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Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 3/6

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The Project Gutenberg eBook of Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 3/6

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Title: Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 3/6

Author: P. L. Jacob

Release date: September 16, 2013 [eBook #43752]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Bibimbop, Guy de Montpellier
and the Online Distributed Proofreading Team at
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project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA PROSTITUTION CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE DEPUIS L'ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU'À NOS JOURS, TOME 3/6 ***

Note de transcription:

Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. Il y a une note plus détaillée à la fin de ce livre.

Ce texte contient quelques mots et expressions en Grec, comme φαγέδαινα. Si ceux-ci n’apparaissent pas correctement, veuillez vérifier le jeu de caractères utilisé pour l’affichage. Vous pouvez également faire glisser votre souris sur le texte et la translittération en caractères latins apparaîtra.

La Table des matières se trouve ici.

HISTOIRE

DE LA

PROSTITUTION

CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE

DEPUIS

L’ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU’A NOS JOURS,

PAR

PIERRE DUFOUR,

Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et étrangères.

ÉDITION ILLUSTRÉE

Par 20 belles gravures sur acier, exécutées par les Artistes les plus éminents.

TOME TROISIÈME

PARIS.—1852.

SERÉ, ÉDITEUR, 5, RUE DU PONT-DE-LODI;

ET CHEZ MARTINON, RUE DU COQ-SAINT-HONORÉ, 4.

TYPOGRAPHIE PLON FRÈRES,

RUE DE VAUGIRARD, 36, A PARIS.

HISTOIRE
DE LA
PROSTITUTION

CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE

DEPUIS

L’ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU’A NOS JOURS,

PAR

PIERRE DUFOUR,

Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et étrangères.

TOME TROISIÈME.

PARIS—1852

SERÉ, ÉDITEUR, 5, RUE DU PONT-DE-LODI,

ET

P. MARTINON, RUE DU COQ-SAINT-HONORÉ, 4.

HISTOIRE

DE

LA PROSTITUTION.

SECONDE PARTIE.

ÈRE CHRÉTIENNE.

CHAPITRE PREMIER.

Sommaire.—Ère chrétienne: introduction.—Le mariage chrétien.—Épîtres de saint Paul aux Romains sur leurs abominables vices.—La sentine de la population des faubourgs de Rome aux prédications de saint Paul.—Le mariage, conseillé par saint Paul comme dernier préservatif contre les tentations de la chair.—Fornicatio, immunditia, impudicitia et luxuria.—Prédications de saint Paul contre la Prostitution.—Les philosophes païens ne recommandaient la tempérance qu’au point de vue de l’économie physique.—La chasteté religieuse chez les païens et le célibat chrétien.—Triomphe de la virginité chrétienne.—Guerre éclatante de la morale évangélique contre la Prostitution.—Les époux dans le mariage chrétien.—Sévérité de l’Église naissante à l’égard des infractions charnelles que la loi n’atteignait pas.—Pourquoi les païens infligèrent de préférence aux vierges chrétiennes le supplice de la Prostitution.

Tous les cultes du paganisme n’étaient, pour ainsi dire, que des symboles et des mystères de Prostitution: le christianisme, en se proposant de les faire disparaître et de les remplacer par un seul culte fondé sur la morale humaine et divine, dut s’attaquer tout d’abord à la Prostitution et réformer les mœurs avant de changer le dogme religieux. Il est certain que les premiers apôtres commencèrent leur mission au milieu d’un monde corrompu, en prêchant la continence et la chasteté comme principes fondamentaux de la doctrine nouvelle. Jésus-Christ avait vécu, en effet, sur la terre, chastement et virginalement, quoiqu’il eût absous la femme pécheresse et converti la Madeleine, quoiqu’il eût relevé par le repentir les malheureuses victimes du démon de la chair. C’était donc un fait inconnu dans la société païenne, que cet enseignement et cette pratique des vertus qu’on peut appeler sensuelles, et ce pardon céleste qui avait toujours le privilége d’effacer les souillures invétérées. Ce fut aussi un étrange contraste avec les lois civiles et morales de l’antiquité, que ce frein austère imposé aux appétits charnels, et cette indulgente pitié pour les erreurs de la fragilité terrestre. En présence de la jurisprudence romaine, qui condamnait à mort l’adultère; malgré la loi de Moïse, qui n’était pas moins rigoureuse et qui était encore plus scrupuleusement observée chez les Juifs; Jésus-Christ osa dire aux scribes et aux pharisiens, qui lui amenaient une femme surprise en adultère et qui voulaient la lapider devant lui: «Que celui de vous qui est sans péché jette la première pierre contre elle!» Puis, ayant demandé à cette criminelle, agenouillée à ses pieds, quels étaient les accusateurs et les juges, il lui dit d’une voix douce et consolante: «Ce n’est pas moi qui vous condamnerai! Allez et ne péchez plus (vade et jam amplius noli peccare).» Et pourtant Jésus avait institué le mariage chrétien, bien différent de ce qu’était l’union conjugale dans les mœurs grecques et romaines. La sainteté de ce mariage indissoluble, contracté vis-à-vis de Dieu, éclate dans ces paroles qui renfermaient toute une législation, toute une moralité, toute une philosophie: «L’homme laissera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et les deux seront une seule chair; ainsi, ils ne seront plus deux, mais une seule chair. Que l’homme donc ne sépare pas ce que Dieu a joint.»

L’œuvre du Christ devait être de régénérer le monde moral et d’apprendre à l’humanité le respect qu’elle se doit à elle-même; la religion sortie de l’Évangile fut comme une digue destinée à contenir les débordements de la corruption antique, alors que ces débordements menaçaient d’engloutir toutes les notions primitives du bien et de l’honnête. Il ne fallut pas moins de trois siècles de lutte, de prédication et surtout d’exemple, pour renverser les temples impurs d’Isis, de Cérès, de Vénus, de Flore et des autres divinités de la Prostitution. Le christianisme, en déclarant la guerre, non-seulement aux abus des jouissances physiques, mais encore à ces jouissances mêmes, eut beaucoup plus de peine à détruire le paganisme, qui les protégeait quand il ne les encourageait pas. On comprend les efforts immenses des apôtres et de leurs saints successeurs pour arriver à ce prodigieux résultat: l’établissement de la loi morale et la répression religieuse de la sensualité. Moïse avait posé en principe dans le Deutéronome: «Il n’y aura point de prostituée dans Israël;» mais ce commandement n’avait jamais été mis à exécution chez les Israélites, qui ne se firent pas faute d’avoir des prostituées de leur nation et souvent d’en fournir aux nations étrangères. La Prostitution légale était peut-être plus active et plus répandue dans la Judée, que dans le reste de l’empire romain. Saint Paul, inspiré par le Christ, avait donc à faire ce que Moïse n’avait pas fait, lorsqu’il se leva pour chasser de l’Église naissante l’esprit malin de la Prostitution: «Ne vivez pas dans les festins et l’ivrognerie, disait-il en ses Épîtres aux Romains, ni dans les impudicités, ni dans les débauches (cubilibus et impudicitiis), ni dans les contentions, ni dans les envies; mais revêtez-vous de notre Seigneur J.-C. et ne cherchez point à contenter votre chair selon les plaisirs de votre sensualité (et carnis curam feceritis in desideriis).» Pendant tout le cours de son apostolat, saint Paul poursuivit avec une inflexible rigueur le péché de la chair, dans lequel il croyait combattre l’essence même du paganisme.

Il est vrai que saint Paul connaissait bien ce dont les païens étaient capables en fait d’incontinence, et lui-même avait vécu assez longtemps dans les voluptés, pour en apprécier la fatale influence. Aussi, dès sa première épître aux Romains, il leur adresse d’énergiques reproches sur leurs abominables vices, qu’il appelle les passions de l’ignominie (passiones ignominiæ); il les représente comme tout souillés de la plus hideuse luxure (masculi in masculos turpitudinem operantes). C’est à l’idolâtrie qu’il attribue cette effrayante démoralisation, qui était devenue une forme du culte des faux dieux. «Ils ont changé la gloire du Dieu incorruptible, s’écrie-t-il avec une chaste horreur, pour lui donner la figure de l’homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes et des serpents. Voilà pourquoi Dieu les a livrés aux convoitises de leur cœur, à l’impureté, de sorte qu’ils prêtent leur corps l’un à l’autre en le déshonorant (propter quod tradidit illos Deus in desideria cordis eorum, in immunditiam, ut contumeliis afficiant corpora sua in semetipsis).» Les Romains furent bien surpris que l’apôtre du roi des Juifs s’avisât de leur défendre ce que les plus rigides philosophes avaient pleinement autorisé par leur exemple autant que par leurs écrits, à l’exception toutefois de Sénèque, qui passait alors pour un chrétien déguisé. Mais saint Paul n’était pas venu à Rome pour transiger avec son ennemi, le péché de la chair, que Dieu avait condamné, disait-il, par cela même que Dieu avait envoyé sur la terre son propre fils en forme de chair de péché (in similitudinem carnis peccati), pour racheter le péché: «L’affection de la chair est inimitié contre Dieu, car elle ne se rend point sujette à la loi de Dieu. C’est pourquoi ceux qui sont en la chair ne peuvent plaire à Dieu (qui autem in carne sunt, Deo placere non possunt).»

Ceux qui écoutaient les prédications de saint Paul n’étaient pas de riches voluptueux, vivant dans les délices et faisant contribuer le monde entier à la satisfaction de leurs voluptés; c’étaient de pauvres plébéiens qui ne savaient rien de ces monstrueux raffinements de la débauche asiatique, apportée dans Rome avec les trophées des peuples vaincus; c’étaient des bateliers du Tibre, des mendiants de carrefour, des fossoyeurs de la voie Appienne, des vendeuses de poissons, des marchandes d’herbes, des esclaves fugitifs, de malheureux affranchis. Mais, parmi cette sentine de la population des faubourgs de la ville éternelle, il y avait la jeune génération qu’on élevait, filles et garçons, pour l’usage de la Prostitution mercenaire. L’Apôtre s’adressait surtout à ces tristes victimes de la corruption de leurs parents, ou de leurs maîtres, ou de leurs camarades; il n’essayait pas à les faire rougir de leur ignoble genre de vie, mais il leur conseillait d’y renoncer pour se consacrer au service du vrai Dieu qui ne voulait que des esprits et non des corps. «Vous avez prêté vos membres au service de l’impureté et de l’iniquité, pour commettre l’iniquité (exhibuistis membra vestra servire immunditiæ et iniquitati, ad iniquitatem); maintenant appliquez vos membres au service de la justice pour vous sanctifier.» Plusieurs fois les prosélytes de saint Paul, étonnés de la sévérité de ses préceptes à l’égard des rapports charnels entre les deux sexes, lui demandèrent comment imposer silence à leurs désirs et à leurs appétits plus ou moins impérieux; le vertueux saint leur conseillait la prière, le jeûne, la méditation, la pénitence comme les plus efficaces remèdes à employer contre les soulèvements de la chair; puis, ces remèdes ne suffisant pas à quelques natures rebelles, il laissait au mariage la tâche délicate de dompter ces rébellions: «S’ils sont faibles pour garder la continence, disait-il aux Corinthiens, qu’ils se marient, car il vaut mieux se marier que de brûler (quod si non se continent, nubant. Melius est enim nubere quam uri).»

Le mariage chrétien étant le dernier préservatif que saint Paul opposait aux tentations de la chair, il établissait donc le véritable caractère de ce mariage, qui fut la plus forte digue inventée contre la Prostitution par le christianisme, et pourtant il ne paraissait pas très-chaud partisan de l’union conjugale, quand il disait aux Corinthiens en manière d’énigme: «Celui qui marie sa fille fait bien, mais celui qui ne la marie pas fait encore mieux.» Il est vrai que, peu de temps après, il revenait sur cette délicate question, à propos des femmes qui priaient sans avoir la tête couverte: «La femme est la gloire de l’homme! s’écriait-il en inclinant à des sentiments plus humains; elle est la gloire de l’homme, parce que l’homme n’est pas sorti de la femme, mais bien la femme de l’homme; et aussi, l’homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme.» Saint Paul n’en était pas moins inflexible à l’égard de toute concession faite à la chair: «La volonté de Dieu, dit-il aux Thessaloniciens, est que vous soyez saints et purs, et que vous vous absteniez de la fornication, et que chacun de vous sache posséder le vase de son corps saintement et honnêtement (ut sciat unusquisque vestrum vas suum possidere in sanctificatione et honore), et non point en suivant les mouvements de la concupiscence comme les païens qui ne connaissent point Dieu, car Dieu ne nous a pas appelés pour être impurs, mais pour être saints.» Ailleurs il énumère les divers degrés d’impureté, par lesquels le corps peut passer en se souillant aussi à divers degrés: «Les œuvres de la chair sont la fornication, l’impureté, l’impudicité, la luxure.» Chacun de ces péchés a été défini par les Pères de l’Église et les théologiens: la fornication, fornicatio, c’est le commerce d’un homme libre avec une femme libre, c’est l’acte charnel accompli en dehors du mariage; l’impureté, immunditia, c’est l’habitude des sales voluptés, c’est la recherche des plaisirs obscènes; l’impudicité, impudicitia, c’est la sodomie ou autre acte contre nature; enfin, la luxure, luxuria, c’est la paillardise, c’est le déchaînement de la sensualité.

RIBAUDE SUISSE (XVI Siècle)
  • Racinet del.
  • Drouart imp.
  • E. Leguay Sc.

RIBAUDE SUISSE (XVI Siècle)

A Éphèse comme à Corinthe, à Colossis comme à Thessalonique, saint Paul attaque, poursuit et terrasse le paganisme sous la forme du sensualisme ou de la luxure; c’est la Prostitution qu’il combat sans cesse, parce qu’il la retrouve partout et qu’il va la flétrir jusque dans les mystères du culte des faux dieux. Saint Paul avait été païen; il avait donc par lui-même connu, apprécié le véritable caractère de la religion matérielle qu’il voulait remplacer par la religion de l’esprit; voilà pourquoi, dans toutes ses prédications, il se posait comme réformateur des mœurs, au nom de Jésus-Christ, qui, selon l’expression d’un Père de l’Église, avait vécu chastement, quoique né d’une femme, et ne s’était jamais dépouillé de sa robe blanche de virginité. Voilà pourquoi saint Paul disait littéralement aux Thessaloniciens: «La volonté de Dieu, c’est votre sanctification, afin que vous vous absteniez de la fornication (ut abstineatis vos à fornicatione) et que chacun de vous sache posséder le vase de son corps saintement et honorablement, sans céder aux mouvements de la concupiscence, à l’instar des gentils qui ignorent Dieu.» Il disait de même aux Colossiens: «Mortifiez donc vos membres qui sont sur la terre, c’est-à-dire la fornication, l’impureté, la luxure, la concupiscence.» Il disait aux Galates: «Celui qui sème dans sa chair recueillera de sa chair la corruption, et celui qui sème dans l’esprit recueillera de l’esprit la vie éternelle.» S’il écrivait aux Éphésiens, c’était pour les conjurer de ne pas vivre comme les autres nations, qui, ayant perdu tout remords et tout sentiment de pudeur, s’abandonnaient à la dissolution pour se plonger avec une avidité insatiable dans toutes sortes d’impuretés. S’il osait prêcher la chasteté et la continence au milieu des corruptions de la voluptueuse Corinthe et en présence des gens de mauvaise vie, des larrons et des débauchés, que la curiosité lui donnait pour auditeurs: «Ne savez-vous pas, s’écriait-il, que celui qui se joint à une prostituée est un même corps avec elle? Car ceux qui étaient deux ne sont plus qu’une chair, dit l’Écriture. Mais celui qui demeure attaché au Seigneur est un même esprit avec lui. Fuyez la fornication. Quelque autre péché que l’homme commette, il est hors du corps; mais celui qui commet la fornication pèche contre son propre corps (an nescitis quoniam qui adhæret meretrici unum corpus efficitur? Erunt enim, inquit, duo in carne una!... Fugite fornicationem. Omne peccatum quodcumque fecerit homo, extra corpus est; qui autem fornicatur, in corpus suum peccat).»

Tous les apôtres étaient, d’ailleurs, d’accord avec saint Paul, pour condamner le paganisme dans ses œuvres de Prostitution: ils ne faisaient que se conformer aux sentiments des prophètes et à la lettre de la Bible; mais les évangélistes s’étaient prononcés avec moins d’énergie contre les péchés de la chair. Saint Jean avait même séparé en deux catégories distinctes les actes spirituels et corporels, de manière qu’ils ne fussent pas confondus dans un même jugement: «Ce qui est né de la chair est chair; ce qui est né de l’esprit est esprit.» C’était peut-être une excuse charitable offerte aux pécheurs charnels qui voudraient se purifier par les eaux du baptême. Quoi qu’il en soit, la doctrine de saint Paul, plus austère et moins équivoque, fut adoptée généralement par les premiers Pères de l’Église et par les conciles. «Haïssez comme un vêtement souillé, avait dit saint Jude, tout ce qui tient de la corruption de la chair.» De cette horreur pour l’incontinence devait inévitablement sortir le célibat chrétien.

La philosophie, il est vrai, avait enseigné quelquefois la tempérance aux païens; mais cette tempérance philosophique ne tirait sa raison d’être que de considérations purement humaines; elle n’était que relative et accidentelle, car Cicéron prétendait que la nature devait se faire obéir et que ses lois parlaient aussi haut que celles d’un dieu. Aristote, de son côté, ne proposait pas d’autre règle dans l’usage des plaisirs sensuels, que la connaissance de ses propres forces, c’est-à-dire l’instinct de nature. Aussi, les philosophes ne recommandaient-ils la tempérance, qu’au point de vue de la santé et de l’économie physique; ils s’abandonnaient souvent eux-mêmes à leur convoitise, parce qu’ils regardaient les plaisirs des sens comme très-conformes à la nature (ὡς φύσεως ἔργον), suivant le témoignage de saint Nil, disciple de saint Jean Chrysostome. La pudeur n’était une vertu que dans les chants des poëtes; et cette vertu même chez les anciens n’avait pas les attributions qu’on pourrait lui supposer d’après son nom. La Pudicité, qui eut des temples et des autels dans tout l’empire romain, ne représentait pas, de l’avis des plus savants antiquaires, la virginité ou même la continence; elle figurait plutôt la conscience, la voix intime de l’âme, la honte du mal et l’amour du bien. Cette Pudicité romaine avait pour simulacre une femme assise, quelquefois voilée, portant la main droite vers son visage et le désignant avec son index levé, pour exprimer que le signe de la pudeur éclate dans un regard qui s’abaisse et sur un front qui rougit. Sénèque est peut-être le seul philosophe païen qui ait compris et enseigné la chasteté morale, que les chrétiens s’imposaient avec une pieuse abnégation de l’instinct de nature: «Parmi eux, rapporte Origène, les personnes les plus simples et les moins éclairées, et même celles qui appartiennent à la plus basse condition, font paraître souvent dans leurs mœurs et dans leur conduite une gravité, une pureté, une chasteté et une innocence admirables, tandis que ces grands philosophes, qui se donnent pour sages, sont si éloignés de ces vertus, qu’ils se souillent ouvertement des crimes les plus infâmes et les plus abominables.»

La chasteté religieuse, néanmoins, n’était pas absolument dédaignée par les païens. Nous avons déjà dit que les hommes et les femmes s’abstenaient de tout rapport sexuel lorsqu’ils se proposaient d’offrir un sacrifice aux dieux; les amants eux-mêmes s’éloignaient alors de leurs maîtresses, et celles-ci évitaient un contact charnel qui les eût forcées de se purifier avant la cérémonie. L’acte vénérien n’était pas considéré comme répréhensible en aucun cas, et il n’offensait jamais la divinité, qui l’encourageait, au contraire, dans une acception générale; mais c’était déjà commencer une offrande, agréable au dieu qui en était l’objet, que de se priver, à l’intention de ce dieu, d’une jouissance qu’on estimait entre toutes. Il y avait là un sacrifice de l’espèce la plus délicate, puisque le sacrificateur était en même temps la victime. Cette continence de pure dévotion se trouvait donc souvent dans la vie privée des Romains qui pratiquaient leur religion avec quelque scrupule: la veille de certaines fêtes, aux approches de certains mystères, le lit conjugal ne réunissait plus les deux époux, qui avaient soin de se tenir à distance et de s’imposer une réserve absolue sur les plaisirs du mariage. Ovide, dans ses Fastes (liv. II), nous montre Hercule, Hercule lui-même, se conformant à l’usage, lorsqu’il se préparait avec Omphale à sacrifier à Bacchus: ils couchaient dans deux lits séparés, quoique voisins (et positis juxta succubuere toris), et ils ne faisaient rien qui pût nuire à la décence du sacrifice. Les prêtres, qui sacrifiaient tous les jours, n’étaient pas tenus sans doute d’être chastes tous les jours; cependant on pourrait inférer, de plusieurs passages des auteurs latins, qu’un sacrifice n’était reconnu bon et propice, qu’autant que le sacrificateur avait les mains pures. La chasteté plaît aux dieux, dit le poëte Tibulle (casta placent superis), qui recommande aux néophytes de ne s’approcher de l’autel qu’avec des habits immaculés (pura cum veste) et de ne puiser l’eau sacrée qu’avec des mains chastes. «Loin des autels, s’écrie Tibulle, celui qui a donné une partie de sa nuit à Vénus! (Discedite ab aris, queis tulit hesterna gaudia nocte Venus).» Quant au vœu de virginité, la religion païenne l’autorisait ou le prescrivait dans différentes circonstances; mais ce genre de virginité matérielle n’avait pas d’analogie avec la virginité morale telle que la comprenaient et l’observaient les chrétiens. Les vestales, par exemple, devaient conserver intacte leur fleur virginale, sous peine d’être enterrées vives et livrées au plus horrible supplice; mais la nécessité de rester vierges cessait pour elles à l’âge où finissait la puberté, et elles pouvaient alors entretenir le feu de Vénus comme elles avaient fait le feu de Vesta. Les plus jeunes, d’ailleurs, n’étaient point astreintes à la chasteté de l’esprit ni à l’innocence du cœur: elles assistaient aux jeux publics, aux combats de gladiateurs, aux mimes, aux atellanes, aux danses du théâtre; elles ne fermaient pas les yeux aux images voluptueuses, ni les oreilles aux paroles obscènes, aux chants impudiques. Leur virginité ne dépassait donc pas la ceinture, suivant l’expression d’un Père de l’Église.

«Opposera-t-on, dit saint Ambroise (De virginitate, lib. I), à nos vierges chrétiennes les vierges de Vesta et les prêtresses de Pallas? Mais quelle espèce de virginité est celle que l’on fait consister, non pas dans la pureté et la sainteté des mœurs, mais dans le nombre des années, et qui n’est point perpétuelle, mais prescrite seulement jusqu’à un certain âge? Cette intégrité prétendue se change bientôt en libertinage, quand on est ainsi résolu de la perdre dans un âge plus avancé (petulantior est talis integritas, cujus corruptela seniori servatur ætati). Ceux qui prescrivent un temps à la virginité, apprennent ainsi à leurs vierges à ne pas persévérer dans cet état. Quelle religion, qui commande la pudicité aux jeunes et l’impudicité aux vieilles!... Non, ces vestales ne sont point chastes, puisqu’elles ne le sont que par contrainte, ni honnêtes, puisqu’on les achète ou plutôt qu’on les loue pour de l’argent, et l’on ne doit pas appeler pudor celle qui se donne en proie tous les jours aux regards impudiques de tout un peuple corrompu et débauché (nec pudor ille est qui intemperantium oculorum quotidiano expositus convitio, flagitiosis aspectibus verberatur)!» Les Pères de l’Église ne se lassaient pas de comparer les vierges chrétiennes aux vestales et aux vierges païennes, pour mieux faire ressortir la différence profonde qui existait entre la virginité des unes et des autres. Saint Ambroise revient sans cesse sur le chapitre des vestales, pour rabaisser le mérite de leur virginité intéressée et imparfaite; il ne va pas aussi loin que Minutius Felix, qui juge cette virginité fort suspecte et qui ose dire que toutes les vestales seraient enterrées vives, si l’impunité ne protégeait pas leurs désordres (impunitatem fecerit non castitas tutior, sed impudicitia felicior): «Qu’on ne nous vante donc pas les vestales, s’écrie saint Ambroise, car la chasteté qui se vend à prix d’argent et qui ne se conserve pas par amour de la vertu, n’est pas chasteté; ce n’est pas la virginité, celle qui, comme à un encan, s’achète ou se loue pour un temps!» Quant à cette virginité toute corporelle que les païens exigeaient de leurs vestales, elle semblait si difficile à garder et si dangereuse à promettre, qu’on ne trouvait pas aisément une fille qui consentît à se vouer de son plein gré à la triste condition de vestale. «A peine avez-vous sept vestales, écrivait saint Ambroise à l’empereur Valentinien, et encore étaient-elles en bas âge quand elles furent consacrées à Vesta! Voilà tout ce que l’idolâtrie peut avoir de vierges à son service! Il y a sept malheureuses qui se laissent séduire par des habits brodés de pourpre, par des litières somptueuses, par un nombreux cortége d’esclaves, par des priviléges, des revenus énormes, et surtout par l’espoir de ne pas mourir vierges en dépit de leur vœu!»

Le célibat chrétien était devenu, surtout chez les femmes, un des plus puissants moyens de propagande pour la religion évangélique; la doctrine formulée par saint Paul à l’égard de la continence avait été acceptée avec fanatisme par les jeunes converties, qui se faisaient une gloire de dompter les mouvements de la chair; car les ardeurs des sens se trouvaient apaisées, sinon éteintes, par l’abstinence, la sobriété, la prière et la solitude. Lorsque le célibat, que la loi romaine proscrivait comme une honte, fut considéré par les nouveaux adeptes de Jésus-Christ, comme un honneur et comme une victoire, on vit une sorte d’émulation parmi les vierges qui se vouaient à un mariage mystique avec le Fils de Dieu. Tout à coup la Prostitution antique s’arrêta et recula devant le triomphe de la virginité. «Que les gentils, disait saint Ambroise, élèvent les yeux du corps et en même temps ceux de l’âme; qu’ils voient cette multitude illustre, cette assemblée vénérable, ce peuple entier de vierges qui honorent l’Église (plebem pudoris, populum integritatis, concilium virginitatis): elles ne portent point de bandelettes sur la tête, mais un voile modeste qui ne se recommande que par un chaste usage; elles ne se permettent pas ces recherches de toilette qui servent au honteux trafic de la beauté (lenocinia pulchritudinis)!» Prudence, dans son livre contre Symmaque, exaltait aussi la virginité chrétienne: «Les plus beaux priviléges de nos vierges, disait-il, c’est la pudeur, c’est leur visage couvert d’un voile sacré, c’est leur vie honnête et décente loin des regards profanes, c’est leur nourriture frugale, c’est leur esprit toujours sobre et chaste!» Il faut pourtant l’avouer, ce qui faisait ce concours, cette émulation de virginité, ce n’était pas tant le contentement de l’état virginal, que le plaisir d’avoir une supériorité sur les autres femmes et de se faire remarquer par une vertu qui avait une espèce d’apparat. Ainsi les vierges occupaient une place spéciale dans les cérémonies du culte; elles portaient aussi un attribut distinctif qui les signalait en public. Étrange coïncidence! cet attribut était la mitre que les courtisanes de Rome, principalement les Syriennes, avaient prise pour insignes et qui déshonorait la femme assez effrontée ou assez imprudente pour adopter pareille coiffure. La mitre des vierges, dont parle saint Optat (Contra Donat., lib. VI) différait sans doute, en hauteur, en forme et en couleur, de la mitre des courtisanes; elle ne souffrait pas, d’ailleurs, des cheveux longs et flottants, ni une perruque blonde, ni une chevelure crêpée étincelante de poudre d’or, car une vierge chrétienne proclamait sa vocation en se coupant les cheveux; en outre, cette mitre réhabilitée se cachait sous un voile violet, brun ou noir, qui couvrait le visage et les épaules, comme le flammeum des vestales.

Pendant les trois premiers siècles qui furent nécessaires à la fondation du dogme catholique, il y eut une guerre éclatante de la morale contre la Prostitution, et les docteurs de l’Église opposèrent sans cesse à la philosophie sensuelle des païens la chaste et austère épreuve de la vie chrétienne. Les saints Pères voulaient se rendre maîtres du corps, pour mieux s’emparer des esprits. Les femmes s’enthousiasmèrent d’abord pour la virginité; à leur exemple, les hommes se soumirent à la continence. «Que peut-on imaginer de plus beau que la vertu sublime de chasteté? disait saint Bernard en s’inspirant, au onzième siècle, des grandes pensées de l’Église primitive. Elle rend net un corps qui était tiré d’une masse souillée et corrompue; d’un ennemi, elle fait un ami, et d’un homme un ange!» En opposition aux débauches religieuses du paganisme, le nouveau culte s’entourait de pratiques simples et modestes; ses mystères se célébraient dans une sainte contemplation, sans tumulte, sans clameurs, sans scandale. La pudeur et la décence présidaient à toutes les cérémonies chrétiennes. Les deux sexes étaient séparés dans les églises; ils ne se voyaient pas, quoiqu’ils fussent en présence devant l’autel; ils ne se rencontraient pas même en allant prier, et ils évitaient ainsi les périls d’un commerce familier qui eût donné carrière aux faiblesses de la chair. Les exhortations des prêtres n’avaient pas de texte plus favori que ces paroles de saint Paul, dans ses Épîtres aux Romains: «Ne livrez pas vos membres au péché pour lui servir d’armes d’iniquité!» L’éloge, la glorification de la chasteté servait de point de départ à tous les enseignements. «La continence, disait saint Basile, est la ruine du péché, le dépouillement des affections vicieuses, la mortification des passions et des désirs même naturels de notre corps, l’augmentation des mérites, l’œuvre de Dieu, l’école de la vertu et la possession de tous les biens.» (Interrog., 17 resp.)

SÉDUCTION ET CORRUPTION.
  • Castelli del.
  • Drouart, imp., r. du Fouarre, 11, Paris.
  • Foliet sc.

SÉDUCTION ET CORRUPTION.

Comme les chrétiens étaient fiers de la supériorité de leur morale et de la pureté de leurs mœurs, les païens employèrent contre eux l’arme de la calomnie et prétendirent que leur culte n’était qu’un monstrueux assemblage de prostitutions infâmes. Les chrétiens, en effet, menacés ou persécutés, ne s’assemblaient qu’en secret, loin des regards de leurs ennemis, au fond des bois, dans les cavernes, et surtout dans les profondeurs des catacombes. Nul profane ne pénétrait dans leurs sanctuaires cachés, et l’on ne savait, de leurs rites, de leurs usages, de leurs dogmes, que ce qui en transpirait dans les récits mensongers de quelques rares apostats. Aussi, l’opinion du peuple, travaillée et accréditée par les prêtres fanatiques des faux dieux, fut-elle longtemps hostile à ces pieux catéchumènes qui vivaient dans la pratique des vertus les plus austères et qui préféraient la mort à la moindre souillure de leur corps. On avait répandu que les frères et sœurs en Jésus-Christ professaient une religion si épouvantable, qu’ils n’osaient pas en avouer les principes et les actes; on racontait les horreurs inouïes qui se commettaient dans leurs assemblées nocturnes, et l’on allait jusqu’à dire que leur horrible luxure ne respectait ni l’âge, ni le sexe, ni les liens du sang et de la famille. Le christianisme, selon les uns, n’était que le judaïsme déguisé; selon les autres, c’était une exécrable frénésie d’athéisme et de débauche, qui avait essayé plusieurs fois de s’introduire dans la religion de l’empire romain, et qui se composait des plus odieuses inventions de la perversité humaine. Voilà comment la Prostitution antique tenta de se défendre et de se faire absoudre, en attribuant ses propres excès au christianisme, qui pendant deux siècles mina la société païenne avant de se faire jour et de se dévoiler dans tout l’éclat de sa pureté.

Les philosophes platoniciens furent les premiers à connaître et à justifier la doctrine évangélique; dès l’an 170 de l’ère nouvelle, Athénagoras avait réfuté victorieusement les calomnies indignes qui attribuaient aux chrétiens toutes sortes d’incestes et d’infamies; dans son Apologie de la religion chrétienne, adressée aux empereurs Marc Aurèle et Lucius Verus, il proclamait la chasteté des chrétiens, selon la différence des sexes, des âges et des degrés de parenté: «Nous regardons les uns comme nos enfants, disait-il, les autres comme nos frères et nos sœurs, et nous honorons les vieillards comme nos pères et nos mères. Ainsi, nous avons grand soin de conserver la pureté de ceux que nous considérons comme nos parents. Quand nous venons au baiser de paix, c’est avec une grande précaution comme à un acte de religion; puisque, s’il était souillé d’une pensée impure, il nous priverait de la vie éternelle. Chacun de nous, en prenant une femme, ne se propose que d’avoir des enfants, et imite le laboureur qui, ayant une fois confié son grain à la terre, attend la moisson en patience.» Dans un autre passage de son Apologie, Athénagoras revient avec plus de force sur cette chasteté qui caractérise surtout les chrétiens au milieu de l’incontinence ordinaire et permanente des gentils: «Les chrétiens, dit-il, ne s’abstiennent pas seulement des adultères, mais encore du commerce des femmes publiques; et la peur qu’ils ont de tomber dans cet abîme les empêche de souffrir la pensée du moindre plaisir déshonnête, et leur fait éviter soigneusement tous ces regards lascifs qui peuvent transmettre les images de quelque impureté. Ils bannissent les visites assidues, les enjouements, les discours déshonnêtes, les longues conversations, les attouchements inutiles, les ris immodérés. Ils se refusent les plus innocentes libertés et ils ne montrent jamais les parties de leur corps que l’honnêteté tient couvertes. Leurs habits les cachent au dehors et leur pudeur les enferme au dedans, de sorte qu’à la maison ils ont honte de leurs parents et serviteurs; dans le bain, des femmes; et dans le particulier, d’eux-mêmes.» Tous les Pères de l’Église naissante protestent avec la même énergie contre les imputations perfides et calomnieuses qui tendaient à diffamer les chrétiens: «L’amour de la chasteté a tant de force sur eux, disait saint Justin dans ses Dialogues, que l’on en trouve beaucoup qui passent toute leur vie sans aucune alliance charnelle et qui sont vierges à l’âge de soixante ans, sans que le tempérament ou le pays fasse leur continence.»

Saint Cyprien, saint Clément d’Alexandrie, saint Grégoire de Nysse, saint Basile, tous les Pères grecs et latins ont fait une peinture édifiante des mœurs chrétiennes, qui furent d’autant plus pures que celles des païens étaient plus dépravées. Saint Cyprien consacre son Traité de la Pudicité, à l’exaltation de cette vertu des chrétiens: «Ils savent, dit-il, que les voluptés charnelles commencent par l’espoir de rencontrer des joies solides, et se terminent en de pures illusions qui nous font rougir de nous-mêmes. Elles nous précipitent avec fureur dans toute la brutalité de leurs mouvements; elles nous induisent à toutes sortes de crimes, en nous menant dans l’horreur et l’abomination de ces alliances monstrueuses qui passent, du sexe où la nature nous allie, à notre propre sexe, et descendent à celui des animaux, en inventant mille abominations voluptueuses auxquelles l’imagination n’a pu s’arrêter sans rougir.» Saint Grégoire de Nysse en appelle au témoignage des païens eux-mêmes, pour constater la glorieuse chasteté des chrétiens: «Ils ne se contentent pas d’être chastes dans leur corps par la mortification de toutes les voluptés charnelles; ils se purifient encore dans leur esprit, sachant que la véritable virginité doit se défendre de l’adultère des péchés.» C’est par la crainte de souiller leur esprit, qu’ils ôtaient de leur vue tout spectacle honteux, toute image déshonnête; ils n’assistaient jamais aux jeux du théâtre, que saint Cyprien qualifie d’écoles d’impureté; ils bannissaient de leurs tables frugales ces mets diaboliques qui soulèvent les sens et les entraînent à de grossières satisfactions; ils ne se permettaient pas l’usage des parfums qui nourrissent ces pensées molles et lascives que la sensualité promène autour d’elle; ils n’admettaient ni les chansons, ni les danses, ni les rires, ni l’ivrognerie, ni la gourmandise, à leurs banquets, où se révélait toujours la présence de l’Esprit saint.

Saint Clément d’Alexandrie (Pedag., lib. II) entre même dans des détails intimes au sujet de cette chasteté qui faisait l’orgueil des fidèles et la honte des gentils. Après avoir établi, dans ses Stromates (liv. II), la différence radicale qui existait entre les mariages des uns et des autres, en disant que les païens ne cherchent que leur convoitise et leur brutalité dans le fait conjugal, tandis que les chrétiens ne demandent que cette union qui nous mène à celle de Jésus-Christ: «Les chrétiens, dit-il, veulent que les femmes plaisent à leurs maris, par la pureté de leurs mœurs et non par leur beauté; ils veulent aussi que les maris ne se servent pas de leurs femmes comme d’une prostituée, dont on ne cherche que les corruptions sensuelles;» car «la nature ne nous a donné le mariage, ajoute-t-il dans son Pédagogue, que comme les aliments dont l’usage, et non l’abus, est autorisé par elle dans une proportion utile à la santé du corps.» Ce même Père de l’Église nous présente un curieux tableau de la décence du mariage chrétien: «Les époux, dit-il, portent la pudeur dans leur lit, de peur que, s’ils violaient dans les ténèbres les préceptes de cette pudeur qu’ils ont appris au grand jour, ils ne ressemblassent à cette Pénélope qui défaisait pendant la nuit ce qu’elle avait ourdi dans la journée. Cette pudeur étant une preuve qu’ils savent réprimer leur convoitise, là même où elle a le droit de s’émanciper; elle est une preuve qu’en se donnant l’un à l’autre, ils sont chastes dans le dehors. On ne voit pas dans leur lit tous ces emportements du péché, que la seule volupté a inventés; car si Jésus-Christ leur a permis de se marier, il ne leur a pas dit d’être voluptueux.» Ailleurs, saint Clément définit encore la chasteté du mariage chrétien, auprès duquel le mariage des païens n’était qu’une Prostitution concubinaire ou un trafic immoral: «La seule fin de l’union des deux sexes, dit-il (Pedag., lib. II, cap. 10), est d’avoir des enfants pour en faire des gens de bien. C’est agir contre la raison et contre les lois, que de ne rechercher, dans le mariage, que le plaisir, mais on ne doit pourtant pas s’en abstenir par crainte d’avoir des enfants. La nature défend également dans l’enfance et la vieillesse le commerce impudique des deux sexes; ceux à qui le mariage permet ces rapports charnels doivent être continuellement attentifs à la présence de Dieu et respecter leurs corps qui sont ses membres, en s’abstenant de tous regards, de tous attouchements sales ou illicites...»

La conduite réservée des époux dans l’état de mariage avait amené naturellement certains docteurs de l’Église, tels qu’Origène, à supprimer le sexe féminin dans l’autre vie, comme inutile et dangereux. Origène, qui avait expérimenté sur lui-même sa doctrine du retranchement des sexes, voulait que le sexe masculin ressuscitât seul. D’autres Pères, pour mieux assurer la continence des bienheureux, furent d’avis que les élus n’avaient pas de sexe, mais que les damnés conservaient le leur avec leurs misérables passions. Le plus grand nombre des docteurs, au contraire, se fondaient sur les paroles de l’Apocalypse, pour croire et enseigner que dans le ciel les saints seraient mariés, engendreraient des enfants et jouiraient de tous les plaisirs du corps. Tertullien, Lactance, Irénée, Justin et Methodius se prononcèrent pour ce mariage céleste et éternel. Mais l’Église, par la voix des conciles, devait redresser cette opinion hasardée et déclarer que, si les deux sexes persistaient dans le ciel, il n’y aurait pas mariage, encore moins jouissance terrestre et procréation d’enfants. Saint Augustin dit, à cet égard, dans sa Cité de Dieu, liv. II, ch. 17: «Dieu ôtera ce qu’il y a de vicieux chez les élus, mais il laissera subsister le sexe, qui n’est pas un mal, puisque Dieu en est créateur. Les membres qui n’auront plus de passions et qui ne serviront plus aux anciens usages, seront revêtus d’une beauté nouvelle.» Les casuistes ne devaient pas s’en tenir là, car ils imaginèrent que la résurrection réparerait l’intégrité virginale, dans les corps qui l’auraient perdue sur la terre.

La chasteté, cette vertu dont les chrétiens s’arrogeaient le monopole, était donc leur préoccupation constante et le signe principal de leur croyance; ils la gardaient comme un précieux dépôt que leur avait remis le divin Sauveur, et ils s’en faisaient une arme de provocation contre le sensualisme païen, qui se sentait incapable de l’imiter. On comprend que les fondateurs du catholicisme, sachant la puissance d’action que cette chasteté avait sur les masses comme sur l’individu, aient appelé à son aide toutes les rigueurs de la pénalité ecclésiastique, tant l’Église naissante avait intérêt à protéger les mœurs et à prêcher d’exemple. De là cette sévérité du code chrétien à l’égard des infractions charnelles que la loi humaine n’atteignait pas. Pour la simple fornication, saint Grégoire de Nysse voulait que la pénitence fût de neuf ans, divisés en trois catégories, en sorte que les fornicateurs restaient pendant trois ans exclus de la prière, pendant trois ans auditeurs, et pendant trois ans prosternés. Saint Basile était plus indulgent: il se contentait d’une pénitence de quatre ans pour la fornication, à savoir un an passé dans chaque état de la pénitence. En revanche, il n’épargnait pas l’adultère, ni l’inceste, ni la sodomie, ni la bestialité, qu’il punissait d’une pénitence de quinze ans, le coupable demeurant quatre ans pleurant, cinq ans auditeur, quatre ans prosterné et deux ans assistant. Cependant l’adultère de l’homme marié avec une femme non mariée, équivalait à une simple fornication. La polygamie, quoique considérée comme un état de bestialité et indigne de l’homme, n’entraînait qu’une pénitence de quatre ans, un an pleurant et trois ans prosterné. Le concubinage des personnes consacrées à Dieu n’était compté que comme un cas de fornication, pourvu que ces conjonctions illicites fussent rompues. Une fille qui s’était prostituée avec le consentement de ses parents ou de ses maîtres, faisait trois ans de pénitence; celle qui n’avait cédé qu’à la violence, n’encourait aucune peine et n’était pas souillée devant Dieu ni devant les hommes. Quant au diacre coupable de fornication, il devait redescendre au rang des simples laïques et travailler à mortifier sa chair pécheresse.

Cette législation de l’Église primitive prouve assez le prix inestimable que les chrétiens attachaient à la conservation de leur pureté corporelle et mentale; aussi, les païens se montrèrent-ils malicieusement acharnés contre une vertu que leurs adversaires opposaient sans cesse comme un défi aux désordres et aux impuretés du paganisme. Ils s’appliquèrent à éprouver jusqu’où cette vertu pouvait aller, et ils essayèrent de lui imprimer une souillure en la livrant aux attentats de la violence et aux outrages de la débauche. Mais ce genre de supplice n’eut pas plus d’empire que les autres sur la sainte résignation des vierges et des martyres. Ces victimes faisaient à Dieu le sacrifice de leur virginité et subissaient, sans cesser d’être pures et radieuses, le joug impur de la fornication. L’Église les assistait dans cette agonie de persécution, et sa voix consolante les encourageait à monter au ciel par la voie pénible et amère de la Prostitution: «La virginité, leur criait saint Augustin (Contra Jul., lib. IV), est dans le corps; la pudicité dans l’esprit: celle-ci y reste, lorsque la virginité est ôtée au corps.»—«Ce n’est pas la violence qui corrompt le corps des saintes femmes!» ajoutait saint Jérôme.—«Une vierge, disait saint Ambroise, peut être prostituée et non souillée.»—«Tout ce qu’on peut faire, d’ailleurs, du corps et dans le corps par la violence, reprenait saint Augustin, tout cela ne souille point la personne qui a souffert cette violence sans pouvoir s’y soustraire; car si la pureté périssait de la sorte, ce ne serait plus une vertu de l’esprit, mais une qualité du corps, ainsi que la beauté, la santé et d’autres biens périssables.»

Un prêtre nommé Victorien avait écrit à saint Augustin pour lui annoncer douloureusement les horribles violences que les barbares faisaient endurer aux vierges chrétiennes; le saint lui répondit (Ép. 122) que si ces vierges enduraient ces violences sans y consentir et sans s’y soumettre, elles ne seraient pas coupables vis-à-vis de Dieu: «Ce leur sera plutôt, dit-il, une plaie honorable et glorieuse, qu’une honteuse corruption; car la chasteté, qui est dans l’âme, a une si grande force spirituelle, qu’elle demeure inviolable et qu’elle fait que la pureté même du corps ne peut recevoir aucune atteinte, bien que les corrupteurs aient osé vaincre et violer les membres de ce corps matériel.» Saint Basile exprime, à peu près dans les mêmes termes, une doctrine analogue, pour tranquilliser l’esprit des vierges menacées du plus redoutable martyre: «S’il y en a quelques-unes, dit-il, qui aient enduré la violence, leurs âmes n’y ayant pas consenti, elles n’ont pas laissé de présenter à leur divin Époux ces âmes toutes pures et sans corruption, même avec plus d’honneur et de gloire.» C’était un encouragement et une réparation à la fois pour les pauvres vierges qu’on livrait au supplice de la Prostitution. L’idée de ce cruel supplice avait été certainement inspiré aux persécuteurs par la singulière admiration que les chrétiens manifestaient pour leurs vierges, et, en même temps, par l’orgueil rayonnant que celles-ci tiraient de leur état de pureté immaculée. Voilà pourquoi, pendant les persécutions, il y eut tant de vierges chrétiennes outragées par leurs bourreaux, qui ne faisaient qu’appliquer l’antique loi romaine, en vertu de laquelle une vierge ne pouvait pas être mise à mort. «Quant aux vierges, dit Suétone dans la Vie de Tibère, comme une ancienne coutume défendait de les étrangler, le bourreau les violait d’abord et les étranglait ensuite (immaturatæ puellæ, quia more tradito nefas esset virgines strangulari, vitiatæ prius a carnifice, dein strangulatæ).» Le viol des vierges chrétiennes n’était donc dans l’origine qu’un préliminaire de la peine capitale, conformément à l’usage de la pénalité romaine; plus tard, ce viol devint la partie principale du supplice lui-même, et les vierges n’avaient garde de décliner la responsabilité de leur état virginal, devant les juges païens qui prenaient un odieux plaisir à les frapper dans ce qu’elles avaient de plus cher; mais leur virginité était un sacrifice qu’elles offraient chastement à Dieu en échange de la couronne du martyre.

Il faut entendre le chant de victoire que saint Cyprien adresse à ces martyres résignées, que dévorait le monstre de la Prostitution païenne: «Les vierges, dit-il, sont comme les fleurs du jardin de l’Église, le chef-d’œuvre de la grâce, l’ornement de la nature, un ouvrage parfait et incorruptible, digne de toute louange, de tout honneur, l’image de Dieu correspondante à la sainteté de notre Seigneur, et la plus illustre partie du troupeau de J.-C.!» Le paganisme espérait détruire le germe de la religion nouvelle en s’attaquant au principe même de la virginité, mais les vierges furent plus fortes que les bourreaux.

CHAPITRE II.

Sommaire.—Raison de nécessité pour laquelle saint Paul et les apôtres durent imposer aux chrétiens l’abstinence charnelle et la pureté virginale.—Les agapes.—Les fossoyeurs des catacombes de Rome furent les premiers adorateurs du Christ.—Action régénératrice et consolante de la religion chrétienne sur les êtres dégradés voués au service de la Prostitution.—Les courtisanes martyres.—Histoire de Marie l’Égyptienne racontée par elle-même.—Légende de sainte Thaïs.—Comment s’y prit saint Ephrem pour convertir une femme de mauvaise vie.—Les deux solitaires et la prostituée.—Saint Siméon Stylite.—Conversion de Porphyre.—Sainte Pélagie.—Sainte Théodote.—Conversion et supplice de sainte Afra.—Prière de sainte Afra sur le bûcher, ou oraison des prostituées repentantes.

Il n’est pas difficile de se rendre compte des motifs de haute prévoyance qui firent recommander la chasteté entre toutes les vertus chrétiennes. Cette vertu était sans doute prescrite par la loi de Moïse, et l’on trouve, à chaque instant, dans les saintes Écritures, la condamnation des excès de la chair. Salomon, qui devait avoir sept cents concubines dans sa vieillesse, n’épargna pas ces coupables débordements auxquels il se laissa lui-même entraîner: «Celui qui est adultère perdra son âme par la folie de son cœur, disait-il dans ses Proverbes (chap. VI); il s’attirera de plus en plus la turpitude et l’ignominie, et son opprobre ne s’effacera jamais.» Saint Paul et les apôtres ne firent donc que suivre la doctrine mosaïque, en imposant aux chrétiens l’abstinence charnelle et la pureté virginale. Mais il y avait une raison de nécessité qui venait se joindre à toutes celles que conseillait la religion, dans l’intérêt de la morale qui avait dicté son Évangile: la vie commune des catéchumènes des deux sexes les exposait à des tentations, à des ardeurs et à des périls journaliers qui avaient besoin d’un préservatif bien puissant pour ne pas aboutir à des désordres presque inévitables. Ces désordres, en rappelant les mystères les plus honteux du paganisme, auraient confondu avec lui, aux yeux des païens, la divine religion de Jésus-Christ, et le culte du vrai Dieu n’eût pas lutté avec avantage contre les cultes avilissants de Vénus, de Bacchus, de Cybèle et d’Isis; car, dans ces différentes idolâtries, la célébration des mystères ne souillait les temples et les bois sacrés qu’à certaines époques de l’année, tandis que les cérémonies occultes de la foi catholique avaient lieu en tout temps, tous les jours, ou plutôt toutes les nuits, sous le nom d’agapes.

Dans ces agapes, dans ces repas fraternels où la parole du Seigneur nourrissait l’âme en mortifiant le corps, les deux sexes étaient réunis, et la concupiscence se fût éveillée dans les cœurs les plus chastes et les plus froids, si la loi du nouveau culte n’avait mis un frein salutaire aux instincts de la nature et aux entraînements du vice. Voilà pourquoi la continence était la première vertu qu’on exigeait des chrétiens pour garantir et favoriser toutes les autres. Si cette vertu n’avait été prêchée sans cesse et profondément enracinée dans les croyances de chacun, les agapes n’eussent servi qu’à propager la Prostitution. Rien ne peut donner une idée complète de l’exaltation des fidèles, qui n’aspiraient qu’au martyre et qui le souffraient volontiers en eux-mêmes, dans leurs désirs et dans leurs passions, avant de s’y abandonner tout entiers sur la place publique. Cette exaltation, tournée à la débauche, comme cela n’arriva que trop par le fait des hérésies, eût amené de monstrueux libertinages et discrédité le christianisme en dévouant au mépris universel les apôtres et les prosélytes. Qu’on imagine aussi les dangers que courait sans cesse, dans cette existence contemplative, la pudeur des frères et des sœurs rassemblés par la prière et la pénitence! Les femmes étaient toutes voilées et couvertes d’amples vêtements qui ne dessinaient aucune forme du corps; ces vêtements, de laine grossière et d’une couleur uniforme, blancs, gris ou noirs, n’attiraient pas les regards et la curiosité par des ornements mondains; l’odorat n’était pas réveillé par les molles sollicitations des parfums. Ces femmes, dont le cothurne entièrement fermé n’apparaissait pas même hors des plis de leur longue robe, ressemblaient dans l’ombre à des statues immobiles ou à des pleureuses de funérailles. Les hommes, de leur côté, n’étaient pas vêtus avec moins de décence, à cette différence près qu’ils ne portaient pas de voiles, mais de grands chapeaux, de larges capuchons sous lesquels leur visage, pâle et amaigri, avait l’aspect d’une tête de mort. Mais ce n’était point encore assez pour empêcher la nature de parler plus haut que la volonté: il fallait que cette nature rebelle et fougueuse se laissât enchaîner par l’autorité du précepte et par l’exemple.

Ainsi, hommes et femmes pouvaient impunément rester, pendant des jours et des nuits, pêle-mêle et vis-à-vis les uns des autres, sans actes coupables et même sans mauvaises pensées; ils respiraient le même air, ils couchaient côte à côte dans les catacombes, au milieu des bois; ils s’endormaient et se réveillaient en priant. Bien plus, lorsque les persécutions forcèrent les chrétiens à se cacher et à vivre entre eux au fond des solitudes, le dogme de la continence était déjà bien fortement établi parmi les fils et les épouses de Jésus-Christ, puisqu’il avait dompté les plus violentes révoltes de la chair, malgré la menace continuelle du découragement et de l’oisiveté. Il n’y avait plus de sexe, pour ainsi dire, dans ce pieux mélange de saints et de saintes qui habitaient ensemble ces retraites souterraines où ils avaient eu souvent leur berceau et qui leur gardaient une tombe inviolable. Il n’est donc pas surprenant que les païens, ignorant la chasteté de cette vie secrète, l’aient supposée telle qu’ils l’auraient faite avec la licence de leurs mœurs et la sensualité de leur religion: ils ne se persuadaient pas que les sens pussent accepter un pareil esclavage; ils ne soupçonnaient pas quel pouvait être l’empire de la prière et ce que pouvait faire le fanatisme du devoir religieux. De là, les odieuses calomnies qu’ils accréditaient contre les chrétiens, avec lesquels ils confondaient d’impurs hérésiarques que l’Église naissante repoussait avec horreur.

Ce fut dans les catacombes, dans ces vastes excavations où Rome avait trouvé les matériaux de ses temples et de ses édifices, ce fut dans ces sombres souterrains, qui servaient de cimetière aux esclaves et à la population pauvre de la ville éternelle, que le Christ rencontra ses premiers adorateurs; car son Évangile s’adressait surtout aux êtres souffrants et malheureux. Les fossoyeurs (fossores), qui creusaient les sépultures et qui ne voyaient jamais le soleil, acceptèrent tout d’abord avec confiance une religion qui abaissait les superbes et relevait les humbles; ils s’enrichirent ainsi de toutes les joies du Paradis que leur promettait le Sauveur, et ils se sentirent réhabilités, eux qui étaient poursuivis par l’horreur et le mépris des vivants qu’ils avaient le triste privilége d’enterrer. Une semblable réhabilitation attendait les classes abjectes, qui avaient besoin de retrouver leur propre estime sous la flétrissure dont les chargeait l’opinion publique. Le christianisme effaçait toute tache originelle, par le repentir et le baptême: il créait dans le vieil homme un homme nouveau; il rendait pur ce qui avait été impur jusque-là; il mettait une auréole de pardon sur des fronts stigmatisés. On s’explique naturellement son action régénératrice et consolante parmi les êtres dégradés qui étaient voués au service de la Prostitution.

Ces misérables, qui naguère n’avaient pas la conscience de leur dégradation, furent tout à coup attristés et honteux; leurs yeux s’étaient ouverts à la lumière de la morale évangélique, et ils comprenaient avec effroi toute la profondeur de l’abîme où le vice les avait jetés. Les uns se convertirent et abjurèrent leur vie scandaleuse; les autres la continuèrent dans les larmes et la prière, en s’y soumettant comme à une odieuse tyrannie et en offrant au ciel l’holocauste de leurs souffrances. La religion du Christ se propagea rapidement à travers ces âmes pleines de remords et d’amertume, et la prostituée la plus avilie releva la tête en regardant le ciel. Les prédications des apôtres et de leurs disciples avaient lieu d’abord dans les carrefours, à l’entrée des villes, sur les places et dans les faubourgs, partout où une foule oisive et curieuse prêtait un auditoire complaisant à l’orateur. Les portefaix, les matelots, les bateleurs, les esclaves errants, la plus vile populace en un mot, se pressaient autour de l’homme de Dieu qui prêchait la continence et la mortification de la chair. Les prostituées étaient les plus ardentes à écouter cette parole bienfaisante qui apaisait l’émotion de leurs cœurs, et qui leur donnait la force de marcher devant Dieu. Ces malheureuses victimes de la débauche avaient moins d’horreur d’elles-mêmes, quand elles croyaient avoir communiqué avec le Rédempteur, et souvent elles renonçaient à leur affreux métier, pour se consacrer à la divine mission que Jésus envoyait aux vierges et aux martyres. Tel fut certainement l’impérieux motif qui présida dans les premiers siècles à l’institution du célibat chrétien. Jésus avait absous Marie Madeleine, parce qu’elle avait beaucoup aimé; à l’exemple de Jésus, les saints confesseurs se montrèrent indulgents pour les femmes qui avaient vécu dans l’impureté, tant qu’elles furent païennes, et qui, en devenant chrétiennes, entraient dans la glorieuse vie de la pénitence.

La légende est remplie de ces courtisanes qui sont touchées de la main du Seigneur et qui s’attachent à ses pas pour faire leur salut en effaçant la turpitude de leur vie passée. Toutes ces pauvres femmes sont animées de l’Esprit saint, comme les trois Maries qui avaient tout quitté pour suivre Jésus-Christ. Plus elles ont été souillées par le péché, plus elles s’efforcent de s’épurer aux flammes de la foi et de l’expiation. Beaucoup d’entre elles, et des plus perverties, se changent en saintes et obtiennent la couronne du martyre. Le nombre des saintes de cette espèce est assez considérable pour que le Père jésuite Théophile Raynaud en ait fait un martyrologe particulier à la suite de l’histoire de Marie l’Égyptienne, leur modèle et leur patronne. Nous n’avons pas le projet d’écrire la légende dorée de toutes ces mérétrices béatifiées, et nous ne leur contesterons pas la place qu’elles occupent à tort ou à raison dans la béatitude céleste; mais nous emprunterons seulement certains passages aux écrits des anciens hagiographes, pour faire voir l’influence du christianisme sur la Prostitution païenne, et pour établir ce fait singulier, que les prostituées eurent l’insigne honneur d’abjurer les premières le culte des faux dieux, ces emblèmes plus ou moins déshonnêtes de la sensualité humaine.

Marie l’Égyptienne, qui vivait sous le règne de Claude et qui s’était cachée dans le désert pour y faire pénitence après sa conversion, raconta elle-même son histoire à l’abbé Zosime qu’elle avait rencontré, lorsqu’elle était complètement nue, le corps noir et brûlé par le soleil: «Je suis née en Égypte, lui dit-elle en couvrant sa nudité du manteau que Zosime lui avait donné; dans ma douzième année, je me rendis à Alexandrie, où pendant dix-sept ans je me soumis à la dépravation publique et ne me refusai à aucun homme. Et comme des gens de cette contrée se disposaient à faire le voyage de Jérusalem pour adorer la vraie Croix, je priai les mariniers, qui les conduisaient, de me prendre avec eux. Quand ils me demandèrent le prix du passage, je leur dis: «Frères, je n’ai rien à donner, mais prenez mon corps pour le payement de mon passage.» Ils me prirent ainsi et disposèrent de mon corps pour se payer. Nous arrivâmes à Jérusalem ensemble, et m’étant présentée avec les autres aux portes de l’église pour adorer la vraie Croix, je fus soudainement repoussée par une force invisible; je retournai plusieurs fois inutilement jusqu’aux portes de l’église et toujours je me sentais retenue, tandis que les autres entraient sans difficulté. Alors je fis un retour sur moi-même et pensai que mes nombreux et sales péchés étaient la cause de cette répulsion. Je commençai à soupirer profondément, à verser des larmes amères et à châtier mon corps avec mes mains.» Elle fit vœu de chasteté et se mit sous la sauvegarde de la vierge Marie, qui lui permit d’entrer dans l’église et d’adorer la vraie Croix. Après quoi, elle passa le Jourdain et s’enfonça dans le désert où elle resta quarante-sept ans sans voir aucun homme, en vivant de trois pains qu’elle avait apportés avec elle. «Pendant les dix-sept premières années de ma vie solitaire, dit-elle, j’ai eu à souffrir des tentations de la chair; mais, avec la grâce de Dieu, je les ai toutes vaincues...» Voilà les exemples à imiter que le confesseur chrétien offrait aux femmes de mauvaise vie, qui accouraient en foule pour l’entendre. La relation que nous avons empruntée à Jacques de Voragine, le grand légendaire du moyen âge, est plus décente que celle des Actes de la sainte, paraphrasés et commentés avec peu de retenue par son historien Théophile Raynaud. Cette sainte était la patronne ordinaire des courtisanes, et l’abandon qu’elle fit de son corps aux bateliers se voyait représenté sur les vitraux des églises, notamment à Sainte-Marie-de-la-Jussienne, chapelle située autrefois dans la rue qui a conservé ce nom à Paris, et affectée à la grande confrérie des filles publiques.

Une autre courtisane, qui n’eut pas la réputation de Marie l’Égyptienne auprès de ses pareilles, figure aussi dans la Vie des Pères, où elle fait amende honorable de ses péchés. Il serait possible néanmoins que cette sainte n’ait jamais été qu’une personnification de la débauche pénitente et un touchant emblème de la purification d’un corps souillé. Elle se nommait Thaïs et habitait une ville d’Égypte que la tradition ne nomme pas; sa beauté était telle, que beaucoup d’insensés vendaient tout ce qu’ils possédaient pour acheter ses faveurs et se trouvaient, au sortir de sa couche, réduits à une extrême pauvreté; ses amants en venaient souvent aux mains dans des querelles de jalousie, et sa porte était arrosée de sang, raconte Jacques de Voragine. L’abbé Paphnuce eut la pensée de la convertir. Il revêtit un habit séculier, prit une pièce de monnaie et la lui présenta comme rémunération du péché qu’il semblait solliciter d’elle. Celle-ci accepta la pièce de monnaie, en disant: «Allons dans ma chambre!» Et quand Paphnuce fut entré dans cette chambre et qu’elle l’invitait à monter sur le lit, tout couvert de riches étoffes, il lui dit: «Allons dans un lieu plus secret?» Elle le mena successivement dans plusieurs autres chambres, et il objectait toujours qu’il craignait d’être vu: «C’est une chambre où personne n’entre, lui dit-elle tristement; mais, si c’est Dieu que tu crains, il n’y a aucun endroit qui soit caché à ses regards.» Le vieillard, étonné de ce langage, lui demanda si elle savait qu’il y eût un Dieu rémunérateur et vengeur. Elle répondit qu’elle le savait: «Puisque tu le sais, s’écria Paphnuce avec sévérité, comment as-tu perdu tant d’âmes? Oui, pécheresse, il y a un Dieu, et tu lui rendras compte, non-seulement de ton âme, mais encore de toutes celles que tu as induites au péché.» A ces mots, Thaïs tomba aux pieds de Paphnuce, en versant des larmes de contrition: «Mon père, lui dit-elle, j’espère pouvoir obtenir par la prière la rémission de mes fautes; je te prie de m’accorder trois heures pour me préparer à te suivre; je ferai ensuite tout ce que tu ordonneras.» L’abbé, lui ayant indiqué le lieu où il l’attendrait, sortit de cette maison d’impureté. Thaïs rassembla tout ce qui était le gain de ses péchés, vêtements somptueux, riches joyaux, meubles splendides, et en fit un feu de joie sur la place publique, en présence de tout le peuple. «Venez tous, criait-elle, venez, vous qui avez péché avec moi, et voyez comme je brûle tout ce que j’ai reçu de vous!» Ces objets montaient à la valeur de quarante livres d’or. Lorsque tout fut consumé, elle rejoignit Paphnuce, qui la conduisit dans un monastère de vierges, et il l’enferma dans une petite cellule, dont il ferma et scella la porte, en ne laissant subsister qu’une étroite fenêtre, par laquelle on faisait passer chaque jour à la recluse une faible ration de pain et un peu d’eau. Au moment où le vieillard prenait congé d’elle: «Mon père, lui cria Thaïs, où veux-tu que je répande l’eau que la nature chassera de mon corps?—Dans ta cellule, comme tu le mérites,» répondit-il durement. Elle lui demanda encore comment elle devait adorer Dieu: «Tu n’es pas digne de nommer Dieu, répliqua-t-il avec mépris, ni de lever tes mains vers le ciel, car tes lèvres sont pleines d’iniquité et tes mains sont chargées de souillures. Prosterne-toi du côté de l’Orient en répétant souvent ces mots: Toi qui m’as créée, aie pitié de moi!» Cette dure pénitence dura trois ans, après lesquels Thaïs, délivrée par l’abbé Paphnuce, malgré elle, rentra dans le siècle; mais elle ne survécut que trois jours à la rémission de ses péchés et mourut en paix comme une vierge.

Saint Éphrem fut moins heureux dans la conversion d’une autre femme de mauvaise vie qui voulait l’induire à pécher avec elle. Pour se dérober à ses importunes provocations, le saint lui dit: «Suis-moi!» Elle le suivit; mais, lui, au lieu de chercher un endroit écarté, favorable à une œuvre illicite, mena cette femme au milieu d’un carrefour où affluait une grande foule de peuple; puis, se tournant vers elle: «Arrêtons-nous ici, lui dit-il brusquement, afin que j’aie commerce avec toi!—Je ne le puis, répondit-elle en rougissant: il y a trop de monde ici!—Si tu rougis de la présence des hommes, répliqua saint Éphrem avec indignation, ne dois-tu pas rougir davantage de la présence de ton Créateur, qui découvre les choses cachées au fond des ténèbres!» La courtisane, honteuse et confuse, s’enfuit la tête basse, mais ne se retira pas dans un monastère et ne livra point au feu les produits de son infâme métier. Souvent les Pères de l’Église ne craignaient pas de se commettre avec ces créatures, pour essayer de les ramener à Dieu en les forçant à rougir de leur péché. Les Vies des Pères sont remplies de ces aventures, qui témoignent de la constance et de la charité de ces vénérables confesseurs. Deux solitaires, qui se rendaient à la ville d’Aige en Tharse, souffrent tellement de la chaleur du jour, en route, qu’ils sont forcés de faire halte dans une hôtellerie, malgré la répugnance qu’ils avaient à entrer dans ce mauvais lieu. Il y avait dans cette hôtellerie quelques jeunes débauchés et une prostituée. Celle-ci, inspirée par le démon, s’approche d’un des deux solitaires et l’invite à commettre un acte d’incontinence. Le solitaire la repousse avec dégoût et se détourne en priant Dieu de lui pardonner. Cette effrontée revient à la charge avec mille agaceries et conjure ce pauvre solitaire de ne pas se refuser à ce qu’elle réclame de lui: elle prononce alors le nom de la Madeleine, qui trouva grâce devant Jésus, dit-elle: «En vérité! reprit le solitaire; mais quand Jésus eut adressé la parole à la pécheresse, elle cessa d’être courtisane.—Et moi aussi!» s’écria cette femme, obéissant à une inspiration de l’Esprit saint. Elle se sépara sur-le-champ de ses compagnons de débauche et elle suivit pieusement les deux solitaires, qui la présentèrent dans un monastère de femmes, où elle vécut dans les macérations sous le nom de Marie. Ses compagnes ne lui reprochèrent jamais son ancien état, et toute souillée qu’elle avait été avant sa conversion miraculeuse, elle se regardait comme une des épouses les plus fidèles de Jésus-Christ.

Un passage de la Vie de saint Siméon Stylite, qui passa plus de quarante ans sur le chapiteau d’une colonne, où il avait établi sa cellule d’anachorète (mort en 460), nous fait connaître l’empressement que mettaient les courtisanes de tous les pays à venir repaître leurs yeux du spectacle émouvant de ses austérités, et leurs oreilles des encouragements de la parole divine. Saint Siméon, du haut de sa colonne, convertit une multitude d’hommes vicieux ou pervers, qui accouraient de toutes parts à ses prédications. Les mérétrices, que la renommée du saint attirait en foule, ne l’avaient pas plutôt aperçu priant et bénissant sur sa colonne, qu’elles renonçaient à leur genre de vie, à leurs pompeux habits, à leurs parfums et à leurs voluptés, pour entrer dans un monastère, où elles devenaient des saintes, à force de répandre des larmes et de détester leurs péchés: Quid porro de meretricibus dicam, quæ, ex diversis procul terris, ad servi Dei septum profectæ, postquam illum conspexere, patriam suam deseruere, et severiorem ascetarum disciplinam in monasterio professæ, sanctorum honorem commeruerunt, posteaquam, Domino largiente, præteritorum criminum chirographa suis lacrymis (Acta Sanctorum, t. II, p. 344). On pourrait inférer de ce passage curieux, que les courtisanes, qui se laissaient toucher par la grâce, devaient faire une confession générale de leurs péchés et en dresser un inventaire détaillé, qu’elles avaient toujours présent sous les yeux pendant leur longue pénitence, pour ne pas oublier leurs anciens méfaits et les pleurer éternellement. Au reste, les courtisanes pénitentes pouvaient être catéchumènes, dès qu’elles avaient abjuré leur état de Prostitution; ainsi, dans la Vie de sainte Pélagie (Arnaud d’Andilly, t. I, p. 572), on voit cette fameuse comédienne, qui n’avait pas encore renoncé au siècle, assister à une instruction religieuse dans l’église d’Antioche, où elle n’était jamais entrée auparavant; et pourtant, elle avait donné un terrible scandale à l’évêque et à ses suffragants, assis à la porte de l’église de Saint-Julien, lorsqu’elle passa auprès d’eux, toute étincelante de pierres précieuses, de perles et d’or, qui brillaient jusque sur ses brodequins, toute parfumée d’essences, toute fière de sa merveilleuse beauté, devant laquelle le saint évêque et ses assesseurs battirent en retraite, les yeux baissés et l’âme gémissante, pour ne pas voir cette figure diabolique, ces épaules, ce sein, ces bras nus, que la tentatrice offrait à leurs chastes regards.

Cette sainte Pélagie n’est pas celle qui se nommait Porphyre dans sa vie de courtisane, et qui vécut à Tyr, deux ou trois siècles plus tard. Un jour, celle-ci aperçut dans la rue deux solitaires qui venaient quêter pour les pauvres et les malades. Porphyre reçut tout à coup un trait enflammé de la grâce; elle courut à la rencontre de ces bons pères, et s’adressant au plus vieux: «Sauvez-moi, mon père, s’écria-t-elle avec un élan du cœur, sauvez-moi, ainsi que Jésus-Christ sauva la pécheresse!» Le solitaire, à qui elle parlait ainsi, leva les yeux vers elle et la contempla d’un air doux et mélancolique. «Suivez-moi!» lui dit-il. Elle le suivit à distance avec humilité et respect; mais, lui, alla droit à elle, la prit par la main et la conduisit publiquement à travers la ville. Quand ils en furent dehors, ils entrèrent dans une église qui s’offrit à eux, et Porphyre y trouva un enfant nouveau-né, qu’elle adopta. Le solitaire et la courtisane s’en allèrent donc avec l’enfant, mais on les soupçonna d’avoir à se reprocher la naissance de cet enfant; et ce fut un scandale que le solitaire fit cesser, en portant des charbons ardents dans sa robe, pour prouver son innocence. Porphyre avait pris le nom de Pélagie et s’était renfermée dans un monastère. Son exemple fit une telle impression sur l’esprit des courtisanes de Tyr, qu’elles voulurent l’imiter et que plusieurs d’entre elles se consacrèrent à Dieu, pour laver leur robe d’innocence et devenir épouses de Jésus-Christ.

La première sainte Pélagie périt à Antioche, pendant la persécution de Licinius, en 308: elle se jeta du haut d’un toit, pour échapper aux soldats qui venaient s’emparer d’elle et qui menaçaient d’attenter à son vœu de chasteté. Pendant la même persécution, il y eut des courtisanes qui souffrirent le martyre, entre autres Théodote, Afra et ses suivantes, qui exerçaient également la Prostitution. Le savant Ruinart, qui a placé sous cette date les actes de sainte Théodote, fait cette observation, qu’il aurait dû appuyer de quelques autorités: «On ne voit pas, dit-il, qu’une courtisane ait été admise dans la communion des fidèles et reçue à l’église, avant les temps de la persécution de Licinius, et l’on ne saurait nier que Théodote ait fait trafic de son corps (quæstum corpore fecisse).» Le martyre de sainte Afra fut même plus remarquable que celui de Théodote, qui eut l’affront d’être condamnée à reprendre son honteux métier. Afra comparut devant le juge Gaius, qui l’accueillit en souriant: «Comme je l’apprends, tu es mérétrix, lui dit-il. Sacrifie aux dieux! Tu le feras d’autant plus volontiers, qu’une mérétrix n’a rien à démêler avec le Dieu des chrétiens?» Afra garde le silence et se recommande tout bas à Jésus-Christ. «Sacrifie, reprend le juge, sacrifie, pour que les dieux t’accordent d’être aimée de tes amants comme ils t’ont aimée jusqu’à présent! Sacrifie, pour que tes amants t’apportent beaucoup d’argent!»

Afra rougit de cette allusion à sa vie passée: «Je n’accepterais pas désormais cet argent exécrable, s’écrie-t-elle avec un geste d’horreur, car l’argent que j’avais amassé ainsi, je l’ai rejeté loin de moi, parce qu’il n’était pas de bonne conscience (de bonâ conscientiâ). J’ai prié un de mes frères pauvres, qui ne voulait pas l’accepter, de le purifier en l’acceptant et en priant pour moi. Si je me suis défait d’un bien mal acquis, qui me pesait sur le cœur, comment puis-je songer à en acquérir de la même manière?—Christ ne te trouve pas digne, reprend Gaius. C’est donc sans raison que tu l’appelles ton Dieu; quant à lui, il ne te reconnaît pas pour sienne; car une femme qui est mérétrix ne peut se dire chrétienne.—En effet, je ne mérite pas le nom de chrétienne! Cependant la miséricorde de Dieu, qui juge non mes mérites mais ma foi, voudra bien me recevoir dans le paradis.» Le juge Gaius prononça alors son jugement: «Nous ordonnons que la courtisane Afra (publicam meretricem), qui s’est confessée chrétienne et qui n’a pas voulu participer aux sacrifices, soit brûlée vive!»

Afra marcha au supplice, tandis que ses deux suivantes, Eunomia et Eutropia, qui avaient été baptisées comme elle par l’évêque Narcissus, se tenaient, voilées et silencieuses, au bord du fleuve, en espérant partager le martyre de leur maîtresse, ainsi qu’elles avaient partagé son péché (simulque fuerant in peccato). Afra, en montant sur le bûcher, fait cette prière, qu’on avait adoptée au moyen âge comme l’oraison des prostituées repentantes:

«Seigneur Dieu tout-puissant, Jésus-Christ, qui n’es pas venu appeler les justes, mais les pécheurs, à la pénitence; Jésus, dont la promesse est vraie et manifeste, parce que tu as daigné dire que dès qu’un pécheur se sera converti de ses iniquités, à cette heure même tu ne te souviendras plus des péchés de ce pénitent; reçois donc à cette heure l’expiation de ma mort (Accipe in hac horâ passionis meæ pœnitentiam)!»

Une courtisane martyrisée au nom du Christ arrachait toujours une foule de victimes à la Prostitution et enfantait de nouveaux martyrs.

CHAPITRE III.

Sommaire.—Pourquoi les gentils infligeaient aux femmes chrétiennes le supplice de la Prostitution publique.—Légende des Sept vierges d’Ancyre.—Agonie d’une virginité vouée à l’outrage de l’impudicité païenne, dépeinte par le poëte Aurelius Prudentius.—Sainte Agnès est dénoncée comme chrétienne.—Jugement du préfet Symphronius.—Agnès est conduite dans une maison de débauche.—Mort miraculeuse du fils de Symphronius.—Particularités importantes pour l’histoire de la Prostitution.—Sainte Théodore, dénoncée comme chrétienne, est condamnée au supplice du lupanar.—Dévouement sublime de Didyme.—Décapitation de Théodore et de Didyme.—Fait analogue rapporté par Palladius.—Légende de sainte Théodote.—Sainte Denise livrée à deux libertins par ordre du proconsul Optimus.—Délivrance miraculeuse de sainte Denise.—Légende de sainte Euphémie.

Les chrétiens étaient si fiers de leur chasteté, ils y attachaient tant de prix, ils craignaient tellement de perdre ou d’altérer ce trésor, que leurs persécuteurs se firent un malin plaisir de les tourmenter dans la possession d’un bien qu’on n’eût jamais songé à leur enlever, s’ils n’avaient pas porté, de la sorte, un défi à la religion et à la philosophie païennes. On s’explique ainsi cet étrange supplice, qui consistait à livrer une femme chrétienne, vierge ou non, aux brutalités infâmes de la Prostitution publique. Il est trop souvent question d’un pareil supplice dans les Actes des saints, pour qu’on puisse le révoquer en doute et le regarder comme un emblème des excès de l’idolâtrie. Les hagiographes entrent à cet égard dans les détails les plus singuliers, et saint Ambroise, au liv. III de son Traité des Vierges, où il raconte avec complaisance le martyre de sainte Théodore, nous donne à entendre que cette pénible épreuve était presque toujours réservée aux vierges qui refusaient de sacrifier aux dieux. Au reste, comme nous l’avons déjà dit, ce n’était peut-être que l’application de la vieille loi romaine qui défendait de mettre à mort une vierge, et qui abandonnait celle-ci à une espèce de dégradation, que le bourreau avait le droit d’exercer sur sa victime avant d’exécuter l’arrêt. Mais, à cet antique usage de la pénalité, se joignait certainement l’intention de déshonorer la chrétienne à ses propres yeux comme aux yeux de ses coreligionnaires.

Le sacrifice aux dieux qu’on imposait à toute femme accusée d’être chrétienne, n’était pour celle-ci qu’un acheminement à la Prostitution, car la plupart des dieux et des déesses semblaient avoir été inventés pour déifier les passions sensuelles et pour faire un appel permanent à la débauche: «Les gentils, dit saint Clément d’Alexandrie, renonçant à tout sentiment de modestie et de pudeur, gardent dans leurs maisons des tableaux où leurs dieux sont représentés au milieu des plus infâmes transports que puisse causer la volupté; ils parent leurs chambres à coucher de ces peintures déshonnêtes, et prennent pour une sorte de piété la plus monstrueuse incontinence. Vous regardez de vos lits l’image de Venus et l’oiseau qui vole vers Léda; plus un tableau est impudique, plus il vous paraît excellent: vous en faites graver le dessin, et vous avez pour cachet les débordements de Jupiter! Voilà les modèles de votre mollesse, voilà les idées infâmes que vous avez de vos dieux, voilà la doctrine criminelle qu’ils vous enseignent et qu’ils pratiquent avec vous!... Vous commettez la fornication et l’adultère par les yeux et par les oreilles, avant que de les commettre en réalité; vous faites outrage à la nature de l’homme et vous anéantissez la Divinité par vos indignes actions!» Les chrétiennes auraient cru donc commettre une fornication ou un adultère, en sacrifiant aux dieux du paganisme, en s’approchant de leurs autels, en y jetant un grain d’encens, en levant les yeux vers ces statues qui bravaient souvent la pudeur et qui enseignaient le péché par leurs attributs et leurs muettes provocations. Les vierges détournaient la vue ou se voilaient avec horreur en présence de ces impures divinités, et le juge alors, comme pour les préparer à sacrifier à Vénus, à Isis, à Bacchus ou à quelque autre idole, les envoyait faire un rude apprentissage dans une maison de Prostitution.

C’était avec un profond désespoir que les saintes femmes subissaient ces horribles violences: elles demandaient à leur divin Époux de les appeler à lui, avant que leur chère pureté fût la proie des impies; elles s’abîmaient dans la prière et la contrition, pour ne pas être témoins de leur propre avilissement; elles auraient préféré mille morts, mille tortures, à la perte de leur innocence. Il paraîtrait que l’exposition des chrétiennes à la merci des libertins ne fut point mise en pratique avant la terrible persécution de Marc-Aurèle, car Tertullien, dans son Apologétique, parle de ce genre de supplice comme d’une invention récente due à un raffinement de cruauté (exquisitior crudelitas). «En condamnant dernièrement une vierge au lénon plutôt qu’au lion, dit-il avec un amer jeu de mots, vous avez confessé qu’un outrage à la pudeur était réputé chez les chrétiens plus atroce que tous les supplices et tous les genres de mort. (Proximè ad lenonem damnando christianam, potiusquam ad leonem, confessi estis labem pudicitiæ apud nos atrociorem omni pœna et omni morte reputari).» Mais Jésus-Christ eut souvent pitié de ses chastes épouses, et tantôt il leur accordait la grâce de mourir saines et sauves, tantôt il faisait descendre ses anges auprès d’elles pour les défendre et les exhorter, tantôt il frappait d’impuissance les bourreaux les plus formidables, ou bien il en faisait tout à coup des chrétiens et des confesseurs. «Lorsque l’implacable persécution était dans toute sa force, raconte saint Basile (De verâ virginitate, no 52), des vierges choisies à cause de leur foi en leur divin Époux, ayant été livrées comme des jouets aux regards des impies, gardèrent la pureté de leurs corps, et cela n’arriva que par la grâce de Jésus-Christ, qui voulut montrer que tous les efforts des impies ne parviendraient pas à souiller la chair de ces vierges, et que leurs corps restaient inviolables, sous sa sauvegarde, par l’effet d’un miracle.» Il faudrait peut-être, dans le texte latin de ce passage, corriger un mot, et mettre liminibus au lieu de luminibus, ce qui donnerait un sens plus conforme aux usages de la persécution, dans cette phrase: «Electæ virgines propter Sponsi fidem, ad illudendum impiis luminibus traditæ, corporibus inviolatæ perdurarunt.» Il est probable que saint Basile avait désigné les dictérions ou les lupanars, qui recevaient ordinairement les vierges chrétiennes condamnées à la Prostitution; mais le traducteur latin ayant remplacé le mot grec par une périphrase, impiis liminibus, qui caractérise assez bien ces mauvais lieux, une faute de copiste a changé le sens, que nous proposons de rétablir, sans sortir de notre sujet.

Nous n’avons pas l’espace nécessaire pour relater ici tous les martyres qui ont commencé ou fini par la Prostitution violente. Il y aurait un livre entier à faire sur la matière, en dépouillant, à ce point de vue unique, l’immense recueil des Bollandistes et en étudiant les Actes des saintes qui ont été plus ou moins persécutées dans leur virginité ou leur chasteté. Nous grouperons seulement quelques faits analogues, pour faire apprécier dans quel but et dans quelle forme le paganisme attentait à la pudeur chrétienne. On comprendra ainsi avec quel pur amour les saintes femmes se donnaient à Jésus-Christ, en voyant le gracieux portrait que saint Augustin a fait de la chasteté chrétienne, dans ses Confessions: «La Chasteté se présentait à moi avec un visage plein de majesté et de douceur, et joignant à un gracieux souris des caresses sans afféterie, afin de me donner la hardiesse de m’approcher d’elle, elle étendait, pour me recevoir et m’embrasser, ses bras charitables, entre lesquels je voyais tant de personnes qui pouvaient me servir d’exemples. Il y avait un grand nombre de jeunes garçons et de jeunes filles, des hommes et des femmes de tout âge, des veuves vénérables et des vierges arrivées presque à la vieillesse. Et cette excellente vertu n’est pas stérile, mais féconde dans ces bonnes âmes, puisqu’elle est mère de tant de célestes désirs, qu’elle conçoit de vous, ô mon Dieu, qui êtes son véritable et son saint époux!» Cette chasteté était aussi jalouse de sa conservation dans la vieillesse que dans l’enfance, et la persécution n’avait aucun égard à l’âge, lorsqu’elle destinait une victime aux outrages de la Prostitution. Sainte Agnès n’avait pas treize ans, et les sept vierges d’Ancyre ne se souvenaient plus d’avoir été jeunes.

Ces sept vierges, quoique âgées de soixante-dix à quatre-vingts ans chacune, furent condamnées, comme chrétiennes, à être livrées aux débauchés d’Ancyre. Ces débauchés n’eurent pourtant pas le courage de se faire les instruments de la cruauté des persécuteurs; un seul d’entre eux osa tenter l’aventure, mais l’esprit de Dieu se mit entre lui et les saintes vierges. Le préfet d’Ancyre, furieux de voir que son jugement n’était pas exécuté, les condamna, par malice, à cause de leur invincible virginité, au service du temple de Diane. Par une singularité que le légendaire ne justifie pas, elles furent mises toutes nues pour aller laver la statue de la déesse dans un lac sacré, voisin de la ville que traversa le cortége, dans lequel leur nudité avait lieu de surprendre les spectateurs. Ce fut dans les eaux du lac qu’elles trouvèrent un refuge contre les regards curieux de la foule. Cet étrange martyre daterait du quatrième siècle, selon Nilus, qui nous en a conservé l’incroyable récit. Les autres saintes qui ont également été exposées à la brutalité païenne, sont presque toutes de la même époque. Théodore, Irène, Agnès, Euphémie, furent éprouvées de la même façon, dans l’horrible persécution ordonnée par Dioclétien en 303, persécution qui dura jusqu’en 311, et qui fit plus de martyrs que les précédentes. Jamais on n’avait imaginé des supplices plus douloureux pour la chasteté chrétienne. Ainsi, en Thébaïde, on attachait les femmes par un pied, et on les élevait en l’air avec des machines, afin qu’elles demeurassent suspendues, la tête en bas, entièrement nues. Le génie de la Prostitution semblait inspirer aux juges et aux bourreaux un luxe prodigieux de tortures infâmes.

Le poëte Aurélius Prudentius, qui écrivait plus de soixante ans après les horreurs de cette persécution, en avait recueilli sans doute les souvenirs, lorsqu’il a dépeint l’agonie d’une virginité vouée à l’outrage de l’impudicité païenne. Si la vierge n’appuyait pas sa tête contre l’autel de Minerve et ne demandait pas sa grâce à la déesse, on l’insultait, dès qu’elle se mettait en marche pour se rendre au lupanar. Alors toute une jeunesse ardente s’élançait sur les pas de l’infortunée et se disputait le droit de l’insulter (novum ludibriorum mancipium petat). On lui criait de s’arrêter, au détour de chaque rue; mais la vierge fuyait plus vite, en détournant la tête et en cachant son visage, poursuivie par une foule impatiente; elle craignait que quelque libertin ne portât la main sur elle et ne fît un cruel affront à son sexe (ne petulantiùs quisquam verendum conspiceret locum); et sous la menace de ce péril, elle se hâtait de mettre à l’abri sa virginité dans le lupanar, comme si elle devait y être en sûreté, comme si le lupanar ne pouvait qu’être chaste et inviolable pour elle. Rien n’est plus touchant que ce tableau de la pudeur chrétienne.

Sainte Agnès, en effet, ne perdit pas sa virginité, pour avoir été conduite dans un lupanar de Rome. Elle appartenait à une des premières familles de cette ville, et quoique âgée de treize ans à peine, elle avait été déjà recherchée en mariage par plusieurs jeunes patriciens. Sa grande beauté ne la détourna pas de la vie austère qu’elle avait embrassée. Elle fut dénoncée comme chrétienne au préfet Symphronius par le fils même de ce préfet, qu’elle avait dédaigné comme les autres prétendants; elle proclama hautement sa croyance et déclara qu’elle avait consacré sa virginité à Jésus-Christ. «Choisis entre deux partis à prendre, lui dit le juge: ou sacrifie à Vesta avec les Vestales, ou prostitue-toi avec les courtisanes dans un lupanar de soldats, où tu n’auras pas recours aux chrétiens qui t’ont séduite (aut cum meretricibus scortaberis in contubernio lupanari).» Agnès répondit à Symphronius, en le bravant. Celui-ci, irrité de cette audace, ordonne qu’elle soit dépouillée de ses vêtements et menée nue au lupanar, précédée d’un héraut criant à son de trompe: «Agnès, vierge sacrilége, ayant blasphémé les dieux, est livrée à la Prostitution publique (scortum lupanaribus datam).» On exécute l’ordre du préfet. Mais à peine Agnès est-elle mise à nu, que ses cheveux poussent à l’instant et forment un voile autour de son corps. Un ange marche à ses côtés et l’environne d’une splendeur divine. Elle entre au lupanar, toute resplendissante de clarté, mais déjà sa pudeur est garantie par une robe, de blancheur éblouissante, qui la couvre de la tête aux pieds. Les débauchés, qui l’attendaient dans le mauvais lieu, n’osent pas s’approcher d’elle et la contemplent avec terreur, jusqu’à ce qu’ils se jettent à ses pieds en implorant son pardon. Le fils du préfet accourt avec ses compagnons de plaisir, pour s’emparer de la belle proie qu’il s’est promise; mais dès qu’il étend la main vers Agnès, il tombe mort, comme frappé de la foudre.

Tel est le récit de saint Ambroise, dans ses Épîtres (liv. IV, ép. 34); mais les Actes de la sainte, publiés par Ruinart, ajoutent à ce récit bien des particularités importantes pour l’histoire de la Prostitution. Selon ces Actes, dès que la sainte fut arrivée au lupanar, on la revêtit d’une chemise de gaze transparente, que les filles de joie portaient dans l’intérieur des mauvais lieux, pour mieux solliciter la luxure, en laissant entrevoir ou deviner tout ce qui pouvait l’enflammer. Aussitôt la populace envahit le lupanar, et chacun s’empresse de faire valoir son droit de premier venu; mais aussitôt cette ardeur impudique s’éteint et s’évanouit: les libertins restent immobiles, tremblants, indécis, sans force et sans volonté; ils rougissent de honte et se retirent, sans avoir touché la sainte, qui les regarde avec calme. Le lupanar ne se vide que pour se remplir de nouveau; mais le miracle se renouvelle, et les affronteurs demeurent interdits, avant d’avoir fait une tentative de violence que la jeune Agnès ne semble pas redouter. Tous s’éloignent avec terreur, avec respect, et personne n’ose plus pénétrer dans le repaire de Prostitution. Un seul se présente encore: le bruit se répand que c’est le propre fils de Symphronius; il ne doute pas du succès de sa honteuse entreprise; il s’élance seul derrière le rideau qui ferme l’entrée du lupanar; il s’avance impétueusement vers Agnès, il étend les bras pour la saisir, mais il tombe mort à ses pieds. Cependant ses amis l’attendaient à la porte, curieux, inquiets de savoir si ce loup ravissant s’était emparé de la brebis du Christ, selon les paroles mêmes de la légende. Comme on ne le voit pas reparaître, comme on n’entend rien dans la cellule d’Agnès, quelqu’un se hasarde à y entrer: à l’aspect du mort, il se trouble, il invoque la pitié de la sainte, il est converti. Nul ne sera désormais assez hardi pour vouloir se faire l’exécuteur de l’arrêt de Symphronius, devant qui l’on ramène Agnès encore munie de sa virginité. Agnès consent à ressusciter le mort, qu’elle avait sacrifié à la défense de sa pudeur, et le ressuscité ne se soucie plus de s’en prendre aux vierges chrétiennes; mais cette résurrection miraculeuse est attribuée à des invocations magiques, et Agnès, condamnée à être brûlée vive, emporte avec elle sa fleur virginale dans les flammes du bûcher. Le savant éditeur de cette légende mentionne la tradition qui plaçait, sous les voûtes du Cirque Agonal ou destiné aux jeux publics, ce lupanar où la virginité d’Agnès avait remporté la victoire sur ses impurs ennemis.

Le supplice du lupanar se reproduit souvent dans les Actes des saintes, mais toujours avec des circonstances différentes, qui sembleraient accuser des variantes de détails sur un thème unique. Il n’est pas probable que les mêmes faits se soient représentés si souvent avec autant de similitude. Le plus célèbre de tous les martyres de cette espèce est celui de sainte Théodore, qui doit sans doute la célébrité de son nom à une mauvaise tragédie de Pierre Corneille, plutôt qu’à la légende paraphrasée par saint Ambroise et à ses Actes publiés par Ruinart. C’était une dame noble d’Alexandrie. Le juge la cita devant lui et la somma de sacrifier aux dieux. «D’après les ordres de l’empereur, lui dit-il, vous autres vierges qui refusez d’offrir de l’encens aux dieux, vous devez être exposées dans les lieux infâmes. Mais j’ai pitié de votre naissance et de votre beauté.—Vous pouvez faire ce qui vous plaira, répond Théodore. Ma volonté n’aura point de part aux violences que vous exercerez.» On la soufflette, par ordre du juge, qui s’efforce de dompter cette rebelle. «Malgré votre condition illustre, lui dit-il, vous me contraignez de vous faire affront devant le peuple, qui attend votre jugement. Je vous donne trois jours pour réfléchir; après ce délai, si vous refusez de sacrifier, je vous exposerai dans un lupanar, afin que les personnes de votre sexe voient votre déshonneur et s’amendent.» Les trois jours écoulés, Théodore resta aussi ferme dans sa résolution. «Théodore, lui dit le juge, puisque vous persistez dans votre refus de sacrifier, j’ordonne qu’on vous conduise au lupanar. Nous verrons si votre Christ vous délivrera.—Le Dieu qui m’a jusqu’à présent gardée sans tache, reprend Théodore avec douceur, connaît ce qui en arrivera; il est assez puissant pour me protéger contre ceux qui voudraient me faire injure.» On la conduit dans une maison de Prostitution; en y entrant, elle adresse une prière fervente à son Époux céleste. Le peuple environne la maison: il attend l’issue d’un martyre qui n’est pas chose nouvelle pour lui, et qui se termine ordinairement par la consécration de la virginité des patientes. Cette fois, il y a plus de spectateurs que d’acteurs. Aucun ne se présente pour faire affront à la chrétienne. Enfin, un soldat fend la foule et pénètre dans le lieu du supplice. Théodore frissonne au bruit des pas; elle rassemble autour d’elle, avec ses mains craintives, le peu de vêtements qu’on lui a laissés, et qui ne cachent pas tout ce qu’elle essaie de voiler. Ce soldat est un chrétien, qui a pris ce déguisement pour arriver jusqu’à elle et pour la sauver; il la conjure de changer d’habillement avec lui, et finit par la décider, en lui faisant un hideux tableau du sort qui l’attend dans cette vilaine maison. Théodore, déguisée en soldat, couvrant son visage avec sa cape et ses deux mains, sort heureusement de l’antre du vice, sans répondre aux questions qui l’assiégent et aux éclats de rire qui la poursuivent. Une heure après, le chrétien conduit devant le juge, était condamné à être décapité pour avoir aidé la délivrance de Théodore. Celle-ci reparaît et dispute à son libérateur la couronne du martyre. «C’est moi qui ai été condamné, lui dit Didyme.—Vous avez bien voulu me sauver l’honneur, répond Théodore, mais je ne consens point que vous me sauviez la vie; car j’ai fui l’infamie et non la mort.» Ils furent décapités ensemble, et Théodore mourut vierge.

Palladius, dans la Vie des Pères (Vita Patrum, cap. CXLVIII: De fæmina nobilissima quæ fuit semper virgo), rapporte un fait à peu près semblable, qui se serait passé un siècle auparavant, mais dont il ne nomme pas les héros, quoiqu’il emprunte son récit à «un ancien livre, dit-il, écrit par Hippolyte, qui fut l’ami des apôtres.» Une fille noble et vertueuse vivait à Corinthe dans la pratique austère du célibat chrétien. Elle fut dénoncée au juge, dans un temps de persécution. Ce juge impie avait un amour immodéré pour les femmes, et afin de satisfaire cet amour charnel, il recourait souvent aux bons offices des lénons et des marchands de Prostitution (cauponatores). Ceux-ci lui avaient vanté la beauté merveilleuse de la vierge chrétienne; il la trouva plus surprenante encore qu’il ne l’eût imaginée, et il n’épargna rien pour séduire cette vierge, qui repoussa ses prières aussi bien que ses menaces. Les tourments ne purent rien obtenir de la pure et douce victime. Le juge alors, indigné de cette résistance, eut l’idée, pour la vaincre, de condamner cette sainte à la Prostitution publique. Il la place dans un lupanar et il recommande au maître du lieu (jussit ei qui eas possidebat): «Prends cette fille, lui dit-il, et paye-moi tous les jours trois pièces d’or (nummos).» Le lupanaire accepte le marché et veut y faire honneur sur-le-champ. La nouvelle prostituée est annoncée aux libertins de la ville par un écriteau, qui lui assigne un nom et qui fixe son tarif. La débauche accourt, la bourse à la main; c’est à qui aura l’avantage de la première rencontre; ils se disputent, les indignes, le trésor de cette virginité qui ne se défend pas. «Écoutez, leur dit la pauvre femme qui ne peut se résigner à souffrir le martyre; il faut que je vous révèle ce que j’ai caché au lénon, et ce que je vous prie de tenir secret. J’ai un ulcère (ulcus) aux parties honteuses; cet ulcère exhale une mauvaise odeur; de plus, il est de nature contagieuse. Je ne veux pas que vous me détestiez..... Accordez-moi quelques jours de répit, et je me livrerai à vous, quand je serai guérie.» Tous se retirèrent, sans demander leur reste. La vierge, se voyant délivrée de ces bourreaux pour quelques jours du moins, priait Dieu de compléter sa délivrance en la faisant mourir. Tout à coup entre dans le lupanar un jeune homme, qui semblait trop animé pour que la fable de l’ulcère fût capable de l’arrêter dans ses desseins. La malheureuse vierge crut avec effroi que le dernier moment de sa virginité était venu; mais ce jeune homme était un chrétien, pieux et chaste, qui avait appris le péril que courait sa sœur en Jésus-Christ. Il avait donc formé le projet de la sauver, et il s’était fait admettre à prix d’argent dans ce lieu infâme. Il changea d’habits avec elle, et il demeura, le visage voilé, à la place obscène que la jeune fille venait de quitter. Dès que la substitution de personne eut été reconnue et le changement de sexe constaté, le chrétien fut condamné à mort et livré aux bêtes, ou plutôt, suivant un commentateur, à toutes les horreurs de la Prostitution antiphysique.

Ce ne fut pas la seule chrétienne qui sortit vierge du lupanar; la légende en cite une autre qui, après avoir, en qualité de mérétrix, prostitué son corps dans un lieu de débauche, retrouva sa virginité en allant à la mort. C’est la fameuse sainte Théodote, cette courtisane dont nous avons déjà parlé et qui souffrit la persécution, vers 249, du temps de l’empereur Philippe. Quand le préteur lui ordonna de sacrifier aux dieux: «C’est bien assez, s’écria-t-elle, que je sois une prostituée pour tout le monde. Je n’ajouterai pas ce crime à mes autres crimes, afin qu’au jour suprême du jugement, je puisse au moins me défendre d’avoir trahi le vrai Dieu!» On l’envoie en prison, où elle passe vingt et un jours, sans prendre aucune nourriture. Quand elle reparaît devant le juge, elle adresse publiquement une prière au Christ: «Je te conjure, dit-elle, de m’absoudre du crime dans lequel je suis tombée, à l’instigation du diable, car on m’appelle avec raison meretrix. Fortifie mon courage et regarde-moi avec clémence, afin que les plus atroces tortures n’aient pas même le pouvoir d’émouvoir mon cœur.» Le juge procède à l’interrogatoire: «De mon état, dit-elle fièrement, je suis courtisane, mais de ma religion, chrétienne, si toutefois je suis digne du Christ.» Elle est condamnée; la foule l’exhorte à sacrifier aux dieux; ses anciens amants la supplient d’épargner sa vie: «Suspendez-la au gibet, dit le juge, et déchirez-lui la peau avec des peignes de fer.» Elle supporte tout, en chantant les louanges du Seigneur. On verse du vinaigre et du plomb fondu dans ses plaies; on lui arrache les dents: elle ne cesse pas de prier à haute voix. Enfin, pour la faire taire, on la lapide. Les chrétiens qui ensevelirent son corps constatèrent, avec une surprise bien naturelle, que cette courtisane était vierge.

Quelquefois, au lieu d’envoyer la vierge dans un lupanar et de la livrer ainsi à un outrage public, le juge l’abandonnait à quelque libertin émérite qui s’engageait à ne la lui ramener que souillée et bonne pour le supplice capital. Ainsi en advint-il à sainte Denise, qui comparut devant le proconsul Optimus avec trois chrétiens nommés Pierre, André et Paul. Le proconsul la menaçait d’être brûlée vive si elle ne sacrifiait pas aux idoles: «Mon Dieu est plus grand que toi, répondit-elle; c’est pourquoi je ne crains pas tes menaces!» Le proconsul ne l’envoya pas au bûcher, mais il l’abandonna au bon plaisir de deux jeunes débauchés (ad corrumpendam). Ceux-ci l’emmenèrent avec eux dans leur maison et réunirent leurs efforts pour la faire céder à leurs obsessions criminelles: cette lutte inégale dura pourtant jusqu’au milieu de la nuit, sans qu’ils triomphassent d’une si courageuse vertu (ut ei vim turpitudinis inferrent). Cependant leur ardeur commençait à s’affaiblir et le démon de l’impureté se retirait d’eux (marescebat eorum cupiditatis libido). Enfin une clarté soudaine illumina toute la chambre, et un ange apparut, qui prit sous sa protection la vierge aux abois. Les deux corrupteurs effrayés tombèrent aux genoux de la chaste jeune fille, qui les releva en souriant: «Ne craignez rien, leur dit-elle; celui-ci est mon tuteur et mon gardien; c’est pour lui que je me suis livrée à vos impuissantes insultes.» Les deux païens la supplièrent d’intercéder pour eux auprès de ce divin protecteur et promirent de se convertir, en jurant qu’ils n’attenteraient plus jamais aux vierges du Seigneur.

On est autorisé à croire que ces attentats contre les vierges chrétiennes avaient lieu principalement à Alexandrie, pendant la grande persécution de Dioclétien. Le préfet de l’Égypte, nommé Hiéroclès, avait enjoint à tous les juges d’appliquer sans exception cette pénalité à toutes les femmes qui se disaient vierges par amour du Christ. Cet Hiéroclès, que les Actes des martyrs appellent souvent Héraclius, s’acharnait surtout à la persécution des femmes, et il les livrait impitoyablement aux agents de Prostitution (sanctas Dei virgines lenonibus tradentem, disent les Actes publiés par Ruinart, t. II, p. 196). On n’a pas de peine à croire que, dans une foule de cas, le juge ne dédaignait pas d’être lui-même l’exécuteur de ses arrêts. Ainsi en agissait le juge Priscus, qui fit beaucoup de mal aux chrétiens à la même époque. La Légende dorée de Jacques de Voragine le représente comme un homme inique et libidineux. Euphémie, fille d’un sénateur, alla s’accuser elle-même devant Priscus et réclama la faveur du martyre, en se plaignant de ce qu’on l’avait épargnée jusqu’alors, en dépit de sa profession de foi chrétienne. Priscus la fit battre de verges et l’envoya en prison: il ne tarda pas à l’y suivre, et il essaya de la violer; mais la sainte se défendit fortement, et la grâce de Dieu paralysa la lubricité de ce païen. Lui, se crut ensorcelé, et il chargea son intendant d’aller séduire par des promesses ou vaincre par des menaces l’intrépide prisonnière; mais l’intendant ne put pas ouvrir la porte du cachot, contre laquelle les haches mêmes ne faisaient que s’émousser, et il fut saisi par le diable, qui le força de se déchirer de ses propres mains. Le juge exposa inutilement la vierge à divers supplices, qui ne réussirent pas à lui ôter la vie, encore moins sa virginité. Cependant il avait donné ordre de la livrer à tous les jeunes libertins qui voudraient abuser d’elle jusqu’à ce qu’elle en mourût; mais ces libertins ne se souciaient pas de tenir tête à une magicienne, et les plus audacieux ne dépassèrent pas le seuil de la cellule où la sainte était renfermée dans l’attente de son déshonneur. Un d’eux pourtant, à qui la luxure donnait du cœur, osa pénétrer dans cette cellule; il fut bien surpris d’y trouver Euphémie entourée de vierges qui priaient avec elle; il confessa timidement sa mauvaise intention et se fit chrétien. Euphémie resta donc vierge, malgré les détestables projets de Priscus, qui voulut la voir décapiter et qui n’eut pas même le temps de dévoiler les mystères de ce corps sans tache; car, au moment où il allait profaner de ses regards impudiques cette virginité que la mort lui avait dérobée, il fut dévoré par un lion qui s’était échappé de la fosse et qui ne laissa pas un seul débris du persécuteur des vierges. «Sainte vierge triomphante, s’écrie saint Ambroise, à qui nous empruntons ce récit, en recevant la couronne de la virginité, tu méritas aussi la palme du martyre!» De pareils exemples gagnaient à la virginité et à la chasteté chrétienne toutes les âmes qu’ils enlevaient à la Prostitution et à l’impureté du paganisme.

CHAPITRE IV.

Sommaire.—Les faux docteurs et les sectes blasphématrices.—Les nicolaïtes.—Atroces préceptes attribués au diacre Nicolas, fondateur de cette secte.—Les phibionites, les stratiotiques, les lévitiques et les borborites.—Abominations de ces sectes, décrites par saint Épiphane.—Les hérésies du corps et celles de l’esprit.—Les carpocratiens et les valésiens.—Épiphane.—Marcelline.—Les caïnites et les adamites.—Impuretés corporelles auxquelles se livraient les caïnites.—L’Ascension de saint Paul au ciel.—Hérésie de Quintillia.—Prodicus.—Déréglements monstrueux du culte des adamites.—Réforme morale que subit cette secte après la mort de son fondateur.—Les marcionites.—Les valentiniens, etc.

Nous avons dit que si la continence et la chasteté des premiers chrétiens étaient suspectes aux gentils, les hérétiques n’avaient que trop justifié l’opinion des incrédules à cet égard. Ces hérétiques semblaient surtout avoir pris à tâche de souiller la morale évangélique et d’étouffer sous la matière le flambeau spirituel du christianisme. Ce n’étaient pourtant pas des païens déguisés, qui avaient pénétré dans le sanctuaire de l’Église du Christ, pour le déshonorer en y introduisant les impuretés du culte idolâtre et en renchérissant sur la doctrine d’Épicure et des anciens philosophes grecs. C’étaient des illuminés chrétiens, si l’on peut se servir de cette expression moderne; c’étaient des novateurs fanatiques, qui voulaient faire servir le puissant auxiliaire de la volupté au triomphe d’une religion toute métaphysique. Pendant trois siècles, le schisme ne cessa de se reproduire et de se transformer dans le sein même de l’Église naissante, et la Prostitution fut presque toujours employée, comme un moyen de propagande et de domination mystérieuses, par ces hérésies qui découlaient souvent des croyances et des mœurs religieuses de l’Inde.

La première hérésie qui ait fait irruption dans le christianisme, remonte aux temps des apôtres, et se rattache peut-être aux antiques traditions que le culte de Baal avait laissées dans la Judée. La seconde épître de saint Pierre, que la chronologie chrétienne date de l’an 65, paraît concerner cette hérésie, qui eut pour auteur un des sept premiers diacres. «Or, il y a eu de faux prophètes dans le peuple, disait saint Pierre, comme il y aura parmi vous de faux docteurs qui introduiront des sectes de perdition et qui renieront Dieu qui les a rachetés, en attirant bientôt la perdition sur eux-mêmes, et plusieurs imiteront les débauches de ces méchants, par qui sera blasphémée la voix de la vérité.» Saint Pierre dit ensuite que Dieu, qui a déchaîné le déluge sur l’ancien monde, en n’épargnant que Noé et sa famille; qui a réduit en cendres les villes impies de Sodome et de Gomorrhe, en arrachant Lot à l’impur contact des habitants de ces deux cités (à luxuriosâ conversatione eripuit); Dieu délivrera de la tentation ceux qui l’honorent, et se réservera de punir les pécheurs au jour du jugement: parmi ces pécheurs, il distingue particulièrement ceux qui, entraînés par la chair, marchent dans la passion de l’impudicité (qui post carnem in concupiscentiâ impudicitiæ ambulant), méprisent toute domination, audacieux qui se complaisent en eux-mêmes et qui ne craignent pas d’introduire des sectes blasphématrices. «Ces hommes, semblables à des bêtes déraisonnables qui courent naturellement à leur perte, blasphémant contre ce qu’ils ignorent, périront dans leur corruption et recevront la récompense de leur iniquité: eux, qui regardent la volupté comme les délices du siècle, se jettent dans ces délices de souillure et d’infamie (coinquinationis et maculæ delicis affluentes), et vous prostituent dans leurs festins impudiques; eux, qui ont les yeux pleins d’adultère et toujours ardents au péché (oculos habentes plenos adulterii et incessabilis delicti); eux, qui séduisent les âmes faibles et qui ont le cœur exercé à la convoitise; fils de malédiction, ils vont errant, hors du droit chemin, comme Balaam, qui aima le salaire d’iniquité.» On voit, dans ce passage assez confus, que ces hérétiques ne se piquaient pas de rester chastes et purs, mais il est difficile de constater, d’après le texte même de la Vulgate, le genre d’impureté que saint Pierre leur reproche. Un commentateur, donnant à cette comparaison des nicolaïtes avec Balaam une portée que nous n’apprécierons pas, suppose que leur hérésie avait fait jouer à l’âne un rôle infâme, si l’on peut expliquer dans ce sens un verset que nous ne traduisons pas, pour ne lui faire rien dire de plus ni de moins: Subjugale mutum animal, hominis voce loquens, prohibuit prophetæ insipientiam.

Cependant, s’il n’était pas question de bestialité dans l’hérésie des nicolaïtes, on ne peut douter que la sodomie ne s’y trouvât mêlée sous le manteau de la fraternité catholique. Les Pères de l’Église, qui ont parlé des nicolaïtes avec autant d’horreur que d’indignation (saint Ignace, Epist. ad Trall. et ad Philadelph.; saint Clément d’Alexandrie, Strom., l. III; saint Irénée; saint Épiphane, etc.), n’avaient pas vu les commencements de cette secte abominable, et n’en savaient que ce qu’ils tenaient de la tradition orale. Selon plusieurs d’entre eux, le diacre Nicolas, que saint Irénée qualifie formellement de maître des nicolaïtes, aurait imaginé son odieuse hérésie pour se venger des apôtres, notamment de saint Pierre, qui le blâmaient d’avoir repris sa femme avec lui, après qu’il se fut séparé d’elle pour garder la continence. Nicolas, afin d’excuser sa faiblesse, se mit à enseigner effrontément que, pour acquérir le salut éternel, il était nécessaire de se souiller de toutes sortes d’impuretés. Les raisonnements sur lesquels il appuyait cette monstrueuse doctrine, n’étaient pas de nature à l’absoudre: il prétendait qu’une chair souillée devait être plus agréable à Dieu, parce que les mérites du divin Rédempteur avaient lieu de s’exercer davantage sur elle, pour la rendre digne du paradis. D’autres Pères de l’Église essayèrent de défendre la mémoire de Nicolas contre la honte de l’exécrable hérésie qui s’était répandue sous son nom parmi les chrétiens: ils déclarèrent que ce Nicolas avait vécu chastement sous le toit conjugal, sans autre commerce que celui de sa femme légitime, qui lui donna plusieurs filles et un fils: celui-ci fut évêque de Samarie et les filles moururent vierges. Quant aux atroces préceptes qu’on lui attribuait, il n’était coupable que d’avoir employé une expression amphibologique, en disant abuser de la chair dans le sens de mortifier la chair. Ses disciples, dit-on, avaient pris à la lettre cette locution vicieuse, et ne se privaient pas d’abuser de la chair, sous la responsabilité du pieux diacre qui n’y avait pas entendu malice.

Ce ne fut pas la seule exagération de la légende, relativement à ce Nicolas que l’Église dut souvent maudire, à cause des excès de ses prétendus imitateurs. On racontait que sa femme était fort belle, et qu’il était, lui, fort jaloux. Les apôtres lui reprochaient sa jalousie, tellement que, pour échapper à des sarcasmes perpétuels, il fit venir cette femme dans une assemblée des chrétiens, et l’autorisa hautement à prendre pour mari celui qu’elle voudrait. La légende ne dit rien de plus, et l’on ne sait pas si la femme de Nicolas profita de cette autorisation. Quoi qu’il en fût, on vit, dans la conduite de Nicolas, une excitation à la débauche et une indulgence plénière accordée aux désirs sensuels. Les premiers nicolaïtes ne s’amusèrent donc pas à rattacher aux dogmes leur hérésie licencieuse; ils ne changèrent rien à l’enseignement chrétien, si ce n’est qu’ils prêchèrent d’exemple l’oubli de toute pudeur sexuelle. Plus tard, pour justifier leur séparation de l’Église, ils s’attaquèrent à la divinité de Jésus-Christ et soutinrent que les plus illicites voluptés étaient bonnes et saintes, attendu que le Fils de Dieu aurait pu les éprouver en habitant un corps terrestre et sensible. Bientôt, sans abandonner leurs pratiques obscènes, ils se rapprochèrent des gnostiques et se confondirent avec eux, en formant de nouvelles sectes sous les noms de phibionites, de stratiotiques, de lévitiques et de barborites. Ces nouvelles sectes, dont saint Épiphane a décrit les abominations à la fin du quatrième siècle, avaient toutes le même but, savoir le contentement des appétits charnels et le retour aux instincts de nature. Elles se sont perpétuées secrètement jusqu’au douzième siècle, où elles essayèrent de sortir de leur obscurité pour y rentrer à jamais.

Les hérésies des premiers siècles se divisaient, pour ainsi dire, en deux classes distinctes: celles du corps et celles de l’esprit. Ces dernières, entre lesquelles il suffit de nommer celles de Sabellius, d’Eutychès, de Symmache, de Jovinien, ne s’intéressaient qu’à des questions de philosophie religieuse et de métaphysique abstraite; ils se perdaient généralement en rêveries relatives à la divinité et à la mission de Jésus-Christ. Les hérésies du corps joignaient, à ces imaginations plus ou moins ingénieuses ou extravagantes, comme but ou comme moyen, un prodigieux débordement de sensualité. Le gnosticisme, émané des religions asiatiques, était venu s’attacher à tous les rameaux de la religion chrétienne, et les étouffait de ses branches parasites souvent pleines de poison et de scandale. La doctrine la plus fréquente chez tous les hérétiques, c’était la communauté des femmes et la promiscuité des sexes. Les carpocratiens et les valésiens professaient cette doctrine vers le commencement du deuxième siècle. Carpocrate, qui avait étudié dans l’école païenne d’Alexandrie, n’était réellement qu’un disciple d’Épicure, quoiqu’il s’intitulât chrétien. Il faisait, en effet, de Jésus-Christ un philosophe épicurien, qui s’était mis, disait-il, en communication directe avec Dieu, et qui avait vaincu les démons créateurs du monde. Ces démons ayant été renfermés dans l’enfer, le mal n’existait plus sur la terre, et tout ce qui pouvait être fait par les hommes suivant cette maxime de l’Évangile: Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît à vous-même, tout était licite et autorisé. On comprend qu’un pareil précepte ne laissait rien subsister de la continence chrétienne, et que les carpocratiens abusaient d’eux-mêmes et des autres, dans l’intérêt de leurs passions brutales. La pudeur, cette noble et touchante fiction qui distingue les êtres intelligents de la brute, fut supprimée par ces sectaires, qui la niaient et qui la regardaient comme injurieuse à la divinité. Carpocrate n’emporta pas son hérésie avec lui dans la tombe: son fils Épiphane, qui avait également appris la philosophie épicurienne et platonicienne dans les écoles d’Alexandrie, eut le temps de compléter le système philosophique de son père, quoiqu’il mourût à dix-huit ans, en décrétant que les femmes seraient communes parmi les carpocratiens, et que nulle d’elles n’aurait le droit de refuser ses faveurs à quiconque les lui demanderait en vertu du droit naturel. Épiphane fut considéré comme un dieu, et on lui éleva une statue à Samé, ville de Céphalonie. Une femme de sa secte, nommée Marcelline, vint à Rome vers l’an 160, et y fit beaucoup de prosélytes, à la sueur de son corps. C’était dans des agapes ou repas nocturnes, que les carpocratiens et les épiphaniens commettaient leurs infamies: ils mangeaient et buvaient avec peu de sobriété; puis, le repas terminé, les grâces dites, le roi du festin criait par trois fois: «Loin de nous les lumières et les profanes!» Alors, on éteignait les flambeaux, et ce qui se passait dans les ténèbres, sans distinction de sexe, d’âge et de parenté, ne devait pas même laisser de traces dans le souvenir, et représentait aux yeux des docteurs de la secte l’image confuse de la nature avant la création.

Les Pères de l’Église, saint Épiphane surtout (Hær., 27), ont tonné contre les mystérieuses prostitutions de ces hérétiques, qui semblaient avoir pris à tâche de déshonorer le nom chrétien; mais les sectateurs de Carpocrate et d’Épiphane étaient des saints auprès des caïnites et des adamites, que le deuxième siècle vit se multiplier dans le sein de l’Église avec une effrayante émulation. Le nom de l’inventeur du caïnisme n’est pas connu: on a lieu de supposer que c’était un de ces audacieux gnostiques qui ne craignaient pas de s’adresser aux penchants les plus pervers de l’humanité, pour fonder leur impure domination sur un crédule troupeau d’esclaves. Les caïnites avaient pour dogme la réhabilitation du mal et le triomphe de la matière sur l’esprit. Ils prenaient donc à rebours l’interprétation des livres saints, et ils honoraient, comme des victimes injustement sacrifiées, les plus exécrables types de la méchanceté humaine, marqués au sceau de la réprobation divine, depuis Caïn jusqu’à Judas Iscariote. Caïn surtout avait le triste honneur d’exciter au plus haut degré leur admiration et leur estime; ils justifiaient ainsi le meurtre d’Abel. On reconnaît dans cette affreuse doctrine une inspiration de l’arimanisme persan, appliqué à la lecture de la Bible et des Évangiles. Ils se glorifiaient d’imiter les hideux vices qu’ils attribuaient à Caïn, et qu’ils retrouvaient avec amour chez les habitants de Sodome et de Gomorrhe; ils protestaient contre la destruction de ces villes maudites, et ils se flattaient de pouvoir les rebâtir un jour sous la sauvegarde de Caïn, qui personnifiait pour eux le principe du mal ou l’Arimane de Zoroastre. Les Pères de l’Église se sont peut-être abusés cependant sur l’hérésie qu’ils combattaient et qu’ils ne connaissaient pas à fond, car il est difficile de croire que de pareilles turpitudes aient eu cours publiquement, et se soient produites sous l’empire d’une croyance chrétienne; or les caïnites ne contestaient pas la divinité de Jésus-Christ et son œuvre de rédemption. Comment accorder cette croyance avec le culte du mal et de l’abomination? «Il n’y avoit point d’impureté corporelle où ils ne se plongeassent, dit Bayle, qui ne fait qu’analyser les récits de Tertullien, de Théodoret, de saint Irénée et de saint Épiphane; point de crime où ils ne se crussent en droit de participer; car, selon leurs abominables principes, la voie du salut étoit diamétralement opposée aux préceptes de l’Écriture. Ils s’imaginoient que chaque volupté sensuelle étoit présidée par quelque génie: c’est pourquoi ils ne manquoient pas, quand ils se préparoient à quelque action déshonnête, d’invoquer nommément le génie qui avoit l’intendance de la volupté qu’ils alloient goûter.» Cette définition du culte des caïnites prouverait qu’ils n’étaient pas dégagés des habitudes de l’idolâtrie païenne, et qu’ils avaient seulement remplacé les dieux par des génies. On n’a rien conservé de leurs livres, et l’on doit regretter surtout leur fameuse Ascension de saint Paul au ciel, sorte d’Apocalypse dans lequel la vision de saint Paul avait révélé à ces hérétiques une incroyable théorie d’impuretés. Quoi qu’il en soit, on ne peut guère douter que les caïnites aient été plus ou moins adonnés aux honteux égarements de l’amour antiphysique, et ce fut pour entraîner les femmes dans la secte des caïnites, qui les méprisaient, qu’une jeune femme, nommée Quintillia, voulut établir une hérésie dans l’hérésie elle-même, et prêcha le caïnisme à l’usage des femmes: ce caïnisme-là, moins infect que celui de Sodome, descendait de Sapho en ligne directe, mais figurait sans doute aussi dans les merveilleux récits de la vision de saint Paul. Il eut, grâce à Quintillia, qui n’était peut-être qu’une courtisane, beaucoup de vogue en Afrique, où il s’enracina, surtout à Carthage.

Les adamites avaient fait remonter leur doctrine au premier homme pour n’avoir rien à démêler avec les caïnites; mais, du premier homme, ils ne séparaient pas la femme, comme les héritiers de Caïn et de Sapho. Le fondateur de leur secte fut un nommé Prodicus, qui avait été carpocratien, et qui n’approuvait pas le mystère que Carpocrate avait imposé à l’opération charnelle. Selon lui, ce qui était un bien dans les ténèbres ne pouvait être un mal en plein jour. Il eut donc l’audace de permettre et de prescrire des «copulations publiques entre les deux sexes.» C’est ainsi que Bayle a traduit ce texte de Théodoret: προφανῶς λαργεύειν (publice scortari). Saint Clément d’Alexandrie impute les mêmes infamies à la secte de Carpocrate, qui, dit-il, devait établir ses lois pour des chiens, des boucs et des pourceaux. L’initiation des adamites avait lieu dans une de ces agapes où les hérétiques libidineux ouvraient le champ à leurs détestables mystères. Prodicus changea quelque chose à l’usage des accouplements formés au hasard et répétés sans choix dans une nuit profonde qui faisait l’égalité des âges et des rangs. Théodoret (Hæret., lib. I et V) raconte que Prodicus, mécontent des déceptions de cette ténébreuse orgie, invita ceux qui célébraient les agapes à se précautionner d’avance et à se concerter entre eux, de manière que le consentement et l’accord des deux parties réglassent leur rencontre et leur union, au moment où les lumières seraient éteintes. Les conditions de la débauche se discutaient et se traitaient à l’amiable, avant que l’agape eût rassemblé les convives autour de la table carpocratienne. Théodoret s’appuie ici du témoignage de saint Clément d’Alexandrie (Strom., lib. III), qui parle, en effet, de ces conventions impudiques, imitées, d’ailleurs, des mœurs conviviales de Rome païenne; car Horace, dans une de ses odes (lib. III, 6), signale les adultères qui s’exécutaient ainsi, d’intelligence avec le mari aviné et presque sous ses yeux, quand on avait emporté les flambeaux et livré la place à la volupté.

Mox juniores quærit adulteros
Inter mariti vina: neque eligit
Cui donet impermissa raptim
Gaudia, luminibus remotis;
Sed jussa coram non sine conscio
Surgit marito: seu vocat institor,
Seu navis Hispanæ magister,
Dedecorum pretiosus emtor.

On voit par cette citation que les païens et Horace lui-même étaient de véritables carpocratiens sans le savoir, d’où il résulte que ceux-ci n’étaient que des païens mal convertis. Prodicus, pour motiver ces déréglements monstrueux, prétendait «que les âmes avaient été envoyées dans les corps, non pas pour être punies, mais afin que par toutes sortes de voluptés elles rendissent hommage aux anges ou aux génies qui avaient créé le monde.» Il avait, en outre, par un sacrilége détestable, voulu représenter l’union mystique des frères et sœurs en Jésus-Christ, par la conjonction charnelle de l’homme avec la femme. On dut lui savoir gré pourtant de n’avoir point, à l’exemple des caïnites, sanctifié les mœurs de Sodome et tenté de détruire l’humanité dans son berceau.

Cependant, après Prodicus qui vivait en 120, les adamites subirent une réforme morale dont l’auteur est resté inconnu: ils se vouèrent à la continence et à la virginité, quoiqu’ils abusassent de l’imitation de leur patron, au point de vouloir revenir à l’état de nudité du premier homme. Les Pères ne nous donnent pas la raison de cette bizarre hérésie, et l’on est réduit à des conjectures qui nous amènent à croire que les adamites, en adoptant ce costume indécent pour leurs cérémonies secrètes, sinon pour les rites publics du culte, avaient eu l’intention de se rappeler mutuellement l’innocence de l’homme, antérieurement au péché d’Adam. «Ils s’assemblent, dit saint Épiphane, tout aussi nus qu’ils étaient au sortir du ventre de leur mère, et en cet état, ils font leurs lectures, leurs oraisons et leurs autres exercices de religion.» Saint Augustin ne fait que répéter presque textuellement les paroles de saint Épiphane. «Ainsi, hommes et femmes, ils s’assemblent nus, ils écoutent nus les lectures, ils prient nus, et nus ils célèbrent les sacrements (nudi itaque mares feminæque conveniunt, nudi lectiones audiunt, nudi orant, nudi celebrant sacramenta).» Malgré cette délicate épreuve de leur continence, ces adamites restaient chastes ou du moins n’en venaient jamais aux actes de la chair, mais ils ne conservaient pas la pudeur des yeux, et le spectacle de toutes ces nudités salissait leur pensée, en leur donnant plus de peine à se défendre des aiguillons de la concupiscence. Mais saint Épiphane et saint Augustin disent expressément qu’ils résistaient à cette continuelle provocation de la luxure, et qu’ils finissaient par se regarder comme des choses inertes. Néanmoins, saint Clément d’Alexandrie, qui s’obstine à voir les imitateurs de Prodicus dans les héritiers de son hérésie, les accuse toujours de s’accoupler dans les ténèbres, à la suite de leurs impures agapes: τὸ καταισχῦνον αὐτῶν τὴν πορνικὴν ταύτην δικαιοσύνην ἐκποδὼν ποιησαμένους φῶς τῇ τοῦ λύχνου περιτροπῇ, μίγνυσθαι. Nous n’oserons pas nous prononcer, entre des avis si opposés, pour ou contre les faits et gestes des adamites; nous pensons pourtant que ces sectaires, qui n’étaient que des gnostiques d’une espèce particulière, se conduisaient dans leurs assemblées nocturnes aussi honnêtement que le leur permettait la nudité dont ils faisaient parade en l’honneur d’Adam et d’Ève.

Cette nudité allégorique devint même, pour certains adamites des deux sexes, une condition normale de la vie ascétique. Ils demeuraient nus, avec une ceinture qui leur couvrait les reins, et ils se cachaient, soit par groupes, soit isolés, dans le fond des bois et des déserts; ils s’enfuyaient à l’approche de tout être humain qui se distinguait d’eux par ses vêtements, et ils aspiraient à se croire revenus aux premiers âges du monde, où l’homme menait la vie des animaux. Cette vie bestiale devait souvent produire chez ces êtres dégradés un oubli complet de leur sexe et un amortissement absolu des sens. Aussi, quand parfois ils rentraient dans la société de leurs semblables, sans consentir à se montrer vêtus en public, ils affectaient de n’être plus d’aucun sexe, ils paraissaient insensibles à la vue et au toucher de la chair. «Ils sont hommes avec les hommes, dit saint Clément d’Alexandrie, femmes avec les femmes; ils voulaient être de tous les deux sexes.» Cette phrase complémentaire implique peut-être un sens bien différent de celui qu’Évagrius a cru devoir adopter en rapportant ce fait singulier (Histor. eccles., lib. I, cap. 21). Il faudrait comprendre plutôt, en effet, que ces espèces de satyres se livraient à tous les déportements de leur salacité, sans distinction de sexe ni de personnes. C’est ainsi du moins que les adamites se perpétuèrent à travers les siècles jusqu’au seizième, où ils apparurent pour la dernière fois, à moins qu’on ne veuille les reconnaître encore dans les convulsionnaires du dix-huitième siècle.

Ces excès d’impudicité, que les hérésiarques enveloppaient du manteau de la foi nouvelle, devaient inévitablement produire, en sens contraire, des excès de continence et d’ascétisme. C’était toujours le gnosticisme qui empruntait une forme chrétienne et qui créait un nouveau foyer d’hérésie. On vit naître successivement plusieurs sectes gnostiques qui se condamnaient à d’étranges servitudes de chasteté: les unes, pour ressembler à Jésus-Christ, qui mourut vierge; les autres, pour se rapprocher autant que possible de l’état de l’homme dans le paradis; ceux-ci, pour tuer le péché en ne perpétuant pas l’humanité; ceux-là, pour se soustraire à l’empire du démon qui s’incarnait dans la femme. Les encratites ou les continents, les marcionites et les valentiniens, se firent connaître presque en même temps, au milieu du deuxième siècle, par leur exagération de chasteté. Le fondateur de la secte des marcionites, Marcion, fils d’un pieux évêque de Sinope en Paphlagonie, n’avait pas d’abord été un modèle bien édifiant de cette continence, qu’il prêcha plus tard avec autant d’autorité que saint Paul, car il commença ses actes d’hérésiarque par une fornication dont il ne put se faire absoudre par son père; il se vengea de son excommunication en jetant le trouble parmi les orthodoxes. Après avoir débauché une fille, il se lia de corps et d’esprit avec une femme qui l’aida dans son apostolat d’hérésie. Il n’admettait que l’état de célibat et la continence absolue chez les chrétiens, et il ne baptisait que ceux ou celles qui faisaient vœu de conserver leur pureté charnelle et spirituelle. Cependant il trouvait bon que les sodomites eussent été délivrés des enfers par les mérites du Rédempteur, et il assurait que, les corps ne devant pas ressusciter, leur souillure n’altérait pas les âmes qui arrivaient seules devant Dieu purifiées par la mort. Les marcionites ne se tenaient pas à l’écart de la société des femmes, lorsqu’ils croyaient avoir dompté la chair; celles-ci pouvaient administrer le baptême et dire la messe, pourvu qu’elles eussent les mains pures et l’âme candide. Marcion, à l’instar des principaux gnostiques, reconnaissait dans la nature l’existence de deux principes, l’un bon et l’autre mauvais, éternellement en guerre; il attribuait à la continence le pouvoir de combattre et de vaincre toutes les embûches du démon, qui avait son fort dans la tête de la femme. Cette hérésie, en dépit des privations qu’elle imposait à ses adeptes, fit de tels progrès dans tout l’empire, que Constantin le Grand publia un édit contre les marcionites en 326, et que, près d’un siècle plus tard, Théodoret, évêque de Tyr, en convertit plus de dix mille dans le cours de son épiscopat.

Valentin, qui vécut dans le même temps que Marcion, fut plus versé que lui dans les abstractions de la philosophie gnostique et platonicienne; mais, comme lui, comme beaucoup de philosophes d’Alexandrie, il jugea utile de ranger l’homme sous le joug de la continence. Ses obscures théories religieuses ne s’adressaient, d’ailleurs, qu’aux plus hautes aspirations de l’esprit, qui se détachaient du corps comme d’un poids inutile. Les valentiniens, qui évitaient avec soin les aiguillons de la luxure, mortifiaient le corps de manière à ne pas lui laisser le libre usage de ses facultés; ils ne buvaient pas de vin, jeûnaient, dormaient peu et sur la dure, ne fixaient pas leurs regards sur les objets extérieurs et ne tendaient qu’à se perdre dans les nuages de la métaphysique. On les accusa toutefois de désordres qui eussent été au-dessus de leurs forces, si ces désordres n’avaient pas été contraires à l’essence même de leur doctrine. Les marcionites devenaient presque des êtres éthérés et des intelligences immatérielles, dans ce commerce habituel avec les génies ou les éons qu’ils avaient imaginés comme intermédiaires entre l’homme et la Divinité. Il est possible néanmoins que la mystique Prostitution des incubes et des succubes, qui ont souillé souvent la couche la plus chaste au moyen âge, soit née tout naïvement de l’hérésie des marcionites. Les encratites ou les continents ne furent pas moins sévères que les marcionites à l’égard du péché de la chair. Ils tiraient leur origine des épîtres de saint Paul, expliquées par Tatien, disciple de saint Justin. Tatien avait fait un dogme des répugnances de saint Paul contre le mariage; il avait condamné ce sacrement comme une conjonction détestable, et il ordonnait le célibat comme un acheminement à la vie angélique. C’était l’abus d’une foi vive et impatiente, car Tatien se proposait de transporter sur la terre la perfection des élus du paradis. Les sectateurs de cet hérésiarque poussèrent jusqu’à la folie cette passion de la pureté et de la continence; ils s’estimaient seuls purs et parfaits entre les chrétiens, et ils faisaient un tel usage de l’eau, extérieurement et intérieurement, comme symbole d’ablution, qu’ils furent surnommés hydroparastates.

Les valésiens, qui n’eurent qu’une vogue de curiosité vers 240, poussèrent plus loin encore le culte de la pureté corporelle, car leur fondateur, l’Arabe Valésius, en s’inspirant du sacrifice qu’Origène avait fait de son sexe aux mortifications de la chair, se persuada que la véritable chasteté ne pouvait résider que dans une nature mutilée; il déclara que, pour anéantir le péché de l’incontinence, il en fallait détruire la cause, et il n’eut aucun regret de se séparer de cette périlleuse virilité qui l’avait induit à pécher et qui en avait fait pécher d’autres. Ses disciples ne s’aperçurent pas qu’ils ne faisaient qu’entrer en concurrence avec les prêtres de Cybèle; et non contents de se livrer eux-mêmes à une castration qui ressemblait fort à un martyre, ils se vouaient avec une sorte de frénésie à la propagation de leur cruelle hérésie: ils ne sortaient qu’armés d’un petit couteau pointu et tranchant, semblable à celui avec lequel les chirurgiens enlevaient la verge ou les testicules aux esclaves destinés à la condition d’eunuques ou au métier de spadones; on les voyait lancer çà et là des regards torves et cherchant une victime, sans interrompre le fil de leurs oraisons mentales; ils ne trouvaient pas à faire beaucoup de prosélytes qui consentissent à se rendre eunuques, mais ils usaient de violence pour conquérir des corps à la chasteté valésienne, et ils mutilaient impitoyablement tous les patients, chrétiens ou païens, qui leur tombaient sous la main. Ce fut principalement dans la Judée, que ces furieux hérétiques, qui suivaient d’ailleurs les sentiments des gnostiques, s’attaquèrent ainsi aux pauvres pécheurs, sous prétexte d’en faire des anges de leur vivant.

Mais ces gnostiques n’étaient pas tous aussi radicalement ennemis de l’œuvre de la chair. Sous le nom de manichéens, au contraire, ils proclamaient, avec la haine du mariage, le libre et immodéré exercice de toutes les facultés sensuelles. Ces manichéens, qui ont presque balancé la prépondérance des vrais chrétiens dans le quatrième siècle, et qui se sont glissés jusqu’à nous à travers les rudes guerres que l’Église leur a faites, avaient voulu, si l’on en croit les Pères et les conciles, ériger le culte des sens et fonder la Prostitution religieuse à la place de l’Évangile et du culte de l’esprit. L’auteur de cette mystérieuse hérésie fut un Perse, nommé Manès, qui avait déposé son étrange doctrine dans des livres où ses disciples puisèrent le principe de toutes les impuretés. On a peine à croire ce que saint Augustin raconte de leur système sur le salut des âmes séparées des corps. Suivant ce système, Dieu avait construit une grande machine composée de douze vaisseaux aériens, qui étaient continuellement chargés d’âmes et qui les transportaient à travers les espaces dans la lune et dans le soleil, mais le voyage s’opérait sous de bizarres auspices. Il y avait, dans les vaisseaux, des vierges divines qui prenaient la forme masculine pour donner de l’amour aux femmes, et la forme féminine pour exciter les ardeurs des hommes; en sorte que les âmes des deux sexes ne cessaient de s’épurer dans cet immense accouplement: car, disaient les manichéens, pendant l’émotion de la luxure, la lumière se dégage des substances ténébreuses de la matière et saillit vers la Divinité (ut per hanc illecebram, commota eorum concupiscentia, fugiat de illis lumen, quod membris suis permixtum tenebant). Si les manichéens avaient mis la Prostitution dans les sphères célestes, ils n’avaient garde de vouloir l’abolir sur la terre; aussi, considéraient-ils l’acte vénérien comme une œuvre sainte, à condition que la sainteté de cet acte ne fût pas compromise ou annihilée par le mariage et par la conception. Et si utuntur conjugibus, dit saint Augustin (de Hæresibus, cap. 46), conceptum tamen generationemque devitant, ne divina substantia quæ in eos per alimenta ingreditur vinculis carneis ligetur in prole. C’était une incroyable imagination que de voir dans la génération des enfants une diminution de la substance divine que chacun s’incorporait par la nutrition! Avec des idées aussi monstrueuses, les manichéens étaient convaincus d’avance de toutes les turpitudes qu’on leur imputait, et ils furent persécutés par les chrétiens ainsi que les chrétiens l’avaient été par les païens. «Comme ils croyoient que l’esprit venoit du bon principe, dit Maimbourg dans son Histoire de saint Léon, et que la chair et le corps étoient du méchant, ils enseignoient qu’on le devoit haïr, lui faire honte et le déshonorer en toutes les manières qu’on pourroit; et sur cet infâme précepte, il n’y a sorte d’exécrables impudicités dont ils ne se souillassent dans leurs assemblées.» Ce n’est pourtant pas une raison suffisante pour ajouter foi à l’horrible et dégoûtante pratique dont les accuse saint Augustin, en prétendant qu’ils mêlaient à leurs hosties et à leurs aliments de la semence humaine: «Qua occasione vel potius execrabilis superstitionis quadam necessitate coguntur electi eorum, velut eucharistiam conspersam cum semine humano sumere, ut etiam inde, sicut de aliis libis quos accipiunt, substantia illa divina purgetur... Ac per hoc sequitur eos, ut sic eam et de semine humano, quam admodum de aliis seminibus, quæ in alimentis sumunt, debeant manducando purgare.» N’est-il pas évident que la Prostitution était partout où le christianisme de l’Évangile n’était pas?

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