Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 4/6
Toute taverne devenait, au besoin, un lieu de Prostitution. Cette taverne de Charoui devait être accompagnée d’un jardin planté de roses, puisque la rue prit successivement les noms significatifs de Champrousiers, de Champflory et de Champrosy. Ce champ de roses n’était peut-être qu’une image du plaisir qu’on allait chercher dans ce cabaret, qui fut remplacé par un jeu de paume, d’où la rue tira son dernier nom de Panpignon ou Perpignan.
Le nom de Val d’Amour s’appliquait plus particulièrement à l’entrée fort étroite de la rue de Glatigny, qui descendait vers la rivière et qui menait au port Saint-Landry. Le long de ce petit port, où venaient atterrir quelques barques chargées de bois et de blé, régnait une ceinture de maisons qui, accrochées l’une à l’autre et se soutenant à peine, baignaient dans l’eau leurs pieds vermoulus; ces maisons appartenaient de droit à la plus abjecte Prostitution, que nous verrons partout se réfugier aux bords des fleuves. La rue humide et ténébreuse, que ces hideuses masures formaient par derrière, se nommait tantôt rue du Port-Saint-Landry-sur-l’Yeau, et tantôt rue du Fumier. La famille des Ursins ne craignit pas d’y faire bâtir un hôtel où demeura un des membres les plus illustres de cette famille, Juvénal des Ursins, prévôt des marchands et chancelier de France sous Charles VI. La présence de ce grave personnage dans une rue si mal famée ne servit qu’à lui faire changer de nom, elle se nomma dès lors rue des Ursins; mais son extrémité inférieure (via inferior) fut appelée rue d’Enfer, par allusion à la damnable vie que menaient ses habitants. Nous avons déjà hasardé une conjecture, peut-être téméraire, à l’endroit de la rue des Marmousets, que Guillot semble nous représenter comme fréquentée par des ribauds, plus encore que par des ribaudes. Cependant, une liste des rues de Paris, que l’abbé Lebeuf estime avoir été dressée en 1450, enregistre cette rue sous le nom de rue des Marmouzètes. Nous savons aussi qu’un grand logis, dit maison des Marmousets (domus Marmosetarum), auquel on montait par des degrés extérieurs, y a existé jusqu’au seizième siècle. Ce logis renfermait-il une cour de ribaudie? Près de là, il y avait un lieu de cette espèce nommé la cour Ferry, qui avait donné son nom à la rue des Trois-Canettes. Faut-il encore reconnaître un lieu analogue dans la maison de Cocatrix (domus Coquatricis), qui attenait à celle des Marmousets et portait le nom de la rue où il était situé? Cette rue, que les archéologues de Paris prétendent honorée du nom d’un bourgeois qui l’habitait au treizième siècle, pourrait plutôt, à cause de son vilain renom, offrir un champ curieux à l’étymologie. Ainsi, dans notre vieille langue, cocatre signifie un chapon châtré à demi; cocatrix est, au propre, un lézard qui s’engendre dans les puits et les citernes; au figuré, c’est une fille de joie qui fait des coues et des coqs, suivant l’expression facétieuse d’un vieux conteur. Dans la Verba erotica de son édition de Rabelais, le docte De l’Aulnaye définit Cocquatris, une prostituée. A l’appui de cette définition, et pour ne laisser aucun doute sur les anciennes franchises de la rue Cocatrix, les auteurs de la grande Histoire de Paris, Félibien et Lobineau, ont extrait des registres du parlement les premières lignes d’un arrêt qui commence ainsi: «Du mardi, 15e jour de juin 1367, entre Jehanne la Peltiere, appelante, d’une part, maistre Jehan d’Alcy et les autres habitants de la rue des Marmouzets, d’autre part. L’appelante dict qu’elle demeure en la rue Coquatrix, qui est foraine, où il y a eu bordel, de si longtemps, qu’il n’est mémoire du contraire, etc.» Ce passage prouve, en outre, que les rues où il y avait bordel étaient regardées comme foraines, c’est-à-dire étrangères au régime et au droit commun de la voirie ordinaire.
A l’opposite des mauvais lieux de Glatigny, on trouvait encore dans la Cité d’autres asiles de Prostitution connus seulement des plus vils vagabonds. C’étaient le Caignard et les voûtes de la Calandre et du Marché-Palu. Quoique l’aspect de ces lieux-là soit encore aujourd’hui aussi triste que répugnant, on se ferait difficilement une idée de ce qu’ils étaient aux treizième et quatorzième siècles, lorsqu’ils servaient de repaire nocturne à la débauche la plus immonde. La rue de la Calandre, par son nom emprunté à une petite alouette babillarde, caractérisait les assemblées de femmes, qui s’y tenaient du matin au soir, et qui ne faisaient que jargonner et débattre, quand elles ne péchaient pas. Cette rue, pleine de boues et d’immondices, conduisait au Marché-Palu, dont le nom annonce un étang ou marais (palus), et qui n’était qu’un cloaque, un trou punais, comme on disait en ce temps. Mais ce n’étaient que roses auprès des ruelles qui y aboutissaient et qui ne furent fermées qu’au milieu du dix-septième siècle. Une de ces ruelles, qui, du temps de Sauval, existait encore en partie entre les premières maisons du Petit-Pont et quelques maisons du Marché-Neuf, s’appelait le Caignard, «à cause, dit Sauval (t. I, page 174), qu’elle servoit de passage aux hommes et aux femmes de mauvaise vie, qui y passoient, en se retirant, la nuit, sous les logis du Petit-Pont, où ils menoient une étrange vie.» Enfin, la Prostitution errante avait encore dans la Cité deux champs de foire nocturne, l’un sous les saussaies d’une petite île, qui, nommée l’île de Gourdaine au quinzième siècle, et l’île aux Vaches trois siècles auparavant, forma depuis la pointe occidentale de l’île de la Cité, et l’autre, sur un monticule qui s’élevait à l’extrémité orientale et qui s’est toujours nommé le Terrain. Ce monticule, que les décombres provenant de la reconstruction de Notre-Dame avaient exhaussé dans le lit de la rivière, et que le chapitre de la cathédrale s’était approprié sans en tirer parti, devenait tous les soirs le rendez-vous des débauchés et de leurs méprisables instigateurs: on l’avait surnommé, pour cette raison, dès l’année 1258, la Motte aux Papelards (Motta Papelardorum.) Une citation, tirée d’un sermon de Robert de Sorbon, sur la Conscience, nous fera comprendre dans quel sens équivoque le peuple employait ici le mot Papelards pour désigner les honteux poursuivants des femmes perdues: Imo propter hoc dicuntur papelardi, quia frequentant confessiones. Il est remarquable que le sermon de Robert de Sorbon, où Ducange a pris cette citation singulière, est presque contemporain du baptême de ce terrain ou terrail (terrale), où les Papelards trouvaient à qui parler. Quant à l’île de la Gourdaine, qui avait été l’île aux Vaches, suivant d’anciens titres que les archéologues n’ont pas tenté d’expliquer, son nom a des analogies ou des accointances avec goudine, gourgandine et gordane, qui étaient synonymes de prostituée. Cette île-là, d’ailleurs, dans laquelle furent brûlés les Templiers sous le règne de Philippe le Bel, paraît avoir été un lieu de supplice consacré particulièrement à la punition des crimes obscènes, parce qu’on voulait tenir à distance du peuple les coupables qui s’étaient souillés de cette espèce de crime et qui pouvaient être un objet de scandale à leurs derniers moments.
Dans le quartier de l’Université, qui renfermait tant de rues désertes, tant de clos et de champs inhabités, tant de bordes et de tavernes, la Prostitution avait une foule de retraites que les sergents du Châtelet et n’osaient pas violer et dans lesquelles affluait jour et nuit la gent écolière. La définition que fait de la vie des faubourgs une ordonnance de Henri II, en 1548, peut être appliquée à l’état de ces mêmes lieux, deux ou trois siècles auparavant: «Plusieurs des maisons desdits faubourgs ne sont que retraites de gens malfaisants, taverniers, jeux et bourdeaux, et la ruine d’un grand nombre de jeunes gens qui, alléchez et attirés d’oisiveté, consument et perdent là profusément leur jeunesse.» Il est aisé d’imaginer les besoins de débauche qui dominaient cette population universitaire, composée de robustes compagnons ayant la plupart âge d’homme et souvent pervertis par la fainéantise et la misère. Les ordonnances de saint Louis n’avaient autorisé que deux asiles de ribaudes, l’Abreuvoir Mâcon et Froidmantel, près le clos Bruneau, dans l’Université; mais Guillot nous a signalé six ou sept rues où s’exerçait ouvertement la Prostitution. Les écrivains du même temps, Jacques de Vitry surtout, nous apprennent que chaque maison du quartier des Écoles contenait au moins un mauvais lieu. Alain de l’Ile, le docteur universel, disait des écoliers de son temps, qu’ils aimaient mieux contempler les beautés des jeunes filles que les beautés de Cicéron. Ce sont les Flamands que Jacques de Vitry représente comme plus corrompus que les autres: «Ils sont prodigues, dit-il, aiment le luxe, la bonne chère et la débauche, et ont des mœurs très-relâchées.» Il fallait une quantité prodigieuse de femmes de bonne volonté, pour satisfaire les passions de cette jeunesse indisciplinée, qui s’en allait par bandes à ses plaisirs comme à ses études. Rabelais, dans son Pantagruel, en nous racontant les exploits de Panurge, nous apprend que la police municipale n’avait pas encore d’action, au seizième siècle, sur les franchises de l’Université, et que l’ombre d’un écolier mettait en fuite les sergents du guet: il résulte de là que les femmes dissolues se trouvaient placées sous la sauvegarde des écoliers, qui les tenaient hors de la portée des règlements du Châtelet. Outre les rues de la Plâtrière, des Cordeliers, du Bon-Puits, des Noyers, des Prêtres-Saint-Séverin, etc., où l’auteur du Dit des Rues de Paris confesse avoir rencontré mainte meschinète, nous sommes surpris qu’il n’en ait pas trouvé davantage au Champ-Gaillard et au Champ-d’Albiac. Le Champ-Gaillard était une place ou plutôt un préau qui s’étendait le long des murs de l’enceinte de Philippe-Auguste, depuis la porte Saint-Victor jusqu’à la porte Saint-Marcel; la rue qu’on ouvrit sur ce terrain au treizième siècle prit le nom de rue des Murs, à cause de sa situation; on l’appela ensuite rue d’Arras, lorsqu’on y fonda un collége, ainsi nommé, en 1332; mais le peuple qui l’avait qualifié de Champ-Gaillard, pour exprimer sa destination nocturne, ne lui retira pas ce nom, que justifiait d’ailleurs l’établissement d’une ribaudie fréquentée surtout par les écoliers. Ce mauvais lieu avait encore assez de célébrité au seizième siècle, pour que Rabelais, qui n’en parlait pas vraisemblablement par ouï-dire, l’ait cité, seulement avec trois autres, pour caractériser les désordres des écoliers de Paris: c’est dans le chapitre VI du second livre, où le Limousin qui contrefaisait le langage français raconte les faits et gestes de ses pareils: «Certaines diecules, nous invisons les lupanaires de Champ-Gaillard, de Matcon, de cul-de-sac de Bourbon, de Hueleu, et, en ceste ecstase venereique, inculcons nos veretres ès penetissimes recesses des pudendes de ces meretricules amicabilissimes.» Le langage de l’écolier limousin, qui écorchait le latin et croyait pindariser, est assez inintelligible, par bonheur, pour qu’on ose le rapporter comme un monument de la grammaire érotique de l’Université.
Dans le même chapitre de Rabelais, il est aussi question de quatre cabarets qui devaient être aussi mal famés que les bourdeaux, puisque nous savons, par plusieurs ordonnances de la prévôté, que la plupart des caves et tavernes où l’on donnait à boire étaient tenues par des femmes publiques ou par leurs maquignons, ou courratiers. «Puis, nous cauponisons, dit l’écolier à Pantagruel, ès tabernes méritoires de la Pomme-de-Pin, du Castel, de la Maddelaine et de la Mulle.» Voilà bien les tabernæ meritoriæ des historiens romains, notamment de Suétone, qui nous prouve par là que le mot meretrix a été tiré du verbe mereri et du substantif meritum. Mais nous ne chercherons pas à fixer, au moyen d’une dissertation archéologique, l’emplacement de ces quatre tavernes méritoires, et nous nous bornerons à faire remarquer que leurs noms semblent concorder avec ceux des rues où elles étaient sans doute situées; ainsi la rue de la Madeleine et la rue de la Pomme dans la Cité, sont devenues depuis le quatorzième siècle la rue de la Licorne et la rue des Trois-Canettes, tout en conservant leurs cabarets à l’enseigne de la Madeleine et de la Pomme-de-Pin; la rue du Châtel ou du Château-Fètu se composait d’une partie de la rue de la Ferronnerie, aboutissant à la rue de l’Arbre-Sec, et une maison, dite le Château-Fètu ou Château-de-Paille, dont l’origine n’est pas connue, a subsisté longtemps entre l’église de Saint-Landri et la rivière: la place n’était-elle pas bien choisie pour y mettre un cabaret et le reste? Quant à la taverne de la Mule, il faut aller la chercher jusque dans la rue du Pas-de-la-Mule, que la fondation de la place Royale n’a pas débaptisée de son vieux nom, en lui imposant celui de rue Royale qu’elle n’a pas gardé. Nous ne craignons donc pas de comprendre, dans l’inventaire des mauvais lieux de Paris, ces quatre cabarets fameux, qui sont mentionnés souvent par les poëtes et les conteurs du seizième siècle. Mais cette digression sur les cabarets nous a un peu écarté des lupanaires de l’Université, que nous n’avons pas la prétention de connaître tous. La rue Gracieuse, qui a porté d’abord le nom de rue d’Albiac, avait été bâtie sur un terrain qu’on appelait le Champ-d’Albiac, et qui était, de temps immémorial, consacré à la Prostitution: les asiles qu’elle y avait occupés par droit héréditaire, ne furent détruits qu’en 1555, comme nous le verrons sous cette date. Les antiquaires étymologistes ont trouvé, dans les Comptes de Paris, le nom d’une famille d’Albiac et celui d’une famille Gracieuse, qu’ils nous donnent pour les parrains rivaux de cette même rue, si mal habitée à toutes les époques; mais, si nous hasardons une conjecture plus analogue au caractère de ce lieu-là, nous aimons mieux reconnaître dans le nom d’Albiac une allusion aux Albigeois (Albiaci et Albigenses), qui étaient des hérétiques, non-seulement en religion, mais encore en amour, suivant l’opinion populaire qui confondait sous la dénomination d’Albigeois et d’Albiacs tous les débauchés perdus de vices et souillés d’impuretés. Le Champ-d’Albiac devait donc être le champ de foire de ces impuretés, et la rue qui s’ouvrit sur ce repaire, sans le purifier, fut surnommée Gracieuse, par moquerie ou par antinomie.
Il y avait d’autres champs où les ribaudes tenaient leurs bouticles au péché, tels que le champ de la Boucherie, près de la rue des Mauvais-Garçons; le champ Petit, près de la rue du Battoir; le champ de l’Allouette, etc. Le mot champ désigne ordinairement un endroit où l’on vend et où l’on achète. Mais, en nous renfermant dans la catégorie des rues et ruelles impures, nous ne pouvons oublier la rue de l’Aronde ou de l’Hirondelle, voisine de l’Abreuvoir Mâcon, que Rabelais, peu avare d’étymologies ordurières, appelle Matcon. Cette rue de l’Hirondelle, qui se cache noire et infecte derrière les maisons du quai Saint-Michel, avait tiré son nom de l’enseigne d’un lieu de débauche. Près de là, il serait facile de découvrir une équivoque très-significative dans le nom de la rue Gît-le-Cœur, qui a été appelée tour à tour, par corruption malicieuse ou involontaire, Villequeux, Guillequeux, Gilles-Queux, Gui-le-Comte, etc. A peu de distance de cette rue (à propos de laquelle il faut sous-entendre la spirituelle parenthèse de Boufflers: Je dis LE CŒUR, par bienséance), on avait encore la rue Pavée, que les bonnes langues nommaient tout au long rue Pavée-d’Andouilles. Les rues voisines, dont les anciens noms accusent l’ancienne industrie, furent également infestées de femmes de mauvaise vie; la rue Sac-à-Lie, sobriquet donné à ces sortes de femmes, est devenue rue Zacharie; la rue de l’Éperon se nommait rue de Gaugai (Gautgay, plaisir gai) et annonçait ainsi le genre de passe-temps qu’on y trouvait. Enfin, c’est dans ce dédale de ruelles, qui avaient remplacé le vignoble de Laas ou Liaas, où la Prostitution errante promenait ses amours; c’est entre la rue de Hurepoix et la rue Poupée, que nous voudrions retrouver le lupanaire du cul-de-sac de Bourbon, que les commentateurs de Rabelais transportent près du Louvre. En un mot, le quartier de l’Université était plus riche en lieux de débauche, ou du moins, plus peuplé de filles de joie, que tous les autres quartiers de Paris; et cela n’a pas besoin de preuves, si l’on considère les habitudes licencieuses des écoliers, qui ne sortaient guère des limites de leur domaine et qui avaient chez eux assez de chière-lie, comme ils disaient, pour n’en point chercher ailleurs. Mais les savants qui ont écrit sur les rues de Paris se sont attachés à les réhabiliter dans leurs vieux noms et dans leurs vieilles traditions pornographiques; ils n’ont pas remarqué que ces noms de rues, nés la plupart d’une boutade populaire, avaient passé aux hommes plutôt que des hommes aux rues, et ils n’ont presque jamais tenu compte de l’autorité de l’étymologie. Ainsi, quand ils veulent étudier l’origine du nom de la rue Bordet, qui part de la fontaine Sainte-Geneviève et monte jusqu’à la rue Mouffetard, à l’endroit même où était la porte Bordelle, qui lui a légué son nom, ils prétendent qu’un personnage, nommé Pierre de Bordelles (de Bordelis), demeurait dans cette rue au douzième siècle, et qu’il y a naturellement laissé un nom qu’on ne saurait interpréter à mal. «C’est une erreur populaire, disent les auteurs du Dictionnaire historique de la ville de Paris, de croire qu’à cause de la ressemblance de nom, cette rue ait été autrefois affectée à la débauche.» Il est certain pourtant que Pierre de Bordelles avait été qualifié ainsi dans les actes, parce qu’il possédait une maison dans cette rue, qui fut nommée Bordelles, Bourdelle et Bordel, en raison de son usage primitif et des nombreuses bordes que l’enceinte de Paris avait comprises dans ses murs. La rue Bourdelle, qui conduisait à la porte du même nom, ne fit rien pour donner un démenti à ce nom malhonnête, que confirmait encore le voisinage d’un Champ Gaillard, qui se changea en Chemin-Gaillard, lorsqu’on y perça une rue, et qui est maintenant la rue Clopin, nom moderne où se reflète encore la tradition des mauvaises mœurs de toutes ces rues attenantes aux murs d’enceinte et aux portes de la ville.
- Marckl Del.
- Imp. de Drouart, r. du Fouarre, 11, Paris.
- Outhwaite, sc.
La Cour des Miracles de Paris.
Il ne nous reste plus qu’à indiquer la place topographique de certaines cours de ribaudie, qu’on qualifiait de Cours des Miracles, parce que les gueux, qui s’y rassemblaient et qui simulaient les plus hideuses infirmités pour émouvoir la commisération publique, sortaient de là boiteux, culs-de-jattes, aveugles, manchots, lépreux et couverts d’ulcères, et rentraient le soir ingambes, joyeux et dispos, pour faire la débauche toute la nuit. Ces cours des miracles renfermaient une population de voleurs, de mendiants, de vagabonds, de ladres et de créatures abjectes qui n’avaient conservé de la femme que le nom qu’elles déshonoraient. La plus ancienne de ces cavernes d’infamie était celle de la Grande-Truanderie, qui envoya des colonies dans tous les quartiers de Paris où la police prévôtale leur permit d’ouvrir une cour. Les deux grandes succursales de la Truanderie furent les petites maisons du Temple, ou les loges des Aumônes dans la rue des Francs-Bourgeois au Marais, et la Cour des Miracles, par excellence, près des Filles-Dieu, entre les rues Saint-Denis et Montorgueil. On comptait, en outre, plus de vingt cours ou repaires de la même famille, où l’on menait la même vie de désordre et de turpitude. Il suffira de citer la Cour de la Jussienne, dans la rue Montmartre, à côté de la chapelle des prostituées, dédiée à sainte Marie l’Égyptienne; la Cour Gentien, dans la rue des Coquilles; la Cour Brisset, dans la rue de la Mortellerie; la Cour de Bavière, dans la rue Bordet; la Cour Sainte-Catherine et la Cour du roi François, dans la rue du Ponceau; la Cour Tricot, dans la rue Montmartre; la Cour Bacon, dans la rue de l’Arbre-Sec, etc. Sauval dit, en parlant des hôtes dangereux de la rue des Francs-Bourgeois: «A toute heure, leur rue et leur maison étoient un coupe-gorge et un asile de débauche et de prostitutions.» Sauval fait encore un tableau plus effrayant de la principale Cour des Miracles, qu’il avait pu voir dans toute sa splendeur, lorsqu’elle servait de refuge à tout ce qu’il y avait de plus criminel, de plus impur, de plus ignoble dans le peuple de Paris. C’était là que la Prostitution, à l’ombre de l’impunité, atteignait le dernier degré du vice.
Cette Cour des Miracles avait eu autrefois une étendue considérable; mais elle se trouva insensiblement resserrée entre la rue Montorgueil, le couvent des Filles-Dieu et la rue Neuve-Saint-Sauveur; elle ne se composait plus que d’une place irrégulière et d’un cul-de-sac boueux et puant: «Pour y venir, dit Sauval, il se faut souvent égarer dans de petites rues, vilaines, puantes, détournées; pour y entrer, il faut descendre une assez longue pente de terre, tortue, raboteuse, inégale. J’y ai vu une maison de boue à demi-enterrée, toute chancelante de vieillesse et de pourriture, qui n’a pas quatre toises en carré, et où logent néanmoins plus de cinquante ménages chargés d’une infinité de petits enfants légitimes, naturels et dérobés.» Sauval, qui a recueilli des détails si curieux sur les habitants des cours des Miracles, ne nous apprend rien malheureusement des femmes que le royaume argotique enrôlait sous le gouvernement du grand Coesre. On regrettera davantage de n’avoir pas un portrait physique et moral de ces sujettes du roi des gueux et des argotiers, en sachant une étrange particularité de leur infâme métier. «Des filles et des femmes, raconte Sauval, les moins laides se prostituoient pour deux liards, les autres pour un double, la plupart pour rien. La plupart donnoient souvent de l’argent à ceux qui avoient fait des enfants à leurs compagnes, afin d’en avoir comme elles, et de gagner par là de quoi exciter la compassion et arracher les aumônes.» Le tarif des prostituées de la grande Cour des Miracles était sans doute le plus humble qu’une femme pût demander pour prix de ses honteuses complaisances; mais il faut faire observer que deux liards du temps de Sauval valaient environ dix sous de notre monnaie, et que le double denier tournois représentait les deux tiers d’un liard, c’est-à-dire trois sous au cours actuel. Nous doutons que le taux de la Prostitution soit jamais descendu plus bas.
On comprend que cette espèce de Prostitution était tout à fait hors de l’action de la police du Châtelet. Les malheureuses qui l’exerçaient, protégées par les franchises des cours des Miracles, appartenaient à la race cosmopolite des gueux et des voleurs qui peuplaient ces asiles du crime. Elles étaient couvertes de haillons et squalides de malpropreté; la plupart, qui avaient du sang de cagot ou de bohémien dans les veines, se distinguaient par leur laideur repoussante, leur teint basané, leurs cheveux crépus et leur odeur infecte; celles dont la peau était blanche et la chevelure blonde, passaient pour jolies, et servaient, comme telles, d’amorce aux étrangers que leur mauvaise étoile égarait à la nuit tombante aux environs d’une cour des Miracles. La belle, dressée à cette espèce de chasse, aiguillonnait la convoitise de la proie qu’elle guettait au coin d’une rue: tantôt elle se montrait en larmes et inventait une fable propre à exciter la compassion de celui qui l’interrogeait; tantôt elle allait à la rencontre de l’imprudent qui s’offrait à elle, et sous mille prétextes elle l’entraînait à sa suite; tantôt elle lui adressait des injures et des provocations, pour le forcer à entrer en débat avec elle et pour avoir une occasion de crier au secours: alors, ses complices, père, frères, amis, accourant à sa voix, se jetaient sur l’homme qu’elle accusait d’une insulte imaginaire et qu’on dépouillait sous ses yeux, en le maltraitant, en l’assassinant même, s’il cherchait à se défendre. Le même sort attendait l’infortuné, quand il s’était laissé séduire par cette sirène de carrefour et qu’il avait eu le courage de la suivre dans son bouge: c’était encore un père, un mari, un frère qui venait lui demander compte d’une séduction qu’on ne lui donnait pas toujours le temps d’accomplir, et de gré ou de force il devait payer une rançon, dans laquelle on comprenait tout ce qu’il portait sur lui, sans excepter ses vêtements. Heureux si on lui permettait de s’en aller en chemise, sain et sauf! Il n’est pas besoin de dire que, quant aux ruses et à la théorie de cette pipée amoureuse, le père les enseignait à sa fille, le mari à sa femme, le frère à sa sœur. Les enfants, dès leur bas âge, étaient livrés à la merci de la plus exécrable corruption; ils faisaient de leur corps une pâture, vendue, abandonnée, sacrifiée à la lubricité de leurs parents ou de leurs maîtres; ils n’avaient aucune notion du bien et du mal, surtout dans les choses qui intéressent la pudeur: fille ou garçon, leur premier pas dans la vie les menait à la Prostitution la plus éhontée, et ils ne sortaient plus de cette fange, quand ils y avaient mis le pied. C’était là, de tout temps, la pépinière des prostituées, qui en sortaient pour chercher fortune et qui y rentraient quand elles étaient devenues vieilles sous le harnois. Elles continuaient leur métier, à vil prix, et si elles ne trouvaient plus même deux liards ou un double pour salaire, elles se résignaient à changer d’industrie, et, selon leur degré de capacité, elles tiraient des horoscopes, lisaient l’avenir dans les lignes de la main, préparaient des breuvages d’amour, des philtres, des amulettes, ou vendaient de la graisse et des cheveux de pendus, pour les maléfices et les opérations magiques.
Il ne faut pas croire que les propriétaires des maisons d’une rue affectée au service de la débauche publique fussent très-empressés à se soustraire à cette honteuse servitude qui leur procurait de grands bénéfices. Nous voyons, au contraire, d’après les actes d’un procès souvent renouvelé à l’occasion de la rue Baillehoé, que la destination même d’une rue de ce genre constituait un privilége fort avantageux en faveur de ses propriétaires ou de ses locataires, qui se montraient toujours jaloux de le défendre et de le conserver. Ce procès, dont nous retrouvons les traces çà et là dans les registres du parlement, dura plus d’un siècle et se renouvela sous toutes les formes entre les parties intéressées, qui étaient, d’une part, certains bourgeois, possesseurs des maisons de cette rue infâme, et d’autre part, le curé et les chanoines de Saint-Merry. Le prévôt de Paris et le roi, alternativement, intervenaient dans le débat et l’embrouillaient davantage par des édits et des ordonnances contradictoires. Le parlement, saisi de l’affaire à son tour, ménageait les uns et les autres, prononçait des arrêts, ordonnait des enquêtes et ne se sentait pas le courage d’anéantir des droits fondés par la législation de saint Louis et confirmés par un long usage. Un arrêt du 24 janvier 1388, rapporté dans les preuves de l’Histoire de Paris, par Félibien et Lobineau (t. IV, p. 538), nous fait connaître l’état de la question et les prétentions réciproques des parties en litige. Le chevecier, le curé et les chanoines avaient obtenu des lettres royaux qui supprimaient définitivement la Prostitution dans la rue Baillehoé, et une ordonnance du prévôt de Paris, nouvellement élu, Jean de Folleville, enjoignit aux femmes publiques qui habitaient cette rue de vider les lieux sur-le-champ; comme ces femmes se voyaient soutenues par les propriétaires des maisons qu’elles occupaient, elles ne se pressaient pas d’obéir à l’ordonnance de l’expulsion: le prévôt envoya des archers qui les firent sortir de vive force et des maçons qui murèrent l’entrée de leurs logis. Les propriétaires lésés dans leurs intérêts et indignés de cet abus d’autorité, portèrent plainte devant le parlement et mirent en cause le chevecier, le curé et les chanoines de Saint-Merry, qu’ils accusaient d’avoir trompé la religion du roi et du prévôt. Ces honnêtes propriétaires avaient remis leurs pleins pouvoirs à trois d’entre eux, Jacques de Braux, dit Jacobin, Philippe Gibier et Guillaume de Nevers. Voici les arguments que chaque partie faisait valoir en faveur de sa cause, qui fut sans doute plaidée à fond en audience solennelle par les meilleurs avocats du barreau de Paris.
Le chevecier, le curé et les chanoines disaient que le roi saint Louis avait ordonné que les ribaudes ne demeurassent point en lieux et rues honnêtes; le prévôt de Paris, qui était alors en charge, décida que la rue Baillehoé était dans les conditions d’honnêteté prescrites par l’ordonnance, et il chassa de cette rue les ribaudes, en condamnant à l’amende, c’est-à-dire au quadruple du louage, les seigneurs des maisons louées à ces femmes dissolues: «La rue, ajoutent les défendeurs, est près de belles et grandes rues notables, où il demeure plusieurs bourgeois et plusieurs bourgeoises et les chanoines et chapelains de ladite église. En outre, plusieurs inconvénients s’en sont ensuis et pourroient plusieurs plus grands inconvénients ensuir; car, se aulcun houillier ou ribault tuoit un homme, il seroit près de l’église où il pourroit se retraire; et est la rue belle et honneste pour aller à Saint-Merry et pour aller d’icelle rue en la Verrerie; et en telles rues si honnestes ne doivent demeurer femmes folieuses. Item, que la rue est près du moustier, et près du moustier telles femmes ne doivent point demourer, et c’est le chemin par lequel les chanoines et chapelains doivent aller à l’église.»
Les demandeurs répondaient «qu’il est expédient que telles femmes soient emprès les rues publiques, que en forsbourgs, et y sont faits moins de maux et inconvénients que en rues foraines; que la rue est estroicte et n’est bonne que à ce mestier et n’y a que petites bouticles, et s’aucun y faisoit aucun delict, il ne s’en pourroit fouir que par grande rue et honneste, et seroit plustost prins que se tel delict estoit faict loing de grande rue: et de tout tems telles femmes ont demouré en ladite rue; et anciennement y souloit avoir une porte, et, pour un inconvénient qui advint dans ladite rue, la porte fut abattue, et depuis tousjours y ont demeuré.» Ils rappelaient, à cet égard, que sous le règne de Charles V, Hugues Aubriot, prévôt de Paris, ayant visité les bordiaux, en supprima plusieurs et laissa subsister celui de Baillehoé, par cette raison que les gens honteux oseroient mieux y aller que dans d’autres. Ils prétendaient que l’église de Saint-Merry avait intérêt même à ce que la destination de la rue ne fût pas changée, «pour les rentes qui en vallent mieux, et ce dit raison escripte, que: in virorum honestorum domibus sæpe lupanaria exercentur, etc. Dieu mercy, oncques mal ne fut fait en Baillehoé!» Ils arguaient des ordonnances de saint Louis qui avait voulu qu’il y eût bourdel en Baillehoé, comme en Glatigny et en la Cour Robert-de-Paris: «par ainsi volt que près de la Verrerie eust telles femmes, et maintenant n’en a plus aucunes en la Cour Robert-de-Paris; par conséquent, il est expédient qu’elles demeurent en Baillehoé.» Ils objectaient, de plus, que cette petite rue n’était pas le passage naturel pour aller à l’église, et que la grande rue Saint-Merry y conduisait plus directement; on pouvait aussi, se dispenser d’y faire passer le corps de Nostre-Seigneur, quand on le portait aux malades, quoiqu’on ne fît pas scrupule de le porter souvent par la rue Tiron, qui n’était pas plus honnête «et est expédient, concluaient-ils, que le bordiau soit près de l’église, car combien de telles femmes pèchent, elles ne sont point du tout damnées, et est expédient qu’elles voisent aucune fois à l’église: ce qu’elles font plustost quand elles sont près que si elles estoient loing. Et n’est pas inconvénient que bordiaux soient près de l’église, car nous veons que Glatigny est proche de Saint-Denis de la Chartre, l’une des plus dévotes églises de cette ville et aussy près de Saint-Landry.» Les défendeurs, dans leur réplique, évitèrent de toucher à une question aussi épineuse que celle de la convenance du voisinage des églises et des bordiaux; ils se bornèrent à dire que la lettre de l’ordonnance de saint Louis s’opposait à ce que les femmes de mauvaise vie demeurassent auprès des églises, et ils citèrent un texte de loi romaine à l’appui de cette décision: Deterius est quod penès sacrosanctas ædes morentur. «Et de droit naturel, ajoutaient-ils avec tristesse, il n’est si petit en ceste ville, qui ne puet requérir et faire vuider icelles femmes d’auprès sa maison; par plus forte raison, le chevecier qui est curé: qui fault aller à matines et aux autres heures, et aller à toutes heures pour baptiser enfants et anulleer malades et porter corpus Domini, c’est le plus droict chemin d’aller de l’église Saint-Merry ez rue de la Brille (sans doute la rue du Poirier) et Simon-le-Franc, et de venir les bourgeoises à l’église par Baillehoé.»
Nous ne savons pas positivement à quelle époque se termina le procès, et nous devons regarder comme un de ses derniers épisodes l’ordonnance de Henri VI, roi d’Angleterre et de France, qui se déclara, en 1424, pour le curé et le chapitre de Saint-Merry. Il est probable néanmoins que, malgré toutes les ordonnances royales ou prévôtales, la Prostitution n’abandonna jamais une rue dont elle avait joui et usé par tel et si long temps, que ne est mémoire du contraire. Mais le curé de Saint-Merry se vengea, dit-on, d’un des seigneurs de cette rue, qu’il avait eu pour adversaire dans l’affaire des bouticles au péché, et il le fit condamner, par l’officialité, à faire amende honorable, un dimanche après la messe, devant la porte de l’église, comme coupable d’avoir mangé de la viande un vendredi. Ce n’est pas tout; le chapitre, ayant enfin triomphé des oppositions judiciaires, changea le nom indécent de la rue, qui fut alors confondue avec sa voisine la rue Brisemiche, et qui perdit de la sorte son vieux caractère d’ignominie; car, en prononçant Baillehoé, le peuple ajoutait une pantomime et une grimace malhonnêtes, qui n’avaient plus de sens à l’égard de la rue Taillepain ou Brisemiche. Toutes ces étymologies de Baillehoé étaient également significatives, soit qu’on l’écrivît Baillehoue ou Baillehore ou Baillehort, soit qu’on préférât adopter l’ancienne orthographe de Baillehoc ou Baillehoche; car le verbe baille variait d’acception, suivant le mot qu’on y accolait, et ce mot emportait toujours avec lui une valeur obscène: houe, c’est un instrument de labour; hore, c’est une fille publique; hort, c’est un choc violent; hoc, c’est cela; hoche, c’est une entaille, etc. En un mot, il y avait constamment une image indécente attachée aux différents noms de cette rue, qui, en perdant ses noms équivoques, ne devint pas plus honnête, puisque dans le dernier siècle les filles de la rue Brisemiche avaient encore une célébrité proverbiale.
Le document, que nous avons analysé en parlant du procès de la fabrique de Saint-Merry contre les seigneurs de Baillehoé, nous permet de fixer certains points d’archéologie pornographique. Nous pouvons presque, avec certitude, constater que les rues affectées à la Prostitution avaient été autrefois fermées la nuit avec des portes; que ces rues, hantées par les ribauds et gens dissolus, étaient souvent le théâtre de rixes, de meurtres et d’inconvénients graves; que néanmoins les maisons s’y louaient plus cher qu’ailleurs et y produisaient de bons revenus à leurs propriétaires ou tenanciers; que les femmes folieuses avaient l’entrée libre dans les églises, où elles allaient, moins pour prier, que pour chercher aventure; enfin, que la présence d’un bordiau était avantageuse à la paroisse en raison des aumônes que ses pensionnaires payaient au curé et à la fabrique. Remarquons, en outre, que dès lors un usage de droit coutumier, qui s’est maintenu jusqu’à nos jours, autorisait chaque bourgeois à porter plainte contre toute femme de mauvaise vie, qu’il voulait faire expulser, de sa maison ou de son voisinage, par les sergents du Châtelet chargés de la police des prostituées et des lieux de débauche.
CHAPITRE XII.
Sommaire.—Le livre de la Taille de Paris.—Le roi des ribauds de la royne Marie.—Ysabiau l’Espinète.—Jehanne la Normande.—Edeline l’Enragiée.—Aaliz la Bernée.—Aaliz la Morelle.—La Baillie et la Perronnelle-aux-chiens.—Perronèle de Sirènes.—Anès l’Alellète.—Jehanne la Meigrète.—Marguerite la Galaise.—Geneviève la Bien-Fêtée.—Jehanne la Grant.—Ysabiau la Camuse.—Maheut la Lombarde.—Marguerite la Brete.—Ysabiau la Clopine.—Anès la Pagesse.—Juliot la Béguine.—Jehanne la Bourgoingne.—Maheut la Normande.—Gile la Boiteuse.—Mabile l’Escote.—Agnès aux blanches mains.—Jehanette la Popine.—Ameline la Petite.—Ameline la Grasse.—Marie la Noire.—Anès la Grosse.—Jehanne la Sage, etc., etc.
Nous avons dit que le livre de la Taille de Paris, pour l’an 1292, ne présentait aucun fait relatif à la Prostitution; mais, après avoir examiné de nouveau ce livre si précieux pour l’histoire de Paris à cette époque, nous croyons pouvoir modifier un peu ce jugement, qui, pour être vrai au premier coup d’œil, mérite de n’être accepté qu’avec certaines réserves; car si, en effet, on ne trouve nulle part dans les quêtes de la taille une désignation précise des femmes communes qui exerçaient le métier de ribauderie, on est tenté de les reconnaître çà et là sous des sobriquets qui les caractérisent. Il est certain, toutefois, que ces femmes ne payaient aucun impôt, dans les tailles extraordinaires levées au profit du roi, en qualité de ribaudes; mais elles payaient à titre de locataires des maisons qu’elles habitaient en ville, hors de leurs bouticles au péchié. Nous ne savons rien, par malheur, sur les conditions de l’assiette des taxes; et, par exemple, il nous est impossible de comprendre pourquoi Paris, qui renfermait, sous Philippe le Bel, une population de 400,000 âmes environ, ne fournit que 15,200 contribuables, suivant les calculs du savant Henri Geraud, payant ensemble 12,218 livres et 14 sous. Ces contribuables ne sont pas certainement les plus riches habitants, que les priviléges de bourgeoisie exemptaient de la taille; ce ne sont pas aussi les plus pauvres, comme nous le voyons par les différences de fortune que semblent accuser les variations de la taille. Il ne faut pas se fier aux étranges suppositions de Dulaure, qui veut que le nombre des tailles indique le nombre des feux; si cela était, le rôle de la Taille ne mentionnerait pas, avec une taxation spéciale, les enfants, les valets, les chambrières, les ouvriers compagnons des personnes imposées. Nous hasarderons une conjecture, qui ne repose pas sur des preuves écrites, en disant que la taille n’atteignait que les individus logés au rez-de-chaussée, ayant ouvroir, ou fenêtre, ou issue de plain-pied sur le pavé du roi. Cette conjecture, que rien, d’ailleurs, ne contredit, a l’avantage d’expliquer naturellement la singulière disproportion qui existe entre le nombre des habitants et celui des contribuables, parmi lesquels les femmes ne comptent pas pour la dixième partie.
La Taille de 1292 nous permettra de constater un fait que confirment plusieurs ordonnances postérieures de la prévôté de Paris: c’est que les rues affectées à la débauche publique ne recevaient les femmes de mauvaise vie, qu’à certaines heures du jour, dans des bordeaux ou clapiers où elles exerçaient librement leur abjecte profession. Nous verrons qu’elles ne logeaient pas la nuit dans ces mêmes rues, comme si le législateur avait voulu qu’elles respirassent l’air de la vie honnête en sortant de l’atmosphère de leur infamie. Nous ne les rencontrerons donc que dans les rues voisines, et nous n’aurons pas de peine à les reconnaître à leurs surnoms populaires et à l’uniformité de leur taxe. Avant d’aller à leur recherche dans les paroisses où elles cachaient leur existence souvent chrétienne et presque honorable en apparence, puisqu’elles étaient quelquefois mariées et avaient un ménage, nous devons extraire du livre de la Taille une particularité très-bizarre, que l’éditeur a laissée passer inaperçue et qui se rattache à l’histoire de la Prostitution. Dans la quête des menues gens qui résidaient au quartier Saint-Germain-l’Auxerrois et qui furent tous taxés indifféremment à 1 sol ou 12 deniers par tête, on est étonné de trouver le roy des ribaus de la royne Marie (voy. p. 5 du Livre de la Taille, publié avec des commentaires par H. Geraud). Quel est ce roi des ribauds qui avait sa demeure dans la rue d’Osteriche, aujourd’hui rue de l’Oratoire, vis-à-vis du Louvre? A coup sûr, il ne s’agit pas ici d’un officier de la maison du roi de France; et la misérable quotité de sa contribution témoigne assez de sa condition infime. Ce n’est pas le roi des ribauds de la cour de France, qui eût payé au fisc la même redevance que Adam le cavetier, Jehan menjuepain (mendiant) et Helissent, ferpiere de linge.
Il y avait, comme nous l’avons dit, un roi des ribauds élu dans chaque cour de ribaudie, et cette espèce de portier, chargé de maintenir l’ordre dans le clapier, n’était qu’une piètre caricature du roi des ribauds de l’hôtel du roi. Celui de la rue d’Osteriche appartenait à la plus pauvre ribaudie de la ville, et ce titre pompeux, dont il se décorait, ne l’empêchait pas de n’être qu’un truand de piteuse espèce. Quant à cette royne Marie, dont il se déclarait l’officier et le ministre, ce ne peut être qu’une ribaude ou quelque vieille entremetteuse qui aurait été intronisée reine par ses sujettes ou par ses compagnes. Il n’y a pas d’autre conclusion à tirer de cette qualification de reine appliquée à une femme du nom de Marie, qui avait un roi des ribauds taxé à 12 deniers; et il est inutile de démontrer que ce chétif roi des ribauds ne pouvait, en aucun cas, appartenir à la reine Marie de Brabant, veuve de Philippe le Hardi, laquelle vivait encore à cette époque. Nous sommes fondé à croire, d’après cette simple indication, que, du moins dans certaines ribaudies, les femmes publiques se donnaient une reine, comme d’autres corporations de femmes, notamment les lavandières, les lingères, les harengères, etc. Cette reine devait avoir naturellement un roi des ribauds, chargé de la police particulière du mauvais lieu où régnait son impudique maîtresse. Peut-être, aussi, attribuait-on le nom de reine à la gouvernante d’une cour de ribaudes. Nous avons vu cependant, à la suite des rois de France, au seizième siècle, une gouvernante de cette espèce, à qui les ordonnances de François Ier et de Henri II n’accordent pas les honneurs d’une indécente royauté. En général, le clapier étant honoré du titre comique d’abbaye, dans le langage pittoresque du peuple, la directrice d’une semblable abbaye se disait abbesse ou prieure. On pourrait encore supposer que la reine Marie était l’élue d’une de ces joyeuses associations de fous, de conards, de jongleurs, etc., qui simulaient un gouvernement avec une burlesque imitation des offices de la royauté.
Venons-en à notre enquête sur les femmes sans profession, que la Taille de 1292 nous montre logées dans les rues suspectes et aux environs des rues consacrées à la Prostitution. Nous remarquons d’abord, parmi les menues gens de la paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois, imposés chacun à 12 deniers, Florie du Boscage, qui demeurait en dehors de la porte Saint-Honoré et, par conséquent, sur le fossé de la ville; Ysabiau l’Espinète, dans la rue Froidmantel du Louvre, qui vient à peine de disparaître avec ses vieux repaires de débauche; Jehanne la Normande, dans la rue de Biauvoir, qui existait encore il y a quarante ans sous le nom de rue de Beauvais; Edeline l’Enragiée dans la rue Riche-Bourc, qui est à présent la rue du Coq-Saint-Honoré; Aaliz la Bernée, au coin de l’abreuvoir qui était à l’entrée de la rue des Poulies; Aaliz la Morelle, dans la rue Jehan Evrout, qui n’a pas laissé de traces; la Baillie et Perronnelle-aux-chiens, dans la rue des Poulies; Letoys, fille d’Aaliz-sans-argent, dans la rue d’Averon, qui est la rue Bailleul. Il est assez bizarre que les rues sombres et fétides où résidaient ces filles, dont le sobriquet indique assez la profession, n’ont jamais cessé d’être habitées par le rebut de la population. Parmi les menues gens du quartier Saint-Eustache, nous trouvons Perronèle de Serènes (ou sirène), Anès l’Alellète (l’alouette), Jehanne la Meigrète, Marguerite la Galaise, Geneviève la Bien-Fêtée, Jehanne la Grant, etc. Les mêmes sobriquets se sont conservés traditionnellement parmi le monde de la Prostitution populaire.
Dans les mêmes quartiers et les mêmes rues, la Taille de 1292 signale encore par des sobriquets analogues un nombre de femmes qui pouvaient vivre également de leur corps, mais qui en tiraient meilleur profit, puisqu’elles sont imposées à 2, à 3 et même à 5 sous. Telles étaient, en dehors de la Porte-Saint-Honoré, Ysabiau la Camuse et Maheut la Lombarde; dans la rue Froidmantel, Marguerite la Brete et Ysabiau la Clopine; dans la rue Biauveoir, Anès la Pagesse; dans la rue Richebourg, Juliote la Beguine, Jehanne la Bourgoingne, Maheut la Normande, Gile la boiteuse, etc. Il faut faire observer que les rues pauvres et malfamées, qui acceptaient de pareilles habitantes, n’étaient occupées, d’ailleurs, que par des artisans de la plus vile espèce: pêcheurs, passeurs, savetiers, fripiers, etc. Dans les rues plus passagères et mieux habitées, on ne remarque pas souvent une seule femme dont la condition semble équivoque. Nous rencontrons seulement ces femmes suspectes aux alentours des rues bordelières, où elles ne logeaient pas, comme nous le prouverons plus loin. Ainsi, dans la rue de Glatigny, où la débauche avait son plus fameux atelier, on ne voit pas sans doute figurer des personnes bien honorables: ce sont Margue la crespinière, Jean le pastéeur, Héloys la chandelière, Jaque le savetier, etc. Mais, en voyant au nombre des locataires de cette rue infâme un certain Jeharraz, qui paye 22 sols de contribution, Guibert le Romain, qui en paye 25, la femme de Nicolas le cervoisier et ses deux filles, qui payent ensemble 38 sols, et Giles Marescot, 36; nous sommes tenté de prendre ces individus pour des fermiers de mauvais lieux, et nous allons chercher leurs pensionnaires dans les rues voisines. Elles nous présentent Mabile l’Escote (ou l’Écossaise), Perronèle Grosente, de Gervoi; Lucette, Lorencete, Agnès aux blanches mains, Jehannette la Popine et d’autres que nous reconnaissons pour des femmes d’amour. Dans un centre de Prostitution, non moins actif que le Val d’amour, en Baillehoe et en Cour Robert-de-Paris, nous ne comptons que quatre femmes sans profession entre trente-huit contribuables, dont le plus imposé, il est vrai, ne paye que 5 sols: ce sont Ameline Beleassez, Ameline la Petite, Anès la Bourgoingne et Maheut la Normande, qui sont taxées chacune à 2 sols; la chambrière de Maheut est taxée de même que sa maîtresse, dont elle partageait apparemment les travaux et les bénéfices. Mais, dans les rues adjacentes, il y a des femmes que leur surnom nous fait reconnaître, et qui appartenaient sans doute à la ribaudie de Baillehoé, quoiqu’elles eussent leur domicile en honnête mesgnie. Citons seulement Chrétienne et Marie, sa sœur, dans la rue Neuve-Saint-Merry; Juliane et Anès, sa nourrice, dans la même rue; Ameline la Grasse, dans le cloître; Marie la Noire, Marie la Picarde, Anès la Grosse, Jehanne la Sage, dans la rue Simon-le-Franc, etc. Ce n’était pas là, certainement, tout le personnel de la Prostitution dans ces quartiers populeux; et nous sommes fort en peine d’apprécier le motif qui faisait comprendre telle ribaude plutôt que telle autre sur les listes de la taille.
Il faut admettre aussi que toutes les prostituées n’étaient pas vouées exclusivement à leur honteuse profession et que la plupart d’entre elles se trouvaient réparties dans diverses catégories de métiers. Il paraît ressortir de l’esprit des ordonnances de saint Louis, qui régissaient toujours la Prostitution, que toute femme était libre de son corps et pouvait en faire trafic à son gré, pourvu qu’elle ne s’abandonnât au péché que dans les anciens bordeaux et rues à ce ordonnées d’ancienneté. Selon les termes de plusieurs arrêts du parlement, Delamare, qui avait sous les yeux tous les monuments de la législation du Châtelet, n’a pas jugé autrement l’état des femmes publiques, qui n’avaient cette condition infamante que dans l’exercice de leur scandaleuse industrie, et qui, hors de là, retrouvaient presque la qualité de femme honnête. Il résulterait de cette distinction singulière dans l’une et l’autre phase de leur genre de vie, que l’autorité municipale n’avait rien à voir dans les désordres secrets des femmes qui se conformaient scrupuleusement aux ordonnances et qui ne devenaient ribaudes communes qu’en mettant le pied dans les endroits consacrés à cette Prostitution transitoire et locale. Celle qui venait de se prostituer en un mauvais lieu, se purifiait, pour ainsi dire, dès qu’elle en était sortie. On s’explique de la sorte un jugement des magistrats de Bordeaux qui condamnèrent au gibet un homme coupable d’avoir violé une fille publique. Ce jugement mémorable est rapporté par Angelo-Stefano Garoni, dans son Traité de jurisprudence intitulé: Commentaria in titulum de meretricibus et lenonibus Constit. Mediol. «Les lieux infâmes de Prostitution, dit Delamare dans son Traité de la Police, étoient communs à plusieurs de ces femmes publiques et leurs demeures en étoient séparées. C’étoit un lieu d’assemblée, où elles avoient la liberté de se rendre pour leur mauvais commerce, et qui leur étoit marqué, pour les faire davantage connoître et en éloigner celles qui étoient encore susceptibles de quelque pudeur. Il leur étoit défendu (selon le livre vert ancien du Châtelet, fol. 159) de commettre le vice partout ailleurs, non pas même dans les lieux de leurs demeures particulières, sous les peines portées par les règlements. Elles crurent éluder ces sages précautions, en se rendant si tard dans ces lieux publics qu’elles n’y seroient point connues et que les voisins ne les y verroient point entrer.»
On réglementa dès lors les heures d’entrée et de sortie dans les bordeaux et clapiers qui ne s’ouvraient qu’au point du jour et se fermaient au coucher du soleil. On ne voit pas néanmoins que les femmes qui y venaient pour pécher, fussent soumises à une inscription quelconque; mais on peut prétendre, à coup sûr, qu’elles étaient tenues d’acquitter un droit fixe qui figurait dans la recette de la ville ou qui faisait partie des revenus du roi des ribauds de l’hôtel du roi. Le prévôt de Paris rendit une ordonnance, le 17 mars 1374, portant que: «toutes femmes qui s’assemblent ès rues Glatigny, l’Abreuvoir Mâcon, Baillehoé, la Cour Robert-de-Paris, et autres bordeaux, soient tenues de s’en retirer et de sortir de ces rues, incontinent après dix heures du soir sonnées, à peine de vingt sous parisis d’amende pour chaque contravention.» Le taux de l’amende, qui équivalait à plus de vingt francs de notre monnaie, prouve, ce nous semble, que le salaire d’une journée de péché n’était pas inférieur à cette amende, qui revenait probablement pour moitié aux sergents du Châtelet; elle fut laissée depuis à l’arbitraire du juge, et, par conséquent, doublée ou quadruplée, ce qui permettrait de supposer que des femmes de haut rang ne craignaient pas quelquefois d’affronter les hasards impudiques de ces lieux infâmes et se souciaient peu de l’amende, pourvu qu’elles achetassent par là l’impunité et le secret de leur vie dissolue. Le 30 juin 1395, le prévôt de Paris fit défense à toutes filles et femmes de joie, «de se trouver dans leurs bordeaux ou clapiers, après le couvre-feu sonné, à peine de prison et amende arbitraire.» Delamare, qui rapporte cette ordonnance d’après le livre rouge ancien du Châtelet, ajoute une particularité qu’il a vérifiée sur les registres de la prévôté: «Les ordonnances étoient renouvelées tous les ans deux fois, et cette retraite leur étoit marquée à six heures en hiver, et à sept heures en été, qui est l’heure que l’on sonne le couvre-feu.»
Telle était la force de l’usage, tel était l’empire de l’habitude au bon vieux temps, qu’il fallut plusieurs siècles pour enlever à la Prostitution une des rues que Louis IX lui avait spécialement affectées. Lorsque l’ordonnance du prévôt de Paris, du 18 septembre 1367, eut renouvelé et confirmé la destination de ces rues malhonnêtes, l’évêque de Mâcon adressa des représentations au roi Charles V, pour obtenir que la rue Chapon fût soustraite à cette impure servitude. Les évêques, comtes de Châlons, possédaient depuis plusieurs siècles un grand hôtel, situé dans la rue Transnonain, appelée alors Troussenonain, entre les rues Chapon et Court-au-vilain, maintenant rue de Montmorency. Les femmes de mauvaise vie s’étaient emparées de toutes ces rues, mais elles s’assemblaient tous les jours dans leur asile de la rue Chapon, et là, leurs chants, leurs rires, leurs altercations, leurs indécences, troublaient sans cesse la vue, les oreilles et la conscience des pieux habitants de l’hôtel de Châlons. L’évêque, qui était membre du conseil privé du roi, employa tout son crédit pour éloigner de sa demeure, et, en même temps, du cimetière de Saint-Nicolas-des-Champs, l’odieux voisinage qui semblait insulter à la fois les vivants et les morts. Charles V rendit une ordonnance, datée du 3 février 1368 (nouveau style, 1369), dans laquelle il remettait en vigueur le premier édit de saint Louis contre la Prostitution en général. Pour en venir non pas à l’exécution complète de cet édit, mais pour l’appliquer seulement à la rue Chapon, les conclusions qu’il tirait de l’ordonnance prohibitive de 1254 n’étaient ni justes ni motivées; car, après avoir rappelé l’ancienne ordonnance qui expulsait de la ville (de villâ) les femmes publiques (publicæ meretrices) et qui confisquait tous leurs biens, jusqu’à la cote et au péliçon (usque ad tunicam vel pelliceam), il ordonnait aux propriétaires et aux locataires de la rue Chapon qui auraient loué leurs maisons à des ribaudes, de les mettre dehors sur-le-champ et de ne faire aucun bail avec elles à l’avenir, sous peine de perdre le loyer d’une année, afin, disait l’édit, que ces viles créatures ne logent plus dans ladite rue et n’y tiennent plus leurs assemblées (quod ibidem sua lupanaria ulteriùs de cetero non teneant); cela, pour l’honneur de l’évêque et dans l’intérêt des personnes honnêtes qui habitaient aux environs de cette rue ou même dans cette rue, où l’on n’osait plus passer. L’ordonnance a l’air d’attribuer au nom de la rue Chapon une origine que démentent des titres plus anciens (saltem metu pene dictus viens). Sauval affirme que les femmes publiques résistèrent aux ordres du roi, en se fondant sur leurs priviléges confirmés par saint Louis, et prouvèrent que la rue Chapon leur avait été concédée comme un lieu d’asile par Philippe-Auguste, avant que cette rue fût enfermée dans l’enceinte de Paris. Les évêques de Châlons eurent beau se plaindre et s’autoriser de l’ordonnance de Charles V pour se débarrasser de leurs scandaleuses voisines: ils n’y réussirent pas, tant la législation de saint Louis avait conservé d’autorité, tant la coutume avait de pouvoir dans l’administration municipale. «Les ribaudes tinrent bon, dit Sauval, et elles ne sortirent de la rue Chapon qu’en 1565, lorsque les asiles de femmes publiques furent ruinés de fond en comble à Paris.»
Les ordonnances des rois n’étaient pas mieux exécutées, il est vrai, lorsqu’elles avaient pour objet de s’opposer aux envahissements de la Prostitution dans les rues de Paris auxquelles ce fléau n’avait pas été infligé par droit d’ancienneté. Une fois que les femmes publiques envahissaient une rue ou un quartier, elles s’y enracinaient et y pullulaient, sans qu’il fût possible de les en chasser, malgré toutes les menaces d’amende et de prison. Elles avaient, on le voit, une répugnance invincible à se rendre dans les lieux qui leur étaient attribués et qui leur imprimaient sans doute une marque particulière d’infamie; elles préféraient s’exposer aux rigueurs de la loi et pratiquer leur métier en cachette, dans des rues où l’œil de la police n’était pas toujours ouvert sur elles. En 1381, Charles VI réclama l’exécution des ordonnances de saint Louis contre ceux qui loueraient des maisons ou des logements à des femmes de mauvaise vie dans certaines rues qu’elles avaient accaparées et qui n’étaient pourtant pas comprises dans le nombre de leurs lieux d’asile. Charles VI adressa des lettres patentes, le 3 août, au prévôt de Paris, qu’il chargeait d’en faire exécuter la teneur; il s’appuyait sans raison sur les anciennes ordonnances de saint Louis qui expulsaient de la ville et des champs (tam de campis quant de villis) les femmes de vie dissolue et qui prohibaient absolument la Prostitution; mais, en vertu de ces ordonnances, il n’exigeait que l’expulsion des prostituées qui avaient élu domicile dans les rues Beaubourg, Geoffroy-l’Angevin, des Jongleurs, Simon-le-Franc, ainsi qu’aux alentours de Saint-Denis-de-la-Châtre et de la fontaine Maubué. De même que dans l’édit de Charles V, les propriétaires et locataires de ces rues et de ces carrefours, qu’on voulait délivrer de leurs hôtes incommodes, étaient sommés de ne passer aucun contrat de loyer avec des femmes suspectes, sous peine d’avoir à payer une année de loyer au bailli du lieu ou au juge du Châtelet. On est fondé à croire que le prévôt de Paris fit d’abord diligence pour que les commandements du roi fussent observés: il y eut des propriétaires mis à l’amende, des femmes expulsées et emprisonnées; mais, en dépit des sergents, la Prostitution se maintint dans le nouveau domaine qu’elle avait conquis. Toutes ces rues, excepté le cloître de Saint-Denis-de-la-Châtre, avaient fait partie du hameau de Beaubourg, que Philippe-Auguste réunit à la ville, en l’entourant de murailles; ce Beaubourg était donc naturellement occupé par des ribaudes qui s’y perpétuaient par tradition. La fontaine Maubué, environnée de chétives bicoques, faisait le centre de cette ribaudie qui s’annonçait assez par le nom même de sa fontaine (Maubué, malpropre, mal lessivé). L’établissement des ribaudes autour de l’église de Saint-Denis-de-la-Châtre, dans la Cité, remontait à une antiquité encore plus reculée, car nous avons prouvé que la confrérie de la Madeleine avait eu d’abord son siége dans cette paroisse: il était tout simple que les joyeuses commères qui composaient cette confrérie se groupassent aux abords de leur église patronale et regardassent ce quartier comme un ancien fief de leur corporation.
Le prévôt de Paris, en publiant les lettres patentes du 3 août 1381, destinées à protéger l’honnêteté de certaines rues, crut devoir rappeler, en même temps, que d’autres rues avaient été particulièrement affectées à la Prostitution; mais, de peur de se mettre en contradiction avec quelque ordonnance du roi, telle que celle qui avait voulu réhabiliter la rue Chapon, il évita de désigner ces rues; il fit défense aux femmes déshonnêtes «de ne eux tenir, héberger ne demeurer ès bonnes rues de Paris, mais qu’ils vuident eux et leurs biens hors desdites bonnes rues et voisent (aillent) demeurer ès moiens bordeaux et ès rues et lieux ad ce ordonnés, sur peine de bannissement.» Cet avis, que Ducange a tiré du livre vert nouveau du Châtelet, gardait le silence sur les lieux que la prévôté attribuait nominativement au marché de la débauche; aussi, les prostituées tirèrent avantage de ce silence, pour se répandre dans tous les quartiers de Paris et pour y fonder une multitude de lieux infâmes. Le prévôt eut besoin d’expliquer l’avis amphibologique de 1381, par un nouvel édit plus explicite, que Ducange, dans son Glossaire (au mot GYNÆCEUM), rapporte, sous la date de 1395, comme emprunté du livre noir du Châtelet: «Item, l’on commende et enjoint à toutes femmes publiques bordelières et de vie dissolue, à présent demeurans ès rues notables de Paris..., qu’elles vuident incontinent après ce présent cry, et se retraient, et qu’elles facent leur demeure ès bordeaux et autres lieux et places publiques, à eux ordonnez d’ancienneté pour tenir leurs bouticles au péchié devant dit, c’est assavoir ès rues de l’Abreuvoir de Mascon, de Glatigny, de Tiron, de Court Robert de Paris, Baillehoé, la rue Chapon et la rue Palée, sur peine d’estre mises en prison et d’amende volontaire.» Ce cri, ou proclamation, qui fut fait à son de trompe par les crieurs jurés dans les carrefours de Paris, présente cette singularité, qu’on n’y a point égard à l’ordonnance du roi relative à la rue Chapon; peut être, un arrêt du parlement était-il venu suspendre l’effet de cette ordonnance. Parmi les lieux réputés infâmes, on ne trouve plus la rue de Champ-Fleuri, mais on voit qu’elle a été remplacée par la rue Palée, qu’on nomma depuis ruelle Saint-Julien et plus tard rue de la Poterne ou Fausse-Poterne, parce qu’elle était à peu de distance de la poterne Saint-Nicolas-Huidelon. Cette rue, qui tient à la rue Beaubourg et qui s’appelle aujourd’hui rue du Maure, renfermait une cour de ribaudie, dite la Cour du More, dénomination que nous rapprocherons du sobriquet de certaines filles, qui devaient être moresses ou sarrasinoises, puisque la Taille de 1292 les qualifie de morelles. C’était là un des principaux repaires de la Prostitution, quoique nous ne cherchions pas à retrouver cette rue Palée dans la rue du Petit-Hurleur, où Géraud, Jaillot, Lebeuf, ont essayé de la placer. La grande rue Palée (il y en eut deux de ce nom) était, selon nous, le lieu d’asile des filles de la rue Beaubourg et des rues voisines.
Il y avait encore dans Paris une quantité de mauvais lieux non autorisés; mais il semble que la prévôté ait négligé de s’en occuper jusqu’en l’année 1565, où Charles IX les enveloppa dans une mesure générale de prohibition. Mais, avant cette mesure, nous pouvons citer deux essais de réforme au sujet de deux rues, dont l’une appartenait traditionnellement à la Prostitution, et dont l’autre en avait été infectée à une époque bien postérieure. Une ordonnance de Charles VI, du 14 septembre 1420, pendant l’occupation de Paris par les Anglais, avait renouvelé les anciennes défenses aux femmes dissolues, de loger ailleurs que dans les rues de l’Abreuvoir-Macon, de Glatigny, de Tyron, la Cour Robert-de-Paris, Baillehoé et la rue Palée, à peine de prison. (Delamare a lu rue Pavée, dans le registre noir du Châtelet, où il copia ce document.) Mais, quatre ans après, Charles VI étant mort, Henri VI, roi d’Angleterre, qui s’intitulait roi de France, prêta l’oreille aux suppliques des marguilliers et paroissiens de l’église de Saint-Merry, qui demandaient la suppression des honteuses franchises de Baillehoé; «auquel lieu de Baillehoé, disent les lettres patentes de Henri VI, datées du mois d’avril 1424, et délivrées à Paris dans le conseil du roi; siéent, sont et se tiennent continuellement femmes de vie dissolue et communes que on dit bordelières, lesquelles y tiennent clappier et bordel publique: qui est chose très-mal séant et non convenable à l’honneur qui doit être déféré à l’Église et à chacun bon catholique; de mauvais exemple, vil et abominable, mesmement à gens notables, honorables et de bonne vie.» En conséquence, pour satisfaire au vœu des exposants et de leurs femmes, que scandalisait le spectacle de ces impudicités, le roi anglais défendit «qu’il y eust dorénavant aucune prostituée en la rue de Baillehoé, ni aux abords de l’église Saint-Merry, attendu qu’il y avoit dans la ville moult d’autres lieux et places ordonnées à ce, et mesmement assez près d’icelle, comme au lieu que l’on dit la Cour Robert, et ailleurs, plus loing de l’église, pour retraire lesdites femmes, qui sont comme non habités.»
Il était enjoint au prévôt de Paris de faire exécuter cet édit irrévocable, et d’expulser sur-le-champ les femmes perdues qui logeaient dans la rue Baillehoé. Il est probable que cette ordonnance n’eut pas plus de valeur effective que les précédentes, car la rue Baillehoé resta consacrée au vice. Nous remarquons pourtant, dans les lettres de Henri VI, que les lieux de tolérance étaient comme non habités; tandis que la proclamation du prévôt de Paris, faite à cor et à cri en 1395, ordonne aux prostituées de faire leur demeure dans ces mêmes lieux qui leur avaient été attribués d’ancienneté. Nous conclurons de ces deux pièces, presque contemporaines, que la législation relative aux femmes de mauvaise vie avait changé sur ce point: qu’elles étaient forcées de loger sur le théâtre même de leurs désordres, et qu’elles n’avaient plus la liberté de cacher leur domicile dans tous les quartiers, pourvu qu’elles y vécussent honnêtement. Il résulte aussi de l’ordonnance de Henri VI, que, nonobstant des injonctions réitérées, les femmes dissolues refusaient de s’agglomérer dans les bordeaux et clapiers, qui restaient déserts et abandonnés. Un arrêt du parlement, du 14 juillet 1480, cité par Sauval, nous prouve avec quelle obstination cette espèce de femmes s’éloignait des rues réservées à leur commerce déshonorant, pour se jeter, comme des harpies, sur des rues qu’elles souillaient de leurs débauches. Cet arrêt ordonne de faire déloger les femmes de vie déshonnête, de la rue des Cannettes et des autres rues voisines, et enjoint à ces femmes «d’aller demeurer ès anciens bordeaux» (Antiquités de Paris, t. III, p. 652). On ne peut pas douter, d’après les termes de l’arrêt, que la prévôté de Paris n’eût reconnu la nécessité de confondre le logement des femmes publiques avec l’asile de leurs impudicités, et que les lieux de tolérance ne fussent devenus de la sorte la demeure permanente de ces femmes, qui dans l’origine n’y venaient qu’à certaines heures du jour et n’y restaient jamais la nuit.
Il faut maintenant chercher à découvrir, dans la topographie du vieux Paris, les rues dont la Prostitution errante avait fait la conquête, et que cependant les ordonnances des rois, les arrêts du parlement et les mandements de la prévôté ne nous signalent pas nominativement. Ces rues, où s’exerçait en secret la coupable industrie des putes libres, étaient en assez grand nombre, et le nom souvent obscène qu’elles devaient à la malice du populaire les désignait à la réprobation des honnêtes gens, qui s’en écartaient avec prudence. Outre les cours des Miracles, qui englobaient dans la même fange les voleurs et les prostituées de la dernière classe, on compterait aisément une vingtaine de rues aussi mal famées que celles dont saint Louis avait livré entièrement le séjour à la débauche publique. Nous avons déjà remarqué plus haut que ces rues étaient ordinairement voisines d’un centre de Prostitution. Ainsi, la rue Transnonain dépendait, pour ainsi dire, de la rue Chapon; la rue Bourg-l’Abbé, de la rue du Hueleu; la rue Cocatrix, de la rue Glatigny. Dès les premiers temps, les ribaudes avaient choisi leur résidence auprès du lieu de leurs assemblées, afin de pouvoir s’y rendre à toute heure sans être exposées aux insultes et aux huées de la populace. La rue Bourg-l’Abbé, qui fut ouverte hors de l’enceinte de Philippe-Auguste, sur le territoire de l’abbaye Saint-Martin-des-Champs, participait à la mauvaise réputation de la rue ou plutôt du cul-de-sac de Hueleu, qui formait l’entrée de la rue actuelle du Grand-Hurleur. Sauval (t. Ier, p. 120) rapporte une locution proverbiale qui nous fait connaître quels étaient les habitants de cette rue: «Ce sont gens de la rue Bourg-l’Abbé, disait-on; ils ne demandent qu’amour et simplesse.» Quant à la rue de Hueleu, exclusivement réservée à la Prostitution, depuis son origine jusqu’à nos jours, elle ne devait pas son nom, comme l’a dit l’abbé Lebeuf, à un chevalier, nommé Hugo Lupus (en vieux français, Hue-leu), lequel vivait au douzième siècle et fit plusieurs donations à l’église de Saint-Magloire; mais bien aux huées qui accompagnaient alors les gens simples ou crédules que le hasard amenait dans ce lieu infâme. Cette étymologie, conforme à l’esprit du baptême des rues de Paris, est confirmée par le nom des Innocents, que la rue a porté aussi vers la même époque; on l’appelait encore rue du Pet. On lui donna depuis le nom de Grand-Hueleu, pour la distinguer de la rue du Petit-Hueleu, sa voisine, qui avait été d’abord la petite rue Palée, et qui mérita d’être comparée plus tard à celle de Hueleu, pour la honteuse destination qu’elle avait prise: «Dès qu’on voyoit entrer un homme dans l’une ou l’autre de ces rues, disent les auteurs du Dictionnaire historique de la ville de Paris, on devinoit aisément ce qu’il y alloit faire, et l’on disoit aux enfants: Hue-le, c’est-à-dire, crie après lui, moque-toi de lui!» Quoi qu’il en soit, de tous les bourdeaux de Paris, celui de Hueleu fut celui qui conserva la plus horrible renommée; ce fut lui surtout qui détermina les sévères mesures de répression que Charles IX étendit à tous les mauvais lieux de sa capitale. On pourrait soutenir, par de bonnes autorités, que les enfants avaient l’habitude de crier au loup et, par corruption, houloulou, quand un homme accostait une femme débauchée dans la rue, ou quand une de ces malheureuses osait se montrer en plein jour avec le costume de son état.
Les rues qui conduisaient à la rue Chapon n’étaient pas mieux habitées qu’elle. La rue Transnonain a longtemps servi de prétexte aux grossiers jeux de mots du peuple, qui l’appelait tantôt Trousse-Nonain ou Tasse-Nonain et tantôt Trotte-Putain et Tas-de-Putain. La rue Ferpillon, dans le nom de laquelle on a cru retrouver le nom d’un de ses premiers habitants, fut d’abord nommée Serpillon, vieux mot qui correspond à torchon. La rue de Montmorency, où les seigneurs de Montmorency eurent autrefois un hôtel avec des dépendances considérables, n’était connue que sous le nom de Cour au vilain, à cause d’une espèce de cour des Miracles qu’elle renfermait. La plupart des rues situées hors des murs ou le long de cette enceinte de remparts construits par Philippe-Auguste, étaient dévolues à la Prostitution libre, qui y bravait en paix les ordonnances de la prévôté et la police des sergents du Châtelet. Ainsi, la rue des Deux-Portes, la rue Beaurepaire, la rue Renard, la rue du Lion-Saint-Sauveur, la rue Tireboudin, appartenaient de droit aux ribaudes du plus bas étage. La rue des Deux-Portes, qui prit son nom de ses deux portes qu’on fermait pendant la nuit, avait été inévitablement un lieu de débauche, ce que prouve assez le sobriquet de Gratec.., qu’elle a porté jusqu’au quinzième siècle. C’est sous ce nom obscène, qu’elle est désignée dans une liste des rues de Paris, publiée par l’abbé Lebeuf d’après un ancien manuscrit de l’abbaye de Sainte-Geneviève (Hist. de la ville et du diocèse de Paris, t. II, p. 603). Dans le Compte du domaine de Paris, pour l’année 1421 (Sauval, t. III, p. 273), le receveur de la ville déclare avoir reçu de Jean Jumault «les rentes d’une maison, cour et estables, ainsi que tout se comporte, séant à Paris dans la rue Gratec.., près de Tirev.., où pend l’enseigne de l’Escu de Bourgogne estant en la censive du roi.» La rue Tirev.., dont il est question dans ce Compte, a gardé son infâme dénomination jusqu’au seizième siècle, où la reine Marie Stuart, femme de François II, passant par là, s’avisa de demander le nom de cette rue à un de ses officiers et donna lieu à l’altération du nom primitif. Quoi qu’il en soit de cette anecdote, que Saint-Foix prétend avoir empruntée à la tradition locale, on eut l’étrange idée, en 1809, d’inscrire le nom de Marie Stuart sur l’écriteau de la rue Tireboudin.
Les noms de rues, inventés et corrompus par le peuple, qui se plaisait aux équivoques les moins décentes, suffiraient presque pour nous faire découvrir les traces de la Prostitution publique et secrète dans le vieux Paris. Sans sortir des nouveaux quartiers qui composaient la Ville et qui rayonnaient au nord de la Cité sur la rive droite de la Seine, en deçà et au delà de l’enceinte de Philippe-Auguste, nous trouvons, dans les vieux inventaires, les rues de la Truanderie, du Puits-d’Amour, de Poilec.., de Merderel, de Putigneuse, de Pute-y-musse, etc. Ces noms-là disent eux-mêmes ce qu’étaient les rues qui les portaient. Celle de la Truanderie, la seule qui ait gardé son nom à travers plus de six siècles, offrait un asile non-seulement aux prostituées errantes, mais encore aux gueux, aux voleurs, aux vagabonds, en un mot, aux truands. La rue du Puits-d’Amour, qui est maintenant la rue de la Petite-Truanderie, avait un puits célèbre, dont nous avons parlé déjà et que les femmes amoureuses connaissaient bien: ce puits, dont le souvenir se lie à plusieurs chroniques d’amour, existait au centre de la petite place de l’Ariane, dont le nom primitif semble avoir été place de la Royne, peut-être à cause d’une reine de ribaudie ou d’amour, qu’on sacrait avec l’eau de ce puits. La rue de Poilec.., qui est encore reconnaissable sous son nom moderne de rue du Pélican, qu’une maladroite pruderie avait métamorphosée en rue Purgée au commencement de la Révolution; cette vilaine rue n’a jamais changé d’emploi et l’on y rencontre toujours les mêmes mœurs. La rue Merderel ou Merderet ou Merderiau s’est un peu nettoyée, depuis qu’on en a fait une rue Verderet, puis Verdelet, mais elle a maintenu en partie ses vieux us d’impureté et la Prostitution s’y promène, comme autrefois, dans la boue et les immondices. La rue Putigneuse, au faubourg Saint-Antoine, est à présent rue Geoffroy-Lasnier. La rue Pute-y-Musse (c’est-à-dire, fille s’y cache) a pris un air honnête, en devenant rue du Petit-Musc. Guillot indique, dans son itinéraire, une autre rue de Pute-y-Musse ou Pute-Musse, que l’abbé Lebeuf a cru reconnaître dans la rue Cloche-Perce ou de la Cloche-Percée. Il n’est pas besoin de dire que ces rues ou ruelles, hantées par les femmes de mauvaise vie et leurs impudiques satellites, furent remarquables, entre toutes, par leur saleté et leur puanteur; c’est dans cet état d’ignominie, qu’elles nous apparaissent encore au milieu du dix-septième siècle, lorsque les commissaires voyers firent une enquête de salubrité dans les rues de la capitale et constatèrent, dans la plupart des rues bordelières, la présence de cloaques infects qui empestaient l’air et de hideuses carognes qui affligeaient les regards autant que l’odorat. La Prostitution, comme on en peut juger par là, ne se piquait pas des délicatesses et des recherches sensuelles que lui inspira plus tard l’exemple d’une cour galante et voluptueuse.
CHAPITRE XIII.
Sommaire.—Ordonnances somptuaires de Philippe-Auguste.—Législation des rois de France contre la dissolution et la superfluité des habillements.—Les reines de ribaudie.—Défenses des prévôts de Paris et arrêts du parlement.—Arrêt du 26 juin 1420.—Ordonnance du roi Henri VI, roi d’Angleterre.—Arrêt du parlement du 17 avril 1426, prohibant les ornements que portent les damoiselles.—Les reines et princesses d’amour.—L’Ordinaire de Paris.—Jehannette veuve de Pierre Michel, Jehannette la Neufville et Jehannette la Fleurie.—Les ceintures d’argent.—Inventaires des défroques de Marguerite, femme de Pierre de Rains, et de damoiselle Laurence de Villers, femme amoureuse.—Jehanne la Paillarde et Agnès la Petite.—Ordonnance de Henri II.—Jehanneton du Buisson.—De ceux et celles qui vivaient du produit du maquerellage, tenaient bordiaux, louaient bouticles au péché, ou gouvernaient clapier de filles publiques.—Le marché aux Pourceaux.—Supplice des gueuses.
Nous avons vu que le prévôt de Paris, par son ordonnance de 1360, avait fait défense aux filles et femmes de mauvaise vie, sous peine de confiscation et d’amende, de porter sur leurs robes ou sur leurs chaperons «aucuns gez ou broderies, boutonnières d’argent blanches ou dorées, ni des perles, ni des manteaux fourrez de gris.» Cette ordonnance, la plus ancienne que nous connaissions qui soit relative à la police somptuaire des prostituées, avait été certainement précédée de quelques autres qui n’ont pas été conservées dans les archives du Châtelet de Paris. Philippe-Auguste fut le premier roi qui s’occupa de corriger le luxe des habits ou plutôt qui, sous prétexte de le réformer dans l’intérêt de bien public, fit servir le costume à établir la hiérarchie sociale, selon la naissance, le rang et la fortune. On peut donc supposer que, dès les premiers règlements de Philippe-Auguste, à l’égard des habits, des étoffes et des joyaux, les prostituées de profession se trouvèrent dépossédées du privilége d’être vêtues comme des dames et des châtelaines; mais il n’est resté qu’un souvenir des lois somptuaires de Philippe-Auguste. Celles de Philippe le Bel, qui n’étaient sans doute que la répétition et la confirmation des précédentes, n’ont pas éprouvé le même sort; et nous pouvons dater de 1294 la législation des rois de France contre la dissolution et la superfluité des habillements. Dans cette ordonnance de 1294, il n’est pas question sans doute des femmes publiques et des livrées qui leur appartiennent; mais on doit croire qu’elles n’étaient pas plus privilégiées que les bourgeois et bourgeoises, qui ne devaient plus porter ni vair, ni gris, ni hermine, ni or, ni pierres précieuses, ni couronnes d’or ou d’argent, et qui étaient tenus de se délivrer, dans le cours de l’année, des fourrures et des joyaux qu’ils auraient acquis antérieurement à l’ordonnance. L’exécution d’une pareille ordonnance n’était pas chose facile, et parmi les désobéissances les plus obstinées, on rencontra celle des reines de ribaudie, qui ne manquèrent pas de soutenir qu’un édit concernant les bourgeoises ne les atteignait pas, et que le roi de France n’avait pu les déshonorer au point de vouloir les contraindre à ne faire que des robes à 12 sols l’aune.
L’ordonnance de Philippe le Bel fut le point de départ de toutes les ordonnances du même genre, qui ne firent que la renouveler et la compléter, en y ajoutant des prescriptions qui variaient avec les modes et les usages. Plusieurs de ces ordonnances ont dû être publiées, avant celle de 1367, qui, seulement destinée aux habitants de Montpellier, surtout aux femmes de cette ville, est pleine de détails minutieux sur la forme des vêtements et la qualité des étoffes. Il est difficile de croire que plusieurs règlements somptuaires, aussi détaillés au moins, n’aient pas été appliqués aux femmes de Paris, dans le long espace de temps qui s’est écoulé entre le premier édit de 1294 et celui de 1367, lequel n’avait force de loi que dans la ville de Montpellier. On ne trouve cependant que la proclamation du prévôt de Paris, datée de 1360, que nous avons citée et dont les femmes communes étaient seules l’objet. Il y eut certainement d’autres proclamations analogues, sans compter celle qui concernait exclusivement les ceintures dorées et que la tradition nous indique d’une manière certaine, quoique le texte original ne soit pas parvenu jusqu’à nous. Ce texte, d’ailleurs, n’était qu’une paraphrase explicative d’un article de l’ordonnance de Philippe le Bel. Mais on a lieu de croire que les filles publiques de Paris se montrèrent peu dociles aux avis de la prévôté et se mirent peut-être en révolte ouverte contre ses agents chargés de faire exécuter la loi, car nous voyons, dans le cours du quinzième siècle, reparaître à plusieurs reprises, et toujours avec un surcroît de sévérité, les défenses que le prévôt adressait à ses humbles sujettes et que des arrêts du parlement ne cessaient de venir corroborer. Par son ordonnance du 8 janvier 1415, entièrement relative à la Prostitution, le prévôt défendit de nouveau à toutes femmes dissolues d’avoir la hardiesse de porter, à Paris ou ailleurs, de l’or et de l’argent sur leurs robes et chaperons, des boutonnières d’argent blanches ou dorées, des perles, des ceintures d’or ou dorées, des habits fourrés de gris, de menu vair, d’écureuil ou d’autres fourrures honnêtes, et des boucles d’argent aux souliers, sous peine de confiscation et d’amende arbitraire. On leur accordait huit jours pour quitter ces ornements et pour s’en défaire; après quoi il était enjoint aux sergents, qui les trouveraient en contravention, de les arrêter en quelque lieu que ce fût, excepté dans les églises, et de les mener en prison au Châtelet, pour que là, leurs habits ayant été enlevés et arrachés, elles fussent punies suivant l’exigence des cas. Cette ordonnance fut renouvelée et criée à son de trompe dans les rues et carrefours de Paris, en 1419, ce qui prouve qu’elle n’avait pas été trop bien observée par les intéressées et que la persistance des rebelles avait découragé la surveillance des sergents.
Le parlement, malgré la guerre civile, la peste et la famine qui désolaient alors la capitale et plusieurs provinces du royaume, regarda comme assez importante la question somptuaire, en tant que relative aux filles et femmes de mauvaise vie, pour rendre un arrêt le 26 juin 1420, par lequel défenses étaient faites à ces impures, «de porter des robes à collets renversez et à queue traînante, ni aucune fourrure de quelque valeur que ce soit, des ceintures dorées, des couvre-chiefs, ni boutonnières en leurs chaperons,» et cela, sous peine de prison, de confiscation et d’amende arbitraire, après un délai de huit jours donné aux contrevenantes pour se conformer à la loi. L’arrêt du parlement ne trouva pas plus d’obéissance chez les ribaudes, que l’ordonnance du prévôt de Paris; et il fallut que ce dernier, cinq ans après, recommençât ses publications, qui furent souvent répétées avec aussi peu de succès. Les damoiselles de la Prostitution ne voulaient pas renoncer à leurs affiquets de toilette, et elles éludaient sans cesse l’ordonnance, en modifiant quelque chose dans les inventions de la mode et en renchérissant sur le luxe des femmes de bonne vie.
Il paraîtrait que la saisie des habits et joyaux défendus formait encore, à cette époque, une assez bonne aubaine, puisque le prévôt de Paris se l’appropriait comme un des revenus de sa charge; mais Henri VI, roi d’Angleterre, qui était maître de Paris en 1424, ne souffrit pas que cette source impure de profits fût détournée des coffres du roi, et par une ordonnance en date du mois de mai de cette année-là, il enjoignit au prévôt, «que dorénavant il ne preigne ou applique à son prouffit les ceintures, joyaux, habitz, vestemens ou autres parements defenduz aux fillettes et femmes amoureuses ou dissolues.» (Voy. le recueil des Ordonn. des rois de la 3e race.)
Un nouvel arrêt du parlement prohiba, le 17 avril 1426, «les ornements que portent les damoiselles,» les robes traînantes, les collets renversés, le drap d’écarlate en robes ou en chaperons, les fourrures de petit-gris et les riches autres fourrures, soit en colets, poignets, porfils ou autrement. Le même arrêt leur défendait aussi «de porter aucunes boutonnières en leurs chaperons, des ceintures en tissus de soye ni des fourrures d’or ou d’argent, qui sont les ornements des femmes d’honneur.» Ces arrêts réitérés prouvent l’obstination des femmes publiques à enfreindre les ordonnances: elles ne pouvaient pas se persuader qu’elles fussent soumises, comme les petites bourgeoises, à la législation somptuaire, qui devenait de plus en plus rigoureuse, à mesure que le luxe s’accroissait et que la mode tendait sans cesse à établir son niveau frivole dans toutes les classes de la société. Pendant le quinzième et le seizième siècle surtout, les rois de France, qui donnaient eux-mêmes l’exemple d’une prodigalité excessive dans leurs dépenses de toilette, défendaient pourtant, sous les peines les plus sévères, tout ce qui semblait appartenir à la dissolution des vêtements; ils ne permettaient pas même à leurs gentilshommes et aux dames de leur maison l’usage de certaines étoffes réservées aux princes et princesses; ils refusaient à toutes manières de gens l’emploi de certaines broderies, de certaines pourfilures, de certains passements en or ou argent, en velours et en soie; mais les femmes de plaisir, qui s’intitulaient reines et princesses d’amour, ne tenaient aucun compte des édits et continuaient à porter sur elles, dans leurs rues privilégiées, toutes ces superfluités défendues. On doit supposer qu’elles ne s’aventuraient pas dans les rues honnêtes avec cette parure, qui les eût fait remarquer aussitôt et qui aurait certainement ameuté contre elles les passants indignés. Nous avons dit que le peuple ne leur était nullement sympathique et que souvent, à leur passage, on les injuriait, on leur jetait de la boue, on allait jusqu’à les battre.
Il fallait, de temps à autre, donner satisfaction à la vindicte populaire, en punissant une de ces femmes effrontées qui se mettaient à tout propos en contravention avec les lois. On arrêtait donc en pleine rue quelques malheureuses que la voix publique dénonçait comme ribaudes de profession et qui étaient trouvées nanties d’objets prohibés. Ces arrestations n’atteignaient jamais les plus coupables, qui, étant les moins pauvres, avaient toujours en poche de quoi rendre aveugles les sergents, lors même qu’on les eût rencontrées dans toute leur pompe, comme on disait à cette époque; il y en avait même qui payaient à ces débonnaires sergents une redevance mensuelle ou hebdomadaire pour n’être jamais inquiétées, quels que fussent leurs accoutrements et ornements. Celles qui se voyaient menées en prison et qui perdaient leurs hardes n’avaient souvent que des guenilles sur le corps et ne laissaient pas même au Châtelet une dépouille suffisante pour solder les honoraires des sergents. Ainsi, Sauval et Delamare ont tiré des Comptes du Domaine de Paris plusieurs articles curieux en ce qu’ils nous montrent la pauvreté des victimes ordinaires du Châtelet. L’extrait de l’Ordinaire de Paris, au chapitre des Forfaitures, Espaves et Aubaines, pour l’année 1428, mérite d’être rapporté tel que Sauval l’a recueilli dans les Preuves de ses Antiquités de Paris: «De la valeur et vendue d’une houpelande de drap pers, fourrée par le collet de penne de gris, dont Jehannette, vefve de feu Pierre Michel, femme amoureuse, fut trouvée vestue et ceinte d’une ceinture sur un tissu de soie noire, boucle, mordant et huit clous d’argent, pesant en tout deux onces et demie; auquel estat elle fut trouvée allant à val la ville, outre et par-dessus l’ordonnance et défense sur ce faite, et pour ce fait emprisonnée, et ladite robe et ceinture déclarées appartenir au roi, par confiscation, en ensuivant ladite ordonnance, et délivrée en plein marché le dixième jour de juillet 1427; c’est à sçavoir ladite robe le prix de sept livres douze sols parisis, dont les sergents qui l’emprisonnèrent eurent le quart pour ce; pour le surplus, etc.—De la valeur d’une autre ceinture sur un viel tissu de soie noire, où il y avoit une platine et huit clous d’argent, boucle et mordant de fer-blanc, trouvée en la possession de Jehannette la Neufville, pour ce emprisonnée, etc.—De la valeur d’une autre ceinture, ferrée de boucle et mordant sur un tissu de soie noire à huit clous d’argent, et d’un collet de penne de gris, trouvés en la possession de Jehannette la Fleurie, dite la Poissonnière, pour ce emprisonnée, etc.»
Nous remarquons, dans cet extrait, plusieurs circonstances qu’il importe de signaler comme détails de mœurs. On n’arrêtait, on n’emprisonnait que les femmes qui se trouvaient sur la voie publique avec des habits qu’elles ne devaient pas porter; d’où il résulte qu’elles étaient libres de se vêtir à leur guise dans l’intérieur de leurs maisons et même dans l’enceinte des lieux affectés à l’exercice de leur scandaleux métier. Les femmes amoureuses, que la police du Châtelet n’astreignait à aucune déclaration préalable, et qui échappaient de la sorte à l’ignominie de leur condition, pouvaient, par leur naissance et par leur état civil, conserver une apparence de bourgeoisie et cacher leur véritable profession, jusqu’à ce qu’un hasard malheureux fût venu trahir le secret de leur existence honteuse. Ainsi, Jehannette, veuve de Pierre Michel, n’avait aucun surnom qualificatif qui fît reconnaître le scandale de sa conduite; Jehannette la Neufville portait un nom notable parmi les bons bourgeois de Paris; quant à Jehannette la Fleurie, ou la Poissonnière, elle avait deux sobriquets pour un, et le dernier semble indiquer qu’elle se consacrait alternativement à la Prostitution et à la vente du poisson. Nous avons, au reste, constaté, dans un chapitre précédent, que le quartier actuel que traversent les rues Poissonnière et Montorgueil était entièrement occupé par les habitants des cours des Miracles et par la clientèle de la débauche foraine. Nous ajouterons que les marchands de poisson, qui avaient besoin d’être présents à l’arrivage de la marée, se logèrent d’abord sur le chemin appelé Val larroneux, qui devint alors le chemin et rue des Poissonniers et des Poissonnières. On devine tous les motifs qui avaient pu faire attribuer le surnom de Poissonnière à une femme amoureuse qui fréquentait la poissonnerie ou qui était entourée de marchands de poisson. Le nom de Jehannette n’était pas, comme le pense M. Rabutaux, commun et générique pour désigner une fille de joie. N’oublions pas de faire remarquer encore que les objets contraires à l’ordonnance trouvés en la possession des femmes amoureuses étaient assimilés aux objets perdus sur la voie publique, lesquels appartenaient au Domaine, quand ils n’avaient pas été réclamés en temps utile: après un délai de 40 jours, on vendait les uns et les autres en plein marché, et le produit de la vente, qui était bien minime, se distribuait entre le roi, la ville et les sergents, à titre d’épaves.
Sauval n’a pas analysé toutes les ventes de cette espèce que lui ont offertes les Comptes de l’Ordinaire de Paris; mais il en a pris note, et l’on voit qu’elles étaient fort rares, puisque Sauval mentionne plusieurs années qui n’en présentent pas une seule, du moins dans les registres de la prévôté. Le Compte de 1446 contient cet article: «Vente d’une petite ceinture, boucle, mordant et quatre petits clous d’argent, trouvée en la possession de Guyonne la Frogière, femme amoureuse, déclarée appartenir au roy par confiscation, etc.» C’est surtout aux ceintures d’argent ou ornées d’argent, que les sergents font la guerre, peut-être pour justifier le proverbe. Les amendes auxquelles donnait lieu le port illégal de ces ceintures, sont enregistrées dans les Comptes des années 1454, 1457, 1460, 1461 et 1464. Depuis cette dernière époque, les poursuites ont l’air de se ralentir, et l’on croirait volontiers que les ceintures sont mises hors de cause. L’extrait du chapitre des Forfaitures de 1457 est ainsi conçu: «Plusieurs ceintures à usage de femme, ferrées de boucle, mordant et clous d’argent, déclarées appartenir au roy par confiscation de plusieurs femmes amoureuses qui portoient lesdites ceintures parmi Paris contre les ordonnances sur ce faites.» Dans le Compte de 1459, on voit l’inventaire de la défroque de deux femmes amoureuses qui, l’une et l’autre, portaient un nom noble, mais qui étaient vêtues bien différemment. La première accusait, par son costume délabré, la misère où le vice l’avait fait tomber, sans que les charmes de sa personne lui procurassent les moyens de s’en relever; elle devait donc être vieille et laide pour avoir été arrêtée en pareil équipage: «Une robe courte de drap gris sur le tenné (tanné, étoffe de soie brune), fourrée, de penne (fourrure) blanche, fort usée, avec vieilles chausses rempiécées de drap violet et un pourpoint de fustaine tel quel, dont Marguerite, femme de Pierre de Rains, avait été trouvée vestue et habillée, déclarée appartenir au roy, etc.» On est tout surpris de rencontrer une femme amoureuse avec pourpoint et chausses, comme si elle voulût se faire passer, au besoin, pour un homme. La seconde délinquante, qui fut sans doute arrêtée au sortir de l’église sur la dénonciation du populaire, valut une meilleure aubaine aux sergents qui l’amenèrent au Châtelet: «Une ceinture, ferrée de boucle, mordant et clous d’argent doré, pesant deux onces et demie, avec une surceinte (double ceinture fort large), aussi ferrée de boucle, mordant et clous d’argent doré, un Pater noster (chapelet) de corail, tels et quels à boutons, et un Agnus Dei d’argent, des heures à femme telles quelles, à un fermoir doré, et un collet de satin fourré de menu-vair tel quel, advenus au roy nostre sire, par la confiscation de damoiselle Laurence de Villers, femme amoureuse, constituée prisonnière pour le port d’icelles, etc.» Voilà bien une damoiselle, noble qui est qualifiée femme amoureuse, et qui laisse au roi les objets de luxe qu’elle n’avait pas le droit de porter sur elle, même dans un but de dévotion. Cette Laurence de Villers savait lire, puisqu’elle s’en allait à l’église avec un livre d’heures, ce qui devait être une exception parmi les femmes de mauvaise vie. Dans le Compte de 1460, les amendes pour port d’habits et de ceintures en contravention paraissent avoir été plus nombreuses, mais ces amendes, comme toujours, ne sont pas d’un grand profit pour le roi, la ville et les sergents. Ici, c’est «une robe de drap gris retourné, doublée de blanchet, de laquelle Jehanne la Paillarde, femme amoureuse, avait été trouvée vestue et pour icelle emprisonnée;» car les bourgeoises elles-mêmes n’avaient pas le droit de doubler leurs robes ou de les garnir en étoffe de soie. Là, c’est une «ceinture appartenant à Agnès la Petite, qui, combien qu’elle fût mariée, est de vie dissolue, et comme telle a esté plusieurs fois emprisonnée, de laquelle ceinture elle a esté trouvée ceinte et la portant parmi Paris.» Ce dernier article prouve, comme nous l’avons avancé, que souvent des femmes mariées exerçaient l’état de prostituée. Le port de ceintures étant à cette époque l’objet de poursuites spéciales, nous pensons qu’une ordonnance particulière avait motivé ce redoublement de poursuites, qui amenaient toujours l’emprisonnement des ribaudes arrêtées en contravention.
Ces sortes de femmes étaient incorrigibles, lorsqu’il s’agissait de toilette; elles avaient toutes plus ou moins la passion des joyaux, et elles ne craignaient pas de s’exposer à la prison et à l’amende pour se donner la satisfaction de porter un bijou d’or, ou d’argent, ou même d’étain argenté. Ce n’était pas qu’elles voulussent par là déguiser leur profession déshonorante et se confondre avec les dames et damoiselles d’honneur. Elles ne se révoltaient donc pas contre l’esprit des ordonnances, par lesquelles on avait voulu remédier à la confusion des classes sociales entre hommes et femmes de tous états, lesquels, dit une ordonnance de Henri II, par ce moyen, on ne peut choisir ne discerner les uns d’avec les autres. Les ribaudes de profession, au contraire, n’avaient garde de prétendre passer pour ce qu’elles n’étaient pas, mais elles prenaient plaisir à se parer et à s’attifer, pour attirer les regards, et pour faire entre elles assaut de magnificence. Comme les colliers, bracelets et bagues leur étaient interdits, elles se dédommageaient de cette interdiction, en portant des joyaux de sainteté, des chapelets d’orfévrerie, des médailles, des croix et des anneaux bénits; mais les sergents n’étaient pas tous assez dévots, pour fermer les yeux sur ces contraventions pieuses, et ils attendaient les délinquantes à la porte des églises pour les conduire au Châtelet à travers les huées de la populace. Il paraîtrait que Louis XI, qui faisait pour son propre compte un grand abus de médailles, et de chapelets, et d’Agnus Dei, ordonna un surcroît de sévérité contre les femmes amoureuses qu’on saisirait nanties de ces mêmes objets: non-seulement on confisquait au profit du roi les bijoux que leur caractère de dévotion ne mettait nullement hors de l’atteinte de la loi, mais encore on condamnait à l’amende la femme qui les avait portés. En 1463, Jehanneton du Buisson fut condamnée en quinze sols quatre deniers parisis (environ 25 francs de notre monnaie) pour le port illégal de deux patenostres en vermeil. Louis XI fit punir aussi avec rigueur les ribaudes qui étaient trouvées en habits d’homme dans les rues de Paris; on lit dans le chapitre des Forfaitures et Espaves de l’Ordinaire de Paris en 1471: «De la vente d’une robe noire sangle, à usage d’homme, d’un chapeau et d’une cornette, tout vielz, dont Jehanne la Thibaude fut trouvée saisie et vestue, et en cet estat amenée prisonnière au Chastelet de Paris, le 21 may dernier, déclarés acquis et confisqués au roy.» Nous n’osons pas émettre de conjecture au sujet de ce déguisement masculin, qui semble avoir eu, parfois du moins, un but malhonnête dans les actes de la Prostitution.
A côté des ribaudes, il y avait toujours des courtiers de débauche, qui, malgré les terribles menaces de la législation contre eux, s’adonnaient assez tranquillement à leur infâme commerce; ils étaient rarement poursuivis et plus rarement encore jugés et condamnés. D’ordinaire, quand les plaintes de leurs voisins ou de leurs victimes avaient obligé la justice à sévir ou à faire une démonstration publique de sévérité, on arrêtait, on emprisonnait les prévenus, mais tout se terminait par une composition en argent, par une confiscation d’immeubles et par le bannissement. Dans bien des cas, le coupable était renvoyé absous, après le payement d’une forte amende que compensait bientôt le produit de son maquerellage. Ceux et celles qui tenaient des bordiaux et qui louaient des bouticles au péché; qui gouvernaient un clapier de filles publiques; qui leur prêtaient à usure, soit de l’argent, soit des meubles, soit des hardes; qui vivaient, en un mot, aux dépens de la Prostitution légale; étaient tolérés, sinon protégés, et l’on reconnaissait dans leur ignoble intervention une influence salutaire sur l’exercice de la débauche. Les femmes consacrées à ce hideux emploi avaient besoin d’une autorité qui leur traçât une règle de conduite, et qui les maintînt sous une surveillance continuelle: on ne les empêchait donc pas d’avoir un ribaud pour gouverneur, ou une ribaude pour gouvernante. Ces chefs de ribaudie se couvraient généralement d’un nom décent et d’un masque d’honnêteté: tantôt c’était un portier, tantôt une chambrière, tantôt un hôtelier, tantôt un marchand forain; mais toujours, homme ou femme, c’était une personne d’un âge mûr, même d’une vieillesse respectable, au maintien austère, à la parole grave, à l’air solennel; ce qui n’empêchait pas cette digne personne d’être sans cesse exposée aux mésaventures de la prison, du fouet, du pilori et de l’exil, suivant les traditions de la loi romaine. La loi française prononçait la peine de mort contre les maquereaux avérés; mais cette pénalité n’était presque jamais appliquée, quoiqu’elle demeurât, comme un épouvantail, dans le code criminel. Au reste, l’opinion des jurisconsultes n’a pas varié à l’égard d’un crime qui ne rencontrait la même tolérance au point de vue moral, que dans l’application de la loi. «Macquereaux et macquerelles, dit le célèbre Josse de Damhoudère dans sa Pratique judiciaire ès causes criminelles, qui servait de formulaire à tous les magistrats du seizième siècle; macquereaux et macquerelles qui aydent les preudes et honnestes femmes à trébucher, sont, de droit, punis corporellement, et, de coustume, par le bannissement ou autre arbitraire punition, selon la diversité des pays et des villes.»
Les anciens criminalistes ne font que se répéter sur ce point, et tombent d’accord que la peine a été laissée dans la loi comme une précaution utile pour arrêter les excès du libertinage, en opposant à ses agents les plus audacieux une barrière légale. Le docte Jean Duret, dans son Traité des peines et amendes (édit. de Lyon, 1583, in-8o, fol. 105), est aussi explicite que J. de Damhoudère à cet égard: «Ceux qui louent et prestent maisons pour exercer maquerelages, dit-il, perdent leur droit de propriété, condamnés d’abondant à dix livres d’or d’amende. De faict, nos praticiens, suivant les peines ordonnées de droict, les punissent capitalement et de mort.» On citerait cependant plus d’un exemple de supplice capital, infligé à des coupables des deux sexes, en raison des circonstances particulières de leur crime. Ainsi, Duret ajoute ce paragraphe, qui nous apprend en quels cas la peine de mort était requise contre les instigateurs de la débauche: «Que si c’est le père, mère, frère, sœur, oncle, tante, tuteur ou curateur qui livre ainsi sa fille, parente ou mineure, ou que le maquerelage soit pour induire à adultère, la seule mort est peine suffisante. Les servantes et nourisses de tel estat doivent perdre la vie.» Un autre jurisconsulte de la même époque, Claude Lebrun de la Rochette, dans son traité pratique intitulé les Procez civil et criminel (édit. de 1647, in-4o), emploie un chapitre entier pour établir les différents degrés du maquerellage, et il conclut que la paillardise, fille de l’oisiveté et dudit maquerellage, produit la fornication, l’adultère, le rapt, l’inceste et la sodomie. «Soit donc, dit-il, que les exécrables bourreaux des consciences tiennent les paillardes dont ils sont courratiers, en leurs maisons; soit que par allèchements, blandices, promesses et artifices, ils les y attirent, ou qu’ils conduisent vers elles les hommes débordez, ils ne sont en rien dissemblables de ceux qui proprio corpore quæstum faciunt, comme le décide Ulpian en la loi Palam. § Lenocinium; ff. De ritu nupt. l. Athletas, § 1, ff. De his qui not. infam.»
Claude Lebrun de la Rochette constate ensuite l’indulgence des tribunaux français sur le fait de maquerellage: «Et estoit encor anciennement, dit-il, puny du dernier supplice, s’il estoit veriné (avéré) que le maquereau fust coustumier de suborner les filles et femmes qu’il traînoit à perdition; qu’il les y eust induites par présent ou paroles persuasives, et que, par ce moyen, il les eust rendues obéyssantes à sa volonté et à la Prostitution qu’il en désiroit faire, pour tirer gain de telle turpitude.... Toutefois, les Cours souveraines des parlements de ce royaume, et les inférieures, les punissent plus doucement, se contentant du bannissement ou de la fustigation par les carrefours des villes où ils exercent leurs courtages et où ils sont apprehendez.» Nous croyons que la tolérance envers les proxénètes ne s’appliquait pas à ceux qui travaillaient à corrompre la jeunesse et l’innocence, mais seulement aux maîtres et maîtresses des mauvais lieux. On distinguait ceux-ci des vils et abominables tentateurs, qui, à l’instar des démons, battaient en brèche la pudicité et conspiraient contre l’honneur du sexe féminin: «Que si bien ils évitent icy la punition divine, disait de ces corrupteurs l’honnête Lebrun de la Rochette; ils n’éviteront pas la divine qui paye toujours au meschant avec usure le salaire de sa meschanceté.» Quant aux seigneurs et dames des bordeaux, on leur accordait partout une protection tacite, et on se servait d’eux à titre d’intermédiaires officieux pour l’exécution des règlements de police. C’étaient des vieilles, qu’on autorisait de préférence à diriger les établissements de débauche, et qu’on qualifiait de maquerelles publiques. Ducange cite un document daté de 1350, qui confirme cette qualification: in domo cujusdam maquerellæ publicæ in villa Valentianis, etc. Il est à peu près certain que la maquerelle publique existait et pratiquait son métier, sous la tolérance de la loi municipale.
Cependant les ordonnances des rois, les arrêts du parlement et les proclamations du prévôt de Paris avaient, à plusieurs reprises, flétri, prohibé et condamné le maquerellage en général, sans faire aucune réserve, sans admettre aucune circonstance atténuante. Dans une ordonnance de 1367, analysée par Delamare, le prévôt de Paris fit défense «à toutes personnes de l’un et de l’autre sexe, de s’entremettre de livrer ou administrer femmes, pour faire péché de leur corps, à peine d’être tournées au pilori et brûlées (c’est-à-dire marquées d’un fer chaud), et ensuite chassées hors de la ville.» Cette ordonnance, on le voit, comprenait indistinctement les personnes qui administreraient une ribaudie de femmes folles de leur corps. Toutes les ordonnances relatives à la location des maisons, touchaient indirectement la question de maquerellage, et les honteux auteurs de cette vilainie ne pouvaient la pratiquer sous la qualité de propriétaire ou de locataire principal. L’ordonnance prévôtale du 8 janvier 1415, renouvelée textuellement en 1419, tout en s’occupant d’interdire aux femmes débauchées la location des maisons «en rues honnêtes,» fait aussi «défenses à toutes personnes de se mesler de fournir des filles ou femmes pour faire péché de leur corps, sous peine d’estre tournées au pilori, marquées d’un fer chaud et mises hors la ville.» Tel était le châtiment le plus fréquent qu’on leur infligeait, quand ces instruments de Satan, comme les appelle Lebrun de la Rochette, avaient prêté la main à quelque scandale public. On les condamnait quelquefois à être fustigés et à avoir les oreilles coupées; il semblerait même que certaines maquerelles furent enfouies vives. Ces condamnations entraînaient sans doute, en plusieurs cas, la confiscation, la suppression et la démolition des logis qui avaient été le théâtre du crime. C’est, du moins, ce que nous permet de supposer ce passage des Comptes de l’Ordinaire de Paris pendant l’année 1428: «De Nicolas Sandemer et Isabeau, sa femme, pour les ventes d’une place vuide où souloit avoir maisons, quatre bordeaux et édifices à présent abattus, assis à Paris, en la Cité, en Glatigny, tenant d’une part,... et de l’autre part faisant le coin d’une ruelle, par laquelle on descend à la rivière de Seine, du costé devers Grand-Pont.» On sait que, d’après un usage qui remonte à l’antiquité la plus reculée, on rasait une maison qui avait été souillée par un crime, et on en laissait l’emplacement vide pendent un laps de temps déterminé par la sentence, comme pour purifier l’endroit maudit. Nous croyons, en outre, qu’une maison où il y avait eu longtemps un mauvais lieu, n’était pas occupée par des gens d’honneur, sans avoir été rebâtie.
On verra, dans le chapitre suivant, consacré à rassembler les faits épars de la Prostitution en différentes villes, que le châtiment infligé aux proxénètes subissait quelques variantes suivant les pays. Parmi les exécutions qui ont eu lieu à Paris, nous n’en trouvons pas une seule où il soit question d’un patient qualifié de maquereau, mais, en revanche, les maquerelles ne manquent pas. Sauval nous apprend (t. II, p. 590) qu’une maquerelle qui juroit vilainement, en 1301, fut mise au pilori, à l’échelle de Sainte-Geneviève. Il y avait à Paris 20 à 25 justices particulières avec échelle, où les maquereaux et maquerelles pouvaient être fouettés, piloriés, essorillés.
L’évêque de Paris lui-même avait son échelle de justice sur le parvis de Notre-Dame, et les jugements de l’official, qui remplissait les fonctions de bailli de l’évêché, atteignaient souvent des femmes dissolues, ce qui prouve que la Prostitution n’était pas bannie entièrement du territoire de la justice épiscopale. En 1399, l’official de l’évêque de Paris, pour punir une femme qui avait «recepté et retrait plusieurs hommes et femmes mariées et à marier, et les avoit envoyé querir par certains messages,» la condamnèrent à être «pilorisée, les cheveulx bruslez, bannie de la terre dudit évesque, et tous ses biens confisquez.» (Voy. le Glossaire de Ducange et Carpentier, au mot Capilli.) Une autre exécution du même genre avait eu lieu auparavant à l’échelle du parvis: une certaine Isabelle, qui avait vendu une jeune fille à un chanoine de la cathédrale, fut exposée sur cette échelle et là tourmentée et brûlée avec une torche ardente; après quoi on la bannit à perpétuité. Mais, en 1357, cette Isabelle obtint des lettres de rémission du roi, probablement par l’entremise du chanoine, qui ne paraît pas avoir été poursuivi par le bras séculier. La torche ardente, qui figure dans le supplice de cette courtière de débauche, servait, si l’on peut employer ici une expression de cuisine, à flamber la patiente et à brûler tout ce qu’elle avait de poil sur le corps. Ces espèces d’exécutions attiraient plus de monde que toutes les autres. Dans le Compte de l’Ordinaire pour l’année 1416 (Preuves des Antiq. de Paris, t. III), on lit que les sergents du châtelet achetèrent une douzaine de boulaies neuves (baguettes de bouleau), pour faire serrer le peuple et «pour assister à la justice qui fut faite des maquerelles qui furent menées par les carrefours de Paris, tournées, brûlées, oreilles coupées au pilori.» On trouve, dans les mêmes Comptes, plusieurs maquerelles menées au pilori avec pareil cérémonial et pareille distribution de coups de boulaies aux spectateurs. Le pilori, où l’on exposait habituellement les maquerelles, était celui des Halles qui avait été construit à la place même du puits Lori (c’est-à-dire, sans doute, puits de l’oreille). Auparavant, au moment des exécutions, on élevait au-dessus de ce puits un échafaudage surmonté d’une cage tournante, dans laquelle étaient pratiquées des ouvertures où les patients passaient la tête et les mains, pour rester ainsi exposés aux regards curieux de la foule durant tout un jour de marché. Le bourreau qui présidait à ce supplice devait présenter successivement aux quatre points cardinaux les coupables qu’il avait mis au pilori, après avoir rempli les prescriptions de la sentence, coupé une ou deux oreilles, administré le fouet, etc. En général, les maquerelles qui subissaient cette peine infamante étaient assaillies d’injures, de huées, de boue et d’ordures. Tous les piloris n’étaient pas mobiles comme celui des Halles de Paris, il n’y avait souvent qu’une échelle dressée contre un gibet; le pilorié, attaché au sommet de l’échelle, dans une position fort incommode, annonçait lui-même aux passants la nature de son délit, par l’écriteau qu’il portait au dos, ou sur la poitrine ou même sur le front. Dubreul raconte qu’il se souvenait d’avoir vu, à l’échelle du parvis Notre-Dame, appartenant à la justice de l’évêque et de son official, un vilain prêtre qui avait au dos cette inscription: Propter fornicationes.
La fustigation et l’exposition des maquerelles furent de tout temps un divertissement pour le peuple de Paris; on se portait en foule sur leur passage et on leur faisait cortége jusqu’au pilori. Toutes les filles publiques et tous les débauchés prenaient un singulier plaisir à voir la punition de ces indignes femmes qui s’étaient souvent enrichies aux dépens de leurs nombreuses victimes. Les exécutions de cette espèce, toujours accompagnées de la même affluence et de la même gaieté, se reproduisaient assez rarement, néanmoins, à cause du scandale qu’elles causaient dans la ville. On en citerait pourtant des exemples dans le dix-septième siècle: Lebrun de la Rochette parle, dans le Procez criminel, de la punition d’une célèbre maquerelle de Paris, nommée la Dumoulin, qui fut ainsi fustigée dans les carrefours, sous le règne de Louis XIII, et ensuite bannie du royaume à perpétuité; mais on lui laissa toutefois les oreilles intactes. On découvrirait sans doute dans les registres du parlement un grand nombre d’arrêts et d’exécutions du même genre; quelques-unes de ces exécutions offriraient probablement un spectacle plus tragique. Ainsi, dans les Comptes de la Prévôté de Paris en 1440, nous attribuerons volontiers à un fait de maquerellage renforcé de vols et d’exactions criminelles, cet extrait des Forfaitures rapporté par Sauval: «De la vente des biens meubles de feues Jeannette la Bonne-Valette et Marion Bonne-Coste, n’aguerre enfouyes vives lez la justice de Paris pour leurs démérites, etc., dont ont esté ostés, distraits et rendus à plusieurs personnes plusieurs desdits biens, comme à eux appartenans, et qui mal pris et emblés leur avaient esté par lesdites femmes.»
C’était ordinairement au marché aux Pourceaux, sur la butte Saint-Roch, que s’opérait l’enfouissement des femmes condamnées à être enterrées vives, supplice fort usité, avant qu’on se fût décidé à les pendre comme les hommes. La première que l’on pendit à Paris était une misérable qui exerçait tous les métiers inhérents à la Prostitution; ce fut en 1449, suivant les historiens du temps de Charles VII, qu’on pendit deux gueux et une gueuse, «qui suivoient les pardons et les fêtes,» dit Sauval, et qui n’en furent pas moins convaincus de toutes sortes de crimes. Un de ces coquins fut pendu à la porte Saint-Jacques; l’autre, avec sa femme, à la porte Saint-Denis: «quoique tous deux fussent le mari et la femme, ajoute Sauval, néanmoins ils vivoient ensemble comme s’ils n’eussent point été mariés;» ce qui signifie que le mari prostituait sa femme et que celle-ci favorisait également les turpitudes de son mari. Sauval ajoute des détails curieux à cette histoire patibulaire: «Or, comme en France on n’avoit point encore vu pendre de femme, tout Paris y accourut. Elle y alla tout échevellée, vestue d’une longue robe et liée d’une corde au-dessus des genoux. Les uns disoient qu’elle avoit demandé à estre exécutée ainsi, parce que c’étoit la coutume du pays. D’autres voulurent que ce fût par l’ordre des juges, afin que les femmes s’en souvinssent plus longtemps.» La potence néanmoins ne fut pas dès lors exclusivement adoptée pour le supplice des gueuses, car Sauval a extrait, des Comptes de la Prévôté, en 1457, ces deux articles qui se rapportent peut-être à des maquerelles: «Une nommée Ermine Valencienne, condamnée à être enfouie toute vive sous le gibet de Paris (c’est-à-dire à Montfaucon), pour ses démérites.—Une nommée Louise, femme de Hugues Chaussier, enfouie audit lieu, et l’on faisoit une fosse de sept pieds de long à cet effet.» La peine de mort entraînait d’autres manières de supplice, suivant le bon plaisir du juge, qui ordonnait parfois l’expiation du crime par le feu ou par l’eau. Parmi les femmes qui furent brûlées vives à Paris ou jetées à l’eau et noyées sous le Pont-au-Change, on peut supposer, sans craindre de se tromper, que plusieurs avaient souillé leur corps et pratiqué des actes détestables, que la jurisprudence du moyen âge enveloppait dans la catégorie des péchés contre nature: «Quant aux femmes qui se corrompent l’une l’autre, que les anciens nommoient tribades, dit l’austère auteur du Procez criminel, il n’y a point de doute qu’elles ne commettent entre elles une espèce de sodomie... Et est ce crime digne de mort, comme remarque M. Boyer en ses Décisions.»
Nous ne recourrons pas au témoignage de Nicolas Boyer, auteur des Decisiones Burdigalenses, pour démontrer que les parlements et les tribunaux inférieurs étaient toujours impitoyables à l’égard des femmes de mauvaise vie qui comparaissaient devant eux sous le poids d’une accusation criminelle. Nous donnerons les raisons de cette sévérité, en citant ce passage du livre de Lebrun de la Rochette, qui consigne en ces termes l’opinion unanime des gens de loi sur les auxiliaires infâmes de la Prostitution: «Quant aux maquereaux et maquerelles, ils sont du tout insupportables comme ennemis de l’honnesteté, traistres de la pudicité conjugale et virginale, assassins de la sainte société humaine, proditeurs de la légitime succession des vrais héritiers, tisons de l’enfer et vrais truchements de l’esprit immonde, qui n’ont jamais esté soufferts en aucune république bien instituée, pour ne ressentir que le paganisme ou l’athéisme, comme l’on peut recueillir des Constitutions de Justinian, novella 14. Aussi, tous les jurisconsultes et les docteurs ont tenu que: Lenocinium gravius et majus est crimen adulterio, quia adulter in se tantum et in unam fœminam peccat; leno autem peccat in se, et duos pariter peccare facit.» Cependant un des premiers codes écrits en français, le Livre de jostice et de plet, contenant les coutumes de France mêlées à une traduction littérale du Digeste, ne prononce que la peine du bannissement et de la confiscation contre les courtiers de débauche: «Cil qui fet desloyaus assemblées de bordelerie doivent perdre la ville et leurs biens sont le roi (liv. XVIII, ch. 24).» Cet article des paines se trouvait complété par le suivant, qui ordonne la fustigation avant le bannissement: «Li maquerel de femes doivent estre fusté et gesté (fustigé) hors de la vile, et leurs biens sont le roi.»
CHAPITRE XIV.
Sommaire.—État de la Prostitution légale dans les provinces de l’ancienne France.—Coutumes du Beauvoisis.—La Prostitution dans le duché d’Orléans.—Le Livre de jostice et de plet.—Les provinces du Nord.—Organisation de la débauche publique à Toulouse, Montpellier, Narbonne, etc.—Coutume de Bayonne.—Coutume de Marseille.—Coutume du comté de Montfort, de Rodez, de Nîmes, de Beaucaire, etc.—Les femmes légères de Bagnols et de Saint-Saturnin.—Bordeaux.—Supplice de l’accabussade.—Marseille.—Sisteron.—Avignon.—Lyon.—Genève.—Coutumes diverses.—Les Lombards et les prostituées.—Troyes, Amiens, Laon, Meaux, etc.—Rues sans chef affectées à la Prostitution légale.
L’ordonnance de Louis IX, relative à la Prostitution, était donc toujours la base unique de la jurisprudence sur cette matière, que les autres rois de France semblaient à peine avoir osé toucher après le saint roi, qui ne craignit pas d’y porter les mains pour la renfermer dans de sages limites; mais les légistes et les magistrats, tout en adoptant l’ordonnance de 1254, ou plutôt celle de 1256, en altérèrent parfois le texte, et l’interprétèrent aussi de différentes manières, selon les besoins de la cause; ils y ajoutèrent, en outre, comme corollaires indispensables, certaines dispositions de la loi romaine, qui était en vigueur dans les tribunaux, et qui se mêlait plus ou moins aux traditions coutumières, derniers vestiges des usages et des codes barbares. C’étaient ces coutumes qui changeaient à l’infini l’état de la Prostitution légale dans chaque province, et même dans chaque ville. Il faudrait passer en revue l’histoire particulière de ces villes et de ces provinces, il faudrait surtout faire un examen attentif de leur législation locale, pour constater toutes les bizarreries qui s’attachaient à la tolérance de la Prostitution, et surtout à la pénalité qu’elle comportait en certains cas. Nous ne pouvons que glaner dans un sujet si abondant et si complexe, dont les matériaux se trouvent dispersés dans une multitude de volumes que nous n’aurions pas la patience de feuilleter, et qui ne nous offriraient peut-être qu’un prodigieux amas de redites inutiles. On jugera, toutefois, d’après un rapide extrait de nos notes, qu’il serait possible d’établir, ville par ville, et même village par village, une véritable pornographie de l’ancienne France, appuyée sur des textes authentiques.
Remarquons, une fois pour toutes, que la Prostitution n’a jamais de titre spécial dans les corps de lois, d’ordonnances ou de coutumes: elle se trouve reléguée dans plusieurs titres, où elle figure parmi des faits hétérogènes qui ne tiennent pas à elle, et qui lui sont parfaitement étrangers. Il y a même des coutumiers généraux où elle ne se montre nulle part, comme si la pudeur du jurisconsulte l’avait éliminée à dessein. Ainsi, dans les célèbres Coutumes du Beauvoisis, qui furent la principale source du droit français pendant quatre siècles, on cherche inutilement une décision qui ait rapport à la débauche publique. On dirait que le savant Philippe de Beaumanoir ait voulu la bannir de son livre, comme il eût souhaité l’exclure de la république. Le caractère personnel du jurisconsulte, l’austérité de ses mœurs et la modestie de son langage s’opposaient sans doute à ce qu’il admît, dans le formulaire des coutumes de son pays, le scandaleux chapitre de la Prostitution. L’auteur anonyme du Livre de jostice et de plet, rédigé dans le même temps aux écoles de Décret d’Orléans, ne se montre pas si réservé dans les choses et dans les mots. Il commence par paraphraser l’ordonnance de saint Louis sur la réformation des mœurs, et il traduit, dans son patois orléanais, l’article concernant la Prostitution: «Adecertes, les foles femes communes, de chans et de viles, seent getées hors; et quant l’en lor aura ce admonesté et devéé, li juge d’icels leur prangnent lor biens, ou autres, par l’autorité de cels, jusque à la cote ou le pelicon. Ensorque tot qui loera meson à fole feme commune ou recevra bordeaus en sa meson, et soit tenue souder au baillif dou leu, ou au prevost, ou au juge, tant comme la pension de la meson vaudra en un an.» On voit que l’École de droit d’Orléans maintenait force de loi à la première ordonnance de Louis IX, qui avait aboli la Prostitution, et non pas à la seconde, qui deux ans après l’avait autorisée sous un régime de tolérance.
En vertu de ce principe fondamental enregistré dans le Livre de jostice et de plet, nous avons vu, dans le chapitre précédent, de quelles peines étaient punis li maquerel de feme et cil qui fet desloyaus assemblée de bordelerie. Celui-ci n’était qu’un industriel recevant bordiaus en sa meson, et en tirant un lucre infâme; l’autre, qui pouvait cumuler en fait de maquerellage, cherchait à corrompre à son profit les filles et les femmes qu’il entraînait au vice. Ce dernier proxénète était bien plus coupable que le simple bordeler, qui comme tel se trouvait mis au niveau du larron, du toleor et du tricheor; et qui restait noté d’infamie avec qualification de mau-renomez (livre III, ch. 1er). Parmi les entremetteurs et les entremetteuses de la pire espèce, le Livre de jostice et de plet ne signale pourtant pas, en se fondant sur la loi romaine qu’il invoque sans cesse, l’ignominie des taverniers et des tavernières, qui généralement ne se bornaient pas à donner à boire aux passants, et qui leur offraient aussi un transon de chiere lie, pour nous servir de l’expression consacrée dans ces endroits-là. L’ordonnance de saint Louis, placée en tête du Livre de jostice, renferme seulement cet article, que la traduction de l’auteur anonyme rend assez obscur: «Nus ne soit receuz a fere demore en tavernes, se il n’est trespassanz ou se il n’a aucun estage en icelle taverne.» On peut comprendre de diverses façons la fin du paragraphe, dans lequel nous voyons qu’une taverne ne devait être en aucun cas transformée en hôtellerie, et qu’elle se composait uniquement d’une boutique sans annexe de domicile et sans étages supérieurs destinés à y coucher. Un passage de la vieille traduction du Digeste (Ms. de la Bibl. Nation.) confirme la mauvaise opinion qu’on avait des taverniers, et surtout des tavernières, en France comme chez les Romains: «Se feme est tavernière et ele a en sa taverne fole feme que ele abandonne por gaaigner, ele doit estre tenue pour houlière (maquerelle).» L’ancien droit français diffère radicalement avec le droit romain sur tous les points où le christianisme avait modifié; ainsi, quoique le bordelier soit réputé mau-renomez, la femme de mauvaise vie ne partage pas avec lui cette marque d’infamie, et cela, par cette raison de charité évangélique qui donnait toujours à la femme pécheresse la faculté de se repentir et de reprendre un train de vie honorable. Il n’était pas rare alors, que, pour racheter une âme à Dieu, un bon chrétien allât chercher une femme légitime dans un repaire de Prostitution. C’est donc en s’appuyant d’une décrétale de Clément III, que le rédacteur du Livre de jostice et de plet a pu dire: «L’en establit que toz cex qui tréront puteins de bordel pour prendre à femme et qui les prendront, que ce soit en remission de lor péchiez. Note que c’est ovre de charité de apeler à voie de vérité celui qui foloie.» Il se pose néanmoins un cas de conscience à l’égard d’un mariage de cette sorte, et, pour le résoudre, il s’empare d’une décrétale d’Innocent III, intitulée Significasti: «Un prist une putain et lessa sa feme; il en fut ecomunié (excommunié): quant sa feme fut morte, il la prist. L’on demande s’il poent (peuvent) se manoir ensemble? Et l’on dit que, s’il n’ont porchassé la mort la feme, ou s’il ne fiança la putain du vivant de sa feme, et li hom soit asos (absous), s’il le requiert.»
Le Livre de jostice et de plet, dans lequel le chapitre du mariage est traité avec une impudente liberté d’expressions, que nous n’osons pas reproduire, n’accorde cependant aucune indulgence aux femmes qui se prostituent et aux hommes qui aident leur Prostitution. Ceux-ci n’avaient pas le droit de tester en justice et ne pouvaient obtenir des juges: «Li rois puet faire, par inquisition de mauvese renomée, justice de ceux qui tiennent les bordeaux.» Celles qui exerçaient le même métier, ou qui tenaient des tavernes, étaient également frappées d’incapacité: «L’on defant que feme ne soit tavernière ne bordelière; et s’ele est, ele n’est obligée de rien.» Ces deux passages, qui semblent contredire ceux que nous avons cités plus haut, prouveraient l’existence permise ou tolérée de certains bordeaux, tenus ou administrés par des hommes et des femmes, qui, de même que les Juifs, consentaient à vivre sous la menace permanente de la loi, qu’ils conjuraient au moyen de contributions secrètes. Malgré cette tolérance, nécessaire à la vie publique des grandes cités, la police des mœurs était toujours soumise à des lois austères, qui réprimaient au besoin les excès et les scandales. Ainsi, la fornication, tout impunie qu’elle fût ordinairement, avait un article pénal dans le code coutumier: «Li fornicateur doivent estre chatié atrampéement (modérément) de poine de cors.» Il est bien certain que le châtiment n’atteignait pas souvent les fornicateurs, à moins de circonstances exceptionnelles. Quant à la femme qui se séparait de son mari pour forniquer, elle perdait son douaire. Mais le rapt, le viol, l’adultère, la sodomie étaient rigoureusement punis par commun jugement, c’est-à-dire que chacun devait en provoquer la punition: «La loi que li empereres (l’empereur Justinien) fit des avotires (adultères) est des communs jugements, par coi non pas tant solement cel qui bannissent aucun mariage sont puni par glaive, mès cil qui font lor desléal tricheries ô homes; et par cele meisme loi est puniz li vices, quant aucun compoigne charnelment à virge ou a veve.» Les sodomites des deux sexes n’étaient pourtant condamnés à mort, qu’après avoir subi deux condamnations corporelles pour le même fait: «C’il qui sont sodomite prové doivent perdre les c..... Et se il le fet segonde foiz, il doit perdre menbre; et se il le fet la tierce foiz, il doit estre ars. Feme qui le fet doit à chascune fois perdre menbre; et la tierce, doit estre arsse. Et toz leur biens sont le roi.» Telles étaient les peines concernant la police des mœurs dans le duché d’Orléans.
Cette pénalité, que le code Justinien avait fournie au législateur français, se retrouvait à peu près partout avec des nuances d’application, que le caractère local des habitants variait à l’infini. Les provinces du nord avaient à cet égard plus d’indulgence que celles du midi: la Prostitution y régnait sans contrainte, et le régime des mœurs, abandonnées à leurs instincts natifs, n’avait qu’à se maintenir dans les limites assez étendues d’une facile tolérance. Toulouse, Montpellier, Narbonne et d’autres villes du Languedoc avaient une organisation de débauche publique, plus régulière encore que celle qui existait alors à Paris. Cependant Charles d’Anjou, comte de Provence et roi des Deux-Siciles, s’était efforcé, à l’exemple de son frère Louis IX, d’expulser de ses États la Prostitution légale; il ne réussit pas mieux que le roi de France dans ce dessein, plus pieux que politique, et il dut renoncer à faire la guerre aux ribaudes, qui ne tenaient aucun compte de ses ordonnances. Il se rejeta sur le lenocinium, ou lenoine, qu’il regardait avec raison comme l’élément le plus dangereux de la Prostitution, qui avait échappé à toutes les mesures de rigueur. En confirmant les Coutumes de Provence, il ordonna que tous ceux qui s’entremettaient pour corrompre ou prostituer les femmes ou filles, seraient chassés du comté, sans forme de procès; que si, dix jours après la publication de cette ordonnance, il se trouvait encore quelque misérable qui osât exercer cet art impie, la justice informerait et le coupable serait puni de peines corporelles, outre la confiscation de ses biens et le bannissement. Charles d’Anjou défendait aussi à tous ses officiers de donner asile en leurs maisons à aucune femme de mauvaise vie, sous peine de privation de leurs offices et d’une amende de cent livres couronnes (voy. la Biblioth. du droit françois, par Bouchel, t. II, p. 610). Le Languedoc néanmoins n’avait garde de se réformer, à l’instar des provinces voisines, où la Prostitution se voyait comprimée par des lois et coutumes qui tendaient à la détruire tout à fait. La Coutume de Bayonne, rédigée sans doute sous l’influence des Constitutions espagnoles, prononçait la peine du fouet et du bannissement contre les maquerelles; mais, en cas de récidive, si elles avaient rompu leur ban, on les condamnait à mort (Coutumier général, t. IV, tit. 25). La Coutume de Marseille n’était pas moins terrible à l’égard des proxénètes, quoique les ribaudes communes fussent tolérées dans certaines rues de cette ville où la présence de tant d’étrangers et de gens de mer rendait indispensable la libre pratique des mauvais lieux. Toutefois les ribaudes qui exerçaient sur le port de Marseille devaient s’abstenir de porter des vêtements ou ornements de couleur écarlate, sous peine d’amende; et, en cas de récidive, elles encouraient la fustigation. Nous ferons, dans le chapitre suivant, l’historique des abbayes obscènes de Toulouse, de Montpellier et d’Avignon.
Recherchons les traces de la Prostitution dans quelques autres villes du Languedoc. A Narbonne, quoique siége archiépiscopal, les consuls de la ville possédaient le privilége d’avoir, dans la juridiction du vicomte, une rue chaude (carreria calida), où les officiers de ce seigneur n’avaient aucun droit de justice, et les femmes amoureuses qui habitaient cette rue sous les auspices de l’autorité consulaire avaient la liberté d’exercer leur commerce impur dans toute la vicomté, sans être molestées ni inquiétées par personne (voy. l’Hist. générale du Languedoc, par dom Vie et dom Vaissette, t. IV, p. 509). A Pamiers, résidence d’un évêque, les filles de joie ne séjournaient pas dans l’intérieur de la ville; suivant les Coutumes du comté de Montfort, confirmées en 1212, ces pécheresses ne pouvaient ouvrir leurs bordiaus, qu’en dehors de l’enceinte des villes murées et à certaine distance des portes (voy. Thes. nov. anecdot., publ. par Martene, t. I, col. 837). A Rodez, qui avait aussi un évêché, la Prostitution existait pourtant, ce semble, en dedans des murs, car l’évêque de cette ville, qui se nommait Pierre de Pleine-Chassaigne, en 1307, défendit aux habitants de recevoir dans leurs maisons les femmes publiques (nec recipient in hospitiis suis publicas meretrices), dont il règle d’ailleurs la livrée, de telle sorte que ce costume ne diffère pas de celui des femmes honnêtes: il défend donc aux prostituées de porter des capes, des manteaux, des voiles et des robes à queue; il veut que leurs robes descendent jusqu’aux chevilles seulement (voy. ces règlements de l’évêque seigneur de Rodez, dans les Documents inédits tirés des Mss. de la Biblioth. Nation. par Champollion-Figeac, t. III, p. 17). A Nîmes, où l’évêque était également seigneur temporel, la Prostitution avait été confiée à une gouvernante des filles (magistra), laquelle affermait ce commerce impudique et recevait ses pleins pouvoirs des consuls, qu’elle allait complimenter à des époques fixées, en leur apportant un présent d’investiture appelé osculum ou osclage (voy. le Supplément au Glossaire de Ducange, au mot Osculum). Beaucaire, qui du moins n’avait pas d’évêché et qui attirait à ses foires célèbres une multitude de marchands forains, ne pouvait se passer d’un mauvais lieu privilégié, qui s’ouvrait en même temps que la foire de Sainte-Madeleine et qui se fermait en même temps qu’elle. Ce mauvais lieu était placé sous la dépendance d’une gouvernante, qu’on appelait l’abbesse, et qui n’obtenait cette charge lucrative que sous certaines conditions singulières. Il ne lui était pas permis, par exemple, d’accorder l’hospitalité pour plus d’une nuit aux passants qui voudraient loger dans son hôtel. En 1414, une abbesse du nom de Marguerite reçut chez elle le nommé Anequin, et fut si contente de lui, qu’elle oublia son devoir et le garda pendant six nuits; elle se vit accusée pour ce cas de contravention, et elle dut payer 10 sols tournois d’amende au châtelain de Beaucaire. C’est M. Rabutaux qui a consigné ce fait curieux dans son mémoire sur la Prostitution en Europe; mais il a négligé de nous dire la source où il l’a puisé. Les revenus que la Prostitution fournissait aux villes de Nîmes et de Beaucaire avaient été sans doute très-considérables dans le temps où la foire de Beaucaire fut la plus fréquentée; mais, au seizième siècle, quand les guerres de François Ier et de Charles-Quint eurent empêché les commerçants étrangers de se rendre à cette foire renommée, les joyeuses abbayes, que leur générosité faisait prospérer naguère, étaient à peu près désertes; car, dans les Comptes de la recette ordinaire dressés en 1530, Antoine Boireau, receveur de la trésorerie de Nîmes et de Beaucaire, ne fait figurer qu’une somme de quinze sols, pour les droits perçus pendant trois ans sur les deux abbayes de cette localité (de emolumento duorum hospitiorum in quibus fit lupanar). Outre ces deux hôtelleries malfamées, tenues à ferme par un nommé Louis Clucher, il en existait une troisième qui ne donnait aucun revenu à la ville de Beaucaire, parce qu’elle était presque toujours inoccupée (voy. le Traité de la police, t. I, p. 525).
Il n’y avait peut-être pas de petite ville en Languedoc, qui n’eût, sinon son abbaye, du moins ses femmes légères. Celles de Bagnols ne pouvaient porter, sans s’exposer à une punition, des chapels de fleurs, des voiles, des fourrures d’hermine, des capuchons ouverts, ornés de boutons, etc. (Voy. le Supplément au Glossaire de Ducange, au mot Mulier levis.) Celles de Saint-Saturnin devaient chômer les jours de fête, les quatre-temps et vigiles: en 1414, Isabelle la Boulangère fut condamnée à une amende de dix sols, pour avoir reçu, le jour de Pâques, un nommé Georges, qui pourtant était son amant en titre. (Ibid., au mot Meretricalis vestis.) Ces mœurs languedociennes, que l’hérésie des Albigeois ou Cantares n’avait pas peu relâchées, débordèrent dans les provinces voisines. Toutefois, la ville de Bordeaux, qui se distingua entre toutes par la sévérité de sa police des mœurs, paraît avoir quelquefois noyé les ribaudes et les entremetteurs incorrigibles, en leur baillant la cale. Ducange, au mot Accabussare, nous apprend que ce supplice était en usage à Bordeaux, où le bas peuple sans doute prononçait la sentence et dirigeait l’exécution: le patient ou la patiente étaient renfermés dans une cage de fer, que l’on plongeait dans la mer, et qu’on n’en retirait pas toujours avant que l’asphyxie fût complète. Ducange dit positivement que les victimes de la cale étaient noyées (Subtus navim denuò submerguntur). Il ajoute que la même pénalité punissait les blasphémateurs, à Marseille, quand ils n’avaient pas 12 deniers pour se racheter de la cabussa, ou culbute dans l’eau salée; ils en buvaient plus qu’ils ne voulaient, aux huées de la canaille, qui s’amusait de leurs grimaces. Un châtiment analogue attendait aussi, à Toulouse, les jureurs, les entremetteurs, et «quelquefois, dit Lafaille, les femmes prostituées» qui avaient contrevenu aux règlements de police. Jousse, dans son Traité de la justice criminelle de France, publié en 1771, décrit l’accabussade telle qu’on la pratiquait encore de son temps pour le plus grand divertissement des amateurs. On conduisait à l’hôtel de ville la malheureuse qui avait été condamnée pour quelque méfait de prostitution; l’exécuteur lui liait les mains, la coiffait d’un bonnet fait en pain de sucre, orné de plumes, et lui attachait sur le dos un écriteau portant une inscription qui faisait connaître la nature du délit. Cette inscription était ordinairement: Maquerelle. Une foule railleuse et tracassière accompagnait la condamnée, devant laquelle on criait son arrêt. On la menait ainsi processionnellement jusqu’au pont qui traverse la Garonne; une barque la recevait avec l’exécuteur et ses aides, pour la transporter sur un rocher situé au milieu de la rivière. Là, on la faisait entrer dans une cage de fer, faite exprès, que l’on plongeait dans l’eau par trois fois: «On la laisse pendant quelque temps, dit Jousse, de manière cependant qu’elle ne puisse être suffoquée; ce qui fait un spectacle qui attire la curiosité de presque tous les habitants de cette ville.» Ensuite, on transférait la pauvre femme, à moitié noyée, dans le quartier de force, à l’hôpital, où elle devait passer le reste de ses jours, à moins qu’elle n’obtînt sa grâce et ne retournât à son premier métier. Nous nous rappelons avoir lu qu’on infligeait un pareil traitement aux filles publiques accusées et convaincues d’avoir communiqué une maladie vénérienne à quelques débauchés, qui se portaient parties civiles, et qui réclamaient la visite médicale de leurs empoisonneuses; mais nous ne saurions dire en quel endroit ni à quelle époque on faisait subir cette ablution infamante aux dangereuses ennemies de la santé publique.