Histoire de la Révolution française, Tome 10
CHAPITRE XV.
ÉTAT DE L'ADMINISTRATION DE LA RÉPUBLIQUE ET DES ARMÉES AU COMMENCEMENT DE 1799.—PRÉPARATIFS MILITAIRES.—LEVÉE DE 200 MILLE CONSCRITS.—MOYENS ET PLANS DE GUERRE DU DIRECTOIRE ET DES PUISSANCES COALISÉES.—DÉCLARATION DE GUERRE A L'AUTRICHE.— OUVERTURE DE LA CAMPAGNE DE 1799.—INVASION DES GRISONS.— COMBAT DE PFULLENDORF.—BATAILLE DE STOCKACH.—RETRAITE DE JOURDAN.—OPÉRATIONS MILITAIRES EN ITALIE.—BATAILLE DE MAGNANO; RETRAITE DE SCHÉRER.—ASSASSINAT DES PLÉNIPOTENTIAIRES FRANÇAIS A RASTADT.—EFFETS DE NOS PREMIERS REVERS.—ACCUSATIONS MULTIPLIÉES CONTRE LE DIRECTOIRE.—ÉLECTIONS DE L'AN VII. —SIÈYES EST NOMMÉ DIRECTEUR, EN REMPLACEMENT DE REWBELL.
Tel était l'état des choses au commencement de l'année 1799. La guerre, d'après les événemens que nous venons de rapporter, n'était plus douteuse. D'ailleurs les correspondances interceptées, la levée de boucliers de la cour de Naples, qui n'aurait pas pris l'initiative sans la certitude d'une intervention puissante, les préparatifs immenses de l'Autriche, enfin l'arrivée d'un corps russe en Moravie, ne laissaient plus aucune incertitude. On était en nivôse (janvier 1799), et il était évident que les hostilités seraient commencées avant deux mois. Ainsi l'incompatibilité des deux grands systèmes que la révolution avait mis en présence était prouvée par les faits. La France avait commencé l'année 1798 avec trois républiques à ses côtés, les républiques batave, cisalpine et ligurienne, et déjà il en existait six à la fin de cette année, par la création des républiques helvétique, romaine et parthénopéenne. Cette extension avait été moins le résultat de l'esprit de conquête, que de l'esprit de système. On avait été obligé de secourir les Vaudois opprimés: on avait été provoqué à Rome à venger la mort du malheureux Duphot, immolé en voulant séparer les deux partis: à Naples on n'avait fait que repousser une agression. Ainsi on avait été forcément conduit à rentrer en lutte, il est constant que le directoire, quoique ayant une immense confiance dans la puissance française, désirait cependant la paix, pour des raisons politiques et financières; il est constant aussi que l'empereur, tout en désirant la guerre, voulait l'éloigner encore. Cependant tous s'étaient conduits comme s'ils avaient voulu rentrer immédiatement en lutte, tant était grande l'incompatibilité des deux systèmes.
La révolution avait donné au gouvernement français une confiance et une audace extraordinaire. Le dernier événement de Naples, quoique peu considérable en lui-même, venait de lui persuader encore que tout devait fuir devant les baïonnettes françaises. C'était du reste l'opinion de l'Europe. Il ne fallait rien moins que l'immensité des moyens réunis contre la France, pour donner à ses ennemis le courage de se mesurer avec elle. Mais cette confiance du gouvernement français dans ses forces était exagérée, et lui cachait une partie des difficultés de sa position. La suite a prouvé que ses ressources étaient immenses, mais que dans le moment elles n'étaient pas encore assez assurées pour garantir la victoire. Le directoire, outre la France, avait à administrer la Hollande, la Suisse, toute l'Italie, partagées en autant de républiques. Les administrer par l'intermédiaire de leur gouvernement, était, comme on l'a vu, encore plus difficile que si on avait commandé directement chez elles. On n'en pouvait presque tirer aucune ressource, ni en argent ni en hommes, par le défaut d'organisation. Il fallait cependant les défendre, et dès lors combattre sur une ligne qui, depuis le Texel, s'étendait sans interruption jusqu'à l'Adriatique, ligne qui, attaquée de front par la Russie et l'Autriche, était prise à revers par les flottes anglaises, soit en Hollande, soit à Naples. Les forces qu'une telle situation militaire exigeait, il fallait les tirer de France seulement. Or, les armées étaient singulièrement affaiblies. Quarante mille soldats, les meilleurs, étaient en Égypte sous notre grand capitaine. Les armées restées en France étaient diminuées de moitié par l'effet des désertions que la paix amène toujours. Le gouvernement payait le même nombre de soldats, mais il n'avait peut-être pas cent cinquante mille hommes effectifs. Les administrations et les états-majors faisaient le profit sur la solde, et c'était une surcharge inutile pour les finances. Ces cent cinquante mille hommes effectifs formaient des cadres excellens, qu'on pouvait remplir avec la nouvelle levée des conscrits; mais il fallait du temps pour cela, et on n'en avait pas eu assez depuis rétablissement de la conscription. Enfin, les finances étaient toujours dans le même délabrement, par la mauvaise organisation de la perception. On avait voté un budget de 600 millions, et une ressource extraordinaire de 125 millions, prise sur les 400 millions restans de biens nationaux; mais la lenteur des rentrées, et l'erreur dans l'évaluation de certains produits, laissaient un déficit considérable. Enfin la subordination, si nécessaire dans une machine aussi vaste, commençait à disparaître. Les militaires devenaient très difficiles à contenir. Cet état de guerre perpétuelle leur faisait sentir qu'ils étaient nécessaires; ils en devenaient impérieux et exigeans. Placés dans des pays riches, ils voulaient en profiter, et ils étaient les complices de toutes les spoliations. Ils voulaient aussi faire triompher leurs opinions là où ils résidaient, et n'obéissaient qu'avec peine à la direction des agens civils. On l'a vu dans la querelle de Brune avec Trouvé. Enfin, dans l'intérieur, l'opposition qu'on a vu renaître depuis le 18 fructidor, et prendre deux caractères, se prononçait davantage. Les patriotes, réprimés aux dernières élections, se préparaient à triompher dans les nouvelles. Les modérés critiquaient froidement, mais amèrement, toutes les mesures du gouvernement, et suivant l'usage de toutes les oppositions, lui reprochaient même les difficultés qu'il avait à vaincre, et qui étaient le plus souvent insurmontables. Le gouvernement, c'est la force même: il faut qu'il triomphe; tant pis pour lui s'il ne triomphe pas. On n'écoute jamais ses excuses, quand il explique pourquoi il n'a pas réussi.
Telle était la situation du directoire à l'instant où la guerre recommença avec l'Europe. Il fit de grands efforts pour rétablir l'ordre dans cette grande machine. La confusion régnait toujours en Italie. Les ressources de cette belle contrée étaient gaspillées, et se perdaient inutilement pour l'armée; quelques pillards en profitaient seuls. La commission chargée d'instituer et d'administrer la république romaine venait de terminer ses fonctions, et aussitôt l'influence des états-majors s'était fait sentir. On avait changé les consuls jugés trop modérés. On avait rompu les marchés avantageux pour l'entretien de l'armée. La commission, dans laquelle Faypoult avait la direction financière, avait conclu un marché pour l'entretien et le paiement des troupes stationnées à Rome, et pour le transport de tous les objets d'art envoyés en France. Elle avait adjugé en paiement des biens nationaux pris sur le clergé. Le marché, outre qu'il était modéré sous le rapport du prix, avait l'avantage de fournir un emploi aux biens nationaux. Il fut cassé, et donné ensuite à la compagnie Baudin, qui dévorait l'Italie. Cette compagnie se faisait appuyer par les états-majors, auxquels elle abandonnait un pour cent de profit. Le Piémont, qu'on venait d'occuper, offrait une nouvelle proie à dévorer, et la probité de Joubert, général en chef de l'armée d'Italie, n'était pas une garantie contre l'avidité de l'état-major et des compagnies. Naples surtout allait être mise au pillage. Il y avait dans le directoire quatre hommes intègres, Rewbell, Larévellière, Merlin et Treilhard, que tous les désordres révoltaient. Larévellière surtout, le plus sévère et le plus instruit des faits par ses relations particulières avec l'ambassadeur Trouvé et avec les membres de la commission de Rome, Larévellière voulait qu'on déployât la plus grande énergie. Il proposa et fit adopter un projet fort sage; c'était d'instituer dans tous les pays dépendans de la France, et où résidaient nos armées, des commissions chargées de la partie civile et financière, et tout à fait indépendantes des états-majors. A Milan, à Turin, à Rome, à Naples, des commissions civiles devaient recevoir les contributions stipulées avec les pays alliés de la France, passer les marchés, faire tous les arrangemens financiers, fournir en un mot aux besoins des armées, mais ne laisser aucun maniement de fonds aux chefs militaires. Les commissions avaient cependant l'ordre de compter aux généraux les fonds qu'ils demanderaient, sans qu'ils fussent obligés de justifier pourquoi; ils n'en devaient compte qu'au gouvernement. Ainsi l'autorité militaire était encore bien ménagée. Les quatre directeurs firent adopter la mesure, et on signifia à Schérer l'ordre de la faire exécuter sur-le-champ avec la dernière rigueur. Comme il montrait quelque indulgence pour ses camarades, on lui signifia qu'il répondrait de tous les désordres qui ne seraient pas réprimés.
Cette mesure, quelque juste qu'elle fût, devait blesser beaucoup les états-majors. En Italie surtout ils parurent se révolter; ils dirent qu'on déshonorait les militaires par les précautions qu'on prenait à leur égard, qu'on enchaînait tout à fait les généraux, qu'on les privait de toute autorité. Championnet, à Naples, avait déjà tranche du législateur, et nommé des commissions chargées d'administrer le pays conquis. Faypoult était envoyé à Naples pour s'y charger de toute la partie financière. Il prit les arrêtés nécessaires pour faire rentrer l'administration dans ses mains, et révoqua certaines mesures fort mal entendues, prises par Championnet. Celui-ci, avec toute la morgue des gens de son état, surtout quand ils sont victorieux, se regarda comme offensé; il eut la hardiesse de prendre un arrêté par lequel il enjoignait à Faypoult et aux autres commissaires de quitter Naples sous vingt-quatre heures. Une pareille conduite était intolérable. Méconnaître les ordres du directoire et chasser de Naples les envoyés revêtus de ses pouvoirs, était un acte qui méritait la plus sévère répression, à moins qu'on ne voulût abdiquer l'autorité suprême et la remettre aux généraux. Le directoire ne faiblit pas, et grâce à l'énergie des membres intègres qui voulaient mettre fin aux gaspillages, il déploya ici toute son autorité. Il destitua Championnet, malgré l'éclat de ses derniers succès, et le livra à une commission militaire. Malheureusement l'insubordination ne s'arrêta pas là. Le brave Joubert se laissa persuader que l'honneur militaire était blessé par les arrêtés du directoire; il ne voulut pas conserver le commandement aux conditions nouvelles prescrites aux généraux, et donna sa démission. Le directoire l'accepta. Bernadotte refusa de succéder à Joubert, par les mêmes motifs. Néanmoins le directoire ne céda pas et persista dans ses arrêtés.
Le directoire s'occupa ensuite de la levée des conscrits, qui s'exécutait lentement. Les deux premières classes ne pouvant pas fournir les deux cent mille hommes, il se fit autoriser à les prendre dans toutes les classes, jusqu'à ce que le nombre requis fût complet. Pour gagner du temps, il fut décidé que les communes seraient chargées elles-mêmes de l'équipement des nouvelles recrues, et que cette dépense serait comptée en déduction de la contribution foncière. Ces nouveaux conscrits, à peine équipés, devaient se rendre sur les frontières, y être formés en bataillons de garnison, remplacer les vieilles troupes dans les places et les camps de réserve, et dès que leur instruction serait suffisante, aller rejoindre les armées actives.
Le directoire s'occupait aussi du déficit. Le ministre Ramel, qui administrait toujours nos finances avec lumière et probité, depuis l'établissement du directoire, après avoir vérifié le produit des impôts, assurait que le déficit serait de 65 millions, sans compter tout l'arriéré provenant du retard dans les rentrées. Une violente dispute s'engagea sur la quotité du déficit. Les adversaires du directoire ne le portaient pas à plus de 15 millions. Ramel prouvait qu'il serait de 65 au moins, et peut-être même de 75. On avait imaginé l'impôt des portes et fenêtres, mais il ne suffisait pas. L'impôt du sel fut mis en discussion. Alors de grands cris s'élevèrent: on opprimait le peuple, disait-on, on faisait porter les charges publiques sur une seule classe, on renouvelait les gabelles, etc. Lucien Bonaparte était celui des orateurs qui faisait valoir les objections avec le plus d'acharnement. Les partisans du gouvernement répondaient en alléguant la nécessité. L'impôt fut rejeté par le conseil des anciens. Pour en remplacer le produit, on doubla l'impôt des portes et fenêtres; on décupla même celui des portes cochères. On mit en vente les biens du culte protestant, on décréta que le clergé protestant recevrait des salaires en dédommagement de ses biens. On mit à la disposition du gouvernement les sommes à recouvrer sur les propriétaires de biens restés indivis avec l'état.
Malheureusement toutes ces ressources n'étaient pas assez promptes. Outre la difficulté de porter le produit de l'impôt au niveau de 600 millions, il y avait un autre inconvénient dans la lenteur des rentrées. On était encore réduit, cette année comme dans les précédentes, à donner des délégations aux fournisseurs sur les produits non rentrés. Les rentiers, auxquels on avait, depuis le remboursement des deux tiers, promis la plus grande exactitude, étaient payés eux-mêmes avec des bons recevables en acquittement des impôts. Ainsi on se trouvait de nouveau réduit aux expédiens.
Ce n'était pas tout que de réunir des soldats et des fonds pour les entretenir, il fallait les distribuer d'après un plan convenable, et leur choisir des généraux. Il fallait, comme nous l'avons dit, garder la Hollande, la ligne du Rhin, la Suisse et toute l'Italie, c'est-à-dire opérer depuis le golfe de Tarente jusqu'au Texel. La Hollande était couverte d'un côté par la neutralité de la Prusse, qui paraissait certaine; mais une flotte anglo-russe devait y faire un débarquement, et il était urgent de la protéger contre ce danger. La ligne du Rhin était protégée par les deux places de Mayence et de Strasbourg; et quoiqu'il fût peu probable que l'Autriche vînt essayer de la percer, il était prudent de la couvrir par un corps d'observation. Soit qu'on prît l'offensive ou qu'on l'attendît, c'était sur les bords du Haut-Danube, vers les environs du lac de Constance, ou en Suisse, qu'on devait rencontrer les armées autrichiennes. Il fallait une armée active qui, partie de l'Alsace ou de la Suisse, s'avancerait dans les plaines de la Bavière. Il fallait ensuite un corps d'observation pour couvrir la Suisse; il fallait enfin une grande armée pour couvrir la Haute-Italie contre les Autrichiens, et la Basse-Italie contre les Napolitains et les Anglais réunis.
Ce champ de bataille était immense, et il n'était pas connu et jugé comme il l'a été depuis, à la suite de longues guerres et de campagnes immortelles. On pensait alors que la clé de la plaine était dans les montagnes. La Suisse, placée au milieu de la ligne immense sur laquelle on allait combattre, paraissait la clé de tout le continent; et la France, qui occupait la Suisse, semblait avoir un avantage décisif. Il semblait qu'en ayant les sources du Rhin, du Danube, du Pô, elle en commandât tout le cours. C'était là une erreur. On conçoit que deux armées qui appuient immédiatement une aile à des montagnes, comme les Autrichiens et les Français quand ils se battaient aux environs de Vérone ou aux environs de Rastadt, tiennent à la possession de ces montagnes, parce que celle des deux qui en est maîtresse peut déborder l'ennemi par les hauteurs. Mais quand on se bat à cinquante ou cent lieues des montagnes, elles cessent d'avoir la même importance. Tandis qu'on s'épuiserait pour la possession du Saint-Gothard, des armées placées sur le Rhin ou sur le Bas-Pô auraient le temps de décider du sort de l'Europe. Mais on concluait du petit au grand: de ce que les hauteurs sont importantes sur un champ de bataille de quelques lieues, on en concluait que la puissance maîtresse des Alpes devait l'être du continent. La Suisse n'a qu'un avantage réel, c'est d'ouvrir des débouchés directs à la France sur l'Autriche, et à l'Autriche sur la France. On conçoit dès lors que, pour le repos des deux puissances et de l'Europe, la clôture de ces débouchés soit un bienfait. Plus on peut empêcher les points de contact et les moyens d'invasion, mieux on fait, surtout entre deux états qui ne peuvent se heurter sans que le continent en soit ébranlé. C'est en ce sens que la neutralité de la Suisse intéresse toute l'Europe, et qu'on a toujours eu raison d'en faire un principe de sûreté générale.
La France, en l'envahissant, s'était donné l'avantage des débouchés directs sur l'Autriche et l'Italie, et, en ce sens, on pouvait regarder la possession de la Suisse comme importante pour elle. Mais si la multiplicité des débouchés est un avantage pour la puissance qui doit prendre l'offensive, et qui en a les moyens, elle devient un inconvénient pour la puissance qui est réduite à la défensive, par l'infériorité de ses forces. Celle-ci doit souhaiter alors que le nombre des points d'attaque soit aussi réduit que possible, afin de pouvoir concentrer ses forces, avec avantage. S'il eût été avantageux pour la France, suffisamment préparée à l'offensive, de pouvoir déboucher en Bavière par la Suisse, il était fâcheux pour elle, réduite à la défensive, de ne pouvoir pas compter sur la neutralité suisse; il était fâcheux pour elle d'avoir à garder tout l'espace compris de Mayence à Gênes, au lieu de pouvoir, comme elle le fit en 1798, concentrer ses forces, entre Mayence et Strasbourg d'une part, et entre le Mont-Blanc et Gênes de l'autre.
Ainsi, l'occupation de la Suisse pouvait devenir dangereuse pour la France, dans le cas de la défensive. Mais elle était fort loin de se croire dans un cas pareil. Le projet du gouvernement était de prendre l'offensive partout et de procéder, comme naguère, par des coups foudroyans. Mais la distribution de ses forces fut des plus malheureuses. On plaça une armée d'observation en Hollande, et une autre armée d'observation sur le Rhin. Une armée active devait partir de Strasbourg, traverser la forêt Noire, et envahir la Bavière. Une seconde armée active devait combattre en Suisse pour la possession des montagnes, et appuyer ainsi d'un côté celle qui agirait sur le Danube, et de l'autre celle qui agirait en Italie. Une autre grande armée devait partir de l'Adige pour chasser tout à fait les Autrichiens jusqu'au-delà de l'Izonzo. Enfin, une dernière armée d'observation devait couvrir la Basse-Italie, et garder Naples. On voulait que l'armée de Hollande fût de vingt mille hommes, celle du Rhin de quarante, celle du Danube de quatre-vingt, celle de Suisse de quarante, celle d'Italie de quatre-vingt, celle de Naples de quarante, ce qui faisait en tout trois cent mille hommes indépendamment des garnisons. Avec de pareilles forces, cette distribution devenait moins défectueuse. Mais si, par la levée des conscrits, on pouvait, dans quelque temps, porter nos armées à ce nombre, on était loin d'y être arrivé dans le moment. On ne pouvait guère laisser que dix mille hommes en Hollande. Sur le Rhin on pouvait à peine réunir quelques mille hommes. Les troupes destinées à composer cette armée d'observation étaient retenues dans l'intérieur, soit pour surveiller la Vendée encore menacée, soit pour protéger la tranquillité publique pendant les élections qui se préparaient. L'armée destinée à agir sur le Danube était au plus de quarante mille hommes, celle de Suisse de trente, celle d'Italie de cinquante, celle de Naples de trente. Ainsi, nous comptions à peine cent soixante ou cent soixante-dix mille hommes. Les éparpiller du Texel au golfe de Tarente, était la chose du monde la plus imprudente.
Puisque le directoire, emporté par l'audace révolutionnaire, voulait prendre l'offensive, il fallait alors, plus que jamais, choisir les points d'attaque, se réunir en masse suffisante sur ces points, et ne pas se disséminer, pour combattre sur tous à la fois. Ainsi, en Italie, au lieu de disperser ses forces depuis Vérone jusqu'à Naples, il fallait, à l'exemple de Bonaparte, en réunir la plus grande partie sur l'Adige; et frapper là les grands coups. En battant les Autrichiens sur l'Adige, il était assez prouvé qu'on pouvait tenir en respect Rome, Florence et Naples. Du côté du Danube, au lieu de perdre inutilement des milliers de braves au pied du Saint-Gothard, il fallait diminuer l'armée de Suisse et du Rhin, grossir l'armée active du Danube, et livrer avec celle-ci une bataille décisive en Bavière. On pouvait même réduire encore les points d'attaque, rester en observation sur l'Adige, n'agir offensivement que sur le Danube, et là, porter un coup plus fort et plus sûr, en grossissant la masse qui devait le frapper. Napoléon et l'archiduc Charles ont prouvé, le premier par de grands exemples, le second par des raisonnemens profonds, qu'entre l'Autriche et la France, la querelle doit se vider sur le Danube. C'est là qu'est le chemin le plus court pour arriver au but. Une armée française victorieuse en Bavière, rend nuls tous les succès d'une armée autrichienne victorieuse en Italie, parce qu'elle est beaucoup plus rapprochée de Vienne.
Il faut dire, pour excuser les plans du directoire, qu'on n'avait point encore embrassé d'aussi vastes champs de bataille, et que le seul homme qui l'aurait pu alors était en Égypte. On dissémina donc les cent soixante mille hommes, ou environ, actuellement disponibles, sur la ligne immense que nous avons décrite, et dans l'ordre que nous avons indiqué. Dix mille hommes devaient observer la Hollande, quelques mille le Rhin; quarante mille formaient l'armée du Danube, trente mille celle de Suisse, cinquante mille celle d'Italie, trente celle de Naples. Les conscrits devaient bientôt renforcer ces masses, et les porter au nombre fixé par les plans du directoire.
Le choix des généraux ne fut guère plus heureux que la conception des plans. Il est vrai que depuis la mort de Hoche, et le départ de Bonaparte, Desaix et Kléber pour l'Égypte, les choix étaient beaucoup plus limités. Il restait un général dont la réputation était grande et méritée, c'était Moreau. On pouvait être plus audacieux, plus entreprenant, mais on n'était ni plus ferme ni plus sûr. Un état défendu par un tel homme ne pouvait périr. Disgracié à cause de sa conduite dans l'affaire Pichegru, il avait modestement consenti à devenir simple inspecteur d'infanterie. On le proposa au directoire pour commander en Italie. Depuis que Bonaparte avait tant attiré l'attention sur cette belle contrée, depuis qu'elle était comme la pomme de discorde entre l'Autriche et la France, ce commandement semblait le plus important. C'est pourquoi on songea à Moreau. Barras s'y opposa de toutes ses forces. Il donna des raisons de grand patriote, et présenta Moreau comme suspect, à cause de sa conduite au 18 fructidor. Ses collègues eurent la faiblesse de céder. Moreau fut écarté, et resta simple général de division dans l'armée qu'il aurait dû commander en chef. Il accepta noblement ce rang subalterne et au-dessous de ses talens. Joubert et Bernadotte avaient refusé le commandement de l'armée d'Italie, on sait par quels motifs. On songea donc à Schérer, ministre de la guerre. Ce général, par son succès en Belgique et sa belle bataille de Loano, s'était acquis beaucoup de réputation. Il avait de l'esprit, mais un corps usé par l'âge et les infirmités; il n'était plus capable de commander à des jeunes gens pleins de force et d'audace. D'ailleurs il s'était brouillé avec la plupart de ses camarades, en voulant apporter quelque rigueur dans la répression de la licence militaire. Barras le proposa pour général de l'armée d'Italie. On dit que c'était pour le faire sortir du ministère de la guerre, où il commençait à devenir importun par sa sévérité. Cependant les militaires que l'on consulta, notamment Bernadotte et Joubert, ayant parlé de sa capacité comme on en parlait alors dans l'armée, c'est-à-dire avec beaucoup d'estime, il fut nommé général en chef de l'armée d'Italie. Il s'en défendit beaucoup, alléguant son âge, sa santé, et surtout son impopularité, due aux fonctions qu'il avait exercées; mais on insista et il fut obligé d'accepter.
Championnet, traduit devant une commission, fut remplacé dans le commandement de l'armée de Naples par Macdonald. Masséna fut chargé du commandement de l'armée d'Helvétie. Ces choix étaient excellens, et la république ne pouvait que s'en applaudir. L'importante armée du Danube fut donnée au général Jourdan. Malgré ses malheurs dans la campagne de 1798, on n'avait point oublié les services qu'il avait rendus en 1793 et 1794, et on espérait qu'il ne serait pas au-dessous de ses premiers exploits. Puisqu'on ne la donnait pas à Moreau, l'année du Danube ne pouvait être en de meilleures mains. Malheureusement elle était tellement inférieure en nombre, qu'il eût fallu, pour la commander avec confiance, l'audace du vainqueur d'Arcole et de Rivoli. Bernadotte eut l'armée du Rhin; Brune celle de Hollande.
L'Autriche avait fait des préparatifs bien supérieurs aux nôtres. Ne se confiant pas comme nous dans ses succès, elle avait employé les deux années écoulées depuis l'armistice de Léoben, à lever, à équiper et à instruire de nouvelles troupes. Elle les avait pourvues de tout ce qui était nécessaire, et s'était étudié à choisir les meilleurs généraux. Elle pouvait porter actuellement en ligne deux cent vingt-cinq mille hommes effectifs, sans compter les recrues qui se préparaient encore. La Russie lui fournissait un contingent de soixante mille hommes, dont on vantait dans toute l'Europe la bravoure fanatique, et qui étaient commandés par le célèbre Suwarow. Ainsi la nouvelle coalition allait opérer sur le front de notre ligne avec environ trois cent mille hommes. On annonçait deux autres contingens russes, combinés avec des troupes anglaises, et destinés, l'un à la Hollande, l'autre à Naples.
Le plan de campagne de la coalition n'était pas mieux conçu que le nôtre. C'était une conception pédantesque du conseil aulique, fort désapprouvée par l'archiduc Charles, mais imposée à lui et à tous les généraux, sans qu'il leur fût permis de la modifier. Ce plan reposait, comme celui des Français, sur le principe que les montagnes sont la clé de la plaine. Aussi des forces considérables étaient-elles amoncelées pour garder le Tyrol et les Grisons, et pour arracher, s'il était possible, la grande chaîne des Alpes aux Français. Le second objet que le conseil aulique semblait le plus affectionner, c'était l'Italie. Des forces considérables étaient placées derrière l'Adige. Le théâtre de guerre le plus important, celui du Danube, ne paraissait pas être celui dont on s'était le plus occupé. Ce qu'on avait fait de plus heureux de ce côté, c'était d'y placer l'archiduc Charles. Voici comment étaient distribuées les forces autrichiennes. L'archiduc Charles était, avec cinquante-quatre mille fantassins et vingt-quatre mille chevaux, en Bavière. Dans le Voralberg, tout le long du Rhin, jusqu'à son embouchure dans le lac de Constance, le général Hotze commandait vingt-quatre mille fantassins et deux mille chevaux. Bellegarde était dans le Tyrol avec quarante-six mille hommes, dont deux mille cavaliers. Kray avait sur l'Adige soixante-quatre mille fantassins et onze mille chevaux, ce qui faisait soixante-quinze mille hommes en tout. Le corps russe devait venir se joindre à Kray, pour agir en Italie.
On voit que les vingt-six mille hommes de Hotze, et les quarante-six mille de Bellegarde, devaient agir dans les montagnes. Ils devaient gagner les sources des fleuves, tandis que les armées qui agissaient dans la plaine tâcheraient d'en franchir le cours. Du côté des Français, l'armée d'Helvétie était chargée du même soin. Ainsi, de part et d'autre, une foule de braves allaient s'entre-détruire inutilement sur des rochers inaccessibles, dont la possession ne pouvait guère influer sur le sort de la guerre4.
Les généraux français n'avaient pas manqué d'informer le directoire de l'insuffisance de leurs moyens en tout genre. Jourdan, obligé d'envoyer plusieurs bataillons en Belgique, pour y réprimer quelques troubles, et une demi-brigade à l'armée d'Helvétie pour remplacer une autre demi-brigade envoyée en Italie, ne comptait plus que trente-huit mille hommes effectifs. De pareilles forces étaient trop disproportionnées avec celles de l'archiduc, pour qu'il pût lutter avec avantage. Il demandait la prompte formation de l'armée de Bernadotte, qui ne comptait pas encore plus de cinq à six mille hommes, et surtout l'organisation des nouveaux bataillons de campagne. Il aurait voulu qu'on lui permît d'attirer à lui, ou l'armée du Rhin, ou l'armée d'Helvétie, en quoi il avait raison. Masséna se plaignait, de son côté, de n'avoir ni les magasins, ni les moyens de transport indispensables pour faire vivre son armée dans des pays stériles et d'un accès extrêmement difficile.
Le directoire répondait à ces observations que les conscrits allaient rejoindre et se former bientôt en bataillons de campagne; que l'armée d'Helvétie serait incessamment portée à quarante mille hommes, celle du Danube à soixante; que dès que les élections seraient achevées, les vieux bataillons, retenus dans l'intérieur, iraient former le noyau de l'armée du Rhin. Bernadotte et Masséna avaient ordre de concourir aux opérations de Jourdan, et de se conformer à ses vues. Comptant toujours sur l'effet de l'offensive, et animé de la même confiance dans ses soldats, il voulait que, malgré la disproportion du nombre, ses généraux se hâtassent de brusquer l'attaque et de déconcerter les Autrichiens par une charge impétueuse. Aussi les ordres furent-ils donnés en conséquence.
Les Grisons, partagés en deux factions, avaient hésité long-temps entre la domination autrichienne et la domination suisse. Enfin ils avaient appelé les Autrichiens dans leurs vallées. Le directoire, les considérant comme sujets suisses, ordonna à Masséna d'occuper leur territoire, en faisant aux Autrichiens une sommation préalable de l'évacuer En cas de refus, Masséna devait attaquer sur-le-champ. En même temps, comme les Russes s'avançaient toujours en Autriche, il adressa, à ce sujet, deux notes, l'une au congrès de Rastadt, l'autre à l'empereur. Il déclarait au corps germanique et à l'empereur, que, si dans l'espace de huit jours un contre-ordre n'était pas donné à la marche des Russes, il regarderait la guerre comme déclarée. Jourdan avait ordre de passer le Rhin aussitôt ce délai expiré.
Le congrès de Rastadt avait singulièrement avancé ses travaux. Les questions de la ligne du Rhin, du partage des îles, de la construction des ponts, étant terminées, on ne s'occupait plus que de la question des dettes. La plupart des princes germaniques, excepté les princes ecclésiastiques, ne demandaient pas mieux que de s'entendre, pour éviter la guerre; mais soumis la plupart à l'Autriche, ils n'osaient pas se prononcer. Les membres de la députation quittaient successivement le congrès, et bientôt on allait se trouver dans l'impossibilité de délibérer. Le congrès déclara ne pas pouvoir répondre à la note du directoire, et en référa à la diète de Ratisbonne. La note destinée à l'empereur fut envoyée à Vienne même et resta sans réponse. La guerre se trouvait donc déclarée par le fait. Jourdan eut ordre de traverser le Rhin, et de s'avancer, par la forêt Noire, jusqu'aux sources du Danube. Il franchit le Rhin le 11 ventôse an VII (1er mars). L'archiduc Charles franchit le Lech le 13 ventôse (3 mars). Ainsi les limites que les deux puissances s'étaient prescrites étaient franchies, et on allait de nouveau en venir aux mains. Cependant, tout en faisant une marche offensive, Jourdan avait ordre de laisser tirer les premiers coups de fusil à l'ennemi, en attendant que la déclaration de guerre fût approuvée par le corps législatif.
Pendant ce temps Masséna agit dans les Grisons. Il somma les Autrichiens de les évacuer le 16 ventôse (6 mars). Les Grisons se composent de la haute vallée du Rhin et de la haute vallée de l'Inn, ou Engadin. Masséna résolut de passer le Rhin près de son embouchure dans le lac de Constance, et de s'emparer ainsi de tous les corps répandus dans les hautes vallées. Lecourbe, qui formait son aile droite, et qui, par son activité et son audace extraordinaires, était le général le plus accompli pour la guerre des montagnes, devait partir des environs du Saint-Gothard, franchir le Rhin vers ses sources, se jeter dans la vallée de l'Inn. Le général Dessoles, avec une division de l'armée d'Italie, devait le seconder en se portant de la Valteline dans la vallée du Haut-Adige.
Ces habiles dispositions furent exécutées avec une grande vigueur. Le 16 ventôse (6 mars) le Rhin fut franchi sur tous les points. Les soldats jetèrent des charrettes dans le fleuve, et passèrent dessus comme sur un pont. En deux jours, Masséna fut maître de tout le cours du Rhin, depuis ses sources jusqu'à son embouchure dans le lac de Constance, et prit quinze pièces de canon et cinq mille prisonniers. Lecourbe, de son côté, n'exécutait pas avec moins de bonheur les ordres de son général en chef. Il franchit le Rhin supérieur, passa de Dissentis à Tusis dans la vallée de l'Albula, et, de cette vallée, se jeta hardiment dans celle de l'Inn, en traversant les plus hautes montagnes de l'Europe, couvertes encore des neiges de l'hiver. Un retard forcé ayant empêché Dessoles de se porter de la Valteline sur le Haut-Adige, Lecourbe se trouvait exposé au débordement de toutes les forces autrichiennes cantonnées dans le Tyrol. En effet, tandis qu'il s'avançait hardiment dans la vallée de l'Inn et marchait sur Martinsbruck, Laudon se jeta avec un corps sur ses derrières; mais l'intrépide Lecourbe, revenant sur ses pas, assaillit Laudon, l'accabla, lui fit beaucoup de prisonniers, et recommença sa marche dans la vallée de l'Inn.
Ces débuts brillans semblaient faire croire que dans les Alpes comme à Naples, les Français pourraient braver partout un ennemi supérieur en nombre. Ils confirmèrent le directoire dans l'idée qu'il fallait persister dans l'offensive, et suppléer au nombre par la hardiesse.
Le directoire envoya à Jourdan la déclaration de guerre qu'il avait obtenue des conseils5, avec l'ordre d'attaquer sur-le-champ. Jourdan avait débouché par les défilés de la forêt Noire, dans le pays compris entre le Danube et le lac de Constance. L'angle formé par ce fleuve et ce lac va en s'ouvrant toujours davantage, à mesure qu'on avance en Allemagne. Jourdan, qui voulait appuyer sa gauche au Danube, et sa droite au lac de Constance, pour communiquer avec Masséna, était donc obligé, à mesure qu'il s'avançait, d'étendre toujours sa ligne, et de l'affaiblir par conséquent d'une manière dangereuse, surtout devant un ennemi très supérieur en nombre. Il s'était d'abord porté jusqu'à Mengen d'un côté, et jusqu'à Marckdorf de l'autre. Mais apprenant que l'armée du Rhin ne serait pas organisée avant le 10 germinal (30 mars), et craignant d'être tourné par la vallée du Necker, il crut devoir faire un mouvement rétrograde. Les ordres de son gouvernement et le succès de Masséna le décidèrent à remarcher en avant. Il fit choix d'une bonne position entre le lac de Constance et le Danube. Deux torrens, l'Ostrach et l'Aach, partant à peu près du même point, et se jetant l'un dans le Danube, l'autre dans le lac de Constance, forment une même ligne droite, derrière laquelle Jourdan s'établit. Saint-Cyr, formant sa gauche, était à Mengen; Souham, avec le centre, à Pfullendorf; Férino, avec la droite, à Barendorf.
D'Haupoult était placé à la réserve. Lefebvre, avec la division d'avant-garde, était à Ostrach. Ce point était le plus accessible de la ligne: placé à l'origine des deux torrens, il présentait des marécages qu'on pouvait traverser sur une longue chaussée. C'est sur ce point que l'archiduc Charles, qui ne voulait point se laisser prévenir, résolut de porter son principal effort. Il dirigea deux colonnes à la gauche et à la droite des Français contre Saint-Cyr et Férino. Mais sa masse principale, forte de près de cinquante mille hommes, fut portée tout entière sur le point d'Ostrach, où se trouvaient neuf mille Français au plus. Le combat commença le 2 germinal (22 mars) au matin et fut des plus acharnés. Les Français déployèrent à cette première rencontre une bravoure et une opiniâtreté qui excitèrent l'admiration du prince Charles lui-même. Jourdan accourut sur ce point; mais l'étendue de sa ligne et la nature du pays ne permettaient pas que, par un mouvement rapide, il transportât les forces de ses ailes à son centre. Le passage fut forcé, et, après une résistance honorable, Jourdan se vit obligé de battre en retraite. Il se replia entre Singen et Tuttlingen.
Un échec à l'ouverture de la campagne était fâcheux; il détruisait ce prestige d'audace et d'invincibilité dont les Français avaient besoin pour suppléer au nombre. Cependant l'infériorité des forces avait rendu cet échec presque inévitable. Jourdan ne renonça pas pourtant à prendre l'offensive. Sachant que Masséna s'avançait au-delà du Rhin, se fiant à la coopération de l'armée du Danube, il se croyait obligé de tenter un dernier effort pour soutenir son collègue, et l'appuyer en se portant vers le lac de Constance. Il avait un autre motif de se reporter en avant: c'était le désir d'occuper le point de Stokach, où se croisent les routes de Suisse et de Souabe, point qu'il avait eu le tort d'abandonner en se retirant entre Singen et Tuttlingen. Il fixa son mouvement au 5 germinal (25 mars.)
L'archiduc Charles n'était pas encore assuré de la direction qu'il devait donner à ses mouvemens. Il ne savait s'il devait diriger sa marche ou sur la Suisse, de manière à séparer Jourdan de Masséna, ou vers les sources du Danube, de manière à le séparer de sa base du Rhin. La direction vers la Suisse lui semblait la plus avantageuse pour les deux armées, car les Français avaient autant d'intérêt à se lier à l'armée d'Helvétie que les Autrichiens en avaient à les en séparer. Mais il ignorait les projets de Jourdan, et voulait faire une reconnaissance pour s'en assurer. Il avait projeté cette reconnaissance pour le 5 germinal (25 mars), le jour même où Jourdan de son côté voulait l'attaquer.
La nature des lieux rendait la position des deux armées extrêmement compliquée. Le point stratégique était Stokach, où se croisent les routes de Souabe et de Suisse. C'était là la position que Jourdan voulait reprendre, et que l'archiduc voulait garder. La Stokach, petite rivière, coule en faisant beaucoup de détours, devant la ville du même nom, et va finir son cours sinueux dans le lac de Constance. C'était sur cette rivière que l'archiduc avait pris position, Il avait sa gauche entre Nenzingen et Wahlwies, sur des hauteurs, et derrière l'un des circuits de la Stokach; son centre était placé sur un plateau élevé, nommé le Nellemberg, et en avant de la Stokach; et sa droite sur le prolongement de ce plateau, le long de la chaussée qui va de Stokach à Liptingen. Elle se trouvait, comme le centre, en avant de la Stokach. L'extrémité de cette aile était couverte par les bois épais qui s'étendent sur la route de Liptingen. Il y avait de grands défauts dans cette position. Si la gauche avait la Stokach devant elle, le centre et la droite l'avaient à dos, et pouvaient y être précipités par un effort de l'ennemi. En outre, toutes les positions de l'armée n'avaient qu'une même issue vers la ville de Stokach, et en cas d'une retraite forcée, la gauche, le centre, la droite, seraient venus s'entasser par une seule route, et auraient pu amener, en s'y rencontrant, une confusion désastreuse. Mais l'archiduc, en voulant couvrir Stokach, ne pouvait pas prendre d'autre position, et la nécessité était son excuse. Il n'avait à se reprocher que deux véritables fautes: l'une de n'avoir pas fait quelques travaux pour mieux garder son centre et sa droite, et l'autre d'avoir trop porté de troupes à sa gauche, qui était suffisamment protégée par la rivière. C'est l'extrême désir de conserver le point important de Stokach, qui lui fit distribuer ainsi ses troupes. Il avait du reste l'avantage d'une immense supériorité numérique.
Jourdan ignorait une partie des dispositions de l'archiduc, car rien n'est plus difficile que les reconnaissances, surtout dans un pays aussi accidenté que celui où agissaient les deux armées. Il occupait toujours l'ouverture de l'angle formé par le Danube et le lac de Constance, de Tuttlingen à Steusslingen. Cette ligne était fort étendue, et la nature du pays, qui ne permettait guère une concentration rapide, rendait cet inconvénient encore plus grave. Il ordonna au général Férino, qui commandait sa droite vers Steusslingen, de marcher sur Wahlwies, et à Souham, qui commandait le centre vers Eigeltingen, de se porter sur Nenzingen. Ces deux généraux devaient combiner leurs efforts pour emporter la gauche et le centre de l'archiduc, en passant la Stokach et en gravissant le Nellemberg. Jourdan se proposait ensuite de faire agir sa gauche, son avant-garde et sa réserve sur le point de Liptingen, afin de pénétrer à travers les bois qui couvraient la droite de l'archiduc, et de parvenir à la forcer. Ces dispositions avaient l'avantage de diriger la plus grande masse des forces sur l'aile droite de l'archiduc, qui était la plus compromise. Malheureusement toutes les colonnes de l'armée avaient des points de départ trop éloignés. Pour agir sur Liptingen, l'avant-garde et la réserve partaient d'Emingen-ob-Ek, et la gauche de Tuttlingen, à la distance d'une journée de marche. Cet isolement était d'autant plus dangereux, que l'armée française, forte de trente-six mille hommes environ, était inférieure d'un tiers au moins à l'armée autrichienne.
Le 5 germinal (25 mars) au matin, les deux armées se rencontrèrent. L'armée française marchait à une bataille, celle des Autrichiens à une reconnaissance. Les Autrichiens, qui s'étaient ébranlés un peu avant nous, surprirent nos avant-gardes, mais furent bientôt refoulés sur tous les points par le gros de nos divisions. Férino à la droite, Souham au centre, arrivèrent à Wahlwies, à Orsingen, à Nenzingen, au bord de la Stokach, au pied du Nellemberg, ramenèrent les Autrichiens dans leur position du matin, et commencèrent l'attaque sérieuse de cette position. Ils avaient à franchir la Stokach et à forcer le Nellemberg. Une longue canonnade s'engagea sur toute la ligne.
A notre gauche, le succès était plus prompt et plus complet. L'avant-garde, actuellement commandée par le général Soult, depuis une blessure qu'avait reçue Lefebvre, repoussa les Autrichiens qui s'étaient avancés jusqu'à Emingen-ob-Ek, les chassa de Liptingen, les mit en déroute dans la plaine, les poursuivit avec une extrême ardeur, et parvint à leur enlever les bois. Ces bois étaient ceux mêmes qui couvraient la droite autrichienne; en poursuivant leur mouvement, les Français pouvaient la jeter dans le ravin de la Stokach, et lui causer un désastre. Mais il était clair que cette aile allait être renforcée aux dépens du centre et de la gauche, et qu'il fallait agir sur elle avec une grande masse de forces. Il fallait donc, comme dans le plan primitif, faire converger sur ce même point l'avant-garde, la réserve et la gauche. Malheureusement le général Jourdan, se confiant dans le succès trop facile qu'il venait d'obtenir, voulut atteindre un objet trop étendu, et au lieu d'amener Saint-Cyr à lui, il prescrivit à ce général de faire un long circuit, pour envelopper les Autrichiens et leur couper la retraite. C'était trop se hâter de recueillir les fruits de la victoire, quand la victoire n'était pas remportée. Le général Jourdan ne garda sur le point décisif que la division d'avant-garde et la réserve confiée à d'Haupoult.
Pendant ce temps, la droite des Autrichiens, voyant les bois qui la couvraient forcés par l'ennemi, fit volte-face, et disputa avec une extrême opiniâtreté la chaussée de Liptingen à Stokach, qui traverse ces bois. On se battait avec acharnement, lorsque l'archiduc accourut en toute hâte. Jugeant le danger avec un coup d'oeil sûr, il retira les grenadiers et les cuirassiers du centre et de la gauche pour les transporter à sa droite. Ne s'effrayant pas du mouvement de Saint-Cyr sur ses derrières, il sentit que Jourdan repoussé, Saint-Cyr n'en serait que plus compromis, et il résolut de se borner à un effort décisif vers le point actuellement menacé.
On se disputait les bois avec un acharnement extraordinaire. Les Français, très inférieurs en nombre, résistaient avec un courage que l'archiduc appelle admirable; mais le prince chargea lui-même avec quelques bataillons sur la chaussée de Liptingen, et fit lâcher prise aux Français. Ceux-ci perdirent les bois, et se trouvèrent enfin dans la plaine découverte de Liptingen, d'où ils étaient partis. Jourdan fit demander du secours à Saint-Cyr, mais il n'était plus temps. Il lui restait sa réserve, et il résolut de faire exécuter une charge de cavalerie pour reprendre les avantages perdus. Il lança quatre régimens de cavalerie à la fois. Cette charge, arrêtée par une autre charge que firent à propos les cuirassiers de l'archiduc, ne fut pas heureuse. Une confusion horrible se mit alors dans la plaine de Liptingen. Après avoir fait des prodiges de bravoure, les Français se débandèrent. Le général Jourdan fit des efforts héroïques pour arrêter les fuyards; il fut emporté lui-même. Cependant les Autrichiens, épuisés de ce long combat, n'osèrent pas nous poursuivre.
La journée fut dès lors finie. Férino et Souham s'étaient maintenus, mais n'avaient forcé ni le centre ni la gauche des Autrichiens. Saint-Cyr courait sur leurs derrières. On ne pouvait pas dire que la bataille fût perdue: les Français, inférieurs du tiers, avaient conservé partout le champ de bataille, et déployé une rare bravoure; mais avec leur infériorité numérique, et l'isolement de leurs différens corps, n'avoir pas vaincu, c'était être battu. Il fallait sur-le-champ rappeler Saint-Cyr, très compromis, rallier l'avant-garde et la réserve maltraitées, ramener le centre et la droite. Jourdan donna sur-le-champ des ordres en conséquence, et prescrivit à Saint-Cyr de se replier le plus promptement possible. La position de ce dernier était devenue très périlleuse; mais il opéra sa retraite avec l'aplomb qui l'a toujours signalé, et il regagna le Danube sans accident. La perte avait été à peu près égale des deux côtés, en tués, blessés ou prisonniers. Elle était de quatre à cinq mille hommes environ.
Après cette journée malheureuse, les Français ne pouvaient plus tenir la campagne, et ils devaient chercher un abri derrière une ligne puissante. Devaient-ils se retirer en Suisse ou sur le Rhin? Il était évident qu'en se retirant en Suisse, ils combinaient leurs efforts avec l'armée de Masséna, et pouvaient par cette réunion reprendre une attitude imposante. Malheureusement le général Jourdan ne crut pas devoir en agir ainsi; il craignait pour la ligne du Rhin, sur laquelle Bernadotte n'avait réuni encore que sept à huit mille hommes, et il résolut de se replier à l'entrée des défilés de la forêt Noire. Il prit là une position qu'il croyait forte, et laissant le commandement à son chef d'état-major Ernould, il partit pour Paris, afin d'aller se plaindre de l'état d'infériorité dans lequel on avait laissé son armée. Les résultats parlaient beaucoup plus haut que toutes les plaintes du monde, et il valait bien mieux qu'il restât à son armée que d'aller se plaindre à Paris.
Très heureusement le conseil aulique imposait à l'archiduc une faute grave, qui réparait en partie les nôtres. Si l'archiduc, poussant ses avantages, eût poursuivi sans relâche notre armée vaincue, il aurait pu la mettre dans un désordre complet, et peut-être même la détruire. Il aurait été temps alors de revenir vers la Suisse pour assaillir Masséna, privé de tout secours, réduit à ses trente mille hommes, et engagé dans les hautes vallées des Alpes. Il n'eût pas été impossible de lui couper la route de France. Mais le conseil aulique défendit à l'archiduc de pousser vers le Rhin avant que la Suisse fût évacuée: c'était la conséquence du principe, que la clé du théâtre de la guerre était dans les montagnes.
Pendant que ces événemens se passaient en Souabe, la guerre se poursuivait dans les Hautes-Alpes. Masséna agissant vers les sources du Rhin, Lecourbe vers celles de l'Inn, Dessoles vers celles de l'Adige, avaient eu des succès balancés. Il y avait au-delà du Rhin, un peu au-dessus du point où il se jette dans le lac de Constance, une position qu'il était urgent d'emporter, c'était celle de Feldkirch. Masséna y avait mis toute son opiniâtreté, mais il y avait perdu plus de deux mille hommes sans résultat. Lecourbe à Taufers, Dessoles à Nauders, avaient livré des combats brillans, qui leur avaient valu à chacun trois ou quatre mille prisonniers, et qui avaient amplement compensé l'échec de Feldkirch. Ainsi les Français, par leur vivacité et leur audace, conservaient la supériorité dans les Alpes.
Les opérations commençaient en Italie, le lendemain même de la bataille de Stokach. Les Français avaient reçu environ trente mille conscrits, ce qui portait la masse de leurs forces en Italie à cent seize mille hommes à peu près. Ils étaient distribués ainsi qu'il suit: trente mille hommes de vieilles troupes gardaient, sous Macdonald, Rome et Naples. Les trente mille jeunes soldats étaient dans les places. Il restait cinquante-six mille hommes sous Schérer. De ces cinquante-six mille hommes, il en avait été détaché cinq mille sous le général Gauthier pour occuper la Toscane, et cinq mille sous le général Dessoles pour agir dans la Valteline. C'étaient donc quarante-six mille hommes qui restaient à Schérer pour se battre sur l'Adige, point essentiel, où il aurait fallu porter toute la masse de nos forces. Outre l'inconvénient du petit nombre d'hommes sur ce point décisif, il en était un autre qui ne fut pas moins fatal aux Français. Le général n'inspirait aucune confiance, il n'avait pas assez de jeunesse, comme nous l'avons dit; il s'était d'ailleurs dépopularisé pendant son ministère. Il le sentait lui-même, et il n'avait pris le commandement qu'à regret. Il allait pendant la nuit écouter les propos des soldats sous leurs tentes, et recueillir de ses propres oreilles les preuves de son impopularité. C'étaient là des circonstances bien défavorables, au début d'une campagne grande et difficile.
Les Autrichiens devaient être commandés par Mélas et Suwarow. En attendant, ils obéissaient au baron de Kray, l'un des meilleurs généraux de l'empereur. Avant même l'arrivée des Russes, ils comptaient quatre-vingt-cinq mille hommes dans la Haute-Italie. Soixante mille, à peu près, étaient déjà sur l'Adige. Dans les deux armées l'ordre avait été donné de prendre l'offensive. Les Autrichiens devaient déboucher de Vérone, longer le pied des montagnes, et s'avancer au-delà du fleuve, en masquant toutes les places. Ce mouvement avait pour but d'appuyer celui de l'armée du Tyrol dans les montagnes.
Schérer n'avait reçu d'autre injonction que de franchir l'Adige. La commission était difficile, car les Autrichiens avaient tout l'avantage de cette ligne. Elle doit être assez connue par la campagne de 1796. Vérone et Legnago, qui la commandent, appartenaient aux Autrichiens. Jeter un pont sur quelque point que ce fût, était très dangereux, car les Autrichiens, ayant Vérone et Legnago, pouvaient déboucher sur le flanc de l'armée, occupée à tenter un passage. Le plus sûr, si on n'avait pas eu l'ordre de prendre l'offensive, eût été de laisser déboucher l'ennemi au-delà de Vérone, de l'attendre sur un terrain qu'on aurait eu le temps de choisir, de lui livrer bataille, et de profiter des résultats de la victoire pour passer l'Adige à sa suite.
Schérer, obligé de prendre l'initiative, hésita sur le meilleur parti à adopter, et se décida enfin pour une attaque vers sa gauche. On se souvient sans doute de la position de Rivoli, dans les montagnes, à l'entrée du Tyrol, et fort au-dessus de Vérone. Les Autrichiens en avaient retranché toutes les approches, et formé un camp à Pastrengo. Schérer résolut de leur enlever d'abord ce camp, et de les rejeter de ce côté au-delà de l'Adige. Les trois divisions Serrurier, Delmas et Grenier, furent destinées à cet objet. Moreau, devenu simple général de division sous Schérer, devait, avec les deux divisions Hatry et Victor, inquiéter Vérone. Le général Montrichard, avec une division, devait faire une démonstration sur Legnago. Cette distribution de forces annonçait l'incertitude et les tâtonnemens du général en chef.
L'attaque eut lieu le 6 germinal (26 mars), lendemain de la bataille de Stokach. Les trois divisions chargées d'assaillir par plusieurs points le camp de Pastrengo, l'enlevèrent avec une valeur digne de l'ancienne armée d'Italie, et s'emparèrent de Rivoli. Elles prirent quinze cents prisonniers aux Autrichiens et beaucoup de canons. Ceux-ci repassèrent l'Adige à la hâte sur un pont qu'ils avaient jeté à Polo, et qu'ils eurent le temps de détruire. Au centre, sous Vérone, on se battit pour les villages placés en avant de la ville. Kaim mit à les défendre et à les reprendre une opiniâtreté inutile. Celui de San-Massimo fut pris et repris jusqu'à sept fois. Moreau, non moins opiniâtre que son adversaire, ne lui laissa prendre aucun avantage, et le resserra dans Vérone. Montrichard en faisant une démonstration inutile sur Legnago, courut de véritables dangers. Kray, trompé par de faux renseignemens, s'était imaginé que les Français allaient porter leur principal effort sur le Bas-Adige; il y avait dirigé une grande partie de ses forces, et en débouchant de Legnago il mit Montrichard dans le plus grand péril. Heureusement celui-ci se couvrit des accidens du terrain, et se replia sagement sur Moreau.
La journée avait été sanglante, et tout à l'avantage des Français, à la gauche et au centre. On pouvait évaluer la perte des Français en tués, blessés et prisonniers, à quatre mille, et celle des Autrichiens à huit mille au moins. Cependant, malgré l'avantage que les Français avaient eu, ils n'avaient obtenu que des résultats peu importans. A Vérone, ils n'avaient fait que resserrer les Autrichiens; au-dessus de Vérone, ils les avaient rejetés, il est vrai, au-delà de l'Adige, et avaient acquis le moyen de le passer à leur suite en rétablissant le pont de Polo; mais malheureusement il était peu important de franchir l'Adige sur ce point. On doit se souvenir que la route qui longe extérieurement ce fleuve vient traverser Vérone, et qu'il n'y a pas d'autre issue pour déboucher dans la plaine. Ce n'était donc pas tout que de franchir l'Adige à Polo; on se trouvait, après l'avoir franchi, en face de Vérone, dans la même position que Moreau au centre, et il fallait enlever la place. Si, dans la journée même, on eût profité du désordre dans lequel l'attaque du camp de Pastrengo avait jeté les Autrichiens, et qu'on se fût hâté de rétablir le pont de Polo, peut-être aurait-on pu entrer dans la place à la suite des fuyards, surtout à la faveur du combat opiniâtre que Moreau, de l'autre côté de l'Adige, livrait au général Kaim.
Malheureusement, rien de tout cela n'avait été fait. Cependant on pouvait réparer cette faute en agissant vivement le lendemain, et en transportant la masse des forces devant Vérone et au-dessus, vers le pont de Polo. Mais Schérer hésita trois jours de suite sur le parti qu'il avait à prendre. Il faisait chercher une route au-delà de l'Adige, qui permît d'éviter Vérone. L'armée était indignée de cette hésitation, et se plaignait hautement de ce qu'on ne profitait pas des avantages remportés dans la journée du 6 (26). Enfin le 9 germinal (29 mars), on tint un conseil de guerre, et Schérer se décida à agir. Il forma le projet singulier de jeter la division Serrurier au-delà de l'Adige par le pont de Polo, et de porter la masse de son armée entre Vérone et Legnago, pour y tenter le passage du fleuve. Pour opérer le transport de ses forces, il porta deux divisions de sa gauche à sa droite, les fit passer derrière son centre, et les exposa à des fatigues inutiles, par des chemins mauvais, entièrement ruinés par les pluies.
Le 10 germinal (30 mars), le nouveau plan fut mis à exécution. Serrurier, avec sa division forte de six mille hommes, franchit seul l'Adige à Polo, tandis que le gros de l'armée se transportait plus bas, entre Vérone et Legnago. Le sort de la division Serrurier était facile à prévoir. Engagée, après avoir franchi l'Adige, sur une route qui était fermée par Vérone, et qui formait ainsi une espèce de cul-de-sac, elle courait de grands hasards. Kray, jugeant très bien sa situation, dirigea contre elle une masse de forces trois fois supérieure, et la ramena vivement sur le pont de Polo. La confusion se mit dans ses rangs, le fleuve ne fut repassé qu'en désordre. Des détachemens furent obligés de se faire jour, et quinze cents hommes restèrent prisonniers. Schérer, en apprenant cet échec, qui était inévitable, se contenta de ramener la division battue, et de la rapprocher du Bas-Adige, où il avait concentré maintenant la plus grande partie de ses forces.
On passa plusieurs jours encore à tâtonner de part et d'autre. Enfin Kray prit une détermination, et résolut, tandis que Schérer se portait sur le Bas-Adige, de déboucher en masse de Vérone, de se porter dans le flanc de Schérer, et de l'acculer entre le Bas-Adige et la mer. La direction était bonne; mais heureusement un ordre intercepté instruisit Moreau du plan de Kray; il en informa sur-le-champ le général en chef, et le pressa de faire remonter ses divisions, pour faire front du côté de Vérone, par où l'ennemi allait déboucher.
C'est en exécutant ce mouvement, que les deux armées se rencontrèrent, le 16 germinal (5 avril), aux environs de Magnano. Les divisions Victor et Grenier, formant la droite vers l'Adige, remontèrent le fleuve par San-Giovanni et Tomba, afin de se porter jusqu'à Vérone. Elles accablèrent la division Mercantin, qui leur était opposée, et détruisirent en entier le régiment de Wartensleben: ces deux divisions arrivèrent ainsi presque à la hauteur de Vérone, et furent en mesure de remplir leur objet, qui était de couper de cette ville tout ce que Kray en aurait fait sortir. La division Delmas, qui devait se porter au centre, vers Butta-Preda et Magnano, se trouva en retard, et laissa à la division autrichienne de Kaim la faculté de s'avancer jusqu'à Butta-Preda, et de former ainsi un saillant vers le milieu de notre ligne. Mais Moreau à la gauche, avec les divisions Serrurier, Hatry et Montrichard, s'avançait victorieusement. Il avait ordonné à la division Montrichard de changer de front, pour faire face à Butta-Preda, vers le point où l'ennemi avait fait une pointe, et il marchait avec ses deux autres divisions vers Dazano. Delmas, arrivé enfin à Butta-Preda, couvrait notre centre, et dans ce moment la victoire semblait se déclarer pour nous, car notre droite, complètement victorieuse du côté de l'Adige, allait couper aux Autrichiens la retraite sur Vérone.
Mais Kray jugeant que le point essentiel était à notre droite, et qu'il fallait renoncer au succès sur tous les autres points, pour l'emporter sur celui-là, y dirigea la plus grande masse de ses forces. Il avait un avantage sur Schérer, c'était le rapprochement de ses divisions, qui lui permettait de les déplacer plus facilement. Les divisions françaises, au contraire, étaient fort éloignées les unes des autres, et combattaient sur un terrain coupé de nombreux enclos. Kray tomba à l'improviste avec toute sa réserve sur la division Grenier. Victor voulut venir au secours de celui-ci, mais il fut chargé lui-même par les régimens de Nadasty et de Reisky. Kray ne se contenta pas de ce premier avantage. Il avait fait rallier sur les derrières la division Mercantin, battue le matin; il la lança de nouveau sur les deux divisions Grenier et Victor, et décida ainsi leur défaite. Ces deux divisions, malgré une vive résistance, furent obligées d'abandonner le champ de bataille. La droite étant en déroute, notre centre se trouva menacé. Kray ne manqua pas de s'y porter; mais Moreau s'y trouvait, et il empêcha Kray de poursuivre son avantage.
La bataille était évidemment perdue, et il fallait songer à la retraite. La perte avait été grande des deux côtés. Les Autrichiens avaient eu trois mille morts ou blessés, et deux mille prisonniers. Les français avaient eu un nombre égal de morts et de blessés, mais ils avaient perdu quatre mille prisonniers. C'est là que fut blessé mortellement le général Pigeon, qui pendant la première campagne d'Italie avait déployé aux avant-gardes tant de talent et d'intrépidité.
Moreau conseillait de coucher sur le champ de bataille, pour éviter le désordre d'une retraite de nuit, mais Schérer voulut se replier le soir même. Le lendemain, il se retira derrière la Molinella, et le surlendemain, 18 germinal (7 avril), sur le Mincio. Appuyé sur Peschiera d'un côté, sur Mantoue de l'autre, il pouvait opposer une résistance vigoureuse, rappeler Macdonald du fond de la Péninsule, et, par cette concentration de forces, regagner la supériorité perdue dans la journée de Magnano. Mais le malheureux Schérer avait entièrement perdu la tête. Ses soldats étaient plus mal disposés que jamais. Maîtres depuis trois ans de l'Italie, ils étaient indignés de se la voir arracher, et ils n'imputaient leurs revers qu'à l'impéritie de leur général. Il est certain que, pour eux, ils avaient fait leur devoir aussi bien que dans les plus beaux jours de leur gloire. Les reproches de son armée avaient ébranlé Schérer autant que sa défaite. Ne croyant pas pouvoir tenir sur le Mincio, il se retira sur l'Oglio, puis sur l'Adda, où il se porta le 12 avril. On ne savait où s'arrêterait ce mouvement rétrograde.
La campagne était à peine ouverte depuis un mois et demi, et déjà nous étions en retraite sur tous les points. Le chef d'état-major Ernould, que Jourdan avait laissé avec l'armée du Danube à l'entrée des défilés de la forêt Noire, avait pris peur en apprenant une incursion de quelques troupes légères sur l'un de ses flancs, et s'était retiré en désordre sur le Rhin. Ainsi, en Allemagne comme en Italie, nos armées, aussi braves que jamais, perdaient cependant leurs conquêtes, et rentraient battues sur la frontière. Ce n'est qu'en Suisse que nous avions conservé l'avantage. Là, Masséna se maintenait avec toute la ténacité de son caractère; et, sauf la tentative infructueuse sur Feldkirch, il avait toujours été vainqueur. Mais, établi sur le saillant que forme la Suisse entre l'Allemagne et l'Italie, il était placé entre deux armées victorieuses, et il devenait indispensable qu'il se retirât. Il venait en effet d'en donner l'ordre à Lecourbe, et il se repliait dans l'intérieur de la Suisse, mais avec ordre, et en gardant l'attitude la plus imposante.
Nos armes étaient humiliées, et nos ministres allaient devenir à l'étranger les victimes du plus odieux et du plus atroce attentat. La guerre étant déclarée à l'empereur, et non à l'empire germanique, le congrès de Rastadt était resté assemblé. On était près de s'entendre sur la dernière difficulté, celle des dettes; mais les deux tiers des états avaient déjà rappelé leurs députés. C'était un effet de l'influence de l'Autriche, qui ne voulait pas qu'on fît la paix. Il ne restait plus au congrès que quelques députés de l'Allemagne, et la retraite de l'armée du Danube ayant ouvert le pays, on délibérait au milieu des troupes autrichiennes. Le cabinet de Vienne conçut alors un projet infâme, et qui jeta un long déshonneur sur sa politique. Il avait fort à se plaindre de la fierté et de la vigueur que nos ministres avaient déployées à Rastadt. Il leur imputait une divulgation qui l'avait singulièrement compromis aux yeux du corps germanique, c'était celle des articles secrets convenus avec Bonaparte pour l'occupation de Mayence. Ces articles secrets prouvaient que, pour avoir Palma-Nova dans le Frioul, le cabinet autrichien avait livré Mayence, et trahi d'une manière indigne les intérêts de l'Empire. Ce cabinet était fort irrité, et voulait tirer vengeance de nos ministres. Il voulait de plus se saisir de leurs papiers, pour connaître quels étaient ceux des princes germaniques qui, dans le moment, traitaient individuellement avec la république française. Il conçut donc la pensée de faire arrêter nos ministres, à leur retour en France, pour les dépouiller, les outrager, peut-être même les assassiner. On n'a jamais su cependant si l'ordre de les assassiner avait été donné d'une manière positive.
Déjà nos ministres avaient quelque défiance, et sans craindre un attentat sur leurs personnes, ils craignaient du moins pour leur correspondance. En effet, elle fut interrompue le 30 germinal, par l'enlèvement des pontonniers qui servaient à la passer. Nos ministres réclamèrent; la députation de l'Empire réclama aussi, et demanda si le congrès pouvait se croire en sûreté. L'officier autrichien auquel on s'adressa ne fit aucune réponse tranquillisante. Alors nos ministres déclarèrent qu'ils partiraient sous trois jours, c'est-à-dire le 9 floréal (28 avril), pour Strasbourg, et ils ajoutèrent qu'ils demeureraient dans cette ville, prêts à renouer les négociations dès qu'on en témoignerait le désir. Le 7 floréal un courrier de la légation fut arrêté. De nouvelles réclamations furent faites par tout le congrès, et il fut demandé expressément s'il y avait sûreté pour les ministres français. Le colonel autrichien qui commandait les hussards de Szecklers, cantonnés près de Rastadt, répondit que les ministres français n'avaient qu'à partir sous vingt-quatre heures. On lui demanda une escorte pour eux, mais il la refusa, et assura que leurs personnes seraient respectées. Nos trois ministres, Jean Debry, Bonnier et Roberjeot, partirent le 9 floréal (28 avril), à neuf heures du soir. Ils occupaient trois voitures avec leurs familles. Après eux venaient la légation ligurienne et les secrétaires d'ambassade. D'abord on fit des difficultés de les laisser sortir de Rastadt; mais enfin tous les obstacles furent levés, et ils partirent. La nuit était très sombre. A peine étaient-ils à cinquante pas de Rastadt, qu'une troupe de hussards de Szecklers fondit sur eux le sabre à la main, et arrêta les voitures. Celle de Jean Debry était la première. Les hussards ouvrirent violemment la portière, et lui demandèrent, en un jargon à demi barbare, s'il était Jean Debry. Sur sa réponse affirmative, ils le saisirent à la gorge, l'arrachèrent de sa voiture, et, aux yeux de sa femme et de ses enfans, le frappèrent de coups de sabre. Le croyant mort, ils passèrent aux autres voitures, et égorgèrent Roberjeot et Bonnier dans les bras de leurs familles. Les membres de la légation ligurienne et les secrétaires d'ambassade eurent le temps de se sauver. Les brigands chargés de cette exécution pillèrent ensuite les voitures, et enlevèrent tous les papiers.
Jean Debry n'avait pas reçu de coup mortel. La fraîcheur de la nuit lui rendit l'usage de ses sens, et il se traîna tout sanglant à Rastadt. Quand cet attentat fut connu, il excita l'indignation des habitans et des membres du congrès. La loyauté allemande fut révoltée d'une violation du droit des gens, inouïe chez des nations civilisées, et qui n'était concevable que d'un cabinet à demi barbare. Les membres de la députation restés au congrès prodiguèrent à Jean Debry, et aux familles des ministres assassinés, les soins les plus empressés. Ils se réunirent ensuite pour rédiger une déclaration, dans laquelle ils dénonçaient au monde l'attentat qui venait d'être commis, et repoussaient tout soupçon de complicité avec l'Autriche. Ce crime, connu sur-le-champ de toute l'Europe, excita une indignation universelle. L'archiduc Charles écrivit à Masséna une lettre pour annoncer qu'il allait faire poursuivre le colonel des hussards de Szecklers; mais cette lettre froide et contrainte, qui prouvait l'embarras du prince, n'était pas digne de lui et de son caractère. L'Autriche ne répondit pas, et ne pouvait pas répondre, aux accusations dirigées contre elle.
Ainsi, la guerre était implacable entre les deux systèmes qui partageaient le monde. Les ministres républicains, mal reçus d'abord, puis outragés pendant une année de paix, venaient enfin d'être assassinés indignement, et avec autant de férocité qu'on aurait pu le faire entre nations barbares. Le droit des gens, observé entre les ennemis les plus acharnés, n'était violé que pour eux.
Les revers si peu attendus qui signalèrent le début de la campagne, l'attentat de Rastadt, produisirent l'impression la plus funeste au directoire. Dès le moment même de la déclaration de guerre, les deux oppositions commençaient à perdre toute mesure: elles n'en gardèrent plus aucune quand elles virent nos armées battues et nos ministres assassinés. Les patriotes, repoussés par le système des scissions, les militaires, dont on avait voulu réprimer la licence, les royalistes, se cachant derrière ces mécontens de différente espèce, tous s'armèrent à la fois des derniers événemens pour accuser le directoire. Ils lui adressaient les reproches les plus injustes et les plus multipliés. Les armées, disaient-ils, avaient été entièrement abandonnées. Le directoire avait laissé leurs rangs s'éclaircir par la désertion, et n'avait mis aucune activité à les remplir au moyen de la conscription nouvelle. Il avait retenu dans l'intérieur un grand nombre de vieux bataillons, qui, au lieu d'être envoyés sur la frontière, étaient employés à gêner la liberté des élections; et à ces armées ainsi réduites à un nombre si disproportionné avec celui des armées ennemies, le directoire n'avait fourni ni magasins, ni vivres, ni effets d'équipement, ni moyens de transport, ni chevaux de remonte. Il les avait livrées à la rapacité des administrations, qui avaient dévoré inutilement un revenu de six cents millions. Enfin il avait fait, pour les commander, les plus mauvais choix. Championnet, le vainqueur de Naples, était dans les fers, pour avoir voulu réprimer la rapacité des agens du gouvernement. Moreau était réduit au rôle de simple général de division. Joubert, le vainqueur du Tyrol, Augereau, l'un des héros d'Italie, étaient sans commandement. Schérer, au contraire, qui avait préparé toutes les défaites par son administration, Schérer avait le commandement de l'armée d'Italie, parce qu'il était compatriote et ami de Rewbell. On ne s'en tenait pas là. Il y avait d'autres noms qu'on rappelait avec amertume. L'illustre Bonaparte, ses illustres lieutenans, Kléber, Desaix, leurs quarante mille compagnons d'armes, vainqueurs de l'Autriche, où étaient-ils?... En Égypte, sur une terre lointaine, où ils allaient périr par l'imprudence du gouvernement, ou peut-être par sa méchanceté. Cette entreprise, si admirée naguère, on commençait à dire maintenant que c'était le directoire qui l'avait imaginée pour se défaire d'un guerrier célèbre qui lui faisait ombrage.
On remontait plus haut encore: on reprochait au gouvernement la guerre elle-même; on lui imputait de l'avoir provoquée par ses imprudences à l'égard des puissances. Il avait envahi la Suisse, renversé le pape et la cour de Naples, poussé ainsi l'Autriche à bout, et tout cela sans être préparé à entrer en lutte. En envahissant l'Égypte, il avait décidé la Porte à une rupture. En décidant la Porte, il avait délivré la Russie de toute crainte pour ses derrières, et lui avait permis d'envoyer soixante mille hommes en Allemagne. Enfin, la fureur était si grande, qu'on allait jusqu'à dire que le directoire était l'auteur secret de l'assassinat de Rastadt. C'était, disait-on, un moyen imaginé pour soulever l'opinion contre les ennemis, et demander de nouvelles ressources au corps législatif.
Ces reproches étaient répétés partout, à la tribune, dans les journaux, dans les lieux publics. Jourdan était accouru à Paris pour se plaindre du gouvernement et pour lui imputer tous ses revers. Ceux des généraux qui n'étaient pas venus, avaient écrit pour exposer leurs griefs. C'était un déchaînement universel, et qui serait incompréhensible si on ne connaissait les fureurs et surtout les contradictions des partis.
Pour peu qu'on se souvienne des faits, on peut répondre à tous ces reproches. Le directoire n'avait pas laissé éclaircir les rangs des armées, car il n'avait donné que douze mille congés; mais il lui avait été impossible d'empêcher les désertions en temps de paix. Il n'y a pas de gouvernement au monde qui eût réussi à les empêcher. Le directoire s'était même fait accuser de tyrannie en voulant obliger beaucoup de soldats à rejoindre. Il y avait, en effet, quelque dureté à ramener sous les drapeaux des hommes qui avaient déjà versé leur sang pendant six années. La conscription n'était décrétée que depuis cinq mois, et il n'avait pas eu le moyen, en aussi peu de temps, d'organiser ce système de recrutement; et surtout d'équiper, d'instruire les conscrits, de les former en bataillons de campagne, et de les faire arriver en Hollande, en Allemagne, en Suisse, en Italie. Il avait retenu quelques vieux bataillons, parce qu'ils étaient indispensables pour maintenir le repos pendant les élections, et parce que l'on ne pouvait confier ce soin à de jeunes soldats, dont l'esprit n'était pas formé, et l'attachement à la république pas assez décidé. Une raison importante avait de plus justifié cette précaution: c'était la Vendée, travaillée encore par les émissaires de l'étranger, et la Hollande, menacée par les flottes anglo-russes.
Quant au désordre de l'administration, les torts du directoire n'étaient pas plus réels. Il y avait eu des dilapidations sans doute, mais presque toutes au profit de ceux mêmes qui s'en plaignaient, et malgré les plus grands efforts du directoire. Il y avait eu dilapidation de trois manières: en pillant les pays conquis; en comptant à l'état la solde des militaires qui avaient déserté; enfin, en faisant avec les compagnies des marchés désavantageux. Or, toutes ces dilapidations, c'étaient les généraux et les états-majors qui les avaient commises et qui en avaient profité. Ils avaient pillé les pays conquis, fait le profit sur la solde et partagé les profits des compagnies. On a vu que celles-ci abandonnaient quelquefois jusqu'à quarante pour cent sur leurs bénéfices, afin d'obtenir la protection des états-majors. Schérer, vers la fin de son ministère, s'était brouillé avec ses compagnons d'armes pour avoir essayé de réprimer tous ces désordre. Le directoire s'était efforcé, pour y mettre un terme, de nommer des commissions indépendantes des états-majors, et on a vu comment Championnet les avait accueillies à Naples. Les marchés désavantageux faits avec les compagnies, avaient encore une autre cause, la situation des finances. On ne donnait aux fournisseurs que des promesses, et alors ils se dédommageaient sur le prix, de l'incertitude du paiement. Les crédits ouverts cette année s'élevaient à 600 millions d'ordinaire, et à 125 millions d'extraordinaire. Sur cette somme, le ministre avait déjà ordonnancé 400 millions pour dépenses consommées. Il n'en était pas rentré encore 210; on avait fourni les 190 de surplus en délégations.
Il n'y avait donc rien d'imputable au directoire, quant aux dilapidations. Le choix des généraux, excepté pour un seul, ne devait pas lui être reproché. Championnet, après sa conduite à l'égard des commissaires envoyés à Naples, ne pouvait pas conserver le commandement. Macdonald le valait au moins, et était connu par une probité sévère. Joubert, Bernadotte, n'avaient pas voulu du commandement de l'armée d'Italie. Ils avaient désigné eux-mêmes Schérer. C'est Barras qui avait repoussé Moreau, c'est lui seul encore qui avait voulu la nomination de Schérer. Quant à Augereau, sa turbulence démagogique était une raison fondée de lui refuser un commandement, et du reste, malgré ses qualités incontestables, il était au-dessous du commandement en chef. Quant à l'expédition d'Égypte, on a vu si le directoire en était coupable, et s'il est vrai qu'il eût voulu déporter Bonaparte, Kléber, Desaix et leurs quarante mille compagnons d'armes. Larévellière-Lépaux s'était brouillé avec le héros d'Italie pour sa fermeté à combattre l'expédition.
La provocation à la guerre n'était pas plus le fait du directoire que tous les autres malheurs. On a pu voir que l'incompatibilité des passions déchaînées en Europe avait seule provoqué la guerre. Il n'en fallait faire un reproche à personne; mais, dans tous les cas, ce n'étaient certainement pas les patriotes et les militaires qui avaient droit d'accuser le directoire. Qu'eussent dit les patriotes si on n'eût pas soutenu les Vaudois, puni le gouvernement papal, renversé le roi de Naples, forcé celui de Piémont à l'abdication? N'étaient-ce pas les militaires qui, à l'armée d'Italie, avaient toujours poussé à l'occupation de nouveaux pays? La nouvelle de la guerre les avait enchantés tous. N'étaient-ce pas d'ailleurs Bernadotte à Vienne, un frère de Bonaparte à Rome, qui avaient commis des imprudences, s'il y en avait eu de commises? Ce n'était pas la détermination de la Porte qui avait entraîné celle de la Russie; mais la chose eût-elle été vraie, c'était l'auteur de l'expédition d'Égypte qui pouvait seul en mériter le reproche.
Rien n'était donc plus absurde que la masse des accusations accumulées contre le directoire. Il ne méritait qu'un reproche, c'était d'avoir trop partagé la confiance excessive que les patriotes et les militaires avaient dans la puissance de la république. Il avait partagé les passions révolutionnaires et s'était livré à leur entraînement. Il avait cru qu'il suffisait, pour le début de la guerre, de cent soixante-dix mille hommes; que l'offensive déciderait de tout, etc. Quant à ses plans, ils étaient mauvais, mais pas plus mauvais que ceux de Carnot en 1796, pas plus mauvais que ceux du conseil aulique, et calqués d'ailleurs en partie sur un projet du général Jourdan. Un seul homme en pouvait faire de meilleurs, comme nous l'avons dit, et ce n'était pas la faute du directoire si cet homme n'était pas en Europe.
Du reste, c'est dans un intérêt d'équité que l'histoire doit relever l'injustice de ces reproches; mais tant pis pour un gouvernement quand on lui impute tout à crime. L'une des qualités indispensables d'un gouvernement, c'est d'avoir cette bonne renommée qui repousse l'injustice. Quand il l'a perdue et qu'on lui impute les torts des autres, et ceux même de la fortune, il n'a plus la faculté de gouverner, et cette impuissance doit le condamner à se retirer. Combien de gouvernemens ne s'étaient-ils pas usés depuis le commencement de la révolution! L'action de la France contre l'Europe était si violente, qu'elle devait détruire rapidement tous ses ressorts. Le directoire était usé comme l'avait été le comité de salut public, comme le fut depuis Napoléon lui-même. Toutes les accusations dont le directoire était l'objet, prouvaient, non pas ses torts, mais sa caducité.
Du reste, il n'était pas étonnant que cinq magistrats civils, élus au pouvoir, non à cause de leur grandeur héréditaire ou de leur gloire personnelle, mais pour avoir mérité un peu plus d'estime que leurs concitoyens, que cinq magistrats, armés de la seule puissance des lois pour lutter avec les factions déchaînées, pour soumettre à l'obéissance des armées nombreuses, des généraux couverts de gloire et pleins de prétentions, pour administrer enfin une moitié de l'Europe, parussent bientôt insuffisans, au milieu de la lutte terrible qui venait de s'engager de nouveau. Il ne fallait qu'un revers pour faire éclater cette impuissance. Les factions alternativement battues, les militaires réprimés plusieurs fois, les appelaient avec mépris les avocats, et disaient que la France ne pouvait être gouvernée par eux.
Par une bizarrerie assez singulière, mais qui se voit quelquefois dans le conflit des révolutions, l'opinion ne montrait quelque indulgence que pour celui des cinq directeurs qui en aurait mérité le moins. Barras, sans contredit, méritait à lui seul tout ce qu'on disait du directoire. D'abord, il n'avait jamais travaillé, et il avait laissé à ses collègues tout le fardeau des affaires. Sauf dans les momens décisifs, où il faisait entendre sa voix plus forte que son courage, il ne s'occupait de rien. Il ne se mêlait que du personnel du gouvernement, ce qui convenait mieux à son génie intrigant. Il avait pris part à tous les profits des compagnies, et justifié seul le reproche de dilapidation. Il avait toujours été le défenseur des brouillons et des fripons; c'était lui qui avait appuyé Brune et envoyé Fouché en Italie. Il était la cause des mauvais choix des généraux, car il s'était opposé à la nomination de Moreau, et avait fortement demandé celle de Schérer. Malgré tous ses torts si graves, lui seul était mis à part. D'abord il ne passait pas, comme ses quatre collègues, pour un avocat, car sa paresse, ses habitudes débauchées, ses manières soldatesques, ses liaisons avec les jacobins, le souvenir du 18 fructidor qu'on lui attribuait exclusivement, en faisaient en apparence un homme d'exécution, plus capable de gouverner que ses collègues. Les patriotes lui trouvaient avec eux des côtés de ressemblance, et croyaient qu'il leur était dévoué. Les royalistes en recevaient des espérances secrètes. Les états-majors, qu'il flattait et qu'il protégeait contre la juste sévérité de ses collègues, l'avaient en assez grande faveur. Les fournisseurs le vantaient, et il se sauvait de cette manière de la défaveur générale. Il était même perfide avec ses collègues, car tous les reproches qu'il méritait, il avait l'art de les rejeter sur eux seuls. Un pareil rôle ne peut pas être long-temps heureux, mais il peut réussir un moment: il réussit dans cette occasion.
On connaît la haine de Barras contre Rewbell. Celui-ci, administrateur vraiment capable, avait choqué, par son humeur et sa morgue, tous ceux qui traitaient avec lui. Il s'était montré sévère pour les gens d'affaires, pour tous les protégés de Barras, et notamment pour les militaires. Aussi était-il devenu l'objet de la haine générale. Il était probe, quoique un peu avare. Barras avait l'art, dans sa société, qui était nombreuse, de diriger contre lui les plus odieux soupçons. Une circonstance malheureuse contribuait à les autoriser. L'agent du directoire en Suisse, Rapinat, était beau-frère de Rewbell. On avait exercé en Suisse les exactions qui se commettaient dans tous les pays conquis, beaucoup moins cependant que partout ailleurs. Mais les plaintes excessives de ce petit peuple avare avaient causé une rumeur extrême. Rapinat avait eu la commission malheureuse de mettre le scellé sur les caisses et sur le trésor de Berne; il avait traité avec hauteur le gouvernement helvétique; ces circonstances et son nom, qui était malheureux, lui avaient valu de passer pour le Verrès de la Suisse, pour l'auteur de dilapidations qui n'étaient pas son ouvrage; car il avait même quitté la Suisse, avant l'époque où elle avait le plus souffert. Dans la Société de Barras on faisait de malheureux calembours sur son nom, et tout retombait sur Rewbell, dont il était le beau-frère. C'est ainsi que la probité de Rewbell s'était trouvée exposée à toutes les calomnies.
Larévellière, par son inflexible sévérité, par son influence dans les affaires politiques d'Italie, n'était pas devenu moins odieux que Rewbell. Cependant, sa vie était si simple et si modeste, qu'accuser sa probité eût été impossible. La société de Barras lui donnait des ridicules. On se moquait de sa personne, et de ses prétentions à une papauté nouvelle. On disait qu'il voulait fonder le culte de la théophilanthropie, dont il n'était cependant pas l'auteur. Merlin et Treilhard, quoique moins anciens au pouvoir, et moins en vue que Rewbell et Larévellière, étaient cependant enveloppés dans la même défaveur.
C'est dans cette disposition d'esprit que se firent les élections de l'an VII, qui furent les dernières. Les patriotes, furieux, ne voulaient pas être exclus cette année, comme la précédente, du corps législatif. Ils s'étaient déchaînés contre le système des scissions, et s'étaient efforcés de le flétrir d'avance. Ils y avaient assez réussi, pour qu'en effet on n'osât plus l'employer. Dans cet état d'agitation, où l'on suppose à ses adversaires tous les projets qu'on en redoute, ils disaient que le directoire, usant, comme au 18 fructidor, des moyens extraordinaires, allait proroger pour cinq ans les pouvoirs des députés actuels, et suspendre pendant tout ce temps l'exercice des droits électoraux. Ils disaient qu'on allait faire venir des Suisses à Paris, parce qu'on travaillait à organiser le contingent helvétique. Ils firent grand bruit d'une circulaire aux électeurs, répandue par le commissaire du gouvernement (préfet) auprès du département de la Sarthe. Ce n'était pas une circulaire, comme nous en avons vu depuis, mais une exhortation. On obligea le directoire à l'improuver par un message. Les élections, faites dans ces dispositions, amenèrent au corps législatif une quantité considérable de patriotes. On ne songea pas cette année à les exclure du corps législatif, et leur élection fut confirmée. Le général Jourdan, qui avait raison d'imputer ses revers à l'infériorité numérique de son armée, mais qui manquait à sa raison accoutumée en imputant au gouvernement le désir de le perdre, fut envoyé de nouveau au corps législatif, le coeur gros de ressentimens. Augereau y fut envoyé aussi, avec un surcroît d'humeur et de turbulence.
Il fallait choisir un nouveau directeur. Le hasard ne servit pas la république, car, au lieu de Barras, ce fut Rewbell, le plus capable des cinq directeurs, qui fut désigné pour membre sortant. Ce fut un grand sujet de satisfaction pour tous les ennemis de ce directeur, et une occasion nouvelle de le calomnier plus commodément. Cependant, comme il avait été élu au conseil des anciens, il saisit une occasion de répondre à ses accusateurs, et le fit de la manière la plus victorieuse.
Il fut commis, à la sortie de Rewbell, la seule infraction aux lois rigoureuses de la probité, qu'on, pût reprocher au directoire. Les cinq premiers directeurs, nommés à l'époque de l'institution du directoire, avaient fait une convention entre eux, par laquelle ils devaient prélever sur leurs appointemens, chacun dix mille francs, afin de les donner au membre sortant. Le but de ce noble sacrifice était de ménager aux membres du directoire la transition du pouvoir suprême à la vie privée, surtout pour ceux qui étaient sans fortune. Il y avait même une raison de dignité à en agir ainsi, car il était dangereux pour la considération du gouvernement, de rencontrer dans l'indigence l'homme qu'on avait vu la veille au pouvoir suprême. Cette raison même décida les directeurs à pourvoir d'une manière plus convenable au sort de leurs collègues. Leurs appointemens étaient déjà si modiques, qu'un prélèvement de dix mille francs parut déplacé. Ils résolurent d'allouer une somme de cent mille francs à chaque directeur sortant. C'était cent mille francs par an qu'il en devait coûter à l'état. On devait demander cette somme au ministre des finances, qui pouvait la prendre sur l'un des mille profits qu'il était si facile de faire sur des budgets de six ou huit cents millions. On décida de plus que chaque directeur emporterait sa voiture et ses chevaux. Comme tous les ans le corps législatif allouait des frais de mobilier, cette dépense devait être avouée, et dès lors devenait légitime. Les directeurs décidèrent de plus que les économies faites sur les frais de mobilier seraient partagées entre eux. Certes, c'était là une bien légère atteinte à la fortune publique, si c'en était une; et tandis que des généraux, des compagnies, faisaient des profits si énormes, cent mille francs par an, consacrés à donner des alimens à l'homme qui venait d'être chef du gouvernement, n'étaient pas un vol. Les raisons et la forme de la mesure l'excusaient en quelque sorte. Larévellière, auquel on en fit part, ne voulut jamais y consentir. Il déclara à ses collègues qu'il n'accepterait jamais sa part. Rewbell reçut la sienne. Les cent mille francs qu'on lui donna furent pris sur les deux millions de dépenses secrètes, dont le directoire était dispensé de rendre compte. Telle est la seule faute qu'on puisse reprocher collectivement au directoire. Un seul de ses membres, sur les douze qui se succédèrent, fut accusé d'avoir fait des profits particuliers. Quel est le gouvernement au monde, duquel on puisse dire la même chose?
Il fallait un successeur à Rewbell. On souhaitait avoir une grande réputation, pour donner un peu de considération au directoire, et on songea à Sièyes, dont le nom, après celui de Bonaparte, était le plus important de l'époque. Son ambassade en Prusse avait encore ajouté à sa renommée. Déjà on le considérait, et très justement, comme un esprit profond; mais depuis qu'il était allé à Berlin, on lui attribuait la conservation de la neutralité prussienne, qui du reste était due beaucoup moins à son intervention qu'à la situation de cette puissance. Aussi le regardait-on comme aussi capable de diriger le gouvernement que de concevoir une constitution. Il fut élu directeur. Beaucoup de gens crurent voir dans ce choix la confirmation du bruit généralement répandu de modifications très prochaines à la constitution. Ils disaient que Sièyes n'était appelé au directoire que pour contribuer à ces modifications. On croyait si peu que l'état des choses actuel pût se maintenir, qu'on voyait dans tous les faits des indices certains de changement.
CHAPITRE XVI.
CONTINUATION DE LA CAMPAGNE DE 1799; MASSÉNA RÉUNIT LE COMMANDEMENT DES ARMÉES D'HELVÉTIE ET DU DANUBE, ET OCCUPE LA LIGNE DE LA LIMMAT.—ARRIVÉE DE SUWAROW EN ITALIE. SCHÉRER TRANSMET LE COMMANDEMENT A MOREAU. BATAILLE DE CASSANO. RETRAITE DE MOREAU AU-DELA DU PÔ ET DE L'APENNIN.—ESSAI DE JONCTION AVEC L'ARMÉE DE NAPLES; BATAILLE DE LA TREBBIA.—COALITION DE TOUS LES PARTIS CONTRE LE DIRECTOIRE.—RÉVOLUTION DU 30 PRAIRIAL.—LARÉVELLIÈRE ET MERLIN SORTENT DU DIRECTOIRE.
Dans l'intervalle qu'on mit à faire dans le gouvernement les modifications que nous venons de raconter, le directoire n'avait cessé de faire les plus grands efforts pour réparer les revers qui venaient de signaler l'ouverture de la campagne. Jourdan avait perdu le commandement de l'armée du Danube, et Masséna avait reçu le commandement en chef de toutes les troupes cantonnées depuis Dusseldorf jusqu'au Saint-Gothard. Ce choix heureux devait sauver la France. Schérer, impatient de quitter une armée dont il avait perdu la confiance, avait obtenu l'autorisation de transmettre le commandement à Moreau. Macdonald avait reçu l'ordre pressant d'évacuer le royaume de Naples et les états romains, et de venir faire sa jonction avec l'armée de la Haute-Italie. Tous les vieux bataillons retenus dans l'intérieur étaient acheminés sur la frontière; l'équipement et l'organisation des conscrits s'accéléraient, et les renforts commençaient à arriver de toutes parts.
Masséna, à peine nommé commandant en chef des armées du Rhin et de Suisse, songea à disposer convenablement les forces qui lui étaient confiées. Il ne pouvait prendre le commandement dans une situation plus critique. Il avait au plus trente mille hommes, épars en Suisse depuis la vallée de l'Inn jusqu'à Bâle; il avait en présence trente mille hommes sous Bellegarde dans le Tyrol, vingt-huit mille sous Hotze, dans le Voralberg, quarante mille sous l'archiduc, entre le lac de Constance et le Danube. Cette masse de près de cent mille hommes pouvait l'envelopper et l'anéantir. Si l'archiduc n'avait pas été contrarié par le conseil aulique et retenu par une maladie, et qu'il eût franchi le Rhin entre le lac de Constance et l'Aar, il aurait pu fermer à Masséna la route de France, l'envelopper et le détruire. Heureusement il n'était pas libre de ses mouvemens; heureusement encore on n'avait pas mis immédiatement sous ses ordres Bellegarde et Hotze. Il y avait entre les trois généraux un tiraillement continuel, ce qui empêchait qu'ils se concertassent pour une opération décisive.
Ces circonstances favorisèrent Masséna, et lui permirent de prendre une position solide et de distribuer convenablement les troupes mises à sa disposition. Tout prouvait que l'archiduc ne voulait qu'observer la ligne du Rhin du côté de l'Alsace, et qu'il se proposait d'opérer en Suisse, entre Schaffouse et l'Aar. En conséquence, Masséna fit refluer en Suisse la plus grande partie de l'armée du Danube, et lui assigna des positions qu'elle aurait dû prendre dès le début, c'est-à-dire immédiatement après la bataille de Stokach. Il avait eu le tort de laisser Lecourbe engagé trop long-temps dans l'Engadine. Celui-ci fut obligé de s'en retirer, après avoir livré des combats brillans, où il montra une intrépidité et une présence d'esprit admirables. Les Grisons furent évacués. Masséna distribua alors son armée depuis la grande chaîne des Alpes jusqu'au confluent de l'Aar dans le Rhin, en choisissant la ligne qui lui parut la meilleure.
La Suisse, présente plusieurs lignes d'eau, qui, partant des grandes Alpes, la traversent tout entière, pour aller se jeter dans le Rhin. La plus étendue et la plus vaste est celle du Rhin même, qui, prenant sa source non loin du Saint-Gothard, coule d'abord au nord, puis s'étend en un vaste lac6, dont il sort près de Stein, et court à l'ouest vers Bâle, où il recommence à couler au nord pour former la frontière de l'Alsace. Cette ligne est la plus vaste, et elle enferme toute la Suisse. Il y en a une seconde, celle de Zurich, inscrite dans la précédente: c'est celle de la Lint, qui, prenant sa source dans les petits cantons, s'arrête pour former le lac de Zurich, en sort sous le nom de Limmat, et va finir dans l'Aar, non loin de l'embouchure de cette dernière rivière dans le Rhin. Cette ligne, qui n'enveloppe qu'une partie de la Suisse, est beaucoup moins vaste que la première. Il y en a enfin une troisième, celle de la Reuss, inscrite encore dans la précédente, qui du lit de la Reuss passe dans le lac de Lucerne, et de Lucerne va se rendre dans l'Aar, tout près du point où se jette la Limmat. Ces lignes commençant à droite contre des montagnes énormes, finissant à gauche dans de grands fleuves, consistant tantôt en des rivières, tantôt en des lacs, présentent de nombreux avantages pour la défensive. Masséna ne pouvait espérer de conserver la plus grande, celle du Rhin, et de s'étendre depuis le Saint-Gothard jusqu'à l'embouchure de l'Aar. Il fut obligé de se replier sur celle de la Limmat, où il s'établit de la manière la plus solide. Il plaça son aile droite, formée des trois divisions Lecourbe, Ménard et Lorge, depuis les Alpes jusqu'au lac de Zurich, sous les ordres de Férino. Il plaça son centre sur la Limmat, et le composa des quatre divisions Oudinot, Vandamme, Thureau et Soult. Sa gauche gardait le Rhin, vers Bâle et Strasbourg.
Avant de se renfermer dans cette position, il essaya d'empêcher par un combat la jonction de l'archiduc avec son lieutenant Hotze. Ces deux généraux placés sur le Rhin, l'un avant l'entrée du fleuve dans le lac de Constance, l'autre après sa sortie, étaient séparés par toute l'étendue du lac. En franchissant cette ligne, afin de s'établir devant celle de Zurich et de la Limmat, où s'était placé Masséna, ils devaient partir des deux extrémités du lac, pour venir faire leur jonction au-delà. Masséna pouvait choisir le moment où Hotze ne s'était pas encore avancé, se jeter sur l'archiduc, le repousser au-delà du Rhin, se rabattre ensuite sur Hotze, et le repousser à son tour. On a calculé qu'il aurait eu le temps d'exécuter cette double opération, et de battre isolément les deux généraux autrichiens. Malheureusement il ne songea à les attaquer qu'au moment où ils étaient près de se réunir, et où ils étaient en mesure de se soutenir réciproquement. Il les combattit sur plusieurs points le 5 prairial (24 mai), à Aldenfingen, à Frauenfeld, et quoiqu'il eût partout l'avantage, grace à cette vigueur qu'il mettait toujours dans l'exécution, néanmoins il ne put empêcher la jonction, et il fut obligé de se replier sur la ligne de la Limmat et de Zurich, où il se prépara à recevoir vigoureusement l'archiduc, si celui-ci se décidait à l'attaquer.
Les événemens étaient bien autrement malheureux en Italie. Là, les désastres ne s'étaient point arrêtés.
Suwarow avait rejoint l'armée autrichienne avec un corps de vingt-huit ou trente mille Russes. Mélas avait pris le commandement de l'armée autrichienne. Suwarow commandait en chef les deux armées, s'élevant au moins à quatre-vingt-dix mille hommes. On l'appelait l'invincible. Il était connu par ses campagnes contre les Turcs, et par ses cruautés en Pologne. Il avait une grande vigueur de caractère, une bizarrerie affectée et poussée jusqu'à la folie, mais aucun génie de combinaison. C'était un vrai barbare, heureusement incapable de calculer l'emploi de ses forces, car autrement, la république aurait peut-être succombé. Son armée lui ressemblait. Elle avait une bravoure remarquable, et qui tenait du fanatisme, mais aucune instruction. L'artillerie, la cavalerie, le génie, y étaient réduits à une véritable nullité. Elle ne savait faire usage que de la baïonnette, et s'en servait comme les Français s'en étaient servis pendant la révolution. Suwarow, fort insolent pour ses alliés, donna aux Autrichiens des officiers russes, pour leur apprendre le maniement de la baïonnette. Il employa le langage le plus hautain, il dit que les femmes, les petits-maîtres, les paresseux, devaient quitter l'armée; que les parleurs occupés à fronder le service souverain seraient traités comme des égoïstes, et perdraient leurs grades, et que tout le monde devait se sacrifier pour délivrer l'Italie des Français et des athées. Tel était le style de ses allocutions. Heureusement, après nous avoir causé bien du mal, cette énergie brutale allait rencontrer l'énergie savante et calculée, et se briser devant elle.
Schérer ayant entièrement perdu l'usage de ses esprits, s'était promptement retiré sur l'Adda, au milieu des cris d'indignation des soldats. De son armée de quarante-six mille hommes, il en avait perdu dix mille, ou morts ou prisonniers. Il fut obligé d'en laisser à Peschiera ou Mantoue encore huit mille, et il ne lui en resta ainsi que vingt-huit mille. Néanmoins si, avec cette poignée d'hommes, il avait su manoeuvrer habilement, il aurait pu donner le temps à Macdonald de le rejoindre, et éviter bien des désastres. Mais il se plaça sur l'Adda de la manière la plus malheureuse. Il partagea son armée en trois divisions. La division Serrurier était à Lecco, à la sortie de l'Adda du lac de Lecco. La division Grenier était à Cassano, la division Victor à Lodi. Il avait placé Montrichard, avec quelques corps légers, vers le Modénois et les montagnes de Gênes; pour maintenir les communications avec la Toscane, par où Macdonald devait déboucher. Ses vingt-huit mille hommes, ainsi dispersés sur une ligne de vingt-quatre lieues, ne pouvaient résister solidement nulle part, et devaient être enfoncés partout où l'ennemi se présenterait en forces.
Le 8 floréal (27 avril) au soir, au moment même où la ligne de l'Adda était forcée, Schérer remit à Moreau la direction de l'armée. Ce brave général avait quelque droit de la refuser. On l'avait fait descendre au rôle de simple divisionnaire, et maintenant que la campagne était perdue, qu'il n'y avait plus que des désastres à essuyer, on lui donnait le commandement. Cependant, avec un dévouement patriotique que l'histoire ne saurait trop célébrer, il accepta une défaite, en acceptant le commandement le soir même où l'Adda était forcé. C'est ici que commence la moins vantée et la plus belle partie de sa vie.
Suwarow s'était approché de l'Adda sur plusieurs points. Quand le premier régiment russe se montra à la vue du pont de Lecco, les carabiniers de la brave 18e légère sortirent des retranchemens, et coururent au-devant de ces soldats, qu'on peignait comme des colosses effrayans et invincibles. Ils fondirent sur eux la baïonnette croisée, et en firent un grand carnage. Les Russes furent repoussés. Il venait de s'allumer un admirable courage dans le coeur de nos braves; ils voulaient faire repentir de leur voyage les barbares insolens qui venaient se mêler dans une querelle qui n'était pas la leur. La nomination de Moreau enflammait toutes les âmes, et remplit l'armée de confiance. Malheureusement la position n'était plus tenable. Suwarow, repoussé à Lecco, avait fait passer l'Adda sur deux points, à Brivio et à Trezzo, au-dessus et au-dessous de la division Serrurier, qui formait la gauche. Cette division se trouva ainsi coupée du reste de l'armée. Moreau, avec la division Grenier, livra à Trezzo un combat furieux, pour repousser l'ennemi au-delà de l'Adda, et se remettre en communication avec la division Serrurier. Il combattit avec huit ou neuf mille hommes un corps de plus de vingt mille. Ses soldats, animés par sa présence, firent des prodiges de bravoure, mais ne purent rejeter l'ennemi au-delà de l'Adda. Malheureusement Serrurier, auquel on ne pouvait plus faire parvenir d'ordre, n'eut pas l'idée de se reporter sur ce point même de Trezzo, où Moreau s'obstinait à combattre pour se remettre en communication avec lui. Il fallut céder, et abandonner la division Serrurier à son sort. Elle fut entourée par toute l'armée ennemie, et se battit avec la dernière opiniâtreté. Enveloppée enfin de toutes parts, elle fut obligée de mettre bas les armes. Une partie de cette division, grâce à la hardiesse et à la présence d'esprit d'un officier, se sauva par les montagnes en Piémont. Pendant cette action terrible, Victor s'était heureusement retiré en arrière avec sa division intacte. Telle fut la fatale journée dite de Cassano, 9 floréal (28 avril), qui réduisit l'armée à environ vingt mille hommes.
C'est avec cette poignée de braves que Moreau entreprit de se retirer. Cet homme rare ne perdit pas un instant ce calme d'esprit dont la nature l'avait doué. Réduit à vingt mille soldats, en présence d'une armée qu'on aurait pu porter à quatre-vingt-dix mille, si on avait su la faire marcher en masse, il ne s'ébranla pas un instant. Ce calme était bien autrement méritoire que celui qu'il déploya lorsqu'il revint d'Allemagne, avec une armée de soixante mille hommes victorieux, et pourtant il a été beaucoup moins célébré! tant les hasards des passions influent sur les jugemens contemporains!
Il s'attacha d'abord à couvrir Milan, pour donner le moyen d'évacuer les parcs et les bagages, et pour laisser aux membres du gouvernement cisalpin, et à tous les Milanais compromis, le temps de se retirer sur les derrières. Rien n'est plus dangereux pour une armée que ces familles de fugitifs, qu'elle est obligée de recevoir dans ses rangs. Elles embarrassent sa marche, ralentissent ses mouvemens, et peuvent quelquefois compromettre son salut. Moreau, après avoir passé deux jours à Milan, se remit en marche pour repasser le Pô. A la conduite de Suwarow, il put juger qu'il aurait le temps de prendre une position solide. Il avait deux objets à atteindre, c'était de couvrir ses communications avec la France, et avec la Toscane, par où s'avançait l'armée de Naples. Pour arriver à ce but important, il lui parut convenable d'occuper le penchant des montagnes de Gênes; c'était le point le plus favorable. Il marcha en deux colonnes: l'une, escortant les parcs, les bagages, tout l'attirail de l'armée, prit la grande route de Milan à Turin; l'autre s'achemina vers Alexandrie, pour occuper les routes de la rivière de Gênes. Il exécuta cette marche sans être trop pressé par l'ennemi. Suwarow, au lieu de fondre avec ses masses victorieuses sur notre faible armée, et de la détruire complètement, se faisait décerner à Milan les honneurs du triomphe par les prêtres, les moines, les nobles, toutes les créatures de l'Autriche, rentrées en foule à la suite des armées coalisées.
Moreau eut le temps d'arriver à Turin, et d'acheminer vers la France tout son attirail de guerre. Il arma la citadelle, tâcha de réveiller le zèle des partisans de la république, et vint rejoindre ensuite la colonne qu'il avait dirigée vers Alexandrie. Il choisit là une position qui prouve toute la justesse de son coup d'oeil. Le Tanaro, en tombant de l'Apennin, va se jeter dans le Pô au-dessous d'Alexandrie. Moreau se plaça au confluent de ces deux fleuves. Couvert à la fois par l'un et par l'autre, il ne craignait pas une attaque de vive force; il gardait en même temps toutes les routes de Gênes, et pouvait attendre l'arrivée de Macdonald. Cette position ne pouvait être plus heureuse. Il occupait Casale, Valence, Alexandrie; il avait une chaîne de postes sur le Pô et le Tanaro, et ses masses étaient disposées de manière qu'il pouvait courir en quelques heures sur le premier point attaqué. Il s'établit là avec vingt mille hommes, et y attendit avec un imperturbable sang-froid les mouvemens de son formidable ennemi.
Suwarow avait mis très heureusement beaucoup de temps à s'avancer. Il avait demandé au conseil aulique que le corps autrichien de Bellegarde, destiné au Tyrol, fût mis à sa disposition. Ce corps venait de descendre en Italie, et portait l'armée combinée à beaucoup plus de cent mille hommes. Mais Suwarow, ayant ordre d'assiéger à la fois Peschiera, Mantoue, Pizzighitone, voulant en même temps se garder du côté de la Suisse, et ignorant d'ailleurs l'art de distribuer des masses, n'avait guère plus de quarante mille hommes sous sa main, force du reste très suffisante pour accabler Moreau, s'il avait su la manier habilement.
Il vint longer le Pô et le Tanaro, et se placer en face de Moreau. Il s'établit à Tortone, et y fixa son quartier-général. Après quelques jours d'inaction, il résolut enfin de faire une tentative sur l'aile gauche de Moreau, c'est-à-dire du côté du Pô. Un peu au-dessus du confluent du Pô et du Tanaro, vis-à-vis Mugarone, se trouvent des îles boisées, à la faveur desquelles les Russes résolurent de tenter un passage. Dans la nuit du 22 au 23 floréal (du 11 au 12 mai), ils passèrent au nombre à peu près de deux mille, dans l'une de ces îles, et se trouvèrent ainsi au-delà du bras principal. Le bras qui leur restait à passer était peu considérable, et pouvait même être franchi à la nage. Ils le traversèrent hardiment, et se portèrent sur la rive droite du Pô. Les Français, prévenus du danger, coururent sur le point menacé. Moreau, qui était averti d'autres démonstrations faites du côté du Tanaro, attendit que le véritable point du danger fût bien déterminé pour s'y porter en force: dès qu'il en fut certain, il y marcha avec sa réserve, et culbuta dans le Pô les Russes qui avaient eu la hardiesse de le franchir. Il y en eut deux mille cinq cents tués, noyés ou prisonniers.
Ce coup de vigueur assurait tout à fait la position de Moreau dans le singulier triangle où il s'était placé. Mais l'inaction de l'ennemi l'inquiétait; il craignait que Suwarow n'eût laissé devant Alexandrie un simple détachement, et qu'avec la masse de ses forces il n'eût remonté le Pô, pour se porter sur Turin et prendre la position des Français par derrière, ou bien qu'il n'eût marché au-devant de Macdonald. Dans l'incertitude où le laissait l'inaction de Suwarow, il résolut d'agir lui-même, pour s'assurer du véritable état des choses. Il imagina de déboucher au-delà d'Alexandrie, et de faire une forte reconnaissance. Si l'ennemi n'avait laissé devant lui qu'un corps détaché, le projet de Moreau était de changer cette reconnaissance en attaque sérieuse, d'accabler ce corps détaché, et puis de se retirer tranquillement par la grande route de la Bochetta, vers les montagnes de Gênes, afin d'y attendre Macdonald. Si au contraire il trouvait la masse principale, son projet était de se replier sur-le-champ, et de regagner en toute hâte la rivière de Gênes, par toutes les communications accessibles qui lui restaient. Une raison qui le décidait surtout à prendre ce parti décisif, c'était l'insurrection du Piémont sur ses derrières. Il fallait qu'il se rapprochât de sa base le plus tôt possible.
Tandis que Moreau formait ce projet fort sage, Suwarow en formait un autre qui était dépourvu de sens. Sa position à Tortone était certainement la meilleure qu'il pût prendre, puisqu'elle le plaçait entre les deux armées françaises, celle de la Cisalpine et celle de Naples. Il ne devait la quitter à aucun prix. Cependant il imagina d'emmener une partie de ses forces au-delà du Pô, pour remonter le fleuve jusqu'à Turin, s'emparer de cette capitale, y organiser les royalistes piémontais, et faire tomber la position de Moreau. Rien n'était plus mal calculé qu'une pareille manoeuvre; car, pour faire tomber la position de Moreau, il fallait essayer une attaque directe et vigoureuse, mais par-dessus tout ne pas quitter la position intermédiaire entre les deux armées qui cherchaient à opérer leur jonction.
Tandis que Suwarow divisait ses forces, en laissant une partie aux environs de Tortone, le long du Tanaro, et portant l'autre au-delà du Pô pour marcher sur Turin, Moreau exécutait la reconnaissance qu'il avait projetée. Il avait porté la division Victor en avant pour attaquer vigoureusement le corps russe qu'il avait devant lui. Il se tenait lui-même avec toute sa réserve un peu en arrière, prêt à changer cette reconnaissance en une attaque sérieuse, s'il jugeait que le corps russe pût être accablé. Après un engagement très-vif, où les troupes de Victor déployèrent une rare bravoure, Moreau crut que toute l'armée russe était devant lui: il n'osa pas attaquer à fond, de peur d'avoir sur les bras un ennemi trop supérieur. En conséquence, entre les deux partis qu'il s'était proposé d'adopter, il préféra le second, comme le plus sûr. Il résolut donc de se retirer vers les montagnes de Gênes. Sa position était des plus critiques. Tout le Piémont était en révolte sur ses derrières. Un corps d'insurgés s'était emparé de Céva, qui ferme la principale route, la seule accessible à l'artillerie. Le grand convoi des objets d'arts recueillis en Italie, courait risque d'être enlevé. Ces circonstances étaient des plus fâcheuses. En prenant les routes situées plus en arrière, et qui aboutissaient à la rivière du Ponent, Moreau craignait de trop s'éloigner des communications de la Toscane, et de les laisser en prise à l'ennemi, qu'il supposait réuni en masse autour de Tortone. Dans cette perplexité, il prit sur-le-champ son parti, et fit les dispositions suivantes. Il détacha la division Victor, sans artillerie ni bagages, et la jeta par des rentiers praticables à la seule infanterie, vers les montagnes de Gênes. Elle devait se hâter d'occuper tous les passages de l'Apennin pour se joindre à l'armée venant de Naples, et la renforcer, dans le cas où elle serait attaquée par Suwarow. Moreau, ne gardant que huit mille hommes au plus, vint avec son artillerie, sa cavalerie, et tout ce qui pouvait suivre les sentiers des montagnes, gagner l'une des routes charretières qui se trouvaient en arrière de Céva, et aboutissaient dans la rivière du Ponent. Il faisait un autre calcul, en se décidant à cette retraite excentrique, c'est qu'il attirerait à lui l'armée ennemie, la détournerait de poursuivre Victor et de se jeter sur Macdonald.
Victor se retira heureusement par Acqui, Spigno et Dego, et vint occuper les crêtes de l'Apennin. Moreau, de son côté, se retira avec une célérité extraordinaire sur Asti. La prise de Céva, qui fermait sa principale communication, le mettait dans un embarras extrême. Il achemina par le col de Fenestrelle la plus grande partie de ses parcs, ne garda que l'artillerie de campagne qui lui était indispensable, et résolut de s'ouvrir une route à travers l'Apennin, en la faisant construire par ses propres soldats. Après quatre jours d'efforts incroyables, la route fut rendue praticable à l'artillerie, et Moreau fut transporté dans la rivière de Gênes sans avoir rétrogradé jusqu'au col de Tende, ce qui l'eût trop éloigné des troupes de Victor détachées vers Gênes.
Suwarow, en apprenant la retraite de Moreau, se hâta de le faire poursuivre; mais il ne sut deviner ni prévenir ses savantes combinaisons. Ainsi, grâce à son sang-froid et à son adresse, Moreau avait ramené ses vingt mille hommes sans les laisser entamer une seule fois, en contenant au contraire les Russes partout où il les avait rencontrés. Il avait laissé une garnison de trois mille hommes dans Alexandrie, et il était avec dix-huit mille à peu près dans les environs de Gênes. Il était placé sur la crête de l'Apennin, attendant l'arrivée de Macdonald. Il avait porté la division Lapoype, le corps léger de Montrichard, et la division Victor, sur la Haute-Trebbia, pour les joindre à Macdonald. Lui se tenait aux environs de Novi, avec le reste de son corps d'armée. Son plan de jonction était profondément médité. Il pouvait attirer l'armée de Naples à lui par les bords de la Méditerranée, la réunir à Gênes, et déboucher avec elle de la Bochetta; ou bien la faire déboucher de la Toscane dans les plaines de Plaisance, et sur les bords du Pô. Le premier parti assurait la jonction, puisqu'elle se faisait à l'abri de l'Apennin, mais il fallait de nouveau franchir l'Apennin, et donner de front sur l'ennemi, pour enlever la plaine. En débouchant au contraire en avant de Plaisance, on était maître de la plaine jusqu'au Pô, on prenait son champ de bataille sur les bords même du Pô, et en cas de victoire on y jetait l'ennemi. Moreau voulait que Macdonald eût sa gauche toujours serrée aux montagnes, pour se lier avec Victor qui était à Bobbio. Quant à lui, il observait Suwarow, prêt à se jeter dans ses flancs dès qu'il voudrait marcher à la rencontre de Macdonald. Dans cette situation, la jonction paraissait aussi sûre que derrière l'Apennin, et se faisait sur un terrain bien préférable.
Dans ce moment, le directoire venait de réunir dans la Méditerranée des forces maritimes considérables. Bruix, le ministre de la marine, s'était mis à la tête de la flotte de Brest, avait débloqué la flotte espagnole, et croisait avec cinquante vaisseaux dans la Méditerranée, dans le but de la délivrer des Anglais, et d'y rétablir les communications avec l'armée d'Égypte. Cette jonction tant désirée était enfin opérée, et elle pouvait nous redonner la prépondérance dans les mers du Levant. Bruix dans ce moment était devant Gênes. Sa présence avait singulièrement remonté le moral de l'armée. On disait qu'il apportait des vivres, des munitions et des renforts. Il n'en était rien; mais Moreau profita de cette opinion, et fit effort pour l'accréditer. Il fit répandre le bruit que la flotte venait de débarquer vingt mille hommes, et des approvisionnemens considérables. Ce bruit encouragea l'armée, et diminua beaucoup la confiance de l'ennemi.
On était au milieu de prairial (premiers jours de juin). Un événement nouveau venait d'avoir lieu en Suisse. On a vu que Masséna avait occupé la ligne de la Limmat ou de Zurich, et que l'archiduc, débouchant en deux masses des deux extrémités du lac de Constance, était venu border cette ligne dans toute son étendue. Il résolut de l'attaquer entre Zurich et Bruk, c'est-à-dire entre le lac de Zurich, et l'Aar, tout le long de la Limmat. Masséna avait pris position, non pas sur la Limmat elle-même, mais sur une suite de hauteurs qui sont en avant de la Limmat, et qui couvrent à la fois la rivière et le lac. Il avait retranché ces hauteurs de la manière la plus redoutable, et les avait rendues presque inaccessibles. Quoique cette partie de notre ligne, entre Zurich et l'Aar, fût la plus forte, l'archiduc avait résolu de l'attaquer, parce qu'il eût été trop dangereux de faire un long détour pour venir tenter une attaque au-dessus du lac, le long de la Lint. Masséna pouvait profiter de ce moment pour accabler les corps laissés devant lui, et se procurer ainsi un avantage décisif.
L'attaque projetée s'exécuta le 4 juin (16 prairial). Elle eut lieu sur toute l'étendue de la Limmat, et fut repoussée partout victorieusement, malgré l'opiniâtre persévérance des Autrichiens. Le lendemain l'archiduc, pensant que de pareilles tentatives doivent se poursuivre, afin qu'il n'y ait pas de pertes inutiles, recommença l'attaque avec la même opiniâtreté. Masséna, réfléchissant qu'il pouvait être forcé, qu'alors sa retraite deviendrait difficile, que la ligne qu'il abandonnait était suivie immédiatement d'une plus forte, la chaîne de l'Albis, qui borde en arrière la Limmat et le lac de Zurich, résolut de se retirer volontairement. Il ne perdait à cette retraite que la ville de Zurich, qu'il regardait comme peu importante. La chaîne des monts de l'Albis, longeant le lac de Zurich, et la Limmat jusqu'à l'Aar présentant de plus un escarpement continu, était presque inattaquable. En l'occupant on ne faisait qu'une légère perte de terrain, car on ne reculait que de la largeur du lac et de la Limmat. En conséquence, et s'y retira volontairement et sans perte, il s'y établit d'une manière qui ôta à l'archiduc toute envie de l'attaquer.
Notre position était donc toujours à peu près la même en Suisse. L'Aar, la Limmat, le lac de Zurich, la Lint et la Reuss, jusqu'au Saint-Gothard, formaient notre ligne défensive contre les Autrichiens.
Du côté de l'Italie, Macdonald s'avançait enfin vers la Toscane. Il avait laissé garnison au fort Saint-Elme, à Capoue et à Gaëte, conformément à ses instructions. C'était compromettre inutilement des troupes qui n'étaient pas capables de soutenir le parti républicain, et qui laissaient un vide dans l'armée active. L'armée française, en se retirant, avait laissé la ville de Naples en proie à une réaction royale, qui égalait les plus épouvantables scènes de notre révolution. Macdonald avait rallié à Rome quelques milliers d'hommes de la division Garnier; il avait recueilli en Toscane la division Gauthier, et dans le Modénois le corps léger de Montrichard. Il avait formé ainsi un corps de vingt-huit mille hommes. Il était à Florence le 9 prairial (25 mai). Sa retraite s'était opérée avec beaucoup de rapidité, et un ordre remarquable. Il perdit malheureusement beaucoup de temps en Toscane, et ne déboucha au-delà de l'Apennin, dans les plaines de Plaisance, que vers la fin de prairial (milieu de juin).
S'il eût débouché plus tôt, il aurait surpris les coalisés dans un tel état de dispersion, qu'il aurait pu les accabler successivement, et les rejeter au-delà du Pô. Suwarow était à Turin, dont il venait de s'emparer, et où il avait trouvé des munitions immenses. Bellegarde observait les débouchés de Gênes; Kray assiégeait Mantoue, la citadelle de Milan et les places. Nulle part il n'y avait trente mille Autrichiens ou Russes réunis. Macdonald et Moreau, débouchant ensemble avec cinquante mille hommes auraient pu changer la destinée de la campagne. Mais Macdonald crut devoir employer quelques jours pour faire reposer son armée, et réorganiser les divisions qu'il avait successivement recueillies. Il perdit ainsi un temps précieux, et permit à Suwarow de réparer ses fautes. Le général russe, apprenant la marche de Macdonald, se hâta de quitter Turin, et de marcher avec vingt mille hommes de renfort, pour se placer entre les deux généraux français, et reprendre la position qu'il n'aurait jamais dû abandonner. Il ordonna au général Ott, qui était en observation sur la Trebbia, aux environs de Plaisance, de se retirer sur lui, s'il était attaqué; il prescrivit à Kray de lui faire passer de Mantoue toutes les troupes dont il pourrait disposer; il laissa à Bellegarde le soin d'observer Novi, d'où Moreau devait déboucher, et il se disposa à marcher lui-même dans les plaines de Plaisance, à la rencontre de Macdonald.
Ces dispositions sont les seules qui, pendant la durée de cette campagne, aient mérité à Suwarow l'approbation des militaires. Les deux généraux français occupaient toujours les positions que nous avons indiquées. Placés tous deux sur l'Apennin, ils devaient en descendre pour se réunir dans les plaines de Plaisance. Moreau devait déboucher de Novi, Macdonald de Pontremoli. Moreau avait fait passer à Macdonald la division Victor pour le renforcer. Il avait placé à Bobbio, au penchant des montagnes, le général Lapoype avec quelques bataillons, pour favoriser la jonction, et son projet était de saisir le moment où Suwarow marcherait de front contre Macdonald, pour donner dans son flanc. Mais il fallait pour cela que Macdonald se tînt toujours appuyé aux montagnes, et n'acceptât pas la bataille trop loin dans la plaine.
Macdonald s'ébranla vers la fin de prairial (milieu de juin). Le corps de Hohenzollern, placé aux environs de Modène, gardait le Bas-Pô. Il fut accablé par des forces supérieures, perdit quinze cents hommes, et faillit être enlevé tout entier. Ce premier succès encouragea Macdonald, et lui fit hâter sa marche. La division Victor, qui venait de le joindre, et de porter son armée à trente-deux mille hommes à peu près, forma son avant-garde. La division polonaise de Dombrowsky marchait à la gauche de la division Victor; la division Rusca les appuyait toutes deux. Quoique le gros de l'armée, formé par les divisions Montrichard, Olivier et Watrin, fût encore en arrière, Macdonald, alléché par le succès qu'il venait d'obtenir sur Hohenzollern, voulut accabler Ott, qui était en observation sur le Tidone, et ordonna à Victor, Dombrowsky et Rusca, de marcher contre lui à l'instant même.
Trois torrens, coulant parallèlement de l'Apennin dans le Pô, formaient le champ de bataille: c'étaient la Nura, la Trebbia et le Tidone. Le gros de l'armée française était encore sur la Nura; les divisions Victor, Dombrowsky et Rusca s'avançaient sur la Trebbia, et avaient l'ordre de la franchir pour se porter sur le Tidone, afin d'accabler Ott, que Macdonald croyait sans appui. Elles marchèrent le 29 prairial (17 juin). Elles repoussèrent d'abord l'avant-garde du général Ott des bords du Tidone, et l'obligèrent à prendre une position en arrière vers le village de Sermet. Ott allait être accablé, mais dans ce moment Suwarow arrivait à son secours, avec toutes ses forces. Il opposa le général Bagration à Victor qui marchait le long du Pô; il reporta Ott au centre sur Dombrowsky, et dirigea Mélas à droite sur la division Rusca. Bagration ne fut pas d'abord heureux contre Victor, et fut forcé de rétrograder; mais au centre, Suwarow fit charger la division Dombrowsky par l'infanterie russe, jeta dans son flanc deux régimens de cavalerie, et la rompit. Dès cet instant, Victor, qui s'était avancé sur le Pô, se trouva débordé et compromis. Bagration, renforcé par les grenadiers, reprit l'offensive. La cavalerie russe, qui avait rompu les Polonais au centre, et qui avait ainsi débordé Victor, le chargea en flanc, et l'obligea à se retirer. Rusca, à droite, fut alors obligé de céder le terrain à Mélas. Nos trois divisions repassèrent le Tidone, et rétrogradèrent sur la Trebbia.
Cette première journée, où un tiers de l'armée au plus s'était trouvé engagé contre toute l'armée ennemie, n'avait pas été heureuse. Macdonald, ignorant l'arrivée de Suwarow, s'était trop hâté. Il résolut de s'établir derrière la Trebbia, d'y réunir toutes ses divisions, et de venger l'échec qu'il venait d'essuyer. Malheureusement, les divisions Olivier, Montrichard et Watrin étaient encore en arrière sur la Nura, et il résolut d'attendre le surlendemain, c'est-à-dire le 1er messidor (19 juin), pour livrer bataille.
Mais Suwarow ne lui laissa pas le temps de réunir ses forces, et il se disposa à attaquer dès le lendemain même, c'est-à-dire le 30 prairial (18 juin). Les deux armées allaient se joindre le long de la Trebbia, appuyant leurs ailes au Pô et à l'Apennin. Suwarow, jugeant sagement que le point essentiel était dans les montagnes, par où les deux armées françaises pourraient communiquer, porta de ce côté sa meilleure infanterie et sa meilleure cavalerie. Il dirigea la division Bagration, qui d'abord était à sa gauche le long du Pô, vers sa droite contre les montagnes. Il les plaça avec la division Schweikofsky sous les ordres de Rosemberg, et leur ordonna à toutes deux de passer la Trebbia vers Rivalta, dans la partie supérieure de son cours, afin de détacher les Français des montagnes. Les divisions Dombrowsky, Rusca et Victor, étaient placées vers ce point, à la gauche de la ligne des Français. Les divisions Olivier et Montrichard devaient venir se placer au centre, le long de la Trebbia. La division Watrin devait venir occuper la droite, vers le Pô et Plaisance.
Dès le matin du 29 prairial (17 juin), les avant-gardes russes attaquèrent les avant-gardes françaises, qui étaient au-delà de la Trebbia, à Casaliggio et Grignano, et les repoussèrent; Macdonald, qui ne s'attendait pas à être attaqué, s'occupait à faire arriver en ligne ses divisions du centre. Victor, qui commandait à notre gauche, porta aussitôt toute l'infanterie française au-delà de la Trebbia, et mit un moment Suwarow en péril. Mais Rosemberg, arrivant avec la division Schweikofsky, rétablit l'avantage, et, après un combat furieux, dans lequel les pertes furent énormes des deux parts, obligea les Français à se retirer derrière la Trebbia. Pendant ce temps, les divisions Olivier, Montrichard, arrivaient au centre, la division Watrin à droite, et une canonnade s'établissait sur toute la ligne. Après avoir échangé quelques boulets, on s'arrêta de part et d'autre sur les bords de la Trebbia qui sépara les deux armées.
Telle fut la seconde journée. Elle avait consisté en un combat vers notre gauche, combat terrible, mais sans résultat. Macdonald, disposant désormais de tout son monde, voulait rendre décisive la troisième journée. Son plan consistait à franchir la Trebbia sur tous les points, et à déborder les deux ailes de l'ennemi. Pour cela, la division Dombrowsky devait remonter la rivière jusqu'à Rivalta, et la passer au-dessus des Russes. La division Watrin devait la franchir presque à son embouchure dans le Pô, et gagner l'extrême gauche de Suwarow. Il comptait en même temps que Moreau, dont il attendait la coopération depuis deux jours, entrerait en action ce jour-là au plus tard. Tel fut le plan pour la journée du 1er messidor (19 juin). Mais une horrible échauffourée eut lieu pendant la nuit. Un détachement français ayant traversé le lit de la Trebbia pour prendre position, les Russes se crurent attaqués et coururent aux armes. Les Français y coururent de leur côté. Les deux armées se mêlèrent et se livrèrent un combat de nuit, où des deux côtés on s'égorgeait, sans distinguer amis ni ennemis. Après un carnage inutile, les généraux parvinrent enfin à ramener leurs soldats au bivouac. Le lendemain les deux armées étaient tellement fatiguées par trois jours de combats et par le désordre de la nuit, qu'elles n'entrèrent en action que vers les dix heures du matin.
La bataille commença à notre gauche, sur la Haute Trebbia. Dombrowsky franchit la Trebbia à Rivalta, malgré les Russes. Suwarow y détacha le prince Bagration. Ce mouvement laissa à découvert les flancs de Rosemberg. Sur-le-champ Victor et Rusca en profitèrent pour se jeter sur lui en passant la Trebbia. Ils s'avancèrent avec succès et enveloppèrent de toutes parts la division Schweikofsky, où se trouvait Suwarow. Ils la mirent dans le plus grand danger; mais elle fit front de tous côtés et se défendit vaillamment. Bagration, apercevant le péril, se rabattit promptement sur le point menacé, et obligea Victor et Rusca à lâcher prise. Si Dombrowsky, saisissant le moment, se fût de son côté rabattu sur Bagration, l'avantage nous serait resté sur ce point, qui était le plus important, puisqu'il touchait aux montagnes. Malheureusement il resta inactif, et Victor et Rusca furent obligés de se replier sur la Trebbia. Au centre, Montrichard avait passé la Trebbia vers Grignano; Olivier l'avait franchie vers San-Nicolo. Montrichard marchait sur le corps de Forster, lorsque les réserves autrichiennes, que Suwarow avait demandées à Mélas, et qui défilaient sur le derrière du champ de bataille, donnèrent inopinément dans les flancs de sa division. Elle fut surprise, et la 5e légère, qui avait fait des prodiges en cent batailles, s'enfuit en désordre. Montrichard se vit obligé de repasser la Trebbia. Olivier, qui s'était avancé avec succès vers San-Nicolo, et avait vigoureusement repoussé Ott et Mélas, se trouva découvert par la retraite de Montrichard. Mélas alors, donnant contre-ordre aux réserves autrichiennes, dont la présence avait jeté le trouble dans la division Montrichard, les dirigea sur la division Olivier, qui fut forcée à son tour de repasser la Trebbia. Pendant ce temps la division Watrin, portée inutilement à l'extrême droite, où elle n'avait rien à faire, s'avançait le long du Pô, sans être d'aucun secours à l'armée. Elle fut même obligée de repasser la Trebbia, pour suivre le mouvement général de retraite. Suwarow, craignant toujours de voir Moreau déboucher sur ses derrières, fit de grands efforts le reste de la journée pour passer la Trebbia, mais il ne put y réussir. Les Français lui opposèrent sur toute la ligne une fermeté invincible, et ce torrent, témoin d'une lutte si acharnée, sépara encore pour la troisième fois les deux armées ennemies.
Tel fut le troisième acte de cette sanglante bataille. Les deux armées étaient désorganisées. Elles avaient perdu environ douze mille hommes chacune. La plupart des généraux étaient blessés. Des régimens entiers étaient détruits. Mais la situation était bien différente. Suwarow recevait tous les jours des renforts, et n'avait qu'à gagner au prolongement de la lutte. Macdonald, au contraire, avait épuisé toutes ses ressources, et pouvait, en s'obstinant à se battre, être jeté en désordre dans la Toscane. Il songea donc à se retirer sur la Nura, pour regagner Gênes par derrière l'Apennin. Il quitta la Trebbia le 2 messidor (20 juin) au matin. Une dépêche, dans laquelle il peignit à Moreau sa situation désespérée, étant tombée dans les mains de Suwarow, celui-ci fut rempli de joie, et se hâta de le poursuivre à outrance. Cependant la retraite se fit avec assez d'ordre sur les bords de la Nura. Malheureusement, la division Victor, qui soutenait depuis quatre jours des combats continuels, fut enfin rompue, et perdit beaucoup de prisonniers. Macdonald eut cependant le temps de recueillir son armée au-delà de l'Apennin, après une perte de quatorze ou quinze mille hommes, en tués, blessés ou prisonniers.
Très heureusement, Suwarow, entendant le canon de Moreau sur ses derrières, se laissa détourner de la poursuite de Macdonald. Moreau, que des obstacles insurmontables avaient empêché de se mettre en mouvement avant le 30 prairial (18 juin), venait enfin de déboucher de Novi, de se jeter sur Bellegarde, de le mettre en déroute, et de lui prendre près de trois mille prisonniers. Mais cet avantage tardif était inutile, et n'eut d'autre résultat que de rappeler Suwarow, et de l'empêcher de s'acharner sur Macdonald.
Cette jonction, de laquelle on attendait de si grands résultats, avait donc amené une sanglante défaite; elle fit naître entre les deux généraux français des contestations qui n'ont jamais été bien éclaircies. Les militaires reprochèrent à Macdonald d'avoir trop séjourné en Toscane, d'avoir fait marcher ses divisions trop loin les unes des autres, de manière que les divisions Victor, Rusca et Dombrowsky furent battues deux jours de suite, avant que les divisions Montrichard, Olivier et Watrin fussent en ligne; d'avoir cherché, le jour de la bataille, à déborder les deux ailes de l'ennemi, au lieu de diriger son principal effort à sa gauche vers la Haute-Trebbia; de s'être tenu trop éloigné des montagnes, de manière à ne pas permettre à Lapoype, qui était à Bobbio, de venir à son secours; enfin de s'être, par-dessus tout, beaucoup trop hâté de livrer bataille, comme s'il eût voulu avoir seul l'honneur de la victoire. Les militaires, en approuvant le plan savamment combiné par Moreau, ne lui ont reproché qu'une chose, c'est de n'avoir pas mis de côté tout ménagement pour un ancien camarade, de n'avoir pas pris le commandement direct des deux armées, et surtout de n'avoir pas commandé en personne à la Trebbia. Quoi qu'il en soit de la justesse de ces reproches, il est certain que le plan de Moreau, exécuté comme il avait été conçu, aurait sauvé l'Italie. Elle fut entièrement perdue par la bataille de la Trebbia. Heureusement, Moreau était encore là pour recueillir nos débris et empêcher Suwarow de profiter de son immense supériorité. La campagne n'était ouverte que depuis trois mois, et, excepté en Suisse, nous n'avions eu partout que des revers. La bataille de Stokach nous avait fait perdre l'Allemagne; les batailles de Magnano et de la Trebbia nous enlevaient l'Italie. Masséna seul, ferme comme un roc, occupait encore la Suisse, le long de la chaîne de l'Albis. Il ne faut pas oublier cependant, au milieu de ces cruels revers, que le courage de nos soldats avait été inébranlable et aussi brillant qu'aux plus beaux jours de nos victoires; que Moreau avait été à la fois grand citoyen et grand capitaine, et avait empêché que Suwarow ne détruisît d'un seul coup nos armées d'Italie.
Ces derniers malheurs fournirent de nouvelles armes aux ennemis du directoire, et provoquèrent contre lui un redoublement d'invectives. La crainte d'une invasion commençait à s'emparer des esprits. Les départemens du Midi et des Alpes, exposés les premiers au débordement des Austro-Russes, étaient dans une extrême fermentation. Les villes de Chambéry, de Grenoble et d'Orange, envoyèrent au corps législatif des adresses qui firent la plus vive sensation. Ces adresses renfermaient les reproches injustes qui circulaient depuis deux mois dans toutes les bouches; elles revenaient sur le pillage des pays conquis, sur les dilapidations des compagnies, sur le dénûment des armées, sur le ministère de Schérer, sur son généralat, sur l'injustice faite à Moreau, sur l'arrestation de Championnet, etc. «Pourquoi, disaient-elles, les conscrits fidèles se sont-ils vus forcés de rentrer dans leurs foyers, par le dénûment où on les laissait? Pourquoi toutes les dilapidations sont-elles restées impunies? Pourquoi l'inepte Schérer, signalé comme un traître par Hoche, est-il resté si longtemps au ministère de la guerre? Pourquoi a-t-il pu consommer, comme général, les maux qu'il avait préparés comme ministre? Pourquoi des noms chers à la victoire sont-ils remplacés par des noms inconnus? Pourquoi le vainqueur de Rome et de Naples est-il en accusation?......»
On a déjà pu apprécier la valeur de ces reproches. Les adresses qui les contenaient obtinrent l'honneur de l'impression, la mention honorable, et le renvoi au directoire. Cette manière de les accueillir prouvait assez les dispositions des deux conseils. Elles ne pouvaient être plus mauvaises. L'opposition constitutionnelle s'était réunie à l'opposition patriote. L'une composée d'ambitieux qui voulaient un gouvernement nouveau, et d'importans qui se plaignaient que leurs avis et leurs recommandations n'eussent pas été assez bien accueillis; l'autre formée de patriotes exclus par les scissions du corps législatif, ou réduits au silence par la loi du 19 fructidor; elles voulaient également la ruine du gouvernement existant. Ils disaient que le directoire avait à la fois mal administré et mal défendu la France; qu'il avait violé la liberté des opinions, opprimé la liberté de la presse et des sociétés populaires. Ils le déclaraient à la fois faible et violent; ils allaient même jusqu'à revenir sur le 18 fructidor, et à dire que, n'ayant pas respecté les lois dans cette journée, il ne pouvait plus les invoquer en sa faveur.
La nomination de Sièyes au directoire avait été l'un des premiers motifs de ces dispositions. Appeler au directoire un homme qui n'avait cessé de regarder comme mauvaise la constitution directoriale, qui déjà, par cette raison, avait refusé d'être directeur, c'était annoncer en quelque sorte qu'on voulait une révolution. L'acceptation de Sièyes, dont on doutait à cause de ses refus antérieurs, ne fit que confirmer ces conjectures.
Les mécontens de toute espèce, qui voulaient un changement, se groupèrent autour de Sièyes. Sièyes n'était point un chef de parti habile; il n'en avait ni le caractère à la fois souple et audacieux, ni même l'ambition; mais il ralliait beaucoup de monde par sa renommée. On savait qu'il trouvait tout mauvais dans la constitution et le gouvernement, et on se pressait autour de lui, comme pour l'inviter à tout changer. Barras, qui avait su se faire pardonner son ancienne présence au directoire par ses liaisons et ses intrigues avec tous les partis, s'était rapproché de Sièyes, et était parvenu à se rattacher à lui, en livrant lâchement ses collègues. C'est autour de ces deux directeurs que se ralliaient tous les ennemis du directoire. Ce parti avait songé à se donner l'appui d'un jeune général qui eût de la réputation, et qui passât, comme beaucoup d'autres, pour une victime du gouvernement. La position de Joubert, sur lequel on fondait de grandes espérances, et qui était sans emploi depuis sa démission, avait fixé le choix sur lui. Il allait s'allier à M. de Sémonville, en épousant une demoiselle de Monthelon. On l'avait rapproché de Sièyes; on le fit nommer général de la 17e division militaire, celle de Paris, et on s'efforça d'en faire le chef de la nouvelle coalition.
On ne songeait point encore à faire des changemens; on voulait d'abord s'emparer du gouvernement, sauver ensuite la France d'une invasion, et on ajournait les projets constitutionnels à une époque où tous les périls seraient passés. La première chose à obtenir était l'éloignement des membres de l'ancien directoire. Sièyes n'y était que depuis une quinzaine; il y était entré le 1er prairial, en remplacement de Rewbell. Barras s'était sauvé de l'orage comme on a vu. Toute la haine se déchargeait contre Larévellière, Merlin et Treilhard, tous trois fort innocens de ce qu'on reprochait au gouvernement.
Ils avaient la majorité, puisqu'ils étaient trois, mais on voulait leur rendre impossible l'exercice de l'autorité. Ils avaient résolu d'avoir les plus grands égards pour Sièyes, de lui pardonner même son humeur, afin de ne pas ajouter aux difficultés de la position, celles que des divisions personnelles pourraient encore faire naître. Mais Sièyes était intraitable; il trouvait tout mauvais, et il était en cela de très bonne foi; mais il s'exprimait de manière à prouver qu'il ne voulait pas s'entendre avec ses collègues pour porter remède au mal. Un peu infatué de ce qu'il avait vu dans le pays d'où il venait, il ne cessait de leur dire: «Ce n'est pas ainsi qu'on fait en Prusse.—Enseignez-nous donc, lui répondaient ses collègues, comment on fait en Prusse; éclairez-nous de vos avis, et aidez-nous à faire le bien.—Vous ne m'entendriez pas, répliquait Sièyes; il est inutile que je vous parle; faites comme vous avez coutume de faire.»
Tandis que, dans le sein du directoire, l'incompatibilité se déclarait entre la minorité et la majorité, les attaques les plus vives se succédaient au dehors de la part des conseils. Il y avait déjà querelle ouverte sur les finances. La détresse, comme on l'a dit, provenait de deux causes, la lenteur des rentrées et le déficit dans les produits supposés. Sur 400 millions déjà ordonnancés pour dépenses consommées, 210 millions étaient à peine rentrés. Le déficit dans l'évaluation des produits s'élevait, suivant Ramel, à 67 et même à 75 millions. Comme on lui contestait toujours la quotité du déficit, il donna un démenti formel au député Génissieux dans le Moniteur, et prouva ce qu'il avançait. Mais que sert de prouver dans certains momens? On n'en accabla pas moins le ministre et le gouvernement d'invectives; on ne cessa pas de répéter qu'ils ruinaient l'état, et demandaient sans cesse de nouveaux fonds pour fournir à de nouvelles dilapidations. Cependant, la force de l'évidence obligea à accorder un supplément de produits. L'impôt sur le sel avait été refusé; pour y suppléer, on ajouta un décime par franc sur toutes les contributions, et on doubla encore celle des portes et fenêtres. Mais c'était peu que de décréter des impôts, il fallait assurer leur rentrée par différentes lois, relatives à leur assiette et à leur perception. Ces lois n'étaient pas rendues. Le ministre pressait leur mise en discussion; on ajournait sans cesse, et on répondait à ses instances en criant à la trahison, au vol, etc.
Outre la querelle sur les finances, on en avait ouvert une autre. Déjà il s'était élevé des réclamations sur certains articles de la loi du 19 fructidor qui permettaient au directoire de fermer les clubs et de supprimer les journaux sur un simple arrêté. Un projet de loi avait été ordonné sur la presse et les sociétés populaires, afin de modifier la loi du 19 fructidor, et d'enlever au directoire le pouvoir arbitraire dont il était revêtu. On s'élevait beaucoup aussi contre la faculté que cette loi donnait au directoire de déporter à sa volonté les prêtres suspects, et de rayer les émigrés de la liste. Les patriotes, eux-mêmes semblaient vouloir lui enlever cette dictature, funeste seulement à leurs adversaires. On commença par la discussion sur la presse et les sociétés populaires. Le projet mis en avant était l'ouvrage de Berlier. La discussion s'ouvrit dans les derniers jours de prairial (au milieu de juin). Les partisans du directoire, parmi lesquels se distinguaient Chénier, Bailleul, Creuzé-Latouche, Lecointe-Puyraveau, soutenaient que cette dictature accordée au directoire par la loi du 19 fructidor, bien que redoutable en temps ordinaire, était de la plus indispensable nécessité dans la circonstance actuelle. Ce n'était pas, disaient-ils, dans un moment de péril extrême qu'il fallait diminuer les forces du gouvernement. La dictature qu'on lui avait donnée le lendemain du 18 fructidor lui était devenue nécessaire, non plus contre la faction royaliste, mais contre la faction anarchique, non moins redoutable que la première, et secrètement alliée avec elle. Les disciples de Baboeuf, ajoutaient-ils, reparaissaient de toutes, parts, et menaçaient la république d'un nouveau débordement.
Les patriotes, qui fourmillaient dans les cinq-cents, répondaient avec leur véhémence accoutumée aux discours des partisans du directoire. Il fallait, disaient-ils, donner une commotion à la France, et lui rendre l'énergie de 1793, que le directoire avait entièrement étouffée en faisant peser sur elle un joug accablant. Tout patriotisme allait s'éteindre si on n'ouvrait pas les clubs, et si on ne rendait pas la parole aux feuilles patriotiques. «Vainement, ajoutaient-ils, on accuse les patriotes, vainement on feint de redouter un débordement de leur part. Qu'ont-ils fait ces patriotes tant accusés? Depuis trois ans ils sont égorgés, proscrits, sans patrie, dans la république qu'ils ont contribué puissamment à fonder et qu'ils ont défendue. Quels crimes avez-vous à leur reprocher? ont-ils réagi contre les réacteurs? Non. Ils sont exagérés, turbulens; soit. Mais sont-ce là des crimes? Ils parlent, ils crient même, si l'on veut; mais ils n'assassinent pas, et tous les jours ils sont assassinés...» Tel était le langage de Briot (du Doubs), du Corse Aréna, et d'une foule d'autres.
Les membres de l'opposition constitutionnelle s'exprimaient autrement. Ils étaient naturellement modérés. Ils avaient le ton mesuré, mais amer et dogmatique. Il fallait, suivant eux, revenir aux principes trop méconnus, et rendre la liberté à la presse et aux sociétés populaires. Les dangers de fructidor avaient bien pu valoir une dictature momentanée au directoire, mais cette dictature donnée de confiance, comment en avait-il usé? Il n'y avait qu'à interroger les partis, disait Boulay (de la Meurthe). Quoique ayant tous des vues différentes, royalistes, patriotes, constitutionnels, étaient d'accord pour déclarer que le directoire avait mal usé de sa toute-puissance. Un même accord, chez des hommes si opposés de sentimens et de vues, ne pouvait pas laisser de doute, et le directoire était condamné.
Ainsi les patriotes irrités se plaignaient d'oppression; les constitutionnels, pleins de prétentions, se plaignaient du mal-gouverné. Tous se réunirent, et firent abroger les articles de la loi du 19 fructidor relatifs aux journaux et aux sociétés populaires. C'était là une victoire importante, qui allait amener un déchaînement d'écrits périodiques et le ralliement de tous les jacobins.
L'agitation allait croissante vers les derniers jours de prairial. Les bruits les plus sinistres couraient de toutes parts. La nouvelle coalition résolut d'employer les tracasseries ordinaires que les oppositions emploient dans les gouvernemens représentatifs pour obliger un ministère à se retirer. Questions embarrassantes et réitérées, menaces d'accusation, on mit tout en usage. Ces moyens sont si naturels, que, sans la pratique du gouvernement représentatif, l'instinct seul des partis les découvre sur-le-champ.
Les commissions des dépenses, des fonds et de la guerre, établies dans les cinq-cents pour s'occuper de ces divers objets, se réunirent, et projetèrent un message au directoire. Boulay (de la Meurthe) fut chargé du rapport, et le présenta le 15 prairial. Sur sa proposition, le conseil des cinq-cents adressa au directoire un message par lequel il demandait à être instruit des causes des dangers intérieurs et extérieurs qui menaçaient la république, et des moyens qui existaient pour y pourvoir. Les demandes de cette nature n'ont guère d'autre effet que d'arracher des aveux de détresse, et de compromettre davantage le gouvernement auquel on les arrache. Un gouvernement, nous le répétons, doit réussir: l'obliger à convenir qu'il n'a pas réussi, c'est l'obliger au plus funeste de tous les aveux. A ce message furent jointes une foule de motions d'ordre, qui toutes avaient un objet analogue. Elles étaient relatives au droit de former des sociétés populaires, à la liberté individuelle, à la responsabilité des ministres, à la publicité des comptes, etc.
Le directoire, en recevant le message en question, résolut d'y faire une réponse détaillée, dans laquelle il tracerait le tableau de tous les événemens, et exposerait les moyens qu'il avait employés, et ceux qu'il se proposait d'employer encore, pour retirer la France de la crise où elle se trouvait. Une réponse de cette nature exigeait le concours de tous les ministres, pour que chacun d'eux pût fournir son rapport. Il fallait au moins plusieurs jours pour le rédiger; mais ce n'est pas ce qui convenait aux meneurs des conseils. Ils ne voulaient pas un état exact et fidèle de la France, mais des aveux prompts et embarrassés. Aussi, après avoir attendu quelques jours, les trois commissions qui avaient proposé le message firent aux cinq-cents une proposition nouvelle, par l'organe du député Poulain-Grand-Pré. C'était le 28 prairial (16 juin). Le rapporteur proposa aux cinq-cents de se déclarer en permanence jusqu'à ce que le directoire eût répondu au message du 15. La proposition fut adoptée. C'était jeter le cri d'alarme, et annoncer un prochain événement. Les cinq-cents firent part aux anciens de leur détermination, en les engageant à suivre leur exemple. L'exemple en effet fut imité, et les anciens siégèrent aussi en permanence. Les trois commissions des dépenses, des fonds, de la guerre, étant trop nombreuses, furent changées en une seule commission, composée de onze membres, et chargée de présenter les mesures exigées par les circonstances.
Le directoire répondit, de son côté, qu'il allait se constituer en séance permanente, pour hâter le rapport qu'on lui demandait. On conçoit quelle agitation devait résulter d'une pareille détermination. On faisait, comme d'usage, courir les bruits les plus sinistres: les adversaires du directoire disaient qu'il méditait un nouveau coup d'état, et qu'il voulait dissoudre les conseils. Ses partisans répandaient au contraire qu'il y avait une coalition formée entre tous les partis pour renverser violemment la constitution. Rien de pareil n'était médité de part ni d'autre. La coalition des deux oppositions voulait seulement la démission des trois anciens directeurs. On imagina un premier moyen pour l'amener. La constitution voulait que le directeur entrant en fonctions eût quitté la législature depuis un an révolu. On s'aperçut que Treilhard, qui depuis treize mois siégeait au directoire, était sorti de la législature le 30 floréal an V, et qu'il avait été nommé au directoire, le 26 floréal an VI. Il manquait donc quatre jours au délai prescrit. Ce n'était là qu'une chicane, car cette irrégularité était couverte par le silence gardé pendant deux sessions, et d'ailleurs Sièyes lui-même était dans le même cas. Sur-le-champ la commission des onze proposa d'annuler la nomination de Treilhard. Cette annulation eut lieu le jour même du 28 et fut signifiée au directoire.
Treilhard était rude et brusque, mais n'avait pas une fermeté égale à la dureté de ses manières. Il était disposé à céder. Larévellière était dans une tout autre disposition d'esprit. Cet homme honnête et désintéressé, auquel ses fonctions étaient à charge, qui ne les avait acceptées que par devoir, et qui faisait des voeux tous les ans pour que le sort le rendît à la retraite, ne voulait plus abandonner ses fonctions depuis que les factions coalisées paraissaient l'exiger. Il se figurait qu'on ne voulait expulser les anciens directeurs que pour abolir la constitution de l'an III; que Sièyes, Barras et la famille Bonaparte, concouraient au même but dans des vues différentes, mais toutes également funestes à la république. Dans cette persuasion, il ne voulait pas que les anciens directeurs abandonnassent leur poste. En conséquence, il courut chez Treilhard, et l'engagea à résister. «Avec Merlin et moi, lui dit-il, vous formerez la majorité, et nous nous refuserons à l'exécution de cette détermination du corps législatif, comme illégale, séditieuse, et arrachée par une faction.» Treilhard n'osa pas suivre cet avis, et envoya sur-le-champ sa démission aux cinq-cents.
Larévellière, voyant la majorité perdue, n'en persista pas moins à refuser sa démission, si on la lui demandait. Les meneurs des cinq-cents résolurent de donner tout de suite un successeur à Treilhard. Sièyes aurait voulu faire nommer un homme à sa dévotion; mais son influence fut nulle dans cette occasion. On nomma un ancien avocat de Rennes, président actuel du tribunal de cassation, et connu pour appartenir plutôt à l'opposition patriote qu'à l'opposition constitutionnelle. C'était Gohier, citoyen probe et dévoué à la république, mais peu capable, étranger à la connaissance des hommes et des affaires. Il fut nommé le 29 prairial, et dut être installé le lendemain même.
Ce n'était pas assez d'avoir exclu Treilhard, on voulait arracher du directoire Larévellière et Merlin. Les patriotes surtout étaient furieux contre Larévellière; ils se souvenaient que quoique régicide, il n'avait jamais été montagnard, qu'il avait lutté souvent contre leur parti depuis le 9 thermidor, et que l'année précédente il avait encouragé le système des scissions. En conséquence, ils menacèrent de le mettre en accusation, lui et Merlin, s'ils ne donnaient pas tous deux leur démission. Sièyes fut chargé de faire une première ouverture, pour les engager à céder volontairement à l'orage.
Le 29 au soir, jour de la sortie de Treilhard, Sièyes proposa une réunion particulière des quatre directeurs chez Merlin. On s'y rendit. Barras, comme si on se fût trouvé en danger, y vint avec le sabre au côté, et n'ouvrit point la bouche. Sièyes prit la parole avec embarras, fit une longue digression sur les fautes du gouvernement, et balbutia longtemps avant d'en venir au véritable objet de la réunion. Enfin Larévellière le somma de s'expliquer clairement. «Vos amis, répondit Sièyes, et ceux de Merlin vous engagent tous deux à donner votre démission.» Larévellière demanda quels étaient ces amis. Sièyes n'en put nommer aucun qui méritât quelque confiance. Larévellière lui parla alors avec le ton d'un homme indigné de voir le directoire trahi par ses membres, et livré par eux aux complots des factieux. Il prouva que jusqu'ici sa conduite et celle de ses collègues avaient été irréprochables, que les torts qu'on leur imputait n'étaient qu'un tissu de calomnies, puis il attaqua directement Sièyes sur ses projets secrets, et le jeta dans le plus grand embarras par ses véhémentes apostrophes. Barras, pendant tout ce temps, garda le plus morne silence. Sa position était difficile, car seul il avait mérité tous les reproches dont on accablait ses collègues. Leur demander leur démission pour des torts qu'ils n'avaient pas, et qui n'étaient qu'à lui seul, eût été trop embarrassant. Il se tut donc. On se sépara sans avoir rien obtenu. Merlin, qui n'osait pas prendre un parti, avait déclaré qu'il suivrait l'exemple de Larévellière.
Barras imagina d'employer un intermédiaire pour obtenir la démission de ses deux collègues. Il se servit d'un ancien girondin, Bergoeng, que le goût des plaisirs avait attiré dans sa société. Il le chargea d'aller voir Larévellière pour le décider à se démettre. Bergoeng vint dans la nuit du 20 au 30, invoqua auprès de Larévellière l'ancienne amitié qui les liait, et employa tous les moyens pour l'ébranler. Il lui assura que Barras l'aimait, l'honorait, et regardait son éloignement comme injuste, mais qu'il le conjurait de céder, pour n'être pas exposé à une tempête. Larévellière demeura inébranlable. Il répondit que Barras était dupe de Sièyes, Sièyes de Barras, et que tous deux seraient dupés par les Bonaparte; qu'on voulait la ruine de la république, mais qu'il résisterait jusqu'à son dernier soupir.
Le lendemain 30, Gohier devait être installé. Les quatre directeurs étaient réunis; tous les ministres étaient présens. A peine l'installation fut-elle achevée, et les discours du président et du nouveau directeur prononcés, qu'on revint à l'objet de la veille. Barras demanda à parler en particulier à Larévellière; ils passèrent tous deux dans une salle voisine. Barras renouvela auprès de son collègue les mêmes instances, les mêmes caresses, et le trouva aussi obstiné. Il rentra, assez embarrassé de n'avoir rien obtenu, et craignant toujours la discussion des actes de l'ancien directoire, qui ne pouvait pas être à son avantage. Alors il prit la parole avec violence, et n'osant pas attaquer Larévellière, il se déchaîna contre Merlin qu'il détestait, fit de lui la peinture la plus ridicule et la plus fausse, et le représenta comme une espèce de fier-à-bras, méditant, avec une réunion de coupe-jarrets, un coup d'état contre ses collègues et les conseils. Larévellière, venant au secours de Merlin, prit aussitôt la parole, et démontra l'absurdité de pareilles imputations. Rien dans le jurisconsulte Merlin, en effet, ne ressemblait à ce portrait. Larévellière retraça alors l'historique de toute l'administration du directoire, et le fit avec détail pour éclairer les ministres et le directeur entrant. Barras était dans une perplexité cruelle; il se leva enfin, en disant: «Eh bien! c'en est fait, les sabres sont tirés.—Misérable, lui répondit Larévellière avec fermeté, que parles-tu de sabres? Il n'y a ici que des couteaux, et ils sont dirigés contre des hommes irréprochables, que vous voulez égorger, ne pouvant les entraîner à une faiblesse.»
Gohier voulut alors servir de conciliateur, mais ne put y réussir. Dans ce moment, plusieurs membres des cinq-cents et des anciens s'étant réunis, vinrent prier les deux directeurs de céder, en promettant qu'il ne serait point dirigé contre eux d'acte d'accusation. Larévellière leur répondit avec fierté qu'il n'attendait point de grâce, qu'on pouvait l'accuser, et qu'il répondrait. Les députés qui s'étaient chargés de cette mission retournèrent aux deux conseils, et y causèrent un nouveau soulèvement en rapportant ce qui s'était passé. Boulay (de la Meurthe) dénonça Larévellière, avoua sa probité, mais lui prêta mal à propos des projets de religion nouvelle, et accusa beaucoup son entêtement, qui allait, dit-il, perdre la république. Les patriotes se déchaînèrent avec plus de violence que jamais, et dirent que puisqu'ils s'obstinaient, il ne fallait faire aucune grâce aux directeurs.
L'agitation était au comble, et la lutte se trouvant engagée, on ne savait plus jusqu'où elle pourrait être poussée. Beaucoup d'hommes modérés des deux conseils se réunirent, et dirent que, pour éviter des malheurs, il fallait aller conjurer Larévellière de céder à l'orage. Ils se rendirent auprès de lui dans la nuit du 30, et le supplièrent, au nom des dangers que courait la république, de donner sa démission. Ils lui dirent qu'ils étaient exposés tous aux plus grands périls, et que s'il s'obstinait à résister, ils ne savaient pas jusqu'où pourrait aller la fureur des partis. «Mais ne voyez-vous pas, leur répondit Larévellière, les dangers plus grands que court la république? Ne voyez-vous pas que ce n'est pas à nous qu'on en veut, mais à la constitution; qu'en cédant aujourd'hui, il faudra céder demain, et toujours, et que la république sera perdue par notre faiblesse? Mes fonctions, ajouta-t-il, me sont à charge; si je m'obstine à les garder aujourd'hui, c'est parce que je crois devoir opposer une barrière insurmontable aux complots des factions. Cependant, si vous croyez tous que ma résistance vous expose à des périls, je vais me rendre; mais je vous le déclare, la république est perdue. Un seul homme ne peut pas la sauver; je cède donc, puisque je reste seul, et je vous remets ma démission.»
Il la donna dans la nuit. Il écrivit une lettre simple et digne pour exprimer ses motifs. Merlin lui demanda à la copier, et les deux démissions furent envoyées en même temps. Ainsi fut dissous l'ancien directoire. Toutes les factions qu'il avait essayé de réduire s'étaient réunies pour l'abattre, et avaient mis leurs ressentimens en commun. Il n'était coupable que d'un seul tort, celui d'être plus faible qu'elles; tort immense, il est vrai, et qui justifie la chute d'un gouvernement.
Malgré le déchaînement général, Larévellière emporta l'estime de tous les citoyens éclairés. Il ne voulut pas, en quittant le directoire, recevoir les cent mille francs que ses collègues étaient convenus de donner au membre sortant; il ne reçut pas même la part à laquelle il avait droit sur les retenues faites à leurs appointemens; il n'emporta pas la voiture qu'il était d'usage de laisser au directeur sortant. Il se retira à Andilly, dans une petite maison qu'il possédait, et il y reçut la visite de tous les hommes considérés que la fureur des partis n'intimidait pas. Le ministre Talleyrand fut du nombre de ceux qui allèrent le visiter dans sa retraite.