Glycère.

Entre toutes les hétaires grecques qui eurent leurs historiens et leurs panégyristes, les plus célèbres à différents titres ont été Gnathène, Laïs, Phryné, Pythionice et Glycère.

La biographie de Gnathène ne se compose que de bons mots, de fines reparties, de piquantes épigrammes, que le poëte Machon avait mis en vers et qu'Athénée a recueillis avec une complaisance que nous avons le regret de ne pouvoir imiter; la langue grecque a des licences qui se prêtaient à toutes les témérités de la langue des courtisanes, et le français se trouve bien empêché de les reproduire d'une manière à la fois décente et intelligible. Gnathène, qui devait être Athénienne, à en juger par l'atticisme et la vivacité de son esprit, vivait du temps de Sophocle, à la fin du cinquième siècle avant Jésus-Christ. Elle était certainement d'une beauté remarquable; mais ce qu'on appréciait le plus en elle, ce fut toujours sa gaieté intarissable, assaisonnée de propos pleins de sel, qui, parfois âcres et grossiers, n'en avaient pas moins de charme pour les libertins. On la payait pour l'entendre comme pour la voir, et les repas qu'elle donnait chez elle réunissaient par écot les citoyens les plus distingués d'Athènes. Elle fut donc courtisée et recherchée par les hommes de goût, longtemps après que l'âge eut fait tomber le prix de ses amours. Elle avait, d'ailleurs, prévu cet abandon des amants, en élevant sous ses yeux une charmante fille qu'elle faisait passer pour sa nièce, et qui se nommait Gnathœnion ou la petite Gnathène. Cette nièce-là se montra digne de sa tante et tira bon profit des leçons qu'elle en avait reçues. Ces deux hétaires avaient acquis tant de vogue à cause de leurs innombrables reparties, que le Samien Lyncæus, dans ses Apophthegmes, enregistra curieusement tous les traits de malice et de bonne humeur, qu'on attribuait à la tante ou à la nièce. Gnathène, qui craignait d'être livrée sur la scène aux risées des Athéniens, s'était attaché le poëte comique Dyphile; mais elle ne lui épargnait pas d'amères plaisanteries, et elle semblait vouloir lui prouver qu'elle serait de force à se mesurer avec lui, au besoin, dans l'arène de la comédie. Dyphile, tout gonflé de vanité, ne voulait pas avoir de rivaux, et Gnathène, pour le satisfaire sur ce point, lui répétait en riant le proverbe thébain: «Les ronces ne poussent jamais sur la route d'Hercule.» Elle avait néanmoins autant d'amants, qu'elle pouvait en prendre, et chacun d'eux était admis à différents tarifs. Parmi ces habitués de la maison, un certain Syrien, qui n'était pas des plus généreux, trouvait pourtant des inventions de galanterie peu coûteuses, mais assez divertissantes, avec lesquelles il payait les bonnes grâces que Gnathène avait pour lui. Un jour, aux fêtes de Vénus, ce Syrien lui envoya un vase rempli de neige et une sardine dans un plat: «Cette neige est moins blanche que vous, lui écrivait-il; cette sardine est moins salée que votre langue.» Gnathène allait répondre, quand arriva un messager de Dyphile, apportant pour le festin du soir deux amphores de vin de Thrasos, deux de vin de Chios, un chevreuil, des poissons, des parfums, des couronnes, des rubans, des confitures, le tout accompagné d'un cuisinier et d'une joueuse de flûte: «Je veux, dit-elle, que le présent de mon Syrien figure aussi parmi les vins et les mets du souper.» Elle ordonna donc qu'on fît fondre la neige dans le vin de Chios, et que la sardine fût mêlée aux autres poissons. Le souper servi, Dyphile arriva, et les portes furent closes; quand le Syrien s'y présenta, on lui dit de patienter jusqu'à ce que la table fût prête. Gnathène, qui savait son Syrien dehors, cherchait dans sa tête le moyen de le faire entrer, en chassant Dyphile. Celui-ci commença les libations, et se faisant verser à boire: «Par Jupiter! s'écria-t-il, tu as fait rafraîchir mon vin dans ta fontaine: il n'en est pas une à Athènes dont l'eau soit aussi glacée.—Cela doit être, répondit-elle, car nous ne manquons jamais d'y faire jeter les prologues de tes drames.» Dyphile, blessé de l'épigramme, ne répliqua pas, rougit, et se retira en silence. Gnathène aussitôt fit introduire le Syrien et continua le souper avec lui. Elle mangea du meilleur appétit la sardine que son hôte préféré lui avait offerte: «C'est un bien petit poisson, dit-elle, mais il me fait un bien grand plaisir.»

Dyphile était le souffre-douleur; Gnathène, pour se débarrasser de lui jusqu'au lendemain matin, n'avait qu'à le piquer au vif dans son orgueil de poëte. Un jour, à la représentation d'une de ses comédies, il fut hué par l'auditoire et quitta le théâtre, au bruit des rires moqueurs. Il était si découragé et si chagrin, qu'il eut l'idée d'aller se consoler auprès de sa maîtresse. Celle-ci avait disposé de sa nuit; elle riait encore de l'échec que Dyphile venait de subir, lorsque celui-ci entra chez elle; il appela un esclave et lui dit brusquement: «Lave-moi les pieds.—A quoi bon? répliqua Gnathène avec un air dédaigneux: vos pieds ne doivent pas avoir ramassé de poussière, puisque tout à l'heure encore on vous portait sur les épaules.» Dyphile ne demanda pas son reste et s'en alla, tout rouge et tout confus. Ordinairement, elle tenait table ouverte, et quiconque voulait s'y asseoir n'avait qu'à solder d'avance la carte et à se soumettre aux lois conviviales que la courtisane avait fait versifier par son Dyphile, et qu'on lisait gravées sur un marbre à l'entrée de la salle du festin. Ces lois, rédigées à l'imitation de celles qui étaient en vigueur dans les écoles philosophiques, commençaient ainsi, selon Callimaque, qui les avait citées dans son recueil de jurisprudence: «Cette loi, égale et semblable pour tous, a été écrite en 323 vers.» On peut juger, par ce début, que Gnathène affectait de n'avoir aucune préférence à l'égard de ses amants, et de leur imposer à tous les mêmes conditions. «Elle était toujours élégante, dit Athénée en esquissant son portrait; elle parlait avec beaucoup de grâce.» Il ne fallait pas moins que son sourire, l'éclat de ses dents et la flamme de son regard, pour faire passer quelques-unes de ses boutades.

A la suite d'une orgie qui s'était faite chez elle, les convives se battirent à coups de poing en se disputant ses faveurs, qu'elle avait, elle-même, mises aux enchères; un des combattants fut renversé par terre et forcé de s'avouer vaincu: «Console-toi, lui dit-elle; tu ne remportes pas de couronne après le combat, mais du moins ton argent te reste.» Ses soupers se terminaient souvent en bataille et elle appartenait au vainqueur. Une fois, cependant, les jeunes gens qu'elle avait hébergés voulurent jeter à bas la maison, parce que Gnathène refusait de leur faire crédit; ils étaient sans argent, mais ils s'écrièrent qu'ils avaient des piques et des haches: «Oui-da! leur dit-elle en haussant les épaules, si vous en aviez eu, vous les auriez mises en gage pour me payer?» Elle n'y regardait pas d'ailleurs de fort près, pourvu qu'on la payât bien. Une fois, elle se trouva dans son lit avec un coquin d'esclave qui portait sur le dos les cicatrices des coups de fouet que son maître lui avait fait donner: «Tu as là de terribles blessures! lui dit-elle.—Oui, reprit-il, c'est une brûlure que me fit un bouillon en tombant sur mes épaules.—Ce devait être un fameux bouillon de lanières de peau de veau! repartit-elle.—Le bouillon était chaud, dit-il en balbutiant, et je n'étais qu'un enfant—On a bien fait, répliqua-t-elle, de te fouetter comme on l'a fait, pour te corriger.» Ses compagnes avaient raison de craindre les traits acérés qu'elle décochait à tort et à travers, mais elle rencontra quelquefois une langue aussi mordante que la sienne. Elle se querellait souvent avec Mania, qui ne lui cédait pas en malice; elles étaient assez liées pour connaître leurs défauts et leurs infirmités réciproques; or, si Mania était sujette à la gravelle, Gnathène avait des incontinences d'urine et un relâchement chronique du fondement: «Suis-je donc cause de ce que tu as des pierres? dit-elle en colère.—Si j'en avais, malheureuse, riposta Mania, je te les donnerais pour te murer devant et derrière.» L'hétaire Dexithéa l'avait invitée à souper, mais à peine les plats paraissaient-ils sur la table, qu'elle les faisait enlever, en ordonnant qu'on les portât à sa mère: «Si j'avais prévu cela, lui dit Gnathène, je serais allée dîner chez ta mère et non chez toi.» Dans ce même souper, on lui versa, dans une coupe très-exiguë, un vin âgé de seize ans: «Comment le trouves-tu? lui demanda Dexithéa.—Je le trouve bien petit pour son âge!» répondit Gnathène. Il y avait là un insupportable bavard qui ne tarissait pas sur son dernier voyage dans l'Hellespont. «Eh quoi! interrompit Gnathène, tu n'as pas visité la première ville de ce pays-là?—Laquelle? demanda le voyageur.—Sigée, dit-elle, la ville du Silence (de σιγαεῖν, se taire).» Elle avait en même temps deux tenants qui la payaient, un soldat arménien et un affranchi sicilien; l'un d'eux lui dit, devant l'autre: «Tu ressembles à la mer!—Comment l'entends-tu? reprit-elle; serait-ce parce que je reçois deux vilains fleuves, le Lycos d'Arménie et l'Éleuthéros de Sicile?»

On comprend que Gnathœnion n'avait pas eu de peine à se former, à l'école de sa tante, qui d'ailleurs la gardait à vue et l'aidait souvent d'un bon conseil. Elles allaient ensemble, à l'époque des fêtes de Vénus, chercher fortune dans le temple de la déesse. Elles en sortaient, quand elles furent rencontrées par un vieux satrape, si ridé et si cassé qu'il semblait avoir quatre-vingt-dix ans. Le vieillard remarqua la beauté de Gnathœnion, et, s'approchant de Gnathène, il lui demanda ce qu'il en coûterait pour passer une nuit avec cette belle enfant. Gnathène, voyant la robe de pourpre de cet étranger, et jugeant de son opulence d'après le nombre d'esclaves qui l'escortent, répond: «Mille drachmes (1,000 francs).—Quoi! s'écrie le satrape feignant la surprise, parce que tu me vois suivi d'une grosse troupe de gens, tu crois me tenir prisonnier, et tu fais monter si haut ma rançon? Je te donnerai cinq mines (500 francs); c'est une affaire faite, et j'y reviendrai.—A votre âge, repartit Gnathène, c'est déjà beaucoup d'y aller une fois.....—Ma tante, interrompit Gnathœnion, ne faisons pas de prix. Vous me donnerez ce qu'il vous plaira, papa, mais je parie que vous serez si content de moi, que vous payerez double, et que cette nuit-ci pourra compter pour deux.» Gnathœnion avait pour amant un acteur nommé Andronicus, qui ne la payait souvent qu'en belles paroles; mais cet acteur s'était ménagé l'appui de la tante en lui rappelant ses amours avec le poëte comique Dyphile. Gnathœnion préférait donc à Andronicus un riche marchand étranger qui la comblait de présents. L'acteur arrive les mains vides, et Gnathœnion lui tourne le dos: «Vois avec quelle hauteur ta fille me traite? dit-il, en soupirant, à la vieille Gnathène.—Petite folle, dit-elle à sa nièce, embrasse-le, caresse-le, s'il le demande, et laisse l'humeur de côté.—Ma mère, réplique Gnathœnion, dois-je embrasser un homme qui fait si peu pour notre république, et qui cependant regarde tout ce que nous avons comme sa propriété?» Andronicus venait de jouer avec succès le principal rôle dans les Epigones de Sophocle, mais il n'en était pas plus riche. Au sortir de la scène, tout en sueur et chargé de couronnes, il appelle un esclave et lui ordonne d'annoncer son triomphe dramatique à sa maîtresse en la priant de faire les frais du souper qu'il partagerait le soir même avec elle. Gnathœnion accueille l'esclave et son message, par ce vers emprunté à la tragédie des Epigones: «Malheureux esclave, que viens-tu dire?» Et elle lui ferme la porte au nez, et elle va rejoindre au Pirée son marchand qui l'attendait. Son équipage n'était pas fastueux; montée sur une petite mule, elle avait pour tout cortége trois servantes assises sur des ânes, et un valet qui conduisait les bêtes. Voici que dans un chemin étroit se présente, en magnifique équipage, un de ces lutteurs qui ne perdaient aucune occasion de paraître dans les jeux publics et qui y étaient toujours vaincus: «Coquin de palefrenier! crie de loin d'un air vainqueur l'orgueilleux athlète, débarrasse le chemin, ou bien je vais culbuter le mulet, les ânes et les filles.—Tout beau! riposte Gnathœnion, vous feriez là ce qui ne vous est jamais arrivé, redoutable champion!» La vieille Gnathène, quand on lui conta l'aventure, fit cette remarque sensée: «Que ne payait-il, pour te jeter par terre?» Cette bonne tante avait les yeux ouverts sur les intérêts de sa nièce; car un galant, après un marché conclu et fidèlement exécuté de part et d'autre, croyant pouvoir obtenir gratuitement de Gnathœnion ce qu'il avait payé une mine la veille: «Jeune homme, lui dit sévèrement Gnathœnion, penses-tu qu'il suffise chez nous d'avoir payé une fois, comme à l'école d'équitation d'Hippomachus?» On voit que dans sa vieillesse la pauvre Gnathène en était réduite à faire un métier qui valait le surnom d'hippopornos aux femmes ou aux hommes qu'il déshonorait. Diogène, voyant passer à cheval un maquignon de cette espèce, splendidement vêtu et chargé de joyaux, s'écria: «J'ai longtemps cherché le véritable hippopornos; je viens enfin de le rencontrer.» Le mot hippopornos signifiait littéralement: Prostitution à cheval. Gnathœnion, en avançant en âge, mena une vie plus réglée, et n'éleva pas trop malhonnêtement une fille qu'elle avait eue d'Andronicus, ou que cet acteur s'était attribuée.

Laïs ne dut pas sa célébrité à ses bons mots, quoique ceux qu'on lui prête ne soient pas inférieurs à ceux de Gnathène et de Gnathœnion; ce fut sa beauté, sa beauté incomparable qui la mit au-dessus de toutes les hétaires, et qui en fit presque une divinité corinthienne. Elle était née à Hiccara, en Sicile; quand Nicias, général des Athéniens, prit cette ville et la saccagea, la jeune enfant fut emmenée en Péloponèse et vendue comme esclave. Un jour, le peintre Apelles la rencontra qui revenait de la fontaine, un vase plein d'eau sur la tête; il l'admira, il devina qu'elle serait belle et il la racheta. Le jour même, il la conduisit dans un festin où ses amis s'étonnèrent de le voir venir accompagné d'une petite fille au lieu d'une courtisane: «Ne vous en mettez pas en peine, leur dit-il; n'en soyez pas surpris; je la dresserai si bien, qu'avant que trois ans se passent, elle saura son métier en perfection.» Apelles tint parole, et il ne fut pas sans doute étranger au développement des grâces et des talents de Laïs. Elle était allée s'établir à Corinthe, la ville des courtisanes, et un songe, que lui envoya Vénus-Mélanis, lui annonça qu'elle ferait bientôt fortune. Le songe se réalisa; la renommée de Laïs se répandit jusqu'au fond de l'Asie, et de toutes parts on vit aborder à Corinthe une foule de riches étrangers qui n'y venaient chercher que les faveurs de Laïs; mais ils n'atteignaient pas tous le but de leur voyage. Laïs exigeait non-seulement des sommes exorbitantes, mais encore elle se réservait le droit de choisir la main qui les lui donnait; quelquefois, par caprice, elle ne voulait rien accepter. Démosthène, l'illustre orateur, voulut aussi savoir ce que valait Laïs; il prit avec lui tout l'argent dont il pouvait disposer, et se rendit à Corinthe. Il va trouver la courtisane et lui demande le prix d'une de ses nuits: «Dix mille drachmes, répond Laïs.—Dix mille drachmes! réplique Démosthène, qui ne s'attendait pas à dépenser plus de la dixième partie de cette somme; je n'achète pas si cher la honte et le chagrin d'avoir à me repentir!—C'est pour ne pas avoir à me repentir aussi, répliqua Laïs, que je vous demande dix mille drachmes.» Démosthène s'en retourna comme il était venu. Laïs aimait pourtant les hommes célèbres: aussi, elle eut en même temps, pour amants privilégiés, l'élégant et aimable philosophe Aristippe qui la payait bien, et le grossier et sale cynique Diogène qui eût été fort en peine de la payer. Elle préférait celui-ci à l'autre et ne semblait pas s'apercevoir que Diogène sentait mauvais. Quant au rival de ce dernier, il ne faisait pas mine d'être jaloux, et souvent, pour voir Laïs, il attendait à la porte, qu'elle se fût parfumée en sortant des bras du cynique. «Je possède Laïs, dit-il à ceux qui s'étonnaient de cet arrangement, mais Laïs ne me possède pas.» Comme on lui représentait que Laïs se donnait à lui sans amour et sans goût: «Je ne pense pas, disait-il avec le même flegme, que le vin et les poissons m'aiment, cependant je m'en nourris avec beaucoup de plaisir.» On lui reprochait de souffrir la prostitution journalière de Laïs, et on lui conseillait d'y mettre des bornes: «Je ne suis point assez riche, dit-il, pour acheter à moi seul un si précieux objet. Mais, lui objecta-t-on, vous vous ruinez pour elle?—Je lui donne beaucoup en effet, répondit-il, pour avoir le bonheur de la posséder, mais je ne prétends pas, pour cela, que les autres en soient privés.» Diogène, en revanche, malgré tout son cynisme, voyait avec jalousie la concurrence que lui faisait auprès de Laïs le brillant philosophe Aristippe: «Puisque tu partages avec moi les bonnes grâces de ma maîtresse, lui dit-il un jour, tu devrais aussi partager ma philosophie, et prendre la besace et le manteau des cyniques?—Te paraît-il donc étrange, repartit Aristippe, d'habiter une maison qui a déjà été habitée par d'autres? ou de monter sur un vaisseau qui a servi à quantité de passagers?—Non, vraiment! répondit le cynique honteux de se sentir jaloux.—Eh bien! pourquoi es-tu surpris que je voie une femme qui a vu d'autres hommes avant moi, et qui en verra encore d'autres après?» Aristippe allait tous les ans avec elle passer les fêtes de Neptune à Égine, et, pendant ce temps-là, disait-il, le logis de la courtisane était aussi chaste que celui d'une matrone.

Cette courtisane exerçait un tel empire sur ces deux philosophes, Aristippe et Diogène, qu'elle croyait qu'il n'existait pas un philosophe au monde qui pût lui résister. On la défia de venir à bout de la vertu de Xénocrate: elle accepta la gageure, dans la pensée qu'un disciple de Platon ne serait pas plus difficile à vaincre qu'un disciple de Socrate. Une nuit, elle s'enveloppe dans un voile, à moitié nue, et va frapper à la porte de Xénocrate: il ouvre, et s'étonne de voir une femme pénétrer chez lui. Elle se dit poursuivie par des voleurs; ses bras, son cou, ses oreilles, sont chargés de joyaux qui brillent dans l'ombre: il consent donc à lui donner un asile jusqu'au jour, et il se recouche, en lui conseillant de dormir aussi sur un banc. Mais il n'est pas plutôt dans son lit, que Laïs se montre dans toute la splendeur de sa beauté, et se place aux côtés du philosophe; elle s'approche; elle le touche; elle le presse entre ses bras, elle essaie de l'animer par des caresses qui le laissent froid et indifférent; elle pleure de rage, elle redouble ses embrassements, elle ne recule devant aucune sorte de provocation. Xénocrate ne bouge pas. Enfin, elle s'élance hors de ce lit insultant, et cache sa honte sous son voile. Elle a perdu sa gageure, et on réclame la somme qu'elle a perdue: «J'ai parié, dit-elle, de rendre sensible un homme, mais non une statue.» Elle était d'une beauté merveilleuse; cependant sa gorge l'emportait en perfection sur son visage, et les peintres, ainsi que les statuaires, qui voulaient représenter Vénus d'une façon digne d'elle, priaient Laïs de poser pour la déesse. Le sculpteur Myron fut admis de la sorte à voir sans voile cette adorable courtisane; il était vieux, il avait les cheveux blancs et la barbe grise, mais il se sentit rajeuni à la vue de Laïs; il se jette à ses pieds; il lui offre tout ce qu'il possède, pour la posséder pendant une nuit; elle sourit, hausse les épaules et sort. Le lendemain, Myron a fait teindre ses cheveux et sa barbe; il est fardé et parfumé; il porte une robe éclatante et une ceinture dorée; il a une chaîne d'or au cou et des anneaux à tous les doigts. Il se fait introduire chez Laïs et lui déclare, la tête haute, qu'il est amoureux d'elle: «Mon pauvre ami, réplique Laïs qui l'a reconnu et qui s'amuse de la métamorphose, tu me demandes là ce que j'ai refusé hier à ton père.»

Elle eut à subir un refus à son tour, lorsqu'elle fut éprise d'Eubates qu'elle rencontra aux jeux olympiques, où il venait disputer le prix. C'était un beau et noble jeune homme, qui avait laissé à Cyrène une femme qu'il aimait. Laïs ne l'eut pas plutôt entrevu, qu'elle lui fit une déclaration d'amour en termes si clairs et si pressants qu'Eubates fut très-embarrassé d'y répondre. Elle le suppliait de devenir son hôte et de s'établir chez elle; il s'en excusa, en disant qu'il avait besoin de toutes ses forces pour remporter la victoire dans les jeux. Elle s'enflammait à chaque instant davantage, et elle tremblait que l'objet de sa passion ne lui échappât: «Jurez-moi, lui dit-elle, de m'emmener avec vous à Cyrène, si vous êtes vainqueur!» Pour se soustraire à cette persécution, il le jura, et parvint ainsi à garder sa fidélité à sa bien-aimée; autrement, il eût fini par succomber sous le regard tout-puissant de Laïs. Eubates fut vainqueur; Laïs lui envoya une couronne d'or; mais elle apprit bientôt qu'Eubates était retourné à Cyrène: «Il a trahi son serment, dit-elle à un ami d'Eubates.—Il l'a tenu, répliqua l'ami, car il a emporté votre portrait.» La maîtresse d'Eubates fut tellement émerveillée de tant de fidélité et de tant de continence, quand elle sut ce qui s'était passé, qu'elle érigea en l'honneur de son amant une statue à Minerve. Laïs, pour se venger, en fit élever une autre qui représentait Eubates sous les traits de Narcisse. Cette fière hétaire avait sans cesse autour d'elle une cour empressée de flatteurs et d'adorateurs enthousiastes; plusieurs villes de la Grèce se disputaient la gloire de l'avoir vue naître; les personnages les plus considérables s'honoraient d'avoir eu des relations avec elle, et pourtant quelques farouches moralistes lui rappelaient parfois que son métier était honteux. C'est ce que fit un poëte tragique qui avait fait allusion à ses prostitutions en disant dans une pièce de théâtre: «Retire-toi d'ici, infâme!» Laïs l'aperçut au sortir du théâtre et l'aborda pour lui demander, de la voix la plus caressante, ce qu'il entendait par cette cruelle apostrophe: «Vous êtes vous-même du nombre des gens à qui je m'adresse! lui dit-il brutalement.—En vérité! reprit-elle gaiement, vous savez cependant ce vers d'une tragédie: Cela seul est honteux, que l'on fait en l'estimant tel.» Ce vers était tiré justement d'une pièce de ce poëte, qui ne sut que répondre. Athénée rapporte, d'après Machon, que le poëte dont Laïs châtiait ainsi les dédains était Euripide lui-même, mais il faudrait alors faire remonter cette anecdote à la première jeunesse de Laïs, qui était au service d'Apelles, lorsque Euripide mourut l'an 407 avant Jésus-Christ. Quoi qu'il en soit, la réponse de Laïs devint proverbiale, et comme on en abusait pour justifier bien des turpitudes, le vieux philosophe Antisthène réforma en ces termes l'axiome de la courtisane: «Ce qui est sale est sale, soit qu'il le paraisse, soit qu'il ne le paraisse pas à ceux qui le font.» Laïs, au lieu de combattre le nouvel apophthegme, l'adopta tel qu'Antisthène l'avait formulé: «Ce vieux a raison, dit-elle à Diogène qui était disciple d'Antisthène; il est aussi malpropre qu'il le paraît.—Et moi? reprit Diogène blessé dans son état de cynique.—Toi, dit-elle, je n'en sais rien, puisque je t'aime.»

Laïs avait amassé une fortune immense, mais elle fit construire des temples et des édifices publics; elle paya des statuaires, des peintres, des cuisiniers: elle se ruina. Elle avait, par bonheur, le goût de son métier à un tel degré, qu'elle ne se plaignit pas d'être obligée de le continuer dans un âge où les courtisanes se reposent. Elle était, d'ailleurs, fort belle encore, quoique le prix de ses amours eût singulièrement diminué: elle se consolait de sa dégradation prématurée, en s'enivrant. Épicrate, cité par Athénée, a fait un tableau affligeant de la vieillesse de Laïs, qui ne conservait d'elle-même que son nom: «Laïs est oisive et boit. Elle vient errer autour des tables. Elle me paraît ressembler à ces oiseaux de proie, qui, dans la force de l'âge, s'élancent de la cime des montagnes et enlèvent de jeunes chevreaux, mais qui dans la vieillesse se perchent languissamment sur le faîte des temples, où ils demeurent consumés par la faim: c'est alors un augure sinistre. Laïs dans son printemps fut riche et superbe. Il était plus facile de parvenir auprès du satrape Pharnabaze. Mais la voilà qui touche à son hiver: le temple est tombé en ruines, il s'ouvre aisément; elle arrête le premier venu et boit avec lui. Un statère, une pièce de trois oboles, sont une fortune pour elle. Jeunes, vieux, elle reçoit tout le monde; l'âge a tellement adouci cette humeur farouche, qu'elle tend la main pour quelques pièces de monnaie.» Ce passage de la comédie intitulée l'Anti-Laïs n'était peut-être qu'une hyperbole échappée à la rancune d'un poëte que la courtisane avait mal accueilli. Ælien raconte aussi qu'elle ne fut pas d'un accès facile, avant que l'âge eût refroidi les poursuites dont elle était l'objet; on l'avait même surnommée Axine, à cause de son avarice intraitable. Athénée dit pourtant, sur la foi d'une tradition bien établie, qu'elle ne faisait aucune différence entre les offres des riches et celles des pauvres. Cette particularité ne doit probablement se rapporter qu'à l'époque de sa vie où la débauche la consolait de la misère.

Ce qui prouverait l'oubli dans lequel elle était tombée à la fin de sa carrière amoureuse, c'est l'obscurité qui enveloppe le temps et les circonstances de sa mort. Elle avait alors 70 ans, selon les uns; 55 ans selon les autres; ceux-ci prétendent qu'elle s'était conservée belle; ceux-là disent, au contraire, qu'elle touchait à la décrépitude. Quoi qu'il en soit de son âge et de son visage, l'Anthologie lui fait dédier son miroir à Vénus avec une inscription que Voltaire a imitée dans ces vers charmants:

Je le donne à Vénus, puisqu'elle est toujours belle:
Il redouble trop mes ennuis!
Je ne saurais me voir dans ce miroir fidèle
Ni telle que j'étais ni telle que je suis.

Quant à son genre de mort, on ne sait lequel il faut croire de Plutarque, d'Athénée ou de Ptolémée. Ce dernier affirme qu'elle s'étrangla en mangeant des olives; Athénée s'appuie de l'autorité de Philétaire, pour démontrer qu'elle mourut dans l'exercice de ses fonctions de courtisane (οὐχὶ Λαΐς μὲν τελευτῶς ἀπέθανε βινουμένη); et Plutarque rapporte que, s'étant amourachée d'un jeune Thessalien, nommé Hippolochus, elle le suivit en Thessalie et pénétra dans un temple de Vénus où il s'était réfugié pour se soustraire aux embrassements de cette bacchante, mais les femmes du pays, indignées de son audace et encore jalouses de sa beauté qui n'était plus qu'un souvenir, entourèrent le temple en poussant de grands cris, et l'assommèrent à coups de pierres devant l'autel de Vénus, qui fut souillé du sang de la courtisane. Depuis ce meurtre, le temple fut consacré à Vénus-Homicide et à Vénus-Profanée. On érigea un tombeau à Laïs sur les bords du Pénée, avec cette épitaphe: «La Grèce, naguère invincible et fertile en héros, a été vaincue et réduite en esclavage par la beauté divine de cette Laïs, fille de l'Amour, formée à l'école de Corinthe, qui repose dans les nobles champs de la Thessalie.» Corinthe dédia aussi un monument à la mémoire de son illustre élève: on avait représenté sur ce monument une lionne terrassant un bélier. Il est possible que les faits de la vie de Laïs ne concernent pas tous la même femme, et que deux ou trois hétaires du même nom, qui vécurent à peu près dans le même temps, aient été confondues à la fois par les historiens et par la tradition populaire. Ainsi, la maîtresse d'Alcibiade, Damasandra, eut une fille qu'on nommait Laïs, et qui se fit connaître par sa beauté plus encore que par ses galanteries. Pline signale aussi une autre Laïs, laquelle était sage-femme et avait inventé des remèdes secrets, des espèces de philtres pour augmenter ou diminuer l'embonpoint des femmes. Cette Laïs se livrait également au métier de courtisane avec ses amies Salpe et Éléphantis, comme elle courtisanes, et comme elle très-habiles dans l'art des cosmétiques, des avortements et des breuvages aphrodisiaques. Elles guérissaient aussi de la rage et de la fièvre quarte, et, dans toutes leurs drogues, elles employaient de différentes façons le sang menstruel mêlé à des substances plus ou moins innocentes. La ville de Corinthe se glorifiait d'avoir été le théâtre des fastueuses prostitutions de Laïs, mais aucune ville de la Grèce ne se vanta d'avoir vu cette reine des courtisanes, vieillie, déchue, oubliée, fabriquer des poudres, des onguents, des élixirs, et vendre de l'amour en bouteille.

Une autre hétaire, contemporaine de Laïs, non moins célèbre qu'elle, Phryné, n'eut pas une décadence si triste ni une fin si tragique. Malgré ses immenses richesses, elle ne cessa jamais de les augmenter par les mêmes moyens, et, comme en vieillissant elle ne perdit presque rien de la magnificence de ses formes, elle eut des amants qui la payaient largement jusqu'à la veille de sa mort. Ce fut là ce qu'elle appelait gaiement: «Vendre cher la lie de son vin.» Elle était de Thespie, mais elle résida constamment à Athènes, où elle menait une existence très-retirée, ne se montrant ni aux Céramiques, ni au théâtre, ni aux stades, ni aux fêtes religieuses ou civiles. Elle ne descendait dans la rue, que voilée et vêtue d'une tunique flottante, comme la plus austère matrone. Elle n'allait pas aux bains publics et ne fréquentait que les ateliers des peintres et des sculpteurs; car elle aimait les arts et elle s'y consacrait, pour ainsi dire, en posant nue devant le pinceau d'Apelles, devant le ciseau de Praxitèle. Sa beauté était celle d'une statue de marbre de Paros; les traits et les lignes de son visage avaient la pureté, l'harmonie et la noblesse que l'imagination du poëte et de l'artiste donne à une image divine; mais sa pâleur mate et même un peu jaune lui avait fait donner le surnom de Phryné, par analogie avec la couleur de la grenouille de buisson, phrya; car son nom de famille était Mnésarète, et elle ne fut pas connue sous ce nom-là. Les tableaux et les statues, que firent d'après elle son peintre et son sculpteur favoris, excitèrent l'enthousiasme de toute la Grèce, qui vouait un culte à la beauté corporelle, culte dépendant de celui de Vénus. Phryné n'avait en elle rien de plus remarquable que ce qu'elle cachait pudiquement à tous les yeux, même aux regards de ses amants, qui ne la possédaient que dans l'obscurité; mais, aux mystères d'Éleusis, elle apparaissait comme une déesse sous le portique du temple, et laissant tomber ses vêtements en présence de la foule ébahie et haletante d'admiration, elle s'éclipsait derrière un voile de pourpre. Aux fêtes de Neptune et de Vénus, elle quittait aussi ses vêtements sur les degrés du temple, et, n'ayant que ses longs cheveux d'ébène pour couvrir la nudité de son beau corps, qui brillait au soleil, elle s'avançait vers la mer, au milieu du peuple qui s'écartait avec respect pour lui faire place, et qui la saluait d'un cri unanime d'enthousiasme: Phryné entrait dans les flots pour rendre hommage à Neptune, et elle en sortait comme Vénus à sa naissance; on la voyait un moment, sur le sable, secouer l'onde amère qui ruisselait le long de ses flancs charnus, et tordre ses cheveux humides: on eût dit alors que Vénus venait de naître une seconde fois. A la suite de ce triomphe d'un instant, Phryné se dérobait aux acclamations et se cachait dans son obscurité ordinaire. Mais l'effet de cette apparition n'en était que plus prodigieux, et la renommée de la courtisane remplissait les bouches et les oreilles. Chaque année augmentait de la sorte le nombre des curieux, qui allaient aux mystères d'Éleusis et aux fêtes de Neptune et de Vénus, pour n'y voir que Phryné.

Tant de gloire pour une courtisane lui attira l'envie et la haine des femmes vertueuses; celles-ci, afin de se venger, acceptèrent l'entremise d'Euthias, qui avait inutilement obsédé Phryné sans obtenir d'elle ce qu'elle n'accordait qu'à l'argent ou au génie. Cet Euthias était un délateur de la plus vile espèce; il accusa Phryné, devant le tribunal des Héliastes, d'avoir profané la majesté des mystères d'Éleusis en les parodiant, et d'être constamment occupée à corrompre les citoyens les plus illustres de la République en les éloignant du service de la patrie. Non-seulement une pareille accusation devait entraîner la mort de l'accusée, mais encore infliger à toutes les courtisanes, solidairement, la honte d'un blâme, d'une amende, et même de l'exil pour quelques-unes. Phryné avait eu pour amant l'orateur Hypéride, qui se partageait alors entre Myrrhine et Bacchis. Phryné pria ces deux hétaires de s'employer auprès d'Hypéride, pour qu'il vînt la défendre contre Euthias. La position était délicate pour Hypéride, qu'on savait intéressé particulièrement à venir en aide à Phryné, qu'il avait aimée, et à tenir tête à Euthias, qu'il détestait comme le plus lâche des hommes. Phryné pleurait, enveloppée dans ses voiles et couvrant sa figure avec ses deux mains d'ivoire; Hypéride, ému et inquiet, étendit le bras vers elle, pour annoncer qu'il la défendait; et quand Euthias eut formulé ses accusations par l'organe d'Aristogiton, Hypéride prit la parole, avoua qu'il n'était pas étranger à la cause, puisque Phryné avait été sa maîtresse, et supplia les juges d'avoir pitié du trouble qu'il éprouvait. Sa voix s'altérait, son gosier était plein de sanglots, sa paupière pleine de larmes, et pourtant le tribunal, froid et silencieux, semblait disposé à ne pas se laisser fléchir. Hypéride comprend le danger qui menace l'accusée: il éclate en malédictions contre Euthias, il proclame résolument l'innocence de sa victime, il raconte avec complaisance le rôle presque religieux que Phryné a pu seule accepter aux mystères d'Éleusis... Les Héliastes l'interrompent; ils vont prononcer l'arrêt fatal. Hypéride fait approcher Phryné: il lui déchire ses voiles, il lui arrache sa tunique, et il invoque avec une sympathique éloquence les droits sacrés de la beauté, pour sauver cette digne prêtresse de Vénus. Les juges sont émus, transportés, à la vue de tant de charmes; ils croient apercevoir la déesse elle-même: Phryné est sauvée, et Hypéride l'emporte dans ses bras. Il était redevenu plus amoureux que jamais, en revoyant cette admirable beauté qui avait eu plus d'empire que son éloquence sur les juges; Phryné, de son côté, par reconnaissance, redevint la maîtresse de son avocat, qui fut infidèle à Myrrhine. Celle-ci crut se venger en se mettant du parti d'Euthias et en accordant à ce sycophante tout ce que Phryné lui avait refusé. Les courtisanes furent indignées de ce qu'une d'elles osât protester ainsi contre l'arrêt qui avait absous Phryné, et Bacchis leur servit d'interprète en écrivant à l'imprudente Myrrhine: «Tu t'es rendue l'objet de l'aversion de nous toutes qui sommes dévouées au service de Vénus Bienfaisante!»

PHRYNÉ DEVANT L'ARÉOPAGE

PHRYNÉ DEVANT L'ARÉOPAGE

Elle ne tarda pas, en effet, à se repentir d'avoir cédé à un mouvement de jalousie et de vanité. Hypéride, qui l'avait quittée, ne lui revint pas; il resta longtemps épris de Phryné: «Il a une amie digne de lui et de sa belle âme, écrivait Bacchis à Myrrhine; et toi, tu as un amant tel qu'il te le fallait!» Hypéride, en se déclarant le défenseur d'une courtisane, s'était fait plus d'honneur et plus de profit qu'en défendant les premiers citoyens de la république: on ne parlait que de son talent d'orateur, par toute la Grèce; on ne se lassait pas d'applaudir au beau mouvement d'éloquence qui avait terminé sa péroraison; les éloges, les actions de grâce, les présents lui arrivaient de toutes parts, et, pour comble de biens, Phryné lui appartenait. Si les hétaires grecques ne lui élevèrent pas une statue d'or comme le proposait Bacchis, elles n'épargnèrent rien pour lui témoigner leur gratitude: «Toutes les courtisanes d'Athènes en général, lui écrivit Bacchis, qui tenait la plume pour ses compagnes, et chacune d'elles en particulier, doivent vous rendre autant d'actions de grâces que Phryné.» On peut présumer que son plaidoyer fut publié, puisque celui d'Aristogiton, qui prit la parole pour Euthias, était connu du temps d'Athénée. On sait aussi qu'Euthias, que l'amour seul avait rendu calomniateur, n'eut pas de repos que Phryné ne lui pardonnât, et il souscrivit, pour obtenir ce pardon, aux conditions les plus ruineuses. Bacchis avait prévu ce triste dénoûment, lorsqu'elle écrivait à Phryné: «Euthias est bien plus vivement amoureux de toi qu'Hypéride. Celui-ci, en raison du service important qu'il t'a rendu en t'accordant la protection et le secours de son éloquence dans la circonstance la plus critique, semble exiger de toi les plus grands égards et te favoriser en t'accordant ses caresses, tandis que la passion de l'autre ne peut qu'être irritée au dernier point par le mauvais succès de son entreprise odieuse. Attends-toi donc à de nouvelles instances de sa part, aux sollicitations les plus empressées: il t'offrira de l'or à profusion.» L'or l'emporta sur le ressentiment. L'aréopage, qui n'eut pas d'arrêt à prononcer dans cette circonstance, prévit le cas où une cause du même genre, plaidée devant lui, pourrait donner lieu aux mêmes moyens de défense; il ne voulut pas être exposé aux séductions qui avaient subjugué les Héliastes; il promulgua une loi, qui interdisait aux avocats d'employer aucun artifice pour exciter la pitié des juges, et aux accusés de paraître en personne devant les juges avant que la sentence fût prononcée. Phryné, de son côté, dans la crainte d'une accusation nouvelle, non-seulement se priva désormais de prendre part aux fêtes et aux cérémonies religieuses, mais encore, elle s'occupa de gagner des partisans et de se faire en quelque sorte des créatures jusqu'au sein de l'aréopage. Elle ouvrait son lit et sa table aux gourmands et aux libertins; un sénateur de l'aréopage, nommé Gryllion, se compromit au point de se faire le parasite de la courtisane, c'est ainsi que le qualifia Satyrus d'Olinthe dans sa Pamphile.

Les richesses que Phryné avait acquises surpassaient alors celles d'un roi: les poëtes comiques, Timoclès dans sa Nérée, Amphis dans sa Kouris et Posidippe dans son Éphésienne, ont parlé du scandale de cette impure opulence. Phryné en fit pourtant un usage honorable: elle fit bâtir à ses frais divers monuments publics, surtout dans la ville de Corinthe, que toutes les hétaires considéraient comme leur patrie à cause de l'argent qu'elles y avaient gagné. Quand Alexandre le Grand eut détruit Thèbes et renversé ses murailles, Phryné se rappela qu'elle était née en Béotie, et elle offrit aux Thébains de rebâtir leur ville de ses propres deniers, à la seule condition de faire graver cette inscription en son honneur: Thèbes abattue par Alexandre, relevée par Phryné. Les Thébains refusèrent d'éterniser une honte. Phryné, comme Béotienne, n'avait pas reçu du ciel les dons de l'esprit; mais elle se distinguait de la plupart des femmes par un vif sentiment des arts; elle se regardait comme l'image vivante de la beauté divine; elle se rendait hommage à elle-même dans les ouvrages d'Apelles et de Praxitèle: l'un avait modelé d'après elle la Vénus de Cnide; l'autre l'avait peinte telle qu'il la vit aux fêtes de Neptune et de Vénus sortant de l'onde. Tous deux furent ses amants, mais Praxitèle l'emporta sur son rival. Phryné lui demanda, en souvenir de leurs amours, la plus belle statue qu'il eût jamais exécutée. «Choisissez!» répondit Praxitèle; elle réclama un délai de quelques jours pour faire son choix. Dans l'intervalle, pendant que Praxitèle se trouvait chez elle, un esclave accourut couvert de sueur, en criant que l'atelier du sculpteur était en feu: «Ah! je suis perdu, dit Praxitèle, si mon Satyre et mon Cupidon sont brûlés!—Je choisis le Cupidon,» interrompit Phryné. C'était une ruse qu'elle avait imaginée pour connaître la pensée de l'artiste sur ses œuvres. Depuis, Phryné donna ce chef-d'œuvre à sa ville natale. Caligula le fit enlever de Thespie et transporter à Rome, mais Claude ordonna, dans un de ses jugements de préteur, que le Cupidon serait restitué aux Thespiens, «pour apaiser les mânes de Phryné,» disait la sentence. La statue avait à peine retrouvé son piédestal vide, que Néron la fit revenir à Rome, et elle périt dans l'incendie de cette ville, allumé par Néron lui-même. Phryné, si riche qu'elle fût, avait continué son industrie ordinaire jusqu'à l'âge des rides et des cheveux blancs. Elle se vantait alors de posséder une pommade qui dissimulait entièrement les rides; elle se fardait avec tant de drogues, qu'Aristophane a pu dire dans sa comédie des Harangueurs: «Phryné a fait de ses joues la boutique d'un apothicaire.» Et ce vers passa en proverbe chez les Grecs, pour désigner les femmes qui se fardaient.

On ignore l'époque de sa mort et le lieu de sa sépulture; on apprend seulement, de Pausanias, que ses amis, ses amants et ses compatriotes s'étaient cotisés pour lui ériger une statue d'or dans le temple de Diane à Éphèse; on lisait sur la plinthe de cette statue, qui avait pour base une colonne de marbre penthélique: «Cette statue est l'ouvrage de Praxitèle.» Elle était placée entre les statues de deux rois, Archinamus, roi de Lacédémone, et Philippe, roi de Macédoine, avec cette inscription: A Phryné, illustre Thespienne. Ce fut cette statue que le philosophe Cratès qualifia sévèrement, en s'écriant: «Voici donc un monument de l'impudicité de la Grèce!» Le nom de Phryné étant devenu, comme celui de Laïs, synonyme de belle courtisane, plusieurs femmes de cette classe se firent nommer Phryné. Pour distinguer de ses humbles imitatrices la première Phryné, on l'appelait la Thespienne. Hérodice, dans son Histoire de ceux qui ont été raillés sur le théâtre, cite une Phryné qu'on surnomma le Crible, parce qu'elle ruinait ses amants, de même qu'un crible sert à extraire la farine mêlée au son. Selon Apollodore, dans son Traité des Courtisanes, il y avait deux Phrynés, qu'on surnommait Clauxigelaos (qui fait pleurer, après avoir fait rire) et Saperdion (superbe poisson), mais ni l'une ni l'autre ne semble pouvoir être confondue avec l'illustre Thespienne.

Si Phryné et Laïs sont les deux personnifications les plus célèbres, sinon les plus brillantes de l'hétairisme, Pythionice et Glycère en représentent encore mieux la puissance: Pythionice et Glycère furent presque reines de Babylone, après avoir été simples courtisanes à Athènes. Pythionice n'était remarquable que par sa beauté, mais elle possédait quelques-uns de ces secrets de libertinage qui exercent tant d'empire sur les natures vicieuses et sur les tempéraments voluptueux. Glycère, non moins belle, non moins habile peut-être, était aussi plus intelligente et plus spirituelle. Harpalus, l'ami d'Alexandre de Macédoine, le gouverneur de Babylone, les aima l'une et l'autre, et ne se consola d'avoir perdu la première qu'en retrouvant la seconde. Harpalus était grand trésorier d'Alexandre, et, lorsque son maître fut parti pour l'expédition des Indes, il ne se fit aucun scrupule de puiser à pleines mains dans les trésors confiés à sa garde. Il surpassa en magnificence les anciens rois de Babylone, et il voulut jouir de toutes les voluptés que l'or et le pouvoir sont capables de créer. Il avait autour de lui des joueuses de flûte de Milet, des danseuses de Lesbos, des tresseuses de couronnes de Cypre, des esclaves et des concubines de tous les pays: il fit venir une hétaire d'Athènes, celle qui était le plus en vogue et qui s'acquittait le mieux de ses fonctions libidineuses. Pythionice eut l'honneur d'être choisie pour les menus-plaisirs du petit tyran Harpalus. Elle était alors la maîtresse collective de deux frères, fils d'un nommé Chœréphile, qui faisait le commerce de poisson salé, et qui devait à ce commerce son immense fortune. Les deux amants de Pythionice l'entretenaient à grands frais, et le poëte comique Timoclès, dans sa comédie des Icariens, avait raillé en ces termes la richesse de cette hétaire, que ses compagnes accusaient, par une allusion analogue, de sentir la marée: «Pythionice te recevra à bras ouverts, pour avoir de toi, à force de caresses, tout ce que je viens de te donner, car elle est insatiable. Cependant demande-lui un tonneau de poisson salé; elle en a toujours en abondance, puisqu'elle se contente de deux saperdes non salés à large bouche.» Le saperde, dont la consommation était considérable parmi le bas peuple, passait pour un mauvais poisson, comme le déclare solennellement le grand sophiste de l'art culinaire, Archestrate. Pythionice, qu'on avait vue esclave de la joueuse de flûte Bacchis, laquelle le fut elle-même de l'hétaire Sinope, devint tout à coup une espèce de reine dans le palais de Babylone, mais elle ne jouit pas longtemps d'une si rare fortune: elle mourut, sans doute empoisonnée, et l'inconsolable Harpalus lui fit faire des funérailles royales. Il en avait eu une fille qui épousa depuis le sculpteur-architecte Chariclès, celui-là même qu'Harpalus chargea de construire à Athènes un monument sépulcral en mémoire de Pythionice. Cette favorite avait, d'ailleurs, son tombeau à Babylone, où elle était morte. Le monument, élevé par Chariclès sur le chemin sacré qui menait d'Athènes à Eleusis, coûta 30 talents (environ 250,000 francs de notre monnaie); sa grandeur, plutôt encore que son architecture, attirait les regards du voyageur: «Quiconque le verra, s'écrie Dicæarque dans son livre sur la Descente dans l'antre de Trophonius, se dira probablement d'abord, avec raison: C'est sans doute le monument d'un Miltiade ou d'un Périclès, ou d'un Cimon, ou l'un autre grand homme? sans doute, il a été érigé aux dépens de la république, ou du moins en vertu d'un décret des magistrats? Mais quand il apprendra que ce monument a été fait en mémoire de l'hétaire Pythionice, que devra-t-il penser de la ville d'Athènes?» Harpalus avait donné une telle activité aux travaux de ces constructions funéraires, qu'elles furent terminées avant la fin de l'expédition d'Alexandre dans les Indes. Théopompe, dans une lettre au roi de Macédoine, affirme que le gouverneur de Babylone employa la somme énorme de 200 talents pour les deux tombeaux de sa maîtresse: «Quoi! s'écrie Théopompe indigné, depuis longtemps on voit deux admirables monuments achevés pour Pythionice: l'un près d'Athènes, l'autre à Babylone, et celui qui se disait ton ami aura impunément consacré un temple, un autel à une femme qui s'abandonnait à tous ceux qui contribuaient à ses dépenses, et il aura dédié ce monument sous le nom de temple et d'autel de Vénus-Pythionice! N'est-ce pas mépriser ouvertement la vengeance des dieux, et manquer au respect qui t'est dû?» Alexandre était alors trop occupé à combattre Porus, pour pouvoir se mêler de ce qui se passait à Babylone et à Athènes, où Harpalus divinisait une courtisane.

Harpalus avait déjà, d'ailleurs, remplacé Pythionice: une simple tresseuse de couronnes de Sicyone, Glycère, fille de Thalassis, s'était fait aimer du gouverneur de Babylone, avec tant de savoir-faire, qu'elle devint presque reine à Tarse, et qu'elle serait devenue déesse, si Harpalus lui eût survécu. Mais Alexandre revenait victorieux des Indes; il devait punir ceux de ses officiers qui, pendant son absence, avaient tenu peu de compte de ses ordres. Harpalus se voyait plus compromis que les autres, et il fut effrayé lui-même de ses monstrueuses dilapidations. Il s'enfuit de Tarse, avec Glycère et tout ce qui restait dans le trésor; il se réfugia en Attique, et implora l'appui des Athéniens contre Alexandre. Il avait levé une armée de six mille mercenaires, et il offrait d'acheter à tout prix la protection d'Athènes; avec l'aide et d'après les conseils de Glycère, il corrompit les orateurs, paya le silence de Démosthène, et intéressa le peuple à sa cause, par des distributions de farine, qu'on appela le blé de Glycère, et qui fournit une locution proverbiale pour signifier «le gage de la perte plutôt que de la jouissance.» C'est ainsi que ce blé est désigné dans une comédie satirique dont Harpalus était le héros, et qu'Alexandre fit représenter dans toute l'Asie pour infliger un châtiment à l'orgueil d'Harpalus. On prétend même qu'il était l'auteur de ce drame, où l'on raconte que les mages de Babylone, témoins de l'affliction d'Harpalus à la mort de Pythionice, avaient promis de la rappeler du séjour des ombres à la lumière; mais il est plus probable que ce drame fut composé, à l'instigation d'Alexandre, par Python de Catane ou de Byzance. Quoi qu'il en soit, Harpalus ne réussit pas, avec le concours de Glycère, à s'assurer un asile dans la république d'Athènes; il en fut banni et se retira en Crète, sous l'appréhension des vengeances d'Alexandre qui l'épargna; mais un de ses capitaines l'assassina, pour s'emparer des trésors qu'Harpalus avait volés lui-même au roi de Macédoine. Glycère parvint à s'échapper et retourna, bien déchue de ses grandeurs, à Athènes, où elle reprit son ancien état de courtisane. Ce n'était plus la reine de Tarse, qui avait reçu des honneurs presque divins, qui avait eu sa statue de bronze placée dans les temples vis-à-vis de celle d'Harpalus; c'était une hétaire, d'un âge assez mûr, d'une beauté quelque peu fatiguée, mais d'un esprit infatigable. Lyncæus de Samos jugea que ses bons mots méritaient d'être recueillis, et il en fit une collection que nous ne possédons plus. Athénée en cite quelques-uns que revendiquaient les contemporaines de Glycère; nous en avons rapporté plusieurs; les deux suivants peuvent encore lui appartenir. «Vous corrompez la jeunesse! lui dit le philosophe Stilpon.—Qu'importe, si je l'amuse! répondit-elle; toi, sophiste, tu la corromps aussi, mais tu l'ennuies.» Un homme qui venait marchander ses faveurs remarqua des œufs dans un panier: «Sont-ils crus ou cuits? lui demanda-t-il distraitement.—Ils sont d'argent?» répliqua-t-elle avec malice, pour le ramener au sujet de leur entretien.

Ses aventures de Babylone et de Tarse l'avaient mise à la mode: c'était à qui se rangerait au nombre des héritiers d'Harpalus. Néanmoins, Glycère s'attacha de préférence à deux hommes de génie, au peintre Pausias, au poëte Ménandre. Le premier peignait les fleurs qu'elle tressait en couronnes et en guirlandes, il s'efforçait d'imiter et d'égaler ses brillants modèles; il fit un portrait de Glycère, représentée assise, faisant une couronne; ce ravissant tableau, qu'on appelait la Stephanoplocos (faiseuse de couronnes), fut apporté à Rome, et acheté par Lucullus, qui l'estimait autant que tous les tableaux de sa collection. L'affection de Glycère pour Ménandre dura plus longtemps que sa liaison avec Pausias. Elle supportait la mauvaise humeur et les boutades chagrines du poëte comique, auprès de qui elle remplissait l'office d'une servante dévouée, et non le rôle d'une maîtresse préférée; Ménandre lui reprochait souvent de n'être plus ce qu'elle avait été, et lui demandait compte amèrement de sa folle jeunesse; il était jaloux du passé aussi bien que du présent: «Vous m'aimeriez davantage, lui disait-il, si j'avais volé les trésors d'Alexandre?» Elle souriait et ne répondait à ces duretés que par un surcroît d'attachement et de soins. Il revint du théâtre, un soir, attristé, irrité, désolé du mauvais succès d'une de ses pièces; il était inondé de sueur, il avait le gosier desséché. Glycère lui présenta du lait et l'invita doucement à se rafraîchir: «Ce lait sent le vieux, dit Ménandre en repoussant le vase et la main qui le lui offrait; ce lait me répugne; il est couvert d'une crème rance et dégoûtante.» C'était une cruelle allusion à la céruse et au fard qui cachaient les rides de Glycère: «Bon! dit-elle gaiement, ne vous arrêtez pas à ces misères: laissez ce qui est dessus et prenez ce qui est dessous.» Elle l'aimait véritablement, et elle craignait que de plus jeunes qu'elles lui enlevassent une tendresse qu'elle ne conservait souvent qu'à force d'artifices, car Ménandre était changeant et capricieux en amour: il se laissa fixer néanmoins par le dévouement passionné de Glycère, qu'il immortalisa dans ses comédies. «J'aime mieux être, disait-elle, la reine de Ménandre que la reine de Tarse.» Glycère, après sa mort, n'eut pas un tombeau splendide, tel que le monument de la Prostituée (c'est ainsi qu'on désignait le tombeau de Pythionice), mais son nom resta, dans la mémoire des Grecs, étroitement lié à celui de Ménandre, et ne fut pas moins célèbre que ceux de Laïs, de Phryné et d'Aspasie.

CHAPITRE XIV.

Sommaire.—Introduction de la Prostitution sacrée en Étrurie.—Conformation physique singulière des habitants de l'Italie primitive.—Rome.—La Louve Acca Laurentia.—Origine du lupanar.—Construction de la ville de Rome, sur le territoire laissé par Acca Laurentia à ses fils adoptifs Rémus et Romulus.—Fêtes instituées par Rémus et Romulus en l'honneur de leur nourrice, sous le nom de Lupercales.—Les luperques, prêtres du dieu Pan.—Les Sabines et l'oracle.—Hercule et Omphale.—La Prostitution sacrée à Rome.—La courtisane Flora.—Son mariage avec Tarutius.—Origine des Florales.—Les fêtes de Flore et de Pomone.—Les courtisanes aux Florales.—Caton au Cirque.—Vénus Cloacine.—Les Vénus honnêtes: Vénus Placide, Vénus Chauve, Vénus Generatrix, etc.—Les Vénus malhonnêtes: Vénus Volupia, Vénus Lascive, Vénus de bonne volonté.—Temple de Vénus Erycine, en Sicile, reconstruit par Tibère.—Les temples de Vénus à Rome.—Dévotion de Jules César à Vénus.—Origine du culte de Vénus Victorieuse.—Épisode mystique des fêtes de Vénus.—Vénus Myrtea ou Murcia.—Offrandes des courtisanes à Vénus.—Les Veillées de Vénus.—Sacrifices impudiques offerts à Cupidon, à Priape, à Mutinus, etc., par les dames romaines.—Les Priapées.—Culte malhonnête du dieu Mutinus.—Mutina.—La déesse hermaphrodite Pertunda.—Tychon et Orthanès.—Culte infâme introduit en Étrurie par un Grec.—Chefs et grands prêtres de cette religion nouvelle.—Analogie de ce culte avec celui d'Isis.—Les mystères d'Isis à Rome.—Les Isiaques.—Corruption des prêtres d'Isis.—Culte de Bacchus.—Les bacchants et les bacchantes.—Fêtes honteuses qui déshonoraient les divinités de Rome.—Le marché des courtisanes.—Différence de la Prostitution sacrée romaine et de la Prostitution sacrée grecque.

L'Égypte, la Phénicie et la Grèce colonisèrent la Sicile et l'Italie, en y établissant leurs religions, leurs mœurs et leurs coutumes. La Prostitution sacrée ne manqua pas, dès les premiers temps, de suivre la migration des déesses et des dieux, qui changeaient de climat sans changer de caractère. Les monuments écrits, qui témoigneraient de l'origine de cette Prostitution dans l'île des Cyclopes et dans la péninsule de Saturne, n'existent plus depuis bien des siècles, mais on a retrouvé, dans les cimetières étrusques et italo-grecs, une multitude de vases peints, qui représentent différentes scènes de la Prostitution sacrée, antérieurement à la fondation de Rome. Ce sont toujours les mêmes offrandes que celles que les vierges apportaient dans les temples de Babylone et de Tyr, de Bubastis et de Nancratès, de Corinthe et d'Athènes. La consacrée vient s'asseoir dans le sanctuaire près de la statue de la déesse; l'étranger marchande le prix de sa pudeur, et elle dépose ce prix sur l'autel, qui s'enrichit de ce honteux commerce auquel le prêtre est seul intéressé. Telle est, d'après les vases funéraires, la forme presque invariable que devait affecter la Prostitution sacrée dans les colonies égyptiennes, phéniciennes et grecques. Le culte de Vénus fut certainement celui qu'on y vit le premier en honneur, car il était, là comme partout ailleurs, le plus attrayant et le plus naturel; mais on ignore absolument les noms et les attributs que prenait la déesse allégorique de la création des êtres. Ces noms devaient être si peu analogues à ceux qui lui furent donnés dans la théogonie romaine, que le savant Varron s'appuie de l'autorité de Macrobe, pour soutenir que Vénus n'était pas connue à Rome sous les rois. Mais Macrobe et Varron auraient dû dire seulement qu'elle n'avait pas encore de temple dans l'enceinte de la cité de Romulus, car elle était adorée en Étrurie, avant que Rome eût soumis ce pays, qui fut longtemps en guerre avec elle. Vitruve, dans son Traité d'architecture, dit positivement que, selon les principes des aruspices étrusques, le temple de Vénus ne pouvait être placé qu'en dehors des murs et auprès des portes de la ville, afin que l'éloignement de ce temple ôtât aux jeunes gens le plus d'occasions possible de débauche, et fût un motif de sécurité pour les mères de famille.

La Prostitution sacrée ne régnait pas seule dans l'Italie primitive: on peut affirmer que la Prostitution hospitalière et la Prostitution légale y régnaient aussi en même temps, la première dans les forêts et les montagnes, la seconde dans les cités. Les peintures des vases étrusques ne nous laissent pas ignorer la corruption déjà raffinée, qui avait pénétré chez ces peuples aborigènes, esclaves aveugles et grossiers de leurs sens et de leurs passions. Il suffirait presque des inductions morales qu'on peut tirer de la richesse et de la variété des joyaux que portaient les femmes, pour juger du développement qu'avait pris la Prostitution, née de la coquetterie féminine et des besoins de la toilette. On voit, à mille preuves empruntées aux vases peints, que la lubricité de ces peuplades indigènes ou exotiques ne connaissait aucun frein social ni religieux. La bestialité et la pédérastie étaient leurs vices ordinaires, et ces abominations, naïvement familières à tous les âges et à tous les rangs de la société, n'avaient pas d'autres remèdes que des cérémonies d'expiation et de purification, qui en suspendaient parfois la libre pratique. Comme chez tous les anciens peuples, la promiscuité des sexes rendait hommage à la loi de nature, et la femme, soumise aux brutales aspirations de l'homme, n'était d'ordinaire que le patient instrument de ses jouissances: elle n'osait presque jamais faire parler son choix, et elle appartenait à quiconque avait la force. La conformation physique de ces sauvages ancêtres des Romains justifie, d'ailleurs, tout ce qu'on devait attendre de leur sensualité impudique: ils avaient les parties viriles analogues à celles du taureau et du chien; ils ressemblaient à des boucs, et ils portaient au bas des reins une espèce de touffe de poils roux, qu'il est impossible de regarder comme un signe de convention dans les dessins qui représentent cette barbiche postérieure, cette excroissance charnue et poilue à la fois, ce rudiment d'une véritable queue d'animal. On serait fort en peine de dire à quelle époque disparut tout à fait un si étrange symptôme du tempérament bestial, mais on le conserva dans l'iconologie allégorique, comme le caractère distinctif du satyre et du faune. Chez des races aussi naturellement portées à l'amour charnel, la Prostitution s'associait sans doute à tous les actes de la vie civile et religieuse.

C'est la Prostitution qu'on découvre dans le berceau de Rome, où Rémus et Romulus sont allaités par une louve. Si l'on en croit le vieil historien Valérius cité par Aurélius Victor, par Aulu-Gelle et par Macrobe, cette louve n'était autre qu'une courtisane, nommée Acca Laurentia, maîtresse du berger Faustulus, qui recueillit les deux jumeaux abandonnés au bord du Tibre. Acca Laurentia avait été surnommée la Louve (Lupa), par les bergers de la contrée, qui la connaissaient tous pour l'avoir souvent rencontrée errante dans les bois, et qui l'avaient enrichie de leurs dons. Elle possédait même, du fait de ses prostitutions, les champs situés entre les sept collines, et légués par elle à ses enfants adoptifs, qui y fondèrent la ville éternelle. Macrobe dit sans réticence, que la Louve avait fait fortune en s'abandonnant sans choix à quiconque la payait (meretricio quæstu locupletatam). Ainsi le peuple romain eut pour nourrice une courtisane, et son point de départ fut un lupanar. On nommait ainsi la cabane d'Acca Laurentia, et ce nom s'appliqua depuis aux impures retraites de ses pareilles, qui furent nommées des louves en mémoire d'elle. Nous avons vu, cependant, que chez les Grecs il y avait des louves de la même race. Celle qui allaita Rémus et Romulus, et acheta du produit de son libertinage le premier territoire de Rome, dut exercer longtemps son honteux métier: corpus in vulgus dabat, dit Aulu-Gelle, pecuniamque emeruerat ex eo quæstu uberem. Elle mourut avec la réputation d'une grande prostituée, et pourtant on institua des fêtes en son honneur sous le nom de Lupercales; si on ne la déifia pas dans un temple, ce fut sans doute la crainte d'imprimer à ce temple la flétrissure du nom de Lupanar, qui avait déshonoré sa demeure; on excusa la fondation des Lupercales, en les présentant comme des fêtes funèbres, célébrées au mois de décembre pour l'anniversaire de sa mort, et bientôt, par respect pour la pudeur publique, on fit passer les Lupercales sur le compte du dieu Pan. Il paraîtrait donc que la première fête instituée à Rome par Rémus et Romulus, ou par leur père adoptif le berger Faustulus, l'avait été en mémoire de la louve Acca Laurentia.

Cette fête, qui subsista jusqu'au cinquième siècle de Jésus-Christ, non sans avoir subi de nombreuses vicissitudes, était bien digne d'une courtisane. Les luperques, prêtres du dieu Pan, le corps entièrement nu à l'exception d'une ceinture en peau de brebis, tenant d'une main un couteau ensanglanté et de l'autre un fouet, parcouraient les rues de la ville, en menaçant du couteau les hommes et en frappant les femmes avec le fouet. Celles-ci, loin de se dérober aux coups, les cherchaient avec curiosité et les recevaient avec componction. Voici quelle était l'origine de cette course emblématique, qui devait porter remède à la stérilité des femmes et les rendre grosses si le fouet divin les avait touchées au bon endroit. Lorsque les Romains de Romulus eurent enlevé les Sabines pour se faire des femmes et des enfants, les Sabines se montrèrent d'abord rétives à exécuter ce qu'on attendait d'elles: leur union forcée ne produisait aucun fruit, bien qu'elles n'eussent point à se plaindre de leurs ravisseurs. Elles allèrent invoquer Junon dans un bois consacré à Pan, et l'oracle qu'elles y recueillirent leur inspira d'abord une certaine appréhension: «Il faut qu'un bouc, disait l'oracle, vous fasse devenir mères.» On n'eut pas la peine de trouver ce bouc-là; un prêtre de Pan les tira de peine, en immolant un bouc sur le lieu même et en découpant en lanières la peau de l'animal, avec lesquelles il flagella les Sabines, qui devinrent enceintes à la suite de cette flagellation que les Lupercales eurent le privilége de continuer. La mythologie latine donnait une autre origine à la course des luperques, origine plus poétique, mais moins nationale. Hercule voyageait avec Omphale: un faune les aperçut et se mit à les suivre en cachette, dans l'espoir de profiter d'un moment où Hercule quitterait sa belle pour accomplir un de ses douze travaux. Les deux amants s'arrêtèrent dans une grotte et y soupèrent: Hercule et Omphale avaient changé de vêtements pour se divertir pendant le souper; Omphale s'était affublée de la peau du lion de Némée et avait mis sur son dos le carquois rempli des flèches empoisonnées; Hercule, découvrant sa poitrine velue, avait pris le collier et les bracelets de sa maîtresse. Ils burent et s'enivrèrent, ainsi travestis. Ils dormaient, chacun de son côté, sur une litière de feuilles sèches, lorsque le faune pénètre dans la caverne et cherche à tâtons le lit d'Omphale. Il se glisse dans celui d'Hercule, après avoir évité prudemment la peau de lion, qui ne lui annonce pas ce qu'elle renferme par hasard. Hercule s'éveille et châtie l'audacieux qui s'était un peu trop avancé dans sa méprise. Ce fut depuis cette aventure, que Pan eut en horreur le travestissement qui avait trompé son faune, et il ordonna, comme pour protester contre les erreurs de ce genre, que ses prêtres courraient tout nus aux Lupercales. On sacrifiait ce jour-là des boucs et des chèvres, que les luperques écorchaient eux-mêmes pour se revêtir de ces peaux toutes sanglantes qui avaient la renommée d'échauffer les désirs et de donner une ardeur capricante aux lascifs sacrificateurs du dieu Pan. La Prostitution sacrée était donc l'âme des Lupercales.

Ce ne furent pas les seules fêtes et le seul culte, que la Prostitution avait établis à Rome avant celui de Vénus. Sous le règne d'Ancus Martius, une courtisane, nommée Flora, s'attribua le nom d'Acca Laurentia, en souvenir de la nourrice de Rémus et de Romulus. Elle était d'une beauté singulière, mais elle n'en était pas plus riche. Elle passa une nuit dans le temple d'Hercule pour obtenir la protection de ce puissant dieu. Hercule lui annonça en songe que la première personne qu'elle rencontrerait au sortir du temple lui porterait bonheur; elle rencontra un patricien, appelé Tarutius, qui avait des biens considérables. Il ne l'eut pas plutôt vue, qu'il devint amoureux d'elle et qu'il voulut l'épouser. Il la fit son héritière en mourant, et Flora, que ce mariage avait mise à la mode, reprit son ancien métier de courtisane, et y acquit une fortune énorme qu'elle laissa en héritage au peuple romain. Son legs fut accepté, et le sénat, en reconnaissance, décréta que le nom de Flora serait inscrit dans les fastes de l'État et que des fêtes solennelles perpétueraient la mémoire de la générosité de cette courtisane. Mais, plus tard, ces honneurs solennels rendus à une femme de mauvaise vie affligèrent la conscience des honnêtes gens, et l'on imagina, pour réhabiliter la courtisane, de la diviniser. Flora fut dès lors la déesse des fleurs, et les Florales continuèrent à être célébrées avec beaucoup de splendeur au mois d'avril ou bien au commencement de mai. On employait à la célébration de ces fêtes les revenus de la succession de Flora, et quand ces revenus ne furent plus suffisants, vers l'an 513 avant Jésus-Christ, on y appliqua les amendes provenant des condamnations pour crime de péculat. Les fêtes de Flora, qu'on appelait fêtes de Flore et de Pomone, conservèrent toujours le stigmate de leur fondatrice; les magistrats les suspendirent quelquefois, mais le peuple les faisait renouveler, lorsque la saison semblait annoncer de la sécheresse et une mauvaise récolte. Pendant six jours, on couronnait de fleurs les statues et les autels des dieux et des déesses, les portes des maisons, les coupes des festins; on jonchait d'herbe fraîche les rues et les places: on y faisait des simulacres de chasse, en poursuivant des lièvres et des lapins (cuniculi), que les courtisanes avaient seules le droit de prendre vivants, lorsqu'ils se blottissaient sous leur robe. Les édiles, qui avaient la direction suprême des Florales, jetaient dans la foule une pluie de fèves, de pois secs et d'autres graines légumineuses, que le peuple se disputait à coups de poing. Ce n'est pas tout: ces fêtes, que les courtisanes regardaient comme les leurs, donnaient lieu à d'horribles désordres dans le Cirque. Les courtisanes sortaient de leurs maisons, en cortége, précédées de trompettes et enveloppées dans des vêtements très-amples, sous lesquels elles étaient nues et parées de tous leurs bijoux; elles se rassemblaient dans le Cirque, sous les yeux du peuple qui se pressait à l'entour, et là elles se dépouillaient de leurs habits et se montraient dans la nudité la plus indécente, étalant avec complaisance tout ce que les spectateurs voulaient voir et accompagnant de mouvements infâmes cette impudique exhibition: elles couraient, dansaient, luttaient, sautaient, comme des athlètes et des baladins, et chacune de leurs postures lascives arrachait des cris et des applaudissements à ce peuple en délire. Tout à coup, des hommes également nus s'élançaient dans l'arène, aux sons des trompettes, et une effroyable mêlée de prostitution s'accomplissait publiquement, avec de nouveaux transports de la multitude. Un jour, Caton, l'austère Caton, parut dans le Cirque au moment où les édiles allaient donner le signal des jeux; mais la présence de ce grand citoyen empêcha l'orgie d'éclater. Les courtisanes restaient vêtues, les trompettes faisaient silence, le peuple attendait. On fit observer à Caton que lui seul était un obstacle à la célébration des jeux; il se leva, ramenant le pan de sa toge sur son visage et sortit du Cirque. Le peuple battit des mains, les courtisanes se déshabillèrent, les trompettes sonnèrent, et le spectacle commença.

C'était bien là certainement la Prostitution la plus effrontée qui se fût jamais produite sous les auspices d'une déesse, et l'on comprenait, d'ailleurs, que cette déesse avait été originairement une effrontée courtisane. Le culte de la Prostitution était plus voilé dans les temples de Vénus. Le plus ancien de ces temples à Rome paraît avoir été celui de Vénus Cloacina. Dans les premiers temps de la république, lorsqu'on nettoyait le grand Cloaque, construit par le roi Tarquin pour conduire au Tibre les immondices de la ville, on trouva une statue enterrée dans la fange: c'était une statue de Vénus. On ne se demanda pas qui l'avait mise là, mais on lui dédia un temple sous le nom de Vénus Cloacine. Les prostituées venaient le soir chercher fortune autour de ce temple et près de l'égout qui en était proche; elles réservaient une partie de leur salaire, pour l'offrir à la déesse, dont l'autel appelait un concours perpétuel de vœux et d'offrandes du même genre. Vénus avait des autels plus honnêtes et des temples moins fréquentés dans les douze régions ou quartiers de Rome. Vénus Placide, Vénus Chauve, Vénus Genitrix ou qui engendre, Vénus Verticordia ou qui change les cœurs, Vénus Erycine, Vénus Victorieuse et d'autres Vénus assez décentes n'encourageaient pas la Prostitution: elles la toléraient à peine pour l'usage des prêtres qui s'y livraient secrètement. Il n'en était pas de même des Vénus qui présidaient exclusivement aux plus secrets mystères de l'amour. Le temple de Vénus Volupia, situé dans le dixième quartier, attirait les débauchés des deux sexes, qui venaient y demander des inspirations à la déesse. Le temple de Vénus Salacia ou Lascive, dont on ignore la position dans l'enceinte de Rome, était visité très-dévotement par les courtisanes qui voulaient se perfectionner dans leur métier; le temple de Vénus Lubentia ou Libertine (ou plutôt de bonne volonté) se trouvait hors des murs au milieu d'un bois qui prêtait son ombre propice aux rencontres des amants. Vénus, sous ses différents noms, faisait toujours un appel aux instincts du plaisir, sinon de la débauche; mais ses temples n'étaient pas à Rome, ainsi que dans la Grèce et l'Asie Mineure, déshonorés par un marché patent de Prostitution. Il n'y avait guère que les courtisanes qui poussassent la piété envers la déesse jusqu'à se vendre à son profit, et dans tous les cas, le sacrifice ne s'accomplissait jamais à l'intérieur du temple, à moins que le prêtre ne fût le sacrificateur.

On ne voit nulle part, dans les écrivains latins, que les temples de Vénus, à Rome, eussent des consacrées, des colléges de prêtresses, qui se prostituaient au bénéfice de leurs autels, comme cela se passait encore à Corinthe et à Éryx, du temps des empereurs. Strabon rapporte, dans sa Géographie, que le fameux temple de Vénus Erycine, en Sicile, était encore plein de femmes attachées au culte de la déesse et données à ses autels par les suppliants qui voulaient la rendre favorable à leurs vœux: ces esclaves consacrées pouvaient se racheter avec l'argent qu'elles demandaient à la Prostitution et dont une part seulement appartenait au temple qui la protégeait. Ce temple tombait en ruines sous le règne de Tibère, qui, en sa qualité de parent de Vénus, le fit restaurer et y mit des prêtresses nouvelles. Quant aux temples de Rome, ils étaient tous d'une dimension fort exiguë, en sorte que la cella ne pouvait renfermer que l'autel et la statue de la déesse avec les instruments des sacrifices: on ne pénétrait donc pas à l'intérieur, et dans les fêtes de Vénus comme dans celles des autres dieux, les cérémonies se faisaient en plein air sur le portique et sur les degrés du sanctuaire. Cette forme architecturale semble exclure toute idée de Prostitution sacrée, dépendant du moins du temple même. Les Romains, d'ailleurs, en adoptant la religion des Grecs, l'avaient façonnée à leurs mœurs, et l'esprit sceptique de ce peuple allait mal à des actes de foi et d'abnégation, qui devaient, pour n'être pas odieux et ridicules, s'entourer d'un voile de candeur et de naïveté: les Romains ne croyaient guère à la divinité de leurs dieux. Il est donc certain que les fêtes de Vénus, à Rome, étaient à peu près chastes ou plutôt décentes dans tout ce qui tenait au culte, mais qu'elles servaient uniquement de prétexte à des orgies et à des désordres de toute nature qui se renfermaient dans les maisons. Quand Jules César, qui se vantait de descendre de Vénus, donna un nouvel élan au culte de sa divine ancêtre, lui dédia des temples et des statues par tout l'empire romain, fit célébrer des jeux solennels en son honneur et dirigea en personne les fêtes magnifiques qu'il restituait ou qu'il établissait pour elle, il n'eut pas la pensée de mettre en vigueur, sous ses auspices, la Prostitution sacrée; il évita aussi, tout débauché qu'il fût lui-même, de s'occuper des personnifications malhonnêtes de Vénus, qui, comme Lubentia, Volupia, Salacia, etc., n'était plus que la déesse des courtisanes. On doit remarquer pourtant que Vénus Courtisane n'eut jamais de chapelle à Rome.

On y adorait surtout Vénus Victorieuse, qui semblait la grande protectrice de la nation issue d'Énée, mais on ne se rappelait pas seulement à quelle occasion Vénus avait été d'abord adorée comme Vénus Armée. C'était une origine spartiate, et non romaine, car Vénus, avant d'être Victorieuse, avait été Armée. Dans les temps héroïques de Lacédémone, tous les hommes valides étaient sortis de cette ville pour aller assiéger Messène: les Messéniens assiégés sortirent à leur tour secrètement de leurs murailles et marchèrent la nuit pour surprendre Lacédémone laissée sans défenseurs; mais les Lacédémoniennes s'armèrent à la hâte et se présentèrent fièrement à la rencontre de l'ennemi qu'elles mirent en fuite. De leur côté, les Spartiates, avertis du danger que courait leur cité, avaient levé le siége de Messène et revenaient défendre leurs foyers. Ils virent de loin briller des casques, des cuirasses et des lances: ils crurent avoir rejoint les Messéniens; ils s'apprêtèrent à combattre; mais, en s'approchant davantage, les femmes, pour se faire reconnaître, levèrent leurs tuniques et découvrirent leur sexe. Honteux de leur méprise, les Lacédémoniens se précipitèrent, les bras ouverts, sur ces vaillantes femmes et ne leur laissèrent pas même le temps de se désarmer. Il y eut une mêlée amoureuse qui engendra le culte de Vénus Armée. «Vénus, s'écrie un poëte de l'Anthologie grecque, Vénus, toi qui aimes à rire et à fréquenter la chambre nuptiale, où as-tu pris ces armes guerrières? Tu te plaisais aux chants d'allégresse, aux sons harmonieux de la flûte, en compagnie du blond Hyménée: à quoi bon ces armes? Ne te vante pas d'avoir dépouillé le terrible Mars. Oh! que Vénus est puissante!» Ausone, en imitant cette épigramme, fait dire à la déesse: «Si je puis vaincre nue, pourquoi porterais-je des armes?» La Vénus Victrix de Rome était nue, le casque en tête, la haste à la main.

Les fêtes publiques de Vénus furent donc bien moins indécentes que celles de Lupa et de Flora; elles étaient voluptueuses, mais non obscènes, à l'exception d'un épisode mystique qui se passait sous les yeux d'un petit nombre de privilégiés et qui frappait ensuite comme un prodige l'imagination des personnes auxquelles on le racontait avec des détails plus ou moins merveilleux. Le poëte Claudien ne nous dit pas dans quel temple s'exécutait cet ingénieux tour de physique amusante. On plaçait sur un lit de roses une statue en ivoire de la déesse, représentée nue; on apportait sur le même lit, à quelque distance de Vénus, une statue de Mars couvert d'armes d'acier. Le mystère ne manquait pas de s'accomplir au bout de quelques instants: les deux statues s'ébranlaient à la fois et s'élançaient avec tant de force l'une contre l'autre, qu'elles s'entrechoquaient comme si elles se brisaient en éclats; mais elles restaient étroitement embrassées et frémissantes au milieu des feuilles de roses. Tout le secret de cette scène mythologique résidait dans le ventre de la statue d'ivoire contenant une pierre d'aimant, dont la puissance attractive agissait sur l'acier de la statue de Mars. Mais cette invention accusait une époque de perfectionnement et de raffinement très-avancée. Les premiers Romains agissaient moins artistement avec leurs premières Vénus. Une de celles-ci fut Vénus Myrtea, ainsi nommée à cause d'un bois de myrte qui entourait son temple, situé vraisemblablement auprès du Capitole. Le myrte était consacré à Vénus; il servait aux purifications qui précédaient la cérémonie nuptiale. La tradition voulait que les Romains ravisseurs des Sabines se fussent couronnés de myrte, en signe de victoire amoureuse et de fidélité conjugale. Vénus s'était aussi couronnée de myrte, après avoir vaincu Junon et Pallas dans le combat de la beauté. On offrait donc des couronnes de myrte à toutes les Vénus, et les sages matrones, qui n'adoraient que des Vénus décentes, avaient le myrte en horreur, comme nous l'apprend Plutarque, parce que le myrte était à la fois l'emblème et le provocateur des plaisirs sensuels. Vénus Myrtea prit le nom de Murtia, lorsque son temple fut transféré près du Cirque sur le mont Aventin, qu'on appelait aussi Murtius. Alors les jeunes vierges ne craignirent plus d'aller invoquer Vénus Murtia, en lui offrant des poupées et des statuettes en terre cuite ou en cire, qui rappelaient certainement, à l'insu des suppliantes, l'ancien usage de se consacrer soi-même à la déesse en lui faisant le sacrifice de la virginité. Ce sacrifice, qui avait été si fréquent et si général dans le culte de Vénus, se perpétuait encore sous la forme du symbolisme, et partout le fait brutal était remplacé par des allusions plus ou moins transparentes. Ainsi, quand les Romains occupèrent la Phrygie et s'établirent dans la Troade qu'ils regardaient comme le berceau de leur race, ils y retrouvèrent une coutume qui se rattachait au culte de Vénus, et qui avait remplacé le fait matériel de la Prostitution sacrée: les jeunes filles, peu de jours avant leur mariage, se dédiaient à Vénus en se baignant dans le fleuve Scamandre, où les trois déesses s'étaient baignées pour se mettre en état de comparaître devant leur juge, le berger Pâris: «Scamandre, s'écriait la Troyenne qui se livrait aux ondes caressantes de ce fleuve sacré, Scamandre, reçois ma virginité!»

Le culte de Vénus, à Rome, ne réclamait pas des sacrifices de la même espèce; les courtisanes étaient, d'ailleurs, les plus assidues aux autels de la déesse, qui, par l'étymologie de son nom, faisait un appel à tous et à tout (quia venit ad omnia, dit Cicéron, dans son traité de la Nature des Dieux; quod ad cunctos veniat, dit Arnobe, dans son livre contre les Gentils). Les courtisanes lui offraient, de préférence, les insignes ou les instruments de leur profession, des perruques blondes, des peignes, des miroirs, des ceintures, des épingles, des chaussures, des fouets, des grelots et beaucoup d'autres objets qui caractérisaient les arcanes du métier. C'était à qui se dépouillerait de ses joyaux et de ses ornements, pour en faire don à la déesse qui devait rendre le double à ses invocatrices. Quelques-unes, dans leurs offrandes, exprimaient une reconnaissance plus désintéressée, et leurs amants se présentaient avec des offrandes non moins touchantes: l'un offrait une lampe qui avait été témoin de son bonheur; l'autre, une torche et un levier qui lui avaient servi à brûler et à enfoncer la porte de sa maîtresse; le plus grand nombre apportaient des lampes ithyphalliques et des phallus votifs. On sacrifiait, en l'honneur de Vénus, mère de l'amour, des chèvres et des boucs, des colombes et des passereaux, que la déesse avait adoptés à cause de leur zèle pour son culte. Mais si les cérémonies et les fêtes de Vénus n'offensaient pas la pudeur dans les temples, elles autorisaient, elles excitaient bien des débauches dans les maisons, surtout chez les jeunes débauchés et chez les courtisanes. La plus turbulente de ces fêtes vénériennes avait lieu au mois d'avril, mois consacré à la déesse de l'amour, parce que tous les germes de la nature se développent pendant ce mois régénérateur et que la terre semble, en quelque sorte, ouvrir son sein aux baisers du printemps. On passait les nuits d'avril à souper, à boire, à danser, à chanter et à célébrer les louanges de Vénus, sous des berceaux de verdure et dans des abris de branchages entrelacés avec des fleurs. Ces nuits-là s'appelaient Veillées de Vénus, et toute la jeunesse romaine y prenait part avec la fougue de son âge, tandis que les vieillards et les femmes mariées se renfermaient au fond de leurs demeures, sous les regards tutélaires de leurs dieux lares, pour ne pas entendre ces cris joyeux, ces chants et ces danses. On exécutait quelquefois, à l'occasion de ces fêtes d'avril, mais seulement dans certaines sociétés dissolues, des danses et des pantomimes licencieuses, qui mettaient en action les principales circonstances de l'histoire de Vénus: on représentait tour à tour le Jugement de Pâris, les Filets de Vulcain, les Amours d'Adonis et d'autres scènes de cette impure mais poétique mythologie; les acteurs, qui figuraient dans ces pantomimes, étaient complétement nus, et ils s'efforçaient de rendre par la pantomime la plus expressive les faits et gestes amoureux des dieux et des déesses, tellement qu'Arnobe, en parlant de ces divertissements plastiques, dit que Vénus, la mère du peuple souverain, devient une bacchante ivre qui s'abandonne à toutes les impudicités, à toutes les infamies des courtisanes (regnatoris et populi procreatrix amans saltatur Venus, et per affectus omnes meretriciæ vilitatis impudicâ exprimitur imitatione bacchari). Arnobe dit, en outre, que la déesse devait rougir de voir les horribles indécences que l'on attribuait à son Adonis.

Les femmes romaines, chose étrange! si réservées à l'égard du culte de Vénus, ne se faisaient aucun scrupule d'exposer leur pudeur à la pratique de certains cultes plus malhonnêtes et plus honteux, qui ne regardaient pourtant que des dieux et des déesses subalternes: elles offraient des sacrifices à Cupidon, à Priape, à Priape surtout, à Mutinus, à Tutana, à Tychon, à Pertunda et à d'autres divinités du même ordre. Non-seulement, ces sacrifices et ces offrandes avaient lieu dans l'intérieur des foyers domestiques, mais encore dans des chapelles publiques, devant les statues érigées au coin des rues et sur les places de la ville. Ce n'étaient pas les courtisanes qui s'adressaient à ce mystérieux Olympe de l'amour sensuel: Vénus leur suffisait sous ses noms multiples et sous ses figures variées; c'étaient les matrones, c'étaient même les vierges qui se permettaient l'exercice de ces cultes secrets et impudents; elles ne s'y livraient que voilées, il est vrai, avant le lever du soleil ou après son coucher; mais elles ne tremblaient pas, elles ne rougissaient pas d'être vues adorant Priape et son effronté cortége. On peut donc croire qu'elles conservaient la pureté de leur cœur, en présence de ces images impures, qui étalaient partout leur monstrueuse obscénité, dans les rues, dans les jardins et dans les champs, sous prétexte d'écarter les voleurs et les oiseaux. Il est difficile de préciser à quelle époque le dieu de Lampsaque fut introduit et vulgarisé à Rome. Son culte, qui y était scandaleusement répandu dans les classes des femmes les plus respectables, ne paraît pas avoir été réglé par des lois fixes de cérémonial religieux. Le dieu n'avait pas même de temple desservi par des prêtres ou des prêtresses; mais ses statues phallophores étaient presque aussi multipliées que ses adoratrices, qui trouvaient dans leur dévotion plus ou moins ingénieuse les différentes formes du culte qu'elles rendaient à ce vilain dieu. Priape, qui représente, sous une figure humaine largement pourvue des attributs de la génération, l'âme de l'univers et la force procréatrice de la matière, n'avait été admis que fort tard dans la théogonie grecque; il arriva plus tard encore chez les Romains, qui ne le prirent pas au sérieux, avec ses cornes de bouc, ses oreilles de chèvre et son insolent emblème de virilité. Les Romaines, au contraire, l'honorèrent, pour ainsi dire, de leur protection particulière et ne le traitèrent pas comme un dieu impuissant et ridicule. Ce Priape, dont les mythologues avaient fait un fils naturel de Vénus et de Bacchus, n'était plutôt qu'une incarnation dégénérée du Mendès ou de l'Horus des Égyptiens, lequel personnifiait aussi les principes générateurs du monde. Mais les dames romaines ne cherchaient pas si loin le fond des choses: leur dieu favori présidait aux plaisirs de l'amour, au devoir du mariage et à toute l'économie érotique. C'était là ce qui le distinguait particulièrement de Pan, avec lequel il avait plus d'un rapport d'aspect et d'attributions. On lui donnait ordinairement la forme d'un hermès, et on l'employait au même usage que les termes, dans les jardins, les vergers et les champs, qu'il avait mission de protéger avec sa massue ou son bâton.

Les monuments antiques nous ont fait connaître les divers sacrifices que Priape recevait à Rome et dans tout l'empire romain. On le couronnait de fleurs ou de feuillages; on l'enveloppait de guirlandes; on lui présentait des fruits: ici, des noix par allusion aux mystères du mariage; là, des pommes, en mémoire du jugement de Pâris; on brûlait devant lui, sur un autel portatif, de la fleur de froment, de l'ancolie, des pois chiches et de la bardane; on dansait, aux sons de la lyre ou de la double flûte, autour de son piédestal, et on se laissait aller, avec plus ou moins d'emportement, aux inspirations de son image lubrique. Ce qui distinguait seulement, dans ces sacrifices, les femmes honnêtes des femmes débauchées, c'était le voile derrière lequel leur pudeur se croyait à l'abri. Souvent les couronnes dorées ou fleuries qu'on dédiait au dieu de Lampsaque n'étaient pas placées sur sa tête, mais suspendues à la partie la plus déshonnête de la statue. Cingemus tibi mentulam coronis! s'écrie un poëte des Priapées. Un autre poëte du même recueil applaudit une courtisane, nommée Teléthuse, qui, comblée des faveurs et des profits de la Prostitution, offrit de cette façon une couronne d'or à Priape (cingit inauratâ penem tibi, sancte, coronâ), qu'elle qualifiait de saint. Au reste, l'attribut priapique revenait sans cesse, comme un emblème figuré, dans une foule de circonstances de la vie privée, et les regards les plus modestes, à force de le voir se multiplier, pour ainsi dire, avec mille destinations capricieuses, ne le rencontraient plus qu'avec indifférence et distraction. C'était une sonnette, ou une lampe, ou un flambeau, ou un joyau, ou quelque petit meuble, en bronze, en argile, en ivoire, en corne; c'était principalement une amulette, que femmes et enfants portaient au cou pour se préserver des maladies et des philtres; c'était, de même qu'en Égypte, le gardien tutélaire de l'amour et l'auxiliaire de la génération. Les peintres et les sculpteurs se plaisaient à lui donner des ailes, ou des pattes, ou des griffes, pour exprimer qu'il déchire, qu'il marche et qu'il s'envole dans le domaine de Vénus. Cet objet obscène avait donc perdu de la sorte son caractère d'obscénité, et l'esprit s'était presque déshabitué d'y reconnaître ce que les yeux n'y voyaient plus. Mais le culte de Priape n'en était pas moins l'occasion et l'excuse de bien des impuretés secrètes.

Ce culte comprenait, d'ailleurs, celui du dieu Mutinus, Mutunus ou Tutunus, qui ne différait de Priape que par la position de ses statues. Il était représenté assis, au lieu d'être debout; en outre, ses statues, qui ne furent jamais nombreuses, se cachaient dans des édicules fermés, entourés d'un bocage où les profanes ne pénétraient pas. Ce Mutinus descendait en ligne directe de l'idole ithyphallique des peuples primitifs de l'Asie; il servait aussi au même usage et perpétuait au milieu de Rome la plus ancienne forme de la Prostitution sacrée. Les jeunes épouses étaient conduites à cette idole, avant de l'être à leurs maris, et elles venaient s'asseoir sur ses genoux, comme pour lui offrir leur virginité: in celebratione nuptiarum, dit saint Augustin, super Priapi scapum nova nupta sedere jubebatur. Lactance semble dire qu'elles ne se bornaient pas à occuper ce siége indécent: Et Muturnus, dit-il, in cujus sinu pudendo nubentes præsident, ut illarum pudicitiam prior deus delibasse videatur. Cette libation de la virginité devenait quelquefois un acte réel et consommé. Puis, une fois mariées, les femmes qui voulaient combattre la stérilité retournaient visiter le dieu, qui les recevait encore sur ses genoux et les rendait fécondes. Arnobe rapporte, en frissonnant, les horribles particularités de ce sacrifice: Etiam ne Tutunus, cujus immanibus pudendis, horrentique fascino, vestras inequitare matronas et auspicabile ducitis et optatis? Il faut remonter aux hideuses pratiques des religions de l'Inde et de l'Assyrie, pour trouver un simulacre analogue de Prostitution sacrée; mais, dans l'Orient, aux premiers âges du monde, le dieu générateur et régénérateur avait un culte solennel, qu'on lui rendait au grand jour et qui symbolisait la fécondité de la mère Nature, tandis qu'à Rome, ce culte amoindri et déchu se cachait honteusement dans l'ombre d'une chapelle où le mépris public reléguait l'infâme dieu Mutinus. Cette chapelle avait été d'abord érigée dans le quartier appelé Vélie, à l'extrémité de la ville; elle fut détruite sous le règne d'Auguste, qui voulait abolir ce repaire de Prostitution sacrée; mais le culte de cet affreux Mutinus était si profondément établi dans les mœurs du peuple, qu'il fallut relever son édicule dans la campagne de Rome et donner par là satisfaction aux jeunes mariées et aux femmes stériles, qui s'y rendaient voilées, non-seulement de tous les quartiers de la ville, mais encore des points les plus éloignés de l'Italie.

Quelques savants ont avancé, d'après le témoignage de Festus, que la chapelle de Mutinus renfermait, outre la statue de ce dieu, celle de sa femme Tutuna ou Mutuna, qui n'était là que pour présider au mystère de la dévirginisation et qui ne voyait personne s'asseoir sur ses genoux. La déesse, dont le nom dérivé du grec exprime le sexe féminin et désigne spécialement sa nature, n'avait pas une posture plus honnête que celles des suppliantes qui s'adressaient à son mari. On ne doit pas cependant confondre Mutuna avec Pertunda, déesse hermaphrodite qui n'avait pas d'autre sanctuaire que la chambre des époux pendant la nuit des noces. Cette Pertunda, que saint Augustin proposait d'appeler plutôt le dieu Pretundus (qui frappe le premier), était apportée dans le lit nuptial et y prenait quelquefois, selon Arnobe, un rôle aussi délicat que celui du mari: Pertunda in cubiculis prœsto est virginalem scrobem effodientibus maritis. C'était encore là un reste singulier de la Prostitution sacrée, quoique la déesse ne reçût pas en sacrifice la virginité de l'épouse, mais aidât l'époux à l'immoler. On faisait intervenir aussi, à la première nuit des nouveaux mariés, une autre déesse et un autre dieu, également ennemis de la chasteté conjugale, le dieu Subigus et la déesse Prema: le dieu chargé d'apprendre à l'époux son devoir; la déesse, à l'épouse le sien: ut subacta a sponso viro, lit-on avec surprise dans la Cité de Dieu de saint Augustin, non se commoveat, quum premitur. Quant aux petits dieux Tychon et Orthanès, ce n'étaient que les humbles caudataires du grand Priape, et ils ne figuraient à la cour de Vénus que comme des instigateurs lascifs de la Prostitution sacrée.

On ignore, néanmoins, quels étaient ces dieux impudiques, dont les noms se trouvent à peine cités par l'obscur Lycophron et par Diodore de Sicile; on ne sait pas à quelle particularité du plaisir ils présidaient, et l'on ne pourrait faire aucune conjecture fondée à l'égard de leur image et de leur culte. Il ne serait pas impossible que ces dieux, que ne nous rappelle aucun monument figuré, fussent ceux-là même qui avaient été introduits en Étrurie, l'an de Rome 566, 186 avant Jésus-Christ, par un misérable grec, de basse extraction, moitié prêtre et moitié devin. Ces dieux inconnus, dont l'histoire n'a pas même conservé les noms, autorisaient un culte si monstrueux et des mystères si abominables, que l'indignation publique se prononça pour les flétrir et les condamner. Les femmes seules étaient d'abord consacrées aux nouveaux dieux, avec des cérémonies infâmes, qui en attirèrent pourtant un grand nombre, par curiosité et par libertinage. Les hommes furent admis, à leur tour, dans la pratique de ce culte odieux qui empoisonna toute l'Étrurie et qui pénétra dans Rome. Il y eut bientôt en cette ville plus de sept mille initiés des deux sexes; leurs principaux chefs et grands prêtres étaient M. C. Attinius, du bas peuple de Rome, L. Opiternius, du pays des Falisques, et Menius Cercinius, de la Campanie. Ils s'intitulaient audacieusement fondateurs d'une religion nouvelle; mais le sénat, instruit des pratiques exécrables de ce culte parasite, le proscrivit par une loi, ordonna que tous les instruments et objets consacrés fussent détruits, et décréta la peine de mort contre quiconque oserait travailler à corrompre ainsi la morale publique. Plusieurs prêtres, qui faisaient des initiations, malgré la défense du sénat, furent arrêtés et condamnés au dernier supplice. Il ne fallut pas moins que cette rigoureuse application de la loi pour arrêter les progrès d'un culte qui s'adressait aux plus grossiers appétits de la nature humaine. On présume que les traces de cette débauche sacrée ne s'effacèrent jamais dans les mœurs et les croyances du bas peuple de Rome.

Il y avait peut-être d'intimes analogie entre ce culte étrange, que le sénat essayait de faire disparaître, et le culte d'Isis, qui fut également, et à plusieurs reprises, en butte aux proscriptions des magistrats. On ne sait pas à quelle époque le culte isiaque fut introduit à Rome pour la première fois; on sait seulement qu'il y arriva travesti sous une forme asiatique, bien différente de son origine égyptienne. En Égypte, les mystères d'Isis, la génératrice de toutes choses, ne furent pas toujours chastes et irréprochables, mais ils représentaient en allégories la création du monde et des êtres, la destinée de l'homme, la recherche de la sagesse et la vie future des âmes. Chez les Romains comme en Asie, ces mystères n'étaient que des prétextes et des occasions de désordre en tous genres: la Prostitution surtout y occupait la première place. Voilà pourquoi le temple de la déesse, à Rome, fut dix fois démoli et dix fois reconstruit; voilà pourquoi le sénat ne toléra enfin les isiaques qu'en faveur de la protection intéressée que leur accordaient quelques citoyens riches et puissants; voilà pourquoi, malgré la prodigieuse extension du culte d'Isis sous les empereurs, les honnêtes gens s'en éloignaient avec horreur et ne méprisaient rien tant qu'un prêtre d'Isis. Apulée, dans son Ane d'or, nous donne une description très-adoucie de ces mystères, auxquels il s'était fait initier et dont il ne se permet pas de révéler les cérémonies secrètes; il nous montre la procession solennelle dans laquelle un prêtre porte dans ses bras «l'effigie vénérable de la toute-puissante déesse, effigie qui n'a rien de l'oiseau ni du quadrupède domestique ou sauvage, et ne ressemble pas davantage à l'homme, mais vénérable par son étrangeté même, et qui caractérise ingénieusement le mysticisme profond et le secret inviolable dont s'entoure cette religion auguste.» Devant l'effigie, qui n'était autre qu'un phallus en or accompagné d'emblèmes de l'amour et de la fécondité, se pressait une multitude d'initiés, hommes et femmes de tout âge et de tout rang, vêtus de robes de lin d'une blancheur éblouissante: les femmes entourant de voiles transparents leur chevelure inondée d'essences; les hommes, rasés jusqu'à la racine des cheveux, agitant des sistres de métal. Mais Apulée se tait prudemment sur ce qui se passait dans le sanctuaire du temple, où s'effectuait l'initiation au bruit des sistres et des clochettes. Tous les écrivains de l'antiquité ont gardé le silence au sujet de cette initiation, qui devait être synonyme de Prostitution. Les empereurs eux-mêmes ne rougirent pas de se faire initier et de prendre pour cela le masque à tête de chien, en l'honneur d'Anubis, fils d'Isis.

C'était donc cette déesse, plutôt même que Vénus, qui présidait à la Prostitution sacrée à Rome et dans tout l'empire romain. Elle avait des temples, et des chapelles partout, à l'époque de la plus grande dépravation des mœurs. Le principal temple qu'elle eut à Rome, était dans le Champ-de-Mars; ses dépendances, ses jardins et ses souterrains d'initiation devaient être considérables, car on évalue à plusieurs milliers d'hommes et de femmes l'affluence des initiés qui s'y rendaient processionnellement aux fêtes isiaques. Il y avait, en outre, dans l'enceinte sacrée, un commerce permanent de débauche, auquel les prêtres d'Isis, souillés de tous les vices et capables de tous les crimes, prêtaient leur entremise complaisante. Ces prêtres formaient un collége assez nombreux, qui vivait dans une impure familiarité; ils se livraient à tous les égarements des sens, à tous les débordements des passions; ils étaient toujours ivres et chargés de nourriture; ils se promenaient, dans les rues de la ville, revêtus de leurs robes de lin couvertes de taches et de crasse, le masque à tête de chien sur le visage, le sistre à la main; ils demandaient l'aumône, en faisant sonner leur sistre, et ils frappaient aux portes, en menaçant de la colère d'Isis ceux qui ne leur donnaient pas. Ils exerçaient en même temps le honteux métier de lénons: ils se chargeaient, en concurrence avec les vieilles courtisanes, de toutes les négociations amoureuses, des correspondances, des rendez-vous, des trafics et des séductions. Leur temple et leurs jardins servaient d'asile aux amants qu'ils protégeaient et aux adultères qu'ils déguisaient sous des vêtements et des voiles de lin. Les maris et les jaloux ne pénétraient pas impunément dans ces lieux, consacrés au plaisir, où l'on ne voyait que des couples amoureux, où l'on n'entendait que des soupirs étouffés par les sons des sistres. Juvénal, dans ses Satires, parle souvent de l'usage habituel des sanctuaires d'Isis: «Tout récemment encore, dit-il dans sa satire IX à Nœvolus, tu souillais bien régulièrement de ta présence adultère le sanctuaire d'Isis, le temple de la Paix où Ganimède a une statue, le mystérieux séjour de la Bonne-Déesse, la chapelle de Cérès (car quel est le temple où les femmes ne se prostituent pas?), et, ce que tu ne dis pas, tu t'attaquais même aux maris.» Cette double Prostitution était donc tolérée, sinon autorisée et encouragée, dans tous les temples de Rome, surtout dans ceux qui avaient pour la cacher un bois de lauriers ou de myrtes.

Le culte d'Isis se rattachait aussi à celui de Bacchus, qui était adoré comme une des divines incarnations d'Osiris. La mythologie de ce dieu vainqueur avait trop de points de contact avec celle de Vénus, pour que le dieu et la déesse ne fussent pas honorés de la même manière, c'est-à-dire par des fêtes de Prostitution. Ces fêtes se célébraient, sous le nom de mystères, avec des excès épouvantables. Les libertins et les courtisanes en étaient les acteurs zélés et fervents: les uns y jouaient le rôle de bacchants; les autres, celui de bacchantes; ils couraient pendant la nuit, demi-nus, échevelés, ceints de pampres et de lierres, secouant des torches et des thyrses, avec des cymbales, des tambours, des trompettes et des clochettes; quelquefois, ils étaient déguisés en faunes et montés sur des ânes. Tout dans ce culte bachique symbolisait l'acte même de la Prostitution: ici, on buvait dans des coupes de verre ou de terre en forme de phallus; là, on arborait d'énormes phallus à l'extrémité des thyrses; les prêtresses du dieu promenaient autour de son temple le phallus, le van et la ciste, comme aux processions isiaques, où ces trois emblèmes représentaient la nature mâle, la nature femelle et l'union des deux natures; car la ciste ou corbeille mystique renfermait un serpent se mordant la queue, ainsi que des gâteaux ayant la figure du phallus et celle du van. On comprend les incroyables désordres, auxquels poussait un culte tout érotique, si cher à la jeunesse débauchée. La bande joyeuse, barbouillée de vin, avait le droit de disposer des hommes et des femmes qu'elle rencontrait par hasard dans ses courses nocturnes, et qu'elle poursuivait de ses cris furieux, de ses rires railleurs, de ses paroles obscènes, de ses gestes indécents. Les femmes honnêtes se cachaient avec effroi dans leur maison, dès que sonnait l'heure des bacchanales; et quand elles entendaient passer devant leur porte les initiés en délire, elles offraient un sacrifice à leurs dieux lares, en invoquant Junon et la Pudeur. Au reste, Bacchus était adoré comme un dieu hermaphrodite, et dans d'infâmes conciliabules qui se tenaient au fond de ses temples, les hommes devenaient femmes et les femmes hommes, au milieu d'une orgie sans nom que le tambour sacré animait et réglait à la fois.

Et dans toutes ces fêtes honteuses qui déshonoraient les divinités de Rome, les courtisanes, fidèles à une tradition dont elles ne s'expliquaient pas l'origine, tiraient profit de leurs stupres (stupra) et de leurs prostitutions (Prostibula); elles s'attribuaient seulement une part proportionnelle dans le salaire de leur métier, et elles déposaient le reste sur l'autel du dieu et de la déesse, sans que les prêtres mêmes fussent complices de ces marchés honteux qui se contractaient dans l'enceinte du temple: «C'est aujourd'hui le marché des courtisanes dans le temple de Vénus, dit une courtisane du Pœnulus de Plaute; là se rassemblent des marchands d'amour; je veux donc m'y montrer.»

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