Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 4/6
- A. Cabasson del.
 - Drouart Imp.
 - Alp. Leroy et F. Lefman. Sc.
 
COUTUME DE TOULOUSE
Nonobstant les ordonnances de Charles d’Anjou contre la Prostitution en général, la Provence n’avait jamais été entièrement délivrée d’un fléau que le tempérament chaud et pétulant de ses habitants devait naturellement propager et qui mettait obstacle aux désordres des passions et des sens. On comprend que la Prostitution légale ne pouvait pas avoir un cours régulier et patent dans un pays où la chevalerie et la poésie avaient idéalisé les rapports des deux sexes entre eux, où le culte de la femme s’était en quelque sorte dégagé de toute souillure matérielle, et où les Cours d’Amour, égarées dans les abstractions du sentiment, semblaient avoir pris à tâche de tuer l’homme dans l’homme et d’annihiler le corps au profit de l’âme. Nous avons vu plus haut cependant que la Prostitution existait ouvertement à Marseille pour l’usage des marins et des étrangers, qui avaient besoin de trouver dans un port de mer les moyens de se distraire des ennuis d’une longue traversée. Il y avait des femmes de plaisir dans la plupart des grandes villes; mais elles déguisaient leur profession honteuse sous des noms et des apparences honnêtes. Elles n’en étaient pas moins en butte aux persécutions continuelles de la police municipale et de l’autorité ecclésiastique: on les arrêtait, on les emprisonnait, on les mettait à l’amende sous le plus frivole prétexte. A Sisteron, par exemple, le sous-viguier de la ville faisait incarcérer, par un odieux excès de pouvoir, les femmes étrangères qui venaient se fixer dans cette cité épiscopale, et qui y arrivaient accompagnées de leurs amants (cum eorum amicis): ce sous-viguier accusait de débauche ces femmes sans appui, et il les forçait à payer une contribution pour recouvrer leur liberté et pour vivre en paix (ut pecunias extorquatur eorumdem vexaciones redimendo). Les habitants se plaignirent de ces extorsions iniques, et, par lettres en date du 20 avril 1380, Foulques d’Agoust, sénéchal des comtes de Provence et de Forcalquier, enjoignit au sous-viguier de ne plus tourmenter les femmes étrangères qui voudraient résider dans la ville avec leurs amis (saltem cum amicis prædictis), à condition qu’elles y vivraient honnêtement (dum tamen vitam honestam teneant). M. Edouard de Laplane, qui rapporte cette pièce dans son Histoire de Sisteron (t. I, p. 527), nous apprend que les magistrats de Sisteron, pour obvier sans doute aux fâcheuses erreurs que le séjour de ces étrangères avait causées dans la ville, résolurent d’acquérir aux frais de la commune un hôtel destiné à recevoir les filles de joie et à les héberger seulement à leur passage. Cette acquisition avait été décidée en 1394, et dix ans plus tard elle n’était point encore faite; ce ne fut qu’en 1424 que les femmes amoureuses trouvèrent un refuge à Sisteron, sans craindre d’y être emprisonnées et mises à l’amende. Celles qui arrivaient toutefois par le pas de Peipin étaient soumises, de même que les juifs, à un péage fixe de 5 sols, au profit du couvent des dames de Sainte-Claire. Ces religieuses devaient sans doute expier par leurs prières les péchés que la Prostitution errante venait apporter dans les murs de Sisteron, ou du moins sur son territoire; car la maison de refuge des ribaudes n’était pas dans la ville. L’établissement de cette maison à Sisteron nous semble confirmer tout ce que la tradition rapporte d’un établissement analogue dans la cité d’Avignon. Nous traiterons à part cette question d’archéologie historique, qui mérite d’être examinée sans idée préconçue.
Il est incontestable que les mœurs italiennes s’acclimatèrent avec les papes dans le comtat d’Avignon; et l’on peut soutenir que la ville papale ne changea rien aux habitudes des meretrices romaines, auxquelles le chapeau rouge des cardinaux ne faisait pas peur. D’Avignon à Lyon, la Prostitution n’avait eu qu’à remonter le Rhône; et cette grande ville renfermait trop d’habitants pour que la police ne fût pas tolérante à l’égard des mœurs. Guillaume Paradin, dans ses Mémoires de l’histoire de Lyon (édit. de 1573, in-fol., ch. 58), a consigné un règlement municipal de 1475 qui rappelle les ordonnances de la prévôté de Paris sur la même matière. Il était enjoint, par cet arrêté, aux filles publiques de Lyon d’abandonner les bonnes et honorables rues, et de se retirer dans deux maisons d’asile où elles exerceraient leur misérable métier sous la surveillance des consuls: chacune de ces maisons n’avait qu’une seule issue, pour que les ribauds qui commettraient un délit dans ces lieux de débauche, ne pussent s’enfuir par derrière, au moment où l’on crierait à l’aide. Cette ordonnance réglait de plus le costume des femmes dissolues, à qui défenses étaient faites, sous peine de confiscation, d’employer à leur parure les corroyes garnies d’argent, les fourrures de penne gris, menu vair, laitistes, peau noire ou blanche d’aigneaux, excepté tant seulement un pelisson de noir ou de blanc, et enfin les chaperons de femme de bien; elles étaient tenues à porter, sous peine de prison et de 60 sous d’amende, «continuellement chascune au bras senestre (gauche), sur la manche de leurs robes, trois doigts au-dessous de la joincture de l’espaule, une esguillette ronge, pendant en double du long du bras, demy pied.» La marque (enseigne) des femmes de mauvaise vie ne se voyait que dans les villes où la Prostitution était tolérée et avouée. Malgré ces complaisances de la loi en faveur du vice, la lenoine ou la houllerie ne participait pas au bénéfice de la tolérance: maquereaux ou maquerelles étaient toujours laissés en dehors du droit commun. On les fouettait, on les emprisonnait, on les chassait en confisquant leurs biens, «Quelquefois l’entremetteuse, dit Muyart de Vouglans, était montée sur un âne, le visage tourné vers la queue, avec un chapeau de paille et un écriteau.» On la promenait ainsi à travers la ville, au milieu des insultes de la populace, puis, après avoir été fouettée par l’exécuteur, elle était expulsée du pays ou enfermée dans un hôpital. Voilà ce qui se passait à Lyon et à Genève, où le coupable, «mitré, fouetté publiquement, banni perpétuellement sous peine de perdre la vie,» suivant l’auteur du Traité des peines et amendes, entraînait dans son châtiment le complice qui s’était associé au délit en prêtant ou en louant sa maison. Cette maison confisquée, le complice payait d’abondant une amende de 10 livres d’or. Jean Duret, en se plaignant de l’indulgence d’une telle législation, nous donne à entendre que la peine de mort était encore appliquée, de son temps, en certains cas. Les villes qui ne possédaient pas de ribaudes à demeure se contentaient de celles que le hasard leur amenait et qui couraient le pays en cherchant fortune: elles n’avaient pas la permission de séjourner plus de vingt-quatre heures dans les endroits habités où elles s’arrêtaient avec leurs ruffians. Généralement, elles logeaient alors dans les faubourgs ou hors des murs, souvent dans une borde isolée, quelquefois dans un lieu de refuge réservé pour elles, et même à la belle étoile, derrière une haie ou bien parmi les blés. Un accord, intervenu en 1513, à la suite d’une contestation qui divisait le seigneur et les habitants des communes de la Roche de Glun et d’Alenson (Drôme), interdit aux habitants de ces communes de loger chez eux, pendant plus d’une nuit, les ribaudes publiques et leurs ruffians qui traversaient le pays: «Que dengune persone non deia logar ribaudes publicques audit luoc, plus haut que una nuech, ni ruffians, sur la pena de ung chescun et de chescune fois de sinc soulz.» (Voy. les Doc. histor. inédits, publiés par Champollion-Figeac, t. IV, p. 352.) Cette citation, que nous pourrions étayer de plusieurs autres analogues, prouve l’existence de ces prostituées vagabondes, qui s’en allaient de ville en ville faire trafic de leur corps, et qui avaient d’ordinaire, pour compagnons ou amis des ribauds qu’elles nourrissaient des ignobles produits de leur impudicité. Ces ribauds n’étaient pas inutiles parfois à leurs dames et maîtresses pour les protéger contre les violences auxquelles ces malheureuses étaient constamment exposées de la part du premier venu. Rien ne fut plus fréquent que ces lâches violences, qui restaient presque toujours impunies. Les lois pourtant n’étaient pas désarmées à cet égard, et le viol d’une femme de mauvaise vie avait été assimilé à celui d’une honnête femme par les jurisconsultes. Dans les priviléges que le seigneur de Chaudieu octroya, en 1389, aux bourgeois d’Eyrien, près de Valence, priviléges confirmés la même année par Charles VI, il est dit que quiconque aura violé une femme dissolue ou toute autre appartenant à un lieu de débauche (Si quis mulierem diffamatam aut aliam de lupanari violenter coegerit) payera 100 sous d’amende. Une portion de cette amende revenait, de droit, à la personne qui avait éprouvé le dommage, que la législation considérait moins comme une injure que comme un vol accompli avec menaces et violence. (Ordonn. des rois de France, t. VII, p. 316.)
Si le législateur se posait quelquefois en protecteur des femmes déshonorées, que leur flétrissure ne livrait point à la merci de toutes les insultes, il protégeait également ceux qui avaient à se prémunir contre les complots de ces femmes astucieuses et de leurs vils auxiliaires. Ainsi, une des spéculations les plus ordinaires et les plus faciles, c’était d’accuser de violence un homme qui n’avait fait que passer un marché amiable et prendre livraison de la marchandise qu’il pensait acheter. Les riches Lombards, banquiers juifs ou italiens, dans les mains desquels se concentrait tout le commerce de l’argent, se voyaient sans cesse exposés à des entreprises de cette nature: une femme s’introduisait chez eux à titre de servante ou autrement; puis elle portait plainte en justice, et prétendait avoir été mise à mal contre sa volonté: le serment déféré à cette débauchée, elle n’hésitait pas à le prêter sur l’Évangile; et l’imprudent étranger n’en était jamais quitte à moins d’une amende énorme, dans laquelle la femme et ses complices avaient la plus grosse part. Cette manière d’exploiter la fortune et la position délicate des Lombards était devenue si fréquente à la fin du quatorzième siècle, que les Lombards ne voulurent plus établir de banque dans les villes de France, sans que leur honneur et leur bourse fussent mis à l’abri des embûches de la Prostitution. En conséquence, on remarque cette clause, à peu près identique, dans les lettres des rois Charles V et Charles VI, qui accordaient à des associations de Lombards le privilége d’ouvrir une banque et de prêter de l’argent dans les villes de Troyes, de Paris, d’Amiens, de Nîmes, de Laon et de Meaux: «Item, se aucunes femmes renommées de foie vie estoient dedens les maisons desdiz marchans, qui voulsissent dire et maintenir, par leur cautelle et mauvaistié, estre ou avoir été efforciées par lesdiz marchans ou aucuns d’eulz; que, à ce proposer, ycelles femmes ne fussent point reçues, ne lesdiz marchans ne aucuns d’eulz, pour ce, empeschez en corps ou en biens.» Grâce à ce paragraphe de leurs priviléges, les Lombards n’avaient rien à redouter de la malice des femmes qu’ils recevaient dans leurs maisons et qui n’avaient pas d’autre but que de se dire violentées par leurs patrons. Cette clause de précaution nous apprend, en outre, que ces Lombards se trouvaient, comme étrangers, dispensés de se conformer aux ordonnances ecclésiastiques et civiles qui défendaient aux gens d’honneur de loger dans leurs maisons une femme débauchée pendant plus d’une nuit. Ce séjour d’une prostituée, dans leur demeure, n’avait aucune conséquence défavorable pour eux, et ils n’encouraient par là ni prison, ni amende, ni blâme.
Toutes ces ordonnances relatives aux banques ou comptoirs d’escompte de Paris, de Troyes, d’Amiens, de Laon, de Meaux, etc., constatent la présence fréquente ou habituelle des femmes amoureuses dans ces différentes villes, et les tentatives de séduction qu’elles renouvelaient sans cesse contre les Lombards et les Italiens. Ceux-ci pouvaient, d’ailleurs, se permettre impunément tous les désordres que la loi eût atteints et châtiés dans la conduite des nationaux, sujets du roi. Le sage et vertueux Charles V le dit clairement dans les priviléges qu’il accorda en 1366 aux marchands italiens établis à Nîmes: ces marchands ne pouvaient être inquiétés et punis pour le cas de simple fornication, à moins qu’ils ne fussent convaincus de rapt ou d’adultère (nec pro lubrico carne aliquis eorum punietur). Il est donc présumable que la licence des mœurs de ces étrangers influait sur l’état moral de la population qui les entourait et qui se corrompait à leur exemple, sinon à leur contact; car ils avaient auprès d’eux un cortége de femmes dissolues et de libertins, qui menaient joyeuse vie et qui se pervertissaient mutuellement. Nous n’attribuerons pourtant pas à leur installation dans la ville de Troyes, en 1380, l’établissement des bouticles, que les filles de joie cloistrières, ou femmes communes, tenaient d’ancienneté dans plusieurs endroits de cette ville, comme nous le savons d’après cet article d’un document antérieur, cité par les continuateurs de Ducange au mot Clausuræ: «Item, que toutes filles de vie cloistrière, ou femmes communes diffamées, voisent tenir, tiennent et fassent leurs bouticles ès lieus à ce ordonnés d’ancienneté dans ladite ville.» Les villes voisines de Paris et qui se trouvaient dans le rayon, pour ainsi dire, de la cour du roi, se faisaient un point d’honneur d’obéir les premières aux ordonnances royales et d’imiter scrupuleusement l’organisation de la police parisienne, comme elles imitaient les mœurs, les modes, les usages et le jargon de la capitale. L’imitation ne restait pas en défaut dans les choses du libertinage et, pour n’en citer qu’une particularité bizarre, nous pencherions à croire qu’un bon compagnon de province, qui avait vu son Paris et qui s’était amusé des rues Tirev.., Trousse-Putain et autres aussi malhonnêtes de nom que de séjour, fut le parrain narquois de la rue Pousse-Penil, à Issoudun, et de la rue Retrousse-Penil, à Blois, et de toutes les rues sans chef affectées à la Prostitution légale.
CHAPITRE XV.
Sommaire.—Provinces centrales de la France.—La Champagne.—La Touraine.—Le Berry.—Le Bourbonnais.—Le Poitou.—L’Orléanais.—Les femmes mariées de Montluçon assimilées aux prostituées.—L’Adveu de la terre du Breuil.—Servitudes bouffonnes et facétieuses.—La chaussée de l’étang de Souloire.—Le seigneur de Poizay et les denrées des filles amoureuses.—Le roi de France et les ribaudes de Verneuil.—Les femmes folles de Provins, etc., etc.
Les provinces centrales de la France étaient celles où la Prostitution rencontrait le moins d’entraves, et trouvait les conditions les plus favorables. On lui laissait le champ libre, pourvu qu’elle se soumît aux coutumes locales et qu’elle se tînt à l’écart, sans causer de trouble ni de contents. On ne punissait chez elle que le scandale et les contraventions. Il faut remarquer que ces provinces étaient aussi celles où la civilisation avait le mieux adouci les mœurs: si la débauche publique y vivait en bonne intelligence avec l’autorité des seigneurs et des communes, la gaieté et la douceur du caractère des habitants les éloignaient naturellement de tous les crimes et de toutes les violences que le libertinage entraîne trop souvent après lui. La Prostitution avait donc droit de cité dans chaque ville de la Champagne, de la Touraine, du Berry, du Bourbonnais, du Poitou et de l’Orléanais; elle devait seulement, dans chaque endroit où elle passait ou se fixait à sa convenance, payer les redevances féodales et se conformer aux usages, qui souvent n’étaient point écrits dans les coutumiers du pays, mais que la tradition maintenait de siècle en siècle. Parmi ces redevances, il en était de fort singulières, que nous ne comprenons plus aujourd’hui, et qui n’ont peut-être jamais eu de sens raisonnable. Ainsi, Sauval a tiré des Archives de la Chambre des Comptes un document de l’année 1498, lequel constate que la coutume de Montluçon assimilait aux prostituées les femmes mariées qui battaient leurs maris; mais les unes et les autres ne rendaient pas un hommage de même nature à la châtellenie de Montluçon. Toute femme qui avait frappé son mari était tenue d’offrir au châtelain ou à la châtelaine un escabeau ou un bâton. Toute prostituée qui arrivait dans le pays pour y faire vilain commerce, devait payer, une fois pour toutes, quatre deniers au seigneur; et, de plus, à titre de vassale, aller publiquement sur le pont du château, s’y accroupir et y faire entendre un bruit malhonnête, qu’elle n’avait garde d’étouffer sous ses jupes. Voici le texte latin de l’Adveu de la terre du Breuil, rendu par très-haute, très-noble et très-puissante dame Marguerite de Montluçon, le 27 septembre 1498: «Item in et super qualibet uxore maritum suum verberante, unum tripodem. Item in et super filiâ communi, sexus videlicet viriles quoscumque cognoscente, de novo in villa Montislucii eveniente, quatuor denarios semel, aut unum bombum sive vulgariter PET, super pontem de castro Montislucii solvendum.»
Les commentateurs, qui se fourrent partout, et de préférence dans les endroits les plus malsonnants, n’ont pas manqué de battre les buissons à l’occasion de cette sale redevance. Les uns ont prétendu que les filles folles de leur corps ne pouvaient donner au seigneur de Montluçon plus qu’on ne les estimait généralement; ils ont rapproché de la taxe indécente que ce seigneur exigeait d’elles un dicton proverbial, qu’on employait jadis à l’égard des prostituées: «La belle ne vaut pas un pet.» D’autres archéologues se sont souvenus, à ce propos, d’un passage inexpliqué des livres de Pantagruel, où Rabelais nous montre comment les pets engendrent les petits hommes; les vesnes ou vesses, les petites femmes. Ce qui fit les deux proverbes: Glorieux comme un pet et Honteux comme une vesse. Il serait aisé de compiler un gros volume sur le pet des ribaudes de Montluçon. Nous préférons clore la discussion sur ce sujet délicat, en rappelant que, d’après les habitudes du droit féodal, l’hommage et la redevance dépendaient du genre de service que le vassal rendait au seigneur et à ses tenanciers. L’histoire des fiefs est remplie de servitudes bouffonnes et facétieuses, entre lesquelles la part de la Prostitution n’est pas la moins étrange. Dans les aveux et dénombrements, faits en 1376 et autres années, par les seigneurs des comtés d’Auge, de Souloire et de Béthisy en Normandie; le seigneur de Béthisy déclare à sa suzeraine, Blanche de France, veuve du duc d’Orléans, que les femmes publiques qui viennent à Béthisy ou y demeurent lui doivent 4 deniers parisis, et que ce droit, qui lui valait autrefois 10 sols parisis tous les ans (ce qui supposait la venue annuelle de trente ribaudes), ne lui rapportait plus que 5 sols, «à cause qu’il n’y en venoit plus tant,» dit Sauval (t. II, p. 465). Le seigneur de Souloire déclare, à son tour, que toutes ces femmes-là, qui passent sur la chaussée de l’étang de Souloire, laissent entre les mains de son juge la manche du bras droit ou 4 deniers ou autre chose. Pour comprendre cette autre chose, il faut ouvrir, à la page 110, les Réponses de J. Boissel, Bordier et Joseph Constant sur différentes questions relatives à la Coutume du Poitou (1659, in-fol.): le seigneur de Poizay, dans la paroisse de Verruye, se réservait formellement, en 1469, le droit de prélever, sur chaque fille amoureuse arrivant dans la paroisse, la taxe ordinaire de 4 deniers, ou de prendre ses denrées, ce qui fixe à 4 deniers le salaire obscène de ces malheureuses. Il paraît, du reste, que, dans la plupart des fiefs, le seigneur avait droit à cette taxe uniforme de 4 deniers sur chaque femme de mauvaise vie, qui entrait sur les terres du fief et qui annonçait l’intention d’y vivre de son industrie. Mais souvent le seigneur rougissait de recevoir la dîme de la Prostitution; et il remplaçait cette taxe pécuniaire par quelque redevance ridicule, qui maintenait du moins ses priviléges féodaux. Le roi de France se montrait plus insouciant de l’origine des impôts qui tombaient dans ses coffres; car, en 1283, suivant un document recueilli dans le Glossaire de Ducange (au mot Putagium, dans la dernière édit.), il recevait encore le tribut des ribaudes de Verneuil, à 4 deniers par tête.
La Prostitution, dans ces pays de la langue d’oil, n’avait pas le cachet d’infamie qu’elle imprimait aux personnes qui vivaient à ses dépens dans les provinces de la langue d’oc. Les fabliaux et les romans des trouvères normands, champenois, poitevins et tourangeaux, sont remplis de détails empruntés à la vie amoureuse des femmes communes et débauchées; les jongleurs, qui les fréquentaient sans doute et qui souvent couraient le pays avec elles, n’éprouvaient aucune répugnance à faire figurer dans leurs vers ces joyeuses compagnes de leur existence vagabonde. M. Bourquelot, dans sa belle Histoire de Provins (t. I, p. 273), nous apprend que les femmes folles de cette ville étaient célèbres par leurs charmes et leur volupté. Elles habitaient dans plusieurs rues dont les noms malhonnêtes accusent l’ancienneté et qui furent autrefois pavées de ribaudes, selon l’expression locale qui s’est conservée et qui rappelle la rue Pavée-d’Andouilles de Paris. Le Fabliau de Boivin de Provins (Ms. de la Bibl. Nation., no 7,218) caractérise ainsi une des rues déshonnêtes de la ville:
A la foire voudra aller,
Et vint en la rue aus putains.
Ces rues affectées spécialement au domicile des femmes de mauvaise vie témoignent pourtant de la démarcation profonde, qui séparait du reste de la population les prostituées et les empêchait de se confondre avec les femmes d’honneur. Celles-ci ne possédaient ni la beauté, ni la séduction des impudiques, mais elles étaient si jalouses de leur bonne renommée, qu’elles ne croyaient pas qu’il y eût une pénalité assez grande contre la médisance ou la calomnie qui osait porter atteinte à leur réputation. Elles avaient donc obtenu des comtes de Champagne appui et protection, dans le cas où l’une d’elles serait injuriée par une autre et traitée de pute en présence de témoins. Celle qui se permettait une pareille injure, sans raison et sans preuves, devait payer 5 sous d’amende et suivre la procession en chemise, comme les pénitentes, en portant une pierre qu’on nommait la pierre du scandale, tandis que la femme qu’elle avait insultée marchait derrière elle et lui piquait les fesses avec une aiguille. Voici le texte d’une charte, datée de 1287, dans laquelle se trouve relatée cette bizarre coutume, que Ducange n’accompagne d’aucun commentaire, en la tirant des archives de la Champagne: «La fame qui dira vilonnie à autre, si come de putage, paiera 5 sols, ou portera la pierre, toute nue, en sa chemise, à la procession, et celle la poindra après, en la nage (nates, fesses), d’un aguillon, et s’elle disoit autre vilonnie qui atourt à honte de cors, ele paierait 3 sols, et li homs ainsin.»
Il est évident que c’étaient les femmes publiques qui se rendaient coupables ordinairement de cette espèce d’injure à l’égard des femmes honnêtes, et la loi prenait la défense de celles-ci, qui eussent été fort empêchées de répondre dans le même style à ces effrontées. La Coutume de Champagne s’occupe particulièrement de ce délit d’injure. L’homme ou la femme qui outrageait ainsi une femme de bien, lui devait l’escondit (l’excuse), outre l’amende de 5 sous, et «s’il avenoit, ajoute la Coutume (article 45), que la femme à qui l’on diroit le lait (l’offense) eust mary, ceste amende chiet à la volonté du seigneur, jusque soixante sols.» Les Coutumes de Cerny en Laonais et de la Fère, octroyées par Philippe-Auguste, autorisaient tout homme de bien qui entendrait injurier une honnête femme par une femme de mœurs scandaleuses à se faire d’office l’avocat et le vengeur de l’insultée, en adressant à l’insulteuse deux ou trois bons coups de poing (colaphi), pourvu qu’il ne fût pas dirigé lui-même par une vieille rancune à l’égard de celle qu’il maltraitait au nom de l’honnêteté publique. La Coutume de Beauvoisis ne particularise pas les injures et vilenies, qui valaient 5 sous d’amende pour un vilain et 10 sous pour un gentilhomme; elle dit seulement que le plus grand méfait, après le cas de crime, c’est de prétendre, vis-à-vis d’un homme marié, con a geu o sa feme carnelment, et, là-dessus, Philippe de Beaumanoir raconte que, sous le règne de Philippe-Auguste, un homme ayant dit à un autre: «Voz estes coz (cocu) et de moi meismes!» celui à qui s’adressait cette injure tira son couteau et en frappa le provocateur. Emprisonné et mis en jugement, il fut acquitté, par le roi et son conseil, comme ayant agi en cas de légitime défense. Les femmes de mauvaise vie, autrefois comme toujours, étaient promptes à l’injure et capables des plus indignes procédés pour intimider les gens de bien, qui tremblaient de se commettre avec elles. Une de leurs tactiques les plus ordinaires consistait dans l’odieux usage qu’elles faisaient de la qualité de femme mariée, lorsqu’elles menaçaient d’une plainte en adultère l’imprudent qui les avait fréquentées et qui se voyait alors obligé d’acheter leur silence. C’était pour exercer ces manœuvres criminelles, et pour exploiter à leur profit les remords du libertinage, qu’elles cachaient soigneusement leur condition de femme mariée et qu’elles ne la révélaient qu’après avoir commis un adultère intéressé. La loi étant formelle et n’admettant pas l’excuse d’ignorance dans un pareil crime, il fallut que le droit coutumier vînt atténuer, en ce cas d’exception, les rigueurs du droit commun. De là cet article des Franchises de la Perouse en Berry, qui remontent à l’année 1260 et qui émanaient de la justice seigneuriale: «Si fem mariée commaner venoet à la Paerose par putage, hom qui n’auroet feme qui gueroet ob li, n’en est tengut vers le segnor.»
Les femmes amoureuses, qui, étant libres de leur corps, n’avaient pas un mari à produire comme un épouvantail d’adultère, se livraient souvent à un genre de spéculation analogue, en menaçant de dénonciation les gens mariés qu’elles faisaient tomber dans le péché. C’était encore un genre d’adultère que la loi féodale punissait autant que l’autre: un homme marié qui avait eu des relations coupables avec une fille publique, pouvait être accusé et condamné. On évitait sans doute d’appliquer cette rigoureuse jurisprudence, et l’on fermait les yeux sur les délits de cette nature; mais, quand il y avait plainte ou dénonciation, le juge était bien forcé de poursuivre le délinquant, qui se trouvait heureux d’en être quitte pour une amende, car la pénalité la plus fréquente en pareil cas, celle qui donnait satisfaction au sentiment de la vindicte populaire, c’était la fustigation des deux complices, courant tout nus par la ville et recevant leur châtiment des mains de tous les spectateurs, qui devenaient bourreaux en cette circonstance. Nous retrouvons, dans ce vieil usage, établi, du moins en principe, par toute la France du moyen âge, une tradition des peines afflictives de Rome antique, à l’égard des adultères, des courtisanes et des débauchés. Les Coutumes d’Alais, rédigées au milieu du treizième siècle, et publiées pour la première fois à la suite des Olim (1848, t. IV, p. 1484), formulent en ces termes la pénalité de l’adultère: «Encoras donam que, si deguns hom que aia moller o femina que aia marit son pris en aulterii, que amdui coron ins per la villa e sian ben batutz, et en al ren non sian condempnat; e’l femena an primieiran.» Les deux coupables couraient donc ensemble; mais la femme allait la première à travers les coups de verges. Le même recueil des Olim nous offre plusieurs applications de cette course des battus. En 1273, le prieur de l’abbaye de Charlieu fit courir ou fouetter par la ville (fecisset currere seu fustigare per villam) plusieurs personnes qui avaient été surprises en adultère sur les terres de l’abbaye. Les habitants de la ville se plaignirent au bailli de Mâcon, en prétendant que le prieur s’était arrogé un droit de justice qu’il n’avait pas dans leur cité (quod novam et inconsuetam justitiam faciebat in villa); et le bailli revendiqua ce droit de justice au nom du roi. Mais le prieur, se fondant sur d’anciens priviléges de l’abbaye, ne persista pas moins à faire courir et fustiger les adultères qu’il pouvait saisir en flagrant délit. Les justices seigneuriales, enchevêtrées les unes dans les autres, se disputaient sans cesse entre elles le terrain légal, surtout dans les questions de police des mœurs. A Amiens, l’évêque soutenait, en 1261, qu’il avait droit de justice sur les sodomites dans la banlieue de la ville d’Amiens; les bourgeois de cette ville disaient, au contraire, que ce droit de justice leur appartenait depuis la fondation de leur commune: le débat ayant été soumis au conseil du roi, Louis IX ordonna que la ville serait maintenue dans son droit de justicier corporellement les sodomites: justiciandi corpora sodomiticorum (voy. les Olim, t. I, p. 136). A Saint-Quentin, l’abbé et les moines, d’une part, le mayeur et ses échevins, d’autre part, se disputaient, en 1304, le droit de basse justice dans les faubourgs de la ville: l’abbé et ses moines voulaient arrêter, chasser et emprisonner les femmes folles (fatuas mulieres) qui avaient envahi les alentours de l’abbaye; le mayeur et ses échevins voulaient que ces femmes vécussent en paix, dans la saisine abbatiale. Le conseil du roi décida que l’abbé et ses moines étaient maîtres de se débarrasser de ce voisinage malhonnête, mais que le mayeur et ses échevins pourraient à leur tour arrêter, chasser et emprisonner les femmes folles sur tout le territoire de la commune (voy. les Olim, t. III, p. 151). Il y eut probablement entre les parties une transaction qui réglementa dans les faubourgs d’Amiens l’exercice de la Prostitution.
Ces règlements étaient à peu près les mêmes partout, car ils avaient toujours le même but: sévir contre les entremetteurs, confiner la débauche dans certaines rues ou dans certains lieux, noter d’infamie les prostituées et les empêcher de se confondre avec les femmes honnêtes. Jean de Bourgogne, comte de Nevers, par ordonnance du 5 mars 1481, enjoignit à toutes les femmes débauchées de porter sur la manche droite une aiguillette rouge ou vermeille; il leur défendit d’aller par la ville ou les faubourgs, sans cette marque, à peine de prison, et leur interdit de demeurer ailleurs qu’entre les deux fontaines, «qui est de tout temps leur demeure ordinaire,» et de fréquenter les étuves de la ville. (Archives de Nevers, par Parmentier, 1842, t. I, p. 185.) Les contraventions aux règlements étaient punies de bien des manières. Abbeville se distinguait par le singulier pilori qu’on avait inventé exprès pour les filles publiques qui se laissaient surprendre en faute: c’était un cheval de bois, appelé le chevalet, dressé sur la place Saint-Pierre. Après les avoir copieusement fouettées on les plaçait à califourchon sur le chevalet, dont le dos tranchant ne leur offrait pas une monture très-commode. Ensuite, dans quelques circonstances graves, on les bannissait au son de la cloche; et si l’une d’elles rompait son ban et revenait dans la ville pour y trafiquer de son corps, on lui coupait un membre et on la bannissait de nouveau. (Hist. d’Abbeville, par Louandre, 1845, t. II, p. 213 et 286.) Les proxénètes qui étaient convaincus du crime de maquerellage dans cette même ville, recevaient un châtiment plus exemplaire que partout ailleurs: on les promenait, mitrés, dans un tombereau rempli d’ordures; on les menait au pilori, où le bourreau leur coupait et brûlait les cheveux; après quoi on les expulsait à toujours, et, en cas de rupture de ban, on les condamnait au bûcher. En 1478, Belut Cantine d’Abbeville, «pour avoir voulu atraire Jehannette, fille Witace de Queux, à soy en aler en la compagnie de ung nommé Franqueville, homme d’armes de la garnison d’icelle ville,» fut «menée, mitrée, en ung benel, par les carrefours, et ses cheveux bruslez au pilory; et ce fait, bannye de ladite ville et banlieue, sur le feu, à tousjours.» Au reste, la peine capitale, comme nous l’avons dit, était écrite dans la loi; mais on ne l’exécutait qu’en cas de récidive et même en raison de causes aggravantes. «La punition des macquereaux, suivant les priviléges parcidevant de la ville de Gand, dit J. de Damhoudère, estoit le bannissement, et les macquerelles le nez coupé; mais ils n’usent plus du nez, come bien du ban, pillori, eschelle ou eschafaut.» Le docte auteur de la Pratique judiciaire ès causes criminelles ajoute cette remarque relative à la jurisprudence de Bruges en semblable matière: «Moy, qui ay esté plusieurs ans au Conseil de la ville de Bruges, n’ay oncques veu punir corporellement les macquereaux, ou macquerelles, ou adultères, ains seulement, au dessoubz de la mort, par bannissement hors et dedans la ville ou pays, par le pillory ou eschaffaut, par fustigation ou autres peines semblables.»
- Cabasson del.
 - Drouart imp., r. du Fouarre, 11, Paris.
 - Roze, sc.
 
LA CHEVAUCHÉE DE L’ANE.
Cette jurisprudence, qui était celle du parlement de Paris, s’établit de proche en proche dans tous les parlements de France; mais la coutume locale se réserva presque toujours de donner à l’exécution un caractère différent, qui dépendait des mœurs du pays. Ici, l’amende était considérable, comme dans le ressort du parlement de Rennes, qui punissait d’une amende de 1,000 livres tournois les vendries de poupées ou filleries; là, on frappait de confiscation les biens meubles et immeubles des condamnés. Tantôt la maquerelle était coiffée d’une mitre ou bonnet conique en papier jaune ou vert; tantôt on lui mettait sur la tête un chapeau de paille, pour indiquer que son corps attendait toujours un acheteur; tantôt on la marquait de la lettre M ou de la lettre P, soit au front, soit au bras, soit aux fesses; on promenait la condamnée sur un âne galeux, sur un tombereau, sur une charrette, sur une claie; on la fustigeait avec des verges, avec des lanières de cuir, avec des cordes à nœuds, avec des baguettes. Ce supplice, quel qu’il fût, était une fête pour la population, qui y prenait part en accompagnant de ses huées et de ses insultes la malheureuse qu’on lui livrait comme un jouet. «C’est surtout dans la répression de ces sortes de délits, dit Sabatier dans son Histoire de la législation sur les femmes publiques et les lieux de débauche, que nos pères s’attachèrent à déployer une rigueur infamante et des châtiments dont le mode blessait et les principes de l’humanité, et la décence qu’on se proposait de venger.» Mais le peuple était avide de voir la course des adultères et d’y jouer son rôle en poursuivant et en battant les coupables; quelquefois il se passait de la sentence du juge pour faire courir tout nus ceux qu’il avait surpris en flagrant délit, et qu’il regardait comme appartenant à sa justice. Aussi, dans la plupart des priviléges que les communes obtenaient de leurs seigneurs, elles avaient soin de faire confirmer le droit qu’elles s’attribuaient de punir les adultères, et il fallut que les seigneurs et les rois de France eux-mêmes restreignissent ce droit à certains cas particuliers, en laissant toujours aux délinquants la faculté de se racheter au moyen d’une amende. Dans les priviléges de la ville d’Aiguesmortes, reconnus par le roi Jean en 1350, la course des adultères fut admise en principe, mais les coupables pouvaient la compenser par le payement d’une contribution que fixait le magistrat. Si cette course avait lieu, les deux coureurs n’étaient pas fustigés; et la femme, quoique nue, à l’instar de son complice, devait couvrir son sexe: Sine fustigatione currant nudi, copertis pudendis mulierum; dit l’ordonnance du roi Jean, qui, par le même sentiment de pudeur, défendait de mettre en prison les hommes avec les femmes. (Voy. les Ordonn. des rois de France, t. Ier.) Il arrivait souvent que la populace d’une ville, impatiente de se donner le spectacle d’une course aussi peu décente, accusait d’adultère les couples d’amants qu’elle avait trouvés à l’écart, et taxait de flagrant délit une simple conversation amoureuse. Il était donc nécessaire que la loi expliquât clairement ce que c’était que le flagrant délit qui entraînait la pénalité de l’adultère. Un malentendu n’était plus possible en face des détails minutieux que présente à cet égard le code des coutumes, libertés et franchises accordées par les comtes de Toulouse aux habitants de Moncuc, et confirmées très-sérieusement par Louis XI dans ses lettres patentes du 30 novembre 1465: «Si omne mollierat era trobat per bayle ab femyna maridada en adultero tug sols nut e nuda en leg, o en autra loc sospechos, l’omme sobre la femyna, baychadas los bragas, o ce isera nut, o, sinon portara, la femyna nuda o sas vestimendas levadas tro a l’enbouilh.....»
La Normandie fut, à toutes les époques, aussi avancée que Paris en fait de Prostitution. Nous avons parlé de ce mauvais lieu que possédait la ville de Rouen, dans la seconde moitié du douzième siècle, et que le duc de Normandie, Henri II, roi d’Angleterre, avait placé sous la surveillance spéciale d’un de ses officiers, nommé Balderic. Ce personnage portait le titre de gardien de toutes les femmes publiques exerçant à Rouen (Custos meretricum publice venalium in lupanar de Roth), et il réunissait à ce titre bizarre celui de maréchal du roi-duc, pendant son séjour à Rouen, avec les fonctions de garde de la porte de la prison du château, valant 2 sous de gages par jour, la perception du droit de glandée dans les bois voisins, etc. (Glossaire de Ducange, au mot Panagator.)
Ce mauvais lieu, qui existait à Rouen dès le temps des premiers ducs de Normandie, et qui tenait sans doute ses priviléges de Guillaume le Conquérant, fut probablement le théâtre des prédications de Robert d’Arbrissel. On sait que le pieux fondateur de l’ordre de Fontevrault s’en allait, pieds nus, sur les places publiques et dans les carrefours, pour amener les pécheresses au repentir et à la pénitence (ut fornicarias ac peccatrices ad medicamentum pœnitentiæ posset adducere). «Un jour qu’il était venu à Rouen, raconte la Chronique, il entra dans le lupanar et s’assit au foyer pour se chauffer les pieds. Les courtisanes l’entourent, croyant qu’il était entré pour commettre le péché (fornicandi causâ); lui, il prêche les paroles de vie et promet la miséricorde du Christ. Alors, celle des ribaudes qui commandait aux autres lui dit: «Qui es-tu, toi qui tiens de tels discours? Sache que voilà vingt ans que je suis entrée dans cette maison pour y servir au péché (ad perpetranda scelera), et qu’il n’y est jamais venu personne qui parlât de Dieu et de sa miséricorde. Si pourtant je savais que ces choses fussent vraies...» A l’instant, il les fit sortir de la ville et les conduisit, plein de joie, au désert: là, leur ayant fait faire pénitence, il les fit passer du démon au Christ.»
L’abbaye de Fontevrault, que le pieux Robert avait fondée pour y recueillir de préférence les femmes perdues, ne le mit pas à l’abri des tentations du diable et des calomnies du siècle. Il se soumit, dit-on, à d’étranges épreuves pour vaincre la chair, cette chair qui le torturait et l’enchaînait aux vanités du monde. On l’accusait de partager le lit de ses religieuses et de s’échauffer à leur contact, pour avoir ensuite la gloire de dompter ses sens. L’abbé de Vendôme, Geoffroy, lui écrivit une lettre de reproches à ce sujet: Feminarum quasdam, ut dicitur, nimis familiariter tecum habitare permittis, et cum ipsis etiam et inter ipsas noctu frequenter cubare non erubescis. Hoc si modo agis vel aliquando egisti, novum et inauditum sed infructuosum martyrii genus invenisti. Robert se vantait de n’avoir jamais succombé à ce martyre d’un nouveau genre; et, dans une lettre de Marbode, évêque de Rennes, publiée par J. de la Mainferme dans son Clipeus ordinis nascentis Fonterbaldensis, il est dit positivement que la plupart des religieuses de Fontevrault devinrent grosses des œuvres de leur abbé: Taceo de juventis, quas sine examine religionem professas, mutata veste, per diversas cellulas protinus inclusisti. Hujus igitur facti temeritatem miserabilis exitus probat: aliæ enim, urgente partu, fractis ergastulis, elapserunt, aliæ in ipsis ergastulis pepererunt. On voit, par ce curieux passage, que la maison du bienheureux Robert ne se distinguait d’un mauvais lieu que par la scandaleuse fécondité de ses habitantes.
Chaque ville de la Normandie avait aussi son lupanar, sinon un garde-noble des femmes amoureuses, et l’on peut dire, avec apparence de raison, que les maquereaux et les maquerelles qui figurent dans les anciennes Coutumes normandes furent baptisés de ce sobriquet au bord de la Manche. Nous ne voyons pas cependant que les ducs de Normandie se soient montrés aussi favorables à la Prostitution légale, que Guillaume IX, duc d’Aquitaine et comte de Poitiers, qui avait établi ou voulait établir à Niort une maison de débauche sur le plan des monastères de femmes. Guillaume de Malmesbury (voy. le recueil des Hist. des Gaules, t. XIII, p. 20) a consigné ce fait singulier dans sa Chronique, et il ajoute qu’après avoir construit l’édifice destiné à ce monastère lubrique, le duc se proposait d’en confier l’administration aux plus fameuses prostituées de ses États: Apud Niort habitacula quædam quasi monasteriola construens, abbatiam pellicum ibi positurum delirabat, nuncupatus illam et illam quacumque femosioris prostibuli essent, abbatissam et priorem, cæteras vero officiales instituturum cantitans. Ce duc d’Aquitaine, qui fut un galant troubadour et un libertin effréné, aurait été déterminé par des raisons de police, dit M. Weiss dans la Biographie universelle, à former un pareil établissement, qui eut depuis son analogue dans plusieurs villes de France, d’Italie et d’Espagne. On ne sait si ce fut pour s’expliquer sur ce fait que le pape Calixte II cita Guillaume au concile de Reims, en 1129. Quoi qu’il en soit, le duc ne se dérangea pas et continua de chanter l’amour, en donnant à ses sujets l’exemple d’une joyeuse vie.
Les femmes de plaisir normandes, poitevines et angevines avaient beaucoup fait, sans doute, pour mériter leur renommée; celles d’Angers l’emportaient sur toutes, comme le prouve ce dicton proverbial qui avait cours au quinzième siècle: «Angers, basse ville et hauts clochers, riches putains, pauvres écoliers.» Le bas peuple de l’Anjou avait lui-même composé son blason: Angevin, sac à vin; Angevine, sac à .... (Le Livre des Proverbes français, par le Roux de Linci, t. Ier, p. 203.)
Le voisinage de l’Anjou et du Poitou n’avait pas réussi à pervertir la chaste Bretagne, où la Prostitution n’eut jamais qu’une existence cachée, timide, que le hasard révélait parfois aux bonnes âmes bretonnes. Ainsi, vers la fin du quatorzième siècle, dans l’enquête ouverte pour la canonisation de Charles de Blois, un témoin, nommé Jean du Fournet, homme d’armes de la paroisse de Saint-Josse, au diocèse de Dol, raconta aux commissaires ecclésiastiques comment le saint duc avait converti une pécheresse. Le jour du jeudi saint de l’année 1357, Charles de Blois se rendant de la ville de Dinan au château de Léon, accompagné d’Alain du Tenou son argentier, de Godefroi de Ponblanc son maître d’hôtel, du chevalier Guillaume le Bardi et de quelques gens d’armes, aperçut une femme assise au bord du chemin; il lui demanda ce qu’elle faisait là, et celle-ci, s’étant levée, répondit qu’elle gagnait son pain à la sueur de son corps (quod panem suum isto modo, per publicationem sui corporis, lucrabatur). Le duc, prenant à part son argentier, lui ordonna de s’approcher de cette femme et de l’interroger sur le genre de métier qu’elle exerçait, car le bon seigneur n’avait pas compris la réponse de la pauvre créature, qui avoua tristement qu’elle était au service de l’impureté publique (quod erat mulier publica), et que la misère l’avait obligée à faire ce vilain métier. Le duc, entendant cela, dit à cette malheureuse qu’elle devrait au moins s’abstenir de pécher de la sorte pendant la semaine sainte. Elle répliqua que si elle avait vingt sous, elle s’en abstiendrait bien jusqu’à la fin du mois. Charles de Blois mit la main à sa bourse, qui n’était pas trop garnie (modicam bursam suam), et en tira 40 sous, qu’il offrit à cette femme. Elle promit, en les recevant, de rester vingt jours sans commettre le péché de fornication. Godefroi de Ponblanc voulait qu’elle s’engageât, par serment, à cette pénitence, de quarante jours; mais le duc ne permit pas qu’elle s’exposât à un parjure, et il la quitta en l’exhortant à persévérer dans la bonne voie. Cette prostituée, qui se nommait Jehanne du Pont, tint sa promesse et n’oublia pas les conseils de Charles de Blois. Elle renonça pour toujours à la vie dissolue, et, avec ses 40 sous, qui lui faisaient une petite dot, elle épousa un garçon du pays, fils de Mathieu Ronce de Pludilhan, et ne retomba plus dans le péché. (Hist. de Bretagne, par Lobineau, t. II, p. 551.) On peut induire, de cette aventure, que Jehanne du Pont, comme femme de champs et de haies, ne gagnait pas plus d’un ou deux sous par jour en attendant les chalands sur le bord du chemin ainsi que les prostituées étrangères dans la Judée et telles que nous les représentent les saintes Écritures.
Les provinces occidentales, où les mœurs franques s’étaient conservées dans toute leur impureté, furent de tout temps le théâtre des plus grands débordements de la Prostitution. Il y avait en Lorraine et en Alsace comme ailleurs des coutumes et des ordonnances qui punissaient les excès de la débauche, surtout quand elle portait atteinte à la considération du clergé, qui s’y livrait avec emportement; mais, dans chaque ville, l’impudicité publique trouva des institutions protectrices, s’il est permis d’employer cette expression pour caractériser l’organisation du vice au point de vue de la police édilitaire. M. Rabutaux, après avoir décrit l’état de la Prostitution dans les climats du midi, «où nous voyons, dit-il, sans étonnement, des passions fougueuses produire leur naturelle conséquence,» s’étonne de ne pas rencontrer des mœurs plus sévères dans les pays du nord: «Si nous portons notre attention, ajoute-t-il, sur des pays qu’un ciel moins brûlant semblait disposer à une conduite plus grave, nous y retrouvons les mêmes excès, empreints peut-être d’un caractère plus grossier.» L’explication de ce fait doit ressortir, à notre avis, d’une cause historique et de certaines conditions d’économie politique. La population austrasienne, d’une part, avait gardé ses habitudes de luxure féroce, et, d’autre part, la législation nationale n’avait rien fait pour dompter ces appétits brutaux, que l’abus des boissons fermentées, de la bière ou cervoise, de l’hydromel et des vins du Rhin, exaltait jusqu’au délire. La Prostitution est donc admise comme loi de nécessité, pour sauvegarder l’honneur des femmes mariées, qui, malgré cela, ne se préservaient pas toujours des outrages et des attentats de la sensualité masculine. Le législateur ne recherche et ne condamne que les méfaits qui découlent de cette source impure. Ainsi le maquerellage est châtié plus rigoureusement que le viol; mais toute fille et toute femme n’en a pas moins le droit de se vendre elle-même, en se soumettant toutefois à diverses formalités de police municipale. La loi n’était sévère contre elles, que dans le cas où elles se prostituaient aux gens d’église. Charles III, duc de Lorraine, résume l’ancienne jurisprudence dans son ordonnance du 12 janvier 1583, qui condamne au fouet «les femmes et filles notoirement notées et diffamées de paillardise, qui hantent les maisons des gens d’église, et chez lesquelles ils se retirent pour en abuser.» Quant aux règlements de la Prostitution légale, ils ne différaient guère, quoique plus larges et moins austères, de ceux que des raisons d’utilité, de morale et de prudence, avaient fait adopter dans les grandes villes du midi. Les femmes de mauvaise vie se trouvaient comme retranchées de la société; elles habitaient des quartiers et des rues infâmes; elles ne pouvaient vaquer ailleurs à leur ignoble métier; elles portaient un costume spécial ou une marque distinctive à l’instar des Juifs; elles payaient une redevance au fisc; elles se gouvernaient entre elles d’après les statuts d’une association régulière, analogue à celles des corps de métier.
A Strasbourg, des ordonnances municipales de 1409 et 1430 constatent que les femmes publiques étaient reléguées dans les rues Bieckergass, Klappergass, Greibengass, et derrière les murs de la ville, où ces sortes de femmes avaient demeuré de tout temps, disent les ordonnances, qui furent renouvelées plusieurs fois dans le cours du quinzième siècle. (Voy. dans les Mém. de l’Institut, Sciences morales et politiques, les Observations de M. Koch sur l’origine de la maladie vénérienne et sur son introduction en Alsace et à Strasbourg.) On conserve, en effet, dans les archives de cette ville, les règlements et statuts accordés, le 24 mars 1455, par le magistrat de Strasbourg, à la communauté des filles établies dans la rue et maison dites Picken-gaff. Ces règlements, composés de treize articles, renferment les mesures de police auxquelles étaient soumis les lieux de débauche. (Dict. des sciences médicales, t. XLV, art. Prostitution.) Ces mauvais lieux se multiplièrent tellement, que, vers la fin du quinzième siècle, les officiers publics chargés de les surveiller et d’y recueillir l’impôt lustral, en comptaient plus de cinquante-sept dans six rues différentes; en outre, la seule rue dite Undengassen renfermait dix-neuf de ces maisons de paillardise; il y en avait une foule dans la petite rue vis-à-vis du Kettener, et plusieurs derrière la maison appelée Schnabelburg. Koch a eu sous les yeux le rapport de police qui prouve que la Prostitution légale comptait une centaine de bordiaux dans la ville archiépiscopale de Strasbourg. Les entrepreneurs de ces harems ouverts à la lubricité alsacienne envoyaient leurs agents et leurs courtiers jusque dans les pays étrangers pour y faire provision de belles jeunes filles, qui louaient leur corps par contrat, et qui, une fois prisonnières dans les clapiers (klapper) de Strasbourg, se voyaient réduites à une condition pire que l’esclavage. Enfin, vers le commencement du seizième siècle, les maisons publiques ne suffisaient plus pour contenir toutes les femmes de vie dissolue, qui affluaient de tous côtés, et qui, n’ayant pas de gîte, envahirent les clochers de la cathédrale et des autres églises. «Pour ce qui est des hirondelles ou ribaudes de la cathédrale, dit une ordonnance de 1521, le magistrat arrête qu’on les laissera encore quinze jours; après quoi, on leur fera prêter serment d’abandonner la cathédrale et autres églises et lieux saints. Il sera nommément enjoint à celles qui voudront persister dans le libertinage de se retirer au Rieberg (hors la ville, près de la porte des Bouchers) et dans d’autres lieux qui leur seront assignés.» Quinze ans plus tard, grâce au protestantisme, qui, selon la remarquable expression dont se sert M. Rabutaux, «rendit quelque dignité à la vie privée,» il n’y avait plus dans tout Strasbourg que deux maisons de Prostitution. A cette époque, les femmes débauchées portaient encore l’enseigne que le magistrat de Strasbourg leur avait imposée en 1388: c’était un haut bonnet conique, noir et blanc, posé par-dessus leur voile; c’était, à la couleur près, ce hennin qu’Isabeau de Bavière introduisit à la cour de France, au grand scandale des prudes femmes. (Voy. les Observat. de M. Koch, citées déjà.)
La Prostitution ne régnait pas avec moins de fureur dans le pays Messin qu’en Alsace, et, à Metz comme à Strasbourg, les moines et les ecclésiastiques se mêlaient à ses désordres les plus scandaleux. Dans un atour ou ordonnance des magistrats, de l’année 1332, défense est faite aux gens d’église «d’aller de nuc et de jor, en place commune, en nosses, en danses et en autres leus qui ne sont mie à dire.» Cet atour constate «la grant dissolucion qui estoit en moines de Gorze, de Saint-Arnoul, de Saint-Clément, de Saint-Martin, devant Mès, etc.,» lesquels couraient les rues pendant la nuit, brisaient les portes des maisons, fréquentaient les tavernes et les lieux infâmes. Cet état de choses ne fit qu’empirer vers la fin du seizième siècle, et le chroniqueur Philippe de Vigneulles attribue ces monstrueux excès à l’affluence des gens de guerre que la ville avait pris à sa solde: «On ne voyoit par les rues, que ribaudes, dit-il, et pource que les choses estoient si fort diffamées,» on fit des huchements sévères (proclamations), sur la pierre Bordelesse, en présence de tous les Treze (magistrats de la ville). Cette pierre Bordelesse devait être le pilori ou la justice de Metz. Un de ces huchements, en date du 6 juillet 1493, est rapporté dans la Chronique inédite de Philippe de Vigneulles: «Que touttes femmes mariées, estant arrière de leurs mairits, et les filles qui se pourveoient mal, allaissent aux bordeaulx, comme en Anglemur (cul-de-sac voisin des murs de la ville), et en les aultres rues accoustumées où telles femmes et filles doibvent demeurer au bas Mets, si elles ne se voulloient retireir et vivre comme femmes de bien emprès de leurs mairits. Et que nulz manans de Mets ne les soustenissent et ne leur louaissent maisons en bonnes rues, sus peine de quarante sols d’amende. Et que lesdites femmes et filles ne se trouvaissent en nulles festes, ne à nulles danses, aux nopces ne aux festes, qui se feroient aval la cité, et que nulz ne les menaissent danser, sur la somme de dix solz d’amende.»
Metz avait plusieurs rues affectées, depuis une époque très-reculée, à la demeure des femmes dissolues, et celles de ces rues qui n’ont pas disparu avec la vieille ville gardent toujours leur destination primitive. Près du cul-de-sac d’Anglemur, qui était le principal foyer de la débauche urbaine, se trouvait la rue des Bordaux ou du Bordel, qui a été fermée, et qui aboutissait autrefois à la muraille d’enceinte, parallèlement avec la rue Stancul. Celle-ci, qui monte sur le versant oriental de la colline Sainte-Croix, où était situé le palais des rois d’Austrasie, est étroite, sombre et puante, comme toutes les rues de son espèce. Les femmes de mauvaise vie s’engageaient, moyennant certaine pension fixée par contrat, à servir corporellement dans les maisons de tolérance, que des ribaudes tenaient à bail et à ferme sous la mainburnie des magistrats. Ainsi, toute fille non mariée qui causait esclandre par ses mœurs dépravées, était menée honteusement au bourdel, et livrée aux ribaudes, qui trafiquaient de son corps, si on ne leur payait une bonne rançon, supérieure à la somme qu’elles croyaient pouvoir retirer de cette nouvelle marchandise. Philippe de Vigneulles raconte, à ce sujet, une touchante histoire qu’il date de 1491: Une garse, allant à la cathédrale le jour des Rameaux, rencontra son ami par amour, qui la prit avec lui et l’emmena en son logis, au lieu de l’accompagner à la messe. La chose fut sue, et les magistrats mandèrent à leur tribunal l’auteur de ce scandale: on le condamna seulement à 40 sous d’amende; mais la fille, qu’on jugea remplie de malvaise voulenté, fut enfermée dans une maison de débauche. «Son ami s’en alla après, dit le naïf chroniqueur, et la racheta des mains des ribaudes, en payant quinze solz, et la ramena en son hostel, et vendist tous ses biens, et s’en alla demourer dehors.» Un autre chroniqueur, le doyen de Saint-Thiébaut, nous fournit un renseignement précis sur le salaire de la Prostitution, dans un temps, il est vrai, où l’abondance des femmes communes ne faisait pas compensation à la disette du blé. En 1420 on avait quatre femmes pour un œuf, dit M. Émile Bégin (Histoire des sciences dans le pays Messin, p. 311) d’après l’autorité de ce chroniqueur: «car un œuf coustoit un gros, et une femme quatre deniers; encores les a-on meilleur marchié.» Le maquerellage ne formait pas néanmoins un commerce peu lucratif, et malgré les dangers d’un jugement criminel, malgré le fréquent exemple des châtiments infligés aux maquerelles, il ne manquait pas de honteuses femmes qui vivaient du trafic de leurs propres enfants. «Eut une femme les oreilles coupées, rapporte Philippe de Vigneulles (sous l’année 1480), pour tant qu’elle avoit fait beaucoup de larrecins, et qu’elle avoit aussy mené une jeune fille qu’elle avoit, qui estoit sa fille, au bourdel et mis à honte.» Un siècle plus tard, pour le même fait, elle eût subi la peine capitale.
L’histoire particulière de toutes les villes de la Lorraine et de l’Alsace nous offre une multitude de faits analogues qui démontrent l’unité de la jurisprudence en matière de Prostitution. Nous consignons seulement ici deux singularités relatives aux villes de Saint-Dié et de Montbéliard. Dans cette dernière ville, un ribaud, qui parcourait la ville en habits de femme (1539), fut «appréhendé au corps, mis ès mains du maître de la haute justice, pour estre placé sur une eschelle, avec deux quenouilles ès costés, puis fouetté et chassé à toujours des terres du seigneur de Montbéliard.» Il est probable que ce ribaud faisait un assez détestable usage de son déguisement féminin. Nous avons vu qu’on arrêtait aussi à Paris les ribaudes qui descendaient en habits d’homme dans la rue; mais, ordinairement, on se contentait de confisquer ces habits qui n’appartenaient pas à leur sexe. A Saint-Dié, les femmes de mauvaise vie, qui habitaient les rues Destord et Nozeville, pouvaient se vanter d’être d’un tempérament très-prolifique, puisque quatre villages voisins: Pierpont, Sainte-Hélène, Bult et Padoux, appelés les villes mâleuses, avaient été peuplés par leurs enfants mâles, qui s’y mariaient, et qui devenaient sujets du chapitre de la cathédrale de Saint-Dié, de même que les impurs habitants de la basse rue de Destord et de Nozeville. (Voy. dans les Arrêts de la Chambre royale de Metz, un dénombrement fourni à la Chambre le 7 janvier 1681.)
CHAPITRE XVI.
Sommaire.—Influence des mœurs et des usages de l’Italie sur la Provence et le Languedoc au moyen âge.—La Grant-Abbaye de la rue de Comenge, à Toulouse.—Enseigne des pensionnaires de la Grant-Abbaye.—Le quartier des Croses.—La maison du Châtel-Vert.—Vicissitudes de la Prostitution légale à Toulouse jusqu’à la fin du seizième siècle.—Hospice de la Prostitution légale à Montpellier.—Les entrepreneurs du Bourdeau de Montpellier.—Clare Panais.—Guillaume de la Croix et les deux fils de Clare Panais.—La maison de Paullet Dandréa.—Le bourdeou privilégié d’Avignon.—Statuts de Jeanne de Naples.—De la Prostitution à Avignon antérieurement aux statuts de 1347.—Etc., etc.
Il y a trois villes de France dans chacune desquelles l’histoire de la Prostitution légale peut constater l’existence d’un lieu de débauche établi en vertu d’un privilége royal et affermé au profit de la cité. Ces trois villes sont: Avignon, Toulouse et Montpellier; où l’on trouve, dans l’intérêt des bonnes mœurs, l’institution d’une abbaye obscène, que l’autorité municipale administrait comme un établissement d’utilité publique. Nous croyons que les annales de ces trois établissements méritent d’être écrites et rapprochées dans le même chapitre, pour faire comprendre l’influence des mœurs et des usages de l’Italie sur la Provence et le Languedoc au moyen âge.
«De toute ancienneté, dit une ordonnance de Louis XI que nous avons déjà citée, est de coustume en notre pays de Languedoc et espéciallement ès bonnes villes dudit pays, estre establie une maison et demourance, au dehors des ditesvilles, pour l’habitation et résidence des filles communes.» En effet, à Toulouse, du temps de ses premiers comtes, une maison de débauche avait été ouverte aux frais de la ville, qui en tirait un gros revenu, et qui assurait par là le repos des femmes honnêtes: cette abbaye était située dans la rue de Comenge. L’hérésie des Cathares, ou Albigeois, qui ne pouvaient avoir de commerce charnel avec aucune femme, contribua probablement à faire déchoir pour un temps le règne de la Prostitution à Toulouse, et, pour employer la belle expression dont se sert M. Mignet en analysant la doctrine de ces austères hérétiques (Journal des Savants, mai 1852), «le dieu de la matière qui dominait sur les régions ténébreuses des corps souillés» fut impuissant à défendre son temple. Une ordonnance des capitouls, de l’an 1201, purifia la rue de Comenge, et transféra dans le faubourg Saint-Cyprien l’établissement impur qui la déshonorait. Ce mauvais lieu autorisé sembla encore trop voisin du cœur de la ville; et on le transféra plus tard hors des murs, près de la porte et dans le quartier des Croses (voy. les Mém. de l’hist. du Languedoc, de Catel, et l’Hist. de Toulouse, par Lafaille). Si l’on eût fermé les portes de cette maison publique, qu’on appelait la Grant-Abbaye et qui renfermait non-seulement les ribaudes de la ville, mais encore celles qu’amenait à Toulouse le caprice de leur métier vagabond, les écoliers de l’Université et les débauchés ou goliards du pays se fussent révoltés pour maintenir ce qu’ils nommaient leurs antiques priviléges. La Ville et l’Université avaient donc d’intelligence fait les frais d’installation des fillas communes, et partageaient, bono jure et justo titulo, comme propriétaires, les profits de l’exploitation impudique. Les prostituées, qui logeaient à demeure ou de passage dans la Grant-Abbaye, étaient astreintes à porter un chaperon blanc avec des cordons blancs, pour enseigne de leur honteuse profession. Elles ne se soumettaient qu’avec peine à ce règlement somptuaire, qui les empêchait de se vêtir et assegneir à leur plaisir: car ce chaperon, de couleur éclatante, refusait de s’associer avec d’autres couleurs à la mode et gênait toujours, dans les questions de toilette, la communauté impure de la Grant-Abbaye. Les magistrats cependant se montraient inflexibles observateurs des anciennes ordonnances, et punissaient rigoureusement toute contravention à la règle des chaperons et cordons blancs.
Au mois de décembre 1389, le roi Charles VI, visitant les bonnes villes de son royaume, fit son entrée triomphante dans la capitale du Languedoc, où il fut reçu avec pompe et où il résida quelques jours. La population tout entière avait pris part aux fêtes de cette entrée, et les recluses de la Grant-Abbaye étaient allées à la rencontre du roi, avec des présents de confitures, de vins et de fleurs, pour lui présenter une supplique; elles lui demandaient, en don de joyeux avénement, de les délivrer des injures, vitupères et dommages que leur attiraient souvent les chaperons blancs et les cordons blancs qu’une vieille ordonnance attribuait à leur confrérie. Il paraîtrait que le cri: Au chaperon blanc!... dans les rues de Toulouse faisait sortir des maisons et des boutiques une foule d’enfants qui poursuivaient avec des huées la malencontreuse coiffure, en lui jetant de la boue et des pierres. Les femmes de la Grant-Abbaye se plaignaient de ce que les ordonnances sur leurs robes et autres vestures avaient été faites par les capitouls, sans la grâce et licence du roi; elles conjuraient donc ce prince de les mettre hors d’une telle servitude. L’affaire fut portée devant le conseil des requêtes et débattue en présence de l’évêque de Noyon, du vicomte de Melun et de messires Enguerrand Deudin et Jean d’Estouteville. Charles VI, qui n’était pas encore en démence, prit un intérêt tout paternel à la supplication des filles de joie du Bourdel de la ville de Toulouse, et, selon les termes de l’ordonnance qu’il rendit en cette occasion, «désirans à chascun faire grâces et tenir en franchise et liberté les habitans conversans et demeurans en son royaume,» il octroya aux suppliantes «que doresnavant elles et leurs successeurs en ladite Abbaye portent et puissent porter et vestir telles robes et chaperons et de telles couleurs comme elles vouldront tenir et porter, parmi ce qu’elles seront tenues de porter, entour l’un de leurs bras, une ensaigne ou différence d’un jarretier ou lisière de drap, d’autre couleur que la robe qu’ils auront vestue ou vestiront, sans ce qu’elles en soient ou puissent estre traitiées ne approchiées pour ce en aucune amende; nonobstant les ordonnances ou deffenses dessusdictes ne autres quelconques.» Les sénéchal et viguier de Toulouse et tous autres justiciers et officiers étaient chargés, en conséquence, de protéger à l’avenir les dames de l’Abbaye et de les faire jouir paisiblement et perpétuellement de l’octroi de cette grâce, sans les molester et sans souffrir qu’elles fussent molestées au sujet de leur habillement (voy. les Ordonn. des rois de France, t. VII, p. 327).
Les filles de la Grant-Abbaye eurent lieu de se repentir d’avoir été exceptées, par grâce spéciale du roi, de la servitude des chaperons et cordons blancs. La population de Toulouse s’indigna de ce que ces créatures s’étaient permis de quitter leur enseigne, en vertu de l’ordonnance du mois de décembre 1389, et ce fut un mot d’ordre général d’injurier et de maltraiter toutes celles qui se montreraient par la ville sans chaperons et cordons blancs. Le sénéchal et viguier de Toulouse ferma les yeux sur les avanies qu’on leur faisait subir journellement, et les justiciers et officiers royaux refusèrent de recevoir leurs plaintes. Ne pouvant obtenir justice et protection, les ribaudes, plutôt que de renoncer au bénéfice de l’ordonnance qui les affranchissait d’une servitude infamante, se tinrent renfermées dans leur asile (hospitium) et ne s’exposèrent plus à paraître en public avec la simple jarretière ou lisière de drap d’autre couleur que leur robe; mais elles ne se firent pas oublier de leurs persécuteurs, qui venaient les tourmenter jusque dans la Grant-Abbaye. Ces persécutions éloignèrent successivement les habitués du lieu, lesquels procuraient à la ville un revenu considérable (commodum magnum), qui était consacré à des dépenses d’utilité publique. Ce revenu baissa continuellement; et le trésorier du Capitole, qui le percevait chaque année sur les femmes communes et sur leurs fermiers (arrendatoribus), alla se plaindre aux capitouls, qui s’émurent de la perte d’une recette si facile et si sûre. On fit une enquête, et l’on apprit que les habitantes de l’Abbaye n’étaient plus en sûreté chez elles; que des bandes de mauvais garçons et de libertins (ribaldi, lenones et malevoli) venaient jour et nuit fondre sur le couvent impur, et y commettaient des désordres inouïs; que ces méchants, qui ne craignaient ni Dieu, ni justice, et qui semblaient inspirés du malin esprit (non verentes Deum, neque justitiam, cum sint imbuti maligno spiritu), brisaient les portes, pénétraient dans l’intérieur de la maison, et, pour atteindre les malheureuses qui se barricadaient dans leurs chambres, démolissaient la muraille ou perçaient la toiture; ensuite, ils maltraitaient, frappaient et outrageaient de la manière la plus atroce (vituperose et atrociter) les pauvres victimes de leur furieuse et cruelle lubricité. Celles-ci, pour échapper à ces oppressions, à ces violences, à ces injures, s’enfuyaient avec leurs servantes et leurs domestiques (familiares), et la Grant-Abbaye n’était plus qu’une ruine abandonnée. Les capitouls essayaient inutilement de porter remède au mal et de ramener les fugitives au bercail, en leur promettant appui et protection; l’habitude était prise, et, malgré les injonctions des capitouls, malgré les efforts de la garde urbaine, le siége de l’Abbaye recommençait sans cesse avec les mêmes épisodes de violence et de scandale. Les capitouls, en désespoir de cause, s’adressèrent au roi pour le supplier de venir en aide à leur pouvoir bravé et méconnu; Charles VII, qui ne régnait que sur quelques provinces de son royaume, parcourait alors le Languedoc pour y réchauffer le zèle de ses partisans: il se rendit à Toulouse, il examina dans son conseil la requête des capitouls, il se souvint que son père avait octroyé un don de joyeux avénement aux filles de joie de Toulouse, et, par lettres patentes du 13 février 1425, il menaça de toute sa colère les auteurs des excès qui s’étaient reproduits plusieurs fois dans la Grant-Abbaye; il enjoignit à ses officiers de protéger cet établissement, qu’il prenait sous sa garde spéciale, et il fit planter devant la porte dudit lieu des poteaux fleurdelisés (baculos cum floribus lilii depictos), en signe de protection royale (voy. le Recueil des Ordonnances des rois de France, t. XIII, p. 75).
Les armes de France imposèrent peu aux perturbateurs, qui renouvelaient de temps en temps leurs attaques nocturnes contre l’Abbaye; ils se réservaient ainsi l’excuse de n’avoir pas vu les fleurs de lis, mais les pauvres pécheresses avaient beau sonner la cloche d’alarme, appeler au secours et demander merci, elles se trouvaient heureuses d’en être quittes pour un viol. Enfin, elles abandonnèrent tout à fait l’Abbaye qui les livrait sans défense à leurs bourreaux; et elles rentrèrent dans le quartier des Croses, où elles furent moins exposées aux insolences des perturbateurs. Les capitouls virent alors s’élever à l’ancien taux les revenus obscènes de la ville, et cette grave considération leur fit fermer les yeux sur l’envahissement de la débauche publique dans l’enceinte des murailles de Toulouse. Les fillas communes restèrent près d’un siècle dans les ruelles voisines de la porte des Croses; elles n’émigrèrent qu’en 1525, lorsque l’Université s’empara des maisons qu’elles occupaient et y construisit des bâtiments à son usage. On les relégua de nouveau hors de la cité; et l’on acheta pour elles, aux frais de la ville, une grande maison, située hors des murs dans un lieu appelé le Pré-Moutardi, appartenant à M. de Saint-Pol, maître des requêtes. Cette maison de Prostitution, qui fut surnommée le Château-Vert ou Châtel-Vert, n’avait plus à redouter les assauts des mauvais garnements et elle offrait une retraite paisible à ses pensionnaires, qui travaillaient toujours de leur infâme métier pour le compte de la ville; mais des règlements sévères régissaient, à cette époque, l’institution du Château-Vert. En 1557, la peste s’étant déclarée à Toulouse, ordre avait été donné aux femmes amoureuses de demeurer enfermées dans leur fort et de n’y admettre personne jusqu’à la cessation du fléau; quelques-unes désobéirent à cet ordre de police et furent fouettées sur la place du marché, les autres s’enfuirent et passèrent dans des villes où la peste n’était pas. Elles reparurent à Toulouse en 1560, quand l’amélioration de la santé publique leur rouvrit les portes du Château-Vert. Leur retour fut joyeusement fêté, mais les capitouls, offensés des railleries que leur valait la direction suprême de ce bourdel municipal, sachant aussi qu’on les accusait d’acheter leurs robes avec l’impôt du Château-Vert, cédèrent cet impôt aux hôpitaux de la ville. Les hôpitaux n’en jouirent que six ans, après lesquels ils rendirent à la ville un privilége aussi onéreux: les bénéfices produits par l’exploitation du Château-Vert se trouvaient absorbés, et au delà, par les charges attachées aux redevances de ce domaine déshonnête; car les hôpitaux étaient tenus, en compensation, de recevoir et de soigner les malades qui sortaient du Château-Vert. Or, depuis six ans, ces malades avaient été plus nombreux que jamais et le traitement vénérien coûtait fort cher. Un conseil solennel s’assembla au Capitole; on y agita la question qui préoccupait en ce temps-là tous les magistrats du royaume: l’abolition radicale de la Prostitution. Les notables de la cité assistaient à cette réunion, et ils opinèrent la plupart pour la suppression du Château-Vert; mais l’avis de l’abbé de la Casedieu l’emporta de concert avec celui du premier président du parlement, qui conseillait de remettre cette suppression à un moment plus opportun.
En effet, il n’y avait pas de ville où la Prostitution légale fût plus nécessaire qu’à Toulouse: les mœurs y étaient fort relâchées, et les passions, sous l’influence du climat, y éprouvaient des besoins impérieux qu’il fallait satisfaire dans de certaines limites. C’était le seul moyen d’éviter des scandales et d’assurer la sécurité des femmes honnêtes. Deux faits récents prouvaient que l’autorité des magistrats de la ville ne pouvait exercer trop de surveillance sur les filles de joie, que le Château-Vert ne renfermait pas même assez strictement. En 1559, on avait trouvé quatre de ces malheureuses dans le couvent des Grands-Augustins; elles s’y étaient cachées sous la robe monastique et elles servaient aux débauches de toute la communauté. Trois de ces faux moines de perdition furent pendus aux trois portes du couvent, et un véritable moine, leur principal complice, fut envoyé, les fers aux pieds, à son évêque. En 1566, trois autres femmes de cette espèce s’étant glissées dans le couvent des Béguines, on les pendit sans forme de procès. Le Château-Vert conserva donc encore ses attributions et ses franchises jusqu’en 1587. Cette année-là, on remit en vigueur les mesures de salubrité que réclamait le règne d’une épidémie à Toulouse: le Château-Vert fut évacué et l’on en scella les portes; mais les prostituées, en sortant de leur repaire, ne changèrent pas leur genre de vie, et en dépit de la peste, qui ne les effrayait pas, elles exerçaient en plein champ leur dangereuse industrie. Un des capitouls, que la peur de la peste avait forcé de quitter son poste et de se réfugier à la campagne, fut témoin des débauches vagabondes qui avaient lieu autour de la ville. Lorsque la peste eut cessé et que ce capitoul eut repris ses fonctions, il raconta, dans le conseil de ville, les honteux spectacles qu’il avait eus sous les yeux dans les vignes et dans les champs qui avaient remplacé le Château-Vert. On ne songea point à rouvrir ce dernier, et l’on donna la chasse à toutes les ribaudes qui avaient mené une vie si désordonnée pendant la peste. Elles furent enfermées dans les prisons de la ville, et on les attachait à des tombereaux pour le nettoiement des rues (voy. les Annales de la ville de Toulouse, par Lafaille, t. II, p. 189, 199 et 280).
Telles furent les vicissitudes de la Prostitution légale à Toulouse jusqu’à la fin du seizième siècle. L’histoire des mauvais lieux de Montpellier ne remonte pas à une date aussi reculée, du moins les documents authentiques qui nous la racontent ne sont pas antérieurs au quinzième siècle; mais, à Montpellier comme à Toulouse, nous voyons que, suivant l’usage établi de toute ancienneté dans les principales villes du Languedoc, la Prostitution légale avait son hospice hors des murs de la cité et sous la garde des magistrats, qui percevaient un impôt sur les femmes communes et sur leurs fermiers privilégiés. Au commencement du quinzième siècle ce privilége malhonnête appartenait à un nommé Clare Panais, qui avait établi le centre de ses affaires dans une maison située hors des murs de la ville en un lieu appelé communément le Bourdeau: «C’est là, disent les lettres patentes de Charles VIII qui confirment l’ancien privilége de Panais, c’est là que les filles communes et publicques ont accoustumé de faire leur demourance et y résider de jour et de nuit.» Clare Panais jouissait paisiblement de son privilége et s’enrichissait, en payant des droits énormes à la ville. Il avait deux fils, Aubert et Guillaume, qu’il faisait élever avec beaucoup de soin, et qui devaient être des jeunes gens de famille accomplis. Cet excellent père mourut, et les deux fils héritèrent du privilége attaché à la maison du Bourdeau. Comme ce privilége rapportait beaucoup d’argent, ils ne pensèrent pas à s’en dessaisir; mais ils en cédèrent une partie à Guillaume de la Croix, changeur, qui était d’une bonne noblesse de Montpellier, et qui comptait parmi ses ancêtres le fameux patron des pestiférés, saint Roch. Depuis lors, la propriété indivise du Bourdeau demeura entre les mains de Guillaume de la Croix et des deux frères Panais, qui devinrent changeurs et banquiers, sans cesser d’exploiter la ferme de la Prostitution légale à Montpellier. Ils n’en furent pas plus déshonorés que le conseil de ville, qui touchait les deniers de l’impôt et qui avait la haute direction du Bourdeau. Le mayeur et les magistrats qui composaient le conseil voulurent empêcher les femmes de mauvaise vie d’entrer dans la ville, même avec l’aiguillette sur l’épaule, et, pour leur ôter tout prétexte de fréquenter les étuves et les bains publics, où elles exerçaient en cachette leur ignoble profession, ils proposèrent aux fermiers de la débauche urbaine de faire construire des étuves et des bains dans la maison du Bourdeau. Aubert Panais et son frère Guillaume, ainsi que leur associé Guillaume de la Croix, consentirent à faire ces grandes et somptueuses dépenses, qui avaient pour objet de rendre tout à fait sédentaires les habitantes du Bourdeau; mais ils profitèrent d’une si belle occasion, pour faire renouveler et confirmer l’ancien privilége de cette maison de tolérance, en vertu duquel, moyennant la somme de cinq livres tournois payée annuellement au roi ou à son lieutenant, «dès lors en avant, nulles personnes, de quelque estat ou condicion qu’ils soient ou feussent, ne pourroient faire ou faire faire, en la part antique de Montpellier, nul bourdeau, cabaret, hostellerie, ne autres estuves, pour loger, retraire ne estuver lesdites filles communes, sur peine de perdre et confisquer lesdites maisons, bourdeau, cabaret ou estuves.» Le conseil de ville, à qui l’on représenta l’instrument public fait et passé entre les parties intéressées, approuva de nouveau les clauses du contrat, et augmenta les avantages des fermiers du Bourdeau.
Mais ceux-ci furent bientôt troublés dans la jouissance de leur privilége: un des associés, Aubert Panais, ayant cédé sa part à sa fille Jaquète, qui l’apporta en dot à Jacques Bucelli, qu’elle épousa vers 1465, un nommé Paullet Dandréa, habitant la même ville, se crut autorisé à poursuivre la déchéance du privilége des Panais. Il agissait ainsi par envie ou autrement, et il était sans doute soutenu par le recteur ou le bailli de la vieille ville. Il commença donc par «retirer et accueillir lesdites filles communes en une sienne maison située en dedans de la ville en la partie de la Baillie.» Mais l’existence d’un lieu de débauche à l’intérieur de la cité était une infraction à tous les vieux us du Languedoc, et les habitants du voisinage, prêtres et bourgeois, se plaignirent aux consuls et protestèrent contre l’audacieuse entreprise de Paullet Dandréa: car ils voyaient «la chose estre au grant vitupere et deshonneur et très-mauvais exemple des femmes mariées, bourgeoises et autres, et de leurs filles et servantes, et mesmement pour les scandales et inconvéniens qui s’en pouvoient avenir.» Dandréa tint bon; et, probablement avec l’appui secret de certains débauchés qui trouvaient leur profit à l’établissement de cette maison centrale, il continua d’y tenir une cour amoureuse, et il y attira souvent les dames du Bourdeau. Mais Guillaume de la Croix et Guillaume Panais étaient riches et puissants, le premier surtout; ils sommèrent le gouverneur de la ville de faire fermer la maison de Dandréa, ouverte contrairement aux ordonnances des rois et au privilége de Clare Panais; ils ne rougirent pas de se déclarer propriétaires et entrepreneurs du Bourdeau, en portant plainte au roi. Charles VII envoyait justement aux états du Languedoc, comme ses commissaires, le sire de Montaigu, sénéchal de Limousin, et maîtres Jean Hébert et François Halle, conseillers du roi, qui se rendirent à Montpellier, où les états s’assemblèrent au mois de décembre 1458. Ces trois personnages furent saisis de l’affaire par une requête que Guillaume de la Croix et ses associés adressèrent aux états, qui ne dédaignèrent pas de s’en occuper. Les commissaires du roi firent comparaître les parties devant eux, et, après les avoir entendues en présence du procureur de la ville, défendirent à Dandréa, sous peine d’une amende de dix marcs d’argent, de loger ni de recevoir dans sa maison aucune femme publique. Le procureur de la ville et le sénéchal de Beaucaire furent avertis d’avoir l’œil et la main à l’exécution de cet arrêt, conforme aux antiques coutumes de Montpellier. Quant aux héritiers et successeurs de Clare Panais, ils furent confirmés dans la jouissance de leur privilége moyennant la redevance annuelle de cinq sols tournois au profit du roi: «sans qu’aucun puisse doresnavant édiffier ne establir autre maison ou lieu publicque pour l’habitation desdites filles communes, soit en la Rectorie ou Baillie de la ville ou ailleurs.» Les associés, non satisfaits du gain de leur procès, demandèrent au roi la confirmation de l’arrêt, en 1469, et cette confirmation leur fut accordée moyennant finance. Vingt ans plus tard Guillaume de la Croix était devenu conseiller du roi et trésorier de ses guerres, mais il n’avait pas renoncé, pour cela, à sa part d’entrepreneur du Bourdeau de Montpellier. Comme il ne résidait pas habituellement à Montpellier, et que Guillaume Panais ne s’occupait plus guère de l’administration de leur propriété indivise, il craignit de voir reparaître la concurrence fâcheuse que Dandréa leur avait faite naguère: «Doubtant que aucuns leur voulsissent, en la jouissance des choses dessus déclarées, donner destourbier et empeschement,» il sollicita de Charles VIII la confirmation des lettres patentes qu’il avait obtenues de Louis XI, et qui contenaient la teneur des priviléges du Bourdeau de Montpellier. Charles VIII s’empressa d’accorder à son amé et féal conseiller, «pour le bien et interest de la chose publique,» l’ordonnance qui maintenait ses droits sur la Prostitution de Montpellier, ainsi que ceux de Guillaume Panais et de Jaquète, femme de Jacques Bucelli, tous habitants honorables de cette ville.
De même que Montpellier, Toulouse et les principales villes du Languedoc et de la Provence, Avignon avait aussi son bourdeou privilégié, établi et constitué en vertu d’ordonnances royales et municipales, et ce mauvais lieu, le plus célèbre de tous ceux de la France à cause des statuts qui le régissaient, semble avoir été organisé sur le modèle des maisons publiques de l’Italie. L’authenticité de ces statuts, que le savant médecin Astruc publia pour la première fois en 1736 dans la première édition de son traité De Morbis venereis, nous paraît incontestable, malgré la spécieuse réfutation que M. Jules Courtet a fait paraître dans la Revue archéologique (2e année, 3e livraison). Selon M. Jules Courtet, Astruc aurait été la dupe d’une plaisante mystification et les statuts apocryphes, attribués à la reine Jeanne de Naples, seraient l’œuvre de M. de Garcin et de ses amis. C’est dans une note anonyme, écrite à la main sur un exemplaire de la Cacomonade de Linguet, que se trouve racontée l’histoire de cette mystification, dans laquelle on fait intervenir comme complice un Avignonnais, M. Commin, qui a vu le jour dix ans après le livre d’Astruc. On sait ce que vaut, en général, une note tracée sur la garde d’un livre, et nous sommes surpris que la critique ait fondé sur une pareille note la négation d’un fait historique qui a traversé le dix-huitième siècle, ce siècle sceptique et railleur, sans être démenti ni même mis en doute. A coup sûr, si des mystificateurs d’Avignon avaient pu s’amuser de la sorte aux dépens d’un savant aussi renommé que l’était Astruc, l’Europe entière eût retenti d’un immense éclat de rire, et le traité De Morbis venereis, dans lequel la pièce en question fut imprimée pour la première fois, n’eût point échappé aux conséquences d’une telle mystification; car le but de toute mystification est la publicité satirique. Dans tous les cas, la facétie de M. de Garcin et de ses amis eût transpiré, du moins à Avignon, et Astruc se fût bien gardé de conserver les statuts apocryphes dans la seconde édition de son ouvrage, corrigée et augmentée, en 1740. Cet ouvrage, d’ailleurs, traduit en français par Jault, et en plusieurs langues, aurait rencontré plus d’un contradicteur sur le fameux chapitre du bourdeou d’Avignon. Il est démontré, au contraire, que la tradition locale à l’égard de cette maison de Prostitution était constante et très-répandue lorsque Astruc écrivit à une personne d’Avignon (vers 1725 ou 1730) pour obtenir, s’il était possible, une copie de l’original des statuts de 1347.
M. Jules Courtet dit que cette copie a été faite d’après un prétendu original que de malins faussaires ont intercalé dans un beau manuscrit du treizième et du quatorzième siècle, intitulé Statuta et privilegia reipublicæ Avenionensis. Ce manuscrit, qui a fait partie de la magnifique bibliothèque du marquis de Cambis Velleron, est entré depuis au Musée Calvet, où M. Jules Courtet a pu l’examiner. Les Statuta prostibuli civitatis Avenionis, que M. Jules Courtet regarde comme «une imitation, une contrefaçon maladroite, non-seulement du style, mais encore de l’écriture du quatorzième siècle,» sont transcrits sur une feuille de parchemin, «dont le second verso portait déjà la copie d’une bulle du pape Grégoire, écriture du seizième siècle.» Cette circonstance seule prouverait qu’on n’a voulu tromper ici personne, et que l’ancien possesseur du manuscrit, au seizième siècle sans doute, s’est ingéré de le compléter lui-même en y ajoutant une copie faite sur une autre plus ou moins fautive qu’il était parvenu à se procurer. Le marquis de Cambis, qui était d’Avignon et qui se trouvait ainsi à la source de tous les bruits relatifs à cette affaire, n’eût pas manqué de faire disparaître les feuillets qui déshonoraient son manuscrit, au lieu de mentionner dans son Catalogue les singuliers statuts «qui, dit-il (page 465), sont en langue provençale telle qu’on la parlait alors, et qui diffère peu de celle d’aujourd’hui.» Il est probable que l’original existait ou avait existé dans les archives du palais des papes ou dans celles des comtes de Provence, et qu’un curieux en avait fait une transcription à sa manière, en altérant et modernisant le texte provençal, peut-être même en traduisant dans cette langue le texte latin. Ce qui paraît certain, c’est que l’existence de ces statuts n’a jamais été douteuse; et que leur authenticité est, d’ailleurs, confirmée par leur contexte, qui est d’accord avec tout ce que nous savons sur le régime de la Prostitution dans la Provence au moyen âge. Quant à toutes les considérations morales qui ont été mises en avant pour accuser de grossière invraisemblance ces statuts donnés ou plutôt consentis par une jeune reine, elles n’ont pas de valeur pour quiconque étudie la police des mœurs à cette époque: Jeanne de Naples, comtesse de Provence, n’a rien innové en ce genre; elle n’a fait que sanctionner de son autorité souveraine les mesures d’administration urbaine que les magistrats d’Avignon avaient prises dans l’intérêt de la chose publique, suivant les motifs qui dictèrent à Charles VIII une ordonnance et des lettres royaux sur une matière analogue.
La dissertation de M. Jules Courtet nous aidera du moins à montrer qu’antérieurement aux statuts de 1347, la Prostitution s’était installée à la mode italienne dans la ville papale d’Avignon. Au concile de Vienne, tenu en 1311-1312, le pieux et savant évêque de Mende, Guillaume Durandi, demanda la répression sévère des excès de la débauche; il s’indigna que le maréchal de la cour d’Avignon eût pour tributaires les femmes communes et leurs scandaleux complices; il voulait que l’on reléguât dans les quartiers les moins fréquentés ces pestes publiques, qui s’exposaient en foire aux portes des églises, devant les hôtels des prélats et jusque sous les murs du palais des papes; il voulait aussi que le maréchal de la cour renonçât aux infâmes redevances de la Prostitution (voy. Vitæ pap. Aven., publ. par Baluze, t. I, fo 810). Tous les Pères du concile firent écho aux plaintes de l’évêque de Mende, mais on ne s’arrêta point à un projet de réforme qui aurait nui à bien des intérêts particuliers; et le maréchal de la cour du pape continua de toucher les revenus impurs de sa charge, qui avait plus d’un rapport avec celle du roi des ribauds de la cour de France. Les ribaudes se multipliaient et se répandaient par toute la ville. «Il n’y avait point, dit M. Jules Courtet, de lieu, quelque sacré qu’il fût, à l’abri de leur incroyable audace.» Pétrarque, qui résidait dans cette ville en 1326, s’étonne du dérèglement des mœurs, que la translation du saint-siége semblait avoir favorisé, comme si le pape et les cardinaux avaient emmené de Rome un cortége de femmes et d’hommes dépravés: «Dans Rome la grande, dit Pétrarque, il n’y avait que deux courtiers de débauche; il y en a onze dans la petite ville d’Avignon.» (Cum in magna Roma duo fuerint lenones, in parva Avenione sunt undecim. Voy. les Œuvres latines de Pétrarque, édit. de Bâle, fo 1184.) On comprend que la Prostitution, livrée à elle-même, avait besoin d’un règlement, semblable à celui qui en faisait une institution de prévoyance et d’utilité publique dans les autres villes de la Provence. La reine Jeanne, menacée dans son royaume de Naples par l’armée de son beau-frère Louis de Hongrie, venait de déposer sa couronne teinte du sang de son mari; elle s’était réfugiée sur les terres de France, et, après avoir épousé en secondes noces son cousin et son amant Louis de Tarente, elle se préparait à vendre au pape le comtat d’Avignon pour acheter l’absolution de son crime et l’appui de la papauté. Ce fut en présence de ces graves événements, que la reine, qui devait être à Aix, rédigea ou plutôt confirma les statuts de la Prostitution légale à Avignon, comme Charles VII et Louis XI confirmèrent ceux du même genre pour les villes de Toulouse et de Montpellier. Ces statuts (et le premier article en fait foi) furent dressés par les consuls ou gouverneurs de la ville, dans la forme ordinaire de tous les priviléges des mauvais lieux, et la jeune reine ne fit que les signer, sans les lire, sur la foi de son chancelier, qui les avait approuvés. On peut avancer avec certitude, que le premier à qui l’on concéda l’exploitation de ces priviléges, étant le plus intéressé à les obtenir, n’épargna pas l’argent, pour s’assurer ainsi l’approbation de la reine, et pour faire reconnaître ses droits, avant la cession du Comtat au saint-siége apostolique.
Nous ne pouvons que reproduire le texte provençal des statuts tel qu’Astruc l’a donné, et nous regrettons que M. Jules Courtet n’ait pas collationné ce texte avec celui que renferme le manuscrit du Musée Calvet, et qui est rempli de ratures et de surcharges. Ce seul fait doit exclure toute idée de supercherie, de la part du copiste ou du traducteur de la pièce originale. Nous allons donc, sans y rien changer, donner ce texte provençal, et nous le ferons suivre d’une version française, plus littérale que celle qui figure dans la traduction du livre d’Astruc, et qui a été mal à propos répétée avec ses erreurs et ses périphrases incolores.
I. L’an mil très cent quaranto et set, au hueit dau mès d’avous, nostro bono Reino Jano a permès lou Bourdeou dins Avignon; et vel ques toudos las fremos debauchados non se tengon dins la Cioutat, mai que sian fermados din lou Bourdeou, et que per estre couneigudos, que portan uno agullietto rougeou sus l’espallou de la man escairo.
II. Item. Se qualcuno a fach fauto et volgo continuâ de mal faire, lou clavairé ou capitané das sergeans la menara soutou lou bras per la Cioutat, lou tambourin batten, embé l’agullieto rougeou sus l’espallo, et la lougeora din lou Bordeou ambé las autros; ly defendra de non si trouba foro per la villo à peno das amarinos la premieiro vegado, et lou foué et bandido la secundo fès.
III. Nostro bono Reino commando que lou Bourdeou siego à la carriero dou Pont-Traucat, proché lous Fraires Augoustins, jusqu’au Portau Peiré; et que siego une porto d’au mesmo cousta, dou todos las gens intraran, et sarrado à clau per garda que gis de jouinesso non vejeoun las dondos sensou la permissieou de l’abadesso ou baylouno, qué sara toudos lous ans nommado per lous Consouls. La baylouno gardara la clau, avertira la jouinessou de n’en faire gis de rumour, ni d’aiglary eis fillios abandonnados; autromen la mendro plagno que y ajo, noun sortiran pas que lous sargeans noun lous menoun en prison.
IV. La Reino vol que toudos lous samdès la baylouno et un barbier deputat das Consouls visitoun todos las fillios debauchados, que seran au Bourdeou; et si sen trobo qualcuno qu’abia mal vengut de paillardiso, que talos fillios sian separados et lougeados à part, afin que non las counongeoun, per evita lou mal que la jouinesso pourrié prenre.
V. Item. Sé sé trobo qualco fillio, que siego istado impregnado din lou Bourdeou, la baylouno n’en prendra gardo que l’enfan noun se perdo, et n’avertira lous Consouls per pourvesi à l’enfan.
VI. Item. Que la baylouno noun perméttra à ges d’amos d’intra dins lous Bourdeou lou jour Vendré et Sandé san, ni lou benhoura jour de Pasques, à peno d’estré cassado et d’avé lou foué.
VII. Item. La Reino vol que todos las fillios debauchados, que seran au Bourdeou, noun sian eu ges de disputo et jalousié; que noun se doranboun, ne battoun, mai que sian como sorès; qué quand qualco quarello arribo, que la baylouno las accordé et que caduno s’en stié à ce que la baylouno n’en jugeara.
VIII. Item. Se qualcuno a rauba, que la baylouno fasso rendré lo larrecin à l’amiable; et se la larrouno noun lou fai, que ly sian donnados las amarinas per un sargean dins uno cambro, et la secundo lon foué per lou bourreou de la Cioutat.
IX. Item. Que la baylouno noun dounara intrado à gis de Jusious; que se per finesso se trobo que qualcun sie intrat, et ago agu conneissencé de calcuno dondo, que sia emprisonnat per avé lou foué per touto la Cioutat.
I. L’an mil trois cent quarante-sept, au huit du mois d’août, notre bonne reine Jeanne a permis le bordel dans Avignon. Elle veut que toutes les femmes débauchées ne se tiennent plus dans la cité, mais qu’elles soient renfermées dans le bordel, et que, pour être reconnues, elles portent une aiguillette rouge sur l’épaule gauche.
II. Si quelque fille a fait une faute et veut continuer de mal faire, le garde des clefs de la ville ou le capitaine des sergents l’amènera, par-dessous le bras, à travers la cité, tambour battant, avec l’aiguillette rouge sur l’épaule, et la logera dans le bordel avec les autres, et lui défendra de se trouver dehors par la ville, à peine d’amende pour la première fois, et du fouet et du bannissement pour la seconde.
III. Notre bonne reine commande que le bordel ait son siége dans la rue du Pont-Traucat, près les frères Augustins, jusqu’à la porte Peiré, et qu’il y ait une porte du même côté par où tout le monde entrera, mais qui sera fermée à clef pour empêcher qu’aucun jeune homme puisse voir les femmes sans la permission de l’abbesse ou baillive, qui sera tous les ans nommée par les consuls. La baillive gardera la clef et avertira la jeunesse de ne faire aucun tumulte, et de ne pas maltraiter les filles abandonnées; autrement, à la moindre plainte qu’il y aurait contre les auteurs du désordre, ils ne sortiraient de là que pour être menés en prison par les sergents.
IV. La reine veut que tous les samedis la baillive et un barbier, délégué par les consuls, visitent toutes les filles débauchées qui seront au bordel; et, s’il s’en trouve quelqu’une qui ait mal, venu de paillardise, que cette fille soit séparée des autres et logée à part, afin qu’on ne l’approche pas, pour éviter le mal que la jeunesse pourrait prendre.
V. Item, s’il advenait que quelque fille devînt grosse dans le bordel, la baillive prendra garde que l’enfant ne soit détruit et avertira les consuls, qui pourvoieront à la naissance de cet enfant.
VI. Item, la baillive ne permettra à aucun homme d’entrer dans le bordel le jour du saint Vendredi, le jour du Samedi saint et le bienheureux jour de Pâques, sous peine d’être cassée et d’avoir le fouet.
VII. Item, la reine veut que toutes les filles débauchées qui seront au bordel ne soient en cas de dispute et de jalousie; qu’elles ne se volent, ni ne se battent, mais qu’elles vivent comme sœurs; si une querelle arrive, la baillive doit les accorder entre elles, et chacune s’en tienne à ce que la baillive décidera.
VIII. Que si quelqu’une a dérobé, la baillive lui fasse rendre à l’amiable l’objet volé, et si la voleuse refuse de faire cette restitution, qu’elle soit fustigée par un sergent dans une chambre, et, en cas de récidive qu’elle ait le fouet, de la main du bourreau de la ville.
IX. Item, que la baillive ne donna accès dans le bordel à aucun juif, et s’il se trouve que quelque juif y soit entré par ruse et y ait connu quelque femme, qu’il soit emprisonné pour avoir le fouet par toute la cité.
Astruc, en rapportant ces statuts tels qu’on les lui avait envoyés d’Avignon, dit qu’ils avaient été copiés sur les registres de Me Tamarin, notaire et tabellion apostolique en 1392; mais il ne put avoir aucun renseignement sur ce Tamarin et sur son manuscrit, à l’exception d’un extrait des mêmes registres, constatant qu’un juif de Carpentras, nommé Doupedo, fut fouetté publiquement à Avignon en 1408, pour être entré en secret dans le Bordeou et y avoir connu une des filles. Un fait analogue est relaté dans l’Appendix Marcæ-Hispanicæ, où le savant Pierre de Marca cite un acte de l’an 1024, dans lequel il est dit qu’un juif, nommé Isaac, eut ses biens confisqués, et fut puni corporellement, pour avoir commis adultère avec une chrétienne. Astruc, qui a recueilli ce précieux détail de mœurs (Traité des maladies vénér., t. I, p. 210), ajoute peu de réflexions aux statuts de la reine Jeanne; il se borne, suivant son système, à prétendre que le mal vengut de paillardiso ne pouvait être une maladie vénérienne. M. Jules Courtet dit que «cet article, qui fait douter le grave Merlin de l’authenticité des statuts, suffirait aux yeux de beaucoup de gens pour invalider le prétendu original.» Nous verrons, en faisant l’histoire de la Prostitution en Angleterre, que les statuts des mauvais lieux de Londres défendaient, en 1430, de garder dans une maison publique «aucune femme infectée du mal de l’arsure.» En résumé, et après un sérieux examen de la question, nous croyons que, si nous ne possédons pas le texte original des statuts du Bordeou d’Avignon, nous en avons du moins les règlements, qui semblent conformes à ceux que la tolérance municipale avait mis en vigueur dans les villes du Midi. N’oublions pas de remarquer, en passant, que le vieux refrain populaire
Tout le monde y passe,
pourrait bien être une allusion joyeuse à la mauvaise renommée de la rue du Pont-Traucatou-Troué.
Cette rue avait des étuves si malfamées, qu’un synode, tenu à Avignon le 17 octobre 1441, défendit aux ecclésiastiques et aux hommes mariés, de fréquenter ce lieu de Prostitution, considerantes quod stuphæ Pontis-Trouati præsentis civitatis sint prostibulosæ et in eis meretricia prostibularia publice et manifeste committantur. Ceux qui osaient braver cette défense et l’excommunication que le synode y attachait, étaient tenus de payer, au profit de l’évêque, dix marcs d’argent, si on les surprenait sortant de ces étuves en plein jour, et vingt marcs s’ils y allaient la nuit. Le viguier d’Avignon, Jean Blanchier, fut chargé de faire exécuter ces statuts synodaux et de veiller à la police intérieure des étuves publiques (voy. le Thesaurus novus anecdotorum de Martenne, t. IV, col. 585). Peu d’années après, en 1448, le Conseil de ville s’occupa aussi des étuves de la Servelerie, qui n’étaient que des repaires de Prostitution comme les stuphæ Pontis-Trouati. M. Jules Courtet cite encore, d’après les petites archives de la mairie d’Avignon (Ier vol. des Délibérations du Conseil, séance du 4 novembre 1372), une mesure de police relative aux femmes dissolues de cette ville. Le viguier fit crier, à son de trompe, dans les carrefours, qu’aucune de ces malheureuses ne se hasardât point à porter en public un manteau ni un voile, ni un chapelet d’ambre, ni un anneau d’or, sous peine d’une amende et de confiscation des objets. Vers le même temps, on faisait un cri et proclamation semblable dans la ville de Paris, et cette injonction aux filles publiques de se conformer aux lois somptuaires prouve suffisamment qu’elles ne pouvaient se départir de leur caractère infâme, une fois qu’elles avaient fait profession dans une abbaye d’impureté. Nous retrouverons plus loin, à Naples, dans les usages de la débauche publique, l’origine traditionnelle du Bordeou d’Avignon, cette étrange fondation d’une jeune reine belle et galante.
Au reste, si les abbayes obscènes étaient des établissements de fondation royale ou municipale dans la plupart des villes de la Provence, les femmes perdues qui se consacraient à la Prostitution n’avaient nulle part l’autorisation d’exercer leur honteuse industrie hors de l’asile qui leur était assigné. On considérait partout comme une enfreinte aux règlements de police leur présence dans les rues avec le costume des femmes de bien. Un article des statuts d’Arles, dressés en 1454, nous prouve que ces règlements de police, en usage dans cette ville, ne différaient pas de ceux que nous voyons établis à Avignon vers la même époque.
Voici l’article des statuts, rapporté par Millin dans son Essai sur la langue et la littérature provençales: «Toutes femmes publiques, putan, catoniere ou tenen malo vido et inhonesto, demourant en carriere de las femmes de ben, que porte mantel, vel en la testa, subre son col ou espalles, hoplecho, garlandes ou annel d’or ou d’argent, sie condamnade, per chascune cause, en 50 sols coronas et en perdamen de las causas susdiches.» Ce passage de la législature arlésienne nous paraît constater que l’on distinguait, des femmes de mauvaise vie reconnues (putan), et en quelque sorte patentées, les coureuses de nuit (catoniere) et les débauchées qui logeaient dans des rues honnêtes. Quant aux objets de toilette qu’elles ne devaient pas porter, ce sont les mêmes qui étaient interdits aux fillios abandonnados d’Avignon.
Nous n’avons pas trouvé de document qui nous permette d’estimer le prix courant du Bourdeou de la reine Jeanne, mais on est fondé à croire que ce prix était très-modique dans une province où, suivant le proverbe populaire, la meilleure femme ne valait pas quinze sous: Qui perde sa fremo eme quinze sous es grand dommagi de l’argent. Les proverbes sont, il est vrai, si hostiles aux femmes dans tous les pays du monde, qu’il faut bien supposer que ces proverbes se font sans elles: Ombre d’home vau cen fremos, disait-on à Arles ainsi qu’à Avignon.
CHAPITRE XVII.
Sommaire.—La Prostitution légale et la Prostitution libre.—De l’influence de la Chevalerie sur l’honnêteté publique.—L’Enfant d’honneur de la Dame des Belles-Cousines.—Le vrai chevalier, destructeur de la corruption.—L’envoi de la Camise.—Le châtelain de Coucy et la dame de Fayel.—Principalia amoris præcepta de maître André, chapelain de Louis VII.—Les Cours d’amour et les Parlements de gentillesse.—La jurisprudence amoureuse.—Arrêts d’amour.—Le maire des Bois-Verts, le baillif de Joye, le viguier d’amours, etc.—Les Jongleurs, etc.
Nous avons constaté, en étudiant les moralistes et les poëtes du moyen âge, que la Prostitution légale était en horreur au peuple, à la bourgeoisie et à la noblesse, qui la considéraient comme une souillure secrète de la société, et qui d’un commun accord l’empêchaient de se produire au grand jour et d’affliger par un scandale éclatant les yeux, les oreilles et la pensée des honnêtes gens. Cette Prostitution n’en était pas moins solidement établie sur une large échelle, pour l’usage d’une classe dangereuse et suspecte, qui vivait en dehors de la décence publique, et qui se composait des ribauds et des débauchés de toutes les catégories, depuis les vagabonds ou batteurs d’estrade, depuis les truands et les gueux, jusqu’aux jongleurs, aux ménétriers et aux mauvais garçons. Il fallait que chaque ville offrît au moins un asile de débauche à cette population flottante, qui se renouvelait sans cesse, et qui échappait constamment à l’action régulière de la police municipale. C’était une sauvegarde permanente contre les entreprises de ces enfants perdus, comme on les appelait partout, redoutables aux femmes de bien et à leurs maris, mais heureusement détournés de leurs méchants instincts de rapt et de violence, quand on leur permettait de hanter la compagnie des folles femmes et de se divertir avec elles. Il y avait ainsi beaucoup de ces créatures qui couraient le pays accompagnées de leurs goliards et de leurs amants, et ceux-ci faisaient bombance, aux dépens du trafic obscène qui s’exerçait sous leurs yeux, dans les cours de ribaudie où ils s’arrêtaient avec leurs infâmes compagnes; mais on peut dire que ces impuretés ne transpiraient pas hors des lieux qui en étaient le théâtre ordinaire et ce qui se passait dans le mystère du bordeou provençal ou du clapier normand ne laissait aucune trace de désordre dans les mœurs de la famille et de la cité.
Ces mœurs n’en étaient pas souvent plus austères; mais, si relâchées qu’elles fussent, elles n’avaient pas de rapport intime ni de contact apparent avec les choses de la Prostitution légale, car les femmes communes qui étaient au service de cette Prostitution, ne communiquant qu’avec certains hommes malfamés qui participaient à la honte d’une pareille vie: ribaudes et ribauds, formaient une sorte de corporation impudique retranchée du sein de la société. Celle-ci, toutefois, en se tenant à l’écart de la ribauderie, n’en menait pas une conduite plus exemplaire et ne se faisait pas faute de donner satisfaction au vice de l’incontinence; la fornication et l’adultère entraient, d’ailleurs, dans toutes les maisons et y étaient les bienvenus: le seigneur dans son château avait un sérail de servantes et de pages; le moine dans son couvent cachait les plus criminelles accointances; le marchand dans sa boutique convoitait la femme de son voisin; le pauvre ouvrier ou mécanique ne se refusait pas des plaisirs qui ne lui coûtaient rien; mais, nulle part, au milieu de ce débordement d’immoralité, la Prostitution proprement dite n’exerçait une influence pernicieuse, et ne venait en aide à la corruption générale; elle aurait plutôt attiré à elle les éléments impurs de la vie sociale, si elle n’eût pas été frappée d’un sceau de réprobation, si ses misérables sujettes eussent conservé quelque prestige aux yeux du monde, si l’opinion n’eût pas flétri du même déshonneur les hommes qui osaient pénétrer dans la retraite des folles femmes. La Prostitution ainsi constituée manquait donc en partie son but fondamental, puisqu’elle ne servait pas à épurer les mœurs et qu’elle laissait subsister hors de son domaine de tolérance une autre Prostitution libre, plus active, plus audacieuse, plus épidémique en un mot. On peut dire, nous le répétons, que pendant plusieurs siècles en France ces deux espèces de Prostitution n’eurent entre elles aucun lien, aucune relation, même indirecte, aucune similitude dans les actes et dans les personnes. L’autorité civile ne s’inquiétait, ne s’occupait que d’une seule de ces Prostitutions; quant à l’autre, qui n’avait ni livrée, ni enseigne, ni maisons spéciales, ni règlements de police, elle se promenait à visage découvert dans tous les rangs sociaux, et elle répandait son venin à travers les généreuses et brillantes institutions de la chevalerie. Ce fut surtout pour réformer les mœurs, pour leur imposer un frein salutaire, pour les retremper à la source de l’honneur et de la vertu, qu’un sage législateur, un philosophe inconnu, un grand politique créa la chevalerie, qui vint à propos, au milieu d’une société dépravée et gangrenée, pour réhabiliter l’esprit en face de la matière et pour porter un défi, en quelque sorte, à toutes les Prostitutions de l’âme et du corps. La chevalerie n’était qu’une forme attrayante, donnée à la philosophie, à la morale et à la religion; elle protégea, elle sauva l’honnêteté publique, malgré les inévitables excès des croisades et les influences démoralisatrices de la poésie des jongleurs.
Nous ne croyons pas que la chevalerie ait été encore appréciée à ce point de vue, comme l’ennemie implacable de toute espèce de Prostitution, comme la sauvegarde des mœurs: elle opposa les nobles et pures inspirations de l’amour métaphysique aux grossières et avilissantes tyrannies de l’amour matériel; elle créa les Cours d’amour, ces gracieux tribunaux de galanterie et de gentillesse, pour abolir les cours de ribaudie; elle dompta et pacifia les passions avec les sens; elle fonda la vertu sur le respect de soi et des autres; elle fit, pour ainsi dire, un piédestal de tendre admiration et un trône d’honneur, pour y placer la femme. C’est là évidemment le principe de la chevalerie: elle affranchit un sexe que la Prostitution avait soumis à la plus dégradante servitude. Ici, la femme était esclave et humiliée de son rôle indigne; là, elle est reine, et sa souveraineté repose encore sur l’amour; mais ce n’est plus l’amour charnel, dont les coupables jouissances étouffent l’instinct du bien et prédisposent le cœur à tous les vices; c’est l’amour parfait, c’est l’amour héroïque, qui prend sa source dans les plus beaux sentiments et qui s’exalte par l’imagination en se dégageant des entraves de la nature physique. Les premières leçons que recevait un page, varlet ou damoiseau, qui se destinait au métier de la chevalerie, regardaient uniquement l’amour de Dieu et des dames, c’est-à-dire, suivant Lacurne de Sainte-Palaye, la religion et la galanterie. C’étaient les dames elles-mêmes qui se chargeaient ordinairement d’apprendre aux jeunes gens le catéchisme et l’art d’aimer. «Il semble, dit le savant auteur des Mémoires sur l’ancienne chevalerie, il semble qu’on ne pouvoit, dans ces siècles ignorants et grossiers, présenter aux hommes la religion sous une forme assez matérielle pour la mettre à leur portée, ni leur donner en même temps une idée de l’amour assez pure, assez métaphysique, pour prévenir les désordres et les excès dont étoit capable une nation qui conservoit partout le caractère impétueux qu’elle montroit à la guerre.» Lacurne de Sainte-Palaye n’a fait qu’entrevoir les causes philosophiques de l’institution de la chevalerie, qui fut, dans l’origine, une barrière morale et religieuse contre l’athéisme et la Prostitution.
Pour se rendre bien compte de l’esprit de la chevalerie, il faut lire, dans la charmante Histoire et plaisante chronique du petit Jehan de Saintré, les admonitions que lui adresse la Dame des belles cousines, lorsqu’il fut attaché au service de cette princesse en qualité d’enfant d’honneur et de page. La dame, qui parle latin comme un Père de l’Église, lui fait une édifiante instruction sur les sept péchés mortels. Voici en quels termes elle lui conseille d’éviter le péché de luxure: «Vraiement, mon amy, lui dit-elle, ce péchié est, au cueur du vray amant, bien estaint; car tant sont grandes les doubtes (craintes) que sa dame n’en preigne desplaisir, qu’un seul deshonneste penser n’en est luy; dont, par ainsi, il ensuit le dict de saint Augustin qui dict ainsi:
Carni non credas, ne Christum nomine ledas.
C’est à dire, mon amy: Fuy luxure, à ce que tu ne sois brouillé en deshonneste renommée; aussi, ne croys point ta chair, affin que par péchié tu ne blesses Jesus Christ. Et, à ce propos, encores se accorde saint Pierre l’apostre, en sa première épistre où il dict: Obsecro vos, tamquam advenas et peregrinos, abstinere vos à carnalibus desideriis qui militant adversus animam. C’est à dire, mon amy: Je vous prie, comme estrangers et pellerins, que vous vous absteniez des delits carnels, car ils bataillent jour et nuyt à l’encontre de l’âme. Et, à ce propos, dict encore le philosophe:
Ingenium, mores, animam, vim, lumina, vocem.
C’est à dire, mon amy, que homme qui hante les folles femmes pert six choses, dont la première est que pert l’âme, la seconde l’engin, la troisième les bonnes mœurs, la quatriesme la force, la cinquiesme sa clarté, et la sixiesme sa voix. Et, pour ce, mon amy, fuy ce péchié et toutes ses circonstances.» La dame des Belles Cousines termine son sermon sur la luxure, par cette citation empruntée à Boëce: «Luxuria est ardor in accessu, fœdor in recessu, brevis delectatio corporis et animæ destinctio. C’est à dire, mon amy, que luxure est ardeur à l’assembler, puantise au despartir, briefve delectation du corps, et de l’âme destruction.» Il est certain qu’Antoine de la Salle, en écrivant l’Histoire du petit Jehan de Saintré, pour l’amusement de la cour de Charles VII, a puisé les matériaux de cette histoire dans une chronique de la cour du roi Jean et a tiré d’un livre de chevalerie beaucoup plus ancien les enseignements moraux de la dame des Belles Cousines.
Les cérémonies de la création d’un chevalier prouvent encore mieux, que la chevalerie était instituée pour corriger les mœurs et abolir la Prostitution. Le novice se préparait à entrer dans l’ordre de la chevalerie, par des pratiques d’austérité et de dévotion, qui auraient pu introduire un moine dans un ordre monastique. C’étaient des jeûnes rigoureux, des nuits passées en prières dans une église, des sermons dogmatiques sur les principaux articles de la foi et de la morale chrétiennes, des bains et des ablutions, qui figuraient la pureté nécessaire dans l’état de la chevalerie, des habits blancs, qui étaient le symbole de cette pureté chevaleresque; c’était enfin une promesse solennelle, au pied des autels, de mener une bonne vie devant Dieu et devant les hommes. «Celuy qui veut entrer en un ordre, soit en religion, ou en mariage, ou en chevalerie, ou en quelque estat que ce soit, dit un des personnages du roman de Perceforest, il doit premièrement son cœur et sa conscience nettoyer et purger de tous vices et remplir et aorner de toutes vertus.» Les nombreux écrits, en vers et en prose, qui traitent des mœurs de la chevalerie, répètent à l’envi que le vrai chevalier doit être le destructeur de la corruption. La chevalerie était donc une sorte de clergie, qui prêchait d’exemple pour rendre le peuple meilleur et vertueux, pour maintenir le bon ordre dans la société et pour en expulser tous les vices: «Nul ne doit estre reçu à la dignité de chevalier, dit le respectable chevalier de la Tour, dans son Guidon des guerres, si on ne scet qu’il ayme le bien du royaume et du commun, et qu’il soit bon et expert en l’ouvrage batailleux, et qu’il veuille, suivant les commandements du prince, apaiser les discords du peuple, et soy combattre pour oster, à son povoir, tout ce qu’il scet empescher le bien commun.» La Prostitution ne trouva jamais grâce devant la chevalerie, qui ne parvint pas néanmoins à la détruire.
Cependant la chevalerie n’employait pas de moyen plus efficace que l’amour des dames, pour exciter au bien commun la jeune noblesse, qui, dès l’âge le plus tendre, avait été dressée à cette école de galanterie: «Les préceptes d’amour, dit Lacurne de Sainte-Palaye, répandoient dans le commerce des dames ces considérations et ces égards respectueux, qui, n’ayant jamais été effacés de l’esprit des François, ont toujours fait un des caractères distinctifs de notre nation. Les instructions que ces jeunes gens recevoient, par rapport à la décence, aux mœurs, à la vertu, étoient continuellement soutenues par les exemples des dames et des chevaliers qu’ils servoient.» Le premier acte de chevalerie était le choix d’une dame ou damoiselle à aimer et à servir; le page, varlet ou damoiseau, commençait ainsi son devoir de courtoisie, et c’était à cette dame de ses pensées qu’il rapportait dès lors toutes ses emprises et tous ses faits d’armes. C’était pour se faire distinguer par elle et pour se faire aimer aussi, qu’il se montrait preux et vaillant, honnête et courtois, loyal et vertueux. Le nom et les couleurs de cette dame lui tenaient lieu de talisman dans les circonstances les plus difficiles de sa vie; il l’invoquait comme une sainte patronne au milieu des combats, et, s’il était frappé à mort, il exhalait son dernier soupir en pensant à elle et en l’honorant. Rien ne ressemblait moins à l’amour matériel, que cette profonde et délicate dévotion amoureuse à l’égard d’une seule dame, qui souvent ne récompensait pas même d’un chaste baiser un sentiment si exalté; mais ce sentiment, pur et ardent à la fois, trouvait en soi une force invincible qui s’augmentait sans cesse par l’idée fixe et par l’extase: il s’attachait, en quelque sorte, comme une ombre, à la femme qui l’avait inspiré et qui n’y répondait pas toujours, et il persistait à travers les temps et les distances, sans s’affaiblir et sans s’arrêter, à moins que son objet n’eût cessé d’être digne de lui. «Plus vous me témoignerez d’amour et plus vous me verrez fidèle!» disait à sa dame Albert de Gapensac, qui fut à la fois troubadour et chevalier. Dans le langage de la chevalerie, on se souhaitait mutuellement, entre écuyers et chevaliers, les bonnes grâces et les faveurs de sa dame: ces bonnes grâces, d’ordinaire, se bornaient à un sourire, à un doux regard, à un simple baiser; ces faveurs, au don d’une coiffe, d’une manche, d’un ruban, à l’envoi d’une camise (chemise). Olivier de la Marche termine, par un souhait de cette espèce, une lettre qu’il écrit au maître d’hôtel du duc de Bretagne: «Je prie Dieu qu’il vous doint (donne) joye de vostre dame et ce que vous desirez» (liv. II de ses Mémoires). C’est dans le même sens, que la reine dit à Jehan de Saintré: «Dieu vous doint joye de la chose que plus desirez!» Ce que Jehan de Saintré désirait le plus, c’était de rester seul avec sa maîtresse: «Là furent les baisiers donnés et baisiers rendus, tant qu’ilz ne s’en pouvoient saouller, et demandes et responses telles qu’amours vouloient et commandoient. Et en celle tres plaisante joye furent jusques à ce que force leur fut de partir.» Malgré ces baisers donnés et rendus, malgré ces longs entretiens d’amour, jamais Jehan de Saintré et sa dame ne dépassèrent les limites de la vraie courtoisie et ne se fourvoyèrent dans le bourbier de l’incontinence. On eût dit que les amants prenaient plaisir à surexciter leurs désirs, afin de prouver jusqu’à quel point ils pouvaient les combattre ensuite et les vaincre; en cherchant le péril et en s’y exposant avec une sorte d’orgueil, on peut croire qu’ils y succombaient quelquefois. Cet amour presque mystique, qui se permettait tout, excepté la dernière expression de ses vœux les plus brûlants, ne craignait pas de satisfaire dans une certaine mesure ses appétits sensuels; on croirait voir souvent ces assauts, que le démon de la chair livrait aux saints et aux saintes, dans la légende, et qui ne servaient qu’à leur procurer une victoire nouvelle, après de nouveaux efforts que soutenait la pensée du Rédempteur ou de sa divine Mère. Les chevaliers et leurs dames ne fuyaient pas la tentation, parce qu’ils se plaisaient à en triompher, et tout en imposant à leurs sens une barrière infranchissable au delà de l’amour décent et vertueux, ils ne se refusaient pas quelques compensations de libertinage métaphysique. Ainsi, le fameux châtelain de Coucy, étant à la croisade, envoya une chemise, qu’il avait portée, à la dame de Fayel, qui aimait de pur amour ce beau chevalier, quoiqu’elle fût en puissance de mari et qu’elle n’eût garde d’être adultère de fait, sinon d’intention. Cette chemise, la dame s’en revêtait pendant la nuit, lorsque l’amour l’empêchait de dormir, et elle s’imaginait, en touchant le linge, sentir sur sa chair nue les baisers de son amant. Ce sont les paroles mêmes de la dame de Fayel dans les chansons du châtelain de Coucy:
M’envoia pour embracier.
La nuit, quant s’amour m’argue,
La met delez moi couchier,
Toute la nuit à ma char, nue,
Por mes mals assolacier.
Tout n’était qu’amour dans la chevalerie, mais amour loyal et discret, dont maître André, chapelain de Louis VII a rédigé le code, sous le titre de Principalia amoris præcepta. Il n’est pas une seule des lois de ce code, qui n’ait été écrite sous l’inspiration des plus nobles sentiments, et de la morale la plus respectable; on en peut juger par les maximes suivantes: «Ne recherche pas l’amour de celle que tu ne peux épouser.—Ne cherche pas à arracher les faveurs qu’on te refuse (in amoris exercendo solatio, voluntatem non excedas amantis).—Même dans les plus vifs emportements de l’amour, ne t’écarte jamais de la pudeur (in amoris præstando solatio et recipiendo, omnis debet verecundiæ rubor adesse).» Il y a loin de là sans doute à l’Art d’aimer d’Ovide. Maître André, tout chapelain qu’il fût, n’était pas novice en amour, mais la définition qu’il donne de l’amour, tel qu’on doit le pratiquer honnêtement, ne semble pas condamner les mœurs du digne clerc: «Le pur amour, dit-il, est celui qui unit absolument les cœurs de deux amants par les liens d’une tendresse intime. Mais cet amour consiste dans la contemplation spirituelle et dans une ardente passion. Il peut aller jusqu’au baiser, jusqu’à l’embrassement et même jusqu’au contact de la chair nue, en s’interdisant toutefois le dernier soulas de Vénus (procedit autem usque ad oris osculum, lacertique amplexum et ad incurrendum amantis nadum tactum, extremo Veneris solatio prætermisso). Cette législation d’amour n’était pas une lettre morte. La chevalerie avait établi, dans chaque province, et notamment dans celles du Midi, des Cours d’amour et des Parlements de gentillesse, aréopages féminins, devant lesquels se débattaient toutes les causes d’amour. Ces assises de dames se tenaient, le soir, sous l’ombrage d’un ormeau séculaire; le tribunal était présidé par un chevalier de distinction, qu’on appelait le prince d’amour et quelquefois prince de la jeunesse, élu par les dames qui composaient la Cour et qui avaient pour assesseurs plusieurs hauts personnages de la noblesse et du clergé. La forme des jugements et des arrêts était la même que dans les tribunaux de justice royale et seigneuriale; mais les sentences avaient toujours un caractère métaphysique et ne soumettaient les amants à aucune punition corporelle ou pécuniaire. C’était l’opinion, en quelque sorte, qui se chargeait du châtiment des coupables. Ces Cours d’amour, où siégeaient les plus nobles dames et les plus honorées par leur prud’homie, remplissaient une mission plus délicate encore, lorsqu’elles répondaient doctoralement aux questions d’amour qu’on venait leur soumettre. «Enfin, dit Papon, dans son Histoire de Provence, la galanterie étoit tellement l’esprit dominant de ce siècle d’ignorance, qu’elle se mêloit à tout: elle faisoit le sujet ordinaire des entretiens. Les dames, les chevaliers et les troubadours s’exerçoient à disputer sérieusement sur cette importante matière; il n’y avoit aucun sentiment du cœur, quelque finesse qu’on lui suppose, qui put échapper à leur sagacité; tous les cas imaginables étoient prévus et décidés.» Ce fut surtout l’affaire des Cours d’amour, de se prononcer dans ces questions ardues et minutieuses, que les avocats des deux parties discutaient avec d’incroyables recherches d’éloquence et de science amoureuse.
On comprend quelle influence devait avoir une pareille jurisprudence, contre la Prostitution; aussi, dans les arrêts d’amour qui sont parvenus jusqu’à nous, ne remarque-t-on pas des circonstances graves qui accusent la conduite licencieuse de l’une ou l’autre des parties mises en cause. Jamais un acte de débauche ne vient souiller les oreilles et l’esprit des juges; jamais l’amour, qui est l’âme de tous les procès, ne se jette dans une voie obscène. Ce sont des peccadilles d’amants, ce sont des bagatelles de galanterie raffinée; ou bien la cause est sérieuse, et la Cour d’amour devient un tribunal d’honneur. Un secrétaire, envoyé auprès d’une dame, oublie ses devoirs d’intermédiaire de confiance et supplante son maître, en priant d’amour pour son propre compte la dame auprès de laquelle il devait servir et défendre les intérêts d’autrui. La comtesse de Flandres, assistée de soixante dames, condamne le coupable et sa complice, en les déclarant exclus de la compagnie des dames et des cours plénières de chevaliers. Maître André cite cet autre exemple de jurisprudence amoureuse: un amant avait quitté sa maîtresse pour en prendre une nouvelle; il se lassa bientôt de celle-ci et voulut retourner à la première, qui l’accueillit avec mépris et dénonça son procédé à la vicomtesse de Narbonne. La Cour d’amour, présidée par la vicomtesse, décida que l’amant volage et trompeur perdrait en même temps l’affection de ses deux maîtresses et ne serait plus digne à l’avenir de posséder le cœur d’une femme honnête (nullus probæ feminæ debet ulterius amore gaudere). Condamner avec tant de rigueur l’inconstance frauduleuse d’un amant, c’était ne promettre aucune indulgence à la Prostitution. L’infidélité chez une femme était condamnée plus sévèrement encore, car une dame, dont l’amant guerroyait en Palestine depuis deux ans, fut traduite au tribunal de la comtesse de Champagne et accusée d’avoir voulu faire nouvel ami. Cette dame allégua pour sa défense, qu’elle s’était conformée aux lois d’amour qui ordonnent de pleurer deux ans un amant défunt, et que l’absent, qui ne donne pas de ses nouvelles, peut être assimilé à un mort «sans lui faire injure;» mais la comtesse de Champagne décida en principe qu’une amante ne doit jamais abandonner son amant pour cause d’absence prolongée. Les Cours des dames étaient inexorables pour tout ce qui ressemblait à une Prostitution du cœur ou du corps. Un chevalier avait comblé de dons une dame qu’il aimait et qui ne lui accordait aucune faveur en échange: il alla se plaindre à la reine Éléonore de Guyenne, femme de Louis VII. Cette belle reine, qui se connaissait en galanterie, rendit cet arrêt mémorable: «Il faut qu’une femme refuse les présents qu’on lui offre dans une intention amoureuse, ou bien elle doit consentir à les payer par l’abandon de sa personne; mais, en ce cas, elle se place dans la catégorie des courtisanes.» (Voy. l’Histoire des mœurs et de la vie privée des Français, par E. de la Bédollière, t. III, p. 324 et suiv.) Robert de Blois, dans son poëme du Chastoiement des dames, a reproduit cette maxime fondamentale du droit d’aimer, sur la question des joyaux qu’une femme reçoit d’un homme qui la courtise:
Cil qui li donc chier li vent;
Quar tost lui coustent son honor
Li joiel doné par amour.
Les Arrêts d’amour que Martial d’Auvergne a recueillis et rédigés vers la fin du quinzième siècle, et qu’un autre jurisconsulte aussi gravement facétieux a commentés dans le style du Palais, ne sont pas d’une morale aussi sévère, et quelques-uns paraissent dictés par une galanterie assez relâchée. Nous croyons donc qu’ils n’émanent pas des anciennes Cours d’amour de la Provence, et qu’ils ont été rendus, du temps même de Martial d’Auvergne, dans quelque assemblée de dames et de gentilshommes tenant parlement à l’instar des grands jours de Pierrefeu, de Signes et de Romanin. Ce n’est plus la doctrine naïve et austère de la chevalerie primitive, qui ne plaisantait pas avec l’amour; c’est une galanterie encore raffinée, mais malicieuse et libertine: on sent que l’amour se matérialise, et on le voit d’ailleurs passer sans trop de scrupule, au dernier soulas. Le tribunal diffère aussi des véritables Cours d’amour, en ce qu’il prononce des amendes, parfois considérables, et des peines corporelles, contre les délinquants, qui ont en perspective le fouet à recevoir de la main des dames et quelque bonne somme à employer en banquets et en herbe verde. Les causes se plaident devant des juges de différents ressorts, tels que le maire des bois verts, le baillif de joye, le viguier d’amours, etc. Les surnoms allégoriques de ces magistrats laissent soupçonner que cette justice-là n’était qu’un jeu. Parmi les arrêts bizarres que Martial d’Auvergne a réunis avec une gaieté sournoise, nous en choisirons deux qui permettront d’apprécier le mérite des autres. Dans le XIe arrêt, c’est une dame qui se plaint de son ami devant le maistre des forestz et des eaues sur le faict du gibier d’amours; elle accuse son ami de l’avoir fait choir dans une rivière tout exprès pour lui mettre la main sur les tetins; en conséquence, elle demande que cet audacieux amant soit très grievement puny de punition publique. L’amant répondait qu’il était tombé dans l’eau avec elle, mais que, «cheyant, il ne l’avoit ni tastée ni pincée, ne n’eut pas le loisir de ce faire, pour l’eau dont il estoit tout esblouy.» Néanmoins, «le procureur d’amours dessus le faict des eaues et des forestz, disoit que par les ordonnances il est deffendu de ne point chasser à engins, par lesquels on puisse prendre testins en l’eaue,» et concluait à ce que l’amant fût condamné à une grosse amende. Celui-ci répliquait que si sa main, à son insu, avait touché les tetins de sa dame, ce n’aurait été qu’en tombant: «Et estoit force qu’il se soustint à quelque chose.» Le tribunal admit cette excuse, mais il décida que l’amant donnerait à la maîtresse une robe neuve, de couleur verte, en dédommagement de la robe que l’eau avait gâtée. Dans le IVe arrêt, c’est encore une dame qui se complaint de son ami, en disant «qu’il lui avoit baisé sa robe si rudement, qu’il l’avoit cuydé affoler (blesser) et qu’en cheyant, sa gorgerette estoit dépecée, et en avoit-on peu voir le bout de sa chemise.» Elle requérait qu’il fût défendu à cet amoureux brutal, «de ne plus se jouer ny toucher plus à elle, sans son congié.» Cette requête de la dame eut plein succès, et l’amant eut beau en appeler, la sentence fut confirmée, en dernier ressort, par le maire des bois verts.
Les jugements des Cours d’amour n’étaient pas les seuls qui atteignissent les mauvaises mœurs des personnes appartenant à la juridiction de la chevalerie: l’opinion avait à se prononcer aussi, et ses arrêts n’épargnaient ni la naissance, ni le rang, ni la richesse, quand ils s’adressaient à des actions honteuses et répréhensibles. La bonne renommée était une condition essentielle pour les hommes ainsi que pour les femmes qui voulaient qu’on leur fît honneur, et les plus puissants seigneurs, les plus grandes dames, ne se trouvaient pas au-dessus du blâme des petites gens. «Les dames qui se respectant elles-mêmes vouloient être respectées, dit Lacurne de Sainte-Palaye, étoient bien sûres qu’on ne manqueroit point aux égards qu’on leur devoit, mais si, par une conduite opposée, elles donnoient matière à une censure légitime, elles devoient craindre de trouver des chevaliers tout prêts à l’exercer.» Le chevalier de la Tour racontait à ses filles, en 1371, qu’un modèle de chevalerie, nommé messire Geoffroy, s’était voué à la répression de l’inconduite des dames: «Quant il chevauchoit par les champs et il véoit le chasteau ou manoir de quelque dame, il demandoit toujours à qui il estoit, et quant on lui disoit: il est à telle, se la dame estoit blasmée de son honneur, il se fust avant tort d’une demi-lieue, qu’il ne feust venu jusques devant la porte, et là prenoit un petit de croye (craie) qu’il portoit, et notoit cette porte et y fesoit un signet et l’en venoit (l’on vessait). Et, aussi, au contraire, quant il passoit devant l’hostel de dame ou damoiselle de bonne renommée, se il n’avoit trop grant haste, il la venoit veoir et huchoit: «Ma bonne amie, ou ma bonne dame ou damoiselle, je prie Dieu que en ce bien et en cest honneur il vous veuille maintenir au nombre des bonnes, car bien devez estre louée et honorée.» Et, par cette voie, les bonnes se craignoient et se tenoient plus fermes de faire chose dont elles pussent perdre leur honneur et leur estat.» Nous ignorons quel pouvait être ce signet, que le chevalier Geoffroy marquait à la craie sur la porte des dames malfamées, et qui invitait les passants à saluer d’un pet la maîtresse du lieu, en signe de mépris, ce que les gens du peuple ne manquaient jamais de faire lorsqu’ils rencontraient une fille publique sur leur passage.
Cependant, si la moralité publique, grâce à la chevalerie, faisait des progrès journaliers dans toutes les classes de la société et descendait par degrés jusqu’aux plus infimes, la Prostitution, tout en se cachant au fond de ses repaires, continuait à déshonorer le langage usuel et à s’ébattre dans les poésies des trouvères. Ces poëtes de la langue d’oil n’étaient pas, comme les troubadours, des chevaliers et des écuyers nourris dans les Cours d’amour et formés de bonne heure aux leçons de la fine galanterie; les trouvères, sortis du peuple pour la plupart, conservaient dans leurs œuvres la tache originelle et appliquaient, à des compositions pleines de verve, de gaieté et de malice, la langue crue et grossière qu’ils avaient apprise dans la maison de leurs parents; ils appelaient chaque chose par son nom et ils employaient de préférence l’expression la plus populaire, qui était toujours la plus pittoresque. Leurs premiers auditeurs avaient été des villageois, des mechaniques, des marchands, des vilains en un mot, et si ces juges-là se connaissaient en bonne plaisanterie et en franche joyeuseté, ils ne trouvaient rien de trop gros ni de trop obscène dans les détails ou dans les mots. Ce n’est pas tout, les trouvères, qui avaient quitté la charrue ou la navette pour rimer des romans, des chansons, des lais et des fabliaux, embrassaient une vie vagabonde et désordonnée; ils devenaient presque tous ivrognes et débauchés, en vivant avec les jongleurs, jongleors et canteors, qui passaient à bon droit pour les plus dépravés des hommes. Ces jongleurs, du moins ordinairement, ne composaient pas eux-mêmes les vers qu’ils chantaient ou récitaient; ils ne faisaient que les dire avec plus ou moins de savoir faire et d’intelligence; ils accompagnaient leur débit ou leur chant, de pantomimes, de danses et de tours d’adresse. Il arriva sans doute que le même acteur réunissait les métiers distincts du trouvère et du jongleur, mais ce ne fut jamais qu’une exception, d’autant plus rare que les trouvères n’étaient point aussi méprisés que les jongleurs et les ménestrels. Ces derniers, en effet, méritaient bien le mépris qu’on leur accordait partout: ils s’adonnaient à tous les vices, et surtout aux plus infâmes; ils ne reconnaissaient aucune loi sociale; ils erraient de ville en ville, de château en château, traînant avec eux un troupeau de jongleresses et d’enfants; ils tenaient école de Prostitution. Pourtant, ils n’en étaient pas plus riches; on les voyait errer demi-nus, n’ayant pas souvent robe entière, comme les dépeint un poëte du treizième siècle, sans sorcot et sans cotelle, les souliers pertuissés, et couverts de vermine. Ces malheureux, on le pense bien, avaient été tous élevés dans les Cours des Miracles; leurs mœurs et leur langage en gardaient la souillure, et c’étaient eux, qui, courant le pays, corrompaient à la fois le langage et les mœurs. Ils s’étaient glissés d’abord dans les assemblées honnêtes, dans les festins d’apparat, dans les fêtes chevaleresques, lorsqu’ils récitaient des chansons de geste, les épopées féeriques de la Table-Ronde et de Charlemagne; ils excitaient alors l’enthousiasme de leur auditoire, composé de seigneurs et de dames, qui ne se lassaient pas d’entendre parler d’armes et d’amour. Il y avait toutefois çà et là, dans ces vieux romans rimés, quelques scènes assez libres et quelques termes licencieux, mais l’intention du poëte était toujours irréprochable, et le jongleur n’ajoutait pas, par son jeu et ses grimaces, à l’indécence du tableau. Alors il était généreusement payé, on lui donnait des robes et des manteaux neufs; on l’hébergeait, lui, ses valets et ses animaux (car il montrait aussi des chiens, des singes et des oiseaux dressés à divers exercices); on le logeait au château, et, quand il partait, l’escarcelle bien garnie, on l’invitait à revenir, en lui offrant le coup de l’étrier.
Ce paradis de la jonglerie se changea en enfer, sous le règne de saint Louis: les trouvères faisaient encore des chansons de geste contenant douze à vingt mille vers, mais les jongleurs ne les apprenaient plus par cœur et ne les récitaient plus; un changement notable s’était opéré dans le goût; on n’aimait plus à écouter, à table, les gestes merveilleux des preux du roi Arthus et de l’empereur Charlemagne; on préférait les lire dans le silence du retrait ou cabinet. Les jongleurs se prêtèrent volontiers à ce caprice de la mode, qui subissait l’influence des croisades; ils allégèrent leur bagage et ne récitèrent plus que des contes gaillards et dévots. Les trouvères, ceux du moins qui puisaient leurs inspirations dans le peuple, répondirent avec empressement au bon accueil qu’on faisait à leurs fabliaux, et ils en inventèrent un grand nombre, plus joyeux les uns que les autres, qui se répandirent, aux sons de la vielle et de la rote, dans toutes les compagnies où le rire gaulois avait encore accès. Mais l’abus ne tarda pas à faire condamner et proscrire ce genre de divertissement; les trouvères ne mettaient plus de bornes à la licence de leurs compositions, et les jongleurs en exagéraient encore l’obscénité; on considéra jongleurs et trouvères comme des suppôts du démon et on leur imputa, peut-être avec justice, un nouveau développement de la Prostitution. Le pieux Louis IX avait pourtant protégé la ménestrandie, puisque, après son dîner et avant d’ouïr les grâces, il donnait audience aux menestriers, qui jouaient de la vielle devant lui; mais ces encouragements ne s’adressaient qu’à la musique et non aux fabliaux, car, suivant un texte ancien adopté dans plusieurs éditions de Joinville, «il chassa de son royaume tous basteleurs et autres joueurs de passe-passe, par lesquels venoient au peuple plusieurs lascivités.» Ces lascivités ne déplaisaient pas à certains nobles, qui, en dépit des chastes enseignements de la chevalerie, se montraient partisans passionnés de la gaie science et ne fermaient jamais la porte de leurs manoirs aux jongleurs les plus libertins; mais, en général, les pauvres ménestrels étaient bannis des châteaux, ainsi que les lépreux, et le son de leurs instruments, annonçant leur présence au bord des fossés d’une résidence seigneuriale, n’avait pas d’autre résultat que de faire aboyer les chiens. Selon un apologue facétieux, écrit en latin à cette époque (voy. les Fabliaux de Legrand d’Aussy, t. IV, p. 357), Dieu, en créant le monde, y plaça trois espèces d’hommes, les nobles, les clercs et les vilains. Il donna aux premiers les terres, aux seconds les dîmes et les aumônes, et aux derniers le travail avec la misère; mais, le partage étant fait ainsi, les ménétriers et les ribauds présentèrent simultanément leur requête à Dieu, pour lui demander de fixer leur sort et de leur assigner de quoi vivre: «Le Seigneur, dit l’auteur de l’apologue, chargea les nobles de nourrir les ménétriers, et les prêtres d’entretenir les catins. Ceux-ci ont obéi à Dieu, et rempli avec zèle la loi qui leur est imposée; aussi seront-ils sauvés incontestablement. Quant aux gentilshommes qui n’ont eu nul soin de ceux qu’on leur avait confiés, ils ne doivent attendre aucun salut.» Les jongleurs, n’étant plus reçus dans les châteaux, oublièrent tout à fait les chansons de geste et la poésie honnête; ils avaient trouvé un public plus facile à divertir et moins scrupuleux sur la nature de ses plaisirs; ils allaient frapper à la porte des bourgeois et des marchands; ils venaient s’asseoir dans les tavernes et chez le bon populaire qui les recevait avec joie et qui ne riait pas du bout des lèvres aux contes licencieux qu’on lui contait après boire.
Ces contes, monuments précieux de l’imagination et de la gaieté de nos ancêtres, forment un recueil considérable, dont une partie seulement a été publiée en original par Barbazan, et traduite par Legrand d’Aussy. C’est dans ce graveleux répertoire que Boccace, Arioste, la Fontaine et mille autres poëtes et romanciers modernes ont puisé des sujets et des idées comiques, qu’ils n’ont fait que remettre en œuvre et rajeunir de forme. «Le recueil des fabliaux, dit M. Émile de la Bédollière, abonde en saillies piquantes, en inventions drôlatiques, en traits d’une gaieté communicative, mais il est souvent d’une dégoûtante obscénité: les mots les plus sales de la langue française y semblent prodigués à plaisir; les fonctions les plus vulgaires de la machine humaine y sont le sujet de grossières plaisanteries; les parties les plus secrètes du corps y sont nommées en termes dont rougiraient les prostituées d’aujourd’hui.» Et, à l’appui de cette appréciation générale des fabliaux du treizième et du quatorzième siècle, l’ingénieux auteur de l’Histoire des mœurs et de la vie privée des Français cite les titres de quelques-uns, qu’il choisit dans l’édition de Barbazan: Fabliau de la m....; une femme pour cent hommes; de Charlot le juif qui chia en la pel dou lievre; du Chevalier qui fesoit parler les c... et les c...; de l’anel qui fesoit les v... grands et roides; du vilain à la c..... noire; d’une pucelle qui ne pooit oïr parler de f....., qu’elle ne se pasmast, etc. Barbazan a laissé, dans les manuscrits où ils reposent encore inédits, plusieurs fabliaux dont les titres promettent des histoires plus ordurières encore, s’il est possible; M. de la Bédollière enregistre quelques-uns de ces titres, d’après le Ms. coté 1830, Bibl. Nationale: de la male vieille qui conchia la preude feme; du fouteor; du conin; d’après le Ms. 7,218: du c.. et du c..; de honte et de puterie; du v.. et de la c.....; du c.. qui fut fait à la besche, etc. Pour avoir idée de cette littérature joyeuse, il faut lire les contes les plus libres de la Fontaine, qui se délectait à la lecture des trouvères; mais on ne se rendra compte des monstrueuses libertés du langage de ces poëtes, qui avaient leur Cour des Muses dans un mauvais lieu, qu’en comparant leurs œuvres badines avec celles de Grécourt, de Piron et de Robbé, ces effrontés trouvères du dix-huitième siècle.
«Il est évident, dit encore M. de la Bédollière (t. III, de l’ouvrage cité, p. 341), que nos ancêtres prononçaient, sans sentir leur pudeur effarouchée, des mots que nous avons proscrits; mais ils n’étaient pas étrangers à la délicatesse, et les contes scandaleux inspiraient un juste dégoût aux honnêtes gens.» En effet, dans le Jeu de Robin et Marion, petite comédie mêlée de chants, représentée au treizième siècle, et dont l’auteur, Adam de la Hale, était un des trouvères les plus estimés de son temps, un des personnages de la pièce, nommé Gauthier, sous prétexte de réciter une chanson de geste, entonne un refrain ordurier; Robin l’interrompt, en lui disant d’un ton de reproche: