Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 4/6
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Title: Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 4/6
Author: P. L. Jacob
Release date: September 20, 2013 [eBook #43772]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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Note de transcription:
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La Table des matières se trouve ici.
HISTOIRE
DE LA
PROSTITUTION
CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE
DEPUIS
L’ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU’A NOS JOURS,
PAR
PIERRE DUFOUR,
Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et étrangères.
ÉDITION ILLUSTRÉE
Par 20 belles gravures sur acier, exécutées par les Artistes les plus éminents.
TOME QUATRIÈME
PARIS.—1853.
SERÉ, ÉDITEUR, RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, 52;
ET CHEZ MARTINON, RUE DE GRENELLE-SAINT-HONORÉ, 14.
TYPOGRAPHIE PLON FRÈRES,
RUE DE VAUGIRARD, 36, A PARIS.
HISTOIRE
DE LA
PROSTITUTION
CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE
DEPUIS
L’ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU’A NOS JOURS,
PAR
PIERRE DUFOUR,
Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et étrangères.
TOME QUATRIÈME.
PARIS—1852
SERÉ, ÉDITEUR, 5, RUE DU PONT-DE-LODI,
ET
P. MARTINON, RUE DU COQ-SAINT-HONORÉ, 4.
FRANCE.
HISTOIRE
DE
LA PROSTITUTION.
CHAPITRE VIII.
Sommaire.—Le roi des ribauds.—Recherches sur les prérogatives, le rang et la charge de cet officier de la maison royale.—Définition de ses attributions.—Analogie des ministeriales palatini de Charlemagne avec les rois des ribauds.—Attributions des ministeriales palatini.—Ribaldus ou ribaud.—Philippe-Auguste organise les ribauds en corps de troupes soldées.—Témoignages de bravoure et d’intrépidité de ces hordes pillardes et débauchées.—Le roi des ribauds.—Avantages honorifiques et lucratifs de cette charge.—Nu comme un ribaud.—Diminution successive d’importance de la royauté des ribauds.—La ribaudie.—Appréciation de la charge du roi des ribauds dans l’intérieur de la maison du roi.—Recherches sur les gages du roi des ribauds.—Crasse Joë, roi des ribauds de Philippe le Long.—Jean Guérin, roi des ribauds du duc de Normandie et d’Aquitaine, fils de Charles V.—Droits d’exécution et d’aubaine du roi des ribauds sur certains patients.—Jean Boulart et Pernette la Basmette.—Le roi des ribauds devait être un fidèle et incorruptible défenseur de la personne du roi.—Coquelet.—Preuves de dévouement de Jean Talleran, seigneur de Grignaux, roi des ribauds de François Ier.—Redevance hebdomadaire des vassales du roi des ribauds.—Dernière transformation de l’office du roi des ribauds à la cour de France.—Les dames des filles de joie suivant la cour.—Olive Sainte.—Cécile de Viefville.—Des rois des ribauds relevant de celui de l’hôtel du roi.—Colin-Boule, roi des ribauds de Philippe le Bon, duc de Bourgogne.—Le curé de Notre-Dame d’Abbeville, roi des ribauds.—Balderic, roi des ribauds de Henri II, roi d’Angleterre et duc de Normandie.—Attributions des rois des ribauds des villes de province.—Antoine de Sagiac, commissaire du roi des ribauds de Mâcon, et Colette, femme de Pierre Talon.
C’est ici que nous avons à faire comparaître un singulier personnage, que l’histoire ne nous montre pas, du moins sous son nom caractéristique, avant le règne de Philippe-Auguste, et qui pourrait bien être contemporain de Charlemagne. Le roi des ribauds, rex ribaldorum, fut évidemment, dès l’origine, le souverain juge de la Prostitution à la cour des rois de France. Un grand nombre de savants, depuis Jean Dutillet jusqu’à Gouye de Longuemare, se sont livrés à de doctes recherches et à d’ingénieuses dissertations, pour préciser quels étaient les prérogatives, le rang et la charge de ce bizarre officier de la maison royale; ils ont cité des textes d’ordonnances, exhumé des faits nouveaux, fait parler le Trésor des Chartes, et cherché la vérité au milieu d’un amas de preuves contradictoires; mais ils ne sont pas tombés d’accord sur le véritable caractère du roi des ribauds, à force de vouloir systématiquement l’exalter ou le ravaler dans ses fonctions, aussi complexes qu’étendues, aussi bizarres que terribles. Nous allons nous occuper, après tant de travaux d’érudition et de critique consacrés à éclaircir ce sujet obscur, de l’office du roi des ribauds, que nous regardons comme le précurseur solennel des commissaires de police d’aujourd’hui. Nous croyons pouvoir, à ce titre, donner d’assez longs développements historiques à une sorte d’enquête sur cet ancien office de cour, qui se rattache intimement à l’histoire de la Prostitution en France.
Presque tous les auteurs qui ont parlé du roi des ribauds, et qui ont essayé de définir ses attributions, se sont plus ou moins trompés dans la conclusion de leurs recherches, parce qu’ils n’ont considéré qu’une des faces de ce personnage et de son office. Ainsi, Jean Boutillier, qui écrivait sa Somme rurale vers 1460, représente le roi des ribauds comme l’exécuteur des sentences et commandements des maréchaux et de leurs prévôts, à la suite du roi; Jean le Ferron en fait le premier sergent des maîtres d’hôtel du roi; Carondas, le sergent ou le commissaire du prévôt de l’hôtel; Claude Fauchet, le concierge du palais royal; Belleforest, le prévôt de l’hôtel du roi; Ragueau, le grand maître des filles publiques; Étienne Pasquier, le bailli ou le sénéchal des ribauds. Chacun donne au roi des ribauds une physionomie particulière, un pouvoir plus ou moins restreint, une dignité plus ou moins considérable, sans tenir compte des changements successifs que le temps apporta dans une institution qui comprenait des devoirs très-divers et très-multiples. La réunion, par ordre chronologique, de tous les sentiments des historiens et des jurisconsultes, à l’égard de la mystérieuse charge du roi des ribauds, prouverait que pas un d’entre eux ne s’est expliqué le rôle que jouait cet officier du palais, à l’époque de sa création, et la décadence que son emploi a dû subir, à mesure que d’autres officiers se sont établis, dans la maison du roi, aux dépens de ses priviléges et de ses droits. Le roi des ribauds a cessé d’exister, quand sa qualification est devenue honteuse, quand son ancienne autorité a passé en plusieurs mains, et quand ses compétiteurs, portant des noms honorables, se sont partagé, de son vivant, la succession de sa charge, tombée en discrédit plutôt qu’en désuétude. Ce dernier roi des ribauds, à la cour de France, après avoir vu les plus beaux fleurons de sa couronne disputés et enlevés par le prévôt de l’hôtel, le concierge du palais, le prévôt des maréchaux, et d’autres officiers, de fondation plus récente que la sienne, eut le chagrin de voir, à l’avénement de François Ier, le reste de sa vieille suprématie, celle qu’il exerçait sur la Prostitution suivant la cour, passer entre les mains d’une dame des filles de joie; c’est ainsi que son sceptre tomba tout à fait en quenouille.
Nous avons dit, en citant un capitulaire de Charlemagne sur la police intérieure des domaines royaux (tome III, p. 319), que les officiers du palais (ministeriales palatini), préposés à la surveillance et à la garde de ces domaines, avaient beaucoup d’analogie avec les rois des ribauds, que nous retrouverons, quatre siècles plus tard, exerçant la même surveillance dans l’hôtel du roi. En effet, ces ministeriales palatini, parmi lesquels les grands officiers de la couronne ont pris naissance, devaient avoir l’œil et la main à expulser des résidences royales tout individu suspect, homme ou femme, qui y aurait pénétré: c’étaient surtout les vagabonds (gadales) et les prostituées (meretrices), qui redoutaient la juridiction du ministérial palatin; lequel jugeait souverainement les causes de cette nature et faisait battre de verges les délinquants. Voilà bien le premier office du roi des ribauds, et l’on peut dire, avec toute apparence de raison, que, s’il ne fut nommé ainsi que sous Philippe-Auguste, il remplissait déjà sa charge sous Charlemagne. Il est tout naturel que cette charge ait été instituée d’abord dans ces vastes fermes (villæ) ou centres d’exploitation agricole et manufacturière, que les rois francs possédaient sur divers points de leur empire, et dont les revenus composaient la principale richesse du fisc royal. Les serfs et les serves, soumis à certaines lois de police et d’administration, n’étaient maîtres ni de leurs corps ni de leur temps; on avait soin d’éloigner d’eux toute influence d’oisiveté et de Prostitution: leur travail, leur santé et leurs mœurs se trouvaient de la sorte protégés par une prévoyance paternelle. Il était donc très-important que des inconnus ne s’introduisissent pas dans les gynécées et les dortoirs; la régularité de la vie commune aurait souffert du contact malfaisant des femmes de mauvaise vie, et il n’eût fallu que la présence d’un lépreux, d’un débauché, d’un larron ou d’un mendiant, pour répandre la contagion, physique ou morale, parmi la paisible population de ces retraites séculières, qui rassemblaient sur un même point plusieurs milliers d’esclaves des deux sexes. L’officier à qui appartenait spécialement le soin d’interdire aux intrus l’entrée et le séjour d’une villa royale, paraît être le concierge; et son office, en ce temps-là, équivalait à ceux de grand bouteiller, de grand camérier et de grand sénéchal. Il n’y eut qu’un nom à changer pour faire le roi des ribauds.
Les rois mérovingiens et carlovingiens, accompagnés d’une suite nombreuse d’officiers et de serviteurs, se portaient sur un domaine ou sur un autre, pour y faire résidence, et la multitude de personnes, qu’ils traînaient partout après eux, se grossissait inévitablement de quantité de femmes étrangères, qu’attirait l’appât du gain et que la débauche mettait à sa solde. Il fallait donc une autorité permanente et spéciale pour maintenir l’ordre parmi cette masse de gens et pour rendre des arrêts qui exigeaient une exécution prompte et irrévocable, soit que le roi fût en voyage ou en chevauchée, soit qu’il se reposât dans ses terres. De là l’établissement d’un officier ou ministérial du palais, ayant droit de vie et de mort sur tout individu qui causait du trouble ou du désordre dans la maison du roi. Aimoin (liv. V, ch. 10) rapporte que Louis le Débonnaire chassa du palais une immense troupe de femmes qui se disaient attachées au service de la reine et des sœurs du roi (omnem cœtum fœmineum, qui permaximus erat, palatio excludi indicavit), et l’on n’excepta de cette mesure qu’un petit nombre de suivantes qu’on jugea indispensables aux besoins du service royal. Mais, sans doute, cette affluence féminine ne tarda pas à reparaître, et la cour des rois, des reines et des princes devint le but de toutes les ambitions faméliques, de tous les vices intéressés, de toutes les basses domesticités. On conçoit aisément que la justice expéditive du roi des ribauds était en pleine vigueur, avant que son nom eût caractérisé ses attributions ordinaires, et indiqué l’espèce de gens qui relevaient plus directement de son tribunal sans appel. Ce nom qualificatif ne paraît pas antérieur au règne de Philippe-Auguste.
Ce fut sous ce règne, que le mot ribaldus ou ribaud, dont nous avons ailleurs étudié l’étymologie, fit son apparition dans la langue vulgaire, et y figura dès lors en mauvaise part. On désignait ainsi, dans le principe, les gens sans aveu de l’un et de l’autre sexe, que nous trouvons errant et butinant autour de l’ost ou de la chevauchée du roi, et vivant de Prostitution, de vol, de jeu et d’aumône. Cette tourbe dégradée s’était prodigieusement accrue avec le prétexte des croisades, et dans une armée, le nombre des goujats et valets suivant la cour pouvait être bien supérieur à celui des combattants. Parmi ces goujats, toujours prêts au pillage, il y avait des femmes qui entretenaient l’incontinence et l’impudicité sous l’oriflamme du roi et sous les bannières de ses vassaux. Philippe-Auguste imagina de faire tourner à son profit un mal nécessaire: au lieu de chercher à se débarrasser du fléau de la ribaudie par des supplices et des menaces, ce qu’il avait peut-être essayé inutilement, il organisa en corps de troupes soldées ces hordes parasites, qui étaient moins nuisibles à l’ennemi lui-même qu’à l’armée qu’elles suivaient comme une nuée de sauterelles dévorantes. Les historiens se taisent sur la manière dont il enrôla ces enfants perdus, et dont il les retint, en les disciplinant, à son service militaire: mais on peut supposer qu’il leur laissa en partie leurs habitudes pillardes et débauchées, qu’il ferma les yeux sur leurs excès détestables, et qu’il ne les empêcha pas d’emmener à la guerre autant de femmes qu’ils en pouvaient recruter sur leur passage. Quoi qu’il en soit, cette bande de ribauds, composée de la lie d’une soldatesque vagabonde et forcenée, se distingua par de tels faits d’armes, par de si merveilleux coups de main, par de si nombreux témoignages de bravoure et d’intrépidité, que Philippe-Auguste en fit un corps d’élite, et l’attacha particulièrement à la garde de sa personne. Les chroniqueurs disent que le roi avait à se garantir du poignard des assassins, que le Vieux de la Montagne envoyait sans cesse contre lui, et qui venaient l’un après l’autre se jeter sur les épées nues des ribauds du roi très-chrétien. Ces ribauds accompagnent partout Philippe-Auguste dans ses guerres, où ils n’épargnent pas leur sang, animés qu’ils sont par l’ardeur du pillage. Guillaume le Breton, qui se plaît à décrire leurs prouesses dans sa Philippide, les dépeint comme des héros indomptables qui ne reculent devant aucun péril, et qui ne daignent pas même se couvrir d’une armure:
Qui nunquam dubitant in quævis ire pericla.
Ailleurs, le poëte nous les montre tout chargés de butin:
Ditati spoliis, et rebus, equisque subibant.
Quand Philippe-Auguste vint assiéger Tours, après avoir subjugué le Poitou, c’est un capitaine ribaud (duce ribaldo) qu’il choisit pour chercher un gué dans la Loire; le gué trouvé miraculeusement (quasi per miracula) par ce capitaine, l’armée traversa le fleuve, et les ribauds du roi (ribaldi regis, dit Rigord), qui ont coutume de monter les premiers à l’assaut (qui primos impetus in expugnandis munitionibus facere consueverunt), coururent aux échelles, et la ville n’attendit pas qu’elle fût prise et mise à sac, pour ouvrir ses portes au roi.
D’après ces passages et beaucoup d’autres du même genre, il est certain que les ribauds de Philippe-Auguste formaient une milice très-redoutable, mais peu disciplinée et capable de toutes les violences. Le roi, en faveur de leurs services, n’exigeait pas d’eux la même soumission et les mêmes devoirs disciplinaires, que de la part des autres milices; néanmoins, comme il n’était pas possible, à cause du mauvais exemple, de laisser tous les crimes impunis dans cette troupe désordonnée, qui reconnaissait à peine la voix de ses chefs, et qui, quand elle ne se battait pas, n’avait pas d’autre occupation que de faire la débauche, de jouer aux dés, de s’enivrer et de blasphémer, le roi confia le commandement suprême de ces indomptables ribauds à un des grands officiers de sa maison, à celui qui était chargé de la police intérieure du logis et de l’ost royal, et qui exerçait traditionnellement une redoutable autorité sur les auteurs des délits de toute nature commis dans le domaine de sa juridiction. Cet officier du palais se présentait ainsi, entouré d’un antique prestige de respect et de terreur; car il se faisait suivre partout d’un geôlier et d’un bourreau; il ne mettait pas d’intervalle entre la condamnation et l’exécution; il prononçait la peine de mort aussi facilement que des peines légères, qu’il ne séparait jamais d’une amende à son profit. La charge de roi des ribauds devint très-lucrative, tant à cause de ces amendes criminelles, que des redevances qu’il prélevait sur les brelans, les tavernes et les filles publiques. Il avait aussi sa part dans le butin que les ribauds rapportaient de leurs expéditions, et il s’attribuait même un droit sur les prisonniers de guerre. On lit, dans la liste des chevaliers qui furent pris à la bataille de Bouvines, en 1214: Rogerus de Wafalia. Hunc habuit Rex Ribaldorum, quia dicebat se esse servientem. Ce passage important, cité par Ducange, prouve que le roi des ribauds prenait la qualité de sergent d’armes du roi, en temps de guerre; mais il ne nous permet pas de décider si cet officier de la couronne de France avait à remplir un rôle actif dans les batailles, et s’il combattait à la tête de sa bande, comme les autres capitaines. On pourrait le supposer, d’après une fiction du Roman de la Rose, composé au treizième siècle par Guillaume de Lorris, qui fait du roi des ribauds un capitaine, lorsque le Dieu d’amour rassemble son armée pour délivrer Bel-accueil de sa prison; mais le choix qu’il fait de Faux-semblant, pour conduire la ribaudaille à l’assaut, témoigne assez que la mauvaise réputation des soldats rejaillissait sur leur chef. Voici les vers du Roman de la Rose, où le Dieu d’amour interpelle Faux-semblant, en lui traçant la conduite qu’il doit tenir:
Tu seras à moy maintenant,
Et à nos amis aideras,
Et point tu ne les greveras,
Ains penseras les enlever
Et tous nos ennemis grever.
Tien soit le pouvoir et le baux,
Car le roy seras des ribaux.
Il est clair que, dans cette citation, comme le fait observer Pasquier, le roi des ribauds est représenté sous la figure d’un capitaine d’armes, et non pas avec le caractère d’un magistrat. On a lieu pourtant de supposer qu’il pouvait être l’un et l’autre, quand on imagine ce que c’était que les ribauds de Philippe-Auguste, lors même qu’ils furent organisés en gardes du corps du roi. Un chef qui n’aurait pas eu la prépondérance d’un juge, ne fût jamais venu à bout de discipliner ce ramas de misérables que la crainte seule pouvait retenir dans le devoir. Tous les historiens de cette époque sont pleins de sinistres portraits, qui nous initient à la pénible et dangereuse mission du roi des ribauds. Écoutons Guillaume de Neubrige (liv. V, chap. II): «Certains enfants-perdus de cette espèce d’hommes qui s’appellent ribauds.» Écoutons Mathieu Pâris: «Des voleurs, des bannis, des fuyards, des excommuniés, que la France confond vulgairement sous le nom de ribauds.» Mais nulle part le genre de vie des ribauds n’est mieux décrit que dans la Chronique de Longpont, où le prieur de l’abbaye demande à Jean de Montmirel ce qu’il comptait faire dans le monde: «Je veux être ribaud!» répond fièrement le jeune homme, qui devait devenir un saint canonisé. «Est-il bien vrai!» s’écrie le prieur stupéfait; «aspirez-vous donc à faire partie de ces vilaines gens, qui sont aussi méprisables devant Dieu que devant les hommes? Est-ce que, pour vous mettre sur le pied de pareils scélérats, il ne faudra point jurer comme eux, vous parjurer sans cesse, jouer aux dés, porter un écriteau (tabellam comportare), traîner avec vous une concubine (pellicem circumducere), et être constamment pris de vin?» On conçoit sans peine que les rixes et les meurtres étaient fréquents parmi de tels bandits, et que le roi des ribauds devait souvent intervenir pour mettre le holà entre ces forcenés, qui nous apparaissent partout escortés de leurs ribaudes, aussi rapaces, aussi turbulentes, aussi incorrigibles qu’eux-mêmes. Il est probable que la compagnie des ribauds du roi fut licenciée après la mort de Philippe-Auguste, peut-être à la suite de quelque révolte; car, si les ribauds figurent encore dans toutes les croisades, dans toutes les guerres, dans toutes les chevauchées, ils ne diffèrent plus des goujats d’armée; ils sont mal armés, mal vêtus, si bien que le proverbe, nu comme un ribaud, avait cours dès l’année 1230, suivant une ancienne Chronique manuscrite dont Ducange a extrait quelques vers. Guillaume Guiart, qui met en scène les ribauds dans son poëme historique des Royaux lignages, les dépeint sous les couleurs les plus misérables, tantôt:
Qui de tout perdre sont si baus;
Tantôt:
Par coustume d’antiquité,
Queurent aux murs de la cité.
Tantôt:
Par les chans çà et là s’espardent:
Li uns une pilete porte;
L’autre, croc ou massue torte.
Enfin, ce ne sont plus des troupes régulières ni soldées, ce sont des pillards qui dévorent le pays sur le passage de l’ost royal, et qui, se recrutant de toutes parts, forment ces bandes redoutables d’aventuriers, de routiers, de cottereaux, de brabançons, que la France vit se multiplier avec leurs horribles excès jusqu’au règne de Charles V: «Tels gens,» dit une vieille Chronique française, inédite, citée par Ducange, «tels gens comme cottereaux, brigands, gens de compagnie, pillards, robeurs, larrons, c’est tout un, et sont gens infâmes, et dissolus, et excommuniez.»
Le roi des ribauds avait donc beaucoup à faire avec ces gens-là, surtout quand l’armée du roi était aux champs; il rendait une justice expéditive, et présidait quelquefois aux exécutions, pour leur donner un caractère plus solennel et inspirer plus de terreur à ses détestables sujets. Mais sa royauté diminua d’importance, à mesure que le tribunal des maréchaux augmenta la sienne; car, le roi des ribauds étant attaché personnellement à l’hôtel du roi, on ne le voyait figurer que dans les chevauchées où le roi se trouvait en personne. Partout ailleurs, dans les expéditions militaires, dans les camps et dans les garnisons, la connaissance et le jugement de tous les crimes et délits revenaient de droit aux prévôts des maréchaux, qui s’emparèrent peu à peu de l’autorité du roi des ribauds. Cet officier fut même supplanté par le grand prévôt des maréchaux, dans l’ost ou chevauchée du roi, vers la fin du quatorzième siècle; ce qui faisait dire à Jean Boutillier, que le roi des ribauds était chargé de l’exécution des jugements rendus par le prévôt des maréchaux: «Et s’il advenoit, ajoute-t-il, que aucun forface qui soit mis à exécution criminelle, le prévost, de son droit, a l’or et l’argent de la ceinture du malfaiteur, et les maréchaux ont le cheval et les harnois et tous autres outils, se ils y sont, reservé le drap et les habits, quels qu’ils soient, et dont ils soient vestus, qui sont au roy des ribaux qui en fait l’exécution.» A l’époque où Boutillier rédigeait sa Somme rurale, le roi des ribauds n’était plus qu’une ombre, en comparaison de ce qu’il avait été; son titre même prêtait à sa déconsidération, et les revenus de sa charge ne servaient pas trop à l’honorer: «Le roi des ribaux, ajoute Boutillier, a, de son droit, à cause de son office, connoissance sur tous jeux de dez, de berlan, et d’autres qui se font en ost et chevauchée du roy. Item, sur tous les logis des bourdeaulx et des femmes bourdellières, doit avoir deux sols la sepmaine.» Ce n’est pas tout: le pouvoir du roi des ribauds de l’hôtel du roi était circonscrit dans les limites de sa juridiction, hors de laquelle agissaient, chacun dans son centre, une foule d’autres rois des ribauds, préposés à la police des mœurs, et nommés par les seigneurs ou par les villes, ou même par les ignobles suppôts de leur triste royauté. Là où était une ribaudie, il y avait naturellement un roi des ribauds. Cette qualification de roi appartenait coutumièrement au chef ou à l’élu d’une corporation, notamment à ceux qui régissaient plusieurs communautés distinctes, ou qui réunissaient sous leur sceptre un grand nombre d’individus de professions diverses. Ainsi, on ne nommait pas de rois, chez les pelletiers, les épiciers, les boulangers et les autres états, qui n’élisaient que des maîtres jurés, parce qu’ils ne renfermaient que des confrères du même ordre et des travaux de même nature; mais il y avait un roi des jongleurs, un roi des ménétriers, un roi des arbalétriers, et enfin, un roi des ribauds. La royauté des jongleurs ou des poëtes rassemblait, en une seule corporation, les genres et les talents les plus variés: les poëtes royaux et les vielleux; les ménétriers, qui succédèrent aux jongleurs, ou qui les englobèrent dans les statuts d’une grande confrérie, comptaient parmi eux, non-seulement les musiciens et les poëtes, mais encore les baladins, les danseurs et les mimes. Quant aux arbalétriers, ils se recrutaient indifféremment dans tous les corps d’état, pour en composer un qui nommait un roi, choisi par le sort ou désigné comme le plus adroit tireur d’arbalète. La ribaudie, composée également d’individus de toute espèce, vivant d’une foule de métiers malhonnêtes, tels que filles de joie, courtiers de Prostitution, débauchés, joueurs, brelandiers, gueux, vagabonds et autres de même qualité, la ribaudie, en un mot, était bien digne d’avoir aussi son roi. Le roi des ribauds de la cour exerçait assurément, du moins dans certaines occasions, une suprématie quelconque sur le commun des rois de la ribaudie.
Claude Fauchet, dans son premier livre des Dignités et magistrats de la France, nous donne une appréciation assez juste de la charge du roi des ribauds dans l’intérieur de la maison du roi: «Celuy, dit-il, qu’on appelloit roy des ribaux, ne faisoit pas l’estat du grand prevost de l’hostel, comme aucuns ont cuidé; ains estoit celuy qui avoit charge de bouter hors de la maison du roy ceux qui n’y devoient manger ni coucher; car, au temps passé, ceux qui estoient délivrez de viandes (qui est ce que depuis on a dit avoir bouche en cour), après la cloche sonnée, se trouvoient au tinnel, ou salle commune pour manger, et les autres estoient contraints de vuider la maison; et la porte fermée, les clefs estoient apportées sur la table du grand maistre, parce qu’il estoit défendu, à ceux qui n’avoient leurs femmes, de coucher en l’hostel du roy; et aussi, pour voir si aucuns estrangers s’estoient cachez ou avoient amené des garces, ce roy des ribaux, une torche au poing, alloit, par tous les coings et lieux secrets de l’hostel, chercher ces estrangers, soit larrons ou autres de la qualité susdite.» Fauchet, qui était presque contemporain du dernier roi des ribauds, le représente, dans l’exercice de ses fonctions, tel qu’on l’avait vu encore à la cour de Louis XII; mais Fauchet n’envisage pas cet officier sous toutes ses faces, et il ne nous le montre pas, à toutes les époques de sa grandeur et de sa décadence.
Étienne Pasquier a extrait cet article, d’un mémorial de la Chambre des comptes, sous l’année 1285: «Item, le roi des ribaux a six deniers de gages, et une provende, et un valet à gages, et soixante sols pour robbe par an.» Comme, avant le susdit article, les deux portiers en parlement, quand le roy n’y est, sont appointés chacun à deux sols de gages pour toute chose, on a conclu, de ce rapprochement, que le roi des ribauds, n’ayant que six deniers de gages, occupait un rang inférieur à celui de portier; mais il y a peut-être une erreur dans cet extrait, car le roi des ribauds, outre ses six deniers de gages et sa provende (ou provision d’avoine pour son cheval), a soixante sols pour robbe par an, ce qui ne permet pas de douter que ses gages de six deniers ne fussent journaliers et en dehors des revenus de son office. Dans un Compte de l’hôtel du roi, sous l’année 1312, son valet à gages est nommé son prévot: Præpositus regis ribaldorum, qui duxit IV valletos qui vulnaverant, etc. Ce prévôt commandait évidemment une troupe d’archers ou de sergents, puisque nous le voyons conduire en prison quatre valets accusés d’avoir blessé un homme. Dans un autre Compte de l’hôtel du roi Philippe le Long, en 1317, on voit reparaître le roi des ribauds, en qualité de chef suprême de la police du palais; après l’énumération des huissiers de salle, des portiers, des valets de porte, avec leurs gages, provendes et profits, on lit cet article: «Item, Crasse Joë, roy des ribaux, ne mangera point à cour et ne vendra (viendra) en salle, s’il n’y est mandé; mais il aura six deniers tournois de pain et deux quartes de vin, une pièce de chair et une poule, et une provende d’avoine et treize deniers de gages, et sera monté par l’Escuerie, et se doit tenir tousjours hors la porte et garder illec qu’il n’y entre que ceux qui doivent entrer.» Un autre article du même Compte nous montre le roi des ribauds en exercice, aux heures des repas, et cet article est assez conforme à l’idée que Fauchet nous donne des attributions de cet officier dans l’intérieur de l’hôtel du roi: «Item, assavoir est que les huissiers de salle, si tost comme l’en aura crié: Aux Queux! feront vuider la salle de toutes gens, fors ceux qui doivent mangier, et les doivent livrer, à l’huys de la salle, aux varlez de la porte, et les varlez de porte aux portiers, et les portiers doivent tenir la cour nette et les livrer au roy des ribaux, et le roy des ribaux doit garder que il n’entre plus à la porte, et cil qui sera trouvé défaillans sera pugny par le maistre d’hostel qui servira à la journée.» Ainsi, sous le règne de Philippe le Long, le roi des ribauds se voyait déjà déchu de ses anciens priviléges, au point de n’avoir pas bouche en cour, et d’être subordonné aux maîtres de l’hôtel du roi. Cette prééminence des maîtres de l’hôtel apparaît surtout dans un arrêt du parlement du 16 mars 1404, qui nous apprend «que les vallets du roy des ribaux ne portoient verges, comme faisoient les huissiers de la salle et portiers de l’hostel du roy, et que les maistres de l’hostel du roy avoient juridiction sur lesdits vallets du roy des ribaux.» La décadence progressive de l’office du roi des ribauds est encore mieux constatée, par la diminution de ses gages: un Compte de l’hôtel du roi les fixe à vingt sous, en 1324; ils ne sont plus que de 5 sous par jour, en 1350, d’après une ordonnance de Philippe de Valois; en 1386, une ordonnance de Charles VI porte: «Le roy des ribaux, quatre sols parisis par jour, quand il sera à cour, pour toutes choses.»
Cet office de la couronne, malgré sa décadence, conserva un certain relief jusqu’à ce qu’il fut supprimé tout à fait, au commencement du seizième siècle. Dutillet dit «qu’il a esté longuement remply de gentilshommes de bonne maison et grand service, l’authorité desquelz contenoit les familles des princes, seigneurs et autres suyvans la cour du roy, de bien vivre et payer leurs hostes.» Cependant l’histoire fait mention d’un roi des ribauds, qui fut dégradé et mis au pilori avec son prévôt, pour avoir probablement forfait dans l’exercice de sa charge. Un Compte de l’hôtel du duc de Normandie et d’Aquitaine, fils de Charles V, en 1388, signale en ces termes ce fait remarquable: «Jean Guérin, roi des ribaux, pour les despens de lui et de trois autres, en allant de Corbeil à Sedane mener Guillet, naguère roi des ribaux, et le Picardiau, son prévost, pour faire mettre iceux au pilory.» On pourrait supposer que le roi des ribauds, qu’on menait de la sorte au pilori, n’avait pas été en charge dans la maison du roi, mais plutôt dans quelque ville dépendant de la juridiction du roi des ribauds de l’hôtel royal. Ce dernier avait droit d’exécution et d’aubaine sur certains patients qui lui étaient livrés, après jugement, par les tribunaux ordinaires de l’hôtel du roi, comme il en est fait mention dans les registres de la Chambre des comptes, sous l’année 1330: «Les gens des requestes du palais imposent silence perpétuel à deux femmes qui s’estoient pourveues contre un arrest de la Chambre, à peine d’estre livrées au roy des ribaux et d’estre punies comme infâmes.» Dans un Compte de l’hôtel du roi, en 1396, soixante-huit sous parisis sont payés, par la main du roi des ribauds, à l’exécuteur qui avait pendu un malfaiteur, nommé Jean Boulart, et fait enterrer vive une femme, nommée Pernette la Basmette, pour vol de vaisselle de cour au château de Compiègne. Un roi des ribauds avait fort à faire dans l’hôtel du roi, quand il voulait remplir exactement les devoirs de sa charge: il n’assistait pas sans doute en personne aux exécutions qui lui étaient confiées, et son prévôt le suppléait d’ordinaire en ces désagréables commissions, mais il payait lui-même le bourreau, et il répondait de la besogne, que ses valets laissaient à d’autres mains. Ceux-ci, de même que leur maître, portaient des hoquetons à l’enseigne de l’épée, dit Dutillet, pour rappeler que le roi des ribauds avait autrefois exercé la justice criminelle dans l’hôtel du roi.
Ce personnage devait être un serviteur éprouvé de la royauté, un fidèle et incorruptible défenseur de la personne du roi, puisque la garde des portes et la police intérieure du palais, pendant les repas et après le couvre-feu, lui étaient spécialement attribuées. Aussi, n’est-on pas surpris de voir un roi des ribauds, nommé Coquelet, mourir subitement d’émotion, au sacre de Charles VI, en 1380. Celui qu’on regarde comme le dernier titulaire de cette charge, Jean Talleran, seigneur de Grignaux, fit preuve de dévouement à la couronne, en conseillant au jeune duc d’Angoulême, qu’il voyait fort épris de Marie d’Angleterre, de ne pas s’exposer à donner un héritier direct au vieux roi Louis XII; ce fut là, pour ainsi dire, le testament de cette étrange royauté, qui ne survécut pas à ce conseil de prévoyance politique, devant lequel le jeune prince, qui fut François Ier, sentit se refroidir et s’éteindre son imprudent amour. Le roi des ribauds ne sortait pas trop de ses attributions officielles, lorsqu’il conseillait de la sorte son futur souverain, car il n’était point étranger aux questions d’adultère; et, selon plusieurs érudits, il exigeait cinq sous d’or de toute femme mariée, qui avait un commerce illicite avec un autre homme que son mari. Mais il est probable que le roi des ribauds de la cour ne participait point aux priviléges locaux des autres rois de la ribaudie. Nous avons peine à lui appliquer, par exemple, ce que dit, de l’amende des cinq sous sur toute femme adultère, l’auteur anonyme de l’Histoire des inaugurations (Bévy): «Si elle refusoit de payer, il avoit droit de saisir sa selle,» c’est-à-dire probablement sa chaire, ou siége d’honneur, qu’elle occupait habituellement. Que les femmes bordelières suivant la cour lui payassent patente, c’est une circonstance qui n’a rien de contraire aux us et coutumes du droit féodal, où chaque feudataire était tenu à des redevances envers son seigneur. La redevance hebdomadaire des vassales du roi des ribauds aurait été de deux sous d’or, si l’on en croit Boutillier et Ragueau. Jean le Ferron, qui représente cet officier comme gardant la chambre du roi, n’hésite pourtant pas à l’avilir, en prétendant qu’il logeait chez lui et hébergeait les filles publiques à l’usage de la cour. Cette nouvelle attribution, dont s’enrichit la royauté des ribauds de l’hôtel du roi, ne nous semblera pas si dénuée de vraisemblance, quand nous verrons tout à l’heure s’établir, sur les ruines de cette charge, celle de dame des filles de joie suivant la cour, charge analogue, qui fut en plein exercice pendant la majeure partie du seizième siècle. Enfin, Dutillet ajoute aux redevances de ces filles de cour, envers leur roi des ribauds, qu’elles étaient tenues de faire son lit pendant tout le cours du mois de mai.
La royauté des ribauds étant tombée en quenouille après la mort du bon seigneur de Grignaux, «ce fut une dame, et une grande dame quelquefois, dit M. Rabutaux, qui resta chargée de la police des femmes de la cour.» En 1535, elle se nommait Olive Sainte, et recevait de François Ier un don de quatre-vingt-dix livres «pour lui aider, et aux susdites filles, à vivre et supporter les despenses qu’il leur convient faire à suivre ordinairement la cour.» (Voy. le Glossaire de Ducange et Carpentier, au mot MERETRICALIS vestis.) On a conservé plusieurs ordonnances du même genre rendues entre les années 1539 et 1546, et ces ordonnances font foi que chaque année, au mois de mai, toutes les filles suivant la cour étaient admises à l’honneur de présenter au roi le bouquet du renouveau ou du valentin, qui annonçait le retour du printemps et des plaisirs de l’amour. Le 30 juin 1540, François Ier ordonne à Jean du Val, trésorier de son épargne, de «payer comptant à Cécile de Viefville, dame des filles de joie suivant la cour, la somme de 45 livres tournois, faisant la valeur de 20 escus d’or, à 45 sols la pièce: dont il lui fait don, tant pour elle que pour les autres femmes et filles de sa vacation, à despartir entre elles ainsi qu’elles adviseront, et ce, pour le droit du moys de mai dernier passé, ainsi qu’il est accoustumé faire de toute ancienneté.» Nous ne sommes pourtant pas de l’avis de M. Rabutaux, qui confond Cécile de Viefville avec une duchesse de l’ancienne maison de la Vieuville, qui n’eut des marquis que sous Henri III, et des ducs que sous Louis XIV. M. Champollion-Figeac, en publiant cette remarquable ordonnance dans ses Mélanges historiques (t. IV, p. 479), n’a eu garde de voir la noble épouse d’un duc et pair dans l’héritière collatérale du roi des ribauds de l’hôtel du roi! Cette honteuse charge subsistait encore en 1558, puisque Gouye de Longuemare a découvert une ordonnance de Henri II, en date du 13 juillet de cette année-là, qui réforme les abus de l’institution: «Il est très-expressément enjoint et recommandé à toutes filles de joie et autres, non estant sur le roole de ladicte dame desdites filles, vuider la cour incontinent après la publication (de l’ordonnance), avec deffenses à celles estant sur le roole de ladicte dame, d’aller par les villages, et aux chartiers, muletiers et autres, les mener, retirer ni loger, jurer et blasphémer le nom de Dieu, sur peine du fouet et de la marque; et injonction, par mesme moyen, auxdictes filles de joie, d’obéir et suivre ladicte dame, ainsi qu’il est accoustumé, avec deffense de l’injurier, sous peine du fouet.» Telle fut la dernière transformation de l’office du roi des ribauds à la cour de France.
Quant aux autres rois des ribauds, qui relevaient certainement de celui de l’hôtel du roi, on les retrouve partout dans l’histoire municipale des villes, et aussi dans l’histoire particulière des maisons princières. Il y avait ainsi, à la cour de Bourgogne, un roi des ribauds dont les fonctions étaient réglées sur celles de son confrère de la cour de France. Colinboule était en charge sous le duc Philippe le Bon, et ce nom-là n’annonce pas un personnage de haute distinction. En 1423, il est vrai, le titre de roi des ribauds avait perdu beaucoup de son éclat, et le curé de Notre-Dame d’Abbeville ne devait pas être très-flatté de s’entendre qualifier de roi des ribauds, parce que les jongleurs, dits ribauds, lui rendaient hommage et redevance pour leurs représentations scéniques. On comprend que cette qualification n’était pas faite pour inspirer du respect à qui savait les excès des ribauds, que leur roi ne gouvernait qu’à force de sévérité. Cet officier avait été, dans l’origine, bien plus considéré et bien plus puissant, car la ribaudie ne lui avait point encore imprimé la tache de son nom. Dans une charte de Henri II, roi d’Angleterre et duc de Normandie, qui régnait en 1154 (voy. Ducange, au mot PANAGATOR), il est question évidemment de la charge du roi des ribauds; et le sergent du roi, qui remplit cette charge, Balderic, fils de Gillebert, honoré des grâces de son maître, et institué grand prévôt des maréchaux dans la province de Normandie, est appelé «gardien des filles publiques qui se prostituent dans le lupanar de Rouen (custos meretricum publice venalium in lupanar de Roth.).»
Dans les villes de province, le roi des ribauds était tantôt juge, tantôt exécuteur de la justice criminelle sur le fait de ribauderie. Un ancien registre de l’hôtel de ville de Bordeaux constate que tout condamné était «livré au roy des ribauds, pour le faire courir par la ville, avec bonnes verges et bonnes glèbes.» Metz avait aussi son roi des ribauds, qui ne faisait pas un personnage plus relevé. Le roi des ribauds de la ville de Laon ne vivait pas toujours en bonne intelligence avec le bailli de Vermandois: en 1270, son prévôt, nommé Poinsard (Poinçardus, præpositus ribaldorum), fut décrété d’accusation au tribunal du bailli, pour avoir, de complicité avec les nommés Jean le Croseton et Wiet Lipois, commis des actes de violence contre l’abbaye de Saint-Martin de Laon et son abbé (voy. les Olim, publiés par le comte Beugnot, t. I, p. 813). Cette affaire motiva sans doute la suppression de l’office de roi des ribauds à Laon; car Philippe III, dans une ordonnance de 1283, ordonne au bailli de Vermandois de ne pas souffrir que cet office subsiste, sous aucun prétexte, soit publiquement, soit en cachette (quod, clam vel palam vel sub aliquo simulato colore, non permittat, regem ribaldorum in villa Laudunensi). Cette interdiction d’office ne s’étendait pas à toutes les localités; car, en 1483, la ville de Saint-Amand avait un «roi des filles amoureuses,» nommé Jacob de Godunesme. Le bourreau de Toulouse prenait le titre de roi des ribauds, comme pour discréditer encore davantage cette pauvre royauté. Enfin, la Coutume de Cambrai définit, sans réticence, les priviléges de son roi des ribauds: «Ledit roy doit avoir, prendre et recepvoir, sur chacune femme qui s’accompagne de homme carnelement, en wagnant son argent, pour tout, tant qu’elle ait terme ou tiegne maison à louage en la cité: cinq sols parisis pour une fois. Item, sur toutes femmes qui viennent en la cité, qui sont de l’ordonnance, pour la première fois: deux sols tournois. Item, sur chacune femme de ladite ordonnance qui se remue (déménage) et va demeurer de maison ou estuve en autre, ou qui va hors de la ville et demeure une nuit: douze deniers, touttes fois que le cas y esquiet. Item, doit avoir une table et brælang à part luy, sur un des fiefs du palais, ou en telle place qu’au bailli plaira ordonner.»
Ces articles de la Coutume de Cambrai nous font connaître d’une manière précise la redevance que le roi des ribauds de cette ville exigeait non-seulement des femmes publiques qui étaient à demeure, mais encore de celles qui ne faisaient que passer sur son domaine. Cette redevance et toutes celles de même nature ne s’acquittaient pas toujours sans difficulté, et les agents du roi des ribauds rencontraient parfois une terrible opposition. C’est ainsi qu’un certain Antoine de Sagiac, qui se disait commissaire du roi des ribauds de Mâcon et suppôt de l’ordre de l’État des goliards, ou des bouffons de cette ville, périt dans une rixe, en 1380, au village de Beaujeu, où il avait voulu taxer à cinq sous d’amende une femme mariée, qu’il accusait d’avoir commis un adultère. Pierre Talon (Calcis), mari de cette femme, nommée Colette (Cola), et son frère Étienne intervinrent pour prendre la défense de leur épouse et belle-sœur. Antoine de Sagiac était un ribaud de la pire espèce, qui hantait les cabarets et qui vivait aux dépens des malheureuses qu’il mettait à contribution, sous prétexte de ribaudie, de goliardie et de bouffonie, en les menaçant de la prison. Il s’adressait mal cette fois, et Colette, forte de son innocence, soutint qu’elle n’avait pas couché avec un autre homme que son mari; celui-ci se porta garant pour elle de son innocence, et comme le ribaud voulait se saisir de la prétendue adultère et la mener à Mâcon, Pierre Talon et son frère l’assommèrent sur place. Le bailli de Mâcon instruisit l’affaire contre les meurtriers et Colette qui était cause du meurtre; mais l’enquête démontra que le défunt avait accusé à tort Colette de s’être abandonnée à un autre homme que son mari (contra veritatem imponens quod ipsa cum alio quam viro occubuerat), et que ce ribaud (se gerens pro ribaldo et se dicens de ordine seu de statu goliardorum seu buffonum) menait la vie la plus scandaleuse dans les tavernes et les mauvais lieux, en abusant de la simplicité des femmes les plus honnêtes, qu’il taxait au nom du roi des ribauds. On sollicita et on obtint des lettres de rémission en faveur des prévenus, qui ne furent pas inquiétés davantage au sujet de la mort d’Antoine de Sagiac; mais, dans ces lettres, qui justifiaient Colette, il n’était pas dit d’une manière formelle que le roi des ribauds de Mâcon n’eût pas le droit de taxer à cinq sous d’amende chaque femme mariée convaincue d’adultère (super qualibet muliere uxorata adulterante, sibi competere et posse exigere quinque solidos et pro eisdem dictam talem mulierem de suo tripede pignorare). Le roi de France semblait, au contraire, reconnaître implicitement cette vieille redevance de la Prostitution (de talique et alio vili quæstu), que s’arrogeait la ribaudie de Mâcon.
CHAPITRE IX.
Sommaire.—État de la Prostitution après l’ordonnance de 1254.—Institution de la police des mœurs.—Les confrairies des filles publiques.—Ordonnance de 1256.—Assimilation des tavernes aux bordeaux.—Les taverniers.—Organisation des filles publiques par Louis IX.—Les juifs.—Ordonnances somptuaires concernant les femmes de mauvaise vie.—Statuts des barbiers.—Les baigneurs-étuvistes.—Statuts des bouchers.—Mort de saint Louis.—Philippe le Hardi.—Ordonnance de 1272.—Les aiguillettes et les ceintures dorées.—L’enseigne des filles publiques de Toulouse.—Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée.—Courir l’aiguillette et courir le guilledou.—Les trois brus de Philippe le Bel.—La tour de Nesle.—Philippe et Gautier de Launay.—Jean Buridan.—L’âne de Buridan.—État des mœurs après les croisades.—Hic et hoc.—Les Templiers.
Louis IX avait témoigné de sa candeur et de sa prud’homie en essayant de supprimer la Prostitution dans le royaume de France. L’ordonnance de 1254, dans laquelle il prononçait le bannissement général des femmes de mauvaise vie, ne fut jamais rigoureusement exécutée, parce qu’elle ne pouvait pas l’être. Pour échapper aux sévères prescriptions de la loi, ces malheureuses femmes n’exercèrent plus qu’en secret leur méprisable métier, et elles se couvrirent de tous les masques, pour n’être pas reconnues; elles recoururent à toutes les ruses, pour n’être pas surprises en flagrant délit. Sans doute, leur nombre diminua considérablement, et les débauchés rencontrèrent plus d’obstacles pour donner satisfaction à leurs passions honteuses; mais la Prostitution n’en continua pas moins dans l’ombre ses hideux travaux, et elle réussit presque toujours à tromper la surveillance des baillis, des prévôts et de juges. Ce n’était plus, il est vrai, dans les lieux de débauche publics qu’elle régnait à certaines heures, sous l’empire de certains règlements de police; elle se cachait partout, depuis qu’elle n’avait plus le droit de se montrer nulle part, et elle existait, avec des apparences honnêtes et même respectables, au milieu des villes et dans l’intérieur des maisons particulières, au lieu de se voir reléguée dans des quartiers déserts et dans des clapiers infâmes. Les créatures qui s’obstinèrent à désobéir à l’ordonnance du roi étaient et devaient être les plus vicieuses, les plus corrompues, les plus incorrigibles. La nécessité de dissimuler leur dépravation les obligea, pour ainsi dire, à se pervertir davantage, en s’armant d’hypocrisie et de mensonge; elles ne pouvaient se mettre à l’abri du soupçon, qu’en affectant des dehors honorables et en se parant d’une vertu feinte; elles fréquentaient donc les églises, et ne paraissaient dans les rues qu’un voile sur le visage et un chapelet entre les doigts. Quelques-unes, privées de leur impure industrie, entrèrent dans des communautés religieuses, sous prétexte de pénitence, et n’améliorèrent pas les mœurs des couvents.
Mais on s’aperçut bientôt que la Prostitution légale entraînait moins d’inconvénients que la Prostitution occulte et illicite; on se convainquit aussi qu’on ne réussirait jamais à la détruire, et que c’était même lui donner de nouvelles forces provocatrices, que de l’obliger à emprunter tous les noms et tous les déguisements. Les libertins de profession savaient toujours où trouver les moyens de livrer carrière à leurs scandaleuses habitudes; ils connaissaient les retraites de leurs complices, et ils s’y rendaient impunément à toute heure; ils ne manquaient pas non plus d’un tact spécial, pour distinguer entre mille une femme qui faisait trafic de son corps; mais souvent ils feignaient de se méprendre, et ils s’adressaient à des femmes d’honneur, qui s’enfuyaient, indignées d’être en butte à de telles insultes. Les jeunes gens novices s’abusaient plus naïvement sur la condition des femmes qu’ils rencontraient seules et poursuivaient de propos indécents. «Ce fut alors, dit Delamare dans son Traité de la Police, et par ce motif, que l’on changea pour la première fois de conduite dans ce point de discipline. On prit donc le parti de tolérer ces malheureuses victimes de l’impureté; mais, en même temps, de les faire connoître au public et de les montrer, pour ainsi dire, au doigt. On leur désigna des rues et des lieux pour leur demeure, les habits qu’elles pouvoient porter, et les heures de leur retraite.» Ce passage du Traité de la Police est très-remarquable, en ce qu’il fixe une date à cette institution de la police des mœurs, lorsque cette date n’est établie par aucun témoignage contemporain, par aucune ordonnance royale ou municipale; mais le savant Delamare avait compulsé les anciens monuments de notre jurisprudence, les registres du parlement, ceux du Châtelet, ceux de la prévôté de Paris, et il n’eût pas avancé un fait de cette nature, s’il n’en avait eu sous ses yeux la preuve: elle résultait probablement des Statuts de la corporation des femmes folles de leur corps, Statuts que Sauval cite positivement, et qui furent rédigés, à cette époque où chaque métier recueillait avec soin ses vieux priviléges, et les faisait enregistrer dans les archives du prévôt de Paris. Nous avons bien l’ordonnance de 1256 (et non de 1254, comme le dit Delamare) qui rétablit l’exercice de la Prostitution légale; mais, dans cette ordonnance, il n’est nullement question des rues et des lieux affectés à la demeure des filles publiques, ni de leurs habits ou livrées, ni de leurs heures de retraite. Néanmoins, comme il appert des ordonnances postérieures que ces différents détails de police avaient été réglés avec beaucoup de précautions, il est tout naturel d’attribuer à saint Louis, ou plutôt à Étienne Boileau, cette réglementation, qui se rattache à celle des métiers de Paris. Étienne Boileau ne fut nommé garde de la prévôté qu’en 1258; mais il jouissait bien auparavant de l’estime du roi, qui réclamait souvent ses conseils, et qui, l’ayant choisi pour reconstituer la prévôté, venait s’asseoir quelquefois à ses côtés, quand Boileau rendait la justice au Châtelet. «Ce fut ce sage prévôt de Paris, dit Delamare, qui rangea tous les marchands et tous les artisans en différents corps ou communautés, sous le titre de confrairies, selon le commerce ou les ouvrages qui les distinguoient entre eux; ce fut lui qui donna à ces marchands les premiers statuts pour leur discipline.» N’est-il pas tout simple de comprendre les filles publiques dans cette vaste organisation des métiers, où le législateur s’est appliqué à protéger les droits de chacun et à définir clairement les professions selon leurs coutumes traditionnelles?
Louis IX consentit donc à modifier son ordonnance de 1254: en y ajoutant quelques mots qui ne la changeaient pas beaucoup au premier coup d’œil, il lui fit dire le contraire de ce qu’elle disait précédemment; c’était une manière détournée d’admettre à tolérance la Prostitution. Voici l’article qui mit à néant celui de l’ordonnance de 1254: «Item, que toutes foles femmes et ribaudes communes soient boutées et mises hors de toutes nos bonnes citez et villes; especiallement, qu’elles soient boutées hors des rues qui sont en cuer desdites bonnes villes, et mises hors des murs et loing de tous lieux saints, comme églises et cimetières; et quiconque loëra maison nulle esdites citez et bonnes villes, ès lieus à ce non establis, à folles femmes communes, ou les recevra en sa maison, il rendra et payera, aux establis à ce garder de par nous, le loyer de la maison d’un an.» C’est en vertu de cette ordonnance, datée de Paris, que la Prostitution légale, qui avait disparu pendant deux ans seulement, reprit son existence régulière sous la protection des officiers royaux; et toutes les ordonnances qui depuis intervinrent relativement à la Prostitution, se fondèrent sur cette ordonnance de saint Louis, qui avait, sinon créé, du moins réformé la police des mœurs. Les articles qui précèdent, dans l’ordonnance de 1256, celui que nous avons cité, ne sont pas tout à fait étrangers à notre sujet, puisqu’ils placent au rang des débauchés les joueurs de dés et les blasphémateurs, en assimilant la Prostitution au jeu de dés et au blasphème. Le saint roi défend donc à ses sénéchaux, baillis et autres officiaux et servicials, de quelque état ou condition qu’ils soient, de dire aucune parole qui tourne au mépris de Dieu, de la Vierge ou des saints et saintes: «Et se gardent, ajoute-t-il, du jeu de dez, de bordeaux et de tavernes.» Il défend ensuite la forge des dez par tout son royaume, et ordonne que tout homme qui sera trouvé jouant aux dés, communément ou par commune renommée, fréquentant taverne ou bordel, soit réputé infâme et ne puisse témoigner en justice. Ces articles de loi prouvent que, sous ce règne, les tavernes n’étaient pas mieux famées que les bordeaux; et l’on peut apprécier par là l’espèce d’hommes et de femmes qui se réunissaient dans ces repaires de débauche, où l’on n’entrait pas sans se déshonorer.
C’était un souvenir de la loi romaine que les jurisconsultes commençaient à étudier, et qui avait frappé de réprobation les tavernes (tabernæ), où l’on donnait à boire, à manger, à coucher et à jouer. Cependant, au moment même où une ordonnance du roi déclarait infâme quiconque serait convaincu de fréquenter ces mauvais lieux, le prévôt de Paris publiait les statuts des taverniers, dans lesquels il ne s’occupait, il est vrai, que de la vente du vin à la criée; mais, le premier venu pouvant être tavernier, pourvu qu’il eut de quoi et qu’il payât les redevances au roi et à la ville, la corporation, qui se composait ainsi de toutes sortes de gens, ne devait pas prétendre à l’estime des gens de bien. Ces taverniers étaient seulement tenus de mesurer le vin à loial mesure; ils pouvaient, d’ailleurs, se mêler des commerces les plus malhonnêtes, en ouvrant leurs portes aux ribaudes et aux ribauds, qui passaient la journée à s’enivrer, à jouer aux dés, à blasphémer et à commettre les actions les plus coupables. Dans ce court intervalle de temps où la Prostitution fut contrainte de se cacher, les tavernes remplacèrent les bordeaux, et ceux-ci devinrent des tavernes, quand ils furent rétablis par une ordonnance du même roi, qui les avait fait fermer avant de s’être rendu compte de leur utilité. Delamare prétend que ce fut pendant l’interrègne de la Prostitution légale, qu’on commença de qualifier en notre langue les filles publiques par des «noms particuliers et odieux qui désignoient l’ignominie de leur débauche.» Il semble croire que ces noms-là furent inventés exprès pour inspirer plus d’horreur et de mépris à l’égard des créatures qui méritaient ces injurieuses qualifications: «On eut sans doute en vue, dit-il, qu’en les faisant ainsi connoître, la pudeur, si naturelle à leur sexe, viendrait au secours des loix, et que les hommes auraient honte eux-mêmes d’être reçus dans des lieux et avec des créatures notées de tant d’infamie.»
Nous en sommes réduits à des conjectures au sujet de l’organisation des filles publiques par Louis IX, ou du moins sous le règne de ce saint roi; mais il est indubitable que cette organisation a existé, et qu’elle s’est perpétuée sous les règnes suivants sans être modifiée d’une manière radicale; car, ce sont toujours les ordonnances de saint Louis qu’invoquent les rois ses successeurs, en réglementant la Prostitution légale. Nous essaierons, dans un autre chapitre, de découvrir quelles étaient les rues bourdelières de Paris, à cette époque. Nous n’avons retrouvé aucun texte historique qui prouve que les femmes de mauvaise vie fussent dès lors distinguées des femmes honnêtes, soit par une marque infamante comme celle des juifs, soit par des vêtements d’une certaine couleur caractéristique. Il y a pourtant tout lieu de croire que Louis IX, qui avait voulu que les juifs ne fussent pas confondus avec les chrétiens, prit les mêmes précautions à l’égard des prostituées et les obligea de porter une marque analogue. C’est en 1269 que les juifs, dont le séjour n’était toléré en France qu’à des conditions aussi onéreuses que déshonorantes, se virent obligés, sous peine de prison et d’amende arbitraire, de coudre sur leur robe, devant et derrière «une pièce de feutre ou de drap jaune, d’une palme de diamètre et de quatre de circonférence,» qu’on appelait rouelle en français, et rota ou rotella en latin. Depuis, cette rouelle perdit graduellement sa forme et sa dimension; elle devint triangulaire et fut nommée billette; quand elle fut supprimée tout à fait, elle n’était pas plus grande qu’un écu; mais les juifs versèrent de grosses sommes dans le trésor de Philippe le Long pour être délivrés de cette marque d’infamie, que leurs pauvres conservèrent seuls jusqu’au règne du roi Jean, sous lequel fut rétablie la rouelle, mi-partie de rouge et de blanc, de la grandeur du sceau royal. N’est-il pas présumable que les filles de joie furent astreintes également à porter une marque du même genre? Nous prouverons que cette marque fut en usage dans plusieurs provinces de France. Nous avancerons, avec plus de probabilité encore, que, dès ce temps-là, les ordonnances somptuaires avaient interdit aux femmes dissolues certaines étoffes, certaines fourrures, certains joyaux. La première ordonnance connue, où il soit question d’un règlement de cette espèce, date de l’année 1360, et se trouve dans le Livre vert ancien du Châtelet, renfermant les actes de la prévôté de Paris. Dans cette ordonnance, qui n’est sans doute que la confirmation d’une autre plus ancienne, le prévôt de Paris défend «aux filles et femmes de mauvaise vie, et faisant péchez de leur corps, d’avoir la hardiesse de porter sur leurs robes et chaperon aucun gez ou broderies, boutonnières d’argent, blanches ou dorées, des perles, ni des manteaux fourrez de gris, sur peine de confiscation.» Il leur ordonne de quitter ces ornements, dans un délai de huit jours, après lequel tous sergents du Châtelet qui les trouveraient en contravention pourront les arrêter, excepté dans les lieux consacrés au service de Dieu, et les dépouiller des susdits ornements, en exigeant cinq sous parisis pour chaque femme en cas de contravention.
Le prévôt de Paris, Étienne Boileau, confident des vertueuses intentions de saint Louis, se chargea sans doute de les mettre en œuvre et de réprimer tous les excès de la Prostitution dans la capitale du royaume. Son Livre des métiers, dans lequel il s’occupe particulièrement de la constitution industrielle de chaque corps d’état, ne nous présente, il est vrai, aucun passage où il se pose en réformateur des mœurs; mais, comme les statuts des corporations d’arts et métiers remontent à cette époque, bien qu’ils n’aient été confirmés par les rois de France que sous des dates bien postérieures, nous voyons, dans les statuts et priviléges rédigés par les prud’hommes et les anciens de chaque industrie, que la police des mœurs avait été l’objet de l’attention du prévôt de Paris, qui donna d’abord sa sanction officielle à cette loi de famille que les rois approuvèrent plus tard et reconnurent par lettres patentes. Dans les Statuts des barbiers, confirmés en 1371, il est interdit aux maîtres du métier d’entretenir des femmes de mauvaise vie dans leur maison et de favoriser le commerce infâme de ces malheureuses, sous peine d’être privés de leur office et de perdre en même temps tous leurs outils: siéges, bassins, rasoirs et autres choses appartenant audit métier, qui seraient vendus au profit du roi et de la boîte (caisse) de la communauté. Les barbiers, qui étaient souvent à la fois baigneurs-étuvistes, ne tenaient pas toujours compte de l’interdiction, et les bénéfices que leur procurait la Prostitution et le maquerelage les encourageaient à braver des peines pécuniaires qu’il fallait sans cesse remettre en vigueur par de nouvelles ordonnances. Dans les Statuts des bouchers de Paris, confirmés en 1381, il est interdit aux apprentis du métier d’épouser une femme qui aurait été fille publique ou qui le serait encore: «Item, se aucun prend femme commune diffamée, sans le congé du maistre et des jurez, il sera privé de la Grant Boucherie à tousjours, que il ne puisse taillier ne faire taillier, soit à luy, soit à autre, sans les chairs perdre; mais il pourra taillier à un des étaux du Petit-Pont, tel comme le maistre ou les jurez lui bailleront ou asserront.» Enfin, d’après les Statuts des lingères, les femmes diffamées par leurs mauvaises mœurs ne pouvaient être reçues dans la corporation; et celles qui avaient réussi à s’y faire admettre par fraude ou autrement, devaient en être chassées, à la suite d’une enquête: pour constater leur expulsion ignominieuse, Sauval (t. II, p. 147) dit qu’on jetait dans la rue les marchandises que ces impures avaient touchées.
Tous les efforts de saint Louis et de ses ministres, pour imposer à la Prostitution un frein salutaire, ne paraissent pas avoir eu le succès qu’on en attendait; car le pieux roi, sur la fin de sa vie, s’était repenti d’avoir laissé au vice une carrière restreinte sous la protection des lois, et il revint à son premier projet d’effacer entièrement dans ses États la souillure des mauvaises mœurs. Lorsqu’il se disposait à s’embarquer pour la seconde croisade, dans laquelle il mourut, l’horreur qu’il avait de l’impureté lui inspira le désir de mettre à exécution ce grand projet de réforme. Le 25 juin 1269, il écrivit, d’Aigues-Mortes, à Mathieu, abbé de Saint-Denis, et au comte Simon de Nesle: «Nous avons ordonné, d’ailleurs, de détruire tout à fait les notables et manifestes prostitutions (notoria et manifesta prostibula) qui souillent de leur infamie notre fidèle peuple, et qui entraînent tant de victimes dans le gouffre de la perdition; nous avons ordonné de poursuivre ces scandales dans les villes, ainsi que dans les campagnes, et de purger absolument notre royaume (terram nostram plenius expurgari) de tous les hommes débauchés et de tous les malfaiteurs publics (flagitiosis hominibus ac malefactoribus publicis).» Cette lettre renfermait un ordre positif que la mort du roi ne permit pas d’exécuter. Les femmes dissolues et leur méprisable cortége continuèrent d’exercer leur métier, en raison des précédentes ordonnances, et il ne fut donné aucune suite aux vertueux desseins de Louis IX, qui aurait échoué encore une fois dans son plan d’épuration des mœurs publiques. On peut penser cependant qu’il remit à ses fils le soin de tenter cette réforme qu’il n’avait pas eu le temps d’exécuter, car il semble y faire allusion dans les Enseignements écrits de sa main, qu’il laissa en mourant à Philippe, son fils aîné et son successeur: «Garde-toy de fere chose qui à Dieu deplese, disait-il dans ce testament moral, c’est à savoir, péchié mortel... Maintiens les bonnes coustumes de ton royaume et les mauvèses abesses... Fui et eschieve (évite) la compaingnie des mauuez... Aime ton preu (prochain) et son bien, et hai touz maux où que ils soient. Nulz ne soit si hardi devant toy, que il die parole qui atraie et émeuve pechié.» Philippe le Hardi voulut se conformer aux instructions de son glorieux père.
Au parlement de l’Ascension, en 1272, ce roi rendit une ordonnance prohibitive contre les blasphèmes, les lieux de débauche et les jeux de dés, que saint Louis confondait dans sa réprobation. Nous n’avons plus que la lettre missive adressée à tous les baillis, pour «qu’ils fassent garder en leurs bailliages et en la terre aux barons ladite ordonnance de défendre les vilains serments, les bordeaux communs, les jeux de dez: la poine d’argent, disait le roi, pourra estre muée en peine de corps, selon la qualité de la personne et quantité du méfait.» La perte de l’ordonnance, que cette lettre missive annonçait, témoigne, ce nous semble, qu’elle ne fut jamais exécutée, et qu’on l’oublia peut-être avant que Philippe le Bel eût succédé à Philippe le Hardi. Cette extermination générale des bordeaux était chose impossible et dangereuse; on s’en tint à la tolérance tacite qui les avait épargnés jusque-là, et qui n’avait mis d’obstacle qu’à leur multiplication immodérée. Il est à croire que, dans ce temps-là, on se bornait à soumettre la Prostitution aux sévères règlements d’une police de surveillance, et qu’on assurait ainsi la sécurité des femmes de bien. Nous rapporterons donc au règne de Philippe le Hardi deux usages que Pasquier rappelle dans ses Recherches de la France, sans leur assigner une date précise, mais en les plaçant aux environs du temps de saint Louis. C’est vraisemblablement à cette époque, qu’on défendit aux prostituées de porter des ceintures dorées, et qu’on leur ordonna, au contraire, de ne pas se montrer en public sans avoir une aiguillette sur l’épaule. Cette aiguillette devait varier de couleur, selon les villes dans lesquelles une ribaude commune avait droit d’exercice et de séjour. Nous verrons, en parlant des us et coutumes de la Prostitution dans les différentes villes de France, que les filles publiques de Toulouse avaient, au lieu d’aiguillette sur l’épaule, une enseigne ou jarretière au bras, et que cette enseigne était toujours d’une autre couleur que la robe, pour mieux frapper les regards et proclamer la condition vile de la personne. «Ceux qui succédèrent à ce sage roi (Louis IX) dit Pasquier au chap. XXXV de son livre VIII, encores qu’ils ne permissent par leurs loix et édicts les bordeaux, si les souffrirent-ils par forme de connivence; estimans que de deux maux il falloit eslire le moindre, et qu’il estoit plus expedient tolérer les femmes publiques, qu’en ce défaut donner occasion aux meschans de solliciter les femmes mariées, qui doivent faire profession expresse de chasteté. Vray qu’ils voulurent que telles femmes qui en lieux publics s’abandonnent au premier venant, fussent non-seulement réputées infâmes de droict, mais aussi distinctes et séparées d’habillement d’avec les sages matrones; qui est la cause pour laquelle on leur deffendit anciennement en la France de porter ceintures dorées, et, pour ceste mesme occasion, l’on voulut anciennement que telles bonnes dames eussent quelque signal sur elles, pour les distinguer et recognoistre d’avec le reste des preudes femmes: qui fut de porter une esguilette sur l’espaule.»
C’est à ces deux anciens usages que Pasquier rapporte deux proverbes qui s’étaient popularisés dès le treizième siècle, et qui n’ont point assez vieilli pour qu’on ait cessé de les employer dans le nôtre. On disait, on dit encore qu’une femme court l’aiguillette, et que bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée. Ce fut, en effet, sous le règne de Philippe le Hardi et de Philippe le Bel que la mode importa d’Orient en France ces ceintures de cuir doré ou de tissu d’or, que les ordonnances somptuaires interdirent aux femmes de petite condition, et, par conséquent, aux ribaudes, qui, à l’instar des mérétrices de Rome, n’avaient pas la permission de porter sur elles or ou argent. L’interdiction d’un objet de toilette devait paraître intolérable aux bourgeoises et aux femmes de métier, qui se trouvaient par là presque assimilées aux folles femmes, elles se vengèrent donc de l’édit prohibitif, en opposant leur bonne renommée au luxe des dames de la cour, qui ne menaient pas toujours une vie irréprochable. Il y eut néanmoins de fréquentes infractions à l’ordonnance somptuaire, et bien des femmes se parèrent de ces ceintures dorées, qu’elles n’avaient pas le droit de porter. Le prévôt de Paris avait beau les menacer de confiscations et d’amendes, elles s’obstinaient à braver la poursuite des sergents et à jouer le rôle des dames à ceintures dorées. Les ribaudes n’étaient pas les moins hardies à prendre cet ornement prohibé, au risque de la prison et du fouet. Nous n’avons pas besoin de réfuter les écrivains qui ont avancé, sans raison, que la ceinture dorée avait été attribuée, comme une marque distinctive, aux femmes de mauvaise vie, et que les femmes honnêtes, qui n’osaient pas se confondre avec elles en leur empruntant cette parure compromettante, se consolaient hautement d’en être privées en faisant valoir les avantages de leur bonne réputation. Quant à l’aiguillette, elle ne figura pas longtemps sur l’épaule des prostituées de Paris, quoique Pasquier ait vu de ses propres yeux, vers la fin du seizième siècle, cette coutume pratiquée à Toulouse par les pensionnaires du Châtel-Vert. Courir l’aiguillette signifiait, selon Pasquier, «prostituer son corps à l’abandon de chacun.» Il est probable qu’on avait entendu d’abord désigner des femmes qui couraient les rues l’aiguillette sur l’épaule. On ne tarda pas à défigurer cette expression pittoresque, faute d’être instruit du fait qui y avait donné lieu: le peuple l’avait corrompue, sans le savoir et sans en changer le sens primitif, lorsqu’il prit l’habitude de dire courir le guilledou. Nous ne chercherons pas à convaincre d’erreur certains philologues qui ont voulu démontrer que les ribaudes courant l’aiguillette s’adressaient surtout aux chausses des gens qu’elles accostaient, attendu que ces chausses étaient attachées et retenues à leur place par un lacet ou aiguillette. Ces philologues ont fait un anachronisme dans l’archéologie des chausses, et ils se sont abusés par le rapprochement malencontreux qu’ils ont fait de deux espèces d’aiguillettes.
Quoi qu’il en soit, sous les successeurs de saint Louis, la Prostitution, si bien réglementée qu’elle fût, avait impudemment étendu son domaine, et les mœurs étaient si relâchées, que les trois brus de Philippe le Bel, Marguerite, reine de Navarre, Jeanne, comtesse de Poitiers, et Blanche, comtesse de la Marche, furent accusées d’adultère à la fois, et enfermées, par ordre du roi, dans la même prison, au Château-Gaillard. On leur fit leur procès à huis clos, et rien ne transpira des prodigieux débordements qu’on leur imputait; seulement, l’une d’elle, Jeanne de Bourgogne, femme de Philippe, comte de Poitiers, se vit transférée dans le château de Dourdan, où son mari l’alla chercher pour lui rendre la liberté, sinon l’honneur. Marguerite, quoique moins coupable que ses sœurs, périt étranglée dans sa prison, et Blanche ne sortit de la sienne, que pour se voir répudiée et conduite au couvent de Maubuisson. La voix publique attribuait à ces trois sœurs une monstrueuse complicité de débauches et de crimes; on racontait qu’elles s’étaient logées à dessein dans l’hôtel de Nesle, situé hors de l’enceinte de Paris, au bord de la Seine, sur l’emplacement actuel du palais de l’Institut de France, et qu’elles attiraient dans cet hôtel, appartenant à Jeanne, comtesse de Poitiers, les jeunes écoliers qu’elles avaient distingués à leur bonne mine, parmi ceux qui fréquentaient le Pré-aux-Clercs. Ces écoliers, après avoir satisfait la lubricité des trois princesses, étaient empoisonnés ou poignardés, et jetés ensuite dans la rivière, qui ensevelissait les tristes victimes de la tour de Nesle. Deux officiers de la maison de ces princesses, Philippe et Gautier de Launay, qui étaient frères, furent jugés à Pontoise, en 1314, et condamnés à être écorchés vifs, ce qui fut exécuté, et leurs corps restèrent exposés sur un gibet, comme ceux des plus vils criminels. Une conformité de nom enveloppa un moment dans l’accusation la reine elle-même; mais Jeanne de Navarre, qui n’avait jamais habité l’hôtel de Nesle, n’eut pas de peine à se justifier vis-à-vis des juges. L’impudicité de ses belles-filles n’en rejaillit pas moins sur elle; et une tradition injurieuse, perpétuée dans le peuple, fit d’elle l’héroïne sanglante des débauches de l’hôtel de Nesle: «Suivant cette tradition erronée, dit Robert Gaguin dans son Compendium de l’histoire de France, cette reine avait fait partager sa couche à plusieurs écoliers (aliquot scholasticorum concubitu usam), et pour cacher son crime, après les avoir fait tuer, elle les jetait de la fenêtre de sa chambre dans la rivière. Un seul de ces écoliers, Jean Buridan, échappa par hasard à ce guet-apens; c’est pourquoi il publia ce sophisme: Reginam interficere nolite, timere bonum est.» Ce sophisme célèbre, qui peut s’entendre et s’expliquer de plusieurs façons, est une énigme assez peu digne du fameux Jean Buridan, que l’Université de Paris cite avec honneur parmi ses professeurs de philosophie au quatorzième siècle. Ce dernier, qui était recteur de l’Université en 1320 (voy. la Bibl. belg. de Valère André, p. 471), n’aurait pu être un simple écolier, six ou sept ans auparavant. Quant au sophisme dont il serait l’auteur, nous croyons pouvoir le rétablir dans le sens de son origine, en l’écrivant ainsi: Reginam interfodere nolite, timere bonum est. Nous mettons à la place du verbe interficere, qui ne veut rien dire ici, interfodere, interferire, interferre, ou tout autre verbe ayant une signification érotique, et nous traduirons alors: «N’allez pas coucher avec une reine; il est bon de craindre ce dangereux honneur.»
La tradition attachée à la tour de Nesle, qui a subsisté jusqu’à la fin du dix-septième siècle, était si généralement répandue dans le peuple de Paris, que Brantôme en fait mention dans ses Dames galantes: «Cette reine, dit-il, se tenoit à l’hôtel de Nesle à Paris, laquelle faisant le guet aux passans, et ceux qui lui revenoient et agréoient le plus, de quelque sorte de gens que ce fussent, les faisoit appeler et venir à soy, et, après en avoir tiré ce qu’elle en vouloit, les faisoit précipiter du haut de la tour, qui paroist encore, en bas, en l’eau, et les faisoit noyer. Je ne veux pas dire que cela soit vray, mais le vulgaire, au moins la pluspart de Paris, l’affirme; et n’y a si commun, qu’en luy monstrant la tour seulement et en l’interrogeant, que de luy-mesme ne le die.» Avant Brantôme, Villon avait rappelé aussi cette tragique histoire, en disant dans sa Ballade des dames du temps jadis:
Qui commanda que Buridan
Fût jeté en un sac en Seine!
Mais la légende historique se trouvait singulièrement affaiblie, et au lieu de trois princesses libertines se disputant et se partageant les caresses de beaux et robustes écoliers qu’elles renouvelaient toutes les nuits, on ne voyait, dans les récits du vulgaire, qu’une reine de France amoureuse de Buridan. Remarquons encore que ce Buridan avait pu faire allusion à son aventure de la Tour de Nesle, en inventant une allégorie qui était devenue proverbiale, et qu’on appelait l’âne de Buridan: il avait représenté un âne affamé et mourant de faim entre deux boisseaux d’avoine, plutôt que d’opter entre l’un ou l’autre. Cet âne n’est-il pas Buridan lui-même entre deux ou trois princesses également belles, également impatientes de plaisir?
Au reste, si les femmes, si les princesses elles-mêmes se montraient si empressées de courir après les hommes, c’était peut-être que les hommes faisaient mine de les dédaigner et ne s’occupaient plus d’elles. Un horrible libertinage s’était glissé dans toutes les classes de la société depuis les croisades, et le vice contre nature, que le séjour des Français en Palestine avait acclimaté en France, menaçait encore, en dépit de la chevalerie, d’infecter les mœurs et de corrompre la population tout entière. Nous avons cité ailleurs un passage de l’Histoire occidentale, de Jacques de Vitry, qui fait un effrayant tableau de la perversité de ses contemporains. Un poëte français de la même époque, Gautier de Coincy, quoique prieur de l’abbaye de Saint-Médard de Soissons, représente la vie des cloîtres sous des couleurs aussi honteuses dans son Fabliau de sainte Léocade:
Mais Nature maldit le couple.
La mort perpétuel engenre
Cil qui aime masculin genre
Plus que le féminin ne face,
Et Diex de son livre l’efface.
Nature rit, si com moi semble,
Quand hic et hoc joignent ensemble.
Mais hic et hic, chose est perdue,
Nature en est tost esperdue.....
Cet abominable vice s’était multiplié à ce point, que la Prostitution légale méritait alors d’être encouragée comme un remède, ou du moins comme un palliatif à une pareille turpitude. L’existence de la société elle-même pouvait paraître menacée, lorsque Philippe le Bel, qui ne manquait ni de résolution, ni d’énergie, se proposa d’arrêter les progrès de la sodomie, en frappant de terreur ceux qui donnaient l’exemple de cette criminelle aberration des sens: telle fut la principale cause du procès des Templiers. La lecture attentive des pièces authentiques de ce procès nous a prouvé que Philippe le Bel n’avait poursuivi, dans cet ordre religieux et militaire, que le sacrilége et la débauche arrivés au dernier degré de l’audace et du scandale. «Quelque opinion qu’on adopte sur la règle des Templiers et l’innocence primitive de l’ordre,» dit l’illustre historien Michelet effrayé des imposants témoignages qu’il mettait au jour pour la première fois et qui tous confirment notre opinion, «il n’est pas difficile d’arrêter un jugement sur les désordres de son dernier âge, désordres analogues à ceux des ordres religieux.» La publication des documents originaux prouve d’une manière irrécusable que l’ordre du Temple était infecté tout entier de la plus exécrable dépravation. Philippe le Bel, d’accord avec le pape Boniface VIII, eut le courage d’attaquer le mal dans son foyer, et tenta de l’étouffer sous les débris de l’ordre du Temple, qui l’avait propagé en le couvrant de son manteau blanc. Nous ne savons quelle chronique impute à la vengeance d’une femme l’accusation infamante qui s’éleva contre les Templiers en 1307, et qui alluma bientôt leurs bûchers par toute l’Europe. L’interrogatoire que le grand maître et deux cent trente et un chevaliers ou frères servants subirent à Paris, en présence des commissaires pontificaux, «fut conduit lentement,» dit Michelet, «et avec beaucoup de ménagement et de douceur,» par de hauts dignitaires ecclésiastiques, et malgré les dénégations systématiques des accusés, il reste avéré que la plupart des charges relatives aux mœurs déshonnêtes de l’ordre n’étaient que trop réelles. La nature même du supplice infligé aux condamnés prouve assez la nature des crimes que la rumeur publique leur attribuait depuis longtemps, avant qu’une enquête minutieuse en eût caractérisé l’ignominie.
Les Templiers étaient universellement décriés; leurs principaux vices, leur orgueil, leur avarice, leur ambition, leur ivrognerie, leur méchanceté, avaient passé en proverbe; mais si l’on disait dans le peuple: boire, jurer, se gorgiaser comme un Templier; si les poëtes satiriques se plaisaient à énumérer les vices de ces moines soldats, on ne savait pas les monstrueuses infamies qui se pratiquaient dans le sein de l’ordre du Temple, devenu une secte odieuse, vouée à la plus ignoble Prostitution. D’après les dépositions des premiers témoins qui s’étaient présentés spontanément pour accuser les Templiers, on dressa une série de questions sur lesquelles on interrogea séparément tous les accusés, et, de leurs réponses plus ou moins évasives, on put conclure avec certitude que, dans la cérémonie de réception des frères, celui qui était reçu et celui qui le recevait se baisaient mutuellement sur la bouche, au nombril ou sur le ventre, à l’anus ou au bas de l’épine du dos, et quelquefois sur le membre viril (aliquando in virga virili); que le récipiendaire, ordinairement, se voyait seul soumis à ce mode de baisers impurs, après avoir renié Jésus-Christ et craché sur la croix; que son parrain lui défendait d’avoir commerce avec les femmes, mais l’autorisait à s’abandonner avec ses confrères aux plus horribles excès d’impudicité. Un grand nombre de Templiers, fidèles à leurs serments réciproques, se renfermèrent dans une fière protestation contre ce qu’ils appelaient de ridicules calomnies. Plusieurs, intimidés ou gagnés, en vinrent promptement à des aveux circonstanciés, et les autres se contentèrent de déclarer qu’ils n’avaient participé à aucun acte répréhensible, tout en constatant les obscénités de la réception des chevaliers, selon les statuts de l’ordre. Au reste, ces statuts ne furent expliqués par personne, et l’on n’essaya pas même de justifier leurs étranges et mystérieuses horreurs. Huguet de Baris raconta que, pendant la cérémonie de sa réception, lorsqu’il se fut dépouillé de ses vêtements, excepté de sa chemise, le frère chargé de le recevoir, l’ayant aidé à se vêtir de la robe et du manteau de l’ordre, lui leva ses habits par devant et par derrière (frater P. levavit ipsi testi vestes ante et retro) et le baisa brusquement sur la bouche, au nombril et à la chute des reins. Mathieu de Tilley dit, au contraire, que le frère qui l’avait reçu, après lui avoir fait renier Jésus-Christ et cracher sur la croix, lui ordonna de le baiser sur sa chair nue, et se découvrit la cuisse, où le récipiendaire appliqua ses lèvres (præcepit quod oscularetur eum in carne nuda, et discoperuit se circa femur, et ipse fuit osculatus eum in anca circa illum); puis, le frère receptor ajouta: Et devant! en retroussant sa robe, ce qui fit supposer au récipiendaire qu’il devait se prêter à une odieuse pratique (quod deberet eum osculari ante circa femoralia); mais on ne lui en demanda pas davantage, et il en fut quitte pour la honte d’avoir entendu la vilaine injonction qu’on lui adressait. Jean de Saint-Just, ayant été sommé de baiser à l’anus le frère qui le recevait (præcepit ei quod oscularetur eum in ano), répondit avec indignation qu’il ne se soumettrait jamais à cette infamie.
Beaucoup de Templiers avouèrent que, lors de leur réception, ils avaient été invités et autorisés à se prostituer avec leurs frères en religion; mais ils soutinrent tous qu’ils n’en avaient rien fait, et qu’ils croyaient même la sodomie aussi rare dans l’ordre du Temple que dans tout autre ordre monastique. Voici la déposition de Jean de Saint-Just: Deinde dixit ei quod poterat carnaliter commisceri cum fratribus ordinis et pati quod ipsi commiscerentur cum eo; hoc tamen non fecit, nec fuit requisitus, nec scit, nec audivit quod fratres ordinis committerent peccatum prædictum. La déposition de Rodolphe de Taverne est plus explicite encore, puisque, en exigeant de lui le vœu de chasteté à l’égard des femmes, on lui conseilla d’éteindre autrement les feux de son ardeur naturelle: Deinde dixit ei quod, ex quo voverat castitatem, debebat abstinere a mulieribus, ne ordo infamaretur; verumtamen, secundum dicta puncta, si haberet calorem naturalem, poterat refrigerare, et carnaliter commisceri cum fratribus ordinis, et ipsi cum eo: hoc tamen non fecit, nec credit quod in ordine fieret. La déposition de Gérard de Causse ne fut pas moins circonstanciée, quoique elle offrît une contradiction évidente. Ainsi, selon lui, tout chevalier du Temple qui se rendait coupable de sodomie (si essent convicti de crimine sodomitico) était condamné à la prison perpétuelle, et les frères, redoutant à cet égard les tentations du démon, entretenaient de la lumière dans leurs dortoirs durant la nuit (et quod tenerent lumen de nocte in loco in quo jacerent, ne hostis inimicus daret eis occasionem delinquendi); cependant, lorsque Gérard de Causse avait été reçu chevalier, un des frères assesseurs lui avait dit que, s’il ne pouvait résister aux entraînements de la convoitise charnelle, il ferait mieux, pour l’honneur de l’ordre, de pécher avec ses compagnons, que de s’approcher des femmes (dixit eis quod si haberent calorem et motus carnales, poterant ad invicem carnaliter commisceri, si volebant, quia melius erat quod hoc facerent inter se, ne ordo vituperaretur, quam si accederent ad mulieres). Ce Templier ne manqua pas de protester, comme les autres, qu’il n’avait jamais vu ni appris que ce précepte infâme eût été suivi par ses confrères.
Les conséquences de ce procès furent terribles: une foule de Templiers périrent dans les supplices. L’ordre du Temple, aboli et anathématisé, ne disparut pourtant pas tout à fait, et il se perpétua dans l’ombre, avec les mêmes mœurs, si l’on en croit certains témoignages qui n’ont pas toute la valeur d’une preuve historique. Mais, après avoir lu et comparé les pièces de ce procès mémorable, qui nous montre une secte de sodomites et d’impies couverts d’un habit religieux, et se livrant, en face des autels, à d’exécrables désordres, on est forcé de chercher les causes de la corruption de cet ordre, qui s’était fait longtemps respecter par ses mœurs régulières et par ses vertus: ces causes, on les trouve dans le long séjour des Templiers en Orient, où le vice contre nature est presque endémique, et où la crainte de la lèpre, du mal des ardents et de diverses affections cutanées ou organiques, est toujours attachée au commerce des femmes. Les Templiers, de peur de devenir lépreux et méseaux, avaient souillé leur âme et leur corps, en acceptant, en approuvant la plus honteuse de toutes les prostitutions.
CHAPITRE X.
Sommaire.—Les mauvais lieux de Paris.—Topographie de la Prostitution parisienne au moyen âge.—La rue de la Plâtrière.—La rue du Puon.—La rue des Cordèles.—La petite ruellette de Saint-Sevrin.—La rue de l’Ospital.—La rue Saint-Syphorien.—La rue de la Chaveterie.—La rue Saint-Hilaire.—Le clos Burniau.—La rue du Noyer.—La rue du Bon-Puits.—La rue de l’École.—La rue Cocatrix.—La rue Charoui.—La ruelle Sainte-Croix.—La rue Gervese-Laurens.—La rue du Marmouset.—La rue de Chevez.—Le Val d’amour.—La rue Saint-Denis de la Chartre.—La rue des Lavandières.—La place aux Pourceaux.—La rue Béthisy.—La rue de l’Arbre-Sec.—La rue de Maître-Huré.—La rue Biaubourc, etc.
Nous avons très-peu de renseignements sur l’histoire des mauvais lieux de Paris, et c’est à peine si nous pouvons établir d’une manière positive leur situation locale, à certaines époques antérieures au seizième siècle. Cependant, à partir du treizième siècle, nous les trouvons nommés dans les actes (instrumenta) publics de la prévôté, dans les cartulaires des paroisses et des couvents, dans les papiers terriers, dans les comptes de différentes juridictions et même dans les vieilles poésies. Il nous est donc permis, à l’aide de ces autorités, de constater, pour ainsi dire, la topographie de la Prostitution parisienne au moyen âge. Malheureusement, en relevant avec peine cette carte routière des rues malfamées de la capitale, nous sommes dans l’impossibilité d’y joindre des détails pittoresques et de curieuses particularités, qui viendraient fort à propos distraire le lecteur au milieu d’une monotone dissertation d’antiquaire. Ces particularités et ces détails nous manquent absolument, et si nous savions quelles rues et quelles ruelles avaient alors la triste destination que plusieurs d’elles ont conservée jusqu’à nos jours, nous ne savons pas quel était l’aspect extérieur de ces séjours de débauche, quels étaient leurs noms et leurs enseignes, du moins pour le plus grand nombre, quel était le système ordinaire de leur organisation impudique, quelle était enfin leur physionomie intérieure. Tout, sur ce chapitre, est livré au domaine de l’imagination, qui a le soin de chercher dans Rabelais et même dans Regnier les couleurs appropriées à la peinture des bordeaux de nos ancêtres. Mais, néanmoins, quoique nous n’ayons que des notions très-vagues et très-imparfaites sur les mystères d’un pareil sujet, nous croyons utile et intéressant de dresser l’inventaire archéologique de ces repaires, que nous verrons s’éloigner graduellement du centre de la cité et qui semblent avoir été les fiefs de dame Vénus et de son fils Cupidon, que le moyen âge français n’entourait guère de réminiscences mythologiques.
Dans ces temps de priviléges et de traditions, chaque métier possédait en propre certains quartiers et certaines rues, auxquels il attachait son nom: là étaient les ouvroirs, les fenêtres, les étaux des maîtres de ce métier; là seulement ils concentraient leur industrie et leur commerce. La Prostitution, qui se régissait comme un de ces métiers, n’aurait pu se confiner dans un seul quartier ni occuper quelques rues attenantes l’une à l’autre; car il était de son essence et de son intérêt de diviser ses forces et de rayonner dans tous les quartiers à la fois, pour être plus à même d’étendre partout ses filets et d’y faire tomber plus de victimes. La police, qui la réglementait, s’opposa toujours à cette diffusion du libertinage sur tous les points de la ville, et elle travailla constamment à restreindre le domaine impur qu’elle concédait aux femmes communes. Telle est la lutte que nous présente, pendant plusieurs siècles, la Prostitution qui tient tête tour à tour à l’autorité de l’archevêque de Paris, à celle du prévôt, à celle du parlement, même à celle du roi. Ses empiétements, ses obstinations, ses audaces résistent aux ordonnances, aux arrêts et aux sergents; elle ne cède que de guerre lasse un terrain qui lui plaît et que la tradition lui attribue; elle y revient sans cesse, après en avoir été chassée, et ne l’abandonne jamais entièrement; elle n’est pas difficile, d’ailleurs, sur le choix des lieux où elle se fixe: elle se rend justice, en adoptant de préférence les rues les plus sombres, les plus étroites, les plus sales, les plus infectes; c’est une habitude qu’elle garde encore, comme si elle n’osait pas sortir de son repaire, comme si l’air que respirent les honnêtes gens était malsain pour elle. De même que les juifs qui n’avaient pas le droit de mettre le pied hors de leur juiverie et qui s’y voyaient enfermer la nuit à l’instar des lépreux dans leurs ladreries, les ribaudes et leur infâme sequelle ne dépassaient pas les limites de leur résidence, sous peine de s’exposer au fouet, à la prison ou à l’amende; mais, depuis que leur existence légale était réglée par les ordonnances de saint Louis, elles n’avaient plus besoin de se cacher, pour vaquer à leur profession obscène, pourvu qu’elles se conformassent aux prescriptions et aux statuts de la ribaudie.
Le plus ancien document dans lequel nous trouvons une nomenclature des mauvais lieux de Paris, c’est un poëme ou un monologue en vers, composé au treizième siècle par un certain Guillot, qui ne nous est connu que par son Dit des Rues de Paris. Ce poëme fut publié pour la première fois en 1754 par l’abbé Lebeuf, d’après un manuscrit qu’il avait découvert à Dijon et qu’il déposa dans la bibliothèque de l’abbé Fleury, chanoine de Notre-Dame. Depuis cette époque, on a souvent réimprimé l’ouvrage de Guillot et l’on s’en est servi surtout pour fixer la topographie parisienne au treizième siècle; car on peut dater de 1270 ce catalogue rimé, où l’acteur parle de Dom Sequence, chefecier de Saint-Merry, comme d’un contemporain; or ce personnage vivait encore en 1283. Les critiques, qui ont cité le Dit des Rues, auquel Guillot a donné la forme d’un itinéraire commençant à la rue de la Huchette, dans le quartier de l’Université, n’ont pas pris garde que le poëte ou plutôt le rimeur, en accumulant des noms de rues et de ruelles qu’il se plaît à faire rimer ensemble le plus naïvement du monde, semble n’avoir eu d’autre préoccupation que la recherche et le signalement des endroits consacrés à la débauche. Nous ne voulons pas dire cependant que cet honnête Guillot, qui a peut-être vu son nom passer en proverbe avec l’épithète de songeur, se soit préoccupé de cette recherche dans un but honteux; mais il est toutefois remarquable que, dans ces trois cents rimes nomenclatives, les principales digressions du poëte soient relatives à la Prostitution; sur cette matière, du moins, il se relâche de l’aridité de son catalogue onomastique et il y ajoute complaisamment quelques images qui ne sont pas du meilleur goût. Chaque fois que Guillot rencontre sur son chemin un de ces clapiers que la police urbaine environnait d’une mystérieuse tolérance, il a l’air de s’y arrêter, ne fût-ce que pour en marquer la place et en constater l’existence. Comme il désigne plus de 20 rues suspectes dans les trois grandes divisions de Paris, comprises sous les dénominations d’Université, de Cité et de Ville, on a lieu de supposer qu’il fut appelé Guillot le songeur, par les femmes bordelières qui lui reprochaient d’avoir mentionné des bordeaux qui n’existaient que dans son imagination.
Le premier qu’il croit reconnaître sur son passage, à partir du Petit-Pont, en remontant dans le quartier de l’Université, c’est dans la rue de la Plâtrière, qui paraît être celle qu’on a nommée depuis rue du Battoir:
Qui maint chapel a fait de feuille.
L’abbé Lebeuf, que la pudeur égare sans doute, explique le mot loudière par faiseuse de couvertures, mais, dans la vieille langue française, loudière signifiant couverture au propre, équivalait au figuré à prostituée, et il n’était pas autrement question de couvertures. Cette loudière, que Guillot ne se fût pas permis de qualifier ainsi au hasard, pouvait bien, dans les loisirs que lui laissait son vilain métier, s’occuper à faire des chapeaux de fleurs ou de verdure, que les confrères des corporations portaient aux fêtes patronales, dans les processions et en diverses circonstances solennelles. Nous ne sommes pas éloigné de croire que ces chapels, dont la fabrication était une industrie assez importante à Paris, figuraient sur la tête des fiancés, des épouses et des amoureux, aux repas de famille. Guillot ne s’arrête pas longtemps rue de la Plâtrière, quels que fussent les charmes de la dame; il poursuit sa route, dit-il, par la rue du Paon, qu’il appelle Puon:
Droit à la rue des Cordèles:
Dame i a: le descord d’elles
Ne voudroie avoir nullement.
Cette rue des Cordèles est maintenant la rue des Cordeliers, qui devait son nom au couvent des Grands-Cordeliers, que la Révolution a détruit. Il est probable que Guillot a remplacé Cordeliers en Cordèles pour les besoins de la rime et aussi par allusion aux affaires de cœur qui se traitaient dans cette rue-là. Les dames qui y demeuraient n’étaient sans doute pas d’une humeur accorte et facile, puisque le poëte ne craint rien tant que d’avoir un débat (descord) avec elles. Cela prouve que de tout temps les femmes de plaisir ont été très-promptes à la dispute et très-ardentes dans leurs colères. Guillot, pour rencontrer d’autres femmes de la même espèce, est obligé d’aller jusqu’à la rue des Prêtres-Saint-Severin, qu’il appelle la petite ruellette de Saint-Sevrin, où
S’y louent souvent et menu,
Et font batre le trou velu
Des fesseriaux, que nus ne die.
Nous n’entreprendrons pas de dégager des voiles du vieux langage le métier scandaleux des meschinetes, que Guillot met en scène avec beaucoup d’indulgence. Nous le suivrons plutôt dans la rue de l’Ospital, qu’on a nommée ensuite rue Saint-Jean-de-Latran, en mémoire des hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, qui y avaient une maison. Guillot tombe au milieu d’une querelle de femmes qui s’injuriaient et se battaient en pleine rue, malgré le voisinage des pères hospitaliers; le texte est ici moins obscur que corrompu:
Une autre femme folement
De sa parole moult vilment.....
Guillot s’enfuit, sans attendre la fin de la dispute, et il craignait si fort de s’y voir mêler, qu’il ne fit que traverser la rue Saint-Syphorien, aujourd’hui rue des Cholets, où il connaissait pourtant une fille nommée Marie, qui devait être à la fois égyptienne (tireuse d’horoscope) et loudière:
Trouvay. N’allay pas chez Marie,
En la rue Saint-Syphorien,
Où maignent li logiptien.
En passant dans la rue Saint-Hilaire, qui a conservé son nom, il se rappelle qu’une dame débonnaire y demeure, mais il n’a pas le temps de faire une pose chez cette dame de bonne volonté, qu’il nomme Gietedas, sobriquet où il serait aisé de découvrir un sens obscène. Le voilà dans le clos Bruneau (Burniau), où l’on a rosti maint bruliau, dit-il; mais, par bruliau, il n’entend pas certainement parler des fagots qu’on y aurait brûlés. Le clos Bruneau était au centre des écoles, et les écoliers, qui, du temps de Rabelais, y allaient faire leurs ordures, s’y rendaient auparavant pour y faire chere-lie avec leurs meschines. Guillot a donc raison de dire que l’on a rôti maint bruliau dans ce repaire sombre et infect. Nous disons encore dans le même sens rôtir le balai. Près de là se trouve la rue des Noyers, où il y avait alors autant de femmes de mauvaise vie qu’on en rencontrerait de nos jours dans tout le quartier:
Où plusieurs dames, por louier
Font souvent battre leurs cartiers.
Guillot, dans la rue du Bon-Puits, qui devait son nom à une allusion gaillarde, n’oublie pas d’enregistrer les hauts faits d’une commère, femme d’un charpentier, fameuse par le nombre d’hommes qu’elle a envoyés de son lit au cimetière, suivant une interprétation hasardée de ces deux vers:
Qui de maint homme a fait ses glais.
Leduchat ou Lenglet Dufresnoy, en expliquant le second vers, y verrait sans doute une figure érotique empruntée à la sonnerie des cloches que l’on ébranle lentement pour tinter le glas des morts. Guillot, qui connaît tous les bons endroits, comme on disait dans la langue familière du siècle dernier, pousse un soupir en traversant la rue de l’École, où demeure dame Nicole. Cette rue de l’École, qui est devenue la rue du Fouarre, à cause de la paille ou feurre qu’on y étendait pour y amortir le bruit des pas, renfermait les grandes Écoles de l’Université, et en même temps plus d’une école de Prostitution. Voilà pourquoi Guillot dit avec malice:
Vent-on et fain et feurre ensemble.
Guillot n’a plus rien à apprendre dans ces écoles; il se sauve par la rue Saint-Julien-le-Pauvre, et il invoque ce saint-là, qui nous gard de mauvais lieu. Saint Julien était le protecteur des voyageurs; il les garantissait des mauvais pas et des mauvaises rencontres. Guillot entre donc sain et sauf dans la Cité, et la première rue où il éprouve l’attrait de la concupiscence, c’est la rue Cocatrix:
Dont maint homs souvent se varie.
Il n’y avait pas, à cette époque, de cabaret qui ne fût un lieu de débauche. Guillot mentionne encore une bonne taverne dans la rue Charoui, qui s’étendait depuis l’entrée du cloître Notre-Dame jusqu’à la rue des Trois-Canettes. Ces tavernes et leurs dépendances étaient fréquentées probablement par les chantres et les écolâtres de la cathédrale. Guillot, sans doute, leur fait raison en passant; espérons, pour son honneur, qu’il ne fait que passer aussi dans la ruelle Sainte-Croix, où l’on chengle (cingle) souvent des cois (cuisses), et dans la rue Gervais-Laurent, qu’il appelle Gervese Laurens,
Y mesnent, quis de leur guiterne.
Nous ne pensons pas que les habitantes de cette rue mal famée attirassent les innocents aux sons de la guiterne (guitare), et nous attribuons plutôt au mot guiterne un sens figuré que la pudeur nous défend d’approfondir. Nous ne nous arrêterons pas davantage à une rencontre étrange que Guillot fait dans la rue des Marmousets, alors du Marmouset, où un quidam lui adresse une infâme proposition:
Une musecorne belourde.
Dans la rue du Chevet-Saint-Landry, Guillot n’a plus affaire qu’aux femmes débauchées, dont il définit la profession d’une manière peu compréhensible:
Maignent en la rue de Chevez.
Guillot s’enfonce de plus en plus dans le domaine héréditaire de la Prostitution; il est en plein Glatigny, qu’on appelait le Val d’amour:
De Glateingni où bonne gent
Maignent et dames au cors gent
Qui aux hommes, si com moy semblent,
Volontiers charnelment assemblent.
Il échappe peut-être au péril de la tentation, et se jette dans la rue du Haut-Moulin, qui se nommait rue Saint-Denis de la Chartre, à cause de l’église qu’on y voyait et qui n’a été démolie qu’à l’époque de la Révolution. Le mauvais lieu que Guillot signale dans cette rue, devait être un des plus considérables de Paris, et les femmes qu’il renfermait ne sortaient jamais de cette abbaye lubrique,
Ont maint v.. en leur c.. tenu,
Comment qu’ilz y soient contenu.
Ce passage et beaucoup d’autres prouveraient que le Dit des Rues eût été intitulé, avec non moins d’à propos, le Dit des Bordeaux de Paris. Guillot en avait fini avec ceux de la Cité; il traversa le Grand-Pont ou le Pont-au-Change, et il continua dans la Ville son enquête pornographique.
Dans la rue des Lavandières, où il a maintes lavendières, il nous fait entendre que ces filles ne se bornaient pas à rincer du linge à la rivière. De tout temps, les blanchisseuses ont eu la même réputation, et la reine qu’elles élisaient chaque année avait des pouvoirs analogues à ceux du roi des ribauds, mais seulement dans ses États et sur ses sujettes. Guillot ne se laisse pas retenir par ces joyeuses ribaudes; il poursuit sa route, à travers les rues fangeuses du quartier des Halles; il entre un moment, pour se rafraîchir, chez un tavernier de la place aux Pourceaux, qui devint ensuite la place aux Chats, puis la fosse aux Chiens, parce qu’on y entassait des charognes et des immondices: c’est le carrefour formé par la jonction des rues Saint-Honoré, des Déchargeurs et de la Lingerie. Guillot, qui se plaint ici de n’avoir point de bonheur (Guillot, qui point d’heur bon n’as), dit pourtant qu’il trouva sa trace, son chemin ou plutôt ce qu’il cherchait, la piste de quelque jolie galloise, avec laquelle il vida un pot de clairet ou de muscadet. Dans la rue Béthisy, il ne fut pas étonné de se heurter contre un homme qui tenait conférence avec une ribaude, sans se soucier de faire rougir les passants:
En la rue de Bethisi
Entré: ne fus pas éthisi.
Guillot ne se déferrait pas pour si peu. Il était arrivé dans la rue de l’Arbre-Sec, et il n’avait garde d’oublier un petit cul-de-sac, qui existe encore sous le nom de Cour Baton, et qui avait autrefois le nom malhonnête de Coul de Bacon. Il est bien certain que, dans cette dénomination locale, il ne faut pas attribuer au mot bacon le sens de chair de porc salée, ni même chercher dans ce mot une image plus ou moins rapprochée de ce sens primitif. C’était une cour de ribaudie, avec son puits, autour duquel les femmes d’amour tenaient leurs assises. Guillot ne se fait pas scrupule de dire:
Où l’on a trafarcié maint c...
Il y aurait à faire sur ce vers une curieuse dissertation philosophique, que nous recommandons à l’ombre de Leduchat, et qui permettra de rétablir la véritable acception du vieux verbe trafarcier ou trafarcer, que le Complément du Dictionnaire de l’Académie française traduit assez mal par traverser. Guillot suit le bord de la rivière et arrive à l’entrée d’une grande rue qui conduit à la porte du Louvre; le voisinage de la rivière caractérise assez les dames qu’il rencontre et qui vendaient leurs denrées à un prix trop élevé pour sa bourse:
De leurs denrées sont trop chiches (ou riches).
Il ne perd pas son temps à marchander ce qu’il ne peut acheter, et il se dirige vers la rue Saint-Honoré. Auprès d’une rue de Maître-Huré, rue dont il n’est plus possible de déterminer la position, quoiqu’elle avoisinât la rue des Poulies, il eut sans doute à se louer de la politesse de certaines dames qui lui souhaitèrent la bienvenue:
Lez lui séant dames polies.
En faisant de maître Huré un personnage vivant, au lieu d’un nom de rue, on serait forcé de l’accuser d’un odieux métier que desservaient les dames polies dont il paraît entouré. Guillot ne remarque rien qui soit relatif à la Prostitution dans les deux rues de la Truanderie, où il n’omet pourtant pas de nous montrer le fameux Puits d’Amour: le puits le carrefour despart, dit-il seulement; mais il se ravise dans la rue Mauconseil:
Qui moult se portoit noblement:
Je la saluai simplement,
Et elle moi, par saint Loys!
Les habitudes de cette dame ne différaient pas de celles de ses pareilles que nous voyons, dans les mêmes rues, exercer le même manége qu’autrefois, attendre et guetter leur proie sur le seuil des maisons, à l’entrée de sombres allées, en appelant ou invitant les passants. Guillot, qui jure par saint Louis lorsqu’il répond à cet appel libidineux, pourrait bien avoir voulu rappeler à cette ribaude les ordonnances du saint roi. Quand il fut dans la rue Saint-Martin, il entendit chanter l’office de Notre-Dame de Saint-Martin-des-Champs, et il s’arma de continence pour achever sans encombre son voyage à la recherche des lieux impurs. Il traversa rapidement la rue Beaubourg, qui lui eût offert de quoi satisfaire tous les genres de débauche:
Ne chassoie chievre ne bouc.
De la rue des Étuves, il s’aventura dans une rue Lingarière, qui ne peut être que la rue Maubué, un des fiefs les plus anciens de la Prostitution:
D’archal mise en œuvre pour voir,
Plusieurs gens pour leur vie avoir.
Ces gens-là, qui levaient des grillages en fil d’archal pour regarder dans la rue, étaient, sans contredit, les hôtes ordinaires de cette rue Maubué, dans laquelle il y avait autant de clapiers que de maisons, autant de filles et d’hommes dissolus que d’habitants. Les rues voisines se ressentaient de ce honteux voisinage. Guillot se contente de nommer la rue Quincampoix (Qui qu’en poit), la rue Aubry-le-Boucher, et le Conreerie, dont la modestie du quinzième siècle avait fait la Corroierie, et qui est cachée à présent dans la rue des Cinq-Diamants, par allusion à ses impudiques origines. Il craint qu’un malheur ne lui advienne, en approchant de la rue Trousse-Vache, qui avait tiré son nom ignoble des mœurs plus ignobles encore de sa population ordinaire.
Encontre Troussevache chiet,
Que Dieu garde qu’il ne nous meschiet!
Guillot approchait du terme de ses pérégrinations; il était si fatigué, qu’il s’assit, pour prendre quelques instants de repos, dans la rue des Arcis; il reprit bientôt sa course et négligea sans doute de désigner certaines rues comme affectées spécialement à la Prostitution. Ainsi, en passant dans la rue de l’Étable-du-Cloistre, qui ne peut être que la rue du Cloître-Saint-Merry, il est surpris de n’y pas rencontrer de femmes bordelières, comme il en avait vu à une autre époque, et il reconnaît que cette rue est maintenant honestable; mais, quand il va de Saint-Merry en Baillehoe, où je trouvai beaucoup de boe, dit-il; cette rue Baillehoé, dont le nom n’était qu’un hideux sobriquet et qui prit celui de Brisemiche, qu’elle a gardé jusqu’à nos jours, ne lui représente aucune réminiscence de libertinage, et il s’en éloigne, sans l’avoir qualifiée comme elle le méritait. Il s’avance dans le Marais, et donne un coup d’œil à la rue du Plâtre:
A maint compagnon ont fait battre,
Ce me semble pour eux esbattre.
Guillot est inépuisable pour trouver des périphrases plus libres que naïves, qui caractérisent les endroits qu’il cherche. Au carrefour Guillori, dont le nom équivaut à celui de Jean-de-l’Épine, qu’il a porté plus tard, et que le savant De l’Aulnaye n’eût pas manqué de mettre en évidence avec toute l’obscénité que ce nom-là peut offrir, Guillot ne sait plus à qui entendre:
Nous croyons qu’il était aux prises avec deux meschines qui voulaient l’entraîner chacune de son côté; mais il leur résista: Ne perdis pas mon essien, dit-il, et il débouche dans la rue Gentien, maintenant rue des Coquilles, où demeurait un biau varlet qui lui inspira peut-être une coupable pensée. Il ne se hasarda pas dans la rue de l’Esculerie, qui était le cul-de-sac de Saint-Faron, et qui n’avait pas un honnête homme parmi ses locataires; il longea rapidement la rue de Chartron ou des Mauvais-Garçons, près de Saint-Jean en Grève:
Tenu maint v.. pour se norier (nourrir).
C’est la seconde fois que Guillot nous montre en chartre les méprisables artisanes de la Prostitution: il est clair que leur clôture n’était pas volontaire et qu’elle ne dépendait que des règlements de police. Dans la rue du Roi de Sicile, Guillot se souvint d’une nommée Sedile, qui logeait dans la rue Renaut-Lefèvre, où elle vend et pois et febves, dit-il dans le langage figuré auquel il a recours pour exprimer les mystères de l’impudicité. Il s’engage ensuite, avec précaution, dans la rue de Pute-y-musse, dont le nom significatif ne permet pas de doute à l’égard de sa destination: cette rue bordelière, que le peuple avait baptisée, conserva toujours traditionnellement ce nom indécent, quoiqu’on eût essayé de le modifier en Petit-Musc et de le changer en Cloche-Perche, qu’elle porte encore sur son écriteau. La vertu de Guillot avait échappé à bien des dangers, quand il entra dans la rue Tyron, où il alla voir dame Luce:
Qui maint en la rue Tyron:
Des dames hymnes vous diron.
Nous ne pensons pas, avec l’abbé Lebeuf, qu’il s’agisse ici des cantiques et des chants religieux qui pouvaient s’élever d’un couvent de filles pénitentes. La maison Luce a toute la physionomie d’un mauvais lieu, et les hymnes qu’on y chantait s’adressaient évidemment à Vénus. Telle est l’abbaye galante que nous persistons à voir dans cette rue, où les archéologues ont imaginé de placer un logis appartenant à l’abbé de Tiron. Guillot, au terme de son excursion, se donne du bon temps; dans la rue Percée, une des cinq rues qui portaient alors ce nom, indiquant une ancienne impasse transformée en rue, il se repose et se rafraîchit:
Pour soi pignier, qui ne donna
De bon vin.....
Cette femme, qui se peigne ou qui s’ajuste en versant du vin à Guillot, ne peut être qu’une fille publique. Mais Guillot ne se lasse pas: il va de la rue des Poulies-Saint-Paul dans la rue des Fauconniers,
Pour son cors solacier.
Il ne nous dit pas s’il a usé de la recette qu’il donne à ses lecteurs. Puis, dans la rue aux Commanderesses, qui est aujourd’hui la rue de la Coutellerie, Guillot fait un retour sur lui-même, en disant:
Qui ont maint homme pris au brai (à la pipée).
Enfin, la tâche de Guillot est achevée; il a ramassé la boue de toutes les rues de Paris, et il se glorifie de son Dit, rimé en leur honneur, sans craindre de dédier cette œuvre, pleine d’impuretés, au doux Seigneur du firmament et à sa très-douce chiere mère.
Nonobstant cette dédicace, qui n’épurait pas les rimes de Guillot, un autre poëte anonyme, qui vivait à la fin de quatorzième siècle, eut l’idée de s’approprier le Dit des Rues, en lui ôtant son cachet obscène et en rajeunissant le style de cette pièce de vers, dans laquelle on ne reconnaissait plus les rues qui avaient changé de nom. C’est Henri Geraud qui a publié ce nouveau Dit, d’après un manuscrit des Archives nationales, et qui l’a placé à la suite de la Taille imposée sur les habitants de Paris en 1292, dans son ouvrage intitulé Paris sous Philippe-le-Bel. Remarquons, à ce propos, que le rôle de la taille ne contient aucun détail particulier qui se rattache à la Prostitution: ce qui prouverait que les femmes folles de leurs corps ne participaient point, du moins sous cette désignation, aux tailles extraordinaires, et que leur indignité les exemptait de payer un droit proportionnel. Le poëte qui a voulu refaire le poëme de Guillot et qui ne fait souvent que le reproduire en l’abrégeant, s’est attaché surtout à en ôter ce qui lui donnait un caractère libertin ou ordurier. Cet anonyme, au lieu de nous représenter Guillot allant de rue en rue à la découverte des mauvais lieux, a inventé une fable assez amusante: il se met en scène lui-même, nouvellement débarqué à Paris, où il n’était jamais venu, et il parcourt cette capitale, en cherchant de rue en rue sa femme, qu’il avait perdue près de Notre-Dame; rien ne peut le distraire de ses recherches, qui sont infructueuses, et toutes les femmes qu’il rencontre à chaque pas ne lui font pas oublier la sienne, jusqu’à ce qu’il ait terminé sa poursuite conjugale à travers 310 rues, qu’il a pris soin d’énumérer; il s’écrie alors:
Or la quiere qui la voudra:
Jamais mon corps ne la querra.
Dans cette nomenclature de rues, il ne parle que des chambrières qu’on louait dans la rue des Lavandières, et des trusseresses de la rue aux Commanderesses; mais il cite, d’ailleurs, les rues les plus malfamées, sans faire même allusion à la nature de leur mauvaise renommée.
Depuis le Dit des Rues de Guillot, il y a un intervalle de près d’un siècle jusqu’à la première ordonnance du prévôt de Paris, qui fixe les endroits où la Prostitution pouvait avoir cours sans être exposée à une pénalité quelconque. Cette ordonnance rapportée par Delamare est du 18 septembre 1367. On pressent déjà l’influence moralisatrice du règne de Charles V. Dans cette ordonnance, le prévôt enjoint à toutes les femmes de vie dissolue d’aller demeurer dans les bordeaux et lieux publics qui leur sont destinés; savoir: «à l’Abreuvoir Mâcon, en la Boucherie, en la rue du Froidmantel, près du Clos Bruneau, en Glatigny, en la Cour Robert-de-Paris, en Baillehoe, en Tyron, en la rue Chapon, en Champ-fleury.» Ce sont les mêmes lieux à peu près que Guillot avait désignés dans le Dit des Rues, mais leur nombre est infiniment plus restreint et l’on doit en conclure que la police prévôtale s’efforçait de diminuer les effets déplorables de la débauche, en lui disputant le terrain où elle était autorisée à se produire. Le prévôt de Paris fait défenses, en outre, à toutes personnes honorables de louer des maisons aux femmes de mauvaise vie en aucun autre endroit, sous peine de perdre le prix du loyer; il défend aussi à ces femmes d’acheter des maisons hors des rues réservées à leur métier, sous peine de perdre ces maisons. Celles qui seraient trouvées faisant leur commerce infâme en d’autres lieux, pourraient être, sur la réquisition de deux voisins, arrêtées par les sergents et amenées prisonnières au Châtelet. Après constatation du fait, on les chasserait hors de la ville, en prenant sur leurs biens huit sols parisis par chacune d’elles, pour le salaire des sergents. Il y a toute apparence que cette mesure de police fut exécutée avec une extrême rigueur.
Les asiles de tolérance que le prévôt de Paris accordait à la Prostitution étaient des espèces de cours plutôt que des rues entières; nous verrons plus tard s’ouvrir de la même façon les cours des Miracles, qui renfermaient les gueux et les mendiants, les voleurs et les autres malfaiteurs, comme les cours de ribaudie réunissaient les femmes publiques et les hommes dissolus, leurs ignobles complices. L’Abreuvoir Mâcon était, au quatorzième siècle, un groupe de masures environnant une ruelle putride qui descendait à la rivière près du pont Saint-Michel, au coin de la rue de la Huchette. Cet abreuvoir, que les titres de 1272 nomment Aquatorium Matisconense et Adaquatorium comitis Matisconensis, tirait son nom du voisinage de l’hôtel des comtes de Mâcon, situé dans la rue qui porte encore leur nom. Ce mauvais lieu s’est perpétué au même endroit jusqu’à nos jours: il avait une horrible célébrité au seizième siècle, et les libertins lui faisaient honneur des impures analogies de son nom, qu’ils s’obstinaient à prononcer d’une façon déshonnête. Ce fut sans doute à cause de cette grossière équivoque, qu’on essaya de débaptiser l’Abreuvoir mâconnais et d’en faire l’Abreuvoir du Cagnart, soit parce qu’il servait de repaire nocturne aux cagnardiers, rôdeurs de rivière, soit plutôt parce que les habitants du bord de l’eau y élevaient des canards. En tout cas, il y avait là bien des cagnardiers, vagabonds dangereux, qu’on appelait ainsi, selon Pasquier, à cause de leur genre de vie, car, à l’exemple des canards, «ils vouoient leur demeure à l’eau.» Borel, au contraire, veut que cagnardier dérive de canis et dénote des gens qui vivent en chiens.
Il est difficile de préciser l’endroit que le prévôt appelle la Boucherie, sans autre désignation; mais, quoique plusieurs boucheries eussent établi leurs étaux dans différents quartiers de la capitale, nous présumons qu’il est question de la Grande Boucherie de l’Apport de Paris, qui existait depuis le dixième siècle vis-à-vis du Châtelet, et qui s’était agrandie successivement, de manière à former une sorte de bourg au milieu de la ville. C’était là qu’on tuait et dépeçait les bêtes dont la viande se détaillait ensuite dans tout Paris. On comprend que la prévôté autorisât le séjour des ribaudes au milieu d’une population de ribauds, tels que les bouchers, les écorcheurs et les équarrisseurs; il y eut, à toutes les époques et dans tous les pays, une marque d’infamie attachée à ces professions qui respiraient l’odeur du sang des animaux. Cependant on exigeait certaines conditions de moralité chez ceux qui touchaient aux viandes et qui les taillaient aux étaux de la Grande Boucherie.
Le Clos Bruneau, dont Guillot avait déjà fixé la réputation, ainsi que pour les rues de Glatigny, de Baillehoé et de Tyron, comprenait encore, au quinzième siècle, un vaste espace rempli de jardins et de vergers, quoique les rues Saint-Jean-de-Beauvais et Saint-Hilaire eussent été prises sur le terrain de ce clos: les bordes des femmes de mauvaise vie s’étaient répandues de toute ancienneté aux environs du clos Brunel, et peut-être, dans son enceinte, derrière les haies et parmi les vignes. La rue Froidmantel, qu’on a nommée alternativement Frementel, Fresmantel, Fremanteau, etc., en latin Frigidum mantellum, et qui est devenue la rue Fromentel, au mépris de son étymologie, dut certainement son nom primitif à une comique allusion aux ordonnances de saint Louis qui dépouillaient de leur manteau et de leur peliçon les femmes convaincues de Prostitution; celles qui habitaient cette rue de prostituées étaient donc naturellement privées de manteau: de là leur surnom de dames de Froidmantel.
Le fief de Glatigny, qui appartenait en 1241 à Robert et à Guillaume de Glatigny, avait donné son nom à un labyrinthe de ruelles étroites et malpropres que la Prostitution occupait par privilége et dont elle avait fait le fameux Val d’amour: Guillot, qui s’y engagea en plein jour, y avait vu des dames au corps gent qu’il ne craignait jamais de rencontrer sur son chemin. La destination impudique de Glatigny a persisté jusqu’au dix-septième siècle, où les rues adjacentes furent rebâties et mieux habitées. Sauval et ses continuateurs ne nous disent pas en quel quartier était située la Cour Robert-de-Paris, et le nom sous lequel cette Cour est désignée ne nous aiderait pas à retrouver sa situation, si la Taille de 1292 ne fixait pas notre incertitude à cet égard. Cette Cour, qui devait être fort petite, puisque le rôle de la taille n’y compte que treize personnes imposables, attenait à la rue Baillehoé, qui lui servait de corollaire et qui rassemblait la même sorte d’habitants. Henri Geraud prétend que la rue du Renard-Saint-Merry a été percée sur l’emplacement de la Cour Robert-de-Paris. La rue Chapon, qui n’a pas changé de nom, l’avait pris au treizième siècle d’un de ses habitants, Robert Beguon, ou Begon, ou Capon, que nous supposons avoir été un roi des truands, un maître gueux, car begon ou beguon semble dérivé de beguinus, qui veut dire originairement quêteur ou mendiant, en anglais begging; capon, qui vient de capus, oiseau de proie ou faucon, était synonyme de beguon. Nous ne pensons pas que l’on ait attribué, par antiphrase, le nom de Chapon à une rue qui se trouvait affectée spécialement à la débauche. Enfin, la rue de Champfleury, qui, sous le nom de rue de la Bibliothèque, conserve toujours religieusement ses traditions bordelières, avait été ouverte depuis peu d’années sur l’emplacement du parc du Louvre, car, dans la Taille de 1292, elle ne figure que pour quatre contribuables. Cette rue de Champ-fleury ne se composait donc que de quelques petites maisons, encloses de haies et ombragées d’arbres, dans lesquelles la Prostitution n’avait rien à redouter du regard curieux des passants, qui ne venaient là que pour y trouver ce qu’ils y cherchaient.
CHAPITRE XI.
Sommaire.—Le cabaret du Char doré.—La rue de Glatigny.—La rue du Fumier.—La rue d’Enfer.—La cour Ferry.—La maison de Cocatrix.—Le Caignard.—Les voûtes de la Calandre et du Marché-Palu.—L’île de Gourdaine.—Le Terrain ou la Motte aux Papelards.—Les faubourgs.—Le Champ Gaillard.—Les quatre tavernes méritoires.—Le Château-de-Paille.—La taverne de la Mule.—Les lupanaires de l’Université.—Le Champ-d’Albiac.—La rue Gracieuse.—Les Champs de la Boucherie, Petit et de l’Allouette.—La rue de l’Aronde.—La rue Gît-le-Cœur.—La rue Sac-à-Lie.—La rue Bordet.—Les Cours des Miracles.—Etc., etc.
Nous continuons notre voyage pornographique dans le vieux Paris, en nous attachant à signaler les rues suspectes qui ne sont pas mentionnées comme telles dans le poëme de Guillot, ni dans les ordonnances du Châtelet. L’ancien nom de ces rues est presque toujours l’enseigne de leur caractère particulier. D’abord, dans la Cité, nous constaterons que, malgré l’usage général qui éloignait du centre des villes les femmes de mauvaise vie, pour les rejeter au delà des murs et, pour ainsi dire, hors de la vie commune, la Prostitution s’était maintenue en plusieurs rues autour de Saint-Denis-de-la-Châtre, qui avait vu se former la première confrérie de la Madeleine, comme nous l’avons rapporté d’après les traditions recueillies par Dubreul et Sauval. Il était tout naturel que le voisinage du Val d’Amour de Glatigny fût envahi de préférence par les ribaudes, qui y allaient commettre le péchié, suivant les termes des anciens édits. On peut donc affirmer que la plupart de ces horribles ruelles, qui ont disparu depuis peu d’années dans les grands travaux de voirie exécutés à travers la vieille cité lutécienne, étaient au moyen âge le théâtre permanent de la débauche, quoique les règlements de police municipale eussent essayé de la circonscrire dans son sanctuaire de Glatigny. Les rues des Marmousets, Cocatrix, d’Enfer, de Perpignan et d’autres, qui formaient un labyrinthe de maisons entassées l’une sur l’autre, privées de jour et d’air, convenaient merveilleusement aux habitudes bordelières. Nous savons, par exemple, que la rue de Perpignan s’était nommée rue Charoui, à cause d’un cabaret du Char doré (de carro aurico); Guillot a parlé de ce cabaret: