← Retour

Histoire de ma Vie, Livre 3 (Vol. 10 - 13)

16px
100%

«Ma pauvre bonne et chère amie, je n'ai pas osé t'écrire: je te croyais trop occupée; et d'ailleurs je ne le pouvais pas; dans mon désespoir, je t'aurais écrit une lettre trop folle. Mais, aujourd'hui, je sais que tu es à Nohant, loin de notre affreux Paris, seule avec ton cœur si bon et qui m'a tant aimée! J'ai lu, à travers mes larmes, ta lettre à ***. Je t'y retrouve toujours tout entière, comme dans le roman du Champi.—Pauvre Champi!—Alors j'ai eu absolument besoin de t'écrire pour obtenir de toi quelques paroles de consolation pour ma pauvre âme désolée.—J'ai perdu mon fils, mon Georges!—le savais-tu?—Mais tu ne sais pas la douleur profonde, irréparable que je ressens.—Je ne sais que faire, que croire! Je ne comprends pas que Dieu nous enlève d'aussi chères créatures. Je veux prier Dieu, et je ne sens que de la colère et de la révolte dans mon cœur. Je passe ma vie sur son petit tombeau. Me voit-il? Le crois-tu? Je ne sais plus que faire de ma vie, je ne connais plus mon devoir. Je voudrais et je ne peux plus aimer mes autres enfans.—J'ai cherché des consolations dans les livres de prières. Je n'y ai rien trouvé qui me parle de ma situation et des enfans que nous perdons. Il faudrait remercier Dieu d'un aussi affreux malheur!—Non, je ne le peux pas! Jésus lui-même n'a-t-il pas crié: «Mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné?» Si cette grande âme a douté, que devenir, nous autres pauvres créatures? Ah! ma chère, que je suis malheureuse! c'était tout mon bonheur.—Je croyais que c'était ma récompense pour avoir été bonne fille, et bien dévouée toujours à toute une famille dont la charge était bien chère!—mais aussi bien lourde à mes pauvres épaules.... j'étais si heureuse! Je n'enviais rien à personne. Je luttais avec courage dans une profession haïssable, que je remplissais de mon mieux, et quand la maladie ne m'arrêtait pas, dans l'idée de rendre tout mon monde plus heureux autour de moi. Les révolutions... l'art perdu... nous étions encore heureux.—Nos pauvres petits faisaient des barricades, chantaient la Marseillaise, les bruits de la rue redoublaient leur gaîté! Eh bien! quelques jours après ces mêmes bruits redoublaient les convulsions de mon pauvre Georges. Il a eu quatorze jours d'agonie. Quatorze jours nous avons été sur la croix! Il est tombé à nos pieds le 3 mai. Il a rendu sa petite âme le 16 mai, à trois heures et demie du soir.

«Pardonne-moi de t'attrister, ma chère bonne, mais je viens à toi que j'aime tant! qui as toujours été si bonne pour moi! Toi qui es cause (car sans toi, cela ne se pouvait pas) de ce beau voyage dans le Midi, avec mon fils! ce voyage qui a rétabli ma santé (hélas! trop!), qui a rendu cet enfant si joyeux, qui a rempli de plaisirs, de promenade, de soleil, sa pauvre petite existence sitôt finie!

«Je viens encore à toi pour que tu m'écrives une lettre qui donne un peu de forces à mon âme. Je te demande du secours encore une fois. Les belles paroles qui sortent de ton noble cœur, de ta haute raison, je sais bien où les prendre, mais j'y trouverai un plus grand soulagement si elles viennent de ton cœur au mien.

«Adieu, ma chère George, mon amie et mon nom chéri!

«Marie Dorval.

«12 juin 1848, rue de Varennes, 2.»

Je n'ai pas voulu changer un mot, ni supprimer une ligne de cette lettre. Bien que je n'aie pas coutume de publier les éloges qu'on m'adresse, celui-ci est sacré pour moi. C'était la dernière bénédiction de cette âme aimante et croyante en dépit de tout, et cette tendre vénération pour les objets de son amitié montre les trésors de piété morale qui étaient encore en elle.

Les consolations qu'on lui adressait n'étaient jamais perdues. Elle fit un nouvel effort pour s'étourdir dans le travail et pour reprendre sa tâche de dévouement. Mais, hélas! ses forces étaient épuisées, je ne devais plus la revoir.

Je passai l'hiver à Nohant, et la dernière lettre qui soit sortie de sa main tremblante, elle l'écrivait en 1849 à sa chère Caroline, à l'occasion du 16 mai, ce jour fatal qui lui avait enlevé son Georges. Caroline m'envoya cette lettre froissée, brûlante de fièvre, et dont l'écriture torturée a quelque chose de tragique.

«Caen, le 15 mai 1849.

«Chère Caroline, ta pauvre mère a souffert toutes les tortures de l'enfer. Chère fille, nous voici dans l'anniversaire douloureux. Je te prie que la chambre de mon Georges soit fermée et interdite à tout le monde. Que Marie n'aille pas jouer dans cette chambre. Tu tireras le lit au milieu de la chambre. Tu mettras son portrait ouvert sur son lit, et tu le couvriras de fleurs, ainsi que dans tous les vases. Tu enverras chercher ces fleurs à la halle. Mets-lui tout le printemps qu'il ne peut plus voir. Puis, tu prieras toute la journée en ton nom et au nom de sa pauvre grand'mère.

«Je vous embrasse bien tendrement.

«Ta Mère.»

A cette lettre déchirante était jointe celle-ci, de Caroline à moi:

«Ma mère est morte le 20 mai, un an et quatre jours après mon pauvre Georges. Elle est tombée malade dans la diligence, en allant à Caen donner des représentations. Elle s'est mise au lit en arrivant, et elle ne s'est plus relevée que pour revenir à Paris, où, deux jours après, elle est morte dans nos bras. Elle a bien souffert, mais ses derniers momens ont été doux. Elle pensait à ce pauvre petit ange qu'elle allait rejoindre: vous savez comme elle l'aimait. Cet amour l'a tuée. Il y avait un an qu'elle souffrait. Elle a souffert de toutes les façons. On a été si injuste, si cruel pour elle! Ah! madame, dites-moi que maintenant elle est heureuse! Je vous embrasse comme elle l'eût fait elle-même, de toute mon âme.

«Caroline Luguet.»

«Le dernier livre qu'elle ait lu, c'est votre Petite Fadette

«23 mai 1849.

«Chère madame Sand,

«Elle est morte, cette admirable et pauvre femme! Elle nous laisse inconsolables. Plaignez-nous!

«Réné Luguet.»

Maintenant, voici les détails de cette cruelle mort après une si cruelle vie. C'est Réné Luguet qui me les donna dans une admirable lettre dont je suis forcée de supprimer la moitié. On verra pourquoi.

«Chère madame Sand,

«Oh! vous avez raison, c'est pour nous un grand malheur, si grand, voyez vous, que c'en est fait pour nous de toute joie sur la terre. Pour mon compte, j'ai tout perdu, une amie, un compagnon d'infortune, une mère! ma mère intellectuelle, la mère de mon âme, celle qui donna l'essor à mon cœur, celle qui me fit artiste, qui me fit homme et qui m'en apprit les devoirs, celle qui me fit loyal et courageux, qui me donna le sentiment du beau, du vrai, du grand.—De plus, elle chérissait ma chère Caroline, elle adorait nos enfans. Elle en est morte! jugez, jugez si je la pleure.

«Chère madame, vous qu'elle a tant aimée, vous qu'elle vénérait, laissez moi vous raconter une partie de ses souffrances, vous aurez la mesure des miennes.

«Elle est donc morte de chagrin, de découragement. Le dédain, oui! le dédain l'a tuée!...

...............«Quand la pauvre femme allait de porte en porte demander l'emploi de son talent, de son génie, on ouvrait de grands yeux au nom de Dorval. Le génie! Il est bien question de cela! Il lui manquait une ou deux dents, sa robe était noire, son regard triste. Les événemens ont amené dans les théâtres des désastres qui ont amené à leur tour................

«........ C'est donc au plus fort de cette décomposition que notre premier grand malheur arriva, mon Georges mourut. Marie, frappée au cœur, resta d'abord debout, sans nous laisser voir la profondeur de sa blessure: puis elle étendit la main pour se rattacher à quelque chose: vite, nous cherchâmes quelque grande diversion à ce grand chagrin, une grande création! *** vint avec un beau rôle. Elle le lut, l'apprit, elle y était sublime. C'était l'ancre du salut. Il fallait, quoi qu'elle fit, que quelques heures par jour fussent dérobées à sa douleur...............

«Sans motif, sans excuse, sans un mot d'explication, on lui retirait le rôle!...................

«C'en était fait. Elle reçut le coup en plein cœur. On dit à présent qu'on le regrette. Il est bien temps!

«La vie de cette pauvre mère s'échappait donc par trois blessures profondes, la mort d'un être adoré,—l'oubli et l'injustice partout,—à la maison, l'effroi de la misère!

«C'est ainsi que nous arrivâmes au 10 avril dernier. J'allais à Caen, elle devait venir m'y rejoindre, mais avant elle voulut tenter un dernier effort, une dernière démarche pour avoir aux Français un coin et 500 fr. par mois. On lui répondit que bientôt, grâce à des calculs intelligens, on allait faire une économie de 300 fr. sur le luminaire, et que, si on pouvait vaincre la répugnance du comité, on aviserait à lui donner du pain.

«Ce fut son dernier coup, car je vis dans ce moment-là son regard angélique se porter vers moi, et la mort était dans ce regard.

«Elle partit pour Caen, et là, tout de suite, en deux heures, je vis le mal si grand, que je dus appeler une consultation. L'état fut jugé très grave, il y avait fièvre pernicieuse et ulcère au foie. Je crus entendre prononcer ma propre condamnation à mort. Je ne pouvais en croire mes yeux, quand je regardais cet ange de douleur et de résignation, qui ne se plaignait pas, et qui, en me souriant tristement, semblait me dire: Vous êtes là, vous ne me laisserez pas mourir!

«A dater de ce moment-là, j'ai passé quarante nuits à son chevet, debout! Elle n'a pas eu d'autre garde, d'autre infirmier, d'autre ami que moi. Je voulais seul accomplir cette tâche; pendant quarante jours, j'ai été là, la disputant à la mort, comme un chien fidèle défend son maître en péril.

«Puis j'ai vu venir la faiblesse, la profonde mélancolie. Elle s'est mise à parler sans cesse de son enfance, de ses beaux jours; elle résumait toute son existence: je me sentais terrassé par le désespoir, par la fatigue. Plusieurs fois, je m'étais évanoui. Il fallait prendre un parti, et, bien que les médecins eussent prédit la mort en cas de voyage, comme je voyais la mort arriver rapidement et qu'elle appelait Paris, sa fille et sa petite Marie avec un accent qui me fait encore frissonner... je demandai à Dieu un miracle, je retins le coupé de la diligence, je levai et je me mis à habiller moi-même cette créature adorée, qui se laissait faire, comme si j'avais été sa mère. Je la descendis dans mes bras, et une heure après, nous partions pour Paris tous deux mourans, elle de son mal, moi de mon désespoir.

«Deux heures plus tard, par une tempête affreuse nous versions: mais c'est à peine si nous nous en sommes aperçus. Tout nous était si égal!

«Enfin, le lendemain, elle était dans sa chambre, au milieu de nous tous. Dieu merci, elle était vivante; mais le mal, que le voyage avait engourdi, reprit son empire, et le 20 mai, à une heure, elle nous dit: Je meurs, mais je suis résignée! ma fille, ma bonne fille, adieu.... Luguet .... sublime.... Ce furent ses dernières paroles. Puis son dernier soupir s'est exhalé à travers un sourire. Oh! ce sourire, il flamboie toujours devant mes yeux, et j'ai besoin de regarder bien vite mes enfans et ma chère Caroline pour accepter la vie!

«Chère madame Sand, j'ai le cœur meurtri. Votre lettre a ravivé toutes mes tortures. Cette adorable Marie! vous avez été son dernier poète. J'ai lu la Petite Fadette à son chevet. Puis nous avons parlé longtemps de tous ces beaux livres dont elle racontait les scènes touchantes en pleurant. Puis elle m'a parlé de vous, de votre cœur. Ah! chère madame Sand, comme vous aimiez Marie! comme vous aviez su comprendre son âme! comme elle vous aimait, et comme je vous aime!—Et comme je suis malheureux! Il me semble que ma vie est sans but et que je ne l'accepte plus que par devoir.

«J'attends le jour où je pourrai vous parler d'elle, vous raconter toutes les choses inouïes de grandeur et de beauté que cet ange m'a dites dans ses jours de mélancolie et dans ses jours de douleur.

«Votre affectionné et désolé,

«Luguet.»

Je citerai encore une lettre de ce bon et grand cœur qui avait été digne d'une telle mère. Je lui en demande pardon d'avance. Ces épanchemens ne s'attendaient guère à la publicité; mais il s'agit ici, non de ménager la modestie de ceux qui vivent, il s'agit d'élever le monument de celle qui est morte. C'était une des plus grandes artistes et une des meilleures femmes de ce siècle. Elle a été méconnue, calomniée, raillée, diffamée, abandonnée par plusieurs qui eussent dû la défendre, par quelques uns qui eussent dû la bénir. Il faut qu'au moins quelques voix s'élèvent sur sa tombe, et ces voix-là seront le meilleur poids dans la balance où l'opinion pèse d'une main distraite le bien et le mal. Ces voix-là, ce sont les voix d'amis qui l'ont connue longtemps et qui ont recueilli et apprécié tous les secrets de son intimité: ce sont les voix de la famille. Elles prévaudront contre celles des gens qui voient de loin et jugent au hasard.

Paris, décembre 49.

«Chère madame Sand, j'ai vu hier votre pièce du Champi. Jamais, depuis que je suis au théâtre, je n'ai éprouvé une telle émotion! Ah! ce garçon dévoué, gardien fidèle de l'existence de la pauvre persécutée! Heureux fils qui sauve sa Madeleine! Tous n'ont pas ce bonheur-là! Comme j'ai pleuré! Blotti au fond de ma loge, le mouchoir aux dents, j'ai cru étouffer!

«Ah! c'est que, pour moi, ce n'était plus François et Madeleine: c'était elle et moi! ce n'était pas un homme et une femme qui peuvent ou doivent finir par un mariage; ce n'était même pas un fils et une mère; c'était deux âmes qui avaient besoin l'une de l'autre. Ah! j'ai vu passer là les dix belles années de ma vie, mon dévouement, mon espérance, mon but, mon soutien, tout! Oh! j'ai été trop heureux pendant dix ans, il fallait payer cela!

«Chère madame Sand, pardonnez-moi toutes ces larmes au sujet d'un succès qui réjouit tous ceux qui vous connaissent; mais à qui dirai-je ce que je souffre, si ce n'est à vous?

«Ne viendrez-vous donc pas à Paris voir votre pièce? Et nous!—ne nous cherchez plus rue de Varennes. Oh non! nous avons fui cette maison maudite. Nous y serions tous morts. Les portes, les corridors, les bruits de l'escalier, tout cela nous faisait frissonner à toute heure. Les cris de la rue venaient tous les matins, à heure fixe, nous rappeler qu'à telle heure elle disait cela. Enfin de ces riens qui tuent! Nous avons traîné ailleurs notre profonde tristesse.... Caroline vous embrasse tendrement; la pauvre enfant est désolée aussi. Ma tendresse pour elle augmente chaque jour. Elle mérite tant d'être heureuse, celle-là!

«Réné Luguet.»

C'est ainsi que fut aimée, c'est ainsi que fut pleurée Marie Dorval. Son mari, M. Merle, était déjà tombé dans un état de langueur suivi de paralysie. Aimable et bon, mais profondément personnel, il trouva tout simple de rester, lui, ses infirmités affreuses et ses dettes intarissables à la charge de Luguet et de Caroline, auxquels il n'était rien, sinon un devoir légué par Mme Dorval, devoir qu'ils accomplirent jusqu'au bout, en dépit des vicissitudes de la vie d'artiste et des mauvais jours qu'ils eurent à traverser, tant leur fut chère et sacrée la pensée de continuer la tâche de dévouement qui leur était léguée par elle.

Oui, si elle a été trahie et souillée, cette victime de l'art et de la destinée, elle a été aussi bien chérie et bien regrettée. Et je n'ai pas parlé de moi, de moi qui ne me suis pas encore habituée à l'idée qu'elle n'est plus, et que je ne pourrai plus la secourir et la consoler; de moi, qui n'ai pu raconter cette histoire et transcrire ces détails sans me sentir étouffée par les larmes; de moi, qui ai la conviction de la retrouver dans un meilleur monde, pure et sainte comme le jour où son âme quitta le sein de Dieu pour venir errer dans notre monde insensé, et tomber de lassitude sur nos chemins maudits!

CHAPITRE TRENTE-TROISIEME.

Eugène Delacroix.

Eugène Delacroix fut un de mes premiers amis dans le monde des artistes, et j'ai le bonheur de le compter toujours parmi mes vieux amis. Vieux, on le sent, est le mot relatif à l'ancienneté des relations, et non à la personne. Delacroix n'a pas et n'aura pas de vieillesse. C'est un génie et un homme jeune. Bien que, par une contradiction originale et piquante, son esprit critique sans cesse le présent et raille l'avenir, bien qu'il se plaise à connaître, à sentir, à deviner, à chérir exclusivement les œuvres et souvent les idées du passé, il est, dans son art, l'innovateur et l'oseur par excellence. Pour moi, il est le premier maître de ce temps-ci, et, relativement à ceux du passé, il restera un des premiers dans l'histoire de la peinture. Cet art n'ayant pas généralement progressé depuis la renaissance, et paraissant moins goûté et moins compris relativement par les masses, il est naturel qu'un type d'artiste comme Delacroix, longtemps étouffé ou combattu par cette décadence de l'art et par cette perversion du goût général, ait réagi, de toute la force de ses instincts, contre le monde moderne. Il a cherché dans tous les obstacles qui l'entouraient des monstres à renverser, et il a cru les trouver souvent dans des idées de progrès dont il n'a senti ou voulu sentir que le côté incomplet ou excessif. C'est une volonté trop exclusive et trop ardente que la sienne pour s'accommoder des choses à l'état d'abstraction. En cela il est, dans l'appréciation des vues sociales, comme était Marie Dorval dans celles des idées religieuses. Il faut à ces fortes imaginations un terrain solide pour édifier le monde de leurs pensées. Il ne faut pas leur parler d'attendre que la lumière soit faite. Elles ont horreur du vague, elles veulent le grand jour. C'est tout simple: elles sont jour et lumière elles-mêmes.

Il ne faut donc pas espérer de les calmer en leur disant que la certitude est et sera toujours en dehors des faits du monde où l'on vit, et que la foi à l'avenir ne doit pas s'embarrasser du spectacle des choses présentes. Ces yeux perçans voient souvent les hommes d'avenir faire fatalement des mouvemens rétrogrades, et, dès lors, ils jugent que la philosophie du siècle marche à reculons.

C'est ici le lieu de dire que notre philosophie, à nous autres qui nous piquons d'être progressistes, devrait bien faire le progrès d'une certaine tolérance. Dans l'art, dans la politique, et, en général, dans tout ce qui n'est pas science exacte, on veut qu'il n'y ait qu'une vérité, et c'est là une vérité, en effet; mais, dès qu'on se l'est formulée à soi-même, on s'imagine avoir trouvé la vraie formule, on se persuade qu'il n'y en a qu'une, et on prend dès lors cette formule pour la chose. Là commencent l'erreur, la lutte, l'injustice et le chaos des discussions vaines.

Il n'y a qu'une vérité dans l'art, le beau; qu'une vérité dans la morale, le bien; qu'une vérité dans la politique, le juste. Mais dès que vous voulez faire chacun le cadre d'où vous prétendez exclure tout ce qui, selon vous, n'est pas juste, bien et beau, vous arrivez à rétrécir ou à déformer tellement l'image de l'idéal, que vous vous trouvez fatalement et bien heureusement à peu près seul de votre avis. Le cadre de la vérité est plus vaste, toujours plus vaste qu'aucun de nous ne peut se l'imaginer.

La notion de l'infini peut seule agrandir un peu l'être fini que nous sommes, et c'est la notion qui entre le plus difficilement dans nos esprits. La discussion, la délimitation, l'épluchage et l'épilogage sont devenus, surtout en ce temps-ci, de véritables maladies; à ce point que beaucoup de jeunes artistes sont morts pour l'art, ayant oublié, à force de causer, qu'il s'agissait de prouver par des œuvres, et non par des discours. L'infini ne se démontre pas, il se cherche, et le beau se sent plus dans l'âme qu'il ne s'établit par des règles. Tous ces catéchismes d'art et de politique que l'on se jette à la tête, sentent l'enfance de la politique et de l'art. Laissons donc discuter, puisque c'est l'enseignement pénible, agaçant et puéril, qu'il faut sans doute encore à notre époque; mais que ceux d'entre nous qui sentent au dedans d'eux-mêmes un élan véritable ne s'embarrassent pas de ce bruit de l'école, et fassent leur tâche en se bouchant un peu les oreilles.

Et puis, quand notre tâche du jour est faite, regardons celle des autres, et ne nous hâtons pas de dire qu'elle n'est pas bonne, parce qu'elle est différente. Profiter vaut mieux que contredire, et bien souvent on ne profite de rien, parce que l'on veut tout critiquer.

Nous exigeons trop de logique dans les autres, et par là nous montrons que nous n'en avons pas assez pour nous-mêmes. Nous voulons qu'on voie par nos yeux en toutes choses, et plus un individu nous frappe et nous occupe par l'emploi de hautes facultés, plus nous voulons l'assimiler à nos facultés propres, qui, à supposer qu'elles ne soient pas très inférieures, sont du moins très différentes. Philosophes, nous voudrions qu'un musicien fît ses délices de Spinoza; musiciens, nous voudrions qu'un philosophe nous donnât l'opéra de Guillaume Tell; et quand l'artiste, hardi novateur dans sa partie, rejette l'innovation sur un autre point, de même que quand le penseur, bouillant à s'élancer dans l'inconnu de ses croyances, recule devant la nouveauté d'une tentative d'art, nous crions à l'inconséquence et nous dirions volontiers: «Toi, artiste, je condamne tes œuvres d'art, parce que tu n'es pas de mon parti et de mon école; toi, philosophe, je nie ta science, parce que tu n'entends rien à la mienne.»

C'est ainsi qu'on juge trop souvent, et trop souvent la critique écrite arrive pour donner la dernière main à ce système d'intolérance si parfaitement déraisonnable. Cela était surtout sensible il y a quelques années, lorsque beaucoup de journaux et de revues représentaient beaucoup de nuances d'opinions. On eût pu dire alors: «Dis-moi dans quel journal tu écris, et je vais te dire quel artiste tu vas louer ou blâmer.»

On m'a bien souvent dit à moi: «Comment pouvez-vous vivre et parler avec tel de vos amis qui pense tout au rebours de vous? Quelles concessions vous fait-il, ou quelles concessions n'êtes-vous pas forcée de lui faire?»

Je n'ai jamais fait ni demandé la moindre concession, et si j'ai quelquefois discuté, c'est pour m'instruire en faisant parler les autres, m'instruire, non pas en ce sens que j'acceptais toujours toutes leurs solutions, mais en ce sens qu'examinant le mécanisme de leur pensée et recherchant en eux la source de leurs convictions, j'arrivais à comprendre ce que l'être humain le mieux organisé renferme de contradictions de fait dans sa logique apparente, et, par suite, de logique véritable dans ses apparentes contradictions.

Du moment que l'intelligence vous révèle ses forces, ses besoins, son but et même ses infirmités à côté de ses grandeurs, je ne comprends guère qu'on ne l'accepte pas tout entière, même avec ses tâches, lesquelles, comme celles du soleil, ne peuvent pas être regardées à l'œil nu sans faire cligner beaucoup la paupière.

J'ai donc, outre l'amitié tendre qui me lie à certaines natures d'élite, un grand respect pour ce que je n'admettrais pas en moi-même à l'état de croyance arrêtée, mais ce qui, chez elles me paraît l'accident inévitable, nécessaire, peut être le coup de fouet intérieur de leur développement. Un grand artiste peut nier devant moi une partie de ce qui fait la vie de mon âme, peu m'importe; je sais bien que par les endroits de mon âme qui lui sont ouverts, il fera rentrer ma vie avec sa flamme. De même un grand philosophe qui me blâmera d'être artiste me rendra plus artiste en ranimant ma foi à des vérités supérieures, lorsqu'il m'expliquera ces vérités avec l'éloquence de la conviction.

Notre esprit est une boîte à compartimens qui communiquent les uns avec les autres par un admirable mécanisme. Un grand esprit qui se livre à nous nous donne à respirer comme un bouquet de fleurs où certains parfums, qui nous seraient nuisibles isolés, nous charment et nous raniment par leur mélange avec les autres parfums qui les modifient.

Ces réflexions me viennent à propos d'Eugène Delacroix. Je pourrais les appliquer à beaucoup d'autres natures éminentes que j'ai eu le bonheur d'apprécier sans qu'elles m'aient causé aucun souci en me contredisant et même en se moquant de moi à l'occasion. J'ai été tenace dans ma résistance à certains de leurs dires, mais tenace aussi dans mon affection pour elles et dans ma reconnaissance pour le bien qu'elles m'ont fait en excitant en moi le sentiment de moi-même. Elles me regardent comme une rêveuse incorrigible; mais elles savent que je suis une amie fidèle.

Le grand maître dont je parle est donc mélancolique et chagrin dans sa théorie, enjoué, charmant, bon enfant au possible dans son commerce. Il démolit sans fureur et raille sans fiel, heureusement pour ceux qu'il critique; car il a autant d'esprit que de génie, chose à quoi l'on ne s'attend pas en regardant sa peinture, où l'agrément cède la place à la grandeur, et où la maestria n'admet pas la gentillesse et la coquetterie. Ses types sont austères; on aime à les regarder bien en face: ils vous appellent dans une région plus haute que celle où l'on vit. Dieux, guerriers, poètes ou sages, ces grandes figures de l'allégorie ou de l'histoire qu'il a traitées vous saisissent par une allure formidable ou par un calme olympien. Il n'y a pas moyen de penser, en les contemplant, au pauvre modèle d'atelier, qu'on retrouve dans presque toutes les peintures modernes, sous le costume d'emprunt à l'aide duquel on a vainement tenté de le transformer. Il semble que si Delacroix a fait poser des hommes et des femmes, il ait cligné les yeux pour ne pas les voir trop réels.

Et cependant ses types sont vrais, quoique idéalisés dans le sens du mouvement dramatique ou de la majesté rêveuse. Ils sont vrais comme les images que nous portons en nous-mêmes quand nous nous représentons les dieux de la poésie ou les héros de l'antiquité. Ce sont bien des hommes, mais non des hommes vulgaires comme il plaît au vulgaire de les voir pour les comprendre. Ils sont bien vivans, mais de cette vie grandiose, sublime ou terrible dont le génie seul peut retrouver le souffle.

Je ne parle pas de la couleur de Delacroix. Lui seul aurait peut-être la science et le droit de faire la démonstration de cette partie de son art, où ses adversaires les plus obstinés n'ont pas trouvé moyen de le discuter; mais parler de la couleur en peinture, c'est vouloir faire sentir et deviner la musique par la parole. Décrira-t-on le Requiem de Mozart? On pourrait bien écrire un beau poème en l'écoutant; mais ce ne serait qu'un poème et non une traduction; les arts ne se traduisent pas les uns par les autres. Leur lien est serré étroitement dans les profondeurs de l'âme, mais, ne parlant pas la même langue, ils ne s'expliquent mutuellement que par de mystérieuses analogies. Ils se cherchent, s'épousent et se fécondent dans des ravissemens où chacun d'eux n'exprime que lui-même.

«Ce qui fait le beau de cette industrie-là, me disait gaîment Delacroix lui-même dans une de ses lettres, consiste dans des choses que la parole n'est pas habile à exprimer.—Vous me comprenez de reste, ajoute-t-il; et une phrase de votre lettre me dit assez combien vous sentez les limites nécessaires à chacun des arts, limites que messieurs vos confrères franchissent parfois avec une aisance admirable.»

Il n'y a guère moyen d'analyser la pensée dans quelque art que ce soit, si ce n'est à travers une pensée de même ordre. Du moment qu'on veut rapetisser à sa propre mesure, quand on est petit, les grandes pensées des maîtres, on erre et on divague sans entamer en rien le chef-d'œuvre: on a pris une peine inutile.

Quant à disséquer leur procédé, soit pour le louer, soit pour le blâmer, l'étalage des termes techniques que la critique introduit plus ou moins adroitement dans ses argumentations sur la peinture et la musique, n'est qu'un tour de force réussi ou manqué. Manqué, ce qui arrive souvent à ceux qui parlent du métier sans en comprendre les termes et en les employant à tort et travers, le tour fait rire les plus humbles praticiens. Réussi, il n'initie en rien le public à ce qu'il lui importe de sentir, et n'apprend rien aux élèves attentifs à saisir les secrets de la maîtrise. Vous leur direz en vain les procédés de l'artiste, et devant ces naïfs rapins qui s'extasient sur un petit coin de la toile en se demandant avec stupeur comment cela est fait, vous exposerez en vain la théorie savante des moyens employés: vous fussent-ils révélés par la propre bouche du maître, ils seront parfaitement inutiles à celui qui ne saura pas les mettre en œuvre. S'il n'a pas de génie, aucun moyen ne lui servira; s'il a du génie, il trouvera ses moyens tout seul, ou se servira à sa manière de ceux d'autrui, qu'il aura compris ou devinés sans vous. Les seuls ouvrages d'art sur l'art qui aient de l'importance et qui puissent être utiles sont ceux qui s'attachent à développer les qualités de sentiment des grandes choses, et qui par là, élèvent et élargissent le sentiment des lecteurs. Sous ce point de vue, Diderot a été grand critique, et de nos jours, plus d'un critique a encore écrit de belles et bonnes pages. Hors de là, il n'y a qu'efforts perdus et pédantisme puéril.

Un modèle d'appréciation supérieure est sous mes yeux. J'en veux rappeler un fragment pour ceux qui ne l'auraient pas sous la main.

«On ne peut nier l'impression sans cesse décroissante des ouvrages qui s'adressent à la partie la plus enthousiaste de l'esprit; c'est une espèce de refroidissement mortel qui nous gagne par degrés, avant de glacer tout à fait la source de toute vénération et de toute poésie................

«Doit-on se dire que les beaux ouvrages ne sont pas faits pour le public et ne sont pas appréciés par lui, et qu'il ne garde ses admirations privilégiées que pour de futiles objets? Serait-ce qu'il se sent pour toute production extraordinaire une sorte d'antipathie, et que son instinct le porte naturellement vers ce qui est vulgaire et de peu de durée? Y aurait-il, pour toute œuvre qui semble par sa grandeur échapper au caprice de la mode, une condition secrète de lui déplaire, et n'y voit-il qu'une espèce de reproche de l'inconstance de ses goûts et de la vanité de ses opinions?»

Après ce cri de douleur et d étonnement, le critique que je cite nous parle du Jugement dernier, et, sans employer aucun terme de métier, sans nous initier à aucun des procédés que nous n'avons pas besoin de connaître, occupé seulement de nous communiquer l'enthousiasme qui l'embrase, il nous jette dans la pensée la propre pensée de Michel-Ange.

«Le style de Michel-Ange, dit-il, semble le seul qui soit parfaitement approprié à un pareil sujet. L'espèce de convention qui est particulière à ce style, ce parti tranché de fuir toute trivialité au risque de tomber dans l'enflure et d'aller jusqu'à l'impossible, se trouvaient à leur place dans la peinture d'une scène qui nous transporte dans une sphère tout idéale. Il est si vrai que notre esprit va toujours au-delà de ce que l'art peut exprimer en ce genre, que la poésie elle-même, qui semble si immatérielle dans ses moyens d'expression, ne nous donne jamais qu'une idée trop définie de semblables inventions. Quand l'Apocalypse de saint Jean nous peint les dernières convulsions de la nature, les montagnes qui s'écroulent, les étoiles qui tombent de la voûte céleste, l'imagination la plus poétique et la plus vaste ne peut s'empêcher de circonscrire dans un champ borné le tableau qui lui est offert. Les comparaisons employées par les poètes sont tirées d'objets matériels qui arrêtent la pensée dans son vol. Michel-Ange, au contraire, avec ses dix ou douze groupes de quelques figures disposées symétriquement et sur une surface que l'œil embrasse sans peine, nous donne une idée incomparablement plus terrible de la catastrophe suprême qui amène aux pieds de son juge le genre humain éperdu; et cet empire immense qu'il prend à l'instant même sur l'imagination, il ne le doit à aucune des ressources que peuvent employer les peintres vulgaires; c'est son style seul qui le soutient dans les régions du sublime et nous y emporte avec lui.


Le Christ de Michel-Ange n'est ni un philosophe ni un héros de roman. C'est Dieu lui-même dont le bras va réduire en poudre l'univers. Il faut à Michel-Ange, il faut au peintre des formes, des contrastes, des ombres, des lumières sur des corps charnus et mouvans. Le jugement dernier, c'est la fête de la chair; aussi comme on la voit courir déjà sur les os de ces pâles ressuscités, au moment où la trompette entr'ouvre leur tombe et les arrache au sommeil des siècles! Dans quelle variété de poétiques attitudes ils entr'ouvrent leurs paupières à la lueur de ce sinistre et dernier jour qui secoue pour jamais la lumière du sépulcre et pénètre jusqu'aux entrailles de cette terre où la mort a entassé ses victimes! Quelques-uns soulèvent avec effort la couche épaisse sous laquelle ils ont dormi si longtemps; d'autres, dégagés déjà de leur fardeau, restent là étendus et comme étonnés d'eux-mêmes. Plus loin, la barque vengeresse emporte la foule des réprouvés. Caron se tient là, battant de son aviron les âmes paresseuses: qualunque s'adagia!»

Qui donc a écrit ces belles pages? Ne semble-t-il pas qu'on entende Michel-Ange lui-même parler de son œuvre et en expliquer la pensée? Ce langage si grand et si ferme qu'il ne semble pas appartenir à notre siècle, n'est-il pas celui du maître traduit par quelque littérateur contemporain du premier ordre?

Non! ces pages sont écrites par un maître moderne qui n'a ni le goût ni le temps d'écrire. Elles ont été jetées à la hâte sur le papier, dans un jour de brûlante indignation contre l'indifférence du public et de la critique en présence d'une belle copie du Jugement dernier, due à Sigalon, et que Paris était appelé à contempler au palais des Beaux-Arts, ce dont Paris ne se souciait pas le moins du monde. Ces pages, dont le maître ne veut pas seulement qu'on lui parle et qu'il craint peut-être de relire, sont signées Eugène Delacroix.

Je ne dirai pas: Que n'en a-t-il écrit beaucoup d'autres[12]! mais bien: Que n'a-t-il pu mettre douze heures de plus dans ses journées déjà trop courtes pour la peinture! Lui seul, je le crois, eût pu traduire son propre génie à la multitude en lui traduisant celui des maîtres tant aimés et si bien compris par lui!

Citons la conclusion; on y verra le procédé par lequel Delacroix est devenu un peintre égal à Michel-Ange.

«On n'a pas craint d'affirmer que la vue du chef-d'œuvre de Michel-Ange corromprait le goût des élèves et les induirait à la manière, comme si quelque chose pouvait être plus funeste que la manière même des écoles. Sans doute, des modèles aussi frappans ne s'adressent pas à tous les esprits. Il en est de l'étude d'une manière si agrandie, d'un art si abstrait, si l'on peut parler ainsi, comme de ces régimes austères auxquels ne se soumettent que les rudes tempéramens. En présence de tant de grandeur et de hardiesse, un élève imbécile se retourne vers son maître et ne voit dans le dédain du grand peintre pour l'imitation vulgaire que l'impuissance d'imiter. Le maître se demande à son tour s'il fera céder la tradition devant ce mépris de toute tradition, et cependant le sublime artiste s'avance à travers les siècles, entouré de disciples plus dignes de lui. Tous les grands noms de la peinture marchent à ses côtés et le couronnent des rayons de leur propre gloire....................................

«Après toutes les nouvelles déviations dans lesquelles l'art pourra se trouver entraîné par le caprice et le besoin du changement, le grand style du Florentin sera toujours comme un pôle vers lequel il faudra se tourner de nouveau pour retrouver la route de toute grandeur et de toute beauté.»

Le voilà, le procédé! C'est d'adorer le beau d'abord, ensuite de le comprendre, et puis enfin de le tirer de soi-même. Il n'y en a pas d'autre.

On peut bien croire que l'inintelligence du siècle a fait mortellement souffrir cette âme enthousiaste des grandes choses. Heureusement, la gaîté charmante de son esprit l'a préservé de la souffrance qui aigrit. Quant à celle qui énerve, le géant était trop fortement trempé pour la connaître. Il a résolu le problème de prendre son essor entier, un essor victorieux, immense, et qui laisse le parlage et le paradoxe loin sous ses pieds, comme cette fulgurante figure d'Apollon qu'il a jetée aux voûtes du Louvre oublie, dans la splendeur des cieux, les Chimères qu'il vient de terrasser. Il a résolu ce problème sans perdre la jeunesse de son âme, la générosité et la droiture de ses instincts, le charme de son caractère, la modestie et le bon goût de son attitude.

Delacroix a traversé plusieurs phases de son développement en imprimant à chaque série de ses ouvrages le sentiment profond qui lui était propre. Il s'est inspiré du Dante, de Shakspeare et de Goëthe, et les romantiques ayant trouvé en lui leur plus haute expression, ont cru qu'il appartenait exclusivement à leur école. Mais une telle fougue de création ne pouvait s'enfermer dans un cercle ainsi défini. Elle a demandé au ciel et aux hommes de l'espace, de la lumière, des lambris assez vastes pour contenir ses compositions, et s'élançant alors dans le monde de son idéal complet, elle a tiré de l'oubli, où il était question de les reléguer, les allégories de l'antique Olympe, qu'elle a mêlées en grand historien de la poésie, à l'illustration des génies de tous les siècles. Delacroix a rajeuni ce monde évanoui ou travesti par de froides traditions, au feu de son interprétation brûlante. Autour de ces personnifications surhumaines, il a créé un monde de lumière et d'effets, que le mot couleur ne suffit peut-être pas à exprimer pour le public, mais qu'il est forcé de sentir dans l'effroi, le saisissement ou l'éblouissement qui s'emparent de lui à un tel spectacle. Là éclate l'individualité du sentiment de ce maître, enrichie du sentiment collectif des temps modernes, dont la source cachée au fond des esprits supérieurs grossit toujours à travers les âges.

Il y aura néanmoins toujours un ordre d'esprits systématiques qui reprocheront à Delacroix de n'avoir pas présenté à leurs sens le joli, le gracieux, la forme voluptueuse, l'expression caressante comme ils l'entendent. Reste à savoir s'ils l'entendent bien, et si, dans cette région de la fantaisie, ils sont compétens à discerner le faux du vrai, le naïf du maniéré. J'en doute. Ceux qui comprennent réellement le Corrége, Raphaël, Watteau, Prud'hon, comprennent tout aussi bien Delacroix. La grâce a son siége et la puissance a le sien. D'ailleurs les grâces sont des divinités à mille faces. Elles sont lascives ou chastes, selon l'œil qui les voit, selon l'âme qui les formule. Le génie de Delacroix est sévère, et quiconque n'a pas un sentiment capable d'élévation ne le goûtera jamais entièrement. Je crois qu'il y est tout résigné.

Mais quelle que soit la critique, il laissera un grand nom et de grandes œuvres. Quand on le voit pâle, frêle, nerveux et se plaignant de mille petits maux obstinés à le tenir en haleine, on s'étonne que cette délicate organisation ait pu produire avec une rapidité surprenante, à travers des contrariétés et des fatigues inouïes, des œuvres colossales. Et pourtant elles sont là, et elles seront suivies, s'il plaît à Dieu, de beaucoup d'autres, car le maître est de ceux qui se développent jusqu'à la dernière heure, et dont on croit en vain saisir le dernier mot à chaque nouveau prodige.

Delacroix n'a pas été seulement grand dans son art, il a été grand dans sa vie d'artiste. Je ne parle pas de ses vertus privées, de son culte pour sa famille, de ses tendresses pour ses amis malheureux, des charmes solides de son caractère, en un mot. Ce sont là des mérites individuels que l'amitié ne publie pas à son de trompe. Les épanchemens de son cœur dans ses admirables lettres feraient ici un beau chapitre qui le peindrait mieux que je ne sais le faire. Mais les amis vivans doivent-ils être ainsi révélés, même quand cette révélation ne peut être que la glorification de leur être intime? Non, je ne le pense pas. L'amitié a sa pudeur, comme l'amour a la sienne. Mais ce qui en Delacroix appartient à l'appréciation publique pour le profit que portent les nobles exemples, c'est l'intégrité de sa conduite; c'est le peu d'argent qu'il a voulu gagner, la vie modeste et longtemps gênée qu'il a acceptée plutôt que de faire aux goûts et aux idées du siècle (qui sont bien souvent celles des gens en place) la moindre concession à ses principes d'art. C'est la persévérance héroïque avec laquelle, souffrant, malingre, brisé en apparence, il a poursuivi sa carrière, riant des sots dédains; ne rendant jamais le mal pour le mal, malgré les formes charmantes d'esprit et de savoir-vivre qui l'eussent rendu redoutable dans ces luttes sourdes et terribles de l'amour-propre; se respectant lui-même dans les moindres choses, ne boudant jamais le public, exposant chaque année au milieu d'un feu croisé d'invectives, qui eût étourdi ou écœuré tout autre; ne se reposant jamais, sacrifiant ses plaisirs les plus purs, car il aime et comprend admirablement les autres arts, à la loi impérieuse d'un travail longtemps infructueux pour son bien-être et son succès: vivant, en un mot, au jour le jour, sans envier le faste ridicule dont s'entourent les artistes parvenus, lui dont la délicatesse d'organes et de goûts se fût si bien accommodée pourtant d'un peu de luxe et de repos.

FIN DU TOME ONZIÈME.

Typographie L. Schnauss.

HISTOIRE DE MA VIE.


HISTOIRE
DE MA VIE

PAR

Mme GEORGE SAND.

Charité envers les autres;
Dignité envers soi-même;
Sincérité devant Dieu.

Telle est l'épigraphe du livre que j'entreprends.
15 avril 1847.
GEORGE SAND.

TOME DOUZIÈME.

PARIS, 1855.
LEIPZIG, CHEZ WOLFGANG GERHARD.


CHAPITRE TRENTE-TROISIEME.
(SUITE.)

Delacroix.—David Richard et Gaubert.—La phrénologie et la médecine.—Les saints et les anges.

Dans tous les temps, dans tous les pays, on cite les grands artistes qui n'ont rien donné à la vanité ou à l'avarice, rien sacrifié à l'ambition, rien immolé à la vengeance. Nommer Delacroix, c'est nommer un de ces hommes purs dont le monde croit assez dire en les déclarant honorables, faute de savoir combien la tâche est rude au travailleur qui succombe et au génie qui lutte.

Je n'ai point à faire l'historique de nos relations; elle est dans ce seul mot, amitié sans nuages. Cela est bien rare et bien doux, et entre nous cela est d'une vérité absolue. Je ne sais pas si Delacroix a des imperfections de caractère. J'ai vécu près de lui dans l'intimité de la campagne et dans la fréquence des relations suivies, sans jamais apercevoir en lui une seule tache, si petite qu'elle fût. Et pourtant nul n'est plus liant, plus naïf et plus abandonné dans l'amitié. Son commerce a tant de charmes qu'auprès de lui on se trouve soi-même être sans défauts, tant il est facile d'être dévoué à qui le mérite si bien. Je lui dois en outre, bien certainement, les meilleures heures de pures délices que j'aie goûtées en tant qu'artiste. Si d'autres grandes intelligences m'ont initiée à leurs découvertes et à leurs ravissemens dans la sphère d'un idéal commun, je peux dire qu'aucune individualité d'artiste ne m'a été aussi plus sympathique, et, si je puis parler ainsi, plus intelligente dans son expansion vivifiante. Les chefs-d'œuvre qu'on lit, qu'on voit ou qu'on entend ne vous pénètrent jamais mieux que doublés en quelque sorte dans leur puissance par l'appréciation d'un puissant génie. En musique et en poésie comme en peinture, Delacroix est égal à lui-même, et tout ce qu'il dit quand il se livre est charmant ou magnifique sans qu'il s'en aperçoive.

Je ne compte pas entretenir le public de tous mes amis. Un chapitre consacré à chacun d'eux outre qu'il blesserait la timidité modeste de certaines natures éprises de recueillement et d'obscurité, n'aurait d'intérêt que pour moi et pour un fort petit nombre de lecteurs. Si j'ai parlé beaucoup de Rollinat, c'est parce que cette amitié type a été pour moi l'occasion de dresser mon humble autel à une religion de l'âme que chacun de nous porte plus ou moins pure en soi-même.

Quant aux personnes célèbres, je ne m'attribue pas le droit d'ouvrir le sanctuaire de leur vie intime, mais je regarde comme un devoir d'apprécier l'ensemble excellent de leur vie par rapport à la mission qu'elles remplissent, quand je suis à même de remplir ce devoir en connaissance de cause.

Que ceux de mes anciens amis qui ne trouveront pas leurs noms à cette page de mon histoire ne pensent donc pas qu'ils soient effacés de mon cœur. Plus d'un, même, que les circonstances ont forcément éloigné, à la longue, du milieu où j'ai dû vivre, m'est resté cher, et garde dans mes souvenirs la place honorable et douce qu'il s'y est faite.

Parmi ceux-là, je te nommerai pourtant, David Richard, type noble et doux, âme pure entre toutes! Tu appartiens à l'estime d'un groupe moins restreint que celui où ton humilité vraiment chrétienne s'est toujours cachée. La charité t'a, pour ainsi dire, détaché de toi-même, et tes patientes études, les élans généreux de ton cœur t'ont jeté dans une vie d'apôtre où le mien t'a suivi avec une constante vénération.

C'est qu'il est rare que les âmes portées à ce sentiment-là ne deviennent pas dignes de l'inspirer à leur tour. Cet humble axiome résume toute la vie de David Richard. Doué d'une tendresse suave et d'une foi fervente, il vit dans ses amis (et en tête de ses premiers amis fut l'illustre Lamennais), non pas des soutiens et des appuis pour sa faiblesse, mais des alimens naturels pour les forces de son dévouement. Je ne sais pas si on l'a jamais soutenu et consolé, lui! Je ne crois pas, du moins, qu'il ait jamais songé à se plaindre d'aucune peine personnelle. Ce que je sais, c'est qu'il écoutait, consolait et calmait toujours, attirant à lui toutes les peines des autres et les dissipant ou les calmant par je ne sais quelle influence mystérieuse.

Je crois sérieusement à des influences. Je ne sais pas qualifier autrement certaines dispositions soudaines où nous placent, à notre insu, peut-être à l'insu d'elles-mêmes, certaines personnes que nous aimons ou qui nous déplaisent à première vue. Que ce soit une impression reçue dans une existence antérieure dont nous avons perdu le souvenir, ou réellement un fluide qui émane d'elles, il est certain que la rencontre de ces personnes nous est bienfaisante ou nuisible. Je ne crois pas que ces préventions soient imaginaires dans leurs causes n'ayant jamais vu qu'elles le fussent dans leurs effets. Je ne parle pas des préventions légères, fantasques ou préconçues. On fait fort bien de vaincre celles-là dès qu'on les sent mal fondées; mais il en est de bien sérieuses auxquelles on ne donne pas assez d'attention, et qu'on se repent toujours d'avoir repoussées lorsqu'on avait la liberté d'agir.

Si c'est une superstition, j'ai celle-là, je l'avoue, et j'ai fait l'expérience d'aimer toute ma vie les gens que j'ai aimés en les voyant pour la première fois. Il en fut ainsi de David Richard, que je n'ai pas vu depuis plus de dix ans, et de mon pauvre Gaubert, que je ne verrai plus que dans une autre vie. Les voir était pour moi un véritable bien-être moral, que je ressentais même d'une façon matérielle, dans l'aisance de ma respiration, comme s'ils eussent apporté autour de moi une atmosphère plus pure que celle dont j'étais nourrie à l'habitude. Ne plus les voir n'a rien ôté au bien-être intellectuel que m'apporte leur souvenir et au rassérénement qui se fait dans ma pensée quand je m'imagine converser avec eux.

C'est qu'il y a des âmes, je ne dirai pas faites les unes pour les autres, trop de dissemblances dans leurs facultés leur commandent de ne pas se jeter aveuglement dans le même chemin; mais des âmes qui se conviennent par quelque point essentiel et dominant. Gaubert me disait, dans sa langue phrénologique, que nous nous tenions par les protubérances de l'affectionnivité et de la vénération. Soit! Quand ces âmes se rencontrent, elles se devinent et s'acceptent mutuellement sans hésiter, elles se saluent comme de vieilles connaissances; elles n'ont rien à se révéler de nouveau, et pourtant elles se délectent dans l'entretien l'une de l'autre, comme si elles se retrouvaient après une longue séparation.

La femme admirable et infortunée dont j'ai parlé dans les pages précédentes demandait au ciel des saints et des anges sur la terre. Je me souviens de lui avoir dit souvent qu'il y en avait, mais que nous n'avions pas toujours le sens divin qui les fait reconnaître sous l'humble forme et parfois sous le pauvre habit qui les déguisent. Nous avons de l'imagination, nous cherchons le prestige. La beauté, le charme, l'esprit, la grâce nous enivrent, et nous courons après de trompeurs météores sans nous douter que les vrais saints sont plus souvent cachés dans la foule que placés sur le piédestal. Et puis, quand nous avons suivi ces belles lumières qui attirent comme les feux follets, elles s'éteignent tout à coup, et avec elles l'enthousiasme qu'elles nous inspiraient. Ces erreurs-là s'appellent quelquefois passions. Les vrais saints ne fanatisent pas ainsi. Ils n'inspirent que des sentimens doux et angéliques comme eux-mêmes. Ils sont trop modestes pour vouloir entraîner ou éblouir. Ils ne troublent pas le cerveau, ils ne tourmentent pas le cœur. Ils sourient et bénissent. Heureux l'instinct qui les découvre et le jugement qui les apprécie!

Des saints et des anges! Et pourquoi ne voulons-nous pas comprendre que ces beaux êtres fantastiques sont déjà de ce monde à l'état latent, comme le papillon splendide dans sa pauvre larve? Ils n'ont ni rayons de feu ni ailes d'or pour se distinguer des autres hommes. Ils n'ont pas même toujours les beaux yeux profonds et lumineux qui éclairaient la figure pâle de mon bon Gaubert. Ils ne sont ni remarqués ni admirés dans le monde. Ils ne brillent nulle part, ni sur des chevaux rapides, ni aux avant-scènes des théâtres, ni dans les salons, ni dans les académies, ni dans le forum, ni dans les cénacles. S'ils eussent vécu sous Tibère, ils n'eussent brillé qu'aux arènes, en qualité de martyrs, comme tant d'autres fidèles serviteurs de Dieu, dont on n'eût jamais entendu parler si l'occasion d'un grand acte de foi ne se fût rencontrée pour envoyer aux archives du ciel les noms sacrés de ces victimes obscures, la splendeur de ces vertus ignorées.

Des saints et des anges! Oui, à mes yeux, Gaubert était un saint et Richard un ange. Celui-ci paisible et nageant sans trouble et sans effroi dans son rayonnement intérieur; celui-là, plus agité, plus impatient, exhalant de brûlantes indignations contre la folie ou la perversité qu'il comprenait d'autant moins qu'il les étudiait davantage.

Gaubert m'inspirait une tendresse véritable, parce qu'il l'éprouvait pour moi. Quoiqu'il n'eût qu'une dizaine d'années de plus que moi, sa tête chauve, ses joues creuses, sa débile santé et, plus que tout cela, l'austérité naïve de sa vie et de ses idées, le vieillissaient de vingt ans à mes yeux et à ceux de ses autres amis. C'était le type du vertueux et tendre père, sévère et absolu dans ses théories, indulgent jusqu'à la gâterie dans la pratique des affections. J'ai pleuré sa mort, non pas seulement par respect et par attendrissement, mais par égoïsme de cœur. Il nous avait pourtant dit cent fois à tous qu'il ne fallait pas pleurer les morts, mais bien plutôt remercier Dieu de les avoir appelés à lui, et pousser le dévouement au-delà de la tombe, jusqu'à se réjouir de les savoir en possession de leur récompense. Il avait raison, mais les entrailles ne raisonnent pas, et si je l'ai amèrement regretté, c'est sa faute. Il s'était rendu trop nécessaire à moi. Je voyais en lui un refuge contre tous les découragemens et toutes les langueurs de la volonté, une loi vivante du devoir avec les suavités de la prédication enthousiaste et ces douceurs de la sollicitude paternelle qui pénètrent et consolent. Les saints farouches et ascétiques frappent l'imagination ou éveillent l'orgueil qu'on appelle émulation. Ils n'agissent donc que sur de nobles orgueilleux de leur trempe. Les saints doux et tendres attirent davantage, et, pour mon compte, je n'aime que ceux-ci.

J'aurai à reparler de Gaubert et du bon frère qui lui a survécu, dans la suite de mon histoire.

CHAPITRE TRENTE-QUATRIEME.

Sainte-Beuve.—Luigi Calamatta.—Gustave Planche.—Charles Didier.—Pourquoi je ne parle pas de certains autres.

Je ne crois pas interrompre l'ordre de mon récit en consacrant encore quelques pages à mes amis. Le monde de sentimens et d'idées où ces amis me firent pénétrer est une partie essentielle de ma véritable histoire, celle de mon développement moral et intellectuel. J'ai la conviction profonde que je dois aux autres tout ce que j'ai acquis et gardé d'un peu bon dans l'âme. Je suis venue sur la terre avec le goût et le besoin du vrai; mais je n'étais pas une assez puissante organisation pour me passer d'une éducation conforme à mes instincts, ou pour la trouver toute faite dans les livres. Ma sensibilité avait besoin surtout d'être réglée. Elle ne le fut guère: les amis éclairés, les sages conseils vinrent un peu trop tard et quand le feu avait trop longtemps couvé sous la cendre pour être étouffé facilement. Mais cette sensibilité douloureuse fut souvent calmée et toujours consolée par des affections sages et bienfaisantes.

Mon esprit, à demi cultivé, était à certains égards une table rase, à d'autres égards une sorte de chaos. L'habitude que j'ai d'écouter, et qui est une grâce d'état, me mit à même de recevoir de tous ceux qui m'entourèrent une certaine somme de clarté et beaucoup de sujets de réflexion. Parmi ceux-là, des hommes supérieurs me firent faire assez vite de grands pas, et d'autres hommes, d'une portée moins saisissante, quelques-uns même qui paraissaient ordinaires, mais qui ne furent jamais tels à mes yeux, m'aidèrent puissamment à me tirer du labyrinthe d'incertitudes où ma contemplation s'était longtemps endormie.

Parmi les hommes d'un talent apprécié, M. Sainte-Beuve, par les abondantes et précieuses ressources de sa conversation, me fut très salutaire, en même temps que son amitié, un peu susceptible, un peu capricieuse mais toujours précieuse à retrouver, me donna quelquefois la force qui me manquait vis-à-vis de moi-même. Il m'a affligé profondément par des aversions et des attaques acerbes contre des personnes que j'admirais et que je respectais; mais je n'avais ni le droit ni le pouvoir de modifier ses opinions et d'enchaîner ses vivacités de discussion; et comme, vis-à-vis de moi, il fut toujours généreux et affectueux (on m'a dit qu'il ne l'avait pas toujours été en paroles, mais je ne le crois plus); comme d'ailleurs il m'avait été secourable avec sollicitude et délicatesse dans certaines détresses de mon âme et de mon esprit, je regarde comme un devoir de le compter parmi mes éducateurs et bienfaiteurs intellectuels.

Sa manière littéraire ne m'a pourtant pas servi de type, et dans des momens où ma pensée éprouvait le besoin d'une expression plus hardie, sa forme délicate et adroite m'a paru plus propre à m'empêtrer qu'à me dégager. Mais quand les heures de fièvre sont passées, on revient à cette forme un peu vanlotée, comme on revient à Vanloo lui-même; pour en reconnaître la vraie force et la vraie beauté à travers le caprice de l'individualité et le cachet de l'école, sous ces miévreries souriantes de la recherche, il y a, quand même, le génie du maître. Comme poète et comme critique, Sainte-Beuve est un maître aussi. Sa pensée est souvent complexe, ce qui la rend un peu obscure au premier abord; mais les choses qui ont une conscience réelle valent qu'on les relise, et la clarté est vive au fond de cette apparente obscurité. Le défaut de cet écrivain est un excès de qualités. Il sait tant, il comprend si bien, il voit et devine tant de choses, son goût est si abondant et son objet le saisit par tant de côtés à la fois, que la langue doit lui paraître insuffisante et le cadre toujours trop étroit pour le tableau.

A mes yeux, il était dominé par une contradiction nuisible, je ne dirai pas à son talent, il a bien prouvé que son talent n'en a pas souffert, mais à son propre bonheur. J'entends par ce mot de bonheur, non pas une rencontre ou une réunion de faits qu'il n'est au pouvoir d'aucun homme de faire surgir et de gouverner, mais une certaine source de foi et de sérénité intérieure qui, pour être intermittente, et souvent troublée par le contact des choses extérieures, n'en est pas moins intarissable au fond de l'âme. Le seul bonheur que Dieu nous ait accordé, et dont on puisse oser, sans folie, lui demander la continuation, c'est de sentir qu'au milieu des accidens et des catastrophes de la vie commune, on est en possession de certaines joies intimes et pures qui sont bien l'idéal de celui qui les savoure. Dans l'art comme dans la philosophie, dans l'amour comme dans l'amitié, dans toutes ces choses abstraites dont les événemens ne peuvent nous ôter le sentiment ou le rêve, l'âge ou l'expérience prématurée nous apportent ce bienfait de nous mettre d'accord un jour ou l'autre avec nous-mêmes.

Probablement ce jour est venu pour Sainte-Beuve; mais je l'ai vu longtemps aussi tourmenté que je l'étais alors, quoiqu'il eût infiniment plus de science, de raison et de force défensive contre la douleur. Il enseignait la sagesse avec une éloquence convaincante, et il portait cependant en lui le trouble des âmes généreuses inassouvies.

Il me semblait alors qu'il voulait résoudre le problème de la raison en le compliquant. Il voyait le bonheur dans l'absence d'illusions et d'entraînement; et puis tout aussitôt, il voyait l'ennui, le dégoût et le spleen dans l'exercice de la logique pure. Il éprouvait le besoin des grandes émotions: il convenait que s'y soustraire par crainte du désenchantement est un métier de dupe, puisque les petites émotions inévitables nous tuent en détail; mais il voulait gouverner et raisonner les passions en les subissant. Il voulait qu'on pardonnât aux illusions de ne pouvoir pas être complètes, oubliant, ce me semble, que si elles ne sont pas complètes, elles ne sont pas du tout, et que les amis, les amans, les philosophes qui voient quelque chose à pardonner à leur idéal ne sont déjà plus en possession de la foi, mais qu'ils sont tout simplement dans l'exercice de la vertu et de la sagesse.

Croire ou aimer par devoir m'a toujours révoltée comme un paradoxe. On peut agir dans le fait comme si on croyait ou comme si on aimait: voilà, en certains cas, le devoir. Mais du moment qu'on ne croit plus à l'idée ou qu'on n'aime plus l'être, c'est le devoir seul que l'on suit et que l'on aime.

Sainte-Beuve avait bien trop d'esprit pour se poser de la sorte une prescription impossible; mais quand il arrivait à philosopher sur la pratique de la vie, je ne sais si je me trompais, mais je croyais le voir tourner dans ce cercle infranchissable.

En résumé, trop de cœur pour son esprit et trop d'esprit pour son cœur, voilà comment je m'expliquai cette nature éminente, et, sans oser affirmer aujourd'hui que je l'ai bien comprise, je m'imagine toujours que ce résumé est la clef de ce que son talent offre d'original et de mystérieux. Peut-être que si ce talent fût laissé être faible, maladroit et fatigué à ses heures, il aurait pris des revanches d'autant plus éclatantes; mais bien qu'il aimât ce laisser-aller dans l'œuvre des autres, il n'a pas consenti à être inégal, et il s'est maintenu excellent. Ceux qui ont entrevu dans un artiste quelque chose de plus ému et de plus pénétrant que ce qu'il a consenti à exprimer dans son œuvre générale se permettent quelque regret. Ils ont eu pour cet artiste plus d'ambition qu'il ne s'en est permis à lui-même. Mais le public n'est pas obligé de savoir que les œuvres qui le charment et l'instruisent ne sont souvent que le débordement d'un vase qui a retenu le plus précieux de sa liqueur. C'est d'ailleurs un peu notre histoire à tous. L'âme renferme toujours le plus pur de ses trésors comme un fonds de réserve qu'elle doit rendre à Dieu seul, et que les épanchemens des tendresses intimes font seuls pressentir. On est même effrayé quand le génie réussit à se produire tout entier sous une forme arrêtée; on craint qu'il ne se soit épuisé dans cet effort suprême, car l'impuissance de se manifester complétement est un bienfait du ciel envers l'humaine faiblesse, et si l'on pouvait exprimer l'aspiration infinie, elle cesserait peut-être aussitôt d'exister.

Le hasard d'un portrait que Buloz fit graver pour mettre en tête d'une de mes éditions me fit connaître Calamatta, graveur habile et déjà estimé, qui vivait pauvrement et dignement avec un autre graveur italien, Mercuri, à qui l'on doit, entre autres, la précieuse petite gravure des Moissonneurs de Léopold Robert. Ces deux artistes étaient liés par une noble et fraternelle amitié. Je ne fis que voir et saluer Mercuri, dont le caractère timide ne pouvait guère se communiquer à ma propre timidité. Calamatta, plus Italien dans ses manières, c'est-à-dire plus confiant et plus expansif, me fut vite sympathique, et, peu à peu, notre mutuelle amitié s'établit pour toute la vie.

J'ai rencontré en vérité peu d'amis aussi fidèles, aussi délicats dans leur sollicitude et aussi soutenus dans l'agréable et saine durée des relations. Quand on peut dire d'un homme qu'il est un ami sûr, on dit de lui une grande chose, car il est rare de rencontrer chez une personne aimable et enjouée aucune légèreté, et chez une personne sérieuse aucune pédanterie. Calamatta, aimable compagnon dans le rire et dans le mouvement de la vie d'artiste, est un esprit sérieux, recueilli et juste, que l'on trouve toujours dans une bonne et sage voie d'appréciation des choses de sentiment. Beaucoup de caractères charmans comme le sien inspirent la confiance, mais peu la méritent et la justifient comme lui.

La gravure est un art sérieux en même temps qu'un métier dur et assujettissant, où le procédé, ennemi de l'inspiration, peut s'appeler réellement le génie de la patience. Le graveur doit être habile artisan avant de songer à être artiste. Certes, la partie du métier est immense aussi dans la peinture, et, dans la peinture murale particulièrement, elle se complique de difficultés formidables. Mais les émotions de la création libre, du génie, qui ne relève que de lui-même sont si puissantes, que le peintre a des jouissances infinies. Le graveur n'en connaît que de craintives, car ses joies sont troublées justement par l'appréhension de se laisser prendre à l'envie de devenir créateur lui-même.

J'ai entendu discuter beaucoup cette question-ci, à savoir: si le graveur doit être artiste comme Edelink de Bervic, ou comme Marc-Antoine et Audran; c'est-à-dire s'il doit copier fidèlement les qualités et les défauts de son modèle, ou s'il doit copier librement en donnant essor à son propre génie; en un mot, si la gravure doit être l'exacte reproduction ou l'ingénieuse interprétation de l'œuvre des maîtres.

Je ne me pique de trancher aucune question difficile, surtout en dehors de mon métier à moi, mais il me semble que celle-ci est la même qu'on peut appliquer à la traduction des livres étrangers. Pour ma part, si j'étais chargée de ce soin, et qu'il me fût permis de choisir, je ne choisirais que des chefs-d'œuvre, et je me plairais à les rendre le plus servilement possible, parce que les défauts des maîtres sont encore aimables ou respectables. Au contraire, si j'étais forcée de traduire un ouvrage utile, mais obscur et mal écrit, je serais tentée de l'écrire de mon mieux, afin de le rendre aussi clair que possible; mais il est bien probable que l'auteur vivant me saurait très mauvais gré du service que je lui aurais rendu, car il est dans la nature des talens incomplets de préférer leurs défauts à leurs qualités.

Ce malheur d'avoir trop bien fait doit arriver aux graveurs qui interprètent, et il n'y a peut-être qu'un peintre de génie qui puisse pardonner à son copiste d'avoir eu plus de talent que lui.

Cependant, si l'on admettait en principe que tout graveur est libre d'arranger à sa guise l'œuvre qu'il reproduit, et, pour peu que la mode encourageât cette licence, où s'arrêterait-on, et où serait le caractère utile et sérieux de cet art, dont le premier but est non-seulement de répandre et de populariser l'œuvre de la peinture, mais encore de conserver intacte à la postérité la pensée des maîtres, à travers le temps et les événemens qui détruisent les originaux?

Il faut que chaque science, chaque art, chaque métier même ait sa doctrine. Rien n'existe sans une pensée dominante où le travail se rattache, où la volonté se maintient consciencieuse. Dans les époques de décadence où chacun fait à sa guise, sans respect pour rien ni personne, les arts déclinent et périssent.

Calamatta, après avoir soulevé et retourné ces considérations dans sa pensée, se renferma dans une idée où il trouva au moins une certitude absolue: c'est qu'il faut savoir très bien dessiner pour savoir bien copier, et que qui ne le sait pas ne comprend pas ce qu'il voit et ne peut pas le rendre, quelque effort d'attention et de volonté qu'il y apporte. Il fit donc des études sérieuses en s'essayant à dessiner des portraits d'après nature, en même temps qu'il poursuivait ces travaux de burin qui prennent des années. Calamatta a travaillé sept ans de suite au Vœu de Louis XIII de M. Ingres.

On lui doit quelques portraits remarquables qu'il a répandus par la gravure après les avoir dessinés lui-même, entre autres celui de M. Lamennais, dont la ressemblance est fidèle et dont l'expression est saisissante.

Mais le talent vraiment supérieur de Calamatta est dans la copie passionnément minutieuse et consciencieuse des maîtres anciens. Il a consacré le meilleur de sa volonté à reproduire la Joconde de Léonard de Vinci, dont il termine la gravure peut-être au moment où j'écris, et dont le dessin m'a paru un chef-d'œuvre. Ce type, réputé si difficile à reproduire, cette figure de femme d'une beauté si mystérieuse, même pour ses contemporains, et que le peintre estima miraculeuse à saisir dans son expression, méritait de rester à jamais dans les arts. Le fugitif sourire de la Joconde, ce rayonnement divin d'une émotion inconnue, un grand génie a su le fixer sur la toile, arrachant ainsi à l'empire de la mort un éclair de cette vie exquise que fait la beauté exquise; mais le temps détruit les belles toiles aussi fatalement (quoique plus tardivement) qu'il détruit les beaux corps. La gravure conserve et immortalise. Un jour, elle seule restera pour attester que les maîtres et les femmes ont vécu, et tandis que les ossemens des générations ne seront plus que poussière, la triomphante Joconde sourira encore, de son vrai et intraduisible sourire, à de jeunes cœurs amoureux d'elle.

Parmi ceux de mes amis qui m'ont enseigné, par l'exemple soutenu (la meilleure des leçons), qu'il faut étudier, chercher et vouloir toujours; aimer le travail plus que soi-même, et n'avoir pour but dans la vie que de laisser après soi le meilleur de sa propre vie, Calamatta est aux premiers rangs, et, à ce titre, il garde dans mon âme une bonne part de ce respect qui est la base essentielle de toute amitié durable.

Je dois aussi une reconnaissance particulière, comme artiste, à M. Gustave Planche, esprit purement critique, mais d'une grande élévation. Mélancolique par caractère et comme rassasié, en naissant, du spectacle des choses humaines, Gustave Planche n'est cependant pas un esprit froid ni un cœur impuissant; mais une tension contemplative, trop peu accessible aux émotions variées et au laisser-aller de l'imprévu dans les arts, concentra le rayonnement de sa pensée sur un seul point fixe. Il ne voulut longtemps admettre, comprendre et sentir le beau que dans le grand et le sévère. Le joli, le gracieux et l'agréable lui devinrent antipathiques. De là une injustice réelle dans plusieurs faits d'appréciation, qui lui fut imputée à mauvaise humeur, à parti pris, bien qu'aucune critique ne soit plus intègre et plus sincère que la sienne.

Aussi nul critique n'a soulevé plus de colères et attiré sur lui plus de vengeances personnelles. Il endura le tout avec patience poursuivant ses exécutions sous une apparente impassibilité. Mais c'était là un rôle que sa force intérieure n'acceptait pas réellement. Cette hostilité, qu'il avait provoquée, le faisait souffrir; car le fond de son caractère est plus bienveillant que sa plume, et si l'on y faisait bien attention, on verrait que cette forme cassante et absolue ne couvre pas les ménagemens caractéristiques de la haine. Une discussion douce le ramène facilement, ou, du moins, le ramenait alors des excès de sa propre logique. Il est vrai qu'en reprenant la plume, entraîné par je ne sais quelle fatalité de son talent, il achevait de briser ce qu'il s'était peut-être promis de ménager.

J'aurais complétement accepté ce caractère avec tous ses inconvéniens et tous ses dangers si j'avais trouvé juste et concluant le point de vue où il se plaçait, en tant que critique. La différence de mon sentiment sur les œuvres d'art que je défendais quelquefois contre ses anathèmes ne m'eût pas empêchée de regarder la sobriété et la sévérité de ses appréciations comme des effets utiles de ses convictions raisonnées.

Mais ce que je n'approuvais pas, et ce que j'ai approuvé de moins en moins, même chez mes amis, dans l'exercice de la critique en général, c'est le ton hautain et dédaigneux, c'est la rudesse des formes, c'est, en un mot, le sentiment qui préside parfois à cet enseignement et qui en dénature le but et l'effet. Je trouvais Planche d'autant plus dans l'erreur sur ce point, que son sentiment n'était égaré par aucune personnalité méchante, envieuse ou vindicative. Il parlait de tous les vivans, au contraire, avec une grande sérénité, et même, dans la conversation, il leur rendait beaucoup plus de justice ou montrait pour eux beaucoup plus d'indulgence qu'il ne voulait en faire paraître en écrivant. C'était donc évidemment le résultat d'un système et d'une croyance qui pouvaient être respectables, mais dont le résultat n'était pas bienfaisant.

Si la critique est ce quelle doit être, un enseignement, elle doit se montrer douce et généreuse, afin d'être persuasive. Elle doit ménager surtout l'amour-propre, qui, durement froissé en public, se révolte naturellement contre cette sorte d'insulte à la personne. On aura beau dire que la critique est libre et ne relève que d'elle-même, toutes choses relèvent de Dieu, qui a fait de la charité le premier de nos devoirs et la plus forte de nos armes. Si les critiques qui nous jugent sont plus forts que nous (ce qui n'arrive pas toujours), nous le sentirons aisément à leur indulgence, et les conseils enveloppés de ces explications modestes qui prouvent ont une valeur que la raillerie et le dédain n'auront jamais.

Je ne pense pas qu'il faille céder à la critique, même la plus aimable, quand elle ne nous persuade pas; mais une critique élevée, désintéressée, noble de sentimens et de formes, doit nous être toujours utile, même quand elle nous contredit ouvertement. Elle soulève en nous-mêmes un examen nouveau et une discussion approfondie qui ne peuvent nous être que salutaires. Elle doit donc nous trouver reconnaissans quand son but est bien visiblement d'instruire le public et nous-mêmes.

C'était là certainement le but de Gustave Planche; mais il n'en prenait pas le moyen. Il blessait la personnalité, et le public, qui s'amuse de ces sortes de scandales, ne les approuve pas au fond. Du moment, d'ailleurs, qu'il aperçoit ou croit apercevoir la passion au fond du débat, il ne juge plus que la passion et oublie de juger l'œuvre qui en a soulevé les orages.

La connaissance générale, le goût et l'intelligence des arts ne gagnent donc rien à ces querelles, et l'instruction véritable que le beau savoir et le beau style de Gustave Planche eussent dû répandre en a été amoindrie.

Il n'est pas le seul à qui ce malheur soit arrivé. Par son caractère personnel, il l'a peut-être moins mérité qu'un autre; par la rudesse de son langage et la persistance de ses impitoyables conclusions, il s'y est exposé davantage.

Le reproche que je me permets de lui adresser est bien désintéressé, à coup sûr, car personne ne m'a plus constamment soutenue et encouragée.

En outre, j'ai une prédilection très grande pour les côtés élevés et tranchés de ce jugement véritablement éclairé de haut, à plusieurs égards, en peinture et en musique particulièrement. Je le trouve moins juste en littérature. Il n'a pas accepté des talens que le public a acceptés avec raison. Il s'est peut-être raidi dans sa conscience austère contre l'intelligence générale des engouemens, jusqu'y dépasser son but et à se sentir mal disposé, même pour les succès mérités.

Quoi qu'il en soit, il a montré un grand courage moral: si grand, qu'il y en a à le dire et à défendre l'homme, son talent et sa droiture contre les inimitiés que lui a attirées le ton acerbe de sa critique.

Lui-même, dès ses premiers pas dans la carrière, a posé sa doctrine avec la rigueur d'un esprit absolu. Mais, dur à lui-même encore plus qu'aux autres, il s'écrie: «C'est un abîme (la critique sévère) qui s'ouvre devant vous. Parfois il vous prend des éblouissemens et des vertiges. De questions en questions, on arrive à une question dernière et insoluble, le doute universel. Or, c'est tout simplement la plus douloureuse de toutes les pensées. Je n'en connais pas de plus décourageante, de plus voisine du désespoir... C'est une œuvre mesquine (toujours la critique) et qui ne mérite pas même le nom d'œuvre. C'est une oisiveté officielle, un perpétuel et volontaire loisir; c'est la raillerie douloureuse de l'impuissance, le râle de la stérilité; c'est un cri d'enfer et d'agonie[13]

Tout le reste du chapitre est aussi curieux et même de plus en plus curieux. C'est la confession, non pas ingénue et irréfléchie, mais volontaire et comme désespérée, d'un jeune homme ambitieux de produire quelque chose de grand, qui s'agite dans le collier de misère de la critique, acceptée contre son gré, dans un jour d'incertitude ou de découragement. «Honte et malheur à moi, dit-il, si je ne puis jamais accepter ou remplir un rôle plus glorieux et plus élevé!»

Ces plaintes étaient injustes, ce point de vue était faux. Le rôle de critique, bien compris, est un rôle tout aussi grand que celui de créateur, et de grands esprits philosophiques n'ont pas fait autre chose que la critique des idées et des préjugés de leur temps. Cela a bien suffi non-seulement à leur gloire, mais encore aux progrès de leur siècle, car toute œuvre de perfectionnement se compose de deux actes également importans de la volonté humaine, renverser et réédifier. On prétend que l'un est plus malaisé que l'autre; mais si l'on rebâtit difficilement et souvent fort mal, ne serait-ce pas que l'on commence toujours à fonder sur des ruines, et que si ces ruines servent encore de base à nos édifices mal assurés, c'est que le travail de la démolition, de la critique, n'a pas été assez complet et assez profond? D'où il résulte que l'un est aussi rare et aussi difficile que l'autre.

Gustave Planche, en avançant en âge et en réfléchissant mieux, comprit sans doute qu'il s'était trompé en méprisant sa vocation, car il la continua et fit bien, non pour son bonheur, ni pour le plus grand plaisir de ses adversaires, mais pour le progrès de l'éducation du goût public, auquel il a sérieusement contribué, en dépit des défauts de sa manière et des erreurs de son propre goût. S'il a manqué souvent aux convenances de forme, aux égards dus au génie lors même qu'on le croit égaré, aux encouragemens dus au talent consciencieux et patient qui n'est pas le génie, mais qui peut grandir sous une heureuse influence; si, en un mot, il a fait des victimes de son enthousiasme et de son abattement, de ses heures de puissance et de ses heures de spleen, il n'en a pas moins mêlé à ses plus amères réflexions contre les individus une foule d'excellentes choses générales dont la masse peut profiter, sauf à en faire une application moins rigide. Il a montré, sur un très grand nombre de sujets et d'objets, un goût sûr, éclairé, un sentiment délicat ou grandiose, exprimés d'une manière élégante, claire et toujours concise malgré l'ampleur. Sa forme n'a que le défaut d'être un peu trop sculpturale et uniforme. On la croirait recherchée et apprêtée, tant elle est parfois pompeuse; mais c'est une manière naturelle à cet écrivain qui produit avec une grande rapidité et une grande facilité.

Il me fut très utile, non-seulement parce qu'il me força, par ses moqueries franches, à étudier un peu ma langue, que j'écrivais avec beaucoup trop de négligence, mais encore parce que sa conversation, peu variée mais très substantielle et d'une clarté remarquable, m'instruisit d'une quantité de choses que j'avais à apprendre pour entrer dans mon petit progrès relatif.

Après quelques mois de relations très douces et très intéressantes pour moi, j'ai cessé de le voir pour des raisons personnelles qui ne doivent rien faire préjuger contre son caractère privé, dont je n'ai jamais eu qu'à me louer, en ce qui me concerne.

Mais, puisque je raconte ma propre histoire, il faut bien que je dise que son intimité avait pour moi de graves inconvéniens. Elle m'entourait d'inimitiés et d'amertumes violentes. Il n'est pas possible d'avoir pour ami un critique aussi austère (je me sers sans raillerie aucune du mot qu'il s'appliquait volontiers à lui-même), sans être réputé solidaire de ses aversions et de ses condamnations. Déjà Delatouche n'avait pas voulu se prêter à un raccommodement avec lui, et s'était brouillé avec moi à cause de lui. Tous ceux que Planche avait blessés, par des écrits ou des paroles, me faisaient un crime de le mettre chez moi en leur présence, et j'étais menacée d'un isolement complet par l'abandon d'amis plus anciens que lui, que je ne devais pas sacrifier, disaient-ils, à un nouveau venu.

J'hésitai beaucoup. Il était malheureux par nature, et il avait pour moi un attachement et un dévouement qui paraissaient en dehors de sa nature. J'eusse trouvé lâche de l'éloigner en vue des haines littéraires que ses éloges m'avaient attirées: on ne doit rien faire pour les ennemis; mais je sentais bien que son commerce me nuisait intérieurement. Son humeur mélancolique, ses théories de dégoût universel, son aversion pour le laisser-aller de l'esprit aux choses faciles et agréables dans les arts, enfin la tension de raisonnement et la persistance d'analyse qu'il fallait avoir quand on causait avec lui, me jetaient, à mon tour, dans une sorte de spleen auquel je n'étais que trop disposée à l'époque où je le connus. Je voyais en lui une intelligence éminente qui s'efforçait généreusement de me faire part de ses conquêtes, mais qui les avait amassées au prix de son bonheur, et j'étais encore dans l'âge où l'on a plus besoin de bonheur que de savoir.

Le quereller sur la cause fatale de sa tristesse, cause tout à fait mystérieuse qui doit tenir à son organisation et que je n'ai jamais pénétrée, parce qu'il ne la pénétrait sans doute pas lui-même, eût été injuste et cruel; je ne voulus donc pas entamer de ces discussions profondes qui achèvent de tuer le moral quand elles ne le sauvent pas. Je n'étais pas d'ailleurs dans une position apostolique. Je me sentais abattue et brisée moi-même, car c'était le temps où j'écrivais Lélia, évitant soigneusement de dire à Planche le fond de mon propre problème, tant je craignais de le lui voir résoudre par une désespérance sans appel, et ne m'entretenant avec lui que de la forme et de la poésie de mon sujet.

Cela n'était pas toujours de son goût, et si l'ouvrage est défectueux, ce n'est pas la faute de son influence, mais bien, au contraire, celle de mon entêtement.

Je sentais bien, moi, tout en me débattant contre le doute religieux, que je ne pourrais sortir de cette maladie mortelle que par quelque révélation imprévue du sentiment ou de l'imagination. Aussi je sentais bien que la psychologie de Planche n'était pas applicable à ma situation intellectuelle.

J'avais même, dans ces temps-là, des éclairs de dévotion que je cachais avec le plus grand soin à tous, et à lui particulièrement: à tous, non! Je les disais à Mme Dorval, qui seule pouvait me comprendre. Je me souviens d'être entrée plusieurs fois alors, vers le soir, dans les églises sombres et silencieuses, pour me perdre dans la contemplation de l'idée du Christ, et pour prier encore avec des larmes mystiques comme dans mes jeunes années de croyance et d'exaltation.

Mais je ne pouvais plus méditer sans retomber dans mes angoisses sur la justice et la bonté divines, en regard du mal et de la douleur qui régnent sur la terre. Je ne me calmais un peu qu'en rêvant à ce que j'avais pu comprendre et retenir de la Théodicée de Leibnitz. C'était ma dernière ancre de salut que Leibnitz! Je m'étais toujours dit que le jour où je le comprendrais bien, je serais à l'abri de toute défaillance de l'esprit.

Je me souviens aussi qu'un jour Planche me demanda si je connaissais Leibnitz, et que je lui répondis non bien vite, non pas tant par modestie que par crainte de le lui entendre discuter et démolir.

Je n'aurais pourtant pas repoussé Planche d'autour de moi, dans un but d'intérêt personnel, même d'un ordre si élevé et si précieux que celui de ma sérénité intellectuelle, sans des circonstances particulières qu'il comprit avec une grande loyauté de désintéressement et sans aucun dépit d'amitié. Pourtant on l'accusa auprès de moi de quelques mauvaises paroles sur mon compte. Je m'en expliquai vivement avec lui. Il les nia sur l'honneur, et par la suite, de nombreux témoignages m'affirmèrent la sincérité de sa conduite à mon égard. Je n'ai plus fait que le rencontrer. La dernière fois, ce fut chez Mme Dorval, et je crois bien qu'il y a quelque chose comme déjà dix ans de cela.

Je n'ai pourtant pas épuisé le fiel que mon estime pour lui avait amassé contre moi, car, en 1852, à propos d'une préface, où j'eus l'impertinence de dire qu'un critique sérieux, M. Planche, avait seul bien jugé Sédaine, dans ces derniers temps, des journalistes me firent dire que M. Planche, le seul critique sérieux de l'époque, avait seul bien jugé ma pièce. C'était une interprétation un peu tiraillée on le voit; mais la prévention n'y regarde pas de si près. Cela donna lieu à une petite campagne de feuilletons contre moi. Voici l'occasion d'en faire une bien plus brillante, car je dis encore que Planche est un des critiques les plus sérieux de ce temps-ci, le plus sérieux, hélas, si l'on applique ce mot à l'absence totale de bonheur et d'enjouement! car il est facile de voir, à ses écrits qu'il n'a pas encore trouvé en ce monde le plus petit mot pour rire.

S'il y a de sa faute dans ce continuel déplaisir, n'oublions pas que nous disons souvent d'un malade qui s'aigrit et se décourage: C'est sa faute!—Et qu'en disant cela, nous sommes assez cruels sans y prendre garde. Quand la maladie nous empoigne, nous sommes plus indulgens pour nous-mêmes et nous trouvons légitime de crier et de nous plaindre. Eh bien! il y a des intelligences fatalement souffrantes d'un certain rêve qu'elles nous paraissent s'obstiner à caresser au détriment de tout le reste. Que ce rêve s'applique aux arts ou aux sciences, au passé ou au présent, il n'en est pas moins une idée fixe produite par une faculté idéaliste prononcée, et, dans l'impossibilité où cette faculté se trouve de transiger avec elle-même, il n'y a pas de prise pour les conseils et les reproches du dehors.

Un autre caractère mélancolique, un autre esprit éminent était Charles Didier. Il fut un de mes meilleurs amis, et nous nous sommes refroidis, séparés, perdus de vue. Je ne sais pas comment il parle de moi aujourd'hui; je sais seulement que je peux parler de lui à ma guise.

Je ne dirai pas comme Montesquieu; «Ne nous croyez pas quand nous parlons l'un de l'autre; nous sommes brouillés.»—Je me sens plus forte que cela, à cette heure où je résume ma vie avec le même calme et le même esprit de justice que si j'étais avec la pleine possession de ma lucidité, in articulo mortis.

Je regarde donc dans le passé, et j'y vois entre Didier et moi quelques mois de dissentiment et quelques mois de ressentiment. Puis, pour ma part, de longues années de cet oubli qui est ma seule vengeance des chagrins que l'on m'a causés, avec ou sans préméditation. Mais, en deçà de ces malentendus et de ce parti pris, je vois cinq ou six années d'une amitié pure et parfaite. Je relis des lettres d'une admirable sagesse, les conseils d'un vrai dévoûment, les consolations d'une intelligence des plus élevées. Et maintenant que le temps de l'oubli est passé pour moi, maintenant que je sors de ce repos volontaire, nécessaire peut-être, de ma mémoire, ces années bénies sont là, devant moi, comme la seule chose utile et bonne que j'aie à constater et à conserver dans mon cœur.

Charles Didier était un homme de génie, non pas sans talent, mais d'un talent très inférieur à son génie. Il se révélait par éclairs, mais je ne sache pas qu'aucun de ses ouvrages ait donné issue complète au large fond d'intelligence qu'il portait en lui-même. Il m'a semblé que son talent n'avait pas progressé après Rome souterraine, qui est un fort beau livre. Il se sentait impuissant à l'expension littéraire complète, et il en souffrait mortellement. Sa vie était traversée d'orages intérieurs contre la réalité desquels son imagination n'était peut-être pas assez vive pour réagir. La gaîté où nous voulions quelquefois l'entraîner, et où il se laissait prendre, lui faisait plus de mal que de bien. Il la payait, le lendemain, par une inquiétude ou un accablement plus profonds, et ce monde d'idéale candeur que la bonhomie de l'esprit des autres faisait et fait encore apparaître devant moi fuyait devant lui comme une déception folle.

Je l'appelais mon ours, et même mon ours blanc, parce que, avec une figure encore jeune et belle, il avait cette particularité d'une belle chevelure blanchie longtemps avant l'âge. C'était l'image de son âme, dont le fond était encore plein de vie et de force, mais dont je ne sais quelle crise mystérieuse avait déjà paralysé l'effusion.

Sa manière, brusquement grondeuse, ne fâchait aucun de nous. On plaignait cette sorte de misanthropie sous laquelle persistaient des qualités solides et des dévouemens aimables; on la respectait quand même elle devenait chagrine et trop facilement accusatrice. Il se laissait ramener, et c'était un homme d'une assez haute valeur pour qu'on pût être fier de l'avoir influencé quelque peu!

En politique, en religion, en philosophie et en art, il avait des vues toujours droites et quelquefois si belles que, dans ses rares épanchemens, on sentait la supériorité de son être voilé à son être révélé.

Dans la pratique de la vie, il était de bon conseil, bien que son premier mouvement fût empreint d'une trop grande méfiance des hommes, des choses et de Dieu même. Cette méfiance avait le fâcheux effet de me mettre en garde contre ses avis, qui souvent eussent été meilleurs à suivre pourtant que ceux que je recevais de mon propre instinct.

C'était un esprit préoccupé, autant que le mien alors, de la recherche des idées sociales et religieuses. J'ignore absolument quelle conclusion il a trouvée. J'ignore même, là où je suis, s'il a publié récemment quelque ouvrage. J'ai ouï parler, il y a quelques années, d'une brochure légitimiste qu'on lui reprochait beaucoup. Je n'ai pu me la procurer alors, et aujourd'hui je ne l'ai pas encore lue. Je ne saurais croire, si cette brochure est dans le sens qu'on m'a dit, que l'expression n'ait pas trahi la pensée véritable de l'auteur, ainsi qu'il arrive souvent, même aux écrivains habiles. Mais si le point de vue de Charles Didier a changé entièrement, je saurais encore moins croire qu'il n'y ait pas chez lui une conviction désintéressée.

Je fermerai ici cette galerie de personnes amies dans le présent ou dans le passé, pour entreprendre plus tard une nouvelle série d'appréciations, à mesure que de nouvelles figures intéressantes m'apparaîtront dans l'ordre de mes souvenirs. Ce ne sera pas un ordre complétement exact probablement, car il faudra qu'il se prête aux pauses qu'il me sera possible de faire dans la narration de ma propre existence; mais il ne sera pas interverti à dessein, ni d'une manière qui entraîne ma mémoire à de notables infidélités.

Je ne m'engage pas, je le redis une fois de plus, à parler de toutes les personnes que j'ai connues, même d'une manière particulière. J'ai dit qu'à l'égard de quelques-unes ma réserve ne devait rien faire préjuger contre l'estime qu'elles pouvaient mériter, et je vais dire ici un des principaux motifs de cette réserve.

Des personnes dont j'étais disposée à parler avec toute la convenance que le goût exige, avec tout le respect dû à de hautes facultés, ou tous les égards auxquels a droit tout contemporain, quel qu'il soit; des personnes enfin qui eussent dû me connaître assez pour être sans inquiétude m'ont témoigné, ou fait exprimer par des tiers, de vives appréhensions sur la part que je comptais leur faire dans ces mémoires.

A ces personnes-là, je n'avais qu'une réponse à faire, qui était de leur promettre de ne leur assigner aucune part, bonne ou mauvaise, petite ou grande, dans mes souvenirs. Du moment qu'elles doutaient de mon discernement et de mon savoir-vivre dans un ouvrage tel que celui-ci, je ne devais pas songer à leur donner confiance en mon caractère d'écrivain, mais bien à les rassurer d'une manière spontanée et absolue par la promesse de mon silence.

Aucune de celles que je viens de dépeindre n'a fait à mon cœur la petite injure de se préoccuper du jugement de mon esprit. Et cependant je n'ai pas caché que quelques méprises, quelques fâcheries, ont passé entre deux ou trois d'entre elles et moi; mais je n'ai même pas voulu examiner et juger ces mésintelligences passagères, où j'ai porté, moi, et je m'en accuse, plus de franchise que de douceur. J'ai été d'autant mieux disposée à repousser toute espèce de soupçon sur le passé qu'elles ne m'en témoignaient aucun, à moi, sur l'avenir.

Je crois décidément que les personnes qui se sont tourmentées de cette opinion ont eu grand tort, et qu'elles eussent mieux fait de se confier à mon jugement rétrospectif.

CHAPITRE TRENTE-CINQUIEME.

Je reprends mon récit.—J'arrive à dire des choses fort délicates, et je les dis exprès sans délicatesse, les trouvant ainsi plus chastement dites.—Opinion de mon ami Dutheil sur le mariage.—Mon opinion sur l'amour.—Marion de Lorme.—Deux femmes de Balzac.—L'orgueil de la femme.—L'orgueil humain en général.—Les Lettres d'un voyageur: mon plan au début.—Comme quoi le voyageur était moi.—Maladies physiques et morales agissant les unes sur les autres.

J'ai dit précédemment qu'après mon retour d'Italie, 1834, j'avais éprouvé un grand bonheur à retrouver mes enfans, mes amis, ma maison; mais ce bonheur fut court. Mes enfans ni ma maison ne m'appartenaient, moralement parlant. Nous n'étions pas d'accord, mon mari et moi, sur la gouverne de ces humbles trésors. Maurice ne recevait pas, au collége, l'éducation conforme à ses instincts, à ses facultés, à sa santé. Le foyer domestique subissait des influences tout à fait anormales et dangereuses. C'était, ma faute, je l'ai dit, mais ma faute fatalement, et sans que je pusse trouver dans ma volonté, ennemie des luttes journalières et des querelles de ménage, la force de dominer la situation.

Un de mes amis, Dutheil, qui eût voulu rendre possible la durée de cette situation, me disait que je pouvais m'en rendre maîtresse.

Je lui fis comprendre qu'il se trompait, car son cerveau arrivait aisément à la compréhension de ce qu'il traitait, dans la pratique, de raffinemens et de subtilités romanesques.

«L'amour n'est pas un calcul de pure volonté, lui disais-je. Nous ne sommes pas seulement corps, ou seulement esprit; nous sommes corps et esprit tout ensemble. Là où l'un de ces agens de la vie ne participe pas, il n'y a pas d'amour vrai.

«Si le corps a des fonctions dont l'âme n'a point à se mêler, comme de manger et de digérer[14], l'union de deux êtres dans l'amour peut-il s'assimiler à ces fonctions-là? La seule pensée en est révoltante. Dieu, qui a mis le plaisir et la volupté dans les embrassemens de toutes les créatures, même dans ceux des plantes, n'a-t-il pas donné le discernement à ces créatures en proportion de leur degré de perfectionnement dans l'échelle des êtres? L'homme, étant le plus élevé, le plus complet de tous, n'a-t-il pas le sentiment ou le rêve de cette union nécessaire du sens physique et du sens intellectuel et moral dans la possession ou dans l'aspiration de ses jouissances?»

Je disais là, j'espère, un lieu commun des mieux conditionnés. Et pourtant cette vérité incontestable est si peu observée dans la pratique, que les créatures humaines s'approchent et que les enfans des hommes naissent par milliers sans que l'amour, le véritable amour, ait présidé une fois sur mille à ces actes sacrés de la reproduction.

Le genre humain se perpétue quand même, et s'il n'y était jamais convié que par l'amour vrai, il faudrait peut-être, pour arrêter la dépopulation, revenir aux étranges idées du maréchal de Saxe sur le mariage. Mais il n'en est pas moins vrai que le vœu de la Providence, je dirai même la loi divine, est transgressée chaque fois qu'un homme et une femme unissent leurs lèvres sans unir leurs cœurs et leurs intelligences. Si l'espèce humaine est encore si loin du but où la beauté de ses facultés peut aspirer, en voilà une des causes les plus générales et les plus funestes.

On dit en riant qu'il n'est pas si difficile de procréer: il ne faut que se mettre deux.—Eh bien! non, il faut être trois: un homme, une femme, et Dieu en eux. Si la pensée de Dieu est étrangère à leur extase, ils feront bien un enfant, mais ils ne feront pas un homme. L'homme complet ne sortira jamais que de l'amour complet. Deux corps peuvent s'associer pour produire un corps, mais la pensée peut seule donner la vie à la pensée. Aussi que sommes-nous? Des hommes qui aspirent à être hommes, et rien de plus jusqu'à présent, des êtres passifs, incapables et indignes de la liberté et de l'égalité, parce que, pour la plupart, nous sommes nés d'un acte passif et aveugle de la volonté.

Et encore fais-je ici trop d'honneur à cet acte en l'appelant acte de volonté. Là où le cœur et l'esprit ne se manifestent pas, il n'y a pas de volonté véritable. L'amour est là un acte de servage que subissent deux êtres esclaves de la matière. «Heureusement, me répondait Dutheil, le genre humain n'a pas besoin de ces sublimes aspirations pour trouver ses fonctions génératrices agréables et faciles;»—moi, je disais malheureusement.

Et quoi qu'il en soit, ajoutais-je, quand une créature humaine, qu'elle soit homme ou femme, s'est élevée à la compréhension de l'amour complet, il ne lui est plus possible, et disons mieux, il ne lui est plus permis de revenir sur ses pas et de faire acte de pure animalité. Quelle que soit l'intention, quel que soit le but, sa conscience doit dire non, quand même son appétit dirait oui. Et si l'un et l'autre se trouvent parfaitement d'accord en toute occasion pour dire ensemble oui ou non, comment douter de la force religieuse de cette protestation intérieure?

Si vous faites intervenir les considérations de pure utilité, ces intérêts de la famille où l'égoïsme se pare quelquefois du nom de morale, vous tournerez autour du vrai sans l'entamer. Vous aurez beau dire que vous sacrifiez, non à une tentation de la chair, mais à un principe de vertu, vous ne ferez pas fléchir la loi de Dieu à ce principe purement humain. L'homme commet à toute heure, sur la terre, un sacrilége qu'il ne comprend pas, et dont la divine sagesse peut l'absoudre en vue de son ignorance; mais elle n'absoudra pas de même celui qui a compris l'idéal et qui le foule aux pieds. Il n'y a pas au pouvoir de l'homme de raison personnelle ou sociale assez forte pour l'autoriser à transgresser une loi divine, quand cette loi a été clairement révélée à sa raison, à son sentiment, à ses sens même.

Quand Marion Delorme se livre à Laffemas, qu'elle abhorre, pour sauver la vie de son amant, la sublimité de son dévouement n'est qu'une sublimité relative. Le poète a fort bien compris qu'une courtisane seule, c'est-à-dire une femme habituée, dans le passé, à faire bon marché d'elle-même, pouvait accepter par amour la dernière des souillures. Mais quand Balzac, dans la Cousine Bette, nous montre une femme pure et respectable s'offrir en tremblant à un ignoble séducteur pour sauver sa famille de la ruine, il trace avec un art infini une situation possible; mais ce n'en est pas moins une situation odieuse, où l'héroïne perd toutes nos sympathies. Pourquoi Marion Delorme les garde-t-elle, en dépit de son abaissement? C'est parce qu'elle ne comprend pas ce qu'elle fait; c'est parce qu'elle n'a pas, comme l'épouse légitime et la mère de famille, la conscience du crime qu'elle commet.

Balzac, qui cherchait et osait tout, a été plus loin: il nous a montré, dans un autre roman, une femme provoquant et séduisant son mari qu'elle n'aime pas, pour le préserver des piéges d'une autre femme. Il s'est efforcé de relever la honte de cette action en donnant à cette héroïne une fille dont elle veut conserver la fortune. Ainsi, c'est l'amour maternel surtout qui la pousse à tromper son mari par quelque chose de pire peut-être qu'une infidélité, par un mensonge de la bouche, du cœur et des sens.

Je n'ai pas caché à Balzac que cette histoire, dont il disait le fond réel, me révoltait au point de me rendre insensible au talent qu'il avait déployé en la racontant. Je la trouvais immorale sans me gêner, moi à qui l'on reprochait d'avoir fait des livres immoraux.

Et, à mesure que j'ai interrogé mon cœur, ma conscience et ma religion, je suis devenue encore plus rigide dans ma manière de voir. Non seulement je regarde comme un péché mortel (il me plaît de me servir de ce mot, qui exprime bien ma pensée, parce qu'il dit que certaines fautes tuent notre âme); je regarde comme un péché mortel non seulement le mensonge des sens dans l'amour, mais encore l'illusion que les sens chercheraient à se faire dans les amours incomplets. Je dis, je crois qu'il faut aimer avec tout son être, ou vivre, quoi qu'il arrive, dans une complète chasteté. Les hommes n'en feront rien, je le sais; mais les femmes, qui sont aidées par la pudeur et par l'opinion, peuvent fort bien, quelle que soit leur situation dans la vie, accepter cette doctrine quand elles sentent qu'elles valent la peine de l'observer.

Pour celles qui n'ont pas le moindre orgueil, je ne saurais rien trouver à leur dire.

Ce mot d'orgueil, dont je me suis servie beaucoup à cette époque, en écrivant, me revient maintenant avec sa véritable signification. J'oublie si parfaitement ce que j'écris, et j'ai tant de répugnance à me relire, qu'il m'a fallu recevoir, ces jours-ci, une lettre où quelqu'un se donnait la peine de me transcrire une foule d'aphorismes de ma façon, tirés des Lettres d'un voyageur, en m'adressant, à ce sujet, une foule de questions, pour me décider à prendre connaissance de mon livre, que j'avais fort oublié, selon ma coutume.

Je viens donc de relire les Lettres d'un voyageur de septembre 1834 et de janvier 1835, et j'y retrouve le plan d'un ouvrage que je m'étais promis de continuer toute ma vie. Je regrette beaucoup de ne l'avoir pas fait. Voici quel était ce plan, suivi au début de la série, mais dont je me suis écartée en continuant, et que je semble avoir tout à fait perdu de vue à la fin. Cet abandon apparent vient surtout de ce que j'ai réuni sous le même titre de Lettres d'un voyageur diverses lettres ou séries de lettres qui ne rentraient pas dans l'intention et dans la manière des premières.

Cette intention et cette manière consistaient, dans ma pensée première, à rendre compte des dispositions successives de mon esprit d'une façon naïve et arrangée en même temps. Je m'explique pour ceux qui ne se souviennent pas de ces lettres, ou qui ne les connaissent pas, car pour qui les connaît l'explication est inutile.

Je sentais beaucoup de choses à dire et je voulais les dire à moi et aux autres. Mon individualité était en train de se faire; je la croyais finie, bien qu'elle eût à peine commencé à se dessiner à mes propres yeux; et, malgré cette lassitude qu'elle m'inspirait déjà, j'en étais si vivement préoccupée, que j'avais besoin de l'examiner et de la tourmenter, pour ainsi dire comme un métal en fusion jeté par moi dans un moule.

Mais comme je sentais dès lors qu'une individualité isolée n'a pas le droit de se déclarer sans avoir à son service quelque bonne conclusion utile pour les autres, et que je n'avais pas du tout cette conclusion, je voulais généraliser mon propre personnage en le modifiant. Moi qui n'avais encore que trente ans et qui n'avais guère vécu que d'une vie intérieure; moi qui n'avais fait que jeter un regard effrayé sur les abîmes des passions et les problèmes de la vie; moi enfin qui n'en étais encore qu'au vertige des premières découvertes, je ne me sentais réellement pas le droit de parler de moi tout à fait réellement. Cela eût donné trop peu de portée à mes réflexions sur les choses générales, trop d'affirmation à mes plaintes particulières. Il m'était bien permis de philosopher à ma manière sur les peines de la vie et d'en parler comme si j'en avais épuisé la coupe, mais non pas de me poser, moi, femme, jeune encore, et même encore très enfant à beaucoup d'égards, comme un penseur éprouvé ou comme une victime particulière de la destinée. Décrire mon moi réel eût été d'ailleurs une occupation trop froide pour mon esprit exalté. Je créai donc, au hasard de la plume, et, me laissant aller à toute fantaisie, un moi fantastique très vieux, très expérimenté, et partant très désespéré.

Ce troisième état de mon moi supposé, le désespoir, était le seul vrai, et je pouvais, en me laissant aller à mes idées noires, me placer dans la situation du vieil oncle, du vieux voyageur que je faisais parler. Quant au cadre où je le faisais mouvoir, je n'en pouvais trouver de meilleur que le milieu où j'existais, puisque c'était l'impression de ce milieu sur moi-même que je voulais raconter et décrire.

En un mot, je voulais faire le propre roman de ma vie et n'en être pas le personnage réel, mais le personnage pensant et analysant. Et encore, tout en étant ce personnage, je voulais étendre son point de vue à une expérience de malheur que je n'avais pas, que je ne pouvais pas avoir.

Je prévis bien que la fiction n'empêcherait pas le public de vouloir chercher et définir mon moi réel à travers le masque du vieillard. Il fut ainsi pour quelques lecteurs, et un avocat trop intelligent voulut, dans mon procès en séparation, me rendre responsable, en tant que partie adverse, de tout ce que j'avais fait dire au voyageur. Du moment que je parlais à la première personne, cela lui suffisait pour m'accuser de tout ce dont le pauvre voyageur s'accuse à un point de vue poétique et métaphorique. J'avais des vices, j'avais commis des crimes, n'était-ce pas évident? Le voyageur, le vieil oncle, ne présentait-il point sa vie passée comme un abîme d'enivremens, et sa vie présente comme un abîme de remords? En vérité, si j'avais pu, en moins de quatre ans, car il n'y avait pas quatre ans que j'avais quitté le bercail où la rigidité de ma vie avait été facile à constater; si j'avais pu en si peu d'années acquérir toute l'expérience du bien et du mal que s'attribuait mon voyageur, je serais un être fort extraordinaire, et, en tout cas, je n'aurais pas vécu au fond d'une mansarde comme je l'avais fait, entourée de cinq ou six personnes d'humeur grave ou poétique comme la mienne.

Mais peu importe ce qui me fut imputé comme personnel et réel dans les Lettres d'un oncle, car c'est sous ce titre que parurent d'abord les quatrième et cinquième numéros des Lettres d'un voyageur, et c'est sous ce titre que je m'étais promis de continuer dans la même donnée. C'eût été, je crois, un bon livre, je ne dis pas beau, mais intéressant et vivant, plus utile par conséquent que les romans où notre personnalité, à force de se disséminer dans des types divers et de s'égarer dans des situations fictives, arrive à disparaître pour nous-mêmes.

Je reviendrai sur les autres lettres de ce recueil; je ne m'occupe ici que des deux numéros que je viens de citer, et je dois dire que sous cette fiction-là il y avait une réalité bien profonde pour moi, le dégoût de la vie. On a vu que c'était un vieux mal chronique, éprouvé et combattu dès ma première jeunesse, oublié et repris comme un fâcheux compagnon de voyage qu'on croit avoir laissé loin derrière soi, et qui tout à coup revient se traîner sur vos talons. Je cherchais le secret de cette tristesse qui ne m'avait pas quittée à Venise et qui me reprenait plus amère au retour, dans des faits extérieurs, dans des causes immédiates, et elle n'y était réellement pas. Je dramatisais de bonne foi ces causes, et j'en exagérais, non le sentiment, il était poignant dans mon cœur, mais l'importance absolue. Pour avoir été déçue dans quelques illusions, je faisais le procès à toutes mes croyances; pour avoir perdu le calme et la confiance de mes pensées d'autrefois, je me persuadais ne pouvoir plus vivre.

La vraie cause, je la vois très clairement aujourd'hui. Elle était physique et morale, comme toutes les causes de la souffrance humaine, où l'âme n'est pas longtemps malade sans que le corps s'en ressente, et réciproquement. Le corps souffrait d'un commencement d'hépatite qui s'est manifestée clairement plus tard et qui a pu être combattue à temps. Je la combats encore, car l'ennemi est en moi et se fait sentir au moment où je le crois endormi. Je crois que ce mal est proprement le spleen des Anglais, causé par un engorgement du foie. J'en avais le germe ou la prédisposition sans le savoir; ma mère l'avait et en est morte. Je dois en mourir comme elle, et nous devons tous mourir de quelque mal que l'on porte en soi-même, à l'état latent, dès l'heure de sa naissance. Toute organisation, si heureuse qu'elle soit, est pourvue de sa cause de destruction, soit physique et devant agir sur le système moral et intellectuel, soit morale et devant agir sur les fonctions de l'organisme.

Que ce soit la bile qui m'ait rendue mélancolique, ou la mélancolie qui m'ait rendue bilieuse (ceci résoudrait un grand problème métaphysique et physiologique; je ne m'en charge pas), il est certain que les vives douleurs au foie ont pour symptômes, chez tous ceux qui y sont sujets, une tristesse profonde et l'envie de mourir. Depuis cette première invasion de mon mal, j'ai eu des années heureuses, et lorsqu'il revenait me saisir, bien que je fusse dans des conditions favorables à l'amour de la vie, je me sentais tout à coup prise du désir de l'éternel repos.

Mais si le mal physique est fallacieux dans ses effets sur l'âme, l'âme réagit, je ne dirai pas par sa volonté immédiate, qui est souvent paralysée par ce mal même, mais par sa disposition générale et par ses croyances acquises. Depuis que je n'ai plus ces doutes amers où la pensée dangereuse du néant arrive à être une volupté irrésistible, depuis que cet éternel repos dont je parlais tout à l'heure m'est démontré illusoire, depuis enfin que je crois à une éternelle activité au delà de cette vie, la pensée du suicide n'est plus que passagère et facilement vaincue par la réflexion. Et quant aux noires illusions du malheur en ce monde, produites par l'hépatite, je ne saurais plus les prendre au sérieux comme au temps où j'ignorais que la cause était en moi-même. Je les subis encore, mais non pas d'une manière aussi complète que par le passé. Je me débats pour écarter ces voiles qui tombent comme de lourds orages sur l'imagination. On est alors dans la disposition singulière où nous jettent quelquefois les songes, quand on se dit, au milieu d'apparitions désagréables, qu'on sait fort bien être endormi, et que l'on s'agite dans son lit pour se réveiller.

Quant à la cause morale indépendante de la cause physique, je l'ai dite, je la dirai encore, car j'écris pour ceux qui souffrent comme j'ai souffert, et je ne saurais trop m'expliquer sur ce point.

QUATRIEME PARTIE.

CHAPITRE PREMIER.

Personnalité de la jeunesse.—Détachement de l'âge mûr.—L'orgueil religieux.—Mon ignorance me désole encore.—Si je pouvais me reposer et m'instruire!—J'aime, donc je crois.—L'orgueil catholique, l'humilité chrétienne.—Encore Leibnitz.—Pourquoi mes livres ont des endroits ennuyeux.—Horizon nouveau.—Allées et venues.—Solange et Maurice.—Planet.—Projets de départ et de dispositions testamentaires.—M. de Persigny.—Michel (de Bourges).

Je vivais trop en moi-même, par moi-même et pour moi-même. Je ne me savais pas égoïste, je ne croyais pas l'être, et si je ne l'étais pas dans le sens étroit, avare et poltron du mot, je l'étais dans mes idées, dans ma philosophie. Cela est bien visible dans les Lettres d'un voyageur. On y sent la personnalité ardente de la jeunesse, inquiète, tenace, ombrageuse, orgueilleuse en un mot.

Oui, orgueilleuse, je l'étais, et je le fus encore longtemps après. J'eus raison de l'être en bien des occasions, car cette estime de moi-même n'était pas de la vanité. J'ai quelque bon sens, et la vanité est une folie qui me fait toujours peur à voir. Ce n'était pas moi-même, à l'état de personne, que je voulais aimer et respecter; c'était moi-même à l'état de créature humaine, c'est-à-dire d'œuvre divine, pareille aux autres, mais ne voulant pas me laisser moralement détériorer par ceux qui niaient et raillaient leur propre divinité.

Cet orgueil-là, je l'ai encore. Je ne veux pas qu'on me conseille et qu'on me persuade ce que je crois être mauvais et indigne de la dignité humaine. Je résiste avec une obstination qui n'est que dans ma croyance, car mon caractère n'a aucune énergie. Donc la croyance est bonne à quelque chose. Elle remédie parfois à ce qui manque à l'organisation.

Mais il y a un fol orgueil que l'on nourrit au dedans de soi-même et qui s'exhale de l'homme à Dieu. A mesure que nous nous sentons devenir plus intelligens, nous nous croyons plus près de lui, ce qui est vrai, mais vrai d'une manière si relative à notre misère, que notre ambition ne s'en contente pas. Nous voulons comprendre Dieu, et nous lui demandons ses secrets avec assurance. Dès que les croyances aveugles des religions enseignées ne nous suffisent plus et que nous voulons arriver à la foi par les propres forces de notre entendement, ce qui est, je le soutiens, de droit et de devoir, nous allons trop vite. Nous autres Français surtout, ardens et pressés à l'attaque du ciel comme à celle d'une redoute, nous ne savons pas planer lentement et monter peu à peu sur les ailes d'une philosophie patiente et d'une lente étude. Nous demandons la grâce sans humilité, c'est-à-dire la lumière, la sérénité, une certitude que rien ne trouble; et quand notre faiblesse rencontre dans le moindre raisonnement des obstacles imprévus, nous voilà irrités et comme désespérés.

Ceci est l'histoire de ma vie, ma véritable histoire. Tout le reste n'en a été que l'accident et l'apparence. Une femme très supérieure dont je parlerai plus tard[15] m'écrivait dernièrement, en me parlant de Sainte-Beuve: «Il a toujours été tourmenté des choses divines.» Le mot est beau et bon, et m'a résumé mon propre tourment. Hélas! oui, c'est un calvaire que cette recherche de la vérité abstraite; mais ç'a été un moindre tourment pour Sainte-Beuve que pour moi, j'en réponds; car il était savant, et je n'ai jamais pu l'être, n'ayant ni temps, ni mémoire, ni facilité à comprendre la manière des autres. Or cette science des œuvres humaines n'est pas la lumière divine, elle n'en reçoit que de fugitifs reflets; mais elle est un fil conducteur qui m'a manqué et qui me manquera tant que, forcée à vivre de mon travail de chaque jour, je ne pourrai consacrer au moins quelques années à la réflexion et à la lecture.

Cela ne m'arrivera pas: je mourrai dans le nuage épais qui m'enveloppe et m'oppresse. Je ne l'ai déchiré que par momens, et, dans des heures d'inspirations plus que d'étude, j'ai aperçu l'idéal divin comme les astronomes aperçoivent le corps du soleil à travers les fluides embrasés qui le voilent de leur action impétueuse et qui ne s'écartent que pour se resserrer de nouveau. Mais c'est assez peut-être, non pour la vérité générale, mais pour la vérité à mon usage, pour le contentement de mon pauvre cœur; c'est assez pour que j'aime ce Dieu, que je sens là, derrière les éblouissemens de l'inconnu, et pour que je jette au hasard dans son mystérieux infini l'aspiration à l'infini qu'il a mise en moi et qui est une émanation de lui-même. Quelle que soit la route de ma pensée, clairvoyance, raison, poésie ou sentiment, elle arrivera bien à lui, et ma pensée parlant à ma pensée est encore avec quelque chose de lui.

Que vous dirai-je, cœurs amis qui m'interrogez? J'aime, donc je crois. Je sens que j'aime Dieu de cet amour désintéressé que Leibnitz nous dit être le seul vrai et qui ne se peut assouvir sur la terre, puisque nous aimons les êtres de notre choix par besoin d'être heureux, et nos semblables comme nous aimons nos enfans, par besoin de les rendre heureux, ce qui est au fond la même chose, leur bonheur étant nécessaire au nôtre. Je sens que mes douleurs et mes fatigues ne peuvent altérer l'ordre immuable, la sérénité de l'auteur de toutes choses; je sens qu'il n'agit pas pour m'en retirer en modifiant les événemens extérieurs autour de moi; mais je sens que quand j'anéantis en moi la personnalité qui aspire aux joies terrestres, la joie céleste me pénètre et que la confiance absolue, délicieuse, inonde mon cœur d'un bien-être impossible à décrire. Comment ferais-je donc pour ne pas croire, puisque je sens?

Mais je n'ai véritablement senti ces joies secrètes qu'à deux époques de ma vie, dans l'adolescence, à travers le prisme de la foi catholique, et dans l'âge mûr, sous l'influence d'un détachement sincère de ma personnalité devant Dieu.—Ce qui ne m'empêche pas, je le déclare, de chercher sans cesse à le comprendre, mais ce qui me préserve de le nier aux heures où je ne le comprends pas.

Quoique mon être ait subi des modifications et passé par des phases d'action et de réaction, comme tous les êtres pensans, il est au fond toujours le même: besoin de croire, soif de connaître, plaisir d'aimer.

Les catholiques, et j'en ai connu de très sincères, m'ont crié que, dans ces trois termes, il y en avait un qui tuerait les deux autres. La soif de connaître est, suivant eux, l'ennemi et le destructeur impitoyable du besoin de croire et du plaisir d'aimer.

Ils ont quelquefois raison, ces bons catholiques. Dès qu'on ouvre la porte aux curiosités de l'esprit, les joies du cœur sont amèrement troublées et risquent d'être emportées pour longtemps dans la tourmente. Mais je dirai encore là que la soif de connaître est inhérente à l'intelligence humaine, que c'est une faculté divine qui nous est donnée, et que refuser à cette faculté son exercice, s'efforcer de la détruire en nous, c'est transgresser une loi divine. Il en est de ces croyans naïfs qui ne sentent pas les tressaillemens de leur intelligence et qui aiment Dieu avec leur cœur seulement, comme de ces amans qui n'aiment qu'avec leurs sens. Ils ne connaissent qu'un amour incomplet. Ils ne sont pas encore à l'état d'hommes parfaits. Ignorant leur infirmité, ils ne sont pas coupables; mais ils le deviennent dès qu'ils la sentent ou la devinent, s'ils s'opiniâtrent dans leur impuissance.

Les catholiques appelleront encore ce que je dis là les suggestions du démon de l'orgueil. Je leur répondrai: «Oui, il y a un démon de l'orgueil; je consens à parler votre langue poétique. Il est en vous et en moi. En vous, pour vous persuader que votre sentiment est si grand et si beau que Dieu l'accepte sans se soucier du culte de votre raison. Vous êtes des paresseux qui ne voulez pas souffrir en risquant de rencontrer le doute dans une recherche approfondie, et vous avez la vanité de croire que Dieu vous dispense de souffrir, pourvu que vous l'adoriez comme un fétiche. C'est trop d'estime de vous-mêmes. Dieu voudrait davantage, et cependant vous êtes contens de vous.

«Le démon de l'orgueil! Il est en moi aussi chaque fois que je m'irrite contre les souffrances que j'ai acceptées en sortant du facile aveuglement des mystères. Il a été en moi surtout au commencement de cette recherche, et il m'a rendue sceptique pendant quelques années de ma vie. Il était né chez vous, mon démon d'orgueil; il me venait de l'enseignement catholique; il méprisait ma raison au moment où je voulais en faire usage; il me disait: Ton cœur seul vaut quelque chose, pourquoi l'as-tu laissé languir? Et ainsi émoussant l'arme dont j'avais besoin, chaque fois que j'y portais la main, il me rejetait dans le vague et voulait me persuader de ne croire qu'à mon sentiment.

«Ainsi, ceux que vous appelez des esprits forts, ô catholiques, ne sont pas toujours assez fiers de leur raison, tandis que vous autres, vous êtes à toute heure excessivement orgueilleux de votre sentiment.»

Mais le sentiment sans raison fait le mal aussi aisément que le bien. Le sentiment sans raison est exigeant, impérieux, égoïste. C'est par le sentiment sans raison qu'à quinze ans je reprochais à Dieu, avec une sorte de colère impie, les heures de fatigue et de langueur où il semblait me retirer sa grâce. C'est encore par le sentiment sans raison qu'à trente ans, je voulais mourir, disant: Dieu ne m'aime pas et ne se soucie pas de moi, puisqu'il me laisse faible, ignorant et malheureux sur la terre.

Je suis encore ignorante et faible; mais je ne suis plus malheureuse, parce que je suis moins orgueilleuse qu'alors. J'ai reconnu que j'étais peu de chose: raison, sentiment, instinct réunis, cela fait encore un être si fini et une action si bornée, qu'il faut en revenir à l'humilité chrétienne jusqu'à ce point de dire: «Je sens vivement, je comprends fort peu et j'aime beaucoup.» Mais il faut quitter l'orthodoxie catholique quand elle dit: Je prétends sentir et aimer sans rien comprendre. Cela est possible, je n'en doute pas, mais cela ne suffit pas à accomplir la volonté de Dieu, qui veut que l'homme comprenne autant qu'il lui est donné de comprendre.

En résumé, s'efforcer d'aimer Dieu en le comprenant, et s'efforcer de le comprendre en l'aimant; s'efforcer de croire ce que l'on ne comprend pas, mais s'efforcer de comprendre pour mieux croire, voilà tout Leibnitz, et Leibnitz est le plus grand théologien des siècles de lumière. Je ne l'ai jamais ouvert, depuis dix ans, sans trouver, dans celles de ses pages où il se met à la portée de tous, la règle saine de l'esprit humain, celle que je me sens de plus en plus capable de suivre.

Je demande bien pardon de ce chapitre à ceux qui ne se sont jamais tourmentés des choses divines. C'est, je crois, le grand nombre; mon insistance sur les idées religieuses ennuiera donc beaucoup de personnes; mais je crois les avoir déjà assez ennuyées, depuis le commencement de cet ouvrage, pour qu'elles en aient, depuis longtemps, abandonné la lecture.

Ce qui, du reste, m'a mis à l'aise toute ma vie en écrivant des livres, c'est la conscience du peu de popularité qu'ils devaient avoir. Par popularité, je n'entends pas qu'ils dussent, par leur nature, rester dans la région aristocratique des intelligences. Ils ont été mieux lus et mieux compris par ceux des hommes du peuple qui portent le sentiment de l'idéal dans leur aspiration, que par beaucoup d'artistes qui ne se soucient que du monde positif. Mais, soit dans le peuple, soit dans l'aristocratie, je n'ai dû contenter, à coup sûr, que le très petit nombre. Mes éditeurs s'en sont plaints. «Pour Dieu, m'écrivait souvent Buloz, pas tant de mysticisme!» Ce bon Buloz me faisait l'honneur de voir du mysticisme dans mes préoccupations! Au reste, tout son monde de lecteurs pensait comme lui que je devenais de plus en plus ennuyeuse, et que je sortais du domaine de l'art, en communiquant à mes personnages la contention dominante de mon propre cerveau. C'est bien possible, mais je ne vois pas trop comment j'eusse pu faire pour ne pas écrire avec le propre sang de mon cœur et la propre flamme de ma pensée.

On s'est souvent moqué de moi autour de moi. Je ne demandais pas mieux. Qu'importe! J'aime à rire aussi à mes heures, et il n'est rien qui repose l'âme tendue vers le spectacle des choses abstraites comme de se moquer de soi-même dans l'entr'acte. J'ai vécu plus souvent avec les personnes gaies qu'avec les personnes graves, depuis mon âge mûr surtout, et j'aime les caractères artistes, les intelligences d'instinct. Leur commerce habituel est beaucoup plus doux que celui des penseurs obstinés. Quand on est, comme moi, moitié mystique (j'accepte le mot de Buloz), moitié artiste, on n'est pas de force à vivre avec les apôtres du raisonnement pur, sans risquer d'y devenir fou; mais aussi, après des jours passés dans le délicieux oubli des choses dogmatiques, on a besoin d'une heure pour les écouter ou pour les lire.

Voilà pourquoi j'ai fait fatalement des romans dont une partie plaît aux uns et déplaît aux autres; voilà surtout ce qui, en dehors de toute influence des chagrins positifs, explique la tristesse et la gaîté des Lettres d'un voyageur.

J'approche du moment où ma vue s'ouvrit sur une perspective nouvelle, la politique. J'y fus conduite comme je pouvais l'être, par une influence du sentiment. C'est donc une histoire de sentiment, c'est trois ans de ma vie que j'ai à raconter.

Revenue à Nohant en septembre, retournée à Paris à la fin des vacances avec mes enfans, je revins encore, en janvier 1835, passer quelques jours sous mon toit. C'est là que j'écrivis le second numéro des Lettres d'un voyageur dans une disposition un peu moins sombre, mais encore très triste. Enfin, je passai février et mars à Paris, et en avril j'étais de nouveau à Nohant.

Ces allées et ces venues me fatiguaient le corps et l'âme. Je n'étais bien nulle part. Il y avait pourtant du bon dans mon âme, ces lettres désolées me le prouvent bien aujourd'hui; mais tout en me débattant pour retourner aux douceurs de ma vie de Nohant, j'y trouvais de tels ennuis, et, d'autre part, mon cœur était si troublé, si déchiré par des chagrins secrets, que j'éprouvai tout à coup le besoin de m'en aller. Où? Je n'en savais rien, je ne voulais pas le savoir. Il me fallait aller loin, le plus loin possible, me faire oublier en oubliant moi-même. Je me sentais malade, mortellement malade. Je n'avais plus du tout de sommeil, et, par momens, il me semblait que ma raison était prête à me quitter. Je m'étais fait un riant espoir d'avoir ma fille avec moi; mais je dus renoncer, pour le moment, au plaisir de l'élever moi-même. C'était une nature toute différente de celle de son frère, s'ennuyant de ma vie sédentaire autant que Maurice s'y complaisait, et sentant déjà le besoin d'une suite de distractions appropriées à son âge et nécessaires à l'énergie alors très prononcée de son organisation. Je la menais à Nohant pour la secouer et la développer sans crise; mais quand il fallait revenir à la mansarde et ne plus avoir une demi-douzaine d'enfans villageois pour compagnons de ses jeux échevelés, sa vigueur physique comprimée se tournait en révolte ouverte. C'était une enfant terrible si drôle, que mes amis la gâtaient affreusement et moi-même, incapable d'une sévérité soutenue, vaincue par une tendresse aveugle pour le premier âge, je ne savais pas, je ne pouvais pas la dominer.

J'espérai qu'elle serait plus calme et plus heureuse avec d'autres enfans, et dans des conditions où la discipline subie en commun paraît moins dure aux natures indépendantes. J'essayai de la mettre en pension dans une de ces charmantes petites maisons d'éducation du quartier Beaujon, au milieu de ces tranquilles et rians jardins qui semblent destinés à n'être peuplés que de belles petites filles. Mlles Martin étaient deux bonnes sœurs anglaises vraiment maternelles pour leurs jeunes élèves. Ces élèves n'étaient que huit, condition excellente pour qu'elles fussent choyées et surveillées avec soin.

Ma grosse fille se trouva fort bien de ce nouveau régime. Elle commença à s'effiler et à se civiliser avec ses compagnes. Mais elle resta longtemps sauvage avec les personnes du dehors, avec mes amis surtout, qui se plaisaient trop à se faire ses esclaves. Elle avait une manière d'être si originale et si comique avec eux, que la fine mouche, voyant bien qu'en les faisant rire elle les désarmait, s'en donnait à cœur joie. Emmanuel Arago surtout, ce bon frère aîné, qu'elle traitait encore plus lestement que Maurice, et qui était encore enfant lui-même pour s'en divertir, fut sa victime de prédilection. Un jour qu'elle s'était montrée fort aimable avec lui, jusqu'à le reconduire à la porte du jardin de la pension: «Solange, lui dit-il, qu'est-ce que tu veux que je t'apporte quand je reviendrai!—Rien, lui dit-elle, mais tu peux me faire un grand plaisir si tu m'aimes bien.—Lequel, dis?—Eh bien, mon garçon, c'est de ne jamais revenir me voir.»

Une autre fois qu'elle était chez moi, un peu malade, et que le médecin avait recommandé de la faire promener, elle partit de bonne grâce, en fiacre, avec Emmanuel, pour le jardin du Luxembourg; mais, chemin faisant, il lui prit fantaisie de déclarer qu'elle ne voulait pas se promener à pied. Emmanuel, à qui j'avais recommandé d'être inflexible, tint bon, et lui déclara, de son côté, que ce n'était pas la coutume de se promener en fiacre dans le jardin du Luxembourg, et qu'elle y marcherait sur ses pieds bon gré, mal gré. Elle parut se soumettre; mais, arrivée à la grille, quand il la prit dans ses bras pour la faire descendre, il s'aperçut qu'elle était sans souliers: elle les avait adroitement détachés et jetés dans la rue avant d'arriver. "A présent, lui dit-elle, vois si tu veux me faire marcher pieds nus."

Souvent, quand j'étais dehors avec elle, il lui passait par l'esprit de s'arrêter court et de ne vouloir ni marcher ni monter en voiture, ce qui ameutait les passans autour de nous. Elle avait sept ou huit ans, qu'elle me faisait encore de ces tours-là, et qu'il me fallait la porter malgré elle du bas de l'escalier à la mansarde, ce qui n'était pas une petite affaire. Et le pire, c'est que ces humeurs bizarres n'avaient aucune cause que je pusse prévoir d'avance et deviner ensuite. Elle-même ne s'en rend pas compte aujourd'hui; c'était comme une impossibilité naturelle de se plier à l'impulsion d'autrui, et je ne pouvais pas m'habituer à briser par la rigueur cette incompréhensible résistance.

Je me décidai donc à me séparer de ma fille pour quelque temps; mais quoiqu'il me fût bientôt prouvé qu'elle acceptait plus volontiers la règle générale que la règle particulière, et qu'elle était heureuse en pension, ce fut pour moi un profond chagrin de voir que son bonheur d'enfant ne lui venait pas de moi. J'en fus d'autant plus disposée, malgré mes belles résolutions, à la gâter par la suite.

De son côté, Maurice faisait tout le contraire. Il ne voulait et ne savait vivre qu'avec moi. Ma mansarde était le paradis de ses rêves. Aussi, quand il fallait se séparer le soir, c'était des larmes à recommencer, et je ne me sentais pas plus de courage que lui.

Mes amis blâmaient ma faiblesse pour mes pauvres enfans et je sentais bien qu'elle était extrême. Je ne l'entretenais pas à plaisir, car elle me déchirait l'âme. Mais que faire pour la vaincre? J'étais opprimée et torturée par mes entrailles comme je l'étais d'ailleurs par mon cœur et mon cerveau.

Planet me conseilla de prendre une grande résolution, et de quitter la France au moins pour un an. «Votre séjour à Venise a été bon pour vos enfans, me disait-il: Maurice n'a travaillé et ne travaillera au collége qu'en vous sentant loin de lui. Il est encore faible. Solange, trop forte, subit une crise de développement physique dont vous vous tourmentez trop. En vous faisant sa victime, elle s'habitue à vous voir souffrir, et cela ne vaut rien pour elle. Vous n'avez pas de bonheur, cela est certain; votre intérieur à Nohant n'est possible qu'à la condition d'y être comme en visite. Votre mari est aigri maintenant par votre présence, et le temps approche où il en sera irrité. Vous vous affectez de vos chagrins extérieurs jusqu'à vous en créer d'imaginaires. Vos écrits prouvent que vous vous tournez contre vous-même, et que vous vous en prenez à votre propre organisation, à votre propre destinée, d'une rencontre de circonstances fâcheuses, il est vrai, mais non pas tellement exceptionnelles que votre volonté ne puisse les surmonter ou les faire fléchir. Un moment viendra où vous le pourrez; mais auparavant il vous faut recouvrer la santé morale et physique, que vous êtes en train de perdre. Il faut vous éloigner du spectacle et des causes de vos souffrances. Il faut sortir de ce cercle d'ennuis et de déboires. Allez-vous-en faire de la poésie dans quelque beau pays où vous ne connaîtrez personne. Vous aimez la solitude, vous en serez toujours privée ici: ne vous flattez pas de vivre en ermite dans votre mansarde. On vous y assiégera toujours. La solitude est mauvaise à la longue; mais par momens elle est nécessaire. Vous êtes dans un de ces momens-là. Obéissez à l'instinct qui vous y pousse; fuyez! Je vous connais, vous n'aurez pas plus tôt rêvé seule quelques jours que vous reviendrez croyante, et quand vous en serez là, je réponds de vous.»

Planet a toujours été pour ses amis un excellent médecin moral, persuasif par l'attention avec laquelle il pesait ses conseils et celle qu'il portait à comprendre votre véritable situation. Beaucoup d'amis ont le tort de nous juger d'après eux-mêmes, de vous apporter une opinion toute faite, que ne modifie aucune objection de votre part, et qui vous fait sentir que vous n'êtes pas compris. Planet, ingénieux dans l'art de consoler, interrogeait minutieusement, n'avait pas de parti pris tant qu'il n'avait pas réussi à se figurer qu'il était vous-même, et alors il se prononçait avec une grande décision et une grande netteté. Pour les gens qui ne le connaissaient que superficiellement, Planet était un type de simplicité et même de niaiserie; mais il avait, pour nous autres, le génie du cœur et de la volonté. Il n'est aucun de nous, je parle de ce groupe berrichon qui ne s'est jamais divisé et dont je faisais partie, qui n'ait subi plusieurs fois dans sa vie l'influence extraordinaire de Planet, celui d'entre nous qui, au premier abord, eût semblé devoir être mené par tous les autres.

Je fus donc persuadée, et un beau matin, après avoir arrangé tant bien que mal mes affaires de façon à m'assurer quelques ressources, je quittai Paris sans faire d'adieux à personne et sans dire mon projet à Maurice. Je vins à Nohant pour prendre congé de mes amis et les entretenir de mes enfans, dans le cas où quelque accident me ferait trouver la mort en voyage, car je voulais aller loin devant moi en prenant la route de l'Orient.

Je savais bien que mes amis n'auraient aucune autorité sur mes enfans tant qu'ils seraient enfans. Mais ils pouvaient, au sortir de ce premier âge, exercer sur eux de douces influences. J'espérais même que Mme Decerfz pourrait être une véritable mère pour ma fille, et je voulais vendre ma propriété littéraire pour lui créer une petite rente qui la mît à même de faire son éducation, dans le cas où mon mari viendrait à y consentir. A l'époque du mariage de ma fille, cette rente lui eût été restituée: c'était alors peu de chose, mais cela représentait ce que coûte, dans la meilleure position possible l'éducation d'une jeune fille. Je partis donc pour Nohant avec le projet de tenter cet arrangement, qui ne devait avoir lieu que dans l'éventualité de ma mort, et pour entretenir, dans tous les cas, mes amis du devoir que je leur léguais d'entourer Maurice et Solange d'un réseau de sollicitudes paternelles et de relations assidues.

Mais avant de raconter ce qui suivit, je ne veux pas oublier une circonstance singulière qui eut lieu dans l'hiver de 1835.

J'avais en Berry une amie charmante, une nouvelle amie, il est vrai, Mme Rozane B., femme d'un fonctionnaire établi à La Châtre depuis quelques années seulement. C'était une personne distinguée à tous égards, d'une beauté exquise, et d'un caractère si parfaitement aimable qu'elle fut bientôt parmi nous comme si elle y était née.

Étant appelée à Paris pour ses affaires au moment où j'y retournais (au mois de janvier, je crois), elle accepta une des deux chambrettes de ma mansarde, et y passa une quinzaine.

Elle me dit un jour en recevant des lettres de sa famille, qui habitait Lyon: «On me charge vraiment d'une commission singulière. Une famille très honorable prie la mienne de s'informer par moi de ce que fait à Paris et dans le monde un jeune homme que je ne connais pas et dont l'existence est mystérieuse, même pour les siens. Si je sais comment m'y prendre, je veux être pendue. J'ai son adresse, et voilà tout.»

Elle se résolut à le prier de venir la voir, afin de parler avec lui de sa famille et de le sonder sur ses projets et sur ses occupations. Je l'autorisai à le recevoir chez moi.

Après qu'elle eut reçu sa visite, elle me dit qu'elle n'était guère plus avancée et qu'elle l'avait engagé à revenir, afin de pouvoir me le présenter. Elle comptait sur moi pour le faire causer d'une manière plus explicite. Cette idée me fit beaucoup rire. S'il y a jamais eu sous le ciel une personne inhabile à en confesser une autre, c'est moi à coup sûr; mais je ne pus refuser à Rozane ce qu'elle exigeait de moi: je reçus avec elle la visite du jeune homme mystérieux, et même elle nous laissa ensemble quelques instans, espérant qu'il se méfierait moins de moi que d'elle-même.

Je ne me rappelle pas un mot de la conversation, qui ne roula que sur des idées générales, et même, sans le secours de Rozane, qui a retenu le fait avec précision, je ne me souviendrais pas beaucoup de la conclusion que j'en tirai; mais, grâce à elle, la voici textuellement telle que je la lui donnai quand il fut parti: «Ce jeune homme est charmant. C'est un esprit très remarquable, et sa conscience me paraît fort tranquille. S'il voyage, s'il court le monde, ce n'est pas comme aventurier subalterne, mais comme aventurier politique, comme conspirateur. Il s'est dévoué à la fortune de la famille Bonaparte. Il croit encore à cette étoile. Il croit à quelque chose en ce monde: il est bien heureux!»

Or, je n'avais pas trop mal deviné. Ce jeune homme était M. Fialin de Persigny.

Je reprends le récit de mon voyage en Orient, lequel n'eut lieu que dans mes rêves.

J'étais à Nohant depuis quelques jours, quand Fleury, partant pour Bourges, où Planet était établi (il y rédigeait un journal d'opposition), me proposa d'aller causer sérieusement de ma situation et de mes projets, non seulement avec ce fidèle ami, mais avec le célèbre avocat Michel, notre ami à tous.

Il est donc temps que je parle de cet homme si diversement apprécié et que je crois avoir bien connu, quoique ce ne fût pas chose aisée. C'est à cette époque que je commençai à subir une influence d'un genre tout à fait exceptionnel dans la vie ordinaire des femmes, influence qui me fut longtemps précieuse, et qui pourtant cessa tout d'un coup et d'une manière complète, sans briser mon amitié.

CHAPITRE DEUXIEME

Éverard.—Sa tête, sa figure, ses manières, ses habitudes.—Patriotes ennemis de la propreté.—Conversation nocturne et ambulatoire.—Sublimités et contradictions.—Fleury et moi faisons le même rêve, à la même heure.—De Bourges à Nohant.—Les lettres d'Éverard.—Procès d'avril.—Lyon et Paris.—Les avocats.—Pléiade philosophique et politique.—Planet pose la question sociale.—Le pont des Saints-Pères.—Fête au château.—Fantasmagorie babouviste.—Ma situation morale.—Sainte-Beuve se moque.—Un dîner excentrique.—Une page de Louis Blanc.—Éverard malade et halluciné.—Je veux partir; conversation décisive; Éverard sage et vrai.—Encore une page de Louis Blanc.—Deux points de vue différens dans la défense, je donne raison à M. Jules Favre.

La première chose qui m'avait frappée en voyant Michel pour la première fois, fraîche que j'étais dans mes études phrénologiques, c'était la forme extraordinaire de sa tête. Il semblait avoir deux crânes soudés l'un à l'autre, les signes des hautes facultés de l'âme étant aussi proéminens à la proue de ce puissant navire que ceux des généreux instincts l'étaient à la poupe. Intelligence, vénération, enthousiasme, subtilité et vastitude d'esprit étaient équilibrés par l'amour familial, l'amitié, la tendre domesticité, le courage physique. Éverard[16] était une organisation admirable. Mais Éverard était malade, Éverard ne devait pas, ne pouvait pas vivre. La poitrine, l'estomac, le foie étaient envahis. Malgré une vie sobre et austère, il était usé, et à cette réunion de facultés et de qualités hors ligne, dont chacune avait sa logique particulière, il manquait fatalement la logique générale, la cheville ouvrière des plus savantes machines humaines, la santé.

Ce fut précisément cette absence de vie physique qui me toucha profondément. Il est impossible de ne pas ressentir un tendre intérêt pour une belle âme aux prises avec les causes d'une inévitable destruction, quand cette âme ardente et courageuse domine à chaque instant son mal et paraît le dominer toujours. Éverard n'avait que trente-sept ans, et son premier aspect était celui d'un vieillard petit, grêle, chauve et voûté; le temps n'était pas venu où il voulut se rajeunir, porter une perruque, s'habiller à la mode et aller dans le monde. Je ne l'ai jamais vu ainsi: cette phase d'une transformation qu'il dépouilla tout à coup, comme il l'avait revêtue, ne s'est pas accomplie sous mes yeux. Je ne le regrette pas; j'aime mieux conserver son image sévère et simple comme elle m'est toujours apparue.

Éverard paraissait donc, au premier coup d'œil avoir soixante ans, et il avait soixante ans en effet; mais, en même temps, il n'en avait que quarante quand on regardait mieux sa belle figure pâle, ses dents magnifiques et ses yeux myopes d'une douceur et d'une candeur admirables à travers ses vilaines lunettes. Il offrait donc cette particularité de paraître et d'être réellement jeune et vieux tout ensemble.

Cet état problématique devait être et fut la cause de grands imprévus et de grandes contradictions dans son être moral. Tel qu'il était, il ne ressemblait à rien et à personne. Mourant à toute heure, la vie débordait cependant en lui à toute heure, et parfois avec une intensité d'expansion fatigante même pour l'esprit qu'il a le plus émerveillé et charmé, je veux dire pour mon propre esprit.

Sa manière d'être extérieure répondait à ce contraste par un contraste non moins frappant. Né paysan, il avait conservé le besoin d'aise et de solidité dans ses vêtemens. Il portait chez lui et dans la ville une épaisse houppelande informe et de gros sabots. Il avait froid en toute saison et partout; mais, poli quand même, il ne consentait pas à garder sa casquette ou son chapeau dans les appartemens. Il demandait seulement la permission de mettre un mouchoir, et il tirait de sa poche trois ou quatre foulards qu'il nouait au hasard les uns sur les autres, qu'il faisait tomber en gesticulant, qu'il ramassait et remettait avec distraction, se coiffant ainsi, sans le savoir, de la manière tantôt la plus fantastique et tantôt la plus pittoresque.

Sous cet accoutrement, on apercevait une chemise fine, toujours blanche et fraîche, qui trahissait la secrète exquisité de ce paysan du Danube. Certains démocrates de province blâmaient ce sybaritisme caché et ce soin extrême de la personne. Ils avaient grand tort. La propreté est un indice et une preuve de sociabilité et de déférence pour nos semblables, et il ne faut pas qu'on proscrive la propreté raffinée, car il n'y a pas de demi-propreté. L'abandon de soi-même, la mauvaise odeur, les dents répugnantes à voir, les cheveux sales, sont des habitudes malséantes qu'on aurait tort d'accorder aux savans, aux artistes ou aux patriotes. On devrait les en reprendre d'autant plus, et ils devraient se les permettre d'autant moins, que le charme de leur commerce ou l'excellence de leurs idées attire davantage, et qu'il n'est point de si belle parole qui ne perde de son prix quand elle sort d'une bouche qui vous donne des nausées. Enfin, je me persuade que la négligence du corps doit avoir dans celle de l'esprit quelque point de correspondance dont les observateurs devraient toujours se méfier.

Les manières brusques, le sans-gêne, la franchise acerbe d'Éverard n'étaient qu'une apparence, et, avouons-le, une affectation devant les gens hostiles, ou qu'il supposait tels à première vue. Il était par nature la douceur, l'obligeance et la grâce même: attentif au moindre désir, au moindre malaise de ceux qu'il aimait, tyrannique en paroles, débonnaire dans la tendresse quand on ne résistait pas à ses théories d'autorité absolue.

Cet amour de l'autorité n'était cependant pas joué. C'était le fond, c'était les entrailles même de son caractère, et cela ne diminuait en rien ses bontés et ses condescendances paternelles. Il voulait des esclaves, mais pour les rendre heureux, ce qui eût été une belle et légitime volonté s'il n'eût eu affaire qu'à des êtres faibles. Mais il eût sans doute voulu travailler à les rendre forts, et dès lors ils eussent cessé d'être heureux en se sentant esclaves.

Ce raisonnement si simple n'entra jamais dans sa tête; tant il est vrai que les plus belles intelligences peuvent être troublées par quelque passion qui leur retire, sur certains points, la plus simple lumière.

Arrivée à l'auberge de Bourges, je commençai par dîner, après quoi j'envoyai dire à Éverard par Planet que j'étais là, et il accourut. Il venait de lire Lélia et il était toqué de cet ouvrage. Je lui racontai tous mes ennuis, toutes mes tristesses, et le consultai beaucoup moins sur mes affaires que sur mes idées. Il était disposé à l'expansion, et de sept heures du soir à quatre heures du matin, ce fut un véritable éblouissement pour mes deux amis et pour moi. Nous nous étions dit bonsoir à minuit, mais comme il faisait un brillant clair de lune et une nuit de printemps magnifique, il nous proposa une promenade dans cette belle ville austère et muette qui semble être faite pour être vue ainsi. Nous le reconduisîmes jusqu'à sa porte; mais là il ne voulut pas nous quitter et nous reconduisit jusqu'à la nôtre en passant par l'hôtel de Jacques Cœur, un admirable édifice de la Renaissance, où chaque fois nous faisions une longue pause. Puis il nous demanda de le reconduire encore, revint encore avec nous, et ne se décida à nous laisser rentrer que quand le jour parut. Nous fîmes neuf fois la course, et l'on sait que rien n'est fatigant comme de marcher en causant et en s'arrêtant à chaque pas; mais nous ne sentîmes l'effet de cette fatigue que quand il nous eût quittés.

Que nous avait-il dit durant cette longue veillée? Tout et rien. Il s'était laissé emporter par nos dire, qui ne se plaçaient là que pour lui fournir la réplique, tant nous étions curieux d'abord et puis ensuite avides de l'écouter. Il avait monté d'idée en idée jusqu'aux plus sublimes élans vers la Divinité, et c'est quand il avait franchi tous ces espaces qu'il était véritablement transfiguré. Jamais parole plus éloquente n'est sortie, je crois, d'une bouche humaine, et cette parole grandiose était toujours simple. Du moins elle s'empressait de redevenir naturelle et familière quand elle s'arrachait souriante à l'entraînement de l'enthousiasme. C'était comme une musique pleine d'idées qui vous élève l'âme jusqu'aux contemplations célestes, et qui vous ramène sans effort et sans contraste par un lien logique et une douce modulation, aux choses de la terre et aux souffles de la nature.

Je n'essaierai pas de me rappeler ce dont il nous entretint. Mes Lettres à Éverard (Sixième numéro des Lettres d'un voyageur), qui sont comme des réponses réfléchies à ces appels spontanés de sa prédication, ne peuvent que le faire pressentir. J'étais le sujet un peu passif de sa déclamation naïve et passionnée. Planet et Fleury m'avaient citée devant son tribunal pour que j'eusse à confesser mon scepticisme à l'endroit des choses de la terre, et cet orgueil qui voulait follement s'élever à l'adoration d'une perfection abstraite en oubliant les pauvres humains mes semblables. Comme c'était chez moi une théorie plus sentie que raisonnée, je n'étais pas bien solide dans ma défense, et je ne résistais guère que pour me faire mieux endoctriner. Cependant j'apercevais dans cet admirable enseignement de profondes contradictions que j'eusse pu saisir au vol et que j'eusse bien fait de constater davantage. Mais il est doux et naturel de se laisser aller au charme des choses de détail, quand elles sont bien pensées et bien dites, et c'est être ennemi de soi-même que d'en interrompre la déduction par des chicanes. Je n'eus pas ce courage; mes amis ne l'eurent pas non plus quoique l'un, Planet, eût le parfait et solide bon sens qui peut tenir tête au génie; quoique l'autre, Fleury, eût de secrètes méfiances instinctives contre la poésie dans les argumens.

Tous trois nous fûmes vaincus, et quel que fût le degré de conviction de l'homme qui nous avait parlé, nous nous sentîmes, en le quittant, tellement au dessus de nous-mêmes, que nous ne pouvions et ne devions pas nous soustraire par le doute à l'admiration et à la reconnaissance.

«Jamais je ne l'ai vu ainsi, nous dit Planet. Il y a un an que je vis à ses côtés, et je ne le connais que de ce soir. Il s'est enfin livré pour vous tout entier; il a fait tous les frais de son intelligence et de sa sensibilité. Ou il vient de se révéler à lui-même pour la première fois de sa vie, ou il a vécu parmi nous replié sur lui-même et se défendant d'un complet abandon.»

De ce moment, l'attachement de Planet pour Éverard devint une sorte de fétichisme, et il en arriva de même à plusieurs autres qui avaient douté jusque-là de son cœur et qui y crurent en le lui voyant ouvrir devant moi. Ce fut une modification notable que j'apportais, sans le savoir, à l'existence morale d'Éverard et à ses relations avec quelques-uns de ses amis. Ce fut une douceur réelle dans sa vie, mais fût-ce un bien réel? Il n'est bon pour personne d'être trop aveuglement aimé.

Après quelques heures de sommeil, je retrouvai mon Gaulois (Fleury) singulièrement tourmenté. Il avait fait un rêve effrayant, et je fus presque effrayée moi-même en le lui entendant raconter: car, à peu de chose près, j'avais eu le même rêve. C'était une parole dite en riant par Éverard qui s'était logée, on ne sait jamais comment cela arrive, dans un coin de notre cervelle, et précisément celle qui nous avait le moins frappés dans le moment où elle avait été dite.

Il n'y avait rien de plus naturel et de plus explicable que ce fait d'une parole éveillant la même pensée, et que la même cause produisant dans l'imagination de mon ami et dans la mienne les mêmes effets. Pourtant, cette coïncidence d'images simultanées dans le cours des mêmes heures nous frappa un instant tous les deux, et peu s'en fallut que nous n'y vissions un pressentiment ou un avertissement à la manière des croyances antiques.

Mais nous ne songeâmes bientôt qu'à rire de notre préoccupation et surtout du mouvement naïf que j'avais provoqué chez Éverard par ma résistance enjouée aux argumens humanitaires de la guillotine. Il ne pensait pas un mot de ce qu'il avait dit; il avait horreur de la peine de mort en matière politique; il avait voulu être logique jusqu'à l'absurde, mais il eût ri de son propre emportement, si, après les mondes que la suite de la discussion nous avait fait franchir à tous, nous eussions songé à revenir sur cette misère de quelques têtes de plus ou de moins en travers de nos opinions!

Nous étions dans le vrai en nous disant qu'Éverard n'eût pas voulu occire seulement une mouche pour réaliser son utopie. Mais Fleury n'en resta pas moins frappé de la tendance dictatoriale de son esprit, qui ne lui était apparue pour la première fois qu'en l'entendant contrecarrer par mes théories de liberté individuelle.

Et puis, fût-ce l'effet du songe allégorique qui nous avait visités tous deux, ou la sollicitude d'une amitié délicate et la crainte de m'avoir jetée sous une influence funeste, en voulant me pousser sous une influence curative? Il est certain que le Gaulois se sentit tout à coup pressé de partir. Il m'en avait fait la promesse en montant en voiture, et il avait regretté cette promesse en arrivant à Bourges. Maintenant, il trouvait qu'on n'attelait pas assez vite. Il craignait de voir arriver Éverard pour nous retenir.

Éverard, de son côté, pensait nous retrouver là, et fut étonné de notre fuite. Moi, sans me presser avec inquiétude, mais bien résolue à m'en aller dès le matin, je m'en allais en effet, causant de lui et de la république sur la grande route avec mon Gaulois, et ne lui cachant pas que j'acceptais un bel aperçu de cet idéal, mais que j'avais besoin d'y réfléchir et de me reposer de ces torrens d'éloquence qu'il n'était pas dans ma nature de subir trop longtemps sans respirer.

Mais il ne dépendit pas de moi de respirer, en effet, l'air du matin et des pommiers en fleur. La béatitude de mes rêveries n'était pas du goût de mon compagnon de voyage. Il était organisé pour le combat et non pour la contemplation. Il voulait trouver sa certitude dans les luttes et dans les solutions successives de l'humanité. Il n'essayait pas de me prêcher après Éverard, mais il voulait se prêcher lui-même, commenter chacune des paroles du maître, accepter ou repousser ce qui lui avait paru faux ou juste, et comme lui-même était un esprit distingué et un cœur sincère, il ne me fût pas possible de ne pas parler d'Éverard, de politique et de philosophie pendant dix-huit lieues.

Éverard ne me laissa pas respirer davantage. A peine fus-je reposée de ma course, que je reçus à mon réveil une lettre enflammée du même souffle de prosélytisme qu'il semblait avoir épuisé dans notre veillée ambulatoire à travers les grands édifices blanchis par la lune et sur le pavé retentissant de la vieille cité endormie. C'était une écriture indéchiffrable d'abord, et comme torturée par la fièvre de l'impatience de s'exprimer; mais quand on avait lu le premier mot, tout le reste allait de soi-même. C'était un style aussi concis que sa parole était abondante, et comme il m'écrivait de très longues lettres, elles étaient si pleines de choses non développées, qu'il y en avait pour tout un jour à les méditer après les avoir lues.

Ces lettres se succédèrent avec rapidité sans attendre les réponses. Cet ardent esprit avait résolu de s'emparer du mien; toutes ses facultés étaient tendues vers ce but. La décision brusque et la délicate persuasion, qui étaient les deux élémens de son talent extraordinaire, s'aidaient l'une l'autre pour franchir tous les obstacles de la méfiance par des élans chaleureux et par des ménagemens exquis. Si bien que cette manière impérieuse et inusitée de fouler aux pieds les habitudes de la convenance, de se poser en dominateur de l'âme et en apôtre inspiré d'une croyance, ne laissait aucune prise à la raillerie, et ne tombait pas un seul instant dans le ridicule, tant il y avait de modestie personnelle, d'humilité religieuse et de respectueuse tendresse dans ses cris de colère comme dans ses cris de douleur.

«Je sais bien,» me disait-il—après des élans de lyrisme où le tutoiement arrivait de bonne grâce—«que le mal de ton intelligence vient de quelque grande peine de cœur. L'amour est une passion égoïste. Étends cet amour brûlant et dévoué, qui ne recevra jamais sa récompense en ce monde, à toute cette humanité qui déroge et qui souffre. Pas tant de sollicitude pour une seule créature! Aucune ne le mérite, mais toutes ensemble l'exigent au nom de l'éternel auteur de la création!»

Tel fut, en résumé, le thème qu'il développa dans cette série de lettres, auxquelles je répondis sous l'empire d'un sentiment modifié, depuis une certaine méfiance au point de départ jusqu'à la foi presque entière pour conclusion. On pourrait appeler ces Lettres à Éverard, qui, de ses mains, ont passé presque immédiatement dans celles du public, l'analyse rapide d'une conversion rapide.

Cette conversion fut absolue dans un sens et très incomplète dans un autre sens. La suite de mon récit le fera comprendre.

Une grande agitation régnait alors en France. La monarchie et la république allaient jouer leur va-tout dans ce grand procès qu'on a nommé avec raison le procès-monstre, bien que, par une suite brutale de dénis de justice et de violations de la légalité, le pouvoir ait su l'empêcher d'atteindre aux proportions et aux conséquences qu'il pouvait et devait avoir.

Il n'était plus guère possible de rester neutre dans ce vaste débat qui n'avait plus le caractère des conspirations et des coups de main, mais bien celui d'une protestation générale où tous les esprits s'éveillaient pour se jeter dans un camp ou dans l'autre. La cause de ce procès (les événemens de Lyon) avait eu un caractère plus socialiste, et un but plus généralement senti que ceux de Paris qui les avaient précédés. Ici il ne s'était agi, du moins en apparence, que de changer la forme du gouvernement. Là-bas, le problème de l'organisation du travail avait été soulevé avec la question du salaire et pleinement compris. Le peuple, sollicité et un peu entraîné ailleurs par des chefs politiques, avait, à Lyon, entraîné ces mêmes chefs dans une lutte plus profonde et plus terrible.

Après les massacres de Lyon, la guerre civile ne pouvait plus de longtemps amener de solution favorable à la démocratie. Le pouvoir avait la force des canons et des baïonnettes. Le désespoir seul pouvait chercher désormais dans les combats le terme de la souffrance et de la misère. La conscience et la raison conseillaient d'autres luttes, celles du raisonnement et de la discussion. Le retentissement de la parole publique devait ébranler l'opinion publique. C'est sous l'opinion de la France entière que pouvait tomber ce pouvoir perfide, ce système de provocation inauguré par la politique de Louis-Philippe.

C'était une belle partie à jouer. Une simple mais large question de procédure pouvait aboutir à une révolution. Elle pouvait, tout au moins, imprimer un mouvement de recul à l'aristocratie et lui poser une digue difficile à franchir. La partie fut mal jouée par les démocrates. C'est à eux que le mouvement de recul fut imprimé, c'est devant eux que la digue fut posée.

Au premier abord, il semblait pourtant que cette réunion de talens appelés de tous les coins du pays et représentant tous les types de l'intelligence des provinces dût produire une résistance vigoureuse. C'était, dans les rêves du départ, la formation d'un corps d'élite, d'un petit bataillon sacré impossible à entamer, parce qu'il présentait une masse parfaitement homogène. Il s'agissait de parler et de protester, et presque tous les combattans de la démocratie appelés dans la lice étaient des orateurs brillans ou des argumentateurs habiles.

Mais on oubliait que les avocats les plus sérieux sont, avant tout, des artistes, et que les artistes n'existent qu'à la condition de s'entendre sur certaines règles de forme, et de différer essentiellement les uns des autres par le fond de la pensée, par l'illumination intérieure, par l'inspiration.

On se croyait bien d'accord au début sur la conclusion politique, mais chacun comptait sur ses propres moyens; on pliera difficilement des artistes à la discipline, à la charge en douze temps.

Le moment commençait à poindre où les idées purement politiques et les idées purement socialistes devaient creuser des abîmes entre les partisans de la démocratie. Cependant on s'entendait encore à Paris contre l'ennemi commun. On s'entendait même mieux sous ce rapport qu'on n'avait fait depuis longtemps. La phalange des avocats de province venait se ranger sur un pied d'égalité, mais avec une tendre vénération, autour d'une pléiade de célébrités, choisie d'inspiration et d'enthousiasme parmi les plus beaux noms démocratiques du barreau, de la politique et de la philosophie, de la science et de l'art littéraire: Dupont, Marie, Garnier-Pagès, Ledru-Rollin, Armand Carrel, Buonarotti, Voyer-d'Argenson, Pierre Leroux, Jean Reynaud, Raspail, Carnot, et tant d'autres dont la vie a été éclatante de dévoûment ou de talent par la suite. A côté de ces noms déjà illustres, un nom encore obscur, celui de Barbès, donne à cette réunion choisie un caractère non moins sacré pour l'histoire que ceux de Lamennais, Jean Reynaud et Pierre Leroux. Grand parmi les grands, Barbès a eu l'éclat de la vertu, à défaut de celui de la science.

J'ai dit qu'on se croyait bien d'accord au point de départ. Pour mon compte, je me crus d'accord avec Éverard et je supposais ses amis d'accord avec lui. Il n'en était rien. La plupart de ceux qu'il avait amenés de la province étaient tout au plus girondins quoiqu'ils se crussent montagnards.

Mais Éverard n'avait encore confié à personne et pas plus à moi qu'aux autres, sa doctrine ésotérique. Son expansion ne paralysait pas une grande prudence qui, en fait d'idées, allait quelquefois jusqu'à la ruse. Il se croyait en possession d'une certitude, et, sentant bien qu'elle dépassait la portée révolutionnaire de ses adeptes, il en insinuait tout doucement l'esprit et n'en révélait pas la lettre.

Pourtant certaines réticences, certaines contradictions m'avaient frappée, et je sentais en lui des lacunes ou des choses réservées qui échappaient aux autres et qui me tourmentaient. J'en parlais à Planet, qui n'y voyait pas plus avant que moi et qui, naïvement tourmenté aussi pour son compte, avait coutume de dire à tout propos, et même souvent à propos de bottes: «Mes amis, il est temps de poser la question sociale!»

Il disait cela si drôlement, ce bon Planet, que sa proposition était toujours accueillie par des rires, et que son mot était passé chez nous en proverbe. On disait: «Allons poser la question sociale» pour dire: «Allons dîner!» et quand quelque bavard venait nous ennuyer, on proposait de lui poser la question sociale pour la mettre en fuite.

Planet cependant avait raison; même dans ses gaîtés excentriques, son bon sens allait toujours au fait.

Enfin, un soir que nous avions été au Théâtre-Français, et que, par une nuit magnifique, nous ramenions Éverard à sa demeure voisine de la mienne (il s'était logé quai Voltaire), la question sociale fut sérieusement posée. J'avais toujours admis ce que l'on appelait alors l'égalité des biens, et même le partage des biens, faute d'avoir adopté généralement le mot si simple d'association, qui n'est devenu populaire que par la suite. Les mots propres descendent toujours trop tard dans les masses. Il a fallu que le socialisme fût accusé de vouloir le retour de la loi agraire et de toutes ses conséquences brutales, pour qu'il trouvât des formules plus propres à exprimer ses aspirations.

J'entendais, moi, ce partage des biens de la terre d'une façon toute métaphorique; j'entendais réellement par là la participation au bonheur, due à tous les hommes, et je ne pouvais pas m'imaginer un dépècement de la propriété qui n'eût pu rendre les hommes heureux qu'à la condition de les rendre barbares. Quelle fut ma stupéfaction quand Éverard, serré de près par mes questions et les questions encore plus directes et plus pressantes de Planet, nous exposa enfin son système!

Nous nous étions arrêtés sur le pont des Saints-Pères. Il y avait bal ou concert au château: on voyait le reflet des lumières sur les arbres du jardin des Tuileries. On entendait le son des instrumens qui passait par bouffées dans l'air chargé de parfums printaniers, et que couvrait, à chaque instant, le roulement des voitures sur la place du Carroussel. Le quai désert du bord de l'eau, le silence et l'immobilité qui régnaient sur le pont contrastaient avec ces rumeurs confuses, avec cet invisible mouvement. J'étais tombée dans la rêverie, je n'écoutais plus le dialogue entamé, je ne me souciais plus de la question sociale, je jouissais de cette nuit charmante, de ces vagues mélodies, des doux reflets de la lune mêlés à ceux de la fête royale.

Je fus tirée de ma contemplation par la voix de Planet, qui disait auprès de moi: «Ainsi, mon bon ami, vous vous inspirez du vieux Buonarotti, et vous iriez jusqu'au babouvisme?—Quoi? qu'est-ce? leur dis-je tout étonnée. Vous voulez faire revivre cette vieillerie? Vous avez laissé chez moi l'ouvrage de Buonarotti: je l'ai lu, c'est beau; mais ces moyens empiriques pouvaient entrer dans le cœur désespéré des hommes de cette époque, au lendemain de la chute de Robespierre. Aujourd'hui, ils seraient insensés, et ce n'est pas par ces chemins-là qu'une époque civilisée peut vouloir marcher.—La civilisation! s'écria Éverard courroucé et frappant de sa canne les balustrades sonores du pont; oui! voilà le grand mot des artistes! La civilisation! Moi, je vous dis que, pour rajeunir et renouveler votre société corrompue, il faut que ce beau fleuve soit rouge de sang, que ce palais maudit soit réduit en cendres, et que cette vaste cité où plongent vos regards soit une grève nue, où la famille du pauvre promènera la charrue et dressera sa chaumière!»

Là-dessus, voilà mon avocat parti, et comme mon rire d'incrédulité échauffait sa verve, ce fut une déclamation horrible et magnifique contre la perversité des cours, la corruption des grandes villes, l'action dissolvante et énervante des arts, du luxe, de l'industrie, de la civilisation, en un mot. Ce fut un appel au poignard et à la torche, ce fut une malédiction sur l'impure Jérusalem et des prédictions apocalyptiques; puis, après ces funèbres images, il évoqua le monde de l'avenir comme il le rêvait en ce moment-là, l'idéal de la vie champêtre, les mœurs de l'âge d'or, le paradis terrestre fleurissant sur les ruines fumantes du vieux monde par la vertu de quelque fée.

Comme je l'écoutais sans le contredire, il s'arrêta pour m'interroger. L'horloge du château sonnait deux heures. «Il y a deux grandes heures que tu plaides la cause de la mort, lui dis-je, et j'ai cru entendre le vieux Dante au retour de l'enfer. Maintenant, je me délecte à ta symphonie pastorale; pourquoi l'interrompre si tôt?

«—Ainsi, s'écria-t-il indigné, tu t'occupes à admirer ma pauvre éloquence? Tu te complais dans les phrases, dans les mots, dans les images? Tu m'écoutes comme un poème ou comme un orchestre, voilà tout! Tu n'es pas plus convaincue que cela!»

A mon tour je plaidai, mais sans aucun art, la cause de la civilisation, la cause de l'art surtout, et puis, poussée par ses dédains injustes, je voulus plaider aussi celle de l'humanité, faire appel à l'intelligence de mon farouche pédagogue, à la douceur de ses instincts, à la tendresse de son cœur, que je connaissais déjà si aimant et si impressionnable. Tout fut inutile. Il était monté sur ce dada qui était véritablement le cheval pâle de la vision. Il était hors de lui: il descendit sur le quai en déclamant, il brisa sa canne sur les murs du vieux Louvre, il poussa des exclamations tellement séditieuses que je ne comprends pas comment il ne fut ni remarqué, ni entendu, ni ramassé par la police. Il n'y avait que lui au monde qui pût faire de pareilles excentricités sans paraître fou et sans être ridicule.

Pourtant j'en fus attristée, et, lui tournant le dos, je le laissai plaider tout seul et repris avec Planet le chemin de ma demeure.

Il nous rejoignit sur le pont. Il était à la fois furieux et désolé de ne m'avoir pas persuadée. Il me suivit jusqu'à ma porte, voulant m'empêcher de rentrer, me suppliant de l'écouter encore, me menaçant de ne jamais me revoir si je le quittais ainsi. On eût dit d'une querelle d'amour, et il ne s'agissait pourtant que de la doctrine de Babeuf.

Il ne s'agissait que de cela! C'était quelque chose, pourtant! Maintenant que les idées ont dépassé cette farouche doctrine, elle fait déjà sourire les hommes avancés; mais elle a eu son temps dans le monde, elle a soulevé la Bohême au nom de Jean Hus, elle a dominé souvent l'idéal de Jean-Jacques Rousseau, elle a bouleversé bien des imaginations à travers les tempêtes de la révolution du dernier siècle, et même encore, à travers les agitations intellectuelles de 1848, elle s'est fondue en partie dans l'esprit de certains clubs de cette époque avec les théories de certaines dictatures. En un mot, elle a fait secte, et comme, dans toute doctrine de rénovation, il y a de grandes lueurs de vérité et de touchantes aspirations vers l'idéal, elle a mérité l'examen, elle a exercé sa part de séduction en se formulant au pied de l'échafaud où montèrent, déjà frappés de leur propre main, l'enthousiaste Gracchus et le stoïque Darthé.

Emmanuel Arago, plaidant pour Barbès en 1839, a dit Barbès est babouviste. Il ne m'a pas semblé depuis, en causant avec Barbès, qu'il eût jamais été babouviste dans le sens où l'avait été Éverard en 1835. On se trompe aisément quand, pour exposer la croyance d'un homme, on est obligé, pour la résumer et la définir, de l'assimiler à celle d'un homme qui l'a précédé. On ne peut pas être, quoi qu'on fasse, dans l'exacte vérité. Toute doctrine se transforme rapidement dans l'esprit des adeptes, et d'autant plus que les adeptes sont ou deviennent plus forts que le maître.

Je ne veux pas analyser et critiquer ici la doctrine de Babeuf. Je ne veux la montrer que dans ses résultats possibles, et comme Éverard, le plus illogique des hommes de génie dans l'ensemble de sa vie, était le plus implacable logicien de l'univers dans chaque partie de sa science et dans chaque phase de sa conviction, il n'est pas indifférent d'avoir à constater qu'elle le jetait, à l'époque que je raconte, dans des aberrations secrètes et dans un rêve de destruction colossale.

J'avais passé le mois précédent à lire Éverard et à lui écrire. Je l'avais revu dans cet intervalle, je l'avais pressé de questions, et, pour mieux mettre à profit le peu de temps que nous avions, je n'avais plus rien discuté. J'avais tâché de construire en moi l'édifice de sa croyance, afin de voir si je pouvais me l'assimiler avec fruit. Convertie au sentiment républicain et aux idées nouvelles, on sait maintenant de reste que je l'étais d'avance. J'avais gagné à entendre cet homme, véritablement inspiré en certains momens, de ressentir de vives émotions que la politique ne m'avait jamais semblé pouvoir me donner. J'avais toujours pensé froidement aux choses de fait; j'avais regardé couler autour de moi, comme un fleuve lourd et troublé, les mille accidens de l'histoire générale contemporaine, et j'avais dit: «Je ne boirai pas cette eau.» Il est probable que j'eusse continué à ne pas vouloir mêler ma vie intérieure à l'agitation de ces flots amers. Sainte-Beuve, qui m'influençait encore un peu à cette époque par ses adroites railleries et ses raisonnables avertissemens, regardait les choses positives en amateur et en critique. La critique dans sa bouche avait de grandes séductions pour la partie la plus raisonneuse et la plus tranquille de l'esprit. Il raillait agréablement cette fusion subite qui s'opérait entre les esprits les plus divers venus de tous les points de l'horizon et qui se mêlaient, disait-il, comme tous les cercles du Dante écrasés subitement en un seul.

Un dîner où Liszt avait réuni M. Lamennais, M. Ballanche, le chanteur Nourrit et moi, lui paraissait la chose la plus fantastique qui se pût imaginer. Il me demandait ce qui avait pu être dit entre ces cinq personnes. Je lui répondais que je n'en savais rien, que M. Lamennais avait dû causer avec M. Ballanche, Liszt avec Nourrit, et moi avec le chat de la maison.

Et pourtant, relisons aujourd'hui cette admirable page de Louis Blanc:

«Et comment peindre maintenant l'effet que produisaient sur les esprits tant de surprenantes complications? Le nom des accusés volait de bouche en bouche; on s'intéressait à leurs périls; on glorifiait leur constance; on se demandait avec anxiété jusqu'où ils pousseraient l'audace des résolutions prises. Dans les salons même où leurs doctrines n'étaient pas admises, leur intrépidité touchait le cœur des femmes; prisonniers, ils gouvernaient irrésistiblement l'opinion; absens, ils vivaient dans toutes les pensées. Pourquoi s'en étonner? Ils avaient pour eux, chez une nation généreuse, toutes les sortes de puissance: le courage, la défaite et le malheur. Époque orageuse et pourtant regrettable! Comme le sang bouillonnait alors dans nos veines! Comme nous nous sentions vivre! Comme elle était bien ce que Dieu l'a faite, cette nation française qui périra sans doute le jour où lui manqueront tout à fait les émotions élevées! Les politiques à courte vue s'alarment de l'ardeur des sociétés: ils ont raison; il faut être fort pour diriger la force. Et voilà pourquoi les hommes d'État médiocres s'attachent à énerver un peuple. Ils le font à leur taille, parce qu'autrement ils ne le pourraient conduire. Ce n'est pas ainsi qu'agissent les hommes de génie. Ceux-là ne s'étudient point à éteindre les passions d'un grand peuple; car ils ont à les féconder, et ils savent que l'engourdissement est la dernière maladie d'une société qui s'en va.»

Cette page me semble avoir été écrite pour moi, tant elle résume ce qui se passait en moi et autour de moi. J'étais, dans mon petit être, l'expression de cette société qui s'en allait, et l'homme de génie qui, au lieu de me montrer le repos et le bonheur dans l'étouffement des préoccupations immédiates, s'attachait à m'émouvoir pour me diriger, c'était Éverard, expression lui-même du trouble généreux des passions, des idées et des erreurs du moment.

Depuis quelques jours que nous nous étions retrouvés à Paris, lui et moi, toute ma vie avait déjà changé de face. Je ne sais si l'agitation qui régnait dans l'air que nous respirions tous aurait beaucoup pénétré sans lui dans ma mansarde; mais avec lui elle y était entrée à flots. Il m'avait présenté son ami intime, Girerd (de Nevers), et les autres défenseurs des accusés d'avril, choisis dans les provinces voisines de la nôtre. Un autre de ses amis, Degeorges (d'Arras), qui devint aussi le mien, Planet, Emmanuel Arago, et deux ou trois autres amis communs complétaient l'école. Dans la journée, je recevais mes autres amis. Peu d'entre eux connaissaient Éverard; tous ne partageaient pas ses idées; mais ces heures étaient encore agitées par la discussion des choses du dehors, et il n'y avait guère moyen de ne pas s'oublier soi-même absolument dans cet accès de fièvre que les événemens donnaient à tout le monde.

Éverard venait me chercher à six heures pour dîner dans un petit restaurant tranquille avec nos habitués, en pique-nique. Nous nous promenions le soir tous ensemble, quelquefois en bateau sur la Seine, et quelquefois le long des boulevards jusque vers la Bastille, écoutant les propos, examinant les mouvemens de la foule, agitée et préoccupée aussi, mais pas autant qu'Éverard s'en était flatté en quittant la province.

Pour n'être pas remarquée comme femme seule avec tous ces hommes, je reprenais quelquefois mes habits de petit garçon, lesquels me permirent de pénétrer inaperçue à la fameuse séance du 20 mai au Luxembourg.

Dans ces promenades, Éverard marchait et parlait avec une animation fébrile, sans qu'il fût au pouvoir d'aucun de nous de le calmer et de le forcer à se ménager. En rentrant, il se trouvait mal, et nous avons passé souvent une partie de la nuit, Planet et moi, à l'aider à lutter contre une sorte d'agonie effrayante. Il était alors assiégé de visions lugubres; courageux contre son mal, faible contre les images qu'on éveillait en lui, il nous suppliait de ne pas le laisser seul avec les spectres. Cela m'effrayait un peu moi-même. Planet, habitué à le voir ainsi, ne s'en inquiétait pas; et quand il le voyait s'assoupir, il allait le mettre au lit, revenait causer avec moi dans la chambre voisine, bien bas pour ne pas l'éveiller dans son premier sommeil, et me ramenait chez moi quand il le sentait bien endormi. Au bout de trois ou quatre heures Éverard s'éveillait plus actif, plus vivant, plus fougueux chaque jour, plus imprévoyant surtout du mal qu'il creusait en lui et dont, à chaque effort de la vie, il croyait le retour impossible. Il courait aux réunions ardentes où s'agitait la question de la défense des accusés, et après des discussions passionnées, il revenait s'évanouir chez lui avant dîner, quand on ne l'y apportait pas évanoui déjà dans la voiture. Mais alors c'était l'affaire de quelques instans de pâleur livide et de sourds gémissemens. Il se ranimait comme par un miracle de la nature ou de la volonté, il revenait parler et rire avec nous, car, au milieu de cette excitation et de cet affaissement successifs, il se jetait dans la gaîté avec l'insouciance et la candeur d'un enfant.

Tant de contrastes m'émouvaient et m'arrachaient à moi-même. Je m'attachais par le cœur à cette nature qui ne ressemblait à rien, mais qui avait pour les moindres soins, pour la moindre sollicitude, des trésors de reconnaissance. Le charme de sa parole me retenait des heures entières, moi que la parole fatigue extrêmement, et j'étais dominée aussi par un vif désir de partager cette passion politique, cette foi au salut général, ces vivifiantes espérances d'une prochaine rénovation sociale, qui semblaient devoir transformer en apôtres, même les plus humbles d'entre nous.

Mais j'avoue qu'après cette causerie du pont des Saints-Pères, et cette déclamation anti-sociale et anti-humaine dont il m'avait régalée, je me sentis tomber du ciel en terre, et que, haussant les épaules, à mon réveil, je repris ma résolution de m'en aller chercher des fleurs et des papillons en Égypte ou en Perse.

Sans trop réfléchir ni m'émouvoir, j'obéis à l'instinct qui me poussait vers la solitude, et j'allai chercher mon passeport pour l'étranger. En rentrant, je trouvai chez moi Éverard qui m'attendait. «Qu'est-ce qu'il y a? s'écria-t-il. Ce n'est pas la figure sereine que je connais?—C'est une figure de voyageur, lui répondis-je, et il y a que je m'en vas décidément. Ne te fâche pas; tu n'es pas de ceux avec qui on est poli par hypocrisie de convenance. J'ai assez de vos républiques. Vous en avez tous une qui n'est pas la mienne et qui n'est celle d'aucun des autres. Vous ne ferez rien cette fois-ci. Je reviendrai vous applaudir et vous couronner dans un meilleur temps, quand vous aurez usé vos utopies, et rassemblé des idées saines.»

L'explication fut orageuse. Il me reprocha ma légèreté d'esprit et ma sécheresse de cœur. Poussée à bout par ses reproches je me résumai.

Quelle était cette folle volonté de dominer mes convictions et de m'imposer celles d'autrui? Pourquoi, comment avait-il pu prendre à ce point au pied de la lettre l'hommage que mon intelligence avait rendu à la sienne en l'écoutant sans discussion et en l'admirant sans réserve? Cet hommage avait été complet et sincère, mais il n'avait pas pour conséquence possible l'abandon absolu des idées, des instincts et des facultés de mon être. Après tout, nous ne nous connaissions pas entièrement l'un et l'autre, et nous n'étions peut-être pas destinés à nous comprendre, étant venus de si loin l'un vers l'autre pour discuter quelques articles de foi dont il croyait avoir la solution. Cette solution, il ne l'avait pas. Je ne pouvais pas lui en faire un reproche; mais lui, où prenait-il la fantaisie tyrannique de s'irriter de ma résistance à ses théories comme d'un tort envers lui-même?

«En m'entendant te parler comme un élève attentif aux leçons de ton maître, tu t'es cru mon père, lui dis-je; tu m'as appelé ton fils bien-aimé et ton Benjamin, tu as fait de la poésie, de l'éloquence biblique. Je t'ai écouté comme dans un rêve dont la grandeur et la pureté céleste charmeront toujours mes souvenirs. Mais on ne peut pas rêver toujours. La vie réelle appelle des conclusions sans lesquelles on chante comme une lyre, sans avancer le règne de Dieu et le bonheur des hommes. Moi, je place ce bonheur dans la sagesse plus que dans l'action. Je ne veux rien, je ne demande rien dans la vie, que le moyen de croire en Dieu et d'aimer mes semblables. J'étais malade, j'étais misanthrope; tu t'es fais fort de me guérir; tu m'as beaucoup attendrie, j'en conviens. Tu as combattu rudement mon mauvais orgueil, et tu m'as fait entrevoir un idéal de fraternité qui a fondu la glace de mon cœur. En cela, tu as été véritablement chrétien, et tu m'as convertie par le sentiment. Tu m'as fait pleurer de grosses larmes, comme au temps où je devenais dévote par un attendrissement subit et imprévu de ma rêverie. Je n'aurais pas retrouvé en moi-même, après tant d'incertitudes et de fatigues d'esprit, la source de ces larmes vivifiantes. Ton éloquence et ta persuasion ont fait le miracle que je te demandais: sois bénis pour cela, et laisse-moi partir sans regret. Laisse-moi aller réfléchir maintenant aux choses que vous cherchez ici, aux principes qui peuvent se formuler et s'appliquer aux besoins de cœur et d'esprit de tous les hommes. Et ne me dis pas que vous les avez trouvés, que tu les tiens dans ta main, cela n'est pas. Vous ne tenez rien, vous cherchez! Tu es meilleur que moi, mais tu n'en sais pas plus que moi.»

Et comme il paraissait offensé de ma franchise, je lui dis encore:

«Tu es un véritable artiste. Tu ne vis que par le cœur et l'imagination. Ta magnifique parole est un don qui t'entraîne fatalement à la discussion. Ton esprit a besoin d'imposer à ceux qui t'écoutent avec ravissement des croyances que la raison n'a pas encore mûries. C'est là où la réalité me saisit et m'éloigne de toi. Je vois toute cette poésie du cœur, toutes ces aspirations de l'âme aboutir à des sophismes, et voilà justement ce que je ne voudrais pas entendre, ce que je suis fâchée d'avoir entendu. Écoute, mon pauvre père, nous sommes fous. Les gens du monde officiel, du monde positif, qui ne voient de nous que des excentricités de conduite et d'opinion, nous traitent de rêveurs. Ils ont raison, ne nous en fâchons pas. Acceptons ce dédain. Ils ne comprennent pas que nous vivions d'un désir et d'une espérance dont le but ne nous est pas personnel. Ces gens-là sont fous à leur manière; ils sont complétement fous à nos yeux, eux qui poursuivent des biens et des plaisirs que nous ne voudrions pas toucher avec des pincettes. Tant que durera le monde, il y aura des fous occupés à regarder par terre, sans se douter qu'il y a un ciel sur leurs têtes, et des fous qui, regardant trop le ciel ne tiendront pas assez de compte de ceux qui ne voient qu'à leurs pieds. Il y a donc une sagesse qui manque à tous les hommes, une sagesse qui doit embrasser la vue de l'infini et celle du monde fini où nous sommes. Ne la demandons pas aux fous du positivisme, mais ne prétendons pas la leur donner avant de l'avoir trouvée.

«Cette sagesse-là, c'est celle dont la politique ne peut se passer. Autrement vous ferez des coups de tête et des coups de main pour aboutir à des chimères ou à des catastrophes. Je sens qu'en te parlant ainsi au milieu de ta fièvre d'action, je ne peux pas te convaincre; aussi je ne te parle que pour te prouver mon droit de me retirer de cette mêlée où je ne peux porter aucune lumière, et où je ne peux pas suivre la tienne, qui est encore enveloppée de nuages impénétrables.»

Quand j'eus tout dit, Éverard, qui s'était calmé à grand'peine pour tout entendre, reprit son énergie et sa conviction. Il me donna des raisons devant lesquelles je me sentis vaincue, et dont voici le résumé:

«Nul ne peut trouver la lumière à lui tout seul. La vérité ne se révèle plus aux penseurs retirés sur la montagne. Elle ne se révèle même plus à des cénacles détachés comme des cloîtres sur les divers sommets de la pensée. Elle s'y élucubre, et rien de plus. Pour trouver, à l'heure dite, la vérité applicable aux sociétés en travail, il faut se réunir, il faut peser toutes les opinions, il faut se communiquer les uns aux autres, discuter et se consulter, afin d'arriver tant bien que mal, à une formule qui ne peut jamais être la vérité absolue, Dieu seul la possède, mais qui est la meilleure expression possible de l'aspiration des hommes à la vérité. Voilà pourquoi j'ai la fièvre, voilà pourquoi je m'assimile avec ardeur toutes les idées qui me frappent, voilà pourquoi je parle jusqu'à m'épuiser, jusqu'à divaguer, parce que parler, c'est penser tout haut et qu'en pensant ainsi tout haut je vas plus vite qu'en pensant tout bas et tout seul. Vous autres qui m'écoutez, et toi tout le premier, qui écoutes plus attentivement que personne, vous tenez trop de compte des éclairs fugitifs qui traversent mon cerveau. Vous ne vous attachez pas assez à la nécessité de me suivre comme on suit un guide dévoué et aventureux sur un chemin dont il ne connaît pas lui-même tous les détours, mais dont sa vue perçante et son courage passionné ont su apercevoir le but lointain. C'est à vous de m'avertir des obstacles, à vous de me ramener dans le sentier quand l'imagination ou la curiosité m'emportent. Et cela fait, si vous vous impatientez de mes écarts, si vous vous lassez de suivre un pilote incertain de sa route, cherchez-en un meilleur, mais ne le méprisez pas pour n'avoir pas été un dieu, et ne le maudissez pas pour vous avoir montré des rives nouvelles conduisant plus ou moins à celle où vous voulez aborder.

«Quant à toi, je te trouve exigeant et injuste, écolier sans cervelle! Tu ne sais rien, tu l'avoues, et tu ne voulais rien apprendre, tu l'as déclaré. Puis, tout à coup, la fièvre de savoir s'étant emparé de toi, tu as demandé du jour au lendemain la science infuse, la vérité absolue. Vite, vite, donnez le secret de Dieu à M. George Sand, qui ne veut pas attendre!

«Eh bien! ajouta-t-il après un feu roulant de ces plaisanteries sans aigreur qu'il aimait à saisir comme des mouches qu'on attrape en courant, moi je fais une découverte, c'est que les âmes ont un sexe et que tu es une femme. Croirais-tu que je n'y avais pas encore pensé? En lisant Lélia et tes Premières Lettres d'un voyageur, je t'ai toujours vu sous l'aspect d'un jeune garçon, d'un poète enfant dont je faisais mon fils, moi dont la profonde douleur est de n'avoir pas d'enfans et qui élève ceux du premier lit de ma femme avec une tendresse mêlée de désespoir. Quand je t'ai vu réellement pour la première fois, j'ai été étonné comme si l'on ne m'avait pas dit que tu t'habilles d'une robe et que tu t'appelles d'un nom de femme dans la vie réelle. J'ai voulu garder mon rêve, t'appeler George tout court, te tutoyer comme on se tutoie sous les ombrages virgiliens, et ne te regarder à la clarté de notre petit soleil que le temps de savoir chaque jour comment se porte ton moral. Et, en vérité, je ne connais de toi que le son de ta voix, qui est sourd et qui ne me rappelle pas la flûte mélodieuse d'une voix de femme. Je t'ai donc toujours parlé comme à un garçon qui a fait sa philosophie et qui a lu l'histoire. A présent je vois bien, et tu me le rappelles, que tu as l'ambition et l'exigence des esprits incultes, des êtres de pur sentiment et de pure imagination, des femmes en un mot. Ton sentiment est, je l'avoue, un impatient logicien qui veut que la science philosophique réponde d'emblée à toutes ses fibres et satisfasse toutes ses délicatesses; mais la logique du sentiment pur n'est pas suffisante en politique, et tu demandes un impossible accord parfait entre les nécessités de l'action et les élans de la sensibilité. C'est là l'idéal, mais il est encore irréalisable sur la terre, et tu en conclus qu'il faut se croiser les bras en attendant qu'il arrive de lui-même.

«Croise donc tes bras et va-t'en! Certes, tu es libre de fait; mais ta conscience ne le serait pas si elle se connaissait bien elle-même. Je n'ai pas le droit de te demander ton affection. J'ai voulu te donner la mienne. Tant pis pour moi; tu ne me l'avais pas demandée, tu n'en avais pas besoin. Je ne te parlerai donc pas de moi, mais de toi-même, et de quelque chose de plus important que toi-même, le devoir.

«Tu rêves une liberté de l'individu qui ne peut se concilier avec le devoir général. Tu as beaucoup travaillé à conquérir cette liberté pour toi-même. Tu l'as perdue dans l'abandon du cœur à des affections terrestres qui ne t'ont pas satisfait, et à présent tu te reprends toi-même dans une vie d'austérité que j'approuve et que j'aime, mais dont tu étends à tort l'application à tous les actes de ta volonté et de ton intelligence. Tu te dis que ta personne t'appartient et qu'il en est ainsi de ton âme. Eh bien! voilà un sophisme pire que tous ceux que tu me reproches et plus dangereux, puisque tu es maître d'en faire la loi de ta propre vie, tandis que les miens ne peuvent se réaliser sans des miracles. Songe à ceci que, si tous les amans de la vérité absolue disaient comme toi adieu à leur pays, à leurs frères, à leur tâche, non-seulement la vérité absolue, mais encore la vérité relative n'auraient plus un seul adepte. Car la vérité ne monte pas en croupe des fuyards et ne galoppe pas avec eux. Elle n'est pas dans la solitude, rêveur que tu es! Elle ne parle pas dans les plantes et dans les oiseaux, ou c'est d'une voix si mystérieuse que les hommes ne la comprennent pas. Le divin philosophe que tu chéris le savait bien quand il disait à ses disciples: «Là où vous serez seulement trois réunis en mon nom, mon esprit sera avec vous.»

«C'est donc avec les autres qu'il faut chercher et prier. Si peu que l'on trouve en s'unissant à quelques autres, c'est quelque chose de réel, et ce qu'on croit trouver seul n'existe que pour soi seul, n'existe pas par conséquent. Va-t'en donc à la recherche, à la poursuite du néant; moi je me consolerai de ton départ avec la certitude d'être, en dépit des erreurs d'autrui et des miennes propres, à la recherche et à la poursuite de quelque chose de bon et de vrai.»

Ayant tout dit, il sortit, un peu sans que j'y fisse attention, car j'étais absorbée par mes propres réflexions sur tout ce qu'il venait de dire, en des termes dont la plume ne peut donner qu'une sèche analyse.

Quand je voulus lui répondre, pensant qu'il était dans la pièce voisine, où il se retirait quelquefois pour faire, tout à coup brisé, une sieste de cinq minutes, je m'aperçus qu'il était parti tout à fait et qu'il m'avait enfermée. Je cherchai la clef partout, il l'avait mise dans sa poche, et j'avais donné congé pour le reste de la journée à la femme qui me servait, et qui avait la seconde clef de l'appartement. J'attribuai ma captivité à une distraction d'Éverard, et je me remis à réfléchir tranquillement. Au bout de trois heures il revint me délivrer, et comme je lui signalais sa distraction: «Non pas, me dit-il en riant, je l'ai fait exprès. J'étais attendu à une réunion, et, voyant que je ne t'avais pas encore convaincue, je t'ai mise au secret afin de te donner le temps de la réflexion. J'avais peur d'un coup de tête et de ne plus te retrouver à Paris ce soir. A présent que tu as réfléchi, voilà ta clef, la clef des champs! Dois-je te dire adieu et aller dîner sans toi?

—Non, lui répondis-je, j'avais tort; je reste. Allons dîner et chercher quelque chose de mieux que Babeuf pour notre nourriture intellectuelle.»

J'ai rapporté cette longue conversation parce qu'elle raconte ma vie et celle de la vie d'un certain nombre de révolutionnaires à ce moment donné. Pendant cette phase du procès d'avril, le travail d'élucubration était partout dans nos rangs, parfois, savant et profond, parfois naïf et sauvage. Quand on s'y reporte par le souvenir, on est étonné du progrès qu'ont fait les idées en si peu de temps, et moins effrayé par conséquent du progrès énorme qui reste à faire.

Le véritable foyer de cette élucubration sociale et philosophique était dans les prisons d'État. «Alors, dit Louis Blanc, cet admirable historien de nos propres émotions, qu'on ne peut trop citer, alors, on vit ces hommes sur qui pesait la menace d'un arrêt terrible s'élever soudain au dessus du péril et de leurs passions pour se livrer à l'étude des plus arides problèmes. Le comité de défense parisien avait commencé par distribuer entre les membres les plus capables du parti les principales branches de la science de gouverner, assignant à l'un la partie philosophique et religieuse, à l'autre la partie administrative, à celui-ci l'économie politique, à celui-là les arts. Ce fut pour tous le sujet des plus courageuses méditations, des recherches les plus passionnées. Mais tous, dans cette course intellectuelle, n'étaient pas destinés à suivre la même carrière. Des dissidences théoriques se manifestèrent, des discussions brûlantes s'élevèrent. Par le corps, les captifs appartenaient au geôlier, mais d'un vol indomptable et libre, leur esprit parcourait le domaine, sans limites, de la pensée. Du fond de leurs cachots, ils s'inquiétaient de l'avenir des peuples, ils s'entretenaient avec Dieu; et, placés sur la route de l'échafaud, ils s'exaltaient, ils s'enivraient d'espérance, comme s'ils eussent marché à la conquête du monde. Spectacle touchant et singulier, dont il convient de conserver le souvenir à jamais!

«Que des préoccupations sans grandeur se soient mêlées à ce mouvement, que l'émulation ait quelquefois fait place à des rivalités frivoles ou haineuses, que des esprits trop faibles pour s'élever impunément se soient perdus dans le pays des rêves, on ne peut le nier; mais ces résultats trop inévitables des infirmités de la nature humaine ne suffisent pas pour enlever au fait général que nous venons de signaler ce qu'il présente de solennel et d'imposant[17]

Si l'on veut juger le procès d'avril et tous les faits qui s'y rattachent d'une manière juste, élevée et vraiment philosophique, il faut relire tout ce chapitre si court et si plein de l'Histoire de dix ans. Les hommes et les choses y sont jugés non seulement avec la connaissance exacte d'un passé que l'historien n'a jamais le droit d'arranger et d'atténuer, mais avec la haute équité d'un grand et généreux esprit qui fixe et précise la vérité morale, c'est à dire la suprême vérité de l'histoire au milieu des contradictions apparentes des événemens et des hommes qui les subissent.

Je ne raconterai pas ces événemens. Cela serait tout à fait inutile: ils sont enregistrés là d'une manière si conforme à mon sentiment, à mon souvenir, à ma conscience et à ma propre expérience, que je ne saurais y rien ajouter.

Acteur perdu et ignoré, mais vivant et palpitant dans ce drame, je ne suis ici que le biographe d'un homme qui y joua un rôle actif, et, faut-il le dire, problématique en apparence, parce que l'homme était incertain, impressionnable et moins politique qu'artiste.

On sait qu'un grand débat s'était élevé entre les défenseurs: débat ardent, insoluble sous la pression des actes précipités de la pairie. Une partie des accusés s'entendait avec ses défenseurs pour n'être pas défendue. Il ne s'agissait pas de gagner le procès judiciaire et de se faire absoudre, par le pouvoir; il s'agissait de faire triompher la cause générale dans l'opinion en plaidant avec énergie le droit sacré du peuple devant le pouvoir de fait, le droit du plus fort. Une autre catégorie d'accusés, celle de Lyon, voulait être défendue, non pas pour proclamer sa non-participation au fait dont on l'accusait, mais pour apprendre à la France ce qui s'était passé à Lyon, de quelle façon l'autorité avait provoqué le peuple, de quelle façon elle avait traité les vaincus, de quelle façon les accusés eux-mêmes avaient fait ce qui était humainement possible pour prévenir la guerre civile et pour en ennoblir et en adoucir les cruels résultats. Il s'agissait de savoir si l'autorité avait eu le droit de prendre quelques provocations isolées, on disait même payées, pour une rébellion à réprimer, et pour ruer une armée sur une population sans défense. On avait des faits, on voulait les dire, et, selon moi, la véritable cause était là. On était assez fort pour plaider la cause du peuple trahi et mutilé, on ne l'était pas assez pour proclamer celle du genre humain affranchi.

J'étais donc dans les idées de M. Jules Favre, qui se trouvait posé dans les conciliabules en adversaire d'Éverard, et qui était un adversaire digne de lui. Je ne connaissais pas Jules Favre, je ne l'avais jamais vu, jamais entendu; mais lorsque Éverard, après avoir combattu ses argumens avec véhémence, venait me les rapporter, je leur donnais raison. Éverard sentait bien que ce n'était pas par envie de le contredire et de l'irriter; mais il en était affligé, et devinant bien que je redoutais l'exposé public de ses utopies, il s'écriait: «Ah! maudits soient le pont des Saints-Pères et la question sociale!»

Chargement de la publicité...