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Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 5/6

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Nam nunc lenonum et scortorum plus est fere,
Quam olim muscarum est, cum caletur maxime.
Trucul., act. I, sc. 1.

Puis, il ajoute, dans son traité De Idolatria magica: «Etiam magos, maleficos, sagas, hoc tempore, in orbe christiano, longe numero superare omnes fornices, et prostibula, et officiosos istos, qui homines inter se convenas facere solent, nemo negabit, nisi elleborosus existat, et nos quidem tantam colluviem mirabimur ac perhorrescimus.» Cette dénonciation n’allait à rien moins qu’à faire juger par l’Inquisition la moitié de la France; mais il ressort de cette citation du grave Filesac, que les jurisconsultes ne voyaient dans la sorcellerie qu’une forme de la Prostitution la plus criminelle, et qu’ils étaient obligés de recourir à toute la sévérité des lois, pour réprimer des désordres qui corrompaient les mœurs publiques, et qui auraient fini par détruire la société dans son principe. On avait l’air d’attribuer à la malice du démon une quantité d’actes détestables qui n’accusaient que la dépravation des hommes, et l’on se gardait bien de diminuer l’horreur dont la crédulité du vulgaire entourait le sabbat, car si l’on avait montré les choses sous leur véritable aspect, le sabbat eût été encore plus fréquenté, tant la curiosité sert de dangereux mobile à la dépravation morale et physique. Les tribunaux se montraient impitoyables envers les sorciers, mais, à coup sûr, ils savaient, en général, que le diable était bien étranger aux crimes de lèse-majesté divine et humaine que la débauche mettait sur le compte de la sorcellerie. On pourrait donc, jusqu’à un certain point, justifier la terrible législation du moyen âge à l’égard des sorciers, et prouver que la société était forcée de se défendre ainsi, par le fer et par le feu, contre la gangrène envahissante de la Prostitution publique.

CHAPITRE XXVII.

Sommaire.—La Prostitution dans l’hérésie au moyen âge.—Homogénéité de l’hérésie et du sensualisme.—Le manichéisme reparaît dans toutes les hérésies.—Assemblées secrètes.—Leur but et leur usage.—Les Bulgares ou bougueres.—Leur doctrine.—Leur destruction en France.—La bouguerie.—Patares et cathares.—Étymologie de ces différents noms.—Stadings, Fratricelles, Begghards.—Les Flagellants.—Leurs réunions impudiques.—Avantages moraux de la flagellation selon les casuistes.—Abus qu’en faisait aussi le libertinage.—Portrait d’un flagellant par Pic de la Mirandole.—Flagellations publiques en France.—Procession des Battus sous Henri III.—Les nouveaux Adamites.—Leur prophète Picard.—Cérémonial du mariage des Picards.—Les Turlupins.—Origine de ce nom.—Leur costume indécent.—Fraternité des pauvres.—Jehanne Dabentonne brûlée vive au Marché-aux-Pourceaux.—La Vauderie d’Arras.—Les Anabaptistes.—Leurs dogmes de Prostitution.—Bayle s’en moque, et les combat par le ridicule.—Les bons et les mauvais hérétiques.—Les réformés calomniés à cause de leurs assemblées.—La cour de Rome, dite la Grande Prostituée.—L’hérésie déclare la guerre à la Prostitution.

Nous avons déjà vu, aux premiers siècles de l’ère chrétienne, la Prostitution sacrée survivre au paganisme, se reproduire, et se perpétuer dans l’hérésie; nous avons vu l’hérésie, fondée sur la satisfaction des sens, se multiplier à l’infini dans le giron de l’Église du Christ, et n’en sortir avec effervescence que pour se livrer à tous les débordements des passions physiques. On a compris que le christianisme naissant, qui ne faisait appel qu’aux nobles et généreux élans de l’esprit, avait dû employer les moyens de rigueur pour comprimer et pour étouffer des sectes qui corrompaient les mœurs et menaçaient l’avenir de la société nouvelle, en donnant plein pouvoir aux forces aveugles et brutales de la matière. Mais les persécutions, émanées de l’autorité des conciles et dirigées par le bras séculier des Églises grecque et latine, n’avaient pas anéanti l’hérésie, quoiqu’elles eussent fait disparaître de la face du monde chrétien les hérésiarques et les hérétiques; après des guerres sanglantes, après des supplices et des massacres innombrables, le principe de l’hérésie restait vivace et persévérant, car ce principe n’était autre que la Prostitution sacrée.

Voilà comment l’hérésie, en variant sa forme et en changeant de nom, a reparu sans cesse à travers le moyen âge; voilà pourquoi la Prostitution a souvent essayé de se réfugier dans l’hérésie, ainsi que dans une forteresse où elle pouvait braver avec audace la morale de l’Évangile et l’austérité du dogme chrétien. Il y avait, sans doute, dans les différentes sectes de l’hérésie, des docteurs et des philosophes, qui s’attachaient de bonne foi aux discussions métaphysiques et qui ne cherchaient que la vérité, avec passion, sinon avec discernement; mais le vulgaire, mais les esprits faux et pervers, les imaginations faibles ou dépravées, les natures ardentes et vicieuses, étaient entraînés à la poursuite des jouissances matérielles, et ne voyaient dans la pratique religieuse qu’une affaire de honteux sensualisme. On ne saurait mieux expliquer ce qui fit si longtemps l’invincible opiniâtreté de l’hérésie, qui avait constamment recours aux mêmes séductions et qui en obtenait partout les mêmes résultats.

Depuis le douzième siècle jusqu’à nos jours, l’hérésie a fait en France de nombreuses apparitions, dans lesquelles on reconnaît ordinairement le germe du manichéisme et le fruit de la Prostitution. Bayle, dans son Dictionnaire, s’est occupé du manichéisme, pour démontrer que cette forme de l’hérésie était née tout naturellement du contraste des passions qui sont en lutte dans la vie de l’homme: «Comment se peut-il faire, disait-il (article de Guarin), que le genre humain soit attiré vers le mal par une amorce presque insurmontable, je veux dire par le sentiment du plaisir, et qu’il en soit détourné par la crainte des remords ou par celle de l’infamie et de plusieurs autres peines?... Le manichéisme est apparemment sorti d’une forte méditation sur ce déplorable état de l’homme.» Bayle raisonnait comme un philosophe, mais la plupart des manichéens n’étaient pas capables de raisonner là-dessus, ni de comprendre même le raisonnement: ils acceptaient les yeux fermés un dogme et un culte, qui favorisaient leur sensualité et leur libertinage: la religion devenait ainsi pour eux une continuelle excitation à la débauche.

Nous allons constater rapidement la présence de la Prostitution dans l’hérésie, en France, presque à toutes les époques. Il faut remarquer d’abord que, dans chaque hérésie, à partir du douzième siècle, les sectaires tenaient des assemblées secrètes, la nuit plutôt que le jour, dans des lieux déserts ou fermés. Ces assemblées avaient pour objet ou pour prétexte la pratique du culte: ici, les deux sexes se trouvaient réunis; là, ils étaient séparés, au contraire; ailleurs, les hommes seuls avaient le droit d’être admis dans ces mystérieux cénacles. Tout s’y passait dans l’ordre et dans la convenance, car il ne s’agissait que de prier et d’adorer en commun; mais, en certains cas, il y avait eu des abus et des désordres, au profit de l’impureté de quelques faux apôtres ou néophytes, et l’opinion publique s’était emparée des bruits scandaleux qui couraient sur les assemblées des hérétiques: on accusait ceux-ci d’éteindre les lumières à un signal donné, et de se livrer dans les ténèbres à tous les égarements de la chair. Tantôt, on leur attribuait les plus honteux excès de la promiscuité; tantôt, on leur reprochait d’outrager la nature par d’abominables habitudes de sodomie.

Les Bulgares, qui ne se multiplièrent en France qu’à la fin du douzième siècle, avaient commencé, dès le dixième, à se répandre en Europe et à se fixer en Bulgarie, où ils eurent une espèce de pape ou de Prêtre-Jean, qui était leur chef spirituel. Le nom de Bulgares, appartenant alors à une nation, devint un nom de secte et se propagea dans tous les pays, avec l’hérésie, qui n’était autre que l’ancien manichéisme. Ce nom fut bientôt corrompu dans la langue française qu’on parlait à cette époque; car, au lieu de bulgares, on disait bougares et bouguères (bugari et bugeri dans la basse latinité); de bougueres on fit bougres, et l’on comprit sous cette qualification générique tous les hommes dépravés, qui se conformaient, dans leurs mœurs, à la doctrine et à l’exemple des véritables Bulgares. Ces derniers regardaient comme un sacrilége les rapports naturels des deux sexes, même dans l’état de mariage; ils ne toléraient pas entre époux la conjonction charnelle, si ce n’était en vue de la procréation des enfants; quelquefois même, ils oubliaient cette destination providentielle de l’humanité, pour interdire absolument à l’homme tout commerce sexuel avec la femme. Une aussi monstrueuse hérésie contre la loi de nature avait dû exposer les bulgares aux plus graves accusations, qu’ils se chargeaient peut-être de confirmer par leur manière de vivre. Quoi qu’il en soit, leur hérésie avait fait des progrès effrayants, surtout dans le Languedoc, lorsque Philippe-Auguste, selon une Chronique manuscrite citée par Ducange (au mot Bulgari) «envoïa son fils en Albigeois pour destruire l’hérésie des bougres du pays.» La même Chronique ajoute, sous l’année 1225: «En cest an, fist ardoir les bougres frères Jean, qui estoient de l’ordre des Frères prescheurs.»

Quant à l’ hérésie en elle-même, qui alluma des bûchers par toute l’Europe, on ne sait positivement si elle était coupable des horribles souillures que la voix du peuple lui prêtait; mais on voit que cette hérésie, que les chroniqueurs contemporains qualifient d’exécrable (omnium errorum fæx extrema, dit le moine d’Auxerre), avait pour synonyme le mot de bouguerie ou bougrerie, qui justifierait seul les rigueurs de la législation à l’égard des Bulgares. Saint Louis, dans ses Établissements, ne craignit pas, malgré sa charité et sa clémence, de réclamer la peine de mort contre ces hérétiques: «Se aucuns est soupeçonné de bouguerie, la justice le doit prendre et l’envoïer à l’évesque, et se il en estoit prouvez, l’on le doit ardoir.» Les Bulgares, pour se soustraire à la réprobation générale qui les poursuivait en France, n’eurent rien de plus pressé que de changer de nom: ils essayèrent de se mêler avec les Albigeois, qui les repoussaient avec horreur, et de se rattacher aux Vaudois, qui ne voulaient pas être flétris de leur infâme nom. Ils furent appelés successivement Paterins, Patares, Cathares, Joviniens, etc. Mais, sous tous ces différents noms, ils étaient également suspects de bouguerie, et ils n’échappaient pas au bûcher, quand ils tombaient dans les mains des inquisiteurs. On peut même les accuser d’avoir provoqué, sous le règne de Louis VIII, par l’horreur qu’ils inspiraient, la croisade contre les Albigeois, avec lesquels on s’obstinait à les confondre.

Au reste, on pourrait trouver à l’aide de l’étymologie, dans les noms mêmes de ces ignobles hérétiques, la preuve des turpitudes qui caractérisaient leur secte impure. Le nom de Bulgari dérive de bulga, qui signifiait à la fois une sacoche de cuir, une bourse et les braies de l’homme: Ménage et Leduchat ne s’arrêteraient pas à ce simple aperçu étymologique, qui suffit cependant pour faire entendre tout ce que nous rougirions d’expliquer. Le nom de Paterini semble avoir été formé par contraction de Paterni et Paterniani, hérétiques également manichéens, qui, du temps de saint Augustin, prétendaient que les parties inférieures du corps avaient été créées non par Dieu, mais bien par le diable, et qui, en conséquence, ne se faisaient aucun scrupule de s’en servir pour toutes sortes de honteux usages (omnium ex illis partibus flagitiorum licentiam tribuntentes, impurissime vivunt, dit saint Augustin). De Paterin ou Patarin, on avait fait patalin et patelin, qui est resté dans la langue, pour exprimer que ces hérétiques usaient d’obscènes attouchements (palpando) à l’égard des prosélytes qu’ils voulaient entraîner au mal. Le nom de Cathari, suivant le docte Godefroi Henschenius, cité par Ducange, avait pour racine un mot allemand, caters, qui veut dire chat ou démon incube, et ce sobriquet, appliqué aux Bulgares, faisait allusion à leurs assemblées de débauche (propter nocturnas coitiones).

Tous les sectaires, par un raffinement de libertinage, s’imposaient des privations de tout genre et affectaient, en général, un détachement complet des choses matérielles; mais ce n’était qu’un masque de continence et d’abnégation, sous lequel ils se sentaient plus à l’aise pour s’adonner à leurs passions et lâcher la bride à la nature. Leurs pratiques de dévotion austère ajoutaient une sorte de ragoût à leurs débauches cachées. C’était toujours la Prostitution qui échauffait le prosélytisme et qui servait de lien occulte à l’hérésie. On ne peut expliquer autrement la faveur que rencontrait chaque nouvelle métamorphose du manichéisme, malgré les périls de la persécution catholique. Plusieurs sectes nées hors de France, celles des Stadings en 1232, celles des Fratricelles en 1296, celle des Begghards ou Beghins en 1312, et beaucoup d’autres non moins bizarres, n’eurent pas une existence aussi longue et aussi tenace que la secte des Bulgares, parce qu’elles n’étaient point aussi favorables aux mauvais instincts de l’homme. Lorsqu’on vit apparaître en 1259 la secte des Flagellants, on ne soupçonna pas d’abord que les pénitences volontaires de ces pécheurs, qui se flagellaient en public, pussent être une invention de luxure. Les nouveaux hérétiques marchaient deux à deux en procession, précédés de croix et de bannières; ils étaient nus jusqu’à la ceinture (solis pudendis honeste velatis) par les plus grands froids de l’hiver, et ils se frappaient eux-mêmes ou l’un l’autre, avec des fouets et des lanières de cuir, en poussant des gémissements et en versant des torrents de larmes; ils ne tardaient pas à se mettre tout en sang, et ils n’en continuaient qu’avec plus de fureur à se fustiger mutuellement. Ce n’est pas tout: ils se rendaient la nuit, dans la campagne, au fond des bois, en des lieux isolés et maudits: là, dans les ténèbres ou à la lueur d’une torche, ils redoublaient leurs flagellations, leurs cris et leurs folies impudiques. On devine les odieuses conséquences de ces réunions d’hommes et de femmes à demi nus, animés par le spectacle de cette indécente pantomime, dans laquelle chacun devenait acteur à son tour et arrivait graduellement au dernier paroxysme de l’extase libidineuse.

Les casuistes avouaient que cette fustigation individuelle ou réciproque avait pour résultat ordinaire la surexcitation physique des sens; mais ils prétendaient que le patient n’en avait que plus de mérite à dompter sa nature et à conserver sa chasteté sous l’empire d’une vive démangeaison de pécher. D’autres casuistes, au contraire, soutenaient que l’effet immédiat de la flagellation était de réprimer les mouvements désordonnés de la chair et de tenir en échec le démon qui se loge dans les parties honteuses. Voici en quels termes l’abbé Boileau, dans son Histoire de Flagellans, a osé traduire cette étrange proposition: Nec esse est cum musculi lumbares virgis aut flagellis diverberantur, spiritus vitales revelli, adeoque salaces motus ob viciniam partium genitalium et testium excitari, qui venereis imaginibus ac illecebris cerebrum mentemque fascinant ac virtutem castitatis ad extremas angustias redigunt. Quoi qu’il en soit, on ne peut douter que les Flagellants, qui avaient emprunté au paganisme le cérémonial indécent des Lupercales, ne trouvassent dans ces pénitences publiques un aiguillon de libertinage et une étrange récréation de sensualité. L’usage de la flagellation dans l’antiquité était bien connu de tous les débauchés, qui l’appelaient en aide pour se préparer aux plaisirs de l’amour. Mais, au moyen âge, si la flagellation érotique ne s’exerçait plus que rarement et dans le plus profond mystère, elle avait pris un caractère de férocité sanguinaire, qui se reproduisait dans les actes des Flagellants. Pic de la Mirandole, dans son Traité contre les astrologues (lib. III, cap. 27), nous indique assez ce que devait être la flagellation des hérétiques, en décrivant l’affreuse jouissance qu’éprouvait un libertin (prodigiosæ libidinis et inauditæ), qui se faisait battre de verges jusqu’à ce que le sang jaillît de toutes les parties de son corps: «Ad Venerem nunquam accendetur nisi vapulet. Et tamen scelus id ita cogitat; sævientes ita plagas desiderat, ut increpet verberantem, si cum eo lentius egerit, haud compos plene voti, nisi eruperit sanguis, et innocentes artus hominis nocentissimi violentior scutica desævierit.» Cet homme infâme arrivait par la douleur à la volupté, et la vue du sang, de son propre sang, mettait le comble à sa frénésie sensuelle.

La secte des Flagellants, qui venait d’Italie, et qui s’était rapidement propagée par toute l’Europe, ne fit que se montrer en France dans le cours de l’année 1259, car la puissance ecclésiastique s’empressa de foudroyer cette hérésie, qui n’était qu’un hideux spectacle de Prostitution. Mais, un siècle plus tard, les Flagellants reparurent en France, principalement dans les provinces de l’Est et du Nord, et ils recommencèrent leurs pénitences publiques, avec des fouets armés de pointes de fer, en chantant des cantiques et en s’excitant les uns les autres à ne pas se ménager. Il y avait la pénitence commune, dans laquelle hommes et femmes, la tête et le visage voilés, les épaules et les reins nus, échangeaient entre eux une grêle de coups de discipline. Il y avait aussi la pénitence individuelle, où chacun recevait, de la main du général de la dévotion, un nombre de coups analogue à la nature du péché qu’il lui fallait expier. Les pénitents s’étendaient tous à terre, dans diverses positions analogues aux différentes espèces de péché: le parjure élevait en l’air trois doigts de la main; l’adultère se couchait à plat ventre; l’ivrogne feignait de boire; l’avare, d’enfouir son argent; tous découvraient la partie du corps que la fustigation devait atteindre: cette fustigation, le chef de la confrérie la distribuait d’un bras vigoureux, au prorata des péchés qu’accusait la pantomime muette du patient. Le peuple accourait en foule à ces scandaleux spectacles, et il admirait avec enthousiasme la constance des martyrs volontaires qui ne se lassaient pas plus de battre que d’être battus. En 1343, pendant la grande Peste Noire, on comptait en France près de 800,000 flagellants, parmi lesquels il y avait des gentilshommes et de nobles dames, qui n’étaient pas moins avides de fustigation publique, et qui abandonnaient leurs châteaux, leurs familles et leurs armoiries, pour s’enrôler dans ces bandes de fanatiques et de libertins.

On ne sait trop comment ils disparurent en si peu de temps devant l’horreur et le dégoût des honnêtes gens; mais la flagellation religieuse leur survécut: elle fut dès lors concentrée dans les couvents, et elle n’outragea plus les regards et la pudeur des passants. Néanmoins, elle sortit encore une fois des cellules monastiques, et elle osa se promener effrontément dans les rues de Paris, quand le roi Henri III essaya d’établir l’ordre des Pénitents et figura lui-même dans les processions des Battus. Ce dernier essai de flagellation publique prouve assez combien le libertinage avait part à de pareils actes de dévotion simulée ou incohérente.

Dans la plupart des hérésies qui procédaient du manichéisme, les sectaires ne rougissaient pas de la nudité du corps; ils la regardaient même comme une condition essentielle des pratiques du culte, plus ou moins abominable, qu’ils rendaient à Dieu. Les Adamites, qui ne cessèrent jamais d’exister au milieu de l’Église chrétienne, où ils évitaient toutefois de causer du scandale, n’exigeaient cette nudité que dans leurs cérémonies secrètes; mais un de leurs adeptes, nommé Picard (ce nom-là n’est peut-être que la désignation de son pays natal), ne se contenta pas d’une nudité temporaire et accidentelle: il voulut que lui et ses disciples fussent toujours nus. Il se disait fils de Dieu, et annonçait que son père l’avait envoyé au monde, comme un nouvel Adam, pour rétablir la loi de nature. Or, selon lui, cette loi de nature consistait en deux choses: la nudité de toutes les parties du corps et la communauté des femmes. On appela Picards ceux qui écoutèrent ce prophète obscène et qui voulurent vivre suivant sa loi. Les rapports entre les deux sexes n’avaient pas lieu cependant sans l’aveu du chef de la secte. Dès qu’un des Picards éprouvait un désir de convoitise pour une de ses compagnes, il l’amenait au Maître et formulait ainsi sa requête: «Mon esprit s’est échauffé pour celle-ci (in hanc spiritus meus conculcavit)! Le Maître répondait par les paroles bibliques: «Allez, croissez et multipliez!» Et tout était dit. Les Picards, qui auraient cru perdre leur liberté originelle en renonçant à leur chère nudité, furent obligés de chercher une retraite hors de France, pour échapper aux poursuites de l’Inquisition. Ils se réfugièrent en Bohême, parmi les Hussites, qui, tout hérétique qu’ils étaient eux-mêmes, s’indignèrent des infamies de ces misérables, et les exterminèrent jusqu’au dernier, sans avoir pitié des femmes, qui étaient toutes enceintes, et qui refusaient obstinément de se vêtir dans la prison, où elles accouchèrent en riant et en chantant des chansons horribles. (Voy. le Dict. hist. de Bayle, au mot Picards.)

On n’imaginait pas que la Prostitution dans l’hérésie pût aller plus loin; mais en 1373, les Picards ressuscitèrent en France, sous le nom de Turlupins. Ce nom, dont l’étymologie n’a pas été fixée d’une manière certaine, paraît faire allusion à la vie errante et brutale, que menaient ces nouveaux Adamites, cachés au fond des bois comme les loups. Non-seulement ils allaient tout nus, comme les Picards, mais encore, à l’instar des cyniques de la Grèce, «ils faisaient l’œuvre de chair en plein jour, devant tout le monde.» Ce sont les termes, dont se sert Bayle, qui cite à l’appui un curieux passage du discours du chancelier Gerson: «Cynicorum philosophorum more omnia verenda publicitùs nudata gestabant, et in publice velut jumenta coïtu, instar canum in nuditate et exercitio membrorum pudendorum degentes.» Leur doctrine était à peu près celle des Begards, qui furent condamnés par le concile de Ravenne en 1312: ils enseignaient que l’homme est libre d’obéir à tous les instincts de la nature, et que la perfection réside dans une liberté sans bornes; ils ajoutaient que la créature doit être fière de tout ce qu’elle a reçu du Créateur. Voilà pourquoi ils attachaient tant de prix à leur état de nudité. Ils furent obligés pourtant de se couvrir, à cause du froid sans doute; mais ils se gardèrent bien de cacher les attributs de leur sexe, et ils se firent une loi d’exposer à la vue de tous les parties qu’ils considéraient comme divines. Le savant Genebrard dit positivement, dans sa Chronique, que cette secte détestable se faisait reconnaître à la nudité partielle qu’elle affectait d’étaler partout: Turelupini cynicorum sectam suscitantes, nuditate pudendorum et publico coïtu.

Ces infâmes s’étaient multipliés en Savoie et en Dauphiné, mais leur principale association était à Paris, et avait à sa tête une femme nommée Jehanne Dabentonne, qui fut brûlée vive au Marché-aux-Pourceaux, près de la porte Sainte-Honoré. On brûla en même temps les livres et les habits de la confrérie, avec plusieurs des prescheurs de cette superstitieuse religion, qui avait pris le nom de Fraternité des pauvres. Charles V envoya dans les provinces du midi Jacques de More, de l’ordre de Saint-Dominique, pour extirper une si exécrable hérésie; et Jacques de More, qui prenait le titre singulier d’inquisiteur des bougres de la province de France (voy. le Gloss. de Ducange, au mot Turelupini), n’accorda pas de grâce aux Turlupins et aux Turlupines qu’il put saisir en flagrant délit. Il ne resta bientôt de cette honteuse fraternité que le mot proverbial de turlupin, qui s’emploie encore dans le sens de mauvais plaisant et de plat bouffon, probablement en souvenir des prédications excentriques et des costumes ridicules de la secte de Jehanne Dabentonne.

Il y eut encore d’autres hérésies où la Prostitution la plus criminelle se couvrit du manteau religieux. Ainsi la fameuse Vauderie d’Arras, au quinzième siècle, n’était qu’un simulacre de doctrine vaudoise, qui se retrempait dans la sorcellerie et qui servait de prétexte à des assemblées nocturnes, pleines de mystères abominables. Nous avons raconté, dans le chapitre précédent, une partie de ces mystères, qui ressemblaient au cérémonial ordinaire du sabbat des sorciers; mais il existait d’autres réunions de Vaudois qui n’avaient rien à faire au diable et qui ne s’en conduisaient pas plus décemment: c’était une vaste association de débauche, organisée par des prêtres apostats, lesquels prêchaient le plus sale épicuréisme et en donnaient eux-mêmes l’exemple. Le vicaire de l’Inquisition au diocèse d’Arras, secondé par le comte d’Étampes, gouverneur de l’Artois, dirigea d’abord les poursuites contre des filles de joie, qui étaient les apôtres les plus dangereux de la Vauderie, et bientôt après on comprit, dans ces poursuites judiciaires, des bourgeois, des échevins, des chevaliers et des personnages de distinction, que la nouvelle hérésie avait déjà pervertis. On soumit les accusés à la torture; on leur arracha d’effrayantes révélations; on en fit périr un grand nombre dans les flammes. Cette terrible persécution contre les Vaudois d’Arras dura plus de trente ans, et alluma des milliers de bûchers dans l’Artois.

Vaudois, Anabaptistes, Adamites, Manichéens, n’étaient jamais bien morts: ils renaissaient de leurs cendres, tant il est vrai que le libertinage a des entraînements irrésistibles pour certaines natures perverses, faibles ou dépravées. Cependant, diverses hérésies, inventées par la Prostitution, eurent cours en Europe sans pénétrer en France, ou du moins sans y faire beaucoup de progrès. Ainsi, les Anabaptistes, qui eurent des armées à eux en Hollande et en Allemagne, se montrèrent à peine isolément dans les États du Roi Très-Chrétien. Cependant ils offraient à la Prostitution une prodigieuse carrière à parcourir, car non-seulement ils enseignaient que toute femme est obligée de se prêter à la concupiscence de tous les hommes, mais encore que tout homme est tenu également de satisfaire toutes les femmes. C’est Prateolus qui affirme le fait dans son Elenchus hereseon (lib. I, p. 27), et voici en quels termes il définit cette incroyable hérésie: «Dicunt postremo quamlibet mulierem obligatam esse ad coeundum cum quolibet viro eam petente, et contra eodem vinculo adstringunt omnem virum ad tantundem reddendum cuilibet mulieri hoc ab illo petenti.» Bayle, qui raille un peu vivement l’impossibilité matérielle d’une pareille doctrine, pense, avec raison, que c’était là une fable inventée par les adversaires des Anabaptistes, dans le but de les rendre à la fois odieux et ridicules: «La communauté des femmes, dit-il, n’égale point l’abomination de celle-ci; elle n’ôte pas la liberté de refuser; elle n’engage pas la conscience à tout acquiescement.» C’était déjà trop de vouloir établir en principe que le mariage est contraire à la loi de Dieu, et que la femme, pour se conformer à cette loi, doit appartenir successivement ou simultanément à tous ceux qui la convoitent. Le sexe le plus faible était livré, selon cette détestable hérésie, aux passions brutales et dépravées du sexe le plus fort. La Prostitution se trouvait introduite de la sorte dans le code religieux de ces fanatiques, qui donnèrent au monde le spectacle hideux de leurs étranges débordements, au milieu des plus atroces scènes de meurtre, d’incendie et de pillage, tant il est vrai que la Prostitution ressemble à un chemin glissant qui se cache sous des fleurs et qui mène aux abîmes.

Les Anabaptistes n’étaient que des manichéens déguisés, comme la plupart des hérétiques qui avaient essayé de faire secte depuis le douzième siècle et qui se gardaient bien d’avouer leur commune origine. Il y avait, au reste, dans toute hérésie, les bons et les mauvais, les purs et les impurs, de telle façon que chacun suivait l’impulsion de sa nature, selon qu’il obéissait plus ou moins à l’esprit ou à la matière. On peut donc reconnaître, avec le savant historien du Manichéisme, Beausobre, que les manichéens ont été souvent calomniés. Faut-il croire ce qu’on disait généralement, par exemple, de leurs assemblées nocturnes et des horreurs qui s’y commettaient à la faveur des ténèbres? Ce sont toujours de semblables accusations qui se reproduisent à toutes les époques, et il est remarquable que les païens attribuaient aux premiers chrétiens les mœurs dissolues et les pratiques sacriléges que les chrétiens attribuèrent plus tard aux hérétiques. On peut donc supposer que paganisme et christianisme se servaient des mêmes armes contre leurs adversaires, qu’ils s’efforçaient de déshonorer en les calomniant de la même manière. Dans l’hérésie, comme dans le christianisme primitif, il y eut certainement des natures ardentes, exaltées, perverses, qui employèrent le culte au contentement des sens et qui autorisèrent par là cette croyance, généralement établie dans le peuple, au sujet des abominations que favorisaient ces assemblées où l’on éteignait les lumières.

Les réformés eux-mêmes ne furent point exempts, dans l’origine, des soupçons injurieux qu’on attachait toujours aux assemblées nocturnes des deux sexes. Comme ces assemblées s’entouraient d’un profond mystère pour échapper à la curiosité et à la persécution des catholiques, comme elles cherchaient les nuits les plus obscures et les lieux les plus retirés, on supposa que la nouvelle secte avait des raisons de cacher ses cérémonies ainsi que sa doctrine. Le peuple se trouva tout porté à répandre ces indignes faussetés et à y ajouter foi. «J’ay ouy conter, dit Brantôme dans ses Dames galantes (je ne scay s’il est vray, aussy ne le veux-je affirmer), qu’au commencement que les huguenots plantèrent leur religion, faisoient leurs presches la nuit et en cachettes, de peur d’estre surpris, recherchés et mis en peine, ainsy qu’ils le furent un jour en la rue Sainct Jacques à Paris, du temps du roy Henry second, où des grandes dames que je scay, y allans pour recevoir ceste charité, y cuidèrent estre surprises. Après que le ministre avoit faict son presche, sur la fin leur recommandoit la charité; et incontinent après on tuoit leurs chandelles, et là un chascun et chascune l’exercoit envers son frere et sa sœur chrestienne, se la departans l’un à l’autre selon leur volonté et pouvoir: ce que je n’oserois bonnement asseurer, encor qu’on m’asseurast qu’il estoit vray, mais possible est pur mensonge et imposture.» Cependant, malgré les assertions du catholique abbé de Brantôme, qui raconte ensuite les aventures de la belle Grotterelle au prêche de Poitiers (voy. Dames galantes, disc. Ier), il est à peu près certain que jamais les novateurs du seizième siècle, en France, ne donnèrent lieu à des scandales que les Anabaptistes et les Adamites des Pays-Bas n’épargnaient pas alors à la pudeur publique. Ainsi, dans l’histoire des innovations religieuses de notre pays, on ne trouverait aucun fait à opposer à cette indécente assemblée qui se fit à Amsterdam, le 13 février 1535, dans laquelle sept hommes et cinq femmes, cédant aux excitations et à l’exemple d’un prophète anabaptiste, se dépouillèrent de tous leurs vêtements, les jetèrent au feu et sortirent, à travers les rues, dans un état de complète nudité. (Voy. la Rel. des tumultes des Anabapt., par Laur. Hortensius.) Il faut aller jusqu’aux convulsionnaires du dix-huitième siècle, pour rencontrer en France quelque chose d’analogue à cet aveuglement de Prostitution religieuse.

Cette persistance de la Prostitution dans l’hérésie, en tous les temps comme en tous les pays, prouve bien l’excellence de la morale évangélique, qui avait seule le pouvoir de combattre les grossiers appétits de la sensualité. L’hérésie commence, dès que le chrétien, sans cesse assailli et tourmenté par le démon de la chair, a brisé les liens de la continence et s’abandonne aux funestes instincts qui le poussent au vice. Si les disciples de Luther et de Calvin appelèrent la cour de Rome la Grande Prostituée, c’est que l’Église romaine, à l’époque où parurent ces réformateurs, avait entièrement oublié les préceptes de Jésus-Christ. L’hérésie cette fois s’était purifiée dans l’Évangile, tandis que le saint-siége devenait, pour ainsi dire, le honteux sanctuaire de la Prostitution. Ce fut l’hérésie qui fit rougir le catholicisme, en signalant la dépravation de ses ministres et la corruption de ses enfants; ce fut l’hérésie qui eut la gloire de remettre en honneur la chasteté des mœurs dans la religion de Jésus-Christ.

CHAPITRE XXVIII.

Sommaire.—Les vieux sermonnaires font l’histoire de la Prostitution de leur temps.—Selon Dulaure, la Prostitution était un vice de gouvernement.—Selon Henri Estienne, tout va de mal en pis.—Olivier Maillard, Michel Menot, Jean Clerée, Guillaume Pepin et autres prêchaient pour le petit peuple.—Leurs auditeurs ordinaires.—Les vendeurs dans le temple.—Nombre des filles publiques à Paris au quinzième siècle.—Admiration du poëte Antoine Astezani.—Les amoureux à l’église.—Les sermons étaient-ils débités en latin ou en français?—Olivier Maillard à Saint-Jean en Grève.—Extraits de ses sermons et de ceux de Michel Menot, relatifs aux mauvais lieux, aux prostituées, aux proxénètes des deux sexes, et aux débauchés.—Ces citations prouvent que la Prostitution s’était énormément accrue sous Louis XI, Charles VIII et Louis XII.—Les mères qui vendent leurs filles et les filles qui gagnent leur dot.—Style macaronique de Menot.—Le courtier d’amour et les cinq femmes.—Débordements des ecclésiastiques.—Les concubines à pain et à pot.—Mystères des couvents, d’après Théodoric de Niem.—Les jeux de mots, en chaire, de l’Italien Barletta.—Causes des progrès de la Prostitution.

Nous avons recueilli les preuves de cette Histoire dans les ouvrages des poëtes, qui menaient la plupart une vie vagabonde et libertine; nous avons constaté combien ces ouvrages étaient les miroirs fidèles des mauvaises mœurs, à l’époque où ils avaient été composés. Ce n’est plus chez les poëtes, que nous allons chercher maintenant les vestiges de la dépravation publique à la fin du quinzième siècle et au commencement du seizième; c’est dans les sermons des prédicateurs contemporains, que nous trouverons des couleurs nouvelles, plus vraies et plus hardies, pour compléter ce tableau étrange d’une corruption générale qui témoigne de l’impuissance des lois divine et humaine contre le démon de la sensualité. Dulaure qui, dans son Histoire de Paris, s’est servi également des vieux sermonnaires pour peindre l’état moral de la société à cette même époque, n’a point exagéré les choses en représentant la Prostitution comme la reine triomphante du quinzième siècle; mais il a eu tort de dire qu’elle «n’était qu’un des moindres effets des vices du gouvernement.» Le gouvernement n’avait rien à voir en cette affaire. «La Prostitution, autorisée par les rois, s’écrie l’impitoyable Dulaure, était encore favorisée par le grand nombre des célibataires, prêtres et moines; par le libertinage des magistrats, des gens de guerre, etc.» Dulaure ne soutenait pas la thèse de l’Apologie pour Hérodote, où Henri Estienne s’efforce de démontrer que tout va de mal en pis ici bas, «car, dit-il, quelque corruption qu’il y peust avoir, il est vraysemblable qu’elle estoit petite à comparaison de celle qui est ensuyvie, veu que tousjours depuis elle a monté comme par degrez.»

Les sermonnaires, et surtout ceux qui prêchaient dans le genre naïf ou trivial pour se mettre à la portée du vulgaire, nous offrent des témoignages incontestables de la perversité de leur siècle, et l’on peut, sans craindre de se tromper, accepter comme vrais la plupart des faits qu’ils retracent dans leurs discours. Olivier Maillard, Michel Menot, Jean Clérée, Guillaume Pepin et plusieurs autres prédicateurs fameux, qui ne se piquaient pas de faire de la rhétorique en chaire, avaient plus d’action et d’autorité sur leur auditoire composé de peuple et de petites gens, lorsqu’ils parlaient avec l’éloquence du cœur, du bon sens et de l’honnêteté, lorsqu’ils abordaient franchement la peinture des vices et des turpitudes, qu’ils voulaient flétrir. Ils étaient sans doute grossiers et souvent effrontés dans leurs expressions comme dans les exemples qu’ils choisissaient pour les placer sous les yeux de leurs auditeurs; mais, en frappant fort, ils n’en frappaient pas moins juste et ils arrivaient certainement à des résultats très-respectables par des moyens qui ne l’étaient guère. On peut assurer que ces sermons, qui nous paraissent aujourd’hui ridicules et scandaleux, opéraient alors une foule de conversions réelles, et que le prédicateur, en descendant de la chaire, voyait les confessionnaux se remplir de pécheurs repentants. On s’est beaucoup diverti de nos jours aux dépens de ces vieux sermonnaires, qui avaient de si bizarres procédés oratoires et qui débitaient une foule de coq-à-l’âne et de bouffonneries excentriques, qu’ils accompagnaient de la plus incroyable pantomime; mais on n’a pas seulement pris garde à l’espèce de public qui venait écouter la parole, assez peu édifiante pour nous, de ces moines prêcheurs.

Ce public, parmi lequel le sexe féminin était sans doute en majorité, ne se recommandait pas par la décence de sa tenue, ni par la pureté de ses intentions. Ce n’étaient que femmes et filles, indécemment vêtues, faisant ce qu’on appelait «la chasse au regard,» agaçant les hommes, donnant des rendez-vous et s’y rendant aussitôt sans sortir de l’église, cherchant aventure, passant des contrats de galanterie ou ventes d’amours: «Celui qui mènerait son cheval à l’église pour le vendre, dit l’auteur d’un poëme latin, manuscrit, intitulé Matheolus bigamus, ferait une action très-inconvenante, mais les femmes, qui sous prétexte de religion viennent à l’église pour s’y vendre elles-mêmes, ne sont-elles pas plus coupables? Ne convertissent-elles pas la maison du Seigneur en un marché de Prostitution?» Le même poëte énumère toutes les églises et chapelles de Paris, où se tenait cette foire de Prostitution, et qui, par cela même, dit-il avec une candide impudence:

Font à nos dames grand soulas!

Nous avons vu que Paris comptait au quinzième siècle cinq ou six mille belles filles vouées à la Prostitution légale; c’est un écrivain contemporain qui en a fixé le chiffre. Un poëte italien, Antoine Astezani, qui voyageait en France vers ce temps-là, écrivait dans une de ses lettres datées de Paris: «J’y ai vu avec admiration une quantité innombrable de filles extrêmement belles; leurs manières étaient si gracieuses, si lascives, qu’elles auraient enflammé le sage Nestor et le vieux Priam.» (Voy. Jeanne d’Arc, par Berryat Saint-Prix, p. 311.) Nous avons rapporté, en effet, d’après le Journal du bourgeois de Paris, que le prévôt de la ville, Ambroise de Loré, avait laissé s’accroître démesurément le nombre des folles femmes, malgré les ordonnances, à ce point que l’auteur du Journal s’écrie avec indignation: «Il y en avoit trop à Paris!» Enfin, nous ne doutons pas, comme nous l’avons déjà fait entendre ailleurs, que ces folles femmes, qu’on arrêtait sans cesse en contravention, à la porte des églises, avec des chapelets, des agnus-Dei et des livres d’heures, ornés d’or et d’argent, ne fussent les piliers les plus assidus des prédications, où elles allaient faire des amoureux. Clément Marot, qui s’est mis en scène dans son Dialogue de deux amoureux, avoue qu’il avait rencontré sa belle à l’église; cette belle était probablement la lingère du Palais, dont il fut épris avant qu’elle lui eût laissé des souvenirs cuisants. Son ami lui demande en quel endroit il est devenu si subitement amoureux.—En une église! reprend le poëte en soupirant.

Là commençay mes passions!

L’autre se met à rire, et s’écrie gaiement:

Voilà de nos dévotions!

On a longuement disserté pour savoir si le prédicateur, qui s’adressait à cette galante assemblée, lui parlait français ou latin. Les uns ont soutenu que les sermons, prêchés en langue vulgaire, avaient été mis en latin pour l’impression; les autres, au contraire, ont pensé que, les avocats plaidant en latin, les prédicateurs ne devaient pas se servir de la langue vulgaire. La question, quoique traitée avec érudition de part et d’autre, est restée pendante; ce n’est pas le lieu de la résoudre ici. Nous remarquerons toutefois qu’Olivier Maillard ayant prêché à Bruges en français (voy. ce Serm., in-4 goth. de 12 ff., sans date), on a peine à croire qu’il ait prêché en latin, à Paris, à Tours et à Poitiers. Il est probable que ses sermons, recueillis par le moyen de la stéganographie lorsqu’il les débitait, furent traduits en latin macaronique, comme ceux de l’italien Guillaume Barletta ou Barlète, qui prêchait à Venise dans sa langue et dont les sermons n’ont été publiés qu’en latin. Or, le latin macaronique convenait à merveille pour reproduire le langage burlesque et libre de ces prédicateurs populaires.

Olivier Maillard, dont la réputation était faite du temps de Louis XI, prêchait ordinairement à Saint-Jean en Grève, et l’on doit supposer que la population impure des rues voisines se pressait en foule à ces sermons, qui ont souvent pour objet la luxure et la débauche de son temps (hujus temporis, dit-il à tout propos). Il appelle les gens et les choses par leurs noms; il n’emploie les périphrases, que pour ajouter un trait de plus à ses peintures grossières; il a l’air de ne pas songer à la sainteté du lieu où il prononce ses invectives contre les agents et les actes de la Prostitution; il affecte même d’emprunter ses expressions au vocabulaire du vice qu’il flagelle; mais, néanmoins, on ne saurait jamais l’accuser, malgré cette licence de termes et d’images, d’une immoralité qui n’est pas dans sa pensée. Il faut se rappeler, aussi, qu’en ce temps-là l’obscénité du langage n’était point la conséquence d’une vie obscène, et que, dans les sujets les plus graves, les plus sérieux, les plus dignes, l’emploi d’un mot libre ou d’une figure indécente ne semblait pas un outrage fait aux oreilles chastes et aux cœurs honnêtes.

Pour bien apprécier ce qu’était la Prostitution parisienne à la fin du quinzième siècle, il suffit d’extraire, des sermons d’Olivier Maillard et de Michel Menot, ce qu’ils disent des mauvais lieux, des prostituées, des proxénètes de l’un et de l’autre sexe; des débauches et des infamies de toute nature qu’ils reprochent à leurs contemporains. Nous nous servirons, de préférence, pour nos citations, du style élégant et coloré d’Henri Estienne, qui a traduit un grand nombre de ces mêmes extraits dans son Introduction au traité de la conformité des merveilles anciennes avec les modernes, ou Traité préparatif à l’Apologie par Hérodote. Henri Estienne, en bon réformé qu’il était, se faisait un malin plaisir de rendre le catholicisme responsable des libertés incongrues et indécentes de la chaire catholique, sans prendre garde que Luther, et Calvin, dans leurs sermons comme dans leurs écrits, n’avaient pas mis beaucoup plus de réserve quand ils décrivaient les excès de la Grande Prostituée Romaine.

Commençons par les lieux de débauche. «Il y a des prostituées dans toutes les rues de Paris,» dit Maillard: Hodie quis vicus non abundet meretricibus? (Quadrages., serm. 23.) Il se plaint des bourgeois de la ville, «qui donnoyent leurs maisons à louage aux putains, maquereaux et maquerelles. Item, qu’au lieu que le roy S. Louys avoit faict bastir une maison aux putains hors la ville, alors les bordeaux estoyent en tous les coins de la ville.» Il s’adresse aux magistrats, pour les sommer de faire exécuter l’ordonnance de saint Louis: Ego facio appellationem, nisi deposueritis ribaldas et meretrices a locis secretis. Habetis lupanar fere in omnibus locis civitatis. «Où sont les ordonnances du roy saint Louis? s’écrie-t-il. Il avoit ordonné que les bordeaux ne fussent point auprès des colléges, au lieu que maintenant la première chose que rencontrent les escoliers au sortir du collége, c’est le bordeau!» Il s’en prend toujours aux propriétaires des maisons, qui ne se soucient que de toucher de bons loyers; et cependant il avoue que, si les ribaudes étaient chassées des grandes villes, le libertinage y ferait plus de scandale: «O maquerellæ et meretrices! Et vos, burgenses, qui locatis domos ad tenendum lupanaria, ad exercendum suas immunditias et ut lenones vadant, vultis vivere de posterioribus meretricum?»

Si ce n’eût été que les bordeaux stationnaires et attitrés! Mais la débauche était partout, et pas une maison n’en était exempte; c’est Menot qui le dit avec énergie: «Nunc ætas juvenum est ita dedita luxuriæ, quod non est nec pratum, nec vinea, nec domus, quæ non sordibus eorum inficiatur.» Menot ajoute qu’on ne voyait que des filles de joie dans la ville comme dans les faubourgs: In suburbiis et per totam villam non videtur alia mercatura. Cette marchandise convenait à tous les âges et à toutes les conditions sociales; les vieilles comme les jeunes, les femmes mariées comme les filles, les servantes comme les maîtresses, faisaient ce que le prédicateur appelle le trafic de leur corps, lucrum corporis. «In cameris exercentur luxuriæ, in senibus, juvenibus, viduis, uxoratis, filiabus, ancillis, in tabernis et consequenter in omni statu.» Les tavernes et les hôtelleries étaient alors, comme de tout temps, des repaires de Prostitution. Michel Menot fait dire à des jeunes gens nouvellement mariés: «Vous savez que nous ne pouvons pas avoir tousjours nos femmes auprès de nous pendues à nostre ceinture ou plustost les porter en nostre manche, et cependant nostre jeunesse ne se peut pas passer de femmes. Nous venons à des tavernes, hostelleries, estuves et autres bons lieux: nous trouvons là des chambrières faites au mestier et qui ne valent pas beaucoup d’argent: à scavoir-mon si c’est mal fait d’en user comme de sa femme?» Les étuves publiques servaient aussi aux rencontres des amants. Maillard en parle souvent, et dans son sermon de Peccati stipendio, il s’adresse à son auditoire: «Mesdames, dit-il à ses paroissiennes, n’allez pas aux étuves (stuphis), et n’y faites pas ce que vous savez!» Les églises, que la Prostitution, comme nous l’avons dit, ne respectait pas plus que les tavernes et les étuves, devenaient elles-mêmes, au besoin, les succursales des mauvais lieux. «Si les piliers des églises avaient des yeux, s’écrie Maillard en redoublant ses hem! hem! oratoires, et qu’ils vissent ce qui s’y passe; s’ils avaient des oreilles pour entendre et qu’ils pussent parler, que diraient-ils? Je n’en sais rien; messieurs les prêtres, qu’en dites-vous?» (Quadragesim.; serm. 11.) On trouve en effet, dans tous les anciens pénitentiaires, la désignation spéciale du péché de luxure commis dans une église, soit pendant les offices, soit en dehors des cérémonies du culte, ce qui établissait plusieurs degrés dans ce péché comme dans sa pénitence. Maillard s’étonne que les saints, qui ont leurs reliques ou leurs tombeaux dans les églises où se commettent de telles abominations, ne se lèvent pas de leurs châsses et de leurs sépultures, pour arracher les yeux aux paillardes et à leurs ribauds.

Maillard et les autres sermonnaires du même temps nous donnent peu de détails sur les ribaudes de profession. Quoiqu’ils les traitent de viles prostituées (viles meretrices), ils ont l’air de les plaindre. «O pauvres filles pécheresses! s’écrie le bon Maillard dans son Sermon 14 (Quadragesim.), ô femmes mondaines qui vivez avec des chiens (mulieres mundanæ, sociæ canum)! n’endurcissez pas vos cœurs, mais convertissez-vous à l’instant!» Ailleurs, il les supplie encore de revenir à Dieu, ainsi que leurs écoliers de débauche; il les adjure de ne pas perdre leurs âmes dans les délices du monde: O peccatrices mulieres, et, vos, scolares cujuscumque conditionis, hortor vos in Domino Jesu quod propter delectationes mundi non perdatis animas vestras! Dans un autre sermon, il les somme, ces misérables filles du diable (vos, miserabiles filiæ diaboli), de se convertir; il fait appel en même temps aux courtisanes qui cachent leur honteuse profession et qui l’exercent secrètement (vos, secretæ meretrices, quæ facilis pejora publica). (Serm. 48.) On voit qu’il éprouve un sentiment de compassion charitable pour ces malheureuses victimes de la Prostitution.

Quant aux agents de cette Prostitution, il est impitoyable pour les dénoncer à la haine et au mépris des honnêtes gens, pour invoquer contre ces infâmes toute la rigueur des lois. «Êtes-vous ici, messieurs de la justice? dit-il un jour. Quelle punition faites-vous des maquereaux et des rufiens de ceste ville?» Une autre fois, il s’adresse encore aux magistrats, en les invitant à punir l’excitation à la débauche: «J’en appelle à vous, messieurs de la justice, qui ne faites pas punition de telles personnes!» dit-il, en accusant les femmes perdues, qui, après avoir trafiqué d’elles-mêmes dans les mauvais lieux, trafiquent des autres qu’elles corrompent et qu’elles vendent, en quelque sorte, à l’encan. «S’il y avoit en ceste ville, continue Olivier Maillard, qui s’élève presque à la véritable éloquence, s’il y avoit quelqu’un qui eust dérobbé dix solds, il auroit le fouet, pour la première fois; s’il y retournoit, pour la seconde, il auroit les oreilles coupées ou le corps mutilé, en quelque autre sorte (car il est dit: Esset mutilatus in corpore); s’il déroboit, pour la troisième fois, il seroit mis au gibbet; or, dites-moi, messieurs de la justice, qui est pire dérober cent escus ou bien une fille?» (Quadrages., serm., 21.) Ce passage confirme ce que nous avons dit du premier métier des courtières du vice. «Nonne tales invenietis in illa civitate, quæ in juventute incipiunt lupanaria et semper continuant, et postmodum efficiuntur maquerellæ?» Olivier Maillard poursuit avec un zèle édifiant tous les êtres dégradés qui font le courtage de la Prostitution et qui vivent à ses dépens; il les accable d’injures; il les signale à l’aversion de tous; il les cherche du regard, et il les désigne du geste, au milieu de son auditoire frémissant: «Dicatis, vos, mulieres, posuistis filias ad peccandum; vos, mulieres, per vestros tactus impudicos provocastis alios ad peccandum? et, vos, maquerellæ, quid dicitis? (Serm. 37.)» Celles à qui le fougueux cordelier s’adressait de la sorte, baissaient la tête en rougissant et cherchaient à échapper à cette pénitence publique qu’il leur faisait subir en les démasquant.

Il les interpelle, ces vieilles impures; il voudrait qu’on les écorchât vives: Estis hic antiquæ maquerellæ: si essetis scoriatæ, non essetis satis punitæ! (Serm. 41). Il les représente comme inspirées par le diable et il ne se dissimule pas qu’elles sont presque aussi nombreuses à Paris que les pauvres filles qu’elles mènent à mal: Hoc tangit etiam diabolicas mulieres provocantes alias ad maleficiendum. Habetis in ista civitate multas mulieres quæ provocant sorores suas ad immunditiam suam. (Serm. 39.) Mais, entre toutes ces viles créatures, celles qu’il déteste le plus, celles qu’il dévoue aux flammes de l’enfer, ce sont les mères qui travaillent elles-mêmes à la Prostitution de leurs filles sous prétexte de leur faire gagner une dot: «Suntne hic matres illæ maquerellæ filiarum suarum, quæ dederunt eas hominibus de Curia ad lucrandum matrimonium suum? (Serm. 1.)» Il regarde autour de lui, comme pour découvrir dans l’assemblée quelqu’une de ces mères dénaturées: toute l’assistance est émue et attend un arrêt. «Nous avons, reprend le prédicateur, nous avons plusieurs mères qui vendent leurs filles et sont les maquerelles de leurs filles, et leur font gagner leur mariage à la peine et à la sueur de leur corps! (Et faciunt eis lucrari matrimonium suum ad pœnam et sudorem sui corporis.)» Il fallait que cette Prostitution, la plus hideuse de toutes, fût bien fréquente alors, puisque les sermonnaires ne se lassent pas de la frapper d’anathème. Menot la dénonce, à peu près dans les mêmes termes que Maillard: «Les mères, dit-il, damnent leurs filles par les mauvais exemples qu’elles leur donnent, par le goût du luxe et des parures qu’elles leur inspirent, et par la trop grande liberté qu’elles leur laissent. Et ce qui est bien pis encore, et je ne le dis qu’en versant des larmes, elles vendent leurs propres filles à des pourvoyeuses de débauche! (Et quod plus est, quod et flens dico, numquid non sunt quæ proprias filias venundant lenonibus?)» Les prédicateurs sont tous d’accord sur cette horrible exploitation des filles à marier sous les yeux et à l’instigation de leurs parents. Maillard ne craint pas de dire aux mères de famille: «Mères qui donnez à vos filles des robes ouvertes et autres vêtements indécents, pour leur faire gagner leur mariage!» Et aux pères de famille: «Et, vous, bourgeois, n’est-ce pas pour prostituer vos filles, que vous leur donnez de beaux habits et que vous les fardez comme des idoles!»

Tout ce qui tenait de près ou de loin au commerce de la Prostitution se plaignait hautement des censures, souvent personnelles, que leur adressait le prédicateur du haut de sa chaire. Ainsi, Maillard, après avoir marqué au fer rouge les mères proxénètes, se tournait vers des dames qui chuchotaient entre elles: «Mesdames les bourgeoises, leur disait-il, n’êtes-vous pas du nombre de celles qui font gagner la dot à vos filles à la sueur de leur corps (ad sudorem corporis sui)?» Les femmes de folle vie le conjuraient de ne plus parler d’elles et de s’attaquer, par exemple, aux barbiers et aux apothicaires. «Je vous ai dit, reprenait l’indomptable Maillard, que telle demoiselle est une courtière de débauche; il en est beaucoup d’autres qu’on ne connaît pas et que je vous dénoncerai de même (Dixi vobis quæ domicella quædam est maquerella, et sunt multæ secretæ de quibus etiam loquar.» (Serm. 41.) Les sermons du terrible jacobin produisaient un tel effet dans le monde de la débauche, que les filles publiques disaient à leurs amants: «Vous êtes allé entendre ce prédicateur? Je vois bien maintenant que vous deviendrez chartreux et que vous n’aurez plus souci des femmes!» (Quadrages., serm. 39.)

Ces sermons nous apprennent qu’à cette époque les proxénètes de sexe masculin n’étaient pas moins dangereux que les femmes dégradées qui faisaient ce vilain métier. Le prédicateur prend sans cesse à parti les lénons et les maquereaux (lenones et maquerelli), que les gens riches, les membres du parlement, les abbés et les chanoines employaient au service de leurs amours illicites. On voit, en plusieurs endroits, que les prostituées avaient des souteneurs et des pourvoyeurs, qui allaient par la ville leur chercher des chalands: Et, vos, meretrices, dit-il dans son 43e sermon quadragésimal, quando lenones vestri querunt quod juvetis ac diligatis eos magis quam alios. Il les appelle, ailleurs, procureurs (procuratores). Il ne rejette pas sur eux toute la responsabilité du péché qu’ils provoquent, car il blâme un pénitent qui s’excuse d’avoir commis la faute en l’attribuant à quelqu’un de ces misérables vendeurs de chair humaine: Ille enim qui habuit unam juvenculam per medium alicujus maquerelli, non debet se excusare super eum, sicut nec illa quæ dixit quod fuit tentata; itaque tentator compulit eam facere quod voluit, sicut aliquis ribaldus vel leno. (Serm. 37.) Il invite ces lénons, qui foulent aux pieds la croix de Jésus-Christ, à se repentir et à échapper ainsi à la damnation éternelle: Audite, o pauperes peccatores, blasphematores, usurarii et lenones, et, vos etiam, viles meretrices, timetisne damnari? (Serm. 1.) Michel Menot, qui fait souvent comparaître dans ses sermons ces ignobles intermédiaires de la débauche, ne les convie pas à résipiscence, comme s’il n’était que trop convaincu de leur endurcissement: il les abandonne impitoyablement aux tourments de l’enfer. Voici comment il les traite dans son jargon macaronique: «Est una maquerella quæ posuit multas puellas au mestier; ad malum ibit, elle s’en ira le grand galot ad omnes diabolos. Estne totum? Non, elle n’en aura pas si bon marché, non habebit tam bonum forum, sed omnes quas incitavit ad malum servient ei de bourrées et de coterets pour lui chauffer ses trente costes!» (Serm. quadrages., 2.)

Olivier Maillard, dans un sermon prononcé à Saint-Jean en Grève, le lundi avant le premier dimanche de l’avent, nous fait un curieux tableau du rôle que jouaient les lénons dans les affaires de trafic amoureux. Il raconte qu’un de ces agents de Prostitution (aliquis maquerellus) est chargé de porter de la part d’un président de Cour une belle bague à quelque femme de plaisir: il y en a cinq que l’envoyé doit voir l’une après l’autre, la première est Picarde, la seconde Poitevine, la troisième Tourangelle, la quatrième Lyonnaise, et la cinquième Parisienne. Il se rend chez la première et frappe à sa porte, en disant: Trac, trac, trac. La servante vient et demande: «Qui est là?—Ouvrez, dit le messager, et dites à madame que je suis le serviteur de tel seigneur, et que je veux lui parler.» La chambrière retourne près de sa maîtresse, qui ne veut pas donner audience à cet envoyé, et qui lui fait dire de se retirer. «Cette femme est bonne!» s’écrie le prédicateur. Le courtier d’amour va ensuite frapper à la porte de la Poitevine; la servante ouvre, et il est admis chez la dame, qui lui répond: «Dites à votre maître que je ne suis pas ce qu’il croit (Dicatis magistro vestro quod non sum talis seu de illis).» «Cette seconde femme est bonne aussi! objecte le prédicateur, mais moins bonne que la première.» L’envoyé va chez la troisième; il entre, il lui montre la bague. «Certes, dit cette femme, votre bague est très-belle, et elle me plaît beaucoup.—Elle est à vous, si vous voulez, reprend l’homme.—Je n’en veux pas, réplique-t-elle, car je crains que mon mari ne la voie.» «Cette femme est mauvaise!» s’écrie le prédicateur; car elle consent d’intention, quoique la crainte du scandale l’empêche d’en venir au fait.» Le proxénète est encore mieux accueilli par la quatrième, qui lui dit: «La bague est belle, mais j’ai un très-méchant mari; s’il savait ce qu’on exige de moi, il me casserait la tête; je ne ferai donc pas ce que désire M. le président.» «Cette femme ne vaut rien, ajoute le prédicateur, parce que ce n’est pas la crainte de Dieu, mais celle de son mari, qui la retient.» L’envoyé arrive enfin chez la cinquième, qui est née à Paris et qui y a fait son éducation. Elle garde la bague et dit au serviteur: «Avertissez votre maître que mercredi mon mari doit s’absenter, et que ce jour-là j’irai rendre visite à M. le président.» «Cette femme, dit Olivier Maillard en toussant à plusieurs reprises, cette femme est plus mauvaise que les quatre autres!»

C’est surtout contre l’incontinence des prêtres et des religieux, que tonnent les prédicateurs, et l’on comprend qu’en ne faisant pas grâce aux impuretés et aux scandales du clergé séculier et régulier, ils se soumettaient à l’opinion générale. La conduite de beaucoup d’ecclésiastiques devait être, à cette époque, si honteuse et si dépravée, que fermer les yeux sur elle, c’eût été l’approuver. Olivier Maillard est inflexible à l’égard des gens d’église qui ont des concubines à pain et à pot ou qui hantent les femmes de mauvaise vie. Il ne craint pas de dire qu’un évêque ou un abbé, en fréquentant une maison, déshonore les personnes qui l’habitent. Il parle donc à chaque instant de sacerdotes concubinarii ou fornicarii. Il tance les femmes qui s’abandonnent aux moines et aux curés (vos, mulieres, quæ datis corpus vestrum curialibus, monachis, presbyteris. Serm. 36). Il maudit ceux qui entretiennent des filles et qui célèbrent la messe (ecclesiasticis tenentibus meretrices publicas et celebrantibus. Serm. 20); ceux qui font des cadeaux à leurs prostituées (certe credo quod libenter enim dant meretricibus. Serm. 57); ceux qui donnent des chaînes et des robes à queue à leurs pénitentes, et que celles-ci gagnent à la peine de leur corps (Serm. 39); ceux qui font de leurs clercs de vils agents de Prostitution; ceux qui, dans leurs banquets, tiennent des propos obscènes; ceux qui se chargent de la dot des filles à marier; ceux enfin qui commettent mille abominations.

Michel Menot n’est pas moins explicite sur les débordements des ecclésiastiques: Il défend de donner l’eucharistie aux servantes des prêtres, lesquelles ne sont que leurs concubines. Il nous montre des filles séduites par les prêtres, qui les enferment (est filia seducta quæ fuit per annum reclusa cum sacerdote cum poto et cochleari, à pot et à cuiller). «Il dit aussi en quelque endroit, rapporte Henri Estienne, que, quand les gendarmes entroyent es villages, la première chose qu’ils cerchoyent, c’estoit la putain du curé ou vicaire; mais, au regard des prélats (à ce qu’on peut juger par ce qu’en dit ce prescheur), on eust bien fait d’advertir depuis un des bouts de la ville jusques à l’autre: «Gardez bien vostre devant, madame ou mademoiselle!» Car, outre celles qu’ils entretenoyent en leurs maisons, ils avoyent leurs chalandes par tous les endroits de la ville; mais ils prenoyent plaisir à faire les conseilliers cornus surtout. Et le bon estoit qu’il faloit toujours que les grosses maisons eussent un prélat pour compère; de sorte que souvent il advenoit que le mari prenoit pour compère celuy qui estoit jà père, sans qu’il en sceust rien.» Les prédicateurs parlent, avec plus de réserve, des mœurs dissolues de certains couvents de femmes; mais ils en disent assez pour qu’on devine la Prostitution qui s’y cachoit quelquefois. «Théodoric de Niem, dit Dulaure dans son Histoire de Paris, nous apprend que les couvents de religieuses étaient des espèces de sérails à l’usage des évêques et des moines; qu’il en résultait plusieurs enfants qu’on érigeait en moines; que quelques religieuses se faisaient avorter, que d’autres tuaient leurs enfants, etc.» (Nemoris Unionis tractatus, VI, ch. 34.) Olivier Maillard avait donc raison de s’écrier: «Puissions-nous avoir d’assez bonnes oreilles pour entendre la voix des enfants jetés dans les latrines ou dans les rivières!»

La démoralisation devait être bien grande, puisque Maillard n’osait pas même s’exprimer ouvertement sur les incestes et les autres péchés de paillardise qu’il reprochait à son époque: Taceo de adulteriis, stupris et incestibus et peccatis contra naturam. Gabriel Barletta, qui ne fut en quelque sorte que l’écho de Maillard et de Menot en Italie, est moins réservé à cet égard, parce qu’il s’adressait à des Italiens: O quot sodomitæ, o quot ribaldi! s’écriait Barletta, qui n’hésitait pas à devenir technique dans cet affreux sujet: Hoc impedimento impedit diabolus linguam sodomitæ, qui cum pueris rem turpem agit. O naturæ destructor! impeditur ille qui cum uxore non agit per rectam lineam; impeditur qui cum bestiis rem agit turpem. Barletta trouvait sans doute la chose plaisante, puisqu’il joue sur le mot carnalitates, dont il fait cardinalitates, par allusion aux cardinaux, qu’il accusait surtout de ces turpitudes. Maillard s’efforce aussi de corriger les erreurs de la chair, ad domandum carnis vitia; mais il n’attaque pas en détail les péchés de luxure; il reproche seulement aux ribauds de vivre comme des porcs (vos, meretrices et paillardi, qui vivitis sicut porci. Serm. 57). Il a honte de son siècle, et parfois il détourne les yeux avec dégoût, en s’écriant: «O mon Dieu, je ne croy point que, depuis l’incarnation de Nostre-Seigneur Jésus-Christ, la luxure ait autant regné en tout le monde qu’elle règne maintenant à Paris!»

On peut dire avec certitude que les progrès de la Prostitution furent le résultat immédiat des progrès du luxe: la coquetterie et la vanité. Les femmes servirent à les pousser au vice, et ce fut bientôt un trafic général de débauche, pour subvenir aux dépenses de la toilette et aux fantaisies de la mode: «Vous direz peut-être, mesdames, s’écriait Menot en les montrant au doigt, vous direz: «Nos maris ne nous donnent pas telles robes, mais nous les gagnons à la peine de notre corps! A trente mille diables telle peine!» L’histoire des mœurs nous prouve que de tout temps il a existé un niveau proportionnel et relatif entre le luxe et la Prostitution. «Luxe et luxure sont frère et sœur,» disait le petit père André, dans un de ses joyeux sermons.

CHAPITRE XXIX.

Sommaire.—La cour est «l’enseigne des mœurs du peuple.»—Les petits imitent les grands.—La malice du vulgaire.—Blanche, mère de saint Louis, et son chevalier Thibaut, comte de Champagne.—Chanson des écoliers de Paris sur le Légat.—La cour de France sous les successeurs de Louis IX.—Chanson de la tour de Nesle.—La cour vertueuse de Charles V.—Dépravation de la cour de Charles VI.—Les passes de lubricité, au tournoi de Saint-Denis.—La chambre des portraits, à l’hôtel Barbette.—Usage des masques et des habits dissolus.—Le ballet des Ardents.—Les deux Augustins de l’hôtel des Tournelles.—Les sermons de Jacques Legrand.—Colère d’Isabeau de Bavière et de sa cour.—Punition de ses favoris et de ses complices.—La petite reine Odette.—Les amours du duc d’Orléans.—Le sire de Canny et sa femme.—La cour de Charles VII et ses ébattements.—La demoiselle de Fromenteau.—Agnès Sorel sauve le roi et la France, par un bon conseil.—Quatrain de François Ier.—Les Parisiens insultent la concubine du roi.—Les mascarades de cour.—Le momon.—La fête des Fous et les Barbatoires.—Arrêts contre les masques.—La fête de Conardie.—Le jour des Innocents.—Usage original.—Une épigramme de Marot.—Libertinage d’esprit.—Les Advineaux amoureux.—Coutume indécente de la nuit des noces.—Le mariage d’Hercule d’Est avec Renée de France.—L’honor della citadella.—Le pilori du mariage.

La cour de France a été autrefois, suivant une vieille expression, «l’enseigne des mœurs du peuple.» C’était la cour qui servait de modèle pour le mal comme pour le bien. C’était elle qui, par son exemple, corrompait ou purifiait la moralité publique. Le commun, ainsi qu’on appelait alors tout ce qui ne participait point aux prérogatives de la noblesse, avait les yeux toujours fixés sur la conduite des grands, et il tenait à honneur de les imiter en toute chose, pour s’assimiler autant que possible à leur caste privilégiée. La Prostitution n’avait pas plutôt paru à la cour, qu’on la voyait se montrer effrontément à la ville. Voilà pourquoi les époques les plus dissolues furent toujours celles où la licence et la dépravation de la cour eurent la plus triste influence sur les mœurs du pays.

On comprend avec quelle rigueur le souverain devait alors veiller au maintien de la décence et de la chasteté dans l’intérieur de sa maison, car il se trouvait, en quelque sorte, responsable des scandales qui avaient un si funeste résultat, puisque les citoyens semblaient invités à copier les vices dont on les rendait témoins. Souvent, il est vrai, la calomnie, ardente et prompte à répandre son venin sur tout ce qui brille, s’attaquait injustement à quelques réputations irréprochables; mais, si c’était assez pour amuser la malice du vulgaire, cela ne suffisait pas pour l’autoriser à se jeter dans les excès qu’il condamnait comme de honteuses exceptions. Ainsi, à la cour de Louis IX, où les mœurs étaient aussi régulières que pouvait les faire la rigidité du saint roi, la calomnie avait osé porter atteinte à la bonne renommée de sa mère, et, pourtant, ce ne fut pas Thibaut, comte de Champagne, qui décria ainsi la reine Blanche de Castille. On savait bien que la passion du gentil comte de Champagne ne causait aucun préjudice à l’honneur conjugal du roi Louis VIII; c’était, de la part du comte, une affaire de trouvère: il avait choisi pour sa dame la reine Blanche, et il composait, pour elle, des chansons amoureuses qu’il faisait écrire sur les murailles de ses châteaux de Troyes et de Provins, et qu’il chantait lui-même en s’accompagnant de la rote ou de la vielle; mais tout se bornait là, et le peuple le savait bien. Mais la reine Blanche, si pieuse et si austère qu’elle fût, passait pour avoir des relations moins innocentes avec le cardinal Romain, légat en France. Or les écoliers de l’Université de Paris, qui avaient eu à se plaindre de l’intervention de la cour de Rome dans leurs querelles avec l’autorité ecclésiastique, se vengèrent du Légat, en le chansonnant dans ce distique léonin, que Mathieu Pâris nous a conservé dans sa Chronique:

Heu! morimur strati, vincti, mersi, spoliati!
Mentula Legati nos facit ista pati!

Les prétendues amours du Légat avec Blanche de Castille n’eurent pas d’autre effet moral sur le populaire, qui avait sous les yeux, comme un imposant contraste, la prudhommie du jeune roi, la sévérité de ses établissements, et la vertueuse école de son entourage.

Sous les successeurs de Louis IX, la cour de France conserva les traditions d’honnêteté qu’elle devait surtout au règne de ce pieux monarque. Les différents rois qui se succédèrent, depuis Philippe le Hardi jusqu’à Charles V, se firent un point d’honneur, selon une vieille expression consacrée, de ne point entacher l’éclatante pureté des Lis; ils furent sinon austères dans leurs mœurs, du moins très-rigides à l’égard des mœurs de leur cour. Ainsi, comme nous l’avons vu, Philippe le Bel n’épargna pas ses trois brus, les héroïnes de la tour de Nesle, et leur emprisonnement, suivi sans doute d’un procès à huis clos, prouva au peuple que le manteau fleurdelisé n’était pas fait pour couvrir la Prostitution. Philippe le Bel donnait ainsi, aux dépens de sa propre famille, satisfaction aux sentiments moraux de ses sujets, qui perpétuèrent le souvenir des horribles débauches de Marguerite de Bourgogne, par une chanson dont le refrain est arrivé jusqu’à nous dans la bouche des nourrices et des enfants. On raconte que les écoliers, qui passaient devant la tour de Nesle pour se rendre au Pré-aux-Clercs, lieu ordinaire de leurs promenades et de leurs ébats, chantaient à voix basse: La Tour, prends garde de te laisser abattre! Cependant cette tour, qui avait été le théâtre des orgies de trois princesses ou d’une seule, que l’histoire n’a pas suffisamment désignée entre les trois, ne fut abattue qu’au milieu du dix-septième siècle.

La cour de Charles V n’était pas moins recommandable que celle de saint Louis, et l’on peut supposer qu’elle exerça une salutaire influence sur les mœurs publiques; car non-seulement le sage roi avait pris soin d’y entretenir les vertus qui découlent de la noblesse de corage, mais encore il avait voulu que les dames de Paris eussent de fréquents rapports avec les dames de la cour, afin qu’elles devinssent plus parfaites, en s’efforçant mutuellement de se surpasser dans le bien. Christine de Pisan dit que les femmes d’estat de Paris étaient mandées à l’hôtel Saint-Pol, quand le roi ou la reine y tenait cour plénière; la reine, qui était belle, bonne et gracieuse, les recevait courtoisement: on dansait, on chantait, on faisait joyeuse chère, mais tout se passait «pour l’honneur et révérence du roy.» L’historiographe des faits et bonnes mœurs de Charles V nous fait observer que, de la noblesse de cœur, naissent les bonnes mœurs et les actions vertueuses, l’éloignement de toutes mauvaises habitudes et œuvres vilaines, l’abondance des grâces, la louange, l’honneur, l’amour, la courtoisie, la charité, la paix et la tranquillité.

Mais, à la mort du roi, l’aspect de la cour changea tout à coup, comme si la pudeur et la chasteté avaient suivi Charles V dans la tombe. Le jeune roi Charles VI et surtout son frère Louis, duc d’Orléans, étaient impatients de plaisirs, et ils ne furent que trop encouragés dans leurs penchants libertins par leurs quatre oncles, les ducs d’Anjou, de Bourbon, de Bourgogne et de Berry, qui avaient supporté avec contrainte la tyrannie morale de leur vertueux frère. Tous les historiens s’accordent à dire que la Prostitution sembla s’être déchaînée sur la cour de France depuis le mariage de Charles VI avec Isabeau de Bavière. Nous avons déjà parlé (t. IV, p. 314) des épouvantables désordres qui signalèrent le fameux tournoi de Saint-Denis, en 1389. «Ces joutes, d’après l’expression pittoresque d’un contemporain, devinrent des passes de lubricité (lubrica facta sunt).» Dans la dernière nuit de la fête, tout le monde se masqua, et cette mascarade favorisa d’étranges déportements; on avait commencé par des postures indécentes, on en vint à des actes de débauche, et, si l’on en croit le chroniqueur, il n’y eut presque personne qui ne trouvât à se contenter, «aussi bien les filles et les femmes, que les hommes.» Ce fut, dit-on, dans le vertige de cette nuit-là, que le duc d’Orléans put rencontrer sous le masque Isabeau de Bavière, femme du roi, son frère, et Marguerite de Bavière, femme de son cousin, Jean de Bourgogne. «Et estoit commune renommée, dit Jean Juvénal des Ursins dans son Histoire de Charles VI, que desdites joûtes estoient provenues des choses deshonnestes en matière d’amourettes, et dont depuis beaucoup de maux sont venus.»

Le duc d’Orléans était un débauché qui ne se lassait pas de séduire toutes les femmes qu’il convoitait. Il ne se bornait pas aux grandes dames; il faisait enlever des filles de basse condition, et il en triomphait de gré ou de force. Du Haillan rapporte que ce prince avait dans son hôtel Barbette une chambre toute remplie des portraits de ses maîtresses: le portrait d’Isabeau de Bavière s’y trouvait à côté de celui de sa parente, Marguerite de Bavière, duchesse de Bourgogne. Le duc Jean-sans-peur pénétra dans cette chambre et y vit le portrait de sa femme; il jura de se venger, et, peu de temps après, il assassinait le duc d’Orléans, à deux pas de son hôtel, dans la rue Barbette. Louis d’Orléans, qui avait pourtant une épouse si digne d’affection et de respect, cette belle et gracieuse Valentine de Milan dont aucun nuage n’a terni la réputation, fut constamment l’âme des ébattements et des folâtreries de la cour, depuis la démence de son frère comme auparavant. Il n’était que trop bien secondé par la reine, qu’il avait débauchée et qui en débaucha bien d’autres à son tour. Les mascarades faisaient alors le principal divertissement de la cour, et ceux qui y figuraient «en masque et en habits dissolus» avaient recours à ce déguisement pour «jouir de leurs amours.» Une mascarade de cette espèce, au carnaval de 1393, se termina d’une manière tellement sinistre, que les compagnons de débauche du roi y virent un avertissement du ciel et se tinrent pour convertis pendant quelques jours.

Ce terrible ballet des Ardents a jeté comme une sombre lueur sur tout le règne de Charles VI, qui retomba en démence à la suite de l’événement. C’était un bal qui se donnait à l’hôtel Saint-Pol, en l’honneur du mariage d’une dame d’honneur de la reine. La mariée avait eu déjà trois maris, et, selon un vieil usage très-répandu en France, il s’agissait de livrer aux épreuves d’un charivari cette veuve qui convolait en quatrièmes noces. «C’est un usage ridicule, dit le chroniqueur anonyme de Saint-Denis, et contraire à toutes les lois de la décence et de l’honnêteté.» Mais néanmoins on avait coutume de faire droit à l’usage, en se déguisant avec des habits et des masques immodestes et en poursuivant de propos obscènes (ignominiosa verba) les deux époux, qui subissaient mille avanies. Le roi et cinq seigneurs de sa cour devaient être cette fois les acteurs du charivari. Ils se vêtirent, de la tête aux pieds, d’un costume de toile, étroitement serré, sur lequel on avait collé des étoupes avec de la poix; ils entrèrent ensuite dans la salle avec d’horribles cris, et coururent de tous côtés avec des gestes indécents; puis, ils dansèrent la sarrasine d’une si furieuse façon, qu’ils avaient l’air de démons. Le duc d’Orléans prit une torche et la jeta sur ces diables, qui s’enflammèrent à la fois: ils étaient enchaînés l’un à l’autre, et ils furent brûlés vifs, à l’exception du roi, qui parvint à rompre sa chaîne et qui se cacha sous la robe de la duchesse de Berry. Le chroniqueur fait un affreux tableau de la mort de ces malheureux: «Le feu, dit-il, consuma aussi les parties inférieures de leurs corps, et leurs membres virils (genitalia cum virgis virilibus frustatim cadentia), qui tombaient par lambeaux, inondèrent de sang le plancher de la salle.» (Traduction de M. Bellaguet: Chron. du Religieux de Saint-Denis, t. II, p. 69.) Charles VI fut sauvé miraculeusement, et il en remercia Dieu dans une procession solennelle où les princes allèrent nu-pieds, de la porte Montmartre à Notre-Dame.

La maladie du roi suspendit les fêtes et non les débordements de la cour. La reine et son amant le duc d’Orléans les protégeaient, en leur assurant l’impunité. Cependant, pour avoir l’air d’obéir à l’indignation publique, on fit une justice exemplaire de deux moines augustins, qui s’étaient présentés pour guérir le roi et qui n’avaient garde d’exécuter leur promesse: ces moines souillaient l’hôtel royal des Tournelles, où on les avait logés, par l’entremise d’infâmes lénons (per lenones infames); ils portaient le déshonneur dans les familles, et commettaient de continuels adultères qu’ils payaient avec l’argent du roi. Ces hypocrites furent dégradés, après avoir avoué leurs turpitudes, et décapités sur la place de Grève. Ils eurent pour vengeur un moine de leur ordre nommé Jacques Legrand (Jacobus Magnus), qui vint prêcher devant la reine, trois ou quatre ans plus tard: «Je voudrais, dit-il, noble reine, ne rien dire qui ne vous fût agréable; mais votre salut m’est plus cher que vos bonnes grâces, je dirai donc la vérité. La déesse Vénus règne seule à votre cour; l’Ivresse et la Débauche (commessacio) lui servent de cortége et font de la nuit le jour, au milieu des danses les plus dissolues. Ces maudites et infernales suivantes, qui assiégent sans cesse votre cour, corrompent les mœurs et énervent les cœurs.» Passant ensuite au luxe des vêtements, que la reine avait surtout contribué à introduire, il le censura énergiquement: «Partout, noble reine, s’écria-t-il avec véhémence, on parle de ces désordres et de beaucoup d’autres qui déshonorent votre cour. Si vous ne voulez pas m’en croire, parcourez la ville sous le vêtement d’une pauvre femme, et vous entendrez ce que chacun dit!»

Isabeau de Bavière eut peine à dissimuler sa colère; mais les demoiselles de sa suite s’approchèrent du prédicateur, et lui dirent qu’elles étaient étonnées de son audace: «Et moi, leur répondit Jacques Legrand, je suis bien plus étonné que vous osiez commettre d’aussi méchantes actions et même de pires, que révélerai pleinement à la reine, quand il lui plaira de m’entendre!» Un des officiers de la reine crut fermer la bouche à cet insolent: «Si l’on m’en croyait, dit-il, on jetterait à l’eau ce misérable.—Oui, sans doute, reprit hardiment le moine, il ne faudrait qu’un roi aussi méchant que toi pour ordonner un pareil crime.» Le roi parut très-satisfait des dures remontrances que le fougueux prédicateur avait adressées à Isabeau; mais il n’intervint lui-même qu’une seule fois dans les scandaleuses galanteries de la reine, ce fut en 1419, peu d’années avant sa mort, lorsqu’il fit juger et exécuter le chevalier Louis de Bourdon, qui passait pour être l’amant et le favori de madame Isabeau, comme on disait dans le peuple. «La reine, raconte le chroniqueur, avait mandé auprès d’elle un grand nombre d’hommes d’armes, qu’elle plaça sous le commandement des sires de Graville, de Giac et de Bourdon. Ces chevaliers, qui étaient chargés spécialement de veiller nuit et jour à sa sûreté, ainsi qu’à celle des dames de la cour, tenaient une conduite indigne de leur noblesse. Enrichis par les bienfaits de la reine, ils n’avaient pas craint de fouler aux pieds l’honneur de la chevalerie, et avec l’aide de leurs proxénètes (lenonum nutibus continuatis et blanditiis impudicis), ils étaient parvenus à séduire quelques dames de haute condition. Ce commerce adultère, auquel ils se livraient sans cesse et sans rougir, même pendant la semaine sainte, avait soulevé l’indignation des grands de la cour, qui conseillèrent au roi de faire un exemple. Voilà pourquoi Louis de Bourdon fut arrêté et emprisonné dans la tour de Montlhéry; puis, ramené à Paris et noyé secrètement, la nuit, dans la Seine, pour que le peuple ne parlât plus de son crime (ne super ejus scelere vulgus amplius loqueretur).

Charles VI, dans les premières années de son règne, avait eu des maîtresses à la foule, qui se disputaient ses préférences. Le maréchal de Boucicaut dit, à ce propos, que «la vue de tant de nobles et belles dames accroist le courage et la volonté d’estre amoureux.» Mais, du jour où il entra en frénésie, les médecins mirent ordre à l’abus qu’il faisait de ses forces physiques, et on éloigna de lui toutes les occasions illégitimes de dépenser sa prodigieuse ardeur érotique. La reine, dans ces circonstances délicates, se refusait aux devoirs que voulait lui rendre le pauvre roi en démence, elle s’échappait du lit ou repoussait avec dédain les caresses de son époux; celui-ci, furieux et outragé, se permettait quelquefois de la frapper. Ce fut pour se soustraire à ces exigences conjugales, que madame Isabeau imagina de choisir une victime qui se prêterait sans résistance au bon plaisir du roi. Cette victime se nommait Odette de Champdivers; elle était probablement de bonne maison, et le peuple, qui la plaignait, sans lui faire honte du rôle qu’elle avait accepté, la surnommait la petite reine. Odette couchait au pied du lit du roi, et quand elle entendait commencer la riote entre Charles VI et sa femme, elle se glissait dans la couche royale, pendant que Isabeau de Bavière en sortait. Le roi ne paraissait pas s’apercevoir qu’il y eût à ses côtés une autre femme que la reine, et pourtant il cessait de la battre, et il retrouvait parfois la raison dans les bras de la petite reine. Celle-ci employait son influence auprès du malheureux roi, pour le forcer à changer de linge et à se soumettre à des ablutions nécessaires de propreté.

On a supposé, avec quelque apparence de probabilité, que la démence du roi était la conséquence naturelle des excès, auxquels il s’était livré dans sa jeunesse. Cependant son frère, le duc d’Orléans, qui avait eu autant de maîtresses qu’il y a de jours en l’an, pour nous servir de l’expression pittoresque du petit peuple à cette époque, ne donna jamais de symptômes de folie. Il ne se piquait pas, d’ailleurs, d’être un modèle de prudence et de raison; il se permettait même des gaîtés qui témoignaient de son imaginative en fait de libertinage. Sauval, dans ses Amours des rois de France, a raconté l’aventure de la dame de Canny, comme une preuve du dévergondage des mœurs de la cour de Charles VI; mais nous ignorons la source originale où l’historien des Antiquités de Paris a puisé son récit, et nous croyons que la tradition en a fourni les détails, sinon le fait principal. Le duc d’Orléans aimait passionnément la dame de Canny; le mari de cette dame ne soupçonnait rien de cette intrigue, qui faisait l’entretien de tout le monde, non-seulement à la cour, mais dans le public. Un matin, le duc et sa maîtresse, qui avaient passé la nuit ensemble, entendirent la voix du sire de Canny qui demandait à voir le prince. Celui-ci ordonna qu’on le fît entrer; mais auparavant il avait caché sous le drap et la couverture le visage de la dame. Le sire de Canny ayant été introduit, le duc offrit de lui montrer le plus beau corps qu’il eût jamais vu, à condition toutefois qu’il ne chercherait pas à connaître la personne qui était dans le lit. Là-dessus, Louis d’Orléans découvre cette femme toute nue et permet au pauvre mari de la considérer à son aise, de l’admirer dans ses plus secrètes beautés et même de la toucher, pour mieux apprécier ce qu’elle vaut. Canny est charmé de ce qu’il voit; son admiration s’exprime avec une chaleur qui fait rire aux larmes le duc d’Orléans. On riait aussi sous la couverture. La nuit suivante, le sire de Canny, qui partage le lit de sa femme, ne se lasse pas de lui décrire ce qu’il a vu; et la femme, de rire des transports qu’elle ne se vante pas d’avoir inspirés. Elle en rit encore le lendemain avec son amant. Toute la cour se divertit de l’aventure, qui ne fut un mystère que pour le mari trompé et cocquard.

La cour de Charles VII, du moins dans les premiers temps, ne différait pas de celle de son père; il était même plus ardent pour le plaisir, que Charles V ne l’avait jamais été; mais le plaisir, comme il l’entendait, consistait moins en orgies licencieuses qu’en galanteries et en folâtres ébattements; c’était de la vraie chevalerie, quoique plus raffinée et plus relâchée que celle du siècle précédent; il ne donnait pas l’exemple de la débauche à ses courtisans, car il comprenait l’amour des dames à la façon des anciens chevaliers et il accompagnait ce parfait amour, de tournois, de joutes, d’emprises et de fêtes chevaleresques. Les Anglais étaient maîtres de son royaume, et le roi d’Angleterre régnait à Paris, tandis que Charles VII, dans sa petite cour de Bourges, ne songeait qu’à rompre des lances en l’honneur des dames, à lire des romans, à danser aux chansons et à chasser au vol et à courre. Il avait une maîtresse et il n’en eut jamais d’autre, depuis qu’il en devint éperdument amoureux. La belle Agnès Sorel était d’abord attachée à la maison de la reine Marie d’Anjou, et pendant les cinq premières années que la demoiselle de Fromenteau, comme on l’appelait à la cour, passa auprès de la reine, on ignora qu’elle avait captivé le cœur du roi. Ce secret fut révélé par la faveur, dont jouit tout à coup la famille Sorel ou Soreau, et par les «grans et excessifs atours de robes fourrées, de colliers d’or et de pierres précieuses,» que cette demoiselle ne craignit pas de porter dans les cérémonies, où elle éclipsait par le luxe de sa toilette les plus nobles dames. Alors, dit Monstrelet dans sa Chronique, «il fut commune renommée que le roy la maintenoit en concubinage.» Agnès Sorel paraît avoir été plus jolie que belle, plus séduisante qu’imposante; son caractère était enjoué et sa conversation divertissante (lepida et faceta, dit le chroniqueur Gaguin). La passion de Charles VII pour la belle Agnès ne fut donc pas indigne d’un roi de France, si l’on considère que cette passion décida seule le petit roi de Bourges à reconquérir sa couronne et à chasser de France les Anglais. Un jour que Charles consultait un astrologue sur la destinée d’Agnès, l’astrologue répondit que cette belle demoiselle devait être longtemps aimée d’un grand et puissant monarque. Aussitôt Agnès se lève, et saluant le roi: «Sire, lui dit-elle gravement, je vous supplie de permettre que je m’en aille à la cour du roi Henri, car il faut bien que je remplisse ma destinée. C’est le roi anglais que la prédiction m’ordonne de servir; aussi bien est-il déjà le vrai roi de France, tandis que vous êtes à peine le roi de Bourges.» Charles VII fut frappé de la justesse du reproche que lui adressait une si belle bouche, il eut honte de son abaissement, et, pour plaire à Agnès, pour être estimé d’elle, il n’eut pas de repos, que la France ne fût délivrée de l’oppression des Anglais, et qu’il ne se fût fait sacrer à Reims.

Le service qu’Agnès avait rendu à la royauté des lis et à la France méritait bien d’effacer ce qu’il y eut d’illégitime dans sa liaison avec Charles VII. François Ier voulut réhabiliter la mémoire d’Agnès, par ce quatrain, qui est un document historique à l’appui de la tradition:

Gentille Agnès, plus d’honneur tu mérite,
La cause estant la France recouvrer,
Que ce que peut dedans un cloistre ouvrer
Close nonnain ou bien devot hermite.

Mais l’opinion des contemporains n’était pas aussi favorable à la belle Agnès, qui ne pouvait, quoi qu’elle fît, se relever de l’abjection d’une prostituée, vis-à-vis de la morale publique. Quand elle osait paraître en public, la foule se pressait sur son passage, mais on ne lui épargnait pas les regards dédaigneux, les quolibets moqueurs et les injures menaçantes. Elle vint une seule fois à Paris, vers la fin d’avril 1448, et elle en partit, peu de jours après, en disant, des Parisiens, «que ce n’estoyent que villains, et que, se elle eust cuidé que on ne luy eust fait plus grand honneur qu’on ne luy en fist, elle n’y eust jà entré ne mis le pié.» Le Bourgeois de Paris, qui a consigné dans son journal l’arrivée d’Agnès à Paris, rapporte qu’on «la disoit estre aimée publiquement du roy de France, sans foy et sans loy, et sans vérité à la bonne royne qu’il avoit espousée; et bien apparoist qu’elle menoit aussi grant estat comme une comtesse ou duchesse, et alloit et venoit bien souvent avec la bonne royne, sans ce qu’elle eust point honte de son péché, dont la royne avoit moult de douleur en son cueur.» Charles VII respectait assez l’opinion, pour ne pas avouer hautement le commerce adultère qui existait depuis dix-huit ou dix-neuf ans entre lui et Agnès; il avait eu d’elle quatre filles, dont trois vivaient et portaient le titre de France, comme les enfants légitimes du roi; lors de la naissance de la première de ces quatre filles, laquelle mourut peu de jours après, «Agnès, dit Monstrelet, desclara qu’elle estoit du roy et la luy donna comme au plus apparent; mais le roy s’en est toujours excusé et n’y clama oncques rien. Elle le pouvoit bien avoir emprunté d’ailleurs.» Mais Charles VII reconnut ses trois autres bâtardes, qui furent bien apanagées et bien mariées sous le règne de Louis XI. On doit croire, cependant, que, du vivant de leur père, elles n’avaient pas paru à la cour, et que leur naissance était même à peu près ignorée, puisque des historiens, tels que Jean Chartier et Enguerrand de Monstrelet, ont osé soutenir que rien n’était plus innocent que la liaison d’Agnès Sorel avec le roi: «L’amour que luy monstroit le roy, dit Monstrelet, n’estoit que pour les folies, esbattemens, joyeusetez et langage bien poly qui estoit en elle.» Si Charles VII se défendait d’avoir une maîtresse en titre d’office, ce sentiment de pudeur de sa part prouve qu’il sentait la nécessité pour un roi de donner l’exemple des bonnes mœurs, et qu’il ne voulait pas que sa cour fût décriée comme un repaire de Prostitution. On peut induire de là que cette cour s’était amendée, surtout dans les dernières années de la vie du roi, qui devint, en vieillissant, triste, morose et solitaire.

Le peuple de Paris se rappelait toujours avec horreur le ballet des Ardents, et les mascarades obscènes qui avaient eu pour théâtres les hôtels du roi, de la reine et des princes; il s’était fait sans doute de ces passe-temps de cour une idée tout à fait exagérée, car il vit, dans les malheurs qui désolèrent le règne de Charles VI, une punition des impiétés et des infamies que ce malheureux roi avait autorisées de son exemple. Il est assez probable, toutefois, que les mascarades, à cette époque, n’étaient pas de simples déguisements inventés pour la récréation des yeux; ces déguisements avaient toujours quelque chose d’impudique: tantôt certaines parties du corps, que la pudeur invite à dissimuler, se trouvaient mises en évidence, sinon découvertes; tantôt le masque lui-même offrait, au lieu des traits de la physionomie humaine, les attributs monstrueux du sexe masculin; tantôt la marotte ou momon, qui était inséparable du masque, représentait une figure priapique; tantôt les oripeaux dont se couvrait le porteur de momon étaient tout bariolés d’images et de devises indécentes. Ce n’est pas tout, ces habits dissimulés et dissolus étaient, pour les hommes qui s’en affublaient, des moyens de satisfaire leurs passions, sans être reconnus; de là, des femmes violées ou insultées. Les amoureux qui étaient d’intelligence se servaient aussi de ces masques et de ces travestissements, pour communiquer ensemble et pour en venir aux dernières privautés, sous les yeux d’un père ou d’une mère, d’un mari ou d’une épouse, en face de toute la cour.

Ce n’était pourtant pas la cour qui avait imaginé ces mascarades: elle n’avait fait que les imiter de celles de la fête des Fous, qui fut célébrée, au moyen âge, dans la plupart des églises et des couvents de la chrétienté, et qui descendait en ligne directe des saturnales du paganisme. Cette fête des Fous n’avait pas encore disparu au quinzième siècle, malgré les efforts de l’épiscopat, qui cherchait en vain à la détruire depuis l’établissement de la religion chrétienne dans les Gaules. Grégoire de Tours, dans son Histoire des Francs (liv. X, ch. 16), mentionne un arrêt épiscopal rendu contre les religieuses de Poitiers qui avaient célébré les barbatoires. On appelait ainsi la fête des Fous, à cause des masques à barbe, hideux et fantastiques, dont les acteurs de cette fête se couvraient le visage. «Le 1er janvier, jour de la Circoncision, la cathédrale de Paris était envahie par une foule de gens masqués, qui la profanaient par des danses immodestes, des jeux défendus, des chansons infâmes, des bouffonneries sacriléges et par mille excès de toute espèce jusqu’à l’effusion du sang. Les prêtres et les clercs étaient les instigateurs et les complices de ces scandaleuses mascarades, qui se répandaient par les rues et jetaient le désordre dans toute la ville.» (Voy., dans le Moyen âge et la Renaissance, le chap. de la Fête des Fous, par P. Lacroix.) L’évêque Eudes de Sully eut beau menacer d’excommunication quiconque, prêtre ou laïque, prendrait part à ces honteuses orgies, qui se renouvelaient chaque année sous le nom de liberté de décembre; la fête des Fous ne fut célébrée qu’avec plus de fureur et d’éclat, dans son église. Il fallut enfin que l’autorité civile vînt en aide à l’autorité ecclésiastique, pour faire cesser ou plutôt pour restreindre des excès, qui ne se bornaient pas à l’élection d’un pape ou d’un évêque des Fous, par ceux qui s’intitulaient ses suppôts, et qui se soumettaient à ses joyeuses prescriptions pendant toute la durée de son mandat folâtre. Cependant cette fête des Fous, si variée dans ses noms, dans ses coutumes et dans sa liturgie burlesque, ne fut définitivement supprimée en France, qu’au milieu du dix-septième siècle.

Le peuple prenait un singulier plaisir aux montres grotesques qui étaient l’accessoire obligé de toutes ces fêtes carnavalesques; le peuple a toujours aimé l’extraordinaire, et il quittait tout, travaux et affaires, pour voir passer dans la rue une cavalcade d’hommes bizarrement vêtus et masqués. Si la police n’était pas intervenue dans l’intérêt de l’ordre public, les masques et tes travestissements se fassent multipliée avec les crimes et les désordres qu’ils ne favorisaient que trop. Il y eut, pour les défendre, de nombreux édits des rois et des parlements. On de fait une idée des indécences qui se commettaient sous prétexte de mascarades, en lisant ce passage dans Sauvai: «Présentement, à la fin de l’année (décembre 1502), les masques ne courent plus les rues déguisés en foux, tenant en main des bastons farcis de paille ou de bourre et faits comme des priappes, dont ils frapoient tout ce qui se rencontroit en leur chemin.» (Antiq. de Paris, liv. XII, p. 651.)

Une des variantes les plus licencieuses de la fête des Fous s’était établie, au quatorzième siècle, en Normandie, notamment à Evreux et à Rouen: les gens de Conardie, confrères de Saint-Barnabé, élisaient un chef, nommé l’abbé des Conards, qui visitait ses États, monté sur un âne, coiffé d’un coqueluchon vert à houppes, brandissant sa marotte comme un sceptre, et entouré de ses conards. Cet abbé des Conards appelait à son tribunal toutes les causes graveleuses, prononçait des arrêts en matière conardante, et tirait ses arguments du célèbre Évangile des Connoilles, vieux et naïf répertoire de sales équivoques et d’aphorismes libres. L’indécent abbé conserva sa juridiction gaillarde dans la ville de Rouen, jusqu’à la fin du seizième siècle, où il fit encore la montre de ses sujets, qui s’appelaient les conards et non les cornards, comme on a essayé de les rebaptiser pour la décence de l’étymologie, et qui ne s’offensaient pas d’être appelés Innocents par les honnêtes gens, qui craignaient de souiller leur bouche d’un mot grossier. Conard (conardus) était synonyme de sot ou fou (stultus et fatuus); mais ce vilain synonyme, qui porte avec lui le stigmate de son origine populaire, s’explique naturellement par un proverbe, que l’auteur du Moyen de parvenir n’a pas oublié de recueillir dans le vieil arsenal de la joyeuseté gauloise: on disait alors, et on dit peut-être encore aujourd’hui dans la langue ordurière des halles: sot comme un c....

Cette fête extravagante des Innocents ou des Conards avait sans doute donné naissance à un usage très-impertinent, qui eut cours en France, chez la plus haute noblesse comme dans le bas peuple, pendant les quinzième et seizième siècles. Il n’y a que les poëtes et les conteurs qui fassent allusion à cet usage; mais, à la manière dégagée dont ils en parlent, on doit croire que personne n’y trouvait à redire ni à s’en plaindre. Voici comment l’abbé Lenglet-Dufresnoy, dans ses Notes sur les œuvres de Clément Marot (édit. in-12, t. III, p. 97), explique l’usage en question: «Les jeunes personnes qu’on pouvoit surprendre au lit, le jour des Innocents (28 décembre), recevoient sur le derrière quelques claques, et quelquefois un peu plus, quand le sujet en valoit la peine. Cela ne se pratique plus aujourd’hui: nous sommes bien plus sages et plus réservez que nos pères.» Lenglet-Dufresnoy écrivait ceci en 1730 ou 1731, et cinquante ans auparavant, le mot, sinon la chose, était encore en vogue; car on lit, dans le Dictionnaire de la langue française, par Richelet: «Donner les innocents à quelcun (Aliquem virgis excipere), c’est-à-dire lui donner sur les fesses, le jour des Innocents, et cela pour rire seulement.» Clément Marot, dans l’épigramme qui a mérité une note un peu leste de son éditeur, nous fait entendre que le jour des Innocents n’était souvent qu’un prétexte innocent, pour amener un résultat qui ne l’était pas.

Très-chere sœur, si je sçavois où couche
Votre personne au jour des Innocents,
De bon matin je yrois à vostre couche
Veoir ce corps gent, que j’aime entre cinq cens.
Adonc, ma main, vu l’ardeur que je sens,
Ne se pourroit bonnement contenter,
Sans vous toucher, tenir, taster, tenter,
Et si quelcun survenoit d’avanture,
Semblant ferois de vous innocenter:
Seroit-ce pas honneste couverture?

La très-chère sœur, à qui Clément Marot s’adressait avec tant de familiarité, n’était autre, si l’on en croit les commentateurs et la tradition, que la Marguerite des Marguerites, sœur de François Ier, la belle et séduisante reine de Navarre. On peut induire de là que le jeu des Innocents, tel qu’il se jouait à la cour, rapprochait les distances et ne tenait aucun compte de l’étiquette. Ce jeu-là sauvait les apparences et cachait bien des mystères sous honnête couverture, selon l’expression marotique. Brantôme, dans ses Dames galantes, cite, à ce sujet, une grande dame, qui se fit estimer pendant quarante ans «la plus femme de bien du pays et de la cour,» et qui, «estant veuve, vint à estre amoureuse d’un jeune gentilhomme, et ne le pouvant attraper, au jour des Innocents vint en sa chambre, pour les luy donner; mais le gentilhomme les luy donna fort aysément, qui se servit autre chose que de verges.»

Il est facile d’apprécier l’état de dépravation morale dans lequel était tombée la cour de France, lorsqu’elle adoptait de pareils usages, qui avaient pris naissance dans les derniers rangs du peuple; mais nous verrons bientôt que cette dépravation fut poussée encore plus loin sous le règne des Valois, où les mœurs italiennes arrivèrent à la cour avant Catherine de Médicis. Au reste, le jeu des Innocents n’était pas le plus scabreux de ceux qui se jouaient avec les demoiselles d’honneur de la reine. Ces demoiselles se trouvaient placées, dès leur jeune âge, à une école de dangereuse galanterie qui les amenait naturellement à la Prostitution. On ne leur épargnait pas plus les spectacles indécents que les paroles obscènes. Il y avait une foule de joyeusetés, les plus crues, les plus grossières du monde, qui étaient sans cesse offertes à l’imagination des jeunes gens; tout ce que la liberté galloise ou gauloise a créé de rencontres facétieuses, d’équivoques libertines, de jeux de mots effrontés et de contes à rire, passait et repassait dans les entretiens de la cour. Nous n’oserions pas, par exemple, extraire des Advineaux amoureux les audacieuses énigmes qu’on donnait à deviner aux dames de la cour de Bourgogne. Il faut lire les Cent nouvelles nouvelles du bon roi Louis XI, pour se représenter ce que pouvait être la démoralisation de la cour de France, au quinzième siècle; mais un seul usage, plus impudent peut-être que le jeu des Innocents, un usage reçu et autorisé partout, chez les rois comme chez les gueux, fera mieux comprendre à quel degré de relâchement en était venue la moralité publique. Tout mariage, fût-ce celui d’un prince, donnait lieu à une bien scandaleuse comédie, qui eût été à peine pardonnable dans un pays de sauvages ou dans une cour des Miracles.

Dès que les deux époux étaient entrés dans la chambre nuptiale, tous ceux qui avaient assisté à leurs noces, jeunes et vieux, fous et sages, se mettaient en campagne pour voir et pour entendre ce qui allait se passer entre les époux. Ce n’étaient pas, comme chez les anciens, des enfants qui agitaient des noix, en chantant: Hymen! ô Hyménée! C’était un complot général, qui avait pour objet de trahir les mystères de la couche conjugale. Les uns se collaient aux fentes de la porte, les autres se cramponnaient aux fenêtres; ceux-ci sapaient la muraille pour y faire une ouverture, ceux-là perçaient le plafond. On ne se proposait pas seulement de s’emparer des secrets du lit des époux, on cherchait souvent à leur ôter le courage d’être à eux-mêmes. Tout ce qui avait pu être surpris par les yeux et les oreilles de ces argus, devenait l’aliment de la curiosité et de la malice des gens de la noce. On comprend que cet usage indiscret se soit établi dans les campagnes chez des paysans peu délicats, mais on est étonné de le trouver plus répandu à la cour que partout ailleurs. C’était une sorte de tribut, que les mariés payaient au libertinage de leurs amis. Chaque cri, chaque plainte de l’épousée, provoquait, de la part des assistants, une salve de bravos en l’honneur du mari.

Clément Marot, qui assistait au mariage de madame Renée de France, fille du roi Louis XII, avec le duc de Ferrare, Hercule d’Est, en juillet 1528, fait allusion à ce bel usage, dont la princesse ne fut sans doute pas exempte. Il nous apprend, dans son Chant nuptial, que les dames n’étaient pas moins curieuses que les hommes, à l’égard des épisodes d’une nuit de noces.

Vous qui souppez, laissez ces tables grasses:
Le manger peu vaut mieux pour bien danser.
Sus, ausmosniers, dictes vistement Graces;
Le mari dict qu’il se faut avancer.
Le jour luy fasche, on le peut bien penser.
Dansez, dansez! et que l’on se deporte,
Si m’en croyez, d’escouter à la porte
S’il donnera l’assault sur la my-nuict.
Chaut appetit en tels lieux se transporte:
Dangereuse est la bien heureuse nuict.

Elle était probablement aussi dangereuse pour les dames et les demoiselles qui y allaient chercher des instructions spéciales, que pour l’épousée, qui y jouait un rôle d’autant plus difficile que chacune de ses paroles était répétée par de malicieux échos. On ne doit pas s’étonner, d’après cela, de la multitude de contes gras, d’épigrammes plaisantes et de bon mots, que la nuit bien heureuse a fournis à nos pères. Toutes ces histoires, naïves ou grossières, étaient prises sur le fait; on les recueillait avec un soin tout particulier, et on en faisait l’entretien ordinaire du lendemain des noces. Brantôme n’a pas oublié ce chapitre dans ses Dames galantes, où il dit que le soir des noces «chascun estoit aux escoutes, à l’accoustumée.»

Ce jour-là ou cette nuit-là, où tout se passait, pour ainsi dire, devant témoins, comme le contrat de mariage, avait de quoi épouvanter les nouveaux mariés. Il s’agissait de ne pas faire de faute, suivant le dicton d’une habile qui avait expérimenté les hasards et les périls de la situation. Le mari jouait souvent gros jeu, car il avait, en quelque sorte, à faire preuve de la virginité de sa femme. Celle-ci pouvait être fort embarrassée de paraître ce qu’elle n’était pas: il fallait quelquefois en venir à des aveux bien pénibles; mais, comme dit Brantôme, «il y a cent autres remèdes qui sont meilleurs, ainsy que le scavent très-bien ordonner, inventer et appliquer ces messieurs les médecins, scavans et experts apothicaires.» Voici un de ces remèdes, que Brantôme tenait d’un empirique: «Il faut, dit-il, avoir des sangsues et les mettre à la nature, et faire par là tirer et sucer le sang, lesquelles sangsues, en suçant, laissent et engendrent de petites ampoules et fistules pleines de sang, si bien que le gallant mary, qui veut le soir des nopces les assaillir, leur creve ces ampoules d’où le sang en sort, et luy et elle s’ensanglantent, qui est une grande joie à l’un et à l’autre, et par ainsy, l’honor della citadella è salvo.» Brantôme, au chapitre des cocus, est entré dans des détails encore plus techniques, qui ne sont pas déplacés dans ses Dames galantes, et qui pourraient l’être ici, quoiqu’ils tiennent essentiellement à l’histoire de la Prostitution.

Au reste, nous en avons dit assez sur ce sujet épineux, pour qu’on se fasse une idée de l’état des mœurs dans une société, où l’institution qui en fait la base la plus sainte et la plus solide n’était pas même respectée, au moment où le prêtre venait de bénir le lit nuptial. On se demande quelle pouvait être l’innocence des filles, qui étaient, avant l’âge de puberté, initiées à des secrets, que le mariage n’avait plus à leur apprendre plus tard, quand elles se trouvaient attachées pour leur propre compte à cette espèce de pilori obscène qui laissait parfois une flétrissure à leurs maris et à leurs enfants. Le scandale était encore bien plus hardi, plus bruyant, lorsqu’une veuve se remariait; mais là, du moins, au milieu de toutes les salauderies du charivari, qui ne connaissait ni bornes ni frein, ce n’était pas la pureté d’une jeune épouse, qu’on livrait en proie aux souillures morales du regard et de la langue des libertins.

CHAPITRE XXX.

Sommaire.—Les Contes du roi Louis XI.—Vie privée des femmes au quinzième siècle.—Marguerite d’Écosse et Jamet de Tillay.—Les commères de Louis XI.—Gages des bonnes femmes.—La Chronique scandaleuse.—La mule du cardinal la Balue.—Le serviteur d’Olivier Ledain.—Le duc d’Orléans et Madame de Beaujeu.—Charles VIII en Italie.—Sa continence.—Procès de Louis XII et de Jeanne de France, sa femme.—Citations de l’interrogatoire des parties.—Anne de Bretagne et la Cour des dames.—Louis XII en Italie.—L’intendio de Thomassine Spinola.—Les Milanaises.—Le Doctrinal des dames, de Jean Marot.—Comparaison entre les Lombardes et les femmes de Paris.

Le Dauphin Louis, fils aîné de Charles VII, fut, dans sa jeunesse, aussi libertin que son grand-père Charles VI l’avait été; il eut un grand nombre de maîtresses qui lui donnèrent plusieurs bâtards, qu’il ne fit pas difficulté de reconnaître, de doter et de marier, quand il fut sur le trône; suivant la tradition, il jeta aussi quelques enfants dans des familles bourgeoises, où il avait des commères, qu’il ne cessa pas de fréquenter en devenant roi; auprès de lui, ses favoris et ses serviteurs ne se piquaient pas de mener une conduite plus régulière, et sa petite cour, en Dauphiné, comme à Geneppe en Brabant, où il chercha un asile contre la colère paternelle, se distingua des cours de France et de Bourgogne, à cette époque, par le relâchement des mœurs et surtout par la dépravation de la plupart de ceux qui la composaient. Il suffit de feuilleter le recueil des Cent Nouvelles nouvelles du bon roi Louis XI, pour se rendre compte de l’esprit de débauche qui animait la gaieté de cette cour, où chacun s’enorgueillissait de ses prouesses galantes et en tenait registre, pour ainsi dire, en les divulguant sous le voile transparent de noms supposés. Le Dauphin encourageait, par son exemple, la licence des conteurs, Antoine de la Sale, le sire de Dampmartin, Jean de la Roche et autres officiers de sa maison, qui, aux veillées du soir, assis sous le manteau d’une vaste cheminée, semblaient disputer de hardiesse dans leurs récits orduriers.

Les femmes, il est vrai, n’assistaient pas à ces veillées; elles vivaient alors fort retirées, dans le mystère de la vie domestique; elles n’avaient aucune relation avec les hommes, en dehors des cérémonies où elles paraissaient en public. Elles passaient le temps à s’occuper de travaux manuels dans l’intérieur du ménage; elles avaient donc moins d’occasions que d’envies de mal faire: elles étaient toutes préparées à l’amour, par la lecture des romans de chevalerie, mais leur vertu se trouvait sauvegardée par l’étiquette qui ne permettait pas d’arriver jusqu’à elles. Ainsi, Marguerite d’Écosse, première femme de Louis XI, fut gravement compromise, par cela seul qu’elle s’était trouvée, sans lumière, dans son appartement, avec ses femmes et deux ou trois gentilshommes. Un de ceux-ci, nommé Jamet de Tillay, se vanta d’avoir obtenu de la dauphine quelque faveur, qui se bornait sans doute à un doux propos ou à un serrement de main. La calomnie envenima l’indiscrétion de Jamet de Tillay, et deux ou trois témoins lui attribuèrent des paroles très-injurieuses contre cette princesse, qui, après l’avoir bien accueilli, le tint à distance à cause de son indiscrétion. Selon ces témoins, Jamet aurait dit, en montrant la dauphine, qui «se ceignoit aucune fois trop serrée, aucune fois trop lasche,» et qui passait les nuits à lire ou à faire des rondeaux: «Avez-vous point veu cette dame-là? elle a mieux manière d’une paillarde, que d’une grande maîtresse!» Mais le sire de Tillay, tout en se justifiant d’avoir mal parlé de la dauphine, laissa planer sur elle un soupçon plus grave que les paroles amères qu’il se défendait d’avoir dites; il raconta, dans l’enquête qui eut lieu à ce sujet, après la mort de Marguerite d’Écosse, que cette princesse se trouvait un soir, «couchée sur sa couche», ayant plusieurs de ses femmes autour d’elle, avant que les torches fussent allumées; messire Regnault, maître d’hôtel de la dauphine et un autre gentilhomme étaient appuyés l’un et l’autre sur la couche de Marguerite: on parlait bas dans la chambre, et il y avait des intervalles de silence. Jamet de Tillay, qui entra dans un de ces moments-là, dit vivement à messire Regnault, «que c’estoit grande paillardie à luy et aux autres officiers de ladite dame de ce que les torches estoient encore à allumer.» On s’empressa d’allumer les torches, mais la dauphine fut tellement affligée de la méchanceté de Jamet de Tillay, qu’elle tomba dans une profonde mélancolie et mourut de consomption. Une de ses dames d’honneur, Jeanne de Trasse, rencontrant face à face le sire de Tillay, lorsque la pauvre princesse allait rendre le dernier soupir, ne put s’empêcher de lui dire, en le menaçant: «Ah! faux et mauvais ribauld, elle meurt par toi!» Le bruit courut à la cour, que le sire de Tillay avait été l’amant de Marguerite et que sa jalousie contre un rival lui avait inspiré les paroles piquantes dont la dauphine se sentit mortellement atteinte.

L’histoire a vengé l’honneur de cette princesse, qui était sans doute romanesque, mais fort peu disposée à la galanterie. C’est elle qui, passant dans un verger où le poëte Alain Chartier s’était endormi, s’approcha de lui et le baisa sur la bouche. «Je n’ai pas baisé l’homme, dit-elle aux personnes de sa suite qui s’étonnaient d’autant plus que maître Alain était l’homme le plus laid de France: j’ai seulement baisé la bouche d’où il est sorti tant de belles choses.» Marguerite était d’une beauté remarquable, mais son mari lui reprochait d’avoir l’haleine fétide; aussi, comme le dit Comines, fut-il marié avec elle «à son déplaisir, et tant qu’elle vécut il y eut regret.» Quand il l’eut perdue en 1444, il ne songea pas d’abord à prendre une autre femme, quoique la première ne lui eût pas donné d’enfant. Ce ne fut qu’en 1451 qu’il se remaria avec Charlotte de Savoie. Cette princesse n’avait que six ans, le jour de ses noces, et le mariage ne put être consommé que le jour où Charlotte eut atteint l’âge de puberté: elle avait douze ans à peine, lorsqu’elle entra dans le lit de son époux. Celui-ci, en attendant, ne s’était pas ralenti dans ses amours: il fut épris de deux demoiselles nobles Phélise Renard et Marguerite de Sassenage; il eut d’elles trois ou quatre enfants; mais il préférait aux filles de qualité les simples bourgeoises, les filles et les femmes de marchands. Voilà pourquoi il choisit à Dijon Huguette Jacquelin, à Lyon la Gigonne, à Paris la Passefilon; il les entretenait simultanément, il les emmenait dans ses voyages et leur faisait partager sa couche, après de joyeux soupers dont les contes gras faisaient l’assaisonnement. Il ne rougissait pas de se montrer en public avec la Gigonne et la Passefilon, qui étaient bien connues dans le peuple: on les appelait les commères du roi, mais leur honnêteté (c’est le mot dont se sert le chroniqueur Jean de Troyes) les avait fait bien venir de tout le monde, malgré l’emploi peu honorable qu’elles avaient ensemble dans la chambre du roi. Les bourgeois n’étaient pas même fâchés de voir que le dauphin Louis avait préféré de petites bourgeoises à de grandes dames, et ses deux commères, la Gigonne et la Passefilon, qui ne s’enorgueillissaient pas de leur prostitution comme Agnès Sorel, n’eurent pas, comme celle-ci, à se plaindre du mauvais accueil des gens de Paris. Nous croyons que les noms de Gigonne et de Passefilon étaient des sobriquets qui leur avaient été donnés par raillerie, mais rien ne peut nous guider dans la recherche de l’étymologie de ces sobriquets. Elles furent toutes deux mariées sous les auspices de leur royal protecteur et elles firent souche de famille honnête. Longtemps après leur règne de courtisanes, on dansait encore une gigue nommée la Gigonne et les femmes portaient leurs cheveux à la Passefilon, mais on avait déjà oublié l’origine de cette coiffure et de cette danse.

Malgré le rôle que ces deux femmes jouèrent simultanément auprès du roi et qui paraît avoir continué jusqu’à leur mariage en 1476, l’historien de Louis XI, Philippe de Comines, atteste que ce prince, ayant perdu en 1459 un fils nommé Joachim, «fit vœu à Dieu, en ma présence, dit-il, de jamais ne toucher à femme qu’à la reyne sa femme.» On sait que Louis XI ne se souciait guère de tenir un serment, cependant Comines a l’air de croire qu’il avait persévéré dans ce vœu téméraire, «encores que la reyne, ajoute-t-il, n’estoit point de celles où on devoit prendre grand plaisir, mais, au demeurant, fort bonne dame.» En effet, Charlotte de Savoie, qui avait été en puissance de mari dès l’âge de six ans, vécut presque toujours à l’écart, au château d’Amboise, «portant fort petit état, dit Brantôme, et estant fort mal habillée, comme simple damoiselle, et là la laissoit, avec petite cour, à faire ses prières, et luy (le roi) s’alloit promener et donner du bon temps.» Il n’est pas étonnant que cette princesse, que Louis XI n’aimait pas, ait mené une existence chaste et vertueuse dans la retraite et l’abandon; la petite cour qui l’environnait n’était pas sans doute moins sage qu’elle. Mais Louis XI, qui changeait souvent de résidence et qui avait auprès de lui, comme le dit Comines (liv. VI, chap. 13), tant de femmes à son commandement, ne fit honneur à son vœu de fidélité conjugale, qu’en devenant vieux, infirme et moribond.

On peut donc dire que la cour de France sous ce règne-là ne donna pas l’exemple de la décence et de la retenue dans ses mœurs. Il y avait alors, chez les grands comme chez les petits, un dévergondage général d’idées, d’actions et de paroles: l’amour métaphysique et romanesque, dont la chevalerie avait fait le code, cédait la place à l’amour matériel et positif, qui conduisait souvent à la débauche et au scandale. Ce n’étaient que maris trompés, veuves intrigantes, femmes libertines, filles séduites. Le conte de Boccace avait pris corps et âme, en quelque sorte, dans la société française. Après tant de calamités publiques, après la guerre, la peste, la famine et la misère, on ne songeait qu’à regagner le temps perdu et à se divertir. La Prostitution avait fait bien des progrès, par suite de la difficulté qu’on avait eue à vivre des produits d’un travail honnête; ainsi ce passage du Journal du Bourgeois de Paris (en 1435), si obscur qu’il soit, ne laisse pas de doutes sur les souffrances et les embarras des femmes à gages: «En ce temps que chascun a appris à gaigner, estoient les gaiges si maulvaises, que les bonnes femmes qui avoient apprises à gaigner cinq ou six blancs par jour, se donnoient volontiers pour deux blancs et se vivoient dessus.» Il est possible que ces bonnes femmes ne fussent pas des prostituées, comme on a voulu le démontrer, mais, en tous cas, une malheureuse, qui ne gagnait que deux blancs pour sa vie de chaque jour, était bien près de livrer son corps en échange de quelques sous. Le règne de Louis XI, à en juger par différents faits consignés dans la Chronique scandaleuse de Jean de Troyes, fut encore plus favorable que les règnes précédents à la Prostitution proprement dite.

Certainement la morale publique était peu respectée, à une époque où l’on exposait aux regards des passants, dans les fêtes de l’entrée du roi à Paris (1461), «trois bien belles filles faisans personnaiges de seraines toutes nues, et leur véoit-on le beau tetin droit, séparé, rond et dur, qui estoit chose bien plaisante;» à une époque où les oiseaux jargonneurs, pies, geais et chouettes, ne savaient répéter que des mots obscènes, comme paillard, fils de putain, et «plusieurs aultres beaulx mots,» dit Jean de Troyes, en 1468; à une époque où un gros Normand, qui maintenoit sa propre fille, en avait eu plusieurs enfants qu’il tuait, de concert avec cette fille, dès qu’ils étaient nés (1466); à une époque où un moine, «qui avoit les deux sexes d’homme et de femme, de chascun d’eux se aida tellement qu’il devint gros d’enfant» et accoucha (1478); à une époque enfin où un valet de chambre du roi, nommé Regnault la Pie, se faisait entretenir publiquement par la vieille femme de maître Nicole Bataille, le plus savant légiste de France, qui mourut de chagrin et de courroux en 1482, après avoir vu sa fortune entière consacrée à la lécherie de cette charogne et de ses ribaux particuliers. (Voy. aux dates indiquées, la Chronique scandaleuse écrite par un greffier de l’hôtel de ville de Paris.)

Louis XI ne faisait que rire de ces aventures; il rit plus fort que jamais, en apprenant que son ministre le cardinal La Balue, qui avait des relations adultères avec la femme d’un notaire de Paris, nommée Jeanne Dubois, «fameuse par ses amours,» dit Sauval, était tombé dans un guet-apens, que son rival, le seigneur de Villiers-le-Bocage, lui avait dressé, au retour d’une de ses visites galantes. Au moment où le prélat, monté sur sa mule et accompagné de ses gens qui portaient des torches, passait dans la rue Barre-du-Bec, une troupe d’hommes armés l’avait attaqué à l’improviste, et il serait peut-être resté sur le pavé, si sa mule n’avait pas pris le mors aux dents et ne l’avait emporté jusqu’au cloître Notre-Dame où il demeurait. Cette affaire n’eut pas de suites fâcheuses pour les auteurs de ce guet-apens nocturne, parce que le prélat, qui craignait d’être compromis dans le procès, ainsi que sa maîtresse, s’empressa d’arrêter les informations judiciaires. Un procès d’un autre genre, plus scandaleux, qui suivit son cours en 1477, faillit compromettre bien gravement un favori du roi, son barbier et son valet de chambre, Olivier le Dain. Ce personnage ne fut pas mis en cause, mais son serviteur et ami, nommé Daniel de Bar, eut à se défendre contre une accusation qui aurait sans doute, s’il eût été condamné, rejailli honteusement sur Olivier le Dain. Deux femmes de mauvaise vie, l’une mariée à un nommé Colin Pannier, l’autre vivant en concubinage avec un nommé Janvier, accusèrent Daniel de Bar «de les avoir efforciées et en elles faict et commis l’ord et villain péché de sodomie.» En conséquence, Daniel de Bar fut arrêté et traduit en cour criminelle, par sentence du prévôt de Paris; mais, l’enquête faite, on reconnut que Daniel était innocent des faits qu’on lui imputait, et les deux femmes dissolues, qui l’avaient incriminé, confessèrent qu’elles avaient faussement et méchamment accusé le serviteur d’Olivier le Dain. En conséquence, elles furent condamnées, par le prévôt de Paris, à «estre batues nues et bannies du royaume,» leurs biens confisqués au profit du roi, ce qui fut exécuté «par les carrefours de Paris,» le mercredi 11 mars 1477. Grâce à cet arrêt, Olivier le Dain et son serviteur échappèrent l’un et l’autre à de honteux soupçons, qui pouvaient les mener au bûcher; car, vers ce temps-là, le péché contre nature, déféré aux tribunaux, n’était guère moins puni que la bestialité.

Cet abominable péché était fort rare en France jusqu’aux expéditions d’Italie, qui familiarisèrent avec lui les armées de Charles VIII et de Louis XII. Cependant la cour de ces deux rois en fut à peu près sauvegardée par le bon exemple de l’un et de l’autre, qui n’appréciaient pas l’amour à l’italienne, suivant l’expression de Brantôme. Charles VIII et Louis XII avaient au plus haut degré la passion des femmes. Le duc d’Orléans, qui fut le sage roi Louis XII, était si débauché dans sa jeunesse, qu’il ne regardait ni à l’âge, ni à la figure, ni à la condition, pour faire chère lie avec la première venue; aussi, lui appliquait-on le proverbe, qui avait été mis en circulation, du temps de son grand-père, Louis d’Orléans, frère de Charles VI: «Toute femme doit estre incupérée d’être menée à Orléans.» Néanmoins, ce prince, de mœurs si relâchées, refusa toujours d’être complaisant ou même poli pour la régente de France, madame de Beaujeu, qui s’était éprise de lui, et qui ne lui cachait pas le vif sentiment auquel il évita toujours de répondre: «Si ce prince, dit Brantôme, eût voulu fléchir un peu à l’amour de madame Anne de France, il auroit eu bonne part au gouvernement.» Mais loin de là, il se montra constamment froid et dédaigneux à l’égard de cette princesse, qui lui déplaisait beaucoup. Dans une partie de paume où il jouait, en présence du roi Charles VIII et de sa sœur mariée au sire de Beaujeu, celle-ci jugea tout haut un coup douteux et se prononça contre le duc d’Orléans. Ce dernier fit semblant de ne pas avoir entendu qu’elle lui donnait tort, et il dit, à ce propos, «que, quiconque l’avoit condamné, si c’estoit un homme, il en avoit menti, et si c’estoit une femme, que c’estoit une putain.» Cette injure qui s’adressait en face à la régente, fit tourner son amour en haine, et le duc d’Orléans se vit bientôt obligé de quitter la cour et de se mettre en révolte ouverte contre son implacable ennemie, qui le fit prisonnier et l’enferma dans la grosse tour du château de Loches.

Le roi Charles VIII, qui mourut jeune et subitement, au dire de Brantôme, «pour avoir aimé les femmes plus que ne comportoit sa petite complexion,» était d’une nature ardente et passionnée. Néanmoins, quand il eut épousé la belle et vertueuse Anne de Bretagne, qui passait pour la plus preude femme de son temps, il ne s’adonna qu’en cachette à la galanterie, et la cour de France, que l’exemple de la jeune reine avait fait rentrer dans la voie des bonnes mœurs, devint une école de sagesse et d’austère vertu. Cependant la reine Anne eut autour d’elle plus de dames et de damoiselles qu’on n’en vit à la cour sous les règnes précédents; ce fut elle «qui commença, dit Brantôme, à dresser la grande cour des dames, car elle en avoit une très-grande suitte, et de dames et de filles, et n’en refusa jamais aucune... Elle les faisoit nourrir et sagement, et toutes à son modèle se faisoient et se façonnoient sages et vertueuses.» Charles VIII avait trouvé néanmoins parmi ces filles d’honneur une maîtresse qui eut assez d’empire sur lui pour l’empêcher de faire une seconde expédition d’Italie. Dans sa première expédition, qui réussit avec tant de bonheur, le roi de France n’avait pas manqué d’occasions d’être infidèle en même temps à sa maîtresse et à sa femme; toutes les villes, qu’il traversait avec son armée triomphante, lui offraient des récréations amoureuses, qui ne lui laissaient que l’embarras du choix et le regret de son insuffisance; quand il fit son entrée à Milan, «les belles et grandes dames du pays et de la ville, rapporte Brantôme, qui traduit ici la Chronique de Gaguin, paroissoient aux rues et aux places principalles, et si bien ornées de la teste et du corps, qu’il n’y avoit rien si beau à voir à nos François nouveaux, qui n’avoient veu les leurs de France si gentilles ny en si belle parure.» Ces trop séduisantes sirènes s’approchaient du roi à l’envi, sous prétexte de lui présenter leurs enfants, et le roi n’en avait que «plus de loysir et amusement à contempler leur beauté, leurs bonnes grâces et la superbeté et gentillesse de leurs accoustrements.»

Charles VIII marqua ses étapes en Italie par quelques enfants naturels, qui s’honorèrent plus tard de leur naissance, et il paraît avoir échappé à la funeste rencontre du mal de Naples qui gâta un grand nombre de ses officiers et de ses soldats. Le mal de Naples, il est vrai, n’était pas encore répandu dans toute l’Italie, mais le roi, qui donnait libre carrière à ses caprices sensuels, n’eût pas été retenu par une pareille crainte: il n’y eut qu’un sentiment plus élevé et moins égoïste qui put lui commander la continence. «Les délices de Vénus et les entraînements de la volupté, dit Simon Nanquier dans une églogue latine sur la mort de ce prince, ne le firent jamais sortir du sentier de la justice.» A son passage par la ville d’Ast, en se retirant le soir dans la chambre qui lui était destinée, il y trouva une fille de la plus merveilleuse beauté. Deux de ses domestiques, «qui prenoient soin de ses plaisirs,» dit Varillas, avaient choisi cette fille pour la couche du roi. Elle s’était agenouillée devant une image de la Vierge et elle priait, lorsque Charles VIII entra. Le roi l’invita doucement à venir à lui: elle obéit en tremblant. Elle pleurait et gémissait; le roi voulut savoir la cause de sa douleur: «Je vous conjure de me sauver l’honneur! lui dit-elle; c’est une grâce que je vous demande, au nom de cette Vierge immaculée!» Alors elle raconta que ses parents l’avaient vendue aux valets de chambre du roi pour l’usage de Sa Majesté. Charles VIII admirait la grande beauté de cette jeune fille, mais il ne céda pas à la tentation et il rassura l’innocente victime qui était à sa merci, en s’informant de ce qu’il pouvait faire pour elle. Il apprit qu’elle aimait un jeune homme qui l’aimait aussi et qui devait l’épouser; il manda ce jeune homme sur-le-champ, avec le père et la mère de la fille; il exigea que les deux amants fussent fiancés en sa présence, et il se chargea de la dot en leur faisant remettre cinq cents écus d’or.

Au retour de la conquête de Naples, Charles VIII, qui s’y était donné du bon temps, ne tarda pas à renoncer aux femmes; il ne se sentait plus la force de vivre comme il avait vécu; il ne conserva pas même la maîtresse qu’il avait parmi les filles d’honneur, et il devint aussi réglé dans ses mœurs que pouvait l’être un moine cloîtré. Les médecins lui avaient conseillé de se modérer sur un chapitre où ses moyens n’étaient plus en harmonie avec ses désirs. Cette tardive modération ne prolongea pas beaucoup son existence. Son cousin, le duc d’Orléans, qui lui succéda comme le plus proche héritier de la couronne, avait déjà changé de vie et dompté ses passions vagabondes, lorsqu’il monta sur le trône. Il était amoureux de la reine Anne de Bretagne, et pour se mettre en état de l’épouser en secondes noces, il entreprit de faire casser son mariage avec Jeanne de France, quoique ce mariage fût consacré par vingt-cinq ou vingt-six ans de cohabitation. Il prétendit pourtant, dans ce triste et scandaleux procès, que ledit mariage n’avait jamais été consommé, attendu que l’épouse était viciée de corps. La pieuse Jeanne répondit que, tout en reconnaissant «n’estre aussi belle et aussi bien faite que les autres femmes,» elle avait accompli les œuvres et les devoirs du mariage. Le roi lui-même subit un interrogatoire devant l’officialité de Tours, et il déclara, en rougissant, qu’il croyait bien n’avoir usé complétement de ses droits de mari: Neque realiter licet intus fuerit, écrivit le greffier, qui déguisait autant que possible dans son latin de procédure les incongruités des questions et des réponses. Ainsi, le juge ayant objecté à madame Jeanne de France, que, suivant les déclarations de son mari, elle n’était pas conformée de manière à pouvoir faire des enfants, le greffier écrivit dans son procès-verbal: «Quod non potuisset aut posset parere, sed nec semen virile secundum naturæ congruentiam recipere, imo neque a viro intra claustra pudoris naturaliter cognosci.» (Voy. l’Hist. du seizième siècle, par le bibl. Jacob, t. Ier, p. 113 et suiv.) Le tribunal demandait que Jeanne fût visitée par des matrones qui constateraient son état physique, mais cette pauvre princesse, qui a été canonisée depuis comme une sainte, refusa de se soumettre à une humiliation aussi pénible pour sa pudeur et préféra souscrire de bonne grâce à son divorce. Elle entra dans un couvent, et Louis XII ne fut pas plus tôt libre, qu’il se remaria enfin avec sa chère Anne de Bretagne.

Sous ce règne, la cour de France fut plus vertueuse qu’elle ne l’avait jamais été: l’influence morale de la reine Anne s’y faisait sentir, de même que celle de la reine Blanche à la cour de saint Louis. La Prostitution, qui, d’après le témoignage des poëtes et des prédicateurs, n’épargnait aucune classe de la société française, s’arrêtait au seuil de la cour ou ne s’y glissait qu’à la dérobée, loin des yeux vigilants de la reine. Louis XII ne se mêlait pas de l’austère surveillance que sa tant bonne femme exerçait sur les mœurs de son entourage, et il en riait à part lui, car il se souvenait d’avoir été bon raillard et joyeux compagnon, mais il ne contrariait pas là-dessus les idées et les intentions de sa chaste moitié, et quand les clercs de la Basoche et les Enfants-sans-souci osèrent, dans leurs farces théâtrales, se moquer de l’hypocrisie qui régnait à la cour de la reine: «Je veux qu’on joue en liberté, dit Louis XII; je veux que les jeunes gens déclarent les abus qu’on fait en ma cour, puisque les confesseurs et autres qui font les sages n’en veulent rien dire; pourvu qu’on ne parle toutefois de ma femme, car j’entends que l’honneur des dames soit gardé.» Il ne fallait pas moins que la rigidité d’Anne de Bretagne pour empêcher le débordement des mœurs d’arriver jusqu’à elle, car les expéditions d’Italie et le séjour de l’armée française dans le pays conquis avaient eu pour résultat d’importer en France les habitudes italiennes, le goût immodéré des plaisirs sensuels et tous les raffinements de la volupté. Quant au mal de Naples, ce fut la conséquence immédiate de la première conquête du royaume napolitain; mais, dans les guerres successives qui occupèrent tout le règne de Louis XII, ce mal nouveau, qu’on allait sans cesse chercher à sa source, se naturalisa si bien parmi les gens d’armes qui l’avaient gagné, de Gênes à Naples, de Milan à Venise, que son surnom de mal français ne lui fut contesté par personne.

Louis XII eut bien de la peine à se garantir des séductions de ces charmantes Italiennes, qui semblaient avoir juré de le rendre infidèle à son épouse absente; il faillit plus d’une fois succomber, et il ne fut préservé des dangers qui menaçaient sa continence, qu’en se jetant dans le mysticisme d’une liaison platonique pour la belle Génoise Thomassine Spinola, dont il était l’intendio ou l’ami de cœur, pendant que sa noblesse, autour de lui, se plongeait dans les délices et s’enivrait d’amour avec une aveugle frénésie. On ne peut s’imaginer quel fut le prestige des femmes italiennes sur les conquérants de l’Italie; ils furent vaincus et soumis à leur tour. Les historiens contemporains n’ont pas négligé de faire le portrait de ces enchanteresses, qui devaient avoir une si fâcheuse influence sur les mœurs et sur la santé de leurs imprudents adorateurs. Voici comment Jean Marot, poëte-valet de chambre d’Anne de Bretagne, nous représente, dans son poëme du Voyage de Gênes, le ravissant spectacle qui attendait les vainqueurs, à leur entrée dans la ville de Milan, en 1507:

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