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Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 5/6

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Lors les ouvrouers furent plains et couvers
De maincte dame, en beaulté très exquise.
La Foyre ay veue à Lyon et Anvers,
Lendit, Gibray et autres lieux divers;
Mais onc ne viz si belle marchandise:
Chascune estoit en une cheize assise,
Levée en hault, pour leur corps monstrer mieulx.
Mais les aucuns, de leur gloire envieux,
Disoient que fard les rendoit ainsi belles;
Mais quoy qu’ils dient, je croy, si m’aident dieux,
Qu’on ne sauroit mieulx repaistre ses yeulx,
Qui ne verroit choses célestielles.

Le même spectacle, qui avait frappé d’admiration le poëte, accoutumé aux grâces décentes et naïves des dames françaises, produisit sur lui le même effet que la première fois, lorsque, deux ans plus tard, Louis XII fit encore son entrée dans Milan, qu’il venait châtier après une sanglante révolte. Le beau sexe milanais eut sans doute beaucoup de part dans le pardon que le roi de France accorda aux habitants de la ville rebelle. Jean Marot était là, et il fut captivé, comme les plus vieux capitaines, à la vue de ce triomphe féminin qui éclipsait le triomphe du roi:

De dames moult frisques,
Œuvres déifiques,
Faces angéliques,
Ouvroyrs et boutiques
Dyaprez estoient:
Là, mainctz fantastiques,
Amans lunatiques,
Voyans telz reliques,
Soubz regardz obliques
Leurs yeulx repaissoient;
D’habits auctentiques
Carcans magnifiques,
Pierreries antiques,
Par toutes practiques,
Leurs corps phalleroient;
Puis, en leurs traficques,
Dardoient, comme picques,
Regards vénériques,
Dont amantz lubriques
Ils mortifioient.

On doit s’étonner que la reine Anne de Bretagne ait eu assez de pouvoir et de volonté, pour que le contact de l’Italie, qui allait corrompre la France, ne se soit pas fait sentir, de son vivant, dans la cour des dames, qu’elle avait établie au château de Blois, où elle résidait d’ordinaire. Il ne tint pas à elle que les mœurs publiques ne s’améliorassent, et elle fit de grands efforts pour remettre en honneur les vertus de son sexe. Jean Marot, qui a composé, par son ordre, le Doctrinal des dames, s’est contenté de paraphraser les beaux préceptes qu’elle enseignait, surtout par son exemple. Voici un de ces préceptes: d’estre chaste en estant belle. Le rondeau, que le poëte a tiré de là, commence ainsi:

Qui a ces deux, chasteté et beaulté,
Vanter se peult qu’en toute loyaulté
Toute autre dame elle surmonte et passe,
Veu que Beaulté oncques jour ne fust lasse
De faire guerre à dame Chasteté.
Mais quant ensemble elles font unité,
C’est don divin joinct à l’humanité,
Qui rend la dame accomplie de grace,
Qui a ces deux.

Anne de Bretagne recommande aussi, dans ce Doctrinal que Jean Marot a déduit en vingt-quatre rondeaux, l’honnesteté,

.... Car c’est la perle et gemme
Que les dieux ont enchassée en noblesse;

la prudence, qui encontre la chair luyte; le beau maintien, qui

.... Est la poste et vray guide
Pour monter dame au temple de Vertu.

Elle invite les dames d’estre bon exemple aux autres, d’éviter oysiveté, d’avoir esgard à l’honneur, et enfin d’aymer un Dieu et ung homme seulement. On reconnaît, dans ces rimes édifiantes, la chaste inspiration qu’Anne de Bretagne avait communiquée à son poëte ordinaire, et l’on voit qu’elle voulait faire servir à l’enseignement moral de sa cour la poésie, qui n’avait eu d’autre attribution que de corrompre les cœurs et d’amollir les âmes. Anne de Bretagne faisait peu de cas de tous les lieux communs d’amour profane, que les poëtes ne se lassaient pas de mettre dans leurs ouvrages, souvent licencieux. Elle leur reprochait aussi d’employer des expressions trop libres, qui blessaient une oreille honnête, car elle ne souffrait pas dans un livre ce qu’elle eût rougi d’entendre sortir de la bouche de l’auteur: elle pensait que la chasteté des paroles doit accompagner la chasteté des actions. Aussi, eut-elle bien de la peine à pardonner au sire de Grignaux, son chevalier d’honneur, qui lui avait appris, au lieu d’un compliment qu’elle devait adresser à l’ambassadeur d’Espagne, certaines salaudries en langue espagnole, qu’elle ne comprenait pas et qu’elle se préparait à débiter en audience solennelle, lorsque le roi l’avertit de cette plaisanterie qu’il avait autorisée pour rire et passer le temps, dit Brantôme.

Il n’y eut que la mort de cette sage reine, qui délia la langue aux poëtes de cour. Jean Marot, qui achevait de composer la Vray disant Avocate des dames, pour obéir à sa bonne dame et maîtresse, retomba aussitôt dans ses mauvaises poétiques, et se reprit à rimer sur des sujets galants et même orduriers. En un moment, la cour de France subit une complète métamorphose, et la Prostitution leva le masque. Jean Marot constate ainsi, que les mœurs étaient plus relâchées qu’auparavant:

Au faict d’amours beau parler n’a plus lieu,
Car, sans argent, vous parlez en hebrieu,
Et fussiez-vous le plus beau fils du monde,
Il faut foncer, ou je veux qu’on me tonde,
Si vous mettez jamais pied à l’estrieu.

C’était là le résultat des guerres d’Italie. Les habitudes de libertinage, que les gens d’armes avaient prises au delà des monts, les suivirent en France, et les femmes françaises s’étaient modelées à leur insu et malgré elles sur les femmes italiennes, qui laissaient aux vainqueurs tant de souvenirs délicieux et cuisants. Les gentilshommes qui avaient fait partie des expéditions de Charles VIII et de Louis XII, ne manquaient pas, à leur retour, d’exalter à l’envi les charmes incomparables des Italiennes, quelque maleficiés qu’ils eussent été dans leurs amours. Les Françaises, que leurs maris et leurs amants semblaient déprécier à l’avantage de ces dangereuses sirènes, avaient conçu à l’égard de celles-ci une jalousie et une haine implacables: elles se plaisaient à faire ressortir les défauts des étrangères et à rehausser leur propre supériorité. Voici un rondeau, que Jean Marot écrivit sous la dictée de quelque belle dame qui se désolait de voir qu’on lui préférât une Lombarde:

Pour le deduict d’amoureuse pasture,
A quelqu’un fiz l’autre jour ouverture:
Qui valloit mieulx, la Françoise ou Lombarde?
Il me respond: «La Lombarde est braguarde,
Mais froide et molle et sourde soubz monture.
Beau parler ont, et sobre nourriture:
Mais le surplus n’est que toute paincture,
Vous le voyez; car chascune se farde
Pour le deduict.
La Françoise est entière et sans rompture,
Doulce au monter, mais fière à la poincture.
Plaisir la mayne; au profit ne regarde.
Conclusion: qui qu’en parle ou brocarde,
Francoises sont chefz d’œuvre de nature
Pour le deduict.

Les Françaises avaient beau dire et faire, on n’en courait pas moins aux Italiennes, qui devenaient ainsi l’attrait permanent des campagnes d’Italie. Les gentilshommes de la cour se trouvaient si bien par delà les monts, qu’ils ne se pressaient pas de retourner en France et qu’ils s’établissaient à Milan et dans les principales villes du Milanais avec leurs maîtresses, comme s’ils ne se souciaient plus de leurs femmes et de leurs enfants qui étaient restés en France. Pendant tout le règne de Louis XII et dans les premières années du règne de François Ier, c’était à qui s’en irait vivre en Italie. Les pauvres Françaises ne savaient plus comment l’emporter sur des rivales aussi séduisantes, qui leur enlevaient de la sorte amis et époux, lesquels ne leur revenaient que ruinés d’argent et de santé. A l’avénement de François Ier, la fine fleur de la noblesse française avait traversé les Alpes et s’était répandue dans toute la Lombardie; on ne voyait plus que des barbes grises et des cheveux blancs, à la cour de France; les dames mariées pouvaient se croire veuves, et les jeunes damoiselles devaient craindre de rester filles. Elles imaginèrent une espèce de conspiration contre le beau sexe du Milanais, et elles chargèrent le poëte Jean Marot d’écrire aux Courtisans de France estans pour lors en Italie une épître satirique, dans laquelle les Lombardes étaient comparées aux Françaises, de manière à mettre en évidence les vertus et les mérites des unes, les vices et les imperfections des autres. Ce n’était pas sans raison qu’on avait confié à Jean Marot le rôle délicat de secrétaire des dames de Paris; il avait lui-même résidé en Italie assez longtemps pour être bien instruit des mœurs italiennes: il connaissait le fort et le faible de ces étranges galloises, qui faisaient un si grand tort aux amours de sa patrie. Il n’était donc pas en peine de leur dire leur fait au nom des dames de Paris. Il commence par les accuser de ne se donner, que par intérêt, car

.... Il les faut d’or et d’argent saisir,
Ains que gesir et coucher soubz leur aisle.

C’est pour tirer argent, qu’une Lombarde peint son visage et fait toilette; la cupidité seule l’excite et la pousse à commettre ce doux méfait, dont tous les dieux ont pitié, quand il est absous par l’amour, et qui devient une souillure, lorsque c’est l’avarice qui en règle les conditions;

Mais cueur françois, de son amy, prend garde,

et l’amour fait ce qu’argent ne saurait faire. En Italie, vieilles et jeunes, sont également avides et trafiquent de leurs faveurs avec la même adresse; souvent la vieille ouvrière fait la poupine mieux que la plus jeune commère.

Quant, en la France, une dame decline,
Elle resigne aux autres le deduict:
Se retirer est bon, quant il est nuyct.

Les Lombardes ont des robes d’étoffe d’or pour paraître en public, et elles ressemblent à des fées, tant elles sont coiffées mignonnement et à leur poste; mais, sous leurs oripeaux, elles sont plus usées et plus débiffées que les vieilles chausses d’un poste (postillon). C’est qu’elles ne mangent pas tous les jours et qu’elles n’épargnent pas leur pauvre corps; tandis que les Françaises sont grasses et bien nourries, comme elles le disent avec orgueil:

Fermes sommes et le serons;
Tetons avons; elles, tetasses
Pendans, comme vieilles becasses
Dessus leurs jambes de herons.

Il n’y a donc que de beaux habits chez ces triomphantes Lombardes; le surplus ne vault maille, et les galants n’ont pas trouvé sous l’escaille ce qu’ils espéraient. Ce n’est pas tout: elles sont plus froides que la chair d’agneau à Noël, plus molles que tripes, plus sales que guenilles, en dépit de leurs atours et de leurs parements. En comparaison de ces vilaines débauchées, les dames de Paris ne se marchandent pas; elles ne demandent qu’à montrer ce qu’elles valent, aux ingrats qui les oublient:

S’aulcun avoit esprit spirituel
Tant qu’il fut tel d’adviser leurs abbus,
Il congnoistroit que soubz nostre mantel
N’y a riens, fors que le vray naturel,
Et que tout bel avons tant sus que jus:
Tetins aiguz, membres blancs et charnus;
Puis, ces gros culz, pour l’amoureux affaire,
Si bien troussez qu’il n’y a que refaire.

Si les Lombardes y voulaient consentir, ce serait un nouveau jugement de Pâris, que provoquent les Françaises, qui déclarent nettement que, pour

Juger le cas
Selon le droit,
Mettre fauldroit
Les robes bas;
Puis, sans debatz,
Pour ces esbatz,
Veoir où nature deffauldroit.

Mais les Lombardes, comme on le pense bien, ne se pressent pas d’accepter le défi, et les dames de Paris invitent les Courtisans de France à revenir, sans attendre que la question soit vidée. Elles s’adressent d’un ton suppliant au roi François Ier, qui n’est pas plus empressé que sa noblesse de repasser les monts:

Vous nous tenez
Trop grant rudesse;
Amour nous presse,
Desir oppresse
Nos cueurs, de grant crainte estonnez.
Paris pleure, et Tours a destresse,
Bloys languist, Amboise ne cesse
De crier: «Sire, retournez!»

François Ier et ses gentilshommes quittèrent à regret l’Italie, où, n’en déplaise aux dames de Paris et à Jean Marot, l’amour semblait meilleur qu’en France, et ils rapportèrent avec eux les mœurs italiennes, qui se mêlèrent aux mœurs françaises pendant tout le seizième siècle.

DUBOIS CHEZ LA FILLON.
  • Castelli del.
  • Drouart, imp., r. du Fouarre, 11, Paris
  • Roxe sc.

DUBOIS CHEZ LA FILLON.

CHAPITRE XXXI.

Sommaire.—Les Dames galantes de Brantôme.—Dédicace à la reine Marguerite.—La Prostitution sous les Valois.—François Ier, dit le roi grand nez.—Causes de sa première expédition en Italie.—Sa première maladie.—Éloge de la cour des dames.—Son origine et son usage.—L’exemple de la cour.—Le roi proxénète.—Le rut des cerfs.—Les dames en carême.—Indécence du langage et de la poésie.—La demoiselle de Tallard et les papes.—La belle Helly.—La comtesse de Châteaubriant.—Faveur de la duchesse d’Étampes.—La petite maison du roi, rue de l’Hirondelle.—Surprises nocturnes du logis du roi.—La Prostitution dans la clémence.—Diane de Poitiers et son père.—Jean de Brosse, mari de la duchesse d’Étampes.—La belle Ferronnière, etc.

L’histoire de la Prostitution à la cour de France durant le seizième siècle ferait un livre entier, si l’on voulait recueillir toutes les anecdotes qui sont de nature à peindre les mœurs de l’aristocratie sous les Valois; il faudrait seulement, pour faire un tableau exact de cette incroyable dépravation, extraire des œuvres de Brantôme tout ce que cet abbé courtisan a rassemblé de faits scandaleux, qu’il raconte le plus librement du monde, sans soupçonner qu’il puisse offenser la pudeur de personne. Cette circonstance seule prouverait, mieux que tous les récits, le degré de corruption, auquel était parvenue la société française du temps de Charles IX et de Henri III: alors on n’avait plus même le sentiment de l’honnêteté, et l’on n’éprouvait aucun embarras à expliquer sans réticence, même devant des dames, les plus sales, les plus ignobles mystères du libertinage. Ainsi, Brantôme, en dédiant son Recueil des Dames galantes au duc d’Alençon, fils et frère de nos rois, le supplie de fortifier de son nom et de son autorité ses Discours, remplis des bons mots et contes que ce prince avait daigné lui apprendre fort privément dans leurs entretiens familiers; et le premier manuscrit de ce recueil ordurier, si précieux néanmoins pour l’histoire de la cour, c’est à la reine Marguerite, épouse divorcée de Henri IV, que l’auteur en fait hommage. Cependant il n’osa pas faire imprimer de son vivant les contes, histoires, discours et beaux mots, qu’il avait recueillis avecques grande peine; mais, par son testament, il ordonnait à sa nièce la comtesse de Durtal de les livrer à l’impression: «Je veux aussy, disait-il dans ce testament, que le premier livre qui sortira de la presse soit donné pour présent, bien relié et couvert, à la reyne Marguerite, ma très-illustre maistresse, qui m’a faict cest honneur d’en avoir veu aucuns et trouvé beaux et faict estime.»

Nous sommes forcés de nous borner dans ce sujet inépuisable, et nous essayerons seulement de caractériser le genre de Prostitution, qui régnait à la cour de France sous chaque roi de la branche des Valois; car chacun de ces rois donna par son exemple et par ses goûts une physionomie spéciale aux mœurs de son temps, et l’on peut dire que, si le seizième siècle tout entier est consacré à une monstrueuse débauche qui paraît être le but et le mobile de toutes les actions humaines, rien ne ressemble moins à la licence de la cour de Henri III, que la licence de la cour de François Ier: l’une est encore française, du moins par intervalles; l’autre est devenue entièrement italienne. Sous François Ier, on retrouve çà et là, au milieu des excès les plus honteux, quelques nobles et pures réminiscences de la chevalerie du moyen âge; sous Henri III, au contraire, tout est dégradé, avili, souillé, au mépris des lois religieuses et sociales. Brantôme en dira plus que nous sur ce triste chapitre des désordres de ses contemporains, et souvent même, en le citant textuellement, nous serons forcés de laisser dans ses œuvres bien des passages obscènes que notre plume se refuserait à transcrire.

François Ier, comme l’a dit un de ses panégyristes que Brantôme ne réussit guère à réfuter sur ce point, fut «vraiment grand, car il avoit de grandes vertus et de grands vices aussi.» Un de ses fous de cour, Triboulet ou Caillette, aurait ajouté qu’il fut grand encore par le nez, puisque le peuple l’avait surnommé le roi grand nez. Un pareil nez pouvait bien être pour quelque chose dans les vices, sinon dans les vertus du roi chevalier. Ce roi eut sans doute de grandes et belles qualités, qui émanaient de son caractère chevaleresque, mais il fut, toute sa vie, tellement dominé par la passion des femmes, que la plupart de ses actes de roi n’eurent pas d’autre principe. Ainsi, selon Brantôme (voy. la vie de l’amiral Bonnivet, dans les Hommes illustres et grands capitaines françois), la première expédition de Milan, qui entraîna les désastreuses guerres d’Italie, fut déterminée par le désir, qu’avait le roi, de voir la segnora Clerice, dame milanaise, «pour lors estimée des plus belles dames de l’Italie,» et par l’idée «de coucher avec elle.» Bonnivet, qui avait été l’amant de cette dame et qui souhaitait la revoir, savait le faible du roi, et il lui conseilla de passer les monts, afin de connaître cette merveille: «Et voilà, s’écrie Brantôme, la principale cause de ce passage du roy, qui n’est à tous cognue!» Ce trait seul prouve que François Ier eût sacrifié son royaume et sa couronne, afin de satisfaire un caprice de galanterie. Cette fougue amoureuse lui avait commencé de bonne heure; le Journal de sa mère, Louise de Savoie, nous apprend qu’il s’était fourvoyé dès l’âge de dix-huit ans: le 4 septembre 1512, «il eut mal en la part de secrette nature,» et depuis, ce mal-là reparut plusieurs fois avec de nouveaux symptômes et de nouvelles douleurs, qui lui arrachaient quelquefois ces paroles, au dire de l’historiographe Mathieu: «Dieu me punit par où j’ai péché!»

Brantôme raconte, avec une plaisante naïveté, que ce fut là l’origine de la résidence ordinaire des dames à la cour de France. La reine Anne de Bretagne avait bien, auparavant, fait «sa cour des dames plus grande que les autres revues précédentes,» mais ce n’était rien auprès de la cour de François Ier qui «considérant que toute la décoration d’une cour estoit des dames, l’en voulut peupler plus que de la coustume ancienne.» Il disait, à ce propos: «Une cour sans dames, c’est un jardin sans aucunes belles fleurs, et mieux ressemble une cour d’un satrappe ou d’un Turc (où l’on n’y voit ny dame ny demy), que non pas d’un grand grand roy très-chrestien.» En appelant ainsi à sa cour l’élite des dames et damoiselles, François Ier entendait supprimer, si l’on s’en rapporte à Brantôme, cette indécente et dangereuse bande de femmes dissolues que les anciens rois de France traînaient à leur suite et que le roi des ribauds avait charge de loger, de surveiller et de gouverner. Nous avons vu, en effet (chap. 8, t. IV), que le dernier roi des ribauds remplissait son office au commencement du règne de François Ier. Mais nous avons prouvé, par des documents authentiques, qu’il fut remplacé, vers cette époque, par une «dame des filles de joie suivant la cour,» charge délicate qui a laissé des traces jusqu’au règne de Charles IX. Brantôme n’en soutient pas moins que la cour des dames était destinée spécialement, du moins dans sa pensée, à remplacer ces filles de joie suivant la cour, qui devenaient de plus en plus redoutables depuis l’invasion des maladies vénériennes. «Il me semble, dit sérieusement Brantôme, que tel putanisme desbordé et public, et tout plein de vérolle, ne pouvoit estre si bien, qu’un secret, discret et caché lieu de nos dames, qui estoient très nettes et saines, au moins aucunes, et qui ne gastoient ny rendoient les gentilshommes impotents comme celles des bordeaux.»

Ainsi donc, au témoignage de Brantôme, cette Prostitution de la cour avait été non-seulement prévue et approuvée par François Ier, au point de vue hygiénique, mais encore au point de vue moral, puisque le roi disait «que les dames rendoient aussy vaillans les gentilshommes de sa cour, que leurs espées.» Ce n’était plus la chevalerie austère et sentimentale du quatorzième siècle, c’était une chevalerie, également passionnée sans doute pour la gloire des armes, mais impatiente de jouissances matérielles et de plaisirs grossiers. Autrefois, aux époques chevaleresques, il n’y avait guère que des amours chastes et honnêtes; à la cour de François Ier, tous les amours étaient charnels, de fait ou d’intention, ce que Brantôme ne manque pas d’excuser à sa manière: «Que si les dames, dit-il, favorisoient quelquefois (je dis aucunes) leurs amans et serviteurs, quel blasme en pouvoit avoir le roy, puisque, sans user de force et violence, il laissoit à chascune garder sa garnison, dans laquelle, si aucun entroit, il n’en pouvoit mais. Voire qu’à une garnison de frontière où l’on veut faire la guerre, il est permis à tout gallant homme d’y entrer, s’il peut.» Mais l’éclatante Prostitution de la cour du roi ne s’arrêta pas là malheureusement; elle jeta d’abord ses tristes reflets sur la société française et elle dévora ensuite, comme un incendie, tout ce qui restait de bonnes mœurs dans les classes bourgeoises et populaires. Voilà ce que disait à Brantôme un grand prince, qui n’était point assez corrompu pour nier les funestes conséquences de cette démoralisation de la noblesse: «S’il n’y eust eu, objectait-il, que les dames de la cour qui se fussent desbauchées, ce fust esté tout un; mais elles donnoient tel exemple aux autres de la France, que, se façonnant sur leurs habits, leurs grâces, leurs façons, leurs vies, elles sembloient aussy façonner, aimer et paillarder, voulant elles dire par là: A la cour on s’habille ainsy, on danse ainsy, on y paillarde ainsy; nous en pouvons faire ainsy!—Est-ce à dire, répondait Brantôme, que, paravant le règne du roi François, il n’y avoit des putains par toute la France, aussy bien des grandes, moyennes, petites, que communes, et aussy bien en leurs pays et maisons, qu’ailleurs! Je conclus, nonobstant toutes ces amourettes, que rien ne fut jamais mieux introduit que la cour des dames. Et plût à Dieu que j’y eusse esté à cette grande cour de roi, pour mon passe-temps!»

François Ier, qui avait fait de sa cour une espèce de sérail, où il ne trouvait pas mauvais que ses gentilshommes partageassent avec lui les faveurs des dames, leur donnait à la fois l’exemple et la leçon du libertinage; il ne rougissait pas de se faire, au besoin, le complaisant des amours illégitimes, car il voulait que chacun eût les mêmes faiblesses que lui. «Sous son règne, dit Sauval, étoit-on sans maîtresse, c’étoit mal faire sa cour; pas un n’en avoit, qu’il ne voulût en savoir le nom, s’obligeoit même de parler pour eux, de les faire valoir auprès d’elles par sa recommandation, et de les y servir en toutes rencontres. Enfin, rencontroit-il telles personnes ensemble, il falloit qu’il sceut les propos qu’ils tenoient, et, ne lui semblant pas assez galands, il leur apprenoit de quelle façon ils se devoient entretenir.» Aussi, le roi ne se contentait-il pas d’être précepteur en galanterie, et il pouvait se vanter de connaître le métier: il acceptait, dans l’intérêt de ses amis, le rôle de proxénète, que tous les courtisans étaient toujours prêts à remplir pour ses plaisirs. On eût dit qu’il ne souffrait pas qu’une femme se maintînt sage à la cour. Cependant il se piquait d’être le plus ferme défenseur de l’honneur féminin, et il regardait comme un crime la moindre plaisanterie qui semblait porter atteinte à cet honneur un peu bien compromis.

Un jour, il eut l’étrange caprice de voir le rut des cerfs, et il mena les plus coquettes de la cour dans un endroit de la forêt de Saint-Germain, où s’assemblaient cerfs et biches durant la saison des amours. La nouveauté du spectacle avait de quoi effaroucher la pudeur de ces dames, si elles en avaient eu de reste; mais elles ne perdirent pas contenance, et il put leur faire remarquer, en riant, «le passe-temps et toutes les caresses de ces animaux.» Un courtisan, qui avait été témoin de la fête, eut l’imprudence de dire qu’à la vue de ce congrès de cerfs, «l’eau leur en étoit venue à la bouche.» Le roi fut tellement courroucé contre le malin auteur de cette épigramme, qu’il l’exila de la cour et ne consentit jamais à l’y rappeler. Une autre fois, il fut encore plus indigné contre le jeune Brisambourg, qu’il avait chargé, pendant le carême, au château de Meudon, de porter quelques plats de viande de sa table à celle de la duchesse d’Étampes et des dames de sa compagnie qu’on appelait la petite bande; Brisambourg s’était permis de dire: «Ces dames ne se contentent pas de manger de la chair crue en carême; elles en mangent encore de cuite et ne peuvent se rassasier!» Ce propos, rapporté aux dames de la petite bande, excita leur indignation, à ce point qu’elles se plaignirent au roi, et que François Ier, outré de colère, ordonna de saisir le mauvais plaisant et de le pendre sans forme de procès. Le pauvre Brisambourg eut le bonheur de s’enfuir, et depuis il rentra en grâce auprès du roi, après avoir fait amende honorable à la petite bande de la duchesse d’Étampes. C’était l’époque de la grande faveur de cette maîtresse du roi, et toutes les charges de la magistrature, de la finance et de l’armée, se distribuaient, à son choix, entre ses parents, ses amis et ses flatteurs. La duchesse se vantait même de disposer du pape et du sacré collége, qui n’avaient rien à lui refuser: elle fit obtenir de la sorte le chapeau de cardinal à six ou huit de ses créatures, et elle disait, à ce sujet, qu’il n’était guère plus difficile à une femme de faire un cardinal que de faire un cocu.

François Ier, qui se montrait si jaloux de l’honneur des dames quand un homme osait l’attaquer en paroles, n’était pas le moins du monde scrupuleux sur les expressions libres et indécentes, dont les dames se servaient sans vergogne. On peut avoir un spécimen du langage de la cour dans les poésies ordurières des poëtes royaux, qui ne trouvaient pas dans la langue technique de la Prostitution un seul mot, une seule image, qu’ils craignissent d’employer dans la langue poétique. Il y a une foule d’anecdotes, racontées par Brantôme, qui témoignent de cette horrible licence de langage et de littérature. On ne devait pas attendre plus de réserve, de la part d’une cour dépravée, qui faisait son amusement de la lecture du livre de Rabelais, et qui y cherchait moins l’admirable génie du maître, que de grossières équivoques et de sales drôleries. On ne comprend pas davantage que Clément Marot, valet de chambre-secrétaire de la belle Marguerite, reine de Navarre, ait diverti les plus sucrées de la cour, en rythmoyant sur les amours dégoûtantes d’Alix et de Martin. Une rencontre, que Brantôme nous donne comme très-divertissante, nous semble empreinte d’un cachet du temps, qui caractérise mieux que tout autre le dévergondage des dames et damoiselles de la cour. Louise de Clermont-Tallard, que François Ier nommait sa Grenouille (Marot ne nous a pas dit pourquoi), passait pour l’esprit le plus délié et le plus réjouissant qui fût à la cour;

Car rien qu’esprit n’est la petite blonde,

disait d’elle Clément Marot, qui lui adresse une épigramme très-leste, en déclarant que cette fille était à nulle autre seconde. Brantôme dit, aussi, que, dès sa jeunesse, elle «a fait toujours de plaisants traits et dit de bons mots.» Lorsque le pape Paul III, en 1528, eut à Nice une entrevue avec le roi de France, madame de Clermont-Tallard alla se prosterner devant le saint-père et lui demanda l’absolution «par forme de jeu,» en lui racontant que «quand le pape Clément VII vint à Marseille, elle estant fille Tallard encore, elle prit un de ses oreillers en sa ruelle de lit, et s’en torcha le devant et le derrière, dont après sa sainteté reposa dessus son digne chef, et visage, et bouche qui le baisa.» (Voy. les Dames galantes, disc, VI.)

Le roi eut constamment une maîtresse en titre, qu’il préférait à toutes les autres, mais qui ne suppléait point à toutes; car il ne laissait pas de donner pleine satisfaction à ses caprices, au milieu de ses amours les plus tendres et les plus durables. Ce fut réellement la duchesse d’Étampes qui fut sa favorite pendant une partie de son règne, mais il établit plus d’une fois, à côté d’elle et sous ses yeux, d’autres maîtresses, qu’on appelait les lieutenantes de madame Anne, et que celle-ci ne cherchait pas à faire tomber de leur trône éphémère, certaine qu’elle était de conserver le sien malgré toutes les inconstances du roi. Anne de Pisseleu, qu’on nommait mademoiselle de Heilly, avant qu’elle fût mariée de par le roi et dotée du duché d’Étampes, n’avait commencé ses relations avec François Ier qu’en 1526, au moment même où le prisonnier de Pavie sortait d’Espagne pour rentrer en France. La reine régente, Louise de Savoie, allant au-devant de son fils, eut la gracieuse attention de lui amener, à Fontarabie même, cette fille d’honneur qu’elle avait destinée à remplacer l’ancienne maîtresse du roi, qui s’était brouillée avec elle. Cette maîtresse, que la demoiselle de Heilly n’eut pas de peine à supplanter dès la première entrevue, était la comtesse de Châteaubriant, la célèbre Françoise de Foix, qui devait payer de sa vie sa tendresse et son dévouement au roi. Françoise de Foix, toute belle et accomplie qu’elle fût, ne pouvait fixer longtemps le cœur changeant de son royal mainteneur: elle l’aimait avec trop de délicatesse, ce qu’elle prouva bien, quand l’infidèle lui redemanda des joyaux ornés de devises et d’emblèmes amoureux, qu’il lui avait donnés: elle fit fondre les bijoux et renvoya les lingots, en disant qu’elle avait gardé les devises dans sa mémoire. La duchesse d’Étampes était loin de vouloir imiter cette recherche exquise de sentiment; on peut douter même qu’elle eût un amour véritable pour le roi, qui se sentit toujours porté vers elle par un goût très-vif, qu’elle savait entretenir et raviver sans cesse avec un art que les plus habiles courtisanes lui eussent envié.

C’était ainsi, de la part de la belle Helly, comme François Ier l’appela longtemps, une Prostitution raffinée et ingénieuse, qui servait non-seulement à la fortune de cette adroite maîtresse, mais encore à celle de toute sa famille et d’une foule de protégés qu’elle recommandait sans cesse aux faveurs du roi. La duchesse d’Étampes ne gênait en rien les fantaisies de François Ier, qui courait les aventures et qui revenait toujours à elle, sans qu’elle eût jamais l’air de s’apercevoir de ces infidélités, quoiqu’elle en fût plusieurs fois gravement incommodée dans sa santé. Elle se fit soigner et guérit; le roi ne guérit jamais complétement. Rien n’était plus connu, à la cour, que la liaison de la duchesse d’Étampes avec le roi, et celle-ci cependant s’imposait, pour la cacher, des précautions et des obstacles qui la lui rendaient plus piquante. Ainsi, quand il se trouvait en public avec elle, il évitait tout ce qui eût ressemblé à une familiarité, il ne se départait pas de la plus cérémonieuse galanterie; quand il devait la voir en particulier, il n’épargnait rien, pour que ces visites restassent ignorées de tout le monde. Il n’arrivait chez la duchesse, que par des souterrains, des passages, des escaliers dérobés, ou bien il y venait la nuit, déguisé, seul ou suivi d’un capitaine des gardes. Malheur à celui qui aurait alors reconnu le roi et qui eût trahi son secret! La duchesse d’Étampes ne logeait pas ordinairement dans l’hôtel du roi, mais vis-à-vis ou aux environs, de manière à communiquer plus librement avec son amant. François Ier lui avait donné un hôtel, qui prit son nom, et qui était situé en face de l’hôtel des Tournelles, où il faisait son séjour ordinaire: ils pouvaient, de la sorte, avoir de fréquents rendez-vous à l’hôtel d’Étampes, sans que personne en eût soupçon à l’hôtel des Tournelles. Pour être encore plus libre dans ses mystérieuses entrevues avec sa maîtresse, le roi avait fait construire, à l’extrémité du quai des Augustins, près du pont Saint-Michel, un petit hôtel, qui fut plus tard l’hôtel de Luynes. La duchesse d’Étampes, de son côté, acheta une maison, attenant, par derrière, à cet hôtel et située dans la rue de l’Hirondelle, si bien que ces deux logis, qui semblaient indépendants l’un de l’autre, n’en formaient qu’un seul, en réalité, et facilitaient la cohabitation des deux amants. C’était là que le roi venait s’enfermer pendant plusieurs jours; sous prétexte de se reposer des fatigues du gouvernement, et la duchesse s’y rendait aussi en cachette, tandis qu’on la croyait absente de Paris et voyageant. On peut considérer la maison de la rue de l’Hirondelle, comme l’origine de ces petites maisons qui étaient devenues si communes à Paris deux siècles plus tard: «Il paroît bien, dit Sauval, que c’étoit un petit palais d’amour ou la maison des menus plaisirs de François Ier.» Cette maison, du temps de Sauval (vers 1660), conservait encore une partie de sa décoration intérieure et extérieure, qui rappelait l’usage du lieu; les murs étaient couverts d’ornements sculptés, parmi lesquels on remarquait la salamandre de François Ier: cet emblème fabuleux de ses amours inextinguibles avait été reproduit dans tous les coins avec une grande variété de monogrammes et de devises. On voyait partout un cœur enflammé entre l’alpha et l’oméga, pour signifier que l’amour était le commencement et la fin de toutes les actions du roi. Il n’y a pas quarante ans, que les vestiges des sculptures et des peintures étaient encore visibles dans cette maison, que les habitants du quartier appelaient, par tradition, la Maison du Roi.

François Ier, grâce à ces précautions délicates, ménagea si bien les apparences, à l’égard de la duchesse d’Étampes, qui était mariée à Jean de Brosse, mais qui ne vivait pas maritalement avec lui, que cette dame pouvait toujours nier à front levé, qu’elle fût la maîtresse du roi. Son mari, néanmoins, savait à quoi s’en tenir, car, si l’on s’en rapporte à un passage des Dames galantes, qui le désigne sans le nommer, il serait venu, une nuit, dans la chambre de sa femme, avec l’intention de surprendre le roi et de le tuer; mais François Ier eut le temps de tirer son épée et d’en menacer cet importun, qu’il mit dehors, en lui enjoignant de ne faire aucun mal ni aucune peine à sa femme, sous peine de la vie; après quoi, «il prit sa place et remit la dame, le mieux qu’il put, de la frayeur qu’elle avoit eue.» Le roi avait besoin d’employer souvent les mêmes sauvegardes, dans l’intérêt des dames qui lui faisaient bon accueil, lorsqu’il entrait chez elles à l’improviste, au milieu de la nuit: ce que les maris n’ignoraient pas, mais ils supportaient avec philosophie un malheur qui semblait attaché à la condition de courtisan; car, à l’hôtel des Tournelles, au Louvre et dans tous les palais royaux, le roi s’était ménagé les moyens de pénétrer à toute heure dans les appartements des dames et des damoiselles qui lui plaisaient. Il n’y avait pas de scandale, parce que les murailles n’avaient pas d’yeux ni d’oreilles; les victimes de ces guet-apens nocturnes n’avaient garde de se faire les échos de leur propre honte, et, d’ailleurs, les domestiques du roi étaient accoutumés à ne rien voir, à ne rien entendre, à ne rien dire. Les dames étaient ainsi hébergées à la cour; le roi, dit Sauval, «avoit les clefs de leurs chambres et y entroit la nuit, à telle heure qu’il vouloit, sans heurter ni faire de bruit.» On comprend que les maris, les pères, les frères et les amants de ces dames ne se trouvaient pas logés à si peu de distance, qu’ils pussent être avertis par des cris qui expiraient dans l’épaisseur des murs et des tapisseries. «Quand les dames, ajoute Sauval, pour être vertueuses, venoient à refuser ces sortes d’appartements que le roi leur offroit au Louvre, aux Tournelles, à Meudon ou ailleurs, il falloit que leurs maris marchassent droit; s’ils avoient des charges ou des gouvernements, et qu’on pût les accuser de la moindre concussion ou de chose pareille, c’étoit fait de la tête: il n’y avoit point de grâce à espérer pour eux, à moins que leurs femmes ne rachetassent leur vie aux dépens de leur honneur.»

Telle fut assurément la plus honteuse Prostitution du règne de François Ier, si nous ajoutons foi au témoignage de Sauval, qui avait sans doute sous les yeux bien des documents précieux que nous n’avons plus. Il dit expressément que rien n’était plus ordinaire que cette Prostitution, à la cour. Si les dames qui avaient des maris, des parents ou des amis, à sauver, n’étaient pas belles et que leurs filles le fussent, ces dernières obtenaient, à leurs risques et périls, la grâce des condamnés. François Ier ne tenait pas compte des offres d’argent qu’on pouvait lui faire pour signer des lettres de rémission, mais si les femmes et les filles de ces malheureux «venoient alors s’offrir elles-mêmes, il ne manquoit pas de les prendre au mot, pourvu qu’elles eussent de la jeunesse, de la beauté ou de la vertu.» Les condamnés, qui avaient conservé leur tête à ce prix-là, ne se montraient pas tous reconnaissants envers leurs femmes et leurs filles: quelquefois, ils ne leur pardonnaient pas un sacrifice dont ils avaient profité. On parla beaucoup, à cette époque, de la grâce que François Ier avait accordée au seigneur de Saint-Vallier, quand la fille de ce gentilhomme, la belle Diane de Poitiers, vint se jeter aux pieds du roi, en le suppliant de lui rendre son père, qui avait été condamné comme complice du connétable de Bourbon. Le roi ne pouvait rien refuser à Diane, qui ne lui refusa rien non plus. Saint-Vallier était déjà sur l’échafaud, en place de Grève, lorsque François Ier fit suspendre l’exécution et commua la peine de mort en celle de la prison perpétuelle. Le patient eut assez de présence d’esprit pour dire, en descendant de l’échafaud: «Dieu sauve le bon cas de ma fille, (Sauval dit coq, et Brantôme, autre chose) qui m’a si bien sauvé!» Cette Diane de Poitiers, qui s’était servie de sa beauté avec tant de respect filial, fut, en passant, la jument du roi, ainsi que le peuple l’avait surnommée, au dire des commentateurs de Rabelais; mais, pour continuer la métaphore, elle entra bientôt dans les écuries du jeune dauphin, qui devait être Henri II, et qui n’eut rien de plus pressé, en montant sur le trône, que de la faire duchesse de Valentinois. Le règne de la duchesse d’Étampes venait alors de finir avec celui de François Ier.

Si la Prostitution, sous ce règne, prit à la cour une audace qu’elle n’avait jamais eue, il faut reconnaître pourtant que François Ier, par son exemple et par ses leçons, avait mis à la mode la politesse et la galanterie, comme des voiles destinés à couvrir le scandale des amours illégitimes. Mézeray, dans son Histoire de France, fait un tableau énergique de cette corruption, qui, dit-il, «commença sous le règne de François Ier, se rendit presque universelle sous celui de Henry II, et se déborda enfin jusqu’au dernier poinct sous Charles IX et sous Henry III.» Mais Mézeray, en constatant les différents degrés de la dépravation des mœurs depuis François Ier jusqu’à Henri III, n’a pas remarqué que le premier des Valois était l’implacable ennemi du scandale et l’obstiné protecteur de ce qu’il appelait l’honneur des dames. François Ier n’avoua, ne compromit aucune de ses innombrables maîtresses, et la duchesse d’Étampes elle-même, qui pendant plus de vingt ans avait été favorite attitrée, put se défendre d’avoir fait bon marché de sa vertu, et soutenir qu’elle avait été fort honorablement l’amie ou la sœur d’alliance du roi. «Quoiqu’on soubçonnast moins honnestement qu’il ne falloit de ceste privauté, raconte Duverdier, sieur de Vauprivas, dans sa Prosopographie, si est-ce que le roy s’en purgea et protesta qu’il n’aimoit ceste dame que pour sa grâce et gaillardise. Quoi qu’il en fust, on tient qu’il s’en servoit au lict.» Le sieur de Vauprivas, qui écrivait et publiait sa Prosopographie à l’époque de Henri III, ne paraît pas trop convaincu de l’innocence des rapports de la duchesse d’Étampes avec le roi. Il savait sans doute que, depuis la mort de François Ier, le mari de la duchesse, que Varillas nous dépeint d’une «humeur insensible et peu sujette aux plaisirs de l’amour,» avait publié lui-même son déshonneur, en intentant un procès à sa femme sur des questions d’argent et en provoquant une enquête juridique, dont le résultat fut d’établir qu’il avait épousé la putain du roi.

François Ier ne se contentait pas de faire de sa cour un sérail, où ni mari ni tuteur, ni père ni mère, n’eût osé gêner ou troubler ses plaisirs; il s’amusait parfois à courir le guilledou, dans les rues de Paris, et à chercher des aventures; il s’adressait aussi aux filles et aux femmes des bourgeois; mais on voit, dans l’Heptameron de la reine de Navarre, que ces poursuites nocturnes n’étaient pas sans danger, et que plus d’une fois le roi fut traité comme un galant vulgaire, surpris en flagrant délit. Son épée heureusement lui venait en aide pour sortir des mauvais pas où il s’était jeté de gaieté de cœur. Il n’échappa point toujours sain et sauf aux hasards de ces amours subalternes. Ainsi, c’est un amour de cette espèce, qui lui donna, au dire d’une tradition constante, la maladie de laquelle il mourut, après dix ou douze ans de souffrances qu’il avait probablement fait partager à ses maîtresses. Les historiens, en recueillant cette tradition, qui ne pouvait s’appuyer sur des pièces authentiques, n’ont fait que mentionner l’événement, sans en garantir les circonstances. Mézeray empruntait souvent au récit de ses contemporains les particularités les plus curieuses de son Histoire de France; selon lui, l’ulcère malin qui fut cause de la mort de François Ier, commençait déjà vers 1539 «à le ronger avec des ardeurs insupportables, tellement que cette douleur et cette infection, qui estoit répandue par toute l’habitude du corps, lui causoient une fièvre lente et une morne fascherie qui le rendoient incapable d’aucune entreprise. J’ai entendu dire quelquefois, ajoute Mézeray, qu’il avoit pris ce mal de la belle Ferronnière, l’une de ses maistresses, dont le portrait se voit encore aujourd’hui dans quelques cabinets curieux, et que le mari de cette femme, par une estrange et sotte espèce de vengeance, avoit esté chercher cette infection en mauvais lieu pour les infecter tous deux.» Mézeray, dans son Abrégé chronologique de l’histoire de France, revient avec plus de détails sur le même fait, qu’il rapportait d’après un bruit qui avait couru du temps de François Ier, comme le dit Sauval, quoique Brantôme n’ait pas parlé de cette belle Ferronnière et de son mari, qui était un marchand de fer, selon les uns, un avocat, selon les autres, un impitoyable jaloux, selon tout le monde.

Cette aventure, qui doit occuper une place importante dans l’histoire de la Prostitution, est racontée très-explicitement, pour la première fois, dans les Diverses Leçons de Louis Guyon (t. II, liv. I, p. 109), sieur de la Nanche. Il la tenait sans doute de la bouche de quelque vieillard qui avait vécu sous le règne de François Ier, car il écrivait son recueil à la fin du seizième siècle; de plus, en sa qualité de médecin, il avait pu trouver auprès de quelqu’un de ses confrères une tradition spéciale, relative à la maladie vénérienne dont le roi fut victime. «Ce roy, dit-il, recercha la femme d’un advocat de Paris, très belle et de bonne grace, que je ne veux nommer, car il a laissé des enfans pourveus de grands estats et qui sont gens de bonne renommée: auquel jamais ceste dame ne voulut oncques complaire, ains, au contraire, le renvoyoit avec beaucoup de rudes paroles dont le roy estoit contristé. Ce que cognoissans aucuns courtisans et maquereaux royaux, dirent au roy qu’il la pouvoit prendre d’autorité et par la puissance de sa royauté. Et, de fait, l’un d’eux l’alla dire à ceste dame, laquelle le dit à son mary. L’advocat voyoit bien qu’il falloit que luy et sa femme vuidassent le royaume; encor auroient-ils beaucoup à faire de se sauver s’ils ne luy obéissoyent. Enfin, le mary dispense sa femme de s’accommoder à la volonté du roy, et à fin de n’empescher rien en cest affaire, il fit semblant d’avoir affaire aux champs pour huit ou dix jours. Cependant il se tenoit caché dans la ville de Paris, fréquentant les bourdeaux, cerchant la verolle pour la donner à sa femme, afin que le roy la prinst d’elle, et trouva incontinent ce qu’il cerchoit, et infecta sa femme, et elle, puis après le roy, lequel la donna à plusieurs autres femmes qu’il entretenoit, et n’en sçeut jamais bien guérir, car, tout le reste de sa vie, il fut mal sain, chagrin, fascheux, inaccessible.» Rien ne nous paraît donc mieux avéré que l’aventure de la belle Ferronnière, en ce qui regarde sa funeste influence sur la santé du roi; mais nous croyons inutile d’attribuer à la vengeance du mari les suites honteuses de son libertinage, qui nous apprend que la grosse ou la grande vérole (on disait l’un ou l’autre) avait dès lors une source intarissable dans les repaires de la débauche publique.

Il peut y avoir seulement des doutes sur l’époque où Français Ier fut si gravement atteint du châtiment de son incontinence; car, si Mézeray a fixé une date précise, en parlant de cet «ulcère malin, qui lui étoit venu l’an 1539,» Brantôme n’a pas l’air d’hésiter, en reportant aux premières années du règne de François Ier l’invasion du mal qui abrégea sa vie, et qui lui mérita cette fameuse épitaphe:

L’an mil cinq cent quarante-sept,
François mourut à Rambouillet
De la vérole qu’il avoit.

«Le roy François, dit Brantôme dans l’éloge de Henri II, ayma fort aussy et trop, car estant jeune et libre, sans différence, il embrassoit, qui l’une, qui l’autre, comme de ce temps il n’estoit pas galant qui ne fût putassier partout indifféremment: dont il en prit la grant verolle qui luy advança ses jours. Et ne mourut gueres vieux, car il n’avoit que cinquante-trois ans, ce qui n’estoit rien: et luy, après s’estre veu eschaudé et mal mené de ce mal, advisa que, s’il continuoit cest amour vagabond, qu’il seroit encor pis; et comme sage du passé, advisa à faire l’amour très-galantement. Dont, pour ce, institua sa belle cour, fréquentée de si belles et honnestes princesses, grandes dames et damoiselles, dont ne fit faute, que pour se garantir de vilains maux, et ne souilla plus son corps des ordures passées, s’accommoda et s’appropria d’un amour point salaut, mais gentil, net et pur. Et pour sa principalle dame et maistresse, il prit, après qu’il fut venu de prison, mademoiselle d’Helly...» Ce passage, dans lequel Brantôme persiste à donner une origine assez peu morale à la grande cour des dames instituée par François Ier, tendrait à établir que la belle Ferronnière avait laissé de cuisants souvenirs au roi, avant que ce prince eût été fait prisonnier à la bataille de Pavie, en 1525. Dans un autre endroit de ses Mémoires, Brantôme est d’accord avec lui-même et confirme cette assertion, lorsqu’il s’apitoye sur le sort de la reine Claude, en disant que «le roi, son mari, luy donna la verolle, qui luy avança ses jours.» Or, la reine Claude mourut au mois de juillet 1524, du mauvais traitement qu’elle avait reçu du roi. Il faudrait, pour bien représenter la Prostitution de la cour de François Ier, citer textuellement la moitié du recueil des Dames galantes, et faire connaître par leur nom les personnages que Brantôme n’a pas osé nommer, en racontant dans son livre leurs scandaleux désordres. Mais il serait bien difficile aujourd’hui de lever le voile de l’anonyme qui couvre la plupart des galanteries que le discret compilateur attribue, tantôt à un grand prince, tantôt à une grande princesse, tantôt à une belle veuve, tantôt à une puissante dame, qu’il ne désigne pas autrement, sans doute parce que les bonnes langues de la cour étaient là pour suppléer à son silence. Nous ne jugeons donc pas utile de rassembler ici les anecdotes qui appartiennent au règne de François Ier, et qui caractérisent la dépravation des mœurs de la noblesse. Cependant, on doit remarquer que, si la licence est générale, si les femmes mariées se font un jeu de l’honneur conjugal, si les filles préludent au mariage par l’oubli de toute pudeur, il y a pourtant chez les hommes, même les plus débauchés, un sentiment élevé, austère, farouche, de ce que doit être la vertu d’une épouse et d’une mère de famille. Les maris, qui ne craignent plus de souiller la couche d’autrui, veillent sur la leur, l’épée ou le poignard à la main. De là, tant d’histoires tragiques, dans lesquelles un amour illicite ou adultère se termine par le poison ou par un coup de dague. Ces sanglantes représailles, qui menaçaient l’inconduite des femmes mariées, ne servaient peut-être pas à les maintenir dans la ligne du devoir, car Brantôme fait entendre que c’était pour elles un aiguillon de plus, qui les excitait à braver le danger, et à se surpasser en astuces dans l’art de tromper leurs maris. «Toutesfois, dit-il après avoir maudit ces cocus dangereux, bizarres, cruels, sanglants et ombrageux, qui frappent, tourmentent et tuent leurs femmes infidèles, j’ay cognu des dames et de leurs serviteurs, qui ne s’en sont point soucié, car ils (les maris) estoient aussy mauvais que les autres, et les dames estoient courageuses, tellement que si le courage venoit à manquer à leurs serviteurs, le leur remettoient, d’autant que, tant plus toute entreprise est périlleuse et escabreuse, d’autant plus se doibt-elle faire et exécuter de grande générosité. D’aultres telles dames ay-je cognu qui n’avoient nul cœur ni ambition pour attempter choses haultes, et ne s’occupoient du tout qu’à leurs choses basses; aussy, dit-on: Lasche de cœur comme une putain.»

On a peine à croire, en lisant les Dames galantes de Brantôme, que cet effronté historiographe de l’impudicité des femmes de la cour, ait voulu prouver très-sérieusement que cette impudicité n’avait rien de blâmable chez les grandes et honnêtes dames. Ce singulier paradoxe se reproduit dans plusieurs de ses écrits, où il le met sur la conscience de différentes personnes qu’il n’en estime pas moins. Il est impossible d’imaginer une plus étrange justification des mauvaises mœurs de la cour. Ainsi, une dame écossaise, de bonne maison, dit Brantôme, nommée Flamin, qui avait eu de Henri II un fils naturel, disait en son escocement francisé: «J’ay faict tant que j’ay pu que à la bonne heure je suis enceinte du roy, dont je m’en sens très-honorée et très-heureuse: et si veux-je dire que le sang royal a je ne scay quoy de plus suave et friande liqueur, que l’autre, tant je m’en trouve bien, sans compter les bons brins de présents que l’on en tire.» A cet escocement francisé, Brantôme ajoute en forme de commentaire: «Ceste dame, avecques d’autres que j’ay ouy dire, estoient en ceste opinion, que, pour coucher avecques son roy, ce n’estoit point diffame, et que putains sont celles qui s’adonnent aux petits, mais non pas aux grands roys et gentilshommes.» Brantôme fait dire la même chose à un grand, qui discourait «de ce même propos,» pour la défense d’une grande princesse qu’on savait très-ardente à contenter le monde, comme le soleil «qui respand de sa lueur et de ses rayons à un chascun;» il déclare que ces inconstances sont belles et permises aux grandes dames, «mais non aux autres dames communes, soit de cour, soit de ville et soit de pays... Et telles dames moyennes, ajoute-t-il avec assurance, faut que soient constantes et fermes comme les estoilles fixes, et nullement erratiques; que, quand elles se mettent à changer, errer et varier en amour, elles sont justement punissables, et les doit-on descrier comme putains des bourdeaux, d’autant que leurs beautés, encore qu’elles soient passables, n’ont de quoy s’estendre sur plusieurs.» Après cette ingénieuse théorie, on ne doit pas s’étonner si une dame de la cour, qui était certainement une grande dame, se prenait à envier la liberté des courtisanes de Venise: «Ah! mon Dieu! disait-elle à une de ses compagnes, plût à luy que nous eussions faict porter tout notre vaillant en ce lieu-là par lettre de banque, et que nous y fussions pour faire ceste vie courtisanesque, plaisante et heureuse, à laquelle toute autre ne scauroit approcher!» Brantôme, qui rapporte le fait, ne peut s’empêcher de s’écrier: «Voilà un plaisant souhait et bon!» Mais on voit qu’il l’approuve chez une si grande dame.

Certes, la fameuse courtisane romaine, appelée la Grecque, qui vint en France, au dire de Brantôme, pour y dresser les maris, et y donner des leçons à leurs femmes, pouvait tenir à celles-ci, sans les scandaliser, ce langage malhonnête: «Nostre mestier est si chaud, quand il est bien appris, qu’on prend cent fois plus de plaisir de monstrer et practiquer avecques plusieurs qu’avecques un.» Ce n’étaient pas seulement des courtisanes émérites, qui professaient la débauche à la cour de François Ier; mais de grandes dames, de grandes princesses, des princes de l’Église, s’y employaient à l’envi: le cardinal de Lorraine, que le roi avait pour son bon second en affaires de galanterie, se chargeait de dresser de sa main les filles et les dames nouvelles qui arrivaient à la cour. «Quel dresseur! s’écrie Brantôme, je crois que la peine n’estoit pas si grande comme à dresser quelque poulain sauvage.» Puis, après avoir vanté la sagesse du cardinal, à l’endroit des dames, il avoue que «peu ou nulles sont-elles sorties de ceste cour femmes et filles de bien!»

UN MAUVAIS LIEU EN HOLLANDE AU XVIIe SIÈCLE.
  • A. Racinet Fils, d’après Crispin de Pass.
  • Drouart, imp.
  • Rebel, Sculp.

UN MAUVAIS LIEU EN HOLLANDE AU XVII.e SIÈCLE

CHAPITRE XXXII.

Sommaire.—La Prostitution à la cour de Henri II.—Éloge des belles Françoises.—Diane de Poitiers, maîtresse du roi.—Les chiffres et la devise de Diane.—Brissac sous le lit.—Bonnivet dans la cheminée.—Horribles dépravations de la cour.—Les arts corrupteurs.—Description des tableaux et des statues dans les palais royaux.—La coupe obscène.—Les figures de l’Arétin.—Digression bibliographique sur ce recueil infâme, gravé par Marc Antoine.—Destruction des planches et des exemplaires du livre.—La Somme de J. Bénédicti.—Miniatures dans le goût de l’Arétin.—La galerie du comte de Chateauvillain.

«Si le sérail de Henri II, dit Sauval, ne fut pas si grand que celui de François Ier, sa cour n’était pas moins corrompue.» Les Mémoires de Brantôme sont là pour nous faire connaître cette corruption, qui ne pouvait plus même s’accroître; car la cour de France, à cette époque, avait adopté et naturalisé tous les genres de Prostitution et de débauche, tous les raffinements de luxure et de galanterie, toutes les leçons de dépravation morale, qu’elle enviait auparavant aux cours italiennes. Brantôme s’applaudit de ce qu’il regardait comme une conquête et une amélioration dans l’intérêt des plaisirs sensuels: «Quant à nos belles Françoises, dit-il dans le premier discours de ses Dames galantes, on les a veues, le temps passé, fort grossières et qui se contentoient de le faire à la grosse mode; mais, depuis cinquante ans en çà, elles ont emprunté et appris des autres nations tant de gentillesses, de mignardises, d’attraits et de vertus, d’habits, de belles graces, lascivetés, ou d’elles mêmes se sont si bien estudiées à se façonner, que maintenant il faut dire qu’elles surpassent toutes les autres en toutes façons, et ainsy que j’ay ouy dire, mesme aux estrangers, elles valent beaucoup plus que les autres, outre que les mots de paillardise françois en la bouche sont plus paillards, mieux sonnans et esmouvans que les autres.» Brantôme conclut de là: qu’il fait bon faire l’amour en France plutôt qu’ailleurs, et il s’en rapporte là-dessus aux docteurs d’amours et aux courtisans, qui donnent certainement la palme aux dames françaises, quoiqu’on soit forcé de reconnaître, en dernière analyse, que, «putains partout et cocus partout, la chasteté n’habite pas en une région plus qu’en l’autre.»

Henri II cependant eut moins de part que François Ier à la dépravation de son temps, car, s’il «a aymé comme a faict le roy son père et autres roys, et s’est adonné aux dames,» selon Brantôme, il a offert à ses courtisans un rare exemple de constance et de parfait amour, dans sa liaison avec Diane de Poitiers, qui fut son unique maîtresse en titre, durant tout son règne. Diane n’était plus jeune, mais elle était toujours belle; et Brantôme, qui la vit à l’âge de soixante-dix ans, six mois avant sa mort, fut frappé d’admiration, en la trouvant «aussy belle de face, aussy fraische et aussy aymable, comme en l’aage de trente ans.» Il ajoute que «surtout elle avoit une très-grande blancheur, et sans se farder aucunement;» ce qui donnait à penser qu’elle usait de certains bouillons composés d’or potable. Quoi qu’il en fût, Henri II l’aimait si passionnément, qu’il ne pouvait se passer d’elle et qu’il devenait triste dès qu’il ne la voyait plus: aussi, vivait-elle avec lui aussi privément que si elle eût été sa femme légitime; et la reine était obligée de supporter en silence la suprématie de cette rivale, qui évitait toutefois de lui faire sentir son humiliation. Henri II ne laissait pas de cohabiter avec la reine Catherine, qui semblait n’avoir d’autre rôle que de mettre au monde une grande lignée de princes et de princesses. Diane, de son côté, ne paraissait pas jalouse de cette vertu prolifique, qui avait pour résultat d’éloigner souvent le roi du lit conjugal et de condamner la reine enceinte à des absences prolongées: alors, Diane était vraiment la seule reine à la cour jusqu’à ce que Catherine de Médicis fut relevée de couches. Elle prit une part active aux choses du gouvernement, et l’on peut dire que son influence n’eut rien de trop fâcheux, en politique, pour le règne de Henri II. «Bienheureux est celuy roy, s’écrie Brantôme, qui rencontre une maistresse bonne, parfaicte et bien accomplie, comme il est en sa puissance de la bien choisir, car, estant telle, et luy et son royaume n’en sont pas pires!»

Mais, sans accuser Diane de Poitiers d’avoir exercé une influence pernicieuse sur les mœurs de la cour, on peut constater qu’elle n’a jamais rien fait pour les rendre meilleures, soit par son exemple, soit par son empire sur Henri II. Elle était bien aise sans doute que la licence effrénée qui régnait à la cour, et qui tendait toujours à y faire de nouveaux progrès, justifiât aux yeux de tous son commerce adultère avec le roi: elle pouvait même, jusqu’à un certain point, réhabiliter sa conduite, en la comparant aux prodigieux débordements que les plus grandes dames se permettaient autour d’elle, au mépris de leur naissance et de leur rang. Henri II, dont l’amour ne manquait pas de délicatesse à l’égard de sa favorite, n’épargnait rien pour rehausser l’éclat de cet amour et pour le rendre, en quelque sorte, respectable, à force de l’entourer de respects et d’hommages. Voilà pourquoi il avait fait mettre partout, dans les ornements de ses palais, au Louvre, à Fontainebleau, à Madrid, etc., le chiffre de Diane entrelacé avec le sien, les armes parlantes et les devises de cette déesse qu’il adorait. Ces témoignages d’une tendresse et d’une admiration enthousiastes ne se voyaient pas seulement dans la décoration intérieure des appartements, y compris celui de la reine, mais encore sur le fronton des édifices, parmi les sculptures des fenêtres et des corniches, au milieu des enroulements de la serrurerie, aux panneaux des portes et dans les mosaïques du pavement des cours. C’était un parti pris d’étaler à tous les regards les anagrammes des noms de Diane et de Henri. Jamais l’adultère et la Prostitution n’avaient été admis à une pareille apothéose.

Le but que se proposait le roi fut rempli et même dépassé; non-seulement la cour s’accoutumait à confondre la maîtresse avec la reine, mais encore le peuple n’était pas éloigné de considérer madame Diane comme une espèce de magicienne, qui devait à son art de se conserver éternellement jeune et belle, et dont le croissant symbolique présidait aux destinées de la France. Henri s’était si bien familiarisé avec le concubinage dont il semblait fier, qu’il ne craignait pas de paraître en public, à cheval, ayant en croupe la duchesse de Valentinois, qui le tenait embrassé. On doit dire pourtant que la mode autorisait cette manière de chevaucher à deux sur la même monture. Nous ne savons pas si ce fut Diane, ou Henri II, qui commanda un émail, sur lequel étaient représentés les deux amants à cheval. Nous ne savons pas davantage si l’ordre de multiplier les chiffres et les emblèmes de Diane sur les bâtiments royaux, venait de la favorite ou de son amant. On a pensé, avec quelque apparence de raison, que les artistes, architectes, sculpteurs, peintres et autres, voyant quelle était la passion folle de Henri II pour cette dame, avaient pensé le flatter en faisant servir l’allégorie à immortaliser cet amour. Les artistes italiens eurent sans doute l’initiative de cette flatterie, qui plut à Diane et ne déplut pas au roi; les artistes français ne manquèrent pas ensuite d’imiter ce qui avait si bien réussi à leurs émules, et ce fut dès lors une habitude générale, dans tous les travaux d’art qui se firent sous ce règne, de reproduire les initiales de Henri et de Diane avec le croissant et la devise: Donec totum impleat orbem. Était-ce une allusion, comme on l’a dit, au désir et à l’espérance qu’avait le roi, de voir s’arrondir le ventre de sa maîtresse?

Henri II, à l’exemple de son père, se montrait toujours fort discret à l’égard de l’honneur des dames: «Il ne vouloit point, dit Brantôme, que les dames en fussent escandalisées ni divulguées, si bien que luy, qui étoit d’assez amoureuse complexion, quand il alloit veoir les dames, y alloit le plus caché et le plus couvert qu’il pouvoit, afin qu’elles fussent hors de soupçon et diffame.» Mais il est possible que le roi ne prît tant de précautions que pour empêcher l’écho de ses infidélités d’arriver jusqu’à Diane de Poitiers, qui, de son côté, avait soin de ne pas découvrir les siennes. Brantôme dit positivement que cette belle dame, du temps de sa faveur, avait «obligé tant de personnes, de plaisirs,» qu’on pouvait dire qu’elle était grande en tout. Henri II n’en faisait que rire, comme n’éprouvant aucune jalousie, car il savait que Diane avait des amants et ne lui donnait pas de rival. Un jour, si l’on en croit Brantôme et Sauval, la duchesse de Valentinois et le maréchal de Brissac étaient ensemble, quand le roi vint frapper à la porte de la chambre. On ne lui ouvrit qu’après avoir fait cacher Brissac sous le lit. Le roi se couche et invite Diane à en faire autant; mais il se plaint de la faim, et se lève. Diane, toute tremblante, lui apporte des confitures; il en mange, et tout à coup il en jette une boîte sous le lit en disant: «Tiens, Brissac! il faut que chacun vive.» Il sortit ensuite, et ne parla jamais de cette aventure ni à Diane ni au maréchal de Brissac, qui avait cru toucher à sa dernière heure. Dans une circonstance analogue, François Ier avait été moins courtois à regard de l’amiral Bonnivet. Celui-ci n’attendait pas le roi, lorsque François Ier se présenta chez sa maîtresse, qui était enfermée avec Bonnivet. Le galant n’eut que le temps de se blottir sous les feuillages qui remplissaient la cheminée. François Ier le remplace dans le lit, et fait semblant de ne pas soupçonner la présence d’un tiers; puis il se lève, sous prétexte de satisfaire un besoin, et va droit à la cheminée, où il arrose d’urine son pauvre rival, qui n’osait crier merci. Mais, dès que le roi fut parti, la dame donna une chemise blanche à l’amant, lui parfuma les cheveux et la barbe, et s’employa du mieux qu’elle put à lui faire oublier sa mésaventure.

Il faudrait citer une partie des Dames galantes de Brantôme, pour caractériser par des anecdotes la Prostitution qui déshonorait la cour de Henri II. Cette Prostitution nous apparaît si horrible et si monstrueuse, que nous taxerions volontiers d’hyperbole le licencieux narrateur, s’il avait l’air plus indigné des turpitudes qu’il raconte; mais il y a dans ses récits tant de naïveté et de bonhomie, qu’on est forcé de reconnaître que les plus abominables dépravations n’avaient pas même le privilége de l’étonner et de le faire rougir. «Pendant que les veuves et les femmes faisoient l’amour avec extravagance, dit Sauval, qui répète les histoires de Brantôme avec autant de décence que le sujet en comporte, les filles de leur côté en usoient de même; le reste, le front levé et toute honte perdue; à l’égard des scrupuleuses, quantité se marioient aux premiers venus, afin de se divertir après, sans crainte, avec qui bon leur sembleroit.» Brantôme donne à entendre que, dans la plupart des mariages de cour, les épousées n’arrivaient pas vierges au lit nuptial, et que presque tous les maris savaient que leurs femmes avaient été «repassées en la monstre d’aucuns rois, princes, seigneurs, gentilshommes et plusieurs autres.» Mais ce ne sont là que peccadilles auprès des incestes qui, selon lui, étaient assez communs dans les familles nobles, où le père ne mariait pas sa fille avant de l’avoir déshonorée: «J’ai ouy parler, dit-il le plus tranquillement du monde, de force autres pères, et surtout d’un très-grand, à l’endroict de leur fille, n’en faisant non plus de conscience que le cocq de la fable d’Ésope.» Après de telles infamies, que Brantôme peut enregistrer sans horreur et sans dégoût, on est tenté de ne voir qu’une innocente dans cette «fort belle et honneste damoiselle» qui disait à son serviteur: «Attendez un peu que je sois mariée, et vous verrez comme, sous cette courtine de mariage qui cache tout, et ventre enflé et descouvert, nous y serons à bon escient!»

«Quant aux effrontées, dit Sauval, les unes se saouloient de voluptez avant leur mariage, d’autres avoient l’adresse de se divertir en présence de leurs gouvernantes et de leurs mères mêmes, sans en être aperçues; puis, pour couvrir le mystère, avoient recours à des moyens exécrables; d’autres (et ce qui étoit fort commun parmi les filles et les veuves) mettoient en usage certains petits bijoux, tels que les quatre que Catherine de Médicis trouva dans le coffre d’une de ses filles d’honneur.» C’était l’Italie des Borgia et des Médicis, qui avait enseigné à la France toutes ces pratiques, tous ces instruments, tous ces stimulants de Prostitution; c’était la cour, qui avait toujours la main dans ces jeux obscènes; c’était elle qui, ardente à s’emparer de ces innovations impures, les accréditait et les popularisait dans la nation, où il ne resta bientôt plus rien de la vieille candeur gauloise.

Il faut bien le dire à regret, les arts, qui doivent avoir pour objet de passionner les âmes par tout ce qui est noble et pur, furent les premiers corrupteurs ou du moins les auxiliaires de cette corruption générale. François Ier et Henri II appelèrent auprès d’eux une foule d’artistes italiens, de grand talent, mais de mœurs dissolues: les sculpteurs firent «des statues de bronze et de marbre, tant d’hommes que de femmes, que de dieux et de déesses, où la lubricité triomphoit;» les peintres remplirent «les appartements de nos rois, de peintures à fresque et de tableaux qui suivoient la cour, où étoient représentées des choses non-seulement lascives, mais incestueuses et exécrables.» Léonard de Vinci, Benvenuto Cellini, le Primatice, Nicolo dell’Abbate, le Rosso, et leurs élèves, ne furent pas plus réservés en France, qu’ils ne l’eussent été dans leur pays, où le pinceau et l’ébauchoir semblaient complices de tous les égarements des sens. Les plus grands artistes de la Renaissance se soumirent au goût dépravé de leurs contemporains, et ce fut entre eux une déplorable émulation de génie impudique. Les priapées grecques et romaines se répandirent partout sous toutes les formes, avec autant d’audace que si la France fût devenue païenne, et comme si les femmes elles-mêmes ne savaient plus rougir.

Les châteaux et les palais des rois, les maisons de plaisance des princes et des princesses, les hôtels des seigneurs, les maisons des particuliers, furent envahis par les fresques et les tableaux indécents: «Pour crayonner en petit une partie de ces peintures, dit Sauval, qui avait pu les voir encore, ici des hommes et des dieux, tous nuds, dansent et font quelque chose de pis avec des femmes et des déesses toutes nues; là, les unes exposent aux yeux de leurs galants ce que la nature a pris tant de peine à cacher; les autres s’abrutissent avec des aigles, des cygnes, des autruches, des taureaux; en plusieurs endroits, on voit des Ganymèdes, des Saphos et des belettes (sic); des dieux et des hommes, des femmes et des déesses, qui outragent la nature et se plongent dans des dissolutions les plus monstrueuses. Après cela, il ne faut pas s’étonner des incestes et des abominations, qui arrivèrent sous les règnes de Charles IX et de Henri III.» Sauval ajoute qu’à Fontainebleau les chambres, les salles et les galeries, étaient toutes pleines de ces peintures érotiques, et que la reine Anne d’Autriche en fit brûler pour plus de cent mille écus, quand elle devint régente, en 1643.

Les mêmes sujets étaient aussi représentés en bas-relief dans les appartements, et en ronde bosse dans les jardins des maisons royales; on les retrouvait aussi sur les tapisseries et sur toutes les parties de l’ameublement. Brantôme, dans ses Dames galantes, consacre plusieurs pages, très-divertissantes sans doute, à raconter «les discours, les songes, les mines et les parolles» des dames et filles de la cour, qu’on faisait boire dans une coupe d’argent doré, ornée de figures obscènes. Cette coupe, laquelle eut une véritable célébrité en ce temps-là, appartenait à un prince qui s’amusait à la mettre dans les mains des personnes qu’il recevait à sa table. C’était, d’ailleurs, un chef-d’œuvre d’art et grand speciauté, dit Brantôme, «la mieux eslabourée, gravée et sigillée, qu’il estoit possible de voir; où estoient taillées bien gentiment et subtillement au burin plusieurs Figures de l’Arétin, de l’homme et de la femme, et ce au bas estage de la coupe, et au-dessus et en haut plusieurs aussy de diverses manières de cohabitations de bestes.» Les propos des buveuses que Brantôme rapporte longuement ne sont pas inutiles pour nous faire connaître l’effronterie des dames de la cour: «Les unes disoient, quand on leur demandoit ce qu’elles avoient à rire, et ce qu’elles avoient vous: qu’elles n’avoient rien vu que des peintures, et que, pour cela, elles ne laisseroient à boire une autre fois; les autres disoient: «Quant à moy, je n’y songe point à mal; la veue et la peinture ne souillent point l’âme.» Les autres disoient: «Le bon vin est aussy bon céans qu’ailleurs.» Les autres affermoient qu’il y faisoit aussy bon boire qu’en une autre coupe, et que la soif s’y passoit aussy bien; aux unes on faisoit la guerre pourquoy elles ouvroient les yeux en beuvant: elles répondoient qu’elles vouloient voir ce qu’elles beuvoient, craignant que ce ne fust du vin, mais quelque médecine ou poison. Aux autres on demandoit à quoy elles prenoient plus plaisir ou à voir ou à boire, elles répondoient: «A tout.» Les unes disoient: «Voilà de belles grotesques!» Les autres: «Voilà de plaisantes momeries!» Les unes disoient: «Voilà de belles images!» Les autres: «Voilà de beaux miroirs!» Brantôme a voulu évidemment imiter ici les propos des buveurs, qui remplissent un des chapitres les plus joyeux du Gargantua de Rabelais.

On peut juger, d’après cette anecdote, que les Figures de l’Arétin n’étaient pas moins connues en France qu’en Italie. Il est même assez probable que les planches originales de ces Figures, si tristement fameuses, avaient été secrètement apportées à Paris, après le règne de François Ier, et qu’elles y restèrent jusqu’au dix-septième siècle, où elles furent détruites par un marchand d’estampes. On sait que le recueil de seize figures obscènes, qui avaient été gravées à Bologne par le fameux Marc-Antoine Raimondi, d’après les dessins de Jules Romain, allait paraître, accompagné de seize infâmes sonnets italiens de Pierre Aretino, sous le titre: De omnibus Veneris schematibus, lorsque le pape Clément VII fit arrêter le graveur, qui fut mis en prison, et qui courut risque d’être pendu ou brûlé vif; mais Pierre de Médicis lui sauva la vie, à la sollicitation de l’Arétin, qu’on n’osa pas poursuivre, et qui était, d’ailleurs, en sûreté à Venise. Quant au peintre, il aurait été compris dans le procès, s’il ne s’était réfugié à Mantoue, où il attendit que le pape lui eût pardonné. On n’avait tiré qu’un petit nombre des gravures, que se disputèrent les grands seigneurs de Rome, et même plusieurs cardinaux; mais les cuivres avaient disparu et la justice papale ne réussit pas à les saisir. Ils furent apportés depuis en France, selon toute apparence, et ils servirent à faire plusieurs tirages successifs, qui suffisaient à peine au libertinage effréné du seizième siècle, mais qui heureusement ne laissèrent pas de traces, car la destinée de ces livres abominables est de ne pas survivre à la personne qui les possède. Voilà pourquoi l’existence des gravures originales a été souvent contestée et révoquée en doute; mais le témoignage de Brantôme semble la confirmer: «J’ay cognu, dit-il, un bon libraire vénitien à Paris, qui s’appeloit messer Bernardo, parent de ce grand Aldus Manucius, de Venise, qui tenoit sa boutique à la rue de Saint-Jacques, qui me dit et jura une fois qu’en moins d’un an il avoit vendu plus de cinquante paires de livres de l’Arétin à force gens maryés et non maryés, et à des femmes, dont il m’en nomma trois de par le monde, grandes, que je ne nommeray point, et les leur bailla à elles-mêmes et très-bien reliés, sous serment presté qu’il n’en diroit mot.»

Il est, au moins, très-probable que ce messer Bernardo (Bernardin Torresano ou Turizan) possédait, vers 1580, les véritables planches de Marc Antoine, et qu’il les tenait de la succession des Manuce, car ces cuivres, que la police papale n’avait pu découvrir au moment du procès criminel du graveur, avaient été certainement envoyés à Venise, où la publication des livres et des gravures les plus infâmes ne rencontrait alors aucune opposition judiciaire, tant la liberté ou plutôt la licence des mœurs était grande dans cette ville. Les fils du grand Alde Manuce imprimaient et publiaient sans répugnance les exécrables écrits de leur ami Pierre Arétin: ce furent eux sans doute qui firent une édition italienne du recueil De variis Veneris schematibus; mais tous les exemplaires de cette édition ont disparu depuis longtemps, brûlés, dans l’intérêt des familles, après le décès des possesseurs du livre, ou détruits par ordre de l’autorité. Quant à ceux de l’édition française de Bernardin Turizan, quoique plus nombreux que les autres, ils ont également péri la plupart entre les mains des personnes qui en faisaient usage. La sévérité des règlements de la librairie en France, pendant le dix-septième siècle, empêcha sans doute qu’on fît un nouveau tirage des gravures originales, et elles restèrent enfouies dans quelque vieux fonds d’imagerie. Car, si l’émission des ouvrages obscènes avait lieu fréquemment sous le manteau à cette époque, les Figures de l’Arétin étaient trop signalées à la vindicte des magistrats, pour qu’un libraire colporteur osât en répandre des exemplaires.

Cependant il paraît qu’une main anonyme avait ajouté quatre planches, aux seize que Marc Antoine avait gravées d’après Jules Romain. On peut supposer que ces quatre nouvelles planches avaient été faites aussi sur les dessins du même peintre et peut-être par le même graveur, car, dans une lettre du 29 novembre 1527, Pierre Arétin envoie au seigneur César Fregoso: Il libro de i sonetti e de le figure lussuriose. Or, il y a plus de seize sonnets, ce qui annonce plus de seize figures. Le nombre primitif des uns et des autres était de seize, mais ce nombre s’accrut successivement, et toujours, nous le croyons, sous l’inspiration de l’Arétin, qui avait l’impudique orgueil de vouloir surpasser la débauche antique, puisque le livre d’Eléphantis ne contenait que neuf figures, comme nous l’apprend Martial (Sunt illic Veneris novem figuræ. Epigr. 43 du livre XII). Arétin ne s’arrêta pas là, et le nombre des Figures avait été porté à trente-cinq; il nous le dit lui-même dans son fameux dialogue de la Putana errante, où il traite doctoralement de i diversi congiungimenti. Depuis l’Arétin, on avait complété son œuvre par l’addition d’une trente-sixième et dernière figure, et le recueil, ainsi augmenté, était connu vulgairement sous le titre des Trente-six Manières de l’Arétin. Néanmoins, le savant Gros de Boze, qui, tout académicien qu’il était, a fait entrer, dans le grand Catalogue de sa belle bibliothèque, la Corona de i cazzi, soit qu’il possédât cette contrefaçon du livre original, soit qu’il eût seulement l’espoir de se le procurer, ne comptait dans ce livre que vingt-trois sonnets, et, par conséquent, vingt-trois figures.

Il n’y en avait que vingt, lorsqu’elles passèrent sous les yeux de Felibien et quand le marchand d’estampes, Jollain, en brisa les cuivres, peu de temps après. Vasari, dans sa Vie des Peintres, n’avait parlé que de vingt figures aussi. Chevillier raconte (Origine de l’imprimerie de Paris, p. 224) que l’honnête Jollain, ayant su où se trouvaient ces planches infâmes, les acheta cent écus, «dans le dessein de les détruire,» et les détruisit en effet, sans en tirer une seule épreuve. «Il a toujours cru, ajoute Chevillier, que c’étoient les planches originales, gravées par Marc Antoine, qu’il avoit détruites.» On doit s’étonner que ce recueil, qui n’était pas rare du temps de Brantôme, puisqu’un libraire de Paris ne craignait pas d’en vendre cinquante exemplaires en moins d’une année, soit devenu absolument introuvable. Voici, suivant nous, la cause de la disparition totale des exemplaires qui circulaient au seizième siècle en France et en Italie. Dès qu’un homme était en péril de mort, on avertissait un prêtre, qui venait d’office assister le moribond, recevoir sa confession et lui administrer les derniers sacrements. Or, le prêtre, en vertu de ses pouvoirs ecclésiastiques, se faisait remettre par le mourant tous les livres impies, hérétiques ou obscènes, qu’il pouvait avoir. On les brûlait, séance tenante, sinon le confesseur les emportait chez lui pour les anéantir. On comprend que ces livres, dans le cas même où le prêtre les eût conservés, ne devaient pas lui survivre. Cette guerre aux livres défendus avait été imaginée par le clergé catholique, dès l’origine de la Réformation, qui attaquait, surtout par les livres, la messe et le pape. Ce fut dans toute la catholicité un mot d’ordre secret, auquel les confesseurs in extremis se conformèrent jusqu’à nos jours. Il en est résulté que les écrits hétérodoxes de Calvin, entre autres son Institution de la religion chrétienne, sont devenus presque aussi rares que les scandaleuses Figures de l’Arétin.

Brantôme fait une digression théologique au sujet de ces Figures qu’il connaissait bien, et il prouve que le cordelier breton Jean Benedicti, qui écrivait vers ce temps-là son livre dogmatique et confessionnal, les connaissait également. On sait que ce livre, traduit et imprimé en français à Lyon en 1581, sous ce titre: La Somme des péchés et le remède d’iceux, n’est pas moins rempli d’ordures que le célèbre recueil qu’il a l’air de passer en revue dans le chapitre de la luxure. Brantôme, en disant que le cordelier Benedicti «a très-bien escrit de tous les péchés et monstré qu’il a beaucoup veu et leu,» ne semble pas plus scandalisé de cette Somme, que des figures arétinesques. «Toutes ces formes et postures, dit-il, sont odieuses à Dieu, si bien que sainct Hierosme a dit: «Qui se monstre plus tost desbordé amoureux de sa femme, que mary, est adultère et pèche.» Et parce qu’aucuns docteurs ecclésiastiques en ont parlé, je diray ce mot briefvement en mots latins, d’autant qu’eux-mesmes ne l’ont voulu dire en françois: Excessus, disent-ils, conjugum fit, quando uxor cognoscitur ante retro, stando, sedendo a latere, et mulier super virum.» Le traité de Benedicti, à l’époque où il parut, avait pour objet d’éclairer les jeunes confesseurs sur certains péchés, qui étaient nouveaux dans le vieux catalogue des cas de conscience, et qui revenaient alors journellement au tribunal de la pénitence.

L’autorité civile fermait les yeux sur les obscénités plastiques, qu’on pouvait impunément exécuter, mettre en vente, posséder, et même exposer aux yeux de tous. Nous ne voyons pas qu’on ait puni, au seizième siècle, en France, un seul peintre ou graveur de sujets érotiques, tandis que Sixte-Quint fit pendre, au dire de Brantôme, un secrétaire du cardinal d’Este, nommé Capella, qui avait représenté au vif et peint au naturel les amours d’un grand et d’une belle dame de Rome. Les peintres obscènes couraient moins de risques à la cour de France. Brantôme en cite un, sans le nommer toutefois, qui fit bien pis que Capella, du temps de Henri III: «Un gentilhomme, que j’ay ouy nommer et cognu, fit un jour présent à sa maistresse d’un livre de peintures où il y avoit trente-deux dames, grandes et moyennes de la cour, peintes au naturel, couchées et se jouans avec leurs serviteurs, peints de mesmes et au naïf. Telle y avoit-il, qu’avoit deux ou trois serviteurs, telle plus, telle moins. Et ces trente-deux dames représentoient plus de sept vingt figures de celles de l’Arétin, toutes diverses. Les personnages estoient si bien représentés et au naturel, qu’il sembloit qu’ils parlassent et le fissent: les unes déshabillées et nues, les autres vestues, avecques mesmes robes, coeffures, parements et habillements, qu’elles portoient et qu’on les voyoit quelquesfois. Les hommes, tout de mesmes. Bref, ce livre fut si curieusement peint et faict, qu’il n’y avoit rien que dire: aussy, avoit-il cousté huit à neuf cents escus, et estoit tout enluminé.» Brantôme rapporte que la vue de ce livre d’images produisait de dangereux effets sur les femmes qui s’amusaient à le regarder: il en cite une qui «fut si ravie et entra en tel extase d’amour et d’ardent désir,» qu’elle ne put voir au delà du quatrième feuillet, et tomba évanouie au cinquième. Nous aimons à croire, pour l’honneur des dames, que ce fut la honte qui causa cet évanouissement.

Dans un autre endroit des Dames galantes, Brantôme parle encore de ces peintures lubriques, qui avaient commencé à être en vogue sous le règne de François Ier: «Telles peintures et tableaux, dit-il avec plus de raison et de décence qu’il n’en montre d’habitude, portent plus de nuysance à une ame fragille, qu’on ne pense.» Le comte de Chateauvillain avait dans sa galerie, parmi les rares et beaux tableaux qui la composaient, une de ces peintures libidineuses, «où estoient représentées force belles dames nues qui estoient au bain, qui s’entre-touchoient, se palpoient, se manioient et frotoient, s’entre-mesloient, se tastonnoient, et qui, plus est, se faisoient le poil tant gentiment et si proprement, en monstrant tout, qu’une froide recluse ou hermite s’en fust eschauffée et esmue.» Aussi, une grande dame de la cour, qui visitait cette galerie, et qui s’était arrêtée devant ce tableau, dit à son amant: «C’est trop demeuré ici! Montons en carrosse promptement, et allons en mon logis, car je ne puis plus contenir ceste ardeur: il la faut aller esteindre. C’est trop bruslé!» C’étaient les maris qui devaient s’accuser de la Prostitution de leurs femmes, car ils n’épargnaient rien pour les corrompre. «Aucuns, dit Brantôme, bourdellent plus avecques leurs femmes, que non pas les ruffiens avec les putains des bourdeaux.» Ils ne rougissaient pas d’introduire dans leur ménage ces livres, ces estampes, ces peintures obscènes, qui faisaient de l’épouse la plus pure une courtisane éhontée, et qui offraient d’énergiques stimulants à l’adultère. «Aujourd’huy, écrivait Brantôme à la fin du règne de Henri III, n’en est besoin de ces livres ny de ces peintures, car les marys leur en apprennent prou, et voilà que servent telles escholes de marys!» Il est certain que trop souvent les maris eux-mêmes donnaient à leurs femmes, en guise de livres d’heures, le livre de l’Arétin en figures. Brantôme cite une belle et honnête dame qui l’avait dans son cabinet: un gentilhomme, qui était amoureux d’elle, ne fut pas plutôt instruit de cette circonstance, qu’il en augura favorablement pour le succès de son amour, et en effet, «il l’emporta, et cognut en elle qu’elle y a voit appris de bonnes leçons et pratiques.»

Que pourrait-on ajouter de plus, pour faire connaître le libertinage effroyable d’une époque, où le lit conjugal n’avait pas même de voiles pudiques? C’est à cette époque, cependant, que bien des hommes scrupuleux, qui appartenaient, il est vrai, aux classes moyennes de la société, effaçaient ou retranchaient dans les livres tout passage sale et malhonnête, arrachaient les gravures indécentes, ou bien couvraient d’encre les nudités: de là, tant de volumes incomplets ou mutilés, qui témoignent de la chaste et vertueuse censure de leurs anciens lecteurs ou propriétaires.

CHAPITRE XXXIII.

Sommaire.—La Prostitution appliquée à la politique par Catherine de Médicis.—L’Escadron volant de la reine.—Portraits des filles d’honneur par Brantôme.—Le pasquil de la belle Limeuil.—Dépravation des dames et des belettes.—Digression sur les ceintures de chasteté.—Leur origine.—Leur apparition à la foire Saint-Germain.—Corruption de la cour, favorisée par Catherine de Médicis.—Charles IX et Marie Touchet.—Les incestes de la reine Margot.—La pipée de la Saint-Barthélemy.—Le grand cardinal de Lorraine et la reine mère.—Le banquet de Chenonceaux.—Les noces de l’orfévre Marcel.—Le langage lubrique.—Les poésies du capitaine Lasphrise.

Le règne de Catherine de Médicis, c’est-à-dire ceux de ses trois fils François II, Charles IX et Henri III, qui furent tour à tour rois sous sa tutelle et sa régence, ce long règne, rempli de guerres civiles, de troubles religieux et de sanglants massacres, nous présente une nouvelle phase dans l’histoire de la Prostitution. Catherine de Médicis imagine d’appliquer la Prostitution à la politique: elle s’en fait une arme pour vaincre ses ennemis; elle s’en sert comme d’un narcotique pour les endormir, comme d’une chaîne pour les entraver, comme d’un poison pour les détruire. Jamais peut-être l’immoralité n’avait eu recours à de pareils raffinements; jamais l’art de gouverner les hommes n’en était venu à l’emploi de si honteux moyens. Machiavel lui-même aurait rougi d’ériger en système permanent ce qui n’avait été jusqu’alors qu’un hasard tout exceptionnel dans la politique. Les femmes, en effet, avaient bien pu, en certains cas, exercer une notable influence dans les affaires d’État; elles avaient sans doute, en tout temps, fait sentir autour d’elles l’empire de leurs séductions, mais ce fut Catherine de Médicis qui, pour la première fois, du moins à la cour de France, eut des filles d’honneur dressées et bien apprises à devenir, au besoin, les instruments impurs de ses desseins politiques.

La corruption générale de la cour à cette époque est un fait qu’il serait inutile de prouver par des exemples: cette corruption, à laquelle Catherine de Médicis n’avait pas contribué personnellement, ne fut pas, comme le dit Bayle (Œuvres, t. II, p. 17), un effet de la politique de cette reine, car son mari, Henri II, ne lui avait laissé rien à faire à cet égard, mais elle l’utilisa au profit de son gouvernement machiavélique. «Avant ce règne, dit Mézeray dans son Abrégé chronologique de l’histoire de France, c’étaient les hommes qui par leur exemple et par leurs persuasions attiroient les femmes dans la galanterie; mais, depuis que les amourettes firent la plus grande partie des intrigues et des mystères d’État, c’étoient les femmes qui alloient au-devant des hommes.» Voilà peut-être le changement de stratégie galante, que Catherine de Médicis enseigna très-habilement aux dames et aux demoiselles, qui composaient sa cour, et qui formaient une bande, qu’on appelait alors l’Escadron volant de la reine. Catherine, du vivant de son mari, s’était instruite dans cette tactique d’un nouveau genre, lorsque, n’ayant pas encore d’enfants et craignant d’être répudiée, elle avait gagné, dit Henri Estienne, la belle Diane de Poitiers «afin qu’icelle l’entretînt en grâce avec monsieur le Dauphin son mary, et n’eust honte d’estre comme macquerelle pour parvenir à son intention.» (Voy. Disc. merveilleux de la vie, actions et déportements de Cath. de Médicis.)

Les renseignements précis nous manquent au sujet de ce fameux Escadron volant, que nous ne connaissons que par quelques-uns de ses exploits. Mais tous les historiens s’accordent à constater son existence, sinon son organisation érotique, et Brantôme, qui est plus discret qu’à l’ordinaire sur ce point délicat, en dit assez pour nous faire apprécier tous les services que les filles d’honneur de la reine mère pouvaient rendre à sa politique. «Un fameux prélat de notre cour nous assure, dit Sauval, que Catherine de Médicis avoit un sérail de coquettes qu’elle traînoit avec elle, comme autant de boute-feu, pour arracher des cœurs des princes et des seigneurs du royaume leurs plus secrètes pensées; que ces affetées sceurent si bien corrompre les chefs de parti, en 1579, et surtout Henri IV, qu’aïant alors engagé par leur cajolerie ceux de la Religion dans une nouvelle guerre civile, on la nomma la Guerre des amoureux.» Le fameux prélat, que cite Sauval, n’est autre que Brantôme, qui avait certainement raconté les prouesses de l’Escadron volant dans des mémoires que nous ne possédons plus. Ceux que nous avons contiennent sans doute beaucoup d’anecdotes relatives aux dames et filles que Catherine avait enrôlées dans cette milice amoureuse; mais il s’excuse de ne pas nommer les héroïnes des bons contes qu’il a recueillis dans ses Dames galantes: «Je parle d’aucunes, dit-il, desquelles j’espère en faire de bons contes dans ce livre, avant que je m’en desparte, mais le tout si modestement et sans escandale qu’on ne s’en apercevra de rien, car le tout se couvrira soubz le rideau du silence de leur nom, si que possible aucunes, qui en liront des contes d’elles-mesmes, ne s’en desagreront, car puisque le plaisir amoureux ne peut pas toujours durer, pour beaucoup d’incommodités, empeschemens et changemens, pour le moins le souvenir du vieil passé contente encore.»

Brantôme cependant ne s’est pas fait faute de mettre, dans ses Dames illustres, la liste des dames et damoiselles qui donnaient, à son avis, tant d’éclat à la cour de la reine mère; puis, il leur adresse collectivement des éloges capables de faire rougir celles qui auraient conservé un reste de pudeur. «Toute ceste compaignie que je viens à nommer, dit-il, on n’y eust sceu rien reprendre de leur temps, car toute beauté y abondoit, toute majesté, toute gentillesse, toute bonne grâce, et bien heureux estoit-il qui pouvoit estre touché de l’amour de telles dames, et bien heureux aussy qui en pouvoit escapar. Et vous jure que je n’ay nommé nulles de ces dames et damoiselles, qui ne fussent fort belles, agréables et bien accomplies, et toutes bastantes pour mettre un feu par tout le monde. Aussy, tant qu’elles ont esté en leurs beaux aages, elles en ont bien bruslé en bonne part, autant de nous autres gentilshommes de la cour, que d’autres qui s’approchèrent de leurs feux; aussy, à plusieurs ont-elles esté douces, amiables et favorables et courtoises.» Brantôme avait eu soin auparavant de dire ce qu’il entendait par la courtoisie de ces belles: «Aussy, crois-je que le meilleur temps qu’elles ont eu jamais, et qu’on leur demande, c’est quand elles estoient filles, car elles avoient leur libéral arbitre pour estre religieuses, aussy bien de Vénus que de Diane, mais qu’elles eussent de la sagesse et de l’habileté et scavoir pour engarder l’enflure du ventre.»

C’était là ce que la reine exigeait d’elles, et sans doute leur avait-elle, cette habile et savante reine, enseigné tous les bons engins pour éviter ce malheur de la guerre. Toujours est-il qu’elle était impitoyable, quand ce malheur arrivait. Aussi, chassa-t-elle de sa cour mademoiselle de Limeuil, la plus belle des filles d’honneur, qui «n’avoit rien épargné pour servir sa maîtresse,» dit Mézeray, mais qui, après avoir séduit et enchaîné le prince de Condé, chef du parti protestant, eut la maladresse de s’en trouver «incommodée pour neuf mois,» dit encore le grave Mézeray, et s’en alla, un beau jour, accoucher dans la garde-robe de la reine mère. On fit sur cette aventure un pasquil latin, qui commence ainsi:

Puella ista nobilis,
Quæ erat amabilis
Commisit adulterium
Et nuper fecit filium;
Sed dicunt matrem reginam
Illi fuisse Lucinam.
Et quod hoc patiebatur
Ut principem lucraretur:
At multi dicunt quod pater
Non est princeps, sed est alter...

Le Discours merveilleux de la vie de Catherine de Médicis rapporte que le prince de Condé étant prisonnier à la cour de France, en 1561, la demoiselle de Limeuil fut une des filles que la reine «lui avoit baillée pour le desbaucher, comme l’ambition trouve tout loisible, pourvu qu’elle atteigne à ses desseins.» Aussi, quand la reine voulut lui reprocher son accident, en 1564, «Limeuil eut bien la hardiesse de lui dire qu’elle avoit en cela suivy l’exemple de sa maistresse et accomply son commandement.» Mademoiselle du Rouet, la compagne et l’amie de mademoiselle de Limeuil, joua mieux son rolet, lorsque la reine la chargea de s’emparer du roi de Navarre et de «l’amuser soigneusement aux plaisirs de la cour,» suivant l’expression de Henri Estienne. C’était, au dire de d’Aubigné dans la Confession de Sancy, une sorte de pêche aux filets, que Catherine de Médicis dirigeait sur la mer de la politique: «Quand l’eau n’estoit plus trouble, on pecha à l’endormie: à quoy ne fut pas espargnée la coque du Levant, qui est fournie par les droguistes d’Italie. A cela furent pris les plus pesans, comme les maréchaux de Montmorency et de Cossé. Après quoi, on guetta le gros poisson au fray: à quoy fut pris Antoine de Bourbon, roy de Navarre, par Rouet, Louis de Bourbon, par Limeuil, mais ce dernier, pour estre vigoureux, se sentant pris, rompit ses mailles et se sauva. Quelques poissons se perdent en la suite des dauphins, comme font les chiens, les barbues, les maquereaux, et tout le menu des suivans de la cour.»

On devine que, parmi cette compagnie de dames et de filles, au nombre de deux ou trois cents, qui vivaient ensemble et ne se quittaient ni jour ni nuit, la dépravation des mœurs n’avait pas tardé à remettre en honneur les plus scandaleux désordres, lesquels n’étaient point assez secrets pour que Brantôme se soit gardé de les révéler et même de les excuser dans ses Dames galantes. Sauval ne fait que mentionner, avec autant de décence que possible, les turpitudes que l’historiographe des Dames galantes s’est complu à décrire en détail avec son cynisme habituel: «De même que les hommes avoient trouvé le moyen de se passer de femmes, dit Sauval, les femmes trouvèrent le moyen de se passer d’hommes. Une grande princesse aimoit alors une de ses damoiselles, parce qu’elle étoit hermaphrodite. Paris, aussi bien que la cour, regorgeoit de femmes lesbiennes, que les maris tenoient d’autant plus chères qu’avec elles ils vivoient sans jalousie. Les unes, sans s’en cacher, nourrissoient des belettes, dont les anciens usoient comme des lettres hiéroglifiques pour signifier des tribades; les autres s’échauffoient avec leurs adorateurs, sans pourtant les vouloir contenter, puis venoient se rafraischir ou plutôt s’abrutir avec leurs compagnes. Cette belle vie, enfin, plut si fort à quelques-unes, qu’elles ne voulurent ni se marier, ni souffrir que leurs associées se mariassent.» (Amours des rois de France, édit. in-12, de 1739, p. 115.) Brantôme pourtant n’a pas dit que les Lesbiennes de la cour de France nourrissaient des belettes; on ne sait pour quel usage; il dit seulement que ces petits animaux étaient chez les anciens le symbole des amours féminines, qui, ajoute-t-il, «se traictent en deux façons, les unes par fricarelles, les autres par, comme dit le poëte, geminos committere cunnos. Ceste façon n’apporte point de dommage, ce disent aucuns, comme quand on s’aide d’instruments façonnés en ..., mais qu’on a voulu appeler des godemichys,» mot formé des deux mots latins: Gaude mihi.

Brantôme, après avoir montré son érudition classique sur un sujet qui n’était pas moins commun alors, que dans l’antiquité grecque et romaine, se demande sérieusement si deux dames, «amoureuses l’une de l’autre, comme il s’est veu et se void souvent aujourd’huy, couchées ensemble et faisant ce qu’on dit donna con donna, en imitant la docte Sapho Lesbienne, peuvent commettre adultère et entre elles faire leurs maris cocus.» Il cite ensuite plusieurs exemples, à l’appui de son opinion, qui ne paraît pas concorder avec celle de Martial: «Voilà un grand cas, dit-il, que, là où il n’y a point d’homme, il y ait de l’adultère!» Nous n’avons pas la ressource du latin pour reproduire les coupables orgies des Lesbiennes françaises, que Brantôme regarde avec un œil d’indulgence, surtout dans certains cas: «Encore excuse-t-on, dit-il, les filles et femmes veuves, pour aymer ces plaisirs frivoles et vains, aymans bien mieux s’y adonner et en passer leurs chaleurs, que d’aller aux hommes et se faire engrosser et se déshonorer, ou de faire perdre leur fruict, comme plusieurs ont fait et font; et ont opinion qu’elles n’en offensent pas tant Dieu et n’en sont pas tant putains comme avecques les hommes.» Brantôme, dans ce chapitre si épineux, qu’il aurait pu allonger mille fois plus qu’il n’a fait, ne nomme aucune des dames qui se livraient à ces infâmes fricarelles, mais il donne à entendre que les filles d’honneur de la reine mère et des princesses du sang étaient portées à se corrompre les unes les autres. Il raconte, d’après les confidences de M. de Clermont-Tallard, que ce seigneur, «estant petit garçon» et partageant alors les études du jeune duc d’Anjou, lequel fut depuis Henri III, aperçut, un jour, à travers les fentes d’une cloison, deux fort grandes dames, qui «passoient ainsi leur temps.» Il ajoute aux circonstances licencieuses de son récit: «J’en ay cognu plusieurs autres qui ont traicté de mesmes amours, entre lesquelles j’en ay ouy conter d’une de par le monde, qui a esté fort superlative en cela et qui aymoit aucunes dames, les honoroit et les servoit plus que les hommes, et leur faisoit l’amour comme un homme à sa maistresse; et si les prenoit avecques elle, les entretenoit à pot et à feu et leur donnoit ce qu’elles vouloient. Son mary en estoit très-aise et fort content, ainsy que beaucoup d’autres marys que j’ay veus, qui estoient fort aises que leurs femmes menassent ces amours plutôt que celles des hommes, n’en pensans leurs femmes si folles ny putains. Mais je croy qu’ils sont bien trompés; car ce petit exercice, à ce que j’ay ouy dire, n’est qu’un apprentissage pour venir à celuy grand des hommes.»

On doit s’étonner qu’au milieu de ces hideux débordements, qui ne connaissaient plus de digues morales ni religieuses, les maris se soient encore préoccupés de leur honneur conjugal. Il est pourtant avéré que ces maris, ceux-là même qui avaient mené la jeunesse la plus dissolue et causé le plus d’échecs à la vertu des femmes, furent, en général, très-peu accommodants pour leur propre compte, et se piquèrent de défendre et de conserver chez eux ce qu’ils avaient pris tant de fois aux autres. De là, de furieuses jalousies et de terribles représailles qui ne servaient qu’à mettre en jeu l’audace et l’astuce féminines. Brantôme, dans le premier discours de ses Dames galantes, intitulé De l’amour de plusieurs dames mariées et qu’elles n’en sont si blasmables, comme on diroit, pour le faire, a voulu écrire les annales des grands cocus du seizième siècle, et l’on est forcé de reconnaître que, malgré cette dépravation universelle, le point d’honneur du mariage était plus sacré, sinon mieux gardé, qu’à des époques moins dissolues. Les maris étaient d’autant plus jaloux qu’on leur donnait plus de motifs de l’être, et, comme on ne les plaignait jamais dans leurs mésaventures, ils se montraient plus vindicatifs et plus cruels à l’égard de leurs femmes infidèles; on s’explique donc pourquoi l’introduction des ceintures ou cadenas de chasteté en France eut lieu publiquement sous le règne de Henri III, sans doute par le conseil de quelques Italiens de la cour, qui savaient le moyen employé dans leur pays pour mettre sous clef, comme un trésor, la vertu des femmes.

Rien n’est mieux établi que le fait de cette introduction d’une mode italienne, qui existait surtout à Venise depuis plusieurs siècles et qui y était venue d’Orient. Il est probable que les croisades avaient également importé en France un usage odieux, qui ne pouvait se concilier avec le respect que nos ancêtres portaient aux dames. Cet usage remontait néanmoins à la plus haute antiquité, et il avait pu se perpétuer chez des peuples dont la religion maintenait l’esclavage de la femme. Mais «une nation aussi spirituelle que la nôtre,» comme le dit avec esprit M. le comte de Laborde (Notice des émaux, bijoux et objets divers du Musée du Louvre, t. II, p. 197), rejeta sans doute avec mépris ce honteux instrument de tyrannie et de servitude. Il semblerait, toutefois, que la ceinture de chasteté s’était conservée, par exception, dans les mœurs de la chevalerie la plus raffinée, et que, si un mari ne l’imposait pas à sa femme, une mère à sa fille, un frère à sa sœur, l’amante, l’amie l’adoptait elle-même, comme un symbole de fidélité, puisqu’elle en offrait la clef à son ami, à son amant. C’était là une de ces emprises, que les dames et leurs serviteurs se donnaient réciproquement pour éprouver la constance et la seureté de leur amour. La ceinture de sûreté, au lieu d’être un outrage et une honte, devint alors une preuve délicate de tendre dévouement. Telle est, à notre avis, l’explication la plus naturelle qu’on puisse attacher à plusieurs passages des poésies et des lettres de Guillaume de Machaut, relatifs au trésor, dont sa maîtresse, Agnès de Navarre, lui avait remis la clef.

M. le comte de Laborde, qui cite ces passages curieux, ne veut pas que ce trésor désigne une ceinture de chasteté. Voici pourtant de quels termes s’est servi le poëte du quinzième siècle, pour nous apprendre qu’il avait la clef du trésor de madame Agnès:

Adonc, la belle m’accola...
Si attaingny une clavette
D’or, et de main de maistre faite,
Et dist: «Ceste clef porterez,
Amys, et bien la garderez,
Car c’est la clef de mon trésor.
Je vous en fais seigneur dès or;
Et, dessus tout, en serez mestre,
Et si l’aim’ plus que mon œil destre,
Car c’est mon heur, c’est ma richesse,
C’est ce dont je puis faire largesse!»

Agnès de Navarre, écrivant à Guillaume de Machaut, lui adresse des recommandations qui n’ont pas de sens, si ce trésor n’était pas ce que nous pensons: «Ne veuillez, mie, perdre la clef du coffre que j’ay, car, si elle estoit perdue, je ne croi, mie, que je eusse jamais parfaite joie; car, par Dieu! il ne sera jamais deffermé d’autre clef que celle que vous avez, et il le sera, quand il vous plaira, car en ce monde je n’ai de riens si grant désir.» Cette citation et d’autres, aussi explicites, n’empêchent pas M. de Laborde de nier l’authenticité des ceintures de chasteté, qui se trouvent dans quelques cabinets d’amateurs: «Dans ces sortes de singularités, dit-il par une distraction qui est trop évidente pour qu’on songe à la lui reprocher comme une faute d’érudition, on est bien fort, quand on a pour soi la plume de Brantôme.»

«Du temps du roy Henry, raconte Brantôme dans ses Dames galantes, il y eut un certain quinquailleur, qui apporta une douzaine de certains engins à la foire de Sainct-Germain, pour brider le cas des femmes, qui estoient faicts de fer et ceinturoient comme une ceinture, et venoient à prendre par le bas et se fermer à clef, si subtilement faicts qu’il n’estoit pas possible que la femme, en estant bridée une fois, s’en peust jamais prévaloir pour ce doulx plaisir, n’ayant que quelques petits trous menus pour servir à pisser.» La description de ces ceintures est trop précise, pour qu’elle ne soit pas faite de visu, et Brantôme, en rapportant le fait, n’a pas l’air de s’en émerveiller, comme si la chose était nouvelle pour lui. Il ajoute que «beaucoup de gallans, honnestes gentilshommes de la cour,» menacèrent ce maudit quincaillier de le tuer, s’il persistait à fabriquer et à vendre ces engins qui leur étaient si nuisibles, et ils l’obligèrent à jeter dans les latrines tous ceux qui lui restaient. Quant à l’anecdote de la femme qui se prostitue à un serrurier, pour obtenir une double clef du cadenas que son mari croyait pouvoir ouvrir seul, c’est probablement un de ces contes plaisants que l’apparition des ceintures avait fait circuler à la cour. Quoi qu’il en soit, si le quincaillier de la foire Saint-Germain fit le sacrifice de quelques-uns de ses engins, le modèle n’en fut pas perdu, et l’on continua d’en fabriquer secrètement pour l’usage de certains maris jaloux, qui ne rougissaient pas de se conduire à l’égard de leurs femmes, comme des marchands d’esclaves en Turquie. Le ridicule fit justice, d’ailleurs, de cette invention malhonnête, et il n’y eut qu’un très-petit nombre de jaloux qui osèrent appeler à leur aide les ceintures et les cadenas, que la loi française considérait comme un sévice grave de l’époux contre l’épouse. Cependant on trouverait encore des exemples de ces étranges emprisonnements jusqu’au milieu du dix-huitième siècle, puisque l’avocat Freydier plaida en parlement pour une femme mariée, qui accusait son mari de l’avoir soumise à cet indigne traitement. (Voy. son Plaidoyer contre l’introduction des cadenas ou ceintures de chasteté, Montpellier, 1750, in-8, avec une figure représentant le cadenas.)

Certes, il fallait que les habitudes italiennes fussent alors bien enracinées en France, pour qu’on ait osé mettre en vente publiquement de pareils objets, et surtout pour qu’on ait osé les acheter et en faire usage. Nous verrons, dans un chapitre à part, combien l’influence de l’Italie avait perverti les mœurs des hommes, à la cour des Valois, mais nous constaterons aussi, pour l’honneur de notre pays, que ces turpitudes ne sortirent presque pas des bornes de la cour, et furent généralement repoussées, condamnées et maudites, par la galanterie française. La cour seule, à cette époque, était le théâtre et le réceptacle de tous les vices les plus hideux. Catherine de Médicis avait jugé que cette corruption sans règle et sans frein servait les intérêts de sa politique, en amollissant les plus fermes caractères et en dégradant les plus nobles cœurs; mais elle donna par là aux ennemis de son gouvernement, à ceux de la Religion, comme on les appelait, une force immense et une arme terrible; car la Réformation, en levant l’étendard de la révolte contre la royauté et le papisme, pouvait dire au peuple, avec raison, que le but de cette guerre sainte était de détruire Sodome et Gomorrhe. Le peuple apprit de la sorte à mépriser et à haïr les grands; il ajouta foi à tous les bruits, vrais ou faux, qui se répandaient comme des échos de la cour; il ne fut plus indifférent à la vie privée des princes et des courtisans; il crut avoir le droit de la faire comparaître devant son tribunal, et il prononça la déchéance de Henri III, quand la Ligue lui eut fait prendre les armes sous prétexte de défendre les mœurs et la religion de ses ancêtres. On peut donc avancer que, si Catherine de Médicis eut recours à la Prostitution pour gouverner, ce fut la Prostitution qui, en déshonorant le roi et la cour de France, amena le grand soulèvement populaire de la Ligue.

Nous ne voulons pas croire cependant à toutes les abominations que les écrivains réformés ont imputées à leur implacable ennemie, Catherine de Médicis; ainsi, il nous paraît impossible que cette reine ait elle-même, dans une intention politique, corrompu les mœurs de ses quatre fils et de ses trois filles. Catherine, si ambitieuse qu’elle fût, était mère tendre et dévouée. On voit, dans sa correspondance, qu’elle n’avait rien de plus à cœur que l’affermissement du pouvoir royal dans la maison des Valois; si elle régna toujours sous le nom de ses fils, c’est qu’elle se sentait plus capable qu’eux de diriger les affaires et de soutenir le trône où ils furent assis l’un après l’autre. Elle eut un profond chagrin de ce qu’aucun des quatre fils qui semblaient lui promettre une nombreuse descendance n’ait fait souche de rois et continué la postérité de Henri II. On ne saurait donc admettre comme un fait probable, qu’elle se soit appliquée, pour ainsi dire, à tarir de sa propre main les sources de l’hérédité dans sa famille. On a prétendu, dans quelques libelles atroces, qu’elle n’attendit pas l’âge de puberté de ses enfants, pour les livrer à la plus dégoûtante Prostitution: selon ces pamphlétaires anonymes, elle aurait, par ses affreux désordres, altéré profondément la santé des malheureux rois François II, Charles IX et Henri III, qui, à la suite de l’abus prématuré de leurs forces physiques, ne furent plus capables d’avoir un héritier. Charles IX s’était chargé de démentir cette calomnie, puisqu’il eut une fille légitime, morte en bas âge, et deux enfants naturels. Il est permis de supposer, néanmoins, que ces trois rois n’auraient pas laissé éteindre la lignée des Valois, si la débauche eût épargné leur jeunesse. Quant à dire que Catherine entretenait des relations incestueuses avec son fils Henri, qu’elle aimait, en effet, plus que les autres, c’est là une de ces infamies que l’histoire ne doit pas ramasser dans la fange des guerres civiles, où chaque parti s’efforce de salir l’autre dans la personne de ses chefs. Catherine fut sans doute trop indulgente pour la moralité de ses enfants, voilà tout.

François II, qui mourut si jeune et qui était d’une si frêle constitution, «ne fut point subject à l’amour comme ses prédécesseurs, rapporte Brantôme; aussy, eust-il eu grand tort, car il avoit pour espouse la plus belle femme du monde et la plus aymable (Marie Stuart).... Toutesfois, ajoute Brantôme, je l’ay veu faillir plusieurs fois.» Charles IX, qui lui succéda, ne se souciait pas beaucoup des dames dans sa première jeunesse: il leur préférait la chasse et les exercices gymnastiques. Cependant il répondit à une grande dame, qui lui faisait la guerre au sujet de sa froideur: «Doncques, avez ceste opinion de moy, que j’ayme plus l’exercice de la chasse que le vostre? Hé! par Dieu! si je me despite une fois, je vous joindray de si près toutes, vous autres de ma cour, que je vous porterai par terre les unes après les autres.» Brantôme, qui cite cette réponse du roi, y ajoute seulement: «Ce qu’il ne fit pas pourtant de toutes, mais en entreprist aucunes, plus par réputation que lasciveté, et très-sobrement encore, et se mit à choisir une fille de fort bonne maison, que je ne nommeray point, pour sa maistresse, qui estoit une fort belle, sage et honneste damoyselle, qu’il servit à tous les honneurs et respects qu’il estoit possible.» Cette maîtresse fut Marie Touchet, fille d’un parfumeur ou d’un notaire d’Orléans, et il l’aima tant qu’il vécut, mais toujours en secret, car la reine mère, très-complaisante pour des amours de passade, voyait avec beaucoup de dépit et de déplaisir le roi sérieusement amoureux d’une fille qui lui donnait des bâtards. Catherine de Médicis s’était déclarée si contraire à ce concubinage, que Charles IX, en mourant, n’eut pas le courage de lui recommander Marie Touchet.

Ce fut pourtant l’amour qui causa la mort de Charles IX, si l’on s’en rapporte à la chronique scandaleuse de la cour, qui s’était popularisée, à l’aide de cette épitaphe du roi:

Pour aimer trop Diane et Cythérée aussy,
L’une et l’autre m’ont mis en ce tombeau icy.

Brantôme exprime des doutes sur la vérité des bruits qui coururent alors: «Aucuns ont voulu dire que durant sa maladie il s’eschappa après la reine, sa femme, et s’y eschauffa tant, qu’il en abbrégea ses jours; ce qui a donné subjet de dire que Vénus l’avoit fait mourir avecques Diane.» Nous avons imprimé en italique les mots que le premier éditeur de Brantôme s’est permis de glisser dans le texte original, pour remplacer trois lettres initiales qui s’y trouvaient. «Brantôme, dit Sauval, qui avoit sous les yeux un bon manuscrit de cet historien médisant, rapporte que quelques-uns disoient que, pendant sa maladie, il s’étoit échappé avec la reine Marguerite, quoiqu’il avoue qu’à la cour on ne parlât point en tout de leurs amours; mais enfin le bruit commun étoit que ce fut avec L. R. M., où il y avoit beaucoup d’apparence, et c’est sans doute de la sorte qu’il faut restituer le passage de Brantôme, car enfin, de la façon qu’on murmuroit de leurs amours, ils s’aimoient plus que fraternellement, et même ils ne s’en cachoient pas trop.» L’inceste de Marguerite de Valois avec son frère Charles IX n’est que trop prouvé, quoique Brantôme n’y ait fait allusion que dans ce seul passage où le nom de Marguerite se cache sous des initiales qu’on pourrait interpréter de diverses façons; mais il ne faut pas oublier que Brantôme était le favori et même le secrétaire de la reine Marguerite: on comprend les égards et les ménagements qu’il avait à observer vis-à-vis de cette princesse. L’auteur du Divorce satyrique, écrit sous l’inspiration d’un mari et d’un roi courroucé qui voulait divorcer, n’avait pas à garder les mêmes ménagements; cependant il évite de faire rejaillir sur plusieurs rois de France la honte qu’il déverse impitoyablement sur leur sœur; il enveloppe d’obscurité ces incestes qu’il avoue à regret: «Elle ajouta après, dit-il, à ses sales conquestes, ses jeunes frères, dont l’un, à sçavoir François (duc d’Alençon), continua cet inceste toute sa vie; et Henri (Henri III) l’en désestima tellement, que depuis il ne la put estimer, ayant mesme à la longue apperçu que les ans, au lieu d’arrester ses désirs, augmentoient leurs furies.»

Les amours de Charles IX et de sa sœur, qu’il nommait Margot, auraient causé plus de scandale dans une cour moins démoralisée; mais à peine y prit-on garde alors, et ce sujet honteux défraya seulement quelques pasquils et quelques chansons. Il est à présumer, d’ailleurs, que l’inceste ne fut, pour le frère et la sœur, qu’une distraction passagère, et qu’ils retournèrent l’un et l’autre à leurs occupations favorites, Charles, à la chasse, et Marguerite, à la galanterie. Charles IX connaissait trop bien Margot pour ne l’avoir pas jugée, comme la juge le Divorce satyrique: «Tout est indifférent à ses voluptés et ne luy chaut d’âge, de grandeur ni d’extraction, pourvu qu’elle se saoule et satisface à ses appétits, et n’en a jusques ici, depuis l’âge d’unze ans, dédit à personne.» On s’explique ainsi ce qu’il avait voulu dire par ces paroles, qui furent répétées à propos du mariage du roi de Navarre avec Marguerite de Valois: «Je ne donne pas seulement ma sœur Margot à mon cousin de Navarre, je la donne pareillement à tous les huguenots de France.» Ce mariage cachait un piége et une trahison détestables: les chefs protestants, qui étaient venus à Paris pour y assister et pour signer la paix, furent enveloppés la plupart dans le massacre de la Saint-Barthélemy. Le lendemain de cette nuit sanglante, Charles IX disait en riant à ses gentilshommes: «Teh! que c’est un gentil c... que celuy de ma grosse Margot! Par le sang Dieu! je ne pense pas qu’il y en ait encore un au monde de mesme; il a pris tous mes rebelles de huguenots à la pippée!» (Journal de Henri III, par Pierre de l’Estoile, édit. publ. d’après le ms. original, par A. Champollion.)

Il est singulier que la reine mère, qui avait encouragé cette effroyable licence par esprit de politique plutôt que par amour de la débauche, ne se soit pas mêlée elle-même aux bacchanales de la cour. Agrippa d’Aubigné et d’autres écrivains réformés disent bien, comme le répète Sauval, que «ceste princesse aimoit le plus grand prélat de son temps et des seigneurs tant et plus.» Mais on est forcé de s’inscrire en faux contre ces vagues allégations, quand on ne trouve pas dans Brantôme un seul mot qui fasse allusion à quelque galanterie de la reine mère. Henri Estienne dit seulement, dans le Discours merveilleux, que Catherine, dès sa plus tendre jeunesse, avait montré «les signes évidents d’un esprit ambitieux et subject entièrement à ses voluptés.» Nous sommes disposé à croire qu’on devrait lire ici volontés au lieu de voluptés. Quant au cardinal de Lorraine, qui, au dire de l’Estoile, avait toujours dans la bouche ce vilain mot de f..... et qui, au dire de Brantôme, était «le plus grand abatteur de bois du royaume,» il fut le complice des actes politiques de la reine mère; mais, s’il eut la bonne fortune de la rendre infidèle à la mémoire de son mari, il garda bien ce secret d’État. Brantôme raconte que ce superbe cardinal, passant à la cour de Piémont, embrassa deux ou trois fois, de force, la duchesse de Savoie (Béatrix de Portugal), qui avait refusé de lui accorder l’honneur du baiser d’étiquette: «Comment! lui dit-il, est-ce à moy à qui il faut user de ceste mine et façon? Je baise bien la reyne ma maistresse, qui est la plus grande reyne du monde; et vous, je ne vous baiserois pas, qui n’estes qu’une petite duchesse crottée? Et si veux-je que vous sachiez que j’ay couché avec des dames aussy belles et d’aussy ou plus grande maison que vous.» Brantôme ajoute discrètement: «Possible pouvoit-il dire vray;» et il est permis de supposer que le cardinal, à qui son secret était près d’échapper, se glorifiait des bontés que la reine mère avait eues pour lui, à l’exclusion de tout autre.

Quoi qu’il en soit, Catherine de Médicis, qui ne payait pas d’exemple, n’était pas trop sévère sur les mœurs, ni même sur la pudeur; on en peut juger par le banquet qu’elle donna au roi, en 1577, dans le jardin du château de Chenonceaux: «Les dames les plus belles et honnestes de la cour, dit le journal de l’Estoile, estant à moitié nues et aïant les cheveux espars comme espousées, furent employées à faire le service.» Le chroniqueur n’y était pas, malheureusement, et il n’a pu nous apprendre quelles furent les suites du banquet. Au reste, les fêtes de ce genre se terminaient d’ordinaire par des excès qui n’étaient que trop favorisés par ceux de la table. Au mariage de l’orfévre Claude Marcel avec la fille du seigneur de Vicourt, la noce se fit à l’hôtel de Guise, et toute la cour y fut invitée. Après le souper, le roi Henri III et ses mignons, les princesses et les dames de la cour se masquèrent, pour porter le momon aux époux, indécente cérémonie qui avait survécu au culte de Priape et de Vénus. «Les plus sages dames et damoiselles se retirèrent, et firent sagement, dit l’Estoile, car la confusion y apporta tel désordre et infamie, que, si les tapisseries et les murailles eussent pu parler, elles eussent dit beaucoup de belles choses.» (Voy. le Journal de Henri III, au 10 décembre 1578.)

Le masque, sous le règne des Valois, n’était pas moins propice aux amours que du temps de Charles VI; car, selon l’expression de Brantôme, «le masque cache tout.» Mais les dames de la cour de Charles IX et de Henri III dédaignaient ordinairement ces précautions et ces mystères: «Voulans communiquer avecques leurs serviteurs, dit Brantôme, et non comme avecques rochers et marbres; mais, après les avoir bien choisis, se scavent bravement et gentiment faire servir et aymer d’eux. Et puis, en ayant cognu leur fidélité et loyale persévérance, se prostituent à eux par une fervente amour et se donnent du plaisir avecques eux, non en masques, ny en silence, ny muettes, ny parmy les nuicts et ténèbres, mais, en beau plein jour, se font voir, taster, toucher, embrasser; les entretiennent de beaux et lascifs discours, de mots folâtres et paroles lubriques.»

Cette licence du langage passait alors pour un ragoût indispensable des plaisirs sensuels: «La parole en fait d’amour, dit Brantôme, qui consacre à ce sujet un chapitre de ses Dames galantes, a une très-grande efficace, et où elle manque, le plaisir en est imparfait.» Les poésies ordurières, qu’on lisait à la cour et qui n’y scandalisaient personne, nous donnent la mesure de ce que pouvaient être dans le tête-à-tête l’indécence et l’effronterie de l’entretien. Aussi, Brantôme pose-t-il en principe, que «lorsque l’on est à part avecques son amy, toute gallante dame veut estre libre en sa parolle et dire ce qu’il lu y plaist, afin de tant plus esmouvoir Vénus.» On ne saurait donc s’étonner si les plus grandes dames étaient, dans le particulier, «cent fois plus lascives et desbordées en parolles, que les femmes communes et autres.» Le proverbe qui prit cours à cette époque, putain comme une princesse, fut sans doute motivé par ce monstrueux libertinage de paroles, qui faisait l’admiration de Brantôme, et qui ajoutait tous les jours tant de mots, tant d’images, tant de phrases faites, à la langue érotique: «D’autres fois, dit-il avec une bizarre naïveté de philologue, nostre langue françoise n’a esté si belle ny si enrichie comme elle est aujourd’huy; mais il y a longtemps que l’italienne, l’espagnolle et la grecque le sont, et volontiers n’ay-je guières veu dame de ceste langue, si elle a practiqué tant soit peu le mestier de l’amour, qui ne sache très-bien dire.» Ainsi, aucun genre de Prostitution, pas même celle de la bonne langue française, ne manquait à cette cour dépravée, qui disputait de mœurs et de langage avec les mauvais lieux. (Voy. surtout les Premières œuvres poétiques du capitaine Lasphrise, Paris, J. Gesselin, 1599, in-12.)

CHAPITRE XXXIV.

Sommaire.—L’édit de 1560 contre la Prostitution.—Abolition des bordeaux.—Rupture de bail pour cause de mauvaises mœurs.—Fermeture des lieux de débauche à Paris.—Procès soutenu par la mère Cardine, gouvernante de Hueleu.—Origine des maisons de tolérance.—Arrêt du parlement contre les repaires du Champ Gaillard et du Champ d’Albiac.—Affreux ravages de la syphilis causés par la Prostitution.—Enlèvement des enseignes de débauche.—Le Gros-Caillou.—Les rues de la Corne.—L’Enfer de la mer Cardine, et autres facéties sur l’abolition de Huleu.—Les ribaudes de l’armée.—Prix courant des prostituées au seizième siècle.—La courtisane repentie, par Joachim Du Bellay.

C’est un fait bien remarquable que l’ordonnance de Louis IX qui abolissait la Prostitution légale, et qui ne put être exécutée sous le règne de ce saint roi, fut promulguée de nouveau et remise en vigueur sous le règne de Charles IX. Les philosophes et les magistrats avaient pensé jusqu’alors, qu’il y aurait un danger réel à vouloir supprimer absolument, en principe comme en fait, la débauche publique, cette lèpre inévitable du corps social, mais l’autorité civile était d’accord avec l’autorité ecclésiastique pour empêcher le mal de s’étendre hors des limites que la législation lui avait tracées. Tout à coup, en plein seizième siècle, au milieu de toute la dépravation et de tous les débordements des mœurs, en face de la cour la plus corrompue et la plus effrontée, la Prostitution légale fut prohibée et abolie par un édit du roi, que les successeurs de Charles IX n’osèrent pas rapporter ni même modifier dans un sens moins rigoureux. Cet édit avait été rendu, il est vrai, au nom du jeune roi en tutelle, par les États d’Orléans, qui s’occupèrent de la réformation des mœurs avec un zèle digne d’une époque plus vertueuse. L’article 101 de la grande ordonnance de 1560, laquelle ne fut lue et enregistrée en parlement que le 13 septembre 1561, était ainsi conçue: «Défendons à toutes personnes de loger et recevoir en leurs maisons, plus d’une nuict, gens sans adveu et incogneus. Et leur enjoignons les dénoncer à justice, à peine de prison et d’amende arbitraire. Défendons aussi tous bordeaux, berlans, jeu de quilles et de dez, que voulons estre puniz extraordinairement, sans dissimulation ou connivence des juges, à peine de privation de leurs offices.»

On peut supposer, avec beaucoup de vraisemblance, que cet article passa inaperçu parmi les cent quarante-huit articles qui composaient l’ordonnance; car le mot bordeaux n’avait pas été glissé sans intention, à côté du mot berlans, comme pour les confondre et les assimiler. Ce mot seul ne renfermait peut-être pas, dans la pensée du législateur, la suppression absolue des mauvais lieux et l’abolition complète de la Prostitution. Charles IX n’avait que dix ans, au moment où il signa l’édit qu’il n’était pas capable de comprendre, et qu’il n’eût probablement point approuvé plus tard. «Toutefois, dit Étienne Pasquier dans une de ses lettres (t. II, p. 520), jamais roy, qui le devanca, ne fit tant de beaux édicts, que luy: tesmoin celuy de l’an 1560 aux Estats tenus dedans la ville d’Orléans, l’autre qu’il fit à Roussilion l’an 1563, et le dernier à Moulins l’an 1566, contenant, ces trois edicts, une infinité d’articles en matière de police et beaux règlements qui passent d’un long entrejet nos premières ordonnances. A quoy sommes-nous redevables de ce bien? Non à autre qu’à messire Michel de l’Hospital, son grand et sage chancelier, qui, sous l’authorité du jeune roy son maistre, fut le principal entremeteur du premier, instigateur, promoteur et autheur des deux autres. Et à la mienne volonté, ajoute le sage et docte Pasquier, qu’ils eussent esté en tout observez d’une mesme dévotion, qu’ils furent introduits!» Il faut donc attribuer au grand chancelier Michel de l’Hospital tout l’honneur de ces édits, qui, comme le dit Pasquier, tombèrent bientôt en désuétude, mais qui laissèrent dans nos codes le témoignage impérissable d’une haute moralité.

L’ordonnance prohibitive de la Prostitution, on peut l’assurer, produisit une surprise générale et fut jugée, au premier abord, inapplicable, à Paris du moins. Cependant, elle avait été précédée de différentes ordonnances royales, qui semblaient lui ouvrir la voie et qui, malgré bien des obstacles et des résistances, étaient alors exécutées assez fidèlement. Ainsi, la Prostitution clandestine se trouvait recherchée et poursuivie de telle sorte, qu’une femme dissolue pouvait toujours être expulsée de la maison où elle logeait, et que les voisins avaient droit de forcer le propriétaire à rompre le bail qu’il aurait passé avec elle. Bien plus, un locataire de bonnes vie et mœurs, qui demeurait dans une maison appartenant à une femme de mauvaise vie, n’avait qu’à la dénoncer comme telle, pour l’obliger à déloger elle-même, après une simple information judiciaire. Le parlement de Paris avait confirmé une sentence de cette espèce, par un arrêt du 11 septembre 1542. Un arrêt du 10 février 1544 fut encore plus explicite: «Il fut jugé, dit Papon dans son Recueil d’arrêts notables des Cours souveraines de France, qu’une femme de mauvaise vie ne seroit pas reçue à se faire adjuger le bail judiciaire d’une maison saisie, encores qu’elle offrist d’en donner plus qu’un autre, et que, quand elle l’auroit obtenue et s’y seroit establie, sa mauvaise vie suffiroit pour l’en faire sortir et résoudre le bail.» Ce n’est pas tout; Henri II avait essayé à plusieurs reprises d’éloigner de la cour et de l’armée une multitude de femmes perdues, qui vivaient du produit de leur impudicité, en suivant l’armée et la cour; mais Henri II ne put comprendre, dans cette exclusion partielle, les filles de joie privilégiées, qui remplissaient leur office sous la conduite d’une dame gouvernante. (Voy, le tome IV de cette Histoire, p. 30 et 31.) Quant aux ribaudes de l’armée, aucun roi, aucun général ne se fût permis de les chasser toutes; mais la police militaire tendait à diminuer leur nombre, qui allait toujours s’augmentant et qui faisait tort à la discipline. On ne sait pas ce qu’il y avait de filles de joie, attachées régulièrement à chaque corps de troupes; on sait seulement que les maréchaux des logis autorisaient la présence d’un goujat pour trois soldats: or, dans les armées, goujats et ribaudes étaient sur le même pied et partageaient le même sort.

La prévôté de Paris s’empara de l’article relatif à la Prostitution, dès que l’édit de 1560 eut force de loi, et se mit en devoir de le faire exécuter dans la ville. Il y avait, à cette époque, dans les classes bourgeoises, une sorte d’ostentation d’austérité morale, qui protestait à la fois contre les désordres de la cour et rivalisait avec les mœurs sévères des réformés. Le protestantisme avait, pour ainsi dire, porté un défi aux catholiques, en leur proposant pour modèle de continence et de vertu ces hérétiques qu’on pendait et qu’on brûlait comme des criminels. Il y eut donc à Paris, comme dans les principales villes, une guerre, déclarée partout à la Prostitution, une croisade entreprise par le pouvoir municipal, pour faire disparaître les repaires de débauche et leur honteuse population. Les femmes de mauvaise vie, qui avaient jusque-là exercé paisiblement leur scandaleuse industrie sous la protection des lois et des magistrats, furent chassées de l’enceinte des villes, arrêtées et emprisonnées, condamnées, en cas de récidive, au fouet, à la prison et à la marque, exposées au pilori, traquées dans les champs comme des bêtes malfaisantes, et contraintes de se cacher pour échapper à cette persécution générale. Il paraîtrait, néanmoins, que les lieux publics de Paris, qui avaient été consacrés à la Prostitution légale depuis le règne de saint Louis, et qui étaient, suivant les termes des anciennes ordonnances, «à ce ordonnés et accoutumés,» ne furent pas atteints d’abord par l’édit de 1560; car cet édit ne semblait pas devoir infirmer la vieille législation, qui avait régi pendant plus de trois siècles l’état des prostituées. Celles-ci, d’ailleurs, celles du moins que les frais et les dangers d’un procès n’effrayaient pas, formèrent opposition devant la prévôté et soutinrent que le nouvel édit ne pouvait les chasser des places et lieux publics, assignés à leur métier: «C’est à scavoir, disait la dernière ordonnance prévôtale qui avait renouvelé celle de Louis IX, en 1367: à l’Abreuvoir de Mascon, en la Bouclerie, rue Froidmentel, près du clos Brunel, en Glatigny, en la Court Robert de Paris, en Baille Hoë, en Tyron, en la rue Chapon et en Champ-Flory.» Nous ignorons les circonstances de ce procès, qui dura plusieurs années. Mais nous sommes fondé à croire que la Prostitution continua de rester maîtresse de quelques-uns de ses plus anciens asiles. «Les rues de Glatigny ou du Val d’Amour, d’Arras ou Champ-Gaillard, de Fromentel ou Fromenteau, etc., continuèrent à offrir des repaires à la débauche.» (Hist. de Paris, par Dulaure, édit. de 1825, t. IV, p. 561.) Nous n’avons pas découvert les arrêts rendus à cet égard; mais nous pouvons presque affirmer que, si le nombre des lieux publics nommés dans l’ordonnance de 1367 fut réduit par décision du parlement, plusieurs restèrent en possession de leur privilége obscène, parce qu’on prouva, par des actes authentiques, qu’ils avaient été, en quelque sorte, constitués par saint Louis. Ainsi, le lupanar de la rue Chapon, qui avait bravé si longtemps les évêques de Châlons en restant ouvert à la porte de leur hôtel, fut fermé, seulement alors, faute de pouvoir justifier de son ancienneté. (Antiquit. de Paris, par Sauval, t. II, p. 78.)

Un autre mauvais lieu, plus célèbre à cause de sa gouvernante qui se nommait la mère Cardine, résista plus encore que tous les bordeaux de Paris à l’ordonnance royale qui les supprimait. La mère Cardine, que nous connaissons par diverses pièces satiriques publiées vers cette époque, devait être la reine des maquerelles de Paris; elle était, à coup sûr, fort riche, puisqu’elle soutint un long procès, et, quand l’arrêt fut rendu contre elle au tribunal du Châtelet, elle eut encore le crédit d’empêcher la levée et l’exécution du jugement. L’établissement de la mère Cardine était considérable; il occupait plusieurs grandes maisons dans les rues du Grand et du Petit-Hurleur, au centre du quartier Bourg-l’Abbé. Ces rues infâmes, dont le nom Heuleu ou Hue-leu indique peut-être qu’on huait les débauchés qu’on y voyait entrer, n’avaient pas d’autres habitants que des filles et leurs vils amants; tous ceux qui avaient là pignon sur rue, s’efforcèrent de conserver leurs locataires, et adressèrent, dans ce but, des suppliques au lieutenant civil du Châtelet, au prévôt de Paris, et enfin au roi. Mais tout fut inutile; après les péripéties d’un long procès, le roi, par ses lettres patentes du 12 février 1565 (c’est 1566, à compter suivant le nouveau style) enjoignit au lieutenant civil de faire expédier le jugement et de le mettre à exécution, sans plus de retard. En conséquence, le jugement fut crié à son de trompe, par les crieurs jurés, à l’entrée des deux rues du Heuleu; les femmes de mauvaise vie, qui résidaient dans ces rues, en sortirent dans les vingt-quatre heures, et on ferma irrévocablement tous les bordeaux qui avaient engagé et soutenu la lutte contre le Châtelet et le parlement. Sauval a pu dire, en parlant de ce dénoûment, qu’en cette année-là, «les asyles des femmes publiques furent ruinés de fond en comble.» Les lettres patentes du roi, enregistrées au Châtelet le 24 mars 1565 (ou plutôt 1566), provoquèrent une nouvelle ordonnance du prévôt de Paris, qui supprimait définitivement la Prostitution légale, aux termes de l’édit de 1560. (Voy. les Edicts et ordonnances des roys de France, recueillis par Fontanon, t. I, p. 574.)

C’était toujours le chancelier Michel de l’Hospital, qui travaillait ainsi à épurer les mœurs; c’était lui qui n’avait pas voulu souffrir davantage que les femmes dissolues eussent l’air de tenir tête au roi et à la magistrature. Aux lettres patentes du 12 février, qui ne concernaient que le bordeau de Hueleu, le prévôt de Paris avait ajouté cette paraphrase confirmative de l’article prohibitif de l’édit: «Au surplus, faisant droict, sur la requeste verbale desdites gens du roy, que défenses sont faites à tous manants et habitants de ceste ville et fauxbourgs de Paris et autres, de souffrir en leurs maisons bordeau secret ne public, sur peine de 60 livres parisis d’amende pour la première fois, et de six vingts livres parisis d’amende pour la seconde, et, pour la troisiesme fois, de privation de la propriété des maisons. Et seront lesdites lettres, ensemble ceste ordonnance, leues et publiées à son de trompe et cry public, tant par les carrefours de ceste ville que fauxbourgs de Paris et autres lieux où sont lesdits bordeaux, à ce qu’aucun n’en prétende cause d’ignorance.» Ainsi, la fermeture des maisons de débauche de Grand et du Petit Hueleu entraîna celle de la plupart des mauvais lieux qui existaient encore à Paris; ceux que n’atteignit pas la proscription générale, et que le prévôt de Paris laissa subsister à huis clos, sous la sauvegarde d’une permission tacite, perdirent tous les droits qu’ils tenaient de l’ordonnance de saint Louis, et comme ils n’avaient plus qu’une existence provisoire, nous croyons que, dès ce temps-là, ils furent caractérisés par un surnom qui est toujours en usage et qui définit la nature de leur privilége: maisons de tolérance. Au reste, à partir de cette époque, comme le dit expressément Sauval (t. II, p. 650), les filles publiques «cessèrent d’avoir des statuts, des juges, des habits particuliers et des rues affectées à leurs dissolutions.» On peut donc dire que la Prostitution légale fut légalement abolie en France.

Nous avons indiqué les causes qui nous semblent avoir provoqué cette grande mesure de police; nous avons dit que le protestantisme avait forcé le gouvernement à se mettre ainsi à la tête d’une réforme des mœurs; nous avons fait comprendre que le vertueux chancelier de l’Hospital s’était surtout intéressé à cette réforme, qui donnait satisfaction aux vœux des honnêtes gens, sans distinction de religion ni de parti politique. Mais différents historiens ont prétendu que la suppression des mauvais lieux avait été commandée par des nécessités impérieuses de salubrité générale; car la maladie vénérienne, qui s’était répandue d’une manière effrayante à la suite de la débauche populaire, avait fait de chaque lupanar un redoutable foyer d’infection. En effet, on sait que cette horrible maladie, dont les symptômes n’étaient plus aussi affreux qu’autrefois, avait néanmoins multiplié ses ravages, à ce point, que la Prostitution devenait l’ennemie permanente de la santé publique. Le 4 décembre 1555, l’avocat du roi, Me Denis Riant, avait porté plainte à la Cour du parlement de Paris contre les mauvais lieux du Champ Gaillard et du Champ d’Albiac, où se commettaient journellement «infinies volleries, force violences, larcins et autres méchancetés, par le moyen des locatifs des maisons, qui tiennent, au moins la pluspart d’iceux, bordeaux en leurs chambres, y reçoivent et y endurent gens inconnus, sans adveu, ruffiens, vagabonds, pauvres filles et femmes.» L’avocat du roi ajoutait, à la suite de sa plainte, que «depuis un an seulement, se sont trouvés dix-huit ou vingt jeunes hommes, escoliers d’honnestes familles, gastés de la vérole, pour avoir hanté esdits lieux, chose qui est fort pitoyable et requiert bien qu’on y pourvoye.» La Cour avait déjà rendu deux arrêts qui enjoignaient aux propriétaires des maisons du Champ Gaillard et du Champ d’Albiac de ne louer ces maisons «qu’à gens connus et famés de bonne vie et mœurs.» Elle invita le lieutenant criminel à faire exécuter les arrêts précédents et à mettre un terme au désordre. (Voy. les Preuves de l’Hist. de Paris, par Lobineau et Félibien, t. II, p. 767.)

Il est à peu près avéré que le mal de Naples avait envahi tous les repaires de débauche, au moment où l’édit de Charles IX supprima totalement la Prostitution. Le poëte Baïf, dans ses Passetemps, fait le portrait de missir Macé, qui avait eu de grands infortunes

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