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Histoire de la Révolution française, Tome 10

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CHAPITRE XVII.

FORMATION DU NOUVEAU DIRECTOIRE. MOULINS ET ROGER-DUCOS REMPLACENT LARÉVELLIÈRE ET MERLIN.—CHANGEMENT DANS LE MINISTÈRE.—LEVÉE DE TOUTES LES CLASSES DE CONSCRITS.—EMPRUNT FORCÉ DE CENT MILLIONS.—LOI DES OTAGES.—NOUVEAUX PLANS MILITAIRES.—REPRISE DES OPÉRATIONS EN ITALIE; JOUBERT GÉNÉRAL EN CHEF; BATAILLE DE NOVI, ET MORT DE JOUBERT.—DÉBARQUEMENT DES ANGLO-RUSSES EN HOLLANDE.—NOUVEAUX TROUBLES A L'INTÉRIEUR; DÉCHAÎNEMENT DES PATRIOTES; ARRESTATION DE ONZE JOURNALISTES; RENVOI DE BERNADOTTE; PROPOSITION DE DÉCLARER LA PATRIE EN DANGER.

Les années usent les partis, mais il en faut beaucoup pour les épuiser. Les passions ne s'éteignent qu'avec les coeurs dans lesquels elles s'allumèrent. Il faut que tout une génération disparaisse; alors il ne reste des prétentions des partis que les intérêts légitimes, et le temps peut opérer entre ces intérêts une conciliation naturelle et raisonnable. Mais avant ce terme, les partis sont indomptables par la seule puissance de la raison. Le gouvernement qui veut leur parler le langage de la justice et des lois leur devient bientôt insupportable, et plus il a été modéré, plus ils le méprisent comme faible et impuissant. Veut-il, quand il trouve des coeurs sourds à ses avis, employer la force, on le déclare tyrannique, on dit qu'à la faiblesse il joint la méchanceté. En attendant les effets du temps, il n'y a qu'un grand despotisme qui puisse dompter les partis irrités. Le directoire était ce gouvernement légal et modéré qui voulut faire subir le joug des lois aux partis que la révolution avait produits, et que cinq ans de lutte et de réaction n'avaient pas encore épuisés. Ils se coalisèrent tous, comme on vient de le voir, au 30 prairial, pour amener sa chute. L'ennemi commun renversé, ils se trouvaient en présence les uns des autres sans aucune main pour les contenir. On va voir comment ils se comportèrent.

La constitution, quoique n'étant plus qu'un fantôme, n'était pas abolie, et il fallait remplacer par une ombre le directoire déjà renversé. Gohier avait remplacé Treilhard; il fallait donner des successeurs à Larévellière et à Merlin. On choisit Roger-Ducos et Moulins. Roger-Ducos était un ancien girondin, homme honnête, peu capable et tout-à-fait dévoué à Sièyes. Il avait été nommé par l'influence de Sièyes sur les anciens. Moulins était un général obscur, employé autrefois dans la Vendée, républicain chaud et intègre, nommé comme Gohier par l'influence du parti patriote. On avait proposé d'autres notabilités ou civiles ou militaires, pour composer le directoire; mais elles avaient été rejetées. Il était clair, d'après de pareils choix, que les partis n'avaient pas voulu se donner des maîtres. Ils n'avaient porté au directoire que ces médiocrités, chargées ordinairement de tous les interim.

Le directoire actuel, composé, comme les conseils, de partis opposés, était encore plus faible et moins homogène que le précédent. Sièyes, le seul homme supérieur parmi les cinq directeurs, rêvait, comme on l'a vu, une nouvelle organisation politique. Il était le chef du parti qui se qualifiait de modéré ou de constitutionnel, et dont tous les membres cependant souhaitaient une constitution nouvelle. Il n'avait de collègue dévoué que Roger-Ducos. Moulins et Gohier, tous deux chauds patriotes, incapables de concevoir autre chose que ce qui existait, voulaient la constitution actuelle, mais voulaient l'exécuter et l'interpréter dans le sens des patriotes. Quant à Barras, appelé naturellement a les départager, qui pouvait compter sur lui? Ce chaos de vices, de passions, d'intérêts, d'idées contraires, que présentait la république mourante, il en était à lui seul l'emblème vivant. La majorité, dépendant de sa voix, était donc commise au hasard.

Sièyes dit assez nettement à ses nouveaux collègues qu'ils prenaient la direction d'un gouvernement menacé d'une chute prochaine, mais qu'il fallait sauver la république si on ne pouvait sauver la constitution. Ce langage déplut fort à Gohier et à Moulins, et fut mal accueilli par eux. Aussi dès le premier jour les sentimens parurent peu d'accord. Sièyes tint le même langage à Joubert, le général qu'on voulait engager dans le parti réorganisateur. Mais Joubert, vieux soldat de l'armée d'Italie, en avait les sentimens; il était chaud patriote, et les vues de Sièyes lui parurent suspectes. Il s'en ouvrit secrètement à Gohier et à Moulins, et parut se rattacher entièrement à eux. Du reste, c'étaient là des questions qui ne pouvaient arriver qu'ultérieurement en discussion. Le plus pressant était d'administrer et de défendre la république menacée. La nouvelle de la bataille de la Trebbia, répandue partout, jetait tous les esprits dans l'alarme. Il fallait de grandes mesures de salut public.

Le premier soin d'un gouvernement est de faire tout le contraire de celui qui l'a précédé, ne serait-ce que pour obéir aux passions qui l'ont fait triompher. Championnet, ce héros de Naples si vanté, Joubert, Bernadotte, devaient sortir des fers ou de la disgrâce, pour occuper les premiers emplois. Championnet fut mis sur-le-champ en liberté et nommé général d'une nouvelle armée qu'on se proposait de former le long des Grandes-Alpes. Bernadotte fut chargé du ministère de la guerre. Joubert fut appelé à commander l'armée d'Italie. Ses triomphes dans le Tyrol, sa jeunesse, son caractère héroïque, inspiraient les plus grandes espérances. Les réorganisateurs lui souhaitaient assez de succès et de gloire pour qu'il pût appuyer leurs projets. Le choix de Joubert était fort bon sans doute, mais c'était une nouvelle injustice pour Moreau, qui avait si généreusement accepté le commandement d'une armée battue, et qui l'avait sauvée avec tant d'habileté. Mais Moreau était peu agréable aux chauds patriotes, qui triomphaient dans ce moment. On lui donna le commandement d'une prétendue armée du Rhin qui n'existait pas encore.

Il y eut en outre divers changemens dans le ministère. Le ministre des finances, Ramel, qui avait rendu de si grands services depuis l'installation du directoire, et qui avait administré pendant cette transition si difficile du papier-monnaie au numéraire, Ramel avait partagé l'odieux jeté sur l'ancien directoire. Il fut si violemment attaqué, que, malgré l'estime qu'ils avaient pour lui, les nouveaux directeurs furent obligés d'accepter sa démission. On lui donna pour successeur un homme qui était cher aux patriotes, et respectable pour tous les partis: c'était Robert Lindet, l'ancien membre du comité de salut public, si indécemment attaqué pendant la réaction. Il se défendit long-temps contre la proposition d'un portefeuille: l'expérience qu'il avait faite de l'injustice des partis, devait peu l'engager à rentrer dans les affaires. Cependant il y consentit par dévouement à la république.

La diplomatie du directoire n'avait pas été moins blâmée que son administration financière. On l'accusait d'avoir remis la république en guerre avec toute l'Europe, et c'était bien à tort, si l'on considère surtout quels étaient les accusateurs. Les accusateurs, en effet, étaient les patriotes eux-mêmes, dont les passions avaient engagé de nouveau la guerre. On reprochait surtout au directoire l'expédition d'Égypte, naguère si vantée, et on prétendait que cette expédition avait amené la rupture avec la Porte et la Russie. Le ministre Talleyrand, déjà peu agréable aux patriotes, comme ancien émigré, avait encouru toute la responsabilité de cette diplomatie, et il était si vivement attaqué qu'il fallut en agir avec lui comme avec Ramel, et accepter sa démission. On lui donna pour successeur un Wurtembergeois, qui, sous les apparences de la bonhomie allemande, cachait un esprit remarquable, et que M. de Talleyrand avait recommandé comme l'homme le plus capable de lui succéder. C'était M. Reinhard. On a dit que ce choix n'avait été que provisoire, et que M. Reinhard n'était là qu'en attendant le moment où M. de Talleyrand pourrait être rappelé. Le ministère de la justice fut retiré à Lambrechts, à cause de l'état de sa santé, et donné à Cambacérès. On plaça à la police Bourguignon, ancien magistrat, patriote sincère et honnête. Fouché, cet ex-jacobin, si souple, si insinuant, que Barras avait intéressé dans le trafic des compagnies, et pourvu ensuite de l'ambassade à Milan, Fouché, destitué à cause de sa conduite en Italie, passait aussi pour une victime de l'ancien directoire. Il devait donc prendre part au triomphe décerné à toutes les victimes; il fut envoyé à La Haye.

Tels furent les principaux changemens apportés au personnel du gouvernement et des armées. Ce n'était pas tout que de changer les hommes, il fallait leur fournir de nouveaux moyens de remplir la tâche sous laquelle leurs prédécesseurs avaient succombé. Les patriotes, revenant, suivant leur usage, aux moyens révolutionnaires, soutenaient qu'il fallait aux grands maux les grands remèdes. Ils proposaient les mesures urgentes de 1793. Après avoir tout refusé au précédent directoire, on voulait tout donner au nouveau; on voulait mettre dans ses mains des moyens extraordinaires, et l'obliger même d'en user. La commission des onze, formée des trois commissions des dépenses, des fonds et de la guerre, et chargée, pendant la crise de prairial, d'aviser aux moyens de sauver la république, conféra avec les membres du directoire, et arrêta avec eux différentes mesures qui se ressentaient de la disposition du moment. Au lieu de deux cent mille hommes, à prendre sur les cinq classes de conscrits, le directoire put appeler toutes les classes. Au lieu des impôts proposés par l'ancien directoire, et repoussés avec tant d'acharnement par les deux oppositions, on imagina encore un emprunt forcé. Conformément au système des patriotes, il fut progressif, c'est-à-dire qu'au lieu de faire contribuer chacun suivant la valeur de ses impôts directs, ce qui procurait tout de suite les rôles de la contribution foncière et personnelle pour base de répartition, on obligea chacun de contribuer suivant sa fortune. Alors il fallait recourir au jury taxateur, c'est-à-dire frapper les riches par le moyen d'une commission. Le parti moyen combattit ce projet et dit qu'il était renouvelé de la terreur, que la difficulté de la répartition rendait encore cette mesure inefficace et nulle, comme les anciens emprunts forcés. Les patriotes répondirent qu'il fallait faire supporter les frais de la guerre, non pas à toutes les classes, mais aux riches seuls. Les mêmes passions employaient toujours, comme en le voit, les mêmes raisons. L'emprunt forcé et progressif fut décrété; il fut fixé à cent millions, et déclaré remboursable en biens nationaux.

Outre ces mesures de recrutement et de finances, on dut en prendre une de police contre le renouvellement de la chouannerie, dans le midi et les départemens de l'ouest, théâtres de l'ancienne guerre civile. Il se commettait là de nouveaux brigandages; on assassinait les acquéreurs de biens nationaux, les hommes réputés patriotes, les fonctionnaires publics: on arrêtait surtout les diligences, et on les pillait. Il y avait parmi les auteurs de ces brigandages beaucoup d'anciens Vendéens et chouans, beaucoup de membres des fameuses compagnies du Soleil, et aussi beaucoup de conscrits réfractaires. Quoique ces brigands, dont la présence annonçait une espèce de dissolution sociale, eussent pour but réel le pillage, il était évident, d'après le choix de leurs victimes, qu'ils avaient une origine politique. Une commission fut nommée pour imaginer un système de répression. Elle proposa une loi, qui fut appelée loi des otages, et qui est demeurée célèbre sous ce titre. Comme on attribuait aux parens des émigrés ou ci-devant nobles, la plupart de ces brigandages, on voulut en conséquence les obliger à donner des otages. Toutes les fois qu'une commune était reconnue en état notoire de désordre, les parens ou alliés d'émigrés, les ci-devant nobles, les ascendans des individus connus pour faire partie des rassemblemens, étaient considérés comme otages et comme civilement et personnellement responsables des brigandages commis. Les administrations centrales devaient désigner les individus choisis pour otages, et les faire enfermer dans des maisons choisies pour cet objet. Ils devaient y vivre à leurs frais et à leur gré, et demeurer enfermés pendant toute la durée du désordre. Quand les désordres iraient jusqu'à l'assassinat, il devait y avoir quatre déportés pour un assassinat. On conçoit tout ce qu'on pouvait dire pour ou contre cette loi. C'était, disaient ses partisans, le seul moyen d'atteindre les auteurs, des désordres, et ce moyen était doux et humain. C'était, répondaient ses adversaires, une loi des suspects, une loi révolutionnaire, qui, dans l'impuissance d'atteindre les vrais coupables, frappait en masse, et commettait toutes les injustices ordinaires aux lois de cette nature. En un mot, on dit pour et contre tout ce qu'on a vu répété si souvent dans cette histoire sur les lois révolutionnaires. Mais il y avait une objection plus forte que toutes les autres à faire contre cette mesure. Ces brigands ne provenant que d'une véritable dissolution sociale, le seul remède était dans une réorganisation vigoureuse de l'état, et non dans des mesures tout-à-fait discréditées, et qui n'étaient capables de rendre aucune énergie aux ressorts du gouvernement.

La loi fut adoptée après une discussion assez vive, où les partis qui avaient été un moment d'accord pour renverser l'ancien directoire se séparèrent avec éclat. A ces mesures importantes, qui avaient pour but d'armer le gouvernement de moyens révolutionnaires, on en ajouta qui, sous d'autres rapports, limitaient sa puissance. Ces mesures accessoires étaient la conséquence des reproches faits à l'ancien directoire. Pour prévenir les scissions à l'avenir, on décida que le voeu de toute fraction électorale serait nul; que tout agent du gouvernement cherchant à influencer les élections serait puni pour attentat à la souveraineté du peuple; que le directoire ne pourrait plus faire entrer des troupes dans le rayon constitutionnel sans une autorisation expresse; qu'aucun militaire ne pourrait être privé de son grade sans une décision d'un conseil de guerre; que le droit accordé au directoire de lancer des mandats d'arrêt ne pourrait plus être délégué à des agens; qu'aucun employé du gouvernement ou fonctionnaire quelconque ne pourrait être ni fournisseur, ni même intéressé dans les marchés de fournitures; qu'un club ne pourrait être fermé sans une décision des administrations municipale et centrale. On ne put pas s'entendre sur une loi de la presse; mais l'article de la loi du 19 fructidor, qui donnait au directoire la faculté de suppression à l'égard des journaux, n'en demeura pas moins aboli; et en attendant un nouveau projet, la presse resta indéfiniment libre.

Telles furent les mesures prises à la suite du 30 prairial, soit pour réparer de prétendus abus, soit pour rendre au gouvernement l'énergie dont il manquait. Ces mesures, qu'on prend dans les momens de crise, à la suite d'un changement de système, sont imaginées pour sauver un état, et arrivent rarement à temps pour le sauver, car tout est souvent décidé avant qu'elles puissent être mises à exécution. Elles fournissent tout au plus des ressources pour l'avenir. L'emprunt des cent millions, les nouvelles levées, ne pouvaient être exécutés que dans quelques mois. Cependant l'effet d'une crise est de donner une secousse à tous les ressorts et de leur rendre une certaine énergie. Bernadotte se hâta d'écrire des circulaires pressantes, et par vint de cette manière à accélérer l'organisation déjà commencée des bataillons de conscrits. Robert Lindet, auquel l'emprunt des cent millions n'ouvrait aucune ressource actuelle, assembla les principaux banquiers et commerçans de la capitale, et les engagea à prêter leur crédit à l'état. Ils y consentirent, et prêtèrent leur signature au ministère des finances. Ils se formèrent en syndicat, et en attendant la rentrée des impôts, signèrent dès billets dont ils devaient être remboursés au fur et à mesure dès recettes. C'était une espèce de banque temporaire établie pour le besoin du moment.

On voulait faire aussi de nouveaux plans de campagne; on demanda un projet à Bernadotte, qui se hâta d'en présenter un fort singulier, mais qui heureusement ne fut pas mis à exécution. Rien n'était plus susceptible de combinaisons multipliées qu'un champ de bataille aussi vaste que celui sur lequel on opérait. Chacun en y regardant devait avoir une idée différente; et si chacun pouvait la proposer et la faire adopter, il n'y avait pas de raison pour ne pas changer à chaque instant de projet. Si, dans la discussion, la diversité des avis est utile, elle est déplorable dans l'exécution. Au début, on avait pensé qu'il fallait agir à la fois sur le Danube et en Suisse., Après la bataille de Stokach, on ne voulut plus agir qu'en Suisse, et on supprima l'armée du Danube. En ce moment, Bernadotte pensa autrement; il prétendit, que la cause des succès des alliés était dans la facilité avec laquelle ils pouvaient communiquer, à travers les Alpes, d'Allemagne en Italie. Pour leur interdire ces moyens de communication, il voulait qu'on leur enlevât le Saint-Gothard et les Grisons à l'aile droite de l'armée de Suisse, et qu'on formât une nouvelle armée du Danube, qui reportât la guerre en Allemagne. Pour former cette armée du Danube, il proposait d'organiser promptement l'armée du Rhin, et de la renforcer de vingt mille hommes enlevés à Masséna. C'était compromettre celui-ci, qui avait devant lui toutes les forces de l'archiduc, et qui pouvait être accablé pendant ce revirement. Il est vrai qu'il eût été bon de ramener la guerre sur le Danube, mais il suffisait de donner à Masséna les moyens de prendre l'offensive, pour que son armée devînt elle-même cette armée du Danube. Alors il fallait tout réunir dans ses mains, loin de l'affaiblir. Dans le plan de Bernadotte, une armée devait être formée sur les Grandes-Alpes, pour couvrir la frontière contre les Austro-Russes du côté du Piémont. Joubert, réunissant les débris de toutes les armées d'Italie, et renforcé des troupes disponibles à l'intérieur, devait déboucher de l'Apennin, et attaquer Suwarow de vive force.

Ce plan, fort approuvé par Moulins, fut envoyé aux généraux. Masséna, fatigué de tous ces projets extravagans, offrit sa démission. On ne l'accepta pas, et le plan ne fut point mis à exécution. Masséna conserva le commandement de toutes les troupes, depuis Bâle jusqu'au Saint-Gothard. On persista dans le projet de réunir une armée sur le Rhin pour couvrir cette ligne. On forma un noyau d'armée sur les Alpes, sous les ordres de Championnet. Ce noyau était à peu près de quinze mille hommes. On envoya tous les renforts disponibles à Joubert, qui devait déboucher de l'Apennin. On était au milieu de la saison, en messidor (juillet); les renforts commençaient à arriver. Un certain nombre de vieux bataillons, retenus dans l'intérieur, étaient rendus sur la frontière. Les conscrits s'organisaient et allaient remplacer les vieilles troupes dans les garnisons. Enfin, comme les cadres manquaient pour la grande quantité de conscrits, on avait imaginé d'augmenter le nombre des bataillons dans les demi-brigades ou régimens, ce qui permettait d'incorporer les nouvelles levées dans les anciens corps.

On savait qu'un renfort de trente mille Russes arrivait en Allemagne, sous les ordres du général Korsakoff. On pressait Masséna de sortir de ses positions et d'attaquer celles de l'archiduc, pour tâcher de le battre avant sa jonction avec les Russes. Le gouvernement avait parfaitement raison sous ce rapport, car il était urgent de faire une tentative avant la réunion d'une masse de forces aussi imposante. Cependant Masséna refusait de prendre l'offensive, soit qu'il manquât ici de son audace accoutumée, soit qu'il attendît la reprise des opérations offensives en Italie. Les militaires ont tous condamné son inaction, qui, du reste, devint bientôt heureuse par les fautes de l'ennemi, et qui fut rachetée par d'immortels services. Pour obéir cependant aux instances du gouvernement, et exécuter une partie du plan de Bernadotte, qui consistait à empêcher les Austro-Russes de communiquer d'Allemagne en Italie, Masséna ordonna à Lecourbe de prolonger sa droite jusqu'au Saint-Gothard, de s'emparer de ce point important et de reprendre les Grisons. Par cette opération, les Grandes-Alpes rentraient sous la domination des Français, et les armées ennemies qui opéraient en Allemagne, se trouvaient sans communication avec celles qui opéraient en Italie. Lecourbe exécuta cette entreprise avec l'intrépidité et la hardiesse qui le signalaient dans la guerre de montagnes, et redevint maître du Saint-Gothard.

Pendant ce temps, de nouveaux événemens se préparaient en Italie. Suwarow, obligé par la cour de Vienne d'achever le siège de toutes les places, avant de pousser ses avantages, n'avait nullement profité de la victoire de la Trebbia. Il aurait même pu, tout en se conformant à ses instructions, se réserver une masse suffisante pour disperser entièrement nos débris; mais il n'avait pas assez le génie des combinaisons militaires pour agir de la sorte. Il consumait donc le temps à faire des sièges. Peschiera, Pizzighitone, la citadelle de Milan, étaient tombées. La citadelle de Turin avait eu le même sort. Les deux places célèbres de Mantoue et d'Alexandrie tenaient encore, et faisaient prévoir une longue résistance. Kray assiégeait Mantoue, et Bellegarde Alexandrie. Malheureusement toutes nos places avaient été confiées à des commandans dépourvus ou d'énergie ou d'instruction. L'artillerie y était mal servie, parce qu'on n'y avait jeté que des corps délabrés; l'éloignement de nos armées actives, repliées sur l'Apennin, désespérait singulièrement les courages. Mantoue, la principale de ces places, ne méritait pas la réputation que les campagnes de Bonaparte lui avaient value. Ce n'était pas sa force, mais la combinaison des événemens, qui avait prolongé sa défense. Bonaparte, en effet, avec une dizaine de mille hommes, en avait réduit quatorze mille à y mourir des fièvres et de la misère. Le général Latour-Foissac en était le commandant actuel. C'était un savant officier du génie; mais il n'avait pas l'énergie nécessaire pour ce genre de défense. Découragé par l'irrégularité de la place et le mauvais état des fortifications, il ne crut pas pouvoir suppléer aux murailles par de l'audace. D'ailleurs sa garnison était insuffisante; et après les premiers assauts, il parut disposé à se rendre. Le général Gardanne commandait à Alexandrie. Il était résolu, mais point assez instruit. Il repoussa vigoureusement un premier assaut; mais il ne sut pas voir dans la place les ressources qu'elle présentait encore.

On était en thermidor (milieu de juillet); plus d'un mois s'était écoulé depuis la résolution du 30 prairial et la nomination de Joubert. Moreau sentait l'importance de prendre l'offensive avant la chute des places, et de déboucher, avec l'armée réorganisée et renforcée, sur les Austro-Russes dispersés. Malheureusement il était enchaîné par les ordres du gouvernement qui lui avait prescrit d'attendre Joubert. Ainsi, dans cette malheureuse campagne, ce fut une suite d'ordres intempestifs qui amena toujours nos revers. Le changement d'idées et de plans dans les choses d'exécution, et surtout à la guerre, est toujours funeste. Si Moreau, auquel on aurait dû donner le commandement dès l'origine, l'avait eu du moins depuis la journée de Cassano, et l'avait eu sans partage, tout eût été sauvé; mais associé tantôt à Macdonald, tantôt à Joubert, on l'empêcha pour la seconde et troisième fois de réparer nos malheurs, et de relever l'honneur de nos armes.

Joubert, qu'on avait voulu, par un mariage et des caresses, attacher au parti qui projetait une réorganisation, perdit un mois entier, celui de messidor (juin et juillet), à célébrer ses noces, et manqua ainsi une occasion décisive. On ne l'attacha pas réellement au parti dont on voulait le faire l'appui, car il resta dévoué aux patriotes, et on lui fit perdre inutilement un temps précieux. Il partit en disant à sa jeune épouse: Tu me reverras mort ou victorieux. Il emporta, en effet, la résolution héroïque de vaincre ou de mourir. Ce noble jeune homme, en arrivant à l'armée dans le milieu de thermidor (premiers jours d'août), témoigna la plus grande déférence au maître consommé auquel on l'appelait à succéder. Il le pria de rester auprès de lui pour lui donner des conseils. Moreau, tout aussi généreux que le jeune général, voulut bien assister à sa première bataille, et l'aider de ses conseils: noble et touchante confraternité, qui honore les vertus de nos généraux républicains, et qui appartient à un temps où le zèle patriotique l'emportait encore sur l'ambition dans le coeur de nos guerriers!

L'armée française, composée des débris des armées de la Haute-Italie et de Naples, des renforts arrivés de l'intérieur, s'élevait à quarante mille hommes, parfaitement réorganisés, et brûlant de se mesurer de nouveau avec l'ennemi. Rien n'égalait le patriotisme de ces soldats, qui, toujours battus, n'étaient jamais découragés, et demandaient toujours de retourner à l'ennemi. Aucune armée républicaine n'a mieux mérité de la France, car aucune n'a mieux répondu au reproche injuste fait aux Français, de ne pas savoir supporter les revers. Il est vrai qu'une partie de sa fermeté était due au brave et modeste général dans lequel elle avait mis toute sa confiance, et qu'on lui enlevait toujours au moment où il allait la ramener à la victoire.

Ces quarante mille hommes étaient indépendans de quinze mille qui devaient servir, sous Championnet, à former le noyau de l'armée des Grandes-Alpes. Ils avaient débouché par la Bormida sur Acqui, par la Bochetta sur Gavi, et ils étaient venus se ranger en avant de Novi. Ces quarante mille hommes, débouchant à temps, avant la réunion des corps occupés à faire des siéges, pouvaient remporter des avantages décisifs. Mais Alexandrie venait d'ouvrir ses portes, le 4 thermidor (22 juillet). Le bruit était vaguement répandu que Mantoue venait aussi de les ouvrir. Cette triste nouvelle fut bientôt confirmée, et on apprit que la capitulation avait été signée le 12 thermidor (30 juillet). Kray venait de rejoindre Suwarow avec vingt mille hommes; la masse agissante des Austro-Russes se trouvait actuellement de soixante et quelques mille. Il n'était donc plus possible à Joubert de lutter à chance égale contre un ennemi si supérieur. Il assembla un conseil de guerre; l'avis général fut de rentrer dans l'Apennin, et de se borner à la défensive, en attendant de nouvelles forces.

Joubert allait exécuter sa résolution, lorsqu'il fut prévenu par Suwarow, et obligé d'accepter la bataille. L'armée française était formée en demi-cercle, sur les pentes du Monte-Rotondo, dominant toute la plaine de Novi. La gauche formée des divisions Grouchy et Lemoine, s'étendait circulairement en avant de Pasturana. Elle avait à dos le ravin du Riasco, ce qui rendait ses derrières accessibles à l'ennemi qui oserait s'engager dans ce ravin. La réserve de cavalerie, commandée par Richepanse, était en arrière de cette aile. Au centre, la division Laboissière couvrait les hauteurs à droite et à gauche de la ville de Novi. La division Watrin, à l'aile droite, défendait les accès du Monte-Rotondo, du côté de la route de Tortone. Dombrowsky avec une division bloquait Seravalle. Le général Pérignon commandait notre aile gauche, Saint-Cyr notre centre et notre droite. La position était forte, bien occupée sur tous les points, et difficile à emporter. Cependant quarante mille hommes contre plus de soixante mille avaient un désavantage immense. Suwarow résolut d'attaquer la position avec sa violence accoutumée. Il porta Kray vers notre gauche avec les divisions Ott et Bellegarde. Le corps russe de Derfelden, ayant en tête l'avant-garde de Bagration, devait attaquer notre centre vers Novi. Mélas, demeuré un peu en arrière avec le reste de l'armée, devait assaillir notre droite. Par une combinaison singulière, ou plutôt par un défaut de combinaison, les attaques devaient être successives, et non simultanées.

Le 28 thermidor (15 août 1799), Kray commença l'attaque à cinq heures du matin. Bellegarde attaqua la division Grouchy à l'extrême gauche, et Ott la division Lemoine. Ces deux divisions n'étant pas encore formées, faillirent être surprises et rompues. La résistance opiniâtre de l'une des demi-brigades obligea Kray à se jeter sur la 20e légère, qu'il accabla en réunissant contre elle son principal effort. Déjà ses troupes prenaient pied sur le plateau, lorsque Joubert accourut au galop sur le lieu du danger. Il n'était plus temps de songer à la retraite, et il fallait tout oser pour rejeter l'ennemi au bas du plateau. S'avançant au milieu des tirailleurs pour les encourager, il reçut une balle qui l'atteignit près du coeur, et l'étendit par terre. Presque expirant, le jeune héros criait encore à ses soldats: En avant, mes amis! en avant! Cet événement pouvait jeter le désordre dans l'armée; mais heureusement Moreau avait accompagné Joubert sur ce point. Il prit sur-le-champ le commandement qui lui était déféré par la confiance générale, rallia les soldats, bouillans de ressentiment, et les ramena sur les Autrichiens. Les grenadiers de la 34e les chassèrent à la baïonnette, et les précipitèrent au bas de la colline. Malheureusement les Français n'avaient pas encore leur artillerie en batterie, et les Autrichiens, au contraire, sillonnaient leurs rangs par une grêle d'obus et de boulets. Pendant cette action, Bellegarde tâchait de tourner l'extrême gauche par le ravin du Riasco, qui a déjà été désigné comme donnant accès sur nos derrières. Déjà il s'était introduit assez avant, lorsque Pérignon, lui présentant à propos la réserve commandée par le général Clausel, l'arrêta dans sa marche. Pérignon acheva de le culbuter dans la plaine, en le faisant charger par les grenadiers de Partouneaux et par la cavalerie de Richepanse. Ce coup de vigueur débarrassa l'aile gauche.

Grâce à la singulière combinaison de Suwarow, qui voulait rendre ses attaques successives, notre centre n'avait pas encore été attaqué. Saint-Cyr avait eu le temps de faire ses dispositions, et de rapprocher de Novi la division Watrin, formant son extrême droite. Sur les instances de Kray, qui demandait à être appuyé par une attaque vers le centre, Bagration s'était enfin décidé à l'assaillir avec son avant-garde. La division Laboissière, qui était à la gauche de Novi, laissant approcher les Russes de Bagration à demi-portée de fusil, les accabla tout à coup d'un feu épouvantable de mousqueterie et de mitraille, et couvrit la plaine de morts. Bagration, sans s'ébranler, dirigea alors quelques bataillons pour tourner Novi par notre droite; mais, rencontrés par la division Watrin, qui se rapprochait de Novi, ils furent rejetés dans la plaine.

On était ainsi arrivé à la moitié du jour sans que notre ligne fût entamée. Suwarow venait d'arriver avec le corps russe de Derfelden. Il ordonna une nouvelle attaque générale sur toute la ligne. Kray devait assaillir de nouveau la gauche, Derfelden et Bagration le centre. Mélas était averti de hâter le pas, pour venir accabler notre droite. Tout étant disposé, l'ennemi s'ébranle sur toute la ligne. Kray, s'acharnant sur notre gauche, essaie encore de la faire assaillir de front par Ott; mais la réserve Clausel repousse les troupes de Bellegarde, et la division Lemoine culbute Ott sur les pentes des collines. Au centre, Suwarow fait livrer une attaque furieuse à droite et à gauche de Novi. Une nouvelle tentative de tourner la ville est déjouée, comme le matin, par la division Watrin. Malheureusement nos soldats, entraînés par leur ardeur, s'abandonnent trop vivement à la poursuite de l'ennemi, s'aventurent dans la plaine, et sont ramenés dans leur position. A une heure le feu se ralentit de nouveau par l'effet de la fatigue générale; mais il recommence bientôt avec violence, et pendant quatre heures les Français, immobiles comme des murailles, résistent avec une admirable froideur à toute la furie des Russes. Ils n'avaient fait encore que des pertes peu considérables. Les Austro-Russes, au contraire, avaient été horriblement traités. La plaine était jonchée de leurs morts et de leurs blessés. Malheureusement le reste de l'armée austro-russe arrivait de Rivalta, sous les ordres de Mélas. Cette nouvelle irruption allait se diriger sur notre droite. Saint-Cyr, s'en apercevant, ramène la division Watrin, qui s'était trop engagée dans la plaine, et la dirige sur un plateau à droite de Novi. Mais tandis qu'elle opère ce mouvement, elle se voit déjà enveloppée de tous côtés par le corps nombreux de Mélas. Cette vue la saisit, elle se rompt, et gagne le plateau en désordre. On la rallie cependant un peu en arrière. Pendant ce temps, Suwarow, redoublant d'efforts au centre vers Novi, rejette enfin les Français dans la ville, et s'empare des hauteurs qui la commandent à droite et à gauche. Dès cet instant, Moreau, jugeant la retraite nécessaire, l'ordonne avant que de nouveaux progrès de l'ennemi interdisent les communications sur Gavi. A droite, la division Watrin est obligée de se faire jour pour regagner le chemin de Gavi déjà fermé. La division Laboissière se retire de Novi; les divisions Lemoine et Grouchy se replient sur Pasturana, en essuyant les charges furieuses de Kray. Malheureusement un bataillon s'introduit dans le ravin du Riasco, qui passe derrière Pasturana. Son feu jette le désordre dans nos colonnes; artillerie, cavalerie, tout se confond. La division Lemoine, pressée par l'ennemi, se débande et se jette dans le ravin. Nos soldats sont emportés comme la poussière soulevée par le vent. Pérignon et Grouchy rallient quelques braves, pour arrêter l'ennemi et sauver l'artillerie; mais ils sont sabrés, et restent prisonniers. Pérignon avait reçu sept coups de sabre, Grouchy six. Le brave Colli, ce général piémontais qui s'était si distingué dans les premières campagnes contre nous, et qui avait ensuite pris du service dans notre armée, se forme en carré avec quelques bataillons, résiste jusqu'à ce qu'il soit enfoncé, et tombe tout mutilé dans les mains des Russes.

Après ce premier moment de confusion, l'armée se rallia en avant de Gavi. Les Austro-Russes étaient trop fatigués pour la poursuivre. Elle put se remettre en marche sans être inquiétée. La perte des deux côtés était égale; elle s'élevait à environ dix mille hommes pour chaque armée. Mais les blessés et les tués étaient beaucoup plus nombreux dans l'armée austro-russe. Les Français avaient perdu beaucoup plus de prisonniers. Ils avaient perdu aussi le général en chef, quatre généraux de division, trente-sept bouches à feu et quatre drapeaux. Jamais ils n'avaient déployé un courage plus froid et plus opiniâtre. Ils étaient inférieurs à l'ennemi du tiers au moins. Les Russes avaient montré leur bravoure fanatique, mais n'avaient dû l'avantage qu'au nombre, et non aux combinaisons du général, qui avait montré ici la plus grande ignorance. Il avait, en effet, exposé ses colonnes à être mitraillées l'une après l'autre, et n'avait pas assez appuyé sur notre gauche, point qu'il fallait accabler. Cette déplorable bataille nous interdisait définitivement l'Italie, et ne nous permettait plus de tenir la campagne. Il fallait nous renfermer dans l'Apennin, heureux de pouvoir le conserver. La perte de la bataille ne pouvait être imputée à Moreau, mais à la circonstance malheureuse de la réunion de Kray à Suwarow. Le retard de Joubert avait seul causé ce dernier désastre.

Tous nos malheurs ne se bornaient pas à la bataille de Novi. L'expédition contre la Hollande, précédemment annoncée, s'exécutait enfin par le concours des Anglais et des Russes. Paul Ier avait stipulé un traité avec Pitt, par lequel il devait fournir dix-sept mille Russes, qui seraient à la solde anglaise, et qui agiraient en Hollande. Après beaucoup de difficultés vaincues, l'expédition avait été préparée pour la fin d'août (commencement de fructidor). Trente mille Anglais devaient se joindre aux dix-sept mille Russes, et si le débarquement s'effectuait sans obstacle, on avait l'espérance certaine d'arracher la Hollande aux Français. C'était pour l'Angleterre l'intérêt le plus cher; et n'eût-elle réussi qu'à détruire les flottes et les arsenaux de la Hollande, elle eût encore été assez payée des frais de l'expédition. Une escadre considérable se dirigea vers la Baltique, pour aller chercher les Russes. Un premier détachement mit à la voile sous les ordres du général Abercrombie, pour tenter le débarquement. Toutes les troupes d'expédition une fois réunies devaient se trouver sous les ordres supérieurs du duc d'York.

Le point le plus avantageux pour aborder en Hollande était l'embouchure de la Meuse. On menaçait ainsi la ligne de retraite des Français, et on abordait très près de La Haye, où le stathouder avait le plus de partisans. La commodité des côtes fit préférer la Nord-Hollande. Abercrombie se dirigea vers le Helder, où il arriva vers la fin d'août. Après bien des obstacles vaincus, il débarqua près du Helder, aux environs de Groot-Keeten, le 10 fructidor (27 août). Les préparatifs immenses qu'avait exigés l'expédition, et la présence de toutes les escadres anglaises sur les côtes, avaient assez, averti les Français pour qu'ils fussent sur leurs gardes. Brune commandait à la fois les armées batave et française. Il n'avait guère sous la main que sept mille Français et dix mille Hollandais, commandés par Daendels. Il avait dirigé la division batave aux environs du Helder, et disposé aux environs de Harlem la division française. Abercrombie, en débarquant, rencontra les Hollandais à Groot-Keeten, les repoussa, et parvint ainsi à assurer le débarquement de ses troupes. Les Hollandais en cette occasion ne manquèrent pas de bravoure, mais ne furent pas dirigés avec assez d'habileté par le général Daendels, et furent obligés de se replier. Brune les recueillit, et fit ses dispositions pour attaquer promptement les troupes débarquées avant qu'elles fussent solidement établies, et qu'elles eussent été renforcées des divisions anglaises et russes qui devaient rejoindre.

Les Hollandais montraient les meilleures dispositions. Les gardes nationales s'étaient offertes à garder les places, ce qui avait permis à Brune de mobiliser de nouvelles troupes. Il avait appelé à lui la division Dumonceau, forte de six mille hommes, et il résolut d'attaquer dès les premiers jours de septembre le camp où venaient de s'établir les Anglais. Ce camp était redoutable; c'était le Zip, ancien marais, desséché par l'industrie hollandaise, formant un vaste terrain coupé de canaux, hérissé de digues, et couvert d'habitations. Dix-sept mille Anglais l'occupaient, et y avaient fait les meilleures dispositions défensives. Brune pouvait l'assaillir avec vingt mille hommes au plus, ce qui était fort insuffisant à cause de la nature du terrain. Il aborda ce camp le 22 fructidor (8 septembre), et, après un combat opiniâtre, fut obligé de battre en retraite, et de se replier sur Amsterdam. Il ne pouvait plus dès cet instant empêcher la réunion de toutes les forces anglo-russes, et devait attendre la formation d'une armée française pour les combattre. Cet établissement des Anglais dans la Nord-Hollande amena l'événement qu'on devait redouter le plus, la défection de la grande flotte hollandaise. Le Texel n'avait pas été fermé, et l'amiral anglais Mitchell put y pénétrer avec toutes ses voiles. Depuis longtemps les matelots hollandais étaient travaillés par des émissaires du prince d'Orange; à la première sommation de l'amiral Mitchell, ils s'insurgèrent, et forcèrent Story, leur amiral, à se rendre. Toute la marine hollandaise se trouva ainsi au pouvoir des Anglais, ce qui était déjà pour eux un avantage du plus grand prix.

Ces nouvelles, arrivées coup sur coup à Paris, y produisirent l'effet qu'on devait naturellement en attendre. Elles augmentèrent la fermentation des partis, et surtout le déchaînement des patriotes, qui demandèrent, avec plus de chaleur que jamais, l'emploi des grands moyens révolutionnaires. La liberté rendue aux journaux et aux clubs en avait fait renaître un grand nombre. Les restes du parti jacobin s'étaient réunis dans l'ancienne salle du Manége, où avaient siégé nos premières assemblées. Quoique la loi défendît aux sociétés populaires de prendre la forme d'assemblées délibérantes, la société du Manége ne s'en était pas moins donné, sous des titres différens, un président, des secrétaires, etc. On y voyait figurer l'ex-ministre Bouchotte, Drouet, Félix Lepelletier, Arena, tous disciples ou complices de Baboeuf. On y invoquait les mânes de Goujon, de Soubrany et des victimes de Grenelle. On y demandait, en style de 93, la punition de toutes les sangsues du peuple, le désarmement des royalistes, la levée en masse, l'établissement des manufactures d'armes dans les places publiques, et la restitution des canons et des piques aux gardes nationales, etc. On y demandait surtout la mise en accusation des anciens directeurs, auxquels on attribuait les derniers désastres, comme étant les résultats de leur administration. Quand la nouvelle de la bataille de Novi et des événemens de Hollande fut connue, la violence n'eut plus de bornes. Les injures furent prodiguées aux généraux. Moreau fut traité de tâtonneur; Joubert lui-même, malgré sa mort héroïque, fut accusé d'avoir perdu l'armée par sa lenteur à la rejoindre. Sa jeune épouse, MM. de Sémonville, Sainte-Foy, Talleyrand, auxquels on attribuait son mariage, furent accablés d'outrages. Le gouvernement hollandais fut accusé de trahison; on dit qu'il était composé d'aristocrates, de stathoudériens, ennemis de la France et de la liberté. Le Journal des hommes libres, organe du même parti qui se réunissait à la salle du Manége, répétait toutes ces déclamations, et ajoutait au scandale des paroles celui de l'impression.

Ce déchaînement causait à beaucoup de gens une espèce de terreur. On craignait une nouvelle représentation des scènes de 93. Ceux qui s'appelaient les modérés, les politiques, et qui, à la suite de Sièyes, avaient l'intention louable et la prétention hasardée de sauver la France des fureurs des partis en la constituant une seconde fois, s'indignaient du déchaînement de ces nouveaux jacobins. Sièyes surtout avait une grande habitude de les craindre, et il se prononçait contre eux avec toute la vivacité de son humeur. Au reste, ils pouvaient paraître redoutables, car, indépendamment des criards et des brouillons qui étalaient leur énergie dans les clubs ou dans les journaux, ils comptaient des partisans plus braves, plus puissans, et par conséquent dangereux, dans le gouvernement lui-même. Il y avait dans les conseils tous les patriotes repoussés une première fois par les scissions, et entrés de force aux élections de cette année, qui, en langage plus modéré, répétaient à peu près ce qui se disait dans la société du Manége. C'étaient des hommes qui ne voulaient pas courir la chance d'une nouvelle constitution, qui se défiaient d'ailleurs de ceux qui voulaient la faire, et qui craignaient qu'on ne cherchât dans les généraux un appui redoutable. Ils voulaient de plus, pour tirer la France de ses périls, des mesures semblables à celles qu'avait employées le comité de salut public. Les anciens, plus mesurés et plus sages, par leur position, partageaient peu cet avis, mais plus de deux cents membres le soutenaient chaudement dans les cinq-cents. Il n'y avait pas seulement dans le nombre des têtes chaudes comme Augereau, mais des hommes sages et éclairés comme Jourdan. Ces deux généraux donnaient au parti patriote un grand ascendant sur les cinq-cents. Au directoire, ce parti avait deux voix: Gohier et Moulins. Barras restait indécis; d'une part, il se défiait de Sièyes, qui lui témoignait peu d'estime et le regardait comme pourri; d'autre part, il craignait les patriotes et leurs extravagances. Il hésitait ainsi à se prononcer. Dans le ministère, les patriotes venaient de trouver un appui dans Bernadotte. Ce général était beaucoup moins prononcé que la plupart des généraux de l'armée d'Italie, et on doit se souvenir que sa division, en arrivant sur le Tagliamento, fut en querelle avec la division Augereau au sujet du mot monsieur, qu'elle substituait déjà à celui de citoyen. Mais Bernadotte avait une ambition inquiète; il avait vu avec humeur la confiance accordée à Joubert par le parti réorganisateur; il croyait qu'on songeait à Moreau depuis la mort de Joubert, et cette circonstance l'indisposant contre les projets de réorganisation, le rattachait entièrement aux patriotes. Le général Marbot, commandant de la place de Paris, républicain violent, était dans le mêmes dispositions que Bernadotte.

Ainsi, deux cents députés prononcés dans les cinq-cents, à la tête desquels se trouvaient deux généraux célèbres, le ministre de la guerre, le commandant de la place de Paris, deux directeurs, quantité de journaux et de clubs, un reste considérable d'hommes compromis, et propres aux coups de main, pouvaient causer quelque effroi; et bien que le parti montagnard ne pût renaître, on conçoit les craintes qu'il inspirait encore à des hommes tout pleins des souvenirs de 1793.

On était peu satisfait du magistrat Bourguignon pour l'exercice des fonctions de la police. C'était un honnête citoyen, mais trop peu avisé. Barras proposa à Sièyes sa créature, qu'il venait d'envoyer à l'ambassade de Hollande, le souple et astucieux Fouché. Ancien membre des jacobins, instruit parfaitement de leur esprit et de leurs secrets, nullement attaché à leur cause, ne cherchant au milieu du naufrage des partis qu'à sauver sa fortune, Fouché était éminemment propre à espionner ses anciens amis, et à garantir le directoire de leurs projets. Il fut accepté par Sièyes et Roger-Ducos, et obtint le ministère de la police. C'était une précieuse acquisition dans les circonstances. Il confirma Barras dans l'idée de se rattacher plutôt au parti réorganisateur qu'au parti patriote, parce que ce dernier n'avait point d'avenir, et pouvait d'ailleurs l'entraîner trop loin.

Cette mesure prise, la guerre aux patriotes commença. Sièyes, qui avait sur les anciens une grande influence, parce que ce conseil était tout composé des modérés et des politiques, usa de cette influence pour faire fermer la nouvelle société des jacobins. La salle du Manége, attenant aux Tuileries, était comprise dans l'enceinte du palais des anciens. Chaque conseil ayant la police de son enceinte, les anciens pouvaient fermer la salle du Manége. En effet, la commission des inspecteurs prit un arrêté, et défendit toute réunion dans cette salle. Une simple sentinelle placée à la porte suffit pour empêcher la réunion des nouveaux jacobins. C'était là une preuve que, si les déclamations étaient les mêmes, les forces ne l'étaient plus. Cet arrêté fut motivé auprès du conseil des anciens par un rapport du député Cornet. Courtois, le même qui avait fait le rapport sur le 9 thermidor, en profita pour faire une nouvelle dénonciation contre les complots des jacobins. Sa dénonciation fut suivie d'une délibération tendant à ordonner un rapport sur ce sujet.

Les patriotes, chassés de la salle du Manége, se retirèrent dans un vaste local, rue du Bac, et recommencèrent là leurs déclamations habituelles. Leur organisation en assemblée délibérante demeurant la même, la constitution donnait au pouvoir exécutif le droit de dissoudre leur société. Sièyes, Roger-Ducos et Barras, à l'instigation de Fouché, se décidèrent à la fermer. Gohier et Moulins n'étaient pas de cet avis, disant que, dans le danger présent, il fallait raviver l'esprit public par des clubs; que la société des nouveaux jacobins renfermait de mauvaises têtes, mais point de factieux redoutables, puisqu'ils avaient cédé devant une simple sentinelle quand la salle du Manége avait été fermée. Leur avis ne fut pas écouté, et la décision fut prise. L'exécution en fut renvoyée après la célébration de l'anniversaire du 10 août, qui devait avoir lieu le 23 thermidor. Sièyes était président du directoire; à ce titre, il devait parler dans cette solennité. Il fit un discours remarquable, dans lequel il s'attachait à signaler le danger que les nouveaux anarchistes faisaient courir à la république, et les dénonçait comme des conspirateurs dangereux, rêvant une nouvelle dictature révolutionnaire. Les patriotes présens à la cérémonie accueillirent mal ce discours, et poussèrent quelques vociférations. Au milieu des salves d'artillerie, Sièyes et Barras crurent entendre des balles siffler à leurs oreilles. Ils rentrèrent au directoire fort irrités. Se défiant des autorités de Paris, ils résolurent d'enlever le commandement de la place au général Marbot, qu'on accusait d'être un chaud patriote et de participer aux prétendus complots des jacobins. Fouché proposa à sa place Lefebvre, brave général, ne connaissant que la consigne militaire, et tout à fait étranger aux intrigues des partis. Marbot fut donc destitué, et le surlendemain, l'arrêté qui ordonnait la clôture de la société de la rue du Bac fut signifié.

Les patriotes n'opposèrent pas plus de résistance à la rue du Bac que dans la salle du Manége. Ils se retirèrent et demeurèrent définitivement séparés. Mais il leur restait les journaux, et ils en firent un redoutable usage. Celui qui se qualifiait Journal des Hommes libres déclama avec une extrême violence contre tous les membres du directoire qui étaient connus pour avoir approuvé la délibération. Sièyes fut traité cruellement. Ce prêtre perfide, disaient les journaux patriotes, a vendu l'a république à la Prusse. Il est convenu avec cette puissance de rétablir en France la monarchie, et de donner la couronne à Brunswick. Ces accusations n'avaient d'autre fondement que l'opinion bien connue de Sièyes sur la constitution, et son séjour en Prusse. Il répétait, en effet, tous les jours que les brouillons et les bavards rendaient tout gouvernement impossible; qu'il fallait concentrer l'autorité; que la liberté pouvait être compatible même avec la monarchie, témoin l'Angleterre; mais qu'elle était incompatible avec cette domination successive de tous les partis. On lui prêtait même cet autre propos, que le nord de l'Europe était plein de princes sages et modérés, qui pourraient, avec une forte constitution, faire le bonheur de la France. Ces propos, vrais ou faux, suffisaient pour qu'on lui prêtât des complots qui n'existaient que dans l'imagination de ses ennemis. Barras n'était pas mieux traité que Sièyes. Les ménagemens que les patriotes avaient eus long-temps pour lui, parce qu'il les avait toujours flattés de son appui, avaient cessé. Ils le déclaraient maintenant un traître, un homme pourri, qui n'était plus bon à aucun parti. Fouché, son conseil, apostat comme lui, était poursuivi des mêmes reproches. Roger-Ducos n'était, suivant eux, qu'un imbécile, adoptant aveuglément l'avis de deux traîtres.

La liberté de la presse était illimitée. La loi proposée par Berlier n'ayant pas été accueillie, il n'existait qu'un moyen pour attaquer les écrivains, c'était de faire revivre une loi de la convention contre ceux qui, par des actions ou par des écrits, tendraient au renversement de la république. Il fallait que cette intention fût démontrée pour que la loi devînt applicable, et alors la loi portait peine de mort. Il était donc impossible d'en faire usage. Une nouvelle loi avait été demandée au corps législatif, et on décida qu'on s'en occuperait sur-le-champ. Mais en attendant, le déchaînement continuait avec la même violence; et les trois directeurs composant la majorité déclaraient qu'il était impossible de gouverner. Ils imaginèrent d'appliquer à ce cas l'article 144 de la constitution, qui donnait au directoire le droit de lancer des mandats d'arrêt contre les auteurs ou complices des complots tramés contre la république. Il fallait singulièrement torturer cet article pour l'appliquer aux journalistes. Cependant, comme c'était un moyen d'arrêter le débordement de leurs écrits, en saisissant leurs presses et en les arrêtant eux-mêmes, la majorité directoriale, sur l'avis de Fouché, lança des mandats d'arrêt contre les auteurs de onze journaux, et fit mettre le scellé sur leurs presses. L'arrêté fut signifié le 17 fructidor (3 septembre) au corps législatif, et produisit un soulèvement de la part des patriotes. On cria au coup d'état, à la dictature, etc.

Telle était la situation des choses. Dans le directoire, dans les conseils, partout enfin, les modérés, les politiques luttaient contre les patriotes. Les premiers avaient la majorité dans le directoire comme dans les conseils. Les patriotes étaient en minorité, mais ils étaient ardens, et faisaient assez de bruit pour épouvanter leurs adversaires. Heureusement les moyens étaient usés comme les partis, et de part et d'autre on pouvait se faire beaucoup plus de peur que de mal. Le directoire avait fermé deux fois la nouvelle société des jacobins et supprimé leurs journaux. Les patriotes criaient, menaçaient, mais n'avaient plus assez d'audace ni de partisans pour attaquer le gouvernement. Dans cette situation, qui durait depuis le 30 prairial, c'est-à-dire depuis près de trois mois, on eut l'idée, si ordinaire à la veille des événemens décisifs, d'une réconciliation. Beaucoup de députés de tous les côtés proposèrent une entrevue avec les membres du directoire pour s'expliquer et s'entendre sur leurs griefs réciproques. «Nous aimons tous la liberté, disaient-ils, nous voulons tous la sauver des périls auxquels elle se trouve exposée par la défaite de nos armées; tâchons donc de nous entendre sur le choix des moyens, puisque ce choix est notre seule cause de désunion.» L'entrevue eut lieu chez Barras. Il n'y a pas et il ne peut pas y avoir de réconciliation entre les partis, car il faudrait qu'ils renonçassent à leur but, ce qu'on ne peut obtenir d'une conversation. Les députés patriotes se plaignirent de ce qu'on parlait tous les jours de complots, de ce que le président du directoire avait lui-même signalé une classe d'hommes dangereux et qui méditaient la ruine de la république. Ils demandaient qu'on désignât quels étaient ces hommes, afin de ne pas les confondre avec les patriotes. Sièyes, à qui cette interpellation s'adressait, répondit en rappelant la conduite des sociétés populaires et des journaux, et en signalant les dangers d'une nouvelle anarchie. On lui demanda encore de désigner les véritables anarchistes, pour se réunir contre eux et les combattre. «Et comment nous réunir contre eux, dit Sièyes, quand tous les jours des membres du corps législatif montent à la tribune pour les appuyer?—C'est donc nous que vous attaquez? repartirent les députés auxquels Sièyes venait de faire cette réponse. Quand nous voulons nous expliquer avec vous, vous nous injuriez et nous repoussez.» L'humeur arrivant, sur-le-champ on se sépara, en s'adressant des paroles plutôt menaçantes que conciliatrices.

Immédiatement après cette entrevue, Jourdan forma le projet d'une proposition importante, celle de déclarer la patrie en danger. Cette déclaration entraînait la levée en masse et plusieurs grandes mesures révolutionnaires. Elle fut présentée aux cinq-cents le 27 fructidor (13 septembre). Le parti modéré la combattit vivement, en disant que cette mesure, loin d'ajouter à la force du gouvernement, ne ferait que la diminuer, en excitant des craintes exagérées et des agitations dangereuses. Les patriotes soutinrent qu'il fallait donner une grande commotion pour réveiller l'esprit public et sauver la révolution. Ce moyen, excellent en 1793, ne pouvait plus réussir aujourd'hui et n'était qu'une application erronée du passé. Lucien Bonaparte, Boulay (de la Meurthe), Chénier, le combattirent vivement, et on obtint l'ajournement au lendemain. Les patriotes des clubs avaient entouré le palais des cinq-cents en tumulte, et ils insultèrent plusieurs députés. On répandait que Bernadotte, pressé par eux, allait monter à cheval, se mettre à leur tête et faire une journée. Il est certain que plusieurs des brouillons du parti l'y avaient fortement engagé. On pouvait craindre qu'il se laissât entraîner. Barras et Fouché le virent et cherchèrent à s'expliquer avec lui. Ils le trouvèrent plein de ressentiment contre les projets qu'il disait avoir été formés avec Joubert. Barras et Fouché lui assurèrent qu'il n'en était rien, et l'engagèrent à demeurer tranquille.

Ils retournèrent auprès de Sièyes, et convinrent d'arracher à Bernadotte sa démission, sans la lui donner. Sièyes, s'entretenant le jour même avec Bernadotte, l'amena à dire qu'il désirait reprendre bientôt un service actif, et qu'il regarderait le commandement d'une armée comme la plus douce récompense de son ministère. Sur-le-champ, interprétant cette réponse comme la demande de sa démission, Sièyes, Barras et Roger-Ducos résolurent d'écrire à Bernadotte que sa démission était acceptée. Ils avaient saisi le moment où Gohier et Moulins étaient absens pour prendre cette détermination. Le lendemain même, la lettre fut écrite à Bernadotte. Celui-ci fut tout étonné, et répondit au directoire une lettre très-amère, dans laquelle il disait qu'on acceptait une démission qu'il n'avait pas donnée, et demandait son traitement de réforme. La nouvelle de cette destitution déguisée fut annoncée aux cinq-cents au moment où l'on allait voter sur le danger de la patrie. Elle excita une grande rumeur. «On prépare des coups d'état, s'écrièrent les patriotes.—Jurons, dit Jourdan, de mourir sur nos chaises curules!—Ma tête tombera, s'écrie Augereau, avant qu'il soit porté atteinte à la représentation nationale.» Enfin, après un grand tumulte, on alla aux voix. A une majorité de deux cent quarante-cinq contre cent soixante-onze voix, la proposition de Jourdan fut rejetée, et la patrie ne fut point déclarée en danger.

Quand les deux directeurs Gohier et Moulins apprirent le renvoi de Bernadotte, décidé sans leur participation, ils se plaignirent à leurs collègues, en disant qu'une pareille mesure ne devait pas être prise sans le concours des cinq directeurs. «Nous formions la majorité, reprit Sièyes, et nous avions le droit de faire ce que nous avons fait.» Gohier et Moulins allèrent sur-le-champ rendre une visite officielle à Bernadotte, et ils eurent soin de le faire avec le plus grand éclat.

L'administration du département de la Seine inspirait aussi quelque défiance à la majorité directoriale, elle fut changée. Dubois de Crancé remplaça Bernadotte au ministère de la guerre.

La désorganisation était donc complète sous tous les rapports: battue au dehors par la coalition, presque bouleversée au dedans par les partis, la république semblait menacée d'une chute prochaine. Il fallait qu'une force surgît quelque part, soit pour dompter les factions, soit pour résister aux étrangers. Cette force, on ne pouvait plus l'espérer d'un parti vainqueur, car ils étaient tous également usés et discrédités; elle ne pouvait naître que du sein des armées, où réside la force, et la force silencieuse, régulière, glorieuse comme elle convient à une nation fatiguée de l'agitation des disputes et de la confusion des volontés. Au milieu de cette grande dissolution, les regards erraient sur les hommes illustrés pendant la révolution, et semblaient chercher un chef. Il ne faut plus de bavards, avait dit Sièyes, il faut une tête et une épée. La tête était trouvée, car il était au directoire. On cherchait une épée. Hoche était mort; Joubert, que sa jeunesse, sa bonne volonté, son héroïsme, recommandaient à tous les amis de la république, venait d'expirer à Novi. Moreau, jugé le plus grand homme de guerre parmi les généraux restés en Europe, avait laissé dans les esprits l'impression d'un caractère froid, indécis, peu entreprenant, et peu jaloux de se charger d'une grande responsabilité. Masséna, l'un de nos plus grands généraux, n'avait pas encore acquis la gloire d'être notre sauveur. On ne voyait d'ailleurs en lui qu'un soldat. Jourdan venait d'être vaincu. Augereau était un esprit turbulent, Bernadotte un esprit inquiet, et aucun des deux n'avait assez de renommée. Il y avait un personnage immense, qui réunissait toutes les gloires, qui à cent victoires avait joint une belle paix, qui avait porté la France au comble de la grandeur à Campo-Formio, et qui semblait en s'éloignant avoir emporté sa fortune, c'était Bonaparte; mais il était dans les contrées lointaines; il occupait de son nom les échos de l'Orient. Seul il était resté victorieux, et faisait retentir aux bords du Nil et du Jourdain les foudres dont il avait naguère épouvanté l'Europe sur l'Adige. Ce n'était pas assez de le trouver glorieux, on le voulait intéressant; on le disait exile par une autorité défiante et ombrageuse. Tandis qu'en aventurier il cherchait une carrière grande comme son imagination, on croyait que, citoyen soumis, il payait par des victoires l'exil qu'on lui avait imposé. «Où est Bonaparte? se disait-on. Sa vie déjà épuisée se consume sous un ciel dévorant. Ah! s'il était parmi nous, la république ne serait pas menacée d'une ruine prochaine. L'Europe et les factions la respecteraient également!» Des bruits confus circulaient sur son compte. On disait quelquefois que la victoire, infidèle à tous les généraux français, l'avait abandonné à son tour dans une expédition lointaine. Mais on repoussait de tels bruits; il est invincible, disait-on; loin d'avoir essuyé des revers, il marche à la conquête de tout l'Orient. On lui prêtait des projets gigantesques. Les uns allaient jusqu'à dire qu'il avait traversé la Syrie, franchi l'Euphrate et l'Indus; les autres qu'il avait marché sur Constantinople, et qu'après avoir renversé l'empire ottoman, il allait prendre l'Europe à revers. Les journaux étaient pleins de ces conjectures, qui prouvent ce que les imaginations attendaient de ce jeune homme.

Le directoire lui avait mandé l'ordre de revenir, et avait réuni dans la Méditerranée une flotte immense, composée de marins français et espagnols, pour ramener l'armée7. Les frères du général, restés à Paris, et chargés de l'informer de l'état des choses, lui avaient envoyé dépêches sur dépêches, pour l'instruire de l'état de confusion où était tombée la république, et pour le presser de revenir. Mais ces avis avaient à traverser les mers et les escadres anglaises, et on ne savait si le héros serait averti et revenu avant la ruine de la République.

Note 7: (retour) Il faut dire que cet ordre est contesté. On connaît un arrêté du directoire, signé de Treilhard, Barras et Larévellière, et daté du 7 prairial, qui rappelle Bonaparte en Europe. Larévellière, dans ses mémoires, déclare ne pas se souvenir d'avoir donné cette signature, et regarde l'arrêté comme supposé. Cependant l'expédition maritime de Bruix resterait alors sans explication. Du reste, il est certain que le directoire, à cette époque, souhaitait Bonaparte, et qu'il craignait son ambition beaucoup moins que la férocité de Suwarow. Si l'ordre n'est pas authentique, il est vraisemblable, et d'ailleurs il est de peu d'importance, car Bonaparte était autorisé à revenir quand il le jugerait convenable.



CHAPITRE XVIII.

SUITE DES OPÉRATIONS DE BONAPARTE EN ÉGYPTE. CONQUÊTE DE LA HAUTE-ÉGYPTE PAR DESAIX; BATAILLE DE SÉDIMAN.—EXPÉDITION DE SYRIE; PRISE DU FORT D'EL-ARISCH ET DE JAFFA; BATAILLE DU MONT-THABOR; SIÉGE DE SAINT-JEAN-D'ACRE.—RETOUR EN ÉGYPTE; BATAILLE D'ABOUKIR. —DÉPART DE BONAPARTE POUR LA FRANCE.—OPÉRATIONS EN EUROPE. MARCHE DE L'ARCHIDUC CHARLES SUR LE RHIN, ET DE SUWAROW EN SUISSE; MOUVEMENT DE MASSÉNA; MÉMORABLE VICTOIRE DE ZURICH; SITUATION PÉRILLEUSE DE SUWAROW; SA RETRAITE DÉSASTREUSE; LA FRANCE SAUVÉE.—ÉVÉNEMENS EN HOLLANDE; DÉFAITE ET CAPITULATION DES ANGLO-RUSSES; ÉVACUATION DE LA HOLLANDE. FIN DE LA CAMPAGNE DE 1799.

Bonaparte, après la bataille des Pyramides, s'était trouvé maître de l'Égypte. Il avait commencé à s'y établir, et avait distribué ses généraux dans les provinces, pour en faire la conquête. Desaix, placé à l'entrée de la Haute-Égypte avec une division de trois mille hommes environ, était chargé de conquérir cette province contre les restes de Mourad-Bey. C'est en vendémiaire et brumaire de l'année précédente (octobre 1798), au moment où l'inondation finissait, que Desaix avait commencé son expédition. L'ennemi s'était retiré devant lui et ne l'avait attendu qu'à Sédiman; là, Desaix avait livré, le 16 vendémiaire an VII (7 octobre 1798), une bataille acharnée contre les restes désespérés de Mourad-Bey. Aucun des combats des Français en Égypte ne fut aussi sanglant. Deux mille Français eurent à lutter contre quatre mille Mameluks et huit mille fellahs, retranchés dans le village de Sédiman. La bataille se passa comme celle des Pyramides, et comme toutes celles qui furent livrées en Égypte. Les fellahs étaient derrière les murs du village, et les cavaliers dans la plaine. Desaix s'était formé en deux carrés, et avait placé sur ses ailes deux autres petits carrés, pour amortir le choc de la cavalerie ennemie. Pour la première fois, notre infanterie fut rompue, et l'un des petits carrés enfoncé. Mais, par un instinct subit et admirable, nos braves soldats se couchèrent aussitôt par terre, afin que les grands carrés pussent faire feu sans les atteindre. Les Mameluks, passant sur leurs corps, chargèrent les grands carrés avec furie pendant plusieurs heures de suite, et vinrent expirer en désespérés sur les baïonnettes. Suivant l'usage, les carrés s'ébranlèrent ensuite, pour attaquer les retranchemens, et les emportèrent. Pendant ce mouvement, les Mameluks, décrivant un arc de cercle, vinrent égorger les blessés sur les derrières, mais on les chassa bientôt de ce champ de carnage, et les soldats furieux en massacrèrent un nombre considérable. Jamais plus de morts n'avaient jonché le champ de bataille. Les Français avaient perdu trois cents hommes. Desaix continua sa marche pendant tout l'hiver, et après une suite de combats, devenu maître de la Haute-Égypte jusqu'aux cataractes, il fit autant redouter sa bravoure que chérir sa clémence. Au Caire, on avait appelé Bonaparte le sultan Kebir, sultan de feu; dans la Haute-Égypte, Desaix fut nommé sultan le juste.

Bonaparte, pendant ce temps, avait fait une marche jusqu'à Belbeys, pour rejeter Ibrahim-Bey en Syrie, et il avait recueilli en route les débris de la caravane de la Mecque, pillée par les Arabes. Revenu au Caire, il continua à y établir une administration toute française. Une révolte, excitée au Caire par les agens secrets de Mourad-Bey, fut durement réprimée, et découragea tout à fait les ennemis des Français8. L'hiver de 1798 à 1799 s'écoula ainsi dans l'attente des événemens. Bonaparte apprit dans cet intervalle la déclaration de guerre de la Porte, et les préparatifs qu'elle faisait contre lui, avec l'aide des Anglais. Elle formait deux armées, l'une à Rhodes, l'autre en Syrie. Ces deux armées devaient agir simultanément au printemps de 1799, l'une en venant débarquer à Aboukir, près d'Alexandrie, l'autre en traversant le désert qui sépare la Syrie de l'Égypte. Bonaparte sentit sur-le-champ sa position, et voulut, suivant son usage, déconcerter l'ennemi en le prévenant par une attaque soudaine. Il ne pouvait pas franchir le désert qui sépare l'Égypte de la Syrie, dans la belle saison, et il résolut de profiter de l'hiver pour aller détruire les rassemblemens qui se formaient à Acre, à Damas, et dans les villes principales. Le célèbre pacha d'Acre, Djezzar, était nommé séraskier de l'armée réunie en Syrie. Abdallah, pacha de Damas, commandait son avant-garde, et s'était avancé jusqu'au fort d'El-Arisch, qui ouvre l'Égypte du côté de la Syrie. Bonaparte voulut agir sur-le-champ. Il avait des intelligences parmi les peuplades du Liban. Les Druses, tribus chrétiennes, les Mutualis, mahométans schismatiques, lui offraient leur secours, et l'appelaient de tous leurs voeux. En brusquant l'assaut de Jaffa, d'Acre et de quelques places mal fortifiées, il pouvait s'emparer en peu de temps de la Syrie, ajouter cette belle conquête à celle de l'Égypte, devenir maître de l'Euphrate comme il l'était du Nil, et avoir alors toutes les communications avec l'Inde. Son ardente imagination allait plus loin encore, et formait quelques-uns des projets que ses admirateurs lui prêtaient en Europe. Il n'était pas impossible qu'en soulevant les peuplades du Liban, il réunît soixante ou quatre-vingt mille auxiliaires, et qu'avec ces auxiliaires, appuyés de vingt-cinq mille soldats, les plus braves de l'univers, il marchât sur Constantinople pour s'en emparer. Que ce projet gigantesque fût exécutable ou non, il est certain qu'il occupait son imagination; et quand on a vu ce qu'il a fait aidé de la fortune, on n'ose plus déclarer insensé aucun de ses projets.

Note 8: (retour) Cet événement eut lieu le 30 vendémiaire an VII (21 octob. 1798).

Bonaparte se mit en marche en pluviôse (premiers jours de février), à la tête des divisions Kléber, Régnier, Lannes, Bon et Murat, fortes de treize mille hommes environ. La division de Murat était composée de la cavalerie. Bonaparte avait créé un régiment d'une arme toute nouvelle: c'était celui des dromadaires. Deux hommes, assis dos à dos, étaient portés sur un dromadaire, et pouvaient, grâce à la force et à la célérité de ces animaux, faire vingt-cinq ou trente lieues sans s'arrêter. Bonaparte avait formé ce régiment pour donner la chasse aux Arabes, qui infestaient les environs de l'Égypte. Ce régiment suivait l'armée d'expédition. Bonaparte ordonna en outre au contre-amiral Perrée de sortir d'Alexandrie avec trois frégates, et de venir sur la côte de Syrie pour y transporter l'artillerie de siége et des munitions. Il arriva devant le fort d'El-Arisch le 29 pluviôse (17 février). Après un peu de résistance, la garnison se rendit prisonnière au nombre de treize cents hommes. On trouva dans le fort des magasins considérables. Ibrahim-Bey ayant voulu le secourir, fut mis en fuite; son camp resta au pouvoir des Français, et leur procura un butin immense. Les soldats eurent beaucoup à souffrir en traversant le désert, mais ils voyaient leur général marchant à leurs côtés, supportant, avec une santé débile, les mêmes privations, les mêmes fatigues, et ils n'osaient se plaindre. Bientôt on arriva à Gasah; on prit cette place à la vue de Djezzar-Pacha, et on y trouva comme dans le fort d'El-Arisch, beaucoup de matériel et d'approvisionnemens. De Gasah l'armée se dirigea sur Jaffa, l'ancienne Joppé. Elle y arriva le 13 ventôse (3 mars). Cette place était entourée d'une grosse muraille flanquée de tours. Elle renfermait quatre mille hommes de garnison. Bonaparte la fit battre en brèche, et puis somma le commandant, qui pour toute réponse coupa la tête au parlementaire. L'assaut fut donné, la place emportée avec une audace extraordinaire, et livrée à trente heures de pillage et de massacres. On y trouva encore une quantité considérable d'artillerie et de vivres de toute espèce. Il restait quelques mille prisonniers, qu'on ne pouvait pas envoyer en Égypte, parce qu'on n'avait pas les moyens ordinaires de les faire escorter, et qu'on ne voulait pas renvoyer à l'ennemi, dont ils auraient grossi les rangs. Bonaparte se décida à une mesure terrible, et qui est le seul acte cruel de sa vie. Transporté dans un pays barbare, il en avait involontairement adopté les moeurs: il fit passer au fil de l'épée les prisonniers qui lui restaient. L'armée consomma avec obéissance, mais avec une espèce d'effroi, l'exécution qui lui était commandée. Nos soldats prirent en s'arrêtant à Jaffa les germes de la peste.

Bonaparte s'avança ensuite sur Saint-Jean-d'Acre, l'ancienne Ptolémaïs, situé au pied du mont Carmel. C'était la seule place qui pût encore l'arrêter. La Syrie était à lui s'il pouvait l'enlever. Mais Djezzar s'y était enfermé avec toutes ses richesses et une forte garnison. Il comptait sur l'appui de Sidney-Smith, qui croisait dans ces parages, et qui lui fournit des ingénieurs, des canonniers et des munitions. Il devait d'ailleurs être bientôt secouru par l'armée turque réunie en Syrie, qui s'avançait de Damas pour franchir le Jourdain. Bonaparte se hâta d'attaquer la place pour l'enlever comme celle de Jaffa, avant qu'elle fût renforcée de nouvelles troupes, et que les Anglais eussent le temps d'en perfectionner la défense. On ouvrit aussitôt la tranchée. Malheureusement l'artillerie de siége, qui devait venir par mer d'Alexandrie, avait été enlevée par Sidney-Smith. On avait pour toute artillerie de siége et de campagne, une caronade de trente-deux, quatre pièces de douze, huit obusiers, et une trentaine de pièces de quatre. On manquait de boulets, mais on imagina un moyen de s'en procurer. On faisait paraître sur la plage quelques cavaliers; à cette vue Sidney-Smith faisait un feu roulant de toutes ses batteries, et les soldats, auxquels on donnait cinq sous par boulet, allaient les ramasser au milieu de la canonnade et de rires universels.

La tranchée avait été ouverte le 30 ventôse (20 mars). Le général du génie Sanson, croyant être arrivé dans une reconnaissance de nuit au pied du rempart, déclara qu'il n'y avait ni contrescarpe ni fossé. On crut n'avoir à pratiquer qu'une simple brèche et à monter ensuite à l'assaut. Le 5 germinal (25 mars), on fit brèche, on se présenta à l'assaut, et on fut arrêté par une contrescarpe et un fossé. Alors on se mit sur-le-champ à miner. L'opération se faisait sous le feu de tous les remparts et de la belle artillerie que Sidney-Smith nous avait enlevée. Il avait donné à Djezzar d'excellens pointeurs anglais, et un ancien émigré, Phélippeaux, officier du génie d'un grand mérite. La mine sauta le 8 germinal (28 mars), et n'emporta qu'une partie de la contrescarpe. Vingt-cinq grenadiers, à la suite du jeune Mailly, montèrent à l'assaut. En voyant ce brave officier poser une échelle, les Turcs furent épouvantés, mais Mailly tomba mort. Les grenadiers furent alors découragés, les Turcs revinrent, deux bataillons qui suivaient furent accueillis par une horrible fusillade; leur commandant Laugier fut tué, et l'assaut manqua encore.

Malheureusement la place venait de recevoir plusieurs mille hommes de renfort, une grande quantité de canonniers exercés à l'européenne, et des munitions immenses. C'était un grand siége à exécuter avec treize mille hommes, et presque sans artillerie. Il fallait ouvrir un nouveau puits de mine pour faire sauter la contrescarpe entière, et commencer un autre cheminement. On était au 12 germinal (1er avril). Il y avait déjà dix jours d'employés devant la place; on annonçait l'approche de la grande armée turque; il fallait poursuivre les travaux et couvrir le siége, et tout cela avec la seule armée d'expédition. Le général en chef ordonna qu'on travaillât sans relâche à miner de nouveau, et détacha la division Kléber vers le Jourdain pour en disputer le passage à l'armée venant de Damas.

Cette armée, réunie aux peuplades des montagnes de Naplouse, s'élevait à environ vingt-cinq mille hommes. Plus de douze mille cavaliers en faisaient la force. Elle traînait un bagage immense. Abdallah, pacha de Damas, en avait le commandement. Elle passa le Jourdan au pont d'Iacoub, le 15 germinal (4 avril). Junot, avec l'avant-garde de Kléber, forte de cinq cents hommes au plus, rencontra les avant-gardes turques sur la route de Nazareth le 19 (8 avril). Loin de reculer, il brava hardiment l'ennemi, et, formé en carré, couvrit le champ de bataille de morts, et prit cinq drapeaux. Mais obligé de céder au nombre, il se replia sur la division Kléber. Celle-ci s'avançait, et hâtait sa marche pour rejoindre Junot. Bonaparte, instruit de la force de l'ennemi, se détacha avec la division Bon, pour soutenir Kléber, et livrer une bataille décisive. Djezzar, qui se concertait avec l'armée qui venait le débloquer, voulut faire une sortie; mais, mitraillé à outrance, il laissa nos ouvrages couverts de ses morts; Bonaparte se mit aussitôt en marche.

Kléber, avec sa division, avait débouché dans les plaines qui s'étendent au pied du mont Thabor, non loin du village de Fouli. Il avait eu l'idée de surprendre le camp turc pendant la nuit, mais il était arrivé trop tard pour y réussir. Le 21 germinal (16 avril) au matin, il trouva toute l'armée turque en bataille. Quinze mille fantassins occupaient le village de Fouli, plus de douze mille cavaliers se déployaient dans la plaine. Kléber avait à peine trois mille fantassins en carré. Toute cette cavalerie s'ébranla et fondit sur nos carrés. Jamais les Français n'avaient vu tant de cavaliers caracoler, charger, se mouvoir dans tous les sens. Ils conservèrent leur sang-froid accoutumé, et les recevant à bout portant par un feu terrible, ils en abattirent à chaque charge un nombre considérable. Bientôt ils eurent formé autour d'eux un rempart d'hommes et de chevaux, et abrités par cet horrible abatis, ils purent résister six heures de suite à toute la furie de leurs adversaires. Dans le moment Bonaparte débouchait du mont Thabor avec la division Bon. Il vit la plaine couverte de feu et de fumée, et la brave division Kléber résistant, à l'abri d'une ligne de cadavres. Sur-le-champ, il partagea la division qu'il amenait en deux carrés; ces deux carrés s'avancèrent de manière à former un triangle équilatéral avec la division Kléber, et mirent ainsi l'ennemi au milieu d'eux. Ils marchèrent en silence, et sans donner aucun signe de leur approche, jusqu'à une certaine distance: puis tout à coup Bonaparte fit tirer un coup de canon, et se montra alors sur le champ de bataille. Un feu épouvantable partant aussitôt des trois extrémités de ce triangle, assaillit les Mameluks qui étaient au milieu, les fit tourbillonner sur eux-mêmes, et fuir en désordre dans toutes les directions. La division Kléber, redoublant d'ardeur à cette vue, s'élança sur le village de Fouli, l'enleva à la baïonnette, et fit un grand carnage de l'ennemi. En un instant toute cette multitude s'écoula, et la plaine ne fut plus couverte que de morts. Le camp turc, les trois queues du pacha, quatre cents chameaux, un butin immense, devinrent la proie des Français. Murat, placé sur les bords du Jourdain, tua un grand nombre de fugitifs. Bonaparte fit brûler tous les villages des Naplousins. Six mille Français avaient détruit cette armée, que les habitans disaient innombrable comme les étoiles du ciel et les sables de la mer.

Pendant cet intervalle, on n'avait cessé de miner, de contre-miner autour des murs de Saint-Jean-d'Acre. On se disputait un terrain bouleversé par l'art des siéges. Il y avait un mois et demi qu'on était devant la place, on avait tenté beaucoup d'assauts, repoussé beaucoup de sorties, tué beaucoup de monde à l'ennemi; mais malgré de continuels avantages, on faisait d'irréparables pertes de temps et d'hommes. Le 18 floréal (7 mai), il arriva dans le port d'Acre un renfort de douze mille hommes. Bonaparte, calculant qu'ils ne pourraient pas être débarqués avant six heures, fait sur-le-champ jouer une pièce de vingt-quatre sur un pan de mur; c'était à la droite du point où depuis quelque temps on déployait tant d'efforts. La nuit venue, on monte à la brèche, on envahit les travaux de l'ennemi, on les comble, on encloue les pièces, on égorge tout, enfin on est maître de la place, lorsque les troupes débarquées s'avancent en bataille, et présentent une masse effrayante. Rambaut, qui commandait les premiers grenadiers montés à l'assaut, est tué. Lannes est blessé. Dans le même moment, l'ennemi fait une sortie, prend la brèche à revers, et coupe la retraite aux braves qui avaient pénétré dans la place. Les uns parviennent à ressortir; les autres, prenant un parti désespéré, s'enfuient dans une mosquée, s'y retranchent, y épuisent leurs dernières cartouches, et sont prêts à vendre chèrement leur vie, lorsque Sydney-Smith, touché de tant de bravoure, leur fait accorder une capitulation. Pendant ce temps, les troupes de siége, marchant sur l'ennemi, le ramènent dans la place, après en avoir fait un carnage épouvantable, et lui avoir enlevé huit cents prisonniers. Bonaparte, obstiné jusqu'à la fureur, donne deux jours de repos à ses troupes, et le 21 (10 mai) ordonne un nouvel assaut. On y monte avec la même bravoure, on escalade la brèche; mais on ne peut pas la dépasser. Il y avait toute une armée gardant la place et défendant toutes les rues. Il fallut y renoncer.

Il y avait deux mois qu'on était devant Acre, on avait fait des pertes irréparables, et il eût été imprudent de s'exposer à en faire davantage. La peste était dans cette ville, et l'armée en avait pris le germe à Jaffa. La saison des débarquemens approchait, et on annonçait l'arrivée d'une armée turque vers les bouches du Nil. En s'obstinant davantage, Bonaparte pouvait s'affaiblir, au point de ne pouvoir repousser de nouveaux ennemis. Le fond de ses projets était réalisé, puisqu'il avait détruit les rassemblemens formés en Syrie, et que de ce côté il avait réduit l'ennemi à l'impuissance d'agir. Quant à la partie brillante de ces mêmes projets, quant à ces vagues et merveilleuses espérances de conquêtes en Orient, il fallait y renoncer. Il se décida enfin à lever le siége. Mais son regret fut tel, que, malgré sa destinée inouïe, on lui a entendu répéter souvent, en parlant de Sidney-Smith: Cet homme m'a fait manquer ma fortune. Les Druses, qui pendant le siége avaient nourri l'armée, toutes les peuplades ennemies de la Porte, apprirent sa retraite avec désespoir.

Il avait commencé le siége le 30 ventôse (20 mars), il le leva le 1er prairial (20 mai): il y avait employé deux mois. Avant de quitter Saint-Jean-d'Acre, il voulait laisser une terrible trace de son passage: il accabla la ville de ses feux, et la laissa presque réduite en cendres. Il reprit la route du désert. Il avait perdu par le feu, les fatigues ou les maladies, près du tiers de son armée d'expédition, c'est-à-dire environ quatre mille hommes. Il emmenait douze cents blessés. Il se mit en marche pour repasser le désert. Il ravagea sur sa route tout le pays, et y imprima une profonde terreur. Arrivé à Jaffa, il en fit sauter les fortifications. Il y avait là une ambulance pour nos pestiférés. Les emporter était impossible: en ne les emportant pas, on les laissait exposés à une mort inévitable, soit par la maladie, soit par la faim, soit par la cruauté de l'ennemi. Aussi Bonaparte dit-il au médecin Desgenettes, qu'il y aurait bien plus d'humanité à leur administrer de l'opium qu'à leur laisser la vie; à quoi ce médecin fit cette réponse, fort vantée: Mon métier est de les guérir, et non de les tuer. On ne leur administra point d'opium, et ce fait servit à propager une calomnie indigne, et aujourd'hui détruite.

Bonaparte rentra enfin en Égypte après une expédition de près de trois mois. Il était temps qu'il y arrivât. L'esprit d'insurrection s'était répandu dans tout le Delta. Un imposteur, qui s'appelait l'ange El-Mohdhy, qui se disait invulnérable, et qui prétendait chasser les Français en soulevant de la poussière, avait réuni quelques mille insurgés. Les agens des Mamelucks l'aidaient de leur concours; il s'était emparé de Damanhour, et en avait égorgé la garnison. Bonaparte envoya un détachement, qui dispersa les insurgés, et tua l'ange invulnérable. Le trouble s'était communiqué aux différentes provinces du Delta; sa présence ramena partout la soumission et le calme. Il ordonna au Caire des fêtes magnifiques, pour célébrer ses triomphes en Syrie. Il n'avouait pas la partie manquée de ses projets, mais il vantait avec raison les nombreux combats livrés en Syrie, la belle bataille du mont Thabor, les vengeances terribles exercées contre Djezzar. Il répandit de nouvelles publications aux habitans, dans lesquelles ils leur disait qu'il était dans le secret de leurs pensées, et devinait leurs projets à l'instant où ils les formaient. Ils ajoutèrent foi à ces étranges paroles du sultan Kebir et le croyaient présent à toutes leurs pensées. Bonaparte n'avait pas seulement à contenir les habitans, mais encore ses généraux et l'armée elle-même. Un mécontentement sourd y régnait. Ce mécontentement ne provenait ni des fatigues, ni des dangers, ni surtout des privations, car l'armée ne manquait de rien, mais de l'amour du pays, qui poursuit le Français en tous lieux. Il y avait un an entier qu'on était en Égypte, et depuis près de six mois on n'avait aucune nouvelle de France. Aucun navire n'avait pu passer: une sombre tristesse dévorait tous les coeurs. Chaque jour les officiers et les généraux demandaient des congés pour repasser en Europe. Bonaparte en accordait peu, ou bien y ajoutait de ces paroles qu'on redoutait comme le déshonneur. Berthier lui-même, son fidèle Berthier, dévoré d'une vieille passion, demandait à revoir l'Italie. Il fut honteux pour la seconde fois de sa faiblesse, et renonça à partir. Un jour l'armée avait formé le projet d'enlever ses drapeaux du Caire, et de marcher sur Alexandrie pour s'y embarquer. Mais elle n'en eut que la pensée, et n'osa jamais braver son général. Les lieutenans de Bonaparte, qui donnaient tous l'exemple des murmures, se taisaient dès qu'ils étaient devant lui, et pliaient sous son ascendant. Il avait eu plus d'un démêlé avec Kléber. L'humeur de celui-ci ne venait pas de découragement, mais de son indocilité accoutumée. Il s'étaient toujours raccommodés, car Bonaparte aimait la grande âme de Kléber, et Kléber était séduit par le génie de Bonaparte.

On était en prairial (juin). L'ignorance des événemens de l'Europe et des désastres de la France était toujours la même. On savait seulement que le continent était dans une véritable confusion et qu'une nouvelle guerre était inévitable. Bonaparte attendait impatiemment de nouveaux détails, pour prendre un parti et retourner, s'il le fallait, sur le premier théâtre de ses exploits. Mais avant, il voulait détruire la seconde armée turque, réunie à Rhodes, dont on annonçait le débarquement très prochain.

Cette armée, montée sur de nombreux transports, et escortée par la division navale de Sydney-Smith, parut le 23 messidor (11 juillet) à la vue d'Alexandrie, et vint mouiller à Aboukir, la même rade où notre escadre avait été détruite. Le point de débarquement choisi par les Anglais était la presqu'île qui ferme cette rade, et qui porte le même nom. Cette presqu'île étroite s'avance entre la mer et le lac Madieh, et vient se terminer par un fort. Bonaparte avait ordonné à Marmont, qui commandait à Alexandrie, de perfectionner la défense du fort, et de détruire le village d'Aboukir, placé tout autour. Mais au lieu de détruire le village, on avait voulu le conserver pour y loger les soldats, et on l'avait simplement entouré d'une redoute pour le protéger du côté de la terre. Mais la redoute, ne joignant pas les deux bords de la mer, ne présentait pas un ouvrage fermé, et associait le sort du fort à celui d'un simple ouvrage de campagne. Les Turcs en effet débarquèrent avec beaucoup de hardiesse, abordèrent les retranchemens le sabre au poing, les enlevèrent, et s'emparèrent du village d'Aboukir, dont ils égorgèrent la garnison. Le village pris, le fort ne pouvait guère tenir, et fut obligé de se rendre. Marmont, commandant à Alexandrie, en était sorti à la tête de douze cents hommes, pour courir au secours des troupes d'Aboukir. Mais, apprenant que les Turcs étaient débarqués en nombre considérable, il n'osa pas tenter de les jeter à la mer par une attaque hardie. Il rentra dans Alexandrie, et les laissa s'établir tranquillement dans la presqu'île d'Aboukir.

Les Turcs étaient à peu près dix-huit mille hommes d'infanterie. Ce n'étaient pas de ces misérables fellahs qui composaient l'infanterie des Mamelucks; c'étaient de braves janissaires, portant un fusil sans baïonnette, le rejetant en bandoulière sur le dos quand ils avaient fait feu, puis s'élançant sur l'ennemi le pistolet et le sabre à la main. Ils avaient une artillerie nombreuse et bien servie; et ils étaient dirigés par des officiers anglais. Ils manquaient de cavalerie, car ils avaient à peine amené trois cents chevaux; mais ils attendaient l'arrivée de Mourad-Bey, qui devait quitter la Haute-Égypte, longer le désert, traverser les oasis, et venir se jeter à Aboukir avec deux à trois mille Mamelucks.

Quand Bonaparte apprit les détails du débarquement, il quitta le Caire sur-le-champ, et fit du Caire à Alexandrie une de ces marches extraordinaires dont il avait donné tant d'exemples en Italie. Il emmenait avec lui les divisions Lannes, Bon et Murat. Il avait ordonné à Desaix d'évacuer la Haute-Égypte, à Kléber et Régnier, qui étaient dans le Delta, de se rapprocher d'Aboukir. Il avait choisi le point de Birket, intermédiaire entre Alexandrie et Aboukir, pour y concentrer ses forces, et manoeuvrer suivant les circonstances. Il craignait qu'une armée anglaise ne fût débarquée avec l'armée turque.

Mourad-Bey, suivant le plan convenu avec Mustapha-Pacha, avait essayé de descendre dans la Basse-Égypte; mais rencontré, battu par Murat, il avait été obligé de regagner le désert. Il ne restait à combattre que l'armée turque, privée de cavalerie, mais campée derrière des retranchemens, et disposée à y résister avec son opiniâtreté accoutumée. Bonaparte, après avoir jeté un coup d'oeil sur Alexandrie, et sur les beaux travaux exécutés par le colonel Crétin, après avoir réprimandé son lieutenant Marmont, qui n'avait pas osé attaquer les Turcs au moment du débarquement, quitta Alexandrie le 6 thermidor (24 juillet). Il était le lendemain 7 à l'entrée de la presqu'île. Son projet était d'abord d'enfermer l'armée turque par des retranchemens, et d'attendre, pour attaquer, l'arrivée de toutes ses divisions; car il n'avait sous la main que les divisions Lannes, Bon, Murat, environ six mille hommes. Mais à la vue des dispositions faites par les Turcs, il changea d'avis, et résolut de les attaquer sur-le-champ, espérant les renfermer dans le village d'Aboukir, et les accabler d'obus et de bombes.

Les Turcs occupaient le fond de la presqu'île, qui est fort étroite. Ils étaient couverts par deux lignes de retranchemens. A une demi-lieue en avant du village d'Aboukir, où était leur camp, ils avaient occupé deux mamelons de sables, appuyant l'un à la mer, l'autre au lac de Madieh, et formant ainsi leur droite et leur gauche. Au centre de ces deux mamelons était un village, qu'ils gardaient aussi. Ils avaient mille hommes au mamelon de droite, deux mille à celui de gauche, et trois à quatre mille hommes dans le village. Telle était leur première ligne. La seconde était au village même d'Aboukir. Elle se composait de la redoute construite par les Français, et se joignait à la mer par deux boyaux. Ils avaient placé là leur camp principal et le gros de leurs forces.

Bonaparte fit ses dispositions avec sa promptitude et sa précision accoutumées. Il ordonna au général Destaing de marcher avec quelques bataillons sur le mamelon de gauche, où étaient les mille Turcs; à Lannes, de marcher sur le mamelon de droite, où étaient les deux mille autres, et à Murat, qui était au centre, de faire filer la cavalerie sur les derrières des deux mamelons. Ces dispositions sont exécutées avec une grande précision: Destaing marche sur le mamelon de gauche, et le gravit hardiment; Murat le fait tourner par un escadron. Les Turcs, à cette vue, abandonnent leur poste, rencontrent la cavalerie qui les sabre et les pousse dans la mer, où ils aiment mieux se jeter que de se rendre. Vers la droite, la même opération s'exécute. Lannes aborde les deux mille Mamelucks; Murat les tourne; ils sont également sabrés et jetés dans la mer. Destaing et Lannes se portent ensuite vers le centre, formé par un village, et l'attaquent de front. Les Turcs s'y défendent bravement, comptant sur un secours de la seconde ligne. Une colonne, en effet, se détache du camp d'Aboukir; mais Murat, qui a déjà filé sur le derrière du village, sabre cette colonne, et la repousse dans Aboukir. L'infanterie de Destaing et celle de Lannes entrent au pas de charge dans le village, en chassent les Turcs, qu'on pousse dans toutes les directions, et qui, s'obstinant toujours à ne pas se rendre, n'ont pour retraite que la mer, où ils se noient.

Déjà quatre à cinq mille avaient péri de cette manière; la première ligne était emportée; le but de Bonaparte était rempli, et il pouvait, resserrant les Turcs dans Aboukir, les bombarder, en attendant l'arrivée de Kléber et de Régnier. Mais il veut profiter de son succès, et achever sa victoire à l'instant même. Après avoir laissé reprendre haleine à ses troupes, il marche sur la seconde ligne. La division Lanusse, restée en réserve, appuie Lannes et Destaing. La redoute qui couvrait Aboukir était difficile à emporter; elle renfermait neuf à dix mille Turcs. Vers la droite, un boyau la joignait à la mer; vers la gauche, un autre boyau la prolongeait, mais sans joindre tout à fait le lac Madieh. L'espace ouvert était occupé par l'ennemi, et balayé par de nombreuses canonnières. Bonaparte, habitué à porter ses soldats sur les plus formidables obstacles, les dirige sur la position ennemie. Ses divisions d'infanterie marchent sur le front et la droite de la redoute. La cavalerie, cachée dans un bois de palmiers, doit l'attaquer par la gauche, et traverser, sous le feu des canonnières, l'espace laissé ouvert entre la redoute et le lac Madieh. La charge s'exécute; Lannes et Destaing poussent leur brave infanterie en avant; la 32e marche l'arme au bras sur les retranchemens, la 18e les tourne par l'extrême droite. L'ennemi, sans les attendre, s'avance à leur rencontre. On se joint corps à corps. Les soldats turcs, après avoir tiré leur coup de fusil et leurs deux coups de pistolet, font étinceler leur sabre. Ils veulent saisir les baïonnettes avec leurs mains; mais ils les reçoivent dans les flancs, avant d'avoir pu les saisir. On s'égorge ainsi sur les retranchemens. Déjà la 18e est près d'arriver dans la redoute; mais un feu terrible d'artillerie la repousse et la ramène au pied des ouvrages. Le brave Leturcq est tué glorieusement en voulant se retirer le dernier; Fugières perd un bras. Murat, de son côté, s'était avancé avec sa cavalerie, pour franchir l'espace compris entre la redoute et le lac Madieh. Plusieurs fois il s'était élancé et avait refoulé l'ennemi; mais, pris entre les feux de la redoute et des canonnières, il avait été obligé de se reployer en arrière. Quelques-uns de ses cavaliers s'étaient même avancés jusqu'aux fossés de la redoute; les efforts de tant de braves paraissaient devoir être impuissans. Bonaparte contemplait ce carnage, attendant le moment favorable pour revenir à la charge. Heureusement les Turcs, suivant leur usage, sortent des retranchemens pour venir couper les têtes des morts. Bonaparte saisit cet instant, lance deux bataillons, l'un de la 22e, l'autre de la 69, qui marchent sur les retranchemens et s'en emparent. A la droite, la 18e profite aussi de l'occasion, et entre dans la redoute. Murat, de son côté, ordonne une nouvelle charge. L'un de ses escadrons traverse cet espace si redoutable qui règne entre les retranchemens et le lac, et pénètre dans le village d'Aboukir. Alors les Turcs effrayés fuient de toutes parts; on en fait un carnage épouvantable. On les pousse la baïonnette dans les reins, et on les précipite dans la mer. Murat, à la tête de ses cavaliers, pénètre dans le camp de Mustapha-Pacha. Celui-ci, saisi de désespoir, prend un pistolet, et le tire sur Murat qu'il blesse légèrement. Murat lui coupe deux doigts d'un coup de sabre, et l'envoie prisonnier à Bonaparte. Les Turcs qui ne sont ni tués ni noyés se retirent dans le fort d'Aboukir.

Plus de douze mille cadavres flottaient sur cette mer d'Aboukir, qui naguère avait été couverte des corps de nos marins: deux ou trois mille avaient péri par le feu ou le fer. Les autres, enfermés dans ce fort, n'avaient plus d'autre ressource que la clémence du vainqueur. Telle est cette extraordinaire bataille, où, pour la première fois peut-être, dans l'histoire de la guerre, l'armée ennemie fut détruite tout entière. C'est dans cette occasion que Kléber, arrivant à la fin du jour, saisit Bonaparte au milieu du corps, et s'écria: Général, vous êtes grand comme le monde!

Ainsi, soit par l'expédition de Syrie, soit par la bataille d'Aboukir, l'Égypte était délivrée, du moins momentanément, des forces de la Porte. La situation de l'armée française pouvait être regardée comme assez rassurante. Après toutes les pertes qu'elle avait faites, elle comptait vingt-cinq mille hommes environ, mais les plus braves et les mieux commandés de l'univers. Chaque jour devait la faire mieux sympathiser avec les habitans, et consolider son établissement. Bonaparte y était depuis un an: arrivé en été avant l'inondation, il avait employé les premiers momens à s'emparer d'Alexandrie et de la capitale, ce qu'il avait obtenu par la bataille des Pyramides. Après l'inondation, et en automne, il avait achevé la conquête du Delta, et confié à Desaix la conquête de la Haute-Égypte. En hiver, il avait tenté l'expédition de Syrie, et détruit l'armée turque de Djezzar au mont Thabor. Il venait, en été, de détruire la seconde armée de la Porte à Aboukir. Le temps avait donc été aussi bien employé que possible; et tandis que la victoire abandonnait en Europe les drapeaux de la France, elle leur restait fidèle en Afrique et en Asie. Les trois couleurs flottaient triomphantes sur le Nil et le Jourdain, sur les lieux mêmes d'où est partie la religion du Christ.

Bonaparte ignorait encore ce qui se passait en France, aucune des dépêches du directoire ni de ses frères ne lui étant arrivée: il était dévoré d'inquiétude. Pour tâcher d'obtenir quelques nouvelles, il faisait croiser des bricks avec ordre d'arrêter les vaisseaux de commerce, et de s'instruire par eux des événemens qui se passaient en Europe. Il envoya à la flotte turque un parlementaire qui, sous le prétexte de négocier un échange de prisonniers, devait tâcher d'obtenir quelques nouvelles. Sidney-Smith arrêta ce parlementaire, l'accueillit fort bien, et voyant que Bonaparte ignorait les désastres de la France, se fit un malin plaisir de lui donner un paquet de tous les journaux. Le parlementaire revint, et remit le paquet à Bonaparte. Celui-ci passa une nuit entière à dévorer ces feuilles, et à s'instruire de tout ce qui se passait dans sa patrie. Sur-le-champ sa détermination fut prise: il résolut de s'embarquer secrètement pour l'Europe, et d'essayer la traversée, au risque d'être saisi en route par les flottes anglaises. Il demanda le contre-amiral Gantheaume, et lui enjoignit de mettre les frégates le Muiron et la Carrère en état de faire voile. Il ne fit part de son projet à personne, courut au Caire pour faire toutes ses dispositions, rédigea une longue instruction pour Kléber, auquel il voulait laisser le commandement de l'armée, et repartit aussitôt après pour Alexandrie.

Le 5 fructidor (22 août), emmenant avec lui Berthier, Lannes, Murat, Andréossy, Marmont, Bertholet et Monge, il se rendit, escorté de quelques-uns de ses guides, sur une plage écartée. Quelques canots étaient préparés; ils s'embarquèrent, et montèrent sur les deux frégates le Muiron et la Carrère. Elles étaient suivies des chebecks la Revanche et la Fortune. A l'instant même on mit à la voile, pour n'être plus au jour en vue des croiseurs anglais. Malheureusement un calme survint; on trembla d'être surpris, on voulait rentrer à Alexandrie; Bonaparte ne le voulut pas. «Soyez tranquilles, dit-il, nous passerons.» Comme César, il comptait sur la fortune.

Ce n'était pas, comme on l'a dit, une lâche désertion; car il laissait une armée victorieuse, pour aller braver des dangers de tout genre, et, le plus horrible de tous, celui d'aller porter des fers à Londres. C'était une de ces témérités par lesquelles les grands ambitieux tentent le ciel, et auxquelles ils doivent ensuite cette confiance immense qui tour à tour les élève et les précipite.

Tandis que cette grande destinée était commise au hasard des vents ou d'une rencontre, la victoire revenait sous nos drapeaux en Europe, et la république sortait, par un sublime effort, des périls auxquels nous venons de la voir exposée. Masséna était toujours sur la ligne de la Limmat, différant le moment de reprendre l'offensive. L'armée d'Italie, après avoir perdu la bataille de Novi, s'était dispersée dans l'Apennin. Heureusement Suwarow ne profitait pas mieux de la victoire de Novi que de celle de la Trebbia, et perdait dans le Piémont un temps que la France employait en préparatifs. Dans ce moment, le conseil aulique, aussi peu constant dans ses plans que l'avait été le directoire, en imagina un qui ne pouvait manquer de changer la face des événemens. Il était jaloux de l'autorité que Suwarow avait voulu exercer en Italie, et avait vu avec peine que ce général eût écrit au roi de Sardaigne pour le rappeler dans ses états. Le conseil aulique avait des vues sur le Piémont, et tenait à en écarter le vieux maréchal. De plus, il régnait peu d'accord entre les Russes et les Autrichiens; et ces raisons réunies décidèrent le conseil aulique à changer entièrement la distribution des troupes sur la ligne d'opération. Les Russes étaient mêlés aux Autrichiens sur les deux théâtres de la guerre. Korsakoff opérait en Suisse avec l'archiduc Charles, et Suwarow avec Mélas en Italie. Le conseil aulique imagina de transporter l'archiduc Charles sur le Rhin, et Suwarow en Suisse. De cette manière les deux armées russes devaient agir toutes deux en Suisse. Les Autrichiens devaient agir seuls sur le Rhin; ils devaient aussi agir seuls en Italie, où ils allaient être bientôt renforcés par une nouvelle armée, destinée à remplir le vide laissé par Suwarow. Le conseil aulique donna pour raison de ce changement, qu'il fallait faire combattre ensemble les troupes de chaque nation; que les Russes trouveraient en Suisse une température plus analogue à leur climat, et que le mouvement de l'archiduc Charles sur le Rhin seconderait l'expédition de Hollande. L'Angleterre ne pouvait manquer d'approuver ce plan, car elle espérait beaucoup, pour l'expédition de Hollande, de la présence de l'archiduc Charles sur le Rhin, et elle n'était pas fâchée que les Russes, entrés déjà à Corfou, et ayant le projet de s'emparer de Malte, fussent écartés de Gênes.

Ce revirement, exécuté en présence de Masséna, était excessivement dangereux, et d'ailleurs il transportait les Russes sur un théâtre qui ne leur convenait pas du tout. Ces soldats, habitués à charger en plaine et à la baïonnette, ne savaient pas tirer un coup de fusil; et ce qu'il faut par-dessus tout dans les montagnes, ce sont d'habiles tirailleurs. Le conseil aulique qui, suivant l'esprit des cabinets, faisait passer les raisons politiques avant les raisons militaires, défendit à ses généraux de faire une seule objection, et ordonna la rigoureuse exécution de ce plan, pour les derniers jours d'août (milieu de fructidor).

On a déjà décrit la configuration du théâtre de la guerre et la distribution des armées sur ce théâtre9. Les eaux partant des Grandes-Alpes, et tantôt coulant en forme de fleuves, tantôt séjournant en forme de lacs, présentaient différentes lignes inscrites les unes dans les autres, commençant à droite contre une grande chaîne de montagnes, et allant finir, à gauche, dans le grand fleuve qui sépare l'Allemagne de la France. Les deux principales étaient celles du Rhin et de la Limmat. Masséna, obligé d'abandonner celle du Rhin, s'était replié sur celle de la Limmat. Il avait même été obligé de se retirer un peu en arrière de celle-ci, et de s'appuyer sur l'Albis. La ligne de la Limmat n'en séparait pas moins les deux armées. Cette ligne se composait de la Lint, qui naît contre les Grandes-Alpes, dans le canton de Glaris, et se jette ensuite dans le lac de Zurich; du lac de Zurich dans la Limmat, qui sort de ce lac à Zurich même, et va se jeter enfin dans l'Aar près de Bruck. L'archiduc Charles était derrière la Limmat, de Bruck à Zurich. Korsakoff était derrière le lac de Zurich, attendant qu'on lui assignât sa position. Hotze gardait la Lint.

Note 9: (retour) Quelque soin que je mette à me rendre clair, je n'espère pas faire comprendre les événemens qui vont suivre, si le lecteur n'a pas sous les yeux une carte, quelque incomplète qu'elle soit. Cependant ces événemens sont si extraordinaires, et ont décidé d'une manière si positive le salut de la France, que je les crois dignes d'être compris, et que j'engage le lecteur à consulter une carte. La plus mauvaise carte de Suisse sera encore suffisante pour saisir l'ensemble des opérations.

D'après le plan convenu, l'archiduc, destiné au Rhin, devait être remplacé derrière la Limmat par Korsakoff. Hotze devait rester sur la Lint avec le corps autrichien de Voralberg, afin de donner la main à Suwarow arrivant d'Italie. La question était de savoir quelle route on ferait prendre à Suwarow. Il avait à franchir les monts, et pouvait suivre l'une ou l'autre des lignes qui coupent la Suisse. S'il préférait pénétrer par la vallée du Rhin, il pouvait, en traversant le Splugen, se rendre par Coire sur le Rhin-Supérieur, et faire là sa jonction avec Hotze. On avait calculé qu'il pourrait être arrivé vers le 25 septembre (3 vendémiaire an VIII). Ce mouvement avait l'avantage de s'opérer loin des Français, hors de leur portée, et de ne dépendre ainsi d'aucun accident. Suwarow pouvait également prendre une autre route, et au lieu de suivre la ligne du Rhin, entrer par le Saint-Gothard dans la vallée de la Reuss, et déboucher par Schwitz derrière la ligne de la Lint, occupée par les Français. Cette marche avait l'avantage de le porter sur le revers de la ligne ennemie; mais il fallait traverser le Saint-Gothard occupé par Lecourbe; il fallait préparer un mouvement de Hotze au-delà de la Lint, pour qu'il vînt tendre la main à l'armée arrivant du Saint-Gothard; il fallait, pour seconder ce mouvement, une attaque sur la Limmat; il fallait en un mot une opération générale sur toute la ligne, et un à-propos, une précision difficiles à obtenir quand on agit à de si grandes distances et en détachemens aussi nombreux. Ce plan, que les Russes rejettent sur les Autrichiens, et les Autrichiens sur les Russes, fut néanmoins préféré. En conséquence une attaque générale fut prescrite sur toute la ligne, pour les derniers jours de septembre. Au moment où Suwarow débouchait du Saint-Gothard dans la vallée de la Reuss, Korsakoff devait attaquer au dessous du lac de Zurich, c'est-à-dire le long de la Limmat, et Hotze au-dessus du lac, le long de la Lint. Deux des lieutenans de Hotze, Linken et Jellachich, devaient pénétrer dans le canton de Glaris, jusqu'à Schwitz, et donner la main à Suwarow. La jonction générale une fois opérée, les troupes réunies en Suisse allaient s'élever à quatre-vingt mille hommes. Suwarow arrivait avec dix-huit mille; Hotze en avait vingt-cinq, Korsakoff trente. Ce dernier avait en réserve le corps de Condé et quelques mille Bavarois. Mais avant la jonction, trente mille sous Korsakoff, et vingt-cinq mille sous Hotze, c'est-à-dire cinquante-cinq mille se trouvaient exposés aux coups de toute l'armée de Masséna.

Le moment, en effet, où l'archiduc Charles quittait la Limmat, et où Suwarow n'avait pas encore passé les Alpes, était trop favorable pour que Masséna ne le saisît pas, et ne sortît point enfin de l'inaction qu'on lui avait tant reprochée. Son armée avait été portée à soixante-quinze mille hommes environ, par les renforts qu'elle avait reçus; mais elle devait s'étendre du Saint-Gothard à Bâle, ligne immense à couvrir. Lecourbe, formant sa droite, et ayant Gudin et Molitor sous ses ordres, gardait le Saint-Gothard, la vallée de la Reuss et la Haute-Lint, avec douze ou treize mille hommes. Soult, avec dix mille, occupait la Lint jusqu'à son embouchure dans le lac de Zurich. Masséna, avec les divisions Mortier, Klein, Lorge et Mesnard, formant un total de trente-sept mille hommes, était devant la Limmat, de Zurich à Bruck. La division Thureau, forte de neuf mille hommes, et la division Chabran de huit, gardaient l'une le Valais, l'autre les environs de Bâle.

Masséna, quoique inférieur en forces, avait l'avantage de pouvoir réunir sa masse principale sur le point essentiel. Ainsi il avait trente-sept mille hommes devant la Limmat, qu'il pouvait jeter sur Korsakoff. Celui-ci venait de s'affaiblir de quatre mille hommes, envoyés en renfort à Hotze, par derrière le lac de Zurich, ce qui le réduisait à vingt-six mille. Le corps de Condé et les Bavarois, qui devaient lui servir de réserve, étaient encore fort en arrière à Schaffouse. Masséna pouvait donc lancer trente-sept mille hommes contre vingt-six mille. Korsakoff battu, il pouvait se rejeter sur Hotze, et après les avoir tous deux mis en déroute, peut-être détruits, accabler Suwarow, qui arrivait en Suisse avec l'espoir d'y trouver un ennemi vaincu, ou du moins contenu dans sa ligne.

Masséna, averti des projets des ennemis, devança d'un jour son attaque générale, et la fixa pour le 3 vendémiaire (25 septembre 1799). Depuis qu'il était retiré sur l'Albis, à quelques pas en arrière de la Limmat, le cours de cette rivière appartenait à l'ennemi. Il fallait le lui enlever par un passage: c'est ce qu'il se proposa d'exécuter avec ses trente-sept mille hommes. Tandis qu'il allait opérer au-dessous du lac de Zurich, il chargea Soult d'opérer au-dessus, et de franchir la Lint le même jour. Les militaires ont adressé un reproche à Masséna: il fallait, disent-ils, plutôt attirer Suwarow en Suisse que l'en éloigner: si donc, au lieu de laisser Lecourbe se battre inutilement au Saint-Gothard contre Suwarow, Masséna l'eût réuni à Soult, il aurait été plus assuré d'accabler Hotze, et de franchir la Lint. Au reste, comme le résultat obtenu fut aussi grand qu'on pouvait le souhaiter, on n'a fait ce reproche à Masséna que dans l'intérêt rigoureux des principes.

La Limmat sort du lac de Zurich à Zurich même, et coupe la ville en deux parties. Conformément au plan convenu avec Hotze et Suwarow, Korsakoff se disposait à attaquer Masséna, et pour cela il avait porté la masse de ses forces dans la partie de Zurich qui est en avant de la Limmat. Il n'avait laissé que trois bataillons à Closter-Fahr, pour garder un point où la Limmat est plus accessible: il avait dirigé Durasof avec une division près de l'embouchure de la Limmat dans l'Aar, pour veiller de ce côté; mais sa masse, forte de dix-huit mille hommes au moins, était en avant de la rivière, en situation offensive.

Masséna basa son plan sur cet état de choses. Il résolut de masquer plutôt que d'attaquer le point de Zurich, où Korsakoff avait amassé ses forces; puis, avec une portion considérable de ses troupes, de tenter le passage de la Limmat à Closter-Fahr, point faiblement défendu. Le passage opéré, il voulait que cette division remontât la Limmat sur la rive opposée, et vînt se placer sur les derrières de Zurich. Alors il se proposait d'attaquer Korsakoff sur les deux rives, et de le tenir enfermé dans Zurich même. Des conséquences immenses pouvaient résulter de cette disposition.

Mortier avec sa division, qui était forte de huit mille hommes, et occupait la droite de ce champ de bataille, fut dirigé sur Zurich. Elle devait contenir d'abord, puis attaquer la masse russe. Klein avec sa division, qui était forte de dix mille hommes, devait être placé à Altstetten, entre le point de Zurich et celui de Closter-Fahr, où l'on allait tenter le passage. Elle pouvait ainsi ou se porter devant Zurich, et donner secours à Mortier contre la masse russe, ou courir au point du passage, s'il était nécessaire de le seconder. Cette division renfermait quatre mille grenadiers, et une réserve de superbe cavalerie. La division Lorge, avec une partie de la division Mesnard, devait exécuter le passage à Closter-Fahr. Quinze mille hommes à peu près formaient cette masse. Le reste de la division Mesnard devait faire des démonstrations sur la Basse-Limmat, pour tromper et retenir Durasof.

Ces dispositions, qui ont fait l'admiration de tous les critiques, furent mises à exécution le 3 vendémiaire an VIII (25 septembre 1799), à cinq heures du matin. Les apprêts du passage avaient été faits près du village de Dietikon, avec un soin et un secret extraordinaires. Des barques avaient été traînées à bras, et cachées dans les bois. Dès le matin, elles étaient à flot, et les troupes étaient rangées en silence sur la rive. Le général Foy, illustré depuis comme orateur, commandait l'artillerie à cette immortelle bataille; il disposa plusieurs batteries de manière à protéger le passage. Six cents hommes s'embarquèrent hardiment, et arrivèrent sur l'autre rive. Sur-le-champ ils fondirent sur les tirailleurs ennemis, et les dispersèrent. Korsakoff avait mis là, sur le plateau de Closter-Fahr, trois bataillons avec du canon. Notre artillerie, supérieurement dirigée, éteignit bientôt les feux de l'artillerie russe, et protégea le passage successif de notre avant-garde. Lorsque le général Gazan eut réuni aux six cents hommes qui avaient passé les premiers un renfort suffisant, il marcha sur les trois bataillons russes qui gardaient Closter-Fahr. Ceux-ci s'étaient logés dans un bois, et s'y défendirent bravement. Gazan les enveloppa, et fut obligé de tuer presque jusqu'au dernier homme pour les déloger. Ces trois bataillons détruits, le pont fut jeté. Le reste de la division Lorge et partie de la division Mesnard passèrent la Limmat: c'étaient quinze mille hommes portés au-delà de la rivière. La brigade Bontemps fut placée à Regensdorf, pour faire face à Durasof, s'il voulait remonter de la Basse-Limmat. Le gros des troupes, dirigé par le chef d'état-major Oudinot, remonta la Limmat, pour se porter sur les derrières de Zurich.

Cette partie de l'opération achevée, Masséna se reporta de sa personne sur l'autre rive de la Limmat, pour veiller au mouvement de ses ailes. Vers la Basse-Limmat, Mesnard avait si bien trompé Durasof par ses démonstrations, que celui-ci s'était porté sur la rive, où il déployait tous ses feux. A sa droite, Mortier s'était avancé sur Zurich par Wollishofen, mais il y avait rencontré la masse de Korsakoff, posté, comme on l'a dit, en avant de la Limmat, et avait été obligé de se replier. Masséna arrivant dans cet instant ébranla la division Klein, qui était à Altstetten. Humbert, à la tête de ses quatre mille grenadiers, marcha sur Zurich, et rétablit le combat. Mortier renouvela ses attaques, et on parvint à renfermer ainsi les Russes dans Zurich.

Pendant ce temps, Korsakoff, chagriné d'entendre du canon sur ses derrières, avait reporté quelques bataillons au-delà de la Limmat; mais ces faibles secours avaient été inutiles. Oudinot, avec ses quinze mille hommes, continuait à remonter la Limmat. Il avait enlevé le petit camp placé à Hong, ainsi que les hauteurs qui sont sur les derrières de Zurich, et s'était emparé de la grande route de Vintherthur, qui donne issue en Allemagne, et la seule par laquelle les Russes pussent se retirer.

La journée était presque achevée, et d'immenses résultats étaient préparés pour le lendemain. Les Russes étaient enfermés dans Zurich; Masséna avait porté par le passage à Closter-Fahr quinze mille hommes sur leurs derrières, et placé dix-huit mille hommes devant eux. Il était difficile qu'il ne leur fît pas essuyer un désastre. On a pensé qu'il aurait dû, au lieu de laisser la division Klein devant Zurich, la porter par Closter-Fahr, derrière cette ville, de manière à fermer tout à fait la route de Vintherthur. Mais il craignait que, Mortier restant avec huit mille hommes seulement, Korsakoff ne lui passât sur le corps et ne se jetât sur la Lint. Il est vrai que Korsakoff aurait rencontré Soult et Lecourbe; mais il aurait pu rencontrer aussi Suwarow, venant d'Italie, et on ne sait ce qui serait arrivé de cette singulière combinaison.

Korsakoff s'était enfin aperçu de sa position, et avait porté ses troupes dans l'autre partie de Zurich, en arrière de la Limmat. Durasof, sur la Basse-Limmat, apprenant le passage, s'était dérobé; et évitant la brigade Bontemps, par un détour, était venu regagner la route de Vintherthur. Le lendemain 4 vendémiaire (26 septembre), le combat devait être acharné, car les Russes voulaient se faire jour, et les Français voulaient recueillir d'immenses trophées. Le combat commença de bonne heure. La malheureuse ville de Zurich, encombrée d'artillerie, d'équipages, de blessés, attaquée de tous côtés, était comme enveloppée de feux. De ce côté-ci de la Limmat, Mortier et Klein l'avaient abordée, et étaient près d'y pénétrer. Au-delà, Oudinot la serrait par derrière et voulait fermer la route à Korsakoff. Cette route de Vintherthur, théâtre d'un combat sanglant, avait été prise et reprise plusieurs fois. Korsakoff, songeant enfin à se retirer, avait mis son infanterie en tête, sa cavalerie au centre, son artillerie et ses équipages à la queue. Il s'avançait ainsi formant une longue colonne. Sa brave infanterie, chargeant avec furie, renverse tout devant elle, et s'ouvre un passage; mais quand elle a passé avec une partie de la cavalerie, les Français reviennent à la charge, attaquent le reste de la cavalerie et les bagages, et les refoulent jusqu'aux portes de Zurich. Au même instant, Klein, Mortier, y entrent de leur côté. On se bat dans les rues. L'illustre et malheureux Lavater est frappé sur la porte de sa maison, d'une balle par un soldat suisse ivre qui lui mit son fusil sur la poitrine pour avoir de l'argent; il tomba atteint d'une blessure grave à la cuisse dont il mourut quelques mois après. Enfin, tout ce qui était resté dans Zurich est obligé de mettre bas les armes. Cent pièces de canon, tous les bagages, les administrations, le trésor de l'armée et cinq mille prisonniers, deviennent la proie des Français. Korsakoff avait eu en outre huit mille hommes hors de combat, dans cette lutte acharnée. Huit et cinq faisaient treize mille hommes perdus, c'est-à-dire la moitié de son armée. Les grandes batailles d'Italie n'avaient pas présenté des résultats plus extraordinaires. Les conséquences pour le reste de la campagne ne devaient pas être moins grandes que les résultats matériels. Korsakoff, avec treize mille hommes au plus, se hâta de regagner le Rhin.

Pendant ce temps, Soult, chargé de passer la Lint au-dessus du lac de Zurich, exécutait sa mission avec non moins de bonheur que le général en chef. Il avait exécuté le passage entre Bilten et Richenburg. Cent cinquante braves, portant leur fusil sur leur tête, avaient traversé la rivière à la nage, abordé sur l'autre rive, balayé les tirailleurs, et protégé le débarquement de l'avant-garde. Hotze, accouru sur-le-champ au lieu du danger, était tombé mort d'un coup de feu, ce qui avait mis le désordre dans les rangs autrichiens. Petrasch, succédant à Hotze, avait en vain essayé de rejeter dans la Lint les corps qui avaient passé; il avait été obligé de se replier, et s'était retiré précipitamment sur Saint-Gall et le Rhin, en laissant trois mille prisonniers et du canon. De leur côté, les généraux Jellachich et Linken, chargés de venir par la Haute-Lint, dans le canton de Glaris, recevoir Suwarow au débouché du Saint-Gothard, s'étaient retirés en apprenant tous ces désastres. Ainsi près de soixante mille hommes étaient repoussés déjà de la ligne de la Limmat, au-delà de celle du Rhin, et repoussés après des pertes immenses. Suwarow, qui croyait déboucher en Suisse dans le flanc d'un ennemi attaqué de tous côtés, et qui croyait décider sa défaite en arrivant, allait trouver au contraire tous ses lieutenans dispersés, et s'engager au milieu d'une armée victorieuse de toutes parts.

Parti d'Italie avec dix-huit mille hommes, il était arrivé au pied du Saint-Gothard le cinquième jour complémentaire de l'an VII (21 septembre). Il avait été obligé de démonter ses Cosaques pour charger son artillerie sur le dos de leurs chevaux. Il envoya Rosemberg avec six mille hommes, pour tourner le Saint-Gothard par Disentits et le Crispalt. Arrivé le 1er vendémiaire (23 septembre) à Airolo, à l'entrée de la gorge du Saint-Gothard, il y trouva Gudin avec une des brigades de la division Lecourbe. Il se battit là avec la dernière opiniâtreté; mais ses soldats, mauvais tireurs, ne sachant qu'avancer et se faire tuer, tombaient par pelotons sous les balles et les pierres. Il se décida enfin à inquiéter Gudin sur ses flancs, et il l'obligea ainsi à céder la gorge jusqu'à l'hôpital. Gudin, par sa résistance, avait donné à Lecourbe le temps de recueillir ses troupes. Celui-ci, n'ayant guère sous sa main que six mille hommes, ne pouvait résister à Suwarow qui arrivait avec douze mille, et à Rosemberg qui, transporté déjà à Urseren, en avait six mille sur ses derrières. Il jeta son artillerie dans la Reuss, gagna ensuite la rive opposée en gravissant des rochers presque inaccessibles, et s'enfonça dans la vallée. Arrivé au-delà d'Urseren, n'ayant plus Rosemberg sur ses derrières, il rompit le pont du Diable, et tua une multitude de Russes, avant qu'ils eussent franchi le précipice en descendant dans le lit de la Reuss et en remontant la rive opposée. Lecourbe avait fait ainsi une retraite pied à pied, profitant de tous les obstacles pour fatiguer et tuer un à un les soldats de Suwarow.

L'armée russe arriva ainsi à Altorf, au fond de la vallée de la Reuss, accablée de fatigues, manquant de vivres, et singulièrement affaiblie par les pertes qu'elle avait faites. A Altorf, la Reuss tombe dans le lac de Lucerne. Si Hotze, suivant le plan convenu, avait pu faire arriver Jellachich et Linken au-delà de la Lint, jusqu'à Schwitz, il aurait envoyé des bateaux pour recevoir Suwarow à l'embouchure de la Reuss. Mais après les événemens qui s'étaient passés, Suwarow ne trouva pas une embarcation, et se vit enfermé dans une vallée épouvantable. C'était le 4 vendémiaire (26 septembre), jour du désastre général sur toute la ligne. Il ne lui restait d'autre ressource que de se jeter dans le Schachental, et de passer à travers des montagnes horribles, où il n'y avait aucune route tracée, pour pénétrer dans la vallée de Muthenthal. Il se mit en route le lendemain. Il ne pouvait passer qu'un homme de front dans le sentier qu'on avait à suivre. L'armée mit deux jours à faire ce trajet de quelques lieues. Le premier homme était déjà à Mutten, que le dernier n'avait pas encore quitté Altorf. Les précipices étaient couverts d'équipages, de chevaux, de soldats mourant de faim ou de fatigue. Arrivé dans la vallée de Muthenthal, Suwarow pouvait déboucher par Schwitz, non loin du lac de Zurich, ou bien remonter la vallée, et par le Bragel se jeter sur la Lint. Mais du côté de Schwitz, Masséna arrivait avec la division Mortier, et de l'autre côté du Bragel était Molitor, qui occupait le défilé du Kloenthal, vers les bords de la Lint. Après avoir donné deux jours de repos à ses troupes, Suwarow se décida à rétrograder par le Bragel. Le 8 vendémiaire (30 septembre) il se mit en marche; Masséna l'attaquait en queue, tandis que de l'autre côté du Bragel, Molitor lui tenait tête au défilé du Kloenthal. Rosemberg résista bravement à toutes les attaques de Masséna, mais Bagration fit de vains efforts pour percer Molitor. Il s'ouvrit la route de Glaris, mais ne put percer celle de Wesen. Suwarow, après avoir livré des combats sanglans et meurtriers, coupé de toutes les routes, rejeté sur Glaris, n'avait d'autre ressource que de remonter la vallée d'Engi, pour se jeter dans celle du Rhin. Mais cette route était encore plus affreuse que celle qu'il avait parcourue. Il s'y décida cependant, et après quatre jours d'efforts et de souffrances inouïes, atteignit Coire et le Rhin. De ses dix-huit mille hommes, il en avait à peine sauvé dix mille. Les cadavres de ses soldats remplissaient les Alpes. Ce barbare, prétendu invincible, se retirait couvert de confusion et plein de rage. En quinze jours, plus de vingt mille Russes et cinq à six mille Autrichiens avaient succombé. Les armées prêtes à nous envahir étaient chassées de la Suisse et rejetées en Allemagne. La coalition était dissoute, car Suwarow, irrité contre les Autrichiens, ne voulait plus servir avec eux. On peut dire que la France était sauvée.

Gloire éternelle à Masséna, qui venait d'exécuter l'une des plus belles opérations dont l'histoire de la guerre fasse mention, et qui nous avait sauvés dans un moment plus périlleux que celui de Valmy et de Fleurus! Il faut admirer les batailles grandes par la conception ou le résultat politique; mais il faut célébrer surtout celles qui sauvent. On doit l'admiration aux unes et la reconnaissance aux autres. Zurich est le plus beau fleuron de Masséna; et il n'en existe pas de plus beau dans aucune couronne militaire.

Pendant que ces événemens si heureux se passaient en Suisse, la victoire nous revenait en Hollande. Brune, faiblement pressé par l'ennemi, avait eu le temps de concentrer ses forces, et après avoir battu les Anglo-Russes à Kastrikum, les avait enfermés au Zip, et réduits à capituler. Les conditions étaient l'évacuation de la Hollande, la restitution de ce qui avait été pris au Helder, et l'élargissement sans échange de huit mille prisonniers. On aurait souhaité la restitution de la flotte hollandaise; mais les Anglais s'y refusaient, et on craignait, en rejetant la capitulation, le mal qu'ils pouvaient faire au pays.

Ainsi se termina cette mémorable campagne de 1799. La république, entrée trop tôt en action, et commettant la faute de prendre l'offensive, sans avoir auparavant concentré ses forces, avait été battue à Stokach et Magnano, et avait perdu ainsi par ces deux défaites l'Allemagne et l'Italie. Masséna resté seul en Suisse, formait un saillant dangereux entre deux masses victorieuses. Il s'était replié sur le Rhin, puis sur la Limmat, et enfin sur l'Albis. Là, il s'était rendu inattaquable durant quatre mois. Pendant ce temps, l'armée de Naples, tâchant de se réunir à l'armée de la Haute-Italie, avait été battue à la Trebbia. Réunie plus tard à cette armée par derrière l'Apennin, ralliée et renforcée, elle avait perdu son général à Novi, avait été battue de nouveau, et avait définitivement perdu l'Italie. L'Apennin était même envahi et le Var menacé. Mais là avait été le terme de nos malheurs. La coalition, revirant ses forces, avait porté l'archiduc Charles sur le Rhin, et Suwarow en Suisse. Masséna, saisissant ce moment, avait détruit Korsakoff privé de l'archiduc, et mis en fuite Suwarow privé de Korsakoff. Il avait ainsi réparé nos malheurs par une immortelle victoire. En Orient, de beaux triomphes avaient terminé la campagne. Mais, il faut le dire, si ces grands exploits avaient soutenu la république prête à succomber, s'ils lui avaient rendu quelque gloire, ils ne lui avaient rendu ni sa grandeur ni sa puissance. La France était sauvée, mais elle n'était que sauvée; elle n'avait point encore recouvré son rang, et elle courait même des dangers sur le Var.




CHAPITRE XIX.

RETOUR DE BONAPARTE; SON DÉBARQUEMENT A FRÉJUS; ENTHOUSIASME QU'IL INSPIRE.—AGITATION DE TOUS LES PARTIS A SON ARRIVÉE.—IL SE COALISE AVEC SIÈYES POUR RENVERSER LA CONSTITUTION DIRECTORIALE. —PRÉPARATIFS ET JOURNÉE DU 18 BRUMAIRE.—RENVERSEMENT DE LA CONSTITUTION DE L'AN III; INSTITUTION DU CONSULAT PROVISOIRE.— FIN DE CETTE HISTOIRE.

Les nouvelles de la bataille de Zurich et de la capitulation des Anglo-Russes se succédèrent presque immédiatement, et rassurèrent les imaginations épouvantées. C'était la première fois que ces Russes si odieux étaient battus, et ils l'étaient si complètement, que la satisfaction devait être profonde. Mais l'Italie était toujours perdue, le Var était menacé, la frontière du Midi en péril. Les grandeurs de Campo-Formio ne nous étaient pas rendues. Du reste, les périls les plus grands n'étaient pas au dehors, mais au dedans. Un gouvernement désorganisé, des partis ingouvernables, qui ne voulaient pas subir l'autorité et qui n'étaient cependant plus assez forts pour s'en emparer; partout une espèce de dissolution sociale, et le brigandage, signe de cette dissolution, infestant les grandes routes, surtout dans les provinces déchirées autrefois par la guerre civile; telle était la situation de la république. Un répit de quelques mois étant assuré par la victoire de Zurich, c'était moins d'un défenseur qu'on manquait dans le moment, que d'un chef qui s'emparât des rênes du gouvernement. La masse entière de la population voulait à tout prix du repos, de l'ordre, la fin des disputes, l'unité des volontés. Elle avait peur des jacobins, des émigrés, des chouans, de tous les partis. C'était le moment d'une merveilleuse fortune pour celui qui calmerait toutes ces peurs.

Les dépêches contenant le récit de l'expédition de Syrie, des batailles du mont Thabor et d'Aboukir, produisirent un effet extraordinaire, et confirmèrent cette idée que le héros de Castiglione et de Rivoli resterait vainqueur partout où il se montrerait. Son nom se retrouva aussitôt dans toutes les bouches, et la question que fait-il? quand vient-il? se renouvela de toutes parts. S'il allait revenir! disait-on... Par un instinct singulier, le bruit qu'il était arrivé courut deux ou trois fois. Ses frères lui avaient écrit, sa femme aussi; mais on ignorait si ces dépêches lui étaient parvenues. On a vu en effet qu'elles n'avaient pu traverser les croisières anglaises.

Pendant ce temps, cet homme, objet de voeux si singuliers, voguait tranquillement sur les mers, au milieu des flottes anglaises. La traversée n'était pas heureuse, et les vents contraires la prolongeaient. Plusieurs fois on avait vu les Anglais, et on avait craint de devenir leur proie. Lui seul, se promenant sur le pont de son vaisseau avec un air calme et serein, se confiant à son étoile, apprenait à y croire et à ne pas s'agiter pour des périls inévitables. Il lisait la Bible et le Koran, oeuvres des peuples qu'il venait de quitter. Craignant, d'après les derniers événemens, que le midi de la France ne fût envahi, il avait fait gouverner, non vers les côtes de Provence, mais vers celles du Languedoc. Il voulait débarquer à Collioure ou à Port-Vendres. Un coup de vent l'avait ramené vers la Corse. L'île entière était accourue au-devant du célèbre compatriote. On avait ensuite fait voile vers Toulon. On allait arriver, lorsque tout à coup, au coucher du soleil, on vit sur le flanc gauche du vaisseau, trente voiles ennemies: on les voyait au milieu des rayons du soleil couchant. On proposait de mettre un canot à la mer pour aborder furtivement à terre. Se confiant toujours dans le destin, Bonaparte dit qu'il fallait attendre. L'ennemi, en effet, disparut, et le 17 vendémiaire an VIII (octobre 1799), à la pointe du jour, les frégates le Muiron et la Carrère, les chebecks la Revanche et la Fortune, vinrent mouiller dans le golfe de Fréjus.

Les habitans de la Provence avaient craint, pendant trois années de suite, l'invasion de l'ennemi. Bonaparte les avait délivrés de cette crainte en 1796; mais elle leur était revenue plus grande que jamais depuis la bataille de Novi. En apprenant que Bonaparte était mouillé sur la côte, ils crurent leur sauveur arrivé. Tous les habitans de Fréjus accoururent, et en un instant la mer fut couverte d'embarcations. Une multitude, ivre d'enthousiasme et de curiosité, envahit les vaisseaux, et, violant toutes les lois sanitaires, communiqua avec les nouveaux arrivés. Tous demandaient Bonaparte, tous voulaient le voir. Il n'était plus temps de faire observer les lois sanitaires. L'administration de la santé dut dispenser le général de la quarantaine, car il aurait fallu condamner à la même précaution toute la population, qui avait déjà communiqué avec les équipages. Bonaparte descendit sur-le-champ à terre, et le jour même voulut monter en voiture pour se rendre à Paris.

Le télégraphe, aussi prompt que les vents, avait déjà répandu sur la route de Fréjus à Paris, la grande nouvelle du débarquement de Bonaparte. Sur-le-champ la joie la plus confuse avait éclaté. La nouvelle, annoncée sur tous les théâtres, y avait produit des élans extraordinaires. Les chants patriotiques avaient remplacé partout les représentations théâtrales. Le député Baudin (des Ardennes), l'un des auteurs de la constitution de l'an III, républicain sage et sincère, attaché à la république jusqu'à la passion, et la croyant perdue si un bras puissant ne venait la soutenir, Baudin (des Ardennes) expira de joie en apprenant cet événement.

Bonaparte était parti le jour même du 15 vendémiaire (9 octobre) pour Paris. Il avait passé par Aix, Avignon, Valence, Lyon. Dans toutes ces villes, l'enthousiasme fut immodéré. Les cloches retentissaient dans les villages, et pendant la nuit des feux étaient allumés sur les routes. A Lyon surtout, les élans furent plus vifs encore que partout ailleurs. En partant de cette dernière ville, Bonaparte, qui voulait arriver incognito, prit une autre route que celle qu'il avait indiquée à ses courriers. Ses frères et sa femme, trompés sur sa direction, couraient à sa rencontre, tandis qu'il arrivait à Paris. Le 24 vendémiaire (16 octobre), il était déjà dans sa maison de la rue Chantereine, sans que personne se doutât de son arrivée. Deux heures après, il se rendit au directoire. La garde le reconnut, et poussa, en le voyant, le cri de Vive Bonaparte! Il courut chez le président du directoire, c'était Gohier. Il fut convenu qu'il serait présenté le lendemain au directoire. Le lendemain 25, il se présenta en effet devant cette magistrature suprême. Il dit qu'après avoir consolidé l'établissement de son armée en Égypte, par les victoires du mont Thabor et d'Aboukir, et confié son sort à un général capable d'en assurer la prospérité, il était parti pour voler au secours de la république, qu'il croyait perdue. Il la trouvait sauvée par les exploits de ses frères d'armes, et il s'en réjouissait. Jamais, ajoutait-il en mettant la main sur son épée, jamais il ne la tirerait que pour la défense de cette république. Le président le complimenta sur ses triomphes et sur son retour, et lui donna l'accolade fraternelle. L'accueil fut en apparence très flatteur, mais au fond les craintes étaient maintenant trop réelles et trop justifiées par la situation, pour que son retour fît plaisir aux cinq magistrats républicains.

Lorsque après une longue apathie, les hommes se réveillent et s'attachent à quelque chose, c'est avec passion. Dans ce néant où étaient tombées les opinions, les partis et toutes les autorités, on était demeuré quelque temps sans s'attacher à rien. Le dégoût des hommes et des choses était universel. Mais à l'apparition de l'individu extraordinaire que l'Orient venait de rendre à l'Europe d'une manière si imprévue, tout dégoût, toute incertitude venaient de cesser. C'est sur lui que se fixèrent sur-le-champ les regards, les voeux et les espérances. Tous les généraux, employés ou non employés, patriotes ou modérés, tous accoururent chez Bonaparte. C'était naturel, puisqu'il était le premier membre de cette classe si ambitieuse et si mécontente. En lui elle semblait avoir trouvé un vengeur contre le gouvernement. Tous les ministres, tous les fonctionnaires successivement disgraciés pendant les fluctuations du directoire, accoururent aussi auprès du nouvel arrivé. Ils allaient en apparence visiter le guerrier illustre, et en réalité observer et flatter l'homme puissant auquel l'avenir semblait appartenir.

Bonaparte avait amené Lannes, Murat et Berthier, qui ne le quittaient pas. Bientôt Jourdan, Augereau, Macdonald, Beurnonville, Leclerc, Lefebvre, Marbot, malgré des différences d'opinions, se montrèrent auprès de lui. Moreau lui-même fit bientôt partie de ce cortége. Bonaparte l'avait rencontré, chez Gohier. Sentant que sa supériorité lui permettait de faire les premiers pas, il alla à Moreau, lui témoigna son impatience de le connaître, et lui exprima une estime qui le toucha profondément. Il lui donna ensuite un damas enrichi de pierreries, et parvint à le gagner tout à fait. En quelques jours Moreau fut de sa cour. Il était mécontent aussi, et il allait avec tous ses camarades chez le vengeur présumé. A ces guerriers illustres se joignirent des hommes de toutes les carrières: on y vit Bruix, l'ex-ministre de la marine, qui venait de parcourir la Méditerranée à la tête des flottes française et espagnole, homme d'un esprit fin et délié, aussi habile à conduire une négociation qu'à diriger une escadre. On y vit aussi M. de Talleyrand, qui avait des raisons de craindre le mécontentement de Bonaparte, pour n'être point allé en Égypte. Mais M. de Talleyrand comptait sur son esprit, sur son nom, sur son importance, pour être bien accueilli; il le fut bien. Ces deux hommes avaient trop de goût l'un pour l'autre, et trop besoin de se rapprocher, pour se bouder mutuellement. On voyait encore rue Chantereine Roederer, l'ancien procureur de la commune, homme plein de franchise et d'esprit; Régnault de Saint-Jean-d'Angély, ancien constituant auquel Bonaparte s'était attaché en Italie, et qu'il avait employé à Malte, orateur brillant et fécond.

Mais ce n'étaient pas seulement les disgraciés, les mécontens, qui se rendaient chez Bonaparte. Les chefs actuels du gouvernement s'y montrèrent avec le même empressement. Tous les directeurs et tous les ministres lui donnèrent des fêtes, comme au retour d'Italie. Une grande partie des députés des deux conseils se firent présenter chez lui. Les ministres et les directeurs lui décernèrent un hommage bien plus flatteur, ils vinrent le consulter à chaque instant sur ce qu'ils avaient à faire. Dubois-Crancé, le ministre de la guerre, avait en quelque sorte transporté son portefeuille chez Bonaparte. Moulins, celui des directeurs qui s'occupait spécialement de la guerre, passait une partie des matinées avec lui. Gohier, Roger-Ducos y allaient aussi. Cambacérès, ministre de la justice, jurisconsulte habile, qui avait pour Bonaparte le goût que les hommes faibles ont pour la force, et que Bonaparte affectait de caresser pour prouver qu'il savait apprécier le mérite civil; Fouché, ministre de la police, qui voulait échanger son protecteur usé, Barras, contre un protecteur neuf et puissant; Réal, commissaire près le département de la Seine, ardent et généreux patriote, et l'un des hommes les plus spirituels du temps, étaient également assidus auprès de Bonaparte, et s'entretenaient avec lui des affaires de l'état. Il y avait à peine huit jours que le général était à Paris, et déjà le gouvernement des affaires lui arrivait presque involontairement. A défaut de sa volonté, qui n'était rien encore, on lui demandait son avis. Pour lui, avec sa réserve accoutumée, il affectait de se soustraire aux empressemens dont il était l'objet. Il refusait beaucoup de monde, il se montrait peu, et ne sortait pour ainsi dire qu'à la dérobée. Son visage était devenu plus sec, son teint plus foncé. Il portait depuis son retour une petite redingote grise et un sabre turc attaché à un cordon de soie. Pour ceux qui avaient eu la bonne fortune de le voir, c'était un emblème qui rappelait l'Orient, les Pyramides, le mont Thabor, Aboukir. Les officiers de la garnison, les quatre adjudans de la garde nationale, l'état-major de la place demandaient à lui être présentés. Il différait de jour en jour, et semblait ne se prêter qu'à regret à tous ces hommages. Il écoutait, ne s'ouvrait encore à personne, et observait toutes choses. Cette politique était profonde. Quand on est nécessaire, il ne faut pas craindre d'attendre. On irrite l'impatience des hommes, ils accourent à vous, et vous n'avez plus qu'à choisir.

Que va faire Bonaparte? était la question que tout le monde s'adressait. Elle prouvait qu'il y avait quelque chose d'inévitable à faire. Deux partis principaux, et un troisième, subdivision des deux autres, s'offraient à lui, et étaient disposés à le servir, s'il adoptait leurs vues: c'étaient les patriotes, les modérés ou politiques, enfin les pourris, comme on les appelait, corrompus de tous les temps et de toutes les factions.

Les patriotes se défiaient bien de Bonaparte et de son ambition; mais avec leur goût de détruire, et leur imprévoyance du lendemain, ils se seraient servis de son bras pour tout renverser, sauf à s'occuper ensuite de l'avenir. Du reste, il n'y avait de cet avis que les forcenés, qui, toujours mécontens de ce qui existait, regardaient le soin de détruire comme le plus pressant de tous. Le reste des patriotes, ceux qu'on pouvait appeler les républicains, se défiaient de la renommée du général, voulaient tout au plus qu'on lui donnât place au directoire, voyaient même avec peine qu'il fallût pour cela lui accorder une dispense d'âge, et souhaitaient par-dessus tout qu'il allât aux frontières, relever la gloire de nos armes, et rendre à la république sa première splendeur.

Les modérés ou politiques, gens craignant les fureurs des partis, et surtout celles des jacobins, n'espérant plus rien d'une constitution violée et usée, voulaient un changement, et souhaitaient qu'il se fît sous les auspices d'un homme puissant. «Prenez le pouvoir, faites-nous une constitution sage et modérée, et donnez-nous de la sécurité;» tel était le langage intérieur qu'ils adressaient à Bonaparte. Ils composaient le parti le plus nombreux en France. Il y entrait même beaucoup de patriotes compromis, qui, ayant peur pour la révolution, voulaient en confier le salut à un homme puissant. Ils avaient la majorité dans les anciens, une minorité assez forte dans les cinq-cents. Ils avaient suivi jusqu'ici la plus grande renommée civile, celle de Sièyes, et s'y étaient d'autant plus attachés que Sièyes avait été plus maltraité au Manége. Aujourd'hui ils devaient courir avec bien plus d'empressement au-devant de Bonaparte, car c'était la force qu'ils cherchaient, et elle était bien plus grande dans un général victorieux que dans un publiciste, quelque illustre qu'il fût.

Les pourris enfin étaient tous les fripons, tous les intrigans qui cherchaient à faire fortune, qui s'étaient déshonorés en la faisant, et qui voulaient la faire encore au même prix. Ils suivaient Barras et le ministre de la police Fouché. Il y avait de tout parmi eux, des jacobins, des modérés, des royalistes même. Ce n'était point un parti, mais une coterie nombreuse.

Il ne faut pas, à la suite de cette énumération, compter les partisans de la royauté. Ils étaient trop annulés depuis le 18 fructidor, et d'ailleurs Bonaparte ne leur inspirait rien. Un tel homme ne pouvait songer qu'à lui, et ne pouvait prendre le pouvoir pour le remettre à d'autres. Ils se contentaient donc de faire nombre avec les ennemis du directoire, et de l'accuser dans la langue de tous les partis.

Parmi ces différens partis, Bonaparte ne pouvait faire qu'un choix. Les patriotes ne lui convenaient pas du tout. Les uns, attachés à ce qui existait, se défiaient de son ambition; les autres voulaient un coup de main, puis rien que des agitations interminables, et on ne pouvait rien fonder avec eux. D'ailleurs ils étaient en sens contraire de la marche du temps, et ils exhalaient leurs dernières ardeurs. Les pourris n'étaient rien, ils n'étaient quelque chose que dans le gouvernement, où ils s'étaient naturellement introduits, car c'est là que tendent toujours leurs voeux. Au reste, il n'y avait qu'à ne pas s'en occuper; ils devaient venir à celui qui réunirait le plus de chances en sa faveur, parce qu'ils voulaient rester en possession des places et de l'argent. Le seul parti sur lequel Bonaparte pût s'appuyer était celui qui, partageant les besoins de toute la population, voulût mettre la république à l'abri des factions, en la constituant d'une manière solide. C'était là qu'était tout avenir, c'était là qu'il devait se ranger.

Son choix ne pouvait être douteux: par instinct seul il était fait d'avance. Bonaparte avait horreur des hommes turbulens, dégoût des hommes corrompus. Il ne pouvait aimer que ces hommes modérés qui voulaient qu'on gouvernât pour eux. C'était d'ailleurs la nation même. Mais il fallait attendre, se laisser prévenir par les offres des partis, et observer leurs chefs, pour voir avec lesquels d'entre eux on pourrait faire alliance.

Les partis étaient tous représentés au directoire. Les patriotes avaient, comme on l'a vu, Moulins et Gohier. Les pourris avaient Barras. Les politiques ou modérés avaient Sièyes et Roger-Ducos.

Gohier et Moulins, patriotes sincères et honnêtes, plus modérés que leur parti, parce qu'ils étaient au pouvoir, admiraient Bonaparte; mais ne voulant se servir de son épée que pour la gloire de la constitution de l'an III, ils souhaitaient de l'envoyer aux armées. Bonaparte les traitait avec beaucoup d'égards; il estimait leur honnêteté, car il l'a toujours aimée chez les hommes (c'est un goût naturel et intéressé chez un homme né pour gouverner). D'ailleurs, les égards qu'il avait pour eux étaient un moyen de prouver qu'il honorait les vrais républicains. Sa femme s'était liée avec celle de Gohier. Elle calculait aussi, et elle avait dit à madame Gohier: «Mon intimité avec vous répondra à toutes les calomnies.»

Barras, qui sentait sa fin politique approcher, et qui voyait dans Bonaparte un successeur inévitable, le détestait profondément. Il aurait consenti à le flatter comme autrefois, mais il se sentait plus méprisé que jamais par lui, et il en demeurait éloigné. Bonaparte avait pour cet épicurien ignorant, blasé, corrompu, une aversion tous les jours plus insurmontable. Le nom de pourris qu'il avait donné à lui et aux siens, prouvait assez son dégoût et son mépris. Il était difficile qu'il consentît à s'allier à lui.

Restait l'homme vraiment important, c'était Sièyes, entraînant à sa suite Roger-Ducos. En appelant Sièyes au directoire au moment du 30 prairial, il semblait qu'on eût songé à se jeter dans ses bras. Bonaparte lui en voulait presque d'avoir pris la première place en son absence; d'avoir fixé un moment les esprits, et d'avoir fait naître des espérances. Il avait contre lui une humeur qu'il ne s'expliquait pas. Quoique fort opposés par le génie et les habitudes, ils avaient cependant assez de supériorité pour s'entendre et se pardonner leurs différences, mais trop d'orgueil pour se faire des concessions. Malheureusement ils ne s'étaient point encore adressé la parole, et deux grands esprits qui ne se sont pas encore flattés, sont naturellement ennemis. Ils s'observaient, et chacun des deux attendait que l'autre fît les premiers pas. Ils se rencontrèrent à dîner chez Gohier. Bonaparte s'était senti assez au-dessus de Moreau pour faire les premiers pas; il ne crut pas pouvoir les faire envers Sièyes, et il ne lui parla pas. Celui-ci garda le même silence. Ils se retirèrent furieux. «Avez-vous vu ce petit insolent? dit Sièyes; il n'a pas même salué le membre d'un gouvernement qui aurait dû le faire fusiller.—Quelle idée a-t-on eue, dit Bonaparte, de mettre ce prêtre au directoire? il est vendu à la Prusse, et, si on n'y prend garde, il vous livrera à elle.» Ainsi, dans les hommes de la plus grande supériorité, l'orgueil l'emporte même sur la politique. Si, du reste, il en était autrement, ils n'auraient plus cette hauteur qui les rend propres à dominer les hommes.

Ainsi, le personnage que Bonaparte avait le plus d'intérêt à gagner, était celui pour lequel il avait le plus d'éloignement. Mais leurs intérêts étaient tellement identiques, qu'ils allaient être, malgré eux-mêmes, poussés l'un vers l'autre par leurs propres partisans.

Tandis qu'on s'observait, et que l'affluence chez Bonaparte allait toujours croissant, celui-ci, incertain encore du parti qu'il devait prendre, avait sondé Gohier et Ducos, pour savoir s'ils voudraient consentir à ce qu'il fût directeur, quoiqu'il n'eût pas l'âge nécessaire. C'était à la place de Sièyes qu'il aurait voulu entrer au gouvernement. En excluant Sièyes, il devenait le maître de ses autres collègues, et était assuré de gouverner sous leur nom. C'était sans doute un succès bien incomplet; mais c'était un moyen d'arriver au pouvoir, sans faire précisément une révolution; et une fois arrivé, il avait le temps d'attendre. Soit qu'il fût sincère, soit qu'il voulût les tromper, ce qui est possible, et leur persuader qu'il ne portait pas son ambition au-delà d'une place au directoire, il les sonda et les trouva intraitables sous le rapport de l'âge. Une dispense, quoique donnée par les conseils, leur paraissait une infraction à la constitution. Il fallut renoncer à cette idée.

Les deux directeurs Gohier et Moulins, commençant à s'inquiéter de l'ardeur que Bonaparte montrait pour les fonctions politiques, imaginèrent de l'éloigner, en lui donnant le commandement d'une armée. Sièyes ne fut pas de cet avis, et dit avec humeur que, loin de lui fournir l'occasion d'une gloire nouvelle, il fallait, au contraire, l'oublier et le faire oublier. Comme on parlait de l'envoyer en Italie, Barras dit qu'il y avait assez bien fait ses affaires pour n'avoir pas envie d'y retourner. Enfin il fut décidé qu'on l'appellerait pour l'inviter à prendre un commandement, en lui laissant le choix de l'armée à commander.

Bonaparte, mandé, se rendit au directoire. Il connaissait le propos de Barras. Avant qu'on lui eût notifié l'objet pour lequel on l'appelait, il prit la parole d'un ton haut et menaçant, cita le propos dont il avait à se plaindre, et, regardant Barras, dit que s'il avait fait sa fortune en Italie, ce n'était pas, du moins, aux dépens de la république. Barras se tut. Le président Gohier répondit à Bonaparte que le gouvernement était persuadé que ses lauriers étaient la seule fortune qu'il eût rapportée d'Italie. Il lui dit ensuite que le directoire l'invitait à prendre un commandement, et lui laissait d'ailleurs le choix de l'armée. Bonaparte répondit froidement qu'il n'était pas encore assez reposé de ses fatigues, que la transition d'un climat sec à un climat humide l'avait fortement éprouvé, et qu'il lui fallait encore quelque temps pour se remettre. Il se retira sans plus d'explication. Un pareil fait devait avertir les directeurs de ses vues, et l'avertir lui-même de leurs défiances.

C'était un motif de se hâter: ses frères, ses conseillers habituels, Roederer, Réal, Régnault de Saint-Jean-d'Angély, Bruix, Talleyrand, lui amenaient tous les jours des membres du parti modéré et politique dans les conseils. C'étaient, dans les cinq-cents, Boulay (de la Meurthe), Gaudin, Chazal, Cabanis, Chénier; dans les anciens, Cornudet, Lemercier, Fargues, Daunou. Leur avis à tous était qu'il fallait s'allier au vrai parti, au parti réformateur, et s'unir à Sièyes, qui avait une constitution toute faite, et la majorité dans le conseil des anciens. Bonaparte était bien de leur avis, et sentait qu'il n'avait pas de choix à faire; mais il fallait qu'on le rapprochât de Sièyes, et c'était difficile. Cependant les intérêts étaient si grands, et il y avait entre son orgueil et celui de Sièyes des entremetteurs si délicats, si adroits, que l'alliance ne pouvait pas tarder à se faire. M. de Talleyrand eût concilié des orgueils encore plus sauvages que celui de ces deux hommes. Bientôt la négociation fut entamée et achevée. Il fut convenu qu'une constitution plus forte serait donnée à la France, sous les auspices de Sièyes et de Bonaparte. Sans qu'on se fût expliqué sur la forme et l'espèce de cette constitution, il fut sous-entendu qu'elle serait républicaine, mais qu'elle délivrerait la France de ce que l'un et l'autre appelaient les bavards, et donnerait aux deux esprits puissans qui s'alliaient la plus grande part d'influence.

Un systématique rêvant l'accomplissement trop différé de ses conceptions, un ambitieux voulant régir le monde, étaient, au milieu de ce néant de tous les systèmes et de toutes les forces, éminemment propres à se coaliser. Peu importait l'incompatibilité de leur humeur. L'adresse des intermédiaires et la gravité des intérêts suffisaient pour pallier cet inconvénient, du moins pour un moment: et c'était assez d'un moment pour faire une révolution.

Bonaparte était donc décidé à agir avec Sièyes et Roger-Ducos. Il montrait toujours le même éloignement pour Barras, les mêmes égards pour Gohier et Moulins, et gardait une égale réserve avec les trois. Mais Fouché, habile à deviner la fortune naissante, voyait avec le plus grand regret l'éloignement de Bonaparte pour son patron Barras, et était désolé de voir que Barras ne fît rien pour vaincre cet éloignement. Il était tout à fait décidé à passer dans le camp du nouveau César; mais hésitant, par un reste de pudeur, à abandonner son protecteur, il aurait voulu l'y entraîner à sa suite. Assidu auprès de Bonaparte, et assez bien accueilli, parce qu'il avait le portefeuille de la police, il tâchait de vaincre sa répugnance pour Barras. Il était secondé par Réal, Bruix, et les autres conseillers du général. Croyant avoir réussi, il engagea Barras à inviter Bonaparte à dîner. Barras l'invita pour le 8 brumaire (30 octobre). Bonaparte s'y rendit. Après le dîner, ils commencèrent à s'entretenir des affaires. Bonaparte et Barras s'attendaient. Barras entra le premier en matière. Il débuta par des généralités sur sa situation personnelle. Espérant sans doute que Bonaparte affirmerait le contraire, il lui dit qu'il était malade, usé, et condamné à renoncer aux affaires. Bonaparte gardant toujours le silence, Barras ajouta que la république était désorganisée, qu'il fallait, pour la sauver, concentrer le pouvoir et nommer un président; et puis il nomma le général Hédouville, comme digne d'être élu. Hédouville était aussi inconnu que peu capable. Barras déguisait sa pensée, et désignait Hédouville pour ne pas se nommer lui-même. «Quant à vous, général, ajouta-t-il, votre intention est de vous rendre à l'armée; allez y acquérir une gloire nouvelle, et replacer la France à son véritable rang. Moi, je vais me rejeter dans la retraite dont j'ai besoin.» Bonaparte jeta un regard fixe sur Barras, ne répondit rien, et laissa là l'entretien. Barras interdit n'ajouta plus une seule parole. Bonaparte se retira sur-le-champ, et, avant de quitter le Luxembourg, passa dans l'appartement de Sièyes. Il vint lui déclarer d'une manière expresse qu'il voulait marcher avec lui seul, et qu'ils n'avaient plus qu'à convenir des moyens d'exécution. L'alliance fut scellée dans cette entrevue, et on convint de tout préparer pour le 18 ou le 20 brumaire.

Bonaparte en rentrant chez lui y trouva Fouché, Réal et les amis de Barras. «Eh bien, votre Barras, leur dit-il, savez-vous ce qu'il m'a proposé? de faire un président qui serait Hédouville, c'est-à-dire lui, et de m'en aller, moi, à l'armée. Il n'y a rien à faire avec un pareil homme.» Les amis de Barras voulurent réparer cette maladresse et cherchèrent à l'excuser. Mais Bonaparte insista peu, et changea d'entretien, car son parti était pris. Fouché se rendit aussitôt chez Barras, pour lui faire des reproches, et pour l'engager à aller corriger l'effet de ses gaucheries. Dès le lendemain matin, Barras courut chez Bonaparte pour excuser ses paroles de la veille; il lui offrit son dévouement et sa coopération à tout ce qu'il voudrait tenter. Bonaparte l'écouta peu, lui répondit par des généralités, et à son tour lui parla de ses fatigues, de sa santé délabrée, et de son dégoût des hommes et des affaires.

Barras se vit perdu et sentit son rôle achevé. Il était temps qu'il recueillît le prix de ses doubles intrigues et de ses lâches défections. Les patriotes ardens n'en voulaient plus depuis sa conduite envers la société du Manége; les républicains, attachés à la constitution de l'an III, n'avaient que du mépris et de la défiance pour lui. Les réformateurs, les politiques, n'y voyaient qu'un homme déconsidéré, et lui appliquaient le mot de pourri, imaginé par Bonaparte. Il ne lui restait que quelques intrigues avec les royalistes, au moyen de certains émigrés cachés dans sa cour. Ces intrigues étaient fort anciennes: elles avaient commencé dès le 18 fructidor. Il en avait fait part au directoire, et s'était fait autoriser à les poursuivre, pour avoir dans les mains les fils de la contre-révolution. Il s'était ainsi ménagé le moyen de trahir à volonté la république ou le prétendant. Il était question dans ce moment, avec ce dernier, d'une somme de quelques millions, pour seconder son retour. Il est possible, du reste, que Barras ne fût pas sincère avec le prétendant, car tous ses goûts devaient être pour la république. Mais savoir au juste les préférences de ce vieux corrompu, serait difficile. Peut-être les ignorait-il lui-même. D'ailleurs, à ce point de corruption, un peu d'argent doit malheureusement prévaloir sur toutes les préférences de goût ou d'opinion.

Fouché, désespéré de voir son patron perdu, désespéré surtout de se voir compromis dans sa disgrâce, redoubla d'assiduités auprès de Bonaparte. Celui-ci, se défiant d'un pareil homme, lui cacha tous ses secrets; mais Fouché ne se rebutant pas, parce qu'il voyait la victoire de Bonaparte assurée, résolut de vaincre ses rigueurs à force de services. Il avait la police, il la faisait habilement, et il savait que l'on conspirait partout. Il se garda d'en avertir le directoire, dont la majorité, composée de Moulins, Gohier et Barras, aurait pu tirer de ses révélations un parti funeste aux conjurés.

Il y avait une quinzaine de jours que Bonaparte était à Paris, et presque tout était déjà préparé. Berthier, Lannes, Murat, gagnaient chaque jour les officiers et les généraux. Parmi eux, Bernadotte par jalousie, Jourdan par attachement à la république, Augereau par jacobinisme, s'étaient rejetés en arrière, et avaient communiqué leurs craintes à tous les patriotes des cinq-cents; mais la masse des militaires était gagnée. Moreau, républicain sincère, mais suspect aux patriotes qui dominaient, mécontent du directoire qui avait si mal récompensé ses talens, n'avait de recours qu'en Bonaparte. Caressé, gagné par lui, et supportant très bien un supérieur, il déclara qu'il seconderait tous ses projets. Il ne voulait pas être mis dans le secret, car il avait horreur des intrigues politiques, mais il demandait à être appelé au moment de l'exécution. Il y avait à Paris les 8e et 9e de dragons, qui avaient servi autrefois sous Bonaparte en Italie, et qui lui étaient dévoués. Le 21e de chasseurs, organisé par lui quand il commandait l'armée de l'intérieur, et qui avait compté autrefois Murat dans ses rangs, lui appartenait également. Ces régimens demandaient toujours à défiler devant lui. Les officiers de la garnison, les adjudans de la garde nationale, demandaient aussi à lui être présentés, et ne l'avaient pas encore obtenu. Il différait, se réservant de faire concourir cette réception avec ses projets. Ses deux frères, Lucien et Joseph, et les députés de son parti, faisaient chaque jour de nouvelles conquêtes dans les conseils.

Une entrevue fut fixée le 15 brumaire avec Sièyes, pour convenir du plan et des moyens d'exécution. Ce même jour, les conseils devaient donner un banquet au général Bonaparte, comme on avait fait au retour d'Italie. Ce n'était point comme alors les conseils qui le donnaient officiellement. La chose avait été proposée en comité secret; mais les cinq-cents, qui, dans le premier moment du débarquement, avaient nommé Lucien président, pour honorer le général dans la personne de son frère, étaient maintenant en défiance, et se refusaient à donner un banquet. Il fut décidé alors qu'on le donnerait par souscription. Du reste, le nombre des souscripteurs fut de six à sept cents. Le repas eut lieu à l'église Saint-Sulpice; il fut froid et silencieux: tout le monde s'observait et gardait la plus grande réserve. Il était visible qu'on s'attendait à un grand événement, et qu'il était l'ouvrage d'une partie des assistans. Bonaparte fut sombre et préoccupé. C'était assez naturel, puisqu'au sortir de là il allait arrêter le lieu et l'heure d'une conjuration. A peine le dîner était-il achevé, qu'il se leva, fit avec Berthier le tour des tables, adressa quelques paroles aux députés, et se retira ensuite précipitamment.

Il se rendit chez Sièyes pour faire avec lui ses derniers arrangemens. Là, on convint d'abord du gouvernement qu'on substituerait à celui qui existait. Il fut arrêté qu'on suspendrait les conseils pour trois mois, qu'on substituerait aux cinq directeurs trois consuls provisoires, qui, pendant ces trois mois, auraient une espèce de dictature et seraient chargés de faire une constitution. Bonaparte, Sièyes et Roger-Ducos, devaient être les trois consuls. Il s'agissait ensuite de trouver les moyens d'exécution. Sièyes avait la majorité assurée dans les anciens. Comme on parlait tous les jours de projets incendiaires, formés par les jacobins, on imagina de supposer de leur part un projet d'attentat contre la représentation nationale. La commission des inspecteurs des anciens, toute à la disposition de Sièyes, devait proposer de transférer le corps législatif à Saint-Cloud. La constitution donnait, en effet, ce droit au conseil des anciens. Ce conseil devait à cette mesure en ajouter une autre qui n'était pas autorisée par la constitution, c'était de confier le soin de protéger la translation à un général de son choix, c'est-à-dire à Bonaparte. Les anciens devaient lui déférer en même temps le commandement de la 17e division militaire et de toutes les troupes cantonnées dans Paris. Bonaparte, avec ces forces, devait conduire le corps législatif à Saint-Cloud. Là, on espérait devenir maître des cinq-cents, et leur arracher le décret d'un consulat provisoire. Sièyes et Roger-Ducos devaient donner ce jour même leur démission de directeurs. On se proposait d'emporter celle de Barras, Gohier ou Moulins. Alors le directoire était désorganisé par la dissolution de la majorité; on allait dire aux cinq-cents qu'il n'y avait plus de gouvernement, et on les obligeait à nommer les trois consuls. Ce plan était parfaitement conçu, car il faut toujours, quand on veut faire une révolution, déguiser l'illégal autant qu'on le peut, se servir des termes d'une constitution pour la détruire, et des membres d'un gouvernement pour le renverser.

On fixa le 18 brumaire pour provoquer le décret de translation, et le 19 pour la séance décisive à Saint-Cloud. On se partagea la tâche. Le décret de translation, le soin de l'obtenir, fut confié à Sièyes et à ses amis. Bonaparte se chargea d'avoir la force armée et de conduire les troupes aux Tuileries.

Tout étant arrêté, ils se séparèrent. Il n'était bruit de toutes parts que d'un grand événement près d'éclater. C'est toujours ainsi que cela s'était passé. Il n'y a de révolutions qui réussissent que celles qui peuvent être connues d'avance. Fouché d'ailleurs se gardait d'avertir les trois directeurs restés en dehors de la conjuration. Dubois-Crancé, malgré sa déférence pour les lumières de Bonaparte en matière de guerre, était chaud patriote; il eut avis du projet, courut le dénoncer à Gohier et à Moulins, mais n'en fut pas cru. Ils croyaient bien à une grande ambition, mais non encore à une conjuration prête à éclater. Barras voyait bien un grand mouvement; mais il se sentait perdu de toute façon, et il se laissait lâchement aller aux événemens.

La commission des anciens, que présidait le député Cornet, eut la mission de tout préparer dans la nuit du 17 au 18, pour faire rendre le décret de translation. On ferma les volets et les rideaux des fenêtres, pour que le public ne fût pas averti par les lumières du travail de nuit qui se faisait dans les bureaux de la commission. On eut soin de convoquer le conseil des anciens pour sept heures, et celui des cinq-cents pour onze. De cette manière, le décret de translation devait être rendu avant que les cinq-cents fussent en séance; et, comme toute délibération était interdite par la constitution à l'instant où le décret de translation était promulgué, on fermait par cette promulgation la tribune des cinq-cents, et on s'épargnait toute discussion embarrassante. On eut un autre soin, ce fut de différer pour certains députés l'envoi des lettres de convocation. On fut certain par là que ceux dont on se défiait n'arriveraient qu'après la décision rendue.

De son côté, Bonaparte avait pris toutes les précautions nécessaires. Il avait mandé le colonel Sébastiani, qui commandait le 9e de dragons, pour s'assurer des dispositions du régiment. Ce régiment se composait de quatre cents hommes à pied et de six cents hommes à cheval. Il renfermait beaucoup de jeunes soldats; mais les vieux soldats d'Arcole et de Rivoli y donnaient le ton. Le colonel répondit du régiment à Bonaparte. Il fut convenu que le colonel, sous prétexte de passer une revue, sortirait à cinq heures de ses casernes, distribuerait son monde, partie sur la place de la Révolution, partie dans le jardin des Tuileries, et qu'il viendrait lui-même, avec deux cents hommes à cheval, occuper les rues du Mont-Blanc et Chantereine. Bonaparte fit ensuite dire aux colonels des autres régimens de cavalerie, qu'il les passerait en revue le 18. Il fit dire aussi à tous les officiers qui demandaient à lui être présentés, qu'il les recevrait le matin du même jour. Pour excuser le choix de l'heure, il prétexta un voyage. Il avertit Moreau et tous les généraux de vouloir bien se trouver rue Chantereine à la même heure. A minuit, il envoya un aide-de-camp à Lefebvre pour l'engager à passer chez lui à six heures du matin. Lefebvre était tout dévoué au directoire; mais Bonaparte comptait bien qu'il ne résisterait pas à son ascendant. Il n'avait fait prévenir ni Bernadotte ni Augereau. Il avait eu soin, pour tromper Gohier, de s'inviter à dîner chez lui le 18 même, avec toute sa famille, et en même temps, pour le décider à donner sa démission, il le fit prier par sa femme de venir le lendemain matin, à huit heures, déjeuner rue Chantereine.

Le 18 au matin, un mouvement imprévu de ceux mêmes qui concouraient à le produire, se manifesta de toutes parts. Une nombreuse cavalerie parcourait les boulevards; tout ce qu'il y avait de généraux et d'officiers dans Paris se rendaient en grand uniforme rue Chantereine, sans se douter de l'affluence qu'ils allaient y trouver. Les députés des anciens couraient à leur poste, étonnés de cette convocation si soudaine. Les cinq-cents ignoraient, pour la plupart, ce qui se préparait. Gohier, Moulins, Barras, étaient dans une complète ignorance. Mais Sièyes, qui depuis quelque temps prenait des leçons d'équitation, et Roger-Ducos, étaient déjà à cheval, et se rendaient aux Tuileries.

Dès que les anciens se furent assemblés, le président de la commission des inspecteurs prit la parole. La commission chargée de veiller à la sûreté du corps législatif avait, dit-il, appris que des projets sinistres se tramaient, que des conspirateurs accouraient en foule à Paris, y tenaient des conciliabules, et y préparaient des attentats contre la liberté de la représentation nationale. Le député Cornet ajouta que le conseil des anciens avait dans les mains le moyen de sauver la république, et qu'il devait en user. Ce moyen, c'était de transférer le corps législatif à Saint-Cloud pour le soustraire aux attentats des conspirateurs, de mettre pendant ce temps la tranquillité publique sous la garde d'un général capable de l'assurer, et de choisir Bonaparte pour ce général. A peine la lecture de cette proposition et du décret qui la contenait était-elle achevée, qu'une certaine émotion se manifesta dans le conseil. Quelques membres voulurent s'y opposer; Cornudet, Lebrun, Fargues, Régnier, l'appuyèrent. Le nom de Bonaparte, qu'on avait fait valoir, et de l'appui duquel on se savait assuré, décida la majorité. A huit heures le décret était rendu. Il transférait les conseils à Saint-Cloud, et les y convoquait pour le lendemain à midi. Bonaparte était nommé général en chef de toutes les troupes contenues dans la 17e division militaire, de la garde du corps législatif, de la garde du directoire, des gardes nationales de Paris et des environs. Lefebvre, le commandant actuel de la 17e division, était mis sous ses ordres. Bonaparte avait ordre de venir à la barre recevoir le décret, et prêter serment dans les mains du président. Un messager d'état fut chargé de porter sur-le-champ le décret au général.

Le messager d'état, qui était le député Cornet lui-même, trouva les boulevards encombrés d'une nombreuse cavalerie; la rue du Mont-Blanc, la rue Chantereine, remplies d'officiers et de généraux en grand uniforme. Tous accouraient se rendre à l'invitation du général Bonaparte. Les salons de celui-ci étant trop petits pour recevoir autant de monde, il fit ouvrir les portes, s'avança sur le perron, et harangua les officiers. Il leur dit que la France était en danger, et qu'il comptait sur eux pour l'aider à la sauver. Le député Cornet lui présentant le décret, il s'en saisit, le leur lut, et leur demanda s'il pouvait compter sur leur appui. Tous répondirent, en mettant la main sur leurs épées, qu'ils étaient prêts à le seconder. Il s'adressa aussi à Lefebvre. Celui-ci, voyant les troupes en mouvement sans son ordre, avait interrogé le colonel Sébastiani, qui, sans lui répondre, lui avait enjoint d'entrer chez le général Bonaparte. Lefebvre était entré avec humeur. «Eh bien! Lefebvre, lui dit Bonaparte, vous, l'un des soutiens de la république, voulez-vous la laisser périr dans les mains de ces avocats? Unissez-vous à moi pour m'aider à la sauver. Tenez, ajouta Bonaparte en prenant un sabre, voilà le sabre que je portais aux Pyramides; je vous le donne comme un gage de mon estime et de ma confiance.—Oui, reprit Lefebvre tout ému, jetons les avocats à la rivière!» Joseph avait amené Bernadotte; mais celui-ci, voyant de quoi il s'agissait, se retira pour aller avertir les patriotes. Fouché n'était point dans le secret; mais, averti de l'événement, il avait ordonné la fermeture des barrières, et suspendu le départ des courriers et des voitures publiques. Il vint en toute hâte en avertir Bonaparte, et lui faire ses protestations de dévouement. Bonaparte, qui l'avait laissé de côté jusqu'ici, ne le repoussa point, mais lui dit que ses précautions étaient inutiles, qu'il ne fallait ni fermer les barrières, ni suspendre le cours ordinaire des choses, qu'il marchait avec la nation et comptait sur elle. Bonaparte apprit dans le moment que Gohier n'avait pas voulu se rendre à son invitation; il en témoigna quelque humeur, et lui fit dire par un intermédiaire qu'il se perdrait inutilement en voulant résister. Il monta aussitôt à cheval pour se rendre aux Tuileries, et prêter serment devant le conseil des anciens. Presque tous les généraux de la république étaient à cheval à ses côtés. Moreau, Macdonald, Berthier, Lannes, Murat, Leclerc, étaient derrière lui comme ses lieutenans. Il trouva aux Tuileries les détachemens du 9e, les harangua, et, après les avoir enthousiasmés, entra dans le palais.

Il se présenta devant les anciens, accompagné de ce magnifique état-major. Sa présence causa une vive sensation, et prouva aux anciens qu'ils s'étaient associés à un homme puissant, et qui avait tous les moyens nécessaires pour faire réussir un coup d'état. Il se présenta à la barre: «Citoyens représentans, dit-il, la république allait périr, votre décret vient de la sauver! Malheur à ceux qui voudraient s'opposer à son exécution; aidé de tous mes compagnons d'armes rassemblés ici autour de moi, je saurai prévenir leurs efforts. On cherche en vain des exemples dans le passé pour inquiéter vos esprits; rien dans l'histoire ne ressemble au dix-huitième siècle, et rien dans ce siècle ne ressemble à sa fin... Nous voulons la république..... Nous la voulons fondée sur la vraie liberté, sur le régime représentatif... Nous l'aurons, je le jure en mon nom, et au nom de mes compagnons d'armes.....» Nous le jurons tous, répétèrent les généraux et les officiers qui étaient à la barre. La manière dont Bonaparte venait de prêter son serment était adroite, en ce qu'il avait évité de prêter serment à la constitution. Un député voulut prendre la parole pour en faire la remarque; le président la lui refusa, sur le motif que le décret de translation interdisait toute délibération. On se sépara sur-le-champ. Bonaparte se rendit alors dans le jardin, monta à cheval, accompagné de tous les généraux, et passa en revue les régimens de la garnison, qui arrivaient successivement. Il adressa une harangue courte et énergique aux soldats, et leur dit qu'il allait faire une révolution qui leur rendrait l'abondance et la gloire. Des cris de vive Bonaparte! retentissaient dans les rangs. Le temps était superbe, l'affluence extraordinaire: tout semblait seconder l'inévitable attentat qui allait terminer la confusion par le pouvoir absolu.

Dans ce moment, les cinq-cents, avertis de la révolution qui se préparait, s'étaient rendus en tumulte à la salle de leurs séances. A peine réunis, ils avaient reçu un message des anciens, contenant le décret de translation. A cette lecture, une foule de voix avaient éclaté à la fois; mais le président Lucien Bonaparte les avait réduites au silence, en vertu de la constitution qui ne leur permettait plus de délibérer. Les cinq-cents s'étaient séparés aussitôt; les plus ardens, courant les uns chez les autres, formaient des conciliabules, pour s'indigner en commun, et imaginer quelques moyens de résistance. Les patriotes des faubourgs étaient en grande agitation, et s'ameutaient autour de Santerre.

Pendant ce temps, Bonaparte, ayant achevé la revue des troupes, était rentré aux Tuileries, et s'était rendu à la commission des inspecteurs des anciens. Celle des cinq-cents avait entièrement adhéré à la révolution nouvelle, et se prêtait à tout ce qu'on préparait. C'était là que tout devait se faire, sous le prétexte d'exécuter la translation. Bonaparte y siégea en permanence. Déjà le ministre de la justice Cambacérès s'y était rendu. Fouché y vint de son côté. Sièyes et Roger-Ducos venaient d'y donner leur démission. Il importait d'en avoir encore une troisième au directoire, parce qu'alors la majorité étant dissoute, il n'y avait plus de pouvoir exécutif, et on n'avait plus à craindre un dernier acte d'énergie de sa part. On n'espérait pas que Gohier ni Moulins la donnassent; on dépêcha M. de Talleyrand et l'amiral Bruix à Barras, pour lui arracher la sienne.

Bonaparte distribua ensuite le commandement des troupes. Il chargea Murat, avec une nombreuse cavalerie et un corps de grenadiers, d'aller occuper Saint-Cloud. Serrurier fut mis au Point-du-Jour avec une réserve. Lannes fut chargé de commander les troupes qui gardaient les Tuileries. Bonaparte donna ensuite à Moreau une commission singulière, et certainement la moins honorable de toutes, dans ce grand événement: il le chargea d'aller, avec cinq cents hommes, garder le Luxembourg. Moreau avait pour instruction de bloquer les directeurs, sous prétexte de veiller à leur sûreté, et de leur interdire absolument toute communication au dehors. Bonaparte fit signifier en même temps au commandant de la garde directoriale de lui obéir, de quitter avec sa troupe le Luxembourg, et de venir se rendre auprès de lui aux Tuileries. On prit enfin une dernière et importante précaution, avec le secours de Fouché. Le directoire avait la faculté de suspendre les municipalités; le ministre Fouché, agissant en sa qualité de ministre de la police, comme s'il était autorisé par le directoire, suspendit les douze municipalités de Paris, et leur enleva tout pouvoir. Il ne restait, par ce moyen, aux patriotes, aucun point de ralliement, ni au directoire, ni dans les douze communes qui avaient succédé à la grande commune d'autrefois. Fouché fit ensuite afficher des placards, pour inviter les citoyens à l'ordre et au repos, et leur assurer qu'on travaillait dans ce moment à sauver la république de ses périls.

Ces mesures réussirent complètement. L'autorité du général Bonaparte fut reconnue partout, bien que le conseil des anciens n'eût pas agi constitutionnellement en la lui conférant. Ce conseil, en effet, pouvait bien ordonner la translation, mais ne pouvait pas nommer un chef suprême de la force armée. Moreau se rendit au Luxembourg, et le bloqua avec cinq cents hommes. Le commandant de la garde directoriale, Jubé, obéissant sur-le-champ aux ordres qu'il venait de recevoir, fit monter sa troupe à cheval, et quitta le Luxembourg pour se rendre aux Tuileries. Pendant ce temps, les trois directeurs, Moulins, Gohier et Barras, étaient dans une cruelle perplexité. Moulins et Gohier, s'apercevant enfin de la conjuration qui leur avait échappé, s'étaient rendus dans l'appartement de Barras pour lui demander s'il voulait tenir ferme avec eux, et former la majorité. Le voluptueux directeur était dans le bain, et apprenait à peine ce que Bonaparte faisait dans Paris. «Cet homme, s'écria-t-il avec une expression grossière, nous a tous trompés.» Il promit de s'unir à ses collègues, car il promettait toujours, et il envoya son secrétaire Bottot aux Tuileries pour aller à la découverte. Mais à peine Gohier et Moulins l'eurent-ils quitté, qu'il tomba dans les mains de Bruix et de M. de Talleyrand. Il n'était pas difficile de lui faire sentir l'impuissance à laquelle il était réduit, et on n'avait pas à craindre qu'il voulût succomber glorieusement en défendant la constitution directoriale. On lui promit repos et fortune, et il consentit à donner sa démission. On lui avait rédigé une lettre qu'il signa, et que MM. de Talleyrand et Bruix se hâtèrent de porter à Bonaparte. Dès cet instant, Gohier et Moulins firent pour parvenir auprès de lui des efforts inutiles, et apprirent qu'il venait de se démettre. Réduits à eux seuls, n'ayant plus le droit de délibérer, ils ne savaient quel parti prendre, et ils voulaient cependant remplir loyalement leurs devoirs envers la constitution de l'an III. Ils résolurent donc de se rendre à la commission des inspecteurs, pour demander à leurs deux collègues, Sièyes et Ducos, s'ils voulaient se réunir à eux pour reconstituer la majorité, et promulguer du moins le décret de translation. C'était là une triste ressource. Il n'était pas possible de réunir une force armée, et de venir lever un étendard contraire à celui de Bonaparte; dès lors il était inutile d'aller aux Tuileries, affronter Bonaparte au milieu de son camp et de toutes ses forces.

Ils s'y rendirent cependant, et on les y laissa aller. Ils trouvèrent Bonaparte entouré de Sièyes, Ducos, d'une foule de députés et d'un nombreux état-major. Bottot, le secrétaire de Barras, venait d'être fort mal accueilli. Bonaparte, élevant la voix, lui avait dit: «Qu'a-t-on fait de cette France, que j'avais laissée si brillante? j'avais laissé la paix, j'ai retrouvé la guerre; j'avais laissé des victoires, j'ai retrouvé des revers; j'avais laissé les millions de l'Italie, et j'ai trouvé des lois spoliatrices et la misère. Que sont devenus cent mille Français que je connaissais, tous mes compagnons de gloire? ils sont morts!» L'envoyé Bottot s'était retiré atterré; mais dans ce moment la démission de Barras était arrivée et avait calmé le général. Il dit à Gohier et Moulins qu'il était satisfait de les voir; qu'il comptait sur leur démission, parce qu'il les croyait trop bons citoyens pour s'opposer à une révolution inévitable et salutaire. Gohier répondit avec force qu'il ne venait avec son collègue Moulins que pour travailler à sauver la république. «Oui, repartit Bonaparte, la sauver, et avec quoi?... avec les moyens de la constitution, qui croule de toutes parts?—Qui vous a dit cela? répliqua Gohier. Des personnes qui n'ont ni le courage, ni la volonté de marcher avec elle.» Une altercation assez vive s'engagea entre Gohier et Bonaparte. Dans ce moment, on apporta un billet au général. Il contenait l'avis d'une grande agitation au faubourg Saint-Antoine. «Général Moulins, dit Bonaparte, vous êtes parent de Santerre?—Non, répondit Moulins, je ne suis pas son parent, mais son ami.—J'apprends, ajouta Bonaparte, qu'il remue dans les faubourgs; dites-lui qu'au premier mouvement je le fais fusiller.» Moulins répliqua avec force à Bonaparte, qui lui répéta qu'il ferait fusiller Santerre. L'altercation continua avec Gohier. Bonaparte lui dit en finissant: «La république est en péril, il faut la sauver... je le veux. Sièyes et Ducos ont donné leur démission; Barras vient de donner la sienne. Vous êtes deux, isolés, impuissans, vous ne pouvez rien; je vous engage à ne pas résister.» Gohier et Moulins répondirent qu'ils ne déserteraient pas leur poste. Ils retournèrent au Luxembourg, où ils furent dès ce moment consignés, séparés l'un de l'autre, et privés de toute communication par les ordres de Bonaparte transmis à Moreau. Barras venait de partir pour sa terre de Gros-Bois, escorté par un détachement de dragons.

Il n'y avait donc plus de pouvoir exécutif! Bonaparte avait seul la force dans les mains. Tous les ministres étaient réunis auprès de lui, à la commission des inspecteurs. Tous les ordres partaient de là, comme du seul point où il existât une autorité organisée. La journée s'acheva avec assez de calme. Les patriotes formaient de nombreux conciliabules, proposaient des résolutions désespérées, mais sans croire à la possibilité de les exécuter, tant on redoutait l'ascendant de Bonaparte sur les troupes!

Le soir on tint conseil à la commission des inspecteurs. L'objet de ce conseil était de convenir, avec les principaux membres des anciens, de ce qu'on ferait le lendemain à Saint-Cloud. Le projet arrêté avec Sièyes était de proposer l'ajournement des conseils avec un consulat provisoire. Cette proposition présentait quelques difficultés. Beaucoup de membres des anciens, qui avaient contribué à rendre le décret de translation, s'effrayaient maintenant de la domination du parti militaire. Ils n'avaient pas cru que l'on songeât à créer une dictature au profit de Bonaparte et de ses deux associés; ils auraient voulu seulement que l'on composât autrement le directoire, et, malgré l'âge de Bonaparte, ils auraient consenti à le nommer directeur. Ils en firent la proposition. Mais Bonaparte répondit, d'un ton décidé, que la constitution ne pouvait plus marcher, qu'il fallait une autorité plus concentrée, et surtout un ajournement de tous les débats politiques qui agitaient la république. La nomination de trois consuls et la suspension des conseils jusqu'au 1er ventôse furent donc proposées. Après une discussion assez longue, ces mesures furent adoptées. On choisit Bonaparte, Sièyes et Ducos pour consuls. Le projet fut rédigé et dut être proposé le lendemain matin à Saint-Cloud. Sièyes, connaissant parfaitement les mouvemens révolutionnaires, voulait qu'on arrêtât dans la nuit quarante des meneurs des cinq-cents. Bonaparte ne le voulut pas, et eut à s'en repentir.

La nuit fut assez tranquille. Le lendemain matin, 19 brumaire (10 novembre), la route de Saint-Cloud était couverte de troupes, de voitures et de curieux. Trois salles avaient été préparées au château: l'une pour les anciens, l'autre pour les cinq-cents, la troisième pour la commission des inspecteurs et pour Bonaparte. Les préparatifs devaient être achevés à midi, mais ils ne purent l'être avant deux heures. Ce retard manqua de devenir funeste aux auteurs de la révolution nouvelle. Les députés des deux conseils se promenaient dans les jardins de Saint-Cloud, et s'entretenaient ensemble avec une extrême vivacité. Ceux des cinq-cents, irrités d'avoir été déportés en quelque sorte par ceux des anciens, avant même qu'ils pussent prendre la parole, leur demandaient naturellement ce qu'ils voulaient, ce qu'ils projetaient pour la journée. «Le gouvernement est décomposé, leur disaient-ils; eh bien, soit; nous convenons qu'il faut le recomposer, et qu'il en a besoin. Voulez-vous, au lieu d'hommes ineptes et sans renommée, y porter des hommes imposans; voulez-vous y porter Bonaparte?..... quoiqu'il n'ait pas l'âge requis, nous y consentons encore.» Ces questions pressantes, embarrassaient les anciens. Il fallait convenir qu'on voulait autre chose, et qu'on avait le projet d'un renversement de constitution. Quelques-uns d'entre eux firent des insinuations à ce sujet; mais elles furent mal accueillies. Les anciens, déjà effrayés la veille de ce qui s'était passé à la commission des inspecteurs, furent ébranlés tout à fait, en voyant la résistance qui se manifestait dans les cinq-cents. Dès ce moment, les dispositions du corps législatif parurent douteuses, et le projet de révolution fut très compromis. Bonaparte était à cheval à la tête de ses troupes; Sièyes et Ducos avaient une chaise de poste, attelée de six chevaux, qui les attendait à la grille de Saint-Cloud. Beaucoup d'autres personnages en avaient aussi, se disposant, en cas d'échec, à prendre la fuite. Sièyes, du reste, montra dans toute cette scène un rare sang-froid et une grande présence d'esprit. On craignait que Jourdan, Augereau et Bernadotte ne vinssent parler aux troupes. On donna l'ordre de sabrer le premier individu qui se présenterait pour les haranguer, représentant ou général, n'importe.

La séance des deux conseils s'ouvrit à deux heures. Dans les anciens, des réclamations s'élevèrent de la part des membres qui n'avaient pas été convoqués la veille pour assister à la discussion sur le décret de translation. Ces réclamations furent écartées, puis on s'occupa d'une notification aux cinq-cents, pour leur apprendre que le conseil était en majorité, et prêt à délibérer. Aux cinq-cents, la délibération commença autrement. Le député Gaudin, qui avait mission de Sièyes et de Bonaparte d'ouvrir la discussion, parla d'abord des dangers que courait la république, et proposa deux choses: premièrement de remercier les anciens d'avoir transféré le corps législatif à Saint-Cloud, et secondement de former une commission chargée de faire un rapport sur les dangers de la république, et sur les moyens de pourvoir à ces dangers. Si cette proposition avait été adoptée, on avait un rapport tout préparé, et on eût proposé le consulat provisoire et l'ajournement. Mais à peine le député Gaudin a-t-il achevé de parler, qu'un orage épouvantable éclate dans l'assemblée. Des cris violens retentissent; on entend de toutes parts: «A bas les dictateurs, point de dictature, vive la constitution!—La constitution ou la mort! s'écrie Delbrel.... Les baïonnettes ne nous effraient pas, nous sommes libres ici.» Ces paroles sont suivies de nouveaux cris. Quelques députés furieux répètent en regardant le président Lucien: «Point de dictature, à bas les dictateurs!» A ces cris insultans, Lucien prend la parole. «Je sens trop, dit-il, la dignité de président pour souffrir plus long-temps les menaces insolentes de certains orateurs; je les rappelle à l'ordre.» Cette injonction ne les calme pas, et les rend plus furieux. Après une longue agitation, le député Grandmaison propose de prêter serment à la constitution de l'an III. La proposition est aussitôt accueillie. On demande de plus l'appel nominal. L'appel nominal est aussi adopté. Chaque député vient à son tour prêter serment à la tribune, aux cris et aux applaudissemens de tous les assistans. Lucien est obligé lui-même de quitter le fauteuil, pour prêter le serment qui ruine les projets de son frère.

Les événemens prenaient une tournure dangereuse. Au lieu de nommer une commission pour écouter des projets de réforme, les cinq-cents prêtaient un serment de maintenir ce qui existait, et les anciens ébranlés étaient prêts à reculer. C'était une révolution manquée. Le danger était imminent. Augereau, Jourdan, les patriotes influens, étaient à Saint-Cloud, attendant le moment favorable pour ramener les troupes de leur côté. Bonaparte et Sièyes arrêtent sur-le-champ qu'il faut agir, et ramener à soi la masse flottante. Bonaparte se décide à se présenter aux deux conseils à la tête de son état-major. Il rencontre Augereau, qui d'un ton railleur lui dit: «Vous voilà dans une jolie position!—Les affaires étaient en bien plus mauvais état à Arcole,» lui répond Bonaparte; et il se rend à la barre des anciens. Il n'avait point l'habitude des assemblées. Parler pour la première fois en public est embarrassant, effrayant même pour les esprits les plus fermes, et dans les circonstances les plus ordinaires. Au milieu de pareils événemens, et pour un homme qui n'avait jamais paru à une tribune, ce devait être bien plus difficile encore. Bonaparte, fort ému, prend la parole, et d'une voix entrecoupée, mais forte, dit aux anciens: «Citoyens représentans, vous n'êtes point dans des circonstances ordinaires, mais sur un volcan. Permettez-moi quelques explications. Vous avez cru la république en danger; vous avez transféré le corps législatif à Saint-Cloud; vous m'avez appelé pour assurer l'exécution de vos décrets; je suis sorti de ma demeure pour vous obéir, et déjà on nous abreuve de calomnies, moi et mes compagnons d'armes: on parle d'un nouveau Cromwell, d'un nouveau César. Citoyens, si j'avais voulu d'un tel rôle, il m'eût été facile de le prendre au retour d'Italie, au moment du plus beau triomphe, et lorsque l'armée et les partis m'invitaient à m'en emparer. Je ne l'ai pas voulu alors, je ne le veux pas aujourd'hui. Ce sont les dangers seuls de la patrie qui ont éveillé mon zèle et le vôtre.» Bonaparte fait ensuite, toujours d'une voix émue, le tableau de la situation dangereuse de la république, déchirée par tous les partis, menacée d'une nouvelle guerre civile dans l'Ouest, et d'une invasion vers le Midi. «Prévenons, ajoute-t-il, tant de maux; sauvons les deux choses pour lesquelles nous avons fait tant de sacrifices, la liberté et l'égalité...—Parlez donc aussi de la constitution!» s'écrie le député Linglet. Cette interruption déconcerte un instant le général; mais bientôt il se remet; et d'une voix entrecoupée il répond: «De constitution! vous n'en avez plus. C'est vous qui l'avez détruite, en attentant, le 18 fructidor, à la représentation nationale, en annulant, le 22 floréal, les élections populaires, et en attaquant, le 30 prairial, l'indépendance du gouvernement. Cette constitution dont vous parlez, tous les partis veulent la détruire. Ils sont tous venus me faire confidence de leurs projets, et m'offrir de les seconder. Je ne l'ai pas voulu; mais, s'il le faut, je nommerai les partis et les hommes.—Nommez-les, s'écrient alors les opposans, nommez-les, demandez un comité secret.» Une longue agitation succède à cette interruption. Bonaparte reprend enfin la parole, et peignant de nouveau l'état où la France est placée, engage les anciens à prendre des mesures qui puissent la sauver. «Environné, dit-il, de mes frères d'armes, je saurai vous seconder. J'en atteste ces braves grenadiers, dont j'aperçois les baïonnettes, et que j'ai si souvent conduits à l'ennemi; j'en atteste leur courage, nous vous aiderons à sauver la patrie. Et si quelque orateur, ajoute Bonaparte d'une voix menaçante, si quelque orateur, payé par l'étranger, parlait de me mettre hors la loi, alors j'en appellerais à mes compagnons d'armes. Songez que je marche accompagné du dieu de la fortune et du dieu de la guerre.»

Ces paroles audacieuses étaient un avis pour les cinq-cents. Les anciens les accueillirent très bien, et parurent ramenés par la présence du général. Ils lui accordèrent les honneurs de la séance.

Bonaparte, après avoir réchauffé les anciens, songe à se rendre aux cinq-cents, pour essayer de leur imposer. Ils s'avance suivi de quelques grenadiers; il entre, mais il les laisse derrière lui au bout de la salle. Il avait à parcourir la moitié de l'enceinte pour arriver à la barre. A peine est-il arrivé au milieu, que des cris furieux partent de toutes parts. «Quoi, s'écrient une foule de voix, des soldats ici! des armes! Que veut-on?... A bas le dictateur! à bas le tyran!» Un grand nombre de députés s'élancent au milieu de la salle, entourent le général, lui adressent les interpellations les plus vives! «Quoi! lui dit-on, c'est pour cela que vous avez vaincu?... Tous vos lauriers sont flétris... Votre gloire s'est changée en infamie. Respectez le temple des lois. Sortez, sortez!» Bonaparte est confondu au milieu de la foule qui le presse. Les grenadiers qu'il avait laissés à la porte, accourent, repoussent les députés, et le saisissent au milieu du corps. On dit que dans ce tumulte, des grenadiers reçurent des coups de poignard qui lui étaient destinés. Le grenadier Thomé eut ses vêtemens déchirés. Il est très possible que, dans le tumulte, ses vêtemens aient été déchirés, sans qu'il y eût là des poignards. Il est possible aussi que des poignards fussent dans plus d'une main. Des républicains qui croyaient voir un nouveau César, pouvaient s'armer du fer de Brutus, sans être des assassins. Il y a une grande faiblesse à les en justifier. Quoi qu'il en soit, Bonaparte est emporté hors de la salle. On dit qu'il était troublé, ce qui n'est pas plus étonnant que la supposition des poignards. Il monte à cheval, se rend auprès des troupes, leur dit qu'on a voulu l'assassiner, que ses jours ont été en péril, et est accueilli partout par les cris de vive Bonaparte!

Dans ce moment l'orage continue, plus violent que jamais, dans l'assemblée, et se dirige contre Lucien. Celui-ci déploie une fermeté et un courage rares. «Votre frère est un tyran, lui dit-on; en un jour il a perdu toute sa gloire.» Lucien cherche en vain à le justifier. «Vous n'avez pas voulu, dit-il, l'entendre. Il venait vous expliquer sa conduite, vous faire connaître sa mission, répondre à toutes les questions que vous ne cessez d'adresser depuis que vous êtes réunis. Ses services méritaient du moins qu'on lui donnât le temps de s'expliquer.—Non, non, à bas le tyran! s'écrient les patriotes furieux. Hors la loi! ajoutent-ils, hors la loi!» Ce mot était terrible, il avait perdu Robespierre. Prononcé contre Bonaparte, il pouvait peut-être faire hésiter les troupes, et les détacher de lui. Lucien, avec courage, résiste à la proposition de mise hors la loi, et demande auparavant qu'on écoute son frère. Il lutte long-temps au milieu d'un tumulte épouvantable. Enfin, déposant sa toque et sa toge: «Misérables, s'écrie-t-il, vous voulez que je mette hors la loi mon propre frère! Je renonce au fauteuil, et je vais me rendre à la barre pour défendre celui qu'on accuse.»

Dans ce moment, Bonaparte entendait du dehors la scène qui se passait dans l'assemblée. Il craignait pour son frère; il envoie dix grenadiers pour l'arracher de la salle. Les grenadiers entrent, trouvent Lucien au milieu d'un groupe, le saisissent par le bras en lui disant que c'est par ordre de son frère, et l'entraînent hors de l'enceinte. C'était le moment de prendre un parti décisif. Tout était perdu si on hésitait. Les moyens oratoires de ramener l'assemblée étant devenus impossibles, il ne restait que la force; il fallait hasarder un de ces actes audacieux, devant lesquels hésitent toujours les usurpateurs. César hésita en passant le Rubicon, Cromwell en fermant le parlement. Bonaparte se décide à faire marcher les grenadiers sur l'assemblée. Il monte à cheval avec Lucien, et parcourt le front des troupes. Lucien les harangue. «Le conseil des cinq-cents est dissous, leur dit-il, c'est moi qui vous le déclare. Des assassins ont envahi la salle des séances, et ont fait violence à la majorité; je vous somme de marcher pour la délivrer.» Lucien jure ensuite que lui et son frère seront les défenseurs fidèles de la liberté. Murat et Leclerc ébranlent alors un bataillon de grenadiers, et le conduisent à la porte des cinq-cents. Ils s'avancent jusqu'à l'entrée de la salle. A la vue des baïonnettes, les députés poussent des cris affreux, comme ils avaient fait à la vue de Bonaparte. Mais un roulement de tambours couvre leurs cris. Grenadiers, en avant! s'écrient les officiers. Les grenadiers entrent dans la salle, et dispersent les députés qui s'enfuient les uns par les couloirs, les autres par les fenêtres. En un instant la salle est évacuée, et Bonaparte reste maître de ce déplorable champ de bataille.

La nouvelle est portée aux anciens, qui en sont remplis d'inquiétude et de regrets. Ils n'avaient pas souhaité un pareil attentat. Lucien se présente à leur barre, et vient justifier sa conduite à l'égard des cinq-cents. On se contente de ses raisons, car que faire dans une pareille situation?... Il fallait en finir, et remplir l'objet qu'on s'était proposé. Le conseil des anciens ne pouvait pas décréter à lui seul l'ajournement du corps législatif et l'institution du consulat. Le conseil des cinq-cents était dissous; mais il restait une cinquantaine de députés, partisans du coup d'état. On les réunit, et on leur fait rendre le décret, objet de la révolution qu'on venait de faire. Le décret est ensuite porté aux anciens, qui l'adoptent vers le milieu de la nuit. Bonaparte, Roger-Ducos, Sièyes, sont nommés consuls provisoires, et revêtus de toute la puissance exécutive. Les conseils sont ajournés au 1er ventôse prochain. Ils sont remplacés par deux commissions de vingt-cinq membres chacune, prises dans les conseils, et chargées d'approuver les mesures législatives que les trois consuls auront besoin de prendre. Les consuls et les commissions sont chargés de rédiger une constitution nouvelle.

Telle fut la révolution du 18 brumaire, jugée si diversement par les hommes, regardée par les uns comme l'attentat qui anéantit l'essai de notre liberté, par les autres comme un acte hardi, mais nécessaire, qui termina l'anarchie. Ce qu'on en peut dire, c'est que la révolution, après avoir pris tous les caractères, monarchique, républicain, démocratique, prenait enfin le caractère militaire, parce qu'au milieu de cette lutte perpétuelle avec l'Europe, il fallait qu'elle se constituât d'une manière solide et forte. Les républicains gémissent de tant d'efforts infructueux, de tant de sang inutilement versé pour fonder la liberté en France, et ils déplorent de la voir immolée par l'un des héros qu'elle avait enfantés. En cela le plus noble sentiment les trompe. La révolution, qui devait nous donner la liberté, et qui a tout préparé pour que nous l'ayons un jour, n'était pas, et ne devait pas être elle-même la liberté. Elle devait être une grande lutte contre l'ancien ordre de choses. Après l'avoir vaincu en France, il fallait qu'elle le vainquît en Europe. Mais une lutte si violente n'admettait pas les formes et l'esprit de la liberté. On eut un moment de liberté sous la constituante, et il fut court; mais quand le parti populaire devint menaçant au point d'intimider tous les esprits; quand il envahit les Tuileries au 10 août; quand au 2 septembre il immola tous ceux qui lui donnaient des défiances; quand au 21 janvier il obligea tout le monde à se compromettre avec lui en trempant les mains dans le sang royal; quand il obligea, en août 93, tous les citoyens à courir aux frontières, ou à livrer leur fortune; quand il abdiqua lui-même sa puissance, et la remit à ce grand comité de salut public, composé de douze individus, y avait-il, pouvait-il y avoir liberté? Non; il y avait un violent effort de passions et d'héroïsme; il y avait cette tension musculaire d'un athlète qui lutte contre un ennemi puissant. Après ce moment de danger, après nos victoires, il y eut un instant de relâche. La fin de la convention et le directoire présentèrent des momens de liberté. Mais la lutte avec l'Europe ne pouvait être que passagèrement suspendue. Elle recommença bientôt; et au premier revers les partis se soulevèrent tous contre un gouvernement trop modéré, et invoquèrent un bras puissant. Bonaparte, revenant d'Orient, fut salué comme souverain, et appelé au pouvoir. On dira vainement que Zurich avait sauvé la France. Zurich était un accident, un répit; il fallait encore Marengo et Hohenlinden pour la sauver. Il fallait plus que des succès militaires, il fallait une réorganisation puissante à l'intérieur de toutes les parties du gouvernement, et c'était un chef politique plutôt qu'un chef militaire dont la France avait besoin. Le 18 et le 19 brumaire étaient donc nécessaires. On pourrait seulement dire que le 20 fut condamnable, et que le héros abusa du service qu'il venait de rendre. Mais on répondra qu'il venait achever une tâche mystérieuse, qu'il tenait, sans s'en douter, de la destinée, et qu'il accomplissait sans le vouloir. Ce n'était pas la liberté qu'il venait continuer, car elle ne pouvait pas exister encore; il venait, sous les formes monarchiques, continuer la révolution dans le monde; il venait la continuer en se plaçant, lui plébéien, sur un trône; en conduisant le pontife à Paris pour verser l'huile sacrée sur un front plébéien; en créant une aristocratie avec des plébéiens, en obligeant les vieilles aristocraties à s'associer à son aristocratie plébéienne; en faisant des rois avec des plébéiens; enfin en recevant dans son lit la fille des Césars, et en mêlant un sang plébéien à l'un des sangs les plus vieux de l'Europe; en mêlant enfin tous les peuples, en répandant les lois françaises en Allemagne, en Italie, en Espagne; en donnant des démentis à tant de prestiges, en ébranlant, en confondant tant de choses. Voilà quelle tâche profonde il allait remplir; et pendant ce temps la nouvelle société allait se consolider à l'abri de son épée, et la liberté devait venir un jour. Elle n'est pas venue, elle viendra. J'ai décrit la première crise qui en a préparé les élémens en Europe; je l'ai fait sans haine, plaignant l'erreur, révérant la vertu, admirant la grandeur, tâchant de saisir les profonds desseins de la Providence dans ces grands événemens, et les respectant dès que je croyais les avoir saisis.

FIN DU DIXIÈME ET DERNIER VOLUME.

TABLE
DES CHAPITRES CONTENUS DANS LE TOME DIXIÈME.

CHAPITRE XIII.

Expédition d'Égypte. Départ de Toulon; arrivée devant Malte; conquête de cette île. Départ pour l'Égypte; débarquement à Alexandrie; prise de cette place. Marche sur le Caire; combat de Chébreïss. Bataille des Pyramides; occupation du Caire. Travaux administratifs de Bonaparte en Égypte; établissement de la nouvelle colonie. Bataille navale d'Aboukir, destruction de la flotte française par les Anglais.

CHAPITRE XIV.

Effet de l'expédition d'Égypte en Europe. Conséquences funestes de la bataille navale d'Aboukir.—Déclaration de guerre de la Porte.—Efforts de l'Angleterre pour former une nouvelle coalition.—Conférences avec l'Autriche à Selz. Progrès des négociations de Rastadt.—Nouvelles commotions en Hollande, en Suisse et dans les républiques italiennes. Changement de la constitution cisalpine; grands embarras du directoire à ce sujet.—Situation intérieure. Une nouvelle opposition se prononce dans les conseils.—Disposition générale à la guerre. Loi sur la conscription.—Finances de l'an VII.—Reprise des hostilités. Invasion des états romains par l'armée napolitaine—Conquête du royaume de Naples par le général Championnet. —Abdication du roi de Piémont.

CHAPITRE XV.

État de l'administration de la République et des armées au commencement de 1799.—Préparatifs militaires.—Levée de 200 mille conscrits.—Moyens et plans de guerre du directoire et des puissances coalisées.—Déclaration de guerre de l'Autriche.—Ouverture de la campagne de 1799.—Invasion des Grisons,—Combatte Pfullendorf.—Bataille de Stockach.—Retraite de Jourdan.—Opérations militaires en Italie.—Bataille de Magnano; retraite de Schérer.—Assassinat des plénipotentiaires français à Rastadt. —Effets de nos premiers revers.—Accusations multipliées contre le directoire. —Élections de l'an VII.—Sièyes est nommé directeur, en remplacement de Rewbell.

CHAPITRE XVI.

Continuation de la campagne de 1799; Masséna réunit le commandement des armées d'Helvétie et du Danube, et occupe la ligne de la Limmat.—Arrivée de Suwarow en Italie. Schérer transmet le commandement à Moreau. Bataille de Cassano. Retraite de Moreau au-delà du Pô et de l'Apennin.—Essai de jonction avec l'armée de Naples; bataille de la Trebbia.—Coalition de tous les partis contre le directoire.—Révolution du 30 prairial.—Larévellière et Merlin sortent du directoire.

CHAPITRE XVII.

Formation du nouveau directoire.—Moulins et Roger-Ducos remplacent Larévellière et Merlin.—Changement dans le ministère.—Levée de toutes les classes de conscrits.—Emprunt forcé de cent millions.—Loi des otages.—Nouveaux plans militaires.—Reprises des opérations en Italie; Joubert général en chef; bataille de Novi, et mort de Joubert.—Débarquement des Anglo-Russes en Hollande.—Nouveaux troubles à l'intérieur; déchaînement des patriotes; arrestation de onze journalistes; renvoi de Bernadotte; proposition de déclarer la patrie en danger.

CHAPITRE XVIII.

Suite des opérations de Bonaparte en Égypte. Conquête de la Haute-Égypte par Desaix; bataille de Sédiman.—Expédition de Syrie; prise du fort d'El-Arisch et de Jaffa; bataille du Mont-Thabor; siége de Saint-Jean-d'Acre. —Retour en Égypte; bataille d'Aboukir.—Départ de Bonaparte pour la France.—Opérations en Europe. Marche de l'archiduc Charles sur le Rhin, et de Suwarow en Suisse: mouvement de Masséna; mémorable victoire de Zurich; situation périlleuse de Suwarow; sa retraite désastreuse; la France sauvée.—Événemens en Hollande; défaite et capitulation des Anglo-Russes; évacuation de la Hollande. Fin de la campagne de 1799.

CHAPITRE XIX.

Retour de Bonaparte; son débarquement à Fréjus; enthousiasme qu'il inspire. —Agitation de tous les partis à son arrivée.—Il se coalise avec Sièyes pour renverser la constitution directoriale.—Préparatifs et journée du 18 brumaire.—Renversement de la constitution de l'an III; institution du consulat provisoire.—Fin de cette histoire.

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