Histoire de ma Vie, Livre 3 (Vol. 10 - 13)
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Title: Histoire de ma Vie, Livre 3 (Vol. 10 - 13)
Author: George Sand
Release date: May 22, 2013 [eBook #42765]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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HISTOIRE DE MA VIE.
HISTOIRE
DE MA VIE
PAR
Mme GEORGE SAND.
Telle est l'épigraphe du livre que j'entreprends.
15 avril 1847.
GEORGE SAND.
TOME DIXIÈME.
PARIS, 1855.
LEIPZIG, CHEZ WOLFGANG GERHARD.
CHAPITRE VINGT-DEUXIEME[1].
Retraite à Nohant.—Travaux d'aiguille moralement utiles aux femmes.—Équilibre désirable entre la fatigue et le loisir.—Mon rouge-gorge.—Deschartres quitte Nohant.—Naissance de mon fils.—Deschartres à Paris.—Hiver de 1824 à Nohant.—Changemens et améliorations qui me donnent le spleen.—Été au Plessis.—Les enfans.—L'idéal dans leur société.—Aversion pour la vie positive.—Ormesson.—Nous revenons à Paris.—L'abbé de Prémord.—Retraite au couvent.—Aspirations à la vie monastique.—Maurice au couvent.—Sœur Hélène nous chasse.
Je passai à Nohant l'hiver de 1822-1823, assez malade, mais absorbée par le sentiment de l'amour maternel, qui se révélait à moi à travers les plus doux rêves et les plus vives aspirations. La transformation qui s'opère à ce moment dans la vie et dans les pensées de la femme est, en général, complète et soudaine. Elle le fut pour moi comme pour le grand nombre. Les besoins de l'intelligence, l'inquiétude des pensées, les curiosités de l'étude, comme celles de l'observation, tout disparut aussitôt que le doux fardeau se fit sentir, et même avant que ses premiers tressaillemens m'eussent manifesté son existence. La Providence veut que, dans cette phase d'attente et d'espoir, la vie physique et la vie de sentiment prédominent. Aussi, les veilles, les lectures, les rêveries, la vie intellectuelle en un mot, fut naturellement supprimée, et sans le moindre mérite ni le moindre regret.
L'hiver fut long et rude, une neige épaisse couvrit longtemps la terre durcie d'avance par de fortes gelées. Mon mari aimait aussi la campagne, bien que ce fût autrement que moi, et, passionné pour la chasse, il me laissait de longs loisirs que je remplissais par le travail de la layette. Je n'avais jamais cousu de ma vie. Tout en disant que cela était nécessaire à savoir, ma grand'mère ne m'y avait jamais poussée, et je m'y croyais d'une maladresse extrême. Mais quand cela eut pour but d'habiller le petit être que je voyais dans tous mes songes, je m'y jetai avec une sorte de passion. Ma bonne Ursule vint me donner les premières notions du surjet et du rabattu. Je fus bien étonnée de voir combien cela était facile; mais en même temps je compris que là, comme dans tout, il pouvait y avoir l'invention, et la maëstria du coup de ciseaux.
Depuis j'ai toujours aimé le travail de l'aiguille, et c'est pour moi une récréation où je me passionne quelquefois jusqu'à la fièvre. J'essayai même de broder les petits bonnets, mais je dus me borner à deux ou trois: j'y aurais perdu la vue. J'avais la vue longue, excellente, mais c'est ce qu'on appelle chez nous une vue grosse. Je ne distingue pas les petits objets; et compter les fils d'une mousseline, lire un caractère fin, regarder de près, en un mot, est une souffrance qui me donne le vertige et qui m'enfonce mille épingles au fond du crâne.
J'ai souvent entendu dire à des femmes de talent que les travaux du ménage, et ceux de l'aiguille particulièrement, étaient abrutissans, insipides, et faisaient partie de l'esclavage auquel on a condamné notre sexe. Je n'ai pas de goût pour la théorie de l'esclavage, mais je nie que ces travaux en soient une conséquence. Il m'a toujours semblé qu'ils avaient pour nous un attrait naturel, invincible, puisque je l'ai ressenti à toutes les époques de ma vie, et qu'ils ont calmé parfois en moi de grandes agitations d'esprit. Leur influence n'est abrutissante que pour celles qui les dédaignent et qui ne savent pas chercher ce qui se trouve dans tout: le bien-faire. L'homme qui bêche ne fait-il pas une tâche plus rude et aussi monotone que la femme qui coud? Pourtant le bon ouvrier qui bêche vite et bien ne s'ennuie pas de bêcher, et il vous dit en souriant qu'il aime la peine.
Aimer la peine, c'est un mot simple et profond du paysan, que tout homme et toute femme peuvent commenter sans risque de trouver au fond la loi du servage. C'est par là, au contraire, que notre destinée échappe à cette loi rigoureuse de l'homme exploité par l'homme.
La peine est une loi naturelle à laquelle nul de nous ne peut se soustraire sans tomber dans le mal. Dans les conjectures et les aspirations socialistes de ces derniers temps, certains esprits ont trop cru résoudre le problème du travail en rêvant un système de machines qui supprimerait entièrement l'effort et la lassitude physiques. Si cela se réalisait, l'abus de la vie intellectuelle serait aussi déplorable que l'est aujourd'hui le défaut d'équilibre entre ces deux modes d'existence. Chercher cet équilibre, voilà le problème à résoudre; faire que l'homme de peine ait la somme suffisante de loisir, et que l'homme de loisir ait la somme suffisante de peine, la vie physique et morale de tous les hommes l'exige absolument; et si l'on n'y peut pas arriver, n'espérons pas nous arrêter sur cette pente de décadence qui nous entraîne vers la fin de tout bonheur, de toute dignité, de toute sagesse, de toute santé du corps, de toute lucidité de l'esprit. Nous y courons vite, il ne faut pas se le dissimuler.
La cause n'est pas autre, selon moi, que celle-ci: une portion de l'humanité a l'esprit trop libre, l'autre l'a trop enchaîné. Vous chercherez en vain des formes politiques et sociales, il vous faut, avant tout, des hommes nouveaux. Cette génération-ci est malade jusqu'à la moelle des os. Après un essai de république où le but véritable, au point de départ, était de chercher à rétablir, autant que possible, l'égalité dans les conditions, on a dû reconnaître qu'il ne suffisait pas de rendre les citoyens égaux devant la loi. Je me hasarde même à penser qu'il n'eût pas suffi de les rendre égaux devant la fortune. Il eût fallu pouvoir les rendre égaux devant le sens de la vérité.
Trop d'ambition, de loisir et de pouvoir d'un côté; de l'autre, trop d'indifférence pour la participation au pouvoir et aux nobles loisirs, voilà ce qu'on a trouvé au fond de cette nation d'où l'homme véritable avait disparu, si tant est qu'il y eût jamais existé. Des hommes du peuple éclairés d'une soudaine intelligence et poussés par de grandes aspirations ont surgi, et se sont trouvés sans influence et sans prestige sur leurs frères. Ces hommes-là étaient généralement sages, et se préoccupaient de la solution du travail. La masse leur répondait: «Plus de travail, ou l'ancienne loi du travail. Faites-nous un monde tout neuf, ou ne nous tirez pas de notre corvée par des chimères. Le nécessaire assuré, ou le superflu sans limites: nous ne voyons pas le milieu possible, nous n'y croyons pas, nous ne voulons pas l'essayer, nous ne pouvons pas l'attendre.»
Il le faudra pourtant bien. Jamais les machines ne remplaceront l'homme d'une manière absolue, grâce au ciel, car ce serait la fin du monde. L'homme n'est pas fait pour penser toujours. Quand il pense trop il devient fou, de même qu'il devient stupide quand il ne pense pas assez. Pascal l'a dit: «Nous ne sommes ni anges, ni bêtes.»
Et quant aux femmes, qui, ni plus ni moins que les hommes, ont besoin de la vie intellectuelle, elles ont également besoin de travaux manuels appropriés à leur force. Tant pis pour celles qui ne savent y porter ni goût, ni persévérance, ni adresse, ni le courage qui est le plaisir dans la peine! Celles-là ne sont ni hommes ni femmes.
L'hiver est beau à la campagne, quoi qu'on en dise. Je n'en étais pas à mon apprentissage, et celui-là s'écoula comme un jour, sauf six semaines que je dus passer au lit dans une inaction complète. Cette prescription de Deschartres me sembla rude, mais que n'aurais-je pas fait pour conserver l'espoir d'être mère. C'était la première fois que je me voyais prisonnière pour cause de santé. Il m'arriva un dédommagement imprévu. La neige était si épaisse et si tenace dans ce moment-là que les oiseaux, mourant de faim, se laissaient prendre à la main. On m'en apporta de toutes sortes, on couvrit mon lit d'une toile verte, on fixa aux coins de grandes branches de sapin, et je vécus dans ce bosquet, environnée de pinsons, de rouges-gorges, de verdiers et de moineaux qui, apprivoisés soudainement par la chaleur et la nourriture, venaient manger dans mes mains et se réchauffer sur mes genoux. Quand ils sortaient de leur paralysie, ils volaient dans la chambre, d'abord avec gaîté, puis avec inquiétude, et je leur faisais ouvrir la fenêtre. On m'en apportait d'autres qui dégelaient de même et qui, après quelques heures ou quelques jours d'intimité avec moi (cela variait suivant les espèces et le degré de souffrance qu'ils avaient éprouvé), me réclamaient leur liberté. Il arriva que l'on me rapporta quelques-uns de ceux que j'avais relâchés déjà, et auxquels j'avais mis des marques. Ceux-là semblaient vraiment me reconnaître et reprendre possession de leur maison de santé après une rechute.
Un seul rouge-gorge s'obstina à demeurer avec moi. La fenêtre fut ouverte vingt fois, vingt fois il alla jusqu'au bord, regarda la neige, essaya ses ailes à l'air libre, fit comme une pirouette de grâces et rentra, avec la figure expressive d'un personnage raisonnable qui reste où il se trouve bien. Il resta ainsi jusqu'à la moitié du printemps, même avec les fenêtres ouvertes pendant des journées entières. C'était l'hôte le plus spirituel et le plus aimable que ce petit oiseau. Il était d'une pétulance, d'une audace et d'une gaîté inouïes. Perché sur la tête d'un chenet, dans les jours froids, ou sur le bout de mon pied étendu devant le feu, il lui prenait, à la vue de la flamme brillante, de véritables accès de folie. Il s'élançait au beau milieu, la traversait d'un vol rapide et revenait prendre sa place sans avoir une seule plume grillée. Au commencement, cette chose insensée m'effraya, car je l'aimais beaucoup; mais je m'y habituai en voyant qu'il la faisait impunément.
Il avait des goûts aussi bizarres que ses exercices, et, curieux d'essayer de tout, il s'indigérait de bougie et de pâtes d'amandes. En un mot, la domesticité volontaire l'avait transformé au point qu'il eut beaucoup de peine à s'habituer à la vie rustique, quand, après avoir cédé au magnétisme du soleil, vers le quinze avril, il se trouva dans le jardin. Nous le vîmes longtemps courir de branche en branche autour de nous, et je ne me promenais jamais sans qu'il vînt crier et voltiger près de moi.
Mon mari fit bon ménage avec Deschartres, qui finissait son bail à Nohant. J'avais prévenu M. Dudevant de son caractère absolu et irascible, et il m'avait promis de le ménager. Il me tint parole, mais il lui tardait naturellement de prendre possession de son autorité dans nos affaires; et, de son côté, Deschartres désirait s'occuper exclusivement des siennes propres. J'obtins qu'il lui fût offert de demeurer chez nous tout le reste de sa vie, et je l'y engageai vivement. Il ne me semblait pas que Deschartres pût vivre ailleurs, et je ne me trompais pas: mais il refusa expressément, et m'en dit naïvement la raison. «Il y a vingt-cinq ans que je suis le seul maître absolu dans la maison, me dit-il, gouvernant toutes choses, commandant à tout le monde, et n'ayant pour me contrôler que des femmes, car votre père ne s'est jamais mêlé de rien. Votre mari ne m'a donné aucun déplaisir, parce qu'il ne s'est pas occupé de ma gestion. A présent qu'elle est finie, c'est moi qui le fâcherais malgré moi par mes critiques et mes contradictions. Je m'ennuierais de n'avoir rien à faire, je me dépiterais de ne pas être écouté: et puis, je veux agir et commander pour mon compte. Vous savez que j'ai toujours eu le projet de faire fortune, et je sens que le moment est venu.»
L'illusion tenace de mon pauvre pédagogue pouvait être encore moins combattue que son appétit de domination. Il fut décidé qu'il quitterait Nohant à la Saint-Jean, c'est-à-dire au 24 juin, terme de son bail. Nous partîmes avant lui pour Paris, où, après quelques jours passés au Plessis chez nos bons amis, je louai un petit appartement garni hôtel de Florence, rue Neuve-des-Mathurins, chez un ancien chef de cuisine de l'empereur. Cet homme, qui se nommait Gaillot, et qui était un très honnête et excellent homme, avait contracté au service de l'en cas une étrange habitude, celle de ne jamais se coucher. On sait que l'en cas de l'empereur était un poulet toujours rôti à point, à quelque heure de jour et de nuit que ce fût. Une existence d'homme avait été vouée à la présence de ce poulet à la broche, et Gaillot, chargé de le surveiller, avait dormi dix ans sur une chaise, tout habillé, toujours en mesure d'être sur pied en un instant. Ce dur régime ne l'avait pas préservé de l'obésité. Il le continuait, ne pouvant plus s'étendre dans un lit sans étouffer, et prétendant ne pouvoir dormir bien que d'un œil. Il est mort d'une maladie de foie entre cinquante et soixante ans. Sa femme avait été femme de chambre de l'impératrice Joséphine.
C'est dans l'hôtel qu'ils avaient meublé que je trouvai, au fond d'une seconde cour plantée en jardin, un petit pavillon où mon fils Maurice vint au monde, le 30 juin 1823, sans encombre et très vivace. Ce fut le plus beau moment de ma vie que celui où, après une heure de profond sommeil qui succéda aux douleurs terribles de cette crise, je vis en m'éveillant ce petit être endormi sur mon oreiller. J'avais tant rêvé de lui d'avance, et j'étais si faible, que je n'étais pas sûre de ne pas rêver encore. Je craignais de remuer et de voir la vision s'envoler comme les autres jours.
On me tint au lit beaucoup plus longtemps qu'il ne fallait. C'est l'usage à Paris de prendre plus de précautions pour les femmes dans cette situation qu'on ne le fait dans nos campagnes. Quand je fus mère pour la seconde fois, je me levai le second jour et je m'en trouvai fort bien.
Je fus la nourrice de mon fils, comme plus tard je fus la nourrice de sa sœur. Ma mère fut sa marraine et mon beau-père son parrain.
Deschartres arriva de Nohant tout rempli de ses projets de fortune et tout gourmé dans son antique habit bleu barbeau à boutons d'or. Il avait l'air si provincial dans sa toilette surannée, qu'on se retournait dans les rues pour le regarder. Mais il ne s'en souciait pas et passait dans sa majesté. Il examina Maurice avec attention, le démaillota et le retourna de tous côtés pour s'assurer qu'il n'y avait rien à redresser ou à critiquer. Il ne le caressa pas: je n'ai pas souvenance d'avoir vu une caresse, un baiser de Deschartres à qui que ce soit: mais il le tint endormi sur ses genoux et le considéra longtemps. Puis, la vue de cet enfant l'ayant satisfait, il continua à dire qu'il était temps qu'il vécût pour lui-même.
Je passai l'automne et l'hiver suivans à Nohant, tout occupée de Maurice. Au printemps de 1824, je fus prise d'un grand spleen dont je n'aurais pu dire la cause. Elle était dans tout et dans rien. Nohant était amélioré, mais bouleversé; la maison avait changé d'habitudes, le jardin avait changé d'aspect. Il y avait plus d'ordre, moins d'abus dans la domesticité; les appartemens étaient mieux tenus, les allées plus droites, l'enclos plus vaste; on avait fait du feu avec les arbres morts, on avait tué les vieux chiens infirmes et malpropres, vendu les vieux chevaux hors de service, renouvelé toutes choses, en un mot. C'était mieux, à coup sûr. Tout cela d'ailleurs occupait et satisfaisait mon mari. J'approuvais tout et n'avais raisonnablement rien à regretter; mais l'esprit a ses bizarreries. Quand cette transformation fut opérée, quand je ne vis plus le vieux Phanor s'emparer de la cheminée et mettre ses pattes crottées sur le tapis, quand on m'apprit que le vieux paon qui mangeait dans la main de ma grand'mère ne mangerait plus les fraises du jardin, quand je ne retrouvai plus les coins sombres et abandonnés où j'avais promené mes jeux d'enfant et les rêveries de mon adolescence, quand, en somme, un nouvel intérieur me parla d'un avenir où rien de mes joies et de mes douleurs passées n'allait entrer avec moi, je me troublai, et sans réflexion, sans conscience d'aucun mal présent, je me sentis écrasée d'un nouveau dégoût de la vie qui prit encore un caractère maladif.
Un matin, en déjeunant, sans aucun sujet immédiat de contrariété, je me trouvai subitement étouffée par les larmes. Mon mari s'en étonna. Je ne pouvais rien lui expliquer, sinon que j'avais déjà éprouvé de semblables accès de désespoir sans cause, et que probablement j'étais un cerveau faible ou détraqué. Ce fut son avis, et il attribua au séjour de Nohant, à la perte encore trop récente de ma grand'mère dont tout le monde l'entretenait d'une façon attristante, à l'air du pays, à des causes extérieures enfin, l'espèce d'ennui qu'il éprouvait lui-même en dépit de la chasse, de la promenade et de l'activité de sa vie de propriétaire. Il m'avoua qu'il ne se plaisait point du tout en Berry et qu'il aimerait mieux essayer de vivre partout ailleurs. Nous convînmes d'essayer, et nous partîmes pour le Plessis.
Par suite d'un arrangement pécuniaire que, pour me mettre à l'aise, nos amis voulurent bien faire avec nous, nous passâmes l'été auprès d'eux et j'y retrouvai la distraction et l'irréflexion nécessaires à la jeunesse. La vie du Plessis était charmante, l'aimable caractère des maîtres de la maison se reflétant sur les diverses humeurs de leurs hôtes nombreux. On jouait la comédie, on chassait dans le parc, on faisait de grandes promenades, on recevait tant de monde, qu'il était facile à chacun de choisir un groupe de préférence pour sa société. La mienne se forma de tout ce qu'il y avait de plus enfant dans le château. Depuis les marmots jusqu'aux jeunes filles et aux jeunes garçons, cousins, neveux et amis de la famille, nous nous trouvâmes une douzaine, qui s'augmenta encore des enfans et adolescens de la ferme. Je n'étais pas la personne la plus âgée de la bande, mais étant la seule mariée, j'avais le gouvernement naturel de ce personnel respectable. Loïsa Puget, qui était devenue une jeune fille charmante; Félicie Saint-Aignan, qui était encore une grande petite fille, mais dont l'adorable caractère m'inspirait une prédilection qui devint avec le temps de l'amitié sérieuse; Tonine Du Plessis, la seconde fille de ma mère Angèle, qui était encore un enfant, et qui devait mourir comme Félicie dans la fleur de l'âge, c'étaient là mes compagnes préférées. Nous organisions des parties de jeu de toutes sortes, depuis le volant jusqu'aux barres, et nous inventions des règles qui permettaient même à ceux qui, comme Maurice, marchaient encore à quatre pattes, de prendre une part active à l'action générale. Puis c'étaient des voyages, voyages véritables, en égard aux courtes jambes qui nous suivaient, à travers le parc et les immenses jardins. Au besoin les plus grands portaient les plus petits, et la gaîté, le mouvement ne tarissaient pas. Le soir, les grandes personnes étant réunies, il arrivait souvent que beaucoup d'entre elles prenaient part à notre vacarme; mais quand elles en étaient lasses, ce qui arrivait bien vite, nous avions la malice de nous dire entre nous que les dames et les messieurs ne savaient pas jouer et qu'il faudrait les éreinter à la course le lendemain pour les en dégoûter.
Mon mari, comme beaucoup d'autres, s'étonnait un peu de me voir redevenue tout à coup si vivante et si folle, dans ce milieu qui semblait si contraire à mes habitudes mélancoliques; moi seule et ma bande insouciante ne nous en étonnions pas. Les enfans sont peu sceptiques à l'endroit de leurs plaisirs, et comprennent volontiers qu'on ne puisse songer à rien de mieux. Quant à moi, je me retrouvais dans une des deux faces de mon caractère, tout comme à Nohant de huit à douze ans, tout comme au couvent de treize à seize, alternative continuelle de solitude recueillie et d'étourdissement complet, dans des conditions d'innocence primitive.
A cinquante ans, je suis exactement ce que j'étais alors. J'aime la rêverie, la méditation et le travail; mais, au delà d'une certaine mesure, la tristesse arrive, parce que la réflexion tourne au noir, et si la réalité m'apparaît forcément dans ce qu'elle a de sinistre, il faut que mon âme succombe, ou que la gaîté vienne me chercher.
Or, j'ai besoin absolument d'une gaîté saine et vraie. Celle qui est égrillarde me dégoûte, celle qui est de bel esprit m'ennuie. La conversation brillante me plaît à écouter quand je suis disposée au travail de l'attention; mais je ne peux supporter longtemps aucune espèce de conversation suivie sans éprouver une grande fatigue. Si c'est sérieux, cela me fait l'effet d'une séance politique ou d'une conférence d'affaires; si c'est méchant, ce n'est plus gai pour moi. Dans une heure, quand on a quelque chose à dire ou à entendre, on a épuisé le sujet, et après cela on ne fait plus qu'y patauger. Je n'ai pas, moi, l'esprit assez puissant pour traiter de plusieurs matières graves successivement, et c'est peut-être pour me consoler de cette infirmité que je me persuade, en écoutant les gens qui parlent beaucoup, que personne n'est fort en paroles plus d'une heure par jour.
Que faire donc pour égayer les heures de la vie en commun dans l'intimité de tous les jours? Parler politique occupe les hommes en général, parler toilette dédommage les femmes. Je ne suis ni homme ni femme sous ces rapports-là; je suis enfant. Il faut qu'en faisant quelque ouvrage de mes mains qui amuse mes yeux, ou quelque promenade qui occupe mes jambes, j'entende autour de moi un échange de vitalité qui ne me fasse pas sentir le vide et l'horreur des choses humaines. Accuser, blâmer, soupçonner, maudire, railler, condamner, voilà ce qu'il y a au bout de toute causerie politique ou littéraire, car la sympathie, la confiance et l'admiration ont malheureusement des formules plus concises que l'aversion, la critique et le commérage. Je n'ai pas la sainteté infuse avec la vie, mais j'ai la poésie pour condition d'existence, et tout ce qui tue trop cruellement le rêve du bon, du simple et du vrai, qui seul me soutient contre l'effroi du siècle, est une torture à laquelle je me dérobe autant qu'il m'est possible.
Voilà pourquoi, ayant rencontré fort peu d'exceptions au positivisme effrayant de mes contemporains d'âge, j'ai presque toujours vécu par instinct et par goût avec des personnes dont j'aurais pu, à peu d'années près, être la mère. En outre, dans toutes les conditions où j'ai été libre de choisir ma manière d'être, j'ai cherché un moyen d'idéaliser la réalité autour de moi et de la transformer en une sorte d'oasis fictive, où les méchans et les oisifs ne seraient pas tentés d'entrer ou de rester. Un songe d'âge d'or, un mirage d'innocence champêtre, artiste ou poétique, m'a prise dès l'enfance et m'a suivie dans l'âge mûr. De là une foule d'amusemens très simples et pourtant très actifs, qui ont été partagés réellement autour de moi, et plus naïvement, plus cordialement, par ceux dont le cœur a été le plus pur. Ceux-là, en me connaissant, ne se sont plus étonnés du contraste d'un esprit si porté à s'assombrir et si avide de s'égayer; je devrais dire peut-être d'une âme si impossible à contenter avec ce qui intéresse la plupart des hommes, et si facile à charmer avec ce qu'ils jugent puéril et illusoire. Je ne peux pas m'expliquer mieux moi-même. Je ne me connais pas beaucoup au point de vue de la théorie: j'ai seulement l'expérience de ce qui me tue ou me ranime dans la pratique de la vie.
Mais grâce à ces contrastes, certaines gens prirent de moi l'opinion que j'étais tout à fait bizarre. Mon mari, plus indulgent, me jugea idiote. Il n'avait peut-être pas tort, et peu à peu il arriva, avec le temps, à me faire tellement sentir la supériorité de sa raison et de son intelligence, que j'en fus longtemps écrasée et comme hébétée devant le monde. Je ne m'en plaignis pas. Deschartres m'avait habituée à ne pas contredire violemment l'infaillibilité d'autrui, et ma paresse s'arrangeait fort bien de ce régime d'effacement et de silence.
Aux approches de l'hiver, comme Mme Du Plessis allait à Paris, nous nous consultâmes mon mari et moi sur la résidence que nous choisirions; nous n'avions pas le moyen de vivre à Paris, et, d'ailleurs, nous n'aimions Paris ni l'un ni l'autre. Nous aimions la campagne; mais nous avions peur de Nohant; peur probablement de nous retrouver vis-à-vis l'un de l'autre, avec des instincts différens à tous autres égards et des caractères qui ne se pénétraient pas mutuellement. Sans vouloir nous rien cacher, nous ne savions rien nous expliquer; nous ne nous disputions jamais sur rien; j'ai trop horreur de la discussion pour vouloir entamer l'esprit d'un autre; je faisais, au contraire, de grands efforts pour voir par les yeux de mon mari, pour penser comme lui et agir comme il souhaitait. Mais, à peine m'étais-je mise d'accord avec lui, que, ne me sentant plus d'accord avec mes propres instincts, je tombais dans une tristesse effroyable.
Il éprouvait probablement quelque chose d'analogue sans s'en rendre compte, et il abondait dans mon sens quand je lui parlais de nous entourer et de nous distraire. Si j'avais eu l'art de nous établir dans une vie un peu extérieure et animée, si j'avais été un peu légère d'esprit, si je m'étais plu dans le mouvement des relations variées, il eût été secoué et maintenu par le commerce du monde. Mais je n'étais pas du tout la compagne qu'il lui eût fallu. J'étais trop exclusive, trop concentrée, trop en dehors du convenu. Si j'avais su d'où venait le mal, si la cause de son ennui et du mien se fût dessinée dans mon esprit sans expérience et sans pénétration, j'aurais trouvé le remède; j'aurais peut-être réussi à me transformer; mais je ne comprenais rien du tout à lui ni à moi-même.
Nous cherchâmes une maisonnette à louer aux environs de Paris, et comme nous étions assez gênés, nous eûmes grand' peine à trouver un peu de confortable sans dépenser beaucoup d'argent. Nous ne le trouvâmes même pas, car le pavillon qui nous fut loué était une assez pauvre et étroite demeure. Mais c'était à Ormesson, dans un beau jardin et dans un contre de relations fort agréables.
L'endroit était, alors laid et triste, des chemins affreux, des coteaux de vigne qui interceptaient la vue, un hameau malpropre. Mais, à deux pas de là, l'étang d'Enghien et le beau parc de Saint-Gratien offraient des promenades charmantes. Notre pavillon faisait partie de l'habitation d'une femme très distinguée, madame Richardot, qui avait d'aimables enfans. Une habitation mitoyenne, appartenant à M. Hédée, boulanger du roi, était louée et occupée par la famille de Malus, et, chaque soir, nos trois familles se réunissaient chez madame Richardot pour jouer des charades en costumes improvisés des plus comiques. En outre, ma bonne tante Lucie et ma chère Clotilde sa fille vinrent passer quelques jours avec nous. Cette saison d'automne fut donc très bénigne dans ma destinée.
Mon mari sortait beaucoup; il était appelé souvent à Paris pour je ne sais plus quelles affaires et revenait le soir pour prendre part aux divertissemens de la réunion. Ce genre de vie serait assez normal: les hommes occupés au dehors dans la journée, les femmes chez elles avec leurs enfans, et le soir la récréation des familles en commun.
Mon mari passait quelquefois les nuits à Paris, mon domestique couchait dans des bâtimens éloignés, j'étais seule avec ma servante dans ce pavillon, éloigné lui-même de toute demeure habitée. Je m'étais mis en tête des idées sombres, depuis que j'avais entendu, dans une de ces nuits de brouillard dont la sonorité est étrangement lugubre, les cris de détresse d'un homme qu'on battait et qu'on semblait égorger. J'ai su, depuis, le mot de ce drame étrange; mais je ne peux ni ne veux le raconter.
Je me rassurai en voyant peu à peu que le jardinier qui m'effrayait ne m'en voulait pas personnellement, mais qu'il était fort contrarié de notre présence, gênante peut-être pour quelque projet d'occupation du pavillon, ou quelque dilapidation domestique. Je me rappelai Jean-Jacques Rousseau chassé de château en château, d'ermitage en ermitage, par des calculs et des mauvais vouloirs de ce genre, et je commençai à regretter de n'être pas chez moi.
Pourtant je quittai cette retraite avec regret, lorsqu'un jour mon mari s'étant querellé violemment avec ce même jardinier, résolut de transporter notre établissement à Paris. Nous prîmes un appartement meublé, petit, mais agréable par son isolement et la vue des jardins, dans la rue du Faubourg-Saint-Honoré. J'y vis souvent mes amis anciens et nouveaux, et notre milieu fut assez gai.
Pourtant la tristesse me revint, une tristesse sans but et sans nom, maladive peut-être. J'étais très fatiguée d'avoir nourri mon fils; je ne m'étais pas remise depuis ce temps-là. Je me reprochai cet abattement, et je pensai que le refroidissement insensible de ma foi religieuse pouvait bien en être la cause. J'allai voir mon jésuite, l'abbé de Prémord. Il était bien vieilli depuis trois ans. Sa voix était si faible, sa poitrine si épuisée, qu'on l'entendait à peine. Nous causâmes pourtant longtemps plusieurs fois, et il retrouva sa douce éloquence pour me consoler, mais il n'y parvint pas, il y avait trop de tolérance dans sa doctrine pour une âme aussi avide de croyance absolue que l'était la mienne. Cette croyance m'échappait; je ne sais qui eût pu me la rendre, mais, à coup sûr, ce n'était pas lui. Il était trop compatissant à la souffrance du doute. Il la comprenait trop bien peut-être. Il était trop intelligent ou trop humain. Il me conseilla d'aller passer quelques jours dans mon couvent. Il en demanda pour moi la permission à la supérieure Mme Eugénie. Je demandai la même permission à mon mari, et j'entrai en retraite aux Anglaises.
Mon mari n'était nullement religieux, mais il trouvait fort bon que je le fusse. Je ne lui parlais pas de mes combats intérieurs à l'endroit de la foi: il n'eût rien compris à un genre d'angoisse qu'il n'avait jamais éprouvée.
Je fus reçue dans mon couvent avec des tendresses infinies, et comme j'étais réellement souffrante, on m'y entoura de soins maternels; ce n'était pas là peut-être ce qu'il m'eût fallu pour me rattacher à ma vie nouvelle. Toute cette bonté suave, toutes ces délicates sollicitudes me rappelaient un bonheur dont la privation m'avait été si longtemps insupportable, et me faisaient paraître le présent vide, l'avenir effrayant. J'errais dans les cloîtres avec un cœur navré et tremblant. Je me demandais si je n'avais pas résisté à ma vocation, à mes instincts, à ma destinée, en quittant cet asile de silence et d'ignorance, qui eût enseveli les agitations de mon esprit timoré et enchaîné à une règle indiscutable une inquiétude de volonté dont je ne savais que faire. J'entrais dans cette petite église où j'avais senti tant d'ardeurs saintes et de divins ravissemens. Je n'y retrouvais que le regret des jours où je croyais avoir la force d'y prononcer des vœux éternels. Je n'avais pas eu cette force, et maintenant je sentais que je n'avais pas celle de vivre dans le monde.
Je m'efforçais aussi de voir le côté sombre et asservi de la vie monastique, afin de me rattacher aux douceurs de la liberté que je pouvais reprendre à l'instant même. Le soir, quand j'entendais la ronde de la religieuse qui fermait les nombreuses portes des galeries, j'aurais bien voulu frissonner au grincement des verrous et au bruit sonore des échos bondissans de la voûte; mais je n'éprouvais rien de semblable: le cloître n'avait pas de terreurs pour moi. Il me semblait que je chérissais et regrettais tout dans cette vie de communauté où l'on s'appartient véritablement, parce qu'en dépendant de tous, on ne dépend réellement de personne. Je voyais tant d'aise et de liberté, au contraire, dans cette captivité qui vous préserve, dans cette discipline qui assure vos heures de recueillement, dans cette monotonie de devoirs qui vous sauve des troubles de l'imprévu!
J'allais m'asseoir dans la classe, et sur ces bancs froids, au milieu de ces pupitres enfumés, je voyais rire les pensionnaires en récréation. Quelques-unes de mes anciennes compagnes étaient encore là, mais il fallut qu'on me les nommât, tant elles avaient déjà grandi et changé. Elles étaient curieuses de mon existence, elles enviaient ma libération tandis que je n'étais occupée intérieurement qu'à ressaisir les mille souvenirs que me retraçaient le moindre coin de cette classe, le moindre chiffre écrit sur la muraille, la moindre écornure du poêle ou des tables.
Ma chère bonne mère Alicia ne m'encourageait pas plus que par le passé à me nourrir de vains rêves. «Vous avez un charmant enfant, disait-elle, c'est tout ce qu'il faut pour votre bonheur en ce monde. La vie est courte.»
Oui, la vie paisible est courte. Cinquante ans passent comme un jour dans le sommeil de l'âme; mais la vie d'émotions et d'événemens résume en un jour des siècles de malaise et de fatigue.
Pourtant, ce qu'elle me disait du bonheur d'être mère, bonheur qu'elle ne se permettait pas de regretter, mais qu'elle eût vivement savouré, on le voyait bien, répondait à un de mes plus intimes instincts. Je ne comprenais pas comment j'aurais pu me résigner à perdre Maurice, et, tout en aspirant malgré moi à ne pas sortir du couvent, je le cherchais autour de moi à chaque pas que j'y faisais. Je demandai de le prendre avec moi. «Ah, oui-dà! dit Poulette en riant, un garçon chez des nonnes! Est-il bien petit, au moins, ce monsieur-là? Voyons-le: s'il passe par le tour, on lui permettra d'entrer.»
Le tour est un cylindre creux tournant sur un pivot dans la muraille. Il a une seule ouverture où l'on met les paquets qu'on apporte du dehors; on la tourne vers l'intérieur, et on déballe. Maurice se trouva fort à l'aise dans cette cage et sauta en riant au milieu des nonnes accourues pour le recevoir. Tous ces voiles noirs, toutes ces robes blanches l'étonnèrent un peu, et il se mit à crier un des trois ou quatre mots qu'il savait: «Lapins! lapins!» Mais il fut si bien accueilli, et bourré de tant de friandises, qu'il s'habitua vite aux douceurs du couvent et put s'ébattre dans le jardin sans qu'aucun gardien farouche vînt lui reprocher, comme à Ormesson, la place que ses pieds foulaient sur le gazon.
On me permit de l'avoir tous les jours. On le gâtait, et ma bonne mère Alicia l'appelait orgueilleusement son petit-fils. J'aurais voulu passer ainsi tout le carême: mais un mot de sœur Hélène me fit partir.
J'avais retrouvé cette chère sainte guérie et fortifiée au physique comme au moral. Au physique, c'était bien nécessaire, car je l'avais laissée encore une fois en train de mourir. Mais au moral, c'était superflu, c'était trop. Elle était devenue rude et comme sauvage de prosélytisme. Elle ne me fit pas un grand accueil, me reprocha sèchement mon bonheur terrestre, et comme je lui montrais mon enfant pour lui répondre, elle le regarda dédaigneusement et me dit en anglais, dans son style biblique: «Tout est déception et vanité, hors l'amour du Seigneur. Cet enfant si précieux n'a que le souffle. Mettre son cœur en lui, c'est écrire sur le sable.»
Je lui fis observer que l'enfant était rond et rose, et, comme si elle n'eût pas voulu avoir le démenti d'une sentence où elle avait mis toute sa conviction, elle me dit, en le regardant encore: «Bah! il est trop rose, il est probablement phthisique!»
Justement l'enfant toussait un peu. Je m'imaginai aussitôt qu'il était malade et je me laissai frapper l'esprit par la prétendue prophétie d'Hélène. Je sentis contre cette nature entière et farouche que j'avais tant admirée et enviée une sorte de répulsion subite. Elle me faisait l'effet d'une sybille de malheur. Je montai en fiacre, et je passai la nuit à me tourmenter du sommeil de mon petit garçon, à écouter son souffle, à m'épouvanter de ses jolies couleurs vives.
Le médecin vint le voir dès le matin. Il n'avait rien du tout, et il me fut prescrit de le soigner beaucoup moins que je ne faisais. Pourtant l'effroi que j'avais m'ôta l'envie de retourner au couvent. Je n'y pouvais garder Maurice la nuit, et il y faisait d'ailleurs affreusement froid le jour. J'allai faire mes adieux et mes remercîmens.
CHAPITRE VINGT-TROISIEME.
Mort mystérieuse de Deschartres, peut-être un suicide.
Deschartres s'était logé à la place Royale. Il avait là, pour fort peu d'argent, un très joli appartement. Il s'était meublé, et paraissait jouir d'un certain bien-être. Il nous entretenait de petites affaires qui avaient manqué, mais qui devaient aboutir à une grande affaire d'un succès infaillible. Qu'était-ce que cette grande affaire? Je n'y comprenais pas grand'chose; je ne pouvais prendre sur moi de prêter beaucoup d'attention aux lourdes expositions de mon pauvre pédagogue. Il était question d'huile de navette et de colza. Deschartres était las de l'agriculture pratique. Il ne voulait plus semer et récolter, il voulait acheter et vendre. Il avait noué des relations avec des gens à idées, comme lui, hélas! Il faisait des projets, des calculs sur le papier, et, chose étrange! lui si peu bienveillant et si obstiné à n'estimer que son propre jugement, il accordait sa confiance et prêtait ses fonds à des inconnus.
Mon beau-père lui disait souvent: «Monsieur Deschartres, vous êtes un rêveur, vous vous ferez tromper.» Il levait les épaules et n'en tenait compte.
Au printemps de 1825 nous retournâmes à Nohant, et trois mois s'écoulèrent sans que Deschartres me donnât de ses nouvelles. Etonnée de voir mes lettres sans réponse, et ne pouvant m'adresser à mon beau-père, qui avait quitté Paris, j'envoyai aux informations à la place Royale.
Le pauvre Deschartres était mort. Toute sa petite fortune avait été risquée et perdue dans des entreprises malheureuses. Il avait gardé un silence complet jusqu'à sa dernière heure. Personne n'avait rien su et personne ne l'avait vu, lui, depuis assez longtemps. Il avait légué son mobilier et ses effets à une blanchisseuse qui l'avait soigné avec dévoûment. Du reste, pas un mot de souvenir, pas une plainte, pas un appel, pas un adieu à personne. Il avait disparu tout entier, emportant le secret de son ambition déçue ou de sa confiance trahie; calme probablement, car, en tout ce qui touchait à lui seul, dans les souffrances physiques, comme dans les revers de fortune, c'était un véritable stoïcien.
Cette mort m'affecta plus que je ne voulus le dire. Si j'avais éprouvé d'abord une sorte de soulagement involontaire à être délivrée de son dogmatisme fatigant, j'avais déjà bien senti qu'avec lui j'avais perdu la présence d'un cœur dévoué et le commerce d'un esprit remarquable à beaucoup d'égards. Mon frère, qui l'avait haï comme un tyran, plaignit sa fin, mais ne le regretta pas. Ma mère ne lui faisait pas grâce au-delà de la tombe, et elle écrivait: «Enfin Deschartres n'est plus de ce monde!» Beaucoup des personnes qui l'avaient connu ne lui firent pas la part bien belle dans leurs souvenirs. Tout ce que l'on pouvait accorder à un être si peu sociable, c'était de le reconnaître honnête homme. Enfin, à l'exception de deux ou trois paysans dont il avait sauvé la vie et refusé l'argent, selon sa coutume, il n'y eut guère que moi au monde qui pleurai le grand homme, et encore dus-je m'en cacher pour n'être pas raillée, et pour ne pas blesser ceux qu'il avait trop cruellement blessés. Mais, en fait, il emportait avec lui dans le néant des choses finies toute une notable portion de ma vie, tous mes souvenirs d'enfance, agréables et tristes, tout le stimulant, tantôt fâcheux, tantôt bienfaisant, de mon développement intellectuel. Je sentis que j'étais un peu plus orpheline qu'auparavant. Pauvre Deschartres, il avait contrarié sa nature et sa destinée en cessant de vivre pour l'amitié. Il s'était cru égoïste, il s'était trompé: il était incapable de vivre pour lui-même et par lui-même.
L'idée me vint qu'il avait fini par le suicide. Je ne pus avoir sur ses derniers momens aucun détail précis. Il avait été malade pendant quelques semaines, malade de chagrin probablement; mais je ne pouvais croire qu'une organisation si robuste pût être si vite brisée par l'appréhension de la misère. D'ailleurs, il avait dû recevoir une dernière lettre de moi, où je l'invitais encore à venir à Nohant. Avec son esprit entreprenant et sa croyance aux ressources inépuisables de son génie, n'eût-il pas repris espoir et confiance, s'il se fût laissé le temps de la réflexion? N'avait-il pas plutôt cédé à une heure de découragement, en précipitant la catastrophe par quelque remède énergique, propre à emporter le mal et le chagrin avec la vie? Il m'avait tant chapitrée sur ce sujet, que je n'eusse guère cru à une funeste inconséquence de sa part, si je ne me fusse rappelé que mon pauvre précepteur était l'inconséquence personnifiée. En d'autres momens, il m'avait dit: «Le jour où votre père est mort, j'ai été bien près de me brûler la cervelle.» Une autre fois, je l'avais entendu dire à quelqu'un: «Si je me sentais infirme et incurable, je ne voudrais être à charge à personne. Je ne dirais rien, et je m'administrerais une dose d'opium pour avoir plus tôt fini.» Enfin, il avait coutume de parler de la mort avec le mépris des anciens, et d'approuver les sages qui s'étaient volontairement soustraits par le suicide à la tyrannie des choses extérieures.
CHAPITRE VINGT-QUATRIEME.
Guillery, le château de mon beau-père.—Les chasses au renard.—Peyrounine et Tant belle.—Les Gascons, gens excellens et bien calomniés.—Les paysans, les bourgeois et les gentilshommes grands mangeurs, paresseux splendides, bons voisins et bons amis.—Voyage à la Brède.—Digressions sur les pressentimens.—Retour par Castel-Jaloux, la nuit, à cheval, au milieu des bois, avec escorte de loups.—Pigon mangé par les loups.—Ils viennent sous nos fenêtres.—Un loup mange la porte de ma chambre.—Mon beau-père attaqué par quatorze loups.—Les Espagnols pasteurs nomades et bandits dans les Landes.—La culture et la récolte du liége.—Beauté des hivers dans ce pays.—Mort de mon beau-père.—Portrait et caractère de sa veuve, la baronne Dudevant.—Malheur de sa situation.—Retour à Nohant.—Parallèle entre la Gascogne et le Berri.—Blois.—Le Mont-d'Or.—Ursule.—M. Duris-Dufresne, député de l'Indre.—Une chanson.—Grand scandale à la Châtre.—Rapide résumé de divers petits voyages et circonstances jusqu'en 1831.
Guillery, le château de mon beau-père, était une maisonnette de cinq croisées de front, ressemblant assez à une guinguette des environs de Paris, et meublée comme toutes les bastides méridionales, c'est-à-dire très modestement. Néanmoins l'habitation en était agréable et assez commode. Le pays me sembla d'abord fort laid; mais je m'y habituai vite. Quand vint l'hiver, qui est la plus agréable saison de cette région de sables brûlans, les forêts de pins et de chênes-liéges prirent, sous les lichens, un aspect druidique, tandis que le sol, raffermi et rafraîchi par les pluies, se couvrit d'une végétation printanière qui devait disparaître à l'époque qui est le printemps au nord de la France. Les genêts épineux fleurirent, des mousses luxuriantes semées de violettes s'étendirent sous les taillis, les loups hurlèrent, les lièvres bondirent, Colette arriva de Nohant et la chasse résonna dans les bois.
J'y pris grand goût. C'était la chasse sans luxe, sans vaniteuse exhibition d'équipages et de costumes, sans jargon scientifique, sans habits rouges, sans prétentions ni jalousies de sport, c'était la chasse comme je pouvais l'aimer, la chasse pour la chasse. Les amis et les voisins arrivaient la veille, on envoyait vite boucher le plus de terriers possible; on partait avec le jour, monté comme on pouvait, sur des chevaux dont on n'exigeait que de bonnes jambes et dont on ne raillait pourtant pas les chutes, inévitables quelquefois dans des chemins traversés de racines que le sable dérobe absolument à la vue et contre lesquelles toute prévoyance est superflue. On tombe sur le sable fin, on se relève, et tout est dit. Je ne tombai cependant jamais; fût-ce par bonne chance ou par la supériorité des instincts de Colette, je n'en sais rien.
On se mettait en chasse quelque temps qu'il fît. De bons paysans aisés des environs, fins braconniers, amenaient leur petite meute, bien modeste en apparence, mais bien plus exercée que celle des amateurs. Je me rappellerai toujours la gravité modeste de Peyrounine amenant ses trois couples et demie au rendez-vous, prenant tranquillement la piste, et disant de sa voix douce et claire, avec un imperceptible sourire de satisfaction: «Aneim, ma tan belo! aneim, c'est allons, courage; c'est le animo des Italiens; Tan belo, c'était Tant-Belle, la reine des bassets à jambes torses, la dépisteuse, l'obstinée, la sagace, l'infatigable par excellence, toujours la première à la découverte, toujours la dernière à la retraite.
Nous étions assez nombreux, mais les bois sont immenses et la promenade n'était plus, comme aux Pyrénées, une marche forcée sur une corniche qui ne permet pas de s éparpiller. Je pouvais m'en aller seule à la découverte sans craindre de me perdre, en me tenant à portée de la petite fanfare que Peyrounine sifflait à ses chiens. De temps en temps, je l'entendais, sous bois, admirer, à part lui, les prouesses de sa chienne favorite et manifester discrètement son orgueil en murmurant: «Oh! ma tant belle! oh! ma tant bonne!»
Mon beau-père était enjoué et bienveillant; colère, mais tendre, sensible et juste. J'aurais volontiers passé ma vie auprès de cet aimable vieillard, et je suis certaine que nul orage domestique n'eût approché de nous; mais j'étais condamnée à perdre tous mes protecteurs naturels, et je ne devais pas conserver longtemps celui-là.
Les Gascons sont de très excellentes gens, pas plus menteurs, pas plus ventards que les autres provinciaux, qui le sont tous un peu. Ils ont de l'esprit, peu d'instruction, beaucoup de paresse, de la bonté, de la libéralité, du cœur et du courage. Les bourgeois, à l'époque que je raconte, étaient, pour l'éducation et la culture de l'esprit, très au-dessous de ceux de ma province; mais ils avaient une gaîté plus vraie, le caractère plus liant, l'âme plus ouverte à la sympathie. Les caquets de village étaient là aussi nombreux, mais infiniment moins méchans que chez nous, et s'il m'en souvient bien, ils ne l'étaient même pas du tout.
Les paysans, que je ne pus fréquenter beaucoup, car ce fut seulement vers la fin de mon séjour que je commençai à entendre un peu leur idiome, me parurent plus heureux et plus indépendans que ceux de chez nous. Tous ceux qui entouraient, à quelque distance, la demeure isolée de Guillery étaient fort aisés, et je n'en ai jamais vu aucun venir demander des secours. Loin de là, ils semblaient traiter d'égal à égal avec monsu le varon, et quoique très polis et même cérémonieux, ils avaient presque l'air de s'entendre pour lui accorder une sorte de protection, comme à un voisin honorable qu'ils étaient jaloux de récompenser. On le comblait de présens, et il vivait tout l'hiver des volailles et du gibier vivans qu'on lui apportait en étrennes. Il est vrai que c'était en échange de réfection pantagruélesque. Ce pays est celui de la déesse Manducée. Les jambons, les poulardes farcies, les oies grasses, les canards obèses, les truffes, les gâteaux de millet et de maïs y pleuvent comme dans cette île où Panurge se trouvait si bien; et la maisonnette de Guillery, si pauvre de bien-être apparent, était, sous le rapport de la cuisine, une abbaye de Thélème d'où nul ne sortait, qu'il fût noble ou vilain, sans s'apercevoir d'une notable augmentation de poids dans sa personne.
Ce régime ne m'allait pas du tout. La sauce à la graisse était pour moi une espèce d'empoisonnement, et je m'abstenais souvent de manger, quoique ayant grand'faim au retour de la chasse. Aussi je me portais fort mal et maigrissais à vue d'œil, au milieu des innombrables cages où les ortolans et les palombes étaient occupés à mourir d'indigestion.
A l'automne, nous avions fait une course à Bordeaux, mon mari et moi, et nous avions poussé jusqu'à la Bréde, où la famille de Zoé avait une maison de campagne. J'eus là un très violent chagrin, dont cette inappréciable amie me sauva par l'éloquence du courage et de l'amitié. L'influence que son intelligence vive et sa parole nette eurent sur moi en ce moment de désespérance absolue disposa de plusieurs années de ma vie et fit entrer ma conscience dans un équilibre vainement cherché jusqu'alors. Je revins à Guillery brisée de fatigue, mais calme, après avoir promené sous les grands chênes plantés par Montesquieu des pensées enthousiastes et des méditations riantes où le souvenir du philosophe n'eut aucune part, je l'avoue.
Et pourtant j'aurais pu faire ce jeu de mots que l'Esprit des lois était entré d'une certaine façon et à certains égards dans ma nouvelle manière d'accepter la vie.
Nous avions descendu la Garonne pour aller à Bordeaux; la remonter pour retourner à Nérac eût été trop long, et je ne m'absentais pas trois jours sans être malade d'inquiétude sur le compte de Maurice. Le mot de sœur Hélène au couvent et un mot d'Aimée à Cauterets m'avaient mis martel en tête, au point que je me faisais et me fis longtemps de l'amour maternel un véritable supplice. Je me laissais surprendre par des terreurs imbéciles et de prétendus pressentimens. Je me souviens qu'un soir, ayant dîné chez des amis à La Châtre, il me passa par l'imagination que Nohant brûlait et que je voyais Maurice au milieu des flammes. J'avais honte de ma sottise et ne disais rien. Mais je demande mon cheval, je pars à la hâte, et j'arrive au triple galop, si convaincue de mon rêve, qu'en voyant la maison debout et tranquille, je ne pouvais en croire mes yeux.
Je revins donc de Bordeaux par terre afin d'arriver plus vite. A cette époque, les routes manquaient ou étaient mal servies. Nous arrivâmes à Castel-Jaloux à minuit, et, au sortir d'une affreuse patache, je fus fort aise de trouver mon domestique qui avait amené nos chevaux à notre rencontre. Il ne nous restait que quatre lieues à faire, mais des lieues de pays sur un chemin détestable, par une nuit noire et à travers une forêt de pins immense, absolument inhabitée, un véritable coupe-gorge où rôdaient des bandes d'Espagnols, désagréables à rencontrer même en plein jour. Nous n'aperçûmes pourtant pas d'autres êtres vivans que des loups. Comme nous allions forcément au pas dans les ténèbres, ces messieurs nous suivaient tranquillement. Mon mari s'en aperçut à l'inquiétude de son cheval, et il me dit de passer devant et de bien tenir Colette pour qu'elle ne s'effrayât pas. Je vis alors briller deux yeux à ma droite, puis je les vis passer à gauche. Combien y en a-t-il? demandai-je. Je crois qu'il n'y en a que deux, me répondit mon mari; mais il en peut venir d'autres; ne vous endormez pas. C'est tout ce qu'il y a à faire.
J'étais si lasse, que l'avertissement n'était pas de trop. Je me tins en garde, et nous gagnâmes la maison, à quatre heures du matin, sans accident.
On était très habitué alors à ces rencontres dans les forêts de pins et de liéges. Il ne passait pas de jour que l'on n'entendît les bergers crier pour s'avertir, d'un taillis à l'autre, de la présence de l'ennemi. Ces bergers, moins poétiques que ceux des Pyrénées, avaient cependant assez de caractère, avec leurs manteaux tailladés et leurs fusils en guise de houlette. Leurs maigres chiens noirs étaient moins imposans, mais aussi hardis que ceux de la montagne.
Pendant quelque temps il y eut bonne défense aussi à Guillery. Pigon était un métis plaine et montagne, non-seulement courageux, mais héroïque à l'endroit des loups. Il s'en allait, la nuit, tout seul, les provoquer dans les bois, et il revenait, le matin, avec des lambeaux de leur chair et de leur peau, attachés à son redoutable collier hérissé de pointes de fer. Mais un soir, hélas! on oublia de lui remettre son armure de guerre; l'intrépide animal partit pour sa chasse nocturne et ne revint pas.
L'hiver fut un peu plus rude que de coutume en ce pays. La Garonne déborda et, par contre, ses affluens. Nous fûmes bloqués pendant quelques jours; les loups affamés devinrent très hardis; ils mangèrent tous nos jeunes chiens. La maison était bâtie en pleine campagne, sans cour ni clôture d'aucune sorte. Ces bêtes sauvages venaient donc hurler sous nos fenêtres, et il y en eut une qui s'amusa, pendant une nuit, à ronger la porte de notre appartement, situé au niveau du sol. Je l'entendais fort bien. Je lisais dans une chambre, mon mari dormait dans l'autre. J'ouvris la porte vitrée et appelai Pigon, pensant que c'était lui qui revenait et voulait entrer. J'allais ouvrir le volet, quand mon mari s'éveilla et me cria: «Eh non, non, c'est le loup!» Telle est la tranquillité de l'habitude, que mon mari se rendormit sur l'autre oreille et que je repris mon livre, tandis que le loup continuait à manger la porte. Il ne put l'entamer beaucoup, elle était solide; mais il la mâchura de manière à y laisser ses traces. Je ne crois pas qu'il eût de mauvais desseins. Peut-être était-ce un jeune sujet qui voulait faire ses dents sur le premier objet venu, à la manière des jeunes chiens.
Un jour que, vers le coucher du soleil, mon beau-père allait voir un de ses amis à une demi-lieue de maison, il rencontra à mi-chemin, un loup, puis deux, puis trois, et en un instant il en compta quatorze. Il n'y fit pas grande attention; les loups n'attaquent guère, ils suivent: ils attendent que le cheval s'effraie, qu'il renverse son cavalier, ou qu'il bronche et tombe avec lui. Alors il faut se relever vite; autrement ils vous étranglent. Mon beau-père, ayant un cheval habitué à ces rencontres, continua assez tranquillement sa route; mais lorsqu'il s'arrêta à la grille de son voisin pour sonner, un de ses quatorze acolytes sauta au flanc de son cheval et mordit le bord de son manteau. Il n'avait pour défense qu'une cravache, dont il s'escrima sans effrayer l'ennemi; alors il imagina de sauter à terre et de secouer violemment son manteau au nez des assaillans, qui s'enfuirent à toutes jambes. Cependant il avouait avoir trouvé la grille bien lente à s'ouvrir et l'avoir vue enfin ouverte avec une grande satisfaction.
Cette aventure du vieux colonel était déjà ancienne. A l'époque de mon récit, il était si goutteux qu'il fallait deux hommes pour le mettre sur son cheval et l'en faire descendre. Pourtant, lorsqu'il était sur son petit bidet brun miroité, à crinière blonde, malgré sa grosse houppelande, ses longues guêtres en drap olive et ses cheveux blancs flottant au vent, il avait encore une tournure martiale et maniait tout doucement sa monture mieux qu'aucun de nous.
J'ai parlé des bandes d'Espagnols qui couraient le pays. C'étaient des Catalons principalement, habitans nomades du revers des Pyrénées. Les uns venaient chercher de l'ouvrage comme journaliers et inspiraient assez de confiance malgré leur mauvaise mine; les autres arrivaient par groupes avec des troupeaux de chèvres qu'ils faisaient pâturer dans les vastes espaces incultes des landes environnantes; mais ils s'aventuraient souvent sur la lisière des bois, où leurs bêtes étaient fort nuisibles. Les pourparlers étaient désagréables. Ils se retiraient sans rien dire, prenaient leur distance, et, maniant la fronde ou lançant le bâton avec une grande adresse, ils vous donnaient avis de ne pas trop les déranger à l'avenir. On les craignait beaucoup, et j'ignore si on est parvenu à se débarrasser de leur parcours. Mais je sais que cet abus persistait encore il y a quelques années, et que des propriétaires avaient été blessés et même tués dans ces combats.
C'était pourtant la même race d'hommes que ces montagnards austères dont j'avais envié aux Pyrénées le poétique destin. Ils étaient fort dévots, et qui sait s'ils ne croyaient pas consacrer comme un droit religieux l'occupation de nos landes par leurs troupeaux? Peut-être regardaient-ils cette terre immense et quasi-déserte comme un pays que Dieu leur avait livré, et qu'ils devaient défendre en son nom, contre les envahissemens de la propriété individuelle.
C'était donc un pays de loups et de brigands que Guillery, et pourtant nous y étions tranquilles et joyeux. On s'y voyait beaucoup. Les grands et petits propriétaires d'alentour n'ayant absolument rien à faire, et cultivant, en outre, le goût de ne rien faire, leur vie se passait en promenades, en chasses, en réunions et en repas les uns chez les autres.
Le liége est un produit magnifiquement lucratif de ces contrées. C'est le seul coin de la France où il pousse abondamment; et, comme il reste fort supérieur en qualité à celui de l'Espagne, il se vend fort cher. J'étais étonnée quand mon beau-père, me montrant un petit tas d'écorces d'arbres empilées sous un petit hangar, me disait: «Voici la récolte de l'année, quatre cents francs de dépense et vingt-cinq mille francs de profit net.»
Le chêne-liége est un gros vilain arbre en été. Son feuillage est rude et terne; son ombre épaisse étouffe toute végétation autour de lui, et le soin qu'on prend de lui enlever son écorce, qui est le liége même, jusqu'à la naissance des maîtresses branches, le laisse dépouillé et difforme. Les plus frais de ces écorchés sont d'un rouge sanglant, tandis que d'autres, brunis déjà par un commencement de nouvelle peau, sont d'un noir brûlé ou enfumé, comme si un incendie avait passé et pris ces géans jusqu'à la ceinture. Mais, l'hiver, cette verdure éternelle a son prix. La seule chose dont j'eusse vraiment peur dans ces bois, c'était des troupeaux innombrables de cochons tachetés de noir, qui erraient en criant, d'un ton aigre et sauvage, à la dispute de la glandée.
Le surier ou chêne-liége n'exige aucun soin. On ne le taille ni ne le dirige. Il se fait sa place, et vit enchanté d'un sable aride en apparence. A vingt ou trente ans, il commence à être bon à écorcher. A mesure qu'il prend de l'âge, sa peau devient meilleure et se renouvelle plus vite, car dès lors tous les dix ans on procède à sa toilette en lui faisant deux grandes incisions verticales en temps utile. Puis, quand il a pris soin lui-même d'aider, par un travail naturel préalable, au travail de l'ouvrier, celui-ci lui glisse un petit outil ad hoc entre cuir et chair, et s'empare aisément du liége, qui vient en deux grands morceaux proprement coupés. Je ne sais pourquoi cette opération me répugnait comme une chose cruelle. Pourtant ces arbres étranges ne paraissaient pas en souffrir le moins du monde et grandissaient deux fois centenaires sous le régime de cette décortication périodique[2].
Les pignades (bois de pins) de futaie n'étaient guère plus gaies que les surettes (bois de liéges). Ces troncs lisses et tous semblables comme des colonnes élancées, surmontés d'une grosse tête ronde d'une fraîcheur monotone, cette ombre impénétrable, ces blessures d'où pleurait la résine, c'était à donner le spleen quand on avait à faire une longue route sans autre distraction que ce que mon beau-père appelait compter les orangers lanusquets. Mais, en revanche, les jeunes bois, coupés de petits chemins de sable bien sinueux et ondulés, les petits ruisseaux babillant sous les grandes fougères, les folles clairières tourbeuses qui s'ouvraient sur la lande immense, infinie, rase et bleue comme la mer; les vieux manoirs pittoresques, géans d'un autre âge, qui semblaient grandir de toute la petitesse, particulière à ce pays, des modernes constructions environnantes, enfin, la chaîne des Pyrénées, qui, malgré la distance de trente lieues à vol d'oiseau, tout à coup, en de certaines dispositions de l'atmosphère, se dressait à l'horizon comme une muraille d'argent rosé, dentelée de rubis; c'était, en somme, une nature intéressante sous un climat délicieux.
A une demi-lieue nous allions voir, chaque semaine, la marquise de Lusignan, belle et aimable châtelaine du très romantique et imposant manoir de Xaintrailles. Lahire était un peu plus loin. A Buzet, dans les splendides plaines de la Garonne, la famille de Beaumont nous attirait par des réunions nombreuses et des charades en action dans un château magnifique. De Logareil, à deux pas de chez nous, à travers bois, le bon Auguste Berthet venait chaque jour. D'ailleurs, venaient Grammont, Trinqueléon et le bon petit médecin Larnaude. De Nérac venaient Lespinasse, d'Ast et tant d'autres que je me rappelle avec affection, tous gens aimables, pleins de bienveillance et de sympathie pour moi, hommes et femmes; bons enfans, actifs et jeunes, même les vieux, vivant en bonne intelligence, sans distinction de caste et sans querelles d'opinion. Je n'ai gardé de ce pays-là que des souvenirs doux et charmans.
J'espérais voir à Nérac ma chère Fanelly, devenue Mme le Franc de Pompignan. Elle était à Toulouse ou à Paris, je ne sais plus. Je ne trouvai que sa sœur Aména, une charmante femme aussi, avec qui j'eus le plaisir de parler du couvent.
Nous allâmes achever l'hiver à Bordeaux, où nous trouvâmes l'agréable société des eaux de Cauterets, et où je fis connaissance avec les oncles, tantes, cousins et cousines de mon mari, tous gens très honorables et qui me témoignèrent de l'amitié.
Je voyais tous les jours ma chère Zoé, ses sœurs et ses frères. Un jour que j'étais chez elle sans Maurice, mon mari entra brusquement, très pâle, en me disant: «Il est mort!» Je crus que c'était Maurice; je tombai sur mes genoux. Zoé, qui comprit et entendit ce qu'ajoutait mon mari, me cria vite: «Non, non, votre beau-père!» Les entrailles maternelles sont féroces: j'eus un violent mouvement de joie; mais ce fut un éclair. J'aimais véritablement mon vieux papa, et je fondis en larmes.
Nous partîmes le jour même pour Guillery, et nous passâmes une quinzaine auprès de Mme Dudevant. Nous la trouvâmes dans la chambre même où, en deux jours, son mari était mort d'une attaque de goutte dans l'estomac. Elle n'était pas encore sortie de cette chambre qu'elle avait habitée une vingtaine d'années avec lui, et où les deux lits restaient côte à côte. Je trouvai cela touchant et respectable. C'était de la douleur comme je la comprenais, sans effroi ni dégoût de la mort d'un être bien-aimé. J'embrassai Mme Dudevant avec une véritable effusion, et je pleurai tant tout le jour auprès d'elle, que je ne songeai pas à m'étonner de ses yeux secs et de son air tranquille. Je pensais d'ailleurs que l'excès de la douleur retenait les larmes et qu'elle devait affreusement souffrir de n'en pouvoir répandre; mais mon imagination faisait tous les frais de cette sensibilité refoulée. Mme Dudevant était une personne glacée autant que glaciale. Elle avait certainement aimé son excellent compagnon, et elle le regrettait autant qu'il lui était possible; mais elle était de la nature des liéges, elle avait une écorce très épaisse qui la garantissait du contact des choses extérieures; seulement cette écorce tenait bien et ne tombait jamais.
Ce n'est pas qu'elle ne fût aimable: elle était gracieuse à la surface, un grand savoir-vivre lui tenant lieu de grâce véritable. Mais elle n'aimait réellement personne et ne s'intéressait à rien qu'à elle-même. Elle avait une jolie figure douce sur un corps plat, osseux, carré et large d'épaules. Cette figure donnait confiance, mais la face seule ne traduit pas l'organisation entière. En regardant ses mains sèches et dures, ses doigts noueux et ses grands pieds, on sentait une nature sans charme, sans nuances, sans élans ni retours de tendresse. Elle était maladive, et entretenait la maladie par un régime de petits soins dont le résultat était l'étiolement. Elle était vêtue en hiver de quatorze jupons qui ne réussissaient pas à arrondir sa personne. Elle prenait mille petites drogues, faisait à peine quelques pas autour de sa maison, quand elle rencontrait, un jour par mois, le temps désirable. Elle parlait peu et d'une voix si mourante, qu'on se penchait vers elle avec le respect instinctif qu'inspire la faiblesse. Mais dans son sourire banal il y avait quelque chose d'amer et de perfide dont, par momens, j'étais frappée et que je ne m'expliquais pas. Ses complimens cachaient les petites aiguilles fines d'une intention épigrammatique. Si elle eût eu de l'esprit, elle eût été méchante.
Je ne crois pourtant pas qu'elle fût foncièrement mauvaise. Privée de santé et de courage, elle était aigrie intérieurement, et, à force de se tenir sur la défensive contre le froid et le chaud, et de se défier de tous les agens extérieurs qui pouvaient apporter dans son état physique une perturbation quelconque, elle en était venue à étendre ces précautions et cette abstention aux choses morales, aux affections et aux idées. Elle n'en était que plus tendue et plus nerveuse, et, quand elle était surprise par la colère, on pouvait s'émerveiller de voir ce corps brisé retrouver une vigueur fébrile, et d'entendre cette voix languissante et cette parole doucereuse prendre un accent très âpre et trouver des expressions très énergiques.
Elle était, je crois, tout à fait impropre à gouverner ses affaires, et quand elle se vit à la tête de sa maison et de sa fortune, il se fit en elle une crise d'effroi et d'inquiétude égoïste qui la conduisit spontanément à l'avarice, à l'ingratitude et à une sorte de fausseté. Ennuyée de sa froide oisiveté, elle attira tour à tour auprès d'elle des amis, des parens, ceux de son mari et les siens. Elle exploita leurs dévouemens successifs, ne put vivre avec aucun d'eux et s'amusa à les tromper tous en morcelant sa fortune entre plusieurs héritiers qu'elle connaissait à peine, et en frustrant d'une récompense méritée jusqu'à de vieux serviteurs qui lui avaient consacré trente ans de soins et de fidélité.
Elle était riche par elle-même, et n'ayant pas d'enfans, même adoptifs, il semble qu'elle eût dû abandonner à son beau-fils au moins une partie de l'héritage paternel. Il n'en fut rien. Elle s'était assuré de longue main, par testament, la jouissance de cette petite fortune, et même elle avait tenté d'en saisir la possession par la rédaction d'une clause qui se trouva, heureusement pour l'avenir de mon mari, contraire aux droits que la loi lui assurait.
Mon mari, connaissant d'avance les dispositions testamentaires de son père, ne fut pas surpris de ne voir aucun changement dans sa situation. Il resta très soumis, et aussi tendre qu'il lui fut possible auprès de sa belle-mère, espérant qu'elle lui ferait plus tard la part meilleure; mais ce fut en pure perte. Elle ne l'aima jamais, le chassa de son lit de mort et ne lui laissa que ce qu'elle n'avait pu lui ôter.
Cette pauvre femme m'a fait, à moi, sous d'autres rapports, tout le mal qu'elle a pu, mais je l'ai toujours plainte. Je ne connais pas d'existence qui mérite plus de pitié que celle d'une personne riche, sans postérité, qui se sent entourée d'égards qu'elle peut croire intéressés, et qui voit dans tous ceux qui l'approchent des aspirans à ses largesses. Être égoïste par instinct avec cela, c'est trop, car c'est le complément d'une destinée stérile et amère.
Nous retournâmes à Bordeaux, puis encore à Guillery au mois de mai, et, cette fois, le pays ne me parut pas agréable. Ce sable fin devient si léger quand il est sec, que le moindre pas le soulève en nuages ardens qu'on avale quoi qu'on fasse. Nous passâmes l'été à Nohant, et, de cette époque jusqu'à 1831, je ne fis plus que de très courtes absences.
Ce fut donc une sorte d'établissement que je regardai comme définitif et qui décida de mon avenir conjugal. C'était, en apparence, le parti le plus sage à prendre que de vivre chez soi modestement et dans un milieu restreint, toujours le même. Pourtant, il eût mieux valu poursuivre une vie nomade et des relations nombreuses. Nohant est une retraite austère par elle-même, élégante et riante d'aspect par rapport à Guillery, mais, en réalité, plus solitaire, et pour ainsi dire imprégnée de mélancolie. Qu'on s'y rassemble, qu'on la remplisse de rires et de bruit, le fond de l'âme n'en reste pas moins sérieux et même frappé d'une espèce de langueur qui tient au climat et au caractère des hommes et des choses environnantes. Le Berrichon est lourd. Quand, par exception, il a la tête vive et le sang chaud, il s'expatrie, irrité de ne pouvoir rien agiter autour de lui; ou, s'il est condamné à rester chez nous, il se jette dans le vin et la débauche, mais tristement, à la manière des Anglais, dont le sang a été mêlé plus qu'on ne croit à sa race. Quand un Gascon est gris, un Berrichon est déjà ivre, et quand l'autre est un peu ivre, limite qu'il ne dépassera guère, le Berrichon est complétement saoûl et ira s'abêtissant jusqu'à ce qu'il tombe. Il faut bien dire ce vilain mot, le seul qui peigne l'effet de la boisson sur les gens d'ici. La mauvaise qualité du vin y est pour beaucoup; mais dans l'intempérance avec laquelle on en use, il faut bien voir une fatalité de ce tempérament mélancolique et flegmatique qui ne supporte pas l'excitation, et qui s'efforce de l'éteindre dans l'abrutissement.
En dehors des ivrognes, qui sont nombreux, et dont le désordre réduit les familles à la misère ou au désespoir, la population est bonne et sage, mais froide et rarement aimable. On se voit peu, l'agriculture est peu avancée, pénible, patiente et absorbante pour le propriétaire. Le vivre est cher, relativement au Midi. L'hospitalité se fait donc rare, pour garder, à l'occasion, l'apparence du faste; et, par dessus tout, il y a une paresse, un effroi de la locomotion qui tiennent à la longueur des hivers, à la difficulté des transports et encore plus à la torpeur des esprits.
Il y a vingt-cinq ans, cette manière d'être était encore plus tranchée; les routes étaient plus rares et les hommes plus casaniers. Ce beau pays, quoique assez habité et bien cultivé, était complétement morne, et mon mari était comme surpris et effrayé du silence solennel qui plane sur nos champs dès que le soleil emporte avec lui les bruits déjà rares et contenus du travail. Là, point de loups qui hurlent, mais aussi plus de chants et de rires, plus de cris de bergers et de clameurs de chasse. Tout est paisible, mais tout est muet. Tout repose, mais tout semble mort.
J'ai toujours aimé ce pays, cette nature et ce silence. Je n'en chéris pas seulement le charme, j'en subis le poids, et il m'en coûte de le secouer, quand même j'en vois le danger. Mais mon mari n'était pas né pour l'étude et la méditation. Quoique Gascon, il n'était pas non plus naturellement enjoué. Sa mère était Espagnole, son père descendait de l'Écossais Law. La réflexion ne l'attristait pas, comme moi. Elle l'irritait. Il se fût soutenu dans le Midi. Le Berry l'accabla. Il le détesta longtemps: mais quand il en eut goûté les distractions et contracté les habitudes, il s'y cramponna comme à une seconde patrie.
Je compris bientôt que je devais m'efforcer d'étendre mes relations, que la vieillesse et la maladie de ma grand'mère avaient beaucoup restreintes et que mes années d'absence avaient encore refroidies. Je retrouvai mes compagnons d'enfance, qui, en général, ne plurent pas à M. Dudevant. Il se fit d'autres amis. J'acceptai franchement ceux qui me furent sympathiques sur quelque point, et j'attirai de plus loin ceux qui devaient convenir à lui comme à moi.
Le bon James et son excellente femme, ma chère mère Angèle, vinrent passer deux ou trois mois avec nous. Puis leur sœur, Mme Saint-Aignan avec ses filles. L'aînée, Félicie, était un ange.
Les Malus vinrent aussi. Le plus jeune, Adolphe; un cœur d'or, ayant été malade chez nous, nous lui fîmes la conduite jusqu'à Blois, avec mon frère, et nous vîmes le vieux château, alors converti en caserne et en poudrière, et abandonné aux dégradations des soldats, dont le bruit et le mouvement n'empêchaient pas certains corps de logis d'être occupés par des myriades d'oiseaux de proie. Dans le bâtiment de Gaston d'Orléans, le guano des hibous et des chouettes était si épais qu'il était impossible d'y pénétrer.
Je n'avais jamais vu une aussi belle chose de la renaissance que ce vaste monument, tout abandonné et dévasté qu'il était. Je l'ai revu restauré, lambrissé, admirablement rajeuni et pour ainsi dire retrouvé sous les outrages du temps et de l'incurie; mais ce que je n'ai pas retrouvé, moi, c'est l'impression étrange et profonde que je subis la première fois, lorsque au lever du soleil, je cueillis des violiers jaunes dans les crevasses des pierres fatidiques de l'observatoire de Catherine de Médicis.
En 1827, nous passâmes une quinzaine aux eaux du Mont-d'Or. J'avais fait une chute, et souffris longtemps d'une entorse. Maurice vint avec nous. Il se faisait gamin et commençait à regarder la nature avec ses grands yeux attentifs, tout au beau milieu de son vacarme.
L'Auvergne me sembla un pays adorable. Moins vaste et moins sublime que les Pyrénées, il en avait la fraîcheur, les belles eaux et les recoins charmans. Les bois de sapins sont même plus agréables que les épicéas des grandes montagnes. Les cascades, moins terribles, ont de plus douces harmonies, et le sol, moins tourmenté par les orages et les éboulemens, se couvre partout de fleurs luxuriantes.
Ursule était venue vivre chez moi en qualité de femme de charge. Cela ne put durer. Il y eut incompatibilité d'humeur entre elle et mon mari. Elle m'en voulut un peu de ne pas m'être prononcée pour elle. Elle me quitta presque fâchée, et puis, tout aussitôt, elle comprit que je n'avais pas dû agir autrement et me rendit son amitié, qui ne s'est jamais démentie depuis. Elle se maria à La Châtre avec un excellent homme qui l'a rendue heureuse, et elle est maintenant le seul être avec qui je puisse, sans lacune notable, repasser toute ma vie, depuis la première enfance jusqu'au demi-siècle accompli.
Les élections de 1827 signalèrent un mouvement d'opposition très marqué et très général en France. La haine du ministère Villèle produisit une fusion définitive entre les libéraux et les bonapartistes, qu'ils fussent noblesse ou bourgeoisie. Le peuple resta étranger au débat dans notre province; les fonctionnaires seuls luttaient pour le ministère; pas tous, cependant. Mon cousin Auguste de Villeneuve vint du Blanc voter à La Châtre, et, quoique fonctionnaire éminent (il était toujours trésorier de la ville de Paris), il se trouva d'accord avec mon mari et ses amis pour nommer M. Duris-Dufresne. Il passa quelques jours chez nous et me témoigna, ainsi qu'à Maurice, qu'il appelait son grand-oncle, beaucoup d'affection. J'oubliai qu'il m'avait fort blessée autrefois, en voyant qu'il ne s'en doutait pas et me traitait paternellement.
M. Duris-Dufresne, beau-frère du général Bertrand, était un républicain de vieille roche. C'était un homme d'une droiture antique, d'une grande simplicité de cœur, d'un esprit aimable et bienveillant. J'aimais ce type d'un autre temps, encore empreint de l'élégance du Directoire, avec des idées et des mœurs plus laconiennes. Sa petite perruque rase et ses boucles d'oreilles donnaient de l'originalité à sa physionomie vive et fine. Ses manières avaient une distinction extrême. C'était un jacobin fort sociable.
Mon mari, s'occupant beaucoup d'opposition à cette époque, était presque toujours à la ville. Il désira s'y créer un centre de réunion et y louer une maison où nous donnâmes des bals et des soirées qui continuèrent même après la nomination de M. Duris-Dufresne.
Mais nos réceptions donnèrent lieu à un scandale fort comique. Il y avait alors, et il y a encore un peu à La Châtre, deux ou trois sociétés, qui, de mémoire d'homme, ne s'étaient mêlées à la danse. Les distinctions entre la première, la seconde et la troisième étaient fort arbitraires, et la délimitation insaisissable pour qui n'avait pas étudié à fond la matière.
Bien qu'en guerre d'opinions avec la sous-préfecture, j'étais fort liée avec M. et Mme de Périgny, couple aimable et jeune, avec qui j'avais les meilleures relations de voisinage. Eux aussi voulurent ouvrir leur salon; leur position leur en faisait une sorte de devoir, et nous convîmes de simplifier de détail des invitations en nous servant de la même liste.
Je leur communiquai la mienne, qui était fort générale, et où naturellement j'avais inscrit toutes les personnes que je connaissais tant soit peu. Mais, ô abomination, il se trouva que plusieurs des familles que j'aimais et estimais à plus juste titre étaient reléguées au second et au troisième rang dans les us et coutumes de l'aristocratie bourgeoise de La Châtre. Aussi, quand ces hauts personnages se virent en présence de leurs inférieurs, il y eut colère, indignation, malédiction sur l'arrogant sous-préfet qui n'avait agi ainsi, disait-on, que pour marquer son mépris à tous les gens du pays, en les mettant comme des œufs dans le même panier.
Ce couplet d'une chanson que je fis le soir même avec Duteil, contient en peu de mots le récit véridique de l'immense événement. En la relisant, je vois que, sans être bien drôle, cette chanson est affaire de mœurs locales, et qu'elle mérite de rester dans les archives de la tradition... à La Châtre! Elle est intitulée: Soirée administrative, ou le Sous-préfet philosophe. Voici les deux premiers couplets qui résument l'affaire. C'est sur l'air des Bourgeois de Chartres:
On a vu le dénouement. La chanson faillit le pousser jusqu'au tragique. Elle avait été faite au coin du feu de Périgny, et devait rester entre nous; mais Duteil ne put se tenir de la chanter. On la retint, on la copia; elle passa dans toutes les mains et souleva des tempêtes. Au moment où je l'avais complétement oubliée, je vis des yeux féroces et j'entendis des cris de rage autour de moi. Cela eut le bon résultat de détourner la foudre de la tête de mes amis Périgny et de l'attirer sur la mienne. Les plus gros bonnets de l'endroit firent serment de ne point m'honorer de leur présence; Périgny, piqué de tant de sottise, ferma son salon. Je laissai le mien ouvert et augmentai mes invitations à la seconde société. C'était la meilleure leçon à donner à la première, car n'étant pas fonctionnaire, j'avais le droit de me passer d'elle. Mais sa rancune ne tint pas contre deux ou trois soupers. D'ailleurs, dans cette première, j'avais d'excellens amis qui se moquaient de la conspiration et qui trahissaient ouvertement la bonne cause. Mon salon fut donc si rempli qu'on s'y étouffait, et la confusion y fut telle que les dames de la première et de la seconde race se laissèrent entraîner à se toucher le bout des doigts pour faire la figure de contre-danse qu'on appelle le moulinet. Quelques orthodoxes dirent que c'était une cohue. Je m'amusai à les remercier très humblement de l'honneur qu'ils me faisaient de venir chez moi, bien que je fusse de la troisième société. On cria anathème, mais on n'en mangea pas moins les pâtés, et on n'en fêta pas moins le champagne de l'insurrection. Ce fut le signal d'une grande décadence dans les constitutions hiérarchiques de cette petite oligarchie.
Au mois de septembre 1828, ma fille Solange vint au monde à Nohant. Le médecin arriva quand je dormais déjà et que la pouponne était habillée et parée de ses rubans roses. J'avais beaucoup désiré avoir une fille, et cependant je n'éprouvai pas la joie que Maurice m'avait donnée. Je craignais que ma fille ne vécût pas, parce que j'étais accouchée avant terme, à la suite d'une frayeur. Ma petite nièce Léontine ayant fait un mauvais rêve, la veille au soir, s'était mise à jeter des cris si aigus dans l'escalier où elle s'était élancée pour appeler sa mère, que je m'imaginai qu'elle avait roulé les marches et qu'elle était brisée. Je commençai aussitôt à sentir des douleurs, et en m'éveillant le lendemain, je n'eus que le temps de préparer les petits bonnets et les petites brassières, qu'heureusement j'avais terminés.
Je me souviens de l'étonnement d'un de nos amis de Bordeaux qui était venu nous voir, quand il me trouva, de grand matin, seule au salon, dépliant et arrangeant la layette, qui était encore en partie dans ma boîte à ouvrage. «Que faites-vous donc là? me dit-il.—Ma foi, vous le voyez, lui répondis-je, je me dépêche pour quelqu'un qui arrive plus tôt que je ne pensais.»
Mon frère, qui avait vu ma frayeur de la veille à propos de sa fille, et qui m'aimait véritablement quand il avait sa tête, courut ventre à terre pour amener le médecin. Tout était fini quand il revint, et il eut une si grande joie de voir l'enfant vivant qu'il était comme fou. Il vint m'embrasser et me rassurer en me disant que ma fille était belle, forte, et qu'elle vivrait. Mais je ne me tranquillisai intérieurement qu'au bout de quelques jours, en la voyant venir à merveille.
Au retour de ce temps de galop, mon frère était affamé. On se mit à table, et deux heures après, rentra chez moi tellement ivre que croyant s'asseoir sur le pied de mon lit, il tomba sur son derrière au milieu de la chambre. J'avais encore les nerfs très excités, j'eus un tel fou rire qu'il s'en aperçut et fit de grands efforts pour retrouver ses idées. «Eh bien, je suis gris, me dit-il, voilà tout. Que veux-tu? j'ai été très ému, très inquiet, ce matin, ensuite, j'ai été très content, très heureux, et c'est la joie qui m'a grisé; ce n'est pas le vin, je te jure, c'est l'amitié que j'ai pour toi qui m'empêche de me tenir sur mes jambes.» Il fallait bien pardonner en vue d'un si beau raisonnement.
Je passai l'hiver suivant à Nohant. Au printemps de 1829, j'allai à Bordeaux avec mon mari et mes deux enfans. Solange était sevrée et elle était devenue la plus robuste des deux.
A l'automne, j'allai passer à Périgueux quelques jours auprès de Félicie Mollier, une de mes amies du Berri. Je poussai jusqu'à Bordeaux pour embrasser Zoé. Le froid me prit en route, et j'en souffris beaucoup au retour.
Enfin, en 1830, je fis avec Maurice, au mois de mai, je crois, une course rapide de Nohant à Paris. J'oublie ou je confonds les époques de trois ou quatre autres apparitions de quelques jours à Paris, avec ou sans mon mari. L'une eut pour but une consultation sur ma santé, qui s'était beaucoup altérée. Broussais me dit que j'avais un anévrisme au cœur; Landré-Beauvais, que j'étais phthysique; Rostan, que je n'avais rien du tout.
Malgré ces courts déplacemens annuels, je peux dire que, de 1826 à 1831, j'avais constamment vécu à Nohant. Jusque-là, malgré des ennuis et des chagrins sérieux, je m'y étais trouvée dans les meilleures conditions possibles pour ma santé morale. A partir de ce moment-là, l'équilibre entre les peines et les satisfactions se trouva rompu. Je sentis la nécessité de prendre un parti. Je le pris sans hésiter, et mon mari y donna les mains: j'allai vivre à Paris avec ma fille, moyennant un arrangement qui me permettait de revenir tous les trois mois passer trois mois à Nohant; et, jusqu'au moment où Maurice entra au collége à Paris, je suivis très exactement le plan que je m'étais tracé. Je le laissais entre les mains d'un précepteur qui était avec nous déjà depuis deux ans, et qui a toujours été, depuis ce temps-là, un de mes amis les plus sûrs et les plus parfaits. Ce n'était pas seulement un instituteur pour mon fils, c'était un compagnon, un frère aîné, presque une mère. Pourtant il m'était impossible de me séparer de Maurice pour longtemps et de ne pas veiller sur lui la moitié de l'année.
J'ai dû esquisser rapidement ces jours de retraite et d'apparente inaction. Ce n'est pas qu'ils ne soient remplis pour moi de souvenirs; mais l'action de ma volonté y fut tellement intérieure et ma personnalité s'y effaça si bien, que je n'aurais à raconter que l'histoire des autres autour de moi; et c'est un droit que je ne crois avoir que dans de certaines limites, surtout à l'égard de certaines personnes.
Pour ne pas revenir en arrière et pour résumer cependant le résultat de ces années écoulées sur l'histoire de ma propre vie, je dirai ce que j'étais lorsque, dans l'hiver de 1831, je vins à Paris avec l'intention d'écrire.
CHAPITRE VINGT-CINQUIEME.[3]
Coup d'œil rétrospectif sur quelques années esquissées dans le précédent chapitre.—Intérieur troublé.—Rêves évanouis.—Ma religion.—Question de la liberté de s'abstenir de culte extérieur.—Mort douce d'une idée fixe.—Mort d'un cricri.—Projets d'un avenir à ma guise, vagues, mais persistans.—Pourquoi ces projets.—La gestion d'une année de revenu.—Ma démission.—Sorte d'interdiction de fait.—Mon frère et sa passion fâcheuse.—Les vents salés, les figures salées.—Essai d'un petit métier.—Le musée de peinture.—Révélation de l'art, sans certitude d'aucune spécialité.—Inaptitude pour les sciences naturelles, malgré l'amour de la nature.—On m'accorde une pension et la liberté.—Je quitte Nohant pour trois mois.
J'avais énormément vécu dans ce peu d'années. Il me semblait même avoir vécu cent ans sous l'empire de la même idée, tant je me sentais lasse d'une gaîté sans expansion, d'un intérieur sans intimité, d'une solitude que le bruit de l'ivresse rendait plus absolue autour de moi. Je n'avais pourtant à me plaindre sérieusement d'aucun mauvais procédé direct, et quand cela même eût été, je n'aurais pas consenti à m'en apercevoir. Le désordre de mon pauvre frère et de ceux qui se laissaient entraîner avec lui n'en était pas venu à ce point que je ne me sentisse plus leur inspirer une sorte de crainte qui n'était pas de la condescendance, mais un respect instinctif. J'y avais mis, de mon côté, toute la tolérance possible. Tant que l'on se bornait à être radoteur, fatigant, bruyant, malade même et fort dégoûtant, je tâchais de rire, et je m'étais même habituée à supporter un ton de plaisanterie qui dans le principe m'avait révoltée. Mais quand les nerfs se mettaient de la partie, quand on devenait obscène et grossier, quand mon pauvre frère lui-même, si longtemps soumis et repentant devant mes remontrances, devenait brutal et méchant, je me faisais sourde, et dès que je le pouvais, je rentrais, sans faire semblant de rien, dans ma petite chambre.
Là, je savais bien m'occuper, et me distraire du vacarme extérieur qui durait souvent jusqu'à six ou sept heures du matin. Je m'étais habituée à travailler, la nuit, auprès de ma grand'mère malade; maintenant j'avais d'autres malades, non à soigner, mais à entendre divaguer.
Mais la solitude morale était profonde, absolue: elle eût été mortelle à une âme tendre et à une jeunesse encore dans sa fleur, si elle ne se fût remplie d'un rêve qui avait pris l'importance d'une passion, non pas dans ma vie, puisque j'avais sacrifié ma vie au devoir, mais dans ma pensée. Un être absent, avec lequel je m'entretenais sans cesse, à qui je rapportais toutes mes réflexions, toutes mes rêveries, toutes mes humbles vertus, tout mon platonique enthousiasme, un être excellent en réalité, mais que je parais de toutes les perfections que ne comporte pas l'humaine nature, un homme enfin qui m'apparaissait quelques jours, quelques heures parfois, dans le courant d'une année, et qui, romanesque auprès de moi autant que moi-même, n'avait mis aucun effroi dans ma religion, aucun trouble dans ma conscience, ce fut là le soutien et la consolation de mon exil dans le monde de la réalité.
Ma religion, elle était restée la même, elle n'a jamais varié quant au fond. Les formes du passé se sont évanouies pour moi comme pour mon siècle à la lumière de l'étude et de la réflexion: mais la doctrine éternelle des croyans, le Dieu bon, l'âme immortelle et les espérances de l'autre vie, voilà ce qui, en moi, a résisté à tout examen, à toute discussion et même à des intervalles de doute désespéré. Des cagots m'ont jugée autrement et m'ont déclarée sans principes, dès le commencement de ma carrière littéraire, parce que je me suis permis de regarder en face des institutions purement humaines dans lesquelles il leur plaisait de faire intervenir la Divinité. Des politiques m'ont décrétée aussi d'athéisme à l'endroit de leurs dogmes étroits ou variables. Il n'y a pas de principes, selon les intolérans et les hypocrites de toutes les croyances, là où il n'y a pas d'aveuglement ou de poltronnerie. Qu'importe?
Je n'écris pas pour me défendre de ceux qui ont un parti pris contre moi. J'écris pour ceux dont la sympathie naturelle, fondée sur une conformité d'instincts, m'ouvre le cœur et m'assure la confiance. C'est à ceux-là seulement que je peux faire quelque bien. Le mal que les autres peuvent me faire, à moi, je ne m'en suis jamais beaucoup aperçue.
Il n'est pas indispensable, d'ailleurs, au salut de l'humanité que j'aie trouvé ou perdu la vérité. D'autres la retrouveront, quelque égarée qu'elle soit dans le monde et dans le siècle. Tout ce que je peux et dois faire, moi, c'est de confesser ma foi simplement, dût-elle paraître insuffisante aux uns, excessive aux autres.
Entrer dans la discussion des formes religieuses est une question de culte extérieur dont cet ouvrage-ci n'est pas le cadre. Je n'ai donc pas à dire pourquoi et comment je m'en détachai jour par jour, comment j'essayai de les admettre encore pour satisfaire ma logique naturelle, et comment je les abandonnai franchement et définitivement, le jour où je crus reconnaître que la logique même m'ordonnait de m'en dégager. Là n'est pas le point religieux important de ma vie. Là je ne trouve ni angoisses ni incertitudes dans mes souvenirs. La vraie question religieuse, je l'avais prise de plus haut dès mes jeunes années. Dieu, son existence éternelle, sa perfection infinie n'étaient guère révoqués en doute que dans des heures de spleen maladif, et l'exception de la vie intellectuelle ne doit pas compter dans un résumé de la vie entière de l'âme. Ce qui m'absorbait, à Nohant comme au couvent, c'était la recherche ardente ou mélancolique, mais assidue, des rapports qui peuvent, qui doivent exister entre l'âme individuelle et cette âme universelle que nous appelons Dieu. Comme je n'appartenais au monde ni de fait ni d'intention, comme ma nature contemplative se dérobait absolument à ses influences; comme, en un mot, je ne pouvais et ne voulais agir qu'en vertu d'une loi supérieure à la coutume et à l'opinion, il m'importait fort de chercher en Dieu le mot de l'énigme de ma vie, la notion de mes vrais devoirs, la sanction de mes sentimens les plus intimes.
Pour ceux qui ne voient dans la Divinité qu'une loi fatale, aveugle et sourde aux larmes et aux prières de la créature intelligente, ce perpétuel entretien de l'esprit avec un problème insoluble rentre probablement dans ce qu'on a appelé le mysticisme. Mystique? soit! Il n'y a pas une très grande variété de types intellectuels dans l'espèce humaine, et j'appartenais apparemment à ce type-là. Il ne dépendait pas de moi de me conduire par la lumière de la raison pure, par les calculs de l'intérêt personnel, par la force de mon jugement ou par la soumission à celui des autres. Il me fallait trouver, non pas en dehors, mais au-dessus des conceptions passagères de l'humanité, au-dessus de moi-même, un idéal de force, de vérité, un type de perfection immuable à embrasser, à contempler, à consulter et à implorer sans cesse. Longtemps je fus gênée par les habitudes de prière que j'avais contractées, non quant à la lettre, on a vu que je n'avais jamais pu m'y astreindre, mais quant à l'esprit. Quand l'idée de Dieu se fut agrandie en même temps que mon âme s'était complétée, quand je crus comprendre ce que j'avais à dire à Dieu, de quoi le remercier, quoi lui demander, je retrouvai mes effusions, mes larmes, mon enthousiasme et ma confiance d'autrefois.
Alors j'enfermai en moi la croyance comme un mystère et, ne voulant pas la discuter, je la laissai discuter et railler aux autres sans écouter, sans entendre, sans être entamée ni troublée un seul instant. Je dirai comment cette foi sereine fut encore ébranlée plus tard; mais elle ne le fut que par ma propre fièvre, sans que l'action des autres y fût pour rien.
Je n'eus jamais le pédantisme de ma préoccupation; personne ne s'en douta jamais, et quand, peu d'années après, j'eus écrit Lélia et Spiridion, deux ouvrages qui résument pour moi beaucoup d'agitations morales, mes plus intimes amis se demandaient avec stupeur en quels jours, à quelles heures de ma vie, j'avais passé par ces âpres chemins entre les cimes de la foi et les abîmes de l'épouvante.
Voici quelques mots que m'écrivait le Malgache après Lélia: «Que diable est-ce là? Où avez-vous pris tout cela? Pourquoi avez-vous fait ce livre? D'où sort-il, où va-t-il? Je vous savais bien rêveuse, je vous croyais croyante, au fond. Mais je ne me serais jamais douté que vous pussiez attacher tant d'importance à pénétrer les secrets de ce grand peut-être et à retourner dans tous les sens cet immense point d'interrogation dont vous feriez mieux de ne pas vous soucier plus que moi.
«On se moque de moi, ici, parce que j'aime ce livre. J'ai peut-être tort de l'aimer, mais il s'est emparé de moi et m'empêche de dormir. Que le bon Dieu vous bénisse de me secouer et de m'agiter comme ça! mais qui donc est l'auteur de Lélia? Est-ce vous? Non. Ce type, c'est une fantaisie. Ça ne vous ressemble pas, à vous qui êtes gaie, qui dansez la bourrée, qui appréciez le lépidoptère, qui ne méprisez pas le calembour, qui ne cousez pas mal, et qui faites très bien les confitures! Peut-être bien, après tout, que nous ne vous connaissions pas, et que vous nous cachiez sournoisement vos rêveries. Mais est-il possible que vous ayez pensé à tant de choses, retourné tant de questions et avalé tant de couleuvres psychologiques, sans que personne s'en soit jamais douté?»
J'arrivais donc à Paris, c'est-à-dire au début d'une nouvelle phase de mon existence, avec des idées très arrêtées sur les choses abstraites à mon usage, mais avec une grande indifférence et une complète ignorance des choses de la réalité. Je ne tenais pas à les savoir; je n'avais de parti pris sur quoi que ce soit, dans cette société à laquelle je voulais de moins en moins appartenir. Je ne comptais pas la réformer; je ne m'intéressais pas assez à elle pour avoir cette ambition. C'était un tort sans doute que ce détachement et cette paresse: mais c'était l'inévitable résultat d'une vie d'isolement et d'apathie.
Un dernier mot pourtant sur le catholicisme orthodoxe. En passant légèrement sur l'abandon du culte extérieur, je ne prétends pas faire aussi bon marché de la question de culte en général que j'ai peut-être eu l'air de le dire. Raconter et juger est un travail simultané peu facile, quand on ne veut pas s'arrêter trop souvent et lasser la patience du lecteur.
Disons donc ici très vite que la nécessité des cultes n'est pas encore chose jugée pour moi, et que je vois aujourd'hui autant de bonnes raisons pour l'admettre que pour la rejeter. Cependant, si l'on reconnaît, avec toutes les écoles de la philosophie moderne, un principe de tolérance absolue à cet égard dans les gouvernemens, je me trouve parfaitement dans mon droit de refuser de m'astreindre à des formules qui ne me satisfont pas, et dont aucune ne peut remplacer ni même laisser libre l'élan de ma pensée et l'inspiration de ma prière. Dans ce cas, il faut reconnaître encore que, s'il est des esprits qui ont besoin, pour garder la foi, de s'assujettir à des pratiques extérieures, il en est aussi qui ont besoin, dans le même but, de s'isoler entièrement.
Pourtant il y a là une grave question morale pour le législateur.
L'homme sera-t-il meilleur en adorant Dieu à sa guise, ou en acceptant une règle établie? Je vois dans la prière ou dans l'action de grâces en commun, dans les honneurs rendus aux morts, dans la consécration de la naissance et des principaux actes de la vie, des choses admirables et saintes que ne remplacent pas les contrats et les actes purement civils. Je vois aussi l'esprit de ces institutions tellement perdu et dénaturé qu'en bien des cas l'homme les observe de manière à en faire un sacrilége. Je ne puis prendre mon parti sur des pratiques admises par prudence, par calcul, c'est-à-dire par lâcheté ou par hypocrisie. La routine de l'habitude me paraît une profanation moindre, mais c'en est une encore, et quel sera le moyen d'empêcher que toute espèce de culte n'en soit pas souillée?
Tout mon siècle a cherché et cherche encore. Je n'en sais pas plus long que mon siècle.[4]
Pourquoi cette solitude qui avait franchi les plus vives années de ma jeunesse ne me convenait-elle plus, voilà ce que je n'ai pas dit et ce que je peux très bien dire.
L'être absent, je pourrais presque dire l'invisible, dont j'avais fait le troisième terme de mon existence (Dieu, lui et moi), était fatigué de cette aspiration surhumaine à l'amour sublime. Généreux et tendre, il ne le disait pas, mais ses lettres devenaient plus rares, ses expressions plus vives ou plus froides selon le sens que je voulais y attacher. Ses passions avaient besoin d'un autre aliment que l'amitié enthousiaste et la vie épistolaire. Il avait fait un serment qu'il m'avait tenu religieusement et sans lequel j'eusse rompu avec lui; mais il ne m'avait pas fait de serment restrictif à l'égard des joies ou des plaisirs qu'il pouvait rencontrer ailleurs. Je sentis que je devenais pour lui une chaîne terrible, ou que je n'étais plus qu'un amusement d'esprit. Je penchai trop modestement vers cette dernière opinion, et j'ai su plus tard que je m'étais trompée. Je ne m'en suis que davantage applaudie d'avoir mis fin à la contrainte de son cœur et à l'empêchement de sa destinée. Je l'aimai longtemps encore dans le silence et l'abattement. Puis je pensai à lui avec calme, avec reconnaissance, et je n'y pense qu'avec une amitié sérieuse et une estime fondée.
Il n'y eut ni explication ni reproche, dès que mon parti fut pris. De quoi me serais-je plainte? Que pouvais-je exiger? Pourquoi aurais-je tourmenté cette belle et bonne âme, gâté cette vie pleine d'avenir? Il y a d'ailleurs un point de détachement où celui qui a fait le premier pas ne doit plus être interrogé et persécuté, sous peine d'être forcé de devenir cruel ou malheureux. Je ne voulais pas qu'il en fût ainsi. Il n'avait pas mérité de souffrir, lui; et moi, je ne voulais pas descendre dans son respect en risquant de l'irriter. Je ne sais pas si j'ai raison de regarder la fierté comme un des premiers devoirs de la femme, mais il n'est pas en mon pouvoir de ne pas mépriser la passion qui s'acharne. Il me semble qu'il y a là un attentat contre le ciel, qui seul donne et reprend les vraies affections. On ne doit pas plus disputer la possession d'une âme que celle d'un esclave. On doit rendre à l'homme sa liberté, à l'âme son élan, à Dieu la flamme émanée de lui.
Quand ce divorce tranquille, mais sans retour, fut accompli, j'essayai de continuer l'existence que rien d'extérieur n'avait dérangée ni modifiée; mais cela fut impossible. Ma petite chambre ne voulait plus de moi.
J'habitais alors l'ancien boudoir de ma grand'mère, parce qu'il n'y avait qu'une porte et que ce n'était un passage pour personne, sous aucun prétexte que ce fût. Mes deux enfans occupaient la chambre attenante. Je les entendais respirer, et je pouvais veiller sans troubler leur sommeil. Ce boudoir était si petit, qu'avec mes livres, mes herbiers, mes papillons et mes cailloux (j'allais toujours m'amusant à l'histoire naturelle sans rien apprendre), il n'y avait pas de place pour un lit. J'y suppléais par un hamac. Je faisais mon bureau d'une armoire qui s'ouvrait en manière de secrétaire et qu'un cricri, que l'habitude de me voir avait apprivoisé, occupa longtemps avec moi. Il y vivait de mes pains à cacheter que j'avais soin de choisir blancs, dans la crainte qu'il ne s'empoisonnât. Il venait manger sur mon papier pendant que j'écrivais, après quoi il allait chanter dans un certain tiroir de prédilection. Quelquefois il marchait sur mon écriture, et j'étais obligée de le chasser pour qu'il ne s'avisât pas de goûter à l'encre fraîche. Un soir, ne l'entendant plus remuer et ne le voyant pas venir, je le cherchai partout. Je ne trouvai de mon ami que les deux pattes de derrière entre la croisée et la boiserie. Il ne m'avait pas dit qu'il avait l'habitude de sortir, la servante l'avait écrasé en fermant la fenêtre.
J'ensevelis ses tristes restes dans une fleur de datura, que je gardai longtemps comme une relique; mais je ne saurais dire quelle impression me fit ce puéril incident, par sa coïncidence avec la fin de mes poétiques amours. J'essayai bien de faire là-dessus de la poésie, j'avais ouï dire que le bel esprit console de tout; mais, tout en écrivant la Vie et la Mort d'un esprit familier, ouvrage inédit et bien fait pour l'être toujours, je me surpris plus d'une fois tout en larmes. Je songeais malgré moi que ce petit cri du grillon, qui est comme la voix même du foyer domestique, aurait pu chanter mon bonheur réel, qu'il avait bercé au moins les derniers épanchemens d'une illusion douce, et qu'il venait de s'envoler pour toujours avec elle.
La mort du grillon marqua donc, comme d'une manière symbolique, la fin de mon séjour à Nohant. Je m'inspirai d'autres pensées, je changeai ma manière de vivre, je sortis, je me promenai beaucoup durant l'automne. J'ébauchai une espèce de roman qui n'a jamais vu le jour; puis, l'ayant lu, je me convainquis qu'il ne valait rien, mais que j'en pouvais faire de moins mauvais, et, qu'en somme, il ne l'était pas plus que beaucoup d'autres qui faisaient vivre tant bien que mal leurs auteurs. Je reconnus que j'écrivais vite, facilement, longtemps sans fatigue; que mes idées, engourdies dans mon cerveau, s'éveillaient et s'enchaînaient, par la déduction, au courant de la plume; que dans ma vie de recueillement, j'avais beaucoup observé et assez bien compris les caractères que le hasard avait fait passer devant moi, et que, par conséquent, je connaissais assez la nature humaine pour la dépeindre; enfin, que de tous les petits travaux dont j'étais capable, la littérature proprement dite était celui qui m'offrait le plus de chance de succès comme métier, et, tranchons le mot, comme gagne-pain.
Quelques personnes, avec qui je m'en expliquai au commencement, crièrent fi! La poésie pouvait-elle exister, disaient-elles, avec une semblable préoccupation? Était-ce donc pour trouver une profession matérielle que j'avais tant vécu dans l'idéal?
Moi, j'avais mon idée là-dessus depuis longtemps. Dès avant mon mariage j'avais senti que ma situation dans la vie, ma petite fortune, ma liberté de ne rien faire, mon prétendu droit de commander à un certain nombre d'êtres humains, paysans et domestiques, enfin mon rôle d'héritière et de châtelaine, malgré ses minces proportions et son imperceptible importance, était contraire à mon goût, à ma logique, à mes facultés. Que l'on se rappelle comment la pauvreté de ma mère, qui l'avait séparée de moi, avait agi sur ma petite cervelle et sur mon pauvre cœur d'enfant; comment j'avais, dans mon for intérieur, repoussé l'héritage, et projeté longtemps de fuir le bien-être pour le travail.
A ces idées romanesques succéda, dans les commencemens de mon mariage, la volonté de complaire à mon mari et d'être la femme de ménage qu'il souhaitait que je fusse. Les soins domestiques ne m'ont jamais ennuyée, et je ne suis pas de ces esprits sublimes qui ne peuvent descendre de leurs nuages. Je vis beaucoup dans les nuages, certainement, et, c'est une raison de plus pour que j'éprouve le besoin de me retrouver souvent sur la terre. Souvent, fatiguée et obsédée de mes propres agitations, j'aurais volontiers dit, comme Panurge sur la mer en fureur: «Heureux celui qui plante choux! il a un pied sur la terre, et l'autre n'en est distant que d'un fer de bêche!»
Mais ce fer de bêche, ce quelque chose entre la terre et mon second pied, voilà justement ce dont j'avais besoin et ce que je ne trouvais pas. J'aurais voulu une raison, un motif aussi simple que l'action de planter choux, mais aussi logique, pour m'expliquer à moi-même le but de mon activité. Je voyais bien qu'en me donnant beaucoup de soins pour économiser sur toutes choses, comme cela m'était recommandé, je n'arrivais qu'à me pénétrer de l'impossibilité d'être économe sans égoïsme en certains cas; plus j'approchais de la terre, en creusant le petit problème de lui faire rapporter le plus possible, et plus je voyais que la terre rapporte peu et que ceux qui ont peu ou point de terre à bêcher ne peuvent pas exister avec leurs deux bras. Le salaire était trop faible, le travail trop peu assuré, l'épuisement et la maladie trop inévitables. Mon mari n'était pas inhumain et ne m'arrêtait pas dans le détail de la dépense; mais quand, au bout du mois, il voyait mes comptes, il perdait la tête et me la faisait perdre aussi en me disant que mon revenu était de moitié trop faible pour ma libéralité, et qu'il n'y avait aucune possibilité de vivre à Nohant et avec Nohant sur ce pied-là. C'était la vérité; mais je ne pouvais prendre sur moi de réduire au strict nécessaire l'aisance de ceux que je gouvernais, et de refuser le nécessaire à ceux que je ne gouvernais pas. Je ne résistais à rien de ce qui m'était imposé ou conseillé, mais je ne savais pas m'y prendre. Je m'impatientais et j'étais débonnaire. On le savait, et on en abusait souvent.
Ma gestion ne dura qu'une année. On m'avait prescrit de ne pas dépasser dix mille francs; j'en dépensai quatorze, de quoi j'étais penaude comme un enfant pris en faute. J'offris ma démission, et on l'accepta. Je rendis mon portefeuille et renonçai même à une pension de quinze cents francs qui m'était assurée par contrat de mariage pour ma toilette. Il ne m'en fallait pas tant, et j'aimais mieux être à la discrétion de mon gouvernement que de réclamer. Depuis cette époque jusqu'en 1831, je ne possédais pas une obole, je ne pris pas cent sous dans la bourse commune sans les demander à mon mari, et quand je le priai de payer mes dettes personnelles au bout de neuf ans de mariage, elles se montaient à cinq cents francs.
Je ne rapporte pas ces petites choses pour me plaindre d'avoir subi aucune contrainte ni souffert d'aucune avarice. Mon mari n'était pas avare, et il ne me refusait rien; mais je n'avais pas de besoins, je ne désirais rien en dehors des dépenses courantes établies par lui dans la maison, et, contente de n'avoir plus aucune responsabilité je lui laissais une autorité sans limites et sans contrôle. Il avait donc pris tout naturellement l'habitude de me regarder comme un enfant en tutelle, et il n'avait pas sujet de s'irriter contre un enfant si tranquille.
Si je suis entrée dans ce détail, c'est que j'ai à dire comment, au milieu de cette vie de religieuse que je menais bien réellement à Nohant, et à laquelle ne manquaient ni la cellule, ni le vœu d'obéissance, ni celui de silence, ni celui de pauvreté, le besoin d'exister par moi-même se fit sentir. Je souffrais de me voir inutile. Ne pouvant assister autrement les pauvres gens, je m'étais faite médecin de campagne, et ma clientèle gratuite s'était accrue au point de m'écraser de fatigue. Par économie, je m'étais faite aussi un peu pharmacien, et quand je rentrais de mes visites, je m'abrutissais dans la confection des onguens et des sirops. Je ne me lassais pas du métier; que m'importait de rêver là ou ailleurs? Mais je me disais qu'avec un peu d'argent à moi, mes malades seraient mieux soignés et que ma pratique pourrait s'aider de quelques lumières.
Et puis l'esclavage est quelque chose d'anti-humain, que l'on n'accepte qu'à la condition de rêver toujours la liberté. Je n'étais pas esclave de mon mari; il me laissait bien volontiers à mes lectures et à mes juleps; mais j'étais asservie à une situation donnée, dont il ne dépendait pas de lui de m'affranchir. Si je lui eusse demandé la lune, il m'eût dit en riant: «Ayez de quoi la payer, je vous l'achète;» et si je me fusse laissée aller à dire que j'aimerais à voir la Chine, il m'eût répondu: «Ayez de l'argent, faites que Nohant en rapporte, et allez en Chine.»
J'avais donc agité en moi plus d'une fois le problème d'avoir des ressources, si modestes qu'elles fussent, mais dont je pusse disposer sans remords et sans contrôle, pour un bonheur d'artiste, pour une aumône bien placée, pour un beau livre, pour une semaine de voyage, pour un petit cadeau à une amie pauvre, que sais-je? pour tous ces riens dont on peut se priver, mais sans lesquels pourtant on n'est pas homme ou femme, mais bien plutôt ange ou bête. Dans notre société toute factice, l'absence totale de numéraire constitue une situation impossible, la misère effroyable ou l'impuissance absolue. L'irresponsabilité est un état de servage; quelque chose comme la honte de l'interdiction.
Je m'étais dit aussi qu'un moment viendrait où je ne pourrais plus rester à Nohant. Cela tenait à des causes encore passagères alors; mais que parfois je voyais s'aggraver d'une manière menaçante. Il eût fallu chasser mon frère, qui, gêné par une mauvaise gestion de son propre bien, était venu vivre chez nous par économie, et un autre ami de la maison pour qui j'avais, malgré sa fièvre bachique, une très véritable amitié; un homme qui, comme mon frère, avait du cœur et de l'esprit à revendre, un jour sur trois, sur quatre, ou sur cinq, selon le vent, disaient-ils. Or, il y avait des vents salés qui faisaient faire bien des folies, des figures salées qu'on ne pouvait rencontrer sans avoir envie de boire, et quand on avait bu, il se trouvait que, de toutes choses, le vin était encore la plus salée. Il n'y a rien de pis que des ivrognes spirituels et bons, on ne peut se fâcher avec eux. Mon frère avait le vin sensible, et j'étais forcée de m'enfermer dans ma cellule pour qu'il ne vînt pas pleurer toute la nuit, les fois où il n'avait pas dépassé une certaine dose qui lui donnait envie d'étrangler ses meilleurs amis. Pauvre Hippolyte! Comme il était charmant dans ses bons jours, et insupportable dans ses mauvaises heures! Tel qu'il était, et malgré des résultats indirects plus sérieux que ses radotages, ses pleurs et ses colères, j'aimais mieux songer à m'exiler qu'à le renvoyer. D'ailleurs, sa femme habitait avec nous aussi, sa pauvre excellente femme qui n'avait qu'un bonheur au monde, celui d'être d'une santé si frêle qu'elle passait dans son lit plus de temps que sur ses pieds, et qu'elle dormait d'un sommeil assez accablé pour ne pas trop s'apercevoir encore de ce qui se passait autour de nous.
Dans la vue de m'affranchir et de soustraire mes enfans à de fâcheuses influences, un jour possibles; certaine qu'on me laisserait m'éloigner, à la condition de ne pas demander le partage, même très inégal, de mon revenu, j'avais tenté de me créer quelque petit métier. J'avais essayé de faire des traductions: c'était trop long, j'y mettais trop de scrupule et de conscience; des portraits au crayon ou à l'aquarelle, en quelques heures: je saisissais très bien la ressemblance, je ne dessinais pas mal mes petites têtes, mais cela manquait d'originalité: de la couture; j'allais vite, mais je ne voyais pas assez fin, et j'appris que cela rapporterait tout au plus dix sous par jour: des modes; je pensais à ma mère, qui n'avait pu s'y remettre faute d'un petit capital. Pendant quatre ans j'allai tâtonnant et travaillant comme un nègre à ne rien faire qui vaille pour découvrir en moi une capacité quelconque. Je crus un instant l'avoir trouvée. J'avais peint des fleurs et des oiseaux d'ornement en compositions microscopiques sur des tabatières et des étuis à cigares en bois de Spa. Il s'en trouva de très jolis que le vernisseur admira lorsque à un de mes petits voyages à Paris, je les lui portai. Il me demanda si c'était mon état, je répondis que oui, pour voir ce qu'il avait à me dire. Il me dit qu'il mettrait ces petits objets sur sa montre, et qu'il les laisserait marchander. Au bout de quelques jours, il m'apprit qu'il avait refusé quatre-vingts francs de l'étui à cigares: je lui avais dit, à tout hasard, que j'en voulais cent francs, pensant qu'on ne m'en offrirait pas cent sous.
J'allai trouver les employés de la maison Giroux et leur montrai mes échantillons. Ils me conseillèrent d'essayer beaucoup d'objets différens, des éventails, des boîtes à thé, des coffrets à ouvrage, et m'assurèrent que j'en aurais le débit chez eux. J'emportai donc de Paris une provision de matériaux, mais j'usai mes yeux, mon temps et ma peine à la recherche des procédés. Certains bois réussissaient comme par miracle, d'autres laissaient tout partir ou tout gâter au vernissage. J'avais des accidens qui me retardaient, et, somme toute, les matières premières coûtaient si cher, qu'avec le temps perdu et les objets gâtés, je ne voyais, en supposant un débit soutenu, que de quoi manger du pain très sec. Je m'y obstinai pourtant, mais la mode de ces objets passa à temps pour m'empêcher d'y poursuivre un échec.
Et puis, malgré moi, je me sentais artiste, sans avoir jamais songé à me dire que je pouvais l'être. Dans un de mes courts séjours à Paris, j'étais entrée un jour au musée de peinture. Ce n'était sans doute pas la première fois, mais j'avais toujours regardé sans voir, persuadée que je ne m'y connaissais pas, et ne sachant pas tout ce qu'on peut sentir sans comprendre. Je commençai à m'émouvoir singulièrement. J'y retournai le lendemain, puis le surlendemain; et, à mon voyage suivant, voulant connaître un à un tous les chefs-d'œuvre, et me rendre compte de la différence des écoles un peu plus que par la nature des types et des sujets, je m'en allais mystérieusement toute seule dès que le musée était ouvert, et j'y restais jusqu'à ce qu'il fermât. J'étais comme enivrée, comme clouée devant le Titien, les Tintoret, les Rubens. C'était d'abord l'école flamande qui m'avait saisie par la poésie dans la réalité, et peu à peu j'arrivai à sentir pourquoi l'école italienne était si appréciée. Comme je n'avais personne pour me dire en quoi c'était beau, mon admiration croissante avait tout l'attrait d'une découverte, et j'étais toute surprise et toute ravie de trouver, devant la peinture, des jouissances égales à celles que j'avais goûtées dans la musique. J'étais loin d'avoir un grand discernement, je n'avais jamais eu la moindre notion sérieuse de cet art, qui, pas plus que les autres, ne se révèle aux sens sans le secours de facultés et d'éducation spéciales. Je savais très bien que dire devant un tableau: «Je juge parce que je vois, et je vois parce que j'ai des yeux,» est une impertinence d'épicier cuistre. Je ne disais donc rien, je ne m'interrogeais pas même pour savoir ce qu'il y avait d'obstacles ou d'affinités entre moi et les créations du génie. Je contemplais, j'étais dominée, j'étais transportée dans un monde nouveau. La nuit, je voyais passer devant moi toutes ces grandes figures qui, sous la main des maîtres, ont pris un cachet de puissance morale, même celles qui n'expriment que la force ou la santé physiques. C'est dans la belle peinture qu'on sent ce que c'est que la vie: c'est comme un résumé splendide de la forme et de l'expression des êtres et des choses, trop souvent voilées ou flottantes dans le mouvement de la réalité et dans l'appréciation de celui qui les contemple; c'est le spectacle de la nature et de l'humanité vu à travers le sentiment du génie qui l'a composé et mis en scène. Quelle bonne fortune pour un esprit naïf qui n'apporte devant de telles œuvres ni préventions de critique, ni préventions de capacité personnelle! L'univers se révélait à moi. Je voyais à la fois dans le présent et dans le passé, je devenais classique et romantique en même temps, sans savoir ce que signifiait la querelle agitée dans les arts. Je voyais le monde du vrai surgir à travers tous les fantômes de ma fantaisie et toutes les hésitations de mon regard. Il me semblait avoir conquis je ne sais quel trésor d'infini dont j'avais ignoré l'existence. Je n'aurais pu dire quoi, je ne savais pas de nom pour ce que je sentais se presser dans mon esprit réchauffé et comme dilaté; mais j'avais la fièvre, et je m'en revenais du musée, me perdant de rue en rue, ne sachant où j'allais, oubliant de manger, et m'apercevant tout à coup que l'heure était venue d'aller entendre le Freyschutz ou Guillaume Tell. J'entrais alors chez un pâtissier, je dînais d'une brioche, me disant avec satisfaction, devant la petite bourse dont on m'avait munie, que la suppression de mon repas me donnait le droit et le moyen d'aller au spectacle.
On voit qu'au milieu de mes projets et de mes émotions, je n'avais rien appris. J'avais lu de l'histoire et des romans; j'avais déchiffré des partitions, j'avais jeté un œil distrait sur les journaux et un peu fermé l'oreille à dessein aux entretiens politiques du moment. Mon ami Néraud, un vrai savant, artiste jusqu'au bout des ongles dans la science, avait essayé de m'apprendre la botanique; mais en courant avec lui dans la campagne, lui chargé de sa boîte de ferblanc, moi portant Maurice sur mes épaules, je ne m'étais amusée, comme disent les bonnes gens, qu'à la moutarde; encore n'avais-je pas bien étudié la moutarde et savais-je tout au plus que cette plante est de la famille des crucifères. Je me laissais distraire des classifications et des individus par le soleil dorant les brouillards, par les papillons courant après les fleurs et Maurice courant après les papillons.
Et puis j'aurais voulu tout voir et tout savoir en même temps. Je faisais causer mon professeur, et sur toutes choses il était brillant et intéressant; mais je ne m'initiai avec lui qu'à la beauté des détails, et le côté exact de la science me semblait aride pour ma mémoire récalcitrante. J'eus grand tort; mon Malgache, c'est ainsi que j'appelais Néraud, était un initiateur admirable, et j'étais encore en âge d'apprendre. Il ne tenait qu'à moi de m'instruire d'une manière générale, qui m'eût permis de me livrer seule ensuite à de bonnes études. Je me bornai à comprendre un ensemble de choses qu'il résumait en lettres ravissantes sur l'histoire naturelle et en récits de ses lointains voyages, qui m'ouvrirent un peu le monde des tropiques. J'ai retrouvé la vision qu'il m'avait donnée de l'Ile-de-France en écrivant le roman d'Indiana, et, pour ne pas copier les cahiers qu'il avait rassemblés pour moi, je n'ai pas su faire autre chose que de gâter ses descriptions en les appropriant aux scènes de mon livre.
Il est tout simple que, n'apportant dans mes projets littéraires, ni talent éprouvé, ni études spéciales, ni souvenirs d'une vie agitée à la surface, ni connaissance approfondie du monde des faits, je n'eusse aucune espèce d'ambition. L'ambition s'appuie sur la confiance en soi-même, et je n'étais pas assez sotte pour compter sur mon petit génie. Je me sentais riche d'un fond très restreint; l'analyse des sentimens, la peinture d'un certain nombre de caractères, l'amour de la nature, la familiarisation, si je puis parler ainsi, avec les scènes et les mœurs de la campagne: c'était assez pour commencer. A mesure que je vivrai, me disais-je, je verrai plus de gens et de choses, j'étendrai mon cercle d'individualités, j'agrandirai le cadre des scènes, et s'il faut, d'ailleurs, me retrancher dans le roman d'inductions, qu'on appelle le roman historique, j'étudierai le détail de l'histoire et je devinerai par la pensée la pensée des hommes qui ne sont plus.
Quand ma résolution fut mûre d'aller tenter la fortune, c'est-à-dire les mille écus de rente que j'avais toujours rêvés, la déclarer et la suivre fut l'affaire de trois jours. Mon mari me devait une pension de quinze cents francs. Je lui demandai ma fille, et la permission de passer à Paris deux fois trois mois par an, avec deux cent cinquante francs par mois d'absence. Cela ne souffrit aucune difficulté. Il pensa que c'était un caprice dont je serais bientôt lasse.
Mon frère, qui pensait de même, me dit: «Tu t'imagines vivre à Paris avec un enfant moyennant deux cent cinquante francs par mois! C'est trop risible, toi qui ne sais pas ce que coûte un poulet! Tu vas revenir avant quinze jours les mains vides, car ton mari est bien décidé à être sourd à toute demande de nouveau subside.—C'est bien, lui répondis-je, j'essaierai. Prête-moi pour huit jours l'appartement que tu occupes dans ta maison de Paris et garde-moi Solange jusqu'à ce que j'aie un logement. Je reviendrai effectivement bientôt.»
Mon frère fut le seul qui essaya de combattre ma résolution. Il se sentait un peu coupable du dégoût que m'inspirait ma maison. Il n'en voulait pas convenir avec lui-même, et il en convenait avec moi à son insu. Sa femme comprenait mieux et m'approuvait. Elle avait confiance dans mon courage et dans ma destinée. Elle sentait que je prenais le seul moyen d'éviter ou d'ajourner une détermination plus pénible.
Ma fille ne comprenait rien encore; Maurice n'eût rien compris si mon frère n'eût pris soin de lui dire que je m'en allais pour longtemps et que je ne reviendrais peut-être pas. Il agissait ainsi dans l'espoir que le chagrin de mon pauvre enfant me retiendrait. J'eus le cœur brisé de ses larmes, mais je parvins à le tranquilliser et à lui donner confiance en ma parole.
J'arrivai à Paris peu de temps après les scènes du Luxembourg et le procès des ministres.
CHAPITRE VINGT-SIXIEME.
Manière de préface à une nouvelle phase de mon récit.—Pourquoi je ne parle pas de toutes les personnes qui ont eu de l'influence sur ma vie, soit par la persuasion, soit par la persécution.—Quelques lignes de J.-J. Rousseau sur le même sujet.—Mon sentiment est tout l'opposé du sien.—Je ne sais pas attenter à la vie des autres, et, pour cause de christianisme invétéré, je n'ai pu me jeter dans la politique de personnalités.—Je reprends mon histoire.—La mansarde du quai Saint-Michel et la vie excentrique que j'ai menée pendant quelques mois avant de m'installer.—Déguisement qui réussit extraordinairement.—Méprises singulières.—M. Pinson.—Le bouquet de Mlle Leverd.—M. Rollinat père.—Sa famille.—François Rollinat.—Digression assez longue.—Mon chapitre de l'amitié, moins beau, mais aussi senti que celui de Montaigne.
Établissons un fait avant d'aller plus loin.
Comme je ne prétends pas donner le change sur quoi que ce soit en racontant ce qui me concerne, je dois commencer par dire nettement que je veux taire et non arranger ni déguiser plusieurs circonstances de ma vie. Je n'ai jamais cru avoir de secrets à garder pour mon compte vis-à-vis de mes amis. J'ai agi, sous ce rapport, avec une sincérité à laquelle j'ai dû la franchise de mes relations et le respect dont j'ai toujours été entourée dans mon milieu d'intimité. Mais vis-à-vis du public, je ne m'attribue pas le droit de disposer du passé de toutes les personnes dont l'existence a côtoyé la mienne.
Mon silence sera indulgence ou respect, oubli ou déférence, je n'ai pas à m'expliquer sur ces causes. Elles seront de diverses natures probablement, et je déclare qu'on ne doit rien préjuger pour ou contre les personnes dont je parlerai peu ou point.
Toutes mes affections ont été sérieuses, et pourtant j'en ai brisé plusieurs sciemment et volontairement. Aux yeux de mon entourage, j'ai agi trop tôt ou trop tard, j'ai eu tort ou raison, selon qu'on a plus ou moins bien connu les causes de mes résolutions. Outre que ces débats d'intérieur auraient peu d'intérêt pour le lecteur, le seul fait de les présenter à son appréciation serait contraire à toute délicatesse, car je serais forcée de sacrifier parfois la personnalité d'autrui à la mienne propre.
Puis-je, cependant, pousser cette délicatesse jusqu'à dire que j'ai été injuste en de certaines occasions pour le plaisir de l'être? Là commencerait le mensonge. Et qui donc en serait dupe? Tout le monde sait, du reste, que, dans toute querelle, qu'elle soit de famille ou d'opinion, d'intérêt ou de cœur, de sentiment ou de principes, d'amour ou d'amitié, il y a des torts réciproques, et qu'on ne peut expliquer et motiver les uns que par les autres. Il est des personnes que j'ai vues à travers un prisme d'enthousiasme, et vis-à-vis desquelles j'ai eu le grand tort de recouvrer la lucidité de mon jugement. Tout ce qu'elles avaient à me demander, c'était de bons procédés, et je défie qui que ce soit de dire que j'aie manqué à ce fait. Pourtant leur irritation a été vive, et je le comprends très bien. On est disposé, dans le premier moment d'une rupture, à prendre le désenchantement pour un outrage. Le calme se fait, on devient plus juste. Quoi qu'il en soit de ces personnes, je ne veux pas avoir à les peindre; je n'ai pas le droit de livrer leurs traits à la curiosité ou à l'indifférence des passans. Si elles vivent dans l'obscurité, laissons-les jouir de ce doux privilége. Si elles sont célèbres, laissons-les se peindre elles-mêmes, si elles le jugent à propos, et ne faisons pas le triste métier de biographe des vivans.
Les vivans! on leur doit bien, je pense, de les laisser vivre, et il y a longtemps qu'on a dit que le ridicule était une arme mortelle. S'il en est ainsi, combien plus le blâme de telle ou telle action, ou seulement la révélation de quelque faiblesse! Dans des situations plus graves que celles auxquelles je fais allusion ici, j'ai vu la perversité naître et grandir d'heure en heure; je la connais, je l'ai observée, et je ne l'ai même pas prise pour type en général, dans mes romans. On a critiqué en moi cette bénignité d'imagination. Si c'est une infirmité du cerveau, on peut bien croire qu'elle est dans mon cœur aussi et que je ne sais pas vouloir constater le laid dans la vie réelle. Voilà pourquoi je ne le montrerai pas dans une histoire véritable. Me fût-il prouvé que cela est utile à montrer, il n'en resterait pas moins certain pour moi que le pilori est un mauvais mode de prédication, et que celui qui a perdu l'espoir de se réhabiliter devant les hommes n'essaiera pas de se réconcilier avec lui-même.
D'ailleurs, moi, je pardonne, et si des âmes très coupables devant moi se réhabilitent sous d'autres influences, je suis prête à bénir. Le public n'agit pas ainsi; il condamne et lapide. Je ne veux donc pas livrer mes ennemis (si je peux me servir d'un mot qui n'a pas beaucoup de sens pour moi) à des juges sans entrailles ou sans lumières, et aux arrêts d'une opinion que ne dirige pas la moindre pensée religieuse, que n'éclaire pas le moindre principe de charité.
Je ne suis pas une sainte: j'ai dû avoir, je le répète, et j'ai eu certainement ma part de torts, sérieux aussi, dans la lutte qui s'est engagée entre moi et plusieurs individualités. J'ai dû être injuste, violente de résolutions, comme le sont les organisations lentes à se décider, et subir des préventions cruelles, comme l'imagination en crée aux sensibilités surexcitées. L'esprit de mansuétude que j'apporte ici n'a pas toujours dominé mes émotions au moment où elles se sont produites. J'ai pu murmurer contre mes souffrances et me plaindre des faits, dans le secret de l'amitié; mais jamais de sang-froid, avec préméditation et sous l'empire d'un lâche sentiment de rancune ou de haine, je n'ai traduit personne à la barre de l'opinion. Je n'ai pas voulu le faire là où les gens les plus purs et les plus sérieux s'en attribuent le droit: en politique. Je ne suis pas née pour ce métier d'exécuteur, et si j'ai refusé obstinément d'entrer dans ce fait de guerre générale, par scrupule de conscience, par générosité ou débonnaireté de caractère, à plus forte raison ne me démentirai-je pas quand il s'agira de ma cause isolée.
Et qu'on ne dise pas qu'il est facile d'écrire sa vie quand on en retranche l'exposé de certaines applications essentielles de la volonté. Non, cela n'est pas facile, car il faut prendre franchement le parti de laisser courir des récits absurdes et de folles calomnies, et j'ai pris ce parti-là, en commençant cet ouvrage. Je ne l'ai pas intitulé mes Mémoires, et c'est à dessein que je me suis servi de ces expressions: Histoire de ma vie, pour bien dire que je n'entendais pas raconter sans restriction celle des autres. Or, dans toutes les circonstances où la vie de quelqu'un de mes semblables a pu faire dévier la mienne propre de la ligne tracée par sa logique naturelle, je n'ai rien à dire, ne voulant pas faire un procès public à des influences que j'ai subies ou repoussées, à des caractères qui, par persuasion ou par persécution, m'ont déterminée à agir dans un sens ou dans l'autre. Si j'ai flotté ou erré, j'ai, du moins, la grande consolation d'être aujourd'hui certaine de n'avoir jamais agi, après réflexion, qu'avec la conviction d'accomplir un devoir ou d'user d'un droit légitime, ce qui est au fond la même chose.
J'ai reçu dernièrement un petit volume récemment publié[5], de fragmens inédits de Jean-Jacques Rousseau, et j'ai été vivement frappée de ce passage qui faisait partie d'un projet de préface ou introduction aux Confessions: «Les liaisons que j'ai eues avec plusieurs personnes me forcent d'en parler aussi librement que de moi. Je ne puis me bien faire connaître que je ne les fasse connaître aussi; et l'on ne doit pas s'attendre que, dissimulant dans cette occasion ce qui ne peut être tu sans nuire aux vérités que je dois dire, j'aurai pour d'autres des ménagemens que je n'ai pas pour moi-même.»
Je ne sais pas si, lors même qu'on est Jean-Jacques Rousseau, on a le droit de traduire ainsi ses contemporains devant ses contemporains pour une cause toute personnelle. Il y a là quelque chose qui révolte la conscience publique. On aimerait que Rousseau se fût laissé accuser de légèreté et d'ingratitude envers Mme de Warens, plutôt que d'apprendre par lui des détails qui souillent l'image de sa bienfaitrice. On eût pu pressentir qu'il y eût des motifs à son inconstance, des excuses à son oubli, et le juger avec d'autant plus de générosité qu'il en eût paru digne par sa générosité même.
J'écrivais, il y a sept ans, aux premières pages de ce récit: «Comme nous sommes tous solidaires, il n'y a point de faute isolée. Il n'y a point d'erreur dont quelqu'un ne soit la cause ou le complice, et il est impossible de s'accuser sans accuser le prochain, non pas seulement l'ennemi qui nous dénonce, mais encore parfois l'ami qui nous défend. C'est ce qui est arrivé à Rousseau, et cela est mal.»
Oui, cela est mal. Après sept ans d'un travail cent fois interrompu par des préoccupations générales et particulières qui ont donné à mon esprit tout le loisir de nouvelles réflexions et tout le profit d'un nouvel examen, je me retrouve vis-à-vis de moi-même et de mon ouvrage dans la même conviction, dans la même certitude. Certaines confidences personnelles, qu'elles soient confession ou justification, deviennent, dans des conditions de publicité littéraire, un attentat à la conscience, à la réputation d'autrui, ou bien elles ne sont pas complètes et par là elles ne sont pas vraies.
Tout ceci établi, je continue. Je retire à mes souvenirs une portion de leur intérêt, mais il leur restera encore assez d'utilité, sous plus d'un rapport, pour que je prenne la peine de les écrire.
Ici ma vie devient plus active, plus remplie de détails et d'incidens. Il me serait impossible de les retrouver dans un ordre de dates certaines. J'aime mieux les classer par ordre de progression dans leur importance.
Je cherchai un logement et m'établis bientôt quai Saint-Michel, dans une des mansardes de la grande maison qui fait le coin de la place, au bout du pont, en face de la Morgue. J'avais là trois petites pièces très propres donnant sur un balcon d'où je dominais une grande étendue du cours de la Seine, et d'où je contemplais face à face les monumens gigantesques de Notre-Dame, Saint-Jacques-la-Boucherie, la Sainte-Chapelle, etc. J'avais du ciel, de l'eau, de l'air, des hirondelles, de la verdure sur les toits; je ne me sentais pas trop dans le Paris de la civilisation, qui n'eût convenu ni à mes goûts ni à mes ressources, mais plutôt dans le Paris pittoresque et poétique de Victor Hugo, dans la ville du passé.
J'avais, je crois, trois cents francs de loyer par an. Les cinq étages de l'escalier me chagrinaient fort, je n'ai jamais su monter, mais il le fallait bien, et souvent avec ma grosse fille dans les bras; je n'avais pas de servante. Ma portière, très fidèle, très propre et très bonne, m'aida à faire mon ménage pour 15 fr. par mois. Je me fis apporter mon repas de chez un gargotier très propre et très honnête aussi, moyennant deux francs par jour. Je savonnais et repassais moi-même le fin. J'arrivai alors à trouver mon existence possible dans la limite de ma pension.
Le plus difficile fut d'acheter des meubles. Je n'y mis pas de luxe, comme on peut croire. On me fit crédit, et je parvins à payer; mais cet établissement, si modeste qu'il fût, ne put s'organiser tout de suite: quelques mois se passèrent, tant à Paris qu'à Nohant, avant que je pusse transplanter Solange de son palais de Nohant (relativement parlant), dans cette pauvreté, sans qu'elle en souffrît, sans qu'elle s'en aperçût. Tout s'arrangea peu à peu, et dès que je l'eus auprès de moi, avec le vivre et le service assurés, je pus devenir sédentaire, ne sortir le jour que pour la mener promener au Luxembourg, et passer à écrire toutes mes soirées auprès d'elle.
Jusque-là, c'est-à-dire jusqu'à ce que ma fille fût avec moi à Paris, j'avais vécu d'une manière moins facile et même d'une manière très inusitée, mais qui allait pourtant très directement à mon but.
Je ne voulais pas dépasser mon budget, je ne voulais rien emprunter; ma dette de 500 francs, la seule de ma vie, m'avait tant tourmentée! Et si M. Dudevant eût refusé de la payer! Il la paya de bonne grâce: mais je n'avais osé la lui déclarer qu'étant très malade et craignant de mourir insolvable. J'allais cherchant de l'ouvrage et n'en trouvant pas. Je dirai tout à l'heure où j'en étais de mes chances littéraires. J'avais en montre un petit portrait dans le café du quai Saint-Michel, dans la maison même, mais la pratique n'arrivait pas. J'avais raté la ressemblance de ma portière: cela risquait de me faire bien du tort dans le quartier.
J'aurais voulu lire, je n'avais pas de livres de fonds. Et puis c'était l'hiver, il n'est pas économique de garder la chambre quand on doit compter les bûches. J'essayai de m'installer à la bibliothèque Mazarine; mais il eût mieux valu, je crois, aller travailler sur les tours de Notre-Dame, tant il y faisait froid. Je ne pus y tenir, moi qui suis l'être le plus frileux que j'aie jamais connu. Il y avait là de vieux piocheurs qui s'installaient à une table, immobiles, satisfaits, momifiés, et ne paraissant pas s'apercevoir que leurs nez bleus se cristallisaient. J'enviais cet état de pétrification: je les regardais s'asseoir et se lever comme poussés par un ressort, pour bien m'assurer qu'ils étaient en bois.
Et puis encore j'étais avide de me déprovincialiser et de me mettre au courant des choses, au niveau des idées et des formes de mon temps. J'en sentais la nécessité, j'en avais la curiosité; excepté les œuvres les plus saillantes, je ne connaissais rien des arts modernes; j'avais surtout soif du théâtre.
Je savais bien qu'il était impossible à une femme pauvre de se passer ces fantaisies. Balzac disait: «On ne peut pas être femme à Paris à moins d'avoir 25 mille francs de rente.» Et ce paradoxe d'élégance devenait une vérité pour la femme qui voulait être artiste.
Pourtant je voyais mes jeunes amis berrichons, mes compagnons d'enfance, vivre à Paris avec aussi peu que moi et se tenir au courant de tout ce qui intéresse la jeunesse intelligente. Les événemens littéraires et politiques, les émotions des théâtres et des musées, des clubs et de la rue, ils voyaient tout, ils étaient partout. J'avais d'aussi bonnes jambes qu'eux et de ces bons petits pieds du Berry qui ont appris à marcher dans les mauvais chemins, en équilibre sur de gros sabots. Mais sur le pavé de Paris, j'étais comme un bateau sur la glace. Les fines chaussures craquaient en deux jours, les socques me faisaient tomber, je ne savais pas relever ma robe. J'étais crottée, fatiguée, enrhumée, et je voyais chaussures et vêtemens, sans compter les petits chapeaux de velours arrosés par les gouttières, s'en aller en ruine avec une rapidité effrayante.
J'avais fait déjà ces remarques et ces expériences avant de songer à m'établir à Paris, et j'avais posé ce problème à ma mère, qui y vivait très élégante et très aisée avec 3,500 francs de rente: comment suffire à la plus modeste toilette dans cet affreux climat, à moins de vivre enfermée dans sa chambre sept jours sur huit? Elle m'avait répondu: «C'est très possible à mon âge et avec mes habitudes; mais quand j'étais jeune et que ton père manquait d'argent, il avait imaginé de m'habiller en garçon. Ma sœur en fit autant, et nous allions partout à pied avec nos maris, au théâtre, à toutes les places. Ce fut une économie de moitié dans nos ménages.»
Cette idée me parut d'abord divertissante et puis très ingénieuse. Ayant été habillée en garçon durant mon enfance, ayant ensuite chassé en blouse et en guêtres avec Deschartres, je ne me trouvai pas étonnée du tout de reprendre un costume qui n'était pas nouveau pour moi. A cette époque, la mode aidait singulièrement au déguisement. Les hommes portaient de longues redingotes carrées, dites à la propriétaire, qui tombaient jusqu'aux talons et qui dessinaient si peu la taille que mon frère, en endossant la sienne à Nohant, m'avait dit en riant: «C'est très joli, cela, n'est-ce pas? C'est la mode, et ça ne gêne pas. Le tailleur prend mesure sur une guérite, et ça irait à ravir à tout un régiment.»
Je me fis donc faire une redingote-guérite en gros drap gris, pantalon et gilet pareils. Avec un chapeau gris et une grosse cravate de laine, j'étais absolument un petit étudiant de première année. Je ne peux pas dire quel plaisir me firent mes bottes: j'aurais volontiers dormi avec, comme fit mon frère dans son jeune âge, quand il chaussa la première paire. Avec ces petits talons ferrés, j'étais solide sur le trottoir. Je voltigeais d'un bout de Paris à l'autre. Il me semblait que j'aurais fait le tour du monde. Et puis, mes vêtemens ne craignaient rien. Je courais par tous les temps, je revenais à toutes les heures, j'allais au parterre de tous les théâtres. Personne ne faisait attention à moi et ne se doutait de mon déguisement. Outre que je le portais avec aisance, l'absence de coquetterie du costume et de la physionomie écartait tout soupçon. J'étais trop mal vêtue, et j'avais l'air trop simple (mon air habituel, distrait et volontiers hébété) pour attirer ou fixer les regards. Les femmes savent peu se déguiser, même sur le théâtre. Elles ne veulent pas sacrifier la finesse de leur taille, la petitesse de leurs pieds, la gentillesse de leurs mouvemens, l'éclat de leurs yeux, et c'est par tout cela pourtant, c'est par le regard surtout qu'elles peuvent arriver à n'être pas facilement devinées. Il y a une manière de se glisser partout sans que personne détourne la tête, et de parler sur un diapason bas et sourd qui ne résonne pas en flûte aux oreilles qui peuvent vous entendre. Au reste, pour n'être pas remarquée en homme, il faut avoir déjà l'habitude de ne pas se faire remarquer en femme.
Je n'allais jamais seule au parterre, non pas que j'y aie vu les gens plus ou moins mal appris qu'ailleurs, mais à cause de la claque payée et non payée, qui, à cette époque, était fort querelleuse. On se bousculait beaucoup aux premières représentations, et je n'étais pas de force à lutter contre la foule. Je me plaçais toujours au centre du petit bataillon de mes amis berrichons, qui me protégeaient de leur mieux. Un jour pourtant, que nous étions près du lustre, et qu'il m'arriva de bâiller sans affectation, mais naïvement et sincèrement, les romains voulurent me faire un mauvais parti. Ils me traitèrent de garçon perruquier. Je m'aperçus alors que j'étais très colère et très mauvaise tête quand on me cherchait noise, et si mes amis n'eussent été en nombre pour imposer à la claque, je crois bien que je me serais fait assommer.
Je raconte là un temps très passager et très accidentel dans ma vie, bien qu'on ait dit que j'avais passé plusieurs années ainsi, et que, dix ans plus tard, mon fils encore imberbe ait été souvent pris pour moi. Il s'est amusé de ces quiproquos, et puisque je suis sur ce chapitre, je m'en rappelle plusieurs qui me sont propres et qui datent de 1831.
Je dînais alors chez Pinson, restaurateur, rue de l'Ancienne-Comédie. Un de mes amis m'ayant appelée madame devant lui, il crut devoir en faire autant. «Eh non, lui dis-je, vous êtes du secret, appelez-moi monsieur.» Le lendemain, je n'étais pas déguisée, il m'appela monsieur. Je lui en fis reproche, mais ce fréquent changement de costume ne put jamais s'arranger avec les habitudes de son langage. Il ne s'était pas plus tôt accoutumé à dire monsieur que je reparaissais en femme, et il n'arrivait à dire madame que le jour où je redevenais monsieur. Ce brave et honnête père Pinson! Il était l'ami de ses cliens, et quand ils n'avaient pas de quoi payer, non seulement il attendait, mais encore il leur ouvrait sa bourse. Pour moi, bien que j'aie fort peu mis son obligeance à contribution, j'ai toujours été reconnaissante de sa confiance comme d'un service rendu.
Mais c'est à la première représentation de la Reine d'Espagne, de Delatouche, que j'eus la comédie pour mon propre compte.
J'avais des billets d'auteur, et cette fois je me prélassais au balcon, dans ma redingote grise, au-dessous d'une loge où Mlle Leverd, une actrice de grand talent qui avait été jolie, mais que la petite-vérole avait défigurée, étalait un superbe bouquet qu'elle laissa tomber sur mon épaule. Je n'étais pas dans mon rôle au point de le ramasser. «Jeune homme, me dit-elle d'un ton majestueux, mon bouquet! Allons donc!» Je fis la sourde oreille. «Vous n'êtes guère galant, me dit un vieux monsieur qui était à côté de moi, et qui s'élança pour ramasser le bouquet. A votre âge, je n'aurais pas été si distrait.» Il présenta le bouquet à Mlle Leverd, qui s'écria en grasseyant: «Ah! vraiment, c'est vous, monsieur Rollinat?» Et ils causèrent ensemble de la pièce nouvelle.—Bon, pensai-je; me voilà auprès d'un compatriote qui me reconnaît peut-être, bien que je ne me souvienne pas de l'avoir jamais vu. M. Rollinat le père était le premier avocat de notre département.
Pendant qu'il causait avec Mlle Leverd, M. Duris-Dufresne, qui était à l'orchestre, monta au balcon pour me dire bonjour. Il m'avait déjà vue déguisée, et s'asseyant un instant à la place vide de M. Rollinat, il me parla, je m'en souviens, de la Fayette, avec qui il voulait me faire faire connaissance. M. Rollinat revint à sa place et ils se parlèrent à voix basse; puis le député se retira en me saluant avec un peu trop de déférence pour le costume que je portais. Heureusement l'avocat n'y fit pas attention et me dit en se rasseyant: «Ah çà, il paraît que nous sommes compatriotes? Notre député vient de me dire que vous étiez un jeune homme très distingué. Pardon, moi, j'aurais dit un enfant. Quel âge avez-vous donc? Quinze ans, seize ans?—Et vous, monsieur, lui dis-je, vous qui êtes un avocat très distingué, quel âge avez-vous donc?—Oh! moi! reprit-il en riant, j'ai passé la septantaine.—Eh bien, vous êtes comme moi, vous ne paraissez pas avoir votre âge.»
La réponse lui fut agréable, et la conversation s'engagea. Quoique j'aie toujours eu fort peu d'esprit, si peu qu'en ait une femme, elle en a toujours plus qu'un collégien. Le bon père Rollinat fut si frappé de ma haute intelligence qu'à plusieurs reprises il s'écria: «Singulier, singulier!» La pièce tomba violemment, malgré un feu roulant d'esprit, des situations charmantes et un dialogue tout inspiré de la verve de Molière; mais il est certain que le sujet de l'intrigue et la crudité des détails étaient un anachronisme. Et puis, la jeunesse était romantique. Delatouche avait mortellement blessé ce qu'on appelait alors la pléiade, en publiant un article intitulé la Camaraderie; moi seule peut-être dans la salle, j'aimais à la fois Delatouche et les romantiques.
Dans les entr'actes, je causai jusqu'à la fin avec le vieux avocat, qui jugeait bien et sainement le fort et le faible de la pièce. Il aimait à parler et s'écoutait lui-même plus volontiers que les autres. Content d'être compris, il me prit en amitié, me demanda mon nom et m'engagea à l'aller voir. Je lui dis un nom en l'air qu'il s'étonna de ne pas connaître, et lui promis de le voir en Berry. Il conclut en me disant: «M. Dufresne ne m'avait pas trompé: vous êtes un enfant remarquable. Mais je vous trouve faible sur vos études classiques. Vous me dites que vos parens vous ont élevé à la maison, et que vous n'avez fait ni ne comptez faire vos classes. Je vois bien que cette éducation a son bon côté: vous êtes artiste, et, sur tout ce qui est idée ou sentiment, vous en savez plus long que votre âge ne le comporte. Vous avez une convenance et des habitudes de langage qui me font croire que vous pourrez un jour écrire avec succès. Mais, croyez-moi, faites vos études classiques. Rien ne remplace ce fonds-là. J'ai douze enfans. J'ai mis tous mes enfans au collége. Il n'y en a pas un qui ait votre précocité de jugement, mais ils sont tous capables de se tirer d'affaire dans les diverses professions que la jeunesse peut choisir; tandis que vous, vous êtes forcé d'être artiste et rien autre chose. Or, si vous échouez dans l'art, vous regretterez beaucoup de n'avoir pas reçu l'éducation commune.»
J'étais persuadée que ce brave homme n'était pas la dupe de mon déguisement et qu'il s'amusait avec esprit à me pousser dans mon rôle. Cela me faisait l'effet d'une conversation de bal masqué, et je me donnais si peu de peine pour soutenir la fiction, que je fus fort étonnée d'apprendre plus tard qu'il y avait été de la meilleure foi du monde.
L'année suivante, M. Dudevant me présenta François Rollinat, qu'il avait invité à venir passer quelques jours à Nohant, et à qui je demandai d'interroger son père sur un petit bonhomme avec lequel il avait causé avec beaucoup de bonté à la première et dernière représentation de la Reine d'Espagne. «Eh! précisément, répondit Rollinat, mon père nous parlait l'autre jour de cette rencontre à propos de l'éducation en général. Il disait avoir été frappé de l'aisance d'esprit et des manières des jeunes gens d'aujourd'hui, d'un entre autres, qui lui avait parlé de toutes choses comme un petit docteur, tout en lui avouant qu'il ne savait ni latin ni grec, et qu'il n'étudiait ni droit ni médecine.—Et votre père ne s'est pas avisé de penser que ce petit docteur pouvait bien être une femme?—Vous peut-être? s'écria Rollinat.—Précisément!—Eh bien! de toutes les conjectures auxquelles mon père s'est livré, en s'enquérant en vain du fils de famille que vous pouviez être, voilà la seule qui ne se soit présentée ni à lui ni à nous. Il a été cependant frappé et intrigué, il cherche encore, et je veux bien me garder de le détromper. Je vous demande la permission de vous le présenter sans l'avertir de rien.—Soit! mais il ne me reconnaîtra pas, car il est probable qu'il ne m'a pas regardée.»
Je me trompais; M. Rollinat avait si bien fait attention à ma figure qu'en me voyant il fit un saut sur ses jambes grêles et encore lestes, en s'écriant! «Oh! ai-je été assez bête!»
Nous fûmes dès lors comme des amis de vingt ans, et puisque je tiens ce personnage, je parlerai ici de lui et de sa famille, bien que tout cela pousse mon récit un peu en avant de la période où je le laisse un moment pour le reprendre tout à l'heure.
M. Rollinat le père, malgré sa théorie sur l'éducation classique, était artiste de la tête aux pieds, comme le sont, au reste, tous les avocats un peu éminens. C'était un homme de sentiment et d'imagination, fou de poésie, très poète et pas mal fou lui-même, bon comme un ange, enthousiaste, prodigue, gagnant avec ardeur une fortune pour ses douze enfans, mais la mangeant à mesure sans s'en apercevoir; les idolâtrant, les gâtant et les oubliant devant la table de jeu, où, gagnant et perdant tour à tour, il laissa son reste avec sa vie.
Il était impossible de voir un vieillard plus jeune et plus vif, buvant sec et ne se grisant jamais, chantant et folâtrant avec la jeunesse sans jamais se rendre ridicule, parce qu'il avait l'esprit chaste et le cœur naïf; enthousiaste de toutes les choses d'art, doué d'une prodigieuse mémoire et d'un goût exquis, c'était à coup sûr une des plus heureuses organisations que le Berry ait produites.
Il n'épargna rien pour l'éducation de sa nombreuse famille. L'aîné fut avocat, un autre missionnaire, un troisième savant, un autre militaire, les autres artistes et professeurs, les filles comme les garçons. Ceux que j'ai connus plus particulièrement sont François, Charles et Marie-Louise. Cette dernière a été gouvernante de ma fille pendant un an. Charles, qui avait un admirable talent, une voix magnifique, un esprit charmant comme son caractère, mais dont l'âme fière et contemplative ne voulut jamais se livrer à la foule, a été se fixer en Russie, où il a fait successivement plusieurs éducations chez de grands personnages.
François avait terminé ses études de bonne heure. A vingt-deux ans, reçu avocat, il vint exercer à Châteauroux. Son père lui céda son cabinet, estimant lui donner une fortune, et ne doutant pas qu'il ne pût facilement faire face à tous les besoins de la famille avec un beau talent et une belle clientèle. En conséquence, il ne se tourmenta plus de rien, et mourut en jouant et en riant, laissant plus de dettes que de biens, et toute la famille à élever ou à établir.
François a porté cette charge effroyable avec la patience du bœuf berrichon. Homme d'imagination et de sentiment, lui aussi, artiste comme son père, mais philosophe plus sérieux, il a, dès l'âge de vingt-deux ans, absorbé sa vie, sa volonté, ses forces, dans l'aride travail de la procédure pour faire honneur à tous ses engagemens et mener à bien l'existence de sa mère et de onze frères et sœurs. Ce qu'il a souffert de cette abnégation, de ce dégoût d'une profession qu'il n'a jamais aimée, et où le succès de son talent n'a jamais pu réussir à le griser, de cette vie étroite, refoulée, assujettie des tracasseries du présent, des inquiétudes de l'avenir, du ver rongeur de la dette sacrée, nul ne s'en est douté, quoique le souci et la fatigue l'aient écrit sur sa figure assombrie et préoccupée. Lourd et distrait à l'habitude, Rollinat ne se révèle que par éclairs; mais alors c'est l'esprit le plus net, le tact le plus sûr, la pénétration la plus subtile; et quand il est retiré et bien caché dans l'intimité, quand son cœur satisfait ou soulagé permet à son esprit de s'égayer, c'est le fantaisiste le plus inouï, et je ne connais rien de désopilant comme ce passage subit d'une gravité presque lugubre à une verve presque délirante.
Mais tout ce que je raconte là ne dit pas et ne saurait dire les trésors d'exquise bonté, de candeur généreuse et de haute sagesse que renferme, à l'insu d'elle-même, cette âme d'élite. Je sus l'apprécier à première vue, et c'est par là que j'ai été digne d'une amitié que je place au nombre des plus précieuses bénédictions de ma destinée. Outre les motifs d'estime et de respect que j'avais pour ce caractère éprouvé par tant d'abnégation et de simplicité dans l'héroïsme domestique, une sympathie particulière, une douce entente d'idées, une conformité, ou, pour mieux dire, une similitude extraordinaire d'appréciation de toutes choses, nous révélèrent l'un à l'autre ce que nous avions rêvé de l'amitié parfaite, un sentiment à part de tous les autres sentimens humains par sa sainteté et sa sérénité.
Il est bien rare qu'entre un homme et une femme, quelque pensée plus vive que ne le comporte de lien fraternel ne vienne jeter quelque trouble, et souvent l'amitié fidèle d'un homme mûr n'est pour nous que la générosité d'une passion vaincue dans le passé. Une femme chaste et sincère échappe vite à ce danger, et l'homme qui ne lui pardonne pas de n'avoir pas partagé ses agitations secrètes n'est pas digne du bienfait de l'amitié. Je dois dire qu'en général j'ai été heureuse sous ce rapport, et que, malgré la confiance romanesque dont on m'a souvent raillée, j'ai eu, en somme, l'instinct de découvrir les belles âmes et d'en conserver l'affection. Je dois dire aussi que, n'étant pas du tout coquette, ayant même une sorte d'horreur pour cette étrange habitude de provocation dont ne se défendent pas toutes les femmes honnêtes, j'ai rarement eu à lutter contre l'amour dans l'amitié. Aussi, quand il a fallu l'y découvrir, je ne l'ai jamais trouvé offensant, parce qu'il était sérieux et respectueux.
Quant à Rollinat, il n'est pas le seul de mes amis qui m'ait fait, du premier jour jusqu'à celui-ci, l'honneur de ne voir en moi qu'un frère. Je leur ai toujours avoué à tous que j'avais pour lui une sorte de préférence inexplicable. D'autres m'ont, autant que lui, respectée dans leur esprit et servie de leur dévouement, d'autres que le lien des souvenirs d'enfance devrait pourtant me rendre plus précieux: ils ne me le sont pas moins; mais c'est parce que je n'ai pas ce lien avec Rollinat, c'est parce que notre amitié n'a que vingt-cinq ans de date, que je dois la considérer comme plus fondée sur le choix que sur l'habitude. C'est d'elle que je me suis souvent plu à dire avec Montaigne:
«Si on me presse de dire pourquoy je l'aime, je sens que cela ne se peut exprimer qu'en respondant: Parce que c'est luy, parce que c'est moy. Il y a au delà de tout mon discours et de ce que j'en puis dire particulièrement, je ne sçay quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être veus et par des rapports que nous oyïons l'un de l'autre qui faisoient en notre affection plus d'effort que ne porte la raison des rapports. Et à notre première rencontre, nous nous trouvâmes si pris, si cognus, si obligez entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l'un à l'autre. Ayant si tard commencé, nostre intelligence n'avoit point à perdre tems et n'avoit à se reigler au patron des amitiés régulières auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation.»
Dès ma jeunesse, dès mon enfance, j'avais eu le rêve de l'amitié idéale, et je m'enthousiasmais pour ces grands exemples de l'antiquité, où je n'entendais pas malice. Il me fallut, dans la suite, apprendre qu'elle était accompagnée de cette déviation insensée ou maladive dont Cicéron disait: Quis est enim iste amor amicitiæ? Cela me causa une sorte de frayeur, comme tout ce qui porte le caractère de l'égarement et de la dépravation. J'avais vu des héros si purs, et il me fallait les concevoir si dépravés ou si sauvages! Aussi fus-je saisie de dégoût jusqu'à la tristesse quand, à l'âge où l'on peut tout lire, je compris toute l'histoire d'Achille et de Patrocle, d'Harmodius et d'Aristogiton. Ce fut justement le chapitre de Montaigne sur l'amitié qui m'apporta cette désillusion, et dès lors ce même chapitre si chaste et si ardent, cette expression mâle et sainte d'un sentiment élevé jusqu'à la vertu, devint une sorte de loi sacrée applicable à une aspiration de mon âme.
J'étais pourtant blessée au cœur du mépris que mon cher Montaigne faisait de mon sexe quand il disait: «A dire vray, la suffisance ordinaire des femmes n'est pas pour respondre à cette conférence et communication nourrisse de cette sainte cousture: ny leur âme ne semble assez ferme pour soustenir restreinte d'un nœud si pressé et si durable.»
En méditant Montaigne dans le jardin d'Ormesson, je m'étais souvent sentie humiliée d'être femme, et j'avoue que, dans toute lecture d'enseignement philosophique, même dans les livres saints, cette infériorité morale attribuée à la femme a révolté mon jeune orgueil. «Mais cela est faux! m'écriai-je; cette ineptie et cette frivolité que vous nous jetez à la figure, c'est le résultat de la mauvaise éducation à laquelle vous nous avez condamnées, et vous aggravez le mal en le constatant. Placez-nous dans de meilleures conditions, placez-y les hommes aussi: faites qu'ils soient purs, sérieux et forts de volonté, et vous verrez bien que nos âmes sont sorties semblables des mains du Créateur.»
Puis, m'interrogeant moi-même et me rendant bien compte des alternatives de langueur et d'énergie, c'est-à-dire de l'irrégularité de mon organisation essentiellement féminine, je voyais bien qu'une éducation rendue un peu différente de celle des autres femmes par des circonstances fortuites avait modifié mon être; que mes petits os s'étaient endurcis à la fatigue, ou bien que ma volonté développée par les théories stoïciennes de Deschartres d'une part, et les mortifications chrétiennes de l'autre, s'était habituée à dominer souvent les défaillances de la nature. Je sentais bien aussi que la stupide vanité des parures, pas plus que l'impur désir de plaire à tous les hommes, n'avaient de prise sur mon esprit formé au mépris de ces choses par les leçons et les exemples de ma grand'mère. Je n'étais donc pas tout à fait une femme comme celles que censurent et raillent les moralistes; j'avais dans l'âme l'enthousiasme du beau, la soif du vrai, et pourtant j'étais bien une femme comme toutes les autres, souffreteuse, nerveuse, dominée par l'imagination, puérilement accessible aux attendrissemens et aux inquiétudes de la maternité. Cela devait-il me reléguer à un rang secondaire dans la création et dans la famille? Cela étant réglé par la société, j'avais encore la force de m'y soumettre patiemment ou gaîment. Quel homme m'eût donné l'exemple de ce secret héroïsme qui n'avait que Dieu pour confident des protestations de la dignité méconnue?
Que la femme soit différente de l'homme, que le cœur et l'esprit aient un sexe, je n'en doute pas. Le contraire fera toujours exception même en supposant que notre éducation fasse les progrès nécessaires (je ne la voudrais pas semblable à celle des hommes), la femme sera toujours plus artiste et plus poète dans sa vie, l'homme le sera toujours plus dans son œuvre. Mais cette différence, essentielle pour l'harmonie des choses et pour les charmes les plus élevés de l'amour, doit-elle constituer une infériorité morale? Je ne parle pas ici socialisme: au temps où cette question fondamentale commença à me préoccuper, je ne savais ce que c'était que le socialisme. Je dirai plus tard en quoi et pourquoi mon esprit s'est refusé à le suivre sur la voie de prétendu affranchissement où certaines opinions ont fait dévier, selon moi, la théorie des véritables instincts et des nobles destinées de la femme: mais je philosophais dans le secret de ma pensée, et je ne voyais pas que la vraie philosophie fût trop grande dame pour nous admettre à l'égalité dans son estime, comme le vrai Dieu nous y admet dans les promesses du ciel.
J'allais donc nourrissant le rêve des mâles vertus auxquelles les femmes peuvent s'élever, et à toute heure j'interrogeais mon âme avec une naïve curiosité pour savoir si elle avait la puissance de son aspiration, et si la droiture, le désintéressement, la discrétion, la persévérance dans le travail, toutes les forces enfin que l'homme s'attribue exclusivement étaient interdites en pratique à un cœur qui en acceptait ardemment et passionnément le précepte. Je ne me sentais ni perfide, ni vaine, ni bavarde, ni paresseuse, et je me demandais pourquoi Montaigne ne m'eût pas aimée et respectée à l'égal d'un frère, à l'égal de son cher de la Béotie.
En méditant aussi ce passage sur l'absorption rêvée par lui, mais par lui déclarée impossible, de l'être tout entier dans l'amor amicitiæ, entre l'homme et la femme, je crus avec lui longtemps que les transports et les jalousies de l'amour étaient inconciliables avec la divine sérénité de l'amitié, et, à l'époque où j'ai connu Rollinat, je cherchais l'amitié sans l'amour comme un refuge et un sanctuaire où je pusse oublier l'existence de toute affection orageuse et navrante. De douces et fraternelles amitiés m'entouraient déjà de sollicitudes et de dévouemens dont je ne méconnaissais pas le prix: mais, par une combinaison sans doute fortuite de circonstances, aucun de mes anciens amis, homme ou femme, n'était précisément d'âge à me bien connaître et à me bien comprendre, les uns pour être trop jeunes, les autres pour être trop vieux. Rollinat, plus jeune que moi de quelques années, ne se trouva pas différent de moi pour cela. Une fatigue extrême de la vie l'avait déjà placé à un point de vue de désespérance, tandis qu'un enthousiasme invincible pour l'idéal le conservait vivant et agité sous le poids de la résignation absolue aux choses extérieures. Le contraste de cette vie intense, brûlant sous la glace, ou plutôt sous sa propre cendre, répondait à ma propre situation, et nous fûmes étonnés de n'avoir qu'à regarder chacun en soi-même pour nous connaître à l'état philosophique. Les habitudes de la vie étaient autres à la surface; mais il y avait une ressemblance d'organisation qui rendit notre mutuel commerce aussi facile dès l'abord que s'il eût été fondé sur l'habitude: même manie d'analyse, même scrupule de jugement allant jusqu'à l'indécision, même besoin de la notion du souverain bien, même absence de la plupart des passions et des appétits qui gouvernent ou accidentent la vie de la plupart des hommes; par conséquent, même rêverie incessante, mêmes accablemens profonds, mêmes gaîtés soudaines, même innocence de cœur, même incapacité d'ambition, mêmes paresses princières de la fantaisie aux momens dont les autres profitent pour mener à bien leur gloire et leur fortune, même satisfaction triomphante à l'idée de se croiser les bras devant toute chose réputée sérieuse qui nous paraissait frivole et en dehors des devoirs admis par nous comme sérieux; enfin mêmes qualités ou mêmes défauts, mêmes sommeils et mêmes réveils de la volonté.
Le devoir nous a jetés cependant tout entiers dans le travail, pieds et poings liés, et nous y sommes restés avec une persistance invincible, cloués par ces devoirs acceptés sans discussion. D'autres caractères, plus brillans et plus actifs en apparence, m'ont souvent prêché le courage. Rollinat ne m'a jamais prêché que d'exemple, sans se douter même de la valeur et de l'effet de cet exemple. Avec lui et pour lui, je fis le code de la véritable et saine amitié, d'une amitié à la Montaigne, toute de choix, d'élection et de perfection. Cela ressembla d'abord à une convention romanesque, et cela a duré vingt-cinq ans, sans que la sainte cousture des âmes se soit relâchée un seul instant, sans qu'un doute ait effleuré la foi absolue que nous avons l'un dans l'autre, sans qu'une exigence, une préoccupation personnelle ait rappelé à l'un ou à l'autre qu'il était un être à part, une existence différente de l'âme unique en deux personnes.
D'autres attachemens ont pris cependant la vie tout entière de chacun de nous, des affections plus complètes, en égard aux lois de la vie réelle, mais qui n'ont rien ôté à l'union tout immatérielle de nos cœurs. Rien dans cette union paisible et pour ainsi dire paradisiaque ne pouvait rendre jalouses ou inquiètes les âmes associées à notre existence plus intime. L'être que l'un de nous préférait à tous les autres devenait aussitôt cher et sacré à l'autre, et sa plus douce société. Enfin, cette amitié est restée digne des plus beaux romans de la chevalerie. Bien qu'elle n'ait jamais rien posé; elle en a, elle en aura toujours la grandeur en nous-mêmes, et ce pacte de deux cerveaux enthousiastes a pris toute la consistance d'une certitude religieuse. Fondée sur l'estime, dans le principe, elle a passé dans les entrailles à ce point de n'avoir plus besoin d'estime mutuelle, et s'il était possible que l'un de nous deux arrivât à l'aberration de quelque vice ou de quelque crime, il pourrait se dire encore qu'il existe sur la terre une âme pure et saine qui ne se détacherait pas de lui.
Je me souviens en ce moment d'une circonstance où un autre de mes amis l'accusa vivement auprès de moi d'un tort sérieux. Cela n'avait rien de fondé, et je ne sus que hausser les épaules; mais quand je vis que la prévention s'obstinait contre lui, je ne pus m'empêcher de dire avec impatience: «Eh bien! quand cela serait? Du moment que c'est lui, c'est bien. Ça m'est égal.»
Plus souvent accusée que lui, parce que j'ai eu une existence plus en vue, je suis certaine qu'il a dû plus d'une fois répondre à propos de moi comme j'ai fait à propos de lui. Il n'est pas un seul autre de mes amis qui n'ait discuté avec moi sur quelque opinion ou quelque fait personnel, et qui, par conséquent, ne m'ait parfois discutée vis-à-vis de lui-même. C'est un droit qu'il faut reconnaître à l'amitié dans les conditions ordinaires de la vie et qu'elle regarde souvent comme un devoir; mais là où ce droit n'a pas été réservé, pas même prévu par une confiance sans limites, là où ce devoir disparaît dans la plénitude d'une foi ardente, là seulement est la grande, l'idéale amitié. Or, j'ai besoin d'idéal. Que ceux qui n'en ont que faire s'en passent.
Mais vous qui flottez encore entre la mesure de poésie et de réalité que la sagesse peut admettre, vous pour qui j'écris et à qui j'ai promis de dire des choses utiles, à l'occasion, vous me pardonnerez cette longue digression en faveur de la conclusion qu'elle amène et que voici.
Oui, il faut poétiser les beaux sentimens dans son âme et ne pas craindre de les placer trop haut dans sa propre estime. Il ne faut pas confondre tous les besoins de l'âme dans un seul et même appétit de bonheur qui nous rendrait volontiers égoïstes. L'amour idéal..... je n'en ai pas encore parlé, il n'est pas temps encore,—l'amour idéal résumerait tous les plus divins sentimens que nous pouvons concevoir, et pourtant il n'ôterait rien à l'amitié idéale. L'amour sera toujours de l'égoïsme à deux, parce qu'il porte avec lui des satisfactions infinies. L'amitié est plus désintéressée, elle partage toutes les peines et non tous les plaisirs. Elle a moins de racines dans la réalité, dans les intérêts, dans les enivremens de la vie. Aussi est-elle plus rare, même à un état très imparfait, que l'amour à quelque état qu'on le prenne. Elle paraît cependant bien répandue, et le nom d'ami est devenu si commun qu'on peut dire mes amis en parlant de deux cents personnes. Ce n'est pas une profanation, en ce sens qu'on peut et doit aimer, même particulièrement, tous ceux que l'on connaît bons et estimables. Oui croyez-moi, le cœur est assez large pour loger beaucoup d'affections, et plus vous en donnerez de sincères et de dévouées, plus vous le sentirez grandir en force et en chaleur. Sa nature est divine, et plus vous le sentez parfois affaissé et comme mort sous le poids des déceptions, plus l'accablement de sa souffrance atteste sa vie immortelle. N'ayez donc pas peur de ressentir pleinement les élans de la bienveillance et de la sympathie, et de subir les émotions douces ou pénibles des nombreuses sollicitudes qui réclament les esprits généreux; mais n'en vouez pas moins un culte à l'amitié particulière, et ne vous croyez pas dispensé d'avoir un ami, un ami parfait, c'est à dire une personne que vous aimiez assez pour vouloir être parfait vous-même envers elle, une personne qui vous soit sacrée et pour qui vous soyez également sacré. Le grand but que nous devons tous poursuivre, c'est de tuer en nous le grand mal qui nous ronge, la personnalité. Vous verrez bientôt que quand on a réussi à devenir excellent pour quelqu'un, on ne tarde pas à devenir meilleur pour tout le monde, et si vous cherchez l'amour idéal, vous sentirez que l'amitié idéale prépare admirablement le cœur à en recevoir le bienfait.
CHAPITRE VINGT-SEPTIEME.
Dernière visite au couvent.—Vie excentrique.—Debureau.—Jane et Aimée.—La baronne Dudevant me défend de compromettre son nom dans les arts.—Mon pseudonyme.—Jules Sand et George Sand.—Karl Sand.—Le choléra.—Le cloître Saint-Merry.—Je change de mansarde.
Il n'y a peut-être pas pour moi autant de contraste qu'on croirait à descendre de ces hauteurs du sentiment pour revenir à la vie d'écolier littéraire que j'étais en train de raconter. J'appelais cela crûment alors ma vie de gamin, et il y avait bien un reste d'aristocratie d'habitudes dans la manière railleuse dont je l'envisageais; car, au fond, mon caractère se formait, et la vie réelle se révélait en moi sous cet habit d'emprunt qui me permettait d'être assez homme pour voir un milieu à jamais fermé sans cela à la campagnarde engourdie que j'avais été jusqu'alors.
Je regardai à cette époque, dans les arts et dans la politique, non plus seulement par induction et par déduction, comme j'aurais fait dans une donnée historique quelconque, mais dans l'histoire et dans le roman de la société et de l'humanité vivante. Je contemplai ce spectacle de tous les points où je pus me placer, dans les coulisses et sur la scène, aux loges et au parterre. Je montai à tous les étages: du club à l'atelier, du café à la mansarde. Il n'y eut que les salons où je n'eus que faire. Je connaissais le monde intermédiaire entre l'artisan et l'artiste. Je l'avais cependant peu fréquenté dans ses réunions, et je m'étais toujours sauvée autant que possible de ses fêtes qui m'ennuyaient au delà de mes forces; mais je connaissais sa vie intérieure, elle n'avait plus rien à me dire.
Des gens charitables, toujours prêts à avilir dans leurs sales pensées la mission de l'artiste, ont dit qu'à cette époque et plus tard j'avais eu les curiosités du vice. Ils en ont menti lâchement: voilà tout ce que j'ai à leur répondre. Quiconque est poète sait que le poète ne souille pas volontairement son être, sa pensée, pas même son regard, surtout quand ce poète l'est doublement par sa qualité de femme.
Bien que cette existence bizarre n'eût rien que je prétendisse cacher plus tard, je ne l'adoptai pas sans savoir quels effets immédiats elle pouvait avoir sur les convenances et l'arrangement de ma vie. Mon mari la connaissait et n'y apportait ni blâme ni obstacle. Il en était de même de ma mère et de ma tante. J'étais donc en règle vis-à-vis des autorités constituées de ma destinée. Mais, dans tout le reste du milieu où j'avais vécu, je devais rencontrer probablement plus d'un blâme sévère. Je ne voulus pas m'y exposer. Je vis à faire mon choix et à savoir quelles amitiés me seraient fidèles, quelles autres se scandaliseraient. A première vue, je triai un bon nombre de connaissances dont l'opinion m'était à peu près indifférente, et à qui je commençai par ne donner aucun signe de vie. Quant aux personnes que j'aimais réellement et dont je devais attendre quelque réprimande, je me décidai à rompre avec elles sans leur rien dire. «Si elles m'aiment, pensai-je, elles courront après moi, et si elles ne le font pas, j'oublierai qu'elles existent, mais je pourrai toujours les chérir dans le passé; il n'y aura pas eu d'explication blessante entre nous; rien n'aura gâté le pur souvenir de notre affection.»
Au fait, pourquoi leur en aurais-je voulu? Que pouvaient-elles savoir de mon but, de mon avenir, de ma volonté? Savaient-elles, savais-je moi-même, en brûlant mes vaisseaux, si j'avais quelque talent, quelque persévérance? Je n'avais jamais dit à personne le mot de l'énigme de ma pensée, je ne l'avais pas trouvé encore d'une manière certaine; et quand je parlais d'écrire, c'était en riant et en me moquant de la chose et de moi-même.
Une sorte de destinée me poussait cependant. Je la sentais invincible, et je m'y jetais résolûment: non une grande destinée, j'étais trop indépendante dans ma fantaisie pour embrasser aucun genre d'ambition, mais une destinée de liberté morale et d'isolement poétique, dans une société à laquelle je ne demandais que de m'oublier en me laissant gagner sans esclavage le pain quotidien.
Je voulus pourtant revoir une dernière fois mes plus chères amies de Paris. J'allai passer quelques heures à mon couvent. Tout le monde y était si préoccupé des effets de la révolution de juillet, de l'absence d'élèves, de la perturbation générale dont on subissait les conséquences matérielles, que je n'eus aucun effort à faire pour ne point parler de moi. Je ne vis qu'un instant ma bonne mère Alicia. Elle était affairée et pressée. Sœur Hélène était en retraite. Poulette me promenait dans les cloîtres, dans les classes vides, dans les dortoirs sans lits, dans le jardin silencieux, en disant à chaque pas: «Ça va mal! ça va bien mal!»
Il ne restait plus personne de mon temps que les religieuses et la bonne Marie Josèphe, la brusque et rieuse servante, qui me sembla la plus cordiale et la seule vivante au milieu de ces âmes préoccupées. Je compris que les nonnes ne peuvent pas et ne doivent pas aimer avec le cœur. Elles vivent d'une idée, et n'attachent une véritable importance qu'aux conditions extérieures qui sont le cadre nécessaire à cette idée. Tout ce qui trouble l'arrangement d'une méditation qui a besoin d'ordre immuable et de sécurité absolue est un événement terrible, ou tout au moins une crise difficile. Les amitiés du dehors ne peuvent rien pour elles. Les choses humaines n'ont de valeur à leurs yeux qu'en raison du plus ou moins d'aide qu'elles apportent à leurs conditions d'existence exceptionnelle. Je ne regrettai plus le couvent en voyant que là l'idéal était soumis à de telles éventualités. La vie d'une communauté c'est tout un monde à immobiliser, et le canon de juillet ne s'était pas inquiété de la paix des sanctuaires.
Moi, j'avais l'idéal logé dans un coin de ma cervelle, et il ne me fallait que quelques jours d'entière liberté pour le faire éclore. Je le portais dans la rue, les pieds sur le verglas, les épaules couvertes de neige, les mains dans mes poches, l'estomac un peu creux quelquefois, mais la tête d'autant plus remplie de songes, de mélodies, de couleurs, de formes, de rayons et de fantômes. Je n'étais plus une dame, je n'étais pas non plus un monsieur. On me poussait sur le trottoir comme une chose qui pouvait gêner les passans affairés. Cela m'était bien égal, à moi qui n'avais aucune affaire. On ne me connaissait pas, on ne me regardait pas; on ne me reprenait pas; j'étais un atome perdu dans cette immense foule. Personne ne disait comme à La Châtre: «Voilà madame Aurore qui passe; elle a toujours le même chapeau et la même robe;» ni comme à Nohant: «Voilà not'dame qui poste sur son grand chevau, faut qu'elle soit dérangée d'esprit pour poster comme ça.» A Paris, on ne pensait rien de moi, on ne me voyait pas. Je n'avais aucun besoin de me presser pour éviter des paroles banales; je pouvais faire tout un roman, d'une barrière à l'autre, sans rencontrer personne qui me dit: «A quoi diable pensez-vous?» Cela valait mieux qu'une cellule, et j'aurais pu dire avec René, mais avec autant de satisfaction qu'il l'avait dit avec tristesse «que je promenais dans le désert des hommes.»
Après que j'eus bien regardé et comme qui dirait remâché et savouré une dernière fois tous les coins et recoins de mon couvent et de mes souvenirs chéris, je sortis en me disant que je ne repasserais plus cette grille derrière laquelle je laissais mes plus saintes tendresses à l'état de divinités sans courroux et d'astres sans nuages; une seconde visite eût amené des questions sur mon intérieur, sur mes projets, sur mes dispositions religieuses. Je ne voulais pas discuter. Il est des êtres qu'on respecte trop pour les contredire et de qui l'on ne veut emporter qu'une tranquille bénédiction.
Je remis mes chères bottes en rentrant et j'allai voir Debureau dans la pantomime: un idéal de distinction exquise servi deux fois par jour aux titis de la ville et de la banlieue, et cet idéal les passionnait. Gustave Papet, qui était le riche, le milord de notre association berrichonne, paya du sucre d'orge à tout le parterre, et puis, comme nous sortions affamés, il emmena souper trois ou quatre d'entre nous aux Vendanges de Bourgogne. Tout à coup, il lui prit envie d'inviter Debureau, qu'il ne connaissait pas le moins du monde. Il rentre dans le théâtre, le trouve en train d'ôter son costume de Pierrot dans une cage qui lui servait de loge, le prend sous le bras et l'amène. Debureau fut charmant de manières. Il ne se laissa pas tenter par la moindre pointe de champagne, craignant, disait-il, pour ses nerfs et ayant besoin du calme le plus complet pour son jeu. Je n'ai jamais vu d'artiste plus sérieux, plus consciencieux, plus religieux dans son art. Il l'aimait de passion et en parlait comme d'une chose grave, tout en parlant de lui-même avec une extrême modestie. Il étudiait sans cesse et ne se blasait pas, malgré un exercice continuel et même excessif. Il ne s'inquiétait pas si les finesses admirables de sa physionomie et son originalité de composition étaient appréciées par des artistes ou saisies par des esprits naïfs. Il travaillait pour se satisfaire, pour essayer et pour réaliser sa fantaisie, et cette fantaisie, qui paraissait si spontanée, était étudiée à l'avance avec un soin extraordinaire. Je l'écoutai avec grande attention: il ne posait pas du tout, et je voyais en lui, malgré la bouffonnerie du genre, un de ces grands artistes qui méritent le titre de maîtres. Jules Janin venait de faire alors un petit volume sur cet artiste, un opuscule spirituel, mais qui ne m'avait rien fait pressentir du talent de Debureau. Je lui demandai s'il était satisfait de cette appréciation. «J'en suis reconnaissant, me dit-il. L'intention en est bonne pour moi et l'effet profite à ma réputation: mais tout cela ce n'est pas l'art, ce n'est pas l'idée que j'en ai; ce n'est pas sérieux, et le Debureau de M. Janin n'est pas moi. Il ne m'a pas compris.»
J'ai revu Debureau plusieurs fois depuis et me suis toujours senti pour le paillasse des boulevards une grande déférence et comme un respect dû à l'homme de conviction et d'étude.
J'assistais, douze ou quinze ans plus tard, à une représentation à son bénéfice, à la fin de laquelle il tomba à faux dans une trappe. J'envoyai savoir de ses nouvelles le lendemain, et il m'écrivit pour me dire lui-même que ce n'était rien, une lettre charmante qui finissait ainsi: «Pardonnez-moi de ne pas savoir mieux vous remercier. Ma plume est comme la voix du personnage muet que je représente; mais mon cœur est comme mon visage qui exprime la vérité.»
Peu de jours après, cet excellent homme, cet artiste de premier ordre, était mort des suites de sa chute.
Après le couvent, j'avais encore quelque chose à briser, non dans mon cœur, mais dans ma vie. J'allai voir mes amies Jane et Aimée. Aimée n'eût pas été l'amie de mon choix. Elle avait quelque chose de froid et de sec à l'occasion, qui ne m'avait jamais été sympathique. Mais, outre qu'elle était la sœur adorée de Jane, il y avait en elle tant de qualités sérieuses, une si noble intelligence, une si grande droiture et, à défaut de bonté spontanée, une si généreuse équité de jugement, que je lui étais réellement attachée. Quant à Jane, cette douce, cette forte, cette humble, cette angélique nature, aujourd'hui comme au couvent, je lui garde, au fond de l'âme, une tendresse que je ne puis comparer qu'au sentiment maternel.
Toutes deux étaient mariées. Jane était mère d'un gros enfant qu'elle couvait de ses grands yeux noirs avec une muette ivresse. Je fus heureuse de la voir heureuse; j'embrassai bien tendrement l'enfant et la mère, et je m'en allai, promettant de revenir bientôt, mais résolue à ne revenir jamais.
Je me suis tenu parole, et je m'en applaudis. Ces deux jeunes héritières, devenues comtesses, et plus que jamais orthodoxes en toutes choses, appartenaient désormais à un monde qui n'aurait eu pour ma bizarre manière d'exister que de la raillerie, et pour l'indépendance de mon esprit que des anathèmes. Un jour fût venu où il eût fallu me justifier d'imputations fausses, ou lutter contre des principes de foi et des idées de convenances que je ne voulais pas combattre ni froisser dans les autres. Je savais que l'héroïsme de l'amitié fût resté pur dans le cœur de Jane; mais on le lui eût reproché, et je l'aimais trop pour vouloir apporter un chagrin, un trouble quelconque dans son existence. Je ne connais pas cet égoïsme jaloux qui s'impose, et j'ai une logique invincible pour apprécier les situations qui se dessinent clairement devant moi. Celle que je me faisais était bien nette. Je choquais ouvertement la règle du monde. Je me détachais de lui bien sciemment; je devais donc trouver bon qu'il se détachât de moi dès qu'il saurait mes excentricités. Il ne les savait pas encore. J'étais trop obscure pour avoir besoin de mystère. Paris est une mer où les petites barques passent inaperçues par milliers entre les gros vaisseaux. Mais le moment pouvait venir où quelque hasard me placerait entre des mensonges que je ne voulais pas faire et des remontrances que je ne voulais pas accepter. Les remontrances perdues sont toujours suivies de refroidissement, et du refroidissement on va en deux pas aux ruptures. Voilà ce dont je ne supportais pas l'idée. Les personnes vraiment fières ne s'y exposent pas, et quand elles sont aimantes, elles ne les provoquent pas, mais elles les préviennent, et par là savent les rendre impossibles.
Je retournai sans tristesse à ma mansarde et à mon utopie, certaine de laisser des regrets et de bons souvenirs, satisfaite de n'avoir plus rien de sensible à rompre.
Quant à la baronne Dudevant, ce fut bien lestement emballé, comme nous disions au quartier latin. Elle me demanda pourquoi je restais si longtemps à Paris sans mon mari. Je lui dis que mon mari le trouvait bon. «Mais est-il vrai, reprit-elle, que vous ayez l'intention d'imprimer des livres?—Oui, madame.—Té! s'écria-t-elle (c'était une locution gasconne qui signifie Tiens! et dont elle avait pris l'habitude), voilà une drôle d'idée.—Oui, madame.—C'est bel et bon, mais j'espère que vous ne mettrez pas le nom que je porte sur les couvertures de livre imprimées?—Oh! certainement non, madame, il n'y a pas de danger.» Il n'y eut pas d'autre explication. Elle partit peu de temps après pour le Midi, et je ne l'ai jamais revue.
Le nom que je devais mettre sur des couvertures imprimées ne me préoccupa guère. En tout état de choses, j'avais résolu de garder l'anonyme. Un premier ouvrage fut ébauché par moi, refait en entier ensuite par Jules Sandeau, à qui Delatouche fit le nom de Jules Sand. Cet ouvrage amena un autre éditeur qui demanda un autre roman sous le même pseudonyme. J'avais écrit Indiana à Nohant, je voulus le donner sous le pseudonyme demandé; mais Jules Sandeau, par modestie, ne voulut pas accepter la paternité d'un livre auquel il était complétement étranger. Cela ne faisait pas le compte de l'éditeur. Le nom est tout pour la vente, et le petit pseudonyme s'étant bien écoulé, on tenait essentiellement à le conserver. Delatouche, consulté, trancha la question par un compromis: Sand resterait intact et je prendrais un autre prénom qui ne servirait qu'à moi. Je pris vite et sans chercher celui de George qui me paraissait synonyme de Berrichon, Jules et George, inconnus au public, passeraient pour frères ou cousins.
Le nom de George Sand me fut donc bien acquis, et Jules Sandeau, resté légitime propriétaire de Rose et Blanche, voulut reprendre son nom en toutes lettres, afin, disait-il, de ne pas se parer de mes plumes. A cette époque, il était fort jeune et avait bonne grâce à se montrer si modeste. Depuis il a fait preuve de beaucoup de talent pour son compte, et il s'est fait un nom de son véritable nom. J'ai gardé, moi, celui de l'assassin de Kotzebue qui avait passé par la tête de Delatouche et qui commença ma réputation en Allemagne, au point que je reçus des lettres de ce pays où l'on me priait d'établir ma parenté avec Karl Sand, comme une chance de succès de plus. Malgré la vénération de la jeunesse allemande pour le jeune fanatique dont la mort fut si belle, j'avoue que je n'eusse pas songé à choisir pour pseudonyme ce symbole du poignard de l'illuminisme. Les sociétés secrètes vont à mon imagination dans le passé, mais elles n'y vont que jusqu'au poignard exclusivement, et les personnes qui ont cru voir, dans ma persistance à signer Sand et dans l'habitude qu'on a prise autour de moi de m'appeler ainsi, une sorte de protestation en faveur de l'assassinat politique se sont absolument trompées. Cela n'entre ni dans mes principes religieux ni dans mes instincts révolutionnaires. Le mode de société secrète ne m'a même jamais paru d'une bonne application à notre temps et à notre pays; je n'ai jamais cru qu'il en pût sortir autre chose désormais chez nous qu'une dictature, et je n'ai jamais accepté le principe dictatorial en moi-même.
Il est donc probable que j'eusse changé ce pseudonyme, si je l'eusse cru destiné à acquérir quelque célébrité; mais jusqu'au moment où la critique se déchaîna contre moi à propos du roman de Lélia, je me flattai de passer inaperçue dans la foule des lettrés de la plus humble classe. En voyant que bien, malgré moi, il n'en était plus ainsi, et qu'on attaquait violemment tout dans mon œuvre, jusqu'au nom dont elle était signée, je maintins le nom et poursuivis l'œuvre. Le contraire eût été une lâcheté.
Et à présent j'y tiens, à ce nom, bien que ce soit, a-t-on dit, la moitié du nom d'un autre écrivain. Soit. Cet écrivain a, je le répète, assez de talent pour que quatre lettres de son nom ne gâtent aucune couverture imprimée, et ne sonnent point mal à mon oreille dans la bouche de mes amis. C'est le hasard de la fantaisie de Delatouche qui me l'a donné. Soit encore: je m'honore d'avoir eu ce poète, cet ami pour parrain. Une famille dont j'avais trouvé le nom assez bon pour moi a trouvé ce nom de Dudevant (que la baronne susnommée essayait d'écrire avec une apostrophe)[6], trop illustre et trop agréable pour le compromettre dans la république des arts. On m'a baptisée, obscure et insouciante, entre le manuscrit d'Indiana, qui était alors tout mon avenir, et un billet de mille francs qui était en ce moment là toute ma fortune. Ce fut un contrat, un nouveau mariage entre le pauvre apprenti poète que j'étais et l'humble muse qui m'avait consolée dans mes peines. Dieu me garde de rien déranger à ce que j'ai laissé faire à la destinée. Qu'est-ce qu'un nom dans notre monde révolutionné et révolutionnaire? Un numéro pour ceux qui ne font rien, une enseigne ou une devise pour ceux qui travaillent ou combattent. Celui qu'on m'a donné, je l'ai fait moi-même et moi seule après coup, par mon labeur. Je n'ai jamais exploité le travail d'un autre, je n'ai jamais pris, ni acheté, ni emprunté une page, une ligne à qui que ce soit. Des sept ou huit cent mille francs que j'ai gagnés depuis vingt ans, il ne m'est rien resté, et aujourd'hui, comme il y a vingt ans, je vis, au jour le jour, de ce nom qui protége mon travail, et de ce travail dont je ne me suis pas réservé une obole. Je ne sens pas que personne ait un reproche à me faire, et, sans être fière de quoi que ce soit (je n'ai fait que mon devoir), ma conscience tranquille ne voit rien à changer dans le nom qui la désigne et la personnifie.
Mais avant de raconter ces choses littéraires, j'ai encore à résumer diverses circonstances qui les ont précédées.
Mon mari venait me voir à Paris. Nous ne logions point ensemble, mais il venait dîner chez moi et il me menait au spectacle. Il me paraissait satisfait de l'arrangement qui nous rendait, sans querelles et sans questions aucunes, indépendans l'un de l'autre.
Il ne me sembla pas que mon retour chez moi lui fût aussi agréable. Pourtant je sus faire supporter ma présence, en ne critiquant et ne troublant rien des arrangemens pris en mon absence. Il ne s'agissait plus pour moi d'être chez moi, en effet. Je ne regardais plus Nohant comme une chose qui m'appartient. La chambre de mes enfans et ma cellule à côté étaient un terrain neutre où je pouvais camper, et si beaucoup de choses me déplaisaient ailleurs, je n'avais rien à dire et ne disais rien. Je ne pouvais me plaindre à personne de la démission que j'avais librement donnée. Quelques amis pensèrent que j'aurais dû ne pas le faire, mais lutter contre les causes premières de cette résolution. Elles avaient raison en théorie, mais la pratique ne se met pas toujours si volontiers qu'on croit aux ordres de la théorie. Je ne sais pas combattre pour un intérêt purement personnel. Toutes mes facultés et toutes mes forces peuvent se mettre au service d'un sentiment ou d'une idée; mais quand il ne s'agit que de moi, j'abandonne la partie avec une faiblesse apparente qui n'est, en somme, que le résultat d'un raisonnement bien simple: Puis-je remplacer pour un autre les satisfactions bonnes ou mauvaises que je lui ferais sacrifier! Si c'est oui, je suis dans mon droit; si c'est non, mon droit lui paraîtra toujours inique et ne me paraîtra jamais bien légitime à moi-même.
Il faut avoir pour contrarier et persécuter quelqu'un dans l'exercice de ses goûts des motifs plus graves que l'exercice des siens propres. Il ne se passait alors dans ma maison rien d'apparent dont mes enfans dussent souffrir. Solange allait me suivre, Maurice vivait, en mon absence, avec Jules Boncoiran, son bon petit précepteur. Rien ne dut me faire croire que cet état de choses ne pût pas durer, et il n'a pas tenu à moi qu'il ne durât pas.
Quand vint l'établissement au quai Saint-Michel avec Solange, outre que j'éprouvais le besoin de retrouver mes habitudes naturelles qui sont sédentaires, la vie générale devint bientôt si tragique et si sombre, que j'en dus ressentir le contre-coup. Le choléra enveloppa des premiers les quartiers qui nous entouraient. Il approcha rapidement, il monta d'étage en étage, la maison que nous habitions. Il y emporta six personnes et s'arrêta à la porte de notre mansarde, comme s'il eût dédaigné une si chétive proie.
Parmi le groupe de compatriotes amis qui s'était formé autour de moi, aucun ne se laissa frapper de cette terreur funeste qui semblait appeler le mal et qui généralement le rendait sans ressources. Nous étions inquiets les uns pour les autres, et point pour nous-mêmes. Aussi, afin d'éviter d'inutiles angoisses, nous étions convenus de nous rencontrer tous les jours au jardin du Luxembourg, ne fût-ce que pour un instant, et quand l'un de nous manquait à l'appel, on courait chez lui. Pas un ne fut atteint, même légèrement. Aucun pourtant ne changea rien à son régime et ne se mit en garde contre la contagion.
C'était un horrible spectacle que ce convoi sans relâche passant sous ma fenêtre et traversant le pont Saint-Michel. En de certains jours, les grandes voitures de déménagemens, dites tapissières, devenues les corbillards des pauvres, se succédèrent sans interruption, et ce qu'il y avait de plus effrayant, ce n'était pas ces morts entassés pêle-mêle comme des ballots, c'était l'absence des parens et des amis derrière les chars funèbres; c'était les conducteurs doublant le pas, jurant et fouettant les chevaux, c'était les passans s'éloignant avec effroi du hideux cortége, c'était la rage des ouvriers qui croyaient à une fantastique mesure d'empoisonnement et qui levaient leurs poings fermés contre le ciel; c'était, quand ces groupes menaçans avaient passé, l'abattement ou l'insouciance qui rendaient toutes les physionomies irritantes ou stupides.
J'avais pensé à me sauver, à cause de ma fille; mais tout le monde disait que le déplacement et le voyage étaient plus dangereux que salutaires, et je me disais aussi que si l'influence pestilentielle s'était déjà, à mon insu, attachée à nous, au moment du départ, il valait mieux ne pas la porter à Nohant, où elle n'avait pas pénétré et où elle ne pénétra pas.
Et puis, du reste, dans les dangers communs dont rien ne peut préserver, on prend vite son parti. Mes amis et moi, nous nous disions que le choléra s'adressant plus volontiers aux pauvres qu'aux riches, nous étions parmi les plus menacés, et devions, par conséquent, accepter la chance sans nous affecter du désastre général où chacun de nous était pour son compte, aussi bien que ces ouvriers furieux ou désespérés qui se croyaient l'objet d'une malédiction particulière.
Au milieu de cette crise sinistre, survint le drame poignant du Cloître Saint-Méry. J'étais au jardin du Luxembourg avec Solange, vers la fin de la journée. Elle jouait sur le sable, je la regardais assise derrière le large socle d'une statue. Je savais bien qu'une grande agitation devait gronder dans Paris; mais je ne croyais pas qu'elle dût sitôt gagner mon quartier: absorbée, je ne vis pas que tous les promeneurs s'étaient rapidement écoulés. J'entendis battre la charge, et, emportant ma fille, je me vis seule de mon sexe avec elle dans cet immense jardin, tandis qu'un cordon de troupes au pas de course traversait d'une grille à l'autre. Je repris le chemin de ma mansarde au milieu d'une grande confusion et cherchant les petites rues, pour n'être pas renversée par les flots de curieux qui, après s'être groupés et pressés sur un point, se précipitaient et s'écrasaient, emportés par une soudaine panique. A chaque pas, on rencontrait des gens effarés qui vous criaient: «N'avancez pas, retournez, retournez! La troupe arrive, on tire sur tout le monde.» Ce qu'il y avait jusque-là de plus dangereux, c'était la précipitation avec laquelle on fermait les boutiques au risque de briser la tête à tous les passans. Solange se démoralisait et commençait à jeter des cris désespérés. Quand nous arrivâmes au quai, chacun fuyait en sens différent; j'avançai toujours, voyant que le pire c'était de rester dehors, et j'entrai vite chez moi sans prendre le temps de voir ce qui se passait, sans même avoir peur, n'ayant encore jamais vu la guerre des rues, et n'imaginant rien de ce que j'ai vu ensuite, c'est-à-dire l'ivresse qui s'empare tout d'abord du soldat et qui fait de lui, sous le coup de la surprise et de la peur, l'ennemi le plus dangereux que puissent rencontrer des gens inoffensifs dans une bagarre.
Et il ne faut pas qu'on s'en étonne. Dans presque tous ces événemens déplorables ou magnifiques dont une grande ville est le théâtre, la masse des spectateurs, et souvent celle des acteurs, ignore ce qui se passe à deux pas de là, et court risque de s'entr'égorger, chacun cédant à la crainte de l'être. L'idée qui a soulevé l'ouragan est souvent plus insaisissable encore que le fait, et quelle qu'elle soit, elle ne se présente aux esprits incultes qu'à travers mille fictions délirantes. Le soldat est peuple, lui aussi; la discipline n'a pas contribué à éclairer sa raison, qu'elle lui commanderait d'ailleurs d'abjurer, s'il avait la prétention de s'en servir. Ses chefs le poussent au massacre par la terreur, comme souvent les meneurs poussent le peuple à la provocation par le même moyen. De part et d'autre, avant qu'on ait brûlé une amorce, des récits horribles, des calomnies atroces ont circulé, et le fantôme du carnage a déjà fait son fatal office dans les imaginations troublées.
Je ne raconterai pas l'événement au milieu duquel je me trouvais. Je n'écris que mon histoire particulière. Je commençai par ne songer qu'à tranquilliser ma pauvre enfant, que la peur rendait malade. J'imaginai de lui dire qu'il ne s'agissait, sur le quai, que d'une chasse aux chauve-souris comme elle l'avait vu faire sur la terrasse de Nohant à son père et à son oncle Hippolyte, et je parvins à la calmer et à l'endormir au bruit de la fusillade. Je mis un matelas de mon lit dans la fenêtre de sa petite chambre, pour parer à quelque balle perdue qui eût pu l'atteindre, et je passai une partie de la nuit sur le balcon, à tâcher de saisir et de comprendre l'action à travers les ténèbres.
On sait ce qui se passa en ce lieu. Dix-sept insurgés s'étaient emparé du poste du petit pont de l'Hôtel-Dieu. Une colonne de garde nationale les surprit dans la nuit. «Quinze de ces malheureux, dit Louis Blanc (Histoire de Dix ans), furent mis en pièces et jetés dans la Seine. Deux furent atteints dans les rues voisines et égorgés.»
Je ne vis pas cette scène atroce, enveloppée dans les ombres de la nuit, mais j'en entendis les clameurs furieuses et les râles formidables; puis un silence de mort s'étendit sur la cité endormie de fatigue après les émotions de la crainte.
Des bruits plus éloignés et plus vagues attestaient pourtant une résistance sur un point inconnu. Le matin, on put circuler et aller chercher des alimens pour la journée, qui menaçait les habitans d'un blocus à domicile. A voir l'appareil des forces développées par le gouvernement, on ne se doutait guère qu'il s'agissait de réduire une poignée d'hommes décidés à mourir.
Il est vrai qu'une nouvelle révolution pouvait sortir de cet acte d'héroïsme désespéré: l'empire pour le duc de Reichstadt et la monarchie pour le duc de Bordeaux, aussi bien que la république pour le peuple. Tous les partis avaient, comme de coutume, préparé l'événement, et ils en convoitaient le profit; mais quand il fut démontré que ce profit, c'était la mort sur les barricades, les partis s'éclipsèrent, et le martyre de l'héroïsme s'accomplit à la face de Paris consterné d'une telle victoire.
La journée du 6 juin fut d'une solennité effrayante, vue du lieu élevé où j'étais. La circulation était interdite, la troupe gardait tous les ponts et l'entrée de toutes les rues adjacentes. A partir de dix heures du matin jusqu'à la fin de l'exécution, la longue perspective des quais déserts prit au grand soleil l'aspect d'une ville morte, comme si le choléra eût emporté le dernier habitant. Les soldats qui gardaient les issues semblaient des fantômes frappés de stupeur. Immobiles et comme pétrifiés le long des parapets, ils ne rompaient, ni par un mot ni par un mouvement, la morne physionomie de la solitude. Il n'y eut d'êtres vivans, en de certains momens du jour, que les hirondelles qui rasaient l'eau avec une rapidité inquiète, comme si ce calme inusité les eût effrayées. Il y eut des heures d'un silence farouche, que troublaient seuls les cris aigres des martinets autour des combles de Notre-Dame. Puis tout à coup les oiseaux éperdus rentrèrent au sein des vieilles tours, les soldats reprirent leurs fusils qui brillaient en faisceaux sur les ponts. Ils reçurent des ordres à voix basse. Ils s'ouvrirent pour laisser passer des bandes de cavaliers qui se croisèrent, les uns pâles de colère, les autres brisés et ensanglantés. La population captive reparut aux fenêtres et sur les toits, avide de plonger du regard dans les scènes d'horreur qui allaient se dérouler au delà de la Cité. Le bruit sinistre avait commencé. Deux feux de peloton sonnaient le glas des funérailles à intervalles devenus réguliers. Assise à l'entrée du balcon, et occupant Solange dans la chambre pour l'empêcher de regarder dehors, je pouvais compter chaque assaut et chaque réplique. Puis le canon tonna. A voir le pont encombré de brancards qui revenaient par la Cité en laissant une traînée sanglante, je pensai que l'insurrection, pour être si meurtrière, était encore importante; mais ses coups s'affaiblirent; on aurait presque pu compter le nombre de ceux que chaque décharge des assaillans avait emportés. Puis le silence se fit encore une fois, la population descendit des toits dans la rue; les portiers des maisons, caricatures expressives des alarmes de la propriété, se crièrent les uns aux autres d'un air de triomphe: C'est fini! et les vainqueurs qui n'avaient fait que regarder repassèrent en tumulte. Le roi se promena sur les quais. La bourgeoisie et la banlieue fraternisèrent à tous les coins de rue. La troupe fut digne et sérieuse. Elle avait cru un instant à une seconde révolution de juillet.
Pendant quelques jours, les abords de la place et du quai Saint-Michel conservèrent de larges taches de sang, et la Morgue, encombrée de cadavres dont les têtes superposées faisaient devant les fenêtres comme un massif de hideuse maçonnerie, suinta un ruisseau rouge qui s'en allait lentement sous les arches sans se mêler aux eaux du fleuve. L'odeur était si fétide, et j'avais été si navrée, autant, je l'avoue, devant ces pauvres soldats expirans que devant les fiers prisonniers, que je ne pus rien manger pendant quinze jours. Longtemps après, je ne pouvais seulement voir la viande; il me semblait toujours sentir cette odeur de boucherie qui avait monté âcre et chaude à mon réveil, les 6 et 7 juin, au milieu des bouffées tardives du printemps.
Je passai l'automne à Nohant. C'est là que j'écrivis Valentine, le nez dans la petite armoire qui me servait de bureau et où j'avais déjà écrit Indiana.
L'hiver fut si froid dans ma mansarde que je reconnus l'impossibilité d'y écrire sans brûler plus de bois que mes finances ne me le permettaient. Delatouche quittait la sienne, qui était également sur les quais, mais au troisième seulement, et la face tournée au midi, sur des jardins. Elle était aussi plus spacieuse, confortablement arrangée, et depuis longtemps je nourrissais le doux rêve d'une cheminée à la prussienne. Il me céda son bail, et je m'installai au quai Malaquais, où je vis bientôt arriver Maurice, que son père venait de mettre au collége.
Me voici déjà à l'époque de mes premiers pas dans le monde des lettres, et, pressée d'établir le cadre de ma vie extérieure, je n'ai encore rien dit des petites tentatives que j'avais faites pour arriver à ce but. C'est donc le moment de parler des relations que j'avais nouées et des espérances qui m'avaient soutenue.