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Histoire de la Révolution française, Tome 10

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The Project Gutenberg eBook of Histoire de la Révolution française, Tome 10

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Title: Histoire de la Révolution française, Tome 10

Author: Adolphe Thiers

Release date: October 5, 2004 [eBook #13607]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Tonya Allen, Renald Levesque and the Online Distributed
Proofreading Team. This file was produced from images generously
made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
at http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE, TOME 10 ***

HISTOIRE
DE LA
RÉVOLUTION
FRANÇAISE




PAR M.A. THIERS

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

NEUVIÈME ÉDITION

TOME DIXIÈME

MDCCCXXXIX



DIRECTOIRE.



CHAPITRE XIII.

EXPÉDITION D'ÉGYPTE. DÉPART DE TOULON; ARRIVÉE DEVANT MALTE; CONQUÊTE DE CETTE ILE. DÉPART POUR L'ÉGYPTE; DÉBARQUEMENT A ALEXANDRIE; PRISE DE CETTE PLACE. MARCHE SUR LE CAIRE; COMBAT DE CHÉBREÏSS. BATAILLE DES PYRAMIDES; OCCUPATION DU CAIRE. TRAVAUX ADMINISTRATIFS DE BONAPARTE EN ÉGYPTE; ÉTABLISSEMENT DE LA NOUVELLE COLONIE. BATAILLE NAVALE D'ABOUKIR, DESTRUCTION DE LA FLOTTE FRANÇAISE PAR LES ANGLAIS.

Bonaparte arriva à Toulon le 20 floréal an VI (9 mai 1798). Sa présence réjouit l'armée, qui commençait à murmurer et à craindre qu'il ne fût pas à la tête de l'expédition. C'était l'ancienne armée d'Italie. Elle était riche, couverte de gloire, et on pouvait dire d'elle, que sa fortune était faite. Aussi avait-elle beaucoup moins de zèle à faire la guerre, et il fallait toute la passion que lui inspirait son général, pour la décider à s'embarquer et à courir vers une destination inconnue. Cependant elle fut saisie d'enthousiasme en le voyant à Toulon. Il y avait huit mois qu'elle ne l'avait vu. Sur-le-champ Bonaparte, sans lui expliquer sa destination, lui adressa la proclamation suivante:

«SOLDATS!

«Vous êtes une des ailes de l'armée d'Angleterre. Vous avez fait la guerre de montagnes, de plaines, de siége; il vous reste à faire la guerre maritime.

«Les légions romaines, que vous avez quelquefois imitées, mais pas encore égalées, combattaient Carthage tour à tour sur cette mer et aux plaines de Zama. La victoire ne les abandonna jamais, parce que constamment elles furent braves patientes à supporter la fatigue, disciplinées et unies entre elles.

«Soldats, l'Europe a les yeux sur vous! vous avez de grandes destinées à remplir, des batailles à livrer, des dangers, des fatigues à vaincre; vous ferez plus que vous n'avez fait pour la prospérité de la patrie, le bonheur des hommes, et votre propre gloire.

«Soldats, matelots, fantassins, canonniers, cavaliers, soyez unis; souvenez-vous que le jour d'une bataille vous avez besoin les uns des autres.

«Soldats, matelots, vous avez été jusqu'ici négligés; aujourd'hui la plus grande sollicitude de la république est pour vous: vous serez dignes de l'armée dont vous faites partie.

«Le génie de la liberté qui a rendu, dès sa naissance, la république l'arbitre de l'Europe, veut qu'elle le soit des mers et des nations les plus lointaines.»

On ne pouvait pas annoncer plus dignement une grande entreprise, en la laissant toujours dans le mystère qui devait l'envelopper.

L'escadre de l'amiral Brueys se composait de treize vaisseaux de ligne, dont un de 120 canons (c'était l'Orient, que devaient monter l'amiral et le général en chef), deux de 80, et dix de 74. Il y avait de plus deux vaisseaux vénitiens de 64 canons, six frégates vénitiennes et huit françaises, soixante-douze corvettes, cutters, avisos, chaloupes canonnières, petits navires de toute espèce. Les transports réunis tant à Toulon qu'à Gênes, Ajaccio, Civita-Vecchia, s'élevaient à quatre cents. C'étaient donc cinq cents voiles qui allaient flotter à la fois sur la Méditerranée. Jamais pareil armement n'avait couvert les mers. La flotte portait environ quarante mille hommes de toutes armes et dix mille marins. Elle avait de l'eau pour un mois, des vivres pour deux.

On mit à la voile le 30 floréal (19 mai), au bruit du canon, aux acclamations de toute l'armée. Des vents violens causèrent quelque dommage à une frégate à la sortie du port. Les mêmes vents avaient causé de telles avaries à Nelson, qui croisait avec trois vaisseaux, qu'il fut obligé d'aller au radoub dans les îles Saint-Pierre. Il fut ainsi éloigné de l'escadre française, et ne la vit pas sortir. La flotte vogua d'abord vers Gênes, pour rallier le convoi réuni dans ce port, sous les ordres du général Baraguai-d'Hilliers. Elle cingla ensuite vers la Corse, rallia le convoi d'Ajaccio, qui était sous les ordres de Vaubois, et s'avança dans la mer de Sicile, pour se réunir au convoi de Civita-Vecchia, qui était sous les ordres de Desaix. Le projet de Bonaparte était de se diriger sur Malte, et d'y tenter en passant une entreprise audacieuse dont il avait de longue main préparé le succès par des trames secrètes. Il voulait s'emparer de cette île, qui, commandant la navigation de la Méditerranée, devenait importante pour l'Égypte, et qui ne pouvait manquer d'échoir bientôt aux Anglais, si on ne les prévenait.

L'ordre des chevaliers de Malte était comme toutes les institutions du moyen-âge: il avait perdu son objet, et dès lors sa dignité et sa force. Il n'était plus qu'un abus, profitable seulement à ceux qui l'exploitaient. Les chevaliers avaient en Espagne, en Portugal, en France, en Italie, en Allemagne, des biens considérables, qui leur avaient été donnés par la piété des fidèles pour protéger les chrétiens allant visiter les saints lieux. Maintenant qu'il n'y avait plus de pèlerinages de cette espèce, le rôle et le devoir des chevaliers étaient de protéger les nations chrétiennes contre les Barbaresques, et de détruire l'infame piraterie qui infeste la Méditerranée. Les biens de l'ordre suffisaient à l'entretien d'une marine considérable; mais les chevaliers ne s'occupaient aucunement à en former une: ils n'avaient que deux ou trois vieilles frégates, ne sortant jamais du port, et quelques galères qui allaient donner et recevoir des fêtes dans les ports d'Italie. Les baillifs, les commandeurs, placés dans toute la chrétienté, dévoraient dans le luxe et l'oisiveté les revenus de l'ordre. Il n'y avait pas un chevalier qui eût fait la guerre aux Barbaresques. L'ordre n'inspirait d'ailleurs plus aucun intérêt. En France on lui avait enlevé ses biens, et Bonaparte les avait fait saisir en Italie, sans qu'il s'élevât aucune réclamation en sa faveur. On a vu que Bonaparte avait songé déjà à pratiquer des intelligences dans Malte. Il avait gagné quelques chevaliers, et il se proposait de les intimider par un coup d'audace, et de les obliger à se rendre; car il n'avait ni le temps ni les moyens d'une attaque régulière contre une place réputée imprenable. L'ordre, qui depuis quelque temps pressentait ses dangers en voyant les escadres françaises dominer dans la Méditerranée, s'était mis sous la protection de Paul Ier.

Bonaparte faisait de grands efforts pour rejoindre la division de Civita-Vecchia; il ne put la joindre qu'à Malte même. Les cinq cents voiles françaises se déployèrent à la vue de l'île, le 21 prairial (9 juin), vingt-deux jours après la sortie de Toulon. Cette vue répandit le trouble dans la ville de Malte. Bonaparte, pour avoir un prétexte de s'arrêter, et pour faire naître un sujet de contestation, demanda au grand-maître la faculté de faire de l'eau. Le grand-maître, Ferdinand de Hompesch, fit répondre par un refus absolu, alléguant les réglemens, qui ne permettaient pas d'introduire à la fois plus de deux vaisseaux appartenant à des puissances belligérantes. On avait autrement accueilli les Anglais quand ils s'étaient présentés. Bonaparte dit que c'était là une preuve de la plus insigne malveillance, et sur-le-champ fit ordonner un débarquement. Le lendemain, 22 prairial (10 juin), les troupes françaises débarquèrent dans l'île, et investirent complètement Lavalette, qui compte trente mille âmes à peu près de population, et qui est l'une des plus fortes places de l'Europe. Bonaparte fit débarquer de l'artillerie pour canonner les forts. Les chevaliers répondirent à son feu, mais très mal. Ils voulurent faire une sortie, et il y en eut un grand nombre de pris. Le désordre se mit alors à l'intérieur. Quelques chevaliers de la langue française déclarèrent qu'ils ne pouvaient pas se battre contre leurs compatriotes. On en jeta quelques-uns dans les cachots. Le trouble était dans les têtes; les habitans voulaient qu'on se rendît. Le grand-maître, qui avait peu d'énergie, et qui se souvenait de la générosité du vainqueur de Rivoli à Mantoue, songea à sauver ses intérêts du naufrage, fit sortir de prison l'un des chevaliers français qu'il y avait jetés, et l'envoya à Bonaparte pour négocier. Le traité fut bientôt arrêté. Les chevaliers abandonnèrent à la France la souveraineté de Malte et des îles en dépendant; en retour, la France promit son intervention au congrès de Rastadt, pour faire obtenir au grand-maître une principauté en Allemagne, et à défaut, elle lui assura une pension viagère de 300,000 francs et une indemnité de 600,000 francs comptant. Elle accorda à chaque chevalier de la langue française 700 fr. de pension, et 1,000 pour les sexagénaires; elle promit sa médiation pour que ceux des autres langues fussent mis en jouissance des biens de l'ordre, dans leurs pays respectifs. Telles furent les conditions au moyen desquelles la France entra en possession du premier port de la Méditerranée, et de l'un des plus forts du monde. Il fallait l'ascendant de Bonaparte pour l'obtenir sans combattre; il fallait son audace pour oser y perdre quelques jours, ayant les Anglais à sa poursuite. Caffarelli-Dufalga, aussi spirituel que brave, en parcourant la place dont il admirait les fortifications, dit ce mot: Nous sommes bien heureux qu'il y ait eu quelqu'un dans la place pour nous en ouvrir les portes.

Bonaparte laissa Vaubois à Malte, avec trois mille hommes de garnison; il y plaça Régnault (de Saint-Jean-d'Angely), en qualité de commissaire civil. Il fit tous les règlemens administratifs qui étaient nécessaires pour l'établissement du régime municipal dans l'île, et il mit sur-le-champ à la voile pour cingler vers la côte d'Égypte.

Il leva l'ancre le 1er messidor (19 juin), après une relâche de dix jours. L'essentiel maintenant, était de ne pas rencontrer les Anglais. Nelson, radoubé aux îles Saint-Pierre, avait reçu du lord Saint-Vincent un renfort de dix vaisseaux de ligne et de plusieurs frégates, ce qui lui formait une escadre de treize vaisseaux de haut bord, et de quelques vaisseaux de moindre importance. Il était revenu le 13 prairial (1er juin) devant Toulon; mais l'escadre française en était sortie depuis douze jours. Il avait couru de Toulon à la rade du Tagliamon, et de la rade du Tagliamon à Naples, où il était arrivé le 2 messidor (20 juin), au moment même où Bonaparte quittait Malte. Apprenant que les Français avaient paru vers Malte, il les suivait, disposé à les attaquer s'il parvenait à les joindre.

Sur toute l'escadre française, on était prêt au combat. La possibilité de rencontrer les Anglais était présente à tous les esprits et n'effrayait personne. Bonaparte avait réparti sur chaque vaisseau de ligne cinq cents hommes d'élite, qu'on habituait tous les jours à la manoeuvre du canon, et à la tête desquels se trouvait un de ces généraux si bien habitués au feu sous ses ordres. Il s'était fait un principe sur la tactique maritime, c'est que chaque vaisseau ne devait avoir qu'un but, celui d'en joindre un autre, de le combattre et de l'aborder. Des ordres étaient donnés en conséquence, et il comptait sur la bravoure des troupes d'élite placées à bord des vaisseaux. Ces précautions prises, il cinglait tranquillement vers l'Égypte. Cet homme qui, suivant d'absurdes détracteurs, craignait les hasards de la mer, s'abandonnait tranquillement à la fortune, au milieu des flottes anglaises, et avait eu l'audace de perdre quelques jours à Malte pour en faire la conquête. La gaieté régnait sur l'escadre; on ne savait pas exactement où l'on allait, mais le secret commençait à se répandre, et on attendait avec impatience la vue des rivages qu'on allait conquérir. Le soir, les savans, les officiers-généraux qui étaient à bord de l'Orient, se réunissaient chez le général en chef, et là commençaient les ingénieuses et savantes discussions de l'Institut d'Égypte. Un instant, l'escadre anglaise ne fut qu'à quelques lieues de l'immense convoi français, et de part et d'autre on l'ignora. Nelson commençant à supposer que les Français s'étaient dirigés sur l'Égypte, fit voile pour Alexandrie, et les y devança; mais ne les ayant pas trouvés, il vola vers les Dardanelles, pour tâcher de les y rencontrer. Par un bonheur singulier, l'expédition française n'arriva en vue d'Alexandrie que le surlendemain, 13 messidor (1er juillet). Il y avait un mois et demi à peu près qu'elle était sortie de Toulon.

Bonaparte envoya chercher aussitôt le consul français. Il apprit que les Anglais avaient paru l'avant-veille, et les jugeant dans les parages voisins, il voulut tenter le débarquement à l'instant même. On ne pouvait pas entrer dans le port d'Alexandrie, car la place paraissait disposée à se défendre; il fallait descendre à quelque distance, sur la plage voisine, à une anse dite du Marabout. Le vent soufflait violemment, et la mer se brisait avec furie sur les récifs de la côte. C'était vers la fin du jour. Bonaparte donna le signal et voulut aborder sur-le-champ. Il descendit le premier dans une chaloupe; les soldats demandaient à grands cris à le suivre à la côte. On commença à mettre les embarcations à la mer, mais l'agitation des flots les exposait à chaque instant à se briser les unes contre les autres. Enfin, après de grands dangers, on toucha le rivage. A l'instant une voile parut à l'horizon; on crut que c'était une voile anglaise: «Fortune, s'écria Bonaparte, tu m'abandonnes! quoi! pas seulement cinq jours!» La fortune ne l'abandonnait pas, car c'était une frégate française qui rejoignait. On eut beaucoup de peine à débarquer quatre ou cinq mille hommes, dans la soirée et dans la nuit. Bonaparte résolut de marcher sur-le-champ vers Alexandrie, afin de surprendre la place, et de ne pas donner aux Turcs le temps de faire des préparatifs de défense. On se mit tout de suite en marche. Il n'y avait pas un cheval de débarqué; l'état-major, Bonaparte et Caffarelli lui-même, malgré sa jambe de bois, firent quatre à cinq lieues à pied dans les sables, et arrivèrent à la pointe du jour en vue d'Alexandrie.

Cette antique cité, fille d'Alexandre, n'avait plus ses magnifiques édifices, ses innombrables demeures, sa grande population; elle était ruinée aux trois quarts. Les Turcs, les Égyptiens opulens, les négocians européens habitaient dans la ville moderne, qui était la seule partie conservée. Quelques Arabes vivaient dans les décombres de la cité antique; une vieille muraille flanquée de quelques tours enfermait la nouvelle et l'ancienne ville, et tout autour régnaient les sables qui, en Égypte, s'avancent partout où la civilisation recule.

Les quatre mille Français, conduits par Bonaparte, y arrivèrent à la pointe du jour: ils ne rencontrèrent sur cette plage de sable qu'un petit nombre d'Arabes, qui, après quelques coups de fusil, s'enfoncèrent dans le désert. Bonaparte partagea ses soldats en trois colonnes: Bon, avec la première, marcha à droite, vers la porte de Rosette; Kléber, avec la seconde, marcha au centre vers la porte de la Colonne; Menou, avec la troisième, s'avança à gauche vers la porte des Catacombes. Les Arabes et les Turcs, excellens soldats derrière un mur, firent un feu bien nourri; mais les Français montèrent avec des échelles, et franchirent la vieille muraille. Kléber tomba le premier, frappé d'une balle au front. On chassa les Arabes de ruine en ruine, jusqu'à la ville nouvelle. Le combat allait se prolonger de rue en rue, et devenir meurtrier; mais un capitaine turc servit d'intermédiaire pour négocier un accord. Bonaparte déclara qu'il ne venait point pour ravager le pays, ni l'enlever au Grand-Seigneur, mais seulement pour le soustraire à la domination des Mameluks, et venger les outrages que ceux-ci avaient faits à la France. Il promit que les autorités du pays seraient maintenues, que les cérémonies du culte continueraient d'avoir lieu comme par le passé, que les propriétés seraient respectées, etc..... Moyennant ces conditions, la résistance cessa: les Français furent maîtres d'Alexandrie le jour même. Pendant ce temps, l'armée avait achevé de débarquer. Il s'agissait maintenant de mettre l'escadre à l'abri, soit dans le port, soit dans l'une des rades voisines, de créer à Alexandrie une administration conforme aux moeurs du pays, et d'arrêter un plan d'invasion pour s'emparer de l'Égypte. Pour le moment, les dangers de la mer et d'une rencontre avec les Anglais étaient passés; les plus grands obstacles étaient vaincus avec ce bonheur qui semble toujours accompagner la jeunesse d'un grand homme.

L'Égypte, sur laquelle nous venions d'aborder, est le pays le plus singulier, le mieux situé, et l'un des plus fertiles de la terre. Sa position est connue. L'Afrique ne tient à l'Asie que par un isthme de quelques lieues, qu'on appelle l'isthme de Suez, et qui, s'il était coupé, donnerait accès de la Méditerranée dans la mer de Indes, dispenserait les navigateurs d'aller à des distances immenses, et au milieu des tempêtes, doubler le cap de Bonne-Espérance. L'Égypte est placée parallèlement à la mer Rouge et à l'isthme de Suez. Elle est la maîtresse de cet isthme. C'est cette contrée qui, chez les anciens et dans le moyen-âge, pendant la prospérité des Vénitiens, était l'intermédiaire du commerce de l'Inde. Telle est sa position entre l'Occident et l'Orient. Sa constitution physique et sa forme ne sont pas moins extraordinaires. Le Nil, l'un des grands fleuves du monde, prend sa source dans les montagnes de l'Abyssinie, fait six cents lieues dans les déserts de l'Afrique, puis entre en Égypte, ou plutôt y tombe, en se précipitant des cataractes de Syène, et parcourt encore deux cents lieues jusqu'à la mer. Ses bords constituent toute l'Égypte. C'est une vallée de deux cents lieues de longueur, sur cinq à six lieues de largeur. Des deux côtés elle est bordée par un océan de sables. Quelques chaînes de montagnes, basses, arides et déchirées, sillonnent tristement ces sables, et projettent à peine quelques ombres sur leur immensité. Les unes séparent le Nil de la mer Rouge, les autres le séparent du grand désert, dans lequel elles vont se perdre. Sur la rive gauche du Nil, à une certaine distance dans le désert, serpentent deux langues de terre cultivable, qui font exception aux sables, et se couvrent d'un peu de verdure. Ce sont les oasis, espèces d'îles végétales, au milieu de l'océan des sables. Il y en a deux, la grande et la petite. Un effort des hommes, en y jetant une branche du Nil, en ferait de fertiles provinces. Cinquante lieues avant d'arriver à la mer, le Nil se partage en deux branches, qui vont tomber à soixante lieues l'une de l'autre, dans la Méditerranée, la première à Rosette, la seconde à Damiette. On connaissait autrefois sept bouches au Nil; on les aperçoit encore, mais il n'y en a plus que deux de navigables. Le triangle formé par ces deux grandes branches et par la mer a soixante lieues à sa base et cinquante sur ses côtés; il s'appelle le Delta. C'est la partie la plus fertile de l'Égypte, parce que c'est la plus arrosée, la plus coupée de canaux. Le pays tout entier se divise en trois parties, le Delta ou Basse-Égypte, qu'on appelle Bahireh; la Moyenne-Égypte, qu'on appelle Ouestanieh; la Haute-Égypte, qu'on appelle le Saïd.

Les vents étésiens soufflant d'une manière constante du nord au sud, pendant les mois de mai, juin et juillet, entraînent tous les nuages formés à l'embouchure du Nil, n'en laissent pas séjourner un seul sur cette contrée toujours sereine, et les portent vers les monts d'Abyssinie. Là ces nuages s'agglomèrent, se précipitent en pluie pendant les mois de juillet, août et septembre, et produisent le phénomène célèbre des inondations du Nil. Ainsi, cette terre reçoit par les débordemens du fleuve, les eaux qu'elle ne reçoit pas du ciel. Il n'y pleut jamais, et les marécages du Delta, qui seraient pestilentiels sous le ciel de l'Europe, ne produisent pas en Égypte une seule fièvre. Le Nil, après son inondation, laisse un limon fertile, qui est la seule terre cultivable sur ces bords, et qui produit ces abondantes moissons consacrées autrefois à nourrir Rome. Plus l'inondation s'est étendue, plus il y a de terre cultivable. Les propriétaires de cette terre, nivelée tous les ans par les eaux, se la partagent tous les ans par l'arpentage. Aussi l'arpentage est-il un grand art en Égypte. Des canaux pourraient étendre l'inondation, et auraient l'avantage de diminuer la rapidité des eaux, de les faire séjourner plus long-temps, et d'étendre la fertilité aux dépens du désert. Nulle part le travail de l'homme ne pourrait avoir de plus salutaires effets; nulle part la civilisation ne serait plus souhaitable. Le Nil et le désert se disputent l'Égypte, et c'est la civilisation qui donnerait au Nil le moyen de vaincre le désert et de le faire reculer. On croit que l'Égypte nourrissait autrefois vingt millions d'habitans, sans compter les Romains. Elle était à peine capable d'en nourrir trois millions quand les Français y entrèrent.

L'inondation finit à peu près en septembre. Alors commencent les travaux des champs. Pendant les mois d'octobre, novembre, décembre, janvier, février, la campagne d'Égypte présenté un aspect ravissant de fertilité et de fraîcheur. Elle est couverte alors des plus riches moissons, émaillée de fleurs, traversée par d'immenses troupeaux. En mars les chaleurs commencent; la terre se gerce si profondément, qu'il est quelquefois dangereux de la traverser à cheval. Les travaux des champs sont alors finis. Les Égyptiens ont recueilli toutes les richesses de l'année. Outre les blés, l'Égypte produit les meilleurs riz, les plus beaux légumes, le sucre, l'indigo, le séné, la casse, le natron, le lin, le chanvre, le coton, tout cela avec une merveilleuse abondance. Il lui manque des huiles; mais elle les trouve vis-à-vis, en Grèce; il lui manque le tabac et le café, mais elle les trouve à ses côtés, dans la Syrie et l'Arabie. Elle est aussi privée de bois, car la grande végétation ne peut pas pousser sur ce limon annuel que le Nil dépose sur un fond de sable. Quelques sycomores et quelques palmiers sont les seuls arbres de l'Égypte. A défaut de bois on brûle la bouse de vache. L'Égypte nourrit d'immenses troupeaux. Les volailles de toute espèce y fourmillent. Elle a ces admirables chevaux, si célèbres dans le monde par leur beauté, leur vivacité, leur familiarité avec leurs maîtres, et cet utile chameau, qui peut manger et boire pour plusieurs jours, dont le pied enfonce sans fatigue dans les sables mouvans, et qui est comme un navire vivant pour traverser la mer des sables.

Tous les ans arrivent au Caire d'innombrables caravanes, qui abordent comme des flottes des deux côtés du désert. Les unes viennent de la Syrie et de l'Arabie, les autres de l'Afrique et des côtes de Barbarie. Elles apportent tout ce qui est propre aux pays du soleil, l'or, l'ivoire, les plumes, les schalls inimitables, les parfums, les gommes, les aromates de toute espèce, le café, le tabac, les bois et les esclaves. Le Caire devient un entrepôt magnifique des plus belles productions du globe, de celles que le génie si puissant des occidentaux ne pourra jamais imiter, car c'est le soleil qui les donne, et dont leur goût délicat les rendra toujours avides. Aussi le commerce de l'Inde est-il le seul dont les progrès des peuples n'amèneront jamais la fin. Il ne serait donc pas nécessaire de faire de l'Égypte un poste militaire, pour aller détruire violemment le commerce des Anglais. Il suffirait d'y établir un entrepôt, avec la sûreté, les lois et les commodités européennes, pour attirer les richesses du monde.

La population qui occupe l'Égypte est, comme les ruines des cités qui la couvrent, un amas des débris de plusieurs peuples. Des Cophtes, anciens habitans de l'Égypte, des Arabes, conquérans de l'Égypte sur les Cophtes, des Turcs conquérans sur les Arabes, telles sont les races dont les débris pullulent misérablement sur une terre dont ils sont indignes. Les Cophtes, quand les Français y entrèrent, étaient deux cent mille au plus. Méprisés, pauvres, abrutis, ils s'étaient voués, comme toutes les classes proscrites, aux plus ignobles métiers. Les Arabes formaient la masse presque entière de la population; ils descendaient des compagnons de Mahomet. Leur condition était infiniment variée; quelques-uns, de haute naissance, faisant remonter leur origine jusqu'à Mahomet lui-même, grands propriétaires, ayant quelques traces du savoir arabe, réunissant à la noblesse les fonctions du culte et de la magistrature, étaient, sous le titre de scheiks, les véritables grands de l'Égypte. Dans les divans, ils représentaient le pays, quand ses tyrans voulaient s'adresser à lui; dans les mosquées, ils composaient des espèces d'universités, où ils enseignaient la religion, la morale du Koran, un peu de philosophie et de jurisprudence. La grande mosquée de Jemil-Azar était le premier corps savant et religieux de l'Orient. Après ces grands, venaient les moindres propriétaires, composant la seconde et la plus nombreuse classe des Arabes; puis les prolétaires, qui étaient tombés dans la situation de véritables ilotes. Ces derniers étaient des paysans à gages, cultivant la terre sous le nom de fellahs, et vivant dans la misère et l'abjection. Il y avait une quatrième classe d'Arabes, c'étaient les Bédouins ou Arabes errans: ceux-là n'avaient pas voulu s'attacher à la terre; c'étaient les fils du désert. Montés sur des chevaux ou des chameaux, conduisant devant eux des troupeaux nombreux, ils erraient, cherchant des pâturages dans quelques oasis, ou venant annuellement ensemencer les lisières de terre cultivable, placées sur le bord de l'Égypte. Leur métier était d'escorter les caravanes ou de prêter leurs chameaux pour les transports. Mais, brigands sans foi, ils pillaient souvent les marchands qu'ils escortaient ou auxquels ils prêtaient leurs chameaux. Quelquefois même, violant l'hospitalité qu'on leur accordait sur la lisière des terres cultivables, ils se précipitaient sur cette vallée du Nil, qui, large seulement de cinq lieues, est si facile à pénétrer; ils pillaient les villages, et, remontant sur leurs chevaux, emportaient leur butin dans le fond du désert. La négligence turque laissait leurs ravages presque toujours impunis, et ne luttait pas mieux contre les brigands du désert qu'elle ne savait lutter contre ses sables. Ces Arabes errans, divisés en tribus sur les deux côtés de la vallée, étaient au nombre de cent ou cent vingt mille, et fournissaient vingt ou vingt-cinq mille cavaliers, braves, mais bons pour harceler l'ennemi, jamais pour le combattre.

La troisième race enfin était celle des Turcs; mais elle était aussi peu nombreuse que les Cophtes, c'est-à-dire qu'elle s'élevait à deux cent mille individus au plus. Elle se partageait en Turcs et Mameluks. Les Turcs, venus depuis la dernière conquête des sultans de Constantinople, étaient presque tous inscrits sur la liste des janissaires; mais on sait qu'ils ne se font ordinairement inscrire sur ces listes que pour avoir les privilèges des janissaires, et qu'un très petit nombre sont réellement au service. Il n'y en avait que peu d'entre eux dans la milice du pacha. Ce pacha, envoyé de Constantinople, représentait le sultan en Égypte; mais à peine escorté de quelques janissaires, il avait vu s'évanouir son autorité par les précautions même que le sultan Sélim avait prises autrefois pour la conserver. Ce sultan, jugeant que par son éloignement l'Égypte pourrait échapper à la domination de Constantinople, qu'un pacha ambitieux et habile pourrait s'y créer un empire indépendant, avait imaginé un contre-poids, en instituant la milice des Mameluks. Mais comme on ne peut pas vaincre les conditions physiques qui rendent un pays dépendant ou indépendant d'un autre, au lieu du pacha, c'étaient les Mameluks qui s'étaient rendus indépendans de Constantinople et maîtres de l'Égypte. Les Mameluks étaient des esclaves achetés en Circassie. Choisis parmi les plus beaux enfans du Caucase, transportés jeunes en Égypte, élevés dans l'ignorance de leur origine, dans le goût et la pratique des armes, ils devenaient les plus braves et les plus agiles cavaliers de la terre. Ils tenaient à honneur d'être sans origine, d'avoir été achetés cher, et d'être beaux et vaillans. Ils avaient vingt-quatre beys, qui étaient leurs propriétaires et leurs chefs. Ces beys avaient chacun cinq ou six cents Mameluks. C'était un troupeau qu'ils avaient soin d'alimenter, et qu'ils transmettaient quelquefois à leur fils, et plus souvent à leur Mameluk favori, qui devenait bey à son tour. Chaque Mameluk était servi par deux fellahs. La milice entière se composait de douze mille cavaliers à peu près, servis par vingt-quatre mille ilotes. Ils étaient les véritables maîtres et tyrans du pays. Ils vivaient ou du produit des terres appartenant aux beys, ou du revenu des impôts établis sous toutes les formes. Les Cophtes, que nous avons déjà dits livrés aux plus ignobles fonctions, étaient leurs percepteurs, leurs espions, leurs agens d'affaires; car les abrutis se mettent toujours au service du plus fort. Les vingt-quatre beys, égaux de droit, ne l'étaient pas de fait. Ils se faisaient la guerre, et le plus fort, soumettant les autres, avait une souveraineté viagère. Il était tout à fait indépendant du pacha représentant le sultan de Constantinople, le souffrait tout au plus au Caire dans une sorte de nullité, et souvent lui refusait le miri, c'est-à-dire l'impôt foncier, qui, représentant le droit de la conquête, appartenait à la Porte.

L'Égypte était donc une véritable féodalité, comme celle de l'Europe dans le moyen âge; elle présentait à la fois un peuple conquis, une milice conquérante, en révolte contre son souverain; enfin une ancienne classe abrutie, au service et aux gages du plus fort.

Deux beys supérieurs aux autres dominaient en ce moment l'Égypte. L'un, Ibrahim-Bey, riche, astucieux, puissant; l'autre, Mourad-Bey, intrépide, vaillant et plein d'ardeur. Ils étaient convenus d'une espèce de partage d'autorité, par lequel Ibrahim-Bey avait les attributions civiles, et Mourad-Bey les attributions militaires. Celui-ci était chargé des combats; il y excellait, et il avait l'affection des Mameluks, tous dévoués à sa personne.

Bonaparte, qui au génie de capitaine savait unir le tact et l'adresse du fondateur, et qui avait d'ailleurs administré assez de pays conquis pour s'en être fait un art particulier, jugea sur-le-champ la politique qu'il avait à suivre en Égypte. Il fallait d'abord arracher cette contrée à ses véritables maîtres, c'est-à-dire aux Mameluks. C'était cette classe qu'il fallait combattre et détruire par les armes et la politique. D'ailleurs on avait des raisons à faire valoir contre eux, car ils n'avaient cessé de maltraiter les Français. Quant à la Porte, il fallait paraître ne pas attaquer sa souveraineté, et affecter au contraire de la respecter. Telle qu'elle était devenue, cette souveraineté était peu importante. On pouvait traiter avec la Porte, soit pour la cession de l'Égypte, en lui faisant certains avantages ailleurs, soit pour un partage d'autorité qui n'aurait rien de fâcheux; car en laissant le Pacha au Caire, comme il y avait été jusqu'ici, et en héritant de la puissance des Mameluks, on n'avait pas grand'chose à regretter. Quant aux habitans, il fallait, pour se les attacher, gagner la véritable population, c'est-à-dire celle des Arabes. En respectant les scheiks, en caressant leur vieil orgueil, en augmentant leur pouvoir, en flattant un désir secret qu'on trouvait en eux, comme on l'avait trouvé en Italie, comme on le trouve partout, celui du rétablissement de l'antique patrie, de la patrie arabe, on était assuré de dominer le pays et de se l'attacher entièrement. Bien plus, en ménageant les propriétés et les personnes, chez un peuple qui était habitué à regarder la conquête comme donnant droit de meurtre, de pillage et de dévastation, on allait causer une surprise des plus avantageuses à l'armée française; et si, en outre, on respectait les femmes et le prophète, la conquête des coeurs était aussi assurée que celle du sol.

Bonaparte se conduisit d'après ces erremens aussi justes que profonds. Doué d'une imagination tout orientale, il lui était facile de prendre le style solennel et imposant qui convenait à la race arabe. Il fit des proclamations qui étaient traduites en arabe et répandues dans le pays. Il écrivit au pacha: «La république française s'est décidée à envoyer une puissante armée pour mettre fin aux brigandages des beys d'Égypte, ainsi qu'elle a été obligée de le faire plusieurs fois dans ce siècle contre les beys de Tunis et d'Alger. Toi, qui devrais être le maître des beys, et que cependant ils tiennent au Caire sans autorité et sans pouvoir, tu dois voir mon arrivée avec plaisir. Tu es sans doute déjà instruit que je ne viens point pour rien faire contre l'alcoran ni le sultan. Tu sais que la nation française est la seule et unique alliée que le sultan ait en Europe. Viens donc à ma rencontre, et maudis avec moi la race impie des beys.» S'adressant aux Égyptiens, Bonaparte leur adressait ces paroles: «Peuples d'Égypte, on vous dira que je viens pour détruire votre religion. Ne le croyez pas; répondez que je viens vous restituer vos droits, punir les usurpateurs, et que je respecte plus que les Mameluks Dieu, son prophète et le Koran.» Parlant de la tyrannie des Mameluks, il disait: «Y a-t-il une belle terre? elle appartient aux Mameluks. Y a-t-il une belle esclave, un beau cheval, une belle maison? cela appartient aux Mameluks. Si l'Égypte est leur ferme, qu'ils montrent le bail que Dieu leur en a fait. Mais Dieu est juste et miséricordieux pour le peuple, et il a ordonné que l'empire des Mameluks finît.» Parlant des sentimens des Français, il ajoutait: «Nous aussi, nous sommes de vrais musulmans. N'est-ce pas nous qui avons détruit le pape, qui disait qu'il fallait faire la guerre aux musulmans? N'est-ce pas nous qui avons détruit les chevaliers de Malte, parce que ces insensés croyaient que Dieu voulait qu'ils fissent la guerre aux musulmans? Trois fois heureux ceux qui seront avec nous! Ils prospéreront dans leur fortune et leur rang. Heureux ceux qui seront neutres! Ils auront le temps de nous connaître, et ils se rangeront avec nous. Mais malheur, trois fois malheur à ceux qui s'armeront pour les Mameluks et combattront contre nous! Il n'y aura pas d'espérance pour eux; ils périront.»

Bonaparte dit à ses soldats: «Vous allez entreprendre une conquête dont les effets sur la civilisation et le commerce du monde sont incalculables. Vous porterez à l'Angleterre le coup le plus sûr et le plus sensible, en attendant que vous puissiez lui donner le coup de mort.

«Les peuples avec lesquels nous allons vivre sont mahométans; leur premier article de foi est celui-ci: Il n'y a pas d'autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète. Ne les contredisez pas; agissez avec eux comme nous avons agi avec les Juifs, avec les Italiens. Ayez des égards pour leurs muphtis et leurs imans, comme vous en avez eu pour les rabbins et pour les évêques. Ayez pour les cérémonies que prescrit le Koran, pour les mosquées, la même tolérance que vous avez eue pour les couvens, pour les synagogues, pour la religion de Moïse et celle de Jésus-Christ. Les légions romaines protégeaient toutes les religions. Vous trouverez ici des usages différens de ceux de l'Europe, il faut vous y accoutumer. Les peuples chez lesquels nous allons entrer traitent les femmes autrement que nous. Souvenez-vous que dans tous les pays, celui qui viole est un lâche.

«La première ville que nous rencontrerons a été bâtie par Alexandre. Nous trouverons à chaque pas de grands souvenirs, dignes d'exciter l'émulation des Français.»

Sur-le-champ Bonaparte fit ses dispositions pour établir l'autorité française à Alexandrie, pour quitter ensuite le Delta et s'emparer du Caire, capitale de toute l'Égypte. On était en juillet, le Nil allait inonder les campagnes. Il voulait arriver au Caire avant l'inondation, et employer le temps qu'elle durerait, à faire son établissement. Il ordonna que tout demeurât dans le même état à Alexandrie, que les exercices religieux continuassent, que la justice fût rendue comme avant par les cadis. Il voulut succéder seulement aux droits des Mameluks, et établir un commissaire pour percevoir les impôts accoutumés. Il fit former un divan, ou conseil municipal, composé des scheiks et des notables d'Alexandrie, afin de les consulter sur toutes les mesures que l'autorité française aurait à prendre. Il laissa trois mille hommes en garnison à Alexandrie, et en donna le commandement à Kléber, que sa blessure devait, pour un mois ou deux, condamner à l'inaction. Il chargea un jeune officier du plus rare mérite, et qui promettait un grand ingénieur à la France, de mettre Alexandrie en état de défense et d'y faire pour cela les travaux nécessaires. C'était le colonel Crétin, qui, à peu de frais et en peu de temps, exécuta à Alexandrie des travaux superbes. Bonaparte donna ensuite des ordres pour mettre la flotte à l'abri. C'était une question de savoir si les gros vaisseaux pourraient entrer dans le port d'Alexandrie. Une commission de marins fut chargée de sonder le port, et de faire un rapport. En attendant, la flotte fut mise à l'ancre dans la rade d'Aboukir. Bonaparte ordonna à Brueys de faire promptement décider la question, et de se rendre à Corfou, s'il était reconnu que les vaisseaux ne pouvaient pas entrer dans Alexandrie.

Après avoir vaqué à ces soins, il fit ses dispositions pour se mettre en marche. Une flottille considérable chargée de vivres, d'artillerie, de munitions et de bagages, dut longer la côte jusqu'à l'embouchure de Rosette, entrer dans le Nil, et le remonter en même temps que l'armée française. Il se mit ensuite en marche avec le gros de l'armée, qui, privée des deux garnisons laissées à Malte et Alexandrie, était forte de trente mille hommes à peu près. Il avait ordonné à sa flottille de se rendre à la hauteur de Ramanieh, sur les bords du Nil. Là il se proposait de la joindre et de remonter le Nil parallèlement avec elle, afin de sortir du Delta et d'arriver dans la Moyenne-Égypte, ou Bahireh. Pour aller d'Alexandrie à Ramanieh, il y avait deux routes, l'une à travers les pays habités, le long de la mer et du Nil, l'autre plus courte et à vol d'oiseau, mais à travers le désert de Damanhour. Bonaparte n'hésita pas, et prit la plus courte. Il lui importait d'arriver promptement au Caire. Desaix marchait avec l'avant-garde; le corps de bataille suivait à quelques lieues de distance. On s'ébranla le 18 messidor (6 juillet). Quand les soldats se virent engagés dans cette plaine sans bornes, avec un sable mouvant sous les pieds, un ciel brûlant sur la tête, point d'eau, point d'ombre, n'ayant pour reposer leurs yeux que de rares bouquets de palmiers, ne voyant d'êtres vivans que de légères troupes de cavaliers arabes, qui paraissaient et disparaissaient à l'horizon, et quelquefois se cachaient derrière des dunes de sable pour égorger les traînards, ils furent remplis de tristesse. Déjà le goût du repos leur était venu, après les longues et opiniâtres campagnes d'Italie. Ils avaient suivi leur général dans une contrée lointaine, parce que leur foi en lui était aveugle, parce qu'on leur avait annoncé une terre promise, de laquelle ils reviendraient assez riches pour acheter chacun un champ de six arpens. Mais quand ils virent ce désert, le mécontentement s'en mêla, et alla même jusqu'au désespoir. Ils trouvaient tous les puits, qui de distance en distance jalonnent la route du désert, détruits par les Arabes. A peine y restait-il quelques gouttes d'une eau saumâtre, et très insuffisante pour étancher leur soif. On leur avait annoncé qu'ils trouveraient à Damanhour des soulagemens; ils n'y rencontrèrent que de misérables huttes, et ne purent s'y procurer ni pain ni vin, mais seulement des lentilles en assez grande abondance et un peu d'eau. Il fallut s'enfoncer de nouveau dans le désert. Bonaparte vit les braves Lannes et Murat eux-mêmes saisir leurs chapeaux, les jeter sur le sable, les fouler aux pieds. Cependant il imposait à tous: sa présence commandait le silence, et faisait quelquefois renaître la gaieté. Les soldats ne voulaient pas lui imputer leurs maux; ils s'en prenaient à ceux qui trouvaient un grand plaisir à observer le pays. Voyant les savans s'arrêter pour examiner les moindres ruines, ils disaient que c'était pour eux qu'on était venu, et s'en vengeaient par de bons mots à leur façon. Caffarelli surtout, brave comme un grenadier, curieux comme un érudit, passait à leurs yeux pour l'homme qui avait trompé le général, et qui l'avait entraîné dans ce pays lointain. Comme il avait perdu une jambe sur le Rhin, ils disaient: Il se moque de ça lui, il a un pied en France. Cependant, après de cruelles souffrances, supportées d'abord avec humeur, puis avec gaieté et courage, on arriva sur les bords du Nil le 22 messidor (10 juillet), après une marche de quatre jours. A la vue du Nil et de cette eau si désirée, les soldats s'y précipitèrent, et en se baignant dans ses flots oublièrent toutes leurs fatigues. La division Desaix, qui de l'avant-garde était passée à l'arrière-garde, vit galoper devant elle deux ou trois centaines de Mameluks, qu'elle dispersa avec quelques volées de mitraille. C'étaient les premiers qu'on eût vus. Ils annonçaient la prochaine rencontre de l'armée ennemie. Le brave Mourad-Bey, en effet, ayant été averti, réunissait toutes ses forces autour du Caire. En attendant leur réunion, il voltigeait avec un millier de chevaux autour de notre armée, afin d'observer sa marche.

L'armée attendit à Ramanieh l'arrivée de la flottille; elle se reposa jusqu'au 25 messidor (13 juillet), et en partit le même jour pour Chébreïss. Mourad-Bey nous y attendait avec ses mameluks. La flottille, qui était partie la première, et qui avait devancé l'armée, se trouva engagée avant de pouvoir être soutenue. Mourad-Bey en avait une aussi, et du rivage il joignait son feu à celui de ses djermes (vaisseaux légers égyptiens). La flottille française eut à soutenir un combat des plus rudes. L'officier de marine Perrée, qui la commandait, déploya un rare courage; il fut soutenu par les cavaliers qui étaient arrivés démontés en Égypte, et qui, en attendant de s'équiper aux dépens des Mameluks, étaient transportés par eau. On prit deux chaloupes canonnières à l'ennemi, et on le repoussa. L'armée arriva dans cet instant; elle se composait de cinq divisions. Elle n'avait pas encore combattu contre ces singuliers ennemis. A la rapidité, au choc des chevaux, aux coups de sabre, il fallait opposer l'immobilité du fantassin, sa longue baïonnette, et des masses faisant front de tous côtés. Bonaparte forma ses cinq divisions en cinq carrés, au milieu desquels on plaça les bagages et l'état-major. L'artillerie était aux angles. Les cinq divisions se flanquaient les unes les autres. Mourad-Bey lança sur ces citadelles vivantes mille ou douze cents cavaliers intrépides, qui, se précipitant à grands cris et de tout le galop de leurs chevaux, déchargeant leurs pistolets, puis tirant leurs redoutables sabres, vinrent se jeter sur le front des carrés. Trouvant partout une haie de baïonnettes et un feu terrible, ils flottaient autour des rangs français, tombaient devant eux, ou s'échappaient dans la plaine de toute la vitesse de leurs chevaux. Mourad, après avoir perdu deux ou trois cents de ses plus braves cavaliers, se retira pour gagner le sommet du Delta, et aller nous attendre à la hauteur du Caire, à la tête de toutes ses forces.

Ce combat suffit pour familiariser l'armée avec ce nouveau genre d'ennemis, et pour suggérer à Bonaparte la tactique qu'il fallait employer avec eux. On s'achemina sur le Caire. La flottille se tenait sur le Nil à la hauteur de l'armée. On marcha sans relâche pendant les jours suivans. Les soldats eurent de nouvelles souffrances à essuyer, mais ils longeaient le Nil, et pouvaient s'y baigner tous les soirs. La vue de l'ennemi leur avait rendu leur ardeur. «Ces soldats, déjà un peu dégoûtés des fatigues, comme il arrive toujours quand on a assez de gloire, je les trouvais, dit Bonaparte, toujours admirables au feu.» Pendant les marches l'humeur revenait souvent, et après l'humeur les plaisanteries. Les savans commençaient à inspirer beaucoup de respect par le courage qu'on leur voyait déployer: Monge et Bertholet, sur la flottille, avaient montré à Chébreïss un courage héroïque. Les soldats, tout en faisant des plaisanteries, étaient pleins d'égards pour eux. Ne voyant pas paraître cette capitale du Caire, si vantée comme une des merveilles de l'Orient, ils disaient qu'elle n'existait pas, ou bien que ce serait comme à Damanhour, une réunion de huttes. Ils disaient encore qu'on avait trompé ce pauvre général, qu'il s'était laissé déporter comme un bon enfant, lui et ses compagnons de gloire. Le soir, quand on s'était reposé, les soldats qui avaient lu ou entendu débiter les contes des Mille et une Nuits, les répétaient à leurs camarades, et on se promettait des palais magnifiques et resplendissans d'or. En attendant, on était toujours privé de pain, non que le blé manquât, on en trouvait partout au contraire; mais on n'avait ni moulin, ni four. On mangeait des lentilles, des pigeons, et un melon d'eau exquis, connu dans les pays méridionaux sous le nom de pastèque. Les soldats l'appelaient sainte pastèque.

On approchait du Caire, et là devait se livrer la bataille décisive. Mourad-Bey y avait réuni la plus grande partie de ses Mameluks, dix mille à peu près. Ils étaient suivis par un nombre double de fellahs, auxquels on donnait des armes, et qu'on obligeait de se battre derrière les retranchemens. Il avait rassemblé aussi quelques mille janissaires, ou spahis, dépendans du pacha, qui, malgré la lettre de Bonaparte, s'était laissé entraîner dans le parti de ses oppresseurs. Mourad-Bey avait fait des préparatifs de défense sur les bords du Nil. La grande capitale du Caire se trouve sur la rive droite du fleuve. C'était sur la rive opposée, c'est-à-dire sur la gauche, que Mourad-Bey avait placé son camp, dans une longue plaine qui s'étendait entre le Nil et les pyramides de Giseh, les plus hautes de l'Égypte. Voici quelles étaient ses dispositions. Un gros village, appelé Embaheh, était adossé au fleuve. Mourad-Bey y avait ordonné quelques travaux, conçus et exécutés avec l'ignorance turque. C'était un simple boyau qui environnait l'enceinte du village, et des batteries immobiles, dont les pièces n'étant pas sur affût de campagne ne pouvaient être déplacées. Tel était le camp retranché de Mourad. Il y avait placé ses vingt-quatre mille fellahs et janissaires, pour s'y battre avec l'opiniâtreté accoutumée des Turcs derrière les murailles. Ce village, retranché et appuyé au fleuve, formait sa droite. Ses Mameluks, au nombre de dix mille cavaliers, s'étendaient dans la plaine entre le fleuve et les pyramides. Quelques mille cavaliers arabes, qui n'étaient les auxiliaires des Mameluks que pour piller et massacrer dans le cas d'une victoire, remplissaient l'espace entre les pyramides et les Mameluks. Le collègue de Mourad-Bey, Ibrahim, moins belliqueux et moins brave que lui, se tenait de l'autre côté du Nil, avec un millier de Mameluks, avec ses femmes, ses esclaves et ses richesses, prêt à sortir du Caire, et à se réfugier en Syrie, si les Français étaient victorieux. Un nombre considérable de djermes couvraient le Nil, et portaient toutes les richesses des Mameluks. Tel était l'ordre dans lequel les deux beys attendaient Bonaparte.

Le 3 thermidor (21 juillet), l'armée française se mit en marche avant le jour. Elle savait qu'elle allait apercevoir le Caire et rencontrer l'ennemi. A la pointe du jour, elle découvrit enfin à sa gauche, au-delà du fleuve, les hauts minarets de cette grande capitale, et à sa droite, dans le désert, les gigantesques pyramides dorées par le soleil. A la vue de ces monumens, elle s'arrêta comme saisie de curiosité et d'admiration. Le visage de Bonaparte était rayonnant d'enthousiasme; il se mit à galoper devant les rangs des soldats, et leur montrant les pyramides: Songez, s'écriait-il, songez que du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent. On s'avança d'un pas rapide. On voyait, en s'approchant, s'élever les minarets du Caire, on voyait grandir les pyramides, on voyait fourmiller la multitude qui gardait Embaheh, on voyait étinceler les armes de ces dix mille cavaliers, brillans d'or et d'acier, et formant une ligne immense. Bonaparte fit aussitôt ses dispositions. L'armée, comme à Chébreïss, était partagée en cinq divisions. Les divisions Desaix et Régnier formaient la droite, vers le désert; la division Dugua formait le centre, les divisions Menou et Bon formaient la gauche, le long du Nil. Bonaparte, qui, depuis le combat de Chébreïss, avait jugé le terrain et l'ennemi, fit ses dispositions en conséquence. Chaque division formait un carré; chaque carré était sur six rangs. Derrière étaient les compagnies de grenadiers en pelotons, prêtes à renforcer les points d'attaque. L'artillerie était aux angles; les bagages et les généraux au centre. Ces carrés étaient mouvans. Quand ils étaient en marche, deux côtés marchaient sur le flanc. Quand ils étaient chargés, ils devaient s'arrêter pour faire front sur toutes les faces. Puis quand ils voulaient enlever une position, les premiers rangs devaient se détacher, pour former des colonnes d'attaque, et les autres devaient rester en arrière, formant toujours le carré, mais sur trois hommes de profondeur seulement, et prêts à recueillir les colonnes d'attaque. Telles étaient les dispositions ordonnées par Bonaparte. Il craignait que ses impétueux soldats d'Italie, habitués à marcher au pas de charge, eussent de la peine à se résigner à cette froide et impassible immobilité des murailles. Il avait eu soin de les y préparer. Ordre était donné surtout de ne pas se hâter de tirer, d'attendre froidement l'ennemi, et de ne faire feu qu'à bout pourtant.

On s'avança presque à la portée du canon. Bonaparte, qui était dans le carré du centre, formé par la division Dugua, s'assura, avec une lunette, de l'état du camp d'Embabeh. Il vit que l'artillerie du camp, n'étant pas sur affût de campagne, ne pourrait pas se porter dans la plaine, et que l'ennemi ne sortirait pas des retranchemens. C'est sur cette prévision qu'il basa ses mouvemens. Il résolut d'appuyer avec ses divisions sur la droite, c'est-à-dire sur le corps des Mameluks, en circulant hors de la portée du canon d'Embabeh. Son intention était de séparer les Mameluks du camp retranché, de les envelopper, de les pousser dans le Nil, et de n'attaquer Embabeh qu'après s'être défait d'eux. Il ne devait pas lui être difficile de venir à bout de la multitude qui fourmillait dans ce camp après avoir détruit les Mameluks.

Sur-le-champ il donna le signal. Desaix, qui formait l'extrême droite, se mit le premier en marche. Après lui venait le carré de Régnier, puis celui de Dugua, où était Bonaparte. Les deux autres circulaient autour d'Embabeh, hors de la portée du canon. Mourad-Bey qui, quoique sans instruction, était doué d'un grand caractère et d'un coup d'oeil pénétrant, devina sur-le-champ l'intention de son adversaire, et résolut de charger pendant ce mouvement décisif. Il laissa deux mille Mameluks pour appuyer Embabeh, puis se précipita avec le reste sur les deux carrés de droite. Celui de Desaix, engagé dans les palmiers, n'était pas encore formé, lorsque les premiers cavaliers l'abordèrent. Mais il se forma sur-le-champ, et fut prêt à recevoir la charge. C'est une masse énorme que celle de huit mille cavaliers galopant à la fois dans une plaine. Ils se précipitèrent avec une impétuosité extraordinaire sur la division Desaix. Nos braves soldats, devenus aussi froids qu'ils avaient été fougueux jadis, les attendirent avec calme, et les reçurent, à bout portant, avec un feu terrible de mousqueterie et de mitraille. Arrêtés par le feu, ces innombrables cavaliers flottaient le long des rangs, et galopaient autour de la citadelle enflammée. Quelques-uns des plus braves se précipitèrent sur les baïonnettes, puis, retournant leurs chevaux et les renversant sur nos fantassins, parvinrent à faire brèche, et trente ou quarante vinrent expirer aux pieds de Desaix, au centre même du carré. La masse, tournant bride, se rejeta du carré de Desaix sur celui de Régnier qui venait après. Accueillie par le même feu, elle revint vers le point d'où elle était partie; mais elle trouva sur ses derrières la division Dugua que Bonaparte avait portée vers le Nil, et fut jetée dans une déroute complète. Alors la fuite se fit en désordre. Une partie des fuyards s'échappa vers notre droite, du côté des pyramides; une autre, passant sous le feu de Dugua, alla se jeter dans Embabeh, où elle porta la confusion. Dès cet instant le trouble commença à se mettre dans le camp retranché. Bonaparte s'en apercevant, ordonna à ses deux divisions de gauche de s'approcher d'Embabeh, pour s'en emparer. Bon et Menou s'avancèrent sur le feu des retranchemens, et arrivés à une certaine distance, firent halte. Les carrés se dédoublèrent; les premiers rangs se formèrent en colonnes d'attaque, tandis que les autres restèrent en carré, figurant toujours de véritables citadelles. Mais au même instant les Mameluks, tant ceux que Mourad avait laissés à Embabeh, que ceux qui s'y étaient réfugiés, voulurent nous prévenir. Ils fondirent sur nos colonnes d'attaque, tandis qu'elles étaient en marche. Mais celles-ci s'arrêtant sur-le-champ, et se formant en carré avec une merveilleuse rapidité, les reçurent avec fermeté, et en abattirent un grand nombre. Les uns se rejetèrent dans Embabeh, où le désordre devint extrême; les autres, fuyant dans la plaine, entre le Nil et notre droite, furent fusillés ou poussés dans le fleuve. Les colonnes d'attaque abordèrent vivement Embabeh, s'en emparèrent, et jetèrent dans le Nil la multitude des fellahs et des janissaires. Beaucoup se noyèrent; mais comme les Égyptiens sont excellens nageurs, le plus grand nombre d'entre eux parvint à se sauver. La journée était finie. Les Arabes, qui étaient près des pyramides et qui attendaient la victoire, s'enfoncèrent dans le désert. Mourad, avec les débris de sa cavalerie, et le visage tout sanglant, se retira vers la Haute-Égypte. Ibrahim, qui de l'autre rive contemplait ce désastre, s'enfonça vers Belbeys, pour se retirer en Syrie. Les Mameluks mirent aussitôt le feu aux djermes qui portaient leurs richesses. Cette proie nous échappa, et nos soldats virent pendant toute la nuit des flammes dévorer un riche butin.

Bonaparte plaça son quartier-général à Giseh, sur les bords du Nil, où Mourad-Bey avait une superbe habitation. On trouva, soit à Giseh, soit à Embabeh, des provisions considérables, et nos soldats purent se dédommager de leurs longues privations. Ils trouvèrent des vignes couvertes de magnifiques raisins dans les jardins de Giseh, et les eurent bientôt vendangées. Mais ils firent sur le champ de bataille un butin d'une autre espèce, c'étaient des schalls magnifiques, de belles armes, des chevaux, et des bourses qui renfermaient jusqu'à deux ou trois cents pièces d'or; car les Mameluks portaient toutes leurs richesses avec eux. Ils passèrent la soirée, la nuit et le lendemain à recueillir des dépouilles. Cinq à six cents Mameluks avaient été tués. Plus de mille étaient noyés dans le Nil. Les soldats se mirent à les pêcher pour les dépouiller, et employèrent plusieurs jours encore à ce genre de recherche.

La bataille nous avait à peine coûté une centaine de morts ou blessés; car si la défaite est terrible pour des carrés enfoncés, la perte est nulle pour des carrés victorieux. Les Mameluks avaient perdu leurs meilleurs cavaliers par le feu ou par les flots. Leurs forces étaient dispersées, et la possession du Caire nous était assurée. Cette capitale était dans un désordre extraordinaire. Elle renferme plus de trois cent mille habitans, et elle est remplie d'une populace féroce et abrutie, qui se livrait à tous les excès, et voulait profiter du tumulte pour piller les riches palais des beys. Malheureusement la flottille française n'avait pas encore remonté le Nil, et nous n'avions pas le moyen de le traverser pour aller prendre possession du Caire. Quelques négocians français, qui s'y trouvaient furent envoyés à Bonaparte par les scheiks, pour convenir de l'occupation de la ville. Il se procura quelques djermes pour envoyer un détachement qui rétablît la tranquillité et mît les personnes et les propriétés à l'abri des fureurs de la populace. Il entra le surlendemain dans le Caire, et alla prendre possession du palais de Mourad-Bey.

A peine fut-il établi au Caire, qu'il se hâta d'employer la politique qu'il avait déjà suivie à Alexandrie, et qui devait lui attacher le pays. Il visita les principaux scheiks, les flatta, leur fit espérer le rétablissement de la domination arabe, leur promit la conservation de leur culte et de leurs coutumes, et réussit complètement à les gagner par un mélange de caresses adroites et de paroles imposantes, empreintes d'une grandeur orientale. L'essentiel était d'obtenir des scheiks de la mosquée de Jemil-Azar une déclaration en faveur des Français. C'était comme un bref du pape chez les chrétiens. Bonaparte y déploya tout ce qu'il avait d'adresse, et il y réussit complètement. Les grands scheiks firent la déclaration désirée, et engagèrent les Égyptiens à se soumettre à l'envoyé de Dieu, qui respectait le prophète, et qui venait venger ses enfans de la tyrannie des Mameluks. Bonaparte établit au Caire un divan, comme il avait fait à Alexandrie, composé des principaux scheiks et des plus notables habitans. Ce divan ou conseil municipal devait lui servir à gagner l'esprit des Égyptiens, en les consultant, et à s'instruire par eux de tous les détails de l'administration intérieure. Il fut convenu que dans toutes les provinces il en serait établi de pareils, et que ces divans particuliers enverraient des députés au divan du Caire, qui serait ainsi le grand divan national.

Bonaparte résolut de laisser exercer la justice par les cadis. Dans son projet de succéder aux droits des Mameluks, il saisit leurs propriétés, et fit continuer au profit de l'armée française la perception des droits précédemment établis. Pour cela il fallait avoir les Cophtes à sa disposition. Il ne négligea rien pour se les attacher, en leur faisant espérer une amélioration dans leur sort. Il fit partir des généraux avec des détachemens, pour redescendre le Nil, et aller achever l'occupation du Delta, qu'on n'avait fait que traverser. Il en envoya vers le Nil supérieur pour prendre possession de l'Égypte-Moyenne. Desaix fut placé avec sa division à l'entrée de la Haute-Égypte, dont il devait faire la conquête sur Mourad-Bey, dès que les eaux du Nil baisseraient avec l'automne. Chacun des généraux, muni d'instructions détaillées, devait répéter dans tout le pays ce qui avait été fait à Alexandrie et au Caire. Ils devaient s'entourer des scheiks, capter les Cophtes, et établir la perception des impôts pour fournir aux besoins de l'armée.

Bonaparte s'occupa ensuite du bien-être et de la santé des soldats. L'Égypte commençait à leur plaire: ils y trouvaient le repos, l'abondance, un climat sain et pur. Ils s'habituaient aux moeurs singulières du pays, et en faisaient un sujet continuel de plaisanteries. Mais, devinant l'intention du général avec leur sagacité accoutumée, ils jouaient aussi le respect pour le prophète, et riaient avec lui du rôle que la politique les obligeait à jouer. Bonaparte fit construire des fours pour qu'ils eussent du pain. Il les logea dans les bonnes habitations des Mameluks, et leur recommanda surtout de respecter les femmes. Ils avaient trouvé en Égypte des ânes superbes et en grand nombre. C'était un grand plaisir pour eux de se faire porter dans les environs et de galoper sur ces animaux à travers les campagnes. Leur vivacité causa quelques accidens aux graves habitans du Caire. Il fallut défendre de traverser les rues trop vite. La cavalerie était montée sur les plus beaux chevaux du monde, c'est-à-dire sur les chevaux arabes enlevés aux Mameluks.

Bonaparte s'occupa aussi de maintenir les relations avec les contrées voisines, afin de conserver et de s'approprier le riche commerce de l'Égypte. Il nomma lui-même l'émir-haggi. C'est un officier choisi annuellement au Caire, pour protéger la grande caravane de la Mecque. Il écrivit à tous les consuls français sur la côte de Barbarie, pour avertir les deys que l'émir-haggi était nommé, et que les caravanes pouvaient partir. Il fît écrire par les scheiks au shérif de la Mecque, que les pèlerins seraient protégés, et que les caravanes trouveraient sûreté et protection. Le pacha du Caire avait suivi Ibrahim-Bey à Belbeys. Bonaparte lui écrivit, ainsi qu'aux divers pachas de Saint-Jean-d'Acre et de Damas, pour les assurer des bonnes dispositions des Français envers la Sublime-Porte. Ces dernières précautions étaient malheureusement inutiles, et les officiers de la Porte se persuadaient difficilement que les Français, qui venaient envahir une des plus riches provinces de leur souverain, fussent réellement ses amis.

Les Arabes étaient frappés du caractère du jeune conquérant. Ils ne comprenaient pas qu'un mortel qui lançait la foudre fût aussi clément. Ils l'appelaient le digne enfant du prophète, le favori du grand Allah; ils avaient chanté dans la grande mosquée la litanie suivante:

«Le grand Allah n'est plus irrité contre nous! Il a oublié nos fautes, assez punies par la longue oppression des Mameluks! Chantons les miséricordes du grand Allah!

«Quel est celui qui a sauvé des dangers de la mer et de la fureur de ses ennemis le Favori de la victoire? Quel est celui qui a conduit sains et saufs sur les rives du Nil les braves de l'Occident?

«C'est le grand Allah, le grand Allah, qui n'est plus irrité contre nous. Chantons les miséricordes du grand Allah!

«Les beys mameluks avaient mis leur confiance dans leurs chevaux; les beys mameluks avaient rangé leur infanterie en bataille.

«Mais le Favori de la victoire, à la tête des braves de l'Occident, a détruit l'infanterie et les chevaux des Mameluks.

«De même que les vapeurs qui s'élèvent le matin du Nil sont dissipées par les rayons du soleil, de même l'armée des Mameluks a été dissipée par les braves de l'Occident, parce que le grand Allah est actuellement irrité contre les Mameluks, parce que les braves de l'Occident sont la prunelle droite du grand Allah

Bonaparte voulut, pour entrer davantage dans les moeurs des Arabes, prendre part à leurs fêtes. Il assista à celle du Nil qui est une des plus grandes d'Égypte. Ce fleuve est le bienfaiteur de la contrée: aussi est-il en grande vénération chez les habitans, et il est l'objet d'une espèce de culte. Pendant l'inondation, il s'introduit au Caire par un grand canal; une digue lui interdit l'entrée de ce canal, jusqu'à ce qu'il soit parvenu à une certaine hauteur; alors on la coupe; et le jour destiné à cette opération est un jour de réjouissance. On déclare la hauteur à laquelle le fleuve est parvenu, et quand on espère une grande inondation, la joie est générale, car c'est un présage d'abondance. C'est le 18 août (1er fructidor) que cette espèce de fête se célèbre. Bonaparte avait fait prendre les armes à toute l'armée, et l'avait rangée sur les bords du canal. Un peuple immense était accouru, et voyait avec joie les braves de l'Occident assister à ses réjouissances. Bonaparte, à la tête de son état-major, accompagnait les principales autorités du pays. D'abord un scheik déclara la hauteur à laquelle était parvenu le Nil: elle était de vingt-cinq pieds, ce qui causa une grande joie. On travailla ensuite à couper la digue. Toute l'artillerie française retentit à la fois au moment où les eaux du fleuve se précipitèrent. Suivant l'usage, une foule de barques s'élancèrent dans le canal pour obtenir le prix destiné à celle qui parviendrait à y entrer la première. Bonaparte donna le prix lui-même. Une foule d'hommes et d'enfans se plongeaient dans les eaux du Nil, attachant à ce bain des propriétés bienfaisantes. Des femmes y jetaient des cheveux et des pièces d'étoffes. Bonaparte fit ensuite illuminer la ville, et la journée s'acheva dans les festins. La fête du prophète ne fut pas célébrée avec moins de pompe; Bonaparte se rendit à la grande mosquée, s'assit sur des coussins, les jambes croisées comme les scheiks, dit avec eux les litanies du prophète, en balançant le haut de son corps et agitant sa tête. Il édifia tout le saint collège par sa piété. Il assista ensuite au repas donné par le grand scheik, élu dans la journée.

C'est par tous ces moyens que le jeune général, aussi profond politique que grand capitaine, parvenait à s'attacher l'esprit du pays. Tandis qu'il en flattait momentanément les préjugés, il travaillait à y répandre un jour la science, par la création du célèbre Institut d'Égypte. Il réunit les savans et les artistes qu'il avait amenés, et les associant à quelques-uns de ses officiers les plus instruits, il en composa cet Institut, auquel il consacra des revenus, et l'un des plus vastes palais du Caire. Les uns devaient s'occuper à faire une description exacte du pays, et en dresser la carte la plus détaillée; les autres devaient en étudier les ruines, et fournir de nouvelles lumières à l'histoire; les autres devaient en étudier les productions, faire les observations utiles à la physique, à l'astronomie, à l'histoire naturelle; les autres enfin devaient s'occuper à rechercher les améliorations qu'on pourrait apporter à l'existence des habitans par des machines, des canaux, des travaux sur le Nil, des procédés adaptés à ce sol si singulier et si différent de l'Europe. Si la fortune devait nous enlever un jour cette belle contrée, du moins elle ne pouvait nous enlever les conquêtes que la science y allait faire; un monument se préparait qui devait honorer le génie et la constance de nos savans, autant que l'expédition honorait l'héroïsme de nos soldats.

Monge fut le premier qui obtint la présidence. Bonaparte ne fut que le second. Il proposa les questions suivantes: rechercher la meilleure construction des moulins à eau et à vent; remplacer le houblon qui manque en Égypte, dans la fabrication de la bière; déterminer les lieux propres à la culture de la vigne; chercher le meilleur moyen pour procurer de l'eau à la citadelle du Caire; creuser des puits dans les différens endroits du désert; chercher le moyen de clarifier et de rafraîchir l'eau du Nil; imaginer une manière d'utiliser les décombres dont la ville du Caire était embarrassée, ainsi que toutes les anciennes villes d'Égypte; chercher les matières nécessaires pour la fabrication de la poudre en Égypte. On peut juger par ces questions de la tournure d'esprit du général. Sur-le-champ les ingénieurs, les dessinateurs, les savans, se répandirent dans toutes les provinces pour commencer la description et la carte du pays. Tels étaient les soins de cette colonie naissante et la manière dont le fondateur en dirigeait les travaux.

La conquête des provinces de la Basse et Moyenne-Égypte s'était faite sans peine, et n'avait coûté que quelques escarmouches avec les Arabes. Il avait suffi d'une marche forcée sur Belbeys pour rejeter Ibrahim-Bey en Syrie. Desaix attendait l'automne pour enlever la Haute-Égypte à Mourad-Bey, qui s'y était retiré avec les débris de son armée.

Mais, pendant ce temps, la fortune venait d'infliger à Bonaparte le plus redoutable de tous les revers. En quittant Alexandrie, il avait fortement recommandé à l'amiral Brueys de mettre son escadre à l'abri des Anglais, soit en la faisant entrer dans Alexandrie, soit en la dirigeant sur Corfou; mais surtout de ne pas rester dans la rade d'Aboukir, car il valait mieux rencontrer l'ennemi à la voile, que de le recevoir à l'ancre. Une vive discussion s'était élevée sur la question de savoir si on pouvait faire entrer dans le port d'Alexandrie les vaisseaux de 80 et de 120 canons. Il n'y avait pas de doute pour les autres; mais pour les deux de 80 et pour celui de 120, il fallait un allégement qui leur fît gagner trois pieds d'eau. Pour cela il était nécessaire de les désarmer ou de construire des demi-chameaux. L'amiral Brueys ne voulut pas faire entrer son escadre dans le port à cette condition. Il pensait qu'obligé à de pareilles précautions pour ses trois vaisseaux les plus forts, il ne pourrait jamais sortir du port en présence de l'ennemi, et qu'il pourrait ainsi être bloqué par une escadre très-inférieure en force; il se décida à partir pour Corfou. Mais étant fort attaché au général Bonaparte, il ne voulait pas mettre à la voile sans avoir des nouvelles de son entrée au Caire et de son établissement en Égypte. Le temps qu'il employa, soit à faire sonder les passes d'Alexandrie, soit à attendre des nouvelles du Caire, le perdit, et amena un des plus funestes événemens de la révolution et l'un de ceux qui, à cette époque, ont le plus influé sur les destinées du monde.

L'amiral Brueys s'était embossé dans la rade d'Aboukir. Cette rade est un demi-cercle très-régulier. Nos treize vaisseaux formaient une ligne demi-circulaire parallèle au rivage. L'amiral, pour assurer sa ligne d'embossage, l'avait appuyée d'un côté vers une petite île, nommée l'îlot d'Aboukir. Il ne supposait pas qu'un vaisseau pût passer entre cet îlot et sa ligne pour la prendre par derrière; et, dans cette croyance il s'était contenté d'y placer une batterie de douze, seulement pour empêcher l'ennemi d'y débarquer. Il se croyait tellement inattaquable de ce côté, qu'il y avait placé ses plus mauvais vaisseaux. Il craignait davantage pour l'autre extrémité de son demi-cercle. De ce côté, il croyait possible que l'ennemi passât entre le rivage et sa ligne d'embossage; aussi y avait-il mis ses vaisseaux les plus forts et les mieux commandés. De plus, il était rassuré par une circonstance importante, c'est que cette ligne étant au midi, et le vent venant du nord, l'ennemi qui voudrait attaquer par ce côté aurait le vent contraire, et ne s'exposerait pas sans doute à combattre avec un pareil désavantage.

Dans cette situation, protégé de sa gauche par un îlot, qu'il croyait suffisant pour fermer la rade, et vers sa droite par ses meilleurs vaisseaux et par le vent, il attendit en sécurité les nouvelles qui devaient décider son départ.

Nelson, après avoir parcouru l'Archipel, après être retourné dans l'Adriatique, à Naples, en Sicile, avait obtenu enfin la certitude du débarquement des Français à Alexandrie. Il prit aussitôt cette direction, afin de joindre leur escadre et de la combattre. Il envoya une frégate pour la chercher et reconnaître sa position. Cette frégate l'ayant trouvée dans la rade d'Aboukir, put observer tout à l'aise notre ligne d'embossage. Si l'amiral, qui avait dans le port d'Alexandrie une multitude de frégates et des vaisseaux légers, avait eu la précaution d'en garder quelques-uns à la voile, il aurait pu tenir les Anglais toujours éloignés, les empêcher d'observer sa ligne, et être averti de leur approche. Malheureusement il n'en fit rien. La frégate anglaise, après avoir achevé sa reconnaissance, retourna vers Nelson, qui, étant informé de tous les détails de notre position, manoeuvra aussitôt vers Aboukir. Il y arriva le 14 thermidor (1er août), vers les six heures du soir. L'amiral Brueys était à dîner; il fit aussitôt donner le signal du combat. Mais on s'attendait si peu à recevoir l'ennemi, que le branle-bas n'était fait sur aucun vaisseau, et qu'une partie des équipages était à terre. L'amiral envoya des officiers pour faire rembarquer les matelots et pour réunir une partie de ceux qui étaient sur les convois. Il ne croyait pas que Nelson osât l'attaquer le soir même, et il croyait avoir le temps de recevoir les renforts qu'il venait de demander.

Nelson résolut d'attaquer sur-le-champ, et de tenter une manoeuvre audacieuse, de laquelle il espérait le succès de la bataille. Il voulait aborder notre ligne par la gauche, c'est-à-dire par l'îlot d'Aboukir, passer entre cet îlot et notre escadre, malgré les dangers des bas-fonds, et se placer ainsi entre le rivage et notre ligne d'embossage. Cette manoeuvre était périlleuse, mais l'intrépide Anglais n'hésita pas. Le nombre des vaisseaux était égal des deux côtés, c'est-à-dire de treize vaisseaux de haut-bord. Nelson attaqua vers huit heures du soir. Sa manoeuvre ne fut d'abord pas heureuse. Le Culloden, en voulant passer entre l'îlot d'Aboukir et notre ligne, échoua sur un bas-fonds. Le Goliath qui le suivait, fut plus heureux, et passa; mais poussé par le vent, il dépassa notre premier vaisseau, et ne put s'arrêter qu'à la hauteur du troisième. Les vaisseaux anglais le Zélé, l'Audacieux, le Thésée, l'Orion, suivirent le mouvement, et réussirent à se placer entre notre ligne et le rivage. Ils s'avancèrent jusqu'au Tonnant, qui était le huitième, et engagèrent ainsi notre gauche et notre centre. Leurs autres vaisseaux s'avancèrent par le dehors de la ligne, et la mirent entre deux feux. Comme on ne s'attendait pas dans l'escadre française à être attaqué dans ce sens, les batteries du côté du rivage n'étaient pas encore dégagées, et nos deux premiers vaisseaux ne purent faire feu que d'un côté; aussi l'un fut-il désemparé, et l'autre démâté. Mais au centre où était l'Orient, vaisseau amiral, le feu fut terrible. Le Bellérophon, l'un des principaux vaisseaux de Nelson, fut dégréé, démâté, et obligé d'amener. D'autres vaisseaux anglais, horriblement maltraités, furent obligés de s'éloigner du champ de bataille. L'amiral Brueys n'avait reçu qu'une partie de ses matelots; cependant il se soutenait avec avantage; il espérait même, malgré le succès de la manoeuvre de Nelson, remporter la victoire, si les ordres qu'il donnait en ce moment à sa droite étaient exécutés. Les Anglais n'avaient engagé le combat qu'avec la gauche et le centre; notre droite, composée de nos cinq meilleurs vaisseaux, n'avait aucun ennemi devant elle. L'amiral Brueys lui faisait signal de mettre à la voile, et de se rabattre extérieurement sur la ligne de bataille; cette manoeuvre réussissant, les vaisseaux anglais qui nous attaquaient par le dehors, auraient été pris entre deux feux; mais les signaux ne furent pas aperçus. Dans un cas pareil, un lieutenant ne doit pas hésiter à courir au danger, et de voler au secours de son chef. Le contre-amiral Villeneuve, brave, mais irrésolu, demeura immobile, attendant toujours des ordres. Notre gauche et notre centre restèrent donc placés entre deux feux. Cependant l'amiral et ses capitaines faisaient des prodiges de bravoure, et soutenaient glorieusement l'honneur du pavillon. Nous avions perdu deux vaisseaux, les Anglais aussi en avaient perdu deux, dont l'un était échoué, et l'autre démâté; notre feu était supérieur. L'infortuné Brueys fut blessé, il ne voulut pas quitter le pont de son vaisseau: «Un amiral, dit-il, doit mourir en donnant des ordres.» Un boulet le tua sur son banc de quart. Vers onze heures, le feu prit au magnifique vaisseau l'Orient. Il sauta en l'air. Cette épouvantable explosion suspendit pour quelque temps cette lutte acharnée. Sans se laisser abattre, nos cinq vaisseaux engagés, le Franklin, le Tonnant, le Peuple-Souverain, le Spartiate, l'Aquilon, soutinrent le feu toute la nuit. Il était temps encore pour notre droite de lever l'ancre, et de venir à leur secours. Nelson tremblait que cette manoeuvre ne fût exécutée; il était si maltraité qu'il n'aurait pu soutenir l'attaque. Cependant Villeneuve mit enfin à la voile, mais pour se retirer, et pour sauver son aile qu'il ne croyait pas pouvoir exposer avec avantage contre Nelson. Trois de ses vaisseaux se jetèrent à la côte; il se sauva avec les deux autres et deux frégates, et fit voile vers Malte. Le combat avait duré plus de quinze heures. Tous les équipages attaqués avaient fait des prodiges de valeur. Le brave capitaine Du Petit-Thouars avait deux membres emportés; il se fit apporter du tabac, resta sur son banc de quart, et, comme Brueys, attendit d'être emporté par un boulet de canon. Toute notre escadre, excepté les vaisseaux et les deux frégates emmenés par Villeneuve, fut détruite. Nelson était si maltraité qu'il ne put pas poursuivre les vaisseaux en fuite.

Telle fut la célèbre bataille navale d'Aboukir, la plus désastreuse que la marine française eût encore soutenue, et celle dont les conséquences militaires devaient être les plus funestes. La flotte qui avait porté les Français en Égypte, qui pouvait les secourir ou les recruter, qui devait seconder leurs mouvemens sur les côtes de Syrie, s'ils en avaient à exécuter, qui devait imposer à la Porte, la forcer à se payer de mauvaises raisons, et l'obliger à souffrir l'invasion de l'Égypte, qui devait enfin, en cas de revers, ramener les Français dans leur patrie, cette flotte était détruite. Les vaisseaux des Français étaient brûlés, mais ils ne les avaient pas brûlés eux-mêmes, ce qui était bien différent pour l'effet moral. La nouvelle de ce désastre circula rapidement en Égypte, et causa un instant de désespoir à l'armée. Bonaparte reçut cette nouvelle avec un calme impassible. «Eh bien! dit-il, il faut mourir ici, ou en sortir grands comme les anciens.» Il écrivit à Kléber: «Ceci nous obligera à faire de plus grandes choses que nous n'en voulions faire. Il faut nous tenir prêts.» La grande âme de Kléber était digne de ce langage: «Oui, répondit Kléber, il faut faire de grandes choses; je prépare mes facultés.» Le courage de ces grands hommes soutint l'armée, et en rétablit le moral. Bonaparte chercha à distraire ses soldats par différentes expéditions, et leur fit bientôt oublier ce désastre. A la fête de la fondation de la république, célébrée le 1er vendémiaire, il voulut encore exalter leur imagination, et fit graver sur la colonne de Pompée le nom des quarante premiers soldats morts en Égypte. C'étaient les quarante qui avaient succombé en attaquant Alexandrie. Ces quarante noms, sortis des villages de France, étaient ainsi associés à l'immortalité de Pompée et d'Alexandre. Il adressa à son armée cette singulière et grande allocution, où était retracée sa merveilleuse histoire:

SOLDATS!

«Nous célébrons le premier jour de l'an VII de la république.

«Il y a cinq ans, l'indépendance du peuple français était menacée; mais vous prîtes Toulon, ce fut le présage de la ruine de vos ennemis.

«Un an après, vous battiez les Autrichiens à Dego.

«L'année suivante, vous étiez sur le sommet des Alpes.

«Vous luttiez contre Mantoue, il y a deux ans, et vous remportiez la célèbre victoire de Saint-Georges.

«L'an passé, vous étiez aux sources de la Drave et de l'Izonzo, de retour de l'Allemagne.

«Qui eût dit alors que vous seriez aujourd'hui sur les bords du Nil, au centre de l'ancien continent?

«Depuis l'Anglais, célèbre dans les arts et le commerce, jusqu'au hideux et féroce Bédouin, vous fixez les regards du monde.

«Soldats, votre destinée est belle, parce que vous êtes dignes de ce que vous avez fait, et de l'opinion qu'on a de vous. Vous mourrez avec honneur comme les braves, dont les noms sont inscrits sur cette pyramide, ou vous retournerez dans votre patrie couverts de lauriers et de l'admiration de tous les peuples.

«Depuis cinq mois que nous sommes éloignés de l'Europe, nous avons été l'objet perpétuel des sollicitudes de nos compatriotes. Dans ce jour, quarante millions de citoyens célèbrent l'ère des gouvernemens représentatifs, quarante millions de citoyens pensent à vous; tous disent: C'est à leurs travaux, à leur sang que nous devons la paix générale, le repos, la prospérité du commerce et les bienfaits de la liberté civile.»




CHAPITRE XIV.

EFFET DE L'EXPÉDITION D'ÉGYPTE EN EUROPE. CONSÉQUENCES FUNESTES DE LA BATAILLE NAVALE D'ABOUKIR.—DÉCLARATION DE GUERRE DE LA PORTE.—EFFORTS DE L'ANGLETERRE POUR FORMER UNE NOUVELLE COALITION.—CONFÉRENCES AVEC L'AUTRICHE A SELZ. PROGRÈS DES NÉGOCIATIONS DE RASTADT.—NOUVELLES COMMOTIONS EN HOLLANDE, EN SUISSE ET DANS LES RÉPUBLIQUES ITALIENNES. CHANGEMENT DE LA CONSTITUTION CISALPINE; GRANDS EMBARRAS DU DIRECTOIRE A CE SUJET.— SITUATION INTÉRIEURE. UNE NOUVELLE OPPOSITION SE PRONONCE DANS LES CONSEILS.—DISPOSITION GÉNÉRALE A LA GUERRE. LOI SUR LA CONSCRIPTION. —FINANCES DE L'AN VII.—REPRISE DES HOSTILITÉS. INVASION DES ÉTATS ROMAINS PAR L'ARMÉE NAPOLITAINE.—CONQUÊTE DU ROYAUME DE NAPLES PAR LE GÉNÉRAL CHAMPIONNET.—ABDICATION DU ROI DE PIÉMONT.

L'expédition d'Égypte resta un mystère en Europe longtemps encore après le départ de notre flotte. La prise de Malte commença à fixer les conjectures. Cette place réputée imprenable et enlevée en passant, jeta sur les argonautes français un éclat extraordinaire. Le débarquement en Égypte, l'occupation d'Alexandrie, la bataille des Pyramides, frappèrent toutes les imaginations en France et en Europe. Le nom de Bonaparte, qui avait paru si grand quand il arrivait des Alpes, produisit un effet plus singulier et plus étonnant encore arrivant des contrées lointaines de l'Orient. Bonaparte et l'Égypte étaient le sujet de toutes les conversations. Ce n'était rien que les projets exécutés; on en supposait de plus gigantesques encore. Bonaparte allait, disait-on, traverser la Syrie et l'Arabie, et se jeter sur Constantinople ou sur l'Inde.

La malheureuse bataille d'Aboukir vint, non pas détruire le prestige de l'entreprise, mais réveiller toutes les espérances des ennemis de la France, et hâter le succès de leurs trames. L'Angleterre, qui était extrêmement alarmée pour sa puissance commerciale, et qui n'attendait que le moment favorable pour tourner contre nous de nouveaux ennemis, avait rempli Constantinople de ses intrigues. Le Grand-Seigneur n'était pas fâché de voir punir les Mameluks, mais il ne voulait pas perdre l'Égypte. M. de Talleyrand, qui avait dû se rendre auprès du divan pour lui faire agréer des satisfactions, n'était point parti. Les agens de l'Angleterre eurent le champ libre; ils persuadèrent à la Porte que l'ambition de la France était insatiable; qu'après avoir troublé l'Europe, elle voulait bouleverser l'Orient, et qu'au mépris d'une antique alliance, elle venait envahir la plus riche province de l'empire turc. Ces suggestions et l'or répandu dans le divan n'auraient pas suffi pour le décider, si la belle flotte de Brueys avait pu venir canonner les Dardanelles; mais la bataille d'Aboukir priva les Français de tout leur ascendant dans le Levant, et donna à l'Angleterre une prépondérance décidée. La Porte déclara solennellement la guerre à la France1, et, pour une province perdue depuis long-temps, se brouilla avec son amie naturelle, et se lia avec ses ennemis les plus redoutables, la Russie et l'Angleterre. Le sultan ordonna la réunion d'une armée, pour aller reconquérir l'Égypte. Cette circonstance rendait singulièrement difficile la position des Français. Séparés de la France, et privés de tout secours par les flottes victorieuses des Anglais, ils étaient exposés en outre à voir fondre sur eux toutes les bordes de l'Orient. Ils n'étaient que trente mille environ pour lutter contre tant de périls.

Note 1: (retour) 18 fructidor an VI (4 septembre).

Nelson victorieux vint à Naples radouber son escadre abîmée, et recevoir les honneurs du triomphe. Malgré les traités qui liaient la cour de Naples à la France, et qui lui interdisaient de fournir aucun secours à nos ennemis, tous les ports et les chantiers de la Sicile furent ouverts à Nelson. Lui-même fut accueilli avec des honneurs extraordinaires. Le roi et la reine vinrent le recevoir à l'entrée du port, et l'appelèrent le héros libérateur de la Méditerranée. On se mit à dire que le triomphe de Nelson devait être le signal du réveil général, que les puissances devaient profiter du moment où la plus redoutable armée de la France, et son plus grand capitaine, étaient enfermés en Égypte, pour marcher contre elle, et refouler dans son sein ses soldats et ses principes. Les suggestions furent extrêmement actives auprès de toutes les cours. On écrivit en Toscane et en Piémont, pour réveiller leur haine jusqu'ici déguisée. C'était le moment, disait-on, de seconder la cour de Naples, de se liguer contre l'ennemi commun, de se soulever tous à la fois sur les derrières des Français, et de les égorger d'un bout à l'autre de la Péninsule. On dit à l'Autriche qu'elle devait profiter du moment où les puissances italiennes prendraient les Français par derrière, pour les attaquer par devant, et leur enlever l'Italie. La chose devait être facile, car Bonaparte et sa terrible armée n'étaient plus sur l'Adige. On s'adressa à l'Empire dépouillé d'une partie de ses états, et réduit à céder la rive gauche du Rhin; on chercha à tirer la Prusse de sa neutralité; enfin on employa auprès de Paul Ier les moyens qui pouvaient agir sur son esprit malade, et le décider à fournir les secours si long-temps et si vainement promis par Catherine.

Ces suggestions ne pouvaient manquer d'être bien accueillies auprès de toutes les cours; mais toutes n'étaient pas en mesure d'y céder. Les plus voisines de la France étaient les plus irritées et les plus disposées à refouler la révolution; mais par cela seul qu'elles étaient plus rapprochées du colosse républicain, elles étaient condamnées aussi à plus de réserve et de prudence, avant d'entrer en lutte avec lui. La Russie, la plus éloignée de la France, la moins exposée à ses vengeances, soit par son éloignement, soit par l'état moral de ses peuples, était la plus facile à décider. Catherine, dont la politique habile avait tendu toujours à compliquer la situation de l'Occident, soit pour avoir le prétexte d'y intervenir, soit pour avoir le temps de faire en Pologne ce qu'elle voulait, Catherine n'avait pas emporté sa politique avec elle. Cette politique est innée dans le cabinet russe; elle vient de sa position même: elle peut changer de procédés ou de moyens, suivant que le souverain est astucieux ou violent; mais elle tend toujours au même but, par un penchant irrésistible. L'habile Catherine s'était contentée de donner des espérances et des secours aux émigrés; elle avait prêché la croisade sans envoyer un soldat. Son successeur allait suivre le même but, mais avec son caractère. Ce prince violent et presque insensé, mais du reste assez généreux, avait d'abord paru s'écarter de la politique de Catherine, et refusé d'exécuter le traité d'alliance conclu avec l'Angleterre et l'Autriche; mais après cette déviation d'un moment, il était bientôt revenu à la politique de son cabinet. On le vit donner asile au prétendant, et prendre les émigrés à sa solde, après le traité de Campo-Formio. On lui persuada qu'il devait se faire le chef de la noblesse européenne menacée par les démagogues. La démarche de l'ordre de Malte, qui le prit pour son protecteur, contribua à exalter sa tête, et il embrassa l'idée qu'on lui proposait, avec la mobilité et l'ardeur des princes russes. Il offrit sa protection à l'Empire, et voulut se porter garant de son intégrité. La prise de Malte le remplit de colère, et il offrit la coopération de ses armées contre la France. L'Angleterre triomphait donc à Saint-Pétersbourg comme à Constantinople, et elle allait faire marcher d'accord des ennemis jusque-là irréconciliables.

Le même zèle ne régnait pas partout. La Prusse se trouvait trop bien de sa neutralité et de l'épuisement de l'Autriche pour vouloir intervenir dans la lutte des deux systèmes. Elle veillait seulement à ses frontières du côté de la Hollande et de la France, pour empêcher la contagion révolutionnaire. Elle avait rangé ses armées de manière à former une espèce de cordon sanitaire. L'Empire, qui avait appris à ses dépens à connaître la puissance de la France, et qui était exposé à devenir toujours le théâtre de la guerre, souhaitait la paix. Les princes dépossédés eux-mêmes la souhaitaient aussi, parce qu'ils étaient assurés de trouver des indemnités sur la rive droite; les princes ecclésiastiques seuls, menacés de la sécularisation, désiraient la guerre. Les puissances italiennes du Piémont et de la Toscane ne demandaient pas mieux qu'une occasion, mais elles tremblaient sous la main de fer de la république française. Elles attendaient que Naples ou l'Autriche leur donnât le signal. Quant à l'Autriche, quoiqu'elle fût la mieux disposée des cours formant la coalition monarchique, elle hésitait cependant avec sa lenteur ordinaire à prendre un parti, et surtout elle craignait pour ses peuples déjà très épuisés par la guerre. La France lui avait opposé deux républiques nouvelles, la Suisse et Rome, l'une sur ses flancs, l'autre en Italie, ce qui l'irritait fort et la disposait tout à fait à rentrer en lutte; mais elle aurait passé par-dessus ces nouveaux envahissemens de la coalition républicaine, si on l'avait dédommagée par quelques conquêtes. C'est pour ce but qu'elle avait proposé des conférences à Selz. Ces conférences devaient avoir lieu dans l'été de 1798, non loin du congrès de Rastadt, et concurremment avec ce congrès. De leur résultat dépendaient la détermination de l'Autriche et le succès des efforts tentés pour former une nouvelle coalition.

François (de Neufchâteau) était l'envoyé choisi par la France. C'est pour ce motif qu'on avait désigné la petite ville de Selz, à cause de sa situation sur les bords du Rhin, non loin de Rastadt, mais sur la rive gauche. Cette dernière condition était nécessaire, parce que la constitution défendait au directeur sortant de s'éloigner de France avant un délai fixé. M. de Cobentzel avait été envoyé par l'Autriche. Dès les premiers momens on put voir les dispositions de cette puissance. Elle voulait être dédommagée, par des extensions de territoire, des conquêtes que le système républicain avait faites en Suisse et en Italie. La France voulait avant tout qu'on s'entendît sur les événemens de Vienne, et que des satisfactions fussent accordées pour l'insulte faite à Bernadotte. Mais l'Autriche évitait de s'expliquer sur ce point, et ajournait toujours cette partie de la négociation. Le négociateur français y revenait sans cesse; du reste il avait l'ordre de se contenter de la moindre satisfaction. La France aurait voulu que le ministre Thugut, disgracié en apparence, le fût réellement, et qu'une simple démarche, la plus insignifiante du monde, fût faite auprès de Bernadotte, pour réparer l'outrage qu'il avait reçu. M. de Cobentzel se contenta de dire que sa cour désapprouvait ce qui s'était passé à Vienne, mais il ne convint d'aucune satisfaction, et il continua d'insister sur les extensions de territoire qu'il réclamait. Il était clair que les satisfactions d'amour-propre ne seraient accordées qu'autant que celles d'ambition auraient été obtenues. L'Autriche disait que l'institution des deux républiques romaine et helvétique, et l'influence évidente exercée sur les républiques cisalpine, ligurienne et batave, étaient des violations du traité de Campo-Formio, et une altération dangereuse de l'état de l'Europe; elle soutenait qu'il fallait que la France accordât des dédommagemens, si elle voulait qu'on lui pardonnât ses dernières usurpations; et pour dédommagement, le négociateur autrichien demandait de nouvelles provinces en Italie. Il voulait que la ligne de l'Adige fût portée plus loin, et que les possessions autrichiennes s'étendissent jusqu'à l'Adda et au Pô, c'est-à-dire que l'on donnât à l'empereur une grande moitié de la république cisalpine. M. de Cobentzel proposait de dédommager la république cisalpine avec une partie du Piémont; le surplus de ce royaume aurait été donné à l'archiduc de Toscane; et le roi de Piémont aurait reçu en dédommagement les états de l'Église. Ainsi, au prix d'un agrandissement pour lui en Lombardie, et pour sa famille en Toscane, l'empereur aurait sanctionné l'institution de la république helvétique, le renversement du pape et le démembrement de la monarchie du Piémont. La France ne pouvait consentir à ces propositions par une foule de raisons. D'abord elle ne pouvait démembrer la Cisalpine à peine formée, et replacer sous le joug autrichien des provinces qu'elle avait affranchies, et auxquelles elle avait promis et fait payer la liberté; enfin elle avait, l'année précédente, conclu un traité avec le roi de Piémont, par lequel elle lui garantissait ses états. Cette garantie était surtout stipulée contre l'Autriche. La France ne pouvait donc pas sacrifier le Piémont. Aussi François (de Neufchâteau) ne put-il adhérer aux propositions de M. de Cobentzel. On se sépara sans avoir rien conclu. Aucune satisfaction n'était accordée pour l'événement de Vienne. M. de Degelmann, qui devait être envoyé à Paris comme ambassadeur, n'y vint pas, et on déclara que les deux cabinets continueraient de correspondre par leurs ministres au congrès de Rastadt. Cette séparation fut généralement prise pour une espèce de rupture.

Les résolutions de l'Autriche furent évidemment fixées dès cet instant; mais avant de recommencer les hostilités avec la France, elle voulait s'assurer le concours des principales puissances de l'Europe. M. de Cobentzel partit pour Berlin, et dut se rendre de Berlin à Saint-Pétersbourg. Le but de ces courses était de contribuer avec l'Angleterre à former la nouvelle coalition. L'empereur de Russie avait envoyé à Berlin l'un des plus importans personnages de son empire, le prince Repnin. M. de Cobentzel devait réunir ses efforts à ceux du prince Repnin et de la légation anglaise, pour entraîner le jeune roi.

La France, de son côté, avait envoyé l'un de ses plus illustres citoyens à Berlin; c'était Sièyes. La réputation de Sièyes avait été immense avant le règne de la convention. Elle s'était évanouie sous le niveau du comité de salut public. On la vit renaître tout à coup, lorsque les existences purent recommencer leurs progrès naturels; et le nom de Sièyes était redevenu le plus grand nom de France, après celui de Bonaparte; car en France, une réputation de profondeur est ce qui produit le plus d'effet après une grande réputation militaire. Sièyes était donc l'un des deux grands personnages du temps. Toujours boudant et frondant le gouvernement, non pas comme Bonaparte, par ambition, mais par humeur contre une constitution qu'il n'avait pas faite, il ne laissait pas que d'être importun. On eut l'idée de lui donner une ambassade. C'était une occasion de l'éloigner, de l'utiliser, et surtout de lui fournir des moyens d'existence. La révolution les lui avait enlevés tous, en abolissant les bénéfices ecclésiastiques. Une grande ambassade permettait de les lui rendre. La plus grande était celle de Berlin, car on n'avait d'envoyés ni en Autriche, ni en Russie, ni en Angleterre. Berlin était le théâtre de toutes les intrigues, et Sièyes, quoique peu propre au maniement des affaires, était cependant un observateur fin et sûr. De plus, sa grande renommée le rendait particulièrement propre à représenter la France, surtout auprès de l'Allemagne, à laquelle il convenait plus qu'à tout autre pays.

Le roi ne vit pas arriver avec plaisir dans ses états un révolutionnaire si célèbre; cependant il n'osa pas le refuser. Sièyes se comporta avec mesure et dignité; il fut reçu de même, mais laissé dans l'isolement. Comme tous nos envoyés à l'étranger, il était observé avec soin, et pour ainsi dire séquestré. Les Allemands étaient fort curieux de le voir, mais ne l'osaient pas. Son influence sur la cour de Berlin était nulle. C'était le sentiment de ses intérêts qui seul inspirait le roi de Prusse contre les instances de l'Angleterre, de l'Autriche et de la Russie.

Tandis qu'en Allemagne on travaillait à décider le roi de Prusse, la cour de Naples, pleine de joie et de témérité depuis la victoire de Nelson, faisait des préparatifs immenses de guerre, et redoublait ses sollicitations auprès de la Toscane et du Piémont. La France, par une espèce de complaisance, lui avait laissé occuper le duché de Bénévent. Mais cette concession ne l'avait point calmée. Elle se flattait de gagner à la prochaine guerre une moitié des états du pape.

Les négociations de Rastadt se poursuivaient avec succès pour la France. Treilhard, devenu directeur, et Bonaparte parti pour l'Égypte, avaient été remplacés au congrès par Jean Debry et Roberjot. Après avoir obtenu la ligne du Rhin, il restait à résoudre une foule de questions militaires, politiques, commerciales. Notre députation était devenue extrêmement exigeante, et demandait beaucoup plus qu'elle n'avait droit d'obtenir. Elle voulait d'abord toutes les îles du Rhin, ce qui était un article important, surtout sous le rapport militaire. Elle voulait ensuite garder Kehl et son territoire, vis-à-vis Strasbourg; Cassel et son territoire, vis-à-vis Mayence. Elle voulait que le pont commercial entre les deux Brisach fût rétabli; que cinquante arpens de terrain nous fussent accordés en face de l'ancien pont de Huningue, et que l'importante forteresse d'Ehrenbreitstein fût démolie. Elle demandait ensuite que la navigation du Rhin, et de tous les fleuves d'Allemagne aboutissant au Rhin, fût libre, que tous les droits de péage fussent abolis; que les marchandises fussent, sur les deux rives, soumises à un même droit de douane; que les chemins de halage fussent conservés, et entretenus par les riverains. Elle demandait enfin une dernière condition fort importante, c'est que les dettes des pays de la rive gauche cédés à la France fussent transportées sur les pays de la rive droite, destinés à être donnés en indemnité.

La députation de l'Empire répondit avec raison que la ligne du Rhin devait présenter une sûreté égale aux deux nations; que c'était la raison d'une sûreté égale, qui avait été surtout alléguée, pour faire accorder cette ligne à la France; mais que cette sûreté n'existerait plus pour l'Allemagne, si la France gardait tous les points offensifs, soit en se réservant les îles, soit en gardant Cassel et Kehl, et cinquante arpens vis-à-vis Huningue, etc. La députation de l'Empire ne voulut donc pas admettre les demandes de la France, et proposa pour véritable ligne du partage, le thalweg, c'est-à-dire le milieu du principal bras navigable. Toutes les îles qui étaient à droite de cette ligne devaient appartenir à l'Allemagne, toutes celles qui étaient à gauche devaient appartenir à la France. De cette manière, on plaçait entre les deux peuples le véritable obstacle qui fait d'un fleuve une ligne militaire, c'est-à-dire le principal bras navigable. Par suite de ce principe, la députation demandait la démolition de Cassel et de Kehl, et refusait les cinquante arpens vis-à-vis Huningue. Elle ne voulait pas que la France conservât aucun point offensif, lorsque l'Allemagne les perdait tous. Elle refusait avec moins de raison la démolition d'Ehrenbreitstein, qui était incompatible avec la sûreté de la ville de Coblentz. Elle accordait la libre navigation du Rhin, mais elle la demandait pour toute l'étendue de son cours, et voulait que la France obligeât la république batave à reconnaître cette liberté. Quant à la libre navigation des fleuves de l'intérieur de l'Allemagne, cet article dépassait, disait-elle, sa compétence, et regardait chaque état individuellement. Elle accordait le chemin de halage. Elle voulait que tout ce qui était relatif aux péages et à leur abolition fût renvoyé à un traité de commerce. Elle voulait enfin, relativement aux pays de la rive gauche cédés à la France, que leurs dettes restassent à leur charge, par le principe que la dette suit son gage, et que les biens de la noblesse immédiate fussent considérés comme propriétés particulières, et conservés à ce titre. La députation demandait accessoirement que les troupes françaises évacuassent la rive droite et cessassent le blocus d'Ehrenbreitstein, parce qu'il réduisait les habitans à la famine.

Ces prétentions contraires donnèrent lieu à une suite de notes et de contre-notes, pendant tout l'été. Enfin, vers le mois de vendémiaire an VI (août et septembre 1798), le thalweg fut admis par la députation française. Le principal bras navigable fut pris pour limite entre la France et l'Allemagne, et les îles durent être partagées conséquemment à ce principe. La France consentit à la démolition de Cassel et de Kehl, mais elle exigea l'île de Pettersau, qui est placée dans le Rhin à peu près à la hauteur de Mayence, et qui est d'une grande importance pour cette place. L'Empire germanique consentit de son côté à la démolition d'Ehrenbreitstein. La libre navigation du Rhin et l'abolition des péages furent accordées. Il restait à s'entendre sur l'établissement des ponts commerciaux, sur les biens de la noblesse immédiate, sur l'application des lois de l'émigration dans les pays cédés, et sur les dettes de ces pays. Les princes séculiers avaient déclaré qu'il fallait faire toutes les concessions compatibles avec l'honneur et la sûreté de l'Empire, afin d'obtenir la paix, si nécessaire à l'Allemagne. Il était évident que la plupart de ces princes voulaient traiter; la Prusse les y engageait. Quant à l'Autriche, elle commençait à montrer des dispositions toutes contraires, et à exciter le ressentiment des princes ecclésiastiques contre la marche des négociations. Les députés de l'Empire, tout en se prononçant pour la paix, gardaient cependant la plus grande mesure, par la crainte que leur causait l'Autriche, et louvoyaient entre celle-ci et la Prusse. Quant aux ministres français, ils montraient une extrême raideur; ils vivaient à part, et dans une espèce d'isolement, comme tous nos ministres en Europe. Telle était la situation du congrès à la fin de l'été de l'an VI (1798).

Pendant que ces événemens se passaient en Orient et en Europe, la France, toujours chargée du soin de diriger les cinq républiques instituées autour d'elle, avait eu des soucis sans fin. C'étaient des difficultés continuelles pour y diriger l'esprit public, pour y faire vivre nos troupes, pour y mettre d'accord nos ambassadeurs avec nos généraux, pour y maintenir enfin la bonne harmonie avec les états voisins.

Presque partout il avait fallu faire comme en France, c'est-à-dire, après avoir frappé sur un parti, frapper bientôt sur l'autre. En Hollande on avait exécuté, le 3 pluviôse (22 janvier), une espèce de 18 fructidor pour écarter les fédéralistes, abolir les anciens règlemens, et donner au pays une constitution unitaire, à peu près semblable à celle de la France. Mais cette révolution avait tourné beaucoup trop au profit des démocrates. Ceux-ci s'étaient emparés de tous les pouvoirs. Après avoir exclu de l'assemblée nationale tous les députés qui leur paraissaient suspects, ils s'étaient eux-mêmes constitués en directoire et en deux conseils, sans recourir à de nouvelles élections. Ils avaient voulu par là imiter la convention nationale de France, et ses fameux décrets des 15 et 18 fructidor. Ils s'étaient entièrement emparés depuis de la direction des affaires, et ils sortaient de la ligne où le directoire français voulait maintenir toutes les républiques confiées à ses soins. Le général Daendels, l'un des hommes les plus distingués du parti modéré, vint à Paris, s'entendit avec nos directeurs, et repartit pour aller en Hollande porter aux démocrates le coup qu'on leur avait récemment porté à Paris, en les excluant du corps législatif par les scissions. Ainsi, tout ce qu'on faisait en France, il fallait immédiatement après le répéter dans les états qui dépendaient d'elle. Joubert eut ordre d'appuyer Daendels. Celui-ci se réunit aux ministres, et avec le secours des troupes bataves et françaises, dispersa le directoire et les conseils, forma un gouvernement provisoire, et fit ordonner de nouvelles élections. Le ministre de France, Delacroix, qui avait appuyé les démocrates, fut rappelé. Ces scènes produisirent leur effet accoutumé. On ne manqua pas de dire que les constitutions républicaines ne pouvaient marcher seules, qu'à chaque instant il fallait le levier des baïonnettes, et que les nouveaux états se trouvaient sous la dépendance la plus complète de la France.

En Suisse, l'établissement de la république une et indivisible n'avait pas pu se faire sans combats. Les petits cantons de Schwitz, Zug, Glaris, excités par les prêtres et les aristocrates suisses, avaient juré de s'opposer à l'adoption du régime nouveau. Le général Schauembourg, sans vouloir les réduire par la force, avait interdit toute communication des autres cantons avec ceux-ci. Les petits cantons réfractaires coururent aussitôt aux armes et envahirent Lucerne, où ils pillèrent et dévastèrent. Schauembourg marcha sur eux, et après quelques combats opiniâtres, les réduisit à demander la paix. Le gage de cette paix avait été l'acceptation de la constitution nouvelle. Il fallut employer aussi le fer et même le feu pour réprimer les paysans du Haut-Valais, qui avaient fait une descente dans le Bas-Valais, dans le but d'y rétablir leur domination. Malgré ces obstacles, en prairial (mai 1798), la constitution était partout en vigueur. Le gouvernement helvétique était réuni à Arau. Composé d'un directoire et de deux conseils, il commençait à s'essayer dans l'administration du pays. Le nouveau commissaire français était Rapinat, beau-frère de Rewbell. Le gouvernement helvétique devait s'entendre avec Rapinat pour l'administration des affaires. Les circonstances rendaient cette administration difficile. Les prêtres et les aristocrates, postés dans les montagnes, épiaient le moment favorable pour soulever de nouveau la population. Il fallait se tenir en garde contre eux, nourrir et satisfaire l'armée française qu'on avait à leur opposer, organiser l'administration, et se mettre en mesure d'exister bientôt d'une manière indépendante. Cette tâche n'était pas moins difficile pour le gouvernement helvétique que pour le commissaire français placé auprès de lui.

Il était naturel que la France s'emparât des caisses appartenant aux anciens cantons aristocratiques, pour payer les frais de la guerre. L'argent contenu dans les caisses, et les approvisionnemens renfermés dans les magasins formés par les ci-devant cantons, lui étaient indispensables pour faire vivre son armée. C'était l'exercice le plus ordinaire du droit de conquête; elle aurait pu sans doute renoncer à ce droit, mais la nécessité la forçait d'en user dans le moment. Rapinat eut donc ordre de mettre le scellé sur toutes les caisses. Beaucoup de Suisses, même parmi ceux qui avaient souhaité la révolution, trouvèrent fort mauvais qu'on s'emparât du pécule et des magasins des anciens gouvernemens. Les Suisses sont, comme tous les montagnards, sages et braves, mais d'une extrême avarice. Ils voulaient bien qu'on leur apportât la liberté, qu'on les débarrassât de leurs oligarques, mais ils ne voulaient pas faire les frais de la guerre. Tandis que la Hollande et l'Italie avaient souffert, presque sans se plaindre, le fardeau énorme des campagnes les plus longues et les plus dévastatrices, les patriotes suisses jetèrent les hauts cris pour quelques millions dont on s'empara. Le directoire helvétique fit de son côté apposer de nouveaux scellés sur ceux qui venaient d'être apposés par Rapinat, et protesta ainsi contre la mesure qui mettait les caisses à la disposition de la France. Rapinat fit sur-le-champ enlever les scellés du directoire helvétique, et déclara à ce directoire qu'il était borné aux fonctions administratives, qu'il ne pouvait rien contre l'autorité de la France, et qu'à l'avenir ses lois et ses décrets n'auraient de vigueur qu'autant qu'ils ne contiendraient rien de contraire aux arrêtés du commissaire et du général français. Les ennemis de la révolution, et il s'en était glissé plus d'un dans les conseils helvétiques, triomphèrent de cette lutte et crièrent à la tyrannie. Ils dirent que leur indépendance était violée, et que la république française, qui avait prétendu leur apporter la liberté, ne leur apportait en réalité que l'asservissement et la misère. L'opposition ne se manifestait pas seulement dans les conseils, elle était aussi dans le directoire et dans les autorités locales. A Lucerne et à Berne, d'anciens aristocrates occupaient les administrations; ils apportaient des obstacles de toute espèce à la levée de quinze millions frappés sur les anciennes familles nobles pour les besoins de l'armée. Rapinat prit sur lui de purger le gouvernement et les administrations helvétiques. Par une lettre du 28 prairial (16 juin), il demanda au gouvernement helvétique la démission de deux directeurs, les nommés Bay et Pfiffer, celle du ministre des affaires étrangères, et le renouvellement des chambres administratives de Lucerne et de Berne. Cette demande, faite avec le ton d'un ordre, ne pouvait être refusée. Les démissions furent données sur-le-champ; mais la rudesse avec laquelle se conduisit Rapinat fit élever de nouveaux cris, et mit tous les torts de son côté. Il compromettait en effet son gouvernement, en violant ouvertement les formes pour faire des changemens qu'il eût été facile d'obtenir par d'autres moyens. Sur-le-champ, le directoire français écrivit au directoire helvétique pour désapprouver la conduite de Rapinat, et pour donner satisfaction de cette violation de toutes les formes. Rapinat fut rappelé; néanmoins les membres démissionnaires demeurèrent exclus. Les conseils helvétiques nommèrent, pour remplacer les deux directeurs démissionnaires, Ochs, l'auteur de la constitution, et le colonel Laharpe, le frère du général mort en Italie, l'un des auteurs de la révolution du canton de Vaud, et l'un des citoyens les plus probes et les mieux intentionnés de son pays.

Une alliance offensive et défensive fut conclue entre les républiques helvétique et française le 2 fructidor (19 août). D'après ce traité, celle des deux puissances qui était en guerre avait droit de requérir l'intervention de l'autre et de lui demander un secours dont la force devait être déterminée suivant les circonstances. La puissance requérante devait payer les troupes fournies par l'autre; la libre navigation de tous les fleuves de la Suisse et de la France était réciproquement stipulée. Deux routes devaient être ouvertes, l'une de France à la Cisalpine, en traversant le Valais et le Simplon, l'autre de France en Souabe, en remontant le Rhin et en suivant la rive orientale du lac de Constance. Dans ce système des républiques unies, la France s'assurait deux grandes routes militaires pour se rendre dans les états de ses alliés, et être en mesure de déboucher rapidement en Italie ou en Allemagne. On a dit que ces deux routes transportaient le théâtre de la guerre dans les états alliés. Ce n'étaient pas les routes, mais l'alliance avec la France qui exposait ces états à devenir le théâtre de la guerre. Les routes n'étaient qu'un moyen d'accourir plus tôt et de les protéger à temps, en prenant l'offensive en Allemagne ou en Italie.

La ville de Genève fut réunie à la France, ainsi que la ville de Mulhausen. Les bailliages italiens, qui avaient long-temps hésité entre la Cisalpine et la république helvétique, se déclarèrent pour celle-ci, et votèrent leur réunion. Les ligues grises, que le directoire aurait voulu réunir à la Suisse, étaient partagées en deux factions rivales, et balançaient entre la domination autrichienne et la domination helvétique. Nos troupes les observaient. Les moines et les agens étrangers amenèrent un nouveau désastre dans l'Underwalden. Ils firent soulever les paysans de cette vallée contre les troupes françaises. Un combat des plus acharnés eut lieu à Stanz, et il fallut mettre le feu à ce malheureux bourg pour en chasser les fanatiques qui s'y étaient établis.

Les mêmes difficultés se présentaient de l'autre côté des Alpes. Une espèce d'anarchie régnait entre les sujets des nouveaux états et leurs gouvernemens, entre ces gouvernemens et nos armées, entre nos ambassadeurs et nos généraux. C'était une épouvantable confusion. La petite république ligurienne était acharnée contre le Piémont, et voulait à tout prix y introduire la révolution. Grand nombre de démocrates piémontais s'étaient réfugiés dans son sein, et en étaient sortis armés et organisés, pour faire des incursions dans leur pays, et essayer d'y renverser le gouvernement royal. Une autre bande était partie du côté de la Cisalpine, et s'était avancée par Domo-d'Ossola. Mais ces tentatives furent repoussées et une foule de victimes inutilement sacrifiées. La république ligurienne n'avait pas renoncé pour cela à harceler le gouvernement de Piémont; elle recueillait et armait de nouveaux réfugiés, et voulait elle-même faire la guerre. Notre ministre à Gênes, Sotin, avait la plus grande peine à la contenir. De son côté, notre ministre à Turin, Ginguené, n'avait pas moins de peine à répondre aux plaintes continuelles du Piémont, et à le modérer dans ses projets de vengeance contre les patriotes.

La Cisalpine était dans un désordre effrayant. Bonaparte en la constituant n'avait pas eu le temps de calculer exactement les proportions qu'il aurait fallu observer dans les divisions du territoire et dans le nombre des fonctionnaires, ni d'organiser le régime municipal et le système financier. Ce petit état avait à lui seul deux cent quarante représentans. Les départemens étant trop nombreux, il était dévoré par une multitude de fonctionnaires. Il n'avait aucun système régulier et uniforme d'impôts. Avec une richesse considérable, il n'avait point de finances, et il pouvait à peine suffire à payer le subside convenu pour l'entretien de nos armées. Du reste, sous tous les rapports, la confusion était au comble. Depuis l'exclusion de quelques membres du conseil, prononcée par Berthier, lorsqu'il avait voulu faire accepter le traité d'alliance avec la France, les révolutionnaires l'avaient emporté, et le langage des jacobins dominait dans les conseils et les clubs. Notre armée secondait ce mouvement et appuyait toutes les exagérations. Brune, après avoir achevé la soumission de la Suisse, était retourné en Italie, où il avait reçu le commandement général de toutes les troupes françaises, depuis le départ de Berthier pour l'Égypte. Il était à la tête des patriotes les plus véhémens. Lahoz, le commandant des troupes lombardes, dont l'organisation avait été commencée sous Bonaparte, abondait dans les mêmes idées et les mêmes sentimens. Il existait, en outre, d'autres causes de désordres dans l'inconduite de nos officiers. Ils se comportaient dans la Cisalpine comme en pays conquis. Ils maltraitaient les habitans, exigeaient des logemens qui, d'après les traités, ne leur étaient pas dus, dévastaient les lieux qu'ils habitaient, se permettaient souvent des réquisitions comme en temps de guerre, extorquaient de l'argent des administrations locales, puisaient dans les caisses des villes sans alléguer aucune espèce de prétexte que leur bon plaisir. Les commandans de place exerçaient surtout des exactions intolérables. Le commandant de Mantoue s'était permis, par exemple, d'affermer à son profit la pêche du lac. Les généraux proportionnaient leur exigence à leur grade, et indépendamment de tout ce qu'ils extorquaient, ils faisaient avec les compagnies des profits scandaleux. Celle qui était chargée d'approvisionner l'armée en Italie, abandonnait aux états-majors quarante pour cent de bénéfice; et on peut juger par là de ce qu'elle devait gagner pour faire de pareils avantages à ses protecteurs. Par l'effet des désertions, il n'y avait pas dans les rangs la moitié des hommes portés sur les états, de manière que la république payait le double de ce qu'elle aurait dû. Malgré toutes ces malversations, les soldats étaient mal payés, et la solde du plus grand nombre était arriérée de plusieurs mois. Ainsi, le pays que nous occupions était horriblement foulé, sans que nos soldats s'en trouvassent mieux. Les patriotes cisalpins toléraient tous ces désordres sans se plaindre, parce que l'état-major leur prêtait son appui.

A Rome, les choses se passaient mieux. Là, une commission, composée de Daunou, Florent et Faypoult, gouvernait avec sagesse et probité le pays affranchi. Ces trois hommes avaient composé une constitution qui avait été adoptée, et qui, sauf quelques différences, et les noms qui n'étaient pas les mêmes, ressemblait exactement à la constitution française. Les directeurs s'appelaient des consuls, le conseil des anciens s'appelait le sénat; le second conseil le tribunal. Mais ce n'était pas tout que de donner une constitution, il fallait la mettre en vigueur. Ce n'était pas, comme on aurait pu le croire, le fanatisme des Romains qui s'opposait à son établissement, mais leur paresse. Il n'y avait guère d'opposans que dans quelques paysans de l'Apennin, poussés par les moines, et du reste faciles à soumettre. Mais il y avait dans les habitans de Rome, appelés à composer le consulat, le sénat et le tribunal, une insouciance, une inaptitude extrême au travail. Il fallait de grands efforts pour les décider à siéger de deux jours l'un, et ils voulaient absolument des vacances pour l'été. A cette paresse il faut joindre une inexpérience et une incapacité absolues en fait d'administration. Il y avait plus de zèle dans les Cisalpins, mais c'était du zèle sans lumière et sans mesure, ce qui le rendait tout aussi funeste que l'insouciance. Il était à craindre que, dès le départ de la commission française, le gouvernement romain tombât en dissolution, par l'inaction ou la retraite de ses membres. Et cependant on aimait beaucoup les places à Rome, on les aimait comme on le fait dans tout état sans industrie.

La commission avait mis fin à toutes les malversations qui avaient été commises au premier moment de notre entrée à Rome. Elle s'était emparée de la gestion des finances, et les dirigeait avec probité et habileté. Faypoult, qui était un administrateur intègre et capable, avait établi pour tout l'état romain un système d'impôts fort bien entendu. Il était parvenu ainsi à suffire aux besoins de notre armée; il avait payé tout l'arriéré de solde non-seulement à l'armée de Rome, mais encore à la division embarquée à Civita-Vecchia. Si les finances eussent été conduites de la même manière dans la Cisalpine, le pays n'eût pas été foulé, et nos soldats se fussent trouvés dans l'abondance. L'autorité militaire était à Rome entièrement soumise à la commission. Le général Saint-Cyr, qui avait remplacé Masséna, se distinguait par une sévère probité; mais, partageant le goût d'autorité qui devenait général chez tous ses camarades, il paraissait mécontent d'être soumis à la commission. A Milan surtout, on était fort peu satisfait de tout ce qui se faisait à Rome. Les démocrates italiens étaient irrités de voir les démocrates romains annulés ou contenus par la commission. L'état-major français, duquel relevaient les divisions stationnées à Rome, voyait avec peine une riche partie des pays conquis lui échapper, et soupirait après le moment où la commission quitterait ses fonctions.

C'est à tort qu'on ferait au directoire français un reproche du désordre qui régnait dans les pays alliés. Aucune volonté, si forte qu'elle fût, n'aurait pu empêcher le débordement des passions qui les troublaient, et quant aux exactions, la volonté de Napoléon lui-même n'a pas réussi à les empêcher dans les provinces conquises. Ce qu'un seul individu, plein de génie et de vigueur, n'aurait pu exécuter, un gouvernement composé de cinq membres, et placé à des distances immenses, le pouvait encore moins. Cependant il y avait dans la majorité de notre directoire le plus grand zèle à assurer le bien-être des nouvelles républiques, et la plus vive indignation contre l'insolence et les concussions des généraux, contre les vols manifestes des compagnies. Excepté Barras, qui était de moitié dans tous les profits des compagnies, qui était l'espoir de tous les brouillons de Milan, les quatre autres directeurs dénonçaient avec la plus grande énergie ce qui se faisait en Italie. Larévellière surtout, dont la sévère probité était révoltée de tant de désordres, proposa au directoire un plan qui fut agréé. Il voulait qu'une commission continuât à diriger le gouvernement romain, et à contenir l'autorité militaire; qu'un ambassadeur fût envoyé à Milan, pour y représenter le gouvernement français, et y enlever toute influence à l'état-major; que cet ambassadeur fût chargé de faire à la constitution cisalpine les changemens qu'elle exigeait, comme de réduire le nombre des divisions locales, des fonctionnaires publics, et des membres des conseils; qu'enfin cet ambassadeur eût pour adjoint un administrateur capable de créer un système d'impôt et de comptabilité. Ce plan fut adopté. Trouvé, naguère ministre de France à Naples, et Faypoult, l'un des membres de là commission de Rome, furent envoyés à Milan pour exécuter les mesures proposées par Larévellière.

Trouvé devait, aussitôt qu'il serait arrivé à Milan, s'entourer des hommes les plus éclairés de la Cisalpine, et convenir avec eux de tous les changemens qu'il était nécessaire de faire soit à la constitution, soit au personnel du gouvernement. Il devait ensuite, quand tous ces changemens seraient arrêtés, les faire proposer dans les conseils de la Cisalpine, par des députés à sa dévotion, et au besoin les appuyer de l'autorité de la France. Il devait cependant cacher sa main autant qu'il serait possible.

Trouvé, rendu de Naples à Milan, y fit ce qu'on lui avait ordonné. Mais le secret de sa mission était difficile à garder. On sut bientôt qu'il venait changer la constitution, et surtout réduire le nombre des places de toute espèce. Les patriotes, qui sentaient bien, à la conduite de l'ambassadeur, que les réductions porteraient sur eux, étaient furieux. Ils s'appuyèrent sur l'état-major de l'armée, fort indisposé lui-même contre l'autorité nouvelle qu'il lui fallait subir, et on vit s'établir une lutte scandaleuse entre la légation française et l'état-major français, entouré des patriotes italiens. Trouvé et les hommes qui se rendaient chez lui, furent dénonces, avec une extrême violence dans les conseils cisalpins. On prétendit que le ministre français venait violer la constitution, et renouveler l'un de ces actes d'oppression que le directoire avait exercés sur toutes les républiques alliées. Trouvé essuya des désagrémens de toute espèce, de la part des patriotes italiens et de nos officiers. Ceux-ci se conduisirent avec la dernière indécence, dans un bal qu'il donnait, et y causèrent le plus grand scandale. Ces scènes étaient déplorables, surtout à cause de l'effet qu'elles produisaient sur les ministres étrangers. Non-seulement on leur donnait le spectacle des plus fâcheuses divisions, mais on les insultait dans les dîners diplomatiques, en buvant, à leur face, à l'extermination de tous les rois. Le plus véhément jacobinisme régnait à Milan. Brune et Lahoz partirent pour Paris, afin d'aller se ménager l'appui de Barras. Mais le directoire, averti d'avance, était inébranlable dans ses résolutions. Lahoz eut l'ordre de repartir de Paris, à l'instant même où il arrivait. Quant à Brune, il lui fut prescrit de retourner à Milan, et d'y concourir aux changemens que Trouvé allait faire exécuter.

Après avoir accompli les diverses modifications nécessaires à la constitution, Trouvé assembla chez lui les députés les plus sages, et les leur soumit. Ils les approuvèrent; mais le déchaînement était si grand, qu'ils n'osèrent pas se charger de les proposer eux-mêmes aux deux conseils. Trouvé fut donc obligé de déployer l'autorité française, et d'exercer ostensiblement un pouvoir qu'il aurait voulu cacher. Du reste, peu importait, au fond, le mode employé. Il eût été absurde à la France, qui avait créé ces républiques nouvelles et qui les faisait exister par son appui, de ne pas profiter de sa force pour y établir l'ordre qu'elle croyait le meilleur. Le fâcheux était qu'elle n'eût pas fait le mieux possible dès le premier jour et en une seule fois, afin de ne plus être obligée de renouveler ces actes de sa toute-puissance. Le 30 août (13 fructidor an VI), Trouvé assembla le directoire et les deux conseils de la Cisalpine; il leur présenta la nouvelle constitution et toutes les lois administratives et financières que Faypoult avait préparées. Les conseils étaient réduits de deux cent quarante à cent vingt membres. Les individus à conserver dans les conseils et le gouvernement étaient désignés. Un système d'impôt régulier était établi. Il y avait des impôts personnels et indirects, système qu'on essayait d'établir dans le moment en France, et qui déplaisait beaucoup aux patriotes. Tous ces changemens furent approuvés et adoptés. Brune avait été obligé de fournir l'appui des troupes françaises. Aussi la colère des patriotes cisalpins fut-elle vaine, et la révolution se fit sans obstacles. Il fut décidé en outre qu'une prochaine convocation des assemblées primaires aurait lieu, pour approuver les changemens faits à la constitution.

La tâche de Trouvé était achevée; mais le gouvernement français, voyant le soulèvement que ce ministre avait excité, pensa qu'il n'était pas possible de le laisser dans la Cisalpine, qu'il fallait lui donner une autre ambassade, et envoyer à Milan un homme étranger aux dernières querelles. Malheureusement le directoire se laissa imposer un ci-devant membre des jacobins, qui était devenu un souple et bas courtisan de Barras, qui avait été associé par lui au trafic des compagnies, et placé sur la voie des honneurs; c'était Fouché, dont Barras surprit la nomination à ses collègues. Fouché partit pour remplacer Trouvé, et celui-ci dut se rendre à Stuttgard. Mais Brune, profitant du départ de Trouvé, se permit, avec une audace qui n'est explicable que par la licence militaire qui régnait alors, de faire à l'ouvrage du ministre de France les plus graves changemens. Il exigea la démission de trois des directeurs nommés par Trouvé, il changea plusieurs ministres, et fit différentes altérations à la constitution. L'un des trois directeurs dont il avait demandé la démission, Sopranzi, ayant courageusement refusé de la donner, il le fit saisir de force pas ses soldats, et arracher du palais du gouvernement. Il se hâta ensuite de convoquer les assemblées primaires, pour leur faire approuver l'oeuvre de Trouvé, modifiée comme elle venait de l'être par lui. Fouché, qui arriva dans cet intervalle, aurait dû s'opposer à cette convocation, et ne pas permettre qu'on fît sanctionner des changemens que le général n'avait pas eu mission de faire; mais il laissa Brune agir à son gré. Les modifications de Trouvé, et les modifications plus récentes de Brune, furent approuvées par les assemblées primaires, soumises à la fois au pouvoir militaire et à la violence des patriotes.

Quand le directoire français apprit ces détails, il ne faiblit point. Il cassa tout ce qu'avait fait Brune, il le destitua, et chargea Joubert d'aller rétablir les choses dans l'état où les avait mises Trouvé. Fouché fit des objections; il prétendit que la constitution nouvelle, étant approuvée avec les changemens que Brune y avait apportés, il serait d'un mauvais effet d'y revenir encore. Il avait raison, et il gagna même Joubert à son avis. Mais le directoire ne devait pas souffrir de pareilles hardiesses de la part de ses généraux, et surtout il ne devait pas leur permettre d'exercer un pareil pouvoir dans les états alliés. Il rappela Fouché lui-même, qui, de cette manière, ne passa que peu de jours dans la Cisalpine, et il ordonna le rétablissement intégral de la constitution, telle que Trouvé l'avait faite au nom de la France. Quant aux individus auxquels Brune avait arraché leur démission, on les engagea à la renouveler, pour éviter de nouveaux changemens.

La Cisalpine resta donc constituée comme le directoire avait voulu qu'elle le fût, sauf la destitution de quelques individus changés par Brune. Mais ces changemens continuels, ces tiraillemens, ces luttes de nos agens civils et militaires, étaient du plus déplorable effet, décourageaient les nouveaux peuples affranchis, déconsidéraient la république-mère, et prouvaient la difficulté de maintenir tous ces corps dans leur orbite.

Les événemens de la Cisalpine furent gravement reprochés au directoire, car il est d'usage de tout changer en griefs contre un gouvernement qu'on attaque, et de lui faire un crime des obstacles même qu'il rencontre dans sa marche. La double opposition qui commençait à reparaître dans les conseils attaqua diversement les opérations exécutées en Italie. Le thème était tout simple pour l'opposition patriote: on avait commis un attentat, disait-elle, contre l'indépendance d'une république alliée; on avait même commis une infraction aux lois française, car la constitution cisalpine qu'on venait d'altérer était garantie par un traité d'alliance, et ce traité, approuvé par les conseils, ne pouvait être enfreint par le directoire. Quant à l'opposition constitutionnelle, ou modérée, il était naturel de s'attendre à son approbation plutôt qu'à ses reproches, parce que les changemens faits dans la Cisalpine étaient dirigés contre les patriotes exclusifs. Mais dans cette partie de l'opposition se trouvait Lucien Bonaparte. Il cherchait des sujets de querelle au gouvernement, et il croyait d'ailleurs devoir défendre l'oeuvre de son frère, attaquée par le directoire. Il cria, comme les patriotes, que l'indépendance des alliés était attaquée, que les traités étaient violés, etc.

Les deux oppositions se prononçaient plus ouvertement de jour en jour. Elles commençaient à contester au directoire certaines attributions dont il avait été pourvu par la loi du 19 fructidor, et dont il avait quelquefois fait usage. Ainsi cette loi lui donnait le droit de fermer les clubs, ou de supprimer les journaux dont la direction lui paraîtrait dangereuse. Le directoire avait fermé quelques clubs devenus trop violens, et supprimé quelques journaux qui avaient donné des nouvelles fausses et imaginées évidemment dans une intention malveillante. Il y eut un journal, entre autres, qui prétendit que le directoire allait réunir à la France le pays de Vaud: le directoire le supprima. Les patriotes s'élevèrent contre cette puissance arbitraire, et demandèrent le rapport de plusieurs des articles de la loi du 19 fructidor. Les conseils décidèrent que ces articles resteraient en vigueur jusqu'à l'établissement d'une loi sur la presse; et un travail fut ordonné pour la préparation de cette loi.

Le directoire essuya également de fortes contradictions en matière de finances. Il s'agissait de clore le budget de l'an VI (1797-1798), et de proposer celui de l'an VII (1798-1799). Celui de l'an VI avait été fixé à 616 millions; mais sur les 616 millions, il y avait eu un déficit de 62 millions, et, outre ce déficit, un arriéré considérable dans les rentrées. Les créanciers, malgré la solennelle promesse d'acquitter le tiers consolidé, n'avaient pas été payés intégralement. On décida qu'ils recevraient, en paiement de l'arriéré, des bons recevables en acquittement des impôts. Il fallait fixer sur-le-champ le budget de l'an VII, dans lequel on allait entrer. Les dépenses furent arrêtées à 600 millions, sans la supposition d'une nouvelle guerre continentale. Il fallut réduire les contributions foncière et personnelle, beaucoup trop fortes, et élever les impôts du timbre, de l'enregistrement, des douanes, etc. On décréta des centimes additionnels pour les dépenses locales, et des octrois aux portes des villes pour l'entretien des hôpitaux et autres établissemens. Malgré ces augmentations, le ministre Ramel soutint que les impôts ne rentreraient tout au plus qu'aux trois quarts, à en juger par les années précédentes, et que c'était les exagérer beaucoup que de porter les rentrées effectives à 450 ou 500 millions. Il demanda donc de nouvelles ressources, pour couvrir réellement la dépense de 600 millions; il proposa un impôt sur les portes et fenêtres, et un impôt sur le sel. Il s'éleva à ce sujet de violentes contestations. On décréta l'impôt sur les portes et fenêtres, et on prépara un rapport sur l'impôt du sel.

Ces contradictions n'avaient rien de fâcheux en elles-mêmes, mais elles étaient le symptôme d'une haine sourde, à laquelle il ne fallait que des malheurs publics pour éclater. Le directoire, parfaitement instruit de l'état de l'Europe, voyait bien que de nouveaux dangers se préparaient, et que la guerre allait se ranimer sur le continent. Il ne pouvait guère plus en douter au mouvement des différens cabinets. Cobentzel et Repnin n'avaient pu arracher la Prusse à sa neutralité, et l'avaient quittée avec un grand mécontentement. Mais Paul Ier, complètement séduit, avait stipulé un traité d'alliance avec l'Autriche, et on disait ses troupes en marche. L'Autriche armait avec activité; la cour de Naples ordonnait l'enrôlement de toute sa population. Il eût été de la plus grande imprudence de ne pas faire de préparatifs, en voyant un pareil mouvement, depuis les bords de la Vistule jusqu'à ceux du Volturne. Nos armées étant singulièrement diminuées par la désertion, le directoire résolut de pourvoir à leur recrutement par une grande institution, qui restait encore à créer. La convention avait puisé deux fois dans la population de la France, mais d'une manière extraordinaire, sans laisser de loi permanente pour la levée annuelle des soldats. En mars 1793, elle avait ordonné une levée de trois cent mille hommes; en août de la même année, elle avait pris la grande et belle résolution de la levée en masse, génération par génération. Depuis, la république avait existé par cette mesure seule, en forçant à rester sous les drapeaux ceux qui avaient pris les armes à cette époque. Mais le feu, les maladies en avaient détruit un grand nombre; la paix en avait ramené un grand nombre encore dans leurs foyers. On n'avait délivré que douze mille congés, mais il y avait eu dix fois plus de déserteurs; et il était difficile d'être sévère envers des hommes qui avaient défendu pendant six années leur patrie, et qui l'avaient fait triompher de l'Europe au prix de leur sang. Les cadres restaient, et ils étaient excellens. Il fallait les remplir par de nouvelles levées, et prendre, non pas une mesure extraordinaire et temporaire, mais une mesure générale et permanente; il fallait rendre une loi, enfin, qui devînt, en quelque sorte, partie inhérente de la constitution. On imagina la conscription.

Le général Jourdan fut le rapporteur de cette loi grande et salutaire, dont on a abusé comme de toutes les choses de ce monde, mais qui n'en a pas moins sauvé la France et porté sa gloire au comble. Par cette loi, chaque Français fut déclaré soldat de droit, pendant une époque de sa vie. Cette époque était de vingt à vingt-cinq ans. Les jeunes gens arrivés à cet âge étaient partagés en cinq classes, année par année. Suivant la nécessité, le gouvernement appelait des hommes en commençant par la première classe, celle de vingt ans, et par les plus jeunes de chaque classe. Il pouvait successivement appeler les cinq classes, au fur et à mesure des besoins. En temps de paix, les conscrits étaient obligés de servir jusqu'à vingt-cinq ans. Ainsi la durée du service des soldats variait d'une année à cinq, suivant qu'ils avaient été pris de vingt-cinq à vingt ans. En temps de guerre, cette durée était illimitée; c'était au gouvernement à délivrer des congés, quand il croyait le pouvoir sans inconvénient. Il n'y avait d'exemption d'aucune espèce, excepté pour ceux qui s'étaient mariés avant la loi, ou qui avaient déjà payé leur dette dans les guerres précédentes. Cette loi pourvoyait ainsi aux cas ordinaires; mais dans les cas extraordinaires, lorsque la patrie était déclarée en danger, le gouvernement avait droit, comme en 93, sur la population entière; et la levée en masse recommençait.

Cette loi fut adoptée sans opposition, et considérée comme l'une des plus importantes créations de la révolution2. Sur-le-champ le directoire demanda à en faire usage, et réclama la levée de deux cent mille conscrits, pour compléter les armées et les mettre sur un pied respectable. Cette demande fut accordée par acclamations le 2 vendémiaire an VII (23 septembre 1798). Bien que les deux oppositions contrariassent souvent le directoire, par humeur ou jalousie, cependant elles voulaient que la république conservât son ascendant en présence des puissances de l'Europe. Une levée d'hommes exige une levée d'argent. Le directoire demanda, en sus du budget, 125 millions dont 90 pour l'équipement de deux cent mille conscrits, et 35 pour réparer le dernier désastre de la marine. La question était de savoir où on les prendrait. Le ministre Ramel prouva que les bons pour le remboursement des deux tiers de la dette étaient rentrés presque en totalité, qu'il restait 400 millions en biens nationaux, lesquels étaient libres par conséquent, et pouvaient être consacrés aux nouveaux besoins de la république. On décréta en conséquence la mise en vente de 125 millions de biens nationaux. Un douzième devait être payé comptant, le reste en obligations des acquéreurs, négociables à volonté, et payables successivement dans un délai de dix-huit mois. Elles devaient porter intérêt à cinq pour cent. Ce papier pouvait équivaloir à un paiement au comptant, par la facilité de le donner aux compagnies. Les biens devaient être vendus huit fois le revenu. Cette ressource ne fut pas plus contestée que la loi de recrutement, dont elle était la conséquence.

Note 2: (retour) Elle fut rendue le 19 fructidor an VI (5 septembre).

Le directoire se mit ainsi en mesure de répondre aux menaces de l'Europe, et de soutenir la dignité de la république. Deux événemens de médiocre importance venaient d'avoir lieu, l'un en Irlande, l'autre à Ostende. L'Irlande s'était soulevée, et le directoire y avait envoyé le général Humbert avec quinze cents hommes3. Malheureusement un envoi de fonds que devait faire la trésorerie ayant été retardé, une seconde division de six mille hommes, commandée par le général Sarrazin, n'avait pu mettre à la voile, et Humbert était resté sans appui. Il s'était maintenu longtemps, et assez pour prouver que l'arrivée du renfort attendu aurait changé entièrement la face des choses. Mais, après une suite de combats honorables, il venait d'être obligé de mettre bas les armes avec tout son corps. Un échec de même nature, essuyé par les Anglais, venait de compenser cette perte. Les Anglais venaient par intervalles lancer quelques bombes sur nos ports de l'Océan, ils voulurent faire un débarquement à Ostende, pour détruire les écluses; mais, poursuivis à outrance, coupés de leurs vaisseaux, ils furent pris au nombre de deux mille hommes.

Note 3: (retour) Il débarqua le 5 fructidor (22 août) et fut battu et fait prisonnier le 22 (8 septembre) par le général Cornwallis.

Bien que l'Autriche eût contracté une alliance avec la Russie et avec l'Angleterre, et qu'elle pût compter sur une armée russe et sur un subside anglais, néanmoins elle hésitait encore à rentrer en lutte avec la république française. L'Espagne qui voyait avec peine l'incendie rallumé sur le continent, et qui craignait également les progrès du système républicain et sa ruine, car dans un cas elle pouvait être révolutionnée, et dans l'autre punie de son alliance avec la France, l'Espagne s'était interposée de nouveau pour calmer des adversaires irrités. Sa médiation, en provoquant des discussions, en faisant naître quelque possibilité d'arrangement, amenait de nouvelles hésitations à Vienne, ou du moins de nouvelles lenteurs. A Naples, où le zèle était furibond, on était indigné de tout délai, et on voulait trouver une manière d'engager la lutte, pour forcer l'Autriche à tirer le fer. La folie de cette petite cour était sans exemple. Le sort des Bourbons était, à cette époque, d'être conduits par leurs femmes à toutes les fautes. On en avait vu trois à la fois dans le même cas: Louis XVI, Charles IV et Ferdinand. Le sort de l'infortuné Louis XVI est connu. Charles IV et Ferdinand, quoique par des voies différentes, étaient entraînés, par la même influence, à une ruine inévitable. On avait fait prendre au peuple de Naples la cocarde anglaise; Nelson était traité comme un dieu tutélaire. On avait ordonné la levée du cinquième de la population, espèce d'extravagance, car il eût suffi d'en bien armer le cinquantième, pour prendre rang parmi les puissances. Chaque couvent devait fournir un cavalier équipé; une partie des biens du clergé avait été mise en vente; tous les impôts avaient été doublés; enfin ce faiseur de projets malheureux, dont tous les plans militaires avaient si mal réussi, et que la destinée réservait à des revers d'une si étrange espèce, Mack avait été demandé à Naples pour être mis à la tête de l'armée napolitaine. On lui décerna le triomphe avant la victoire, et on lui donna le titre de libérateur de l'Italie, le même qu'avait porté Bonaparte. A ces grands moyens on ajoutait des neuvaines à tous les saints, des prières à saint Janvier, et des supplices contre ceux qui étaient soupçonnés de partager les opinions françaises.

La petite cour de Naples continuait ses intrigues en Piémont et en Toscane. Elle voulait que les Piémontais s'insurgeassent sur les derrières de l'armée qui gardait la Cisalpine, et les Toscans sur les derrières de celle qui gardait Rome. Les Napolitains auraient profité de l'occasion pour attaquer de front l'armée de Rome; les Autrichiens en auraient profité aussi pour attaquer de front celle de la Cisalpine, et on augurait de toutes ces combinaisons, que pas un Français ne se sauverait. Le roi de Piémont, prince religieux, avait quelques scrupules à cause du traité d'alliance qui le liait à la France; mais on lui disait que la foi promise à des oppresseurs n'engageait pas, et que les Piémontais avaient le droit d'assassiner jusqu'au dernier Français. Du reste, les scrupules étaient moins ici le véritable obstacle que la surveillance rigoureuse du directoire. Quant à l'archiduc de Toscane, il manquait entièrement de moyens. Naples, pour le décider, promettait de lui envoyer une armée par la flotte de Nelson.

Le directoire, de son côté, était sur ses gardes, et il prenait ses précautions. La république ligurienne, toujours acharnée contre le roi de Piémont, avait enfin déclaré la guerre à ce prince. A une haine de principes se joignait une vieille haine de voisinage; et ces deux petites puissances en voulaient venir aux mains à tout prix. Le directoire intervint dans la querelle, signifia à la république ligurienne qu'il fallait poser les armes, et déclara au roi de Piémont qu'il se chargeait de maintenir la tranquillité dans ses états, mais que, pour cela, il fallait qu'il y occupât un poste important. En conséquence, il lui demanda de laisser occuper par les troupes françaises la citadelle de Turin. Une pareille prétention n'était justifiable que par les craintes que la cour de Piémont inspirait. Il y avait incompatibilité entre les anciens et les nouveaux états, et ils ne pouvaient pas se fier les uns aux autres. Le roi de Piémont fit de grandes remontrances; mais il n'y avait pas moyen de résister aux demandes du directoire. Les Français occupèrent la citadelle, et commencèrent sur-le-champ à l'armer. Le directoire avait détaché l'armée de Rome de celle de la Cisalpine, et lui avait donné, pour la commander, le général Championnet, qui s'était distingué sur le Rhin. L'armée était disséminée dans tout l'état romain; il y avait dans la Marche d'Ancône quatre à cinq mille hommes commandés par le général Casa-Bianca; le général Lemoine était avec deux ou trois mille hommes sur le penchant opposé de l'Apennin, vers Terni. Macdonald, avec la gauche, forte de cinq mille hommes à peu près, était répandu sur le Tibre. Il y avait à Rome une petite réserve. L'armée dite de Rome était donc de quinze à seize mille hommes au plus. La nécessité de surveiller le pays, et la difficulté d'y vivre, nous avaient obligés de disperser nos troupes; et si un ennemi actif et bien secondé avait su saisir l'occasion, il aurait pu faire repentir les Français de leur isolement.

On comptait beaucoup sur cette circonstance à Naples; on se flattait de surprendre les Français et de les détruire en détail. Quelle gloire de prendre l'initiative, de remporter le premier succès, et de forcer enfin l'Autriche à entrer dans la carrière, après la lui avoir ouverte! Ce furent là les raisons qui engagèrent la cour de Naples à prendre l'initiative. Elle espérait que les Français seraient facilement battus, et que l'Autriche ne pourrait plus hésiter, quand une fois le fer serait tiré. M. de Gallo et le prince Belmonte-Pignatelli, qui connaissaient un peu mieux l'Europe et les affaires, s'opposaient à ce qu'on prît l'initiative; mais on refusa d'écouter leurs sages conseils. Pour décider ce pauvre roi, et l'arracher à ses innocentes occupations, on supposa, dit-on, une fausse lettre de l'empereur, qui provoquait le commencement des hostilités. Dès lors les ordres de marche furent donnés pour la fin de novembre. Toute l'armée napolitaine fut mise en mouvement. Le roi lui-même partit avec un grand appareil, pour assister aux opérations. Il n'y eut pas de déclaration de guerre, mais une sommation aux Français d'évacuer l'état romain: ils répondirent à cette sommation en se préparant à combattre, malgré la disproportion du nombre.

Dans la situation respective des deux armées, rien n'était plus facile que d'accabler les Français, dispersés dans les provinces romaines, à droite et à gauche de l'Apennin. Il fallait marcher directement sur leur centre, et porter la masse des forces napolitaines entre Rome et Terni. La gauche des Français, placée au-delà de l'Apennin pour garder les Marches, eût été coupée de leur droite, placée en deçà pour garder les rives du Tibre. On les eût ainsi empêchés de se rallier, et on les aurait ramenés en désordre jusque dans la Haute-Italie. La Péninsule du moins eût été délivrée; et la Toscane, l'état romain, les Marches, seraient entrés sous la domination de Naples. Le nombre des troupes napolitaines rendait ce plan encore plus facile et plus sûr; mais il était impossible que Mack employât une manoeuvre aussi simple. Comme dans ses anciens plans, il voulut envelopper l'ennemi par une multitude de corps détachés. Il avait près de soixante mille hommes, dont quarante mille formaient l'armée active, et vingt mille les garnisons. Au lieu de diriger cette masse de forces sur le point essentiel de Terni, il la divisa en six colonnes. La première, agissant sur les revers de l'Apennin, le long de l'Adriatique, dut se porter par la route d'Ascoli dans les Marches; la seconde et la troisième, agissant sur l'autre côté des monts, et se liant à la précédente, durent marcher, l'une sur Terni, l'autre sur Magliano; la quatrième et la principale, formant le corps de bataille, fut dirigée sur Frascati et sur Rome; une cinquième, longeant la Méditerranée, eut la mission de parcourir les Marais Pontins, et de rejoindre le corps de bataille sur la voie Appienne; enfin la dernière, embarquée sur l'escadre de Nelson, fut dirigée sur Livourne, pour soulever la Toscane et fermer la retraite aux Français. Ainsi tout était préparé pour les envelopper et les perdre tous, mais rien ne l'était pour les battre auparavant.

C'est dans cet ordre que Mack se mit en marche avec ses quarante mille hommes. La quantité de ses bagages, l'indiscipline des troupes, le mauvais état des chemins, rendaient ses mouvemens très lents. L'armée napolitaine formait une longue queue, sans ordre et sans ensemble. Championnet, averti à temps du péril, détacha deux corps pour observer la marche de l'ennemi, et protéger les corps isolés qui se repliaient. Ne croyant pas pouvoir conserver Rome, il résolut de prendre une position en arrière, sur les bords du Tibre, entre Civita-Castellana et Civita-Ducale, et là de concentrer ses forces pour reprendre l'offensive.

Tandis que Championnet se retirait sagement, et évacuait Rome, en laissant huit cents hommes dans le château Saint-Ange, Mack s'avançait fièrement sur toutes les routes, et semblait ne pouvoir trouver de résistance. Il arriva aux portes de Rome le 9 frimaire an VII (29 novembre 1798), et y entra sans obstacle. On avait préparé au roi une réception triomphale. Ce pauvre prince, traité en conquérant et en libérateur, fut enivré de l'espèce de gloire militaire qu'on lui avait apprêtée. Du reste, on lui conseillait un noble usage de la victoire, et il invita le pape à venir reprendre possession de ses états. Cependant son armée, moins généreuse que lui, commit d'horribles pillages. La populace romaine, avec sa mobilité accoutumée, se précipita sur les maisons de ceux qu'on accusait d'être révolutionnaires, et les dévasta. La dépouille mortelle du malheureux Duphot fut exhumée et indignement outragée.

Pendant que les Napolitains occupaient ainsi leur temps à Rome, Championnet exécutait avec une rare activité l'habile détermination qu'il avait prise. Sentant que le point essentiel était au centre sur le Haut-Tibre, il fit prendre à Macdonald une forte position à Civita-Castellana, et le renforça de toutes les troupes dont il put disposer. Il transporta une partie des forces qu'il avait dans les Marches, au-delà de l'Apennin, et ne laissa au général Casa-Bianca que ce qui lui était strictement nécessaire pour retarder de ce côté la marche de l'ennemi. Lui-même courut à Ancône pour hâter l'arrivée de ses parcs et des munitions. Ne s'effrayant pas plus qu'il ne fallait de ce qui se préparait sur ses derrières en Toscane, il chargea un officier, avec un faible détachement, d'observer ce qui se passait de ce côté.

Les Napolitains rencontrèrent enfin les Français sur les différentes routes qu'ils parcouraient. Ils étaient trois fois plus nombreux, mais ils avaient affaire aux fameuses bandes d'Italie, et ils trouvèrent que la tâche était rude. Dans les Marches, la colonne qui s'avançait par Ascoli fut repoussée au loin par Casa-Bianca. Sur la route de Terni, un colonel napolitain fut enlevé avec tout son corps par le général Lemoine. Cette première expérience de la guerre avec les Français était peu faite pour encourager les Napolitains. Cependant Mack fit ses dispositions pour enlever la position qu'il sentait la plus importante, celle de Civita-Castellana, où Macdonald se trouvait avec le gros de nos troupes. Civita-Castellana est l'ancienne Veïes. Elle est placée sur un ravin, dans une position très forte. Les Français tenaient plusieurs postes éloignés qui en couvraient les approches. Le 14 frimaire an VII (4 décembre), Mack fit attaquer Borghetto, Nepi, Rignano, par des forces considérables. Il dirigea par la rive opposée du Tibre une colonne accessoire, qui devait s'emparer de Rignano. Aucune de ces attaques ne réussit. L'une des colonnes, mise en fuite, perdit toute son artillerie. Une seconde, enveloppée, perdit trois mille prisonniers. Les autres, découragées, se bornèrent à de simples démonstrations. Nulle part enfin les troupes napolitaines ne purent soutenir le choc des troupes françaises. Mack, un peu déconcerté, renonça à enlever la position centrale de Civita-Castellana, et commença à s'apercevoir que ce n'était pas sur ce point qu'il aurait fallu essayer de forcer la ligne ennemie. C'est à Terni, point plus rapproché de l'Apennin, et moins défendu par les Français, qu'il aurait dû frapper le coup principal. Il songea dès lors à dérober ses troupes, et à les reporter de Civita-Castellana sur Terni. Mais pour cacher ce mouvement, il aurait fallu une rapidité d'exécution impossible avec des troupes sans discipline. Il fallut plusieurs jours pour faire repasser le Tibre au gros de l'armée; et Mack ralentit encore par sa propre faute une opération déjà trop lente. Macdonald, qu'il croyait retenir à Civita-Castellana par des démonstrations, s'était déjà transporté de Civita-Castellana au-delà du Tibre. Lemoine avait été renforcé à Terni. Ainsi, les Napolitains avaient été prévenus sur tous les points qu'ils se proposaient de surprendre. Le premier mouvement du général Metsch, de Calvi sur Otricoli, n'amena qu'un désastre. Le 19 frimaire (9 décembre), ramené d'Otricoli sur Calvi, ce général fut entouré et obligé de mettre bas les armes, avec quatre mille hommes, devant un corps de trois mille cinq cents. Dès cet instant, Mack ne songea plus qu'à rentrer dans Rome, et à se replier de Rome jusqu'au pied des montagnes de Frascati et d'Albano, pour y rallier son armée, et la renforcer de nouveaux bataillons. C'était là une triste ressource, car ce n'était pas la quantité des soldats qu'il fallait augmenter, c'était leur qualité qu'il aurait fallu changer; et ce n'était pas en se retirant à quelques lieues du champ de bataille qu'on pouvait trouver le temps de leur donner la discipline et la bravoure.

Le roi de Naples, en apprenant ces tristes événemens, sortit furtivement de Rome, où il était entré quelques jours auparavant en triomphe. Les Napolitains l'évacuèrent en désordre, à la grande satisfaction des Romains, qui étaient déjà beaucoup plus importunés de leur présence, qu'ils ne l'avaient été de celle des Français. Championnet rentra dans Rome dix-sept jours après en être sorti. Il avait mérité véritablement les honneurs du triomphe. Se concentrant habilement avec quinze ou seize mille hommes, il avait su reprendre l'offensive contre quarante mille, et les avait poussés en désordre devant lui. Championnet ne voulut pas se borner à la simple défense des États romains, il conçut le projet audacieux de conquérir le royaume de Naples avec sa faible armée. L'entreprise était difficile, moins à cause de la force de l'armée napolitaine que de la disposition des habitans, qui pouvaient nous faire une guerre de partisans fort longue et fort dangereuse. Championnet n'en persista pas moins à s'avancer. Il partit de Rome pour suivre la retraite de Mack. Il lui fit sur la route une grande quantité de prisonniers, et mit dans une déroute complète la colonne qui avait été débarquée en Toscane, et dont il ne s'échappa que trois mille hommes.

Mack, entièrement démoralisé, se replia rapidement dans le royaume de Naples, et ne s'arrêta que devant Capoue, sur la ligne du Volturne. Il fit choix de ses troupes les meilleures, les plaça devant Capoue et sur toute la ligne du fleuve, qui est très profond, et qui forme une barrière difficile à franchir. Pendant ce temps, le roi était rentré à Naples, et son retour subit y avait jeté la confusion. Le peuple, furieux des échecs essuyés par l'armée, criait à la trahison, demandait des armes, et menaçait d'égorger les généraux, les ministres, tous ceux auxquels il attribuait les malheurs de la guerre. Il voulait égorger aussi tous ceux qu'on accusait de désirer les Français et la révolution. Cette cour odieuse n'hésita pas à donner aux lazzaronis des armes dont il était facile de prévoir l'usage. A peine ces espèces de barbares eurent-ils reçu les dépouilles des arsenaux, qu'ils s'insurgèrent et se rendirent maîtres de Naples. Criant toujours à la trahison, ils s'emparèrent d'un messager du roi, et l'assassinèrent. Le favori Acton, auquel on commençait à attribuer les malheurs publics, la reine, le roi, toute la cour, étaient dans l'épouvante. Naples ne paraissait plus un séjour assez sûr; l'idée de se réfugier en Sicile fut aussitôt conçue et adoptée. Le 11 nivôse (31 décembre), les meubles précieux de la couronne, tous les trésors des palais de Caserte et de Naples, et un trésor de vingt millions, furent embarqués sur l'escadre de Nelson, et on fit voile pour la Sicile. Acton, l'auteur de toutes les calamités publiques, ne voulut pas braver les dangers du séjour de Naples, et s'embarqua avec la reine. Tout ce qu'on ne put pas emporter fut brûlé. Ce fut au milieu d'une tempête, et à la lueur des flammes des chantiers incendiés, que cette cour lâche et criminelle abandonna à ses dangers le royaume qu'elle avait compromis. Elle laissa, dit-on, l'ordre d'égorger la haute bourgeoisie, accusée d'esprit révolutionnaire. Tout devait être immolé, jusqu'au rang de notaire. Le prince Pignatelli resta à Naples, chargé des pouvoirs du roi.

Pendant ce temps, Championnet s'avançait vers Naples. Il avait commis à son tour la même faute que Mack; il s'était divisé en plusieurs colonnes, qui devaient se joindre devant Capoue. Leur jonction à travers un pays difficile, au milieu d'un peuple fanatique et soulevé de toutes parts contre les prétendus ennemis de Dieu et de saint Janvier, était fort incertaine.

Championnet, arrivé avec son corps de bataille sur les bords du Volturne, voulut faire une tentative sur Capoue. Repoussé par une nombreuse artillerie, il fut obligé de renoncer à un coup de main, et de replier ses troupes, en attendant l'arrivée des autres colonnes. Cette tentative eut lieu le 14 nivôse an VII (3 janvier 1799). Les paysans napolitains, insurgés de toutes parts, interceptaient nos courriers et nos convois. Championnet n'avait aucune nouvelle de ses autres colonnes, et sa position pouvait être considérée comme très critique. Mack profita de l'occasion pour lui faire des ouvertures amicales. Championnet, comptant sur la fortune des Français, repoussa hardiment les propositions de Mack. Heureusement il fut rejoint par ses colonnes, et il convint alors d'un armistice, aux conditions suivantes: Mack devait abandonner la ligne du Volturne, céder la ville de Capoue aux Français, se retirer derrière la ligne des Regi-Lagni du côté de la Méditerranée, et de l'Ofanto, du côté de l'Adriatique, et céder ainsi une grande partie du royaume de Naples. Outre ces concessions de territoire, on stipula une contribution de huit millions en argent. L'armistice fut signé le 22 nivôse (11 janvier).

Quand on apprit à Naples la nouvelle de l'armistice, le peuple se livra à la plus grande fureur, et cria plus vivement encore qu'il était trahi par les officiers de la couronne. La vue du commissaire chargé de recevoir la contribution de huit millions porta la multitude aux derniers excès; elle se révolta, et empêcha l'exécution de l'armistice. Le tumulte fut porté à un tel degré, que le prince Pignatelli, épouvanté, abandonna Naples. Cette belle capitale resta livrée aux lazzaronis. Il n'y avait plus aucune autorité reconnue, et on était menacé d'un horrible bouleversement. Enfin, après trois jours de tumulte, on parvint à choisir un chef qui avait la confiance des lazzaronis, et qui avait quelques moyens de les contenir: c'était le prince de Moliterne. Pendant ce temps, les mêmes fureurs éclataient dans l'armée de Mack. Ses soldats, loin de s'en prendre de leurs malheurs à leur lâcheté, s'en prirent à leur général, et voulurent le massacrer. Le prétendu libérateur de l'Italie, qui avait reçu un mois auparavant les honneurs du triomphe, n'eut d'autre asile que le camp même des Français. Il demanda à Championnet la permission de se réfugier auprès de lui. Le généreux républicain, oubliant le langage peu convenable de Mack dans sa correspondance, lui donna asile, le fit asseoir à sa table, et lui laissa son épée.

Championnet, autorisé par le refus fait à Naples d'exécuter les conditions de l'armistice, s'avança sur cette capitale, dans le but de s'en emparer. La chose était difficile, car un peuple immense, qui, en rase campagne, eût été balayé par quelques escadrons de cavalerie, devenait très redoutable derrière les murs d'une ville. On eut quelques combats à livrer pour approcher de la place, et les lazzaronis montrèrent là plus de courage que l'armée napolitaine. L'imminence du danger avait redoublé leur fureur. Le prince de Moliterne, qui voulait les modérer, avait cessé bientôt de leur convenir, et ils avaient pris pour chefs deux d'entre eux, les nommés Paggio et Michel le fou. Ils se livrèrent, dès cet instant, aux plus grands excès, et commirent toute espèce de violences contre les bourgeois et les nobles accusés de jacobinisme. Le désordre fut poussé à un tel point, que toutes les classes intéressées à l'ordre souhaitèrent l'entrée des Français. Les habitans firent prévenir Mack qu'ils se joindraient à lui pour livrer Naples. Le prince de Moliterne lui-même promit de s'emparer du fort Saint-Elme, et de le livrer aux Français. Le 4 pluviôse (23 janvier), Championnet donna l'assaut. Les lazzaronis se défendirent courageusement; mais les bourgeois s'étant emparés du fort Saint-Elme et de différens postes de la ville, donnèrent entrée aux Français. Les lazzaronis, retranchés néanmoins dans les maisons, allaient se défendre de rues en rues, et incendier peut-être la ville; mais on fit prisonnier un de leurs chefs, on le traita avec beaucoup d'égards, on lui promit de respecter saint Janvier, et on obtint enfin qu'il fît mettre bas les armes à tous les siens.

Championnet, dès cet instant, se trouva maître de Naples et de tout le royaume: il se hâta d'y rétablir l'ordre et de désarmer les lazzaronis. D'après les intentions du gouvernement français, il proclama la nouvelle république. Un nom antique lui fut donné, celui de république parthénopéenne. Telle fut l'issue des folies et des méchancetés de la cour de Naples. Vingt mille Français et deux mois suffirent pour déjouer ses vastes projets, changer ses états en république. Cette courte campagne de Championnet lui valut sur-le-champ une réputation brillante. L'armée de Rome prit dès lors le titre d'armée de Naples, et fut détachée de l'armée d'Italie. Championnet devint indépendant de Joubert.

Pendant que ces événemens avaient lieu dans la Péninsule, la chute du royaume de Piémont était enfin consommée. Déjà, par une précaution que les circonstances légitimaient assez, Joubert s'était emparé de la citadelle de Turin, et l'avait armée avec l'artillerie prise dans les arsenaux piémontais. Mais cette précaution était fort insuffisante dans l'état présent des choses. Le trouble régnait toujours dans le Piémont: les républicains faisaient sans cesse de nouvelles tentatives, et venaient même de perdre six cents hommes, pour avoir essayé de surprendre Alexandrie. Une mascarade sortie de la citadelle de Turin, où toute la cour était représentée, et qui était à la fois l'oeuvre des Piémontais et des officiers français que les généraux ne pouvaient pas toujours contenir, avait failli provoquer un combat sanglant dans Turin même. La cour de Piémont ne pouvait pas être notre amie, et la correspondance du ministre de Naples avec M. de Priocca, ministre dirigeant de Piémont, le prouvait assez. Dans des circonstances pareilles, la France, exposée à une nouvelle guerre, ne pouvait pas laisser, sur ses communications des Alpes, deux partis aux prises et un gouvernement ennemi. Elle avait, sur la cour de Piémont, le droit que les défenseurs d'une place ont sur tous les bâtimens qui en gênent ou en compromettent la défense. Il fut décidé qu'on forcerait le roi de Piémont à abdiquer. On soutint les républicains, et on les aida à s'emparer de Novarre, Alexandrie, Suze, Chivasso. On dit alors au roi qu'il ne pouvait plus vivre dans des états qui se révoltaient, et qui allaient être bientôt le théâtre de la guerre: on lui demanda son abdication, en lui laissant l'île de Sardaigne. L'abdication fut signée le 19 frimaire (9 décembre 1798). Ainsi les deux princes les plus puissans de l'Italie, celui de Naples et de Piémont, n'avaient plus, de leurs états, que deux îles. Dans les circonstances qui se préparaient, on ne voulut pas se donner l'embarras de créer une nouvelle république, et en attendant le résultat de la guerre, il fut décidé que le Piémont serait provisoirement administré par la France. Il ne restait plus à envahir en Italie que la Toscane. Une simple signification suffisait pour l'occuper; mais on différait cette signification, et on attendait, pour la faire, que l'Autriche se fût ouvertement déclarée.

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