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Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 3/6

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CHAPITRE V.

Sommaire.—La Prostitution sacrée et la Prostitution hospitalière, dans le christianisme.—Les ermites, les vierges et les premiers moines.—Tableau des souffrances physiques auxquelles se soumirent les Pères du désert.—Les filles et les femmes ermites.—Légende de saint Arsène et de la patricienne romaine.—Le jeune solitaire et le patriarche.—L’ermite et sa mère.—Légende populaire de saint Barlaam et du roi Josaphat.—Le démon de la luxure et de la convoitise.—Légende d’un vieil ermite qui eut ce démon à combattre.—La Prostitution hospitalière dans les agapes nocturnes et à travers les solitudes catholiques.—Les moines errants.—Les Sarabaïtes.—Conduite impudente de ces moines dissolus.—Mœurs relâchées de certaines abbayes de femmes.—La Prostitution sacrée dans le culte des images.—Les saints apocryphes.—Culte obscène rendu en divers endroits jusqu’à la révolution française, par les femmes stériles, les maris impuissants et les maléficiés, aux saints Paterne, René, Prix, Gilles, Renaud, Guignolet, etc.—Légende de saint Guignolet.—L’œil d’Isis et l’oie de Priape.—Statue indécente de saint Guignolet à Montreuil en Picardie.—Saint Paterne.—Saint Guerlichon.—Saint Gilles.—Saint René.—Saint Prix.—Saint Arnaud.—Vestiges du paganisme dans le culte chrétien.

Le christianisme, lorsqu’il était en lutte avec la Prostitution païenne, trouva donc, dans son propre sein, d’indignes adversaires qui s’efforcèrent de le souiller de tous les désordres les plus abominables. Ces adversaires étaient quelquefois suscités par les religions profanes, que la foi du Christ sapait dans leurs honteuses racines attachées aux passions sensuelles de l’homme qui avait fait ses dieux à son image. Quelquefois aussi, les hérésiarques les plus redoutables n’étaient que des catéchumènes ignorants ou des diacres de bonne volonté, exaltés et aveuglés par les austérités, la prière et la solitude. Voilà comment la continence excessive pouvait produire l’excessive impureté; voilà comment des chrétiens, longtemps chastes et vertueux, se laissaient emporter à des aberrations criminelles, que les gentils eux-mêmes ne se fussent pas permises. Le principe de la chasteté de l’âme et du corps était la plus grande force de cette loi nouvelle, qui avait fait par là des esclaves soumis en faisant des prosélytes. Les docteurs et les Pères de l’Église ne cessèrent donc, en aucun temps, de poursuivre et de terrasser le paganisme dans les œuvres de la Prostitution sacrée et légale. Mais, chose étrange! pendant que le christianisme naissant livrait cette guerre infatigable aux doctrines et aux actes de l’iniquité, il ne s’apercevait pas que la Prostitution sacrée, et même la Prostitution hospitalière, ces deux sœurs aussi vieilles que le monde, osaient déjà reparaître sous un déguisement chrétien, qui changeait complétement leur caractère et dissimulait leur origine primitive. Grâce à ce déguisement sous lequel on ne les reconnaissait plus, quoiqu’elles se révélassent assez par leurs actes, elles occupèrent une place parasite que l’hérésie leur avait conquise, et que la morale religieuse ne parvint à leur enlever que fort tard, en purifiant tout ce qui avait porté trace de leur passage.

Ce fut dans la vie ascétique des ermites, des vierges et des premiers moines, que la Prostitution hospitalière, cette forme naïve de la Prostitution sacrée, sembla, sinon renaître, du moins essayer de prouver qu’elle avait existé dans des circonstances analogues. Des solitaires de l’un et de l’autre sexe avaient rompu violemment avec le siècle, et s’étaient retirés le long des rives du Jourdain et dans les déserts de la Thébaïde, pour y vivre d’une vie contemplative et pénitente, loin du péché, ce lion dévorant qu’ils redoutaient cent fois plus que les lions de ces vastes solitudes. Il fallait des années de cette existence laborieuse et sauvage, pour que le démon de la chair fût dompté, pour que ses ardeurs fussent éteintes, pour que l’esprit fût définitivement maître du corps. Pendant ces années de lutte et d’épreuve, où la révolte des sens menaçait souvent de briser toutes les entraves de la continence, l’âme avait des heures de doute et de faiblesse, des intervalles de vertige et de folie. Alors, de voluptueuses hallucinations erraient à l’entour de ces pauvres victimes du Tentateur; le saint homme ou la sainte femme n’avait plus conscience de son individualité ni de son état; la cellule étroite et nue, la caverne sombre et froide, la hutte misérable et ouverte aux intempéries de l’air se transformait, dans les rêves de celui ou de celle qui l’occupait, en un palais embaumé de parfums, resplendissant d’étoffes de soie, tout rempli de musique et de chants, tout encombré de vases d’or et d’argent, de tapis et de coussins, de tables chargées de mets exquis et de vins délicieux. Ordinairement, la prière triomphait de ces piéges de l’enfer, et le souffle de Dieu dissipait le nuage fascinateur; mais, dans ces moments difficiles, dans ces nuits d’insomnie brûlantes, dans ces journées de retour involontaire vers les choses de la terre, si tout à coup un voyageur égaré pénétrait dans l’asile de la vierge aux abois, si une femme, une chrétienne, avide des consolations de la parole de Dieu, apparaissait soudain aux yeux du patriarche en délire, le patriarche, la vierge, pouvaient se croire encore aux anciens temps bibliques et s’incliner avec amour devant l’hôte divin que le ciel lui envoyait. Le diable y aidant, la Prostitution hospitalière reprenait son empire, et laissait ensuite dans les larmes et le repentir la fragile vertu qu’elle avait abusée, avec les illusions de la science et les vanités du cœur humain. Était-il même besoin que les frères ou les sœurs, qui venaient ainsi visiter des solitaires, passassent pour des anges, et le devoir de l’hospitalité n’était-il pas toujours un encouragement au péché que l’occasion déterminait?

En lisant les vies des Pères du désert, on voit à chaque page quelle était la puissance de la chair sur ces natures énergiques, épuisées par les jeûnes, les macérations et les souffrances physiques, mais exaltées aussi par la terreur du péché et l’impatience de la perfection spirituelle. «Hélas, mon Dieu! raconte saint Jérôme, le modèle des anachorètes; combien de fois, lorsque j’étais dans cette affreuse solitude, toute brûlée par les ardeurs du soleil, croyais-je encore me trouver au milieu des délices et des divertissements de Rome! Mes membres tout languissants faisaient horreur à voir par le sac dont ils étaient couverts; ma peau était aussi noire que celle d’un Éthiopien. Je ne faisais que pleurer et gémir; je ne dormais point, et si le sommeil m’accablait quelquefois et me fermait les yeux malgré moi, malgré toutes mes résistances, je me jetais sur la terre nue plutôt pour y briser mes os que pour les reposer. Je ne parle point de ma nourriture, puisque les solitaires, en quelque langueur qu’ils soient, ne boivent jamais que de l’eau froide, et que ce serait une sorte d’excès que de manger un aliment cuit. Et moi, qui me trouvais dans cet état et qui m’étais condamné à cette peine volontaire par la crainte que j’avais de l’enfer; moi qui n’avais pour compagnie que les scorpions et les bêtes féroces, je m’imaginais néanmoins quelquefois être dans la compagnie des jeunes filles! Mon visage était tout pâle à force de jeûnes; mon corps était tout froid et tout desséché, et je sentais néanmoins des chaleurs impures qui rendaient ma concupiscence toute vivante et tout embrasée dans une chair à demi morte. Combien de fois me suis-je prosterné aux pieds du Fils de Dieu, pour les arroser de mes larmes et les essuyer de mes cheveux! Combien de fois passai-je les semaines entières à dompter ma chair rebelle! Combien de fois ai-je consumé les jours et les nuits, criant continuellement et ne cessant de me frapper la poitrine jusqu’à ce que la tranquillité me fût rendue! J’avais horreur de ma cellule, comme si elle eût connu mes pensées impures, et j’allais, tout irrité contre moi-même, me précipiter, m’enfoncer dans les déserts les plus sauvages. Si je voyais quelque roche bien horrible, quelque caverne bien sombre, quelque montagne bien escarpée, c’était le lieu que je choisissais pour y offrir à Dieu mes prières, et pour y faire retentir mes gémissements. Enfin, Dieu, qui écoutait mes soupirs et mes larmes, après avoir vu mes yeux si longtemps attachés sur lui, me mettait dans une telle disposition d’esprit, qu’il me semblait tout à coup que je fusse dans la compagnie des anges, et que dans des transports de joie je m’écriais: Je courrai après vous, pour suivre l’odeur de vos parfums!»

Ce passage, qui trouverait son analogue dans les confessions de chaque Père du désert, suffit pour nous initier à la nature des tentations diaboliques qui assiégeaient ces saints personnages. On s’explique assez l’influence provocatrice que devait avoir la vue d’une personne d’un autre sexe sur un esprit torturé de concupiscence, sur un corps irrité de privations. Nous avons déjà vu l’abbé Zosime poursuivant, dans les sables de l’Égypte, une créature toute nue au corps noir et brûlé par le soleil, laquelle n’était autre que la fameuse pécheresse dite Marie l’Égyptienne. Il y avait en Afrique et dans l’Asie-Mineure une multitude de filles et de femmes ermites qui se consacraient à la vie monastique, et qui n’échappaient pas sans combat aux terribles émotions de la chair; ce qui faisait dire à saint Jérôme, témoin, juge et partie de ces entraînements tyranniques: «Je place la virginité dans le ciel et ne me vante pas de l’avoir.» L’histoire des Pères, recueillie et écrite par lui, est pleine de récits singuliers qui nous montrent les solitaires des deux sexes, en communication permanente avec des êtres qui leur viennent du ciel ou de l’enfer, pour les tenter ou pour les encourager. On peut aussi, sans vouloir contester le caractère religieux et touchant de ces récits extraordinaires, supposer que le voisinage et la fréquentation des deux sexes, au fond de ces solitudes peuplées de cellules et de pénitences, devaient engendrer bien des abus au point de vue des mœurs, si l’on se rend compte des passions fougueuses que la retraite, le silence, le jeûne et l’insomnie développent dans une âme ardente et fanatique. La soumission des sens était souvent au-dessus des forces humaines, et le démon, à qui l’on attribuait ces déchaînements de luxure, venait en aide à tous les troubles de l’esprit et à toutes les rébellions du corps.

Saint Arsène, qui vivait tout nu dans le désert, et qui se nourrissait d’herbes comme les bêtes en fuyant l’approche de ses semblables, trouva un jour à la porte de sa cellule une femme noble et âgée, que la dévotion avait amenée vers lui: «Si tu veux voir mon visage, lui dit-il avec indignation, regarde!» Mais elle n’osa pas regarder et elle resta prosternée devant le solitaire: «Tu retourneras à Rome, reprit-il tristement, et tu diras à d’autres femmes que tu as vu l’abbé Arsène, et elles viendront aussi pour me voir!—Avec la permission de Dieu, répliqua-t-elle en s’attristant de la tristesse du saint, je ne souffrirai qu’aucune femme vienne ici!—Je demande à Dieu d’effacer ton souvenir de mon cœur!» murmura le pauvre abbé. Cette dame revint de sa visite au désert, avec la fièvre et une profonde amertume; elle voulait mourir: «Ne sais-tu pas, lui dit-un archevêque qui lui apporta des consolations, ne sais-tu pas que tu es une femme et que le démon emploie la femme pour attaquer les solitaires? C’est ce qui fait qu’Arsène t’a parlé ainsi, mais il prie sans cesse pour ton âme.» Et cette dame consentit à vivre. Le légendaire qui rapporte cette mélancolique aventure, le naïf Jacques de Voragine, y ajoute deux autres exemples qui prouvent la fragilité humaine chez les plus vénérables confesseurs. Un jeune solitaire disait à un patriarche dont il était le disciple: «Tu as vieilli; rapprochons-nous un peu du monde?—Allons là où il n’y a point de femmes! répondit le vieillard.—Ce n’est qu’au désert, reprit le jeune homme, que l’on n’est point exposé à rencontrer des femmes.—Mène-moi donc au désert!» Un autre Père, pour porter sa vieille mère et l’aider à traverser une rivière, se couvrit les mains avec son manteau: «Pourquoi couvres-tu ainsi tes mains, mon fils? lui demanda la bonne femme.—Le corps d’une femme est du feu! répondit-il en chassant le démon avec des signes de croix. Pendant que je te touchais, ma mère, le souvenir d’autres femmes se réveillait dans mon cœur!»

Le vilain rôle que jouait le démon pour faire pécher les saints par convoitise de la chair est nettement établi dans la légende populaire de saint Barlaam et du roi Josaphat, légende qui a souvent inspiré l’épopée romanesque du moyen âge dans toutes les langues. Barlaam convertit Josaphat, fils d’un roi idolâtre, que la légende nomme sans doute par allégorie: le roi Avenir. Ce roi se désole de voir son fils devenu chrétien, et il s’efforce de le ramener à la religion des faux dieux. Le magicien Théodas conseille au roi d’éloigner de son fils tous les hommes et de le faire servir par de belles femmes bien parées et bien séduisantes: «J’enverrai vers lui un des esprits que j’ai sous mes ordres, afin de le porter à la luxure, dit-il; car rien n’est plus propre que la figure des femmes à séduire les jeunes gens.» D’après ce conseil pervers, le jeune chrétien fut enfermé au milieu d’un sérail de femmes qui le provoquaient sans cesse au péché, et le malin esprit, envoyé par le magicien, s’empara de Josaphat avec tant de puissance que celui-ci eût bientôt succombé si le Dieu des chrétiens ne fût venu à son aide. Il résista donc à la tentation et soumit la chair à l’empire de l’âme. Mais on lui présenta une fille de roi, qui était parfaitement belle, et qui produisit sur lui plus d’effet que toutes les autres femmes; il essaya de la convertir, tout en admirant sa beauté enchanteresse: «Si tu veux que je renonce aux idoles, épouse-moi! lui dit cette sirène. Les chrétiens n’ont pas le mariage en aversion; ils le louent, au contraire; car les patriarches, les prophètes et saint Pierre, le prince des apôtres, ont été mariés.—C’est en vain que tu me persécutes, répondit-il en se détournant. Il est permis aux chrétiens de se marier, mais cela n’est point permis à ceux qui ont fait vœu de virginité.» Elle fit semblant de pleurer, et elle le regarda plus tendrement: «Si tu veux contribuer à mon salut, murmura-t-elle d’une voix tremblante, accorde-moi une demande qui est bien peu de chose: couche cette nuit avec moi, et je te promets qu’au point du jour je me ferai chrétienne.» Josaphat n’était pas préparé à cette étrange proposition: il savait quelle joie pour les anges que la conversion d’un idolâtre; il savait également quelle tristesse leur cause le péché de luxure; néanmoins il balançait, et il cherchait dans les regards de la séductrice le honteux courage du péché. Alors le malin esprit, qui avait mission de le faire pécher, dit à ses compagnons infernaux: «Voyez comme cette jeune fille ébranle la vertu de ce jeune homme que nous n’avions pu vaincre? Venez donc et jetons-nous sur lui, car le moment est opportun.» Josaphat, en effet, se sentait embrasé des feux de la concupiscence, tandis que le démon lui suggérait la détestable pensée de sauver au prix de son âme l’âme de cette jolie païenne. Mais, avant de consentir à ce qu’on attendait de sa charité chrétienne, il fit un signe de croix et se mit en oraison. Aussitôt il s’endormit, et fut transporté en songe dans le séjour des bienheureux. A son réveil, selon les paroles du naïf compilateur de la Légende dorée qui a suivi pas à pas le récit de Jean de Damascène: «La beauté de cette fille et de ses compagnes ne lui inspira plus que le dégoût qu’on ressent à l’aspect de la plus sale ordure.»

Les Pères de l’Église croyaient à l’existence d’un démon qui présidait particulièrement à la luxure, et qui avait pour rôle d’exciter la concupiscence charnelle parmi les hommes idolâtres ou chrétiens. On trouve ce démon à chaque page dans la vie des Pères et dans les légendes des saints; il emprunte les formes les plus attrayantes pour entraîner à mal les vierges et les confesseurs; il est souvent repoussé et mis en fuite, mais quelquefois il en arrive à ses fins, et il invente les fourberies les plus singulières pour venir à bout de la continence d’un anachorète. Nous serions en peine de dire si ce démon de la luxure et de la convoitise était le même que celui de la Prostitution que nous rencontrons sous ce nom (demon scortationis) dans l’Histoire ecclésiastique d’Évagrius (chap. 26), mais qui n’y fait rien pour justifier son nom. Un vieil ermite déjouait depuis bien des années toutes les ruses de ce démon, qui l’assiégeait de mille manières avec une ardeur infatigable. Cet ermite, il est vrai, avait sa cellule sur le mont des Oliviers, où l’esprit de Dieu était toujours présent: «Quand me laisseras-tu donc tranquille? lui dit un jour le pieux solitaire. Va-t’en, car tu as vieilli autant que moi.» Le démon lui apparut alors, et lui promit de ne plus le tourmenter, pourvu que le saint homme jurât de ne rien révéler à personne au monde de ce que lui confierait le démon. L’ermite s’empresse d’acheter son repos à ce prix-là, et fait le serment qu’exige son tentateur; mais ensuite ce dernier lui dit avec malice: «Je te conseille de ne plus adorer cette image qui représente une femme tenant entre ses bras un enfant.» Le démon se retire là-dessus, et le vieillard reste tout inquiet d’un semblable conseil que son serment l’empêche de révéler même à son confesseur. Profondément troublé dans sa conscience, il se rend à la ville voisine, nommée Pharan, et va se confesser à l’abbé Théodore, qui lui donne l’absolution de son parjure: «Hâte-toi seulement de sortir de cette ville, qui n’est qu’un grand lupanar, lui dit-il, car tu ne serais pas le plus fort contre le démon de la Prostitution, mais adore en partant Jésus-Christ et sa divine mère.» Le vieillard, rentré dans sa cellule, y retrouve le démon qui l’accuse de s’être parjuré: «Loin de moi! s’écrie le saint qui le chasse à grands signes de croix; je suis trop vieux pour t’écouter et pour te craindre!»

La vie cénobitique était donc assiégée de désirs sensuels et de pensées mondaines: la victoire du Tentateur ne dépendait souvent que de sa persévérance à tendre des piéges aux solitaires, et les occasions de péché ne se reproduisaient que trop souvent. La Prostitution hospitalière parlait plus haut que les austères enseignements de l’Église; elle ne pénétrait pas seulement, avec les hérétiques, dans les agapes nocturnes et dans la visitation des vierges et des veuves chrétiennes; elle se promenait encore avec mystère à travers les solitudes où se rassemblaient, pour prier et travailler en commun, les frères et les sœurs de la nouvelle famille catholique. L’ignorance et la crédulité préparaient les victimes que dévorait le monstre de l’impudicité. Ce furent les hérésies qui amenèrent avec elles ce prodigieux relâchement dans la chrétienté, dès l’année 230: «Il n’y avait plus de charité dans la vie des chrétiens, raconte saint Cyprien, témoin oculaire de cette triste époque, il n’y avait plus de discipline dans les mœurs: les hommes peignaient leur barbe, les femmes fardaient leur visage; on corrompait la pureté des yeux en violant l’ouvrage des mains de Dieu, et celle des cheveux même en leur donnant une couleur étrangère. On usait de subtilités et d’artifices pour tromper les simples; les chrétiens surprenaient leurs frères par des infidélités et des fourberies. On se mariait avec les infidèles; on prostituait aux païens les membres de Jésus-Christ.» Ce passage et bien d’autres témoigneraient au besoin de l’existence de la Prostitution hospitalière dans la vie commune des chrétiens de l’un ou de l’autre sexe, malgré les excommunications des conciles et les admonestations des docteurs.

Il faut attribuer ces mauvaises mœurs, qui régnaient dans un si grand nombre de communautés de femmes, à l’influence démoralisatrice d’une foule de moines errants et séculiers que la débauche et la paresse multipliaient partout. Ces hérétiques vivaient joyeusement dans le siècle, sans résidence fixe, sans occupation sédentaire, sans moyens d’existence; ils se divisaient en une foule de sectes qui ne se distinguaient entre elles que par des variétés de libertinage; ils menaient tous le même genre de vie oisive et vagabonde, allant de ville en ville, ou plutôt de couvent en couvent; car, avant l’institution régulière des ordres monastiques, les vierges vouées et consacrées vivaient ensemble dans la retraite et la prière, fuyant le contact et la vue des païens, mais fréquentant volontiers les prêtres et les fidèles. Entre ces sectes de fainéants et de débauchés, on remarquait celle des sarabaïtes, qui sont nommés remoboth par saint Jérôme et gyrovagues par les historiens du cinquième siècle. Les sarabaïtes, dont le nom signifiait en langue égyptienne indisciplinés, faisaient remonter leur origine au Juif Ananias, que saint Pierre punit de son mensonge en le frappant de mort subite avec sa jeune femme Saphira. Quoique soi-disant chrétiens, ils ne renonçaient pas à la circoncision, qui favorisait leurs impures habitudes: «Tout chez eux respire l’affectation, écrivait à Eustochie, en 384, saint Jérôme, qui n’a garde de les confondre avec les cénobites et les anachorètes: ils ont des manches et des chaussures larges, un vêtement encore plus grossier; ils poussent de fréquents soupirs, sont exacts à visiter les vierges, déchirent la réputation des clercs, et les jours de fête ils se livrent aux excès de l’intempérance la plus effrénée (saturantur ad vomitum).» Dans les commencements, ils formaient des associations fraternelles, deux par deux ou trois par trois, et ils demandaient au travail de leurs mains une nourriture frugale et commune; mais ils avaient de fréquentes disputes, qui provenaient, selon saint Jérôme, de ce que, vivant de leur chétive industrie, ils ne pouvaient souffrir de maître: mais la cause de ces altercations, qui se terminaient souvent par des voies de fait, résultait plutôt de leurs jalousies et de leurs rivalités amoureuses. Ils ne tardèrent pas à s’isoler et à chercher fortune chacun de son côté. Cassien, dans ses Commentaires (Collat. XVIII, c. 8), représente sous les traits les plus hideux la conduite impudente de ces moines dissolus qui se propagèrent dans l’Égypte et jusqu’au fond des déserts de la Thébaïde, et qui n’avaient pas encore disparu au neuvième siècle, puisque Charlemagne fit une loi pour les détruire (Capitul. reg. Francor., t. I, p. 370). Nous ne sommes nullement portés à défendre et à justifier les sarabaïtes, comme a essayé de le faire, dans les Mémoires de l’Académie de Gottingue (t. VI, 1775), le savant François Walch, qui veut distinguer d’eux les gyrovagues, en appliquant à ces derniers tous les débordements qu’on impute aux sarabaïtes. Cassien, que nous préférons suivre dans nos jugements sur ces hérétiques, les avait vus à l’œuvre dans la haute Égypte, où la seule ville d’Oxiringue renfermait plus de dix mille vierges, et où la population entière ne se composait que de cénobites et de moines. Quatre siècles plus tard, alors que les ordres religieux étaient répandus par tout le monde chrétien et que la règle monastique fermait la porte des cloîtres aux dangereux apôtres de la Prostitution hospitalière, saint Benoît recommande à ses disciples de se défier de ces corrupteurs: «Il y a une troisième et très-mauvaise classe de moines, dit-il; c’est celle des sarabaïtes, qui, ne s’astreignant à aucune règle, sourds aux conseils de l’expérience, conservant toujours les goûts du siècle, osent mentir à Dieu, usurpant les ordres sacrés. Réunis par deux, par trois, quelquefois même seuls, ils vivent sans pasteur, renfermés non dans le bercail du Seigneur, mais dans leur propre bergerie. Leur désir est leur loi; ils appellent saint tout ce qui est de leur choix; ce qu’ils n’aiment point, ils le regardent comme défendu.» La règle de saint Benoît parle aussi des gyrovagues qui n’avaient ni feu ni lieu, et qui s’en allaient à l’aventure, mangeant, buvant et logeant dans les couvents, où ils ne laissaient que trop de souvenirs de leur intempérance, de leur irréligion et de leur impureté (per diversarum cellas hospitantur, semper vagi et nunquam stabiles et propriis voluptatibus et gulæ illecebris servientes).

Pour rechercher et découvrir les dernières traces de la Prostitution hospitalière, il faudrait approfondir l’histoire monastique, et constater les nombreux égarements qui ont prouvé la fragilité de la vertu humaine et l’impuissance des vœux les plus sacrés. Nous verrions que, dans les monastères de femmes, la réception des gens d’église et l’hospitalité octroyée aux moines de passage entraînaient parfois des désordres qui n’éclataient pas toujours en scandales, et qui ne sortaient guère du silence de la vie religieuse. L’Église, comme une mère indulgente, étouffait sous son manteau les infractions à la règle et les déportements de son jeune troupeau. Elle avait, d’ailleurs, les yeux ouverts sur les excès qui se cachaient en vain dans l’ombre de ces asiles de pénitence. C’est moins dans les Actes des conciles et dans les chroniques monacales, que dans la tradition appuyée sur le témoignage des romans et des poésies populaires; c’est moins d’après des faits nombreux et signalés que d’après le vague murmure des échos du passé, qu’il serait possible de dépeindre les mœurs relâchées de certaines abbayes, où l’arrivée d’un pèlerin ou d’un moine évoquait des réminiscences joyeuses de l’hérésie des sarabaïtes. Le peuple, qui avait des yeux et des oreilles, pour ainsi dire, dans l’intérieur de ces asiles impénétrables, en racontait la légende scandaleuse, et disait merveilles de l’hospitalité des couvents. Le fabliau du comte Ory, qu’on retrouve sous différents noms dans presque toutes les littératures du moyen âge, est une gracieuse indiscrétion qui nous en apprend beaucoup plus sur cette hospitalité, que les actes authentiques de la réformation de plusieurs couvents de femmes, dans lesquels le désordre s’était introduit avec des hôtes aimables et audacieux. Nous ne croyons pas devoir insister davantage sur la question délicate du relâchement des mœurs claustrales et sur les dangers de l’hospitalité monastique.

Quant à la Prostitution sacrée, qui appartenait exclusivement aux religions de l’idolâtrie, et qui y avait imprimé ses souillures allégoriques, on s’étonnera, on s’indignera sans doute qu’elle ait cherché à revivre ou du moins à ne pas mourir tout entière dans une religion fondée sur la morale la plus pure et remplie des plus nobles aspirations de l’âme. On s’expliquera cependant que le culte des images ait gardé çà et là quelques traces de cette affligeante Prostitution: l’église succédait au temple; les chastes statues du Sauveur, de la Vierge et des saints remplaçaient les statues effrontées de Bacchus, de Vénus, d’Hercule et de Priape; mais le peuple avait de la peine à changer à la fois de dieux et de culte: elle conserva donc de l’ancien culte tout ce qu’elle pût mêler grossièrement au culte du vrai Dieu. Les prêtres, de leur côté, ne se firent pas scrupule de s’approprier certaines formes de cérémonies religieuses qu’ils avaient revêtues d’une signification chrétienne; mais ils n’empêchèrent pas l’intrusion de certaines pratiques essentiellement idolâtres, outrageantes même pour la foi nouvelle. Parmi ces premiers ordonnateurs du culte, il y eut sans doute aussi des esprits pervers ou corrompus qui abusèrent de la candeur des néophytes. Ainsi voyons-nous, en ces temps de fondation ecclésiastique, l’hérésie qui s’empare de toutes les issues du christianisme, et qui ose y jeter encore les racines de la Prostitution sacrée: ici, ce sont les danses et la musique, ces insidieux auxiliaires de la volupté; là, ce sont les agapes où viennent se refléter les obscénités des Bacchanales; ailleurs, ce sont les saints déguisés en divinités dont ils portent les attributs; bien plus, les sacrements eux-mêmes ne sont pas exempts de ces honteuses imitations: au baptême, comme saint Jean Chrysostome l’écrivait au pape Innocent Ier, les femmes étaient nues, sans qu’on leur permît même de voiler leur sexe; à la messe, les assistants s’entre-baisaient sur la bouche; dans les processions, les vierges voilées portaient des amulettes et des idoles qui auraient convenu au culte d’Isis ou de Mythra; les gâteaux obscènes des fêtes du paganisme, les coliphia et les siligines, avaient à peine modifié leurs formes et leurs usages. En un mot, la Prostitution sacrée s’attachait de toutes parts, comme un lierre parasite, non pas au dogme, mais à la liturgie. Il fallut que les Pères de l’Église et les conciles amenassent par degrés les esprits et les cœurs à subir le joug divin de la morale évangélique.

Mais si le culte catholique épurait et rejetait l’ivraie païenne qui avait germé dans son sein, le paganisme se perpétuait dans certaines croyances, dans certaines cérémonies, qui touchaient de près à la vieille souche de la Prostitution sacrée. Voilà comment le culte secret des dieux domestiques se retrancha dans le lararium comme dans un fort, et y resta inviolable pendant des siècles après l’établissement du christianisme; voilà pourquoi Vénus, Priape, le dieu Terme, les faunes et les sylvains eurent des autels et des sacrifices jusque dans le moyen âge. Les amants et les vierges sont les derniers soutiens de la théogonie qui avait déifié les sens et les passions; mais ce ne sont plus des adorateurs exclusifs et timorés de l’idole qu’ils encensent au pied d’un arbre séculaire, au bord d’une fontaine, dans le fond d’une grotte, au sommet d’une montagne: ils réclament, d’un ton impérieux et parfois avec des menaces, les secours et la protection de ces dieux déchus, que l’espérance tolère encore sur leur piédestal, et qui tomberont en morceaux à la première épreuve de leur impuissance. Les filles qui veulent avoir des amants ou des maris vouent leur virginité au génie du fleuve, de la forêt, d’un arbre ou d’une pierre, mais elles n’offrent pas à ces génies invisibles le tribut matériel de leur virginité, qui s’immole elle-même sur le gazon fleuri quand un pâtre aussi beau que Daphnis se trouve là pour recevoir la victime. C’est toujours Vénus qui est l’âme de l’univers, c’est Vénus qui conserve son culte éternel en présence de la nature.

Les nouveaux convertis ne se séparent pas aisément de ces divinités avec lesquelles ils se sentent jeunes et pleins d’ardeur: ils sont baptisés, ils vont dans les églises, ils participent aux agapes, ils sentent avec une douce émotion couler dans leur âme la morale de l’Évangile, mais ils se rattachent, par quelque lien sensuel, par quelque instinct physique, aux images divinisées de leurs passions, aux analogies divines de leur corps. Vénus avait été la première personnification de l’idolâtrie sous les noms de Mylitta, d’Uranie et d’Astarté: elle en fut la dernière, sous son nom de Vénus, que ses grossiers et rustiques desservants prononçaient Bénus. On a découvert à Pompéi une curieuse inscription, qui montre bien que, dès le milieu du premier siècle de Jésus-Christ, le culte de Vénus avait déjà des sacriléges. C’est un amant malheureux qui voudrait se venger de ses peines de cœur sur la déesse de l’amour elle-même: «Qu’il vienne ici celui qui aime! je veux rompre les côtes de Vénus et lui casser les reins à coups de bâton. Elle a bien pu briser mon sensible cœur, la cruelle déesse: pourquoi, en revanche, ne lui briserais-je pas la tête?»

Quisquis amat, veniat! Benere, vole frangere costas
Fustibus et lumbos debilitare deæ.
Si potest illa mihi tenerum pertundere pectus,
Quin ergo non possim caput deæ frangere?

Cette idolâtrie se glissa dans le culte de différents saints, qui furent choisis par le caprice populaire pour remplacer des dieux familiers qu’on invoquait dans les circonstances les plus ordinaires de la vie. Nous n’avons pas à nous étendre, malgré le droit de la science, sur un sujet qui côtoie les choses les plus respectables, et qui leur prêterait un reflet déshonnête; mais il est impossible de ne pas constater que la Prostitution sacrée s’était réfugiée sous les auspices de ces saints, que le peuple avait créés à l’image de divers faux dieux, et que tous les efforts de l’Église ne réussirent pas à faire tomber dans le mépris public, avant que le peuple eût appris à rougir de ses ignobles superstitions. Tels étaient les saints apocryphes, qui avaient le bienheureux privilége de guérir la stérilité chez les femmes et l’impuissance chez les hommes. On ne saurait douter que ces saints-là ne soient issus en ligne directe de Priape et de ses impudiques assesseurs, le dieu Terme, Mutinus, Tychon, etc. Jamais l’autorité ecclésiastique n’a protégé de pareils saints, qu’on laissait comme des fétiches à l’adoration du vulgaire, et qui n’exerçaient leur influence régénératrice, que dans un rayon très-borné, à la faveur de la crédule confiance des pauvres gens qu’une tradition immémoriale avait convaincus des mérites de ces étranges patrons. Ce n’étaient la plupart que des Priapes déguisés, et l’archéologie a démontré que, dans tous les endroits où ce culte indécent a été établi, il y avait eu autrefois un temple ou une statue ou un emblème de Priape.

Nous ne passerons pas en revue les saints, qu’invoquaient naguère les femmes stériles, les maris impuissants et les maléficiés. Calvin les a dénoncés à l’honnêteté publique, dans son fameux Traité des Reliques; Henri Estienne, dans son Apologie pour Hérodote, les a mis à l’index, et bien avant ces protestations satiriques, la religion avait condamné comme superstitieux et scandaleux le culte de ces impuretés. Nous n’avons donc pas besoin de dire que le paganisme, en ce qu’il avait de plus obscène, s’était perpétué dans le culte particulier qu’on rendait en divers endroits aux saints Paterne, René, Prix, Gilles, Renaud, Guignolet, etc. Mais ce dernier, plus célèbre que les autres, doit fixer aussi plus curieusement notre attention, parce qu’il avait hérité de tous les attributs de Priape, et qu’il était encore en France, avant la Révolution de 1789, le dernier symbole de la Prostitution sacrée.

«Au fond du port de Brest, raconte Harmand de la Meuse dans ses Anecdotes relatives à la Révolution, au delà des fortifications, en remontant la rivière, il existait une chapelle auprès d’une fontaine et d’un petit bois qui couvre la colline, et dans cette chapelle était une statue de pierre honorée du nom de saint. Si la décence permettait de décrire Priape avec ses indécents attributs, je peindrais cette statue. Lorsque je l’ai vue, la chapelle était à moitié démolie et découverte, la statue en dehors étendue par terre et sans être brisée, de sorte qu’elle subsistait en entier et même avec des réparations qui me la firent paraître encore plus scandaleuse. Les femmes stériles ou qui craignaient de l’être allaient à cette statue, et, après avoir gratté ou raclé ce que je n’ose nommer, et bu cette poudre infusée dans un verre d’eau de la fontaine, ces femmes s’en retournaient avec l’espoir d’être fertiles.» Ainsi voilà le culte de Priape en plein exercice, à l’époque de la Révolution, dans la province la plus religieuse de la France.

La légende de saint Guignolet n’a cependant pas d’analogie avec la fable de Priape dans la mythologie hellénique. Ce saint, nommé Winvaloeus, qu’on a traduit par Guignolet, Guenolé, Guingulois et Wignevalay, fut le premier abbé de Landevenec, au milieu du cinquième siècle, et vécut dans une grande austérité, sans communiquer jamais avec les femmes. Sa légende nous semble néanmoins entachée de symbolisme érotique, et plusieurs de ses miracles directs affectent une spécialité que ses reliques et ses statues ont gardée pendant près de treize siècles. On aura la clef de son culte à Brest, en établissant l’étymologie du nom de l’abbaye de Landevenec, située à trois lieues de cette ville: Landevenec renferme évidemment landa Veneris, et il est certain que cette lande ou plaine, riveraine de la mer, possédait, à une époque reculée, un temple ou fanum de Vénus, fort renommé surtout chez les matelots bretons, qui, au retour de leurs courses maritimes, ne manquaient pas d’aller sacrifier à la déesse et de lui recommander la fertilité de leurs femmes. A Landevenec comme dans tous les lieux consacrés au culte de Vénus, le christianisme purifia le temple païen et sanctifia l’idole; mais l’obstination populaire attribua au saint les qualités du faux dieu, et Guignolet continua Priape. Les reliques de ce saint breton étaient honorées ailleurs, notamment à l’abbaye de Blandinberg près de Gand et à Montreuil en Picardie. Le nom de la ville de Montreuil se rapporte probablement à la légende de Guignolet et aux symboles de Priape. Selon la légende, une oie avait avalé l’œil de la sœur de Guignolet: celui-ci ouvrit le ventre de l’oie, y reprit l’œil et le remit intact à sa place. Or, on sait ce que figurait l’œil mystique dans les religions de l’antiquité, spécialement dans le culte d’Isis, auquel s’était mêlé celui de Vénus; quant à l’oie, c’était l’oiseau symbolique de Priape. Cambry raconte le miracle dans son Voyage au Finistère, mais il n’en cherche point le sens primitif et il ne paraît pas se douter de ce que pouvaient avoir de commun entre eux l’oie de Priape et l’œil d’Isis. La statue de saint Guignolet à Montreuil était plus indécente encore que celle que les marins adoraient à Brest. Dulaure, dont le témoignage, il est vrai, n’est pas trop recommandable dans une question de ce genre, avait vu cette statue, encore vénérée en 1789, et il n’hésite pas à la décrire dans sa Description des principaux lieux de la France. Elle était de pierre et représentait le saint, entièrement nu, couché sur le dos, avec un phallus monstrueux. Ce phallus formait une pièce postiche qu’on poussait par derrière, à mesure que la dévotion des femmes en diminuait les proportions à force de le racler. Nous regardons cette particularité comme une vilaine plaisanterie de Dulaure, qui ne perdait aucune occasion de tourner en ridicule les pratiques superstitieuses.

Saint Guignolet, comme nous l’avons dit, n’était pas le seul qui eût conservé quelque chose de la physionomie et du caractère de Priape. La Bretagne avait surtout une dévotion spéciale dans les saints de cette famille: elle possédait un saint Paterne ou Paternel, qu’on invoquait à Vannes et qui se mêlait des mystères de la paternité. Henri Estienne a recueilli l’hagiographie des autres successeurs de Priape à qui les inscriptions ithyphalliques décernent l’épithète de paternus et de pantheus: «Quant au mal de stérilité (auquel les médecins se trouvent si empeschez), dit l’auteur de l’Apologie pour Hérodote, il y a force saints qui en guarissent, faisans avoir des enfans aux femmes, voire par une seule apprehension devotieuse. Et premièrement, saint Guerlichon, qui est en une abbaye de la ville de Bourg-de-Dieu, en tirant à Romorantin et en plusieurs autres lieux, se vante d’engrosser autant de femmes qu’il en vient, pourveu que pendant le temps de leur neuvaine ne faillent à s’estendre par dévotion sur la benoiste idole qui est gisante de plat et non point debout comme les autres. Outre cela, il est requis que chacun jour elles boivent un certain breuvage meslé de la poudre raclée de quelque endroit d’icelle et mesmement du plus deshonneste à nommer.» Henri Estienne, qui s’indigne avec raison de trouver une si honteuse dévotion en usage chez des chrétiens, ajoute que la partie de la statue qu’on raclait de préférence était bien usée, à l’époque où cette image priapique fut examinée par une personne digne de foi, qu’il ne nomme pas, mais qui lui certifia l’authenticité du fait, vers 1550 environ.

«Il y a aussi au pays de Constantin en Normandie (qu’on dit communément Contantin), ajoute-t-il, un saint Gilles qui n’a pas eu moins de crédit en ces affaires, quelque vieil et caduc qu’il fust, selon le commun proverbe de ceux-là mesme qui s’amusent à tels abus et qui les vendent aux autres, qu’il n’est miracle que de vieux saints. J’ay aussi ouy parler d’un certain saint René, en Anjou, qui se mesle de ce mestier; mais comment les femmes se gouvernent autour de luy (qui leur monstre aussy ce que l’honnesteté commande de cacher), comme j’aurois honte de l’escrire, aussy les lecteurs auroyent honte de le lire.» Il est incontestable que la destination de ces saints de pierre était la même que celle de l’idole de Mutinus (voyez ci-dessus, t. 1, page 383), que nous retrouverons dans les religions de l’Inde, comme nous l’avons déjà reconnue dans celles de la Phénicie et de l’Égypte. Il serait facile de rattacher par l’étymologie saint Gilles et saint Guerlichon à Priape et à ses auxiliaires. Quant à René ou Renaud, il fait allusion aux reins, rena, et un poëte du seizième siècle avait en vue ce rapprochement étymologique dans un vers goguenard où il invoque

Et saint Renaud pour les rognons.

On peut encore faire remonter à Priape la généalogie de saint Prix, en latin Projectus, qu’on avait traduit dans la langue vulgaire par Prey et Priet. Il serait aisé de reconnaître Priapus dans Projectus, qu’on écrivait Proiectus. Néanmoins, ce saint Projet était un évêque de Clermont en Auvergne, martyrisé au septième siècle; ses reliques furent très-répandues, ainsi que ses images, et les femmes stériles lui rendaient un culte scandaleux, dont le pieux évêque n’a jamais été responsable. Les Actes du saint sont imprimés dans le Recueil des Bollandistes; mais on n’y trouve rien, bien entendu, qui puisse justifier les indécences de cette superstition populaire à son égard; elle n’existait, d’ailleurs, que dans un petit nombre de chapelles de campagne, tandis que plus de quatre cents églises honoraient saint Projet ou saint Prix avec beaucoup de convenance. Au village de Cormeil, près Paris, on vit longtemps une image de saint Prix, qui avait pu être originairement une statue de Priape, et qui, dans tous les cas, aurait été faite d’après le modèle du dieu païen. Il est tout simple que, dans l’origine du culte catholique, les statues n’aient fait que changer de nom, de même que les temples devenaient des églises. Enfin, le savant le Duchat, dans ses remarques sur l’Apologie pour Hérodote, ajoute à notre catalogue de saints ithyphalliques un saint Arnaud qu’on adorait à Saint-Auban (nous ne saurions dire en quelle province était située cette localité): «La statue de saint Arnaud, dit-il, portoit un tablier qui lui cachoit les parties génitales. Les femmes stériles supposant qu’à cause de quelque ressemblance de nom, saint Arnaud devoit avoir la même vertu que le saint Renaud des Bourguignons, levoient le tablier de cette statue, comme si la seule inspection d’un tel objet avoit dû les rendre fécondes.» Nous trouverions peut-être dans le culte antique de Priape ou d’Horus quelque usage analogue, qui s’était invétéré parmi les croyances du petit peuple, et qui avait persisté de siècle en siècle, dans l’intérêt des unions stériles.

Il y aurait un livre entier à écrire sur les vestiges du paganisme dans le culte chrétien; il y aurait surtout une curieuse étude de la Prostitution sacrée à travers les métamorphoses religieuses et liturgiques; nous nous bornons à indiquer ce sujet, aussi neuf que bizarre, aux archéologues et aux savants, qui trouveront dans les Pères de l’Église, notamment dans Lactance et dans saint Augustin, une foule de détails relatifs à la ténacité des Prostitutions païennes, en dépit de la prédication évangélique. L’empereur Constantin eut beau détruire de fond en comble les temples de Vénus à Héliopolis et à Aphaques: il ne détourna pas le courant des pèlerinages qui se portaient toujours vers ces lieux, consacrés à la déesse génératrice depuis tant de siècles, et les basiliques chrétiennes qu’il fit élever sur l’emplacement même des temples retinrent, pour ainsi dire, le cachet de l’ancien culte; car il fut obligé de défendre, par une loi écrite (rursus scriptas misit institutiones, lit-on dans la vie de cet empereur, par Eusèbe), la Prostitution des filles vierges et des femmes mariées, à Héliopolis en Phénicie, et ses décrets furent sans force contre la forme primitive du culte d’Astarté. Cette Prostitution sacrée restait, en quelque sorte, attachée aux lieux qui l’avaient fait naître et aux débris des temples qui en avaient été les témoins. Les empereurs chrétiens eurent besoin de toute leur autorité pour étouffer le culte public des divinités du paganisme; mais, en ruinant les temples, en renversant les statues, en persécutant les prêtres, ils n’atteignirent pas les profondes racines que ce culte avait laissées dans les opinions et dans les mœurs. Le peuple des champs, plus grossier que celui des villes, mais aussi plus fidèle aux leçons de ses ancêtres, prit sous sa garde les dieux qu’il aimait et que ne remplaçait pas pour lui le symbolisme moral du catholicisme; il protégea tant qu’il put les chapelles, les autels rustiques, les images de ces dieux, dans les forêts épaisses, au milieu des landes désertes, sur les monts et auprès des sources; puis, lorsque, cédant enfin aux excommunications des conciles et à la police des évêques, ils renoncèrent à ces images, à ces autels et à ces ædiculi, dont ils respectaient toujours les ruines, ce fut avec un sentiment tout païen qu’ils s’attachèrent au culte particulier des saints, qu’ils revêtirent des priviléges de leurs dieux abolis. Voilà comment Vénus, Flore, Bacchus, Isis, Priape et les autres divinités qui représentaient la nature et le principe générateur eurent des fidèles et presque des temples jusqu’à nos jours.

CHAPITRE VI.

Sommaire.—Opinion de l’Église sur la Prostitution.—Sentiment de saint Augustin et de saint Jérôme à l’égard des prostituées.—Définition de la Prostitution légale par saint Jérôme.—Les Canons des Apôtres.—Constitutions apostoliques du pape Clément.—Avis de l’Église sur les ablutions corporelles.—Définition des principaux péchés de la chair.—Doctrine de l’Église sur le commerce illicite et criminel.—Le concile d’Évire ou d’Elne.—Des mères qui prostituent leurs filles.—De ceux qui pratiquent le lénocinium.—De celles qui violent leur vœu de virginité.—De celles qui n’ont pas gardé leur virginité après l’avoir vouée.—Des femmes que les évêques et les clercs peuvent avoir chez eux.—Des jeunes gens qui après le baptême sont tombés dans le péché d’impureté.—Des idoles domestiques.—Des prostituées qui contractent le mariage après avoir renoncé à leur métier.—Des femmes qui, grosses d’adultère, auront fait périr leur fruit.—Des femmes qui auront vécu dans l’adultère jusqu’à la mort.—Des gens qu’il est défendu de prendre à gages.—De ceux ou celles qui ne seront tombés qu’une seule fois dans l’adultère.—De la femme qui aura commis un adultère du consentement de son mari.—Des corrupteurs de l’enfance.—Le concile de Néocésarée.—Les eunuques malgré eux.—L’entrée du sanctuaire défendue aux femmes par le concile de Laodicée.—Le concile de Tyr.—Saint Athanase et la femme de mauvaise vie.—Le concile de Tolède.—Portrait miraculeux du patriarche Polémon.—Le concile de Carthage.—Le dix-septième canon du concile de Tolède.—Le douzième canon du concile de Rome.—Le concile de Bâle.—Chapitre unique dans l’histoire des conciles.

Nous avons vu quelle était la doctrine de l’Église primitive au sujet de l’impureté et de l’incontinence; nous avons vu combien les Pères étaient unanimes pour exiger des fidèles une vie chaste et décente, lorsque ceux-ci ne se sentaient pas capables de se vouer au célibat chrétien. Il n’y avait donc, vis-à-vis de cette prescription de chasteté absolue adressée à tous les membres de Jésus-Christ, aucune jurisprudence ecclésiastique spécialement applicable aux agents de la Prostitution. L’Église, pour être conséquente avec l’essence même de sa morale, ne pouvait approuver ni reconnaître comme un fait légal cette Prostitution, qui s’exerçait pourtant sous ses yeux, à la porte de ses églises aussi bien que naguère aux abords des temples. Les prostituées n’étaient que des pécheresses ordinaires, que la grâce et le repentir pouvaient prendre au milieu de leur honteux métier et qui se trouvaient de la sorte toujours prêtes à entrer dans la voie du salut. Quant aux instigateurs et aux spéculateurs de Prostitution, ils se confondaient dans la foule des libertins et n’avaient pas même de rang spécial parmi les esclaves du péché. C’était aux confesseurs à régler la pénitence suivant la faute et à n’accorder l’absolution qu’après l’accomplissement de cette pénitence, qui devait être publique, comme si le péché l’avait été. Toute Prostitution était comprise, d’ailleurs, dans le terme générique de fornication, qu’on distinguait pourtant, par degrés proportionnels, en fornication simple, double, éventuelle, permanente ou redoublée. Il est donc tout naturel que, d’après ce principe fondamental qui voulait que chaque chrétien fût un austère défenseur de la pureté de son corps, la Prostitution légale n’eût pas raison d’être aux yeux de l’Église, qui n’aurait osé ni l’autoriser, ni la proscrire, ni la tolérer. Les conciles ne font pas mention de cette lèpre morale des sociétés avant le quinzième siècle, et ils se renferment dans des généralités, pour condamner en masse tous les genres de libertinage. Ils semblent éviter, en esquivant ce point délicat, de se rencontrer en contradiction avec les lois humaines, qui règlent la Prostitution et qui la reconnaissent comme une impure servitude des passions du vulgaire. Les conciles ont l’air de se souvenir toujours que la Madeleine fut une femme de mauvaise vie et que les mérétrices ont fourni autant de martyres, que les princesses, à la foi du Christ, qui a des miséricordes infinies pour tous les péchés.

Cependant on a lieu de croire que l’Église, au point de vue de la police humaine et de l’économie des États, admettait la Prostitution légale ou du moins fermait les yeux sur cette triste nécessité de la vie des peuples. Cette opinion de l’Église se trouve clairement et formellement énoncée, non dans le texte d’un concile ou d’un synode, mais dans les écrits de saint Augustin: «Supprimez les courtisanes, dit-il dans son Traité de l’ordre (lib. II, c. 12), vous allez tout bouleverser par le caprice des passions.» La loi ecclésiastique ne s’immisçait donc pas dans les attributions de la loi civile. Saint Jérôme (Epist. ad Furiam) a l’air de partager le sentiment de saint Augustin à l’égard des malheureuses victimes de la Prostitution; il ne les opprime pas sous le poids de leur ignominie; il les encourage seulement à se dépouiller de leur infâme livrée: «La courtisane de l’Évangile, baptisée par ses larmes (meretrix illa in Evangelio baptizata lachrymis suis), essuyant avec ses cheveux les pieds du Seigneur, a été sauvée; elle n’avait pas une mitre crêpée, des souliers qui crient; elle n’avait pas le tour des yeux noirci avec de l’antimoine; elle n’était pas d’autant plus belle qu’elle était plus impudique (non habuit crispantes mitras, non stridentes calceolos, nec orbes stibio fuliginatos: quanto fœdior, tanto pulchrior).» Dans un autre passage de la même épître, saint Jérôme relève encore la femme dégradée, en lui tendant la main de la pénitence. «Nous ne demandons pas aux chrétiens, dit-il, comment ils ont commencé, mais comment ils finissent!» Le baptême des larmes peut toujours laver d’anciennes souillures et régénérer une âme dans un corps impur. Enfin, saint Jérôme, dans une autre circonstance (Epist. ad Fabiolam), définit la Prostitution légale comme l’avait fait le jurisconsulte Ulpien, et dit avec la précision d’un légiste: «La courtisane est celle qui s’abandonne à la débauche de plusieurs hommes (meretrix est quæ multorum libidini patet).»

Nous avons recherché soigneusement ce qui pouvait concerner la Prostitution, soit dans les Canons des apôtres, soit dans les Constitutions apostoliques, qui n’ont pas précédé les Actes des conciles, malgré l’origine qu’on leur attribuait dans l’ancienne Église, mais qui renferment pourtant l’expression sincère de la doctrine canonique des premiers chrétiens. Il y est question une seule fois de Prostitution proprement dite (scortatio); mais en plusieurs endroits, de fornication simple ou double. Dans les Canons des apôtres, le sixième défend à l’évêque et aux prêtres de chasser leurs femmes, même sous prétexte de religion, et frappe d’excommunication ceux qui se déroberaient de la sorte aux liens du mariage. Le dix-huitième canon défend d’admettre dans le clergé les bigames, c’est-à-dire ceux qui auraient été mariés deux fois, parce qu’il y a une espèce d’indécence attachée aux secondes noces, qui témoignent de l’incontinence de l’un ou l’autre époux. Le vingt-troisième canon ordonne la déposition des clercs qui se seraient privés de leur sexe par crainte de pécher ou par toute autre cause. Le vingt-quatrième condamne les laïques pour le même fait, et les éloigne de la sainte table pendant trois ans. Le soixante-unième canon empêche d’admettre dans la cléricature toute personne convaincue d’adultère ou de fornication. Le soixante-septième canon enfin prononce l’excommunication contre quiconque aura fait violence à une vierge et oblige le coupable à épouser celle qu’il a flétrie. Nous remarquerons que dans les Canons des apôtres, qui sont écrits en grec de même que les Constitutions apostoliques, l’acte de Prostitution est compris sous les noms d’adultère (μοιχεία) et de fornication (καμάρωσις). Le mot grec, comme le mot latin qui se traduit par fornication, signifiait proprement une voûte, un lieu voûté, et s’entendait, au figuré, de l’acte même qui s’accomplissait dans ces lieux-là. On ne voit pas que ce mot ait été en usage dans le sens figuré, avant que les écrivains ecclésiastiques l’aient employé pour remplacer meretricium, scortatio et d’autres mots plus malhonnêtes encore.

Dans les Constitutions apostoliques, attribuées au pape Clément, élu l’an 67 de J.-C., mais rédigées certainement dans le troisième siècle sur les traditions de l’Église primitive, on trouve indiquée la règle de conduite que les femmes chrétiennes doivent suivre pour ne pas ressembler aux idolâtres, qui n’avaient pas de mœurs, et qui ne sentaient pas le besoin d’en avoir. Les chrétiennes devaient, avant tout, éviter de se montrer en public avec ces recherches de toilette que le rédacteur de ce code sacré appelle les insignes de la Prostitution (quod sunt omnia meretriciæ consuetudinis indicia, dit la version latine littérale): chevelure peignée, artistement accommodée et ointe de parfums, habillement étudié et précieux, chaussure large et traînante aux pieds, anneaux d’or à tous les doigts. «Si tu veux être fidèle à ton divin époux, ajoute le législateur chrétien, et si tu veux lui plaire, enveloppe ta tête, en paraissant dans les rues; voile ton visage, pour en dérober la vue aux indiscrets; ne farde pas la figure que Dieu t’a faite, mais marche les yeux baissés, et reste toujours voilée, comme la décence le commande aux femmes (Liv. I, ch. 8).» Il est défendu aux deux sexes de se baigner ensemble dans les mêmes bains; «c’est là surtout que le démon tend ses filets,» dit le texte: une femme n’ira donc que dans le bain des femmes. Qu’elle se lave modestement, pudiquement, modérément, jamais inutilement, jamais trop, jamais à midi, et même, s’il est possible, pas tous les jours (lavet modeste, verecunde et moderate, non autem supervacue, neque nimis, neque sæpius, neque meridie, immo, si fieri potest, non quotidie). L’Église n’a pas varié d’avis sur les ablutions corporelles, dont elle condamne l’abus sans en défendre l’usage.

Dans le VIIe livre des Constitutions, le législateur définit très-clairement les principaux péchés de la chair: «On distingue, dit-il, l’abominable conjonction contre la nature, et la conjonction contre la loi; la première est celle des sodomites et l’ignoble débauche qui mêle l’homme avec les bêtes, la seconde comprend l’adultère et la Prostitution. Dans ces désordres, il y a d’abord impiété, il y a ensuite iniquité, il y a enfin péché; car les premiers méditent la fin du monde, lorsqu’ils s’efforcent de faire contre la nature ce qui est fait par la nature; les seconds, au contraire, font injure aux autres, lorsqu’ils violent les mariages d’autrui, et quand ils divisent en deux ce qui a été fait un par le Seigneur, quand ils rendent suspecte la naissance des enfants et qu’ils exposent le mari légitime à de telles embûches; enfin la Prostitution est la corruption de son propre corps, et cette corruption ne s’applique pas à l’œuvre de génération pour avoir des fils, mais elle n’a pas d’autre objet que la volupté, ce qui est un indice d’incontinence et non un signe de force.» Ce passage remarquable, qui résume toute la doctrine de l’Église sur le commerce illicite et criminel, nous le reproduisons en entier dans la version latine littérale, où les obscurités du texte grec sont un peu éclaircies: «Contra naturam nefaria conjunctio aut illa contra legem, illa Sodomitarum et cum bestiis miscentium flagitiosa libido, contra legem vero adulterium et scortatio: ex quibus libidinibus, in illis quidem impietas est, in iis vero injuria et denique peccatum... Primi enim interitum mundi machinantur, qui quod a natura est contra naturam facere conantur; secundi vero injuriam aliis faciunt, cum aliena matrimonia violant et quod a Deo factum est unum in duo dividunt et liberos faciunt suspectos et legitimum maritum insidiis exponunt: ac scortatio corruptio est proprii corporis, quæ non adhibetur ad generationem filiorum, sed tota ad voluptatem spectat, quod est indicium incontinentiæ non autem virtutis signum (lib. VIII, c. 27).»

Voilà sans doute le premier texte canonique dans lequel la Prostitution soit nettement signalée comme une des formes les plus coupables de l’impureté. Dans un autre passage des Constitutions apostoliques, il est interdit aux chrétiens d’employer des mots obscènes, de jeter çà et là des regards effrontés et de s’adonner au vin: «C’est de là, dit le texte, que naissent les adultères et les prostitutions (non eris turpiloquens neque injector oculorum neque vinolentus; hinc enim scortationes et adulteria oriuntur» (lib. VII, c. 7). Enfin, ailleurs (lib. IV, c. 5), la loi ecclésiastique ordonne de «fuir les débauchés; car, dit le Deutéronome, tu n’offriras pas à Dieu le prix de la Prostitution (fugiendi præterea scortatores; non offeres, inquit Deuteronomus, Deo mercedem prostibuli).» Les Constitutions apostoliques, bien que rédigées après les premiers conciles, renferment la doctrine originale du christianisme, émanée de l’Écriture et de l’Évangile. Cette même doctrine se retrouvera ensuite, développée et interprétée, dans les décisions des conciles. Ainsi, l’opinion de l’Église n’a pas varié depuis à l’égard de la Prostitution, qu’on la nomme adultère, ou fornication ou scortation.

Le fameux concile d’Elvire ou d’Elne, en Roussillon, qui paraît être un recueil tiré de plusieurs conciles plutôt qu’un concile particulier, puisqu’on ignore en quel temps il a été tenu, et que les savants le placent tantôt en 250 et tantôt en 324, ce concile Eliberatanum ou Illiberitanum nous présente un certain nombre de décisions qui se rapportent à notre sujet et qui ne s’écartent pas des Constitutions apostoliques. Le douzième canon prive de la communion, même à l’article de la mort, les mères, les parents ou tous autres qui auront prostitué leurs filles; il excommunie également quiconque aura pratiqué le lénocinium, en vendant le corps de son prochain ou le sien: Si lenocinium exercuerit eo quod alienum vendiderit corpus vel potius suum. Le treizième canon prononce la même peine contre celles qui, après s’être consacrées à Dieu, auraient violé leur vœu et vécu dans le libertinage. Quatorzième canon: «Les filles qui n’auront pas gardé leur virginité, sans l’avoir vouée, seront réconciliées après un an de pénitence, si elles épousent leurs corrupteurs; la pénitence est fixée à cinq ans, si elles ont connu plusieurs hommes.» Le concile, dans cet article, qui a été réformé, comme trop indulgent, par les conciles suivants, considère la perte de la virginité, non consacrée à Dieu, comme une violation des noces ou du mariage chrétien. D’après le vingt-septième canon, un évêque ou tout autre clerc pouvait avoir chez lui sa sœur ou sa fille, pourvu qu’elle fût vierge, mais non une femme étrangère. Le canon trente et unième est très-élastique et peut embrasser tous les genres de Prostitution; ce canon dit que les jeunes gens qui après le baptême sont tombés dans le péché d’impureté seront reçus à communion après pénitence et mariés. Il y a loin, de ce canon, à la règle de saint Basile qui prononce quatre ans de pénitence pour la simple fornication, et à celle de Grégoire de Nazianze qui porte cette pénitence à neuf ans. La modération de la pénalité du concile d’Elvire prouve suffisamment qu’il n’est pas postérieur au troisième siècle.

Le quarante et unième canon de ce concile a rapport indirectement à des faits de Prostitution, car il exhorte les fidèles à ne pas souffrir d’idole en leurs maisons et à rester purs d’idolâtrie dans le cas où ils craindraient la violence de leurs esclaves en privant ceux-ci de leurs idoles. Or, ces idoles domestiques étaient celles des petits dieux obscènes qui présidaient aux mystères de l’amour et de la génération. Nous avons décrit ailleurs, d’après saint Augustin et d’autres Pères de l’Église, les impures divinités que les anciens installaient dans leur chambre à coucher et adoraient au moment de leurs travaux d’amant ou d’époux. Le dieu Subigus et la déesse Préma survécurent assurément à Jupiter Tonnant et à Vénus Victorieuse ou Armée. Le quarante-quatrième canon du concile ordonne expressément de recevoir dans la communion des fidèles une femme qui a été prostituée et qui s’est mariée ensuite à un chrétien (meretrix quæ aliquando fuerit et postea habuerit maritum). Ainsi l’Église ne reconnaissait pas la tache d’ignominie indélébile que la loi romaine attachait à la Prostitution. Le soixante-troisième canon excommunie à toujours une femme qui, grosse d’adultère, aura fait périr son fruit. Le soixante-quatrième canon excommunie pareillement les femmes qui auront vécu dans l’adultère jusqu’à la mort. Le soixante-septième canon défend aux femmes, soit fidèles, soit catéchumènes, sous peine d’excommunication, d’avoir à leurs gages, soit des comédiens, soit des joueurs de musique. Selon le canon soixante-neuvième, ceux ou celles qui seront tombés une seule fois dans l’adultère feront pénitence pendant cinq ans, et ne pourront être réconciliés auparavant, qu’en cas de maladie mortelle. Le canon soixante-dixième fait une distinction grave en fait d’adultère, et s’adresse à une des circonstances les plus fréquentes de la Prostitution: il ordonne que la femme qui aura commis adultère, du consentement de son mari, soit excommuniée, même à son lit de mort; mais il borne la pénitence à dix ans, si cette femme a été répudiée par son mari. Enfin, le canon soixante-onzième excommunie définitivement les corrupteurs de l’enfance (stupratoribus puerorum).

On peut dire que toute la doctrine de l’Église à l’égard de la Prostitution se trouve renfermée dans les canons du concile d’Elvire, car aucun autre concile jusqu’au concile de Trente n’est entré dans autant de questions relatives à cet état de péché. Dans les conciles suivants, on ne rencontre que des articles isolés qui répètent ou complètent les canons du concile d’Elvire, car la plupart de ces conciles étaient convoqués pour combattre et condamner des hérésies spéciales qui regardaient le dogme plutôt que la morale. On remarque néanmoins, dans les actes de ces conciles différents canons qui contiennent de précieux détails de mœurs. Au concile de Néocésarée, tenu en 314, on décida qu’un homme, qui, ayant eu le désir de commettre le péché avec une femme, ne l’aurait pas commis, devait avoir été préservé par la grâce de Dieu plutôt que défendu par sa propre vertu. Au concile de Nicée, en 325, contre l’hérésie des valésiens, qui mettaient tout leur zèle à faire des eunuques au nom de Dieu, le premier canon déclare que celui qui a été fait eunuque, soit par les chirurgiens en cas de maladie, soit par les barbares ou les hérétiques, peut demeurer dans le clergé, mais que celui qui s’est mutilé lui-même ou a été mutilé de son consentement ne doit pas rester clerc. La plupart des clercs étant ainsi possesseurs et gardiens de leur virilité, le huitième canon leur défend généralement d’avoir chez eux aucune femme, excepté leur mère, leur sœur, leur tante ou quelque vieille qui ne puisse être suspecte de cohabitation. Le concile de Laodicée, en 364, qui traite principalement de la vie cléricale, défend aux femmes, quelles qu’elles soient, d’entrer dans le sanctuaire, sans s’expliquer sur le motif de cette défense et sans y faire d’exception. Un canon du concile de Nicée, le vingt-neuvième, nous rend compte très-catégoriquement des motifs de cette défense: Ne mulier menstruata ingrediatur ecclesiam neque sumat sacram communionem, donec complentur dies illius mundationis et purificationis, quamvis sit in regum mulieribus. Ainsi, l’interdiction des lieux saints aux femmes, pendant le temps plus ou moins long de leurs purgations naturelles, n’était pas même levée en faveur des reines et des princesses: or, les femmes étant seules juges des époques de cette interdiction, l’Église trouvait plus simple de la rendre définitive et perpétuelle, pour épargner un sacrilége à des dévotions peu scrupuleuses. L’opinion des Pères de l’Église à l’égard du sexe féminin ne justifiait que trop la défiance avec laquelle on l’éloignait du sanctuaire: «Les corps des saintes femmes, avait dit un de leurs plus éloquents avocats, sont de véritables temples (sanctarum feminarum corpora templa sunt);» mais voici comment un concile caractérise la femme en général: «La femme est la porte de l’enfer, la voie de l’iniquité, la morsure du scorpion, une espèce nuisante (femina janua diaboli, via iniquitatis, scorpionis percussio, nocivum genus).»

La malice de la femme apparut dans toute sa noirceur, au concile de Tyr, en 353, où les Ariens suscitèrent plusieurs fausses dénonciations contre saint Athanase, patriarche d’Alexandrie. Une femme de mauvaise vie, connue par ses débauches (muliercula libidinosa ac petulans, dit le P. Labbe, en suivant les meilleures autorités), fut introduite dans l’assemblée des Pères du concile; elle déclara hautement qu’elle avait fait vœu de virginité, et qu’Athanase, pour la récompenser de l’hospitalité qu’il avait reçue chez elle, s’était oublié jusqu’à lui faire violence. Athanase, accompagné d’un prêtre nommé Timothée, fut alors introduit. On l’interrogea sur le fait du viol qui lui était imputé; il n’eut pas l’air d’entendre et ne répondit pas, comme s’il fût étranger aux questions qu’on lui adressait. Mais Timothée prit la parole à sa place et dit avec douceur: «Je ne suis jamais entré dans ta maison, femme!» Elle, plus impudente, se récrie, se dispute avec Timothée, étend la main, jure par un anneau qu’elle prétendait tenir d’Athanase: «Tu m’as ôté ma virginité! dit-elle avec emportement, tu m’as dépouillée de ma pureté!» Elle se sert des termes et des injures que les mérétrices seules avaient l’habitude d’employer, sans qu’Athanase daigne réfuter ces odieuses accusations. Enfin les Pères du concile eurent honte de ce scandale et firent sortir cette malheureuse qui outrageait leur pudeur. Athanase n’en fut pas moins condamné à vingt ans d’exil. Le concile décida ensuite que l’entrée des maisons où demeuraient les clercs serait absolument interdite aux femmes, quelles qu’elles fussent. Le concile de Carthage, en 397, renchérit sur cette mesure de prudence, en ordonnant que les clercs et ceux qui auraient fait vœu de continence n’iraient pas voir les vierges ou les veuves, sans la permission d’un évêque ou d’un prêtre, et que, dans tous les cas, ils iraient, par prudence, dûment accompagnés.

La conversion des pécheresses était la préoccupation constante des premiers chrétiens, et ils choisissaient, de préférence, dans les rangs de la Prostitution, les âmes pénitentes qu’ils offraient à Dieu en holocauste. Mais, dans cette précipitation à faire des catéchumènes, les diacres admettaient trop souvent des femmes impures, qui n’avaient pas abjuré leur honteux genre de vie et qui retournaient au péché en sortant de la communion. Les conciles exigèrent donc des garanties de repentir et d’expiation, avant de changer des courtisanes en épouses de Jésus-Christ. Saint Augustin résume, à cet égard, la doctrine expresse des conciles, en disant (Lib. de fide et oper., c. XI) qu’on ne saurait trouver aucune Église qui admette au baptême les femmes publiques (publicas meretrices), avant qu’elles aient été délivrées de la turpitude de leur métier. Dans un autre endroit (De octo ad Dulcit. quæst.), il dit la même chose presque dans les mêmes termes (nisi ab illa primitus prostitutione liberatas). Mais, une fois cette réconciliation faite dans la forme prescrite, le baptême et la communion reçus, une fille de joie pouvait être, devant Dieu et devant le chrétien qui l’épousait, aussi pure qu’une vierge, pourvu qu’elle ne conservât aucune habitude de sa vie passée dans l’état du mariage. Telle est l’opinion du concile de Tolède en 750: Licet fuerit meretrix, licet prostituta, licet multis corruptoribus exposita, si nuptiale incontaminatum fœdus servaverit, prioris vitæ maculas posterior munditia diluit. Le même concile ne reconnaît pas d’adultère antérieur au mariage, ni pour l’homme ni pour la femme absous par la pénitence, attendu que tout commerce illicite qui aura précédé le mariage doit être considéré comme un fait de luxure et non d’adultère (et quidem talis coitus luxuriæ, sed non adulterii).

Les conversions des femmes de mauvaise vie étaient plus fréquentes que toutes les autres, car la courtisane s’étonnait aisément d’une réhabilitation qui la mettait tout à coup sur le pied des vierges et qui lui promettait le refuge du mariage. Mais l’Église n’effaçait que les péchés d’impureté commis avant le baptême, et ceux qui auraient suivi le sacrement laissaient une tache indélébile, puisque nul agent de Prostitution ne pouvait être reçu dans les ordres de la cléricature, si sa souillure n’était pas lavée par le baptême. Tarisius, évêque de Constantinople, dans une lettre adressée au second concile de Nicée en 787, dit expressément qu’il a vu des courtisanes et des débauchés réconciliés par la pénitence (meretrices et publicanos receptos per pœnitentiam, dit la traduction de cette lettre écrite en grec); mais que si depuis le baptême quelqu’un, homme ou femme, avait été surpris en flagrant délit de Prostitution ou d’adultère (in scortatione aut adulterio), il n’était plus admissible aux fonctions sacerdotales. Parmi les Pères et les docteurs qui travaillaient particulièrement à la réconciliation des femmes perdues, nous citerons un saint patriarche, nommé Polémon, que les historiens ecclésiastiques ont eu le tort de passer sous silence, et dont le portrait faisait encore de semblables conversions après sa mort. (Voy. la Collect. des conciles, édit. de Cossart, t. VII, p. 206 et suiv.) Saint Grégoire de Nazianze a raconté en beaux vers grecs un miracle de ce genre, qui eut beaucoup de retentissement à la fin du quatrième siècle. Un jeune homme, tourmenté du démon de l’incontinence, appela une mérétrice devant une église dont la porte était ouverte. Cette femme, en accourant à l’appel de la débauche, aperçut dans l’église un portrait du vénérable Polémon, qui avait les yeux fixés sur elle. A l’aspect de ce portrait menaçant, elle se troubla et s’enfuit en baissant la tête: le lendemain elle s’était convertie, et elle mourut en odeur de sainteté. Saint Basile, évêque d’Ancyre, glorifia en plein concile cet admirable portrait, qui avait une telle vertu, que le libertin le plus endurci n’aurait pu voir cette sainte figure sans rougir de honte et sans renoncer à l’incontinence: ex illa patrata est, nisi enim vidisset scortum iconem Polemonis, nequaquam a stupro cessasset. Dans le même concile, saint Nicéphore, évêque de Dyrrachium, dit que cette merveilleuse image devait être vénérée par les fidèles, puisqu’elle avait eu la puissance d’empêcher une fille de joie de vaquer à son exécrable métier (quoniam potuit mulierculam liberare ab execrabili et turpi operatione).

On pourrait même croire, d’après certains passages des Pères et des conciles, que l’incontinence était autrefois plus ardente, plus irrésistible qu’elle ne l’est aujourd’hui. Peut-être la licence des mœurs dans l’antiquité avait-elle développé chez les hommes la faculté de subvenir à ce prodigieux abus de virilité; peut-être aussi l’excès de la continence chrétienne produisait-il dans quelques natures énergiques une terrible révolte des sens. Saint Augustin, dans ses Confessions, a dépeint avec éloquence les formidables luttes qu’il avait à soutenir contre le démon de la chair: «Mon cœur, dit-il, était tout brûlant, tout bouillant et tout écumant d’impudicité; il se répandait, il se débordait, il se fondait en débauches (et jactabar, et effundebar, et ebulliebam per fornicationes meas).» Saint Jérôme, dans son épître à Furia, dépeint énergiquement les tempêtes des sens chez de jeunes libertins exaltés par les fumées du vin et enflammés par la bonne chère: «Non Ætnæi ignes, dit-il, non Vulcania tellus, non Vesuvius et Olympus tantis ardoribus æstuant, ut juveniles medullæ vino plenæ et dapibus inflammatæ; nihil hic inflammat corpora aut titillat membra genitalia, sicut indigestus cibus ructusque convulsus.» Il résulte, de ces autorités ecclésiastiques, que si l’on mangeait et buvait avec fureur, on n’en était que plus impatient à la débauche. L’Église cherchait donc à éteindre les feux de la concupiscence en la soumettant au régime de la sobriété la plus frugale; car elle n’ignorait pas combien il était difficile de changer en quelque sorte le tempérament humain et les idées et les usages du monde païen, qui ne regardait pas la fornication comme mauvaise en soi ni illicite (simplicem fornicationem non esse per se malam neque illicitam, dit saint Augustin, Contra Faust., II, c. 13). Les emportements de la sensualité étaient si violents chez les premiers chrétiens, que quelquefois ils allaient de l’église au lupanar, et se souillaient au contact infâme d’une courtisane après avoir reçu le corps divin de Jésus-Christ. C’était là cet horrible adultère que l’Église exprimait en ces termes: Infame meretricis et Christi corpus uno et eodem tempore contractare.

Les évêques, les diacres, les autres desservants de l’autel, n’avaient pas toujours la force de se défendre de ces souillures et, suivant une belle expression d’un concile, ils osaient étaler devant Dieu l’impureté de leurs mains. Le concile de Carthage, en 390, recommande à tous les prêtres, ou autres qui administrent les sacrements, d’être austères gardiens de leur pudeur, et de s’abstenir de l’approche de leurs femmes, en cas qu’ils fussent mariés (pudicitiæ custodes, etiam ab uxoribus se abstineant, ut in omnibus et ab omnibus pudicitia custodiatur, qui altari deserviunt). Il est probable que cette continence du lit conjugal n’était prescrite aux prêtres mariés, que pour certains temps où ils devaient administrer les sacrements et toucher les vases sacrés; car l’Église ne prohibait pas l’exercice honnête et modéré des devoirs du mariage. Le concile de Gangre en Paphlagonie prononce l’anathème contre quiconque blâme le mariage, en disant qu’une femme cohabitant avec un homme ne peut être sauvée. Le même concile, tout en reconnaissant l’excellence de la virginité chrétienne, ne veut pas qu’une femme s’habille en homme, sous prétexte de garder plus facilement la continence sous cet habit. L’Église ne refusait pourtant pas à ses enfants les moyens d’échapper aux dangers de l’occasion du péché; ainsi, dans les agapes, que les Constitutions apostoliques appellent festins de charité ou d’amour (caritas), comme les deux sexes se trouvaient réunis et que ce rapprochement charnel pouvait avoir de sérieux inconvénients sous l’influence excitatrice de la gourmandise, on invitait de pauvres vieilles et on les plaçait, comme de salutaires obstacles, entre les jeunes gens de l’un et de l’autre sexe (Const. apost., l. II, c. 28). Cependant l’Église, si sévère qu’elle fût pour maintenir la chasteté dans la communion des fidèles, paraît avoir autorisé, du moins jusqu’au cinquième siècle, tout laïque chrétien à prendre une concubine et à donner ainsi satisfaction à sa chair, sans dépasser la mesure du mariage chrétien. Le dix-septième canon du concile de Tolède, en 400, porte que celui qui a femme et concubine à la fois sera excommunié, mais non celui qui se contente, soit d’une femme de passage, soit d’une concubine sédentaire pour les besoins de son tempérament: Qui non habet uxorem et pro uxore concubinam habet, a communione non repellatur; tantum ut unius mulieris aut uxoris aut concubinæ (ut ei placuerit) sit conjunctione contentus. Le concile de Rome, en 1059, voyait encore avec les mêmes yeux l’habitude des relations concubinaires chez les chrétiens, car le douzième canon de ce concile ne condamne que la cohabitation simultanée d’une épouse et d’une concubine. L’Église tolérait donc jusqu’à un certain point les rapports illicites entre un homme et une femme non mariés, mais unis l’un à l’autre par ces liens de convention mutuelle que le code romain avait presque approuvés comme légitimes. Dans l’esprit du catholicisme, l’adultère ou la fornication pour l’homme commençait à l’usage de deux femmes, quels que fussent, d’ailleurs, leurs droits et leurs qualités; la fréquentation de plusieurs ou d’un grand nombre d’hommes établissait ensuite les degrés de la Prostitution pour la femme, qui, suivant la bizarre doctrine d’un casuiste du moyen âge, ne devait être reconnue mérétrix qu’après avoir affronté vingt-trois mille corrupteurs différents. Selon d’autres docteurs plus réservés sur les chiffres, le meretricium n’exigeait que quarante à soixante preuves de la même nature, après lesquelles le cas d’impureté publique se trouvait suffisamment constaté chez une femme qui encourait alors la pénitence des prostituées.

Quant à la Prostitution elle-même, on ne voit pas que les conciles aient rien tenté pour la faire disparaître de la vie civile des sociétés chrétiennes. Ils semblent plutôt l’avoir acceptée comme un mal nécessaire destiné à obvier à de plus grands maux; ils ont évité néanmoins de formuler à cet égard une opinion qui eût donné un démenti à la morale de l’Évangile, tout en se conciliant avec les lois organiques de la civilisation humaine. Saint Thomas avait touché indirectement le point délicat de la question, lorsqu’il disait que l’homme cherchait en vain à réaliser la perfection dans un monde où le Créateur avait permis au mal d’avoir et de tenir une grande place. C’était admettre implicitement l’existence de la Prostitution légale, que de considérer l’existence du mal comme une condition inévitable, essentielle de l’humanité. (Voy. la Collection des Conciles, édit. de Labbe, t. XII, col. 1165.) La nécessité de cette Prostitution étant admise par l’autorité ecclésiastique, les conciles ne dédaignèrent donc pas de venir en aide à l’autorité séculière, et de lui suggérer les règlements les plus propres à contenir le mal dans des limites restreintes et à le dissimuler aux yeux des honnêtes gens. «Un des Pères du concile de Bâle, dit le savant historien de la Prostitution au moyen âge, M. Rabutaux, exposa, en 1431, devant les Pères de cette assemblée, dans un discours où il se préoccupait des moyens de corriger les mœurs de son temps, les principes qui avaient inspiré la législation du moyen âge et les représenta comme les gardiens les moins impuissants de la décence publique.» Il est remarquable que la prévoyance de la législation canonique n’ait pas ajouté quelques dispositions salutaires à la jurisprudence romaine, qui réglait encore l’exercice de la Prostitution dans la plupart des pays de l’Europe. On dirait que les conciles, même en s’occupant d’une affaire de police qui leur répugnait, ont évité avec soin de se prononcer au point de vue moral et religieux. Il faut donc descendre jusqu’au milieu du seizième siècle, pour rencontrer dans les Actes des conciles une pièce qui mette en évidence le système de tolérance que l’Église avait adopté à l’égard de la Prostitution considérée comme institution d’utilité publique. Cette pièce, malgré sa date assez récente, peut établir le véritable caractère de neutralité que l’Église avait voulu garder dans cette importante question sociale. Ce fut au concile de Milan, sous l’épiscopat de saint Charles Borromée, que les Pères du concile introduisirent, dans le texte des Constitutions qu’ils avaient sanctionnées, un titre spécial affecté aux mérétrices et aux lénons (tit. 65, De meretricibus et lenonibus). Voici la traduction de ce chapitre où se reflète la jurisprudence de Théodose et de Justinien, mise sous les auspices des évêques, des princes et des magistrats de chaque pays et de chaque ville de la chrétienté.

«Afin que les mérétrices soient tout à fait distinctes des femmes honnêtes, les évêques veilleront à ce qu’elles soient vêtues, en public, de quelque habit qui fasse connaître leur condition honteuse et leur genre de vie. Il ne faut pas leur permettre, si elles sont étrangères à la localité, de passer la nuit ou de demeurer dans les cabarets ou dans les auberges (in meritoriis tabernis vel publicis cauponis), à moins que leur route ne les y autorise, et encore, sera-ce pour un seul jour. Dans chaque ville, les évêques auront soin d’assigner à ces impures un lieu de séjour, éloigné des cathédrales et des quartiers fréquentés, dans lequel lieu il leur sera permis d’habiter toutes ensemble, sous cette réserve que si elles prennent domicile hors des limites de ce lieu-là, et si elles résident plus d’un seul jour dans quelque autre maison de la ville, pour quelque cause que ce soit, elles soient sévèrement punies, ainsi que les maîtres ou locataires des maisons où elles auront séjourné. Cette mesure de police est confiée particulièrement à la piété éclairée des princes et des magistrats. C’est à eux aussi que nous nous adressons pour qu’ils interdisent aux femmes de mauvaise vie l’usage des pierres précieuses, de l’or, de l’argent et de la soie dans leurs vêtements. C’est à eux que nous demandons surtout l’expulsion de tous les infâmes qui exercent le métier de proxénète (omnes qui lenocinio quæstum faciunt).»

Nous avons rapporté en entier ce chapitre des Constitutions du concile de Milan, parce qu’il est unique dans l’histoire des conciles, et qu’il nous montre le pouvoir ecclésiastique en parfaite intelligence avec le pouvoir légal, pour organiser, régler et réprimer la Prostitution publique, sans la détruire et même sans la frapper d’anathème.

CHAPITRE VII.

Sommaire.—Les vestibules du lupanar.—La tragédie héroïque est remplacée par la comédie libertine.—L’Église ne pouvait laisser subsister le théâtre vis-à-vis de la chaire évangélique.—Son indulgence pour les auteurs et les complices des désordres scéniques.—Part de la Prostitution dans les habitudes du théâtre.—Les dicélies.—Les magodies.—Les mimes.—Les pantomimes.—Les atellanes.—Pantomime d’Ariane et Bacchus.—Les comédiennes.—Les danses érotiques de la Grèce.—L’epiphallos.—L’hédion et l’heducomos.—La brydalica.—La lamptrotera.—Le strobilos.—Le kidaris.—L’apokinos.—Le sybaritiké.—Le mothon, etc.—Les danses romaines.—La cordace.—Les équilibristes et les funambules.—Immoralité théâtrale.

L’autorité ecclésiastique, qui se prononçait par la voix des conciles et par les écrits des Pères, si tolérante qu’elle fût pour la Prostitution légale, cette impérieuse infirmité du corps social et politique, cherchait à en atteindre et à en détruire les causes, avec un zèle et une sévérité qui ne se ralentirent jamais. Parmi ces causes plus ou moins immédiates, que le christianisme avait signalées à l’aversion des fidèles, il faut citer au premier rang les jeux du cirque et du théâtre, qui comprenaient les danses, la pantomime et la musique profane. Nous avons déjà parlé de l’obscénité de ces danses et de ces pantomimes; nous avons dit que le cirque et le théâtre n’étaient que les vestibules du lupanar (t. II, p. 9); nous avons indiqué quel était le véritable métier des joueuses de flûte, des citharèdes, des psaltérionistes, des danseuses et des saltatrices; mais le sujet a été à peine effleuré dans le petit nombre de passages où il n’offrait qu’une de ses faces, et nous ne pouvons nous dispenser d’y revenir ici avec plus de détails, pour faire entrevoir le terrible foyer de Prostitution, que l’Église chrétienne avait à étouffer ou du moins à restreindre. Il est incontestable que le théâtre chez les Grecs et les Romains avait une action funeste sur les mœurs publiques et ouvrait, pour ainsi dire, une école permanente de Prostitution. On s’expliquera mieux l’acharnement des docteurs de l’Église contre le théâtre et contre tout ce qui en dépendait, lorsqu’on se rendra compte de la démoralisation profonde, engendrée et développée par la passion du théâtre dans la société païenne, qui se précipitait, sans règle et sans frein, à la poursuite des plaisirs sensuels.

Quoique le polythéisme ait eu certainement une grande part dans la création du théâtre antique, quoique la mythologie se fût incarnée dans les drames populaires de la Grèce et de l’Italie, quoique la tragédie, à son origine, n’ait été qu’une forme des mystères religieux, l’Église aurait sans doute pardonné aux œuvres tragiques et lyriques d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, et le théâtre, que nous appellerons héroïque, eût trouvé grâce devant la censure la plus rigoureuse; mais, par suite du relâchement des mœurs, à l’époque où le christianisme eut besoin de se fonder sur la morale, la tragédie, cette vieille et chaste muse qui enseignait jadis la vertu au peuple ému d’admiration et de respect, la tragédie semblait descendue de son trépied et bannie de son temple: la comédie l’avait remplacée, la comédie, cette muse folâtre et libertine qui, sous prétexte de corriger les vices, s’amusait à les peindre sous des couleurs engageantes, et qui mettait effrontément sur la scène les turpitudes cachées dans l’intérieur des familles et dans le secret des cœurs. L’école satirique d’Aristophane et d’Eupolis, tout en se permettant de nombreuses indécences dans son langage, avait surtout éveillé la malice des spectateurs plutôt que leur libertinage; l’école joyeuse et plaisante de Ménandre et de Plaute avait donné à rire et à réfléchir en même temps au public éclairé qui se plaisait à la représentation de ces chefs-d’œuvre comiques; mais ni Ménandre, ni Philémon, ni Plaute, ni leurs émules et leurs imitateurs, ne s’étaient guère préoccupés de la décence que la comédie ne paraissait pas comporter alors, et ils s’abandonnèrent, au contraire, à toute la licence de leur imagination, à toute la pétulance de leur esprit, sans craindre d’offenser les yeux et les oreilles de leurs auditeurs. Leur but était peut-être, en exposant des tableaux pleins de hardiesse et de crudité, de faire rougir, comme devant un miroir, les modèles de ces peintures cyniques et honteuses; ils ne ménageaient pas les expressions, pour caractériser les amours ridicules des vieillards, les passions et les folies de la jeunesse, la bassesse des parasites, l’avidité des usuriers, la perfidie des valets, les infamies des marchands d’esclaves et des lénons, les ruses et les artifices des courtisanes. Ces gens-là, d’ailleurs, parlaient leur langue au théâtre, et jamais la crainte du scandale n’avait arrêté un bon mot malhonnête sous la plume du poëte comique. Jamais aussi les applaudissements frénétiques du vulgaire n’avaient fait défaut à ces impudiques trivialités.

Et pourtant la rigidité chrétienne aurait sans doute fléchi devant l’estime littéraire que les grands comiques grecs et latins avaient acquise à travers tant d’images licencieuses et tant de préceptes immoraux; mais cette haute comédie, qui n’admettait pourtant que des scènes empruntées à la vie intime des courtisanes, s’était encore prostituée davantage, pour ainsi dire, et avait fini par tomber dans les mimes et dans les atellanes. L’Église de Jésus-Christ ne pouvait en même temps prêcher la chasteté et laisser subsister le théâtre vis-à-vis de la chaire évangélique. La ruine du théâtre fut donc résolue, ainsi que celle des temples païens, mais les temples résistèrent moins longtemps que le théâtre. La tragédie même se trouva enveloppée dans cette proscription, qui frappait indifféremment tous les genres de spectacles, tous les genres d’acteurs, tous les genres de divertissements profanes. La loi ecclésiastique était d’accord avec la loi romaine sur ce point, qu’elle notait d’infamie ceux qui prenaient un rôle dans les jeux de la scène; de plus, elle les déclarait exclus de sa communion, et elle ne traitait pas avec moins de rigueur les poëtes et les musiciens qui prêtaient leur concours à l’impudicité théâtrale. Ce n’était pas probablement à l’origine du théâtre, que les Pères de l’Église croyaient devoir adresser ces représailles; c’était plutôt à ses œuvres d’impiété et de corruption, qu’ils opposaient une barrière que rendit longtemps impuissante l’habitude des divertissements de cette espèce. Ainsi, dans les anathèmes que Tertullien, Lactance, saint Cyprien et d’autres Pères lancent contre les théâtres, ils ne font pas même allusion à ces fêtes de Bacchus, qui furent le berceau de l’art dramatique, et dans lesquelles un chœur de bacchantes et de faunes, barbouillés de lie et enguirlandés de pampres, chantaient des chansons lascives et dansaient autour des images obscènes qu’on portait en triomphe. Les anciens Grecs avaient jugé leur comédie aussi sévèrement que le firent plus tard les docteurs de l’Église, car ils l’appelaient courtisane élégante et facétieuse (meretricula elegans et faceta, dit le jésuite Boullenger dans son livre De theatro); saint Cyprien la nomme école d’impureté; saint Jérôme, arsenal de Prostitution.

Mais il ne s’agit pas de réunir ici toutes les accusations, tous les griefs de l’Église contre les jeux scéniques, de quelque nature qu’ils fussent; nous voulons seulement montrer quels étaient les excès de scandale et d’obscénité, qui décidèrent les évêques chrétiens à condamner sans distinction tout ce qui appartenait au théâtre païen. Lorsque commença cette persécution canonique, qui avait pour objet de poursuivre l’impureté dans les œuvres du démon théâtral, le goût blasé du public ne sentait plus autant de plaisir aux représentations de la bonne comédie: Aristophane, Ménandre, Eupolis, Plaute et les principaux comiques d’Athènes et de Rome figuraient moins souvent sur la scène que dans les bibliothèques. C’est là que les rigueurs de l’anathème catholique allèrent les chercher, et il y eut un déplorable zèle religieux pour la destruction de tous ces chefs-d’œuvre de poésie et de gaieté, que les mœurs grecques et romaines avaient entachés d’un vernis licencieux. Ce furent les courtisanes, les proxénètes, les cinædes, les débauchés, qui causèrent la perte de tant de belles pièces que ces malhonnêtes personnages remplissaient de leurs sales portraits et de leurs crapuleuses doctrines. Voilà comment il ne nous est parvenu que des fragments informes de Ménandre qui avait fait cent dix comédies et qui s’était surpassé dans la peinture des choses de la Prostitution. Il nous en est resté encore moins de Philémon, d’Eupolis et des comiques grecs, que l’étrange liberté de leurs plaisanteries et l’audace de leurs pinceaux avaient condamnés au feu sans absolution. Plaute aurait péri comme Ménandre qu’il a imité, si un heureux hasard n’eût conservé vingt de ses comédies, qui nous donnent une idée de ce qu’était la comédie grecque consacrée à l’histoire des courtisanes et de leurs amours, comme la tragédie l’était à l’histoire des dieux et des héros. Quant à Aristophane, on serait bien en peine de dire pourquoi il a survécu presqu’en entier à l’anéantissement systématique des œuvres de théâtre: s’il a été épargné, en dépit des abominables saletés qui hérissent le dialogue de ses pièces, on peut supposer, avec quelque apparence de probabilité, que les Pères de l’Église n’étaient pas fâchés de prouver qu’un poëte païen avait traîné sur la scène les dieux et les déesses du paganisme, en les fustigeant du fouet de la satire, et en les couvrant de boue et de crachats. Lucien dut à un motif analogue l’entière conservation de ses ouvrages, malgré les obscénités qui les eussent fait mettre à l’index de l’Église chrétienne.

Cette Église, qui ne pardonnait pas aux monuments écrits de la licence théâtrale, était plus indulgente pour les auteurs ou les complices de ces désordres scéniques. Quiconque avait monté sur un théâtre en gardait une tache indélébile suivant la loi romaine; mais cette tache s’effaçait dans la communion des chrétiens, si le repentant histrion abjurait son état ignominieux. «Si quelque comédien, disent les Constitutions apostoliques (liv. VIII, ch. 32), est reçu dans le sein de l’Église, que ce soit un homme ou une femme, un cocher du cirque, un gladiateur, un coureur, un directeur de théâtre, un athlète, un choriste, un joueur de harpe ou de lyre, un équilibriste ou un maître de bateleurs, il faut qu’il renonce à son métier ou qu’il soit exclu de la communion des fidèles.» L’excommunication pesait également, comme nous l’avons déjà dit, sur tous les pécheurs qui vivaient du théâtre, et qui n’étaient pas tous aussi coupables; mais, aux yeux des Pères, le théâtre, quel qu’il fût, était le domaine de la luxure et de l’obscénité: Theatra luxuriant, disait saint Jérôme (Epist. ad Marcel.): «Les théâtres engendrent la luxure.» Tertullien, dans son livre sur l’hérésie de Marcion, dénonçait les criminelles voluptés du cirque en fureur, de l’orchestre en vertige et du théâtre en licence (voluptates circi furentis, caveæ insanientis, scenæ lascivientis). Nous avons vu ce qui se passait dans le grand cirque de Rome, à la fête des Florales où la présence de Caton empêcha le peuple de donner le signal de ce hideux spectacle. Malgré Caton, malgré les admonitions des philosophes, malgré les édits des consuls, les Florales se célébraient encore de la même manière; et Lactance, qui les décrit (liv. I, ch. 20), nous prouve assez quelles difficultés rencontrait le christianisme pour enlever à la populace païenne ses ignobles plaisirs. «Outre la licence des paroles qui débordent en torrent d’obscénité, dit le saint auteur des Divines institutions, les mérétrices, aux cris impatients des spectateurs, sont dépouillées de leurs vêtements. Ce sont elles qui ce jour-là sont chargées de l’office des mimes, et sous les yeux de tout le peuple, jusqu’à ce que ses regards impudiques soient assouvis, elles exécutent des mouvements infâmes (cum pudendis motibus detinentur).» Arnobe, en racontant aussi ces incroyables scandales, pense que la courtisane Flora ferait elle-même une retraite honorable, comme celle de Caton, si elle pouvait voir les abominations qu’on célébrait en son honneur, et qui transportaient les lupanars dans les théâtres (si suis in ludis flagitiosas conspexerit res agi et migratum ab lupanaribus in theatra). Si les Florales avaient encore lieu à la face des Romains, dans le cours du troisième siècle de l’ère chrétienne, on peut juger par là quelle était l’obscénité des représentations scéniques, auxquelles l’Église catholique opposait déjà victorieusement ses prédications et ses abstinences.

La comédie en toge, togata, ne s’adressait qu’aux esprits cultivés, et, par conséquent, au petit nombre; saint Cyprien, dans son Épître 103, n’en condamne pas moins les éléments de la comédie grecque et latine, les intrigues des personnages, les tromperies des adultères, les impudicités des femmes, et les bouffons ridicules, et ces honteux parasites, et ces pères de famille, ces patriciens, tantôt niais et tantôt obscènes: «tous ces acteurs, dit-il avec indignation, qu’ils jouent un sujet sacré ou profane, remuent les fanges du théâtre, non-seulement parce que les pièces qu’ils représentent sont indécentes, mais parce que leurs mouvements et leurs gestes sont impudiques, parce que souvent les actes de la Prostitution sont traduits sur la scène, et que la Prostitution s’exerce en même temps sous la scène (actores omnes, cum sacri tum profani, spurcitiam scenæ exagitant, non modo quod fabulæ obscenæ in scena agerentur, sed etiam quod motus, gestusque essent impudici, atque adeo prostibula ipsa in scenam sæpe venirent et sub scena prostarent).» Nous avons, en effet, d’après le témoignage des poëtes érotiques, dépeint la Prostitution qui se trafiquait dans les théâtres et dans les cirques et qui accomplissait ensuite ses marchés impurs aux portes, aux environs de ces lieux publics, et jusque sous les voûtes (fornices) de l’édifice où l’on célébrait les jeux. Ce seul fait démontre assez quelle part avait la Prostitution dans les habitudes du théâtre. Il est vrai que les femmes honnêtes, les mères et les matrones, n’assistaient que rarement aux représentations; mais les lènes et les lénons, les courtisanes fameuses et les mérétrices populaires, les cinædes et les spadons, avaient le champ libre, et chacun d’eux profitait des entraînements sensuels inséparables de ces jeux scéniques, pour vaquer à son méprisable métier. Le proscénium ou l’avant-scène du théâtre était spécialement réservé aux jeunes et imberbes courtisans de la débauche la plus dégoûtante. Plaute cependant veut les expulser du proscénium, dans le prologue du Pœnulus: Scortum exoletum ne quis in proscenio sedeat. Sur les gradins les plus apparents, on voyait triompher les étrangères à la mode, les porteuses de mitre, qui envoyaient leurs émissaires attendre, recueillir ou solliciter çà et là une offre ou une proposition. Les gradins les plus élevés étaient occupés par la lie de la Prostitution, qui se répandait dans les vomitoires et qui souillait de ses impuretés les vastes et sombres substructions du théâtre ou de l’amphithéâtre. Ce n’étaient pas seulement des mérétrices, mais encore des enfants vendus à la débauche, qui se prostituaient dans ces mauvais lieux, dépendant de tous les spectacles, pour ainsi dire. Le jésuite Boullenger le dit expressément, dans son traité De Circo romano, et il ne cherche pas à dissimuler l’exécrable destination des voûtes d’un théâtre: Certè ad omnia pene gymnasia, dit-il, et spectacula, erant popinæ et ganeæ utrique veneri masculæ et femineæ. On suppose d’après deux passages du livre des Machabées, que ces ignobles sanctuaires de la Vénus mâle s’appelaient en grec ἐφηβία, et en latin ephebia. Le christianisme, pour arriver à la fermeture des éphèbes et à l’anéantissement de ces mœurs détestables, ne voulait pas laisser un seul théâtre debout.

Les spectateurs et les acteurs faisaient donc assaut d’impudeur, mais la comédie la plus effrontée était chaste auprès des pantomimes et des mimes, qui semblaient n’avoir été inventés que pour servir d’auxiliaires à la Prostitution. Chez les Grecs, les actions scéniques, tantôt muettes et traduites en gestes, tantôt dialoguées et parlées, tantôt chantées et dansées, dérivaient des fêtes champêtres qui furent instituées en l’honneur de Bacchus, de Pan, de Flore et des divinités rurales. Ce n’étaient plus des hymnes phalliques, que répétaient en chœur des paysans ivres, en sautant autour de leurs amphores à moitié vides, tandis que d’autres agitaient avec des cordes certaines images obscènes (oscilla) suspendues à des pins et recevant, du mouvement qu’on leur communiquait, les formes et les aspects les plus licencieux. Les chants phalliques s’étaient perpétués sans doute dans les villages de l’Attique, où se promenait encore le joyeux chariot de Thespis à l’époque des Bacchanales. Mais ce spectacle grossier avait pris dans les villes un caractère plus scénique, sans rien perdre de son obscénité primitive. Telle fut l’origine des dicélies, des magodies et des mimes. Les dicélistes, que les Sicyoniens appelaient phallophores, ne montaient sur le théâtre que parés des attributs de Priape, du dieu Terme, de Pan et des satyres qui présidaient à ces débauches de gaieté populaire: toutes leurs bouffonneries ne sortaient pas de là. Quant aux magodies, les acteurs, qu’Athénée désigne sous le nom de magodes, s’habillaient en femmes ou en débauchés, dont l’insigne emblématique était un bâton droit, nommé ᾰρεσκος, jouaient des rôles d’ivrognes et de villageois grotesques, et s’exprimaient par gestes et par grimaces. Dans les mimes, au contraire, les baladins ajoutaient, à ces grimaces et à ces gestes déshonnêtes, d’infâmes chansons et des dialogues non moins indécents. Les mimes passèrent à Rome et y furent accompagnés de tous les accessoires voluptueux de la danse et de la musique. Les bouffons, qui jouaient dans ces comédies de carrefour, avaient la tête rasée et portaient, avec des souliers plats, un habit bariolé comme celui des prostituées de bas étage. Les pantomimes, qui n’avaient pas recours à la pétulante vivacité du dialogue, employaient les prodigieuses ressources de l’art mimique pour mettre en scène les épisodes les plus obscènes de la mythologie. Enfin les atellanes, qui rappelaient souvent la verve satirique d’Aristophane, et qui s’attaquaient aux personnes en accusant hautement leurs vices et leurs défauts, ne dédaignaient pas de ramasser leurs bons mots dans le bourbier de la Prostitution. Ces atellanes, originaires d’Atella, ville des Orques, étaient la comédie nationale de l’Italie, et conservaient plus d’une tradition des faunes et des luperques.

Les pantomimes mythologiques furent toujours celles qui parlaient le plus aux sens du spectateur. Longtemps avant qu’elles osassent se montrer sur la scène, elles faisaient les délices des comessations et des veillées en Grèce ainsi qu’à Rome. Xénophon, dans le livre du Banquet, a décrit une de ces pantomimes, qui, quoique assez libre, ne donnera pas même une idée de ce que devint par la suite ce genre de spectacle, quand il eut passé du mystère des salles du festin au grand jour de la représentation publique. Un Syracusain, maître de pantomime, annonce en ces termes celle qu’il va offrir aux convives: «Citoyens, voici Ariane qui va entrer dans la chambre nuptiale; Bacchus, qui a fait un peu la débauche avec les dieux, viendra la trouver, et tous deux se plongeront dans l’ivresse de la volupté.» On voit entrer Ariane, vêtue de ses habits d’épousée; elle s’assied, pensive et tremblante. Bacchus paraît, en costume de dieu, marchant sur le rhythme des airs de triomphe qui sont consacrés à ses fêtes solennelles. Ariane témoigne par ses gestes combien elle est charmée de l’arrivée de son époux, mais elle se garde bien d’aller au-devant de lui; elle ne quitte même pas sa position; mais son sein qui bat, ses joues qui rougissent, tout son corps qui frissonne, ont trahi son émotion. Bacchus l’aperçoit tout à coup et s’avance vers elle avec des mouvements passionnés. La pantomime exprimait clairement, sinon chastement, ce que la parole n’aurait pas su rendre, et elle suppléait, en quelque sorte, à la langue des dieux. On se figure sans peine ce que pouvait être la fable de Pasiphaé, celle de Léda, celle d’Ixion et tant d’autres aussi monstrueuses, interprétées par cette pantomime, qui s’étudiait à être aussi fidèle qu’éloquente. Ordinairement, les rôles de femmes étaient remplis par des jeunes gens qui, suivant l’énergique expression de saint Jérôme, avaient été rompus dès l’enfance à ce manége féminin: «In scenis theatralibus, dit saint Jérôme, unus atque idem histrio nunc mollis in Venerem frangitur, nunc tremulus in Cybelem.» On comprend qu’à la vue de ces impures gesticulations (impuris motibus scenicorum), comme dit saint Augustin dans sa Cité de Dieu, ceux qui conservaient un reste de pudeur se détournaient en rougissant; mais ils n’en apprenaient pas moins, à cette école de lubricité, les débauches hideuses qu’ils s’efforçaient ensuite d’imiter, sinon de surpasser.

Il y avait pourtant des comédiennes, quoique la plupart des rôles de femmes fussent confiés à des hommes, pour exciter davantage les passions les plus dépravées. Ces comédiennes, quel que fût leur emploi sur la scène, étaient encore plus méprisées que les histrions, et à leur note d’infamie venait s’adjoindre la marque d’impudicité, si honnêtes qu’elles fussent peut-être d’ailleurs. Elles avaient besoin, en effet, d’oublier la pudeur de leur sexe, pour se prêter aux honteuses servitudes de leur profession. Procope, dans son histoire, a fait le portrait d’une courtisane de théâtre, que son art indécent avait rendue aussi fameuse que sa beauté; ce portrait, tracé d’après nature au sixième siècle, nous montrera qu’à cette époque, malgré les constants efforts de l’Église chrétienne, le théâtre ne s’était pas encore soumis à une réforme morale réclamée par tous les docteurs et les évêques: «Dès qu’elle eut atteint l’âge de puberté, bien que née de condition libre, elle voulut se faire inscrire sur la liste des femmes qui se prostituaient sur la scène. Elle fut donc mérétrix au théâtre, comme ces malheureuses qu’on appelle pédestres ou pédanées, parce qu’elles vont chercher fortune dans les festins sans y apporter d’instruments de musique ou plutôt parce qu’elles se couchent par terre pour se livrer à leurs grossiers assaillants (quia ad terram se subigendas mœchis substernerent, traduction du jésuite Boullenger); car elle n’avait ni flûte ni harpe; elle n’avait point appris à danser dans l’orchestre; mais elle vendait sa personne à tous ceux qu’elle rencontrait, faisant trafic de toutes les parties de son corps. Ensuite, elle offrit son concours aux mimes, pour tout ce qui concerne le théâtre, et devenue la compagne des bouffons et des grotesques, elle prit part à leurs travaux scéniques et joua son rôle dans les représentations. Souvent elle était mise toute nue sous les yeux du peuple, et elle restait dans cet état de nudité, au milieu de la scène, sans autre vêtement qu’un voile léger autour des reins (βουβῶνας διάζωμα ἔχουσα μόνον).»

Ces nudités impudentes, ces gestes obscènes, ces pantomimes dégoûtantes ne confirment que trop le jugement rigoureux que portait Tertullien sur le théâtre, en général, et sur les tristes victimes du libertinage public, en particulier (publicæ libidinis hostiæ): «Ces bourreaux de leur propre pudeur, disait-il, rougissent au moins une fois dans l’année, de leurs horribles prostitutions qu’ils osent étaler au grand jour, et dont le peuple est souvent épouvanté!» Saint Basile ajoute un dernier coup de pinceau à l’effrayante peinture que les Pères de l’Église ont faite de l’impureté théâtrale, en nous initiant à la contenance des spectateurs pendant la représentation des pantomimes: «L’orchestre, qui abonde en spectacles impudiques, dit-il dans sa quatrième homélie ad Examer., est une école publique et commune d’impudicité pour tous ceux qui vont s’y asseoir, et les sons des flûtes et les chants dissolus, qui s’emparent de l’âme des auditeurs, n’aboutissent pas à d’autre résultat qu’à saisir de folie tous ces insensés qui s’adonnent à la turpitude, et qui battent la mesure avec les citharèdes et les joueurs de flûte.» Le grec est tellement expressif dans ce passage singulier, que nous n’avons pas réussi à le traduire en français aussi littéralement que le jésuite Boullenger l’a traduit en latin: Orchestra, dit-il, quæ abundat spectaculis impudicis publica et communis schola impudicitiæ iis qui assident, et tibiarum cantus et cantica meretricia insidentia audientium animis, nihil aliud persuadent, quam ut omnes fœditati studeant et imitentur citharistarum aut tibicinum pulsus. Au reste, les Pères, en condamnant les turpitudes du théâtre, ne se font pas scrupule de les dépeindre ou de les caractériser sans réticence; Arnobe parle de ces crispations de reins (clunibus crispatis), qu’on ne pouvait voir avec calme; saint Cyprien dit que la pantomime est l’art d’exprimer avec les mains tout ce qu’il y a d’obscénité dans les fables de la mythologie; Lactance affirme que cette pantomime théâtrale se composait surtout des gestes et des poses, par lesquels on imite en dansant toutes les nuances du plaisir (impudici gestus, quibus infames feminæ imitantur libidines quas saltando exprimunt); Salvien déclare qu’il serait trop long d’énumérer toutes les imitations de choses honteuses, toutes les obscénités des mots et des consonnances, toutes les turpitudes des mouvements, toutes les saletés des gestes. Les Pères, quoique chrétiens, s’indignent de voir les dieux et les déesses du paganisme livrés aux ignobles mascarades et aux atroces profanations des pantomimes; Arnobe s’étonne qu’on ait osé faire de Vénus une vile courtisane et une affreuse bacchante, à Rome où Vénus avait tant de temples et de statues comme aïeule divine du peuple romain (saltatur Venus et per affectus omnes meretriciæ vilitatis impudica exprimitur imitatione bacchari).

Le christianisme, en proscrivant tous les jeux scéniques, avait moins en vue la comédie que la danse à laquelle se rattachaient tous les genres de Prostitution. «La danse, comme le dit Lucien dans son dialogue sur cet art voluptueux, remonte au berceau du monde et naquit avec l’amour.» Lucien rapporte, à ce sujet, une fable bithynienne qui voulait que Priape, chargé de l’éducation de Mars enfant, l’eût formé à la danse plutôt qu’à l’exercice des armes, pour développer à la fois les forces physiques et le caractère belliqueux de son élève. Voilà pourquoi, disait la morale de cette fable allégorique, la dixième partie du butin fait par Mars à la guerre retourne toujours au profit de Priape. Les Pères de l’Église ne trouvèrent pas que cette origine guerrière pût absoudre la danse érotique. En effet, depuis longtemps, on ne dansait plus la pyrrhique et les autres danses martiales, qui avaient jadis exalté le courage de Lacédémone, et enivré la Grèce aux sons des boucliers; les danses religieuses elles-mêmes semblaient froides et muettes. Mais partout, dans les théâtres, dans les gymnases, dans les festins, on avait introduit la danse lascive et la pantomime mythologique. C’était une fureur chez les vieillards ainsi que chez les jeunes gens: on ne se lassait pas de voir danser des baladins depuis le lever jusqu’au coucher du soleil (ab orto sole ad occasum, dit la traduction de saint Basile, Hom. IV, ad Examer.). Ces danses excitaient une sorte de délire dans les rangs des spectateurs, qui, fussent-ils chauves et portassent-ils une longue barbe blanche, s’agitaient en cadence sur leurs siéges et poussaient de honteuses acclamations, en applaudissant les danseurs, ces vils histrions d’impudicité, ces hommes dégradés et ces femmes perdues, marqués du sceau de l’infamie par la loi romaine. C’est ainsi que Lucien nous représente un vieux philosophe au milieu des courtisanes et des débauchés, secouant sa tête blanchie et se pâmant de plaisir vis-à-vis d’un misérable efféminé, indigne du nom d’homme: «Vous allez vous asseoir à l’orchestre, dit Craton à Lucien qu’il gourmande, pour enivrer vos oreilles et du chant, et des sons de la flûte, pour charmer vos yeux au spectacle d’un infâme, qui, revêtu des habits de la mollesse et obéissant à des cantilènes lascives, imite, dans tous leurs excès, les passions de quelques femmes éhontées telles que Phèdre, Parthénope, Rhodope, et gesticule aux sons mourants de la lyre, au bruit des pieds qui marquent la cadence!» Lucien qui prend parti pour l’art de la danse, et qui le proclame utile autant qu’agréable, ne peut cependant se dispenser de parler des gymnopédies et d’autres danses grecques, dans lesquelles figuraient nus des vierges et des enfants: «La danse, dit-il, doit peindre au vif les mœurs et les passions... La danse n’a point de limites: elle embrasse tous les objets; c’est un spectacle qui réunit tous les autres, les instruments, le rhythme, la mesure, les voix et les chœurs.» On s’explique alors l’empire suprême qu’exerçait un pareil art sur des sens toujours préparés à la volupté; on s’explique, en même temps, pourquoi les évêques chrétiens avaient tant à cœur d’étouffer les séductions irrésistibles de la danse.

Il serait trop long de citer ici tous les genres de danses théâtrales ou conviviales, qui avaient sollicité la sévère vigilance de l’Église, et qui lui semblaient surtout entachées de Prostitution, nous avons déjà indiqué plus particulièrement celles qui rappelaient quelque fait mythologique des amours de l’Olympe. Les plus connues et les moins décentes étaient les danses de Vénus, ἀφροδίτη, sorte d’épopée licencieuse qui se composait d’une foule de scènes de pantomime accompagnées de chants obscènes et de musique énervante. L’histoire entière de Vénus et ses innombrables adultères étaient reproduits avec une impure vérité, tellement que le poëte de la Métamorphose et de l’Art d’aimer, le voluptueux Ovide, rougissait de retrouver ses vers traduits en mouvements, en gestes et en postures érotiques: Scribere si fas est imitantes turpia mimos, disait-il étonné de la licence de pareils tableaux. Athénée nous donne les noms d’un certain nombre de danses de la même espèce, qu’il ne décrit pas, mais dont il caractérise plus ou moins l’indécence. Telles étaient l’epiphallos, qui descendait directement des fêtes et des jeux phalliques; l’hédion et l’heducomos, danses mêlées de chansons lubriques; la brydalica, originaire de Laconie, dansée par des femmes qui avaient des masques ridicules d’une monstrueuse indécence; la lamptrotera, dont les danseuses entièrement nues, se provoquaient par des propos libertins; le strobilos ou l’ouragan, qui soulevait les robes des acteurs par-dessus leurs têtes; le kidaris ou le chapeau, danse immodeste des Arcadiens; l’apokinos, qui consistait dans un prodigieux frémissement des hanches; le sybaritiké, qui justifiait complétement son nom; le mothon ou l’esclave, qui se permettait bien des libertés; le ricnoustai et diaricnoustai, qui avaient à leur service une quantité de titillements et de tressaillements du corps, etc. Le savant Meursius a fait un volume de dissertations sur les danses des Grecs, et il est loin d’avoir épuisé ce sujet délicat, en ce qui concerne les danses de l’amour.

Les Romains avaient encore renchéri sur la mollesse et sur l’impudence de ces danses qui se produisaient sans voile sur les théâtres, et qui favorisaient journellement la corruption des mœurs. Chaque danseur, chaque danseuse, en vogue, inventait la sienne et lui appliquait son nom: c’est ainsi que Bathylle, Pylade, Phabaton et d’autres célèbres pantomimes furent des créateurs de diverses danses qui ne le cédaient pas en lasciveté aux danses de l’Égypte et de la Grèce. Mais la danse la plus estimée à Rome, celle dont raffolaient les Romains, c’était la cordace, qui devait ses succès à un merveilleux remuement des reins et des cuisses. Sénèque se plaint de ce que cette danse libidineuse avait été introduite sur la scène (Nat. Quæst. l. I, c. 16). Il paraîtrait, d’après l’étymologie du nom de cette danse grecque, que les premiers danseurs se suspendaient à un câble et se balançaient dans l’air avec mille postures bouffonnes et malhonnêtes: c’était un souvenir traditionnel de ces oscilla, qu’on faisait brimbaler dans les fêtes de Bacchus, et qui affectaient parfois de si singulières formes.

Presque toutes les danses scéniques d’ailleurs demandaient une incroyable agilité du corps et une souplesse extraordinaire des membres. Les danseurs étaient tous plus ou moins équilibristes et funambules. Dans le Banquet de Xénophon, nous voyons une petite danseuse qui fait la roue en arrière rapprochant sa tête des talons, tandis qu’un bouffon fait la roue en avant, aux sons de la double flûte. Les danseurs font une telle dépense de mouvements désordonnés, en tournant sur eux-mêmes, qu’ils tombent épuisés de lassitude à force de se remuer en tous sens. Dès la plus haute antiquité, ces danseurs étaient nus, les uns chargés d’amulettes indécentes, les autres barbouillés de cumin ou de safran, les uns simulant le sexe féminin, les autres augmentant les proportions de leur sexe, tous la tête et le menton rasés, beaucoup coiffés du pétase, en signe de mœurs efféminées. Cette nudité ordinaire des coryphées de la danse ajoutait particulièrement à son caractère honteux. Une fresque d’Herculanum représente une danseuse enfantine, tout à fait nue, qui danse dans la main d’un flûteur, assis au pied d’un lit de festin où deux convives s’animent mutuellement à ce spectacle lubrique. Suidas mentionne une autre danse nue, dans laquelle les acteurs appendaient autour de leurs reins ou bien à leur cou, d’énormes vessies colorées en rouge, ayant l’aspect des oscilla et prenant à chaque mouvement de la danse une physionomie impudique. (Voy. le passage de Suidas, dans le traité du Théâtre, par Boullenger, l. I, c. 52.)

Il est tout naturel que les mercenaires qui se prêtaient à de pareils jeux de Prostitution fussent notés d’infamie, et compris dans la classe des mérétrices et des cinædes. Aussi, dans les premiers siècles du théâtre latin, les acteurs qui s’exposèrent de la sorte au mépris public, furent non-seulement exclus du rang des citoyens, mais encore purent être chassés de Rome par ordre des censeurs. A cette époque de pudeur censoriale, on n’admettait pas sur la scène un homme en habit de femme, et la différence des sexes ne s’établissait aux yeux du spectateur que par le caractère spécial du masque de théâtre. Mais, nonobstant les décisions des magistrats, l’immoralité théâtrale avait bientôt rompu toutes les digues, et la Prostitution s’était installée en reine dans ces impures assemblées. Hormis certaines exceptions que le talent de l’acteur et le caractère de l’homme pouvaient seuls déterminer, tout ce qui figurait sur la scène était infâme et diffamé. Les applaudissements du peuple ne faisaient que consacrer cette infamie. Parmi les acteurs, il n’y eut que des eunuques, des cinædes, des patients, des spadons et d’autres complices de la débauche contre nature; parmi les actrices, ce n’étaient que prostituées de tous les genres. Arnobe s’exprime, à cet égard, avec une énergie que la traduction la plus exacte ne saurait égaler; il parle des effets corrupteurs de la musique et de la pantomime: «Ces femmes, dit-il, deviennent mérétrices, joueuses de harpe et d’instruments, pour livrer leur corps à un ignoble trafic, pour afficher leur ignominie devant un peuple qui leur appartient, promptes à se jeter dans les lupanars, cherchant aventure sous les voûtes du théâtre, ne se refusant à aucune impureté et offrant leur bouche à la débauche: In feminis fierent meretrices, sambucistriæ, psaltriæ, venalia ut prosternerent corpora, vilitatem sui populo publicarent, in lupanaribus promptæ, in fornicibus obviæ, nihil pati renuentes, ad oris stuprum paratæ.» Et pourtant ce fut parmi ces femmes déshonorées, que le christianisme recruta des martyres et des saintes.

Les fondateurs du christianisme avaient senti la nécessité de s’attaquer en face au théâtre païen, pour arriver à la réforme des mœurs; ils réunirent toutes leurs forces, toute leur autorité, toute leur éloquence contre cet ennemi formidable qui se défendait avec les armes puissantes de la sensualité, du plaisir et de la Prostitution; mais, pendant plus de six siècles, le théâtre soutint ces assauts, et il ne s’écroula qu’après les derniers autels du polythéisme. La Prostitution ne fut pas écrasée néanmoins sous les débris de la scène.

CHAPITRE VIII.

Sommaire.—But du christianisme dans la réforme des mœurs publiques.—Du vectigal, ou impôt lustral, que payaient les prostituées dans l’empire romain.—Les travaux de jour et les travaux de nuit.—Le vectigal obscène.—La taxe mérétricienne sous Héliogabale.—L’aurum lustrale.—Les percepteurs du vectigal de la prostitution.—Épitaphe d’un agent de cette espèce.—Alexandre Sévère décide que l’or lustral sera employé à des fondations d’utilité publique.—Suppression du droit d’exercice pour la prostitution masculine.—Le chrysargyre.—La capitation lustrale limitée à cinq années.—Les collecteurs du chrysargyre.—Épitaphe du premier lustral de l’empire.—Sa fille Verecundina, ou Pudibonde.—Dissertation sur l’origine du mot lustral.—Constantin-le-Grand n’est pas le créateur du chrysargyre.—Édits de cet empereur sur la collation lustrale.—Protestation des philosophes contre le tribut de la Prostitution.—Théodose II supprime la taxe des lénons dans la collation lustrale.—Les prolégomènes de sa novelle De lenonibus.—Les courtisanes restent tributaires du fisc.—Recensement des prostituées.—Explication de la constitution du chrysargyre, par Cédrénus.—Rigueurs des collecteurs des deniers du vectigal impur.—Comment s’y prenaient ces agents pour établir les rôles de la Prostitution.—L’empereur Anastase abolit le chrysargyre.—Projets des percepteurs et des fermiers de cet impôt pour en obtenir le rétablissement.—Comment Anastase s’y prit pour déjouer leurs espérances.—Le chrysargyre reparaît sous Justinien.—Indulgence de cet empereur pour les prostituées.—L’impératrice Théodora.—Maison de retraite et de pénitence pour les femmes publiques.—Les cinq cents recluses de l’impératrice.

Il nous reste à examiner l’influence que le christianisme exerça sur la jurisprudence romaine et sur les décrets des empereurs, au point de vue de la Prostitution. Cette influence notable, qui émanait des conciles, ne s’écartait pas de leur doctrine, et tous les empereurs chrétiens, depuis Constantin jusqu’à Justinien, se sont appliqués à renfermer la Prostitution dans des limites plus étroites, sous une surveillance plus sévère, sans compromettre, en essayant de la supprimer tout à fait, la sécurité de la vie sociale. On ne saurait donc douter que les empereurs, n’aient été dirigés, en cette occasion, par la raison éclairée des Pères de l’Église, qui admettaient l’existence de la Prostitution dans un État, comme un mal nécessaire et incurable, comme une plaie qu’il ne faut pas cicatriser, mais seulement restreindre et dissimuler. Mais, en revanche, par le même système, ils cherchaient à détruire le mal dans son principe, en opposant la pénalité la plus rigoureuse à tous les actes du lenocinium. On peut donc résumer ainsi le but du christianisme dans la réforme des mœurs publiques, par la législation impériale: arrêter les progrès de la Prostitution, diminuer et circonscrire son domaine, en écarter tous ses parasites impurs, la laisser subsister dans l’ombre du mépris pour l’usage de quelques pervers, la rendre, s’il était possible, plus honteuse, plus dégradante encore, et mettre entre elle et la vie honnête une ligne de démarcation plus profonde et plus marquée.

Mais avant d’aborder ce que nous nommerons la Police chrétienne de la Prostitution sous Constantin et ses successeurs, nous devons traiter un sujet qui s’y rattache et qui mérite d’être étudié à part. Nous voulons parler du vectigal ou de l’impôt lustral que payaient les prostituées dans tout l’empire romain, depuis le règne de Caligula, qui avait établi cet impôt. Il est remarquable que ce scandaleux vectigal, prélevé sur la dépravation sociale, ait subsisté jusqu’à Anastase Ier, et que les empereurs chrétiens antérieurs à ce prince aient consenti à souiller leurs mains, en puisant l’or à cette source immorale. Il est vrai qu’ils semblent avoir voulu épurer cet or infâme, par des fondations pieuses et utiles, entre lesquelles nous trouvons l’établissement d’une maison de refuge ou de pénitence pour les prostituées. La taxe de la Prostitution, dans l’antiquité, est un fait d’autant plus intéressant, que nous la verrons reparaître plus régulière et moins arbitraire dans les temps modernes, sous le régime d’une administration qui se prétend fondée sur la morale et la religion.

Les Romains donnaient le nom de vectigal à toute espèce d’impôt tiré (vectus) de la substance du peuple qui y contribuait: tout était matière à vectigal dans les choses et les habitudes de la vie sociale; mais il ne paraît pas que la Prostitution ait été taxée avant Caligula, qui ordonna que chaque prostituée payerait au fisc la huitième partie de ses gains journaliers (ex capturis), ce qui produisait un impôt proportionnel qui suivait le cours de la Prostitution et qui montait ou descendait avec elle. Nous n’acceptons pas cependant la distinction que le savant commentateur de Suétone, Torrentius, croit devoir établir entre les travaux de nuit et ceux de jour des prostituées, en disant que ces derniers seuls étaient assimilés aux travaux des portefaix et soumis à la fiscalité impériale. Le mot captura ne porte pas cette distinction beaucoup trop subtile, et Caligula n’était pas assez innocent pour se priver de la meilleure part de ses revenus pornoboliques. Ce n’est pas tout; Caligula, pour augmenter encore les produits du vectigal obscène, y fit contribuer aussi tous ceux qui, hommes ou femmes, avaient exercé le mérétricium ou le lénocinium; mais Suétone ne nous apprend pas quel était ce droit, qui, sans doute, n’avait rien de fixe ni de permanent, puisque les mariages étaient également frappés d’un droit du même genre (nec non et matrimonia obnoxia essent). Ce vectigal n’avait certainement pas pour objet de modérer les abus de la Prostitution en la rendant plus onéreuse. C’était, au contraire, une prime de garantie de tolérance que l’autorité exigeait de tous les agents de la dépravation publique. Il y avait loin de là aux lois prohibitives de Tibère, qui exilait ou déportait les prostituées patriciennes et les débauchés de l’ordre équestre, pour punir les premières de s’être fait inscrire sur les listes des courtisanes, et les seconds, d’avoir osé paraître sur le théâtre ou dans l’arène. L’impôt créé par Caligula ne fut pas aboli sous les règnes suivants, mais on en changea plusieurs fois l’assiette et la forme, de manière à lui faire produire davantage et à y soumettre le plus grand nombre possible de contribuables.

Nous avons vu (t. II, ch. 29) que l’exécrable Héliogabale avait imaginé, pour accroître les produits de la Prostitution, d’ouvrir des lupanars dans son palais même et d’élever arbitrairement les tarifs de ces lupanars impériaux, dans lesquels accouraient les matrones, et les chevaliers romains, jaloux de grossir les revenus de César. Mais la taxe mérétricienne n’avait plus alors aucune mesure, et les percepteurs chargés de la prélever la fixaient suivant leur caprice ou selon la fortune des individus. Xiphilin emploie un mot grec analogue au mot latin captura, de Suétone, en décrivant les institutions lupanaires d’Héliogabale: χρήματά τε παρ’ αὐτῶν συνέλεγε, καὶ ἐγαυροῦντο ταῖς ἐμπολαῖς. Le vectigal de la Prostitution, meretricium, comprenait les droits de tous genres, qu’on percevait sur quiconque faisait profession de débauche, quel que fût son sexe, ou son âge, ou son rang: les lénons et les lènes n’étaient pas ménagés dans cette contribution arbitraire, et les enfants rapportaient de plus fortes sommes que les femmes, parce qu’ils étaient plus nombreux. Cet impôt honteux, pour n’être pas confondu avec les autres vectigalia de toute nature qui écrasaient la population honnête, se déguisa dès lors sous la dénomination d’aurum lustrale, soit qu’on entendît par là que la taxe avait un caractère d’expiation ou équivalait à la purification du fait obscène, soit plutôt qu’on fît allusion à la provenance même de l’impôt, qui sortait surtout des lupanars appelés lustra. La perception de cet impôt devait être très-difficile, et les receveurs qui avaient mission de le toucher se trouvaient sans doute armés d’une sorte d’autorité, à l’aide de laquelle ils pouvaient venir à bout du mauvais vouloir des créatures dégradées qu’on avait mises sous leur surveillance. Au reste, il est certain que les fonctions de collecteur de l’or lustral n’entraînaient pas la note d’ignominie, pour ceux qui remplissaient cette pénible charge publique; car on trouve, dans les Inscriptions de Gruter, no 347, l’épitaphe d’un agent de cette espèce, qui est qualifié ainsi: P. AELIO T. F. AVRI LVSTRALIS COACTORI.

L’impôt de l’or lustral rendait de trop grandes sommes au trésor public, pour qu’on y renonçât aisément. Aussi, Alexandre Sévère, qui avait horreur de cet or entaché d’infamie, décida qu’on le purifierait en l’employant à des fondations d’utilité publique: il l’appliqua donc à la restauration du Théâtre, du Cirque, de l’Amphithéâtre et du Stade, afin que ces monuments, consacrés aux plaisirs du peuple, fussent entretenus aux frais de la Prostitution. (Lenonum vectigal, dit Suétone, et meretricum et exoletorum, in sacrum ærarium inferri vetuit.) Lampride, en racontant cette honnête réforme qui signala le règne d’Alexandre Sévère, ajoute que ce prince austère et vertueux avait eu la pensée de faire disparaître entièrement les jeunes auxiliaires de la débauche publique (habuit in animo ut exoletos vetaret); mais l’empereur craignit que cette mesure ne convertît un opprobre public en un débordement de passions particulières, «parce que, dit l’historien des Césars, les hommes désirent plus vivement ce qui leur est interdit et s’y portent avec une sorte de fureur.» Au reste, comme Alexandre Sévère diminua tous les impôts (vectigalia) et les réduisit à la trentième partie de ce qu’ils étaient sous Héliogabale, on doit croire qu’il laissa subsister à l’ancien taux celui de l’or lustral. Cet impôt subit pourtant différentes modifications, auxquelles il est impossible d’assigner une époque. Sous l’empereur Philippe, qui ne cachait pas ses préoccupations chrétiennes, la Prostitution masculine cessa de payer un droit d’exercice, car elle fut entièrement abolie en principe, sinon en fait, par un édit impérial. (Voy. Lampride, ch. 23 de la Vie d’Alexandre Sévère.) Plus tard, le vectigal impudique ne se paya plus que tous les cinq ans, comme d’autres taxes résultant du métier et de la condition des personnes. Il fut appelé alors chrysargyrum, mot formé du grec et qui comprend les deux mots χρυσος et ἀργυριον, or et argent, pour exprimer sans doute que les uns rachetaient leur infâme industrie au poids de l’or, les autres au poids de l’argent, et que la taxe était inégale pour tous, quoique le motif en fût homogène et que la différence de la Prostitution ne réglât pas la différence du tarif légal.

On n’a pas, d’ailleurs, de notions précises sur la quotité de la capitation lustrale, qui était exigible au commencement de la cinquième année de cette espèce de bail contracté entre l’État et les agents directs ou indirects de la Prostitution. Le payement de l’impôt était, en quelque sorte, une autorisation acquise d’exercer le scandaleux métier pour lequel il fallait avoir un privilége et une patente, s’il est possible de caractériser par ces expressions modernes un fait ancien qu’elles représentent exactement. Le privilége lustral était ainsi limité à cinq années, afin que les trafiquants de Prostitution pussent toujours, avant l’expiration du délai de rigueur, déclarer qu’ils abandonnaient l’exercice de leur métier ignoble et rentraient dans la vie honnête. La collation des deniers du chrysargyre était confiée à des officiers de bonnes mœurs, chargés d’établir les taxes et de les faire tomber dans les caisses du trésor public. Ces officiers avaient le titre de lustralis, comme on le voit dans une inscription du recueil de Fabricius: Primigenio lvstrali avgg. N. N. Alfia Verecvndina patri pientissimo. Cette inscription, qui doit être du quatrième siècle, nous montre le principal gouverneur de la recette lustrale ou plutôt le premier lustral de l’Empire; mais elle ne le nomme pas, en le qualifiant, au nom de sa fille, de père très-tendre pour ses enfants, patri pientissimo. Le nom de la fille de ce fermier de Prostitution mérite d’être remarqué: Verecundina équivaut à pudibonde, et un pareil nom n’est pas de trop, pour justifier la position équivoque d’une fille qui avait été élevée au milieu des impures attributions de la maison paternelle. Nous ne croyons pas qu’il faille rapporter l’origine du mot lustralis à la période de cinq ans, pendant laquelle la Prostitution n’avait rien à payer au fisc; Ulpien a pu employer lustralis dans le sens de quinquennal (de lustrum, lustre), sans ôter à ce mot sa signification primitive qui comportait une espèce de pénalité expiatoire.

Zosime, historien grec très-partial contre les chrétiens, reproche amèrement à Constantin le Grand d’avoir frappé d’un nouvel impôt le mérétricium, parce que le mot chrysargyre semble n’avoir été employé que vers cette époque; mais Zosime ne fournit aucune preuve à l’appui de l’accusation qu’il dirige contre la morale même de l’Évangile, en attribuant au premier empereur chrétien la création d’un impôt scandaleux et corrupteur. Il est certain que cet impôt existait depuis Caligula et n’avait jamais été aboli, mais circonscrit et réglementé. Constantin avait eu le projet de supprimer à la fois l’impôt et la tolérance impure qui en était le prétexte: il publia de nouveaux édits sur la collation lustrale, qui comprenait tous les genres de taxe, exigée de toute nature de commerce, et il laissa subsister les lénons et les courtisanes parmi les trafiquants qui devaient au fisc une part de leurs bénéfices. C’était fermer les yeux sur un abus contraire à l’esprit du christianisme et même à la simple philosophie, mais ce n’était pas créer ni approuver cet abus, qui ne fut réformé en partie que sous Théodose le Jeune. Au reste, dès le deuxième siècle, les philosophes avaient déjà protesté de toute leur indignation contre l’odieux impôt qui assurait l’impunité de la débauche, et qui plaçait ses actes les plus avilissants sous la garantie du gouvernement. Justin, dans son Apologie pour les chrétiens, écrite au milieu du deuxième siècle, accuse énergiquement les empereurs de recevoir le tribut de la Prostitution: «Comme les anciens, dit-il, nourrissaient de grands troupeaux de bœufs et de chèvres, de même aujourd’hui on élève des enfants destinés à l’infamie et des femmes de bonne volonté (muliebrem patientiam, selon la traduction latine), et cette multitude de femmes, de cinædes et de fellateurs à la bouche impure (apicorum spurco ore) payent des redevances que vous n’avez pas honte d’accepter!»

Ce fut Théodose II qui exécuta en partie ce que Constantin avait projeté, et qui supprima la taxe des lénons dans la collation lustrale; il n’aurait pu conserver cette taxe et défendre le lénocinium. En mettant fin à ce hideux commerce et en le proscrivant, sous les peines les plus sévères, il ne pardonna pas à l’incurie de ses prédécesseurs, et il la leur reprocha hautement dans les prolégomènes de la novelle De lenonibus, promulguée en 439: «L’insouciance de nos aïeux s’était laissé circonvenir, dit-il, par la damnable habileté des lénons, qui, sous prétexte de certaine prestation lustrale, étaient autorisés à faire commerce de corruption et de débauche (ut, sub cujusdam lustralis prestationis obtentu, corrumpendi pudoris liceret exercere commercium).» Dans cette même novelle, l’empereur se demande s’il pouvait être permis aux lénons d’habiter dans la capitale de l’empire d’Orient, et si le trésor devait s’enrichir de leur infâme industrie (aut eorum turpissimo quæstu ærarium videretur augeri). Théodose retrancha donc les lénons de la collation lustrale; mais il n’en exempta pas les courtisanes, qui restèrent tributaires du fisc. Le chrysargyre continua d’être perçu avec beaucoup de sévérité sur tous ceux qui s’occupaient de négoce à quelque titre que ce fût: les lénons et les jeunes artisans de débauche ne furent plus compris dans le recensement qui avait lieu tous les quatre ans et non, comme avant le règne de Constantin, tous les cinq ans. Ce recensement se faisait très-scrupuleusement dans tous les quartiers et dans toutes les maisons, en sorte que chaque habitant avait à justifier de ses moyens d’existence et à faire la part de l’empereur. Ceux qui ne pouvaient payer la taxe, à cause de leur extrême pauvreté, n’échappaient pas aux mauvais traitements que leur faisait souffrir l’exacteur. Zosime nous apprend que la levée des deniers était faite, sous Constantin, avec tant de rigueur, que les mères vendaient leurs enfants et que les pères prostituaient leurs filles, pour acquitter l’impôt du chrysargyre, le plus onéreux et le plus injuste de tous les impôts. On voit que le vectigal impur n’avait pas cessé de s’étendre et d’envelopper dans ses filets toute la population mercenaire des cités.

Les historiens ne sont pas d’accord entre eux sur l’application de cette taxe, qui n’atteignait pas seulement les agents de la Prostitution urbaine, et qui avait fini par devenir annuelle, au lieu d’être exigible de quatre ans en quatre ans. Cependant Cédrénus, qui compilait au onzième siècle son Histoire universelle d’après des chroniqueurs aujourd’hui perdus, a pris soin d’expliquer, à son point de vue, la constitution du chrysargyre tel qu’il existait à la fin du cinquième siècle. «Tout mendiant, dit-il, toute prostituée (πορνη), toute femme répudiée, tout esclave, tout affranchi, payaient certaine redevance au trésor. On avait imposé aussi les mulets, les singes, les juments et les chiens, fussent-ils en ville ou à la campagne. Homme ou femme, chaque individu soumis à la taxe payait une pièce d’argent; on en exigeait autant de chaque cheval, de chaque bœuf et de chaque mulet, mais l’âne et le chien n’étaient taxés qu’à six oboles par tête.» Cédrénus semble oublier, dans cette nomenclature, les négociants de toute espèce (negociatores) qui participaient plus ou moins au chrysargyre, et qui sont désignés collectivement par les décrets relatifs à la taxe lustrale. Tous les historiens sont unanimes en ce qui concerne la dureté des exacteurs, qu’ils représentent, d’ailleurs, comme de hauts personnages honorés de la confiance particulière de l’empereur. Cédrénus dit, à ce sujet, qu’un immense gémissement s’élevait de la ville, des faubourgs et des campagnes voisines, au moment où le fisc envoyait à la curée une implacable armée de collecteurs, semblables à une nuée de sauterelles. Il paraît néanmoins que les prostituées et leur vile escorte avaient plus à souffrir que tous les autres contribuables, probablement parce que l’exaction s’exerçait sur ces malheureuses sans aucun contrôle et à la merci des officiers du fisc. Évagrius, dans son Histoire ecclésiastique (Liv. III, ch. 39), raconte qu’on allait à la recherche des courtisanes et des débauchés dans les lupanars et dans les cabarets; qu’on employait la ruse et la violence pour les convaincre du fait de Prostitution, et qu’on ne leur donnait la liberté d’user de leur corps qu’après leur avoir délivré un brevet (charta) qui constatait à la fois leur vilain métier et le solde de l’impôt lustral.

Il était réservé à l’empereur Anastase d’accomplir une réforme que réclamait depuis des siècles l’Église chrétienne, et que Constantin le Grand n’avait pu effectuer malgré le désir qu’il en eut. Tel est le témoignage d’un écrivain anonyme, auteur d’une relation de Synodis, que cite Ducange dans son Glossarium ad scriptores mediæ et infimæ græcitatis. Évagrius fait un récit curieux de l’abolition du chrysargyre par Anastase, au commencement du sixième siècle. «Cette exécrable taxe, dit-il, était un outrage à Dieu, une honte pour les gentils eux-mêmes et un affront pour l’empire chrétien, puisqu’elle autorisait les infamies dont elle partageait le lucre honteux.» Les collecteurs qui présidaient à la perception du chrysargyre étaient pourtant des hommes honorables, qui, après s’être enrichis aux dépens du vice, remplissaient dans l’État les fonctions les plus imposantes, et ne rougissaient pas des turpitudes que leurs secrétaires et leurs agents avaient faites en leur nom et sous leur autorité. Anastase fut instruit de toutes les horreurs qui se commettaient dans la collation lustrale, et il résolut aussitôt de mettre fin à ce scandale. Vainement, un habile homme, appelé Thucydide, essaya de prendre la défense du chrysargyre et de prouver qu’il était aussi juste que nécessaire, Anastase le dénonça comme immoral et inique devant le sénat et l’abolit par une loi, en ordonnant de brûler les registres des percepteurs et des fermiers de l’impôt. Ceux-ci se promirent bien d’obtenir le rétablissement du chrysargyre, qui leur avait procuré de si beaux bénéfices, et ils n’attendaient qu’un nouveau règne pour reconstituer l’assiette de cet impôt à l’aide des chartes originales qu’ils avaient conservées ou qu’ils savaient pouvoir retrouver au besoin. Mais Anastase, averti de leurs espérances et de leurs projets, voulut leur porter un dernier coup.

Il feignit de regretter la précipitation avec laquelle il avait agi, en se privant d’une source si productive de revenus publics; il s’accusa tout haut d’imprudence et il se plaignit de n’avoir point écouté les conseils de Thucydide, qui le suppliait de respecter un impôt que les empereurs, depuis Caligula, avaient considéré comme la richesse du trésor impérial. Est-ce que cet or n’était pas purifié par l’usage qu’on en faisait, lorsqu’on l’appliquait aux dépenses de l’armée et du culte? Là-dessus, Anastase témoigne l’intention de rétablir l’impôt. Il mande auprès de lui les percepteurs du chrysargyre et leur déclare qu’il se repent d’avoir appauvri l’État par la suppression de la taxe lustrale. Tous les assistants se réjouissent de voir l’empereur dans de telles dispositions, et ils ne lui cachent pas qu’on peut encore rassembler les chartes et les titres originaux d’après lesquels on rétablira les registres du fisc. Anastase les félicite de leur zèle et les encourage à n’épargner ni soins, ni peines pour réunir tous les titres qui existent encore. Les fermiers du chrysargyre s’empressent d’obéir et vont à la recherche de ces titres, pendant que la désolation s’empare de la gent mérétricienne, qui s’était vue délivrée d’une odieuse servitude. On ne se rendait pas compte du motif qui avait déterminé l’empereur à revenir sur un acte approuvé et applaudi par tous les vrais chrétiens. On savait que les moines de Jérusalem avaient envoyé à Constantinople une députation chargée de solliciter, au nom de l’Église, l’abolition du chrysargyre; or les envoyés monastiques avaient été reçus avec beaucoup d’égards chez l’empereur, qui s’était même beaucoup intéressé à la représentation d’une tragédie grecque, dans laquelle Timothée de Gaza, non moins recommandable par sa réputation de sagesse que par son talent de poëte, avait caractérisé les abominations de cet impôt, digne de Caligula, son créateur. Anastase dissimula, jusqu’à ce que les chartes originales lui eussent été livrées, à la diligence des receveurs, qui parvinrent à les découvrir dans les archives et chez les particuliers. «Est-ce là tout?» demanda-t-il au premier lustral de l’empire. Sur la réponse affirmative de cet officier, il fit publier, au son des trompettes, que le peuple était invité à se rendre au cirque pour y voir un spectacle qu’on n’avait jamais vu et qu’on ne reverrait jamais. Le peuple ne manqua point à l’appel: toutes les chartes de l’impôt avaient été amassées au milieu du cirque; un héraut annonça aux assistants que le chrysargyre était condamné au feu, comme impie et infâme. Tout fut brûlé, en effet, aux acclamations de la multitude, et les cendres de cet amas de papyrus retombèrent sur la tête des courtisanes et des lénons, qui n’avaient pas été les derniers à envahir les gradins du cirque.

Il paraîtrait cependant que le chrysargyre ne fut pas complétement anéanti dans les flammes, et qu’il ressuscita sous une autre forme, de manière à fournir encore des sommes considérables au trésor public. Il existait sous le règne de Justinien, qui évita pourtant de le spécifier dans le règlement des collecteurs d’impôts (De exactoribus tributorum, C. Just., lib. X, tit. 19). Justinien ne le mentionne pas davantage dans sa novelle contre les lénons, qui avaient relevé la tête et qui s’adonnaient ouvertement à leur horrible commerce. On doit supposer que les femmes seules étaient admises aux œuvres et à la taxe de la Prostitution légale, où ne figuraient plus, du moins ostensiblement, les courtiers et les agents passibles de la débauche. Nous remarquerons que Justinien est plus indulgent que Théodose, pour la Prostitution et pour les malheureuses qui l’exercent: il a révoqué les lois romaines, en vertu desquelles il n’était pas permis aux citoyens d’épouser des femmes de théâtre notées d’infamie; il a épousé Théodora, naguère fameuse entre les prostituées, fille d’une courtisane de bas étage, et digne des leçons de sa mère; Justinien a couvert du manteau impérial les souillures de cette baladine, qui avait promené sa honte de ville en ville, avant de monter sur le trône des impératrices; mais Justinien se souvient toujours que sa femme avait servi sur la scène aux plaisirs de la populace, et s’était vue expulsée par les magistrats, qui l’accusaient de corrompre la jeunesse. Théodora ne l’avait peut-être pas oublié elle-même, et ce fut pour expier les débordements de sa jeunesse, qu’elle fonda une maison de retraite et de pénitence pour ses anciennes compagnes d’impureté. Il est probable que cette fondation pieuse, que lui avaient conseillée les réminiscences de son premier état, fut faite des deniers de l’impôt lustral. Procope n’en dit rien, lorsqu’il parle de ce couvent d’un nouveau genre, dans son Traité des édifices construits sous le règne de Justinien; mais on a tout lieu de supposer que, depuis Alexandre Sévère, le produit du vectigal impur s’appliquait spécialement à des travaux d’utilité publique. Il était dans l’esprit du christianisme d’employer l’argent de la Prostitution, à la combattre et à réparer ses funestes effets. Mais Théodora échoua dans l’exécution de son idée, qui devait produire d’heureux résultats dans d’autres tentatives analogues que nous verrons se reproduire souvent au moyen âge. Cette courtisane couronnée eut l’imprudence de recourir à la violence plutôt qu’à la persuasion. Cinq cents femmes publiques furent enlevées dans les rues de Constantinople et transportées dans un ancien palais situé sur la rive asiatique du Bosphore. Ce palais avait été magnifiquement disposé pour recevoir les recluses; on y avait rassemblé tout ce qui pouvait les consoler de la perte de leur liberté et de leur état; l’impératrice n’avait rien négligé pour que les pénitentes trouvassent là de quoi se distraire d’une manière édifiante; mais ces malheureuses, séparées de leurs amants et de leurs orgies, préférèrent une prompte mort à une vie solitaire, privée des joies sensuelles; la plupart se précipitèrent dans la mer, dès la première nuit, et celles qui restèrent dans leur prison dorée moururent de langueur ou de désespoir. Procope ne nous apprend point si Théodora persista dans un essai de moralisation forcée qui lui avait si mal réussi. Les pauvres victimes, qu’elle faisait enfermer ainsi de vive force, seraient retournées joyeusement à la Prostitution, si on les eût laissées libres de sortir du triste refuge que Théodora leur avait donné.

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