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Histoire de ma Vie, Livre 3 (Vol. 10 - 13)

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CHAPITRE VINGT-HUITIEME.

Quatre Berrichons dans les lettres.—MM. Delatouche et Duris-Dufresne.—Ma visite à M. de Kératry.—Rêve de quinze cents francs de rente.

Nous étions alors trois Berrichons à Paris, Félix Pyat, Jules Sandeau et moi, apprentis littéraires sous la direction d'un quatrième Berrichon, M. Delatouche. Ce maître eût dû, et il eût voulu, sans doute, être un lien entre nous, et nous comptions ne faire qu'une famille en Apollon, dont il eût été le père. Mais son caractère aigri, susceptible et malheureux, trahit les intentions et les besoins de son cœur qui était bon, généreux et tendre. Il se brouilla tour à tour avec nous trois, après nous avoir un peu brouillés ensemble.

J'ai dit, dans un article nécrologique assez détaillé sur M. Delatouche, tout le bien et tout le mal qui étaient en lui, et j'ai pu dire le mal sans manquer en rien à la reconnaissance que je lui devais et à la vive amitié que je lui avais rendue plusieurs années avant sa mort pour montrer combien ce mal, c'est-à-dire cette douleur inquiète, cette susceptibilité maladive, cette misanthropie, en un mot, était fatale et involontaire; je n'ai eu qu'à citer des fragmens de ses lettres, où lui-même, en quelques mots pleins de grâce et de force, se peignait dans sa grandeur et dans sa souffrance. J'avais déjà écrit sur lui, pendant sa vie, avec le même sentiment de respect et d'affection. Je n'ai jamais eu rien à me reprocher envers lui, pas même l'ombre d'un tort, et je n'aurais jamais su comment et pourquoi j'avais pu lui déplaire, si je n'avais vu par moi-même, au déclin rapide de sa vie, combien il était profondément atteint d'une hypocondrie sans ressources.

Il m'a rendu justice en voyant que j'étais juste envers lui, c'est-à-dire prompte à courir à lui dès qu'il m'ouvrit des bras paternels, sans me souvenir de ses colères et de ses injustices mille fois réparées, selon moi, par un élan, par un repentir, par une larme de son cœur.

Je ne pourrais résumer ici l'ensemble de son caractère et de ses rapports avec moi personnellement, comme je l'ai fait dans un opuscule spécial, sans sortir de l'ordre de mon récit, faute que j'ai déjà trop commise et qui m'a paru souvent inévitable, les personnes et les choses ayant besoin de se compléter dans le souvenir de celui qui en parle pour être bien appréciées et jugées, en dernier ressort, équitablement[7].

Mais pour ne point m'arrêter à chaque pas dans ma narration, je dirai simplement ici quels rapports s'étaient établis entre nous lorsque je publiai Indiana et Valentine.

Mon bon vieux ami Duris-Dufresne à qui, des premiers, j'avais confié mon projet d'écrire, avait voulu me mettre en relations avec Lafayette, assurant qu'il me prendrait en amitié, que je lui serais très sympathique et qu'il me lancerait avec sollicitude dans le monde des arts, où il avait de nombreuses relations. Je me refusai à cette entrevue, bien que j'eusse aussi beaucoup de sympathie pour Lafayette, que j'allais quelquefois écouter à la tribune, conduite par mon papa (c'est ainsi que les huissiers de la chambre appelaient mon vieux député quand nous nous cherchions dans les couloirs après la séance); mais je me trouvais si peu de chose que je ne pus prendre sur moi d'aller occuper de ma mince personnalité le patriarche du libéralisme.

Et puis, si j'avais besoin d'un patron littéraire, c'était bien plus comme conseil que comme appui. Je désirais savoir, avant tout, si j'avais quelque talent, et je craignais de prendre un goût pour une faculté. M. Duris-Dufresne, à qui j'avais lu, bien en secret, quelques pages, à Nohant, sur l'émigration des nobles en 89, me tenait naïvement pour un grand esprit; mais je me défiais beaucoup de sa partialité et de sa galanterie. D'ailleurs il ne s'intéressait qu'aux choses politiques, et c'est à quoi je me sentais le moins portée.

Je lui observai que les amis étaient trop volontiers éblouis, et qu'il me faudrait un juge sans préventions. «Mais n'allons pas le chercher si haut, lui disais-je; les gens trop célèbres n'ont pas le temps de s'arrêter aux choses trop secondaires.»

Il me proposa un de ses collègues à la chambre, M. de Kératry, qui faisait des romans, et qu'il me donna pour un juge fin et sévère. J'avais lu le Dernier des Beaumanoir, ouvrage fort mal fait, bâti sur une donnée révoltante, mais à laquelle le goût épicé du romantisme faisait grâce en faveur de l'audace. Il y avait cependant dans cet ouvrage des pages assez belles et assez touchantes, un mélange bizarre de dévotion bretonne et d'aberration romanesque, de la jeunesse dans l'idée, de la vieillesse dans les détails. «Votre illustre collègue est un fou, dis-je à mon papa, et quant à son livre, j'en pourrais quelquefois faire d'aussi mauvais. Cependant on peut être bon juge et méchant praticien. L'ouvrage n'est toujours pas d'un imbécile, il s'en faut. Voyons M. de Kératry. Mais je loge sous les toits, vous me dites qu'il est vieux et marié. Demandez-lui son heure. J'irai chez lui.»

Dès le lendemain, j'eus rendez-vous chez M. de Kératry à huit heures du matin. C'était bien matin. J'avais les yeux gros comme le poing, j'étais complétement stupide.

M. de Kératry me parut plus âgé qu'il ne l'était. Sa figure, encadrée de cheveux blancs, était fort respectable. Il me fit entrer dans une jolie chambre où je vis, couché sous un couvre-pieds de soie rose très galant, une charmante petite femme qui jeta un regard de pitié languissante sur ma robe de stoff et sur mes souliers crottés, et qui ne crut pas devoir m'inviter à m'asseoir.

Je me passai de la permission et demandai à mon nouveau patron, en me fourrant dans la cheminée, si mademoiselle sa fille était malade. Je débutais par une insigne bêtise. Le vieillard me répondit d'un air tout gonflé d'orgueil armoricain que c'était là madame de Kératry, sa femme. «Très bien, lui dis-je, je vous en fais mon compliment; mais elle est malade, et je la dérange. Donc je me chauffe et je m'en vais.—Un instant, reprit le protecteur, M. Duris-Dufresne m'a dit que vous vouliez écrire, et j'ai promis de causer avec vous de ce projet, mais tenez, en deux mots, je serai franc, une femme ne doit pas écrire.—Si c'est votre opinion, nous n'avons point à causer, repris-je. Ce n'était pas la peine de nous éveiller si matin, madame de Kératry et moi, pour entendre ce précepte.»

Je me levai et sortis sans humeur, car j'avais plus envie de rire que de me fâcher. M. de Kératry me suivit dans l'antichambre et m'y retint quelques instans pour me développer sa théorie sur l'infériorité des femmes, sur l'impossibilité où était la plus intelligente d'entre elles d'écrire un bon ouvrage (le Dernier des Beaumanoir apparemment); et comme je m'en allais toujours sans discuter et sans lui rien dire de piquant il termina sa harangue par un trait napoléonien qui devait m'écraser. «Croyez-moi, me dit-il gravement comme j'ouvrais la dernière porte de son sanctuaire, ne faites pas de livres, faites des enfans.—Ma foi, monsieur, lui répondis-je en pouffant de rire et en lui fermant sa porte sur le nez, gardez le précepte pour vous-même, si bon vous semble.»

Delatouche a arrangé ma réponse depuis en racontant cette belle entrevue. Il m'a fait dire: faites-en vous-même si vous pouvez. Je ne fus ni si méchante ni si spirituelle, d'autant plus que sa petite femme avait l'air d'un ange de candeur. Je retournai chez moi fort divertie de l'originalité de ce Chrysale romantique, et bien certaine que je ne m'élèverais jamais à la hauteur de ses inventions littéraires. On sait que le sujet du Dernier des Beaumanoir est le viol d'une femme que l'on croit morte par le prêtre chargé de l'ensevelir. Ajoutons cependant, pour rester équitable, que le livre a de très belles pages.

Je fis rire Duris-Dufresne aux larmes en lui racontant l'aventure. En même temps il était furieux et voulait pourfendre son Breton bretonnant. Je le calmai en lui disant que je ne donnerais pas ma matinée pour... un éditeur!

Il ne combattit plus dès lors mon projet d'aller voir Delatouche, contre lequel il m'avait exprimé jusque-là de fortes préventions. Je n'avais qu'un mot à écrire, mon nom eût suffi pour m'assurer un bon accueil de mon compatriote. J'étais intimement liée avec sa famille. Il était cousin des Duvernet, et son père avait été lié avec le mien.

Il m'appela et me reçut paternellement. Comme il savait déjà par Félix Pyat mon colloque avec M. de Kératry, il mit toute la coquetterie de son esprit, qui était d'une trempe exquise et d'un brillant remarquable, à soutenir la thèse contraire. «Mais ne vous faites pas d'illusions, cependant, me dit-il. La littérature est une ressource illusoire, et moi qui vous parle, malgré toute la supériorité de ma barbe, je n'en tire pas quinze cents francs par an, l'un dans l'autre.»

FIN DU TOME DIXIÈME

Typographie L. Schnauss.

HISTOIRE DE MA VIE.


HISTOIRE
DE MA VIE

PAR

Mme GEORGE SAND.

Charité envers les autres;
Dignité envers soi-même;
Sincérité devant Dieu.

Telle est l'épigraphe du livre que j'entreprends.
15 avril 1847.
GEORGE SAND.

TOME ONZIÈME.

PARIS, 1855.
LEIPZIG, CHEZ WOLFGANG GERHARD.


CHAPITRE VINGT-HUITIEME.
(SUITE.)

Rêve de quinze cents francs de rente.—Le Figaro.—Une promenade dans le quartier Latin.—Balzac.—Emmanuel Arago.—Premier luxe de Balzac.—Ses contrastes.—Aversion que lui portait Delatouche.—Dîner et soirée fantastiques chez Balzac.—Jules Janin.—Delatouche m'encourage et me paralyse.—Indiana.—C'est à tort qu'on a dit que c'était ma personne et mon histoire.—La théorie du beau.—La théorie du vrai.—Ce qu'en pensait Balzac.—Ce qu'en pensent la critique et le public.

—Quinze cents francs! m'écriai-je; mais si j'avais quinze cents francs à joindre à ma petite pension, je m'estimerais très riche, et je ne demanderais plus rien au ciel ni aux hommes, pas même une barbe!

—Oh! reprit-il en riant, si vous n'avez pas plus d'ambition que cela, vous simplifiez la question. Ce ne sera pas encore la chose la plus facile du monde que de gagner quinze cents francs, mais c'est possible, si vous ne vous rebutez pas des commencemens.

Il lut un roman dont je ne me rappelle même plus le titre ni le sujet, car je l'ai brûlé peu de temps après. Il le trouva, avec raison, détestable. Cependant il me dit que je devais en savoir faire un meilleur, et que peut-être un jour j'en pourrais faire un bon. «Mais il faut vivre pour connaître la vie, ajouta-t-il. Le roman, c'est la vie racontée avec art. Vous êtes une nature d'artiste, mais vous ignorez la réalité, vous êtes trop dans le rêve. Patientez avec le temps et l'expérience, et soyez tranquille: ces deux tristes conseilleurs viendront assez vite. Laissez-vous enseigner par la destinée et tâchez de rester poète. Vous n'avez pas autre chose à faire.»

Cependant, comme il me voyait assez embarrassée de suffire à la vie matérielle, il m'offrit de me faire gagner quarante ou cinquante francs par mois si je pouvais m'employer à la rédaction de son petit journal. Pyat et Sandeau étaient déjà occupés à cette besogne; j'y fus associée un peu par-dessus le marché.

Delatouche avait acheté le Figaro, et il le faisait à peu près lui-même, au coin de son feu, en causant tantôt avec ses rédacteurs, tantôt avec les nombreuses visites qu'il recevait. Ces visites, quelquefois charmantes, quelquefois risibles, posaient un peu, sans s'en douter, pour le secrétariat respectable qui, retranché dans les petits coins de l'appartement, ne se faisait pas faute d'écouter et de critiquer.

J'avais ma petite table et mon petit tapis auprès de la cheminée; mais je n'étais pas très assidue à ce travail, auquel je n'entendais rien. Delatouche me prenait un peu au collet pour me faire asseoir; il me jetait un sujet et me donnait un petit bout de papier sur lequel il fallait le faire tenir. Je barbouillais dix pages que je jetais au feu et où je n'avais pas dit un mot de ce qu'il fallait traiter. Les autres avaient de l'esprit, de la verve, de la facilité. On causait et on riait. Delatouche était étincelant de causticité. J'écoutais, je m'amusais beaucoup, mais je ne faisais rien qui vaille, et au bout du mois, il me revenait douze francs cinquante centimes ou quinze francs tout au plus pour ma part de collaboration, encore était-ce trop bien payé.

Delatouche était adorable de grâce paternelle, et il se rajeunissait avec nous jusqu'à l'enfantillage. Je me rappelle un dîner que nous lui donnâmes chez Pinson et une fantastique promenade au clair de la lune que nous lui fîmes faire à travers le quartier Latin. Nous étions suivis d'un sapin qu'il avait pris à l'heure pour aller je ne sais où et qu'il garda jusqu'à minuit sans pouvoir se dépêtrer de notre folle compagnie. Il y remonta bien vingt fois et en descendit toujours, persuadé par nos raisons. Nous allions sans but et nous voulions lui prouver que c'était la plus agréable manière de se promener. Il la goûtait assez, car il nous cédait sans trop de combat. Le cocher de fiacre, victime de nos taquineries, avait pris son mal en patience, et je me souviens qu'arrivés, je ne sais pourquoi ni comment, à la montagne Sainte-Geneviève, comme il allait fort lentement dans la rue déserte, nous nous occupions à traverser la voiture, à la file les uns des autres, laissant les portières ouvertes et les marchepieds baissés, et chantant je ne sais plus quelle facétie sur un ton lugubre: je ne sais pas non plus pourquoi cela nous paraissait drôle et pourquoi Delatouche riait de si bon cœur. Je crois que c'était la joie de se sentir bête une fois en sa vie. Pyat prétendait avoir un but, qui était de donner une sérénade à tous les épiciers du quartier, et il allait de boutique en boutique chantant à pleine voix: Un épicier, c est une rose.

C'est la seule fois que j'aie vu Delatouche véritablement gai, car son esprit, habituellement satirique, avait un fonds de spleen qui rendait souvent son enjouement mortellement triste. «Sont-ils heureux! me disait-il, en me donnant le bras à l'arrière-garde, tandis que les autres couraient devant en faisant leur tapage; ils n'ont bu que de l'eau rougie et ils sont ivres! Quel bon vin que la jeunesse! et quel bon rire que celui qui n'a pas besoin de motif! Ah! si l'on pouvait s'amuser comme cela deux jours de suite! Mais aussitôt que l'on sait de quoi et de qui l'on s'amuse, on ne s'amuse plus, on a envie de pleurer.»

Le grand chagrin de Delatouche était de vieillir. Il n'en pouvait prendre son parti, et c'est lui qui disait: «On n'a jamais cinquante ans, on a deux fois vingt-cinq ans.» Malgré cette révolte de son esprit, il était plus vieux que son âge. Déjà malade et aggravant son mal par l'impatience avec laquelle il le supportait, il était souvent, le matin, d'une humeur irascible devant laquelle je m'esquivais sans rien dire. Puis il me rappelait ou venait me chercher, ne se donnant jamais tort, mais effaçant par mille gracieusetés et mille gâteries de papa le chagrin qu'il avait causé.

Quand j'ai cherché plus tard la cause de sa soudaine aversion, on m'a dit qu'il avait été amoureux de moi, jaloux sans en convenir, et blessé de n'avoir jamais été deviné. Cela n'est pas. Je me méfiais de lui au commencement, M. Duris-Dufresne m'ayant mise en garde par ses propres préventions. J'aurais donc eu à son égard la pénétration qui m'a souvent manqué à temps en d'autres circonstances, faute de coquetterie suffisante. Mais là, j'avais à bien voir si ma confiance tomberait sur un cœur désintéressé, et je constatai bientôt que la jalousie de notre patron, comme nous l'appelions, était tout intellectuelle et s'exerçait sur tout ce qui l'approchait, sans acception d'âge ni de sexe.

C'était un ami, et surtout un maître jaloux par nature, comme le vieux Porpora que j'ai dépeint dans un de mes romans. Quand il avait couvé une intelligence, développé un talent, il ne voulait plus souffrir qu'une autre inspiration ou qu'une autre assistance que la sienne osât en approcher.

Un de mes amis, qui connaissait un peu Balzac, m'avait présentée à lui, non comme une muse de département, mais comme une bonne personne de province très émerveillée de son talent. C'était la vérité. Bien que Balzac n'eût pas encore produit ses chefs-d'œuvre à cette époque, j'étais vivement frappée de sa manière neuve et originale, et je le considérais déjà comme un maître à étudier. Balzac avait été, non pas charmant pour moi, à la manière de Delatouche, mais excellent aussi, avec plus de rondeur et d'égalité de caractère. Tout le monde sait comme le contentement de lui-même, contentement si bien fondé qu'on le lui pardonnait, débordait en lui; comme il aimait à parler de ses ouvrages, à les raconter d'avance, à les faire en causant, à les lire en brouillons ou en épreuves. Naïf et bon enfant au possible, il demandait conseil aux enfans, n'écoutait pas la réponse, ou s'en servait pour la combattre avec l'obstination de sa supériorité. Il n'enseignait jamais, il parlait de lui, de lui seul. Une seule fois il s'oublia pour nous parler de Rabelais, que je ne connaissais pas encore. Il fut si merveilleux, si éblouissant, si lucide, que nous nous disions en le quittant: «Oui, oui, décidément, il aura tout l'avenir qu'il rêve; il comprend trop bien ce qui n'est pas lui, pour ne pas faire de lui-même une grande individualité.»

Il demeurait alors rue de Cassini, dans un petit entre-sol très gai, à côté de l'Observatoire. C'est par lui ou chez lui, je crois, que je fis connaissance avec Emmanuel Arago, un homme qui devait devenir un frère pour moi, et qui était alors un enfant. Je me liai vite avec lui, pouvant me donner avec lui des airs de grand'mère, car il était encore si jeune que ses bras avaient grandi dans l'année plus que ne le comportaient ses manches. Il avait pourtant commis déjà un volume de vers et une pièce de théâtre fort spirituelle.

Un beau matin, Balzac, ayant bien vendu la Peau de Chagrin, méprisa son entre-sol et voulut le quitter; mais, réflexion faite, il se contenta de transformer ses petites chambres de poète en un assemblage de boudoirs de marquise, et un beau jour il nous invita à venir prendre des glaces dans ses murs tendus de soie et bordés de dentelle. Cela me fit beaucoup rire: je ne pensais pas qu'il prît au sérieux ce besoin d'un vain luxe, et que ce fût pour lui autre chose qu'une fantaisie passagère. Je me trompais, ces besoins d'imagination coquette devinrent les tyrans de sa vie, et pour les satisfaire il sacrifia souvent le bien-être le plus élémentaire. Dès lors il vivait un peu ainsi, manquant de tout au milieu de son superflu, et se privant de soupe et de café plutôt que d'argenterie et de porcelaine de Chine.

Réduit bientôt à des expédiens fabuleux pour ne pas se séparer de colifichets qui réjouissaient sa vue; artiste fantaisiste, c'est-à-dire enfant aux rêves d'or, il vivait par le cerveau dans le palais des fées; homme opiniâtre cependant, il acceptait, par la volonté, toutes les inquiétudes et toutes les souffrances plutôt que de ne pas forcer la réalité à garder quelque chose de son rêve.

Puérile et puissant, toujours envieux d'un bibelot, et jamais jaloux d'une gloire, sincère jusqu'à la modestie, vantard jusqu'à la hâblerie, confiant en lui-même et aux autres, très expansif, très bon et très fou, avec un sanctuaire de raison intérieure, où il rentrait pour tout dominer dans son œuvre, cynique dans la chasteté, ivre en buvant de l'eau, intempérant de travail et sobre d'autres passions, positif et romanesque avec un égal succès, crédule et sceptique, plein de contrastes et de mystères, tel était Balzac encore jeune, déjà inexplicable pour quiconque se fatiguait de la trop constante étude de lui-même à laquelle il condamnait ses amis, et qui ne paraissait pas encore à tous aussi intéressante qu'elle l'était réellement.

En effet, à cette époque, beaucoup de juges, compétens d'ailleurs, niaient le génie de Balzac, ou tout au moins ne le croyaient pas destiné à une si puissante carrière de développement. Delatouche était des plus récalcitrans. Il parlait de lui avec une aversion effrayante. Balzac avait été son disciple, et leur rupture, dont ce dernier n'a jamais su le motif, était toute fraîche et toute saignante. Delatouche ne donnait aucune bonne raison à son ressentiment, et Balzac me disait souvent: «Gare à vous! vous verrez qu'un beau matin sans vous en douter, sans savoir pourquoi, vous trouverez en lui un ennemi mortel.»

Delatouche eut évidemment tort à mes yeux en décriant Balzac, qui ne parlait de lui qu'avec regret et douceur; mais Balzac eut tort de croire à une inimitié irréconciliable. Il eût pu le ramener avec le temps.

C'était trop tôt alors. J'essayai en vain plusieurs fois de dire à Delatouche ce qui pouvait les rapprocher. La première fois il sauta au plafond. «Vous l'avez donc vu? s'écria-t-il; vous le voyez donc? Il ne me manquait plus que ça!» Je crus qu'il allait me jeter par les fenêtres. Il se calma, bouda, revint, et finit par me passer mon Balzac, en voyant que cette sympathie n'enlevait rien à celle qu'il réclamait. Mais, à chaque nouvelle relation littéraire que je devais établir ou accepter, Delatouche devait entrer dans les mêmes colères, et même les indifférens lui paraissaient des ennemis s'ils ne m'avaient pas été présentés par lui.

Je parlai fort peu de mes projets littéraires à Balzac. Il n'y crut guère, ou ne songea pas à examiner si j'étais capable de quelque chose. Je ne lui demandai pas de conseils, il m'eût dit qu'il les gardait pour lui-même; et cela autant par ingénuité de modestie que par ingénuité d'égoïsme; car il avait sa manière d'être modeste sous l'apparence de la présomption, je l'ai reconnu depuis, avec une agréable surprise; et quant à son égoïsme, il avait aussi ses réactions de dévoûment et de générosité.

Son commerce était fort agréable, un peu fatigant de paroles pour moi qui ne sais pas assez répondre pour varier les sujets de conversation, mais son âme était d'une grande sérénité, et, en aucun moment, je ne l'ai vu maussade. Il grimpait avec son gros ventre tous les étages de la maison du quai Saint-Michel et arrivait soufflant, riant et racontant sans reprendre haleine. Il prenait des paperasses sur ma table, y jetait les yeux et avait l'intention de s'informer un peu de ce que ce pouvait être; mais aussitôt, pensant à l'ouvrage qu'il était en train de faire, il se mettait à le raconter, et, en somme, je trouvais cela plus instructif que tous les empêchemens que Delatouche, questionneur désespérant, apportait à ma fantaisie.

Un soir que nous avions dîné chez Balzac d'une manière étrange, je crois que cela se composait de bœuf bouilli, d'un melon et de vin de Champagne frappé, il alla endosser une belle robe de chambre toute neuve, pour nous la montrer avec une joie de petite fille, et voulut sortir ainsi costumé, un bougeoir à la main, pour nous reconduire jusqu'à la grille du Luxembourg. Il était tard, l'endroit désert, et je lui faisais observer qu'il se ferait assassiner en rentrant chez lui. «Du tout, me dit-il; si je rencontre des voleurs, ils me prendront pour un fou, et ils auront peur de moi, ou pour un prince, et ils me respecteront.» Il faisait une belle nuit calme. Il nous accompagna ainsi, portant sa bougie allumée dans un joli flambeau de vermeil ciselé, parlant des quatre chevaux arabes qu'il n'avait pas encore, qu'il aurait bientôt, qu'il n'a jamais eus, et qu'il a cru fermement avoir pendant quelque temps. Il nous eût reconduits jusqu'à l'autre bout de Paris, si nous l'avions laissé faire.

Je ne connaissais pas d'autres célébrités et ne désirais pas en connaître. Je rencontrais une telle opposition d'idées, de sentimens et de systèmes entre Balzac et Delatouche, que je craignais de voir ma pauvre tête se perdre dans un chaos de contradictions, si je prêtais l'oreille à un troisième maître. Je vis à cette époque, une seule fois, Jules Janin pour lui demander un service. C'est la seule démarche que j'aie jamais faite auprès de la critique, et comme ce n'était pas pour moi, je n'y eus aucun scrupule. Je trouvai en lui un bon garçon sans affectation et sans étalage d'aucune vanité, ayant le bon goût de ne pas montrer son esprit sans nécessité et parlant de ses chiens avec plus d'amour que de ses écrits. Comme j'aime aussi les chiens, je me trouvai fort à l'aise, une conversation littéraire avec un inconnu m'eût affreusement intimidée.

J'ai dit que Delatouche était désespérant. Il était ainsi pour lui-même et travaillait à se dégoûter de tout ce qu'il entreprenait. Il se laissait aller, de temps en temps, à raconter ses romans d'avance, avec plus de discrétion et d'intimité que Balzac, mais avec plus de complaisance encore s'il se voyait bien écouté. Par exemple, il ne fallait pas s'aviser de remuer un meuble, de tisonner ou d'éternuer dans ces momens-là: il s'interrompait aussitôt pour vous demander, avec une sollicitude polie, si vous étiez enrhumé ou si vous aviez des inquiétudes dans les jambes; et, feignant d'avoir oublié son roman, il se faisait beaucoup prier pour faire semblant de chercher à le retrouver. Il avait mille fois moins de talent pour écrire que Balzac; mais comme il en avait mille fois plus pour déduire ses idées par la parole, ce qu'il racontait admirablement paraissait admirable, tandis que ce que Balzac racontait d'une manière souvent impossible ne représentait souvent qu'une œuvre impossible. Mais quand l'ouvrage de Delatouche était imprimé, on y cherchait en vain le charme et la beauté de ce qu'on avait entendu, et on avait la surprise contraire en lisant Balzac. Balzac savait qu'il exposait mal, non pas sans feu et sans esprit, mais sans ordre et sans clarté. Aussi préférait-il lire quand il avait son manuscrit sous la main, et Delatouche, qui faisait cent romans sans les écrire, n'avait presque jamais rien à lire; ou c'étaient quelques pages qui ne rendaient pas son projet et qui l'attristaient visiblement. Il n'avait pas de facilité; aussi avait-il la fécondité en horreur, et trouvait-il contre celle de Balzac, sans songer à celle de Walter Scott, qu'il adorait, les invectives les plus bouffonnes et les comparaisons les plus médicinales.

J'ai toujours pensé que Delatouche dépensait trop de véritable talent en paroles. Balzac ne dépensait que de la folie. Il jetait là son trop plein et gardait sa sagesse profonde pour son œuvre. Delatouche s'épuisait en démonstrations excellentes, et, quoique riche, ne l'était pas assez pour se montrer si généreux.

Et puis sa fatale santé paralysait son essor au moment où il déployait ses ailes. Il a fait de beaux vers, faciles et pleins, mêlés à des vers tiraillés et un peu vides; des romans très remarquables, très originaux, et des romans très faibles et très lâchés; des articles très mordans, très ingénieux, et d'autres si personnels qu'ils étaient incompréhensibles et, partant, sans intérêt pour le public. Ce haut et ce bas d'une intelligence d'élite s'expliquent par le cruel va-et-vient de la maladie.

Delatouche avait aussi le malheur de s'occuper trop de ce que faisaient les autres. A cette époque, il lisait tout. Il recevait, comme journaliste, tout ce qui paraissait, feignait de n'y pas jeter les yeux, et remettait l'exemplaire au premier venu de ses rédacteurs en lui disant: «Avalez la médecine; vous êtes jeune, elle ne vous tuera pas. Dites de l'ouvrage ce que vous voudrez, je ne veux pas savoir ce que c'est.»—Mais quand on lui apportait le compte-rendu, il critiquait la critique avec une netteté qui prouvait qu'il avait le premier avalé la médecine et même savouré l'âcre saveur qui le tentait.

J'eusse été bien sotte de ne pas écouter tout ce que me disait Delatouche, mais cette perpétuelle analyse de toutes choses, cette dissection des autres et de lui-même, toute cette critique brillante et souvent juste, qui aboutissait à la négation de lui-même et des autres, attristaient singulièrement mon esprit, et tant de lisières commençaient à me donner des crampes. J'apprenais tout ce qu'il ne faut pas faire, rien de ce qu'il faut faire, et je perdais toute confiance en moi.

Je reconnaissais, je reconnais encore que Delatouche me rendait grand service en m'amenant à hésiter. A cette époque, on faisait les choses les plus étranges en littérature. Les excentricités du génie de Victor Hugo, jeune, avaient enivré la jeunesse, ennuyée des vieilles rengaines de la Restauration. On ne trouvait plus Chateaubriand assez romantique; c'était tout au plus si le maître nouveau l'était assez pour les appétits féroces qu'il avait excités. Les marmots de sa propre école, ceux qu'il n'eût jamais acceptés pour disciples, et qui le sentaient bien, voulaient l'enfoncer en le dépassant. On cherchait des titres impossibles, des sujets dégoûtans, et, dans cette course au clocher d'affiches ébouriffantes, des gens de talent eux-mêmes subissaient la mode, et, couverts d'oripeaux bizarres, se précipitaient dans la mêlée.

J'étais bien tentée de faire comme les autres écoliers, puisque les maîtres donnaient le mauvais exemple, et je cherchais des bizarreries que je n'eusse jamais pu exécuter. Parmi les critiques du moment qui résistaient à ce cataclysme, Delatouche avait du discernement et du goût, en ce qu'il faisait la part du beau et du bon dans les deux écoles. Il me retenait sur cette pente glissante par des moqueries comiques et des avis sérieux. Mais il me jetait tout aussitôt dans des difficultés inextricables. «Fuyez le pastiche, disait-il. Servez-vous de votre propre fonds; lisez dans votre vie, dans votre cœur; rendez vos impressions.» Et quand nous avions causé n'importe de quoi, il me disait: «Vous êtes trop absolue dans votre sentiment, votre caractère est trop à part: vous ne connaissez ni le monde, ni les individus. Vous n'avez pas vécu et pensé comme tout le monde. Vous êtes un cerveau creux.» Je me disais qu'il avait raison, et je retournais à Nohant, décidée à faire des boîtes à thé et des tabatières de Spa.

Enfin je commençai Indiana, sans projet et sans espoir, sans aucun plan, mettant résolûment à la porte de mon souvenir tout ce qui m'avait été posé en précepte ou en exemple, et ne fouillant ni dans la manière des autres, ni dans ma propre individualité pour le sujet et les types. On n'a pas manqué de dire qu'Indiana était ma personne et mon histoire. Il n'en est rien. J'ai présenté beaucoup de types de femmes, et je crois que quand on aura lu cet exposé des impressions et des réflexions de ma vie, on verra bien que je ne me suis jamais mise en scène sous des traits féminins. Je suis trop romanesque pour avoir vu une héroïne de roman dans mon miroir. Je ne me suis jamais trouvée ni assez belle, ni assez aimable, ni assez logique dans l'ensemble de mon caractère et de mes actions pour prêter à la poésie ou à l'intérêt, et j'aurais eu beau chercher à embellir ma personne et à dramatiser ma vie, je n'en serais pas venue à bout. Mon moi, me revenant face à face, m'eût toujours refroidie.

Je suis loin de dire qu'un artiste n'ait pas le droit de se peindre et de se raconter, et plus il se couronnera des fleurs de la poésie pour se montrer au public, mieux il fera s'il a assez d'habileté pour qu'on ne le reconnaisse pas trop sous cette parure, ou s'il est assez beau pour qu'elle ne le rende pas ridicule. Mais, en ce qui me concerne, j'étais d'une étoffe trop bigarrée pour me prêter à une idéalisation quelconque. Si j'avais voulu montrer le fonds sérieux, j'aurais raconté une vie, qui jusqu'alors, avait plus ressemblé à celle du moine Alexis (dans le roman peu récréatif de Spiridion) qu'à celle d'Indiana la créole passionnée. Ou bien, si j'avais pris l'autre face de ma vie, mes besoins d'enfantillage, de gaîté, de bêtise absolue, j'aurais fait un type si invraisemblable, que je n'aurais rien trouvé à lui faire dire et à lui faire faire qui eût le sens commun.

Je n'avais pas la moindre théorie quand je commençai à écrire, et je ne crois pas en avoir jamais eu, quand une envie de roman m'a mis la plume dans la main. Cela n'empêche pas que mes instincts ne m'aient fait, à mon insu, la théorie que je vais établir, que j'ai généralement suivie sans m'en rendre compte, et qui, à l'heure où j'écris, est encore en discussion.

Selon cette théorie, le roman serait une œuvre de poésie autant que d'analyse. Il y faudrait des situations vraies et des caractères vrais, réels même, se groupant autour d'un type destiné à résumer le sentiment ou l'idée principale du livre. Ce type représente généralement la passion de l'amour, puisque presque tous les romans sont des histoires d'amour. Selon la théorie annoncée (et c'est là qu'elle commence), il faut idéaliser cet amour, ce type, par conséquent, et ne pas craindre de lui donner toutes les puissances dont on a l'aspiration en soi-même, ou toutes les douleurs dont on a vu ou senti la blessure. Mais, en aucun cas, il ne faut l'avilir dans le hasard des événemens; il faut qu'il meure ou qu'il triomphe, et on ne doit pas craindre de lui donner une importance exceptionnelle dans la vie, des forces au-dessus du vulgaire, des charmes ou des souffrances qui dépassent tout à fait l'habitude des choses humaines, et même un peu le vraisemblable admis par la plupart des intelligences.

En résumé, idéalisation du sentiment qui fait le sujet, en laissant à l'art du conteur le soin de placer ce sujet dans des conditions et dans un cadre de réalité assez sensible pour le faire ressortir, si, toutefois, c'est bien un roman qu'il veut faire.

Cette théorie est-elle vraie? Je crois que oui; mais elle n'est pas, elle ne doit pas être absolue. Balzac, avec le temps, m'a fait comprendre, par la variété et la force de ses conceptions, que l'on pouvait sacrifier l'idéalisation du sujet à la vérité de la peinture, à la critique de la société et de l'humanité même.

Balzac résumait complétement ceci, quand il me disait, dans la suite: «Vous cherchez l'homme tel qu'il devrait être; moi, je le prends tel qu'il est. Croyez-moi, nous avons raison tous deux. Ces deux chemins conduisent au même but. J'aime aussi les êtres exceptionnels; j'en suis un. Il m'en faut d'ailleurs pour faire ressortir mes êtres vulgaires, et je ne les sacrifie jamais sans nécessité. Mais ces êtres vulgaires m'intéressent plus qu'ils ne vous intéressent. Je les grandis, je les idéalise, en sens inverse, dans leur laideur ou leur bêtise. Je donne à leurs difformités des proportions effrayantes ou grotesques. Vous, vous ne sauriez pas; vous faites bien de ne pas vouloir regarder des êtres et des choses qui vous donneraient le cauchemar. Idéalisez dans le joli et dans le beau, c'est un ouvrage de femme.»

Balzac me parlait ainsi sans dédain caché et sans causticité déguisée. Il était sincère dans le sentiment fraternel, et il a trop idéalisé la femme pour qu'on puisse le soupçonner d'avoir eu jamais la théorie de M. Kératry.

Balzac, esprit vaste, non pas infini et sans défauts, mais le plus étendu et le plus pourvu de qualités diverses qui, dans le roman, se soit produit de notre temps, Balzac, maître sans égal en l'art de peindre la société moderne et l'humanité actuelle, avait mille fois raison de ne pas admettre un système absolu. Il ne m'a rien révélé de cela alors que je cherchais, et je ne lui en veux pas, il ne le savait pas lui-même; il cherchait et tâtonnait aussi pour son compte. Il a essayé de tout. Il a vu et prouvé que toute manière était bonne et tout sujet fécond pour un esprit souple comme le sien. Il a développé davantage ce en quoi il s'est senti le plus puissant, et il s'est moqué de cette erreur de la critique qui veut imposer un cadre, des sujets et des procédés aux artistes, erreur dans laquelle le public donne encore, sans s'apercevoir que cette théorie arbitraire étant toujours l'expression d'une individualité, se dérobe la première à son propre principe et fait acte d'indépendance en contredisant le point de vue d'une théorie voisine ou opposée. On est frappé de ces contradictions quand on lit une demi-douzaine d'articles de critique sur un même ouvrage d'art; on voit alors que chaque critique a son critérium, sa passion, son goût particulier, et que si deux ou trois d'entre eux se trouvent d'accord pour préconiser une loi quelconque dans les arts, l'application qu'ils font de cette loi prouve des appréciations très diverses et des préventions que ne gouverne aucune règle fixe.

Il est heureux, du reste, qu'il en soit ainsi. S'il n'y avait qu'une école et qu'une doctrine dans l'art, l'art périrait vite, faute de hardiesse et de tentatives nouvelles. L'homme va toujours cherchant avec douleur le vrai absolu, dont il a le sentiment, et qu'il ne trouvera jamais en lui-même à l'état d'individu. La vérité est le but d'une recherche pour laquelle toutes les forces collectives de notre espèce ne sont pas de trop, et cependant, erreur étrange et fatale, dès qu'un homme de quelque capacité aborde cette recherche, il voudrait l'interdire aux autres et donner pour unique découverte celle qu'il croit tenir. La recherche de la loi de liberté elle-même sert d'aliment au despotisme et à l'intolérance de l'orgueil humain. Triste folie! Si les sociétés n'ont pu encore s'y soustraire, que les arts au moins s'en affranchissent et trouvent la vie dans l'indépendance absolue de l'inspiration.

L'inspiration! Voilà quelque chose de bien malaisé à définir et de bien important à consacrer comme un fait surhumain, comme une intervention presque divine. L'inspiration est pour les artistes ce que la grâce est pour les chrétiens, et on n'a pas encore imaginé de défendre aux croyans de recevoir la grâce quand elle descend dans leurs âmes. Il y a pourtant une prétendue critique qui défendrait volontiers aux artistes de recevoir l'inspiration et de lui obéir.

Et je ne parle pas ici des critiques de profession, je ne resserre pas mon plaidoyer dans les limites d'une ou plusieurs coteries. Je combats un préjugé public, universel. On veut que l'art suive un chemin battu, et quand une manière a plu, un siècle tout entier s'écrie: «Donnez-nous du même, il n'y a que cela de bon!» Malheur alors aux novateurs! Il leur faut succomber ou soutenir une lutte effroyable, jusqu'à ce que leur protestation, cri de révolte au début, devienne à son tour une tyrannie qui écrasera ou combattra d'autres innovations également légitimes et désirables.

J'ai toujours trouvé le mot inspiration très ambitieux et ne pouvant s'appliquer qu'aux génies de premier ordre. Je n'oserais jamais m'en servir pour mon propre compte, sans protester un peu contre l'emphase d'un terme qui ne trouve sa sanction que dans un incontestable succès. Pourtant il faudrait un mot qui ne fît pas rougir les gens modestes et bien élevés, et qui exprimât cette sorte de grâce qui descend plus ou moins vive, plus ou moins féconde sur toutes les têtes éprises de leur art. Il n'est si humble travailleur qui n'ait son heure d'inspiration, et peut-être la liqueur céleste est-elle aussi précieuse dans le vase d'argile que dans le vase d'or: seulement, l'un la conserve pure, l'autre l'altère ou se brise. La grâce des chrétiens n'agit pas seule et fatalement. Il faut que l'âme la recueille, comme la bonne terre le grain sacré. L'inspiration n'est pas d'une autre nature. Prenons donc le mot tel qu'il est, et qu'il n'implique rien de présomptueux sous ma plume.

Je sentis, en commençant à écrire Indiana, une émotion très vive et très particulière, ne ressemblant à rien de ce que j'avais éprouvé dans mes précédens essais. Mais cette émotion fut plus pénible qu'agréable. J'écrivis tout d'un jet, sans plan, je l'ai dit, et littéralement sans savoir où j'allais, sans m'être même rendu compte du problème social que j'abordais. Je n'étais pas saintsimonienne, je ne l'ai jamais été, bien que j'aie eu de vraies sympathies pour quelques idées et quelques personnes de cette secte; mais je ne les connaissais pas à cette époque, et je ne fus point influencée par elles.

J'avais en moi seulement, comme un sentiment bien net et bien ardent, l'horreur de l'esclavage brutal et bête. Je ne l'avais pas subi, je ne le subissais pas, on le voit par la liberté dont je jouissais et qui ne m'était pas disputée. Donc, Indiana n'était pas mon histoire dévoilée comme on l'a dit. Ce n'était pas une plainte formulée contre un maître particulier. C'était une protestation contre la tyrannie en général, et si je personnifiais cette tyrannie dans un homme, si j'enfermais la lutte dans le cadre d'une existence domestique, c'est que je n'avais pas l'ambition de faire autre chose qu'un roman de mœurs. Voilà pourquoi, dans une préface écrite après le livre, je me défendis de vouloir porter atteinte aux institutions. J'étais fort sincère et ne prétendais pas en savoir plus long que je n'en disais. La critique m'en apprit davantage et me fit mieux examiner la question.

J'écrivis donc ce livre sous l'empire d'une émotion et non d'un système. Cette émotion, lentement amassée dans le cours d'une vie de réflexions, déborda très impétueuse dès que le cadre d'une situation quelconque s'ouvrit pour la contenir; mais elle s'y trouva fort à l'étroit, et cette sorte de combat contre l'exécution me soutint pendant six semaines dans un état de volonté tout nouveau pour moi.

CHAPITRE VINGT-NEUVIEME.

Delatouche passe brusquement de la raillerie à l'enthousiasme.—Valentine paraît.—Impossibilité de la collaboration projetée.—La Revue des Deux-Mondes. Buloz.—Gustave Planche.—Delatouche me boude et rompt avec moi.—Résumé de nos rapports par la suite.—Maurice entre au collége.—Son chagrin et le mien.—Tristesse et dureté du régime des lycées.—Une exécution à Henri IV.—La tendresse ne raisonne pas.—Maurice fait sa première communion.

Je demeurais encore quai Saint-Michel avec ma fille quand Indiana parut[8]. Dans l'intervalle de la commande à la publication, j'avais écrit Valentine et commencé Lélia. Valentine parut donc deux ou trois mois après Indiana, et ce livre fut écrit également à Nohant, où j'allais toujours régulièrement passer trois mois sur six.

Delatouche grimpa à ma mansarde et trouva le premier exemplaire d'Indiana, que l'éditeur Ernest Dupuy venait de m'envoyer, et sur la couverture duquel j'étais en train précisément d'écrire le nom de Delatouche. Il le prit, le flaira, le retourna, curieux, inquiet, railleur surtout ce jour-là. J'étais sur le balcon; je voulus l'y attirer, parler d'autre chose, il n'y eut pas moyen, il voulait lire, il lisait, et à chaque page il s'écriait: «Allons! c'est un pastiche; école de Balzac! Pastiche, que me veux-tu! Balzac, que me veux-tu?»

Il vint sur le balcon, le volume à la main, et me critiquant mot par mot, me démontrant par a plus b que j'avais copié la manière de Balzac, et qu'à cela je n'avais gagné que de n'être ni Balzac ni moi-même.

Je n'avais ni cherché ni évité cette imitation de manière, et il ne me semblait pas que le reproche fût fondé. J'attendis, pour me condamner moi-même, que mon juge, qui emportait son exemplaire, l'eût feuilleté en entier. Le lendemain matin, à mon réveil, je reçus ce billet: «George, je viens faire amende honorable; je suis à vos genoux. Oubliez mes duretés d'hier soir, oubliez toutes les duretés que je vous ai dites depuis six mois. J'ai passé la nuit à vous lire. O mon enfant, que je suis content de vous!»

Je croyais que tout mon succès se bornerait à ce billet paternel et ne m'attendais nullement au prompt retour de l'éditeur, qui me demandait Valentine. Les journaux parlèrent tous de M. G. Sand avec éloge, insinuant que la main d'une femme avait dû se glisser çà et là pour révéler à l'auteur certaines délicatesses du cœur et de l'esprit, mais déclarant que le style et les appréciations avaient trop de virilité pour n'être pas d'un homme. Ils étaient tous un peu Kératry.

Cela ne me causa nul ennui, mais fit souffrir Jules Sandeau dans sa modestie. J'ai dit d'avance que ce succès le détermina à reprendre son nom intégralement et à renoncer à des projets de collaboration que nous avions déjà jugés nous-mêmes inexécutables. La collaboration est tout un art qui ne demande pas seulement, comme on le croit, une confiance mutuelle et de bonnes relations, mais une habileté particulière et une habitude de procédés ad hoc. Or, nous étions trop inexpérimentés l'un et l'autre pour nous partager le travail. Quand nous avions essayé, il était arrivé que chacun de nous refaisait en entier le travail de l'autre, et que ce remaniement successif faisait de notre ouvrage la broderie de Pénélope.

Les quatre volumes d'Indiana et Valentine vendus, je me voyais à la tête de trois mille francs qui me permettaient d'acquitter mon petit arriéré, d'avoir une servante et de me permettre un peu plus d'aisances. La Revue des Deux-Mondes venait d'être achetée par M. Buloz, qui me demanda des nouvelles. Je fis, pour ce recueil, la Marquise, Lavinia, je ne sais quoi encore.

La Revue des Deux-Mondes était rédigée par l'élite des écrivains d'alors. Excepté deux ou trois peut-être, tout ce qui a conservé un nom comme publiciste, poète, romancier, historien, philosophe, critique, voyageur, etc., a passé par les mains de Buloz, homme intelligent, qui ne sait pas s'exprimer, mais qui a une grande finesse sous sa rude écorce. Il est très facile, trop facile même de se moquer de ce Genevois têtu et brutal. Lui-même se laisse taquiner avec bonhomie quand il n'est pas de trop mauvaise humeur; mais ce qui n'est pas facile, c'est de ne pas se laisser persuader et gouverner par lui. Il a tenu dix ans les cordons de ma bourse, et, dans notre vie d'artiste, ces cordons, qui ne se desserrent pour nous donner quelques heures de liberté qu'en échange d'autant d'heures d'esclavage, sont les fils de notre existence même.

Dans cette longue association d'intérêts, j'ai bien envoyé dix mille fois mon Buloz au diable, mais je l'ai tant fait enrager que nous sommes quittes. D'ailleurs, en dépit de ses exigences, de ses duretés et de ses sournoiseries, le despote Buloz a des momens de sincérité et de véritable sensibilité, comme tous les bourrus. Il avait de certaines menues ressemblances avec mon pauvre Deschartres, voilà pourquoi j'ai supporté si longtemps ses maussaderies entremêlées de mouvemens d'amitié candide. Nous nous sommes brouillés, nous avons plaidé. J'ai reconquis ma liberté sans dommage réciproque, résultat auquel nous serions arrivés sans procès, s'il eût pu dépouiller son entêtement. Je l'ai revu peu de temps après, pleurant son fils aîné, qui venait de mourir dans ses bras. Sa femme, qui est une personne distinguée, Mlle Blaze, m'avait appelée auprès d'elle dans ce moment de douleur suprême. Je leur ai tendu les mains sans me souvenir de la guerre récente, et je ne m'en suis jamais souvenue depuis. Dans toute amitié, quelque troublée et incomplète qu'elle ait pu être, il y a des liens plus forts et plus durables que nos luttes d'intérêt matériel et nos colères d'un jour. Nous croyons détester des gens que nous aimons toujours quand même. Des montagnes de disputes nous séparent d'eux, un mot suffit parfois pour nous faire franchir ces montagnes. Ce mot de Buloz: «Ah! George, que je suis malheureux!» me fit oublier toutes les questions de chiffres et de procédure. Et lui aussi, en d'autres temps, il m'avait vue pleurer, et il ne m'avait pas raillée. Sollicitée depuis, mainte fois, d'entrer dans des croisades contre Buloz, j'ai refusé carrément, sans m'en vanter à lui, quoique la critique de la Revue des Deux-Mondes continuât à prononcer que j'avais eu beaucoup de talent tant que j'avais travaillé à la Revue des Deux-Mondes, mais que depuis ma rupture, hélas!...... Naïf Buloz! ça m'est égal!

Ce qui ne me fut pas indifférent, ce fut la subite colère de Delatouche contre moi. La crise annoncée par Balzac éclata un beau matin sans aucun motif apparent. Il haïssait particulièrement Gustave Planche, qui m'avait rendu visite en m'apportant un grand article à ma louange, fraîchement inséré dans la Revue des Deux-Mondes. Comme je ne travaillais pas encore à cette revue, l'hommage était désintéressé, et je ne pouvais que l'accueillir avec gratitude. Est-ce là ce qui blessa Delatouche? Il n'en fit rien paraître. Il demeurait alors tout à fait à Aulnay et ne venait pas souvent à Paris. Je ne m'aperçus donc pas tout de suite de sa bouderie, et je m'apprêtais à aller le trouver, quand M. de la Rochefoucauld, qu'il m'avait présenté et qui était son voisin de campagne, m'apprit qu'il ne parlait plus de moi qu'avec exécration; qu'il m'accusait d'être enivrée par la gloire, de sacrifier mes vrais amis, de les dédaigner, de ne vivre qu'avec des gens de lettres, d'avoir méprisé ses conseils, etc. Comme il n'y avait rien de vrai dans ces reproches, je crus que c'était une de ses boutades accoutumées, et, pour le ramener plus délicatement que par une lettre, je lui dédiai Lélia, qui allait paraître. Il le prit pour mal, comme nous disons en Berry, et déclara que c'était une vengeance contre lui. Une vengeance de quoi? Je pensais qu'il ne me pardonnait pas de voir Gustave Planche, et je priai celui-ci de faire une démarche auprès de lui pour s'excuser d'un article fort cruel dont il était l'auteur, et où Delatouche avait été fort mal arrangé. Je crois que c'était une réponse à de violentes attaques contre le cénacle des romantiques dont Planche avait été le champion par momens. Quoi qu'il en soit, Gustave Planche, touché du bien que je lui disais de Delatouche, lui écrivit une lettre fort bonne et même respectueuse, comme il convenait à un jeune homme vis-à-vis d'un homme âgé, à laquelle Delatouche, de plus en plus irrité, ne daigna pas répondre. Il continua à déclamer et à exciter contre moi les personnes avec qui j'étais liée. Il vint à bout de m'enlever deux amis sur les cinq ou six dont s'était composée notre intimité. L'un d'eux vint plus tard m'en demander pardon. L'autre, j'ai eu à le défendre par la suite contre Delatouche lui-même, qui le foulait aux pieds. Mais alors je connaissais mon pauvre Delatouche, je savais ce qu'il fallait admettre et rejeter dans ses indignations, trop violentes et trop amères pour n'être pas à moitié injustes.

Moins de deux ans après cette fureur contre moi, Delatouche vint en Berry chez sa cousine, Mme Duvernet la mère, et, ramené à la vérité par elle et son fils, mon ami Charles, il eut grande envie de venir me voir. Il ne put s'y décider. Il m'adressa des gracieusetés dans un de ses romans. Il ne se souvenait pas d'avoir dit contre moi des choses trop fortes pour que je pusse me rendre à des avances littéraires. Ce n'étaient pas des complimens qui devaient fermer la blessure de l'amitié. Des complimens, je n'y tenais pas; je n'en ai jamais eu besoin. Je n'ai jamais demandé à l'amitié de me considérer comme un grand esprit, mais de me traiter comme un cœur loyal. Je ne me rendis qu'à des avances directes, à une demande de service en 1844. Une telle démarche est l'amende la plus honorable qui se puisse exiger, et là je n'hésitai pas une seconde. Je jetai mes deux bras au cou de mon vieux ami, enfant terrible et tendre, qui, dès ce moment, mit un véritable luxe de cœur à me faire oublier le passé.

Un autre chagrin plus profond pour moi fut l'entrée de mon fils au collége. J'avais attendu avec impatience le moment de l'avoir près de moi, et ni lui ni moi ne savions ce que c'est que le collége. Je ne veux pas médire de l'éducation en commun, mais il est des enfans dont le caractère est antipathique à cette règle militaire des lycées, à cette brutalité de la discipline, à cette absence de soins maternels, de poésie extérieure, de recueillement pour l'esprit, de liberté pour la pensée. Mon pauvre Maurice était né artiste, il en avait tous les goûts, il en avait pris avec moi toutes les habitudes, et, sans le savoir encore, il en avait toute l'indépendance. Il se faisait presque une fête d'entrer au collége, et comme tous les enfans, il voyait un plaisir dans un changement de lieu et d'existence. Je le conduisis donc à Henri IV, gai comme un petit pinson, et contente moi-même de le voir si bien disposé. Sainte-Beuve, ami du proviseur, me promettait qu'il serait l'objet d'une sollicitude particulière. Le censeur était un père de famille, un homme excellent, qui le reçut comme un de ses enfans.

Nous fîmes avec lui le tour de l'établissement. Ces grandes cours sans arbres, ces cloîtres uniformes d'une froide architecture moderne, ces tristes clameurs de la récréation, voix discordantes et comme furieuses des enfans prisonniers, ces mornes figures des maîtres d'études, jeunes gens déclassés qui sont là, pour la plupart, esclaves de la misère, et, forcément victimes ou tyrans: tout, jusqu'à ce tambour, instrument guerrier, magnifique pour ébranler les nerfs des hommes qui vont se battre, mais stupidement brutal pour appeler des enfans au recueillement du travail, me serra le cœur et me causa une sorte d'épouvante. Je regardais, à la dérobée, dans les yeux de Maurice, et je le voyais partagé entre l'étonnement et quelque chose d'analogue à ce qui se passait en moi. Pourtant il tenait bon, il craignait que son père ne se moquât de lui; mais quand vint le moment de se séparer, il m'embrassa, le cœur gros, les yeux pleins de larmes. Le censeur le prit dans ses bras très paternellement, voyant bien que l'orage allait éclater. Il éclata, en effet, au moment où je m'en allais vite pour cacher mon malaise. L'enfant s'échappa des bras qui le caressaient, vint s'attacher à moi en criant, avec des sanglots désespérés, qu'il ne voulait pas rester là.

Je crus que j'allais mourir. C'était la première fois que je voyais Maurice malheureux, et je voulais le remmener. Mon mari fut plus ferme et eut certes toutes bonnes raisons de son côté. Mais, obligée de m'enfuir devant les caresses et les supplications de mon pauvre enfant, poursuivie par ses cris jusqu'au bas de l'escalier, je revins chez moi sanglotant et criant presque autant que lui, dans le fiacre qui me ramenait.

J'allai le voir deux jours après. Je le trouvai affublé de l'affreux habit carré d'uniforme, lourd et malpropre. Je ne sais si cette coutume subsiste encore de faire porter aux élèves qui entrent les vieux habits de ceux qui sortent. C'était une véritable vilenie de spéculation, puisque les parens payaient un trousseau d'entrée. Je réclamai en vain, remontrant que cela était malsain et pouvait communiquer aux enfans des maladies de peau. Une autre coutume barbare consistait dans l'absence de vases de nuit dans les dortoirs, avec défense de sortir pour se soulager. D'un autre côté, la spéculation autorisait la vente de méchantes friandises qui les rendaient malades.

Encore le proviseur était-il des plus honnêtes et des plus humains, et le mieux disposé à combattre des abus qui n'étaient pas de son fait. Il eut un successeur qui se montra fort doux et affable. Mais M. ..... vint ensuite, qui se posa devant moi en homme moral à la manière d'un sergent de ville, et qui sut rendre les enfans aussi malheureux que la règle le comportait. Partisan farouche de l'autorité absolue, c'est lui qui autorisa un père intelligent à faire battre son fils par son nègre, devant toute la classe, convoquée militairement au spectacle de cette exécution dans le goût créole ou moscovite, et menacée de punition sévère en cas du moindre signe d'improbation. J'ai oublié le nom du proviseur et celui du père de l'enfant, je ne veux pas que mon fils me les rappelle, mais tout ce qui était élève à Henri IV à cette époque pourra certifier le fait.

Ma seconde visite à Maurice se termina comme la première: mes amis m'accusèrent de faiblesse. J'avoue que je ne me sentais ni Romain ni Spartiate devant le désespoir d'un pauvre enfant que l'on condamnait à subir une loi brutale et mercenaire, sans qu'il eût en rien mérité ce cruel châtiment. On me traîna, ce jour-là, au Conservatoire de musique, comptant que Beethoven me ferait du bien. J'avais tant pleuré, en revenant du collége, que j'avais littéralement les yeux en sang. Cela ne paraissait guère raisonnable et ne l'était pas du tout. Mais la raison ne pleure jamais, ce n'est pas son affaire, et les entrailles ne raisonnent pas, elles ne nous ont pas été données pour cela.

La Symphonie pastorale ne me calma pas du tout. Je me souviendrai toujours de mes efforts pour pleurer tout bas comme d'une des plus abominables angoisses de ma vie.

Maurice ne se rendit qu'à la crainte d'augmenter un chagrin que je ne pouvais pas lui cacher; mais son parti n'était pris qu'à moitié. Ses jours de sortie amenaient de nouvelles crises. Il arrivait le matin, gai, bruyant, enivré de sa liberté. Je passais une grande heure à le laver et à le peigner, car la malpropreté qu'il apportait du collége était fabuleuse. Il ne tenait pas à se promener; toute sa joie était de rester avec sa sœur et moi dans mes petites chambres, de barbouiller des bons hommes sur du papier, de regarder ou de découper des images. Jamais enfant, et plus tard jamais homme, n'a si bien su s'occuper et s'amuser d'un travail sédentaire. Mais, à chaque instant, il regardait la pendule, disant: Je n'ai plus que tant d'heures à passer avec toi. Sa figure s'allongeait à mesure que le temps s'écoulait. Quand venait le dîner, au lieu de manger, il commençait à pleurer, et quand l'heure de rentrer avait sonné, le déluge était tel, que souvent j'étais forcée d'écrire qu'il était malade, et c'était la vérité. L'enfance ne sait pas lutter contre le chagrin, et celui de Maurice était une véritable nostalgie.

Quand on le prépara à sa première communion, qui était affaire de réglement au collége, je vis qu'il acceptait très naïvement l'enseignement religieux. Je n'aurais voulu pour rien au monde qu'il commençât sa vie par un acte d'hypocrisie ou d'athéïsme, et si je l'eusse trouvé disposé à se moquer, comme beaucoup d'autres, je lui aurais dit les motifs sérieux qui m'apparurent dans mon enfance pour me décider à ne pas protester contre une institution dont j'acceptais l'esprit plutôt que la lettre; mais, en reconnaissant qu'il ne discutait rien, je me gardai bien de faire naître en lui le moindre doute. La discussion n'était pas de son âge et son esprit ne devançait pas son âge. Il fit donc sa première communion avec beaucoup d'innocence et de ferveur.

Je venais de passer une des plus tristes années de ma vie, celle de 1833, et il me reste à la résumer.

CHAPITRE TRENTIEME.

Ce que je gagnai à devenir artiste.—La mendicité organisée.—Les filous de Paris.—La mendicité des emplois, celle de la gloire.—Les lettres anonymes et celles qui devraient l'être.—Les visites. Les Anglais, les curieux, les flâneurs, les donneurs de conseils.—Le boulet.—Réflexions sur l'aumône, sur l'emploi des biens.—Le devoir religieux et le devoir social en opposition flagrante.—Les problèmes de l'avenir et la loi du temps.—L'héritage matériel et intellectuel.—Les devoirs de la famille, de la justice, de la probité s'opposant à l'immolation évangélique dans la société actuelle.—Contradiction inévitable avec soi-même.—Ce que j'ai cru devoir conclure pour ma gouverne particulière.—Doute et douleur. Réflexions sur la destinée humaine et sur l'action de la Providence.—Lélia.—La critique.—Les chagrins qui passent; celui qui reste.—Le mal général.—Balzac.—Départ pour l'Italie.

Cette année 1833 ouvrit pour moi la série des chagrins réels et profonds que je croyais avoir épuisée et qui ne faisait que de commencer. J'avais voulu être artiste, je l'étais enfin. Je m'imaginai être arrivée au but poursuivi depuis longtemps, à l'indépendance extérieure et à la possession de ma propre existence: je venais de river à mon pied une chaîne que je n'avais pas prévue.

Être artiste! oui, je l'avais voulu, non-seulement pour sortir de la geôle matérielle où la propriété, grande ou petite, nous enferme dans un cercle d'odieuses petites préoccupations; pour m'isoler du contrôle de l'opinion en ce qu'elle a d'étroit, de bête, d'égoïste, de lâche, de provincial: pour vivre en dehors des préjugés du monde, en ce qu'ils ont de faux, de suranné, d'orgueilleux, de cruel, d'impie et de stupide; mais encore, et avant tout, pour me réconcilier avec moi-même, que je ne pouvais souffrir oisive et inutile, pesant, à l'état de maître, sur les épaules des travailleurs. Si j'avais pu piocher la terre, je m'y serais mise avec eux plutôt que d'entendre ces mots que, dans mon enfance, on avait grondés autour de moi quand Deschartres avait le dos tourné: «Il veut que l'on s'échauffe, lui qui a le ventre plein et les mains derrière son dos!» Je voyais bien que les gens à mon service étaient souvent plus paresseux que fatigués, mais leur apathie ne me justifiait pas de mon inaction. Il ne me semblait pas avoir le droit d'exiger d'eux le moindre labeur, moi qui ne faisais rien du tout, car c'est ne rien faire que de s'occuper pour son plaisir.

Par goût, je n'aurais pas choisi la profession littéraire, et encore moins la célébrité. J'aurais voulu vivre du travail de mes mains, assez fructueusement pour pouvoir faire consacrer mon droit au travail par un petit résultat sensible, mon revenu patrimonial étant trop mince pour me permettre de vivre ailleurs que sous le toit conjugal, où régnaient des conditions inacceptables. Comme la seule objection à la liberté qu'on me laissait d'en sortir était le manque d'un peu d'argent à me donner, il me fallait ce peu d'argent. Je l'avais enfin. Il n'y avait plus de reproches ni de mécontentement de ce côté-là.

J'aurai souhaité vivre obscure, et comme depuis la publication d'Indiana jusqu'après celle de Valentine, j'avais réussi à garder assez bien l'incognito pour que les journaux m'accordassent toujours le titre de monsieur, je me flattais que ce petits succès ne changerait rien à mes habitudes sédentaires et à une intimité composée de gens aussi inconnus que moi-même. Depuis que je m'étais installée au quai Saint-Michel avec ma petite, j'avais vécu si retirée et si tranquille que je ne désirais d'autre amélioration à mon sort qu'un peu moins de marches d'escalier à monter et un peu plus de bûches à mettre au feu.

En m'établissant au quai Malaquais je me crus dans un palais, tant la mansarde de Delatouche était confortable au prix de celle que je quittais. Elle était un peu sombre, quoique en plein midi; on n'avait pas encore bâti à portée de la vue, et les grands arbres des jardins environnans faisaient un épais rideau de verdure où chantaient les merles et où babillaient les moineaux avec autant de laisser-aller qu'en pleine campagne. Je me croyais donc en possession d'une retraite et d'une vie conformes à mes goûts et à mes besoins. Hélas! bientôt je devais soupirer, là comme partout, après le repos et bientôt courir en vain comme Jean-Jacques Rousseau, à la recherche d'une solitude.

Je ne sus pas garder ma liberté, défendre ma porte aux curieux, aux désœuvrés, aux mendians de toute espèce, et bientôt je vis que ni mon temps ni mon argent de l'année ne suffiraient à un jour de cette obsession. Je m'enfermai alors, mais ce fut une lutte incessante, abominable, entre la sonnette, les pourparlers de la servante et le travail dix fois interrompu.

Il y a, à Paris, autour des artistes, une mendicité organisée dont on est longtemps dupe, et dont on continue à être victime ensuite par scrupule de conscience. Ce sont de prétendus vieux artistes dans la misère qui vont de porte en porte avec des souscriptions couvertes de signatures fabriquées: ou bien des artisans sans ouvrage, des mères qui viennent de mettre leur dernière nippe au mont-de-piété pour donner le pain de la journée à leurs enfans: ce sont des comédiens infirmes, des poètes sans éditeurs, de fausses dames de charité. Il y a même de prétendus missionnaires, de soi-disant curés. Tout cela est un ramassis d'infâmes vagabonds échappés du bagne ou dignes d'y entrer. Les meilleurs sont de vieilles bêtes que la vanité, l'absence de talent et finalement l'ivrognerie ont réduits à une misère véritable.

Quand on a eu la simplicité de se laisser prendre à la première histoire, à la première figure, la bande vous signale comme une proie à exploiter, vous entoure, vous surveille, connaît vos heures de sortie et jusqu'à vos heures de recette. Elle approche d'abord avec discrétion, puis ce sont de nouvelles figures et de nouvelles histoires, des visites plus fréquentes, des lettres où l'on vous avertit que, dans deux heures, si le secours demandé n'arrive pas, on ne trouvera plus au logis désigné qu'un cadavre. Le sort d'Élisa Mercœur et d'Hégésippe Moreau sert désormais de thème et de menace à tous les poètes qui ne rougissent pas de mendier, et qui se disent trop grands hommes pour faire un autre état que de rêver aux étoiles.

Je ne suis pas tellement simple que je sois la dupe de toutes ces misères intéressantes; mais il en est tant de réelles et d'imméritées que, parmi celles qui demandent, c'est un travail à perdre la tête que de reconnaître les vraies d'avec les fausses. En thèse générale, et l'on peut dire quatre-vingt-dix fois sur cent, ceux qui mendient sont de faux pauvres ou des pauvres infâmes. Ceux qui souffrent réellement, en dépit du courage et de la moralité, aiment mieux mourir que de mendier. Il faut chercher ceux-ci, les découvrir, les tromper souvent pour leur faire accepter l'assistance. Les autres vous assiégent, vous obsèdent, vous menacent.

Mais il est aussi des malheureux sans grandes vertus et sans grands vices, privés de l'héroïsme du silence (héroïsme qu'il est vraiment cruel d'exiger de la pauvre espèce humaine), il est des courages épuisés, des volontés usées par l'insuccès ou rebutées par l'impuissance. Il est aussi des femmes qui, par un autre genre d'héroïsme que celui de la résignation, boivent le calice de l'humilité et tendent la main pour sauver leur mari, leur amant, leurs enfans surtout. Il suffit qu'on risque d'abandonner à la faim, au désespoir, au suicide, une de ces victimes innocentes sur quatre-vingt-dix-neuf filous effrontés, pour qu'on ne dorme pas tranquille: et voilà le boulet qui s'attacha à ma vie dès que mon petit avoir de chaque journée eut dépassé le strict nécessaire.

N'ayant pas le temps de courir aux informations, pour saisir la vérité, puisque j'étais rivée au travail, je cédai longtemps à cette considération toute simple en apparence qu'il valait mieux donner cent sous à un gredin que de risquer de les refuser à un honnête homme. Mais le système d'exploitation grossit avec une telle rapidité et dans de telles proportions autour de moi, que je dus regretter d'avoir donné aux uns pour arriver à être forcée de refuser aux autres. Puis, je remarquai, dans les discours pathétiques que l'on me tenait, des contradictions, des mensonges. Il fut un temps où, ne se gênant plus du tout, tous ces visages patibulaires arrivaient le même jour de la semaine. J'essayai de refuser le premier, le second vint et insista. Je tins bon, le troisième ne vint pas. Je vis dès-lors que c'était une bande. J'aurais dû avertir la police. J'y répugnai, ne me croyant pas assez sûre de mon fait.

Mais d'autres mendians arrivèrent, soit une autre bande, soit l'arrière-garde de la première. Je pris sur moi ce dont je ne m'étais pas encore senti le courage, dans la crainte d'humilier la misère: j'exigeai des preuves. Quelques maladroits s'éclipsèrent subitement devant cette méfiance, me laissant voir assez naïvement qu'elle était fondée. D'autres feignirent d'en être blessés, d'autres enfin me fournirent des moyens apparens de constater leur dénûment. Ils donnèrent leurs noms, leurs adresses; c'étaient de faux noms, adresses. Je montai dans des mansardes hideuses. Je vis des enfans desséchés de faim, rongés de plaies, et quand j'eus porté là des secours, je découvris, un beau matin, que ces mansardes et ces enfans étaient loués pour une exhibition de guenilles et de maladies, qu'ils n'appartenaient pas à la femme qui pleurait sur eux devant moi, et qui les mettait à la porte à grands coups de balai quand j'étais partie.

J'envoyai une fois chez un poète malheureux, qui devait être trouvé asphyxié, comme Escousse, si, à telle heure, il ne recevait pas ma réponse. On frappa en vain, il faisait le mort. On enfonça la porte: on le trouva mangeant des saucisses.

Pourtant, comme au milieu de cette vermine qui s'attache aux gens consciencieux, il m'arrivait de mettre la main sur de véritables infortunés, je ne pus jamais me décider à repousser d'une manière absolue la mendicité. Pendant quelques années, je fis une petite rente à des personnes chargées d'aller aux informations pendant quelques heures de la matinée. Elles furent trompées un peu moins que moi, voilà tout, et depuis que je n'habite plus Paris, la correspondance ruineuse de centaine de mendians continue à m'arriver de tous les points de la France.

Il y a une série de poètes et d'auteurs qui veulent des protections, comme si la protection pouvait suppléer, je ne dis pas seulement au talent, mais à la plus simple notion de la langue que l'on prétend écrire. Il y a une série de femmes incomprises qui veulent entrer au théâtre. Elles n'ont jamais essayé, il est vrai, de jouer la comédie, mais elles se sentent la vocation de jouer les premiers rôles: une série de jeunes gens sans emploi qui demandent le premier emploi venu dans les arts, dans l'agriculture, dans la comptabilité; ils sont propres à tout apparemment, et bien qu'on ne les connaisse pas, on doit les recommander et répondre d'eux comme de soi-même. De plus modestes avouent qu'ils sont sans éducation aucune, qu'ils ne sont propres à rien, mais que, sous peine de manquer d'humanité, il faut leur trouver quelque chose à faire. Il y a aussi une série d'ouvriers démocrates qui ont résolu le problème social et qui feront disparaître la misère de notre société, si on leur donne de quoi publier leur système. Ceux-là sont infaillibles. Quiconque en doute est vendu à l'orgueil, à l'avarice et à l'égoisme. Il y a encore une série de petits commerçans ruinés qui ont besoin de 5 ou 6 mille francs pour racheter un fonds de boutique. «Cela est une misère pour vous, disent-ils; vous êtes bonne, vous ne me refuserez pas.» Il y a enfin des peintres, des musiciens, qui n'ont pas de succès parce qu'ils ont trop de génie et que la jalousie des maîtres les repousse; il y a des soldats engagés qui voudraient se racheter, des juifs qui demandent des autographes pour les vendre, des demoiselles qui veulent entrer chez moi comme femmes de chambre pour être mes élèves en littérature. J'ai chez moi des armoires pleines de lettres saugrenues, de manuscrits fabuleux, de romances ou d'opéras de l'autre monde, et des théories sociales à sauver tous les habitans du système planétaire. Tout cela avec un post-scriptum portant demande d'un petit secours en attendant, et en double ou triple récidive, avec injures à la seconde sommation et menaces à la troisième.

Et pourtant j'ai la patience de lire toutes les lettres quand elles ne sont pas impossibles à déchiffrer, quand elles ne sont pas de seize pages en caractères microscopiques. J'ai la conscience de commencer toutes les élucubrations philosophiques, musicales et littéraires, et de les continuer quand je ne suis pas révoltée à la première page par des fautes trop grossières ou des aberrations trop révoltantes.

Quand je vois une ombre de talent, je mets à part et je réponds. Quand j'en vois beaucoup, je m'en occupe tout à fait. Ces derniers ne me donnent pas grande besogne: mais la médiocrité honnête est encore assez abondante pour me prendre bien du temps et me causer bien de la fatigue. Le vrai talent ne demande jamais rien: il offre et donne un pur témoignage de sympathie. La médiocrité honnête ne demande pas d'argent, mais des complimens sous forme d'encouragement. La médiocrité plate, à un degré au-dessous, commence à demander des éditeurs ou des articles de journaux. La stupidité demande, que dis-je, elle exige impérieusement l'argent et la gloire!

Ajoutez à cette persécution les lettres anonymes remplies d'injures grossières; les entreprises, souvent aussi cyniques, des saints et des saintes qui veulent me faire rentrer dans le giron de l'Église; les curés qui m'offrent de racheter mon âme en leur envoyant de quoi réparer une chapelle ou habiller une statue de la Vierge; les visites étranges, les trappistes, les instituteurs destitués en 1848, les mouchards volontaires, espèces d'agens provocateurs imbéciles qui viennent crier contre tous les gouvernemens, et qui se trompent, faisant du légitimisme chez les républicains et vice versâ; les artistes bohémiens, les colonels et capitaines espagnols réfugiés de tous les partis, successivement battus dans ce pays des vicissitudes, officiers supérieurs à la quinzaine, chamarrés de décorations, qui demandent vingt francs et se rabattent sur vingt sous: enfin la misère fausse ou vraie, humble ou arrogante, la vanité confiante ou haineuse, l'ignoble race de parti, l'indiscrétion, la folie, la bassesse ou la stupidité sous toutes les formes: voilà la lèpre qui s'attache à toute célébrité, qui dérange, qui trouble, qui lasse, qui ruine, qui tue à la longue, à moins qu'on n'adopte ce farouche principe toute misère est méritée, qu'on n'écrive sur sa porte, je ne donne rien, et qu'on dorme tranquille en se disant: «J'ai été exploité par les fripons, que ce soit tant pis désormais pour les honnêtes gens qui ont faim!»

Et encore n'ai-je pas parlé des simples curieux, race très mélangée où l'on risque de tourner le dos à quelques honorables sympathies pour se délivrer d'une foule d'oisifs importuns. Dans cette dernière catégorie, il y a des Anglais en voyage qui veulent simplement mettre sur leur livre de notes qu'ils vous ont vue; et comme j'ai trop oublié l'anglais pour faire l'effort de le parler avec eux, ceux qui ne parlent pas trois mots de français me parlent dans leur langue, je leur réponds dans la mienne. Ils ne comprennent pas, ils font oh! et s'en vont satisfaits. Comme je sais que quelques-uns ont un carnet et un crayon tout taillé pour écrire les réponses, même avant de remonter en voiture, de crainte de les oublier, je me suis amusée quelquefois à leur répondre aussi par oh! ou à leur dire des choses si inintelligibles, quand leur figure m'ennuyait, que je les défie bien d'en avoir retenu quelque chose. Il est vrai qu'il y a le curieux trop intelligent qui vous fait parler et vous prête des mots.

Il y a aussi le curieux malveillant, qui vient avec l'intention de vous confesser, et qui s'en va tout à fait ennemi quand il n'a pu vous arracher que des réflexions sur la pluie et le beau temps.

Il y a encore les poseurs, qui entrent chez vous pour vous faire savoir qu'ils vous valent bien, et que vous n'avez pas de temps à perdre si vous voulez corroborer un peu votre futile talent à l'aide de leur expérience et de leur puissante raison. Ils vous donnent des sujets de roman, des types, de situations de théâtre. Enfin, ce sont des riches prodigues qui ont de la bienveillance pour vous et qui viennent vous faire l'aumône d'une idée.

On ne peut pas se figurer les excentricités, les inconvenances, les ridicules, les vanités, les folies et les bêtises de toutes sortes qui viennent se faire passer en revue par les malheureux artistes affligés de quelque renommée. Cette importunité délirante n'a qu'un bon résultat, qui est de vous inspirer un vif intérêt et une joyeuse sollicitude pour le talent modeste et vrai qui veut bien se révéler à vous. On est pressé alors de reporter sur lui le bon vouloir que tant d'aberrations et de prétentions vous ont forcé de refouler.

Ainsi, à peine arrivée au résultat que j'avais poursuivi, une double déception m'apparut. Indépendance sous ces deux formes, l'emploi du temps et l'emploi des ressources, voilà ce que je croyais tenir, voilà ce qui se transforma en un esclavage irritant et continuel. En voyant combien mon travail était loin de suffire aux exigences de la misère environnante, je doublai, je triplai, je quadruplai la dose du travail. Il y eut des momens où elle fut excessive, et où je me reprochai les heures de repos et de distraction nécessaires comme une mollesse de l'âme, comme une satisfaction de l'égoïsme. Naturellement absolue dans mes convictions, je fus longtemps gouvernée par la loi de ce travail forcé et de cette aumône sans bornes, comme je l'avais été par l'idée catholique, au temps où je m'interdisais les jeux et la gaîté de l'adolescence pour m'absorber dans la prière et dans la contemplation.

Ce ne fut qu'en ouvrant ma pensée au rêve d'une grande réforme sociale que je me consolai, par la suite, de l'étroitesse et de l'impuissance de mon dévouement. Je m'étais dit, avec tant d'autres, que certaines bases sociales étaient indestructibles, et que le seul remède contre les excès de l'inégalité était dans le sacrifice individuel, volontaire. Mais c'est la porte ouverte aux égoïstes aussi bien qu'aux dévoués, cette théorie de l'aumône particulière. On y entre tout entier ou on fait semblant d'y entrer. Personne n'est là pour constater que vous êtes dedans ou dehors. Il y a bien une loi religieuse qui vous prescrit de donner, non pas votre superflu, mais jusqu'au nécessaire; il y a bien une opinion qui conseille la charité: mais il n'est pas de pouvoir constitué qui vous contraigne et qui contrôle l'étendue et la réalité de vos dons[9]. Dès lors, vous êtes libre de tricher l'opinion, d'être athée devant Dieu et hypocrite devant les hommes. La misère est à la merci de la conscience de chaque individu; et tandis que des courages naïfs s'immolent avec excès, des esprits froids et positifs s'abstiennent de les seconder, et leur laissent porter un fardeau impossible.

Oui, impossible! Car s'il en était autrement, si une poignée de bons serviteurs pouvait sauver le monde et suffire, par un travail forcé et une abnégation sans limites, à détruire la misère et tous les vices qu'elle engendre, ceux-là devraient s'estimer heureux et fiers de leur mission, et l'espoir du succès en attirerait un plus grand nombre à la gloire et à la joie du sacrifice. Mais cet abîme de la misère n'est pas de ceux que les dieux consentent à fermer quand il a englouti quelque holocauste. Il est sans fond, et il faut qu'une société entière y précipite ses offrandes pour le combler un instant. Dans l'état des choses, il semble même que les dévouemens partiels le creusent et l'agrandissent, puisque l'aumône avilit, en condamnant celui qui compte sur elle à l'abandon de soi-même.

On a retiré au clergé, aux communautés religieuses les immenses biens qu'ils possédaient; on a tenté, dans une grande révolution sociale, de créer une caste de petits propriétaires actifs et laborieux à la place d'une caste de mendians inertes et nuisibles. Donc l'aumône ne sauvait pas la société, même exercée en grand par un corps constitué et considérable; donc les richesses consacrées à l'aumône étaient loin de suffire, puisque ces richesses, mobilisées et distribuées sous une autre forme, ont laissé l'abîme béant et la misère pullulante. Et l'on voit qu'en me servant de cet exemple, je suppose que tout a été pour le mieux, que le clergé et les couvens n'ont jamais employé leurs biens qu'à faire l'aumône, et que la vente des biens nationaux n'a enrichi que des pauvres, ce qui n'est pas absolument vrai, on le sait de reste.

Oui, oui, hélas! la charité est impuissante, l'aumône inutile. Il est arrivé, il arrivera encore que des crises violentes forceront les dictatures, qu'elles soient populaires ou monarchiques, à tailler dans le vif et à exiger de la part des classes riches des sacrifices considérables. Ce sera le droit du moment, mais jamais un droit absolu, selon les hommes, si un principe nouveau ne vient le consacrer d'une manière éternelle dans la libre croyance de tous les hommes.

Les gouvernemens, quels qu'ils soient, n'y peuvent guère encore. Ne les accusez pas trop. A supposer qu'ils voulussent inaugurer à tout prix ce principe de salut universel sous une forme quelconque, ils le voudraient en vain. La résistance des masses brisera toujours la volonté des individus, quelque ardente, quelque miraculeuse qu'elle puisse être. Toute dictature est un rêve, si ce n'est celle du temps.

Et cependant, que faire, nous autres individus de bonne intention? Nous abstenir ou nous immoler!

Je me suis mille fois posé ce problème, et je ne l'ai pas résolu. La loi du Christ: Vendez tout, donnez l'argent aux pauvres et suivez-moi, est interdite aujourd'hui par les lois humaines. Je n'ai pas le droit de vendre mes biens et de les donner aux pauvres. Quand même des constitutions particulières de propriété ne s'y opposeraient pas, la loi morale de l'hérédité des biens, qui entraîne celle de l'hérédité d'éducation, de dignité et d'indépendance, nous l'interdit absolument, sous peine d'infraction aux devoirs de la famille. Nous ne sommes pas libres d'imposer le baptême de la misère aux enfans nés de nous. Ils ne sont pas plus notre propriété morale que les serfs n'étaient la propriété légitime d'un seigneur.

La misère est dégradante, il n'y a pas à dire, puisque, là où elle est complète, il faut s'humilier, et puisqu'on n'y échappe, dans ce cas, que par la mort. Personne ne pourrait donc légitimement jeter ses enfans dans l'abîme pour en retirer ceux des autres. Si tous appartiennent à Dieu au même titre, nous nous devons plus spécialement à ceux qu'il nous a donnés. Or, tout ce qui enchaîne la liberté future d'un enfant est un acte de tyrannie, quand même ce serait un acte d'enthousiasme et de vertu.

Si quelque jour, dans l'avenir, la société nous demande le sacrifice d'un héritage, sans doute elle pourvoira à l'existence de nos enfans; elle les fera honnêtes et libres au sein d'un monde où le travail constituera le droit de vivre. La société ne peut prendre légitimement à chacun que pour rendre à tous. En attendant le règne de cette idée, qui est encore à l'état d'utopie, forcés de nous débattre dans les liens de la famille qui seront toujours sacrés, et les effroyables difficultés de l'existence par le travail; contraints de nous conformer aux lois constituées, c'est-à-dire de respecter la propriété d'autrui et de faire respecter la nôtre, sous peine de finir par le bagne ou l'hôpital, quel est donc le devoir, pour ceux qui voient, de bonne foi, l'abîme de la souffrance et de la misère?

Voilà un problème insoluble, si l'on ne se résout à vivre au sein d'une contradiction entre les principes de l'avenir et les nécessités du présent. Ceux qui nous crient que nous devrions prêcher d'exemple, ne rien posséder et vivre à la manière des chrétiens primitifs, semblent avoir raison contre nous: seulement, en nous prescrivant avec ironie de donner tout et de vivre d'aumônes, ils ne sont guère logiques non plus, puisqu'ils nous engagent à consacrer, par notre exemple, le principe de la mendicité que nous repoussons à l'état de théorie sociale.

Quelques socialistes abordent plus franchement la question, et j'en sais qui m'ont dit: «Ne faites pas l'aumône. En donnant à ceux qui demandent, vous consacrez le principe de leur servitude.»

Eh bien, ceux-là, même qui me parlaient ainsi dans des momens de conviction passionnée, faisaient l'aumône le moment d'après, incapables de résister à la pitié qui commande aux entrailles et qui échappe au raisonnement: et comme, en faisant l'aumône, on est encore plus humain et plus utile qu'en se réduisant soi-même à la nécessité de la recevoir, je crois qu'ils avaient raison d'enfreindre leur propre logique, et de se résigner, comme moi, à n'être pas d'accord avec eux-mêmes.

La vérité n'en reste pas moins une chose absolue, en ce sens qu'on ne peut ni ne doit admettre la justice des lois qui régissent aujourd'hui la propriété. Je ne crois pas qu'elles puissent être anéanties d'une manière durable et utile, par un bouleversement subit et violent. Il est assez démontré que le partage des biens constituerait un état de lutte effroyable et sans issue, si ce n'est l'établissement d'une nouvelle caste de gros propriétaires dévorant les petits, ou une stagnation d'égoïsmes complétement barbares.

Ma raison ne peut admettre autre chose qu'une série de modifications successives amenant les hommes, sans contrainte et par la démonstration de leurs propres intérêts, à une solidarité générale dont la forme absolue est encore impossible à définir. Durant le cours de ces transformations progressives, il y aura encore bien des contradictions entre le but à poursuivre et les nécessités du moment. Toutes les écoles socialistes de ces derniers temps ont entrevu la vérité et l'ont même saisie par quelque point essentiel; mais aucune n'a pu tracer bien sagement le code des lois qui doivent sortir de l'inspiration générale à un moment donné de l'histoire. C'est tout simple: l'homme ne peut que proposer; c'est l'avenir qui dispose. Tel croit être le philosophe le plus avancé de son siècle, qui sera tout à coup dépassé par des événemens et des situations tout à fait mystérieux dans les desseins de la Providence, de même que certains obstacles qui paraissent légers aux plus prudens résisteront longtemps à l'action des efforts humains.

Pour ma part, je n'ai pas eu tout à fait la liberté du choix dans ma conduite privée, en égard à l'emploi des biens qui me sont échus. Placée, par contrat, sous la loi du régime dotal, qui est une sorte de substitution de la propriété, j'ai dû regarder Nohant comme un petit majorat dont je n'étais que le dépositaire, et je n'aurais pu éluder cette loi qu'en faisant l'office de dépositaire infidèle envers mes enfans. Je me suis fait un cas de conscience de leur transmettre intact le mince héritage que j'avais reçu pour eux, et j'ai cru concilier, autant que possible, la religion de la famille et la religion de l'humanité en ne disposant, pour les pauvres, que des revenus de mon travail. Je ne sais pas si je suis dans le faux. J'ai cru être dans le vrai. J'ai la certitude de m'être abstenue, depuis bien des années, de toute satisfaction purement personnelle, de n'avoir rien donné à la vanité, au luxe, à la mollesse, à l'avarice, aux passions que je n'avais pas et que le moyen de les satisfaire n'a pas fait naître en moi. Mince mérite à coup sûr! Le seul sacrifice qui m'ait un peu coûté, c'est de renoncer aux voyages, que j'aurais aimés de passion, et qui m'eussent développée comme artiste; mais dont j'ai dû m'abstenir, à moins de nécessité pour les autres. Renoncer au séjour de Paris m'a été personnellement nuisible aussi à beaucoup d'égards; mais j'ai cru ne devoir pas hésiter, et ce sacrifice a porté avec soi sa récompense, puisque l'amour de la campagne et de la vie intime m'a dédommagée de mon isolement social.

Je n'ai donc rien fait de grand et je n'ai vu réellement rien de grand à faire, qui n'entamât pas, par quelque point, la sécurité de ma conscience. Lancer mes enfans, malgré eux, dans le fanatisme de convictions ardentes, m'eût semblé un attentat contre leur liberté morale. J'ai cru devoir leur dire ma foi et les laisser maîtres de la partager ou de la rejeter. J'ai cru devoir, dans la prévision des crises de l'avenir, travailler à amoindrir en eux la confiance aveugle et dangereuse que l'héritage inspire à la jeunesse, et leur prêcher la nécessité du travail. J'ai cru devoir faire de mon fils un artiste, ne pas l'élever pour n'être qu'un propriétaire, et cependant ne pas le forcer à n'être qu'artiste en le dépouillant de sa propriété. J'ai cru devoir remplir avec une fidélité scrupuleuse toutes les obligations que, sous peine de déshonneur et de manque de parole, les contrats relatifs à l'argent imposent à tout le monde. Quant à l'argent, je n'ai pas su en gagner à tout prix: je n'ai même pas su en gagner beaucoup, tout en travaillant avec une persévérance soutenue. J ai su en perdre, par conséquent en refuser à ceux qui m'en demandaient, plutôt que d'en arracher rigoureusement à ceux qui m'en devaient, et que j'aurais réduits à la gêne. Les relations pécuniaires sont établies de telle sorte que l'assistance envers les uns pourrait bien, si l'on n'y prenait garde, être le dépouillement cruel des autres. Que faire de mieux? Je ne sais pas. Si je le savais, je l'aurais fait, car mon intention est très droite. Mais je ne vois pas, et je n'ai pas trouvé le moyen de rendre mon dévouement utile à mes semblables dans de grandes proportions, et je ne peux pas attribuer cette impossibilité à l'insuffisance de mes ressources. Qu'elles s'étendissent à des sommes beaucoup plus considérables, le nombre des infortunés à ma charge n'eût fait que s'accroître, et des millions de louis dans mes mains eussent amené des millions de pauvres autour de moi. Où serait la limite? MM. de Rothschild donnant leur fortune aux indigens, détruiraient-ils la misère? On sait bien que non. Donc la charité individuelle n'est pas le remède, ce n'est même pas un palliatif. Ce n'est pas autre chose qu'un besoin moral qu'on subit, une émotion qui se manifeste et qui n'est jamais satisfaite.

J'ai donc des raisons d'expérience, des raisons puisées dans mes propres entrailles, pour ne pas accepter le fait social comme une vérité bonne et durable, et pour protester contre ce fait jusqu'à ma dernière heure. On a dit que j'avais pris cet esprit de révolte dans mon orgueil. Qu'est-ce que mon orgueil avait à faire dans tout cela? J'ai commencé par accepter sans réflexion et sans combat les choses établies. J'ai pratiqué la charité, et je l'ai pratiquée longtemps avec beaucoup de mystère, croyant naïvement que c'était là un mérite dont il fallait se cacher. J'étais dans la lettre de l'Évangile: «Que votre main gauche ne sache pas ce que donne la main droite.» Hélas! en voyant l'étendue et l'horreur de la misère, j'ai reconnu que la pitié était une obligation si pressante, qu'il n'y avait aucune espèce de mérite à en subir les tiraillemens, et que d'ailleurs, dans une société si opposée à la loi du Christ, garder le silence sur de telles plaies ne pouvait être que lâcheté ou hypocrisie.

Voilà à quelles certitudes m'amenait le commencement de ma vie d'artiste, et ce n'était que le commencement! Mais à peine eus-je abordé ce problème du malheur général que l'effroi me saisit jusqu'au vertige. J'avais fait bien des réflexions, j'avais subi bien des tristesses dans la solitude de Nohant, mais j'avais été absorbée et comme engourdie par des préoccupations personnelles. J'avais probablement cédé au goût du siècle, qui était alors de s'enfermer dans une douleur égoïste, de se croire René ou Obermann, et de s'attribuer une sensibilité exceptionnelle, par conséquent des souffrances inconnues au vulgaire. Le milieu dans lequel je m'étais isolée alors était fait pour me persuader que tout le monde ne pensait pas et ne souffrait pas à ma manière, puisque je ne voyais autour de moi que préoccupations des intérêts matériels, aussitôt noyées dans la satisfaction de ces mêmes intérêts.

Quand mon horizon se fut élargi, quand m'apparurent toutes les tristesses, tous les besoins, tous les désespoirs, tous les vices du grand milieu social, quand mes réflexions n'eurent plus pour objet ma propre destinée, mais celle du monde où je n'étais qu'un atome, ma désespérance personnelle s'étendit à tous les êtres, et la loi de la fatalité se dressa devant moi si terrible que ma raison en fut ébranlée.

Qu'on se figure une personne arrivée jusqu'à l'âge de trente ans sans avoir ouvert les yeux sur la réalité, et douée pourtant de très bons yeux pour tout voir; une personne austère et sérieuse au fond de l'âme, qui s'est laissé bercer et endormir si longtemps par des rêves poétiques, par une foi enthousiaste aux choses divines, par l'illusion d'un renoncement absolu à tous les intérêts de la vie générale, et qui, tout à coup frappée du spectacle étrange de cette vie générale, l'embrasse et le pénètre avec toute la lucidité que donne la force d'une jeunesse pure et d'une conscience saine!

Et ce moment où j'ouvrais les yeux était solennel dans l'histoire. La république rêvée en juillet aboutissait aux massacres de Varsovie et à l'holocauste du cloître Saint-Méry. Le choléra venait de décimer le monde. Le saint-simonisme, qui avait donné aux imaginations un moment d'élan, était frappé de persécution et avortait, sans avoir tranché la grande question de l'amour, et même, selon moi, après l'avoir un peu souillée. L'art aussi avait souillé, par des aberrations déplorables, le berceau de sa réforme romantique. Le temps était à l'épouvante et à l'ironie, à la consternation et à l'impudence, les uns pleurant sur la ruine de leurs généreuses illusions, les autres riant sur les premiers échelons d'un triomphe impur; personne ne croyant plus à rien, les uns par découragement, les autres par athéisme.

Rien dans mes anciennes croyances ne s'était assez nettement formulé en moi, au point de vue social, pour m'aider à lutter contre ce cataclysme où s'inaugurait le règne de la matière, et je ne trouvais pas dans les idées républicaines et socialistes du moment une lumière suffisante pour combattre les ténèbres que Mammon soufflait ouvertement sur le monde. Je restais donc seule avec mon rêve de la Divinité toute-puissante, mais non plus tout amour, puisqu'elle abandonnait la race humaine à sa propre perversité ou à sa propre démence.

C'est sous le coup de cet abattement profond que j'écrivis Lélia, à bâtons rompus et sans projet d'en faire un ouvrage ni de le publier. Cependant, quand j'eus lié ensemble, au hasard d'une donnée de roman, un assez grand nombre de fragmens épars, je les lus à Sainte-Beuve, qui m'encouragea à continuer et qui conseilla à Buloz de m'en demander un chapitre pour la Revue des Deux-Mondes. Malgré ce précédent, je n'étais pas encore décidée à faire de cette fantaisie un livre pour le public. Il portait trop le caractère du rêve, il était trop de l'école de Corambé pour être goûté par de nombreux lecteurs. Je ne me pressais donc pas, et j'éloignais de moi, à dessein, la préoccupation du public, éprouvant une sorte de soulagement triste à céder à l'imprévu de ma rêverie, et m'isolant même de la réalité du monde actuel, pour tracer la synthèse du doute et de la souffrance, à mesure qu'elle se présentait à moi sous une forme quelconque.

Ce manuscrit traîna un an sous ma plume, quitté souvent avec dédain et souvent repris avec ardeur. C'est, je crois, un livre qui n'a pas le sens commun au point de vue de l'art, mais qui n'en a été que plus remarqué par les artistes, comme une chose d'inspiration spontanée dans le détail. J'ai écrit deux préfaces à ce livre, et j'ai dit là tout ce que j'avais à en dire. Je n'y reviendrai donc pas inutilement. Le succès de la forme fut très grand. Le fond fut critiqué avec une amertume extrême. On voulut voir des portraits dans tous les personnages, des révélations personnelles dans toutes les situations; on alla jusqu'à interpréter dans un sens vicieux et obscène des passages écrits avec la plus grande candeur, et je me souviens que, pour comprendre ce que l'on m'accusait d'avoir voulu dire, je fus forcée de me faire expliquer des choses que je ne savais pas.

Je ne fus pas très sensible à ce déchaînement de la critique et aux ignobles calomnies qu'il souleva. Ce que l'on sait complétement faux n'inquiète guère. On sent que cela tombera de soi-même dans les bons esprits, si tant est que les bons esprits puissent se tromper sur l'intention et sur les tendances d'un livre.

Je m'étonnai seulement, et maintenant encore je m'étonne des inimitiés personnelles que soulève l'émission des idées. Je n'ai jamais compris qu'on fût l'ennemi d'un artiste qui pense et crée dans un sens opposé à celui que l'on a ou que l'on aurait choisi. Que l'on discute et combatte le but de son œuvre, je le conçois; mais que l'on altère, de propos délibéré, cette pensée pour la rendre condamnable; que l'on dénature le texte même par de fausses citations ou des comptes-rendus infidèles; que l'on calomnie la vie de l'auteur pour injurier sa personne; qu'on le haïsse à travers son livre: voilà encore une des énigmes de la vie que je n'ai pas résolues et que je ne résoudrai probablement jamais. Je vois bien le fait, je le vois dans tous les temps et à propos de toutes les idées: mais je m'étonne que l'horreur de l'inquisition, généralement sentie aujourd'hui, n'ait pas suffi à guérir les hommes de cette rage de persécution réciproque, où il semble que la critique regrette de n'avoir pas le bourreau à sa droite et le bûcher à sa gauche, en procédant à ses réquisitoires.

Je vis ces fureurs avec tristesse, mais avec une certaine tranquillité. Je n'avais pas pour rien amassé dans la solitude un grand dédain pour tout ce qui n'était pas le vrai. Si j'eusse aimé et cherché le monde, je me serais tourmentée probablement de la calomnie qui pouvait momentanément m'en fermer l'accès; mais, ne cherchant que l'amitié sérieuse et sachant que rien ne pouvait ébranler celles qui m'entouraient, je ne m'aperçus réellement jamais des effets de la méchanceté, et ma tâche fut si facile sous ce rapport que je ne saurais mettre la persécution au nombre des malheurs de ma vie.

D'ailleurs, en toutes choses, les chagrins qui n'ont eu leur effet que sur ma propre existence, je les compte aujourd'hui pour rien. Ce n'est pas que je les aie tous portés avec courage. Non! J'étais, je suis peut-être encore d'une sensibilité excessive et que la raison ne gouverne pas du tout dans le moment de la crise. Mais j'apprécie les souffrances morales comme je crois que la raison doit les apprécier, sitôt qu'elle reprend son empire. Je vois dans mon passé, comme dans celui de tous les êtres aimans que j'ai connus, des déchiremens terribles, des déceptions accablantes, des heures d'agonie véritable; mais je fais la part de la personnalité, qui est violente dans la jeunesse. C'est le propre de la jeunesse de vouloir saisir et fixer le rêve du bonheur. Si elle y renonçait facilement, si elle ne le poursuivait avec âpreté, si au lendemain d'une catastrophe, elle ne se relevait du désespoir avec une assurance nouvelle, si elle ne vivait de chimères, de croyances ardentes, de dévoûmens enthousiastes, d'amers dédains, de chaudes indignations, en un mot de tous les abattemens et de tous les renouvellemens de la volonté, elle ne serait pas la jeunesse, et cette fatalité qui la pousse à découvrir le monde de son imagination et l'idéal de son cœur à travers l'imminence des naufrages, c'est presque un droit qu'elle exerce, puisque c'est une loi qu'elle subit.

Mais tout cela, vu à distance, rentre dans le monde des songes évanouis. Nul de nous ne regrette d'être délivré de ses maux, et nul de nous cependant ne regrette de les avoir éprouvés. Tous nous savons qu'il faut vivre quand on est dans la force des émotions, parce qu'il faut avoir vécu quand on est dans la force de la réflexion. Il ne faut regretter des épreuves de la vie que celles qui nous ont fait un mal réel et durable.

Quel est ce mal? Je vais vous le dire. Toute douleur lente ou rapide qui nous ôte de forces et nous laisse amoindris est une infortune véritable et dont il n'est guère facile de se consoler jamais. Un vice, un crime moral, une lâcheté, voilà de ces malheurs qui vieillissent tout à coup et qui méritent la pitié qu'on peut avoir envers soi-même et demander aux autres. Il est, dans l'ordre moral, des maladies analogues à celles de la vie physique, en ce qu'elles nous laissent infirmes et à jamais brisés.

Votre corps est-il sans infirmités contractées avant l'âge? Quelque souffreteux que vous puissiez être, ne vous plaignez pas; vous vous portez aussi bien qu'une créature humaine peut l'espérer. Ainsi de votre âme. Vous sentez-vous en possession de l'exercice de vos facultés pour le vrai et pour le juste? Quelles que soient vos crises passagères de découragement ou d'excitation, ne reprochez pas à la destinée de vous avoir éprouvés trop rudement; vous êtes aussi heureux que l'homme peut aspirer à l'être.

Cette philosophie me paraît bien facile à présent. Se laisser souffrir, puisque la souffrance est inévitable et ne pas la maudire quand elle s'apaise, puisqu'elle ne nous a pas rendus pires; toute âme honnête peut pratiquer cette humble sagesse pour son compte.

Mais il est une douleur plus difficile à supporter que toutes celles qui nous frappent à l'état d'individu. Elle a pris tant de place dans mes réflexions, elle a eu tant d'empire sur ma vie, jusqu'à venir empoisonner mes phases de pur bonheur personnel, que je dois bien la dire aussi!

Cette douleur, c'est le mal général: c'est la souffrance de la race entière, c'est la vue, la connaissance, la méditation du destin de l'homme ici-bas. On se fatigue vite de se contempler soi-même. Nous sommes de petits êtres sitôt épuisés, et le roman de chacun de nous est si vite repassé dans sa propre mémoire! A moins de se croire sublime, peut-on n'examiner et ne contempler que son moi? D'ailleurs, qui est-ce qui se trouve sublime de bien bonne foi? Le pauvre fou qui se prend pour le soleil et qui, de sa triste loge, crie aux passans: Prenez garde à l'éclat de mes rayons!

Nous n'arrivons à nous comprendre et à nous sentir vraiment nous-mêmes qu'en nous oubliant, pour ainsi dire, et en nous perdant dans la grande conscience de l'humanité. C'est alors qu'à côté de certaines joies et de certaines gloires dont le reflet nous grandit et nous transfigure, nous sommes saisis tout à coup d'un invincible effroi et de poignans remords en regardant les maux, les crimes, les folies, les injustices, les stupidités, les hontes de cette nation qui couvre le globe et qui s'appelle l'homme. Il n'y a pas d'orgueil, il n'y a pas d'égoïsme qui nous console quand nous nous absorbons dans cette idée.

Tu te diras en vain: «Je suis un être raisonnable parmi ces millions d'êtres qui ne le sont pas: je ne souffre pas de ces maux que leur sottise leur attire.» Hélas! tu n'en seras pas plus fier, puisque tu ne peux pas faire que tes semblables soient semblables à toi. Ton isolement t'épouvantera d'autant plus que tu te croiras meilleur et te sentiras plus heureux que les autres.

Ton innocence même, la conscience de ta douceur et de ta probité, la sérénité de ton propre cœur, ne te seront pas un refuge contre la tristesse profonde qui t'enveloppe, si tu te sens vivre dans un milieu impur, sur une terre souillée, parmi des êtres sans foi ni loi, qui se dévorent les uns les autres, et chez qui le vice est bien autrement contagieux que la vertu.

Tu as une heureuse famille, je suppose, d'excellens amis, un entourage de bonnes âmes comme la tienne. Tu as réussi à fuir le contact de l'humanité malade. Hélas! pauvre homme de bien, tu n'en es que plus seul?

Tu es doux, généreux, sensible: tu ne peux lire l'histoire sans frémir à chaque page, et le sort des victimes innombrables que le temps dévore t'arrache de saintes larmes: hélas! pauvre bon cœur, à quoi servent les pleurs de ta pitié? Elles mouillent la page que tu lis et ne font pas revivre un seul homme immolé par la haine!

Tu es dévoué, actif, ardent; tu parles, tu écris, tu agis de toutes tes forces sur les esprits qui veulent bien t'écouter. On te jette des pierres et de la boue: n'importe, tu es courageux, tu persévères! Hélas! pauvre martyr, tu mourras à la peine, et ta dernière prière sera encore pour des hommes que d'autres hommes font souffrir!

Eh bien, il n'est pas nécessaire d'être un saint pour vivre ainsi de la vie des autres et pour sentir que le mal général empoisonne et flétrit le bonheur personnel. Tous, oui, tous, nous subissons cette douleur commune à tous, et ceux qui semblent s'en préoccuper le moins s'en préoccupent encore assez pour en redouter le contre-coup sur l'édifice fragile de leur sécurité. Cette préoccupation augmente de jour en jour, d'heure en heure, à mesure que le monde s'éclaire, se communique sa vie et se sent vibrer d'un bout à l'autre comme une chaîne magnétique. Deux personnes ne se rencontrent pas, trois hommes ne se trouvent pas réunis, sans que, du chapitre des intérêts particuliers, on ne passe vite à celui des intérêts généraux pour s'interroger, se répondre et se passionner. Le paysan lui-même, ce type d'insouciance et de dédain pour tout ce qui est au delà de son champ, veut savoir aujourd'hui si de l'autre côté de sa colline, les êtres humains sont plus tranquilles et plus satisfaits que lui.

C'est la loi de la vie; mais, de toutes les lois de la vie, c'est la plus cruelle; et quand ce devient une loi de la conscience, c'est le tourment du devoir de tous aux prises avec l'impuissance de chacun.

Ceci n'est pas une récrimination politique. La politique d'actualité, si intéressante qu'elle puisse être, n'est jamais qu'un horizon. La loi de douleur qui plane sur notre monde et le cri de plainte qui s'en exhale partent des intimes convulsions de son essence même, et nulle révolution actuellement possible ne saurait ni l'étouffer ni en détruire les causes profondes. Quand on s'abîme dans cette recherche, on arrive à constater l'action du bien et du mal dans l'humanité, à saisir le mécanisme des effets et des résistances, à savoir enfin comment s'opère cet éternel combat. Rien de plus! Le pourquoi, c'est Dieu seul qui pourrait nous le dire, lui qui a fait l'homme si lentement progressif, et qui eût pu le faire si intelligent et plus puissant pour le bien que pour le mal.

Devant cette question que l'âme peut adresser à la suprême sagesse, j'avoue que le terrible mutisme de la divinité consterne l'entendement. Là, nous sentons notre volonté se briser contre la porte d'airain des impénétrables mystères: car nous ne pouvons pas admettre le souverain bien, type de toute lumière et de toute perfection, répondant à la terre suppliante et gémissante par la loi brutale de son bon plaisir.

Devenir athée et supposer une loi intelligente présidant à la règle des destinées de l'univers, c'est admettre quelque chose de bien plus extraordinaire et de bien plus incroyable que de s'avouer, soi, raison bornée, dépassé par les motifs de la raison infinie. La foi triomphe donc de ses propres doutes; mais l'âme navrée sent les bornes de sa puissance se resserrer étroitement sur elle et enchaîner son dévoûment dans un si petit espace, que l'orgueil s'en va pour jamais et que la tristesse demeure.

Voilà sous l'empire de quelles préoccupations secrètes j'avais écrit Lélia. Je n'en parlais à personne, sachant bien que personne autour de moi ne pouvait me répondre, et chérissant peut-être aussi, d'une certaine façon, le secret de ma rêverie. J'avais toujours été et j'ai été toujours ainsi, aimant à me nourrir seule d'une idée lentement savourée, quelque rongeuse et dévorante qu'elle puisse être. Le seul égoïsme permis c'est celui du découragement qui ne veut se communiquer à personne, et qui, en s'épuisant dans la contemplation de ses propres causes, finit par céder au besoin de vivre, à la grâce intérieure peut-être!

Il est vrai qu'en me taisant ainsi devant mes amis, j'exhalais, en publiant mon livre, une plainte qui devait avoir un plus grand retentissement. Je n'y songeai pas d'abord. Faisant bon marché de moi-même et de ma propre douleur, je me dis que mon livre serait peu lu et ferait plutôt rire à mes dépens, comme un ramassis de songes creux, qu'il ne ferait rêver aux durs problèmes du doute et de la croyance. Quand je vis qu'il faisait soupirer aussi quelques âmes inquiètes, je me persuadai et je me persuade encore que l'effet de ces sortes de livres est plutôt bon que mauvais, et que, dans un siècle matérialiste, ces ouvrages-là valent mieux que les Contes drôlatiques, bien qu'ils amusent beaucoup moins la masse des lecteurs.

A propos des Contes drôlatiques, qui parurent vers la même époque, j'eus une assez vive discussion avec Balzac, et comme il voulait m'en lire malgré moi des fragmens, je lui jetai presque son livre au nez. Je me souviens que, comme je le traitais de gros indécent, il me traita de prude et sortit en me criant sur l'escalier: «Vous n'êtes qu'une bête!» Mais nous n'en fûmes que meilleurs amis, tant Balzac était véritablement naïf et bon.

Après quelques jours passés dans la forêt de Fontainebleau, je désirai voir l'Italie, dont j'avais soif comme tous les artistes et qui me satisfit dans un sens opposé à celui que j'attendais. Je fus vite fatiguée de voir des tableaux et des monumens. Le froid m'y donna la fièvre, puis la chaleur m'écrasa et le beau ciel finit par me lasser. Mais la solitude se fit pour moi dans un coin de Venise, et m'eût enchaînée là longtemps si j'avais eu mes enfans avec moi. Je ne referai ici, qu'on se rassure, aucune des descriptions que j'ai publiées soit dans les Lettres d'un voyageur, soit dans divers romans, dont j'ai placé la scène en Italie, et à Venise particulièrement. Je donnerai seulement sur moi-même quelques détails qui ont naturellement leur place dans ce récit.

CHAPITRE TRENTE-UNIEME.

M. Bayle (Stendhal).—La cathédrale d'Avignon.—Passage à Gênes, Pise et Florence.—Arrivée à Venise par l'Apennin, Bologne et Ferrare.—Alfred de Musset, Géraldy, Léopold Robert à Venise.—Travail et solitude à Venise.—Détresse financière.—Rencontre singulière.—Départ pour la France.—Arrivée à Paris.—Retour à Nohant.—Julie.—Mes amis du Berry.—Ceux de la mansarde.—Prosper Bressant.—Le Prince.

Sur le bateau à vapeur qui me conduisait de Lyon à Avignon, je rencontrai un des écrivains les plus remarquables de ce temps-ci, Bayle, dont le pseudonyme était Stendhal. Il était consul à Civita-Vecchia et retournait à son poste, après un court séjour à Paris. Il était brillant d'esprit et sa conversation rappelait celle de Delatouche, avec moins de délicatesse et de grâce, mais avec plus de profondeur. Au premier coup d'œil c'était un peu aussi le même homme, gras et d'une physionomie très fine sous un masque empâté. Mais Delatouche était embelli, à l'occasion, par sa mélancolie soudaine, et Bayle restait satirique et railleur à quelque moment qu'on le regardât. Je causai avec lui une partie de la journée et le trouvai fort aimable. Il se moqua de mes illusions sur l'Italie, assurant que j'en aurais vite assez, et que les artistes à la recherche du beau en ce pays étaient de véritables badauds. Je ne le crus guère, voyant qu'il était las de son exil et y retournait à contre-cœur. Il railla, d'une manière très amusante, le type italien, qu'il ne pouvait souffrir et envers lequel il était fort injuste. Il me prédit surtout une souffrance que je ne devais nullement éprouver, la privation de causerie agréable et de tout ce qui, selon lui, faisait la vie intellectuelle, les livres, les journaux, les nouvelles, l'actualité, en un mot. Je compris bien ce qui devait manquer à un esprit si charmant, si original et si poseur, loin des relations qui pouvaient l'apprécier et l'exciter. Il posait surtout le dédain de toute vanité et cherchait à découvrir, dans chaque interlocuteur, quelque prétention à rabattre sous le feu roulant de sa moquerie. Mais je ne crois pas qu'il fût méchant: il se donnait trop de peine pour le paraître.

Tout ce qu'il me prédit d'ennui et de vide intellectuel en Italie m'alléchait au lieu de m'effrayer, puisque j'allais là, comme partout, pour fuir le bel esprit dont il me croyait friande.

Nous soupâmes avec quelques autres voyageurs de choix, dans une mauvaise auberge de village, le pilote du bateau à vapeur n'osant franchir le pont Saint-Esprit avant le jour. Il fut là d'une gaîté folle, se grisa raisonnablement, et dansant autour de la table avec ses grosses bottes fourrées devint quelque peu grotesque et pas du tout joli.

A Avignon, il nous mena voir la grande église, très bien située, où, dans un coin, un vieux Christ en bois peint, de grandeur naturelle et vraiment hideux, fut pour lui matière aux plus incroyables apostrophes. Il avait en horreur ces repoussans simulacres dont les méridionaux chérissaient, selon lui, la laideur barbare et la nudité cynique. Il avait envie de s'attaquer, à coups de poing, à cette image.

Pour moi, je ne vis pas, avec regret, Bayle prendre le chemin de terre pour gagner Gênes. Il craignait la mer, et mon but était d'arriver vite à Rome. Nous nous séparâmes donc après quelques jours de liaison enjouée; mais comme le fond de son esprit trahissait le goût, l'habitude ou le rêve de l'obscénité, je confesse que j'avais assez de lui et que s'il eût pris la mer, j'aurais peut-être pris la montagne. C'était, du reste, un homme éminent, d'une sagacité plus ingénieuse que juste en toutes choses appréciées par lui, d'un talent original et véritable, écrivant mal, et disant pourtant de manière à frapper et à intéresser vivement ses lecteurs.

La fièvre me prit à Gênes, circonstance que j'attribuai au froid rigoureux du trajet sur le Rhône, mais qui en était indépendante, puisque, dans la suite, je retrouvai cette fièvre à Gênes par le beau temps et sans autre cause que l'air de l'Italie, dont l'acclimatation m'est difficile.

Je poursuivis mon voyage quand même, ne souffrant pas, mais peu à peu si abrutie par les frissons, les défaillances et la somnolence, que je vis Pise et le Campo-Santo avec une grande apathie. Il me devint même indifférent de suivre une direction ou une autre: Rome et Venise furent jouées à pile ou face, Venise face retomba dix fois sur le plancher. J'y voulus voir une destinée, et je partis pour Venise par Florence.

Nouvel accès de fièvre à Florence. Je vis toutes les belles choses qu'il fallait voir, et je les vis à travers une sorte de rêve qui me les faisait paraître un peu fantastiques. Il faisait un temps superbe, mais j'étais glacée, et en regardant le Persée de Cellini et le Chapelle carrée de Michel-Ange, il me semblait, par momens, que j'étais statue moi-même. La nuit, je rêvais que je devenais mosaïque, et je comptais attentivement mes petits carrés de lapis et de jaspe.

Je traversai l'Apennin par une nuit de janvier froide et claire, dans la calèche assez confortable qui, accompagnée de deux gendarmes en habit jaune serin, faisait le service de courrier. Je n'ai jamais vu de route plus déserte et de gendarmes moins utiles, car ils étaient toujours à une lieue en avant ou en arrière de nous, et paraissaient ne pas se soucier du tout de servir de point de mire aux brigands. Mais, en dépit des alarmes du courrier, nous ne fîmes d'autre rencontre que celle d'un petit volcan que je pris pour une lanterne allumée auprès de la route, et que cet homme appelait avec emphase il monte fuoco.

Je ne pus rien voir à Ferrare et à Bologne: j'étais complétement abattue. Je m'éveillai un peu au passage du Pô, dont l'étendue, à travers de vastes plaines sablonneuses, a un grand caractère de tristesse et de désolation. Puis je me rendormis jusqu'à Venise, très peu étonnée de me sentir glisser en gondole, et regardant, comme dans un mirage, les lumières de la place Saint-Marc se refléter dans l'eau, et les grandes découpures de l'architecture byzantine se détacher sur la lune, immense à son lever, fantastique elle-même à ce moment-là plus que tout le reste.

Venise était bien la ville de mes rêves, et tout ce que je m'en étais figuré se trouva encore au-dessous de ce qu'elle m'apparut, et le matin et le soir, et par le calme des beaux jours et par le sombre reflet des orages. J'aimai cette ville pour elle-même, et c'est la seule au monde que je puisse aimer ainsi, car une ville m'a toujours fait l'effet d'une prison que je supporte à cause de mes compagnons de captivité. A Venise on vivrait longtemps seul, et l'on comprend qu'au temps de sa splendeur et de sa liberté, ses enfans l'aient presque personnifiée dans leur amour et l'aient chérie non pas comme une chose, mais comme un être.

A ma fièvre succéda un grand malaise et d'atroces douleurs de tête que je ne connaissais pas, et qui se sont installées, depuis lors, dans mon cerveau en migraines fréquentes et souvent insupportables. Je ne comptais rester dans cette ville que peu de jours et en Italie que peu de semaines, mais des événemens imprévus m'y retinrent davantage.

Alfred de Musset subit bien plus gravement que moi l'effet de l'air de Venise qui foudroie beaucoup d'étrangers, on ne le sait pas assez[10]. Il fit une maladie grave; une fièvre typhoïde le mit à deux doigts de la mort. Ce ne fut pas seulement le respect dû à un beau génie qui m'inspira pour lui une grande sollicitude et qui me donna, à moi très malade aussi, des forces inattendues; c'était aussi les côtés charmans de son caractère et les souffrances morales que de certaines luttes entre son cœur et son imagination créaient sans cesse à cette organisation de poète. Je passai dix-sept jours à son chevet sans prendre plus d'une heure de repos sur vingt-quatre. Sa convalescence dura à peu près autant, et quand il fut parti, je me souviens que la fatigue produisit sur moi un phénomène singulier. Je l'avais accompagné de grand matin, en gondole, jusqu'à Mestre, et je revenais chez moi par les petits canaux de l'intérieur de la ville. Tous ces canaux étroits, qui servent de rues, sont traversés de petits ponts d'une seule arche pour le passage des piétons. Ma vue était si usée par les veilles, que je voyais tous les objets renversés, et particulièrement ces enfilades de ponts qui se présentaient devant moi comme des arcs retournés sur leur base.

Mais le printemps arrivait, le printemps du nord de l'Italie, le plus beau de l'univers peut-être. De grandes promenades dans les Alpes tyroliennes et ensuite dans l'Archipel vénitien, semé d'îlots charmans, me remirent bientôt en état d'écrire. Il le fallait, mes petites finances étaient épuisées, et je n'avais pas du tout de quoi retourner à Paris. Je pris un petit logement plus que modeste dans l'intérieur de la ville. Là, seule toute l'après-midi, ne sortant que le soir pour prendre l'air, travaillant encore la nuit au chant des rossignols apprivoisés qui peuplent tous les balcons de Venise, j'écrivis André, Jacques, Mattea et les premières Lettres d'un voyageur.

Je fis à Buloz divers envois qui devaient promptement me mettre à même de payer ma dépense courante (car je vivais en partie à crédit) et de retourner vers mes enfans, dont l'absence me tiraillait plus vivement le cœur de jour en jour. Mais un guignon particulier me poursuivait dans cette chère Venise; l'argent n'arrivait pas. Les semaines se succédaient, et chaque jour mon existence devenait plus problématique. On vit à très bon marché, il est vrai, dans ce pays, si l'on veut se restreindre à manger des sardines et des coquillages, nourriture saine d'ailleurs, et que l'extrême chaleur rend suffisante au peu d'appétit qu'elle vous permet d'avoir. Mais le café est indispensable à Venise. Les étrangers y tombent malades, principalement parce qu'ils s'effrayent du régime nécessaire, qui consiste à prendre du café noir au moins six fois par jour. Cet excitant, inoffensif pour les nerfs, indispensable comme tonique tant que l'on vit dans l'atmosphère débilitante des lagunes, reprend son danger dès qu'on remet le pied en terre ferme.

Le café était donc un objet coûteux dont il fallut commencer à restreindre la consommation. L'huile de la lampe pour les longues veillées s'usait terriblement vite. Je gardais encore la gondole de louage, de sept à dix heures du soir, moyennant 15 fr. par mois; mais c'était à la condition d'avoir un gondolier si vieux et si éclopé, que je n'aurais pas osé le renvoyer, dans la crainte qu'il ne mourût de faim. Pourtant je faisais cette réflexion, que je dînais pour six sous afin d'avoir de quoi le payer, et qu'il trouvait, lui, le moyen d'être ivre tous les soirs.

J'aurais aimé tout dans Venise, hommes et choses, sans l'occupation autrichienne qui était odieuse et révoltante. Les Vénitiens sont bons, aimables, spirituels, et, sans leurs rapports avec les Esclavons et les Juifs, qui ont envahi leur commerce, ils seraient aussi honnêtes que les Turcs, qui sont là aimés et estimés comme ils le méritent.

Mais, malgré ma sympathie pour ce beau pays et pour les habitans, malgré les douceurs d'une vie favorable au travail par la mollesse même des habitudes environnantes, malgré les ravissantes découvertes que chaque pas au hasard vous fait faire dans le plus pittoresque assemblage de décors féeriques, de solitudes splendides et de recoins charmans, je m'impatientais et je m'effrayais de la misère bien réelle où j'allais tomber et de l'impossibilité de partir, dont je ne voyais pas arriver le terme. J'écrivais en vain à Paris, j'allais en vain chaque jour à la poste; rien n'arrivait. J'avais envoyé des volumes; je ne savais pas seulement si on les avait reçus. Personne à Venise ne connaissait peut-être l'existence de la Revue des Deux-Mondes.

Un jour que je n'avais plus rien, littéralement rien, et qu'ayant dîné pour moins que rien, je me prélassais encore dans ma gondole, jouissant de mon reste, puisque la quinzaine était payée d'avance, tout en réfléchissant à ma situation et en me demandant, avec une mortelle répugnance, si j'oserais la confier à une seule des personnes, en bien petit nombre, que je connaissais à Venise; une tranquillité singulière me vint tout à coup à l'idée, saugrenue, mais nette et fixe, que j'allais rencontrer, le jour même, à l'instant même, une personne de mon pays, qui, connaissant mon caractère et ma position, me tirerait d'embarras sans m'en faire éprouver aucun à lui emprunter le nécessaire. Dans cette conviction non raisonnée, à coup sûr, mais complète, j'ouvris la jalousie et me mis à regarder attentivement toutes les figures des gondoles qui croisaient la mienne sur le canal Saint-Marc. Je n'en vis aucune de ma connaissance; mais l'idée persistant, j'entrai au jardin public, cherchant les groupes de promeneurs, et faisant attention, contre ma coutume, à tous les visages, à toutes les voix.

Tout à coup, mes regards rencontrent ceux d'un homme très bon et très honnête avec qui j'avais fait connaissance autrefois aux eaux du mont Dore, et qui, s'étant lié avec mon mari, était venu nous voir plusieurs fois à Nohant. Il était riche, indépendant. Il savait qui j'étais moi-même. Il accourut à moi, très surpris de me voir là. Je lui racontai mon aventure, et sur-le-champ il m'ouvrit sa bourse avec joie, assurant qu'au moment où il m'avait aperçue, il était justement en train de penser à moi et de se rappeler Nohant et le Berry, sans pouvoir s'expliquer pourquoi ce souvenir se présentait si nettement à lui, au milieu de préoccupations où rien ne se rattachait à moi ni aux miens.

Fut-ce un effet du hasard ou de son imagination après coup, en m'entendant lui raconter en riant mon pressentiment, je n'en sais rien. Je raconte le fait tel qu'il est.

Je refusai de lui prendre plus de deux cents francs. Il s'en allait en Russie, et comme il devait s'arrêter quelques jours à Vienne, je pensais, avec raison, recevoir à temps de Paris, de quoi le rembourser avant qu'il allât plus loin, et de quoi m'en aller moi-même en France.

Mon espérance fut réalisée. A peine avait-il quitté Venise, qu'un employé de la poste, prié et sommé de faire des recherches, découvrit, dans un casier négligé, les lettres et les billets de banque de Buloz, oubliés là depuis près de deux mois, soit par hasard, soit à dessein, en dépit de toutes les questions et de toutes les instances.

Je mis ordre aussitôt à mes affaires; je fis mes paquets, et je partis à la fin d'août par une chaleur écrasante.

J'avais toujours gardé au fond de ma malle un pantalon de toile, une casquette et une blouse bleue, en cas de besoin, dans la prévision de courses dans les montagnes. Je pus donc dédommager mes jambes du long engourdissement des jours et des nuits de griffonage et des promenades en gondole, et je fis une grande partie du voyage à pied. Je vis tous les grands lacs, dont le plus beau est, à mon sens, le lac de Garde; je traversai le Simplon, passant, en une journée, de la chaleur torride du versant italien au froid glacial de la crête des Alpes, et retrouvant, le soir, dans la vallée du Rhône, une fraîcheur printanière. Je n'écris pas un voyage; je dirai donc seulement que celui-là fut pour moi un perpétuel ravissement. J'eus un temps admirable jusqu'au passage de la Tête Noire, entre Martigny et Chamounix. Là, un orage superbe me donna le plus beau spectacle du monde. Mais le mulet dont on m'avait persuadé de m'embarrasser ne voulant plus ni avancer ni reculer, je lui jetai la bride sur le cou, et, courant à l'aise sur les pentes gazonneuses, j'arrivai à Chamounix avant la pluie, dont les gros nuages venaient lourdement derrière moi, faisant retentir les montagnes de roulemens formidables et sublimes.

De Genève j'accourus d'un trait à Paris, affamée de revoir mes enfans. Je trouvai Maurice grandi et presque habitué au collége. Il avait des notes superbes: mais mon retour, qui était pour nous deux une si grande joie, devait bientôt ramener son aversion pour tout ce qui n'était pas la vie à nous deux. Je revenais trop tôt pour son éducation classique.

Ses vacances s'ouvraient. Nous partîmes ensemble pour rejoindre, à Nohant, Solange, qui y avait passé le temps de mon absence sous la garde d'une bonne dont j'étais sûre comme soins et surveillance et dont je me croyais sûre comme caractère. Cette femme me paraissait dévouée et remplissait consciencieusement son office. Je trouvai mon gros enfant propre, frais, vigoureux, mais d'une soumission à sa bonne qui m'inquiéta, en égard à son caractère d'enfant terrible. Cela me fit penser à mon enfance et à cette Rose qui, en m'adorant, me brisait. J'observai sans rien dire, et je vis que les verges jouaient un rôle dans cette éducation modèle. Je brûlai les verges et je pris l'enfant dans ma chambre. Cette exécution mortifia cruellement l'orgueil de Julie (elle s'appelait Julie, comme l'ancienne femme de chambre de ma grand'mère). Elle devint aigre et insolente, et je vis que, sous ses qualités essentielles comme ménagère, elle cachait, comme femme, une noirceur atroce. Elle se tourna vers mon mari, qu'elle flagorna, et qui eut la faiblesse d'écouter les calomnies odieuses et stupides qu'il lui plut de débiter sur mon compte. Je la renvoyai sans vouloir d'explication avec elle et en lui payant largement les services qu'elle m'avait rendus. Mais elle partit avec la haine et la vengeance au cœur, et M. Dudevant entretint avec elle une correspondance qui lui permit de la retrouver plus tard.

Je ne m'en inquiétai pas, et me fussé-je méfiée de cette lâche aversion, il n'en eût été ni plus ni moins. Je ne sais pas ménager ce que je méprise, et je ne prévoyais pas, d'ailleurs, que mes tranquilles relations avec mon mari dussent aboutir à des orages. Il y en avait eu rarement entre nous. Il n'y en avait plus depuis que nous nous étions faits indépendans l'un de l'autre. Tout le temps que j'avais passé à Venise, M. Dudevant m'avait écrit sur un ton de bonne amitié et de satisfaction parfaite, me donnant des nouvelles des enfans, et m'engageant même à voyager pour mon instruction et pour ma santé. Ces lettres furent produites et lues, dans la suite, par l'avocat général, l'avocat de mon mari se plaignant des douleurs que son client avait dévorées dans la solitude.

Ne prévoyant rien de sombre dans l'avenir, j'eus un moment de véritable bonheur à me retrouver à Nohant avec mes enfans et mes amis. Fleury était marié avec Laure Decerfz, ma charmante amie d'enfance, plus jeune que moi, mais déjà raisonnable quand j'étais encore un vrai diable. Duvernet avait épousé Eugénie, que je connaissais peu, mais qui vint à moi comme un enfant tout cœur, me demandant de la tutoyer d'emblée puisque je tutoyais son mari, Mme Duteil qui, plus jeune que moi aussi, était déjà mon ancienne amie; Jules Néraud, mon Malgache bien aimé; Gustave Papet, un camarade d'enfance, un ami ensuite; l'excellent Planet, avec qui mon amitié datait seulement de 1830, mais dont l'âme naïve et le tendre dévouement savaient se révéler de prime abord; enfin, Duteil, l'un des hommes les plus charmans qui aient existé, lorsqu'il n'était qu'à moitié gris, et mon cher Rollinat, voilà les cœurs qui s'étaient donnés à moi tout entiers. La mort en a pris deux[11], les autres me sont restés fidèles.

Fleury, Planet (Duvernet dans ses fréquens voyages à Paris) avaient été les hôtes de fondation de la mansarde du quai Saint-Michel et ensuite de celle du quai Malaquais. Parmi les huit ou dix personnes dont s'était composée cette vie intime et fraternelle, presque toutes rêvaient un avenir de liberté pour la France, sans se douter qu'elles joueraient un rôle plus ou moins actif dans les événemens soit politiques, soit littéraires de la France. Il y avait même là un enfant, un bel enfant de douze à treize ans, mêlé à nous par le hasard, et comme adopté par nous. Intelligent, gracieux, sympathique et divertissant au possible, ce gamin, qui devait être un jour un des acteurs les plus aimés du public et que je devais retrouver pour lui confier des rôles, s'appelait Prosper Bressant.

Celui-là, je le perdis de vue en partant pour l'Italie, d'autres plus tard et peu à peu; mais le noyau berrichon que, les circonstances aidant, je devais retrouver toujours, je le retrouvais à Nohant en 1834, avec une joie nouvelle, après une absence de près d'une année.

Je fis, avec plusieurs d'entre eux, une promenade à Valançay, et, au retour, j'écrivis sous l'émotion d'une vive causerie avec Rollinat, un petit article intitulé le Prince, qui fâcha beaucoup, m'a-t-on dit, M. de Talleyrand. Je ne le sus pas plus tôt fâché, que j'eus regret d'avoir publié cette boutade. Ne le connaissant pas, je n'avais senti aucune aigreur personnelle contre lui. Il m'avait servi de type et de prétexte pour un accès d'aversion contre les idées et les moyens de cette école de fausse politique et de honteuse diplomatie dont il était le représentant. Mais, bien que cette vieillesse-là ne fût guère sacrée, bien que cet homme à moitié dans la tombe appartînt déjà à l'histoire, j'eus comme un repentir, fondé ou non, de ne pas avoir mieux déguisé sa personnalité dans ma critique. Mes amis me dirent en vain que j'avais usé d'un droit d'historien pour ainsi dire; je me dis, moi, intérieurement, que je n'étais pas un historien, surtout pour les choses présentes; que ma vocation ne me commandait pas de m'attaquer aux vivans, d'abord parce que je n'avais pas assez de talent en ce genre pour faire une œuvre de démolition vraiment utile, ensuite parce que j'étais femme, et qu'un sexe ne combattant pas l'un contre l'autre à armes égales, l'homme qui insulte une femme commet une lâcheté gratuite, tandis que la femme qui blesse un homme la première, ne pouvant lui en rendre raison, abuse de l'impunité.

Je ne détruisis pas mon petit ouvrage, parce que ce qui est fait est fait, et que nous ne devons jamais reprendre une pensée émise, qu'elle nous plaise ou non. Mais je me promis de ne jamais m'occuper des personnes quand je n'aurais pas plus de bien que de mal à en dire, ou quand je n'y serais pas contrainte par une attaque personnelle calomnieuse.

J'aurais bien eu, par momens, une certaine verve pour la polémique. Je le sentais, à l'ardeur de mon indignation contre le mensonge, et je fus cent fois sollicitée de me mêler au combat journalier de la politique. Je m'y refusai obstinément, même dans les jours où certains de mes amis m'y poussaient comme à l'accomplissement d'un devoir. Si on avait voulu faire avec moi un journal qui généralisât le combat de parti à parti, d'idée à idée, je m'y fusse mise avec courage, et j'aurais probablement osé plus que bien d'autres. Mais restreindre cette guerre aux proportions d'un duel de chaque jour, faire le procès des individus, les traduire, pour des faits de détail, à la barre de l'opinion, cela était antipathique à ma nature, et probablement impossible à mon organisation. Je ne me fusse pas soutenue vingt-quatre heures dans les conditions de colère et de ressentiment sans lesquelles même les justes sévérités ne peuvent s'accomplir. Il m'en a coûté parfois de faire partie de la rédaction d'un journal ou seulement d'une revue, où mon nom semblait être l'acceptation d'une solidarité avec ces exécutions politiques ou littéraires. Quelques-uns m'ont dit que je manquais de caractère et que mes sentimens étaient tièdes. Le premier point peut être vrai, mais le second étant faux, je ne pense pas que l'un soit la conséquence rigoureuse de l'autre. Je me rappelle que bon nombre de ceux qui, en 1847, me reprochaient vivement mon apathie politique et me prêchaient l'action en fort beaux termes, furent, en 1848, bien plus calmes et bien plus doux que je ne l'avais jamais été.

Avant d'aborder l'année 1835, où, pour la première fois de ma vie, je me sentis gagnée par un vif intérêt aux événemens d'actualité, je parlerai de quelques personnes avec lesquelles je commençais ou devais commencer bientôt à être liée. Comme ces personnes sont toujours restées étrangères au monde politique, il me serait difficile d'y revenir quand j'entrerai un peu dans ce monde-là, et, pour ne pas interrompre alors mon sujet principal, je compléterai ici, en quelque sorte, l'histoire de mes relations avec elles, comme je l'ai déjà fait pour M. Delatouche.

CHAPITRE TRENTE-DEUXIEME.

Madame Dorval.

J'étais liée depuis un an avec Mme Dorval, non pas sans lutte avec plusieurs de mes amis, qui avaient d'injustes préventions contre elle. J'aurais beaucoup sacrifié à l'opinion de mes amis les plus sérieux, et j'y sacrifiais souvent, lors même que je n'étais pas bien convaincue; mais pour cette femme, dont le cœur était au niveau de l'intelligence, je tins bon, et je fis bien.

Née sur les tréteaux de province, élevée dans le travail et la misère, Marie Dorval avait grandi à la fois souffreteuse et forte, jolie et fanée, gaie comme un enfant, triste et bonne comme un ange condamné à marcher sur les plus durs chemins de la vie. Sa mère était de ces natures exaltées qui excitent de trop bonne heure la sensibilité de leurs enfans. A la moindre faute de Marie, elle lui disait: «Vous me tuez, vous me faites mourir de chagrin!» Et la pauvre petite, prenant au sérieux ces reproches exagérés, passait des nuits entières dans les larmes, priant avec ardeur, et demandant à Dieu, avec des repentirs et des remords navrans, de lui rendre sa mère, qu'elle s'accusait d'avoir assassinée; et le tout pour une robe déchirée ou un mouchoir perdu.

Ébranlée ainsi dès l'enfance, la vie d'émotions se développa en elle, intense, inépuisable, et en quelque sorte nécessaire. Comme ces plantes délicates et charmantes que l'on voit pousser, fleurir, mourir et renaître sans cesse, fortement attachées au roc, sous la foudre des cataractes, cette âme exquise, toujours pliée sous le poids des violentes douleurs, s'épanouissait au moindre rayon de soleil, et cherchait avec avidité le souffle de la vie autour d'elle, quelque fugitif, quelque empoisonné parfois qu'il put être. Ennemie de toute prévoyance, elle trouvait dans la force de son imagination et dans l'ardeur de son âme les joies d'un jour, les illusions d'une heure, que devaient suivre les étonnemens naïfs ou les regrets amers. Généreuse, elle oubliait ou pardonnait; et, se heurtant sans cesse à des chagrins renaissans, à des déceptions nouvelles, elle vivait, elle aimait, elle souffrait toujours.

Tout était passion chez elle, la maternité, l'art, l'amitié, le dévoûment, l'indignation, l'aspiration religieuse; et comme elle ne savait et ne voulait rien modérer, rien refouler, son existence était d'une plénitude effrayante, d'une agitation au dessus des forces humaines.

Il est étrange que je me sois attachée longtemps et toujours à cette nature poignante qui agissait sur moi, non pas d'une manière funeste (Marie Dorval aimait trop le beau et le grand pour ne pas vous y rattacher, même dans ses heures de désespoir), mais qui me communiquait ses abattemens, sans pouvoir me communiquer ses renouvellemens soudains et vraiment merveilleux. J'ai toujours cherché les âmes sereines, ayant besoin de leur patience et désirant l'appui de leur sagesse. Avec Marie Dorval, j'avais un rôle tout opposé, celui de la calmer et de la persuader; et ce rôle m'était bien difficile, surtout à l'époque où, troublée et effrayée de la vie jusqu'à la désespérance, je ne trouvais rien de consolant à lui-dire qui ne fût démenti en moi par une souffrance moins expansive, mais aussi profonde que les siennes.

Et pourtant ce n'était pas par devoir seulement que j'écoutais sans me lasser sa plainte passionnée et incessante contre Dieu et les hommes. Ce n'était pas seulement le dévoûment de l'amitié qui m'enchaînait au spectacle de ses tortures; j'y trouvais un charme étrange, et, dans ma pitié, il y avait un respect profond pour ces trésors de douleur qui ne s'épuisaient que pour se renouveler.

A très peu d'exceptions près, je ne supporte pas longtemps la société des femmes; non pas que je les sente inférieures à moi par l'intelligence: j'en consomme si peu dans le commerce habituel de la vie, que tout le monde en a plus que moi autour de moi; mais la femme est, en général, un être nerveux et inquiet, qui me communique, en dépit de moi-même, son trouble éternel à propos de tout. Je commence par l'écouter à regret, et puis je me laisse prendre à un intérêt bien naturel, et je m'aperçois enfin que, dans toutes les agitations puériles qu'on me raconte, il n'y a pas de quoi fouetter un chat.

D'autres sont vaines sitôt qu'elles deviennent sérieuses, et celles qui ne sont pas artistes de profession arrivent souvent à un orgueil démesuré, dès qu'elles sortent de la région des caquets et de la préoccupation exagérée des petites choses. C'est un résultat de l'éducation incomplète; mais cette éducation le fût-elle moins, il resterait toujours à la femme une sorte d'excitation maladive qui tient à son organisation, et qui en fait le tourment quand, par exception, elle n'en fait pas le charme.

J'aime donc mieux les hommes que les femmes, et je le dis sans malice, bien sérieusement convaincue que les fins de la nature sont logiques et complètes, que la satisfaction des passions n'est qu'un côté restreint et accidentel de cet attrait d'un sexe pour l'autre, et qu'en dehors de toute relation physique, les âmes se recherchent toujours dans une sorte d'alliance intellectuelle et morale où chaque sexe apporte ce qui est le complément de l'autre. S'il en était autrement, les hommes fuiraient les femmes, et réciproquement, quand l'âge des passions finit, tandis qu'au contraire, le principal élément de la civilisation humaine est dans leurs rapports calmes et délicats.

Malgré cette disposition que je n'ai jamais voulu nier, trouvant qu'à la nier il y avait hypocrisie mal entendue et déraison complète; malgré mon éloignement à écouter les confidences de femmes, qui sont rarement vraies, et souvent insipides; malgré ma préférence pour la corde plus franche et plus pleine que les hommes font vibrer dans mon esprit, j'ai connu et je connais plusieurs femmes qui, vraiment femmes par la sensibilité et la grâce, m'ont mis le cœur et le cerveau complétement à l'aise, par une candeur véritable et une placidité de caractère non pas virile, mais pour ainsi dire angélique.

Telle n'était pourtant pas Mme Dorval. C'était le résumé de l'inquiétude féminine arrivée à sa plus haute puissance. Mais c'en était aussi l'expression la plus intéressante et la plus sincère. Ne dissimulant rien d'elle-même, elle n'arrangeait et n'affectait rien. Elle avait un abandon d'une rare éloquence; éloquence parfois sauvage, jamais triviale, toujours chaste dans sa crudité et trahissant partout la recherche de l'idéal insaisissable, le rêve du bonheur pur, le ciel sur la terre. Cette intelligence supérieure, inouïe de science psychologique et riche d'observations fines et profondes, passait du sévère au plaisant avec une mobilité stupéfiante. Quand elle racontait sa vie, c'est-à-dire son déboire de la veille, et sa croyance au lendemain, c'était au milieu de larmes amères et de rires entraînans qui dramatisaient ou éclairaient son visage, sa pantomime, tout son être, de lueurs tour à tour terribles et brillantes. Tout le monde a connu à demi cette femme impétueuse, car quiconque l'a vue aux prises avec les fictions de l'art, peut, jusqu'à un certain point, se la représenter telle qu'elle était dans la réalité: mais ce n'était là qu'un côté d'elle-même. On ne lui a jamais fait, l'on n'aurait, je crois, jamais pu lui faire le rôle où elle se fût manifestée et révélée tout entière, avec sa verve sans fiel, sa tendresse immense, ses colères enfantines, son audace splendide, sa poésie sans art, ses rugissemens, ses sanglots et ses rires naïfs et sympathiques, soulagement momentané qu'elle semblait vouloir donner à l'émotion de son auditeur accablé.

Parfois, cependant, c'était une gaîté désespérée; mais bientôt le rire vrai s'emparait d'elle et lui donnait de nouvelles puissances. C'était la balle élastique qui touchait la terre pour rebondir sans cesse. Ceux qui l'écoutaient une heure en étaient éblouis. Ceux qui l'écoutaient des jours entiers la quittaient brisés, mais attachés à cette destinée fatale par un invincible attrait, celui qui attire la souffrance, vers la souffrance et la tendresse du cœur, vers l'abîme des cœurs navrés.

Lorsque je la connus, elle était dans tout l'éclat de son talent et de sa gloire. Elle jouait Antony et Marion Delorme.

Avant de prendre la place qui lui était due, elle avait passé par toutes les vicissitudes de la vie nomade. Elle avait fait partie de troupes ambulantes dont le directeur proposait une partie de dominos sur le théâtre, à l'amateur le plus fort de la société, pour égayer l'entr'acte. Elle avait chanté dans les chœurs de Joseph, grimpée sur une échelle et couverte d'un parapluie pour quatre, la coulisse du théâtre (c'était une ancienne église) étant tombée en ruines, et les choristes étant obligés de se tenir là sur une brèche masquée de toiles, par une pluie battante. Le chœur avait été interrompu par l'exclamation d'un des coryphées, criant à celui qui était sur l'échelon au dessus de lui: «Animal, tu me crèves l'œil avec ton parapluie! A bas le parapluie!»

A quatorze ans, elle jouait Fanchette dans le Mariage de Figaro, et je ne sais plus quel rôle dans une autre pièce. Elle ne possédait au monde qu'une robe blanche qui servait pour les deux rôles. Seulement, pour donner à Fanchette une tournure espagnole, elle cousait une bande de calicot rouge au bas de sa jupe, et la décousait vite après la pièce, pour avoir l'air de mettre un autre costume, quand les deux pièces étaient jouées le même soir. Dans le jour, vêtue d'un étroit fourreau d'enfant, en tricot de laine, elle lavait et repassait sa précieuse robe blanche.

Un jour, qu'elle était ainsi vêtue et ainsi occupée, un vieux riche de province vint lui offrir son cœur et ses écus. Elle lui jeta son fer à repasser au visage, et alla conter cette insulte à un petit garçon de quinze ans qu'elle regardait comme son amoureux, et qui voulut tuer le séducteur.

Mariée jeune, elle chantait l'opéra comique à Nancy, je crois, lorsque sa petite fille eut la cuisse cassée dans la coulisse par la chute d'un décor. Il lui fallut courir de son enfant à la scène, et de la scène à son enfant, sans interrompre la représentation.

Mère de trois enfans et chargée de sa vieille mère infirme, elle travailla avec un courage infatigable pour les entourer de soins. Elle vint à Paris tenter la fortune, c'était l'ambition d'échapper à la misère. Mais, ayant en horreur toute autre ressource que celle du travail, elle végéta plusieurs années dans la fatigue et les privations. Ce ne fut que par le rôle de la Meunière, dans le mélodrame en vogue des Deux Forçats, qu'elle commença à faire remarquer ses éminentes qualités dramatiques.

Dès lors ses succès furent brillans et rapides. Elle créa la femme du drame nouveau, l'héroïne romantique au théâtre, et si elle dut sa gloire aux maîtres dans cet art, ils lui durent, eux aussi, la conquête d'un public qui voulait en voir et qui en vit la personnification dans trois grands artistes, Frédérick Lemaître, Mme Dorval et Bocage.

Mme Dorval créa, en outre, un type à part dans le rôle de Jeanne Vaubernier (Mme Dubarry). Il faut l'avoir vue dans ce rôle, où, exquise de grâce et de charme dans la trivialité, elle résolut une difficulté qui semblait insurmontable.

Mais il faut l'avoir vue dans Marion Delorme, dans Angelo, dans Chatterton, dans Antony, et plus tard dans le drame de Marie-Jeanne, pour savoir quelle passion jalouse, quelle chasteté suave, quelles entrailles de maternité étaient en elle à une égale puissance.

Et pourtant elle avait à lutter contre des défauts naturels. Sa voix était éraillée, sa prononciation grasseyante, et son premier abord sans noblesse et même sans grâce. Elle avait le débit de convention maladroit et gêné, et, trop intelligente pour beaucoup de rôles qu'elle eut à jouer, elle disait souvent: «Je ne sais aucun moyen de dire juste des choses fausses. Il y a au théâtre des locutions convenues qui ne pourront jamais sortir de ma bouche que de travers, parce qu'elles n'en sont jamais sorties dans la réalité. Je n'ai jamais dit dans un moment de surprise: Que vois-je! et dans un mouvement d'hésitation: m'égaré-je? Eh bien! j'ai souvent des tirades entières dont je ne trouve pas un seul mot possible et que je voudrais improviser d'un bout à l'autre, si on me laissait faire.»

Mais il y avait toute une entrée en matière dans les premières scènes de ses rôles, où, quelque vrais et bien écrits qu'ils fussent, ses défauts ressortaient plus que ses qualités. Ceux qui la connaissaient ne s'en inquiétaient pas, sachant que le premier éclair qui jaillirait d'elle amènerait l'embrasement du public. Ses ennemis (tous les grands artistes en ont beaucoup et de très acharnés) se frottaient les mains au début, et les gens sans prévention qui la voyaient pour la première fois, s'étonnaient qu'on la leur eût tant vantée; mais, dès que le mouvement se faisait dans le rôle, la grâce souple et abandonnée se faisait dans la personne; dès que le trouble arrivait dans la situation, l'émotion de l'actrice creusait cette situation, jusqu'à l'épouvante, et quand la passion, la terreur ou le désespoir éclataient, les plus froids étaient entraînés, les plus hostiles étaient réduits au silence.

J'avais publié seulement Indiana, je crois, quand, poussée vers Mme Dorval par une sympathie profonde, je lui écrivis pour lui demander de me recevoir. Je n'étais nullement célèbre, et je ne sais même pas si elle avait entendu parler de mon livre. Mais ma lettre la frappa par sa sincérité. Le jour même où elle l'avait reçue, comme je parlais de cette lettre à Jules Sandeau, la porte de ma mansarde s'ouvre brusquement, et une femme vient me sauter au cou avec effusion, en criant tout essoufflée: Me voilà, moi!

Je ne l'avais jamais vue que sur les planches; mais sa voix était si bien dans mes oreilles, que je n'hésitai pas à la reconnaître. Elle était mieux que jolie, elle était charmante; et, cependant, elle était jolie, mais si charmante que cela était inutile. Ce n'était pas une figure, c'était une physionomie, une âme. Elle était encore mince, et sa taille était un souple roseau qui semblait toujours balancé par quelque souffle mystérieux, sensible pour lui seul. Jules Sandeau la compara, ce jour-là, à la plume brisée qui ornait son chapeau. «Je suis sûr, disait-il, qu'on chercherait dans l'univers entier une plume aussi légère et aussi molle que celle qu'elle a trouvée. Cette plume unique et merveilleuse a volé vers elle par la loi des affinités, ou elle est tombée sur elle, de l'aile de quelque fée en voyage.»

Je demandai à Mme Dorval comment ma lettre l'avait convaincue et amenée si vite. Elle me dit que cette déclaration d'amitié et de sympathie lui avait rappelé celle qu'elle avait écrite à Mlle Mars après l'avoir vue jouer pour la première fois: «J'étais si naïve et si sincère! ajouta-t-elle. J'étais persuadée qu'on ne vaut et qu'on ne devient quelque chose soi-même que par l'enthousiasme que le talent des autres nous inspire. Je me suis souvenue, en lisant votre lettre, qu'en écrivant la mienne je m'étais sentie véritablement artiste pour la première fois, et que mon enthousiasme était une révélation. Je me suis dit que vous étiez ou seriez artiste aussi; et puis, je me suis rappelé encore que Mlle Mars, au lieu de me comprendre et de m'appeler, avait été froide et hautaine avec moi; je n'ai pas voulu faire comme Mlle Mars.»

Elle nous invita à dîner pour le dimanche suivant; car elle jouait tous les soirs de la semaine, et passait le jour du repos au milieu de sa famille. Elle était mariée avec M. Merle, écrivain distingué, qui avait fait des vaudevilles charmans, le Ci-devant jeune Homme entr'autres, et qui, presque jusqu'à ses derniers jours, a fait le feuilleton de théâtre de la Quotidienne avec esprit, avec goût, et presque toujours avec impartialité. M. Merle avait un fils; les trois filles de Mme Dorval et quelques vieux amis composaient la réunion intime, où les jeux et les rires des enfans avaient naturellement le dessus.

On ne sait pas assez combien est touchante la vie des artistes de théâtre quand ils ont une vraie famille et qu'ils la prennent au sérieux. Je crois qu'aujourd'hui le plus grand nombre est dans les conditions du devoir ou du bonheur domestique, et qu'il serait bien temps d'en finir absolument avec les préjugés du passe. Les hommes ont plus de moralité dans cette classe que les femmes, et la cause en est dans les séductions qui environnent la jeunesse et la beauté, séductions dont les conséquences, agréables seulement pour l'homme, sont presque toujours funestes pour la femme. Mais quand même les actrices ne sont pas dans une position régulière selon les lois civiles, quand même, je dirai plus, elles sont livrées à leurs plus mauvaises passions, elles sont presque toutes des mères d'une tendresse ineffable et d'un courage héroïque. Les enfans de celles-ci sont même généralement plus heureux que ceux de certaines femmes du monde, ces dernières, ne pouvant et ne voulant pas avouer leurs fautes, cachent et éloignent les fruits de leur amour, et quand, à la faveur du mariage, elles les glissent dans la famille, le moindre doute fait peser la rigueur et l'aversion sur la tête de ces malheureux enfans.

Chez les actrices, faute avouée est réparée. L'opinion de ce monde-là ne flétrit que celles qui abandonnent ou méconnaissent leur progéniture. Que le monde officiel condamne si bon lui semble, les pauvres petits ne se plaindront pas d'être accueillis chez eux par une opinion plus tolérante. Là, vieux et jeunes parens, et même époux légitimes venus après coup, les adoptent sans discussion vaine et les entourent de soins et de caresses. Bâtards ou non, ils sont tous fils de famille, et quand leur mère a du talent, les voilà de suite ennoblis et traités dans leur petit monde comme de petits princes.

Nulle part les liens du sang ne sont plus étroitement serrés que chez les artistes de théâtre. Quand la mère est forcée de travailler aux répétitions cinq heures par jour, et à la représentation cinq heures par soirée; quand elle a à peine le temps de manger et de s'habiller, les courts momens où elle peut caresser et adorer ses enfans sont des momens d'ivresse passionnée, et les jours de repos sont de vrais jours de fête. Comme elle les emporte alors à la campagne avec transport! comme elle se fait enfant avec eux, et comme, en dépit des égaremens qu'elle peut avoir subis ailleurs, elle redevient pure dans ses pensées et un moment sanctifiée par le contact de ces âmes innocentes!

Aussi, celles qui vivent dans des habitudes de vertu (et il y en a plus qu'on ne pense), sont-elles dignes d'une vénération particulière; car, en général, elles ont une rude charge à porter, quelquefois, père, mère, vieilles tantes, sœurs trop jeunes, ou mères aussi, sans courage et sans talent. Cet entourage est nécessaire souvent pour surveiller et soigner les enfans de l'artiste qu'elle ne peut élever elle-même d'une manière suivie, et qui lui sont un éternel sujet d'inquiétude; mais souvent aussi cet entourage use et abuse, ou il se querelle, et, au sortir des enivremens de la fiction, il faut venir mettre la paix dans cette réalité troublée.

Pourtant l'artiste, loin de répudier sa famille, l'appelle et la resserre autour de lui. Il tolère, il pardonne, il soutient, il nourrit les uns et élève les autres. Quelque sage qu'il soit, ses appointemens ne suffisent qu'à la condition d'un travail terrible, car l'artiste ne peut vivre avec la parcimonie que le petit commerçant et l'humble bourgeois savent mettre dans leur existence. L'artiste a des besoins d'élégance et de salubrité dont le citadin sordide ne recule pas à priver ses enfans et lui-même. Il a le sentiment du beau, par conséquent la soif d'une vraie vie. Il lui faut un rayon de soleil, un souffle d'air pur, qui, si mesuré qu'il soit, devient chaque jour d'un prix plus exorbitant dans les villes populeuses.

Et puis, l'artiste sent vivement les besoins de l'intelligence. Il ne vit, il ne grandit que par là. Son but n'est pas d'amasser une petite rente pour doter ses enfans; il faut que ses enfans soient élevés en artistes pour le devenir à leur tour. On veut pour les siens ce que l'on possède soi-même, et parfois on le veut d'autant plus qu'on en a été privé et qu'on s'est miraculeusement formé à la vie intellectuelle par des prodiges de volonté. On sait ce qu'on a souffert, et, comme on a risqué d'échouer, on veut épargner à ses enfans ces dangers et ces épreuves. Ils seront donc élevés et instruits comme les enfans du riche; et cependant on est pauvre: la moyenne des appointemens des artistes un peu distingués de Paris est de cinq mille francs par an. Pour arriver à huit ou dix mille, il faut déjà avoir un talent très sérieux, ou, ce qui est plus rare et plus difficile à atteindre (car il y a des centaines de talens ignorés ou méconnus), il faut avoir un succès notable.

L'artiste n'arrive donc à résoudre le dur problème qu'à travers des peines infinies, et toutes ces questions d'amour-propre excessif et de jalousie puérile qu'on lui reproche de prendre trop au sérieux, cachent souvent des abîmes d'effroi ou de douleur, des questions de vie et de mort.

Ce dernier point était bien réel chez Mme Dorval. Elle gagnait tout au plus quinze mille francs et ne se reposant jamais, et vivant de la manière la plus simple, sachant faire sa demeure et ses habitudes élégantes sans luxe, à force de goût et d'adresse; mais grande, généreuse, payant souvent des dettes qui n'étaient pas les siennes, ne sachant pas repousser des parasites qui n'avaient de droit chez elle que la persistance de l'habitude, elle était sans cesse aux expédiens, et je lui ai vu vendre, pour habiller ses filles ou pour sauver de lâches amis, jusqu'aux petits bijoux qu'elle aimait comme des souvenirs et qu'elle baisait comme des reliques.

Récompensée souvent par la plus noire ingratitude, par des reproches qui étaient de véritables blasphèmes dans certaines bouches, elle se consolait dans l'espoir du bonheur de ses filles: mais l'une d'elles brisa son cœur.

Gabrielle avait seize ans; elle était d'une idéale beauté. Je ne la vis pas trois fois sans m'apercevoir qu'elle était jalouse de sa mère et qu'elle ne songeait qu'à secouer son autorité. Mme Dorval ne voulait pas entendre parler de théâtre pour ses filles. «Je sais trop ce que c'est!» disait-elle; et, dans ce cri, il y avait toutes les terreurs et toutes les tendresses de la mère.

Gabrielle ne se gêna pas pour me dire que sa mère redoutait sur la scène le voisinage de sa jeunesse et de sa beauté. Je l'en repris, et elle me témoigna très naïvement sa colère et son aversion pour quiconque donnait raison contre elle à sa mère. Je fus surprise de voir tant d'amertume cachée sous cette figure d'ange, pour laquelle je m'étais sentie prévenue, et qui, en me donnant sa confiance, s'était imaginée apparemment que j'abonderais dans son sens.

Peu de temps après, Gabrielle s'éprit d'un homme de lettres de quelque talent, F***, qui faisait de petits articles dans la Revue des Deux-Mondes, sous le nom de lord Feeling. Mais ce talent était d'une mince portée et d'un emploi à peu près nul, commercialement parlant. F... ne possédait rien, et, de plus, il était phthisique.

Mme Dorval voulut l'éloigner; Gabrielle, irritée, l'accusa de vouloir le lui enlever. «Ah! s'écriait la pauvre mère blessée et consternée, voilà l'exécrable rengaine? des filles jalouses! On veut les empêcher de courir à leur perte, on a le cœur brisé d'être forcé de briser le leur, et pour vous consoler, elles vous accusent d'être infâme, pas davantage!»

Mme Dorval jugea nécessaire de mettre Gabrielle au couvent. Un beau matin, Gabrielle disparut, enlevée par F....

F... était un honnête homme, mais une âme sans énergie comme son organisation mortellement frappée, et un esprit sans ressources comme sa fortune. Après le scandale de cet enlèvement, Mme Dorval ne pouvant lui refuser la main de Gabrielle, il n'avait d'autre parti à prendre que de venir demander et obtenir un double pardon. La courageuse mère eût donné asile à ce malade qui voulait être époux au bord de sa tombe, à cette fille abusée qui se posait en victime parce qu'on voulait l'empêcher de l'être.

F... fit tout le contraire de ce que lui eussent conseillé la raison et la droiture. Il emmena Gabrielle en Espagne, comme s'il eût craint que sa mère ne mît des gendarmes après elle, et ils essayèrent de se marier sans son consentement; mais ils n'y réussirent pas et furent forcés de le demander dans des termes blessans. Le mariage consenti et conclu, ils demandèrent de l'argent. Mme Dorval donna tout ce qu'elle put donner. On trouva naturellement qu'elle n'en avait guère, et on lui en fit un crime. Les jeunes époux, au lieu de chercher à travailler à Paris, partirent pour l'Angleterre, mangeant ainsi d'un coup, en voyages et en déplacemens, le peu qu'ils possédaient. Avaient-ils l'espoir de se créer des occupations à Londres? Cet espoir ne se réalisa pas. Gabrielle n'était pas artiste, bien qu'elle eût été élevée comme une héritière eût pu l'être, avec des maîtres d'art et les conseils de vrais artistes; mais la beauté ne suffit pas sans le courage et l'intelligence.

F... n'était pas beaucoup mieux doué: c'était un bon jeune homme, d'une figure intéressante, capable de sentimens doux et tendres, mais très à court d'idées et trop délicat pour ne pas comprendre, s'il eût réfléchi, qu'enlever une jeune fille pauvre, sans avoir les moyens ni la force de lui créer une existence, est une faute dont on a mauvaise grâce à se draper. Il tomba dans le découragement, et la phthisie fit d'effrayans progrès. Ce mal est contagieux entre mari et femme. Gabrielle en fut envahie et y succomba en quelques semaines, en proie à la misère et au désespoir.

Le malheureux F... revint mourir à Paris. Il reçut l'hospitalité pendant quelques jours, à Saint-Gratien, chez le marquis de Custines, et là il eut la faiblesse de se plaindre de Mme Dorval avec âcreté. Se faisant illusion sur lui-même, comme tous les phthisiques, il prétendait avoir été robuste et bien portant avant ce séjour à Londres, où les privations de sa femme et l'inquiétude de l'avenir l'avaient tué. Il se trompait complétement sur lui-même. Le premier mot que Mme Dorval m'avait dit sur son compte avait été celui-ci: «Il a un peu de talent, très peu de courage, et une santé perdue.» Il suffisait, en effet, de le voir, pour remarquer sa toux sèche, sa maigreur extrême et le profond abattement de sa physionomie. La pauvre Gabrielle attribuait ces symptômes effrayans aux souffrances de la passion, et, innocente qu'elle était, ne se doutait pas que l'assouvissement de cette passion serait la mort pour tous deux.

Quant aux secours que Mme Dorval eût dû leur envoyer, dans l'état de gêne très dure et très effrayante où elle vivait elle-même, harcelée (je l'ai vu) par des créanciers qui saisissaient ses appointemens et menaçaient de saisir ses meubles, ces secours eussent été un faible palliatif. En outre, F... avouait lui-même qu'il avait eu honte de lui faire savoir à quelles extrémités il s'était vu réduit, et cette honte se comprend de reste de la part d'un homme qui n'a tenu compte des prévisions maternelles et qui s'est fait fort d'être un soutien digne de confiance. F... s'était montré irrité surtout de n'avoir pas inspiré cette confiance à Mme Dorval.

Malgré ce remords intérieur, F..., brisé par la perte de sa femme, aigri par sa propre souffrance et se débattant aux approches de l'agonie, s'épanchait en confidences amères. Que Dieu lui pardonne, mais elles furent coupables, ces plaintes de sa faiblesse! Bon nombre de personnes les écoutèrent et les accueillirent, coupables aussi de ne pas savoir les réduire à néant comme l'examen du fait et par la plus simple réflexion sur ce fait même.

Les ennemis de Mme Dorval s'emparèrent avec joie du plus odieux et du plus absurde reproche qu'on pût inventer contre cette mère martyre, à toute heure de sa vie, du déchirement de ses propres entrailles. Elle, une mauvaise mère, quand son sentiment maternel tenait de la passion et parfois du délire! quand elle est morte elle-même à la peine! Je raconte toute sa vie, et on verra tout à l'heure comme elle savait aimer.

Un jour qu'on rapportait, bien à tort selon moi, à Mme Dorval les plaintes de sa fille et de F..., au nombre desquelles celle-ci que Gabrielle avait été par elle maltraitée et battue, elle devint sombre et rêveuse; puis, sans écouter les questions indélicates et cruelles qu'on lui adressait, elle s'écria: «Ah oui! mon Dieu, j'aurais dû la battre! Pardonnez-moi, mon Dieu, de n'avoir pas eu ce courage-là!»

Abreuvée de douleurs, la pauvre femme se releva de ce nouveau coup par le travail, l'affection des siens et de tendres soins pour sa plus jeune fille, Caroline, un bel enfant blond et calme, dont la santé, longtemps ébranlée, lui avait causé de mortelles angoisses. Au lieu de la seconder et d'adopter l'enfant malade, comme celui qui avait le besoin et le droit d'être l'enfant gâté, les deux sœurs aînées s'étaient amusées à en être jalouses.

Mais Caroline était bonne; elle chérissait sa mère: elle méritait d'être heureuse, et elle le fut. Après que sa sœur Louise fut mariée, elle se maria, à son tour, avec Réné Luguet, un jeune acteur en qui Mme Dorval pressentit un talent vrai, une âme généreuse, un caractère sûr.

Je vis cependant Mme Dorval triste et abattue pendant les premiers mois de cette nouvelle vie qui se faisait autour d'elle. Elle était souvent malade. Un jour je la trouvai au fond de son appartement de la rue du Bac, courbée et comme brisée sur un métier à tapisserie. «Je suis cependant heureuse, me dit-elle en pleurant de grosses larmes. Eh bien, je souffre, et je ne sais pas pourquoi. Les affections ardentes m'ont usée avant l'âge. Je me sens vieille, fatiguée. J'ai besoin de repos, je cherche le repos, et voilà ce qui m'arrive: je ne sais pas me reposer.» Puis elle entra dans le détail de sa vie intime. «J'ai rompu violemment, me dit-elle, avec les souffrances violentes. Je veux vivre du bonheur des autres, faire ce que tu m'as dit, m'oublier moi-même. J'aurais voulu aussi me rattacher à mon art, l'aimer; mais cela m'est impossible. C'est un excitant qui me ramène au besoin de l'excitation, et, ainsi excitée à demi, je n'ai plus que le sentiment de la douleur, les affreux souvenirs, et, pour toute diversion au passé, les mille coups d'épingle de la réalité présente, trop faibles pour emporter le mal, assez forts pour y ajouter l'impatience et le malaise. Ah! si j'avais des rentes, ou si mes enfans n'avaient plus besoin de moi, je me reposerais tout à fait!»

Et comme je lui observais qu'elle se plaignait justement de ne pas savoir devenir calme: «C'est vrai, me dit-elle, l'ennui me dévore, depuis que je n'ai plus à m'inquiéter. Louise est mariée selon son choix, Caroline a un mari charmant, qu'elle adore. M. Merle, toujours gai et satisfait, pourvu que rien ne fasse un pli dans son bien-être, est, aujourd'hui comme toujours, le calme personnifié; aimable, facile à vivre, charmant dans son égoïsme. Tout ne va pas mal, sauf cet appartement que vous trouvez si joli, mais qui est sombre et qui me fait l'effet d'un tombeau.»

Et elle se remit à pleurer. «Tu me caches quelque chose? lui dis-je.—Non, vrai! s'écria-t-elle. Tu sais bien que j'ai au contraire le défaut de t'accabler de mes peines, et que c'est à toi que je demande toujours du courage. Mais est-ce que tu ne comprends pas l'ennui? Un ennui sans cause, car si on la savait, cette cause, on trouverait le remède. Quand je me dis que c'est peut-être l'absence de passions, je sens un tel effroi à l'idée de recommencer ma vie, que j'aime encore mille fois mieux la langueur où je suis tombée. Mais, dans cette espèce de sommeil où me voilà, je rêve trop et je rêve mal. Je voudrais voir le ciel ou l'enfer, croire au Dieu et au diable de mon enfance, me sentir victorieuse d'un combat quelconque, et découvrir un paradis, une récompense. Eh bien, je ne vois rien qu'un nuage, un doute. Je m'efforce par momens de me sentir dévote. J'ai besoin de Dieu; mais je ne le comprends pas sous la forme que la religion lui donne. Il me semble que l'Église est aussi un théâtre, et qu'il y a là des hommes qui jouent un rôle. Tiens, ajouta-t-elle en me montrant une jolie réduction en marbre blanc de la Madeleine de Canova, je passe des heures à regarder cette femme qui pleure, et je me demande pourquoi elle pleure, si c'est du repentir d'avoir vécu ou du regret de ne plus vivre. Longtemps je ne l'ai étudiée que comme un modèle de pose, à présent je l'interroge comme une idée. Tantôt elle m'impatiente, et je voudrais la pousser pour la forcer à se relever; tantôt elle m'épouvante, et j'ai peur d'être brisée aussi sans retour.

—Je voudrais être toi, reprit-elle, en réponse aux réflexions que les siennes me suggéraient.

—Moi, je t'aime trop pour te souhaiter cela, lui dis-je. Je ne m'ennuie pas, dans le sens que tu dis, depuis aujourd'hui ni depuis hier, mais depuis l'heure où je suis venue au monde.

—Oui, oui, je sais cela, s'écria-t-elle: mais c'est un fort ennui, ou un ennui fort, comme tu voudras. Le mien est plus mou que douloureux, il est écœurant. Tu creuses la raison de tes tristesses, et quand tu la tiens, voilà que ton parti est pris. Tu te tires de tout en disant: «C'est comme cela et ne peut être autrement.» Voilà, moi, comme je voudrais pouvoir dire. Et puis, tu crois qu'il y a une vérité, une justice, un bonheur quelque part; tu ne sais pas où, cela ne te fait rien. Tu crois qu'il n'y a qu'à mourir pour entrer dans quelque chose de mieux que la vie. Tout cela, je le sens d'une manière vague; mais je le désire plus que je ne l'espère.»

Puis s'interrompant tout à coup: «Qu'est-ce que c'est qu'une abstraction? me dit-elle. Je lis ce mot-là dans toutes sortes de livres, et plus on me l'explique, moins je comprends.»

Je ne lui eus pas répondu deux mots que je vis qu'elle comprenait mieux que moi, car elle s'imaginait que j'avais du génie, et c'est elle qui en avait.

«Eh bien! reprit-elle avec feu, une idée abstraite n'est rien pour moi. Je ne peux pas mettre mon cœur et mes entrailles dans mon cerveau. Si Dieu a le sens commun, il veut qu'en nous, comme en dehors de nous, chaque chose soit à sa place et y remplisse sa fonction. Je peux comprendre l'abstraction Dieu et contempler un instant l'idée de la perfection à travers une espèce de voile, mais cela ne dure pas assez pour me charmer. Je sens le besoin d'aimer, et que le diable m'emporte si je peux aimer une abstraction!

«Et puis, quoi? Ce Dieu-là, que vos philosophes et vos prêtres nous montrent les uns comme une idée, les autres sous la forme d'un Christ, qui me répondra qu'il soit ailleurs que dans vos imaginations? Qu'on me le montre, je veux le voir! S'il m'aime un peu, qu'il me le dise et qu'il me console! Je l'aimerai tant, moi! Cette Madeleine, elle l'a vu, elle l'a touché, son beau rêve! Elle a pleuré à ses pieds, elle les a essuyés de ses cheveux! Où peut-on rencontrer encore une fois le divin Jésus? Si quelqu'un le sait, qu'il me le dise, j'y courrai. Le beau mérite d'adorer un être parfait qui existe réellement! Croit-on que si je l'avais connu, j'aurais été une pécheresse? Est-ce que ce sont les sens qui entraînent? Non, c'est la soif de toute autre chose; c'est la rage de trouver l'amour vrai qui appelle et fuit toujours. Que l'on nous envoie des saints, et nous serons bien vite des saintes. Qu'on me donne un souvenir comme celui que cette pleureuse emporta au désert, je vivrai au désert comme elle, je pleurerai mon bien-aimé, et je ne m'ennuierai pas, je t'en réponds.»

Telle était cette âme troublée et toujours ardente, dont je gâte probablement les effusions en tâchant de les résumer et de les traduire. Car qui rendra le feu de sa parole et l'animation de ses pensées? Ceux qui ont entendu et compris cette parole ne l'oublieront jamais!

Cet abattement ne fut que passager. Bientôt Caroline eut un fils, à qui sa mère donna le nom de Georges; et cet enfant devint la joie, l'amour suprême de Marie. Il fallait à ce cœur dévoué un être à qui elle pût se donner tout entière, le jour et la nuit, sans repos et sans restriction. «Mes enfans, disait-elle, prétendent que je les ai moins aimés à mesure qu'ils grandissaient. Cela n'est pas vrai; mais il est bien certain que je les ai aimés autrement. A mesure qu'ils avaient moins besoin de moi, j'étais moins inquiète d'eux, et c'est cette inquiétude qui fait la passion. Ma fille est heureuse; je troublerais son bonheur si j'avais l'air d'en douter. C'est son mari maintenant qui est sa mère, c'est lui qui la regarde dormir et qui s'inquiète si elle dort mal. Moi, j'ai besoin d'oublier mon sommeil, mon repos, ma vie pour quelqu'un. Il n'y a que les petits enfans qui soient dignes d'être choyés et couvés ainsi à toute heure. Quand on aime, on devient la mère d'un homme qui se laisse faire sans vous en savoir gré, ou qui ne se laisse pas faire, dans la crainte d'être ridicule. Ces chers innocens que nous berçons et que nous réchauffons sur notre cœur ne sont ni fiers ni ingrats, eux! Ils ont besoin de nous, ils usent de leur droit qui est de nous rendre esclaves. Nous sommes à eux comme ils sont à nous, tout entiers. Nous souffrons tout d'eux et pour eux, et comme nous ne leur demandons rien que de vivre et d'être heureux, nous trouvons qu'ils font bien assez pour nous quand ils daignent nous sourire.

«Tiens! me disait-elle en me montrant ce bel enfant, je demandais un saint, un ange, un Dieu, visible pour moi. Dieu me l'a envoyé. Voilà l'innocence, voilà la perfection, voilà la beauté de l'âme dans celle du corps. Voilà celui que j'aime, que je sers et que je prie. L'amour divin est dans une de ses caresses, et je vois le ciel dans ses yeux bleus.»

Cette tendresse immense qui se réveillait en elle plus vive que jamais donna un essor nouveau à son génie. Elle créa le rôle de Marie-Jeanne, et y trouva ces cris qui déchiraient l'âme, ces accens de douleur et de passion qu'on n'entendra plus au théâtre, parce qu'ils ne pouvaient partir que de ce cœur-là et de cette organisation-là, parce que ces cris et ces accens seraient sauvages et grotesques venant de toute autre qu'elle, et qu'il fallait une individualité comme la sienne pour les rendre terrifians et sublimes.

Mais ce fatal rôle et ce profond amour donnaient le coup de la mort à Mme Dorval. Elle fit une affreuse maladie à la suite de ce grand succès et réchappa, comme par miracle, d'une perforation au poumon. Elle s'était effrayée de l'idée de mourir. Georges vivait, elle voulait vivre.

Mme Dorval joua Agnès de Méranie et fit ensuite un essai fort curieux, qui fut de jouer la tragédie classique à l'Odéon. Cela n'était ni dans son air, ni dans sa voix. Pourtant, elle avait dit les vers de Ponsard avec une si grande intelligence, elle avait été si chaste et si sobre dans Lucrèce, que le public fut curieux de lui entendre dire les vers de Racine. Elle étudia Phèdre avec un soin infini, cherchant consciencieusement une interprétation nouvelle.

Au milieu de ces études, elle me parla d'elle-même avec la modestie naïve qui n'appartient qu'au génie. «Je n'ai pas, disait-elle, la prétention de trouver mieux que n'a fait Rachel, mais je peux trouver autre chose. Le public ne s'attend pas à me la voir imiter, je ne serais que sa parodie; mais il doit s'intéresser à moi dans ce rôle, non pas à cause de l'actrice, mais à cause de Racine. Il ne s'agit pas de retrouver l'intention première du poète: il n'y a rien de puéril comme les recherches de la vraie tradition. Il s'agit de faire valoir la beauté de la pensée et le charme de la forme, en montrant qu'elles se prêtent à toutes les natures et peuvent être exprimées par les types les plus opposés.

Elle fit, en effet, des prodiges d'intelligence et de passion dans ce rôle. Pour quiconque n'eût pas vu Rachel, elle eût marqué dans les annales du théâtre, par cette création que, du reste, Rachel ne possédait pas, à cette époque, avec autant de perfection qu'aujourd'hui. Elle était trop jeune, et la première jeunesse ne peut secouer les apparences de la retenue et de la crainte, autant que la situation de Phèdre le comporte. Le rôle est brûlant, Mme Dorval y fut brûlante. Rachel y est brûlante maintenant, et Rachel est complète, parce qu'elle a encore la jeunesse, la beauté, la grâce idéale qui manquaient dès lors à Mme Dorval. Rachel inspire l'amour, elle l'inspirait déjà, bien qu'elle ne fût pas à l'apogée de son talent. Mme Dorval ne l'inspirait plus, et il y a plus d'amoureux que d'artistes dans un public quelconque. Mais tout ce qu'il y eut d'artistes pour la voir dans ce rôle, l'apprécia profondément et sentit des détails dont personne, pas même les grandes célébrités de l'empire, n'avaient peut-être révélé la portée.

En 1848, je vis Mme Dorval très effrayée et très consternée de la révolution qui venait de s'accomplir. M. Merle, bien que modéré par caractère et tolérant dans ses opinions, appartenait au parti légitimiste, et Mme Dorval s'imaginait qu'elle serait persécutée. Elle rêvait même d'échafauds et de proscriptions, son imagination active ne sachant pas faire les choses à demi.

Il n'y avait qu'un motif fondé à ses alarmes. Cette perturbation devait frapper et frappait déjà tous ceux qui vivent d'un travail approprié aux conditions de la forme politique que l'on remet en question. Les artisans et les artistes, tous ceux qui vivent au jour le jour, se trouvent momentanément paralysés dans de telles crises, et Mme Dorval, ayant à lutter contre l'âge, la fatigue, et son propre effroi, pouvait difficilement résister au passage de l'avalanche. J'étais dans une situation non moins précaire: la crise me surprenait endettée par suite du mariage de ma fille; d'un côté, on me menaçait d'une saisie sur mon mobilier, de l'autre, les prix du travail se trouvaient réduits de trois quarts, et encore le placement fut-il suspendu pendant quelques mois.

Mais j'étais à peu près insensible aux dangers de cette situation. Les privations du moment ne sont rien, je n'en parle pas. La seule souffrance réelle de ces momens-là, c'est de ne pouvoir s'acquitter immédiatement envers ceux qui réclament leurs créances, et de ne pouvoir assister ceux qui souffrent autour de soi. Mais quand on est soutenu par une croyance sociale, par un espoir impersonnel, les anxiétés personnelles, quelque sérieuses qu'elles soient, s'en trouvent amoindries.

Mme Dorval, qui eût très bien compris et senti les idées générales, mais qui en repoussait vivement l'examen et la préoccupation, ayant assez à souffrir, disait-elle, pour son propre compte, ne voyait que désastres et ne rêvait que catastrophes sanglantes dans la révolution de février. Pauvre femme! c'était le pressentiment de l'affreuse douleur qui allait frapper sa famille.

Au mois de juin 1848, après ces exécrables journées qui venaient de tuer la république en armant ses enfans les uns contre les autres, et en creusant entre les deux forces de la révolution, peuple et bourgeoisie, un abîme que vingt années ne suffiront peut-être pas à combler, j'étais à Nohant, très menacée par les haines lâches et les imbéciles terreurs de la province. Je ne m'en souciais pas plus que de tout ce qui m'avait été personnel dans les événemens. Mon âme était morte, mon espoir écrasé sous les barricades.

Au milieu de cet abattement, je reçus de Marie Dorval la lettre que voici:

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