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Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 4/6

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Ah! Gauthier, je n’a voiel plus; fi!
Dites, serez-vous toujours teus (tel)?
Vous estes un ord (sale) menestreus!

Les ménétriers et les jongleurs avaient concouru à propager la langue déshonnête, en débitant et en chantant les poésies des trouvères; et ceux-ci, que leur réputation littéraire recommandait comme des modèles dans l’art de rithmer et de bien dire, exerçaient une funeste influence sur la langue écrite comme sur la langue parlée: car quiconque écrivait en prose ou en vers s’autorisait de leur exemple pour se servir des mots les plus indécents, et pour étaler avec complaisance les images les plus impudiques. Les trouvères, dans les compositions du genre le plus relevé, ne se défendaient pas de cette mauvaise habitude de mêler à la langue poétique l’idiome des tavernes et des bordiaux. L’auteur du roman célèbre de Partenopex de Blois fait une peinture qui serait mieux à sa place dans un fabliau:

Il li a les cuisses ouvertes,
Et quant les soles i a mises,
Les flors del pucelage a prises.

L’auteur du roman de Garin le Lehorain n’attribue pas un langage plus décent à ses chevaliers; l’un d’eux s’écrie dans un accès de convoitise lubrique:

Si la tenoie, par mon chief à naisil,
La demoisel coucheroie avec mi!

Quelquefois le trouvère abordait un sujet de sainteté, et il ne changeait pas pour cela de vocabulaire; ainsi, dans les Miracles de Nostre-Dame, le poëte traducteur, que ce sujet édifiant n’avait pas purifié, se complaît à retracer les épisodes d’une nuit de noces, où, par la grâce de la Vierge immaculée, l’époux ne joua qu’un triste rôle:

La nuit première, en son beau lit,
Faire en cuida tout son delit,
Li espoux, es c... de sa fame;
Mais si la garda Nostre-Dame....
Chascune nuit que il anuite,
Touz fois revient à la meslée,
Mais la porte est si fort peslée
Si fort serrée et si fort close,
Qu’entrer ne puet pour nule chose.....

Les poëtes et les écrivains qui n’avaient pas bouche en cour, c’est-à-dire qui ne mangeaient point à la table des rois et des princes, savaient mal faire la distinction du langage honnête et de celui qui ne l’était pas; ils ignoraient la valeur réelle des mots, et ils ne soupçonnaient pas que la langue eût plusieurs espèces de style appropriées chacune au caractère de l’œuvre. Le sentiment de la décence littéraire ne les touchait pas même lorsqu’ils passaient d’un sujet profane à un sujet sacré. Un de ces trouvères sans doute fut chargé assez mal à propos de traduire la Bible en français, pour l’usage d’un prince de France. Il exécuta ce travail avec toute la conscience dont il était capable et il ne se fit aucun scrupule d’introduire dans sa traduction littérale une foule de mots, qui, pour avoir été employés en hébreu par Moïse, n’étaient point admissibles dans les saintes Écritures faites françoises; cependant cette étrange traduction fut écrite sur vélin par un scribe, ornée de miniatures et couverte d’une belle reliure. Ce fut en cet état qu’elle arriva dans les mains des rois de France, qui, pendant plusieurs générations, lisaient la Bible dans ce beau manuscrit et ne se scandalisaient pas d’y rencontrer, à chaque page, des énormités semblables à celles-ci, que M. Paulin Paris a extraites dans son excellent Catalogue des manuscrits français de la Bibliothèque du Roi: «Et autres foys dist Dieu à Abraam: Chacun masle de vous sera circumsis, et vous circumsizerez la char de votre v..; que ce soit en signe de lien entre moy et vous. Lors mena Abraham Ismael son fils, et touz les frankes mesmes de sa maison, et tous les masles de tous les bouviers de sa maison, et il circumsiza la char de leur v.. (ch. 17, vers. 10 et 23). Notre-Seigneur, a de certes, se remembra de Rachel, et overi son c..; laquelle conceust et enfanta un fils (ch. 30, vers. 22). Si se courroucèrent pour le despucelage de leur sorour... et ils répondirent: Dussent-ils avoir usé nostre sorour pour putage (ch. 34, vers. 13 et 31)!» Cette Bible françoise est conservée, sous le no 6,701, parmi les manuscrits de la Bibliothèque Nationale, et l’on s’étonne, en la lisant, qu’elle n’ait pas été translatée pour l’usage des clapiers de Glatigny, de Tyron et de Brisemiche, plutôt que pour servir aux dévotions des Rois Très-Chrétiens. Au reste les moralistes et les sermonnaires, qui s’adressaient souvent au peuple, et qui lui parlaient son langage, n’étaient pas plus réservés dans le choix de leurs expressions, qu’ils ramassaient dans la fange pour les mêler à des choses saintes ou édifiantes. Saint Bernard croyait encore prêcher en latin quand il disait énergiquement dans un de ses sermons: «Vieille femme menant pute vie de corps est putain!» Un autre sermonnaire du même temps, dans un discours sur l’humilité, prenait pour texte ces paroles du roi-prophète: Laus mea sordet eo quod sit in ore meo; et il les interprétait ainsi: «Ma louange n’est que merde et conchiure!» Le langage de la Prostitution avait débordé partout et jusque dans L’Église, qui eut la sagesse d’interdire aux fidèles la lecture des livres saints travestis indécemment en style vulgaire.

CHAPITRE XVIII.

Sommaire.—Les mœurs publiques et privées à partir du onzième siècle.—Jean Flore, évêque d’Orléans.—Le Goliath de la Prostitution.—Excentricités licencieuses du duc d’Aquitaine.—Les Croisades et les Croisés.—Les trois cents femmes franques.—Les concubines de l’ost du roi.—L’arrière-garde des armées en campagne.—Les mille prostituées du capitaine Garnier.—Jeanne d’Arc à Sancerre.—Ordonnance de cette héroïne contre les ribaudes de la milice.—Comment la chevalerie entendait l’hospitalité.—Décadence des mœurs chevaleresques.—Abominations du règne de Charles VI.—Anne Piedeleu.—Indulgence d’Ambroise de Loré, prévôt de Paris, pour les prostituées, etc.

La chevalerie avait certainement réprimé les excès de la Prostitution, qu’elle ne put néanmoins faire disparaître. A partir du douzième siècle, une amélioration heureuse se fit sentir dans les mœurs publiques et privées, malgré l’action toujours corruptrice de la poésie populaire, qui devait finir par remplacer la poésie héroïque. Il y a encore sans doute bien des désordres chez les nobles et dans le bas peuple; mais, ordinairement, les premiers ne donnent plus au commun l’exemple de la perversité la plus abominable. Ainsi, quoique les habitudes de l’Orient se fussent introduites dans l’armée des croisés, le vice contre nature n’est plus aussi fréquent qu’il l’était à la cour de Normandie en 1120. Selon Guillaume de Nangis, un prélat n’ose plus afficher effrontément ses turpitudes, comme cet évêque d’Orléans, nommé Jean, qui en 1092 se faisait appeler Flore par ses mignons (concubii), et qui entendait, sur les places et dans les carrefours, d’infâmes adolescents, voués à la débauche masculine, chanter le soir les hideuses chansons composées en son honneur (quidam enim sui concubii, dit le vénérable Ives de Chartres dans une lettre adressée au pape Urbain II, appellant eum Floram, multas rhythmicas cantilenas de eo composuerunt, quæ a fœdis adolescentibus, sicut nostis miseriam terræ illius, per urbes Franciæ, in plateis et compitis, cantitantur). Ces écrivains satiriques ne font pas grâce sans doute aux vices de leur époque; ils accusent l’avarice, l’orgueil, la cruauté, la gourmandise des seigneurs, mais ils ne leur reprochent pas, à l’instar des historiens du onzième siècle, de vivre dans le gouffre de l’impudicité (impudicitatis barathrum). Orderic Vital s’écriait, en gémissant, «que la licence ne connaissait plus de bornes, et qu’on s’était écarté des traces des héros pour se livrer à la Prostitution la plus effrénée;» il ne se lassait pas de maudire l’iniquité de son temps (sevitia iniqui temporis, dit-il dans le livre III de sa Chronique); et pourtant, au milieu de la licence effroyable du onzième siècle, l’Église travaillait activement à la réforme des ordres monastiques, et la chevalerie, dont l’institution est attribuée à un vieil ermite descendu d’un trône (cette tradition n’était probablement qu’un symbole), commençait à régénérer la noblesse en corrigeant ses mauvaises mœurs.

C’est à l’influence salutaire de la chevalerie, qu’il faut rapporter la conversion du plus grand pécheur que le onzième siècle ait produit. Entre tant de fils du diable, comme on les nommait, Guillaume, neuvième du nom, duc d’Aquitaine et comte de Poitiers, fut le Goliath de la Prostitution, pour nous servir d’une figure biblique qui caractérise les énormes débauches de ce prince, que M. Émile de la Bédollière qualifie de Joconde du onzième siècle. Suivant le jugement d’un troubadour contemporain (Choix de poésies orig. des Troubadours, t. V, p. 115), il fut le plus grand trompeur de femmes et le plus fieffé libertin, dont la réputation ait parcouru le monde (si fo uns dols maiors trichadors de dampnas et anet lonc temps per lo mon per enganar las domnas). Tout lui était bon, pourvu que ce fût une conquête à faire; il ne dédaignait pas de tendre ses lacs à ses plus humbles vassales, et il avait un goût particulier pour les religieuses, qu’il allait séduire dans leurs couvents. Nous avons déjà mentionné son projet de mauvais lieu, constitué sur le modèle des abbayes, et destiné à renfermer une congrégation de filles publiques sous la direction des plus grandes dévergondées du Poitou. On ne sait ce qui l’empêcha de mettre ce plan à exécution, lorsqu’il eut fait élever l’édifice abbatial. Il s’était épris de la belle comtesse de Châtellerault, nommée Malborgiane, et il vivait en concubinage avec elle, après avoir congédié sa femme légitime. Il avait fait peindre sur son bouclier le portrait de sa maîtresse, en disant qu’il voulait la porter dans les combats, comme elle le portait lui-même dans le lit (dictitans se illam velle ferre in prælio, sicut illa portabat eum in triclinio). Guillaume de Malmesbury, qui raconte dans sa Chronique les excentricités licencieuses du duc d’Aquitaine, nous laisse entendre que ce terrible fornicateur ne se piquait pas d’être fidèle à la vicomtesse, qu’il aimait pourtant avec passion. La nuit du samedi saint, il était dans une église où l’on prêchait sur la résurrection de Jésus: «Quelle fable! quel mensonge! s’écria-t-il en éclatant de rire.—Si telle est votre opinion, lui dit vivement le prédicateur, pourquoi restez-vous ici?—J’y reste, repartit l’impie, pour regarder les jolies femmes qui viennent faire la veillée de Pâques.» Un jour, il tomba malade; et un moine qui le soignait lui conseilla de se préparer à faire une bonne mort: «Tu voudrais, je le vois, lui répondit le moribond, que je donnasse mes biens aux parasites, c’est-à-dire aux prêtres! ils n’en auront pas une obole. Quant à mes débauches, je n’ai pas à m’en repentir: beaucoup de gens, qui te surpassent en savoir, m’ont assuré que toutes les femmes devaient être communes, et que se livrer à leurs caresses était un péché sans conséquence.» Il ne mourut pas dans l’impénitence finale, car, sous les auspices de la chevalerie, il passa subitement du culte de la matière à la contemplation spirituelle, de l’incrédulité à la foi, et du scandale de sa vie immonde aux pratiques édifiantes de l’ascétisme: il se fit soldat du Christ, et il expia ses péchés par un éclatant repentir. Il était vieux alors, et il n’aurait pu continuer le train d’amour qu’il menait dans sa jeunesse, même en ayant recours à ces excitations factices que le charlatanisme médical offrait aux vieillards libertins et dont le docte Arnauld de Villeneuve a recueilli la recette sous ce titre: Ad virgam erigendam. Guillaume d’Aquitaine, dans son bon temps, avait poussé fort loin la recherche sensuelle, et la renommée lui faisait honneur de diverses inventions érotiques, qu’on trouve aussi dans les œuvres d’Arnauld de Villeneuve, qui a eu la pudeur de les traduire en latin (Ut desiderium et dulcedo in coitu augmentetur.—Ut mulier habeat dulcedinem in coitu....).

Les croisades furent le plus beau moment de la chevalerie, et pourtant on ne peut pas nier que ce prodigieux rassemblement d’hommes de tous âges, de tous rangs et de tous pays n’ait réchauffé dans son sein les germes corrupteurs de la Prostitution. L’abbé Fleury, parlant de ces armées innombrables qui venaient fondre sur l’Orient, dit avec raison qu’elles étaient pires que les armées ordinaires: «Tous les vices y régnoient, et ceux que les pèlerins avoient apportés de leurs pays, et ceux qu’ils avoient pris dans les pays étrangers.» Nous avons rapporté, d’après le témoignage de Joinville, que, dans la première croisade de saint Louis, ses barons tenoient leurs bordeaux autour de la tente royale. Ce devait être pis dans les croisades précédentes, dans la première surtout, qui bouleversa l’Europe, avant de mettre sens dessus dessous tout l’Orient. «Les croisés, dit Albert d’Aix, se conduisirent en gens grossiers, insensés et indomptables dès que l’amour charnel éteignit en eux la flamme de l’amour divin; ils avaient dans leurs rangs une foule de femmes portant des habits d’hommes, et ils voyageaient ensemble, sans distinction de sexe, en se confiant au hasard d’une affreuse promiscuité.» L’auteur des Gesta Urbani II se borne à constater le fait: Innumerabiles feminas secum habere non timuerunt, quæ naturalem habitum in virilem nefarie mutaverunt, cum quibus fornicaverunt (Histor. des Gaules, t. XIV, p. 684). Albert d’Aix ajoute quelques détails qui nous permettent d’en deviner de plus scandaleux: «Les pèlerins ne s’abstinrent point des réunions illicites et des plaisirs de la chair; ils s’adonnèrent sans relâche à tous les excès de la table, se divertissant avec les femmes mariées ou les jeunes filles, qui n’avaient quitté leurs foyers que pour se livrer aux mêmes folies et se jeter imprudemment dans toute espèce de vanités.» Pour s’expliquer de quelle sorte de vanités le chroniqueur voulait parler, il faut voir ce ramas de vagabonds, de fanatiques violer les filles et déshonorer l’hospitalité qu’ils reçurent en Hongrie (puellis eripiebatur, violentiâ ablata, virginitas; dehonestabantur conjugia). Ce ne fut pas sans cause que la main de Dieu s’étendit sur ces misérables qui «avaient péché sous ses yeux, en se vautrant dans toutes les souillures de la chair.» Il n’y eut pas le tiers de ces hordes indisciplinées et souillées de crimes qui arrivât en Palestine.

Les Cours des Miracles et les lieux de Prostitution avaient fourni leur impur contingent à l’armée des croisés, dans laquelle les ribauds, les pékins (piquichini), les truands (trudennes) et les thafurs (vagabonds) formaient des bandes redoutables, grossies de filles perdues qui avaient pris la croix avec leurs amants. Au reste, toutes les armées du moyen âge étaient invariablement suivies d’une tourbe de gens sans aveu, de goujats et de ribaudes, qui accompagnaient les bagages et qui les pillaient en cas de déroute. Le soldat ou soudoyer ne pouvait se passer de ce cortége embarrassant et inquiétant à la fois: les femmes servaient à ses passe-temps, les hommes se rendaient utiles dans l’occasion en portant des fardeaux et en ravageant le pays sur le passage des troupes. Les croisés ne renoncèrent pas aux mœurs militaires, en se vouant à la délivrance du saint sépulcre; et quand les femmes leur manquèrent en Palestine, où la religion mahométane s’opposait à tout commerce illicite avec les chrétiens, on fit venir d’Europe un renfort de chrétiennes qui concoururent, à leur manière, au triomphe de la croisade. Un historien arabe, Ém-ad-Eddin, rapporte que pendant le siége de Saint-Jean-d’Acre, en 1189, «trois cents jolies femmes franques, ramassées dans les Iles, arrivèrent sur un vaisseau pour le soulagement des soldats francs, auxquels elles se dévouèrent entièrement; car les soldats francs ne vont point au combat, s’ils sont privés de femmes.» Le même historien, cité par Hammer dans son Histoire de l’empire ottoman, ajoute que l’exemple des Francs fut contagieux pour leurs ennemis, qui voulurent aussi avoir des femmes de joie dans leur armée, où pareil déréglement n’avait jamais été toléré auparavant. Cette multitude de femmes se trouva constamment à la suite des armées françaises jusqu’à la fin du seizième siècle. Geoffroy, moine du Vigeois, estime à quinze cents le nombre des concubines qui suivaient l’ost du roi en 1180, et les parures de ces courtisanes royales (meretrices regiæ) avaient coûté des sommes immenses (quarum ornamenta inestimabili thesauro comparata sunt). Ce chroniqueur ne veut parler sans doute que des femmes qui relevaient directement du roi des ribauds, et qui n’exerçaient leur vil métier qu’en payant une redevance à cet officier de l’hôtel du roi. Quant aux ribaudes libres et non autorisées, leur nombre devait être vingt fois plus considérable, surtout dans les armées irrégulières comme celles des croisades, comme ces Grandes Compagnies qui se mettaient à la solde de quiconque pouvait les payer et leur promettre du butin. Le moine du Vigeois énumère les différentes espèces de soudoyers qui à la fin du douzième siècle ravageaient, à l’instar d’une nuée de sauterelles, le pays qu’ils traversaient: Primo Basculi, postmodum Theuthonici, Flandrenses; et, ut rustice loquar, Brabansons, Hannuyers, Asperes, Pailler, Nadar, Turlau, Vales, Roma, Cotarel, Catalan, Arragones, quorum dentes et arma omnem Aquitaniam corroserunt. Chacune de ces bandes dévorantes traînait après elle une masse de prostituées, qui se grossissait sans cesse et qui prenait part au pillage des villes mises à feu et à sang.

On rencontre partout dans l’histoire militaire de la France et des autres nations de l’Europe cette affluence de femmes débauchées dans les armées en campagne; l’arrière-garde se composait toujours de ces sortes de femmes et de leurs compagnons, ribauds et goujats, pour qui, suivant une expression consacrée, rien n’était trop chaud ni trop pesant lorsqu’il s’agissait de piller. Cette arrière-garde, incommode et malfaisante, était souvent presque aussi nombreuse que le reste de l’armée. On lit, dans la Chronique de Modène, écrite par Jean de Bazano (voy. le grand recueil de Muratori, t. XV, col. 600), qu’un capitaine allemand nommé Garnier, qui envahit, à la tête de trois mille cinq cents lances, le territoire de Modène, de Reggio et de Mantoue, au commencement de l’année 1342, était accompagné de mille prostituées, mauvais garçons et ribauds (mille meretrices, ragazii et rubaldi). Les chefs de guerre et les capitaines, si preux chevaliers qu’ils fussent, ne pouvaient rien contre cette Prostitution des camps; ils auraient vu leurs troupes se révolter et refuser de servir sous une bannière qui n’eût pas protégé aussi les folles femmes destinées au soulas du soldat. Jeanne d’Arc seule, qui avait en horreur les femmes de mauvaise vie, quoique les Anglais la nommassent la putain des Armignats (voy. Hist. de France de Michelet, t. V, p. 75), puisa dans sa mission divine assez d’autorité pour expulser de l’armée du roi toutes ces méprisables créatures. Elle ordonna d’abord que les soldats se confessassent, «et leur fit oster leurs fillettes,» dit l’auteur anonyme des Mémoires, qui concernent cette chaste héroïne. «Il est à sçavoir, raconte Jean Chartier dans son Histoire de Charles VII, que, après la journée de Patay, ladite Jehanne la Pucelle fit faire un cry, que nul homme de sa compagnie ne tînt aucune femme diffamée ou concubine.» Néanmoins l’usage fut plus fort que sa volonté, et quelques-unes de ces femmes, qui se sentaient appuyées par leurs amants, essayèrent de braver les ordres de la Pucelle. Celle-ci, dans une revue que Charles VII passait à Sancerre avant son départ pour Reims, aperçut «plusieurs femmes desbauchées qui empeschoient aucuns gens d’armes de faire diligence au service du roy,» elle tira son épée de Fierbois et courut sur ces misérables, qu’elle frappa de si bon cœur, que l’épée se brisa en éclats sur leurs épaules. Charles VII fut très-chagrin de cet accident, et il dit à Jeanne qu’elle aurait mieux fait de prendre un bâton pour frapper dessus, plutôt que de perdre ainsi une épée qui lui était venue par miracle. La Pucelle comprenait que la présence d’une femme nuisait à la discipline dans l’armée, et elle s’était vêtue en homme pour ne pas exciter la concupiscence charnelle de ses compagnons d’armes. «Me semble, disait-elle, qu’en cet estat je conserverai mieux ma virginité de pensée et de fait.» Sa virginité, en effet, ne reçut pas d’atteinte, quoique plusieurs grands seigneurs fussent «deliberez de sçavoir se ilz pourroient avoir sa compagnie charnelle;» mais, quand ils se présentaient à elle, gentiment habillée, «toute mauvaise volonté leur cessoit.»

L’ordonnance de Jeanne d’Arc contre les ribaudes de la milice ne pouvait pas lui survivre; et ce ne fut qu’une exception dans la vie des gens de guerre, qui ne se séparèrent plus de leurs concubines. Il est possible que cette quantité de femmes dissolues attachées au service permanent d’une armée eut quelquefois une influence favorable sur les conséquences ordinaires d’une prise de ville, car le soldat, ayant sa maîtresse parmi les filles publiques de l’armée, se montrait moins ardent à outrager et à violer ses prisonnières. Quoi qu’il en soit, le nombre des femmes amoureuses, enrôlées, pour ainsi dire, sous le drapeau d’un capitaine, diminuait ou augmentait en raison des succès ou des revers de l’expédition. Dans un temps où le pillage était une condition inévitable de la guerre, ces prostituées attiraient à elles la meilleure part du butin. Plus une armée était bien équipée, bien approvisionnée, bien payée, plus la Prostitution y affluait de toutes parts. Aussi la belle armée que Charles-le-Téméraire, duc de Bourgogne, conduisit en personne dans le pays des Suisses, en 1476, était-elle amplement fournie de renfort féminin, et, après la défaite de Granson, les vainqueurs trouvèrent dans le camp du duc, raconte Philippe de Comines, «grandes bandes de valets, marchands et filles de joyeux amour;» mais les Suisses furent peu sensibles à ce genre de capture: car, ajoute Comines, «les messieurs des Ligues ramassèrent, chacun son saoul, piques, coulevrines, armures, preciosetés; et pour ce qui regarde les deux mille courtisanes, joyeuses donzelles, délibérant que telles marchandises ne bailleroient pas grand profit aux leurs, si les laissèrent courir à travers champs.» Malgré cette indifférence pour les courtisanes flamandes et bourguignonnes, les Suisses ne menaient pas sous les drapeaux une vie plus austère que leur ennemi; car, en temps de paix, on entretenait dans les villages, aux frais de la commune, un certain nombre de filles de joie, qui, en temps de guerre, étaient attachées corporellement aux compagnies et aux bandes de chaque Canton. (Rec. d’édits et d’ordonn. royaux, par Neron et Girard, 1720, in-f., t. I, p. 643.)

Revenons à la chevalerie, qui ne donnait pas toujours l’exemple de la chasteté et de la continence. Les chevaliers, qui filaient le parfait amour avec les dames et damoiselles, et qui n’en obtenaient que des dons honnêtes, des baisers quelquefois, mais rarement ce qu’on appelait le don d’amour en sa merci, se dédommageaient de ces privations avec des servantes et des fillettes. C’était même un usage d’hospitalité que de garnir la couche d’un chevalier qui demandait asile dans un château. Lacurne de Sainte-Palaye cite, à propos de cet usage courtois, un extrait fort curieux d’un fabliau (Ms. du Roi, no 7,615, fol. 210), dans lequel une dame qui a reçu chez elle un chevalier ne veut pas s’endormir sans lui envoyer une compagne de lit.

Et la comtesse à chief se pose,
Apele un soun (sienne) pucelle,
La plus cortoise et la plus belle;
A consoil (en secret) li dis: Belle amie,
Alez tost, ne vous ennuit mie!
Avec ce chevalier gesir (coucher)...
Si le servez, s’il est metiers (besoin).
Je isa lassa volontiers,
Que ja ne laissasse pour honte,
Ne fust pour monseigneur le conte
Qui n’est pas encore endormiz....

La dame châtelaine était sans doute peu rigoriste, et la lecture de l’Art d’amour, composé par le trouvère Guiart (Ms. du Roi, no 7,615, fol. 178 et s.), ce poëme qui contient les leçons d’amour les plus dissolues avait pu façonner la dame à ce genre de complaisance. On peut présumer que de pareilles coutumes hospitalières ne se rencontraient pas dans tous les châteaux. Un poëte du treizième siècle nous sert de garant à cet égard, et la manière dont il attaque la Prostitution des villes nous permet de supposer qu’il la comparait tacitement à la décence des mœurs chevaleresques. Voici ce passage intéressant, que Lacurne de Sainte-Palaye a tiré d’un Ms. de la Bibliothèque Nationale (Fonds du Roi, no 7,615, fol. 140).

Qui reson voudroit faire! l’on devroit, par saint Gille!
Riche femme qui sert de baval et de guile (tromperie),
Et qui pour gaignier vent son corps et aville (avilit),
Chacier hors de la ville aussi com un mesel (lépreux),
S’en souloit (si on avait coutume) maintes femmes, par maintes achoisons,
Chacier hors de la ville, c’estoit droiz et resons:
Or est venu le temps et or est la resons.
Plus a partout bordiaux qu’il n’a autres mesons.....

Les lois municipales mirent un frein à la Prostitution, comme nous l’avons dit, et la noblesse, que la chevalerie avait généralement amendée, se distingua du peuple et de la bourgeoisie par des mœurs plus régulières et plus honnêtes, du moins en apparence. Mais la bourgeoisie et le peuple s’amendèrent à leur tour, pendant que la chevalerie tombait en décadence et que les nobles s’abandonnaient à tous les désordres qu’ils avaient évités jusque-là; ils se piquaient toutefois d’être aussi bons chevaliers que leurs prédécesseurs. Ce fut sous le règne de Charles VI que commença cette décadence des mœurs chevaleresques. Un poëte de ce règne, Eustache Deschamps, compare la conduite des anciens preux à celle de ses contemporains:

Les chevaliers estoient vertueux
Et pour amours plains de chevalerie,
Loyaux, secrez, frisques et gracieux:
Chascuns avoit lors sa dame, s’ amie,
Et vivoient liement (joyeusement);
On les amoit aussi très loyalment,
Et ne jangloit (jasait), ne mesdisoit en rien.
Or m’esbahy quant chascun jangle et ment,
Car meilleur temps fut le temps ancien!

Les plaintes d’Eustache Deschamps n’étaient que trop justes en présence des orgies de la cour, où Charles VI et son frère, le duc d’Orléans, qui se vantaient de maintenir la vraie chevalerie, semblaient en avoir oublié les préceptes vertueux. Les tournois célébrés en 1389 à Saint-Denis en l’honneur du roi de Sicile et de son frère, qui furent armés chevaliers, se terminèrent par une hideuse saturnale, dont l’abbaye fut le théâtre. Le religieux de Saint-Denis, dans sa Chronique de Charles VI, n’a pas cru devoir passer sous silence les désordres de la quatrième nuit: «Les seigneurs, dit-il, en faisant de la nuit le jour, en se livrant à tous les excès de la table, furent poussés par l’ivresse à de tels déréglements, que, sans respect pour la présence du roi, plusieurs d’entre eux souillèrent la sainteté de la maison religieuse et s’abandonnèrent au libertinage et à l’adultère (ad inconcessam venerem et adulteria nefanda prolapsi sunt).

Les maisons religieuses, à cette époque, avaient des mœurs aussi mauvaises que la cour du roi et des princes; l’Église était tombée au même degré de décadence que la chevalerie, et la société tout entière semblait aller à sa dissolution. Nous ne voulons pénétrer dans les couvents que pour soulever le voile qui couvrait les vices des moines et des nonnains. La Prostitution s’était emparée de la maison du Seigneur, comme de la maison des grands de la terre. Les prédicateurs, en ce temps-là, répétaient souvent ces paroles de l’ange dans l’Apocalypse: «Venez, je vous montrerai la condamnation de la grande prostituée qui est assise sur les grandes eaux, avec laquelle les rois de la terre se sont corrompus, et qui a enivré du vin de la Prostitution les habitants de la terre.» Rien ne peut rendre, en effet, les abominations du règne de Charles VI, où le clergé, la noblesse et le peuple luttaient de perversité et de turpitude. Que devait être la vie de cour, lorsque la vie des couvents était aussi déplorable que nous la dépeint Nicolas de Clémenges, archidiacre de Bayeux, dans son traité De corrupto statu ecclesiæ: «A propos de vierges consacrées au Seigneur, dit ce philosophe chrétien, il nous faudrait retracer toutes les infamies des lieux de Prostitution, toutes les ruses et l’effronterie des courtisanes, toutes les œuvres exécrables de la fornication et de l’inceste; car, je vous prie, que sont aujourd’hui (vers 1400) les monastères de femmes, sinon des sanctuaires consacrés non pas au culte du vrai Dieu, mais à celui de Vénus; sinon d’impurs réceptables où une jeunesse effrénée s’abandonne à tous les désordres de la luxure, de telle sorte que c’est maintenant la même chose de faire prendre le voile à une jeune fille ou de l’exposer publiquement dans un lieu d’abomination!» Nicolas de Clémenges pousse ici jusqu’à l’hyperbole la critique des mœurs monacales, mais la démoralisation des ecclésiastiques n’était que trop éclatante, et l’on ne saurait dire si c’était l’Église qui démoralisait la chevalerie, ou la chevalerie qui démoralisait l’Église. Dulaure, dont le témoignage est généralement suspect, s’appuie sur des autorités respectables pour esquisser ce tableau des mœurs cléricales et chevaleresques: «Les prélats et les prêtres subalternes étaient ordinairement vêtus en habits séculiers, portaient l’épée, joutaient dans les tournois, fréquentaient les cabarets, entretenaient des concubines. Les prêtres et les curés occupaient des emplois judiciaires, prêtaient à usure, s’adonnaient à la débauche et aux excès de la table. Dans certains diocèses, les grands vicaires recevaient la permission de commettre l’adultère pendant l’espace d’une année; dans d’autres, on pouvait acheter le droit de forniquer impunément dans tout le cours de sa vie: l’acheteur en était quitte en payant chaque année à l’official une quarte de vin; et lorsque l’âge le rendait incapable d’user de ce privilége, il n’en était pas moins tenu de payer la taxe.» C’était dans les décrétales des papes, que l’officialité trouvait le pouvoir étrange qu’elle s’arrogeait sur le péché d’impureté; le canon De dilectissimis exhorte les chrétiens à la pratique de cet axiome: Tout est commun entre amis; même les femmes, ajoute-t-il. On eut l’audace de présenter requête au pape Sixte IV pour obtenir la permission de commettre le péché infâme pendant les mois caniculaires, et Sixte IV écrivit au bas de la requête: Soit fait ainsi qu’il est requis (Hist. de France, par l’abbé Velly, t. V, p. 10 et suiv.)!

Il est vraiment remarquable que jamais les ordonnances royales et municipales contre la Prostitution ne furent plus fréquentes ni plus sévères que pendant cette période de déréglement. On se montrait sans pitié pour les filles publiques, lorsque la décence et la pudeur semblaient bannies des mœurs, lorsque les vêtements dissolus étaient seuls à la mode, en dépit des édits somptuaires. On avait repris avec les souliers à la poulaine ces ornements obscènes qui les décoraient au douzième siècle, à la cour de Normandie, suivant Orderic Vital, et les ornements en question s’étaient allongés et mieux caractérisés. Les femmes n’osèrent pas, il est vrai, adopter les accessoires de cette vilaine chaussure; mais, en revanche, elles eurent des robes fendues ou relevées qui laissaient entrevoir la jambe, et même la cuisse nue: quant à la gorge, elles la découvraient jusqu’au bout du sein. L’auteur du Chastoiement des dames, Robert de Blois, leur reproche ces modes impudiques.

Aucune lesse differmée
Sa poitrine, pource c’on voie
Comme fetement sa chair blanchoie;
Une autre lesse tout de gré
Sa chair apparoir au costé:
Une ses jambes trop descuevre.
Prud hom ne loe pas cette œvre.

Les cérémonies de l’Église, les processions surtout, participaient à cette immodestie des vêtements. On voyait figurer, dans les processions et les pénitences publiques, des hommes et des femmes entièrement nus: «Parmi ces pénitents, dit le partial auteur de l’Histoire de Paris, les uns portaient dans leurs chemises des pierres enchaînées; les autres, sans chemises, étaient flagellés ou piqués aux fesses avec des aiguillons.» Ici Dulaure n’invente rien, n’exagère rien, et il peut renvoyer son lecteur avec confiance au Glossaire de Ducange et Carpentier (aux mots penitentiæ, processiones, villaniæ, lapides catenatos ferre, putagium, naticæ, etc.). Nous supposons que les pénitentes qui suivaient les processions, dans un état complet de nudité, et qui se faisaient piquer avec des aiguillons, devaient être des prostituées, ainsi que celles qui portaient des pierres dans leur chemise. C’étaient là, en effet, les châtiments habituels que la justice séculière prononçait à l’égard des adultères et des femmes de mauvaise vie. Dulaure nous en fournit un exemple mémorable qu’il emprunte aux registres criminels du parlement de Paris (registre VIII). Anne Piedeleu, femme amoureuse, tenait un lieu de débauche dans la rue Saint-Martin, elle était donc en contravention avec les ordonnances de la prévôté; et le prévôt qui était en charge alors (1373), le fameux Hugues Aubriot, faisait exécuter les ordonnances avec beaucoup de vigueur. Les bourgeois du voisinage allèrent dénoncer Anne Piedeleu à la prévôté, et aussitôt les sergents firent déloger cette femme, en usant d’indulgence pour elle, puisqu’elle ne fut pas même menée en prison. Elle se sentait sans doute soutenue par quelque personnage capable de tenir tête au prévôt, car elle porta plainte contre ce magistrat en l’accusant de plusieurs crimes et en produisant de faux témoins pour le perdre. Le parlement, au mois de février 1374, sur les conclusions de l’avocat du roi, condamna Anne Piedeleu à être promenée par la ville, toute nue, ayant sur la tête une couronne de parchemin où était écrit ce mot: faussaire. On la conduisit en cet état au pilori des Halles, où elle fut exposée deux heures aux regards du peuple; elle ne sortit de prison que pour être bannie de Paris et du royaume. Les promenades de ce genre devaient être assez fréquentes, et la populace y courait avec un joyeux empressement. Comme les ribaudes et les maquerelles qu’on livrait de la sorte à l’indécente curiosité des badauds de Paris grelottaient de froid et toussaient souvent en marchant toutes nues dans la boue à travers les intempéries de la saison, les spectateurs, et surtout les enfants, avaient coutume de chanter une chanson composée pour la circonstance. Cette chanson ordurière, qui se conserva longtemps dans la mémoire du bas peuple, finissait par ce refrain, que rapporte le Journal du Bourgeois de Paris:

Votre c.. a la toux, commère,
Votre c.. a la toux, la toux!

Il était tout simple que les plus impudentes de ces femmes qu’on menait au pilori répondissent aux chanteurs par des injures, entre lesquelles n’étaient point épargnées les imprécations et les malédictions. Aussi quand une toux épidémique se répandit dans la population parisienne, durant l’hiver de l’année 1413, ceux qui n’avaient point encore gagné cette toux cruelle ou qui en étaient guéris raillaient ceux qu’ils entendaient tousser à se «rompre les génitoires,» et leur disaient par esbattements: «En as-tu? Par ma foi! tu as chanté: Votre c.. a la toux, commère.» On faisait ainsi allusion aux maux de toute espèce, tel que le mal saint-main, la lèpre, la gale, la toux, etc., que souhaitaient aux mauvais plaisants les malheureuses qu’on ne plaignait pas de voir s’enrhumer au pilori. On n’avait aucune compassion pour ces pécheresses, comme nous l’avons fait observer, et les petits enfants étaient les plus acharnés à les persécuter. L’autorité croyait se conformer au sentiment unanime, en n’accordant pas la moindre indulgence à ces pauvres filles. Cependant il y eut un prévôt de Paris qui les prit sous sa protection et qui leur donna peut-être trop d’appui. Ce fut Ambroise de Loré, baron de Juilly, qui fut nommé prévôt en 1436 et qui mourut en 1445 dans l’exercice de sa charge. Le peuple de la capitale ne lui pardonna pas d’avoir favorisé la Prostitution, en laissant tomber en désuétude les anciens règlements qui la régissaient. Tant que dura son administration, les prostituées furent à peu près libres; elles s’habillaient à leur guise et logeaient partout dans la ville. Ambroise de Loré, à son lit de mort, se repentit d’avoir été si paterne pour ces créatures, et il essaya de réparer le désordre qui s’était introduit dans la police des mœurs. «La semaine devant l’Ascension, raconte le Bourgeois de Paris dans son Journal, fut crié parmy Paris, que les ribaudes ne porteroient plus de sainctures d’argent, ne de collez renversés, ne pennes de gris en leurs robes, ne de menuvair, et qu’elles allassent demourer ès borderaulx, ordonnez comme ils estoient au temps passé.» Cette satisfaction tardive donnée à l’opinion ne fit pas oublier les scandales qui l’avaient précédée, et quand Ambroise de Loré mourut peu de jours après, le Bourgeois de Paris se chargea de son oraison funèbre, et le représenta comme «moins aimant le bien commun, que nul prévost que devant luy eust esté puis quarante ans.» Le Bourgeois ajoute que ce prévôt avait une des plus belles et des plus honnêtes femmes du monde, mais, néanmoins, «il estoit si luxurieux, qu’on disoit, pour vray, qu’il avoit trois ou quatre concubines qui estoient droites communes, et supportoit partout les femmes folieuses, dont trop avoit à Paris, par sa lascheté, et acquit une très-mauvaise renommée de tout le peuple; car à peine povoit-on avoir droit des folles femmes, tant les supportoit et leurs maquerelles.»

Ambroise de Loré, avant d’être prévôt de Paris et de lâcher la bride aux femmes folieuses, était un des plus braves chevaliers de l’ost de Charles VII, mais ses prouesses d’armes ne l’avaient point rendu plus vertueux, quoiqu’il fût contemporain de plusieurs bons chevaliers, de vie exemplaire et de mœurs honnêtes. Il avait passé sa jeunesse à la cour de Charles VI, où l’on faisait consister la chevalerie en tournois et en mascarades; il n’appartenait pas à cette famille de chevaliers chastes et continents, qui, comme le maréchal de Boucicaut, pensaient que «luxure est plus que chose du monde contraire à vaillant homme d’armes.» Le bon messire Jehan le Maingre, dit Boucicaut, ne se départit même pas de sa continence, lorsqu’il fut gouverneur de Gênes, où les occasions de plaisir venaient sans cesse le chercher: «Les vertus qui sont contraires à lubricité sont en luy,» disait son biographe secrétaire; il ne songeait guère à débaucher les Génoises, «car plus de semblant n’en fait, que si pierre estoit, nonobstant que les dames y soyent bien parées et bien attifées, et que moult de belles en y ait.» Un jour qu’il chevauchait avec ses gentilshommes dans la ville de Gênes, une dame, qui peignait ses cheveux blonds, se mit à la fenêtre pour le voir passer; il n’y prit pas garde; mais un de ses écuyers la remarqua et ne put s’empêcher de dire: «Oh! que voilà beau chef!» Le maréchal eut l’air de ne pas entendre; mais, comme l’écuyer se retournait encore pour regarder la dame, il lui dit avec un regard glacial: «C’est assez fait!» Le biographe qui a recueilli les faits de Boucicaut ajoute cette réflexion: «Ainsi, de fait et de semblant, le mareschal est net de celuy vice de charnalité et de toute superfluité, qui est parfait signe de sa continence.»

Boucicaut, il est vrai, avait été nourri à la cour de Charles V, qui, entre toutes les vertus, dit son historiographe, Christine de Pisan, «amoit celle de chasteté, laquelle estoit de luy gardée en fait, en dict, et en pensée.» Charles V, si sévère à cet égard pour lui-même, l’était également pour ses serviteurs, et voulait qu’ils fussent chastes, «tant en continences comme en habits, parolles, et faits et toutes choses.» Lorsqu’il apprenait qu’un de ses officiers avait déshonoré femme, fût-ce son favori, il le chassait de sa présence et le dispensait à toujours de son service. Cependant il ne manquait pas de charité chrétienne pour les pécheurs, et, «considérant la fragilité humaine,» il ne consentit jamais à ce qu’un mari «emmurast sa femme à pénitence perpétuelle, pour meffaict de son corps;» il permettait seulement de la tenir enfermée dans une chambre, si elle était trop déshonorée, afin qu’elle ne fît pas honte à son époux et à ses parents. Il défendait que des livres déshonnêtes fussent introduits et lus à la cour de la reine et des princes. On lui rapporta, un jour, qu’un chevalier de la cour avait instruit le dauphin à amour et vagueté: il renvoya ce chevalier, et lui défendit de jamais paraître devant sa femme et ses enfants. Christine de Pisan, qui a consigné ces particularités dans le Livre des faits et bonnes mœurs du feu roi Charles, nous apprend qu’il ne souffrait pas à sa table les gouliars de bouche, aportant paroles vagues, et qu’il regardait les jeux des ménétriers comme des introductions à la luxure; il répétait souvent la parole de saint Paul, dans une épître aux Corinthiens: «Les parolles maulvaises corrompent les bonnes mœurs.» Le règne de Charles VI et une partie de celui de Charles VII furent souillés de tous les vices et de tous les crimes que Charles V avait essayé de faire disparaître de son royaume; et la Prostitution, que ce sage roi réprimait surtout par son exemple, ne connut plus de barrières ni de limites.

Pour se rendre compte du degré de perversité auquel étaient parvenus quelques nobles, quelques grands seigneurs, qui s’abandonnaient à toutes les aberrations de la débauche, il faut lire, dans les archives de Nantes, le procès criminel de Gilles de Retz, maréchal de France, condamné au feu en 1440. Gilles de Retz était un des plus puissants seigneurs de la Bretagne; il avait vaillamment servi Charles VII pendant la guerre des Anglais; il avait combattu, avec Dunois et Lahire, sous la bannière de Jeanne d’Arc; il était docte et lettré. Mais la lecture de Suétone l’avait excité à imiter les monstrueuses débauches des empereurs romains: comme Tibère et Néron, il se passionna pour le sang mêlé à l’ordure; il n’eut plus d’autre passe-temps que de flétrir de ses abominables caresses les pauvres enfants qu’il faisait enlever de tous côtés: quand ils étaient beaux et joliets, il les attachait à sa personne ou il les égorgeait de ses propres mains. La superstition et la magie étaient les auxiliaires de ses cruautés et de ses souillures: il avait une chapelle magnifique, avec des chantres et des chanoines qu’il nourrissait bien, et, en même temps, il avait des sorciers et des magiciens à sa solde, avec lesquels il faisait des invocations au diable. Cet exécrable homme, qui eut plus d’une analogie avec un autre scélérat que nous verrons plus tard (le marquis de Sade), fut enfin déféré à la justice, arrêté avec les principaux agents de ses forfaits et jugé par un tribunal extraordinaire, nommé à cet effet par le duc de Bretagne, son cousin. L’enquête révéla des horreurs que confirmèrent les dépositions des témoins. On trouva, dans les souterrains des châteaux de Chantocé, de la Suze, d’Ingrande, etc., les ossements calcinés et les cendres des enfants que le maréchal de Retz avait assassinés, après avoir abusé d’eux. Il ne tarda pas à tout avouer lui-même, et, ne pouvant espérer sa grâce du tribunal des hommes, il demanda pardon au Juge éternel devant lequel il allait comparaître.

Les dépositions des complices de Gilles de Retz nous initient aux scènes horribles dont le vieux château de Chantocé était le théâtre. Henriet, chambellan du maréchal, déclare «que Gilles de Sillé et Pontou ont livré plusieurs petits enfans audit sire de Rais en sa chambre: desquels petits enfans il avoit habitation, et s’y eschauffoit, et rendoit nature sur leur ventre, et y prenant sa plaisance et délectation, qu’il n’avoit habitation de l’un desdits enfans que une fois ou deux, et que, après, celui sire, aucunes fois de sa main leur coupoit la gorge, et aucunes fois, Gilles de Sillé, Henriet et Pontou la leur coupoient, en la chambre dudit sire: dont le sang cheoit à la place, qui après estoit nettoyée; et que ceux enfans, ainsi morts, estoient ars en ladite chambre dudit sire, après qu’il estoit couché, et la poudre d’eux jettée, et que celui sire prenoit plus grande plaisance à leur couper la gorge, qu’à avoir habitation d’eux.» Henriet, interrogé derechef sur ces infâmes mystères, compléta ses premiers aveux par de nouveaux détails; il raconta «avoir ouï dire audit sire de Rais, qu’il estoit bien aise de voir séparer la teste des enfans, après avoir eu habitation sur le ventre, ayant les jambes entre les siennes, et autrefois se seoir sur le ventre desdits enfans quand on séparoit la teste de leurs corps, et par autre fois les inciser sur le cou par derrière pour les faire languir, où il prenoit grande plaisance, et en languissant, avoit aucune fois habitation d’eux jusques à la mort, et aucune fois après qu’ils estoient morts, tandis qu’ils estoient chauds; et y avoit un braquemart à leur couper la teste, et quant aucune fois ceux enfans n’étoient beaux à sa plaisance, il leur coupoit la teste, de luy-mesme, avec ledit braquemart, et après avoit aucune fois habitation d’eux. Il disoit qu’aucun homme en la planète ne pouvoit savoir ou faire ce qu’il faisoit. Aucune fois celui sire faisoit desmembrer lesdits enfans par les aisselles et prenoit plaisance à en voir le sang.

»Item, celui sire, affin de garder lesdits enfans de crier quand il vouloit avoir habitation d’eux, leur faisoit, par avant, mettre une corde au cou et les pendre, comme à trois pieds de haut, à un coin de sa chambre, et avant qu’ils fussent morts, les descendoit ou les faisoit descendre, disant qu’ils ne sonnassent mot et qu’ils eschauffoient son membre, le tenant en la main; et, après, leur rendoit nature sur le ventre, et ce fait, leur faisoit couper la gorge et séparer la teste de leurs corps.» Ces effrayants aveux furent confirmés par Estienne Cornillaut, dit Pontou, le favori du maréchal et un de ses complices. Pontou n’attendit pas qu’il fût appliqué à la question pour confesser les crimes de son maître et les siens; il ajouta quelques faits nouveaux à ceux que Henriet avait dénoncés. Ainsi, le sire de Retz donnait deux ou trois écus par chaque enfant qu’on lui procurait; quelquefois, il choisissait lui-même les enfants et les faisait entrer secrètement dans un de ses châteaux. «Il prenoit aucune fois de petites filles, desquelles il avoit habitation sur le ventre, ainsi que des enfans mâles, disant qu’il y prenoit plus grande plaisance et moins de peine qu’à le faire esdites filles en leur nature. Quant on lui menoit deux enfans ensemble, afin que l’un pour l’autre ne criât, après s’estre esbattu avec l’un, il gardoit l’autre jusqu’à ce que son appétit fut venu.» Gilles de Retz, après des dépositions si explicites, n’avait plus rien à faire, qu’à en constater la sincérité. Il avoua donc avoir abusé des enfants, «pour son ardeur et délectation de luxure, et les avoir fait tuer par ses gens, soit en leur coupant la gorge avec dagues et couteaux, en séparant la teste de leurs corps, ou leur rompant les testes à coups de baston, ou autres choses; et aucune fois leur enlevoit ou faisoit enlever des membres, les fendoit pour en avoir les entrailles, les faisoit attacher à un croc de fer, pour les estrangler et les faire languir; comme ils languissoient à mourir, avoit habitation d’eux, et aucune fois après qu’ils estoient morts en les baisant, et prenoit plaisir et délectation à voir les plus belles testes desdits enfans, lesquels, en après, estoient ars.» On lui demanda quand et comment il s’était avisé de ces atrocités inouïes pour la première fois; il répondit «qu’il commença ce train de vie, à Chantocé, l’année que son aïeul le sire de la Suze alla de vie à trespas, et, de lui mesme et de sa teste, sans conseil d’autrui, il prist imagination de ce faire, seulement pour la plaisance et délectation de luxure, sans autre intention.»

En écoutant ces aveux prononcés de l’air le plus calme, les juges tressaillaient sur leurs siéges et se signaient à chaque instant. Ce monstre fut condamné avec ses complices, mais il ne se troubla pas, et il les encouragea paternellement à faire une bonne mort, pour qu’ils pussent se revoir tous en la grant joie du paradis. Il subit sa peine le 26 octobre 1440, dans une prairie située au-dessus des ponts de Nantes; et dès qu’il eut été étranglé sur le bûcher allumé, on rendit son corps à sa famille, et des damoiselles de grand estat vinrent chercher ce corps souillé, le mirent dans le cercueil et le portèrent solennellement à l’église des Carmes, où il fut enterré, en laissant parmi les spectateurs de son supplice le souvenir de sa repentance et de sa fin chrétienne.

CHAPITRE XIX.

Sommaire.—Apparition des maladies vénériennes en France.—Origine de la syphilis ou mal français.—Ses progrès effrayants vers la fin du quinzième siècle.—Marche du mal vénérien à travers le moyen âge.—Ses noms différents.—L’éléphantiasis et les autres dégénérescences de la lèpre.—La mentagre et les dartres sordides.—Lues inquinaria ou inguinaria.—Pèlerinages dans les lieux saints.—L’église de Notre-Dame de Paris.—Le feu sacré.—Vice des Normands.—Le mal des ardents.—Ses ravages effrayants.—Le mal de saint Main et le feu de saint Antoine.—Invocations à saint Marcel et à sainte Geneviève.—La syphilis du quinzième siècle.—Les lépreux et les léproseries.—Les croisés et la mésellerie.—Rigoureuse police de salubrité à laquelle on soumit les lépreux.—Du caractère le plus général de la lèpre, d’après Guy de Chauliac, Laurent Joubert, Théodoric, Jean de Gaddesden, etc., etc.

L’apparition ou plutôt le développement des maladies vénériennes en France, comme dans toute l’Europe, changea en quelque sorte la face de la Prostitution légale et faillit amener sa ruine définitive. En voyant ces terribles maladies attaquer dans son principe la société tout entière, les hommes les plus éclairés et les plus libres de préjugés purent croire que la débauche publique était l’unique cause d’un pareil fléau, tandis que les esprits prévenus et crédules regardaient ce fléau comme une punition du ciel, frappant l’incontinence dans ce qu’elle avait de plus cher. Alors les magistrats se repentirent d’avoir autorisé et organisé l’exercice du péché qui entraînait de si fatales conséquences, et le premier remède qu’ils opposèrent à l’invasion de cette nouvelle peste fut la suspension des règlements de tolérance, en vertu desquels il y avait dans chaque ville un foyer permanent d’infection morbide. Mais on jugea bientôt inutile d’arrêter le cours régulier de la Prostitution, quand on eut reconnu que la source du mal n’était pas seulement dans les mauvais lieux. On prit toutefois des mesures de police sanitaire que la nécessité n’avait pas encore prescrites, et l’on soumit à l’enquête des médecins la vie dissolue des femmes communes. Ce fut une amélioration notable dans le régime de la tolérance pornographique, et, depuis cette époque, l’administration municipale eut à se préoccuper sérieusement de la santé publique dans toutes ces questions délicates qui n’avaient intéressé jusqu’alors que la morale et l’ordre public.

Nous devons traiter ici de l’origine de la syphilis, puisque les circonstances ont fait que le nom de mal français lui fut donné au moment de son explosion en Europe, et puisque ce nom se rattache, en effet, aux événements qui accompagnèrent son entrée en France; mais nous nous proposons d’abord de poursuivre une thèse que nous avons déjà soutenue sur l’ancienneté des maladies vénériennes. Sans doute, ces maladies, de même que la plupart des épidémies et des contagions, subirent une foule de métamorphoses, notamment dans leurs symptômes, en raison de la variété des conditions locales atmosphériques et naturelles qui présidaient à leur naissance; sans doute, ce hideux fléau, que la science, après trois siècles et demi d’études approfondies, considère toujours comme un protée insaisissable, n’avait pas, avant l’année 1493 ou 1496, les caractères effrayants, et surtout le virus propagateur, qu’on observa pour la première fois à cette époque, où les cas d’exception devinrent des cas généraux. Toutefois, le mal vénérien existait, le même mal, depuis la plus haute antiquité, comme nous l’avons démontré, et l’on ne se fût pas inquiété de lui plus que de toute autre maladie chronique, si une réunion de circonstances imprévues et inappréciables ne lui avait communiqué tout à coup les moyens de se répandre, de se multiplier, de s’aggraver avec une sorte de fureur. Nous avons prouvé, d’après le témoignage de Celse, d’Arétée et des plus illustres médecins grecs et romains, que la véritable syphilis, qu’on s’obstine à faire contemporaine de la découverte de l’Amérique, n’avait pas tardé à suivre à Rome la lèpre et les maladies cutanées qui furent apportées d’Asie et d’Afrique avec les dépouilles des peuples conquis. Il n’était pas difficile de faire comprendre, en remontant à ces prémices morbifiques, que l’épouvantable débauche romaine avait réchauffé dans son sein les germes de toutes les affections vénéréiques, et que leur impur mélange avait créé des maux inconnus qui retournaient sans cesse à leur source en la corrompant toujours davantage. Nous persistons à croire, cependant, que la transmission du virus n’était pas aussi prompte ni aussi fréquente qu’elle l’est devenue dans les temps modernes, et il est probable, en outre, que les anciens qui possédaient plus de cinq cents espèces de collyres pour les maux d’yeux avaient autant de recettes curatives pour les infirmités de l’amour. Nous allons, à travers le moyen âge, signaler la marche éclatante du mal vénérien sous des noms différents, jusqu’à ce qu’il soit arrivé à sa dernière transformation avec le nom de grosse vérole.

Ce mal obscène a toujours existé à l’état chronique chez des individus isolés; il s’est reproduit par contagion, avec une grande variété d’accidents résultant du tempérament des malades et dérivant d’une foule de circonstances locales qu’il serait impossible d’énumérer ou de caractériser; mais il prenait toujours son germe dans un commerce impur, et il ne se développait pas de lui-même, sans cause préexistante d’infection, au milieu de l’exercice modéré des rapports sexuels. La Prostitution était le foyer le plus actif de cette lèpre libidineuse, qui se répandait avec plus ou moins de malignité suivant le pays, la saison, le sujet, etc. Il n’y avait que les débauchés qui allassent se gâter à cette honteuse source, et le mal restait en quelque sorte circonscrit et confiné parmi ces êtres dégradés qui n’avaient aucun contact avec les honnêtes gens. Cependant, à certaines époques, et par suite d’une agrégation de faits physiologiques, la maladie s’exaspérait et sortait de ses limites ordinaires, en s’associant à d’autres maladies épidémiques ou contagieuses; elle se multipliait alors avec les symptômes les plus affreux, et elle menaçait d’empoisonner la population tout entière qu’elle décimait; après avoir fait des ravages manifestes et cachés elle s’arrêtait, elle s’assoupissait tout à coup. Ce n’était jamais la médecine qui s’opposait à sa marche occulte et qui la combattait en face par des remèdes énergiques, c’était la religion, qui ordonnait des pénitences publiques et qui éloignait ainsi les périls de la contagion, en faisant la guerre au péché qui en était la cause immédiate. La privation absolue des joies de la chair, pendant un laps de temps assez considérable, était le remède le plus efficace que le clergé ou plutôt l’épiscopat français, si prévoyant et si ingénieux à faire le bien du peuple, eût imaginé contre les progrès du fléau pestilentiel. Durant ces longues crises de la santé publique, il faut dire que la Prostitution légale disparaissait complétement: les mauvais lieux étaient fermés; les femmes communes devaient, sous peine de châtiment arbitraire, s’interdire leur dangereux métier, et la police municipale avait des prescriptions si sévères à cet égard, que dès le début d’une épidémie au seizième siècle, on chassait ou l’on emprisonnait toutes les femmes suspectes, et on les tenait enfermées jusqu’à ce que le mal eût disparu.

N’oublions pas de constater que le climat de la Gaule n’était que trop favorable aux maladies pestilentielles et à toutes les affections de la peau. D’immenses marécages, des forêts impénétrables, entretenaient sur tous les points du territoire une humidité putride et malsaine, que les chaleurs de l’été chargeaient de miasmes délétères et empoisonnés. Le sol, au lieu d’être assaini par la culture, dégageait incessamment des émanations morbides. La nourriture et le genre de vie des habitants ne s’accordaient guère, d’ailleurs, avec les préceptes de l’hygiène: ils couchaient par terre, sur des peaux de bêtes, sans autre abri que des tentes de cuir ou des cabanes de branchages; ils mangeaient peu de pain et beaucoup de viande, beaucoup de poisson, beaucoup de chair salée, car ils nourrissaient de grands troupeaux de porcs noirs sur la lisière des bois druidiques. On ne s’étonnera donc pas que l’éléphantiasis et les autres hideuses dégénérescences de la lèpre fussent déjà bien acclimatées dans les Gaules au deuxième siècle de l’ère moderne. Le savant Arétée, qui paraît avoir écrit sous Trajan le traité De Curatione elephantiasis, dit que les Celtes ou Gaulois ont une quantité de remèdes contre cette terrible maladie, et qu’ils emploient surtout de petites boules de nitre avec lesquelles ils se frottent le corps dans le bain. Marcellus Empiricus, qui exerçait la médecine à Bordeaux du temps de l’empereur Gratien, rapporte que le médecin Soranus avait entrepris de guérir, dans la province Aquitanique seulement, deux cents personnes attaquées de la mentagre et de dartres sordides qui se répercutaient par tout le corps. Nous avons prouvé que le mal vénérien n’était qu’une forme de la lèpre contractée dans l’habitude des rapports sexuels. Nous avons laissé entendre comment d’abominables aberrations des sens avaient pu, en cas exceptionnel, centupler les forces du virus, en le portant dans les parties de l’organisme les moins propres à le recevoir; nous avons enfin appliqué aux origines de l’éléphantiasis les suppositions que nous verrons remettre en avant, par les médecins du quinzième siècle, à l’occasion du mal de Naples, dans lequel on voulut reconnaître les monstrueux effets des désordres du crime contre nature.

Ce fut pendant le sixième siècle que le mal vénérien sévit en France avec les apparences d’une épidémie: on le nomma lues inquinaria ou inguinaria. Selon la première dénomination, ce mal était une souillure, peut-être une gonorrhée, telle que les livres de Moïse l’ont décrite (Lévitiq., ch. 15); selon la seconde qualification de ce mal, que Grégoire de Tours signale souvent sans indiquer sa nature, c’était une inflammation des aines, où se formait un ulcère malin qui causait la mort, après des souffrances inouïes. Dom Ruinart, dans son édition de l’Histoire de Grégoire de Tours, note que cet ulcère inguinal tuait le malade à l’instar d’un serpent (lues inguinaria sic dicebatur, quod, nascente in inguine vel in axilla, ulcere in modum serpentis interficeret), Le Glossaire de Ducange a bien recueilli, dans l’édition des Bénédictins, les deux noms de cette pestilence, qui fit sa première apparition en 546 et qui revint plusieurs fois à la charge sur des populations adonnées aux hideux égarements de la débauche antiphysique. Mais les doctes éditeurs ont négligé de faciliter l’interprétation de ces deux noms, attribués à la même maladie, par le rapprochement lumineux des passages où il est question d’elle dans les chroniqueurs contemporains. L’origine infâme de cette maladie nous paraît assez indiquée par l’horreur qu’elle inspirait et qui ne résidait pas seulement dans la crainte de la mort, car ceux qui en étaient atteints semblaient frappés de la main de Dieu, à cause de leurs souillures: l’enflure et la purulence des organes de la génération, les bubons des aines, le flux de sang des intestins, les abcès gangréneux aux cuisses, en disent assez sur la nature de cette contagion obscène.

Elle reparut avec de nouveaux symptômes en 945, après l’invasion des Normands, qui pourraient bien n’y avoir pas été étrangers. Flodoard s’abstient néanmoins de toute conjecture impudique à cet égard: «Autour de Paris et en divers endroits des environs, dit-il dans sa Chronique, plusieurs hommes se trouvèrent affligés d’un feu en diverses parties de leur corps, qui insensiblement se consumoit jusqu’à ce que la mort finît leur supplice; dont quelques-uns, se retirant dans quelques lieux saints, s’échappèrent de ces tourments; mais la plupart furent guéris à Paris, en l’église de la sainte mère de Dieu, Marie, de sorte qu’on assure que tous ceux qui purent s’y rendre furent garantis de cette peste, et le duc Hugues leur donnoit tous les jours de quoi vivre. Il y en eut quelques-uns qui, voulant retourner chez eux, sentirent rallumer en eux ce feu qui s’étoit éteint, et, retournant à cette église, furent délivrés.» Sauval, qui nous fournit cette traduction naïve, ajoute que, «comme les remèdes ne servoient de rien, on eut recours à la Vierge, dans l’église Nostre-Dame, qui servit d’hospital dans cette occasion.» On trouve, en effet, dans le grand Pastoral de cette église, sous l’année 1248, une charte capitulaire relative à six lampes ardentes, qui éclairaient nuit et jour l’endroit où gisaient pêle-mêle les pauvres moribonds, affligés de cette vilaine maladie, qu’on appelait le feu sacré (ubi infirmi et morbo, qui ignis sacer vocatur, in ecclesiâ laborantes, consueverunt reponi).» La plupart des auteurs qui ont parlé de cette horrible maladie, dit le savant compilateur du Mémorial portatif de chronologie (t. II, p. 839) se sont accordés à lui attribuer les mêmes symptômes et les mêmes effets: son invasion était subite; elle brûlait les entrailles ou toute autre partie du corps, qui tombait en lambeaux; sous une peau livide, elle consumait les chairs en les séparant des os. Ce que ce mal avait de plus étonnant, c’est qu’il agissait sans chaleur et qu’il pénétrait d’un froid glacial ceux qui en étaient atteints, et qu’à ce froid mortel succédait une ardeur si grande dans les mêmes parties, que les malades y éprouvaient tous les accidents d’un cancer.» Nous pensons que les hommes du Nord avaient laissé sur leur passage cet impur témoignage de leurs mœurs dépravées, car le mal abominable qui était leur ouvrage ne s’adressait généralement qu’au sexe masculin.

Le feu sacré ne fut arrêté dans ses progrès que par les sages conseils de l’Église, qui s’efforça de guérir les malades qu’elle avait absous; mais le vice des Normands s’était invétéré dans les provinces qu’ils avaient envahies. L’année 994 vit renaître le mal des ardents, avec les causes criminelles qui l’avaient allumé la première fois, et ce mal, transmis par la débauche la plus infecte, passa promptement de la France en Allemagne et en Italie. Le dixième siècle n’était, d’ailleurs, que trop propice à tous les genres de calamités qui pouvant frapper l’espèce humaine. On croyait que l’an 1000 amènerait la fin du monde, et, dans cette prévision, les méchants, qui se jugeaient destinés aux flammes de l’enfer, jouissaient de leur reste, en se livrant avec plus de fureur à leurs détestables habitudes. Les pluies continuelles, les froids excessifs, les inondations fréquentes vinrent en aide aux épidémies pour dépeupler la terre. Les champs, qu’on ne cultivait plus, se convertirent en bruyères, en étangs, en marais, dont les émanations infectaient l’air. Les poissons périssaient dans les rivières, les animaux dans les bois, et tous ces cadavres putrides exhalaient des vapeurs empestées qui engendrèrent une foule de maladies. Le mal des ardents recommença ses moissons d’hommes à travers la France. Le roi de France, Hugues Capet, y succomba lui-même, victime des soins tout paternels qu’il avait administrés aux malades. Ceux-ci mouraient presque tous, lorsqu’ils avaient laissé au mal le temps de s’enraciner dans leurs organes atrophiés. Cette affreuse contagion, contre laquelle l’art se déclarait impuissant, parce que le vice lui disputait toujours le terrain, avait reçu le nom de mal sacré, à cause de son origine maudite; car, dit le livre de l’Excellence de sainte Geneviève, «dans le système de la formation des noms, on impose souvent à une chose le nom qui veut dire le contraire de ce qu’elle comporte (morbus igneus, quem physici sacrum ignem appellent eâ nominum institutione, quâ nomen unius contrarii alterius significationem sortitur). Il est certain que l’opinion publique, sans trop se rendre compte de ce que ce mal pouvait être, en attribuait l’invasion à un châtiment du ciel et la guérison à l’intercession de la Vierge et des saints. Ce furent sans doute les ecclésiastiques qui débaptisèrent le mal sacré, pour lui imprimer, comme un sceau de honte, le nom de mal des ardents, que le peuple changea depuis en mal de saint Main et en feu de saint Antoine, parce que ces deux saints avaient eu l’honneur de guérir ou de soulager beaucoup de malades. Le pape Urbain II, informé des miracles que les fidèles rapportaient à l’intercession de saint Antoine, fonda sous l’invocation de ce saint un ordre religieux, dont les pères hospitaliers prenaient soin exclusivement des victimes du mal des ardents. N’oublions pas, à propos de cette fondation, de rappeler que le porc, qui est sujet à la lèpre et dont la chair donne aussi la lèpre quand on ne se sert pas d’autre aliment, devint vers cette époque l’animal symbolique de saint Antoine. Enfin, une simple imprécation, qui s’était conservée dans le vocabulaire du bas peuple jusqu’au temps de Rabelais, lequel l’a recueillie, nous dispensera de prouver que le feu Saint-Antoine avait la plus infâme origine; le peuple et Rabelais disaient encore au seizième siècle: «Que le feu Sainct-Antoine vous arde le boyau culier!»

Il y eut encore plusieurs recrudescences mémorables de cette impureté, notamment en 1043 et en 1089; la dernière semble avoir été celle de 1130, sous le règne de Louis VI: «Il courut une estrange maladie par la ville de Paris et autres lieux circonvoisins, raconte Dubreul, laquelle le vulgaire surnommoit du feu sacré ou des ardents pour la violence intérieure du mal, qui brusloit les entrailles de celuy qui en estoit frappé, avec l’excès d’une ardeur continuelle dont les médecins ne pouvoient concevoir la cause et par conséquent inventer le remède.» Saint Antoine n’eut pas, cette fois, le privilége exclusif des prières, des offrandes et des guérisons. Sainte Geneviève, la bonne patronne de Paris, et saint Marcel s’interposèrent d’intelligence pour faire cesser le fléau. Depuis cette époque, la petite chapelle de la sainte, dans la Cité, fut transformée en église avec le titre de Sainte-Geneviève-des-Ardents, qu’elle garda longtemps après que la maladie eut été restreinte à des cas isolés. Remarquons, toutefois, que les premiers malades de la syphilis du quinzième siècle prirent tout naturellement le chemin de cette vieille église pour y chercher des miracles curatifs. La tradition reconnaissait dans ces nouveaux invocateurs de sainte Geneviève les héritiers directs du mal des ardents; par la même loi d’hérédité, les autres saints, tels que saint Antoine, saint Main, saint Job, etc., qu’on avait invoqués pour la guérison des maladies lépreuses et galeuses dès les plus anciens temps, maintinrent leurs attributions à l’égard de la maladie vénérienne proprement dite, qui n’était pas nouvelle pour eux. Mais, à partir du douzième siècle jusqu’à l’installation du mal de Naples, toutes les maladies honteuses, nées ou aggravées dans un commerce impur, se trouvèrent absorbées et enveloppées par l’hydre de la lèpre, qui se dressait de toutes parts et qui se multipliait sous les formes les plus disparates. La lèpre du douzième siècle, qu’elle eût ou non une origine vénérienne, devait surtout à la Prostitution les progrès menaçants qu’elle fit à cette époque, et que tous les gouvernements arrêtèrent à la fois par des mesures analogues de police et de salubrité. Nous ne craignons pas d’avancer que le relâchement et la suppression de ces mesures enfantèrent la syphilis du quinzième siècle.

Il ne faut pas induire du silence des annales de la médecine pendant cinq ou six cents ans, que la lèpre, décrite pour la dernière fois par Paul d’Égine au sixième siècle, ait disparu en Europe jusqu’au onzième siècle, où nous la voyons éclater de nouveau avec fureur. L’histoire de la vie privée au moyen âge serait un monument irrécusable de l’existence continue de l’éléphantiasis (puisque les causes qui produisent cette lèpre mère existaient alors au plus haut degré), si les écrivains ecclésiastiques n’étaient remplis de témoignages qui viennent confirmer ce fait: le recueil des Bollandistes et les cartulaires des églises et des monastères font souvent mention des lépreux. Grégoire de Tours dit qu’ils avaient à Paris une sorte de lieu d’asile où ils se nettoyaient le corps et où ils pansaient leurs plaies. Le pape saint Grégoire, dans ses écrits, représente un lépreux que le mal avait défiguré, quem densis vulneribus morbus elephantinus defœdaverat. Ailleurs, il raconte que deux moines gagnèrent le même mal, pour avoir tué un ours, qui les gâta de telle sorte, que leurs membres tombèrent en pourriture. Dans le huitième siècle, Nicolas, abbé de Corbie, fit construire une léproserie, ce qui démontre suffisamment que les lépreux étaient en assez grand nombre. La loi de Rotharis, roi des Lombards, datée de 630, faisait le fonds de toutes les législations sur la matière. Partout, le lépreux était retranché du sein de la société, qui le tenait pour mort; et si la misère le forçait à vivre d’aumônes, il ne s’approchait de personne et il annonçait sa présence par le bruit d’une cliquette de bois. Malgré ces précautions législatives, les lépreux parvenaient quelquefois à cacher leur triste état de santé et à contracter mariage avec des personnes saines; de là le capitulaire de Pepin pour la dissolution de ces mariages, en 737. Un autre capitulaire de Charlemagne, en 789, défend aux lépreux, sous des peines très-sévères, de fréquenter la compagnie des gens sains. On comprend sans peine que les relations sexuelles étaient le plus dangereux auxiliaire de la contagion, qui ne se propageait pas trop, grâce à l’horreur générale qu’inspiraient les lépreux, grâce surtout à l’intervention préventive de la police municipale.

Mais, comme nous l’avons déjà fait observer, c’était l’influence ecclésiastique qui avait le plus d’action sur les mœurs et sur leurs conséquences: la pénitence se chargeait bien souvent d’une sorte de régime hygiénique, et la confession remplaçait les consultations médicales. Le prêtre s’occupait de la santé physique de ses ouailles comme de leur santé morale, et il ne les maintenait parfois dans la bonne voie qu’en les menaçant de ces maux hideux que la punition de Dieu envoyait comme une marque de réprobation aux libertins et aux infâmes. Il est à constater que les épidémies coïncidaient toujours avec des temps de corruption sociale, et que le déréglement des mœurs publiques entraînait avec lui la perte de l’économie sanitaire. Les classes honnêtes se voyaient avec stupeur atteintes des maux impurs qui devaient être endémiques parmi l’immense tourbe des vagabonds, des mendiants, des débauchés et des filles perdues, errant dans les champs ou relégués dans les cours des Miracles. C’était là que la maladie vénérienne puisait, dans la débauche et la misère, ses symptômes les plus caractérisés et ses plus hideuses métamorphoses. Jamais un mire ou un physicien n’avait pénétré dans ces repaires inabordables, pour y étudier les maladies sans nom qui les habitaient et qui se combinaient avec les plus monstrueuses variétés, en se mêlant sans cesse, en se dévorant l’une par l’autre. Il est certain que les misérables que réunissait cette vie truande n’avaient aucun contact avec la population saine et honnête, excepté à des époques de crise et de débordement, après lesquelles le flot impur rentrait dans son lit et laissait au temps, à la religion et à la police humaine, le soin d’effacer ses traces. C’est ainsi que la lèpre se répandit tout à coup, comme un torrent qui a rompu ses digues, à travers le corps social, qu’elle aurait empoisonné, si la prudence et l’énergie du pouvoir n’eussent élevé une barrière contre les envahissements de la contagion. Les croisades avaient réuni, pour ainsi dire, toutes les fanges de la société, et mélangé dans un étrange bouleversement la noblesse avec le peuple. Les règlements de police ne soutinrent pas le choc de cette armée de pèlerins qui s’en allaient mourir ou chercher fortune en Orient. La Prostitution la plus audacieuse gangrena ces hordes indisciplinées. A leur retour, après les aventures de la Palestine, tous les pauvres croisés étaient plus ou moins suspects de lèpre ou de mésellerie; les uns ladres verts, les autres ladres blancs, la plupart rapportant avec eux les fruits amers de la débauche orientale: on peut assurer que la maladie vénérienne n’était alors qu’une des formes de la lèpre.

Il fallut soumettre les lépreux à une rigoureuse police de salubrité, qui fut renouvelée trois siècles plus tard contre les vérolés, et qui avait pour but d’empêcher la contagion de se répandre davantage. De même que dans le code de Rotharis, le lépreux était censé mort, du moment où il entrait dans la léproserie, accompagné des exorcismes et des funérailles d’usage. Le curé lui jetait trois fois de la terre du cimetière sur la tête, en lui adressant ces lugubres injonctions: «Gardez-vous d’entrer en nulle maison que votre borde. Quand vous parlerez à quelqu’un, vous irez au-dessous du vent. Quand vous demanderez l’aumône, vous sonnerez votre crécelle. Vous n’irez pas loin de votre borde, sans avoir votre habillement de bon malade. Vous ne regarderez ni puiserez en puits ou en fontaine, sinon les vôtres. Vous ne passerez pas planches ni ponceau où il y ait appui, sans avoir mis vos gants,» etc. On lui défendait, en outre, de marcher nu-pieds, de passer par des ruelles étroites, de toucher les enfants, de cracher en l’air, de frôler les murs, les portes, les arbres, en passant; de dormir au bord des chemins, etc. Quand il venait à mourir, il n’avait pas même de sépulture au milieu des chrétiens, et ses compagnons de misère étaient requis de l’enterrer dans le cimetière de la léproserie. Jamais un lépreux ne pouvait, fût-il guéri, rentrer dans le cercle de la loi mondaine et vivre dans l’intérieur de la ville sous le régime de la vie commune. Il y avait pourtant bien des degrés dans la maladie, qui n’était pas absolument incurable, et qui ne se montrait pas toujours en signes apparents; mais, comme elle affligeait de préférence la classe la plus pauvre, les médecins ne songeaient pas plus à la traiter, que les malades à se faire soigner. Ceux-ci, qu’ils le fussent de naissance ou par accident, se regardaient comme voués irrévocablement à la lèpre et se livraient en proie aux ravages de cette affreuse infirmité, qui, faute de soins, ne faisait que s’accroître et s’exaspérer jusqu’à ce qu’elle eût détruit tous les organes vitaux. Quelquefois, le mal était stationnaire, et quoique son principe subsistât dans l’individu, ses effets se trouvaient paralysés ou assoupis par une bonne constitution ou par quelque cause inappréciable. Tout commerce avec les lépreux de profession fut interdit aux personnes saines par le dégoût et l’effroi qu’ils excitaient plutôt encore que par la loi qui les tenait à l’écart sous peine de mort. Mais, en compensation, les lépreux communiquaient entre eux librement; ils avaient des femmes, des enfants, des ménages; ils ne se croyaient étrangers à aucun des sentiments qui poussent l’homme à se reproduire, et c’est ainsi que leur race se perpétuait au milieu d’une population qui évitait leur vue et leur approche; c’est ainsi que la lèpre passait de génération en génération et gâtait l’enfant dès le ventre de la mère. Cependant les lépreux ne se multipliaient pas comme on aurait pu le croire, car le germe de mort qu’ils portaient en eux-mêmes les décimait sans cesse, après les avoir changés en cadavres ambulants. Le fils d’un lépreux était ordinairement plus lépreux que son père, et le mal, en se transmettant de la sorte, prenait de nouvelles forces, au lieu de s’affaiblir; la famille la plus nombreuse s’éteignait, en se consumant, dans l’espace d’un siècle. Voilà pourquoi la lèpre disparut presque avec les lépreux au bout de quelques siècles, quoique la plupart des ladres fussent très-ardents et très-aptes à procréer leurs semblables.

Le caractère le plus général de la lèpre était une éruption de boutons par tout le corps, notamment au visage; mais ces boutons, qui se renouvelaient sans cesse, se distinguaient par la variété de leurs formes et de leurs couleurs: les uns, durs et secs; les autres, mous et purulents; ceux-ci, croûtelevés; ceux-là, crevassés; blancs, rouges, jaunes, verts, tous hideux à la vue et à l’odorat. Quant aux signes uniformes de la maladie, le célèbre Guy de Chauliac en compte six principaux, que Laurent Joubert définit en ces termes, dans sa Grande chirurgie, au chapitre de la ladrerie: «Rondeur des yeux et des oreilles, dépilation et grossesse ou tubérosité des sourcils, dilatation et toursure des narilles par dehors avec étroitesse intérieure, laideur des lèvres, voix rauque comme s’il parloit du nez, puanteur d’haleine et de toute la personne, regard fixe et horrible.» Guy de Chauliac, qui vivait au quatorzième siècle, avait eu sous les yeux une foule de sujets, que ne fut pas à même d’observer Laurent Joubert, qui écrivait sur la ladrerie à la fin du seizième siècle, lorsqu’elle n’existait plus guère que de nom. Les signes équivoques de la lèpre étaient au nombre de seize: «Le premier est dureté et tubérosité de la chair, spécialement des jointures et extrémités; le second est couleur de Morphée et ténébreuse; le troisiesme est cheute des cheveux et renaissance de subcils; le quatriesme, consomption des muscles, et principalement du poulce; cinquiesme, insensibilité et stupeur, et grampe des extrémitez; sixiesme, rogne et dertes, copperose et ulcérations au corps; le septiesme est grains sous la langue, sous les paupières et derrière les oreilles; huitiesme, ardeur et sentiment de piqueure d’aiguilles au corps; neuviesme, crespure de la peau exposée à l’air, à mode d’oye plumée; dixiesme, quand on jette de l’eau sur eux, ils semblent oingtz; unziesme, ils n’ont guères souvent fièvre; douziesme, ils sont fins, trompeurs, furieux, et se veulent trop ingérer sur le peuple; treiziesme, ils ont des songes pesans et griefs; quatorziesme, ils ont le poulx débile; quinziesme, ils ont le sang noir, plombin et ténébreux, cendreux, graveleux et grumeleux; seiziesme, ils ont les urines livides, blanches, solides et cendreuses.» Nous verrons plus tard que ces symptômes sont presque identiques avec ceux de la grosse vérole, qui ne fut qu’une renaissance de la lèpre, sous l’influence des guerres d’Italie.

La lèpre avait, d’ailleurs, une infinité d’autres caractères particuliers, que déterminaient les circonstances locales et climatériques. Par exemple, le mal des ardents, qui avait dégénéré en gonorrhée virulente, provenait encore de la cohabitation avec une personne lépreuse. Dans cette maladie, qu’on nommait l’ardeur, l’arsure, l’incendie, l’échauffaison (en anglais brenning), les parties génitales étant attaquées de phlogose, d’érysipèle, d’ulcérations, de phlyctènes, etc., le malade éprouvait de vives douleurs en urinant. Un savant médecin du treizième siècle, nommé Théodoric, dit textuellement dans le livre VI de sa Chirurgie, que quiconque approche une femme qui a connu un lépreux contracte un mauvais mal. Dans un traité de Chirurgie attribué à Roger Bacon, qui écrivait à la même époque, on trouve une description des maux horribles qui pouvaient suivre un commerce impur de cette espèce. Plusieurs médecins anglais contemporains ont étudié ce genre d’affection vénérienne, qui régnait à Londres aux treizième et quatorzième siècles, comme nous aurons lieu de le raconter en parlant de l’Angleterre. Un de ces médecins, Jean de Gaddesden, consacre un chapitre de sa Practica medicinæ seu Rosa anglicana aux accidents qui résultent de la fréquentation impudique des lépreux et des lépreuses. «Celui, dit-il, qui a couché avec une femme à laquelle un lépreux a eu affaire, ressent des piqûres entre cuir et chair, et quelquefois des échauffements par tout le corps.» Les médecins anglais de ce temps-là nous fournissent sur la lèpre vénérienne plus de renseignements, que les médecins italiens et français, parce que les lois contre les lépreux étaient beaucoup moins rigoureuses en Angleterre que partout ailleurs; aussi, les cas de contagion lépreuse y furent-ils plus communs et plus graves que dans tout autre pays.

Grâce aux mesures énergiques et générales qui furent prises dans toute l’Europe, excepté peut-être en Angleterre, pour arrêter les progrès de la lèpre et des maladies qui en dépendaient, on put conserver saine et sauve la majeure partie de la population. Du temps de Matthieu Paris, qui écrivait au milieu du treizième siècle, il y avait plus de dix-neuf mille léproseries en Europe. Deux siècles plus tard, les léproseries de la France étaient en ruines et abandonnées, faute de malades. Elles furent accaparées successivement par des parasites, au moyen de la suppression des titres de fondation et des contrats de rente; en sorte que, par son ordonnance de 1543, François Ier provoqua presque inutilement la recherche de ces chartes et titres perdus ou dérobés.

Il est donc certain que, dans l’intervalle de deux ou trois siècles, la grande lèpre ou éléphantiasis avait à peu près disparu avec les malheureux qui en étaient atteints et qui n’avaient pas réussi à se perpétuer au delà de trois ou quatre générations. Quant à la petite lèpre et à ses dérivatifs, ils se déguisaient sous des dehors moins inquiétants, et ils allaient toujours s’affaiblissant dans leurs symptômes extérieurs, quoique le germe du mal fût toujours vivace dans un sang qui l’avait reçu de naissance ou par transmission contagieuse. La société, qui avait rejeté de son sein les lépreux, se trouva donc de nouveau envahie par eux, ou du moins par leurs enfants, et la lèpre; en perdant une partie de ses hideux phénomènes, recommença sourdement à travailler la santé publique. Ce fut par la Prostitution que cette infâme maladie rentra dans les classes abjectes et se glissa jusqu’aux plus élevées, à la faveur de ses secrètes métamorphoses. Nous ne doutons pas que le mal de Naples, qui n’était autre qu’une résurrection de la lèpre combinée avec d’autres maux, a fait silencieusement son chemin dans les lieux de débauche et dans les mystères de l’impudicité, avant d’éclater au grand jour, sous le nom de grosse vérole, par toute l’Europe à la fois.

Nous parlions plus haut de l’arsure qui avait infecté les mauvais lieux de Londres, tellement qu’il fallut, en 1430, faire des lois de police pour empêcher, sous peine d’amende, de recevoir dans ces maisons aucune femme atteinte de l’arsure, et pour faire garder à vue celles qui seraient attaquées de cette détestable maladie (infirmitas nefanda, disent ces lois sanitaires, citées par Guillaume Beckett dans le tome XXX des Transactions philosophiques). Voici maintenant les témoignages de quelques médecins et chirurgiens, qui ne nous permettent pas de croire que les maladies vénériennes fussent seulement contemporaines de la découverte de l’Amérique. Guillaume de Salicet, médecin de Plaisance au treizième siècle, n’oublie pas dans sa Chirurgie, au chapitre intitulé De Apostemate in inguinibus, le bubon ou dragonneau, ou abcès de l’aine, qui se forme quelquefois, dit-il, «lorsqu’il arrive à l’homme une corruption dans la verge, pour avoir eu affaire à une femme malpropre.» (Traité des Malad. vénér., par Astruc, trad. par Louis, t. Ier, p. 134 et suiv.) Le même praticien, dans un autre chapitre, traite des pustules blanches et rouges, de la dartre miliaire et des crevasses qui viennent à la verge ou autour du prépuce, et qui sont occasionnées «par le commerce qu’on a eu avec une femme sale ou avec une fille publique.» Lanfranc, fameux médecin et chirurgien de Milan, qui vint se fixer à Paris vers 1395, développe la même doctrine sur les maladies des parties honteuses, dans son livre intitulé Practica seu ars completa chirurgiæ: «Les ulcères de la verge, dit-il, sont occasionnés par des humeurs âcres qui ulcèrent l’endroit où elles s’arrêtent, ou bien par une conjonction charnelle avec une femme sale qui aurait eu affaire récemment à un homme attaqué de pareille maladie.» Bernard Gordon, non moins célèbre médecin de la Faculté de Montpellier, qui dut survivre à Lanfranc, professe les mêmes opinions à l’égard des maladies de la verge (de passionibus virgæ), dans son Lilium medicinæ: «Ces maladies sont en grand nombre, dit-il, comme les abcès, les ulcères, les chancres, le gonflement, la douleur, la démangeaison. Leurs causes sont externes ou internes: les externes, comme une chute, un coup et la conjonction charnelle avec une femme dont la matrice est impure, pleine de sanie ou de virulence, ou de ventosité, ou de semblables matières corrompues. Mais, si la cause est interne, ces maladies sont alors produites par quelques humeurs corrompues et mauvaises qui descendent de la verge et aux parties inférieures.» Jean de Gaddesden, médecin anglais de l’université d’Oxford; Guy de Chauliac, de l’université de Montpellier; Valesius de Tarenta, de la même université, et plusieurs autres docteurs qui faisaient leurs observations dans différents pays durant le quatorzième siècle, reconnurent tous que le commerce impur engendrait des maladies virulentes qui étaient contagieuses et qui devaient être ainsi vénériennes.

Dans ces diverses maladies, la lèpre jouait inévitablement le principal rôle, avant comme après l’apparition du mal de Naples. Les praticiens, qui ont étudié la lèpre et qui ont publié leurs recherches à ce sujet, sont tombés d’accord que la lèpre se communiquait par les relations sexuelles plutôt que par toute autre voie. Ces relations étaient fort rares entre les personnes saines et les lépreux; mais l’imprudence ou la dissolution les déterminait parfois, au grand préjudice de la personne saine, qui devenait lépreuse à son tour. Bernard Gordon, que nous avons cité plus haut, raconte qu’une certaine comtesse qui avait la lèpre vint à Montpellier, et qu’il la traita sur la fin de sa maladie. Un bachelier en médecine, qu’il avait mis auprès d’elle pour la soigner, eut le malheur de partager son lit: elle devint enceinte, et, lui, lépreux. (Lilium medicinæ, part. 1, ch. 22.) On trouverait quantité de faits analogues dans les écrits de Forestus, de Paulmier, de Paré, de Fernel, etc., qui écrivaient sur l’éléphantiasis ou la lèpre, d’après le sentiment unanime des écoles de médecine et de chirurgie. Jean Manardi de Ferrare résume ainsi la question, au commencement du seizième siècle, sans s’apercevoir qu’il confond la lèpre et les maladies vénériennes: «Ceux, dit-il dans ses Epistolæ médicinales, publiées en 1525, ceux qui ont commerce avec une femme, laquelle a eu affaire un peu auparavant à un lépreux, tandis que la semence reste encore dans la matrice, gagnent quelquefois la lèpre et quelquefois d’autres maladies, plus ou moins considérables, selon qu’ils sont eux-mêmes disposés, aussi bien que le lépreux qui a infecté la femme.» Dans toutes ces citations, nous reproduisons la traduction que Louis, traducteur et annotateur d’Astruc, pour ne pas altérer le sens médical du savant auteur du traité De Morbis venereis, avait cru pouvoir établir dans l’intérêt de son système; mais ces citations mêmes nous paraissent souvent tout à fait contraires à ce système. En examinant ce passage de Jean Manardi, par exemple, il est impossible de ne pas reconnaître les maladies vénériennes dans ces autres maladies plus ou moins considérables, engendrées par un commerce plus ou moins imprudent avec une personne plus ou moins lépreuse. Au reste, un commerce de cette nature, qui eût entraîné la peine de mort, en certains cas, pour le lépreux, avait sans doute été jugé impossible par le législateur, qui ne l’a prévu nulle part dans le droit criminel.

Le droit coutumier règle seulement tout ce qui concerne l’institution des léproseries, dans lesquelles la lèpre était mise en charte privée, pour ainsi dire. Selon la Coutume du Boulenois, quand on découvrait, après la mort d’un homme, qu’il était ladre et qu’il avait néanmoins vécu en compagnie de gens sains, ceux-ci devaient être considérés comme ses complices; et tout le bétail à pied fourchu, appartenant aux habitants du lieu où ce ladre venait de mourir, était confisqué au profit du seigneur. Chaque paroisse se trouvait de la sorte responsable de ses ladres: elle était tenue de les nourrir, après les avoir vêtus d’une espèce de livrée et confinés dans des bordes, où il y avait un lit, une table et quelques menus ustensiles de bois et de terre. (Traité de la Police, par Delamare, t. I, p. 636 et suiv.) Les ladres, qui regardaient leurs maladies comme des tombes anticipées, cherchaient sans cesse à rentrer dans le sein de la société, et celle-ci les expulsait sans cesse avec horreur. Chaque fois que l’incurie de la police permettait à ces malheureux de dissimuler leur triste condition et de participer à la vie commune, il y avait dans les villes un réveil de la lèpre, qui forçait les magistrats à remettre en vigueur les anciennes ordonnances. En 1371, le prévôt de Paris fit publier les lettres patentes que lui avait adressées Charles V, pour enjoindre à tous les ladres de quitter la capitale dans le délai de quinze jours, «sous de très-grosses peines corporelles et pécuniaires.» En 1388, il défendit aux lépreux d’entrer dorénavant dans Paris, sans permission expresse signée de lui. En 1394 et 1402, mêmes défenses aux ladres, «sur peine d’estre pris par l’exécuteur et ses valets à ce commis, et détenus prisonniers pendant un mois, au pain et à l’eau, et ensuite bannis du royaume.» Ces défenses étaient toujours éludées à cette époque, et la population saine se relâchait de ses terreurs à l’égard des lépreux, qui vivaient parmi elle, comme s’ils n’étaient pas affectés d’un mal contagieux, car la lèpre diminuait tous les jours, ou du moins ses signes extérieurs devenaient moins manifestes. Le parlement de Paris rendit un arrêt, en date du 11 juillet 1453, contre un lépreux qui avait épousé une femme saine. Cette femme, que la lèpre n’avait pas encore atteinte, à ce qu’il paraît, fut séparée de son mari, et défenses lui furent faites de converser avec lui, sur peine d’être mise au pilori et bannie ensuite. On la laissa toutefois habiter dans l’intérieur de la ville, mais on lui ordonna de cesser d’y vendre des fruits, de peur qu’elle ne communiquât à quelqu’un la contagion de la lèpre.

Cet arrêt est très-significatif; il prouve que les règlements concernant la lèpre étaient mal observés au quinzième siècle, et que les lépreux pouvaient résider hors des léproseries. La conséquence de ce relâchement de sévérité devait être le retour de la lèpre et des maladies qui en résultaient. En effet, peu d’années avant que le mal vénérien eût été signalé en Italie et en France, les ladres avaient de nouveau multiplié et ravivé le venin de l’éléphantiasis, et la santé publique avait subi une atteinte profonde, par l’intermédiaire de la Prostitution, où lépreux et lépreuses osèrent apporter leur hideux concours. Par ordonnance du prévôt de Paris, datée du 15 avril 1488, il fut enjoint «à toutes personnes attaquées du mal abominable, très-périlleux et contagieux, de la lèpre, de sortir de Paris avant la feste de Pâques et de se retirer dans leurs maladreries aussitost après la publication de ladite ordonnance, sur peine de prison pendant un mois, au pain et à l’eau; de perdre leurs chevaux, housses, cliquettes et barillets, et punition corporelle arbitraire; leur permet néanmoins d’envoyer quester pour eux leurs serviteurs et servantes estant en santé.» Ces ladres, qui avaient des chevaux et des housses, des serviteurs et des servantes en bonne santé, faisaient évidemment une effrayante diffusion de la lèpre dans la partie saine de la population qu’ils fréquentaient; et cette lèpre sourde, transmise de proche en proche par les plaisirs vénériens, corrompait physiquement ce que le vice avait gâté de sa souillure morale. Ce n’était déjà plus la lèpre proprement dite, c’était la lèpre de l’incontinence et des mauvais lieux; c’était une maladie horrible que la Prostitution avait portée dans ses flancs et qu’elle réchauffait sans cesse en son sein; c’était la grosse vérole, que les Français nommèrent dès sa naissance le mal de Naples, et que les Italiens, par contradiction, appelèrent le mal français.

CHAPITRE XX.

Sommaire.—Noms scientifiques de la syphilis, morbus novus, pestilentialis scorra, pudendagra, etc.—Ses surnoms populaires.—Les saints qui avaient le privilége de la guérir.—Coïncidence de son apparition en Italie avec l’expédition de Charles VIII.—Quelle est la date précise de cette apparition?—Les médecins et les historiens ne sont pas d’accord.—Traditions relatives à son origine.—Les conjonctions de planètes.—Le vin empoisonné avec du sang de lépreux.—Boucheries de chair humaine.—La bestialité punie par elle-même.—La jument et les singes.—La syphilis d’Europe n’est pas venue d’Amérique.—Les médecins refusent d’abord de traiter cette maladie.—Manardi, Mathiole, Brassavola et Paracelse disent que l’infection vénérienne est née de la lèpre et de la Prostitution.

Il nous paraît démontré jusqu’à l’évidence, par le simple rapprochement de quelques dates, que la maladie vénérienne n’avait pas attendu la découverte de l’Amérique, pour s’introduire en Europe et pour y faire de terribles progrès. Cette maladie, comme nous avons cherché à le prouver par des faits et par des inductions, existait de toute antiquité; mais elle s’était successivement combinée avec d’autres maladies, et surtout avec la lèpre, qui lui avait donné une physionomie toute nouvelle. Ce fut la Prostitution, qui, dans tous les temps et dans tous les pays, servit d’auxiliaire énergique à ce fléau, que la police des gouvernements s’appliquait à entourer, pour ainsi dire, d’un cordon sanitaire. Quand ce cordon sanitaire fut rompu et tout à fait abandonné, le mal prit son essor et retrouva sa puissance dans le sein de la Prostitution légale. Voilà comment la lèpre vénérienne éclata en même temps, avec la même fureur, en France, en Italie, en Espagne, en Allemagne et en Angleterre, au moment où Christophe Colomb était à peine de retour du premier voyage qu’il fit à l’île Espagnole. Nous n’aurons pas de peine à établir que la grosse vérole, ou du moins un mal analogue, avait été signalée en Europe dès l’année 1483; que ce mal, ou tout autre, de même nature et de même origine, subsistait antérieurement aux Antilles et n’y produisait pas les mêmes accidents que sous les latitudes tempérées; que l’expédition de Charles VIII en Italie concourut peut-être à répandre et à envenimer cette affreuse maladie, mais que l’Italie et la France, qui se renvoyaient l’une à l’autre la priorité de l’infection, n’eurent rien à s’envier sur ce point, et se donnèrent réciproquement ce qu’elles avaient de longue date, dans un échange de contagion mutuelle; enfin, que, depuis son apparition constatée, la maladie changea souvent de symptômes, de caractères et de noms.

Parmi ces noms, qui furent très-multipliés et qui eurent chacun une origine locale, il faut distinguer les noms populaires des noms scientifiques. Ceux-ci étaient naturellement latins dans tous les livres et les recipe (ordonnances) de médecine, mais ils disparurent l’un après l’autre, en cédant la place à celui que Fracastor inventa pour les besoins de sa fable poétique, dans laquelle le berger Syphile est atteint le premier de cette vilaine maladie, parce qu’il avait offensé les dieux. La plupart des médecins italiens ou allemands, qui écrivirent à la fin du quinzième siècle sur le mal nouveau (morbus novus) que les guerres d’Italie avaient fait sortir de son obscurité, Joseph Grundbeck, Coradin Gilini, Nicolas Leoniceno, Antoine Benivenio, Wendelin Hock de Brackenaw, Jacques Cataneo, etc., se servirent de la dénomination usuelle de morbus gallicus (mal français). Cependant, comme s’ils eussent été peu satisfaits d’admettre dans la langue médicale une erreur et une calomnie à la fois, plusieurs d’entre eux forgèrent des noms plus dignes de la science et moins éloignés de la vérité historique. Joseph Grundbeck, le plus ancien de tous, ajouta au surnom de mala de Frantzos la périphrase de gorre pestilentielle (pestilentialis scorra) et la qualification de mentulagra (maladie de membre viril); Gaspard Torrella, qui, comme Italien, se piquait de savoir latiniser mieux qu’un Allemand, adopta pudendagra (maladie des parties honteuses); Wendelin Hock préféra mentagra, parce qu’il crut reconnaître dans ce prétendu mal français la mentagre ou lèpre du menton, décrite par Pline (Hist. nat., lib. XXVI, c. 1); Jean Antoine Roverel et Jean Almenar se servirent du mot patursa, sans que la véritable signification de ce mot leur fût connue: ce qui permet de supposer que c’était le nom générique de la maladie dans l’Amérique.

Chaque nation se défendait d’avoir engendré cette maladie, en lui attribuant le nom de la nation voisine à laquelle l’opinion populaire attribuait le principe du mal. Ainsi, les Italiens, les Allemands et les Anglais, qui accusaient la France d’avoir été le berceau de la grosse vérole, l’appelaient mal français: mal francese, frantzosen ou frantzosichen pocken, french pox; les Français s’avisèrent plus tard de se revancher, en l’appelant mal napolitain; les Flamands et les Hollandais, les Africains et les Maures, les Portugais et les Navarrais maudissaient le mal espagnol ou castillan; mais, en souvenir de cet odieux présent que chaque peuple refusait de croire émané de son propre sein, les Orientaux le nommaient mal des chrétiens; les Asiatiques, mal des Portugais; les Persans, mal des Turcs; les Polonais, mal des Allemands, et les Moscovites, mal des Polonais (voy. le Traité d’Astruc, De Morbis venereis, lib. I, cap. 1). Les divers symptômes de la maladie lui imposèrent aussi différents noms, qui rappelaient surtout l’état pustuleux ou cancéreux de la peau des malades; ainsi, les Espagnols appelaient ce mal las bubas ou buvas ou boas; les Génois, lo malo de le tavele; les Toscans, il malo delle bolle; les Lombards, lo malo de le brosule, à cause des pustules ulcéreuses et multicolores qui sortaient de toutes les parties du corps chez les individus atteints de cette espèce de peste. Les Français la nommèrent grosse vérole, pour la distinguer de la petite vérole, qu’on avait classée, de temps immémorial, parmi les maladies épidémiques, et qui, moins redoutable que sa sœur cadette, lui ressemblait cependant par la variété des pustules et des ulcérations de la face; de là, son nom générique de vérole ou variole, formé du latin varius et du vieux mot vair, qui signifiait une fourrure blanche et grise, et qui s’entendait aussi d’un des métaux héraldiques, composé de pièces égales, ayant la forme de cloches et disposées symétriquement. On prétend que cette disposition des pièces du vair avait quelque analogie d’aspect avec la peau bigarrée et crevassée d’un malheureux variolé. Enfin, on mit en réquisition tous les saints qui passaient pour guérir la lèpre, et qu’on invoquait comme tels; on les invoqua aussi contre les maux vénériens, et on ne se fit pas scrupule d’appliquer leurs noms respectés à ces maux déshonnêtes qu’on plaçait de la sorte sous leurs auspices. Il y eut alors entre la lèpre et la grosse vérole une confraternité avouée, qui se manifesta par les noms de saints attachés indistinctement aux deux maladies, qu’on appela mal de saint Mein, de saint Job, de saint Sement, de saint Roch, de saint Évagre, et même de sainte Reine, etc. Il suffisait qu’un saint fût réputé comme ayant quelque influence pour la guérison des plaies et des ulcères malins: les vérolés s’adressaient à lui et se disaient ses malades privilégiés.

Les médecins et les historiens, qui ont parlé les premiers de l’épidémie vénérienne des dernières années du quinzième siècle, sont à peu près d’accord sur ce point, que la maladie ne s’est déclarée avec éclat qu’à la suite de l’expédition de Naples; mais ils rapportent presque tous à l’année 1494 cette expédition, qui n’eut lieu qu’en 1495. Cette contradiction de dates ne constitue pourtant pas une erreur historique; car, avant Charles IX, l’année commençait à Pâques, selon la manière de dresser le calendrier en France. Les écrivains, qui ont fait un rapprochement d’époque entre l’invasion de Charles VIII en Italie et celle de la grosse vérole en Europe, n’ont pas hésité à ranger ces deux faits hétérogènes sous la même année 1494. Suivant eux, la maladie vénérienne aurait été signalée dès le commencement de cette année-là; mais le roi de France ne fit son entrée à Naples, où il trouva cette horrible maladie glorieusement installée avant lui, que le 22 février 1495, qui tombait en 1494, puisque la fête de Pâques ne devait marquer la nouvelle année qu’au 19 avril. Il faudrait donc, pour justifier la date de 1494 enregistrée par les médecins et les historiens qui ont voulu préciser le moment où le fléau éclata, il faudrait que ce mal français fût né à Naples entre le 22 février et le 19 avril 1495. On objectera difficilement que les autorités qui fixent à l’année 1494 l’apparition de la maladie ont pu faire erreur d’une année; cette erreur n’est pas probable, quand il s’agit d’un fait si récent et si remarquable. Ajoutons encore que les premiers qui ont établi cette date de 1494, sont Italiens, et que l’année en Italie commençait au premier janvier et non à Pâques comme en France. Il résulte de ces contradictions, que ç’a été un parti pris chez les Italiens d’accuser l’aventureuse expédition des Français en Italie, d’un fléau qu’elle développa et aggrava peut-être, mais qu’elle n’apporta point avec elle. «Les médecins de notre temps, écrivait en 1497 Nicolas Leoniceno dans son traité De Morbo gallico, n’ont point encore donné de véritable nom à cette maladie, mais ils l’appellent communément le mal français, soit qu’ils prétendent que sa contagion a été apportée en Italie par les Français, ou que l’Italie a été en même temps attaquée par l’armée française et par cette maladie.» Gaspard Torrella, dans son traité De Dolore in pudendagra, est plus explicite encore: «Cette maladie, dit-il, fut découverte lorsque les Français entrèrent à main armée en Italie, et surtout après qu’ils se furent emparés du royaume de Naples et qu’ils y eurent séjourné. C’est pourquoi les Italiens lui donnèrent le nom de mal français, s’imaginant qu’il était naturel aux Français.» Jacques Cataneo dans son livre De Morbo gallico, qui parut en 1505, se borne à rappeler le même fait: «L’an 1494 de la Nativité de Notre-Seigneur, au temps que Charles VIII, roi de France, s’empara du royaume de Naples, et sous le pontificat d’Alexandre VI, on vit naître en Italie une affreuse maladie qui n’avait jamais paru dans les siècles précédents et qui était inconnue dans le monde entier.» Jean de Vigo fait coïncider aussi avec le passage de Charles VIII en Italie l’irruption subite de cette maladie, qu’on n’avait jamais vue ou du moins jamais observée auparavant.

L’antipathie nationale des Italiens contre leurs vainqueurs ne manqua pas de fortifier et de propager cette opinion erronée, qui resta dans le peuple avec d’injustes ressentiments. Les Français furent moins empressés de se plaindre des vaincus et de répandre la vérité qui les justifiait eux-mêmes, en les montrant comme des victimes du mal de Naples; car les premiers auteurs français qui ont parlé de ce mal ne disent rien de son origine, et n’incriminent pas même les délices de Naples conquise par Charles VIII.

Il y eut cependant en Italie et en Allemagne plusieurs hommes de l’art et plusieurs historiens plus impartiaux, qui n’hésitèrent pas à proclamer l’innocence des Français dans cette affaire, et à se rapprocher ainsi d’une vérité que la science et l’histoire ne devaient pas envelopper d’un nuage. Les uns infirmèrent la date de 1494 attribuée à la naissance de la peste vénérienne (lues venerea); les autres firent remonter beaucoup plus haut son origine ou plutôt ses premiers ravages; quelques-uns, moins bien instruits que les autres ou peut-être feignant une ignorance calculée à ce sujet, reportèrent à l’année 1496 la première invasion de la maladie, qu’ils faisaient venir d’Espagne, et, par conséquent, d’Amérique. «L’an de notre salut 1496, écrivait Antoine Benivenio en 1507, une nouvelle maladie se glissa, non-seulement en Italie, mais encore dans presque toute l’Europe. Ce mal, qui venait d’Espagne, s’étant répandu de tous côtés, premièrement en Italie, ensuite en France et dans les autres pays de l’Europe, attaqua une infinité de personnes.» Voilà le pauvre Charles VIII bel et bien innocenté d’une injuste accusation qui le mettait au ban de l’Europe maléficiée. Les historiens viennent ici à l’appui de la justification des Français. Antoine Coccius Sabellicus, qui savait ce que c’était que la grosse vérole puisqu’il l’avait gagnée (voy. les Élogia de Paul Jove), dit fermement dans son recueil historique publié à Venise en 1502: «Dans le même temps (1496), un nouveau genre de maladie commença à se répandre par toute l’Italie, vers la première descente que les Français y avaient faite dès l’année précédente (1495), et il est probable que c’est par cette raison qu’on la nomma le mal français, car, comme je vois, on n’est pas sûr d’où est venue d’abord cette cruelle maladie qu’aucun siècle n’avait éprouvée jusque-là.» Si la date de 1496 avait pu être établie et prouvée, la provenance du mal eût été tout naturellement renvoyée à la découverte de l’Amérique. Dans tous les cas, la date de 1496 se rapporterait évidemment à l’extension rapide et formidable de l’épidémie vénérienne.

Mais, pour les savants qui ne suivaient pas aveuglément la tradition populaire, il n’était pas douteux que le mal français et le mal de Naples avaient précédé la triomphante expédition de Charles VIII. «Les Français, dit judicieusement François Guicciardin dans l’Histoire de son temps, ayant été attaqués de cette maladie pendant leur séjour à Naples, et s’en retournant ensuite chez eux, la répandirent par toute l’Italie; or, cette maladie, absolument nouvelle ou ignorée jusqu’à nos jours dans notre continent, excepté peut-être dans les régions les plus reculées, a sévi si horriblement durant plusieurs années, qu’elle semble devoir être transmise à la postérité comme une des calamités les plus funestes.» Guicciardin était dans le vrai, en attribuant seulement à l’armée du roi de France la propagation du mal par toute l’Italie. Il est clair que ce mal hideux avait pris racine à Naples, avant l’arrivée des Français. Ulrich de Hutten, docte écrivain allemand qui avait fait lui-même une triste expérience de la contagion vénérienne, assigne à ses commencements la date de 1493, qu’il ne pouvait apprécier que par ouï-dire, puisqu’il rédigeait à Mayence en 1519 son livre intitulé De morbi gallici curatione: «L’an 1493 ou environ, de la naissance de Jésus-Christ, dit-il, un mal très-pernicieux commença à se faire sentir, non pas en France, mais premièrement à Naples. Le nom de cette maladie vient de ce qu’elle commença à paraître dans l’armée des Français qui faisaient la guerre dans ce pays-là sous le commandement de leur roi Charles.» Puis, il ajoute cette intéressante particularité qui nous explique comment on n’est pas d’accord sur la date précise de l’invasion du mal: «On n’en parla point pendant deux années entières, à compter du temps qu’il avait commencé.» Ulrich de Hutten partageait l’opinion des praticiens allemands qui regardaient la maladie comme bien antérieure à la conquête de Naples par les Français; ainsi, Wendelin Hock de Brackenaw, qui avait fait ses études médicales à l’université de Bologne, répète bien ce qu’il avait entendu dire en Italie sur l’époque primitive du mal de Naples: «Depuis l’an 1494 jusqu’à la présente année 1502, dit-il, une certaine maladie contagieuse, qu’on nomme le mal français, a fait assez de ravages;» mais, ailleurs, dans le même ouvrage, il déclare ce que savaient à cet égard tous ses confrères d’Allemagne: «Ce mal, dit-il, qui avait commencé, pour parler juste, dès l’an 1483 de Notre-Seigneur,» par suite des conjonctions de plusieurs planètes, au mois d’octobre de cette année-là, annonçait «la corruption du sang et de la bile, et la confusion de toutes les humeurs, ainsi que l’abondance de l’humeur mélancolique tant dans les hommes que dans les femmes.» Les plus habiles médecins allemands, Laurent Phrisius, Jean Benoist, etc., se rangèrent du côté de ce système, et voulurent voir la cause de la maladie dans les révolutions planétaires et dans les désordres atmosphériques de l’année 1483.

Ce ne fut pas la seule cause ni la plus invraisemblable que supposèrent les historiens; ils se firent, en général, les échos du vulgaire qui a toujours, en Italie surtout, une histoire prête, pour créer une origine merveilleuse à tout ce qu’il ne comprend pas. Le mal français, plus que toute autre chose, exerça l’imagination des Napolitains et se prêta naturellement aux inventions les plus bizarres, à travers lesquelles pourtant il ne serait pas impossible de découvrir quelque fait réel, enveloppé de fables ridicules. Gabriel Fallope, qui écrivait longtemps après l’événement qu’il rapporte (1560), soutient que, dans le cours de la première guerre de Naples, une garnison espagnole qui défendait le passage abandonna la nuit les retranchements confiés à sa garde, après avoir empoisonné les puits et conseillé aux boulangers italiens de mêler du plâtre et de la chaux à la farine avec laquelle ils feraient du pain pour l’armée française. Ce plâtre et l’eau empoisonnée auraient produit l’infection vénérienne, selon le récit de Gabriel Fallope. André Cœsalpini d’Arezzo, qui fut médecin de Clément VIII, prétend que l’empoisonnement des Français fut exécuté avec d’autres procédés, et il assure que des témoins oculaires lui avaient raconté le fait: «Après la prise de Naples, les Français assiégèrent la petite ville de Somma, qui avait une garnison d’Espagnols; ceux-ci sortirent de la place pendant la nuit, en laissant à la disposition des assiégeants plusieurs tonnes d’excellent vin du Vésuve, où l’on avait mêlé du sang fourni par les lépreux de l’hôpital Saint-Lazare. Les Français entrèrent dans la ville sans coup férir, et s’enivrèrent avec ce vin empoisonné; ils furent aussitôt très-malades, et les symptômes de leur maladie ressemblaient à ceux de la lèpre.» On peut déjà entrevoir la vérité sous les voiles qui la couvrent ici d’une manière assez transparente. Viennent ensuite d’autres traditions qui s’exagèrent et renchérissent l’une sur l’autre en s’écartant toujours davantage de l’opinion la plus répandue et la moins déraisonnable. Fioravanti, dans ses Capricci medicinali qu’il publia en 1564, raconte une singulière histoire qu’il disait tenir d’un certain Pascal Gibilotto de Naples, encore vivant à l’époque où il écrivait, et garant des faits qu’il révélait le premier. Pendant cette expédition de Naples, qui est partout complice de la maladie qu’elle vit commencer, les vivandiers napolitains, qui approvisionnaient les deux armées, manquèrent de bétail, et eurent l’infernale idée d’employer la chair des morts en guise de viande de bœuf ou de mouton; ceux qui mangèrent de la chair humaine, que la mort et la corruption avaient empoisonnée, furent bientôt attaqués d’une maladie qui n’était autre que la syphilis. Fioravanti ne dit pas quel fut le théâtre de ces épouvantables scènes d’anthropophagie; mais comme il place dans son récit les Espagnols en présence des Français, il faut croire que ce fait isolé aurait eu lieu durant le siége de quelque petite ville de la Calabre occupée par une garnison espagnole. On sait que toute chair corrompue est capable de produire l’effet d’un empoisonnement, mais il n’y a pas possibilité de croire, avec Fioravanti, que des animaux nourris de la chair des animaux de même espèce soient exposés à gagner par là une maladie analogue au mal de Naples. C’était un préjugé enraciné au moyen âge, qui voulait que l’usage de la chair humaine causât des maladies aiguës, épidémiques et pestilentielles. L’illustre philosophe François Bacon, baron de Verulam, tout bon physicien qu’il était, n’a point balancé à répéter dans son Histoire naturelle l’horrible récit de Fioravanti: «Les Français, dit-il, de qui le mal de Naples a reçu son nom, rapportent qu’il y avait au siége de Naples des coquins de marchands qui, au lieu de thons, vendaient de la chair d’hommes tués récemment dans la Mauritanie, et qu’on attribuait l’origine de la maladie à un si horrible aliment. La chose paraît assez vraisemblable, ajoute l’auteur de tant de lumineux traités sur les sciences, car les cannibales des rades occidentales, qui vivent de chair humaine, sont fort sujets à la vérole.»

Trouver dans l’anthropophagie l’origine du mal de Naples, ce n’était point encore attacher assez d’horreur aux causes de ce mal hideux, qu’on s’accordait à considérer comme un fruit monstrueux du péché mortel. Deux savants médecins du seizième siècle, qui n’avaient observé pourtant que les effets décroissants de cette terrible contagion, lui jetèrent, pour ainsi dire, la dernière pierre, en essayant de démontrer, avec plus de raison que de succès, qu’il fallait peut-être attribuer le mal vénérien à la sodomie et à la bestialité: «Un saint laïque, dit Jean-Baptiste van Helmont dans son Tumulus pestis, tâchant de deviner pourquoi la vérole avait paru au siècle passé et non auparavant, fut ravi en esprit et eut une vision d’une jument rongée du farcin, d’où il soupçonna qu’au siége de Naples, où cette maladie parut pour la première fois, quelque homme avait eu un commerce abominable avec une bête de cette espèce attaquée du même mal, et qu’ensuite, par un effet de la justice divine, il avait malheureusement infecté le genre humain.»

Plus tard, en 1706, un médecin anglais, Jean Linder, ne craignit pas, en cherchant à démêler les causes secrètes de la syphilis américaine, d’avancer que «cette maladie provenait de la sodomie exercée entre des hommes et de gros singes, dit-il, qui sont les satyres des anciens.» Il est important de constater que, dans tous les récits et les observations des médecins qui étudièrent les premiers le mal de Naples, soit en Italie, soit en France, soit en Allemagne, on ne fait nullement mention de la maladie que Christophe Colomb aurait rapportée des Antilles, et qui, en tout cas, ne pouvait gagner de vitesse un mal analogue né et acclimaté en Europe avant que la découverte de l’Amérique eût porté ses fruits amers. Christophe Colomb, revenant de l’île Espagnole qu’il avait habitée pendant un mois à peine, aborda au port de Palos en Portugal, le 13 janvier 1493, avec quatre-vingt-deux matelots ou soldats et neuf Indiens qu’il ramenait avec lui. La santé de son équipage pouvait être en mauvais état, mais les historiens n’en parlent pas; et l’on sait seulement qu’il se rendit à Barcelone avec quelques-uns de ses compagnons de voyage, pour rendre compte de sa navigation à Ferdinand le Catholique et à Isabelle d’Aragon. «La ville de Barcelone, dit Roderic Diaz dans son traité Contra las bubas, fut bientôt infectée de la vérole, qui y fit des progrès étonnants.» Le 25 septembre de la même année, Christophe Colomb repartait avec quinze vaisseaux chargés de quinze cents soldats et d’un grand nombre de matelots et d’artisans; quatorze de ces vaisseaux revinrent en Espagne l’année suivante, pendant laquelle Barthélemy Colomb, frère de Christophe, partit avec trois vaisseaux qui ramenèrent en Espagne, vers la fin de 1494, Pierre Margarit, gentilhomme catalan, gravement atteint de la syphilis. Probablement, il n’était pas le seul qui se trouvât malade de la même maladie; mais le journal du bord n’en cite pas d’autre. L’année 1495 multiplia les rapports maritimes entre les Antilles et l’Espagne. Aussi, lorsque Christophe Colomb, accusé de crimes imaginaires, retournait chargé de chaînes dans le vieux monde, le navire où il était prisonnier transportait avec lui deux cents soldats attaqués de la vérole américaine. Ces deux cents pestiférés débarquèrent à Cadix, le 10 juin 1496. Neuf mois après, le parlement de Paris publiait déjà une ordonnance relative aux malades de la grosse vérole.

On pourrait, sans tomber dans un excès de paradoxe, soutenir que c’est l’Europe qui a doté l’Amérique d’une maladie à laquelle le climat des Antilles convenait mieux que celui de Naples; on pourrait mettre en avant d’assez bonnes raisons pour démontrer que les aventuriers espagnols qui avaient pris du service dans l’armée du roi de Naples retournèrent dans leur patrie gâtés par la contagion vénérienne, et s’embarquèrent pour les Antilles, sans avoir été guéris. On sait quelle terrible influence a toujours eue le changement d’air et d’habitudes sur cette maladie inexplicable, que la chaleur endort et que le froid réveille avec un surcroît de fureur. Enfin, il restera probable, sinon avéré, que le mal vénérien, tel qu’il éclata en Europe vers 1494, n’était qu’un infâme produit de la lèpre et de la débauche. Tous les médecins reconnurent très-tard que le mal n’était peut-être pas aussi nouveau qu’on l’avait cru d’abord, et ils jugèrent que la lèpre, et surtout l’éléphantiasis, avait plus d’une similitude avec cette affection virulente qui s’entourait de symptômes inusités, mais dont le principe ne variait pas. La voix populaire parlait assez haut d’ailleurs, pour que la médecine l’entendît. On doit s’étonner de ce que les plus hardis fondateurs de la science se soient bornés à répéter les bruits qui circulaient sur les origines syphilitiques, sans en déduire tout un système qu’il eût été facile d’appuyer sur des preuves et sur des expériences. Mais, dans les premiers temps de cette épidémie, qu’on regardait comme une plaie envoyée du ciel et odieuse à la nature (ce sont les termes dont se sert Joseph Grundbeck, qui fit le plus ancien traité qu’on possède sur cette matière), les médecins et les chirurgiens se tenaient à l’écart et refusaient de soigner les malades qui réclamaient des secours: «Les savants, dit Gaspard Torrella, évitaient de traiter cette maladie, étant persuadés qu’ils n’y entendaient rien eux-mêmes. C’est pourquoi les vendeurs de drogues, les herboristes, les coureurs et les charlatans se donnent encore aujourd’hui pour être ceux qui la guérissent véritablement et parfaitement.» Ulrich de Hutten s’exprime avec plus de vivacité encore, en avouant que le mal fut abandonné à lui-même et à ses forces mystérieuses, avant que la médecine et la chirurgie eussent repris courage: «Les médecins, dit-il, effrayés de ce mal, non-seulement se gardèrent bien de s’approcher de ceux qui en étaient attaqués, mais ils en fuyaient même la vue, comme de la maladie la plus désespérée.... Enfin, dans cette consternation des médecins, les chirurgiens s’ingérèrent à mettre la main à un traitement si difficile.» Ces circonstances expliquent suffisamment pourquoi les premières périodes de la lèpre vénérienne sont demeurées si obscures et si mal étudiées dans tous les pays où ce mal apparut presque à la fois.

On tenait pourtant la clef de l’énigme, et il n’aurait fallu que consulter les traditions des Cours des Miracles et des lieux de débauche, pour apprendre de quelle façon s’engendrait et se décuplait, sous l’influence de la Prostitution, le monstre, le Protée de la syphilis. La vérité scientifique se trouvait sans doute renfermée dans ces anecdotes, que de grands médecins ne dédaignèrent pas de ramasser parmi les carrefours où elles avaient traîné. Jean Manardi, de Ferrare, dans une lettre adressée vers 1525 à Michel Santanna, chirurgien qui se mêlait de traiter les vénériens, lui dit que l’opinion la plus ancienne et la mieux établie place le commencement de la vérole à l’époque où Charles VIII se préparait à la guerre d’Italie (vers 1493): «Cette maladie, dit-il, éclata d’abord à Valence en Espagne, par le fait d’une fameuse courtisane qui, pour le prix de cinquante écus d’or, accorda ses faveurs à un chevalier qui était lépreux; cette femme, ayant été gâtée, gâta à son tour les jeunes gens qui la voyaient, et dont plus de quatre cents furent infectés en peu de temps. Quelques-uns d’eux ayant suivi le roi Charles en Italie, y portèrent celle cruelle maladie.» Manardi se borne à rapporter le fait, de même que le savant médecin naturaliste Pierre-André Mathiole, qui ne fait que changer les personnages et le lieu de la scène: «Quelques-uns, dit-il, ont écrit que les Français avaient gagné ce mal par un commerce impur avec des femmes lépreuses, lorsqu’ils traversaient une montagne d’Italie (voy. son traité De Morbo gallico).» L’identité de la syphilis avec la lèpre était clairement indiquée dans ces simples réminiscences du bon sens populaire; mais les hommes de l’art les recueillaient, en fermant les yeux devant ces renseignements lumineux qui leur montraient la route. Un autre médecin de Ferrare, Antoine Musa Brassavola, admettait probablement la préexistence des maux vénériens et du virus qui les communique, quand il raconte le fait suivant, dans son livre sur le Mal français: «Au camp des Français devant Naples, dit-il, il y avait une courtisane très-fameuse et très-belle, qui avait un ulcère sordide à l’orifice de la matrice. Les hommes qui avaient commerce avec elle, contractaient une affection maligne qui ulcérait le membre viril. Plusieurs hommes furent bientôt infectés, et ensuite beaucoup de femmes, ayant habité avec ces hommes, gagnèrent aussi le mal, dont elles firent à leur tour présent à d’autres hommes.» Ainsi, selon Antoine Musa Brassavola, le mal de Naples n’était qu’une complication accidentelle du mal vénérien qui aurait existé isolément chez quelques individus, avant d’être épidémique et d’avoir acquis sa prodigieuse activité.

Enfin, un des plus grands hommes qui aient porté le flambeau dans les ténèbres de l’art médical, Théophraste Paracelse, décréta toute une doctrine nouvelle au sujet des maladies vénériennes, quand il proclama leur affinité avec la lèpre, dans sa Grande Chirurgie (liv. I, ch. 7): «La vérole, dit-il avec cette conviction que le génie peut seul donner, a pris son origine dans le commerce impur d’un Français lépreux avec une courtisane qui avait des bubons vénériens, laquelle infecta ensuite tous ceux qui eurent affaire à elle. C’est ainsi, continue cet habile et audacieux observateur, c’est ainsi que la vérole provenue de la lèpre et du bubon vénérien, à peu près comme la race des mulets est sortie de l’accouplement d’un cheval et d’une ânesse, se répandit par contagion dans tout l’univers.» Il y a, dans ce passage de la Grande Chirurgie, plus de logique et plus de science que dans tous les écrits des quinzième et seizième siècles, concernant la maladie vénérienne, dont aucun médecin n’avait deviné la véritable origine. Paracelse considérait donc la vérole de 1494 comme un genre nouveau dans l’antique famille des maladies vénériennes.

FIN DU TOME QUATRIÈME.

COUTUME DU BERRY (XVe Siècle)
  • A. Cabasson del.
  • Drouart Imp.
  • A. Leroy Scul.

COUTUME DU BERRY (XVe Siècle)

TABLE DES MATIÈRES
DU QUATRIÈME VOLUME.

FRANCE.

CHAPITRE VIII.

Sommaire.—Le roi des ribauds.—Recherches sur les prérogatives, le rang et la charge de cet officier de la maison royale.—Définition de ses attributions.—Analogie des ministeriales palatini de Charlemagne, avec les rois des ribauds.—Attributions des ministeriales palatini.—Ribaldus ou ribaud.—Philippe-Auguste organise les ribauds en corps de troupes soldées.—Témoignages de bravoure et d’intrépidité de ces hordes pillardes et débauchées.—Le roi des ribauds.—Avantages honorifiques et lucratifs de cette charge.—Nu comme un ribaud.—Diminution successive d’importance de la royauté des ribauds.—La ribaudie.—Appréciation de la charge du roi des ribauds dans l’intérieur de la maison du roi.—Recherches sur les gages du roi des ribauds.—Crasse Joë, roi des ribauds de Philippe le Long.—Jean Guérin, roi des ribauds du duc de Normandie et d’Aquitaine, fils de Charles V.—Droits d’exécution et d’aubaine du roi des ribauds sur certains patients.—Jean Boulart et Pernette la Basmette.—Le roi des ribauds devait être un fidèle et incorruptible défenseur de la personne du roi.—Coquelet.—Preuves de dévouement de Jean Talleran, seigneur de Grignaux, roi des ribauds de François Ier.—Redevance hebdomadaire des vassales du roi des ribauds.—Dernière transformation de l’office du roi des ribauds à la cour de France.—Les dames des filles de joie suivant la cour.—Olive Sainte.—Cécile de Viefville.—Des rois des ribauds relevant de celui de l’hôtel du roi.—Colin-Boule, roi des ribauds de Philippe le Bon, duc de Bourgogne.—Le curé de Notre-Dame d’Abbeville, roi des ribauds.—Balderic, roi des ribauds de Henri II, roi d’Angleterre et duc de Normandie.—Attributions des rois des ribauds des villes de province.—Antoine de Sagiac, commissaire du roi des ribauds de Mâcon, et Colette, femme de Pierre Talon.

CHAPITRE IX.

Sommaire.—État de la Prostitution, après l’ordonnance de 1254.—Institution de la police des mœurs.—Les confrairies des filles publiques.—Ordonnance de 1256.—Assimilation des tavernes aux bordeaux.—Les taverniers.—Organisation des filles publiques par Louis IX.—Les juifs.—Ordonnances somptuaires concernant les femmes de mauvaise vie.—Statuts des barbiers.—Les baigneurs-étuvistes.—Statuts des bouchers.—Mort de saint Louis.—Philippe le Hardi.—Ordonnance de 1272.—Les aiguillettes et les ceintures dorées.—L’enseigne des filles publiques de Toulouse.—Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée.Courir l’aiguillette et courir le guilledou.—Les trois brus de Philippe le Bel.—La tour de Nesle.—Philippe et Gautier de Launay.—Jean Buridan.—L’âne de Buridan.—État des mœurs après les croisades.—Hic et hoc.—Les Templiers.

CHAPITRE X.

Sommaire.—Les mauvais lieux de Paris.—Topographie de la Prostitution parisienne au moyen âge.—La rue de la Plâtrière.—La rue du Puon.—La rue des Cordèles.—La petite ruellette de Saint-Sevrin.—La rue de l’Ospital.—La rue Saint-Syphorien.—La rue de la Chaveterie.—La rue Saint-Hilaire.—Le clos Burniau.—La rue du Noyer.—La rue du Bon-Puits.—La rue de l’École.—La rue Cocatrix.—La rue Charoui.—La ruelle Sainte-Croix.—La rue Gervese-Laurens.—La rue du Marmouset.—La rue de Chevez.—Le Val d’amour.—La rue Saint-Denis de la Chartre.—La rue des Lavandières.—La place aux Pourceaux.—La rue Béthisy.—La rue de l’Arbre-Sec.—La rue de Maître-Huré.—La rue Biaubourc, etc.

CHAPITRE XI.

Sommaire.—Le cabaret du Char doré.—La rue de Glatigny.—La rue du Fumier.—La rue d’Enfer.—La cour Ferry.—La maison de Cocatrix.—Le Caignard.—Les voûtes de la Calandre et du Marché-Palu.—L’île de Gourdaine.—Le Terrain ou la Motte aux Papelards.—Les faubourgs.—Le Champ Gaillard.—Les quatre tavernes méritoires.—Le Château-de-Paille.—La taverne de la Mule.—Les lupanaires de l’Université.—Le Champ-d’Albiac.—La rue Gracieuse.—Les Champs de la Boucherie, Petit et de l’Allouette.—La rue de l’Aronde.—La rue Gît-le-Cœur.—La rue Sac-à-Lie.—La rue Bordet.—Les Cours des Miracles.—Etc., etc.

CHAPITRE XII.

Sommaire.—Le Livre de la Taille de Paris.—Le roi des ribauds de la royne Marie.—Ysabiau l’Espinète.—Jehanne la Normande.—Edeline l’Enragiée.—Aaliz la Bernée.—Aaliz la Morelle.—La Baillie et la Perronnelle-aux-chiens.—Perronèle de Sirènes.—Anès l’Alellète.—Jehanne la Meigrète.—Marguerite la Galaise.—Geneviève la Bien-Fêtée.—Jehanne la Grant.—Ysabiau la Camuse.—Maheut la Lombarde.—Marguerite la Brete.—Ysabiau la Clopine.—Anès la Pagesse.—Juliot la Béguine.—Jehanne la Bourgoingne.—Maheut la Normande.—Gile la Boiteuse.—Mabile l’Escote.—Agnès aux blanches mains.—Jehanette la Popine.—Ameline la Petite.—Ameline la Grasse.—Marie la Noire.—Anès la Grosse.—Jehanne la Sage, etc., etc.

CHAPITRE XIII.

Sommaire.—Ordonnances somptuaires de Philippe-Auguste.—Législation des rois de France contre la dissolution et la superfluité des habillements.—Les reines de ribaudie.—Défenses des prévôts de Paris et arrêts du parlement.—Arrêt du 26 juin 1420.—Ordonnance du roi Henri VI, roi d’Angleterre.—Arrêt du parlement du 17 avril 1426, prohibant les ornements que portent les damoiselles.—Les reines et princesses d’amour.—L’Ordinaire de Paris.—Jehannette, veuve de Pierre Michel, Jehannette la Neufville et Jehannette la Fleurie.—Les ceintures d’argent.—Inventaires des défroques de Marguerite, femme de Pierre de Rains, et de damoiselle Laurence de Villers, femme amoureuse.—Jehanne la Paillarde et Agnès la Petite.—Ordonnance de Henri II.—Jehanneton du Buisson.—De ceux et celles qui vivaient du produit du maquerellage, tenaient bordiaux, louaient bouticles au péché, ou gouvernaient clapier de filles publiques.—Le marché aux Pourceaux.—Supplice des gueuses.

CHAPITRE XIV.

Sommaire.—État de la Prostitution légale dans les provinces de l’ancienne France.—Coutumes du Beauvoisis.—La Prostitution dans le duché d’Orléans.—Le Livre de jostice et de plet.—Les provinces du Nord.—Organisation de la débauche publique à Toulouse, Montpellier, Narbonne, etc.—Coutume de Bayonne.—Coutume de Marseille.—Coutume du comté de Montfort, de Rodez, de Nîmes, de Beaucaire, etc.—Les femmes légères de Bagnols et de Saint-Saturnin.—Bordeaux.—Supplice de l’accabussade.—Marseille.—Sisteron.—Avignon.—Lyon.—Genève.—Coutumes diverses.—Les Lombards et les prostituées.—Troyes, Amiens, Laon, Meaux, etc.—Rues sans chef, affectées à la Prostitution légale.

CHAPITRE XV.

Sommaire.—Provinces centrales de la France.—La Champagne.—La Touraine.—Le Berry.—Le Bourbonnais.—Le Poitou.—L’Orléanais.—Les femmes mariées de Montluçon assimilées aux prostituées.—L’Adveu de la terre du Breuil.—Servitudes bouffonnes et facétieuses.—La chaussée de l’étang de Souloire.—Le seigneur de Poizay et les denrées des filles amoureuses.—Le roi de France et les ribaudes de Verneuil.—Les femmes folles de Provins, etc., etc.

CHAPITRE XVI.

Sommaire.—Influence des mœurs et des usages de l’Italie sur la Provence et le Languedoc au moyen âge.—La Grant-Abbaye de la rue de Comenge, à Toulouse.—Enseigne des pensionnaires de la Grant-Abbaye.—Le quartier des Croses.—La maison du Châtel-Vert.—Vicissitudes de la Prostitution légale à Toulouse jusqu’à la fin du seizième siècle.—Hospice de la Prostitution légale à Montpellier.—Les entrepreneurs du Bourdeau de Montpellier.—Clare Panais.—Guillaume de la Croix et les deux fils de Clare Panais.—La maison de Paullet Dandréa.—Le bourdeou privilégié d’Avignon.—Statuts de Jeanne de Naples.—De la Prostitution à Avignon antérieurement aux statuts de 1347.—Etc., etc.

CHAPITRE XVII.

Sommaire.—La Prostitution légale et la Prostitution libre.—De l’influence de la Chevalerie sur l’honnêteté publique.—L’Enfant d’honneur de la Dame des Belles-Cousines.—Le vrai chevalier, destructeur de la corruption.—L’envoi de la Camise.—Le châtelain de Coucy et la dame de Fayel.—Principalia amoris præcepta de maître André, chapelain de Louis VII.—Les Cours d’amour et les Parlements de gentillesse.—La jurisprudence amoureuse.—Arrêts d’amour.—Le maire des Bois-Verts, le baillif de Joye, le viguier d’amours, etc.—Les Jongleurs.—Etc., etc.

CHAPITRE XVIII.

Sommaire.—Les mœurs publiques et privées à partir du onzième siècle.—Jean Flore, évêque d’Orléans.—Le Goliath de la Prostitution.—Excentricités licencieuses du duc d’Aquitaine. —Les Croisades et les Croisés.—Les trois cents femmes franques.—Les concubines de l’ost du roi.—L’arrière-garde des armées en campagne.—Les mille prostituées du capitaine Garnier.—Jeanne d’Arc à Sancerre.—Ordonnance de cette héroïne contre les ribaudes de la milice.—Comment la chevalerie entendait l’hospitalité.—Décadence des mœurs chevaleresques.—Abominations du règne de Charles VI.—Anne Piedeleu.—Indulgence d’Ambroise de Loré, prévôt de Paris, pour les prostituées, etc.

CHAPITRE XIX.

Sommaire.—Apparition des maladies vénériennes en France.—Origine de la syphilis ou mal français.—Ses progrès effrayants vers la fin du quinzième siècle.—Marche du mal vénérien à travers le moyen âge.—Ses noms différents.—L’éléphantiasis et les autres dégénérescences de la lèpre.—La mentagre et les dartres sordides.—Lues inquinaria ou inguinaria.—Pèlerinages dans les lieux saints.—L’église de Notre-Dame de Paris.—Le feu sacré.—Vice des Normands.—Le mal des ardents.—Ses ravages effrayants.—Le mal de saint Main et le feu de saint Antoine.—Invocations à saint Marcel et à sainte Geneviève.—La syphilis du quinzième siècle.—Les lépreux et les léproseries.—Les croisés et la mésellerie.—Rigoureuse police de salubrité, à laquelle on soumit les lépreux.—Du caractère le plus général de la lèpre, d’après Guy de Chauliac, Laurent Joubert, Théodoric, Jean de Gaddesden, etc., etc.

CHAPITRE XX.

Sommaire.—Noms scientifiques de la syphilis, morbus novus, pestilentialis scorra, pudendagra, etc.—Ses surnoms populaires.—Les saints qui avaient le privilége de la guérir.—Coïncidence de son apparition en Italie avec l’expédition de Charles VIII.—Quelle est la date précise de cette apparition?—Les médecins et les historiens ne sont pas d’accord.—Traditions relatives à son origine.—Les conjonctions de planètes.—Le vin empoisonné avec du sang de lépreux.—Boucheries de chair humaine.—La bestialité punie par elle-même.—La jument et les singes.—La syphilis d’Europe n’est pas venue d’Amérique.—Les médecins refusent d’abord de traiter cette maladie.—Manardi, Mathiole, Brassavola et Paracelse disent que l’infection vénérienne est née de la lèpre et de la Prostitution.

FIN DE LA TABLE.

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