Histoire de ma Vie, Livre 3 (Vol. 10 - 13)
CHAPITRE TROISIEME.
Lettre incriminée au procès monstre.—Ma rédaction rejetée.—Défection du barreau républicain.—Trélat.—Discours d'Éverard.—Sa condamnation.—Retour à Nohant.—Projets d'établissement.—La maison déserte à Paris.—Charles d'Aragon.—Affaire Fieschi.—Les opinions politiques de Maurice.—M. Lamennais.—M. Pierre Leroux.—Le mal du pays me prend.—La maison déserte à Bourges.—Contradictions d'Éverard.—Je reviens à Paris.
Cependant il s'agissait surtout de soutenir le courage de certains accusés, en petit nombre, heureusement, qui menaçaient de faiblir. J'étais bien d'accord avec Éverard sur ce point, que, quel que fût le résultat d'une division dans les motifs et les idées des défenseurs, il fallait que la crainte et la lassitude ne parussent pas, même chez quelques accusés. Il me fit rédiger la lettre, la fameuse lettre qui devait donner au procès monstre une nouvelle extension. C'était son but, à lui de rendre inextricable le système d'accusation. L'idée souriait par momens à Armand Carrel; en d'autres, elle alarmait sa prudence. Mais Éverard la poussa rapidement, et lui, que l'on pouvait supposer parfois si méfiant du lendemain, c'est tout au plus s'il prit le temps de la réflexion. Il trouva ma rédaction trop sentimentale et la changea.
«Il n'est pas question de soutenir la foi chancelante par des homélies, me dit-il; les hommes ne donnent pas tant de part à l'idéal. C'est par l'indignation et la colère qu'on les ranime. Je veux attaquer violemment la pairie pour exalter les accusés; je veux d'ailleurs mettre en cause tout le barreau républicain.» Je lui fis observer que le barreau républicain signerait ma rédaction et reculerait devant la sienne. «Il faudra bien que tous signent, répondit-il, et s'ils ne le font pas, on se passera d'eux.»
On se passa du grand nombre, en effet, et ce fut une grande faute que de provoquer les défections. Toutes n'étaient pas si coupables qu'elles le parurent à Éverard. Certains hommes étaient venus là sans vouloir une révolution de fait, espérant contribuer seulement à une révolution dans les idées ne rêvant ni profit ni gloire, mais l'accomplissement d'un devoir dont toutes les conséquences ne leur avaient pas été soumises. J'en connais plusieurs qu'il me fut impossible de blâmer quand ils m'expliquèrent leurs motifs d'abstention.
On sait quelles conséquences eut la lettre. Elle fut fatale au parti en ce qu'elle y mit le désordre; elle fut fatale à Éverard en ce sens qu'elle donna lieu à un discours très controversé dans les rangs de son parti. Il avait, par un mouvement généreux, assumé sur lui toute la responsabilité de cette pièce incriminée par la cour des pairs. Il l'eût fait, quand même Trélat ne lui eût pas donné l'exemple du sacrifice. Mais Trélat fit devant la cour un acte d'hostilité héroïque, tandis qu'Éverard sema de contrastes sa profession de foi devant ce même tribunal. Laissons parler Louis Blanc: «....Puis M. Michel (de Bourges) s'avance. On connaissait déjà l'entraînement de sa parole, et tous attendaient, au milieu d'un solennel silence. Il commença d'une voix brève et profonde; à demi courbé sur la balustrade qui lui servait d'appui, tantôt il la faisait trembler sous la pression convulsive de ses mains; tantôt, d'un mouvement impétueux, il en parcourait l'étendue, semblable à ce Caïus Gracchus dont il fallait qu'un joueur de flûte modérât, lorsqu'il parlait, l'éloquence trop emportée. M. Michel (de Bourges) cependant ne fut ni aussi hardi ni aussi terrible que M. Trélat. Il se défendit, ce que M. Trélat n'avait pas daigné faire, et les attaques qu'il dirigea contre la pairie ne furent pas tout à fait exemptes de ménagemens. Tout en maintenant l'esprit de la lettre, il parut disposé à faire bon marché des formes, et il reconnut qu'à en juger par ce qu'il voyait depuis trois jours, les pairs valaient mieux que leur institution. Du reste, et pour ce qui concernait le fond même du procès, il fut inflexible.»
Je ne me permettrai de reprendre qu'un mot à cette excellente appréciation. Selon moi, Éverard ne se défendit pas, et je souffre encore en m'imaginant que, s'il fit bon marché des formes de sa provocation, ce fut peut-être sous l'impression de la critique que je lui avais faite de ces mêmes formes. Je trouvais, moi, et je me permettais de le lui dire, que la principale maladresse de son parti était la rudesse du langage et le ton acerbe des discussions. On revenait trop au vocabulaire des temps les plus aigris de la révolution; on affectait de le faire, sans songer qu'un choix d'expression fort du cachet de son temps, paraît violent, par conséquent faible, à quarante ans de distance. J'admirais l'originalité de la parole d'Éverard, précisément parce qu'elle donnait une couleur, une physionomie nouvelle à ces choses du passé. Il sentait bien que là était sa puissance, et il riait de tout son cœur des vieilles formules et des déclamations banales. Mais en écrivant, il y retombait quelquefois sans en avoir conscience, et quand je le lui faisais remarquer, il en convenait modestement. Nous n'avions pourtant pas été d'accord sur ce point en rédigeant la lettre. Il avait défendu et maintenu sa version; mais depuis, en l'entendant blâmer par d'autres, il s'en était dégoûté, et l'artiste dominant, par bouffées, l'homme de parti, il aurait voulu qu'une pièce destinée à faire tant de bruit fût un chef-d'œuvre de goût et d'éloquence. Il est vrai que s'il en eût été ainsi, on ne l'eût pas incriminée et que son but n'eût pas été atteint.
Comme il ne l'était pas davantage par la situation isolée que lui faisaient les poursuites, il n'était plus forcé rigoureusement de défendre chaque expression de cette lettre. Du moment qu'elle n'était plus signée par un parti tout entier, elle redevenait son œuvre personnelle, et il crut peut-être de bon goût de n'y pas tenir aveuglement.
Je n'ai pas entendu ce discours, je n'étais qu'à la séance du 20 mai. Rien n'est plus fugitif qu'un discours; et la sténographie, qui en conserve les mots, n'en conserve pas toujours l'esprit. Il faudrait pouvoir sténographier l'accent et photographier la physionomie de l'orateur pour bien comprendre toutes les nuances de sa pensée à chaque crise de son improvisation. Éverard ne préparait jamais rien en politique; il s'inspirait du moment, et, sous le coup de l'exaltation nerveuse qui dominait son talent en même temps qu'elle l'entretenait, il n'était pas toujours maître de sa parole. Ce ne fut pas la seule fois qu'on lui reprocha l'imprévu de sa pensée et qu'on la jugea plus significative et plus concluante qu'elle ne l'était dans son propre esprit.
Quoi qu'il en soit, ce discours, à la fin duquel il fut ramené chez lui atteint d'une bronchite aiguë, lui fit de nombreux détracteurs parmi ses coréligionnaires. Éverard avait blessé des croyances et des amours-propres dans les discussions orageuses au sein du parti. Il eut contre lui des rancunes amères et même des sévérités impartiales. «Était-ce donc la peine, disait-on, d'avoir combattu avec tant d'âpreté l'opinion de ceux qui voulaient adopter le système de la défense, pour arriver à se défendre soi-même, tout seul, d'un acte dont l'intention était collective?»
Mais n'était-ce pas précisément parce que cette cause n'avait plus de sens collectif qu'Éverard était fatalement entraîné à en faire meilleur marché? N'y avait-il pas quelque chose de naïf et de grand dans la modestie qui lui faisait confesser n'avoir aucun ressentiment, aucune haine personnelle? Et sa péroraison fut-elle timide lorsqu'il s'écria: «Si l'amende m'atteint, je mettrai ma fortune à la disposition du fisc, heureux de consacrer encore à la défense des accusés ce que j'ai pu gagner dans l'exercice de ma profession. Quant à la prison, je me rappelle le mot de cet autre républicain qui sut mourir à Utique: J'aime mieux être en prison, que de siéger ici, à côté de toi, César!»
L'arrêt qui condamnait Trélat à trois ans de prison et Michel à un mois seulement servit de texte aux commentaires hostiles. Michel fut jaloux de la prison de Trélat et non de l'honneur qui lui en revenait. Il chérissait ce noble caractère, et le parallèle qui fut établi entre eux au désavantage de l'un des deux ne diminua en rien la tendresse et la vénération de celui-ci pour l'autre. «Trélat est un saint, disait Éverard, et je ne le vaux pas.» Cela était vrai: mais, pour la dire sincèrement en pareille circonstance, il fallait encore être très grand soi-même.
Éverard fut assez gravement malade. La preuve qu'il n'avait pas été aussi agréable à la pairie que quelques adversaires le prétendaient, c'est que la pairie procéda très brutalement avec lui en le sommant de se faire écrouer mort ou vif. Je réclamai pour lui, à son insu, auprès de M. Pasquier, qui voulut bien faire envoyer le médecin délégué d'office en ces sortes de constatations.
Ce médecin procéda à l'interrogatoire d'Éverard d'une manière blessante, feignant de prendre la maladie pour une feinte et le retard demandé par moi pour un danger. Peu s'en fallut qu'Éverard ne fît manquer l'objet de ma démarche, car, en voyant arriver le médecin du pouvoir d'un air rogue, il répondit brusquement qu'il n'était pas malade et refusa de se laisser examiner. Pourtant j'obtins que le pouls fût consulté, et la fièvre était si réelle et si violente que l'Esculape monarchique se radoucit aussitôt, honteux peut-être d'une insulte toute gratuite et assez inintelligente; car quel est le condamné à un mois de prison qui préférerait la fuite? Je vis par ce petit fait comment on provoquait les républicains, même dans les circonstances légères, et je me fis une idée du système adopté dans les prisons pour exciter ces colères et ces révoltes que le pouvoir semblait avide de faire naître afin d'avoir le plaisir de les châtier.
Dès qu'Éverard fut guéri, je partis pour Nohant avec ma fille. Je ne sais plus pour quel motif, la peine prononcée contre Éverard ne devait plus être subie qu'au mois de novembre suivant. Ce fut peut-être dans l'intérêt de ses cliens que ce délai lui fut accordé.
Cette fois, mon séjour chez moi fut désagréable et même difficile. Il fallut m'armer de beaucoup de volonté pour ne pas aigrir la situation. Ma présence était positivement gênante. Mes amis souffrirent d'avoir à le constater, et ceux-mêmes qui contribuaient à me gâter mon intérieur, mon frère et une autre, sentirent que la position n'était pas tenable pour moi. Ils songèrent donc à conseiller quelque arrangement.
Je recevais trois mille francs de pension pour ma fille et pour moi. C'était fort court, mon travail étant encore peu lucratif et soumis d'ailleurs aux éventualités humaines, ne fût-ce qu'à l'état de ma santé. Pourtant c'était possible à la condition que, passant chez moi six mois sur douze, je mettrais de côté quinze cents francs par an pour payer l'éducation de l'enfant. Si l'on me fermait ma porte, ma vie devenait précaire, et la conscience de mon mari ne pouvait pas, ne devait pas être bien satisfaite.
Il le reconnaissait. Mon frère le pressait de me donner six mille francs par an. Il lui en serait resté à peu près dix en comptant son propre avoir. C'était de quoi vivre à Nohant, et y vivre seul, puisque tel était son désir. M. Dudevant s'était rendu à ce conseil; il avait donc promis de doubler ma pension; mais quand il avait été question de le faire, il m'avait déclaré être dans l'impossibilité de vivre à Nohant avec ce qui lui restait. Il fallut entrer dans quelques explications et me demander ma signature pour sortir d'embarras financiers qu'il s'était créés. Il avait mal employé une partie de son petit héritage, il ne l'avait plus. Il avait acheté des terres qu'il ne pouvait payer; il était inquiet, chagrin. Quand j'eus signé, les choses n'allèrent pas mieux, selon lui. Il n'avait pas résolu le problème qu'il m'avait donné à résoudre quelques années auparavant; ses dépenses excédaient nos revenus. La cave seule en emportait une grosse part, et, pour le reste, il était volé par des domestiques trop autorisés à le faire. Je constatai plusieurs friponneries flagrantes, croyant lui rendre service autant qu'à moi-même. Il m'en sut mauvais gré. Comme Frédéric-le-Grand, il voulait être servi par des pillards. Il me défendit de me mêler de ses affaires, de critiquer sa gestion et de commander à ses gens. Il me semblait que tout cela était un peu à moi, puisqu'il disait n'avoir plus rien à lui. Je me résignai à garder le silence et à attendre qu'il ouvrît les yeux.
Cela ne tarda pas. Dans un jour de dégoût de son entourage, il me dit que Nohant le ruinait, qu'il y éprouvait des chagrins personnels, qu'il s'y ennuyait au milieu de ses loisirs, et qu'il était prêt à m'en laisser la jouissance et l'entretien. Il voulait aller vivre à Paris ou dans le Midi avec le reste de nos revenus, qu'il évaluait alors à sept mille francs. J'acceptai. Il rédigea nos conventions, que je signai sans discussion aucune; mais, dès le lendemain, il me témoigna tant de regret et de déplaisir que je partis pour Paris en lui laissant le traité déchiré et en remettant mon sort à la providence des artistes, au travail.
Ceci s'était passé au mois d'avril. Mon voyage à Nohant en juin n'améliora pas la position. M. Dudevant persistait à quitter Nohant. Cette idée prenait plus de consistance quand j'y retournais; mais, comme elle était accompagnée de dépit, je m'en allai encore sans rien exiger.
Éverard était retourné à Bourges. Je vécus à Paris tout à fait cachée pendant quelque temps. J'avais un roman à faire, et comme je mourais de chaud dans ma mansarde du quai Malaquais, je trouvai moyen de m'installer dans un atelier de travail assez singulier. L'appartement du rez-de-chaussée était en réparation, et les réparations se trouvaient suspendues, je ne sais plus pour quel motif. Les vastes pièces de ce beau local étaient encombrées de pierres et de bois de travail: les portes donnant sur le jardin avaient été enlevées, et le jardin lui-même fermé, désert et abandonné, attendait une métamorphose. J'eus donc là une solitude complète, de l'ombrage, de l'air et de la fraîcheur. Je fis de l'établi d'un menuisier un bureau bien suffisant pour un petit attirail, et j'y passai les journées les plus tranquilles que j'aie peut-être jamais pu saisir, car personne au monde ne me savait là, que le portier, qui m'avait confié la clé, et ma femme de chambre, qui m'y apportait mes lettres et mon déjeuner. Je ne sortais de ma tanière que pour aller voir mes enfans à leurs pensions respectives. J'avais remis Solange chez les demoiselles Martin.
Je pense que tout le monde est, comme moi, friand de ces rares et courts instans où les choses extérieures daignent s'arranger de manière à nous laisser un calme absolu relativement à elles. Le moindre coin nous devient alors une prison volontaire, et, quel qu'il soit, il se pare à nos yeux de ce je ne sais quoi de délicieux qui est le sentiment de la conquête et de la possession du temps, du silence et de nous-mêmes. Tout m'appartenait dans ces murs vides et dévastés, qui bientôt allaient se couvrir de dorures et de soie, mais dont jamais personne ne devait jouir à ma manière. Du moins je me disais que les futurs occupans n'y retrouveraient peut-être jamais une heure du loisir assuré et de la rêverie complète que j'y goûtais chaque jour, du matin à la nuit. Tout était mien en ce lieu, les tas de planches qui me servaient de siéges et de lits de repos, les araignées diligentes qui établissaient leurs grandes toiles avec tant de science et de prévision d'une corniche à l'autre; les souris mystérieusement occupées à je ne sais quelles recherches actives et minutieuses dans les copeaux; les merles du jardin qui, venus insolemment sur le seuil, me regardaient, immobiles et méfians tout à coup, et terminaient leur chant insoucieux et moqueur sur une modulation bizarre, écourtée par la crainte. J'y descendais quelquefois le soir, non plus pour écrire, mais pour respirer et songer sur les marches du perron. Le chardon et le bouillon blanc avaient poussé dans les pierres disjointes; les moineaux, réveillés par ma présence, frôlaient le feuillage des buissons dans un silence agité, et les bruits des voitures, les cris du dehors arrivant jusqu'à moi, me faisaient sentir davantage le prix de ma liberté et la douceur de mon repos.
Quand mon roman fut fini, je rouvris ma porte à mon petit groupe d'amis. C'est à cette époque, je crois, que je me liai avec Charles d'Arragon, un être excellent et du plus noble caractère, puis avec M. Artaud, un homme très savant et parfaitement aimable. Mes autres amis étaient républicains; et, malgré l'agitation du moment, jamais aucune discussion politique ne troubla le bon accord et les douces relations de la mansarde.
Un jour, une femme d'un grand cœur, qui m'était chère, Mme Julie Beaune vint me voir. «On s'agite beaucoup dans Paris, me dit-elle. On vient de tirer sur Louis-Philippe.» C'était la machine Fieschi. Je fus très inquiète; Maurice était sorti avec Charles d'Arragon, qui l'avait mené justement voir passer le roi chez la comtesse de Montijo. Je craignais qu'au retour ils ne se trouvassent dans quelque bagarre. J'allais y courir, quand d'Arragon me ramena mon collégien sain et sauf. Pendant que j'interrogeais le premier sur l'événement, l'autre me parlait d'une charmante petite fille avec laquelle il prétendait avoir parlé politique. C'était la future impératrice des Français. Ce mot d'enfant m'en rappelle un autre. Maurice, un an plus tard m'écrivait: «Montpensier (le jeune prince était au collége Henri IV), m'a invité à son bal, malgré mes opinions politiques. Je m'y suis bien amusé. Il nous a tous fait cracher avec lui sur la tête des gardes nationaux[18].»
C'est dans le courant de cette année-là que je m'approchai très humblement de deux des plus grandes intelligences de notre siècle, M. Lamennais et M. Pierre Leroux. J'avais projeté de consacrer un long chapitre de cet ouvrage à chacun de ces hommes illustres; mais les bornes de l'ouvrage ne peuvent être reculées à mon gré, et je ne voudrais pas écourter deux sujets aussi vastes que ceux de leur philosophie dans l'histoire et de leur mission dans le monde des idées. Cet ouvrage-ci est la préface étendue et complète d'un livre qui paraîtra plus tard, et où, n'ayant plus à raconter ma propre histoire dans son développement minutieux et lent, je pourrai aborder des individualités plus importantes et plus intéressantes que la mienne propre.
Je me bornerai donc à esquisser quelques traits des imposantes figures que j'ai rencontrées dans la période de mon existence contenue dans ce livre et à dire l'impression qu'elles firent sur moi.
J'allais alors cherchant la vérité religieuse et la vérité sociale dans une seule et même vérité. Grâce à Éverard, j'avais compris que ces deux vérités sont indivisibles et doivent se compléter l'une par l'autre, mais je ne voyais encore qu'un épais brouillard faiblement doré par la lumière qu'il voilait à mes yeux. Un jour, au milieu des péripéties du procès monstre, Liszt, qui était reçu avec bonté par M. Lamennais, le fit consentir à monter jusqu'à mon grenier de poète. L'enfant israélite Puzzi, élève de Liszt, musicien ensuite sous son vrai nom d'Herman, aujourd'hui carme déchaussé sous le nom de frère Augustin, les accompagnait.
M. Lamennais, petit, maigre et souffreteux, n'avait qu'un faible souffle de vie dans la poitrine. Mais quel rayon dans sa tête! Son nez était trop proéminant pour sa petite taille et pour sa figure étroite. Sans ce nez disproportionné, son visage eût été beau. L'œil clair lançait des flammes; le front droit et sillonné de grands plis verticaux, indices d'ardeur dans la volonté, la bouche souriante et le masque mobile sous une apparence de contraction austère, c'était une tête fortement caractérisée pour la vie de renoncement, de contemplation et de prédication.
Toute sa personne, ses manières simples, ses mouvemens brusques, ses attitudes gauches, sa gaîté franche, ses obstinations emportées, ses soudaines bonhomies, tout en lui, jusqu'à ses gros habits propres, mais pauvres, et à ses bas bleus, sentait le cloarek breton.
Il ne fallait pas longtemps pour être saisi de respect et d'affection pour cette âme courageuse et candide. Il se révélait tout de suite et tout entier, brillant comme l'or et simple comme la nature.
En ces premiers jours où je le vis, il arrivait à Paris, et, malgré tant de vicissitudes passées, malgré plus d'un demi-siècle de douleurs, il redébutait dans le monde politique avec toutes les illusions d'un enfant sur l'avenir de la France. Après une vie d'étude, de polémique et de discussion, il allait quitter définitivement sa Bretagne pour mourir sur la brèche, dans le tumulte des événemens, et il commençait sa campagne de glorieuse misère par l'acceptation du titre de défenseur des accusés d'avril.
C'était beau et brave. Il était plein de foi, et il disait sa foi avec netteté, avec clarté, avec chaleur; sa parole était belle, sa déduction vive, ses images rayonnantes; et chaque fois qu'il se reposait dans un des horizons qu'il a successivement parcourus, il y était tout entier, passé, présent et avenir, tête et cœur, corps et biens, avec une candeur et une bravoure admirables. Il se résumait alors dans l'intimité avec un éclat que tempérait un grand fonds d'enjouement naturel. Ceux qui, l'ayant rencontré perdu dans ses rêveries, n'ont vu de lui que son œil vert, quelquefois hagard, et son grand nez acéré comme un glaive, ont eu peur de lui et ont déclaré son aspect diabolique. S'ils l'avaient regardé trois minutes, s'ils avaient échangé avec lui trois paroles, ils eussent compris qu'il fallait chérir cette bonté tout en frissonnant devant cette puissance, et qu'en lui tout était versé à grandes doses, la colère et la douceur, la douleur et la gaîté, l'indignation et la mansuétude.
On l'a dit, et on l'a très bien dit[19] et compris, jusqu'au lendemain de sa mort, les esprits droits et justes ont embrassé d'un coup d'œil cette illustre carrière de travaux et de souffrances; la postérité le dira à jamais, et ce sera une gloire de l'avoir reconnu et proclamé sur la tombe encore tiède de Lamennais: ce grand penseur a été, sinon parfaitement, du moins admirablement logique avec lui-même dans toutes ses phases de développement. Ce que, dans des heures de surprise, d'autres critiques, sérieux d'ailleurs, mais placés momentanément à un point de vue trop étroit, ont appelé les évolutions du génie, n'a été chez lui que le progrès divin d'une intelligence éclose dans les liens des croyances du passé et condamnée par la Providence à les élargir et à les briser, à travers mille angoisses, sous la pression d'une logique plus puissante que celle des écoles, la logique du sentiment.
Voilà ce qui me frappa et me pénétra surtout quand je l'eus entendu se résumer en un quart d'heure de naïve et sublime causerie. C'est en vain que Sainte-Beuve avait essayé de me mettre en garde, dans ses charmantes lettres et dans ses spirituels entretiens, contre l'inconséquence de l'auteur de l'Essai sur l'indifférence. Sainte-Beuve n'avait pas alors dans l'esprit apparemment la synthèse de son siècle. Il en avait pourtant suivi la marche, et il avait admiré le vol de Lamennais jusqu'aux protestations de l'Avenir. En le voyant mettre le pied dans la politique d'action, il fut choqué de voir ce nom auguste mêlé à tant de noms qui semblaient protester contre sa foi et ses doctrines.
Sainte-Beuve démontrait et accusait le côté contradictoire de cette marche avec son talent ordinaire; mais, pour sentir que cette critique-là ne portait que sur des apparences, il suffirait de regarder en face, des yeux de l'âme, et d'écouter avec le cœur l'ermite de la Chenaie. On sentait spontanément tout ce qu'il y avait de spontané dans cette âme sincère, dans ce cœur épris de justice et de vérité jusqu'à la passion. Mélange de dogmatisme absolu et de sensibilité impétueuse, M. Lamennais ne sortait jamais d'un monde exploré, par la porte de l'orgueil, du caprice ou de la curiosité. Non! Il en était chassé par un élan suprême de tendresse froissée, de pitié ardente, de charité indignée. Son cœur disait alors probablement à sa raison: «Tu as cru être là dans le vrai. Tu avais découvert ce sanctuaire, tu croyais y rester toujours. Tu ne pressentais rien au delà, tu avais fait ton siége, tiré les rideaux et fermé la porte. Tu étais sincère, et pour te fortifier dans ce que tu croyais bon et définitif, comme dans une citadelle, tu avais entassé sur ton seuil tous les argumens de ta science et de ta dialectique.—Eh bien! tu t'étais trompée! car voilà que des serpens habitaient avec toi, à ton insu. Ils s'étaient glissés, froids et muets, sous ton autel, et voilà que, réchauffés, ils sifflent et relèvent la tête. Fuyons, ce lieu est maudit et la vérité y serait profanée. Emportons nos lares, nos travaux, nos découvertes, nos croyances; mais allons plus loin, montons plus haut, suivons ces esprits qui s'élèvent en brisant leurs fers; suivons-les pour leur bâtir un autel nouveau, pour leur conserver un idéal divin, tout en les aidant à se débarrasser des liens qu'ils traînent après eux, et à se guérir du venin qui les a souillés dans les horreurs de cette prison.»
Et ils s'en allaient de compagnie, ce grand cœur et cette généreuse raison qui se cédaient toujours l'un à l'autre. Ils construisaient ensemble une nouvelle église, belle, savante, étayée selon les règles de la philosophie. Et c'était merveille de voir comment l'architecte inspiré faisait plier la lettre de ses anciennes croyances à l'esprit de sa nouvelle révélation. Qu'y avait-il de changé? Rien selon lui. Je lui ai entendu dire naïvement à diverses époques de sa vie: «Je défie qui que ce soit de me prouver que je ne suis pas catholique aussi orthodoxe aujourd'hui que je l'étais en écrivant l'Essai sur l'indifférence.» Et il avait raison pour son compte. Au temps où il avait écrit ce livre, il n'avait pas vu le pape debout à côté du czar bénissant les victimes. S'il l'eût vu, il eût protesté contre l'impuissance du pape, contre l'indifférence de l'Église en matière de religion. Qu'y avait-il de changé dans les entrailles et dans la conscience du croyant? Rien, en vérité. Il n'abandonnait jamais ses principes, mais les conséquences fatales ou forcées de ces principes.
Maintenant, dirons-nous qu'il y avait en lui une réelle inconséquence dans ses relations de tous les jours, dans ses engouemens, dans sa crédulité, dans ses soudaines méfiances, dans ses retours imprévus? Non, bien que nous ayons quelquefois souffert de sa facilité à subir l'influence passagère de certaines personnes qui exploitaient son affection au profit de leur vanité ou de leurs rancunes, nous ne dirons pas que ces inconséquences furent réelles. Elles ne partaient pas des entrailles de son sentiment. Elles étaient à la surface de son caractère, au degré du thermomètre de sa frêle santé. Nerveux et irascible, il se fâchait souvent avant d'avoir réfléchi, et son unique défaut était de croire avec précipitation à des torts qu'il ne prenait pas le temps de se faire prouver. Mais j'avoue que, pour ma part, bien qu'il m'en ait gratuitement attribué quelques-uns, il ne m'a jamais été possible de ressentir la moindre irritation contre lui. Faut-il tout dire? J'avais comme une faiblesse maternelle pour ce vieillard que je reconnaissais en même temps pour un des pères de mon église, pour une des vénérations de mon âme. Par le génie et la vertu qui rayonnaient en lui, il était dans mon ciel, sur ma tête. Par les infirmités de son tempérament débile, par ses dépits, ses bouderies, ses susceptibilités, il était à mes yeux comme un enfant généreux, mais enfant à qui l'on doit dire de temps en temps: «Prenez garde, vous allez être injuste. Ouvrez donc les yeux!»
Et quand j'applique à un tel homme ce mot d'enfant, ce n'est pas du haut de ma pauvre raison que je le prononce, c'est du fond de mon cœur attendri, fidèle et plein d'amitié pour lui au delà de la tombe. Qu'y a-t-il de plus touchant, en effet, que de voir un homme de ce génie, de cette vertu et de cette science ne pouvoir pas entrer dans la maturité du caractère, grâce à une modestie incomparable? N'êtes-vous pas ému quand vous voyez le lion de l'Atlas dominé et persuadé par le petit chien compagnon de sa captivité? Lamennais semblait ignorer sa force, et je crois qu'il ne se faisait aucune idée de ce qu'il était pour ses contemporains et pour la postérité. Autant il avait la notion de son devoir, de sa mission, de son idéal, autant il s'abusait sur l'importance de sa vie intérieure et individuelle. Il la croyait nulle et allait la livrant au hasard des influences et des personnes du moment. Le moindre cuistre eût pu l'émouvoir, l'irriter, le troubler et, au besoin, lui persuader d'agir ou de s'abstenir dans la sphère de ses goûts les plus purs et de ses habitudes les plus modestes. Il daignait répondre à tous, consulter les derniers de tous, discuter avec eux, et parfois les écouter avec la naïve admiration d'un écolier devant un maître.
Il résulta de cette touchante faiblesse, de cette humilité extrême, quelques malentendus dont souffrirent ses vrais amis. Quant à moi, ce n'est pas à ma personnalité que la grande individualité de Lamennais s'est jamais heurtée, c'est à mes tendances socialistes. Après m'avoir poussée en avant, il a trouvé que je marchais trop vite. Moi, je trouvais qu'il marchait parfois trop lentement à mon gré. Nous avions raison tous les deux à notre point de vue: moi, dans mon petit nuage, comme lui dans son grand soleil, car nous étions égaux, j'ose le dire, en candeur et en bonne volonté. Sur ce terrain-là, Dieu admet tous les hommes à la même communion.
Je ferai ailleurs l'histoire de mes petites dissidences avec lui, non plus pour me raconter, mais pour le montrer, lui, sous un des aspects de sa rudesse apostolique, soudainement tempérée par sa suprême équité et sa bonté charmante. Il me suffira de dire, quant à présent, qu'il daigna d'abord en quelques entretiens très courts, mais très pleins, m'ouvrir une méthode de philosophie religieuse qui me fit une grande impression et un grand bien, en même temps que ses admirables écrits rendirent à mon espérance la flamme prête à s'éteindre.
Je parlerai de M. Pierre Leroux avec la même concision pour le moment et pour le même motif, c'est-à-dire que, pour n'en pas parler à demi, j'en parlerai très peu ici, et seulement par rapport à moi dans le temps que je raconte.
C'était quelques semaines avant ou après le procès d'avril. Planet était à Paris, et, toujours préoccupé de la question sociale, au milieu des rires que son mot favori soulevait autour de lui, il me prenait à part et me demandait, dans le sérieux de son esprit et dans la sincérité de son âme, de lui résoudre cette question. Il voulait juger l'époque, les événemens, les hommes, Éverard lui-même, son maître chéri: il voulait juger sa propre action, ses propres instincts, savoir, en un mot, où il allait.
Un jour que nous avions causé longtemps ensemble, moi lui demandant précisément ce qu'il me demandait, et tous deux reconnaissant que nous ne saisissions pas bien le lien de la révolution faite avec celle que nous voudrions faire, il me vint une idée lumineuse. «J'ai ouï dire à Sainte-Beuve, lui dis-je, qu'il y avait deux hommes dont l'intelligence supérieure avait creusé et éclairé particulièrement ce problème dans une tendance qui répondait à mes aspirations et qui calmerait mes doutes et mes inquiétudes. Ils se trouvent, par la force des choses et par la loi du temps, plus avancés que M. Lamennais, parce qu'ils n'ont pas été retardés comme lui par les empêchemens du catholicisme. Ils sont d'accord sur les points essentiels de leur croyance, et ils ont autour d'eux une école de sympathies qui entretient dans l'ardeur de leurs travaux. Ces deux hommes sont Pierre Leroux et Jean Reynaud. Quand Sainte-Beuve me voyait tourmentée des désespérances de Lélia, il me disait de chercher vers eux la lumière, et il m'a proposé de m'amener ces savans médecins de l'intelligence. Mais, moi je n'ai pas voulu, parce que je n'ai pas osé: je suis trop ignorante pour les comprendre, trop bornée pour les juger, et trop timide pour leur exposer mes doutes intérieurs. Cependant, il se trouve que Pierre Leroux est timide aussi, je l'ai vu, et j'oserais davantage avec celui-là; mais comment l'aborder, comment le retenir quelques heures? Ne va-t-il pas nous rire au nez comme les autres, si nous lui posons la question sociale?
—Moi, je m'en charge, dit Planet, j'oserai fort bien, et si je le fais rire, peu m'importe, pourvu qu'il m'instruise. Écrivez-lui et demandez-lui pour moi, pour un meunier de vos amis, pour un bon paysan, le catéchisme du républicain en deux ou trois heures de conversation. J'espère que moi je ne l'intimiderai pas, et vous aurez l'air d'écouter par-dessus le marché.»
J'écrivis dans ce sens, et Pierre Leroux vint dîner avec nous deux dans la mansarde. Il fut d'abord fort gêné: il était trop fin pour n'avoir pas deviné le piége innocent que je lui avais tendu, et il balbutia quelque temps avant de s'exprimer. Il n'est pas plus modeste que M. Lamennais, il est timide; M. Lamennais ne l'était pas. Mais la bonhomie de Planet, ses questions sans détour, son attention à écouter et sa facilité à comprendre le mirent à l'aise, et quand il eut un peu tourné autour de la question, comme il fait souvent quand il parle, il arriva à cette grande clarté, à ces vifs aperçus et à cette véritable éloquence qui jaillissent de lui comme de grands éclairs d'un nuage imposant. Nulle instruction n'est plus précieuse que la sienne quand on ne le tourmente pas trop pour formuler ce qu'il ne croit pas avoir suffisamment dégagé pour lui-même. Il a la figure belle et douce, l'œil pénétrant et pur, le sourire affectueux, la voix sympathique et ce langage de l'accent et de la physionomie, cet ensemble de chasteté et de bonté vraies qui s'empare de la persuasion autant que la force des raisonnemens. Il était dès lors le plus grand critique possible dans la philosophie de l'histoire, et s'il ne vous faisait pas bien nettement entrevoir le but de sa philosophie personnelle, du moins il faisait apparaître le passé dans une si vive lumière, et il en promenait une si belle sur tous les chemins de l'avenir, qu'on se sentait arracher le bandeau des yeux comme avec la main.
Je ne sentis pas ma tête bien lucide quand il nous parla de la propriété des instrumens de travail, question qu'il roulait dans son esprit à l'état de problème, et qu'il a éclaircie depuis dans ses écrits. La langue philosophique avait trop d'arcanes pour moi, et je ne saisissais pas l'étendue des questions que les mots peuvent embrasser; mais la logique de la Providence m'apparut dans ses discours, et c'était déjà beaucoup, c'était une assise jetée dans le champ de mes réflexions. Je me promis d'étudier l'histoire des hommes, mais je ne le fis pas, et ce ne fut que plus tard que, grâce à ce grand et noble esprit, je pus saisir enfin quelques certitudes.
A cette première rencontre avec lui, j'étais trop dérangée par la vie extérieure. Il me fallait produire sans repos, tirer de moi-même, sans le secours d'aucune philosophie, des historiens de cœur, et cela pour suffire à l'éducation de ma fille, à mes devoirs envers les autres et envers moi-même. Je sentis alors l'effroi de cette vie de travail dont j'avais accepté toutes les responsabilités. Il ne m'était plus permis de m'arrêter un instant, de revoir mon œuvre, d'attendre l'inspiration, et j'avais des accès de remords en songeant à tout ce temps consacré à un travail frivole, quand mon cerveau éprouvait le besoin de se livrer à de salutaires méditations. Les gens qui n'ont rien à faire et qui voient les artistes produire avec facilité sont volontiers surpris du peu d'heures, du peu d'instans qu'ils peuvent se réserver à eux-mêmes. Ils ne savent pas que cette gymnastique de l'imagination, quand elle n'altère pas la santé, laisse du moins une excitation des nerfs, une obsession d'images et une langueur de l'âme qui ne permettent pas de mener de front un autre genre de travail.
Je prenais ma profession en grippe dix fois par jour en entendant parler d'ouvrages sérieux que j'aurais voulu lire, ou de choses que j'aurais voulu voir par moi-même. Et puis, quand j'étais avec mes enfans, j'aurais voulu ne vivre que pour eux et avec eux. Et quand venaient mes amis, je me reprochais de ne pas les recevoir assez bien et d'être parfois préoccupée au milieu d'eux. Il me semblait que tout ce qui est le vrai de la vie passait devant moi comme un rêve, et que ce monde imaginaire du roman s'appesantissait sur moi comme une poignante réalité.
C'est alors que je me pris à regretter Nohant, dont je me bannissais par faiblesse et qui se fermait devant moi par ma faute. Pourquoi avais-je déchiré le contrat qui m'assurait la moitié de mon revenu? J'aurais pu au moins louer une petite maison non loin de la mienne et m'y retirer avec ma fille une moitié de l'année, au temps des vacances de Maurice; je me serais reposée là, en face des mêmes horizons qu'avaient contemplés mes premiers regards, au milieu des amis de mon enfance; j'aurais vu fumer les cheminées de Nohant au-dessus des arbres plantés par ma grand'mère, assez loin pour ne pas gêner ce qui se passait maintenant sous leurs ombrages, assez près pour me figurer que je pouvais encore y aller lire ou rêver en liberté.
Éverard, à qui je disais ma nostalgie et le dégoût que j'avais de Paris, me conseillait de m'établir à Bourges ou aux environs. J'y fis un petit voyage. Un de mes amis, qui s'absentait, me prêta sa maison, où je passai seule quelques jours, en compagnie de Lavater, que je trouvai dans la bibliothèque, et sur lequel je fis avec amour un petit travail. Cette solitude au milieu d'une ville morte, dans une maison déserte, pleine de poésie, me parut délicieuse. Éverard, Planet et la maîtresse de la maison, femme excellente et pleine de soins, venaient me voir une heure ou deux le soir, puis je passais la moitié des nuits seule dans un petit préau rempli de fleurs, sous la lune brillante, savourant ces belles senteurs de l'été et cette sérénité salutaire qu'il me fallait conquérir à la pointe de l'épée. D'un restaurant voisin, un homme qui ne savait pas mon nom venait m'apporter mes repas dans un panier que je recevais par la guichet de la cour. J'étais encore une fois oubliée du monde entier et plongée dans l'oubli de ma propre vie réelle.
Mais cette douce retraite ne pouvait pas durer. Je ne pouvais m'emparer de cette charmante maison, la seule peut-être qui me convînt dans toute la ville par son isolement dans un quartier silencieux et par son caractère d'abandon uni à un modeste confortable. D'ailleurs, il m'y fallait mes enfans, et cette claustration ne leur eût pas été bonne. Dès que j'aurais mis le pied dans une rue de Bourges, j'aurais été signalée dans toute la ville, et je n'acceptais pas l'idée d'une vie de relations dans une ville de province. Je ne me doutais pas que je touchais à une situation de ce genre, et que je m'en accommoderais fort bien.
Malgré les instances d'Éverard, j'abandonnai l'idée de m'établir de ce côté. Le pays me semblait affreux; une plaine plate, semée de marécages et dépourvue d'arbres, s'étend autour de la ville comme la campagne de Rome. Il faut aller loin pour trouver des forêts et des eaux vives. Et puis, faut-il le dire? Éverard, avec Planet, avec un ou deux amis, était d'un commerce délicieux; tête-à-tête, il était trop brillant, il me fatiguait. Il avait besoin d'un interlocuteur pour lui donner la réplique. Les autres s'en chargeaient, moi je ne savais qu'écouter. Quand nous étions seuls ensemble, mon silence l'irritait, et il y voyait une marque de méfiance ou d'indifférence pour ses idées et ses passions politiques. Son esprit dominateur le tourmentait étrangement avec moi, dont l'esprit cède facilement à l'entraînement, mais échappe à la domination. Avec lui surtout, ma conscience se réservait instinctivement un sanctuaire inattaquable, celui du détachement des choses de ce monde en ce qu'elles ont de vain et de tumultueux. Quand il m'avait circonvenue dans un réseau d'argumens à l'usage des hommes d'action, tantôt pour me tracer d'excellentes lois de conduite, tantôt pour me prouver des nécessités politiques qui me semblaient coupables ou puériles, j'étais forcée de lui répondre, et comme la discussion n'est pas dans ma nature et qu'il m'en coûte d'être en désaccord avec ceux que j'aime, aussitôt que j'en venais à parler bien clairement, ce qui m'étonnait moi-même et me brisait comme si j'eusse parlé dans l'effort d'un rêve, je voyais avec effroi l'effet de mes paroles sur lui. Elles l'impressionnaient trop, elles le jetaient dans un profond dégoût de sa propre existence, dans le découragement de l'avenir et dans les irrésolutions de la conscience.
Cela eût été bon à une nature forte et par conséquent modérée: cela était mauvais à une nature qui n'était qu'ardente et qui passait rapidement d'un excès à l'autre. Il s'écriait alors que j'avais l'inexorable vérité pour moi, que j'étais plus philosophe et plus éclairée que lui, qu'il était un malheureux poète toujours trompé par des chimères. Que sais-je? Cette cervelle impressionnable, cet esprit naïf dans la modestie autant qu'il était sophistique et impérieux dans l'orgueil, ne connaissait de terme moyen à aucune chose. Il parlait de quitter sa carrière politique, sa profession, ses affaires, et de se retirer dans sa petite propriété pour lire des poètes et des philosophes à l'ombre des saules et au murmure de l'eau.
Il me fallait alors lui remonter le moral, lui dire qu'il poussait ma logique jusqu'à l'absurde, lui rappeler les belles et excellentes raisons qu'il m'avait données pour me tirer de ma propre apathie, raisons qui m'avaient persuadée et depuis lesquelles je ne parlais plus sans respect de la mission révolutionnaire et de l'œuvre démocratique.
Nous n'avions plus de querelles sur le babouvisme. Il avait quitté ce système pour en creuser un autre. Il relisait Montesquieu. Il était modéré en politique pour le moment, car je l'ai toujours connu sous l'influence d'une personne ou d'un livre. Un peu plus tard, il lut l'Oberman de Senancourt et parla pendant trois mois de se retirer au désert. Puis il eut des idées religieuses et rêva la vie monastique. Il devint ensuite platonicien, puis aristotélicien; enfin, à l'époque où j'ai perdu la trace de ses engouemens, il était revenu à Montesquieu.
Dans toutes ces phases d'enthousiasme ou de conviction il était grand poète, grand raisonneur ou grand artiste. Son esprit embrassait et dépassait toutes choses. Excessif dans l'activité comme dans l'abattement, il eut une période de stoïcisme où il nous prêchait la modération avec une énergie à la fois touchante et comique.
On ne pouvait se lasser de l'entendre quand il se tenait dans l'enseignement des idées générales; mais quand la discussion de ces idées lui devenait personnelle, l'intimité avec lui redevenait un orage: un bel orage à coup sur, plein de grandeur, de générosité et de sincérité, mais qu'il n'était pas dans mes facultés de soutenir longtemps sans lassitude. Cette agitation était sa vie; comme l'aigle, il planait dans la tempête. C'eût été ma mort, à moi: j'étais un oiseau de moindre envergure.
Il y avait surtout en lui quelque chose à quoi je ne pouvais m'identifier, l'imprévu. Il me quittait le soir dans des idées calmes et vraies, il reparaissait le lendemain tout transformé et comme furieux d'avoir été tranquillisé la veille. Alors il se calomniait, il se déclarait ambitieux dans l'acception la plus étroite du mot, il se moquait de mes restrictions et cas de conscience, il parlait de vengeance politique, il s'attribuait des haines, des rancunes, il se parait de toutes sortes de travers et même de vices de cœur qu'il n'avait pas et qu'il n'aurait jamais pu se donner. Je souriais et le laissais dire. Je regardais cela comme un accès de fièvre et de divagation qui m'ennuyait un peu, mais dont la fin allait venir. Elle venait toujours, et je remarquais avec étonnement une évolution soudaine et complète dans ses idées, avec un oubli absolu de ce qu'il venait de penser tout haut. Cela était même inquiétant, et j'étais forcée de constater ce que j'avais déjà constaté ailleurs, c'est que les plus beaux génies touchent parfois et comme fatalement à l'aliénation. Si Éverard n'avait pas été voué à l'eau sucrée pour toute boisson, même pendant ses repas, maintes fois je l'aurais cru ivre.
J'étais déjà assez attachée à lui pour supporter tout cela sans humeur et pour le ménager dans ses crises. L'amitié de la femme est, en général, très maternelle, et ce sentiment a dominé ma vie plus que je n'aurais voulu. J'avais soigné Éverard à Paris dans une maladie grave. Il avait beaucoup souffert, et je l'avais vu à toute heure admirable de douceur, de patience et de reconnaissance pour les moindres soins. C'est là un lien qui improvise les grandes amitiés. Il avait pour moi la plus touchante gratitude, et moi, je m'étais habituée à le dorloter au moral. J'avais passé avec Planet des nuits à son chevet, à combattre la fièvre qui le tourmentait par des paroles amies qui faisaient plus d'effet sur cette organisation tout intellectuelle que les potions du médecin. J'avais raisonné son délire, tranquillisé ses inquiétudes, écrit ses lettres, amené ses amis autour de lui, écarté les contrariétés qui pouvaient l'atteindre. Maurice, dans ses jours de sortie, l'avait soigné et choyé comme un aïeul. Il adorait mes enfans, et, d'instinct, mes enfans le chérissaient.
C'étaient là de douces chaînes, et la pureté de notre affection me les rendait plus précieuses encore. Il m'était assez indifférent, quant à moi, que l'on pût se méprendre sur la nature de nos relations; nos amis la connaissaient, et leur présence continuelle la sanctifiait encore plus. Mais je m'étais flattée en vain qu'un pacte tout fraternel serait une condition de tranquillité angélique. Éverard n'avait pas la placidité de Rollinat. Pour être chastes, ses sentimens n'étaient point calmes. Il voulait posséder l'âme exclusivement, et il était aussi jaloux de cette possession que le sont les amans et les époux de posséder la personne. Cela constituait une sorte de tyrannie dont on avait beau rire, il fallait la subir ou s'en défendre.
Je passai trois ans à faire alternativement l'un et l'autre. Ma raison se préserva toujours de son influence quand cette influence était déraisonnable, mais mon cœur subit encore le poids et le charme de son amitié, tantôt avec joie, tantôt avec amertume. Le sien avait des trésors de bonté dont on se sentait heureux et fier d'être l'objet; son caractère était toujours généreux et incapable de descendre aux petitesses de détail; mais son cerveau avait des bourrasques dont on souffrait cruellement en le voyant souffrir et en reconnaissant l'impossibilité de lui épargner la souffrance.
Pour n'avoir pas à trop revenir sur une situation qui se renouvela souvent pendant ces trois années, et encore au delà, quoique de moins en moins, je veux résumer en peu de mots le sujet de nos dissidences. Éverard, au milieu de ses flottemens tumultueux et de ses cataractes d'idées opposées, nourrissait le ver rongeur de l'ambition. On a dit qu'il aimait l'argent et l'influence. Je n'ai jamais vu d'étroitesse ni de laideur dans ses instincts. Quand il se tourmentait d'une perte d'argent, ou quand il se réjouissait d'un succès de ce genre, c'était avec l'émotion légitime d'un malade courageux qui craint la cessation de ses forces, de son travail, de l'accomplissement de ses devoirs. Pauvre et endetté, il avait épousé une femme riche. Si ce n'était pas un tort, c'était un malheur. Cette femme avait des enfans, et la pensée de les dépouiller pour ses besoins personnels était odieuse à Éverard. Il avait soif de faire fortune, non-seulement afin de ne jamais tomber à leur charge, mais encore, par un sentiment de tendresse et de fierté très concevable, afin de les laisser plus riches qu'il ne les avait trouvés en les adoptant.
Son âpreté au travail, ses soucis devant une dette, sa sollicitude dans le placement des fonds acquis à la sueur de son visage, avaient donc un motif sérieux et pressant. Ce n'est pas du tout là ce qu'on pouvait lui imputer à ambition; mais quand un homme se dévoue à un rôle politique, il faut qu'il puisse sacrifier sa fortune, et celui qui ne le peut pas est toujours accusé de ne pas le vouloir.
La convoitise d'Éverard était d'une nature plus élevée. Il avait soif de pouvoir. Pourquoi? Cela serait impossible à dire. C'était un appétit de son organisation, et rien de plus. Il n'était ni prodigue, ni vaniteux, ni vindicatif, et dans le pouvoir il ne voyait que le besoin d'agir et le plaisir de commander. Il n'eut jamais su s'en servir. Dès qu'il avait une carrière d'activité ouverte, il ressentait l'accablement et le dégoût de sa tâche. Dès qu'il était obéi aveuglément, il prenait ses séides en pitié. Enfin, en toutes choses, dès qu'il atteignait au but poursuivi avec ardeur, il le trouvait au-dessous de ses aspirations.
Mais il se plaisait dans les préoccupations de l'homme d'État. Habile au premier chef dans la science des affaires, puissant dans l'intuition de celles qu'il n'avait pas étudiées, prompt à s'assimiler les notions les plus diverses, doué d'une mémoire aussi étonnante que celle de Pierre Leroux, invincible dans la déduction et le raisonnement des choses de fait, il sentait ses brillantes facultés le prendre à la gorge et l'étouffer par leur inaction. La monotonie de sa profession l'exaspérait, en même temps que l'assujettissement de cette fatigue achevait de ruiner sa santé. Il rêvait donc une révolution comme les béats rêvent le ciel, et il ne se disait pas qu'en se laissant dévorer par cette aspiration, il usait son âme et la rendait incapable de se gouverner elle-même dans de moindres périls et de moindres labeurs.
C'est cette ambition fatale que j'assayai en vain d'engourdir et de calmer. Elle avait son beau côté sans doute, et si le destin l'eût secondée, elle se fut épurée au creuset de l'expérience et au foyer de l'inspiration; mais elle retomba sur elle-même sans trouver l'aliment qui convenait à son heure, et il fut dévoré par elle sans profit marqué pour la cause révolutionnaire.
Il a passé sur la terre comme une âme éperdue, chassée de quelque monde supérieur, vainement avide de quelque grande existence appropriée à son grand désir. Il a dédaigné la part de gloire qui lui était comptée, et qui eût enivré bien d'autres. L'emploi borné d'un talent immense n'a pas suffi à son vaste rêve. Cela est bien pardonnable, nous le lui pardonnons tous, mais nous ne pouvons nous empêcher de regretter l'impuissance de nos efforts pour le retenir plus longtemps parmi nous.
D'ailleurs, ce n'était pas seulement au point de vue de son repos et de sa santé que je m'attachais à lui faire prendre patience. C'était en vue de son propre idéal de justice et de sagesse, qui me semblait compromis dans la lutte de ses instincts avec ses principes. En même temps qu'Éverard concevait un monde renouvelé par le progrès moral du genre humain, il acceptait en théorie, ce qu'il appelait les nécessités de la politique pure, les ruses, le charlatanisme, le mensonge même, les concessions sans sincérité, les alliances sans foi, les promesses vaines. Il était encore de ceux qui disent que qui veut la fin veut les moyens! Je pense qu'il ne réglait jamais sa conduite personnelle sur ces déplorables erremens de l'esprit de parti, mais j'étais affligée de les lui voir admettre comme pardonnables, ou seulement inévitables.
Plus tard, la dissidence se creusa et porta sur l'idéal même. J'étais devenue socialiste, Éverard ne l'était plus.
Ses idées subirent encore des modifications après la Révolution de Février, qui l'avait intempestivement surpris dans une phase de modération un peu dictatoriale. Ce n'est pas le moment de compléter son histoire, trop tôt suspendue par une mort prématurée. Il faut que je revienne au récit de mes propres vicissitudes.
Je quittai donc Bourges attristée de ses agitations, partagée entre le besoin de les fuir et le regret de le laisser dans la tourmente, mais mon devoir m'appelait ailleurs, et il le reconnaissait.
CHAPITRE QUATRIEME.
Irrésolution.
Je ne savais trop que devenir. Retourner à Paris m'était odieux, rester loin de mes enfans m'était devenu impossible. Depuis que j'avais renoncé au projet de les quitter pour un grand voyage, chose étrange, je n'aurais plus voulu les quitter d'un jour. Mes entrailles, engourdies par le chagrin, s'étaient réveillées en même temps que mon esprit s'était ouvert aux idées sociales. Je sentais revenir ma santé morale et j'avais la perception des vrais besoins de mon cœur.
Mais à Paris je ne pouvais plus travailler, j'étais malade. Les ouvriers avaient repris possession du rez-de-chaussée, les importuns et les curieux venaient disputer mes heures à mes amis et à mes devoirs. La politique, tendue de nouveau par l'attentat Fieschi, devenait une source amère pour la réflexion. On exploitait l'assassinat, on arrêtait Armand Carrel, un des hommes les plus purs de notre temps: on marchait à grands pas vers les lois de septembre. Le peuple laissait faire.
Je n'avais pas conçu de grandes espérances pendant le procès d'avril; mais, si raisonnable ou si pessimiste que l'on fût, à ce moment-là, il y avait dans l'air je ne sais quel souffle de vie qui retombait soudainement glacé sous un souffle de mort. La république fuyait à l'horizon pour une nouvelle période d'années...........
Je m'installai donc chez Duteil pour quelques semaines, sentant qu'il fallait vivre là comme dans une maison de verre, au cœur du commérage de La Châtre, et faire tomber toutes les histoires que l'on y bâtissait depuis que j'existe sur l'excentricité de mon caractère. Ces histoires merveilleuses avaient pris un bien plus bel essor depuis que j'avais été tenter à Paris la destinée de l'artiste. Comme je n'avais absolument rien à cacher, et que je n'ai jamais rien posé, il m'était bien facile de me faire connaître. Quelques rancunes à propos de la fameuse chanson persistèrent bien un peu, quelques fanatiques de l'autorité maritale se raidirent bien encore contre ma cause; mais, en général, je vis tomber toutes les préventions, et si j'avais eu mes pauvres enfans avec moi, ce temps que je passai à La Châtre eût été un des plus agréables de ma vie. Je luttais pour eux, je pris donc patience. La famille de Duteil devint vite la mienne. Sa femme, la belle et charmante Agasta, sa belle-sœur, l'excellente Félicie, toutes deux pleines d'intelligence et de cœur, furent comme mes sœurs, à moi aussi. M. et Madame Desages (cette dernière était la propre sœur de Duteil) demeuraient dans la même maison, au rez-de-chaussée. Nous étions réunis tous les soirs quatorze, dont sept enfans[20]. Charles et Eugénie Duvernet, Alphonse et Laure Fleury, Planet, désormais fixé à La Châtre, Gustave Papet quand il quittait Paris, et quelques autres personnes de la famille Duteil, venaient se joindre à nous fort souvent, et nous organisions pour les enfans des charades en action, des travestissemens, des danses et des jeux bien véritablement innocens, qui leur mettaient l'âme en joie. C'est si bon, le rire inextinguible de ces heureuses créatures! Ils mettent tant d'ardeur et de bonne foi dans les émotions du jeu! Je redevenais encore une fois enfant moi-même, traînant tous leurs cœurs après moi. Ah! oui, c'était là mon empire et ma vocation, j'aurais dû être bonne d'enfans ou maîtresse d'école.
A dix heures la marmaille allait se coucher, à onze heures le reste de la famille se séparait. Félicie, bonne pour moi comme un ange, me préparait ma table de travail et mon petit souper; elle couchait sa sœur Agasta, qui était atteinte d'une maladie de nerfs fort grave et qui, après s'être ranimée à la gaîté des enfans, retombait souvent accablée et comme mourante. Nous causions un peu avec elle pour l'endormir, ou, quand elle dormait d'elle-même, avec Duteil et Planet, qui aimaient à babiller et qu'il nous fallait renvoyer pour les empêcher de me prendre ma veillée. A minuit, je me mettais enfin à écrire jusqu'au jour, bercée quelquefois par d'étranges rugissemens.
Vis-à-vis de mes fenêtres, dans la rue étroite, montueuse et malpropre, flottait, de temps immémorial, l'enseigne classique: A la Boutaille. Duteil, qui prétendait avoir appris à lire sur cette enseigne, disait que le jour où cette faute d'orthographe serait corrigée, il n'aurait plus qu'à mourir, parce que toute la physionomie du Berry serait changée.
FIN DU TOME DOUZIÈME.
Typographie L. Schnauss.
HISTOIRE DE MA VIE
HISTOIRE
DE MA VIE
PAR
Mme GEORGE SAND.
Telle est l'épigraphe du livre que j'entreprends.
15 avril 1847.
GEORGE SAND.
TREIZIÈME ET DERNIER.
PARIS, 1855.
LEIPZIG, CHEZ WOLFGANG GERHARD.
CHAPITRE QUATRIEME.
(SUITE.)
L'auberge de la Boutaille et les bohémiens.—Je ne vais pas à la Chenaie.—Lettre de mon frère.—La famille Duteil.—Je vais à Nohant.—Le Bois de Vavray.—Grande résolution.—Course à Châteauroux et à Bourges.—La prison de Bourges.—La brèche.—Un quart d'heure de cachot.—Consultation, détermination et retour.—Enlevons Hermione!—Premier jugement.—La maison déserte à Nohant.—Second jugement.—Réflexions sur la séparation de corps.—La maison déserte à La Châtre.—Bourges.—La famille Tourangin.—Plaidoiries.—Transaction.—Retour définitif et prise de possession de Nohant.
L'auberge de la Boutaille était tenue par une vieille sibylle qui logeait à la nuit, et ce taudis était principalement affecté aux bateleurs ambulans, aux petits colporteurs suspects et aux montreurs d'animaux savans. Les marmottes, les chiens chorégraphes, les singes pelés et surtout les ours muselés tenaient cour plénière dans des caves dont les soupiraux donnaient sur la rue. Ces pauvres bêtes, harassées de la fatigue du voyage et rouées des coups inséparables de toute éducation classique, vivaient là en bonne intelligence une partie de la nuit; mais, aux approches du jour, la faim, ou l'ennui se faisant sentir, on commençait à s'agiter, à s'injurier et à grimper aux barreaux du soupirail pour gémir, grimacer ou maugréer de la façon la plus lugubre.
C'était le prélude de scènes très curieuses et que je me suis souvent divertie à surveiller à travers la fonte de ma jalousie. L'hôtesse de la Boutaille, Madame Gaudron, sachant très bien à quelles gens elle avait affaire, se levait la première et très mystérieusement pour surveiller le départ de ses hôtes. De leur côté, ceux-ci, préméditant de partir sans payer, faisaient leurs préparatifs à tâtons, et l'un d'eux, descendant auprès des bêtes, les excitait pour les faire gronder, afin de couvrir le bruit furtif de la fuite des camarades.
L'adresse et la ruse de ces bohémiens étaient merveilleuses; je ne sais par quels trous de la serrure ils s'évadaient, mais, en dépit de l'œil attentif et de l'oreille fine de la vieille, elle se trouvait très souvent en présence d'un gamin pleurard qui se disait abandonné avec les animaux par ses compagnons dénaturés et dans l'impossibilité de payer la dépense. Que faire? Mettre ce bétail en fourrière et le nourrir jusqu'à ce que la police eût rattrapé les délinquans? C'était là une mauvaise créance, et il fallait bien laisser partir la feinte victime avec les quadrupèdes affamés et menaçans, qui paraissaient peu disposés à se laisser appréhender au corps.
Quand la bande payait honnêtement son écot, la vieille avait un autre souci. Elle redoutait surtout ceux qui se conduisaient en gentilshommes et dédaignaient de marchander. Elle furetait alors autour de leurs paquets avec angoisse, comptait et recomptait ses couverts d'étain et ses guenilles. Le bât de l'âne, quand il y avait un âne, était surtout l'objet de son anxiété. Elle trouvait mille prétextes pour retenir cet âne, et, au dernier moment, elle passait adroitement ses mains sous le bât pour lui palper l'échine. Mais, en dépit de toutes ces précautions et de toutes ces alarmes, il se passait peu de jours sans qu'on l'entendit geindre sur ses pertes et maudire sa clientèle.
Quels beaux Decamps, quels fantastiques Callot j'ai vus là, aux rayons blafards de la lune ou aux pâles lueurs de l'aube d'hiver, quand la bise faisait claqueter l'enseigne séculaire, et que les bohémiens, blêmes comme des spectres, se mettaient en marche sur le pavé couvert de neige! Tantôt c'était une femme bronzée, pittoresque sous ses guenilles sombres, portant dans ses bras un pauvre bel enfant rose, volé ou acheté sur les chemins; tantôt c'était le petit Savoyard beaucoup plus laid que son singe, et tantôt l'Hercule de carrefour traînant dans une espèce de brouette sa femme et sa nombreuse progéniture. Il y avait de ces êtres effrayans ou hideux, et pourtant, par hasard, il s'y détachait quelquefois des figures plus intéressantes, des paillasses tristes et résignés comme celui qu'a idéalisé Frédérick Lemaître, de vieux artistes mendians raclant du violon avec une sorte de maestria désordonnée, des petites filles gymnastes exténuées et livides, riant et chantant le printemps et l'amour au bras de leurs amoureux de quinze ans. Que de misère, que d'insouciance, que de larmes ou de chansons sur ces chemins poudreux ou glacés qui ne mènent pas même à l'hôpital!
M. Lamennais m'avait invitée à aller passer quelques jours à la Chênaie; je partis et m'arrêtai en route, en me demandant ce que j'allais faire là, moi si gauche, si muette, si ennuyeuse! Oser lui demander une heure de son temps précieux, c'était déjà beaucoup, et à Paris il m'en avait accordé quelques-unes; mais aller lui prendre des jours entiers, c'est ce que je n'osai pas accepter. J'eus tort, je ne le connaissais pas dans toute sa bonhomie, comme je l'ai connu plus tard. Je craignais la tension soutenue d'un grand esprit que je n'aurais pas pu suivre, et le moindre de ses disciples eût été plus fort que moi pour soutenir un dialogue sérieux. Je ne savais pas qu'il aimait à se reposer dans l'intimité des travaux ardus de l'intelligence. Personne ne causait avec autant d'abandon et d'entrain de tout ce qui est à la portée de tous. Il n'était pas difficile d'ailleurs, l'excellent homme, sur l'esprit de ses interlocuteurs. On l'amusait avec un rien. Une niaiserie, un enfantillage le faisaient rire. Et comme il riait! Il riait comme Éverard, jusqu'à en être malade, mais plus souvent et plus facilement que lui. Il a écrit quelque part que les pleurs sont le lot des anges et le rire celui de Satan. L'idée est belle là où elle est, mais dans la vie humaine le rire d'un homme de bien est comme le chant de sa conscience. Les personnes vraiment gaies sont toujours bonnes, et il en était justement la preuve.
Je n'allai donc pas à la Chenaie. Je revins sur mes pas, je rentrai à Paris, et j'y reçus une lettre de mon frère qui me disait d'aller à Nohant. Il prenait alors mon parti et se faisait fort de décider mon mari à m'abandonner sans regret l'habitation et le revenu de ma terre. «Casimir, disait-il, est dégoûté des ennuis de la propriété et des dépenses que celle-là exige. Il n'y sait pas suffire. Toi, avec ton travail, tu pourrais t'en tirer. Il veut aller vivre à Paris ou chez sa belle-mère dans le Midi: il se trouvera plus riche avec la moitié de vos revenus et la vie de garçon, qu'il ne l'est dans ton château,...» etc. Mon frère, qui prit plus tard le parti de mon mari contre moi, s'exprimait là avec beaucoup de liberté et de sévérité sur la situation de Nohant en mon absence. «Tu ne dois pas abandonner ainsi tes intérêts, ajoutait-il, c'est un tort envers tes enfants,» etc.
A cette époque mon frère n'habitait plus Nohant, mais il faisait de fréquents voyages au pays.
Je crus devoir suivre son conseil, et je trouvai en effet M. Dudevant disposé à quitter le Berry et à me laisser les charges et les profits de la résidence. En même temps qu'il prenait cette résolution il me témoignait tant de dépit, que je n'insistai pas et m'en allai encore une fois, n'ayant pas le courage d'entamer une lutte pour de l'argent. Cette lutte devint nécessaire, inévitable quelques semaines plus tard. Elle eut des motifs plus sérieux, elle devint un devoir envers mes enfants d'abord, ensuite envers mes amis et mon entourage, et peut-être aussi envers la mémoire de ma grand'mère, dont l'éternelle préoccupation et les dernières volontés se trouvaient trop ouvertement violées aux lieux mêmes qu'elle m'avait transmis pour abriter et protéger ma vie.
Le 19 octobre 1835, j'avais été passer à Nohant la fin des vacances de Maurice. A la suite d'un orage que rien n'avait provoqué, rien absolument, pas même une parole ou un sourire de ma part, j'allai m'enfermer dans ma petite chambre. Maurice m'y suivit en pleurant. Je le calmai en lui disant que cela ne recommencerait pas. Il se paya des consolations que l'on donne aux enfants en paroles vagues; mais, dans ma pensée, les miennes avaient un sens arrêté et définitif. Je ne voulais pas que mes enfants vissent jamais se renouveler la preuve de dissentiments qu'ils avaient ignorés jusque-là. Je ne voulais pas que ces dissentiments eussent pour conséquence de leur faire oublier ce qu'ils devaient de respect à leur père ou à moi.
Quelques jours auparavant, mon mari avait signé un acte sous seing privé exécutable à la date du 11 novembre suivant, par lequel je lui abandonnais plus de la moitié de mes revenus. Cet acte, qui me laissait l'habitation de Nohant et la gouverne de ma fille, ne me garantissait en rien contre le revirement de sa volonté. Sa manière d'être et ses paroles sans détour me prouvaient qu'il considérait comme nulles les promesses deux fois faites et deux fois signées. C'était son droit, le mariage le veut ainsi, dans notre législation l'époux étant le maître; or, le maître n'est jamais engagé envers celui qui n'est maître de rien.
Quand Maurice fut couché et endormi, Duteil vint près de moi s'enquérir de la disposition de mon esprit. Il blâmait ouvertement celle qui s'était trahie chez mon mari. Il voulait amener une réconciliation à laquelle tous deux se refusèrent. Je le remerciai de son intervention, mais je ne lui fis point part de la résolution que je venais de prendre. Il me fallait l'avis de Rollinat.
Je passai la nuit à réfléchir. En ce moment où je sentais la plénitude de mes droits, mes devoirs m'apparaissent dans toute leur rigueur. J'avais tardé bien longtemps, j'avais été bien faible et bien insoucieuse de mon propre sort. Tant que ce n'avait été qu'une question personnelle dont mes enfants ne pouvaient souffrir dans leur éducation morale, j'avais cru pouvoir me sacrifier et me permettre la satisfaction intérieure de laisser tranquille un homme que je n'étais pas née pour rendre heureux selon ses goûts. Pendant treize ans il avait joui du bien-être qui m'appartenait et dont je m'étais abstenue pour lui complaire. J'aurais voulu le lui laisser toute sa vie; il aurait pu le conserver. La veille encore, le voyant soucieux, je lui avais dit: «Vous regrettez Nohant, je le vois bien, malgré le dégoût que vous avez pris de votre gestion. Eh bien, tout n'est-il pas pour le mieux, puisque je vous en débarrasse? Croyez-vous que la porte du logis vous sera jamais fermée?» Il m'avait répondu: «Je ne remettrai jamais les pieds dans une maison dont je ne serais pas le seul maître.» Et dès le lendemain il avait voulu être pour jamais le seul maître.
Il ne pouvait plus, il ne devait plus m'inspirer de sécurité. J'étais sans ressentiment contre lui, je le voyais emporté par une fatalité d'organisation, je devais séparer ma destinée de la sienne, ou sacrifier plus que je n'avais encore fait, c'est-à-dire ma dignité vis-à-vis de mes enfants, ou ma vie, à laquelle je ne tenais pas beaucoup, mais que je leur devais également.
Dès le matin, M. Dudevant alla à la Châtre. Il n'était plus sédentaire comme il avait été longtemps. Il s'absentait des journées, des semaines entières. Il n'aurait pas dû trouver mauvais qu'au moins, pendant les vacances de Maurice, je fusse là pour garder la maison et les enfants. Je sus par les domestiques que rien n'était changé dans ses projets; il devait partir le jour suivant, le 21, pour Paris et reconduire Maurice au collége, Solange à sa pension. Cela avait été convenu; je devais les rejoindre au bout de quelques jours; mais les nouvelles circonstances me firent changer de résolution. Je décidai que je ne reverrais mon mari ni à Paris ni à Nohant, et que je ne l'y reverrais pas même avant son départ. Je serais sortie de la maison tout à fait si je n'eusse pas voulu passer avec Maurice le dernier jour de ses vacances. Je pris un petit cheval et un mauvais cabriolet, il n'y avait pas de domestique à mes ordres; je mis mes deux enfants dans ce modeste véhicule, et je les menai dans le bois de Vavray, un endroit, charmant alors, d'où, assis sur la mousse, à l'ombre des vieux chênes, on embrassait de l'œil des horizons mélancoliques et profonds de la vallée Noire.
Il faisait un temps superbe. Maurice m'avait aidée à dételer le petit cheval qui paissait à côté de nous. Un doux soleil d'automne faisait resplendir les bruyères. Armés de couteaux et de paniers, nous faisions une récolte de mousses et de jungermannes que le Malgache m'avait demandé de prendre là, au hasard, pour sa collection, n'ayant pas, lui, m'écrivait-il, le temps d'aller si loin pour explorer la localité.
Nous prenions donc de tout sans choisir, et mes enfants, l'un qui n'avait pas vu passer la tempête domestique de la veille, l'autre qui, grâce à l'insouciance de son âge, l'avait déjà oubliée, couraient, criaient et riaient à travers le taillis. C'était une gaîté, une joie, une ardeur de recherches qui me rappelait le temps heureux où j'avais couru ainsi à côté de ma mère pour l'embellissement de nos petites grottes. Hélas! vingt ans plus tard, j'ai eu à mes côtés un autre enfant rayonnant de force, de bonheur et de beauté, bondissant sur la mousse des bois et la ramassant dans les plis de sa robe comme avait fait sa mère, comme j'avais fait moi-même, dans les mêmes lieux, dans les mêmes jeux, dans les mêmes rêves d'or et de fées! Et cet enfant-là repose à présent entre ma grand'mère et mon père! Aussi j'ai peine à écrire en cet instant, et le souvenir de ce triple passé sans lendemain m'oppresse et m'étouffe[21]!
Nous avions emporté un petit panier pour goûter sous l'ombrage. Nous ne rentrâmes qu'à la nuit. Le lendemain, les enfants partirent avec M. Dudevant, qui avait passé la nuit à la Châtre et qui ne demanda pas à me voir.
J'étais décidée à n'avoir plus aucune explication avec lui; mais je ne savais pas encore par quel moyen j'éviterais cette inévitable nécessité domestique. Mon ami d'enfance Gustave Papet vint me voir; je lui racontai l'aventure, et nous partîmes ensemble pour Châteauroux.
«Je ne vois de remède absolu à cette situation, me dit Rollinat, qu'une séparation par jugement. L'issue ne m'en paraît pas douteuse; reste à savoir si tu en auras le courage. Les formes judiciaires sont brutales, et, faible comme je te connais, tu reculeras devant la nécessité de blesser et d'offenser ton adversaire.» Je lui demandai s'il n'y avait pas moyen d'éviter le scandale des débats; je me fis expliquer la marche à suivre, et quand il l'eut fait, nous reconnûmes que, mon mari laissant prendre un jugement par défaut, sans plaidoiries et sans publicité, la position qu'il avait réglée lui-même, par contrat volontaire, resterait la même pour lui, puisque telle était mon intention, avec cet avantage essentiel pour moi de rendre la convention légale, c'est-à-dire réelle.
Mais sur tout cela Rollinat voulait consulter Éverard. Nous retournâmes avec lui à Nohant le jour même, et, prenant seulement là le temps de dîner, nous repartîmes dans le même cabriolet, en poste, pour Bourges.
Éverard payait sa dette à la pairie. Il était en prison. La prison de ville est l'antique château des ducs de Bourgogne. Dans les ombres de la nuit, elle avait un grand caractère de force et de désolation. Nous gagnâmes un des geôliers, qui nous fit passer par une brèche et nous conduisit dans les ténèbres, à travers des galeries et des escaliers fantastiques. Il y eut un moment où, entendant le pas d'un surveillant, il me poussa dans une porte ouverte qu'il referma sur moi, tandis qu'il fourrait Rollinat je ne sais où, et se présentait seul au passage de son supérieur.
Je tirai de ma poche une des allumettes qui me servaient pour mes cigarettes, et je regardai où j'étais. Je me trouvais dans un cachot fort lugubre, situé au pied d'une tourelle. A deux pas de moi, un escalier souterrain à fleur de terre descendait dans les profondeurs des geôles. J'éteignis vite mon allumette, qui pouvait me trahir, et restai immobile, sachant le danger d'une promenade à tâtons dans cette retraite de mauvaise mine.
On m'y laissa bien un quart d'heure, qui me parut fort long. Enfin mon homme revint me délivrer, et nous pûmes gagner l'appartement où Éverard, averti par Gustave, nous attendait pour me donner consultation vers deux heures du matin.
Il nous approuva d'avoir fait cette démarche rapidement et avec mystère. Ceux de mes amis qui étaient dans de bons termes avec M. Dudevant devaient l'ignorer, si elle ne devait pas aboutir. Il écouta le récit de toute ma vie conjugale, et, apprenant toutes les évolutions de volonté que j'avais dû subir, il se prononça, comme Rollinat, pour la séparation judiciaire. Mon plan de conduite me fut tracé après mûre délibération. Je devais surprendre mon adversaire par une requête au président du tribunal, afin que, ce fait accompli, il pût en accepter les conséquences dans un moment où il devait mieux en sentir la nécessité. On ne mettait pas en doute qu'il ne les acceptât sans discussion pour éviter d'ébruiter les causes de ma détermination. Nous comptions sans les mauvais conseillers que M. Dudevant crut devoir écouter dans la suite du procès.
Je devais, pour conserver mes droits de plaignante, ne pas rentrer au domicile conjugal, et jusqu'à ce que le président du tribunal eût statué sur mon domicile temporaire, aller chez un de mes amis de la Châtre. Le plus âgé était Duteil; mais Duteil, ami de mon mari, voudrait-il me recevoir dans la circonstance? Quant à sa femme et à sa sœur, cela n'était pas douteux pour moi; quant à lui, c'était une chose à tenter.
Le geôlier vint nous avertir que le jour allait poindre et qu'il fallait sortir comme nous étions entrés, sans être vus, le règlement de la prison s'opposant à ces consultations nocturnes. La sortie se passa sans encombre. Nous reprîmes la poste et nous allâmes surprendre Duteil à la Châtre. En trente heures nous avions fait cinquante-quatre lieues dans un débris de cabriolet tombant en ruines, et nous n'avions pas pris un moment de repos moral.
«Me voilà, dis-je à Duteil; je viens demeurer chez toi, à moins que tu ne me chasses. Je ne te demande ni conseil ni consultation contre M. Dudevant, qui est ton ami. Je ne t'appellerai pas en témoignage contre lui. Je t'autoriserai, dès que j'aurai obtenu un jugement, à devenir le conciliateur entre nous, c'est-à-dire à lui assurer de ma part les meilleures conditions d'existence possibles, celles qu'il avait réglées. Ton rôle, que tu peux dès à présent lui faire connaître, est donc honorable et facile.
«—Vous resterez chez moi, dit Duteil avec cette spontanéité de cœur qui le caractérisait dans les grandes occasions. Je suis si reconnaissant de la préférence que vous m'accordez sur vos autres amis, que vous pouvez compter à jamais sur moi, quoi qu'il arrive. Quant au procès que vous voulez entamer, laissez-moi en causer avec vous.
«—Donne-moi d'abord à dîner, car je meurs de faim, lui répondis-je, et ensuite j'irai chercher à Nohant mes pantoufles et mes paperasses.
«—Je vous y accompagnerai, dit-il, et nous causerons chemin faisant.»
Le dîner m'ayant un peu remise, je repris avec lui le vénérable cabriolet, et deux heures après nous revenions chez lui. Il m'avait écoutée en silence, se bornant à des questions d'un ordre plus élevé que celle des hasards de la procédure, et ne me disant pas trop son avis. Enfin, dans l'allée de peupliers qui touche à l'arrivée de la petite ville, il se résuma ainsi: «J'ai été le compagnon et l'hôte joyeux de votre mari et de votre frère, mais je n'ai jamais oublié, quand vous étiez là, que j'étais chez vous et que je devais à votre caractère de mère de famille un respect sans bornes. Je vous ai cependant quelquefois assommée de mon bavardage après dîner et de mon tapage aux heures de votre travail. Vous savez bien que c'était comme malgré moi et qu'une parole de reproche de vous me dégrisait quelquefois comme par miracle. Votre tort est de m avoir gâté par trop de douceur. Aussi qu'est-il arrivé? C'est que, tout en me sentant le camarade de votre mari pendant douze heures de gaieté, j'avais chaque soir une treizième heure de tristesse où je me sentais votre ami. Après ma femme et mes enfants, vous êtes ce que j'aime le mieux sur la terre, et si j'hésite depuis deux heures à vous donner raison, c'est que je redoute pour vous les fatigues et les chagrins de la lutte que vous entamez. Pourtant je crois qu'elle peut être douce et se renfermer dans le petit horizon de notre petite ville, si Casimir écoute mes conseils. Je vois ceux qu'il faut lui donner dans son intérêt, et je pense maintenant pouvoir me faire fort de le persuader. Voilà!»—Et comme nous escaladions le petit pont en dos d'âne qui entre en ville, il allongea un coup de fouet au cheval en disant avec la gaieté ranimée: «Allons! enlevons Hermione!»
Le 16 février 1836, le tribunal rendit un jugement de séparation en ma faveur. M. Dudevant y fit défaut, ce qui nous fit croire à tous qu'il acceptait cette solution. Je pus aller prendre possession de mon domicile légal à Nohant. Le jugement me confiait la garde et l'éducation de mon fils et de ma fille.
Je me croyais dispensée de pousser plus loin les choses. Mon mari écrivait à Duteil de manière à me le faire espérer. Je passai quelques semaines à Nohant dans l'attente de son arrivée au pays pour notre liquidation, et nos arrangemens. Duteil se chargeait de faire pour moi toutes les concessions possibles, et je devais, pour éviter toute rencontre irritante, me rendre à Paris dès que M. Dudevant viendrait à La Châtre.
J'eus donc à Nohant quelques beaux jours d'hiver, où je savourai pour la première fois depuis la mort de ma grand'mère les douceurs d'un recueillement que ne troublait plus aucune note discordante. J'avais, autant par économie que par justice, fait maison nette de tous les domestiques habitués à commander à ma place. Je ne gardai que le vieux jardinier de ma grand'mère, établi avec sa femme dans un pavillon au fond de la cour. J'étais donc absolument seule dans cette grande maison silencieuse. Je ne recevais même pas mes amis de La Châtre, afin de ne donner lieu à aucune amertume. Il ne m'eût pas semblé de bon goût de pendre sitôt la crémaillère, comme on dit chez nous, et de paraître fêter bruyamment ma victoire.
Ce fut donc une solitude absolue, et une fois dans ma vie, j'ai habité Nohant à l'état de maison déserte. La maison déserte a longtemps été un de mes rêves. Jusqu'au jour où j'ai pu goûter sans alarmes les douceurs de la vie de famille, je me suis bercée de l'espoir de posséder dans quelque endroit ignoré une maison, fût-ce une ruine ou une chaumière, où je pourrais de temps en temps disparaître et travailler sans être distraite par le son de la voix humaine.
Nohant fut donc en ce temps-là, c'est-à-dire en ce moment-là, car il fut court comme tous les pauvres petits repos de ma vie, un idéal pour ma fantaisie. Je m'amusai à le ranger, c'est-à-dire à le déranger moi-même. Je faisais disparaître tout ce qui me rappelait des souvenirs pénibles, et je disposais les vieux meubles comme je les avais vus placés dans mon enfance. La femme du jardinier n'entrait dans la maison que pour faire ma chambre et m'apporter mon dîner. Quand il était enlevé, je fermais toutes les portes donnant dehors et j'ouvrais toutes celles de l'intérieur. J'allumais beaucoup de bougies et je me promenais dans l'enfilade des grandes pièces du rez-de-chaussée, depuis le petit boudoir où je couchais toujours, jusqu'au grand salon illuminé en outre par un grand feu. Puis j'éteignais tout, et marchant à la seule lueur du feu mourant dans l'âtre, je savourais l'émotion de cette obscurité mystérieuse pleine de pensées mélancoliques, après avoir ressaisi les rians et doux souvenirs de mes jeunes années. Je m'amusais à me faire un peu peur en passant comme un fantôme devant les glaces ternies par le temps, et le bruit de mes pas dans ces pièces vides et sonores me faisait quelquefois tressaillir, comme si l'ombre de Deschartres se fût glissée derrière moi.
J'allai à Paris au mois de mars, à ce que je crois me rappeler. M. Dudevant vint à La Châtre et accepta une transaction qui lui faisait des conditions infiniment meilleures que le jugement prononcé contre lui. Mais à peine eut-il signé, qu'il crut devoir n'en tenir compte et former opposition. Il s'y prit fort mal; il était aigri par les conseils de mon pauvre frère, qui, mobile comme l'onde, ou plutôt comme le vin, s'était tourné contre ma victoire après m'avoir fourni toutes les armes possibles pour le combat. La belle-mère de mon mari, madame Dudevant, faisait pour ainsi dire à celui-ci une nécessité de poursuivre la lutte. Il se trouvait qu'elle me détestait affreusement sans que j'aie jamais su pourquoi. Peut-être éprouvait-elle, à la veille de sa mort, ce besoin de détester quelqu'un qui, le jour de sa mort, devint un besoin de détester tout le monde, mon mari tout le premier. Quoi qu'il en soit, elle mettait alors, m'a-t-on dit, pour condition à son héritage, la résistance de son beau-fils à toute conciliation avec moi.
Mon mari, je le répète, s'y prit mal. Voulant repousser la séparation, il imagina de présenter au tribunal une requête dictée, on eût pu dire rédigée par deux servantes que j'avais chassées, et qu'un célèbre avocat ne le détourna pas de prendre pour auxiliaires. Les conseils de cet avocat sont quelquefois funestes. Un fait récent, qui a pour jamais déchiré mon âme sans profit pour sa gloire, à lui, me l'a cruellement prouvé.
Quant à son intervention dans mes affaires conjugales, elle ne servit qu'à rendre amère une solution qui eût pu être calme. Elle éclaira plus qu'il n'était besoin la conscience des juges. Ils ne comprirent pas qu'en me supposant de si étranges torts envers lui et envers moi-même, mon mari voulût renouer notre union. Ils trouvèrent l'injure suffisante, et, annulant les motifs de leur premier jugement pour vice de forme dans la procédure, ils le renouvelèrent le 11 mai 1836, absolument dans les mêmes termes.
J'étais revenue à La Châtre, chez Duteil; j'avais fait toute la nuit des projets et des préparatifs de départ. Je m'étais assurée par emprunt une somme de dix mille francs avec laquelle j'étais résolue à enlever mes enfans et à fuir en Amérique si la déplorable requête était prise en considération. J'avoue maintenant, sans scrupule, cette intention formelle que j'avais de résister à l'effet de la loi, et j'ose dire très ouvertement que celle qui règle les séparations judiciaires est une loi contre laquelle la conscience du présent proteste, et une des premières sur lesquelles la sagesse de l'avenir reviendra.
Le principal vice de cette loi, c'est la publicité qu'elle donne aux débats. Elle force l'un des époux, le plus mécontent, le plus blessé des deux, à subir une existence impossible ou à mettre au jour les plaies de son âme. Ne suffirait-il pas de révéler ces plaies à des magistrats intègres, qui en garderaient le secret, sans être forcé de publier l'égarement de celui qui les a faites? On exige des témoins, on fait une enquête. On rédige et on affiche les fautes signalées. Pour soustraire les enfants à des influences qui ne sont peut-être que passagèrement funestes, il faut qu'un des époux laisse dans les annales d'un greffe un monument de blâme contre l'autre. Et ce n'est encore là que la partie douce et voilée de semblables luttes. Si l'adversaire fait résistance, il faut arriver à l'éclat des plaidoiries et au scandale des journaux. Ainsi une femme timide ou généreuse devra renoncer à respecter son mari ou à préserver ses enfans. Un de ses devoirs sera en opposition avec l'autre. Dira-t-on que, si l'amour maternel ne l'emporte pas, elle aura sacrifié l'avenir des enfans à la morale publique, à la sainteté de la famille? Ce serait un sophisme difficile à admettre, et si l'on veut que le devoir de la mère ne soit pas plus impérieux que celui de l'épouse, on accordera au moins qu'il l'est tout autant.
Et si c'est l'époux qui demande la séparation, son devoir n'est-il pas plus effroyable encore? Une femme peut articuler des causes d'incompatibilité suffisantes pour rompre le lien sans être déshonorantes pour l'homme dont elle porte le nom. Ainsi, qu'elle allègue la vie bruyante, les emportemens et les amours de son mari dans le domicile conjugal, c'est trop exiger d'elle sans doute pour la délivrer des malheurs qu'entraînent ces infractions à la règle; mais enfin ce ne sont pas là des souillures dont un homme ne puisse se laver dans l'opinion. Il y a plus; dans notre société, dans nos préjugés et dans nos mœurs, plus un homme est signalé pour avoir eu des bonnes fortunes, plus le sourire des assistans le complimente. En province surtout, quiconque a beaucoup fêté la table et l'amour passe pour un joyeux compère, et tout est dit. On le blâme un peu de n'avoir pas ménagé la fierté de sa femme légitime, on convient qu'il a eu tort de s'emporter contre elle, mais enfin, faire acte d'autorité absolue dans la maison est le droit du mari, et pour peu qu'il y eût mis des formes, tout son sexe lui eût donné raison plus ou moins; et, en fait, il peut avoir subi les entraînemens de certaines intempérances, et n'en être pas moins un galant homme à tous autres égards.
Telle n'est pas la position de la femme accusée d'adultère. On n'attribue à la femme qu'un seul genre d'honneur. Infidèle à son mari, elle est flétrie et avilie, elle est déshonorée aux yeux de ses enfans, elle est passible d'une peine infamante, la prison. Voilà ce qu'un mari outragé qui veut soustraire ses enfans à de mauvais exemples est forcé de faire quand il demande la séparation judiciaire. Il ne peut se plaindre ni d'injures, ni de mauvais traitemens. Il est le plus fort, il en a les droits, on lui rirait au nez s'il se plaignait d'avoir été battu. Il faut donc qu'il invoque l'adultère et qu'il tue moralement la femme qui porte son nom. C'est peut-être pour lui éviter la nécessité de ce meurtre moral que la loi lui concède le droit de meurtre réel sur sa personne.
Quelles solutions aux malheurs domestiques! Cela est sauvage, cela peut tuer l'âme de l'enfant condamné à contempler la durée du désaccord de ses parens ou à en connaître l'issue.
Mais ceci n'est rien encore, et l'homme est investi de bien d'autres droits. Il peut déshonorer sa femme, la faire mettre en prison et la condamner ensuite à rentrer sous sa dépendance, à subir son pardon et ses caresses! S'il lui épargne ce dernier outrage, le pire de tous, il peut lui faire une vie de fiel et d'amertume, lui reprocher sa faute à toutes les heures de sa vie, la tenir éternellement sous l'humiliation de la servitude, sous la terreur des menaces.
Imaginez le rôle d'une mère de famille sous le coup de l'outrage d'une pareille miséricorde! Voyez l'attitude de ses enfans condamnés à rougir d'elle, ou à l'absoudre en détestant l'auteur de son châtiment! Voyez celle de ses parens, de ses amis, de ses serviteurs! Supposez un époux implacable, une femme vindicative, vous aurez un intérieur tragique. Supposez un mari inconséquent et débonnaire à ses heures, une femme sans mémoire et sans dignité, vous aurez un intérieur ridicule. Mais ne supposez jamais un époux vraiment généreux et moral, capable de punir au nom de l'honneur et de pardonner au nom de la religion. Un tel homme peut exercer sa rigueur et sa clémence dans le secret du ménage, il ne peut jamais invoquer le bénéfice de la loi pour infliger publiquement une honte qu'il n'est pas en son pouvoir d'effacer.
Cette doctrine judiciaire fut pourtant admise par les conseils de mon mari et plaidée plus tard par un brave homme, avocat de province, qui n'était peut-être pas sans talent, mais qui fut forcé d'être absurde sous le poids d'un système immoral et révoltant. Je me souviens que, plaidant au nom de la religion, de l'autorité, de l'orthodoxie de principes, et voulant invoquer le type de la charité évangélique dans l'image du Christ, il le traita de philosophe et de prophète, son mouvement oratoire ne pouvant s'élever jusqu'à en taire un Dieu. Je le crois bien: appeler la sanction d'un Dieu sur la vengeance précédant le pardon, c'eût été un sacrilége.
Ajoutons que cette vengeance prétendue légitime peut reposer sur d'atroces calomnies, accueillies dans un moment d'irritation maladive; le ressentiment de certaine valetaille sait orner de faits monstrueux la faute présumée. Un époux autorisé à admettre des infamies jusqu'à essayer d'en fournir la preuve y risquerait son honneur ou sa raison.
Non, le lien conjugal brisé dans les cœurs ne peut être renoué par la main des hommes. L'amour et la foi, l'estime et le pardon sont choses trop intimes et trop saintes pour qu'il n'y faille pas Dieu seul pour témoin et le mystère pour caution. Le lien conjugal est rompu dès qu'il est devenu odieux à l'un des époux. Il faudrait qu'un conseil de famille et de magistrature fût appelé à connaître, je ne dis pas des motifs de plainte, mais de la réalité, de la force et de la persistance du mécontentement. Que des épreuves de temps fussent imposées, qu'une sage lenteur se tînt en garde contre les caprices coupables ou les dépits passagers; certes, on ne saurait mettre trop de prudence à prononcer sur les destinées d'une famille; mais il faudrait que la sentence ne fût motivée que sur des incompatibilités certaines dans l'esprit des juges, vagues dans la formule judiciaire, inconnues au public. On ne plaiderait plus pour la haine et pour la vengeance, et on plaiderait beaucoup moins.
Plus on aplanira les voies de la délivrance, plus les naufragés du mariage feront d'efforts pour sauver le navire avant de l'abandonner. Si c'est une arche sainte comme l'esprit de la loi le proclame, faites qu'elle ne sombre pas dans les tempêtes, faites que ses porteurs fatigués ne la laissent pas tomber dans la boue; faites que deux époux, forcés par un devoir de dignité bien entendue à se séparer, puissent respecter le lien qu'ils brisent et enseigner à leurs enfans à les respecter l'un et l'autre.
Voilà les réflexions qui se pressaient dans mon esprit la veille du jour qui devait décider de mon sort. Mon mari, irrité des motifs énoncés au jugement, et s'en prenant à moi et à mes conseils judiciaires de ce que les formes légales ont de dur et d'indélicat, ne songeait plus qu'à en tirer vengeance. Aveuglé, il ne savait pas que la société était là son seul ennemi. Il ne se disait pas que je n'avais articulé que les faits absolument nécessaires, et fourni que les preuves strictement exigées par la loi. Il connaissait pourtant le Code mieux que moi: il avait été reçu avocat; mais jamais sa pensée, éprise d'immobilité dans l'autorité, n'avait voulu s'élever à la critique morale des lois, et par conséquent prévoir leurs funestes conséquences.
Il répondait donc à une enquête où l'on n'avait trahi que des faits dont il aimait à se vanter, par des imputations dont j'aurais frémi de mériter la cent millième partie. Son avoué se refusa à lire un libelle. Les juges se seraient refusés à l'entendre.
Il allait donc au delà de l'esprit de la loi, qui permet à l'époux offensé par des reproches, de motiver les procédés acerbes dont on l'accuse, par de violens sujets de plainte. Mais la loi qui admet le moyen de défense dans un procès où l'époux demande la séparation à son profit ne saurait l'admettre comme acte de vengeance dans une lutte où il repousse la séparation. Elle la prononce d'autant plus en faveur de la femme qui s'est déclarée offensée, que ce moyen est la pire des offenses: c'est ce qui arriva.
Je n'étais pourtant pas tranquille sur l'issue de ce débat. J'aurais voulu, moi, dans un premier moment d'indignation, que mon mari fût autorisé à faire la preuve des griefs qu'il articulait. Éverard, qui devait plaider pour moi, repoussait l'idée d'un pareil débat. Il avait raison, mais ma fierté souffrait, je l'avoue, de la possibilité d'un soupçon dans l'esprit des juges. «Ce soupçon, disais-je, prendra peut-être assez de consistance dans leur pensée pour qu'en prononçant la séparation ils me retirent le soin d'élever mon fils.»
Pourtant, quand j'eus réfléchi, je reconnus l'absence de danger de ma situation, de quelque façon qu'elle vînt à aboutir. Le soupçon ne pouvait même pas effleurer l'esprit de mes juges: Les accusations portaient trop le cachet de la démence.
Je m'endormis alors profondément. J'étais fatiguée de mes propres pensées qui, pour la première fois avaient embrassé la question du mariage d'une manière générale assez lucide. Jamais, je le jure, je n'avais senti aussi vivement la sainteté du pacte conjugal et les causes de sa fragilité dans nos mœurs que dans cette crise où je me voyais en cause moi-même. J'éprouvais enfin un calme souverain, j'étais sûre de la droiture de ma conscience et de la pureté de mon idéal. Je remerciai Dieu de ce qu'au milieu de mes souffrances personnelles il m'avait permis de conserver sans altération la notion et l'amour de la vérité.
A une heure de l'après-midi, Félicie entra dans ma chambre. «Comment! vous pouvez dormir! me dit-elle. Sachez donc que l'on sort de l'audience, vous avez gagné votre procès, vous avez Maurice et Solange. Levez-vous vite pour remercier Éverard qui arrive et qui a fait pleurer toute la ville.»
Il y eut encore tentative de transaction avec M. Dudevant pendant que je retournais à Paris; mais ses conseils ne lui laissaient pas le loisir d'entendre raison. Il forma appel devant la cour de Bourges. Je revins habiter La Châtre.
Quoique je fusse choyée et heureuse autant que possible dans la famille de Duteil, j'y souffrais un peu du bruit des enfans qui se levaient à l'heure où je commençais à m'endormir, et de la chaleur que l'étroitesse de la rue et la petitesse de la maison rendaient accablante. Passer l'été dans une ville, c'est pour moi chose cruelle. Je n'avais pas seulement une pauvre petite branche de verdure à regarder. Rozane Bourgoing m'offrit une chambre chez elle, et il fut convenu que les deux familles se réuniraient tous les soirs.
M. et Mme Bourgoing, avec une jeune sœur de Rozane qu'ils traitaient comme leur enfant, et qui était presque aussi belle que Rozane, occupaient une jolie maison avec un jardinet perché en terrasse sur un précipice. C'était l'ancien rempart de la ville, et par là on voyait la campagne, on y était. L'Indre coulait, sombre et paisible, sous des rideaux d'arbres magnifiques et s'en allait, le long d'une vallée charmante, se perdre dans la verdure. Devant moi, sur l'autre rive, s'élevait la Rochaille, une colline semée de blocs diluviens et ombragée de noyers séculaires. La maisonnette blanche et les ajoupas de roseaux du Malgache s'apercevaient un peu plus loin, et à côté de nous la grande tour carrée de l'ancien château des Lombault dominait le paysage.
J'allais de temps en temps à Bourges, ou bien Éverard venait de temps en temps à La Châtre. C'était toujours en vue de nous consulter sur le procès, mais le procès était la chose dont nous pouvions le moins parler. J'avais la tête pleine d'art, Éverard avait la tête pleine de politique, Planet l'avait toujours de socialisme. Duteil et le Malgache faisaient de tout cela un pot-pourri d'imagination, d'esprit, de divagation et de gaîté. Fleury discutait avec ce mélange de bon sens et d'enthousiasme qui se disputent sa cervelle à la fois positive et romanesque. Nous nous chérissions trop les uns les autres pour ne pas nous quereller avec violence. Quelles bonnes violences! entrecoupées de tendres élans de cœur et de rires homériques! Nous ne pouvions nous séparer, on oubliait de dormir, et ces prétendus jours de repos nous laissaient harassés de fatigue, mais débarrassés du trop plein d'imagination et de ferveur républicaine qui s'entassait en nous dans les heures de la solitude.
Enfin mon insupportable procès fut appelé à Bourges. Je m'y rendis, au commencement de juillet, après avoir été chercher Solange à Paris. Je voulais être encore une fois en mesure de l'emporter en cas d'échec. Quant à Maurice, mes précautions étaient prises pour l'enlever un peu plus tard. J'étais toujours secrètement en révolte contre la loi que j'invoquais ouvertement. C'était fort illogique, mais la loi l'était plus que moi, elle qui, pour m'ôter ou me rendre mes droits de mère, me forçait à vaincre tout souvenir d'amitié conjugale, ou à voir ces souvenirs outragés et méconnus dans le cœur de mon mari. Ces droits maternels, la société peut les annuler, et, en thèse générale, elle les fait primer par ceux du mari. La nature n'accepte pas de tels arrêts, et jamais on ne persuadera à une mère que ses enfans ne sont pas à elle plus qu'à leur père. Les enfans ne s'y trompent pas non plus.
Je savais les juges de Bourges prévenus contre moi et circonvenus par un système de propos fantastiques sur mon compte. Ainsi, le jour où je me montrai habillée comme tout le monde dans la ville, ceux des bourgeois qui ne m'y rencontrèrent pas demandèrent aux autres s'il était vrai que j'avais des pantalons rouges et des pistolets à ma ceinture.
M. Dudevant voyait bien qu'avec sa requête il avait fait fausse route. On lui conseilla de se poser en mari égaré par l'amour et la jalousie. C'était un peu tard, et je pense qu'il joua fort mal un rôle que démentait sa loyauté naturelle. On le poussa à venir le soir sous mes fenêtres et jusqu'à ma porte, comme pour solliciter une entrevue mystérieuse; mais ma conscience se révolta contre une pareille comédie, et, après s'être promené de long en large quelques instans dans la rue, je le vis qui s'en allait en riant et en haussant les épaules. Il avait bien raison.
J'avais reçu l'hospitalité dans la famille Tourangin, une des plus honorables de la ville. Félix Tourangin, riche industriel et proche parent de la famille Duteil, avait deux filles, l'une mariée, l'autre déjà majeure, et quatre fils, dont les derniers étaient des enfans. Agasta et son mari m'avaient accompagnée. Rollinat, Planet et Papet nous avaient suivis. Les autres nous rejoignirent bientôt; j'avais donc tout mon cher Berry autour de moi, car dès ce moment je m'attachai à la famille Tourangin, comme si j'y avais passé ma vie. Le père Félix m'appelait sa fille, Élisa, un ange de bonté et une femme du plus grand mérite et de la plus adorable vertu, m'appelait sa sœur. Je me faisais avec elle la mère des petits frères. Leurs autres parens nous venaient voir souvent, et me témoignaient le plus affectueux intérêt, même M. Mater, le premier président, quand mon procès fut terminé. Je vis arriver aussi, le jour des débats, Émile Regnault, un Sancerrois que j'avais aimé comme un frère et qui avait épousé contre moi je ne sais plus quelle mauvaise querelle. Il vint me faire amende honorable de torts que j'avais oubliés.
L'avocat de mon mari, donnant dans le système adopté, plaida, comme je l'ai déjà dit d'avance, l'amour de mon mari, et, tout en offrant de faire hautement la preuve de mes crimes, il m'offrit généreusement le pardon après l'outrage. Éverard fit ressortir avec une merveilleuse éloquence l'inconséquence odieuse d'une pareille philosophie conjugale. Si j'étais coupable, il fallait commencer par me répudier, et si je ne l'étais pas, il ne fallait pas faire le généreux. Dans tous les cas, la générosité était difficile à accepter après la vengeance. Tout l'édifice de l'amour tomba d'ailleurs devant des preuves. Il lut une lettre de 1831 où M. Dudevant me disait: «J'irai à Paris; je ne descendrai pas chez vous, parce que je ne veux pas vous gêner, pas plus que je ne veux que vous me gêniez.» L'avocat général en lut d'autres où la satisfaction de mon absence était si clairement exprimée, qu'il n'y avait pas à compter beaucoup sur cette tendresse posthume qui m'était offerte. Et pourquoi M. Dudevant se défendait-il de ne pas m'avoir aimée? Plus il disait de mal de moi, plus on était porté à l'absoudre. Mais proclamer à la fois cette affection et les prétendues causes qui m'en rendaient indigne, c'était jeter dans les esprits le soupçon d'un calcul intéressé qu'il n'eût sans doute pas voulu mériter.
Il le sentit, car, sans attendre le jugement, il se désista de son appel, et, la cour donnant acte de ce désistement, le jugement de La Châtre eut son plein effet sur le reste de ma vie.
Nous reprîmes alors l'ancien traité qu'il m'avait offert à Nohant et que ses malheureuses irrésolutions m'avaient forcé à rendre valide par une année de luttes amères, inutiles s'il eût consenti à ne pas varier.
Cet ancien traité, qui fit base pour le nouveau, lui attribuait le soin de payer et surveiller l'éducation de Maurice au collége. Sur ce point, du moment que nous retombions d'accord, je ne craignais plus d'être séparée de mon fils. Mais l'aversion de Maurice pour le collége pouvait revenir, et ce n'est pas sans peine que je me décidai à ne pas faire de réserves. Éverard, Duteil et Rollinat me remontrèrent que tout pacte devait entraîner réconciliation de cœur et d'esprit; qu'il y allait de l'honneur de mon mari d'employer une part du revenu que je lui faisais à payer l'éducation de son fils; que Maurice était bien portant, travaillait passablement et paraissait habitué au régime universitaire; qu'il avait déjà douze ans, et que dans bien peu d'années la direction de ses idées et le choix de sa carrière appartiendraient fort peu à ses parens et beaucoup à lui-même; que dans tous les cas, sa passion pour moi ne devait guère m'inspirer d'inquiétudes, et que Mme Dudevant, la baronne, n'aurait pas beau jeu à vouloir m'enlever son cœur et sa confiance. C'étaient de très bonnes raisons, auxquelles je cédai pourtant à regret. J'avais le pressentiment d'une nouvelle lutte. On me disait en vain que l'éducation en commun était nécessaire, fortifiante pour le corps et pour l'esprit; il ne me semblait pas qu'elle convînt à Maurice, et je ne me trompais pas. Je cédai, craignant de prendre pour la science de l'instinct maternel une faiblesse de cœur dangereuse à l'objet de ma sollicitude. M. Dudevant ne paraissait vouloir élever aucune contestation sur l'emploi des vacances. Il promettait de m'envoyer Maurice aussitôt qu'elles seraient ouvertes, et il tint parole.
J'embrassai l'excellente Élisa et sa famille, qui m'avaient si bien aimée à première vue, Agasta, qui, le matin de mon procès, avait été entendre la messe à mon intention, les beaux enfans de la maison et les braves amis qui m'avaient entourée d'une sollicitude fraternelle. Je partis pour Nohant, où je rentrai définitivement avec Solange le jour de Sainte-Anne, patronne du village. On dansait sous les grands ormes, et le son rauque et criard de la cornemuse, si cher aux oreilles qu'il a bercées dès l'enfance, eût pu me paraître d'un heureux augure.
CHAPITRE CINQUIEME
Voyage en Suisse.—Mme d'Agoult.—Son salon à l'hôtel de France.—Maurice tombe malade.—Luttes et chagrins.—Je l'emmène à Nohant.—Lettre de Pierret.—Je vais à Paris.—Ma mère malade.—Retour sur mes relations avec elle depuis mon mariage.—Ses derniers momens.—Pierret.—Je cours après Maurice.—Je cours après Solange.—La sous-préfecture de Nérac.—Retour à Nohant.—Nouvelles discussions.—Deux beaux enfans pour cinquante mille francs.—Travail, fatigue et vouloir.—Père et mère.
Je n'avais pourtant pas conquis la moindre aisance. J'entrais, au contraire, je ne pouvais pas me le dissimuler, dans de grands embarras, par suite d'un mode de gestion qu'à plusieurs égards il me fallait changer, et de dettes qu'on laissait à ma charge sans compensation immédiate. Mais j'avais la maison de mes souvenirs pour abriter les futurs souvenirs de mes enfans. A-t-on bien raison de tenir tant à ces demeures pleines d'images douces et cruelles, histoire de votre propre vie, écrite sur tous les murs en caractères mystérieux et indélébiles, qui, à chaque ébranlement de l'âme, vous entourent d'émotions profondes ou de puériles superstitions? Je ne sais; mais nous sommes tous ainsi faits. La vie est si courte que nous avons besoin, pour la prendre au sérieux, d'en tripler la notion en nous-mêmes, c'est-à-dire de rattacher notre existence par la pensée à l'existence des parens qui nous ont précédés et à celle des enfans qui nous survivront.
Au reste, je n'entrais pas à Nohant avec l'illusion d'une oasis finale. Je sentais bien que j'y apportais mon cœur agité et mon intelligence en travail.
Liszt était en Suisse et m'engageait à venir passer quelque temps auprès d'une personne avec laquelle il m'avait fait faire connaissance et qu'il voyait souvent à Genève, où elle s'était établie pour quelque temps. C'était la comtesse d'Agoult, belle, gracieuse, spirituelle, et douée par-dessus tous ces avantages d'une intelligence supérieure. Elle m'appelait aussi d'une façon fort aimable, et je regardai ce voyage comme une diversion utile à mon esprit après les dégoûts de la vie positive où je venais de me plonger. C'était une très bonne promenade pour mes enfans et un moyen de les soustraire à l'étonnement de leur nouvelle position, en les éloignant des propos et commentaires qui, dans ce premier moment de révolution intérieure, pouvaient frapper leurs oreilles. Sitôt que les vacances me ramenèrent Maurice, je partis donc pour Genève avec lui, sa sœur et Ursule.
Après deux mois de courses intéressantes et de charmantes relations avec mes amis de Genève, nous revînmes tous à Paris. J'y passai quelque temps en hôtel garni, ma mansarde du quai Malaquais étant à peu près tombée en ruines, et le propriétaire ayant expulsé ses locataires pour cause de réparations urgentes. J'avais quitté cette chère mansarde, déjà toute peuplée de mes songes décevans et de mes profondes tristesses, avec d'autant plus de regret que le rez-de-chaussée, mon atelier solitaire, sorti de ses décombres et redevenu un riche appartement, était occupé par une femme excellente, la belle duchesse de Caytus, mariée en secondes noces à M. Louis de Rochemur. Ils avaient deux petites filles adorables, et là où il y a des enfans il est facile de m'attirer. Je fus doucement retenue chez eux, malgré ma sauvagerie, par une sympathie réelle inspirée et partagée. Je les voyais donc très souvent, ce voisinage allant à mes habitudes sédentaires. Je n'avais que l'escalier à descendre. C'est chez eux que j'ai vu pour la première fois M. de Lamartine. J'y rencontrai aussi M. Berryer.
A l'hôtel de France, où Mme d'Agoult m'avait décidée à demeurer près d'elle, les conditions d'existence étaient charmantes pour quelques jours. Elle recevait beaucoup de littérateurs, d'artistes et quelques hommes du monde intelligent. C'est chez elle ou par elle que je fis connaissance avec Eugène Sue, le baron d'Ekstein, Chopin, Mickiewicz, Nourrit, Victor Schœlcher, etc. Mes amis devinrent aussi les siens. Elle connaissait de son côté M. Lamennais, Pierre Leroux, Henri Heine, etc. Son salon improvisé dans une auberge était donc une réunion d'élite qu'elle présidait avec une grâce exquise, et où elle se trouvait à la hauteur de toutes les spécialités éminentes par l'étendue de son esprit et la variété de ses facultés à la fois poétiques et sérieuses.
On faisait là d'admirable musique, et, dans l'intervalle, on pouvait s'instruire en écoutant causer. Elle voyait aussi Mme Marliani, notre amie commune, tête passionnée, cœur maternel, destinée malheureuse parce qu'elle voulut trop faire plier la vie réelle devant l'idéal de son imagination et les exigences de sa sensibilité.
Ce n'est pas ici le lieu d'une appréciation détaillée des diverses sommités intellectuelles qu'à partir de cette époque j'ai plus ou moins abordées. Il me faudrait embrasser chacune d'elles dans une synthèse qui me détournerait trop quant à présent de ma propre histoire. Cela serait beaucoup plus intéressant, à coup sûr, et pour moi-même et pour les autres, mais j'approche de la limite qui m'est fixée, et je vois qu'il me reste, si Dieu me prête vie, beaucoup de riches sujets pour un travail futur et peut-être pour un meilleur livre.
Je n'avais ni le moyen de vivre à Paris ni le goût d'une vie aussi animée, mais je fus forcée d'y passer l'hiver: Maurice tomba malade. Le régime du collége, auquel pendant une année il avait paru vouloir se faire, redevint tout à coup mortel pour lui, et, après de petites indispositions qui paraissaient sans gravité: les médecins s'aperçurent d'un commencement d'hypertrophie au cœur. Je me hâtai de l'emmener chez moi; je voulais l'emmener à Nohant; M. Dudevant, alors à Paris, s'y opposa. Je ne voulus pas lutter contre l'autorité paternelle, quelques droits que j'eusse pu faire valoir. Je devais avant tout à mon fils de ne pas lui enseigner la révolte. J'esperai vaincre son père par la douceur et lui faire toucher l'évidence.
Cela fut très difficile pour lui et horriblement douloureux pour moi. Les personnes qui ont le bonheur de jouir d'une excellente santé ne croient pas facilement aux maux qu'elles ne connaissent point. J'écrivis à M. Dudevant, je le reçus, j'allai chez lui, je lui confiai Maurice de temps en temps pour qu'il s'assurât de sa maladie: il ne voulait rien entendre; il croyait à une conspiration de la tendresse maternelle excessive caressant la faiblesse et la paresse de l'enfance. Il se trompait cruellement. J'avais fait contre les pleurs de Maurice et contre mes propres terreurs tous les efforts possibles. Je voyais bien qu'en se soumettant l'enfant périssait. D'ailleurs, le proviseur refusait d'assumer sur lui la responsabilité de le reprendre. La méfiance de son père exaspérait la maladie de Maurice. Ce qui lui était le plus sensible, à lui qui n'avait jamais menti, c'était de pouvoir être soupçonné de mensonge. Chaque reproche sur sa pusillanimité, chaque doute sur la réalité de son mal, enfonçaient un aiguillon dans ce pauvre cœur malade. Il empirait visiblement, il n'avait plus de sommeil; il était quelquefois si faible qu'il me fallait le porter dans mes bras pour le coucher. Une consultation signée Levrault, médecin du collége Henri IV, Gaubert, Marjolin et Guersant (ces deux derniers m'étaient inconnus et ne pouvaient être soupçonnés de complaisance), ne convainquit pas M. Dudevant. Enfin, après quelques semaines de terreurs et de larmes, nous fûmes réunis l'un à l'autre pour toujours, mon enfant et moi. M. Dudevant voulut le garder toute une nuit chez lui pour se convaincre qu'il avait le délire et la fièvre. Il s'en convainquit si bien qu'il m'écrivit dès le matin de venir vite le chercher. J'y courus. Maurice, en me voyant, fit un cri, sauta pieds nus sur le carreau et vint se cramponner à moi. Il voulait s'en aller tout nu.
Nous partîmes pour Nohant dès que la fièvre fut un peu calmée. J'étais effrayée de l'éloigner des soins de Gaubert, qui venait le voir trois fois par jour; mais Gaubert me criait de l'emmener. L'enfant avait le mal du pays. Dans ses songes agités, il criait, lui, Nohant! Nohant!! d'une voix déchirante. C'était une idée fixe, il croyait que tant qu'il ne serait pas là son père viendrait le reprendre. «Cet enfant ne respire que par votre souffle, me disait Gaubert, vous êtes le médecin qu'il lui faut.»
Nous fîmes le voyage en poste, à courtes journées, avec Solange. Maurice recouvra vite un peu de sommeil et d'appétit; mais un rheumatisme aigu dans tous les membres et de violentes douleurs de tête revinrent souvent l'accabler. Il passa le reste de l'hiver dans ma chambre, et pendant six mois nous ne nous quittâmes pas d'une heure. Son éducation classique dut être interrompue; il n'y avait aucun moyen de le remettre aux études du collége sans lui briser le cerveau.
Mme d'Agoult vint passer chez moi une partie de l'année. Liszt, Charles Didier, Alexandre Rey et Bocage y vinrent aussi. Nous eûmes un été magnifique, et le piano du grand artiste fit nos délices. Mais à ce temps de soleil splendide, consacré à un travail paisible et à de doux loisirs, succédèrent des jours bien douloureux.
Je reçus un jour, au milieu du dîner, une lettre de Pierret qui me disait: «Votre mère vient d'être envahie subitement par une maladie très grave. Elle le sent, et la terreur de la mort empire son mal. Ne venez pas avant quelques jours. Il nous faut ce temps-là pour la préparer à votre arrivée comme à une chose étrangère à sa maladie. Écrivez-lui comme si vous ignoriez tout, et inventez un prétexte pour venir à Paris. «Le lendemain il m'écrivait: «Tardez encore un peu, elle se méfie. Nous ne sommes pas sans espoir de la sauver.»
Mme d'Agoult partait pour l'Italie. Je confiai Maurice à Gustave Papet, qui demeurait à une demi-lieue de Nohant: je laissai Solange à Mlle Rollinat, qui faisait son éducation à Nohant, et je courus chez ma mère.
Depuis mon mariage, je n'avais plus de sujets immédiats de désaccord avec elle, mais son caractère agité n'avait pas cessé de me faire souffrir. Elle était venue à Nohant, et s'y était livrée à ses involontaires injustices, à ses inexplicables susceptibilités contre les personnes les plus inoffensives. Et pourtant, dès ce temps-là, à la suite d'explications sérieuses, j'avais pris enfin de l'ascendant sur elle. D'ailleurs, je l'aimais toujours avec une passion instinctive que ne pouvaient détruire mes trop justes sujets de plainte. Ma renommée littéraire produisait sur elle les plus étranges alternatives de joie et de colère. Elle commençait par lire les critiques malveillantes de certains journaux et leurs insinuations perfides sur mes principes et sur mes mœurs. Persuadée aussitôt que tout cela était mérité, elle m'écrivait ou accourait chez moi pour m'accabler de reproches, en m'envoyant ou m'apportant un ramassis d'injures qui, sans elle, ne fussent jamais arrivées jusqu'à moi. Je lui demandais alors si elle avait lu l'ouvrage incriminé de la sorte. Elle ne l'avait jamais lu avant de le condamner. Elle se mettait à le lire après avoir protesté qu'elle ne l'ouvrirait pas. Alors, tout aussitôt, elle s'engouait de mon œuvre avec l'aveuglement qu'une mère peut y mettre, elle déclarait la chose sublime et les critiques infâmes: et cela recommençait à chaque nouvel ouvrage.
Il en était ainsi de toutes choses à tous les momens de ma vie. Quelque voyage ou quelque séjour que je fisse, quelque personne, vieille ou jeune, homme ou femme, qu'elle rencontrât chez moi, quelque chapeau que j'eusse sur la tête ou quelque chaussure que j'eusse aux pieds, c'était une critique, une tracasserie incessante qui dégénérait en querelle sérieuse et en reproches véhémens, si je ne me hâtais, pour la satisfaire, de lui promettre que je changerais de projets, de connaissances et d'habillemens à sa guise. Je n'y risquais rien, puisqu'elle oubliait dès le lendemain le motif de son dépit. Mais il fallait beaucoup de patience pour affronter, à chaque entrevue, une nouvelle bourrasque impossible à prévoir. J'avais de la patience, mais j'étais mortellement attristée de ne pouvoir retrouver son esprit charmant et ses élans de tendresse qu'à travers des orages perpétuels.
Elle demeurait depuis plusieurs années boulevard Poissonnière, no 6, dans une maison qui a disparu pour faire place à la maison du pont de fer. Elle y vivait presque toujours seule, ne pouvant garder huit jours une servante. Son petit appartement était toujours rangé par elle, nettoyé avec un soin minutieux, orné de fleurs, et brillant de jour ou de soleil. Elle logeait en plein midi et tenait sa fenêtre ouverte en été, à la chaleur, à la poussière et au bruit du boulevard, n'ayant jamais Paris assez dans sa chambre. «Je suis Parisienne dans l'âme, disait-elle. Tout ce qui rebute les autres de Paris me plaît et m'est nécessaire. Je n'y ai jamais trop chaud, ni trop froid. J'aime mieux les arbres poudreux du boulevard et les ruisseaux noirs qui les arrosent que toutes vos forêts où l'on a peur, et toutes vos rivières où l'on risque de se noyer. Les jardins ne m'amusent plus, ils me rappellent trop les cimetières. Le silence de la campagne m'effraie et m'ennuie. Paris me fait l'effet d'être toujours en fête, et ce mouvement que je prends pour de la gaîté m'arrache à moi-même. Vous savez bien que le jour où il me faudra réfléchir, je mourrai.» Pauvre mère, elle réfléchissait beaucoup dans ses derniers jours!
Bien que plusieurs de mes amis, témoins de ses emportemens ou de ses malices contre moi, me reprochassent d'être trop faible de cœur envers elle, je ne pouvais me défendre d'une vive émotion chaque fois que j'allais la voir. Quelquefois je passais sous sa fenêtre, et je grillais de monter chez elle; puis je m'arrêtais, effrayée de l'algarade qui m'y attendait peut-être; mais je succombais presque toujours, et lorsque j'avais eu la fermeté de rester une semaine sans la voir, je partais avec une secrète impatience d'arriver. J'observais en moi la force de cet instinct de la nature, à l'étrange oppression que j'éprouvais en voyant la porte de sa maison. C'était une petite grille donnant sur un escalier qu'il fallait descendre. Au bas demeurait un marchand de fontaines qui remplissait, je crois, les fonctions de portier, car de la boutique quelque voix me criait toujours: «Elle y est, montez!» On traversait une petite cour et on montait un étage, puis on suivait un couloir, et on montait encore trois autres étages. Cela donnait le temps de la réflexion, et la réflexion me revenait toujours dans ce couloir sombre, où je me disais: «Voyons, quelle figure m'attend là-haut? Bonne ou mauvaise? Souriante ou bouleversée? Que pourra-t-elle inventer aujourd'hui pour se fâcher?»
Mais je me rappelais le bon accueil qu'elle savait me faire quand je la surprenais dans une bonne disposition. Quel doux cri de joie, quel brillant regard, quel tendre baiser maternel! Pour cette exclamation, pour ce regard et pour ce baiser, je pouvais bien affronter deux heures d'amertume. Alors l'impatience me prenait, je trouvais l'escalier insupportable, je le franchissais rapidement; j'arrivais plus émue encore qu'essoufflée, et mon cœur battait à se rompre au moment où je tirais la sonnette. J'écoutais à travers la porte, et déjà je savais mon sort, car lorsqu'elle était de bonne humeur, elle reconnaissait ma manière de sonner, et je l'entendais s'écrier en mettant la main sur la serrure: «Ah! c'est mon Aurore!»—mais si elle était dans des idées noires, elle ne reconnaissait pas mon bruit, ou, ne voulant pas dire qu'elle l'avait reconnu, elle criait: «Qui est là?»
Ce Qui est là? me tombait comme une pierre sur la poitrine, et il fallait quelquefois bien du temps avant qu'elle voulût s'expliquer ou qu'elle pût se calmer. Enfin, quand j'avais arraché un sourire, ou quand Pierret arrivait bien disposé à prendre mon parti, l'explication violente tournait en gaîté, et je l'emmenais dîner au restaurant et passer la soirée au spectacle. Elle appelait cela une partie de plaisir, et elle s'amusait comme dans sa jeunesse. Elle était alors si charmante qu'il fallait tout oublier.
Mais en certains jours il était impossible de s'entendre. C'était justement quelquefois ceux où l'accueil avait été le plus riant, où le coup de sonnette avait éveillé l'accent le plus tendre. Il lui passait par la tête de me retenir pour me taquiner, et comme je voyais venir l'orage, je m'esquivais, lassée ou froissée, redescendant tous les escaliers avec autant d'impatience que je les avais montés.
Pour donner une idée de ces étranges querelles de sa part, il me suffira de raconter celle-ci, qui prouve, entre toutes les autres, combien son cœur était peu complice des voyages de son imagination.
J'avais au bras un bracelet de cheveux de Maurice, blonds, nuancés, soyeux, enfin d'un ton et d'une finesse à ne pas douter qu'ils eussent appartenu à la tête d'un petit enfant. On venait d'exécuter Alibaud, et ma mère avait entendu dire qu'il avait de longs cheveux. Je n'ai jamais vu Alibaud, j'ai ouï dire qu'il était très brun; mais ne voilà-t-il pas que ma pauvre mère, qui avait la tête toute remplie de ce drame, s'imagine que ce bracelet est de sa chevelure! «La preuve, me dit-elle, c'est que ton ami Charles Ledru a plaidé la cause de l'assassin.» A cette époque, je ne connaissais pas Charles Ledru, pas même de vue; mais il n'y eut aucun moyen de la dissuader. Elle voulait me faire jeter au feu ce cher bracelet, qui était toute la toison dorée du premier âge de Maurice, et qu'elle m'avait vu dix fois au bras sans y faire attention. Je fus obligée de me sauver pour l'empêcher de me l'arracher. Je me sauvais souvent en riant; mais, tout en riant, je sentais de grosses larmes tomber sur mes joues. Je ne pouvais m'habituer à la voir irritée et malheureuse dans ces momens où j'allais lui porter tout mon cœur: mon cœur souvent navré de quelque amertume secrète qu'elle n'eût probablement pas su comprendre, mais qu'une heure de son amour eût pu dissiper.
La première lettre que j'avais écrite en prenant la résolution de lutter judiciairement contre mon mari avait été pour elle. Son élan vers moi fut alors spontané, complet, et ne se démentit plus. Dans les voyages que je fis à Paris durant cette lutte, je la trouvai toujours parfaite. Il y avait donc près de deux ans que ma pauvre petite mère était redevenue pour moi ce qu'elle avait été dans mon enfance. Elle tournait un peu ses taquineries vers Maurice, qu'elle eût voulu gouverner à sa guise et qui résistait un peu plus que je n'aurais voulu. Mais elle l'adorait quand même, et j'avais besoin de la voir se livrer à ces petites frasques pour ne pas m'inquieter de ce doux changement survenu en elle à mon égard. Il y avait des momens où je disais à Pierret: «Ma mère est adorable maintenant, mais je la trouve moins vive et moins gaie. Êtes-vous sûr qu'elle ne soit pas malade?—Eh non, me répondait-il; elle est mieux portante, au contraire. Elle a enfin passé l'âge où on se ressent encore d'une grande crise, et à présent la voilà comme elle était dans sa jeunesse, aussi aimable et presque aussi belle.» C'était la vérité. Quand elle était un peu parée, et elle s'habillait à ravir, on la regardait encore passer sur le boulevard, incertain de son âge et frappé de la perfection de ses traits.
Au moment où, appelée par cette terrible nouvelle de la fin prochaine de ma mère, j'arrivais à Paris à la fin de juillet, les derniers bulletins m'avaient laissé pourtant grande espérance. J'accours, je descends l'escalier du boulevard, et je suis arrêtée par le marchand de fontaines, qui me dit: «Mais madame Dupin n'est plus ici!» Je crus que c'était une manière de m'annoncer sa mort, et la fenêtre ouverte, que j'avais prise pour un bon augure, me revint à l'esprit comme le signe d'un éternel départ. «Tranquillisez-vous, me dit cet homme, elle ne va pas plus mal. Elle a voulu aller se faire soigner dans une maison de santé pour avoir moins de bruit et un jardin. M. Pierret a dû vous l'écrire.»
La lettre de Pierret ne m'était pas parvenue. Je courus à l'adresse qu'on m'indiquait, m'imaginant trouver ma mère en convalescence, puisqu'elle se préoccupait de la jouissance d'un jardin.
Je la trouvai dans une affreuse petite chambre sans air, couchée sur un grabat et si changée que j'hésitai à la reconnaître: elle avait cent ans. Elle jeta ses bras à mon cou en me disant: «Ah! me voilà sauvée: tu m'apportes la vie!» Ma sœur, qui était auprès d'elle, m'expliqua tout bas que le choix de cet affreux domicile était une fantaisie de malade, et non une nécessité. Notre pauvre mère s'imaginant, dans ses heures de fièvre, qu'elle était environnée de voleurs, cachait un sac d'argent sous son oreiller et ne voulait pas habiter une meilleure chambre dans la crainte de révéler ses ressources à ces brigands imaginaires.
Il fallut entrer dans sa fantaisie un instant; mais, peu à peu, j'en triomphai. La maison de santé était belle et vaste. Je louai le meilleur appartement sur le jardin, et dès le lendemain elle consentit à y être transportée. Je lui amenai mon cher Gaubert, dont la douce et sympathique figure lui plut, et qui réussit à lui persuader de suivre ses prescriptions. Mais il m'emmena ensuite au jardin pour me dire: «Ne vous flattez pas, elle ne peut pas guérir; le foie est affreusement tuméfié. La crise des douleurs atroces est passée. Elle va mourir sans souffrance. Vous ne pouvez que retarder un peu le moment fatal par des soins moraux. Quant aux soins physiques, faites absolument tout ce qu'elle voudra. Elle n'a pas la force de vouloir rien qui lui soit précisément nuisible. Mon rôle, à moi, est de lui prescrire des choses insignifiantes et d'avoir l'air de compter sur leur efficacité. Elle est impressionnable comme un enfant. Occupez son esprit de l'espoir d'une prochaine guérison. Qu'elle parte doucement et sans en avoir conscience. Puis il ajouta avec sa sérénité habituelle, lui qui était frappé à mort aussi, et qui le savait bien, quoiqu'il le cachât pieusement à ses amis: «Mourir n'est pas un mal!»
Je prévins ma sœur, et nous n'eûmes plus qu'une pensée, celle de distraire et d'endormir les prévisions de notre pauvre malade. Elle voulut se lever et sortir. «C'est dangereux, nous dit Gaubert, elle peut expirer dans vos bras; mais retenir son corps dans une inaction que son esprit ne peut accepter est plus dangereux encore. Faites ce qu'elle désire.»
Nous habillâmes notre pauvre mère et la portâmes dans une voiture de remise. Elle voulut aller aux Champs-Élysées. Là, elle fut un instant ranimée par le sentiment de la vie qui s'agitait autour d'elle. «Que c'est beau, nous disait-elle, ces voitures qui font du bruit, ces chevaux qui courent, ces femmes en toilette, ce soleil, cette poussière d'or! On ne peut pas mourir au milieu de tout cela! non! à Paris on ne meurt pas!» Son œil était encore brillant et sa voix pleine. Mais, en approchant de l'arc de triomphe, elle nous dit en redevenant pâle comme la mort: «Je n'irai pas jusque-là. J'en ai assez.» Nous fûmes épouvantées, elle semblait prête à exhaler son dernier souffle. Je fis arrêter la voiture. La malade se ranima. «Retournons, me dit-elle; un autre jour nous irons jusqu'au bois de Boulogne.»
Elle sortit encore plusieurs fois. Elle s'affaiblissait visiblement, mais la crainte de la mort s'évanouissait. Les nuits étaient mauvaises et troublées par la fièvre et le délire: mais le jour elle semblait renaître. Elle avait envie de manger de tout; ma sœur s'inquiétait de ses fantaisies et me grondait de lui apporter tout ce qu'elle demandait. Je grondais ma sœur de songer seulement à la contredire, et elle se rassurait, en effet, en voyant notre pauvre malade, entourée de fruits et de friandises, se réjouir en les regardant, en les touchant et en disant: «J'y goûterai tout à l'heure.» Elle n'y goûtait même pas. Elle en avait joui par les yeux.
Nous la descendions au jardin, et là, sur un fauteuil, au soleil, elle tombait dans la rêverie, et même dans la méditation. Elle attendait d'être seule avec moi pour me dire ce qu'elle pensait. «Ta sœur est dévote, me disait-elle, et moi je ne le suis plus du tout depuis que je me figure que je vais mourir. Je ne veux pas voir la figure d'un prêtre, entends-tu bien! Je veux, si je dois partir, que tout soit riant autour de moi. Après tout, pourquoi craindrais-je de me trouver devant Dieu? Je l'ai toujours aimé.» Et elle ajoutait avec une vivacité naïve: «Il pourra bien me reprocher tout ce qu'il voudra, mais de ne pas l'avoir aimé, cela, je l'en défie!»
Soigner et consoler ma mère mourante ne me fut pas accordé sans lutte et sans distraction par le destin qui me poursuivait. Mon frère, qui agissait de la manière la plus étrange et la plus contradictoire du monde, m'écrivit: «Je t'avertis, à l'insu de ton mari, qu'il va partir pour Nohant afin de t'enlever Maurice. Ne me trahis pas, cela me brouillerait avec lui. Mais je crois devoir te mettre en garde contre ses projets. C'est à toi de savoir si ton fils est réellement trop faible pour rentrer au collége.»
Certes, Maurice était hors d'état de rentrer au collége, et je craignais, sur ses nerfs ébranlés, l'effet d'une surprise douloureuse et d'une explication vive avec son père.
Je ne pouvais quitter ma mère. Un de mes amis prit la poste, courut à Ars, et conduisit Maurice à Fontainebleau, où j'allai, sous un nom supposé, l'installer dans une auberge. L'ami qui s'était chargé de me l'amener voulut bien rester près de lui pendant que je revenais auprès de ma malade.
J'arrivai à la maison de santé à sept heures du matin. J'avais voyagé la nuit pour gagner du temps. Je vis la fenêtre ouverte. Je me rappelai celle du boulevard, et je sentis que tout était fini. J'avais embrassé ma mère l'avant-veille pour la dernière fois, et elle m'avait dit: «Je me sens très bien, et j'ai à présent les idées les plus agréables de toute ma vie. Je me mets à aimer la campagne, que je ne pouvais pas souffrir. Cela m'est venu dans ces derniers temps, en coloriant des lithographies pour m'amuser. C'était une belle vue de Suisse, avec des arbres, des montagnes, des chalets, des vaches et des cascades. Cette image-là me revient toujours, et je la vois bien plus belle qu'elle n'était. Je la vois même plus belle que la nature. Quand je ferme les yeux, je vois des paysages dont tu n'as pas d'idée, et que tu ne pourrais pas décrire; c'est trop beau, c'est trop grand! Et cela change à toute minute pour devenir toujours plus beau. Il faudra que j'aille à Nohant faire des grottes et des cascades dans le petit bois. A présent que Nohant n'appartient plus qu'à toi, je m'y plairai. Tu vas partir dans une quinzaine, n'est-ce pas? Eh bien, je veux m'en aller avec toi.
Ce jour-là il faisait une chaleur écrasante, et Gaubert nous avait dit: «Tâchez qu'elle ne veuille pas sortir en voiture, à moins qu'il ne pleuve.» La chaleur redoublant, j'avais fait semblant d'aller chercher une voiture, et j'étais rentrée disant qu'il était impossible d'en trouver.—«Au fait, cela m'est égal, avait-elle dit. Je me sens si bien que je n'ai plus envie de me déranger. Va-t'en voir Maurice. Quand tu reviendras, je suis sûre que tu me trouveras guérie.
Le lendemain, elle avait été parfaitement tranquille. A cinq heures de l'après-midi, elle avait dit à ma sœur: «Coiffe-moi, je voudrais être bien coiffée.» Elle s'était regardée au miroir, elle avait souri. Sa main avait laissé retomber le miroir, et son âme s'était envolée. Gaubert m'avait écrit sur-le-champ, mais je m'étais croisée avec sa lettre. J'arrivais pour la trouver guérie en effet, guérie de l'effroyable fatigue et de la tâche cruelle de vivre en ce monde.
Pierret ne pleura pas. Comme Deschartres auprès du lit de mort de ma grand'mère, il semblait ne pas comprendre qu'on pût se séparer pour jamais. Il l'accompagna le lendemain au cimetière et revint en riant aux éclats. Puis il cessa brusquement de rire et fondit en larmes.
Pauvre excellent Pierret! Il ne se consola jamais. Il retourna au Cheval blanc, à sa bière et à sa pipe. Il fut toujours gai, brusque, étourdi, bruyant. Il vint me voir à Nohant l'année suivante. C'était toujours le même Pierret à la surface. Mais, tout d'un coup, il me disait: «Parlons donc un peu de votre mère! Vous souvenez-vous?...» et alors il se remémorait tous les détails de sa vie, toutes les singularités de son caractère, toutes les vivacités dont il avait été la victime volontaire, et il citait ses mots, il rappelait ses inflexions de voix, il riait de tout son cœur; et puis il prenait son chapeau et s'en allait sur une plaisanterie. Je le suivais de près, voyant bien l'excitation nerveuse qui l'emportait, et je le trouvais sanglotant dans un coin du jardin.
Aussitôt après la mort de ma mère, je retournai à Fontainebleau, où je passai quelques jours tête à tête avec Maurice. Il se portait bien, la chaleur avait dissipé les rhumatismes. Gaubert, qui vint l'y voir, ne le trouvait cependant pas guéri. Le cœur avait encore des battemens irréguliers. Il fallait la continuation du régime, l'exercice continuel et pas la moindre fatigue d'esprit. Nous nous levions avec le jour et nous partions jusqu'à la nuit sur de petits chevaux de louage, tous deux seuls, allant à la découverte dans cette admirable forêt pleine de sites imprévus, de productions variées, de fleurs splendides et de papillons merveilleux pour mon jeune naturaliste, qui pouvait se livrer à l'observation et à la chasse en attendant l'étude. Il avait le goût de cette science et celui du dessin depuis qu'il était au monde. C'était un préservatif contre l'ennui d'une inaction forcée que de jouir de la nature comme il savait déjà en jouir.
Mais à peine étais-je remise de la crise qui venait de m'ébranler, qu'une alerte nouvelle vint me surprendre. M. Dudevant avait été en Berry, et n'y trouvant pas Maurice, il avait emmené Solange.
Comment avait-il pu s'imaginer que j'avais soustrait Maurice à sa velléité de le reprendre, pour lui jouer un mauvais tour? Je ne prétendais le lui cacher que le temps nécessaire pour laisser passer la mauvaise disposition que mon frère m'avait signalée. J'espérais toujours arriver à ce à quoi je suis arrivée plus tard, à m'entendre avec lui sur ce qui était avantageux, nécessaire à l'éducation et à la santé de notre fils. Qu'au lieu d'aller le chercher en Berry mystérieusement et en mon absence, il me l'eût réclamé ouvertement, je l'aurais soumis devant lui à l'examen de médecins choisis par lui, et il se fût convaincu de l'impossibilité de le remettre au collége.
Quoi qu'il en soit, il crut tirer une vengeance légitime de ce qui n'était chez moi qu'une inquiétude irrésistible, de ce qui à ses yeux fut un désir de le blesser. Quand l'âme est aigrie, elle se croit fondée à avoir les torts qu'elle suppose aux autres.
Jamais M. Dudevant n'avait témoigné le moindre désir d'avoir Solange près de lui. Il avait coutume de dire: «Je ne me mêle pas de l'éducation des filles, je n'y entends rien.» S'entendait-il davantage à celle des garçons? Non, il avait trop de rigidité dans la volonté pour supporter les inconséquences sans nombre, les langueurs et les entraînemens de l'enfance. Il n'a jamais aimé la contradiction, et qu'est ce qu'un enfant, sinon la contradiction vivante de toutes les prévisions et intentions paternelles? D'ailleurs, ses instincts militaires ne le portaient pas à s'amuser de ce que l'enfance a d'ennuyeux et d'impatientant pour toute autre indulgence que celle d'une mère.
Il n'avait donc d'autre projet à l'égard de Maurice que celui d'en faire un collégien et plus tard un militaire, et en enlevant Solange il n'avait pas d'autre intention, il me l'a dit lui-même ensuite, que celle de me la faire chercher.
J'aurais dû me le dire à moi-même et me tranquilliser; mais les circonstances de cet enlèvement se présentèrent à mon esprit d'une manière poignante, et, dans la réalité, elles avaient été plus dramatiques que de besoin. La gouvernante avait été frappée et ma pauvre petite, épouvantée, avait été emmenée de force en poussant des cris dont toute la maison était encore consternée. Solange n'avait pourtant pas été prévenue par moi contre son père, comme il se l'imaginait. Pendant la lutte avec Marie-Louise Rollinat et madame Rollinat la mère, qui se trouvait là, elle s'était jetée aux genoux de son père en criant: «Je t'aime, mon papa, je t'aime, ne m'emmène pas!» La pauvre enfant, ne sachant rien, ne comprenait rien.
Les lettres qui me racontaient cette nouvelle aventure me donnèrent la fièvre. Je courus à Paris, je confiai Maurice à mon ami M. Louis Viardot, j'allai trouver le ministre, je me mis en règle; je me fis accompagner d'un autre ami et du maître clerc de mon avoué, M. Vincent, un excellent jeune homme, plein de cœur et de zèle, aujourd'hui avocat. Je partis en poste, courant jour et nuit vers Guillery. Pendant ces deux journées de préparatifs, le ministre, M. Barthe, avait eu l'obligeance de faire jouer le télégraphe: je savais où était ma fille.
Madame Dudevant était morte un mois auparavant. Elle n'avait pu frustrer mon mari de l'héritage de son père. Elle lui laissait quelques charges qui lui valurent une douzaine de procès et la terre de Guillery, dont il avait déjà pris possession. Que Dieu fasse paix à cette malheureuse femme! Elle avait été bien coupable envers moi, bien plus que je ne veux le dire. Faisons grâce aux morts! Ils deviennent meilleurs, je l'espère, dans un monde meilleur. Si les justes ressentiments de celui-ci peuvent leur en retarder l'accès, il y a longtemps que j'ai crié: «Ouvrez-lui, mon Dieu.»
Et que savons-nous du repentir au lendemain de la mort? Les orthodoxes disent qu'un instant de contrition parfaite peut laver l'âme de toutes ses souillures, même au seuil de l'éternité. Je le crois avec eux: mais pourquoi veulent-ils qu'aussitôt après la séparation de l'âme et du corps, cette douleur du péché, cette expiation suprême, cesse d'être possible? Est-ce que l'âme a perdu, selon eux, sa lumière et sa vie en montant vers le tribunal où Dieu l'appelle pour la juger? Ils ne sont point conséquents, ces catholiques qui regardent la misérable épreuve de cette vie comme définitive, puisqu'ils admettent un purgatoire où l'on pleure, où l'on se repent, où l'on prie.
J'arrivai à Nérac, je courus chez le sous-préfet, M. Haussmann, aujourd'hui préfet de la Seine. Je ne me rappelle pas s'il était déjà le beau-frère de mon digne ami M. Artaud. Ce dernier a épousé sa sœur. Je sais que j'allai lui demander aide et protection, et qu'il monta sur-le-champ dans ma voiture pour courir à Guillery, qu'il me fit rendre ma fille sans bruit et sans querelle, qu'il nous ramena à la sous-préfecture avec mes compagnons de voyage, et qu'il ne voulut pas nous permettre de retourner à l'auberge, ni de partir avant deux jours de repos, de paisibles promenades sur la jolie rivière de Beïse et le long des rives où la tradition place les jeunes amours de Florette et de Henri IV. Il me fit dîner avec d'anciens amis que je fus heureuse de retrouver, et je me souviens que l'on causa beaucoup philosophie, terrain neutre en comparaison de celui de la politique, où le jeune fonctionnaire ne se fût pas trouvé d'accord avec nous. C'était un esprit sérieux, avide de creuser le problème général; mais un savoir-vivre exquis l'empêcha de soulever aucune question délicate.
Je me souviens aussi que j'étais si peu versée dans la philosophie moderne à cette époque, que j'écoutai sans trouver rien à dire, et qu'au retour je disais à mon compagnon de route: «Vous avez discuté avec M. Haussmann sur des matières où je n'entends rien du tout. Je n'ai, par rapport aux choses présentes, que des sentiments et des instincts. La science des idées nouvelles a des formules qui me sont étrangères et que je n'apprendrai probablement jamais. Il est trop tard. J'appartiens par l'esprit à une génération qui a déjà fait son temps.» Il m'assura que je me trompais et que, quand j'aurais mis le pied dans un certain cercle de discussion, je ne pourrais plus m'en arracher. Il se trompait aussi un peu, mais il est certain que je ne devais pas tarder à m'y intéresser vivement.
Huit mois se passèrent encore avant que j'eusse la tranquillité nécessaire à ce genre d'études.
M. Dudevant ayant hérité d'un revenu qu'il avouait être de 1,200 fr. et qui devait bientôt augmenter du double, il ne me semblait pas juste qu'il continuât à jouir de la moitié du mien. Il en jugea autrement, et il fallut discuter encore. Je ne me serais pas donné tant de peine pour une question d'argent, si j'avais pu être certaine de suffire à l'éducation de mes deux enfants. Mais le travail littéraire est si éventuel, que je ne voulais pas soumettre leur existence aux chances de mon métier: banqueroute d'éditeurs, banqueroute de succès ou de santé. Je voulais amener mon mari à ne plus s'occuper de Maurice, et il y paraissait disposé. Puisqu'il se croyait trop gêné pour payer son entretien sans mon aide, je lui proposai de m'en charger moi-même, et il accepta enfin cette solution par un contrat définitif, en 1838. Il me fit demander une somme de cinquante mille francs moyennant laquelle il me rendit la jouissance de l'hôtel de Narbonne, patrimoine de mon père, et celle beaucoup plus précieuse de garder et gouverner mes deux enfants comme je l'entendrais. Je vendis le coupon de rente qui avait constitué en partie la pension de ma mère; nous signâmes cet échange, enchantés l'un et l'autre de notre lot[22].
Quant à l'argent, le mien ne valait pas grand'chose, en égard au présent. Le collége de Narbonne, maison historique fort vieille, avait été si peu entretenu et réparé, qu'il me fallut y dépenser près de cent mille francs pour le remettre en bon rapport. Je travaillai dix ans pour payer cette somme et faire de cette maison la dot de ma fille.
Mais, au milieu des grands embarras que me suscitèrent mes petites propriétés, je ne perdis pas courage. J'étais devenue à la fois père et mère de famille. C'est beaucoup de fatigue et de souci quand l'héritage n'y suffit pas, et qu'il faut exercer une industrie absorbante, comme l'est celle d'écrire pour le public. Je ne sais ce que je serais devenue si je n'avais pas eu, avec la faculté de veiller beaucoup, l'amour de mon art qui me ranimait à toute heure. Je commençai à l'aimer le jour où il devint pour moi, non plus une nécessité personnelle, mais un devoir austère. Il m'a, non pas consolée, mais distraite de bien des peines, et arrachée à bien des préoccupations.
Mais que de préoccupations diverses, pour une tête sans grande variété de ressources, que ces extrêmes de la vie dont il fallut m'occuper simultanément dans ma petite sphère! Le respect de l'art, les obligations d'honneur, le soin moral et physique des enfants qui passe toujours avant le reste, le détail de la maison, les devoirs de l'amitié, de l'assistance et de l'obligeance! Combien les journées sont courtes pour que le désordre ne s'empare pas de la famille, de la maison, des affaires ou de la cervelle! J'y ai fait de mon mieux, et je n'y ai fait que ce qui est possible à la volonté et à la foi. Je n'étais pas secondée par une de ces merveilleuses organisations qui embrassent tout sans effort et qui vont sans fatigue du lit d'un enfant malade à une consultation judiciaire, et d'un chapitre de roman à un registre de comptabilité. J'avais donc dix fois, cent fois plus de peine qu'il n'y paraissait. Pendant plusieurs années je ne m'accordai que quatre heures de sommeil; pendant beaucoup d'autres années je luttai contre d'atroces migraines jusqu'à tomber en défaillance sur mon travail, et toutes choses n'allèrent pourtant pas toujours au gré de mon zèle et de mon dévouement.
D'où je conclus que le mariage doit être rendu aussi indissoluble que possible; car, pour mener une barque aussi fragile que la sécurité d'une famille sur les flots rétifs de notre société, ce n'est pas trop d'un homme et d'une femme, un père et une mère se partageant la tâche, chacun selon sa capacité.
Mais l'indissolubilité du mariage n'est possible qu'à la condition d'être volontaire, il faut la rendre possible.
Si, pour sortir de ce cercle vicieux, vous trouvez autre chose que la religion de l'égalité de droits entre l'homme et la femme, vous aurez fait une belle découverte.
CHAPITRE SIXIEME.
Mort d'Armand Carrel.—M. Émile de Girardin.—Résumé sur Éverard.—Départ pour Majorque.—Frédéric Chopin.—La Chartreuse de Valdemosa.—Les préludes.—Jour de pluie.—Marseille. Le docteur Cauvières.—Course en mer jusqu'à Gènes.—Retour à Nohant.—Maurice malade et guéri.—Le 12 mai 1839.—Armand Barbès.—Son erreur et sa sublimité.
Deux circonstances portent ma pensée, en cet endroit de mon récit, sur deux des hommes les plus remarquables de notre temps. Ces deux à-propos sont la mort de Carrel, qui eut lieu presque le même jour que mon procès à Bourges, en 1836, et la question du mariage, que je viens d'effleurer à propos de ma propre histoire. C'est de M. Émile de Girardin qu'il s'agit. M. de Girardin journaliste, M. de Girardin législateur, dirai-je M. de Girardin politique et philosophique? Le titre de journaliste embrasse peut-être tous les autres.
Jusqu'à ce jour, le dix-neuvième siècle a eu deux grands journalistes, Armand Carrel, Émile de Girardin. Par une mystérieuse et poignante fatalité, l'un a tué l'autre, et, chose plus frappante encore, le vainqueur de ce déplorable combat, jeune alors et en apparence inférieur au vaincu sous le rapport de l'étendue du talent, est arrivé à le dépasser de toute l'étendue du progrès qui s'est accompli dans les idées générales et qui s'est fait en lui-même. Si Carrel eût vécu, eût-il subi la loi de ce progrès? Espérons-le; mais soyons sans prévention, et avouons que, fût-il resté ce qu'il était à la veille de sa mort, il nous paraîtrait, je parle à ceux qui voient comme moi, singulièrement arriéré.
Émile de Girardin ne s'est pas arrêté dans sa marche, bien qu'il ait paru, qu'il ait peut-être été emporté par des courants contraires en de certains élans de sa ligne ascendante.
Si bien que, sans dire une énormité, ni chercher un paradoxe, on pourrait entrevoir un incompréhensible dessein de la Providence, non pas dans ce fait douloureux et à jamais regrettable de la mort de Carrel, mais dans cet héritage de son génie recueilli précisément par son adversaire consterné.
Quel eût été le rôle de Carrel en 1848? Cette question s'est souvent posée dans nos esprits à cette époque. Mes souvenirs me le présentaient comme l'ennemi né du socialisme. Les souvenirs de mes amis combattaient le mien, et la fin de nos commentaires était qu'ayant un grand cœur, il aurait pu être illuminé de quelque grande lumière.
Mais il est certain qu'en 1847 Émile de Girardin était, relativement au mouvement accompli dans les esprits et dans le sien propre depuis dix ans, ce qu'était Armand Carrel dix ans auparavant.
Il l'a dépassé depuis, relativement et réellement: il l'a immensément dépassé.
Ce n'est pas un vain parallèle que je veux établir ici entre deux caractères très-opposés dans leurs instincts et deux talents très-différents dans leurs manières. C'est un rapprochement qui me frappe, qui m'a frappée souvent et qui me semble amené par la fatalité des situations.
Carrel, sous la république se fût prononcé pour la présidence, à moins que Carrel n'eût bien changé! Carrel eût peut-être été président de la république. M. de Girardin eût probablement soutenu un autre candidat; mais ce n'est pas la question de l'institution qui les eût divisés.
Jusque-là, sans s'en apercevoir, M. de Girardin n'avait donc pas été plus loin que Carrel, mais personne dans nos rangs ne s'apercevait que Carrel n'avait pas été plus loin que M. de Girardin.
Je n'ai pas connu particulièrement Carrel. Je ne lui ai jamais parlé, bien que je l'aie rencontré souvent; mais je me rappellerai toute ma vie une heure de conversation entre Éverard et lui, à laquelle j'assistai sans qu'il me vît. Je lisais dans l'embrasure d'une fenêtre, le rideau était tombé de lui-même sur moi lorsqu'il entra. Ils parlèrent du peuple. Je fus abasourdie. Carrel n'avait pas la notion du progrès! Ils ne furent pas d'accord. Éverard l'influença, puis, à son tour, il fut influencé par lui. Le plus faible entraîna le plus fort, cela se voit souvent.
Après avoir parcouru bien des horizons depuis ce jour-là, Éverard, en 1847, était revenu s'enfermer dans l'horizon limité de Carrel.
En voyant ces fluctuations des grands esprits, les partisans s'alarment, s'étonnent ou s'indignent. Les plus impatients crient à la défection, à la trahison. Les derniers jours de Carrel furent empoisonnés par ces injustices. Éverard réagit et lutta jusqu'à sa fin contre des soupçons amers. M. de Girardin, plus accusé, plus insulté, plus haï encore par toutes les nuances des partis, est seul resté debout. Il est aujourd'hui, en France, le champion des théories les plus audacieuses et les plus généreuses sur la liberté. Ainsi le voulait la destinée en le douant d'une force supérieure à celle de ses adversaires.
Il faudrait pouvoir retrancher de nos mœurs politiques la prévention, l'impatience et la colère. Les idées que nous poursuivons ne trouveront leur triomphe que dans des consciences équitables et généreuses. Qu'un homme comme Carrel ait été outragé et navré par des lettres de reproches et de menaces impies, que tant d'autres, également purs, aient été accusés d'ambition cupide ou de lâcheté de caractère, c'est, dit-on, l'inévitable écume qui court sur le flot débordé des passions. On ajoute qu'il faut en prendre son parti et que toute révolution est à ce prix amer.
Eh bien, non, n'en prenons plus notre parti. Excusons ces égarements inévitables dans le passé, ne les acceptons plus pour l'avenir. Disons-nous une bonne fois qu'aucun parti, même le nôtre, ne gouvernera longtemps par la haine, la violence et l'insulte. N'admettons plus que les républiques doivent être ombrageuses et les dictatures vindicatives. Ne rêvons plus le progrès à la condition d'y marcher en nous soupçonnant, en nous flagellant les uns les autres. Laissons au passé ses ténèbres, ses emportements, ses grossièretés. Admettons que les hommes qui ont fait de grandes choses, ou qui ont eu seulement de grandes idées ou de grands sentiments, ne doivent pas être accusés à la légère et qu'ils doivent toujours l'être avec mesure. Soyons assez intelligents pour apprécier ces hommes au point de vue de l'ensemble de l'histoire; voyons leur puissance et ses limites naturelles, fatales. Vouloir qu'à toutes les heures de sa vie un homme supérieur réponde à l'idéal qu'il nous a fait entrevoir, c'est faire le procès à Dieu même, qui a créé l'homme incertain et limité. Que nos suffrages, dans un état libre, ne se portent pas sur celui dont, à une certaine heure l'esprit défaille, hésite ou s'égare, c'est notre droit. Mais, en l'éloignant pour un instant de notre route, rendons-lui encore hommage en songeant que demain peut-être nos destins auront besoin de l'homme qui s'est reposé dans le scrupule ou dans la prudence[23].
Quand nos mœurs politiques auront fait ce progrès, quand les luttes de la popularité n'auront plus pour armes l'injure, l'ingratitude et la calomnie, nous ne verrons plus de défections importantes, soyez-en certains. Les défections sont presque toujours des réactions de l'orgueil blessé, des actes de dépit. Ah! je l'ai vu cent fois! Tel homme qui, respecté et ménagé dans son caractère, eût marché dans le droit chemin, s'est violemment séparé de ses coreligionnaires à cause d'une parole blessante, et les plus grands caractères ne sont pas à l'abri de la cuisante blessure d'une attaque contre l'honneur, ou seulement d'une critique brutale contre leur sagesse. Je ne peux pas citer les exemples trop rapprochés de nous, mais vous en avez certainement vu vous-même, quel que soit votre milieu. De funestes déterminations ont dû être prises devant vous, qui tenaient à un fil bien délié!
Et cela n'est-il pas dans la nature humaine? On devient insensiblement l'ennemi de l'homme qui s'est déclaré votre ennemi. S'il s'acharne, quelle que soit votre patience, vous arrivez peu à peu à le croire aveugle et injuste en toutes choses, du moment qu'il est injuste et aveugle envers vous. Ses idées mêmes vous deviennent antipathiques en même temps que son langage. Vous différiez sur quelques points au début, et voilà que les croyances même qui vous étaient communes vous apparaissent douteuses, du moment qu'il leur a donné des formules qui semblent être la critique ou la négation des vôtres. Vous partez d'un jeu de mots et vous finissez par du sang. Les duels n'ont souvent pas d'autre cause, et il y a des duels de parti à parti qui ensanglantent la place publique.
Quel est le plus grand coupable dans ces funestes embrasements de l'histoire? Le premier qui dit à son frère Raca. Si Abel eût dit le premier cette parole à Caïn, c'est lui que Dieu eût puni comme le premier meurtrier de la race humaine.
Ces réflexions qui m'entraînent ne sont pas hors de propos quand je me rappelle la mort de Carrel, la douleur d'Éverard et la haine de notre parti contre M. de Girardin. Si nous eussions été justes, si nous eussions reconnu que M. de Girardin ne pouvait pas refuser de se battre sérieusement avec Carrel, comme il était pourtant bien facile de s'en convaincre en examinant les faits; si, après avoir traité Carrel d'esprit lâche et poltron, on n'eût pas traité son adversaire de spadassin et d'assassin, il ne nous eût pas fallu vingt ans pour nous emparer de notre bien légitime, c'est-à-dire du secours de cette grande puissance et de cette grande lumière qu'Émile de Girardin portait en lui, et devait porter tout seul sur le chemin qui conduit à notre but commun.
Que de méfiances et de préventions contre lui! Je les ai subies, moi aussi; non pas pour ce fait du duel, d'où, dangereusement blessé lui-même, il remporta la blessure plus profonde encore d'une irréparable douleur: quand des voix ardentes s'élevaient autour de moi pour s'écrier: «Quoi qu'il y ait, on ne tue pas Carrel! on ne doit pas tuer Carrel!» je me rappelais que M. de Girardin, ayant essuyé le feu de M. Degouve-Dennuques, avait refusé de le viser, et que cet acte, digne de Carrel parce qu'il était chevaleresque, avait été considéré comme une injure parce qu'il venait d'un ennemi politique. Quant à la cause du duel, il est impossible que les témoins eussent pu la trouver suffisante, si Carrel ne les y eût contraints par son obstination. Sans aucun doute, Carrel était aigri et voulait arracher une humiliation plutôt qu'une réparation. Encore était-ce la réparation d'un tort peut-être imaginaire.—Quant aux suites du duel, elles furent navrantes et honorables pour M. de Girardin. Il fut insulté par les amis de Carrel, et pour toute vengeance il porta le deuil de Carrel.
Ce n'était donc pas là le motif de notre antipathie, et Éverard lui-même, en pleurant Carrel qu'il chérissait, rendait justice à la loyauté de l'adversaire, quand il était de sang-froid. Mais il nous semblait voir, dans ce génie pratique qui commençait à se révéler, l'ennemi né de nos utopies. Nous ne nous trompions pas. Un abîme nous séparait alors. Nous sépare-t-il encore? Oui, sur des questions de sentiment, sur des rêves d'idéal? et, quant à moi, sur la question du mariage, après mûre réflexion, je n'hésite pas à le dire. M. de Girardin socialiste, c'est-à-dire touchant aux questions vitales de la famille dans un livre admirable quant à la politique et à l'esprit des législations, laisse dans l'ombre ou jette dans de téméraires aperçus ce grand dogme de l'amour et de la maternité. Il n'admet qu'une mère et des enfants dans la constitution de la famille. J'ai dit plus haut, je dirai encore ailleurs, toujours et partout, qu'il faut un père et une mère.
Mais une discussion nous mènerait trop loin, et tout ceci est une digression à mon histoire. Je ne la regrette pas, et je ne la retranche pas; mais il faut que, remettant encore à un autre cadre l'appréciation de cette nouvelle figure historique, apparue un instant dans mon récit, je résume ce peu de pages.
Carrel disparut, emporté par la destinée, et non pas immolé par un ennemi. Un grand journaliste, c'est-à-dire un de ces hommes de synthèse qui font, au jour le jour, l'histoire de leur époque en la rattachant au passé et à l'avenir, à travers les inspirations ou les lassitudes du génie, laissa tomber le flambeau qu'il portait dans le sang de son adversaire, et dans le sien propre. L'adversaire lava ce sang de ses larmes et ramassa le flambeau. Le tenir élevé n'était pas chose facile après une telle catastrophe. La lumière vacilla longtemps dans ses mains éperdues. Le souffle des passions a pu l'obscurcir ou la faire dévier; mais elle devait vivre, et nous eussions dû la saluer plus tôt. Nous ne l'avons pas fait, et elle a vécu quand même. La mission de l'héritier de Carrel s'est ennoblie dans la tempête. Au jour des catastrophes elle a été chevaleresque et généreuse. Un moment est venu où lui seul a pu montrer, en France, le courage et la foi que Carrel eût sans doute été forcé de refouler au fond de son cœur, puisque Carrel n'eût pu se défendre du devoir de saisir, à un moment donné, le pouvoir pour son compte. M. de Girardin a eu le rare bonheur de n'y être pas contraint. C'est quelquefois un grand honneur aussi[24].
Revenons à Éverard. Trois ans s'étaient écoulés depuis qu'Éverard avait pris une grande influence morale sur mon esprit. Il la perdit pour des causes que je n'ai pas attendu jusqu'à ce jour pour oublier. Oublier est bien le mot, car la netteté des souvenirs est quelquefois encore du ressentiment. Je sais en gros que ces causes furent de diverse nature: d'une part, ses velléités d'ambition; il se servait toujours de ce mot-là pour exprimer ses violens et fugitifs besoins d'activité; de l'autre, les emportemens trop réitérés de son caractère, aigri souvent par l'inaction ou les déceptions.
Quant à l'innocente ambition de siéger à la Chambre des députés et d'y prendre de l'influence, je ne la désapprouvais nullement; mais j'avoue qu'elle me gâtait un peu mon vieux Éverard, car c'est comme vieillard, aux heures où sa figure altérée marquait soixante ans, que je le chérissais d'une affection presque filiale, parce que, dans ces momens-là, il était doux, vrai, simple, candide et tout rempli d'idéal divin. Était-ce alors qu'il était lui-même? C'est ce que je n'ai jamais pu savoir. Il était sincère à coup sûr dans tous ses aspects; mais quelle eût été sa vraie nature si son organisation eût été régulière, c'est-à-dire si un mal chronique ne l'eût pas fait passer par de continuelles alternatives de fièvre et de langueur? L'exaltation maladive me le rendait, je ne dirai pas antipathique, mais comme étranger. C'est lorsqu'il redevenait jeune, actif, ardent au petit combat de la politique d'actualité, que j'éprouvais l'invincible besoin de ne pas trop m'intéresser à lui.
C'est cette indifférence à ce qu'il regardait alors comme l'intérêt puissant de sa vie qu'il ne me pardonnait qu'après des bouderies ou des reproches. Pour éviter le retour de ces querelles, je ne provoquais ni ses lettres ni ses visites. Elles devinrent de plus en plus rares. Il fut nommé député. Son début à la Chambre le posa, dans une question de propriété particulière que je ne me rappelle pas bien, comme raisonneur habile plus que comme orateur politique. Son rôle y fut effacé, selon moi. Je ne voulais pas le tourmenter. D'un homme comme lui on pouvait attendre le réveil sans inquiétude. Nous fûmes des mois entiers sans nous voir et sans nous écrire. J'étais fixée à Nohant. Il y apparut toujours de loin en loin jusque vers la révolution de février. Dans les dernières entrevues, nous n'étions plus d'accord sur le fond des choses. J'avais un peu étudié et médité mon idéal; il semblait avoir écarté le sien pour revenir à un siècle en arrière de la révolution. Il ne fallait pas lui rappeler le pont des Saints-Pères. Il eût affirmé par serment et de bonne foi que j'avais rêvé, ainsi que Planet. Il s'irritait quand je voulais lui prouver que j'avais gardé et amélioré mes sentimens, et qu'il avait laissé reculer et obscurcir les siens. Il raillait mon socialisme avec un peu d'amertume, et cependant il redevenait aisément tendre et paternel. Alors je lui prédisais qu'un jour il redeviendrait socialiste, et qu'outre-passant le but, il me reprocherait ma modération. Cela fût arrivé certainement s'il eût vécu.
L'absence ni la mort ne détruisent les grandes amitiés; la mienne lui resta et lui reste en dépit de tout. Je ne fus jamais brouillée avec lui, et il le fut pourtant avec moi dans les dernières années de sa vie. Je dirai pourquoi.
Il voulait être commissaire à Bourges sous le gouvernement provisoire. Il ne le fut pas et s'en prit à moi. Il me supposait auprès du ministre de l'intérieur, une influence que j'étais loin d'avoir. M. Ledru-Rollin n'avait pas coutume de me consulter sur ses décisions politiques. Quelques personnes l'ont dit: ce fut une mauvaise plaisanterie. Éverard eut la simplicité de le croire sur des commentaires de province.
Mais, pour être dans la vérité et dans la sincérité absolue, je dus ne pas lui cacher que si j'avais eu cette influence et si j'avais été consultée, ou, pour mieux dire, si j'avais été le ministre en personne, je n'eusse pas raisonné ni agi autrement que n'avait fait le ministre. Je poussai la loyauté jusqu'à lui écrire que M. Ledru-Rollin ayant pris cette détermination et la déclarant après coup dans une conversation à laquelle je me trouvais présente, j'avais trouvé sérieux et justes les motifs qu'il en avait donnés.—Éverard, je l'ai dit déjà, et je le lui disais à lui-même, avait été surpris par la république dans une phase d'antipathie marquée pour les idées qui devaient, qui eussent dû faire vivre la république. Il eût pu redevenir l'homme du lendemain; mobile et sincère comme il l'était, on ne devait guère être en peine de son retour, et, dans tous les cas, on pouvait bien l'attendre sans compromettre l'avenir d'une puissance comme la sienne. Mais, à coup sûr, il n'était pas l'homme de ce jour-là, du jour où nous étions, jour de foi entière et d'aspiration illimitée vers des principes rejetés la veille par Éverard.
Je ne m'étais pas trompée. Sous la pression des circonstances, Éverard était à un des faîtes de la montagne, lorsque la violence des événements l'en fit descendre sans espoir d'y jamais remonter: la cruelle mort l'attendait. On m'a dit qu'il ne m'avait jamais pardonné ma sincérité. Eh bien, je crois le contraire. Je crois que son cœur a été juste et sa raison lucide à un moment donné connu de lui seul. Aujourd'hui que je vois son âme face à face, je suis bien tranquille.
Il est une autre âme, non moins belle et pure dans son essence, non moins malade et troublée dans ce monde, que je retrouve avec autant de placidité dans mes entretiens avec les morts, et dans mon attente de ce monde meilleur où nous devons nous reconnaître tous au rayon d'une lumière plus vive et plus divine que celle de la terre.
Je parle de Frédéric Chopin, qui fut l'hôte des huit dernières années de ma vie de retraite à Nohant sous la monarchie.
En 1838, dès que Maurice m'eut été définitivement confié, je me décidai à chercher pour lui un hiver plus doux que le nôtre. J'espérais le préserver ainsi du retour des rhumatismes cruels de l'année précédente. Je voulais trouver, en même temps, un lieu tranquille où je pusse le faire travailler un peu ainsi que sa sœur, et travailler moi-même sans excès. On gagne bien du temps quand on ne voit personne, on est forcé de veiller beaucoup moins.
Comme je faisais mes projets et mes préparatifs de départ, Chopin, que je voyais tous les jours et dont j'aimais tendrement le génie et le caractère, me dit à plusieurs reprises que, s'il était à la place de Maurice, il serait bientôt guéri lui-même. Je le crus, et je me trompai. Je ne le mis pas dans le voyage à la place de Maurice, mais à côté de Maurice. Ses amis le pressaient depuis longtemps d'aller passer quelque temps dans le midi de l'Europe. On le croyait phthisique. Gaubert l'examina et me jura qu'il ne l'était pas. «Vous le sauverez, en effet, me dit-il, si vous lui donnez de l'air, de la promenade et du repos». Les autres, sachant bien que jamais Chopin ne se déciderait à quitter le monde et la vie de Paris sans qu'une personne aimée de lui et dévouée à lui ne l'y entraînât, me pressèrent vivement de ne pas repousser le désir qu'il manifestait si à propos et d'une façon tout inespérée.
J'eus tort, par le fait, de céder à leur espérance et à ma propre sollicitude. C'était bien assez de m'en aller seule à l'étranger avec deux enfants, l'un déjà malade, l'autre exubérant de santé et de turbulence, sans prendre encore un tourment de cœur et une responsabilité de médecin.
Mais Chopin était dans un moment de santé qui rassurait tout le monde. Excepté Grzymala, qui ne s'y trompait pas trop, nous avions tous confiance. Je priai cependant Chopin de bien consulter ses forces morales, car il n'avait jamais envisagé sans effroi, depuis plusieurs années, l'idée de quitter Paris, son médecin, ses relations, son appartement même et son piano. C'était l'homme des habitudes impérieuses, et tout changement, si petit qu'il fût, était un événement terrible dans sa vie.
Je partis avec mes enfants, en lui disant que je passerais quelques jours à Perpignan, si je ne l'y trouvais pas; et que s'il n'y venait pas au bout d'un certain délai, je passerais en Espagne. J'avais choisi Majorque sur la foi de personnes qui croyaient bien connaître le climat et les ressources du pays, et qui ne les connaissaient pas du tout.
Mendizabal, notre ami commun, un homme excellent autant que célèbre, devait se rendre à Madrid et accompagner Chopin jusqu'à la frontière, au cas où il donnerait suite à son rêve de voyage.
Je m'en allai donc avec mes enfants et une femme de chambre dans le courant de novembre. Je m'arrêtai le premier soir au Plessis, où j'embrassai avec joie ma mère Angèle et toute cette bonne et chère famille qui m'avait ouvert les bras quinze ans auparavant. Je trouvai les fillettes grandes, belles et mariées. Tonine, ma préférée, était à la fois superbe et charmante. Mon pauvre père James était goutteux et marchait sur des béquilles. J'embrassai le père et la fille pour la dernière fois! Tonine devait mourir à la suite de sa première maternité, son père à peu près dans le même temps.
Nous fîmes un grand détour, voyageant pour voyager. Nous revîmes à Lyon notre amie l'éminente artiste madame Montgolfier, Théodore de Seynes, etc., et descendîmes le Rhône jusqu'à Avignon, d'où nous courûmes à Vaucluse, une des plus belles choses du monde, et qui mérite bien l'amour de Pétrarque et l'immortalité de ses vers. De là, traversant le Midi, saluant le pont du Gard, nous arrêtant quelques jours à Nîmes pour embrasser notre cher précepteur et ami Boucoiran et pour faire connaissance avec madame d'Oribeau, une femme charmante que je devais conserver pour amie, nous gagnâmes Perpignan, où dès le lendemain nous vîmes arriver Chopin. Il avait très-bien supporté le voyage. Il ne souffrit pas trop de la navigation jusqu'à Barcelone, ni de Barcelone jusqu'à Palma. Le temps était calme, la mer excellente; nous sentions la chaleur augmenter d'heure en heure. Maurice supportait la mer presque aussi bien que moi; Solange moins bien; mais, à la vue des côtes escarpées de l'île, dentelées au soleil du matin par les aloès et les palmiers, elle se mit à courir sur le pont, joyeuse et fraîche comme le matin même.
J'ai peu à dire ici sur Majorque, ayant écrit un gros volume sur ce voyage. J'y ai raconté mes angoisses relativement au malade que j'accompagnais. Dès que l'hiver se fit, et il se déclara tout à coup par des pluies torrentielles, Chopin présenta, subitement aussi, tous les caractères de l'affection pulmonaire. Je ne sais ce que je serais devenue si les rhumatismes se fussent emparés de Maurice; nous n'avions aucun médecin qui nous inspirât confiance, et les plus simples remèdes étaient presque impossibles à se procurer. Le sucre même était souvent de mauvaise qualité et rendait malade.
Grâce au ciel, Maurice, affrontant du matin au soir la pluie et le vent, avec sa sœur, recouvra une santé parfaite. Ni Solange ni moi ne redoutions les chemins inondés et les averses. Nous avions trouvé dans une chartreuse abandonnée et ruinée en partie un logement sain et des plus pittoresques. Je donnais des leçons aux enfants dans la matinée. Ils couraient tout le reste du jour, pendant que je travaillais; le soir, nous courions ensemble dans les cloîtres au clair de la lune, ou nous lisions dans les cellules. Notre existence eût été fort agréable dans cette solitude romantique, en dépit de la sauvagerie du pays et de la chiperie des habitants, si ce triste spectacle des souffrances de notre compagnon et certains jours d'inquiétude sérieuse pour sa vie ne m'eussent ôté forcément tout le plaisir et tout le bénéfice du voyage.
Le pauvre grand artiste était un malade détestable. Ce que j'avais redouté, pas assez malheureusement, arriva. Il se démoralisa d'une manière complète. Supportant la souffrance avec assez de courage, il ne pouvait vaincre l'inquiétude de son imagination. Le cloître était pour lui plein de terreurs et de fantômes, même quand il se portait bien. Il ne le disait pas, et il me fallut le deviner. Au retour de mes explorations nocturnes dans les ruines avec mes enfants, je le trouvais, à dix heures du soir, pâle devant son piano, les yeux hagards et les cheveux comme dressés sur la tête. Il lui fallait quelques instants pour nous reconnaître.
Il faisait ensuite un effort pour rire, et il nous jouait des choses sublimes qu'il venait de composer, ou, pour mieux dire, des idées terribles ou déchirantes qui venaient de s'emparer de lui, comme à son insu, dans cette heure de solitude, de tristesse et d'effroi.
C'est là qu'il a composé les plus belles de ces courtes pages qu'il intitulait modestement des préludes. Ce sont des chefs-d'œuvre. Plusieurs présentent à la pensée des visions de moines trépassés et l'audition des chants funèbres qui l'assiégeaient, d'autres sont mélancoliques et suaves; ils lui venaient aux heures de soleil et de santé, au bruit du rire des enfants sous la fenêtre, au son lointain des guitares, au chant des oiseaux sous la feuillée humide, à la vue des petites roses pâles épanouies sur la neige.
D'autres encore sont d'une tristesse morne et, en vous charmant l'oreille, vous navrent le cœur. Il y en a un qui lui vint par une soirée de pluie lugubre et qui jette dans l'âme un abattement effroyable. Nous l'avions laissé bien portant ce jour-là, Maurice et moi, pour aller à Palma acheter des objets nécessaires à notre campement. La pluie était venue, les torrents avaient débordé: nous avions fait trois lieues en six heures pour revenir au milieu de l'inondation, et nous arrivions en pleine nuit, sans chaussures, abandonnés de notre voiturin, à travers des dangers inouïs[25]. Nous nous hâtions en vue de l'inquiétude de notre malade. Elle avait été vive, en effet, mais elle s'était comme figée en une sorte de désespérance tranquille, et il jouait son admirable prélude en pleurant. En nous voyant entrer, il se leva en jetant un grand cri, puis il nous dit, d'un air égaré et d'un ton étrange: «Ah! je le savais bien, que vous étiez morts!»
Quand il eut repris ses esprits et qu'il vit l'état où nous étions, il fut malade du spectacle rétrospectif de nos dangers: mais il m'avoua ensuite qu'en nous attendant il avait vu tout cela dans un rêve et que, ne distinguant plus ce rêve de la réalité, il s'était calmé et comme assoupi en jouant du piano, persuadé qu'il était mort lui-même. Il se voyait noyé dans un lac; des gouttes d'eau pesantes et glacées lui tombaient en mesure sur la poitrine, et quand je lui fis écouter le bruit de ces gouttes d'eau, qui tombaient en effet en mesure sur le toit, il nia les avoir entendues. Il se fâcha même de ce que je traduisais par le mot d'harmonie imitative. Il protestait de toutes ses forces, et il avait raison, contre la puérilité de ces imitations pour l'oreille. Son génie était plein des mystérieuses harmonies de la nature, traduites par des équivalents sublimes dans sa pensée musicale et non par une répétition servile des sons extérieurs[26]. Sa composition de ce soir-là était bien pleine des gouttes de pluie qui résonnaient sur les tuiles sonores de la Chartreuse, mais elles s'étaient traduites dans son imagination et dans son chant par des larmes tombant du ciel sur son cœur.
Le génie de Chopin est le plus profond et le plus plein de sentiments et d'émotions qui ait existé. Il a fait parler à un seul instrument la langue de l'infini; il a pu souvent résumer, en dix lignes qu'un enfant pourrait jouer, des poëmes d'une élévation immense, des drames d'une énergie sans égale. Il n'a jamais eu besoin des grands moyens matériels pour donner le mot de son génie. Il ne lui a fallu ni saxophones ni ophicléides pour remplir l'âme de terreur; ni orgues d'église, ni voix humaines pour la remplir de foi et d'enthousiasme. Il n'a pas été connu et il ne l'est pas encore de la foule. Il faut de grands progrès dans le goût et l'intelligence de l'art pour que ses œuvres deviennent populaires. Un jour viendra où l'on orchestrera sa musique sans rien changer à sa partition de piano, et où tout le monde saura que ce génie aussi vaste, aussi complet, aussi savant que celui des plus grands maîtres qu'il s'était assimilés, a gardé une individualité encore plus exquise que celle de Sébastien Bach, encore plus puissante que celle de Beethoven, encore plus dramatique que celle de Weber. Il est tous les trois ensemble, et il est encore lui-même, c'est-à-dire plus délié dans le goût, plus austère dans le grand, plus déchirant dans la douleur. Mozart seul lui est supérieur, parce que Mozart a en plus le calme de la santé, par conséquent la plénitude de la vie.
Chopin sentait sa puissance et sa faiblesse. Sa faiblesse était dans l'excès même de cette puissance qu'il ne pouvait régler. Il ne pouvait pas faire, comme Mozart (au reste Mozart seul a pu le faire), un chef-d'œuvre avec une teinte plate. Sa musique était pleine de nuances et d'imprévu. Quelquefois, rarement, elle était bizarre, mystérieuse et tourmentée. Quoiqu'il eût horreur de ce que l'on ne comprend pas, ses émotions excessives l'emportaient, à son insu, dans des régions connues de lui seul. J'étais peut-être pour lui un mauvais arbitre (car il me consultait comme Molière sa servante), parce que, à force de le connaître, j'en étais venue à pouvoir m'identifier à toutes les fibres de son organisation. Pendant huit ans, en m'initiant chaque jour au secret de son inspiration ou de sa méditation musicale, son piano me révélait les entraînements, les embarras, les victoires ou les tortures de sa pensée. Je le comprenais donc comme il se comprenait lui-même, et un juge plus étranger à lui-même l'eût forcé à être plus intelligible pour tous.
Il avait eu quelquefois des idées riantes et toutes rondes dans sa jeunesse. Il a fait des chansons polonaises et des romances inédites d'une charmante bonhomie ou d'une adorable douceur. Quelques-unes de ses compositions ultérieures sont encore comme des sources de cristal où se mire un clair soleil. Mais qu'elles sont rares et courtes, ces tranquilles extases de sa contemplation! Le chant de l'alouette dans le ciel et le mœlleux flottement du cygne sur les eaux immobiles sont pour lui comme des éclairs de la beauté dans la sérénité. Le cri de l'aigle plaintif et affamé sur les rochers de Majorque, le sifflement amer de la bise et la morne désolation des ifs couverts de neige l'attristaient bien plus longtemps et bien plus vivement que ne le réjouissaient le parfum des orangers, la grâce des pampres et la cantilène mauresque des laboureurs.
Il en était ainsi de son caractère en toutes choses. Sensible un instant aux douceurs de l'affection et aux sourires de la destinée, il était froissé des jours, des semaines entières par la maladresse d'un indifférent ou par les menues contrariétés de la vie réelle. Et, chose étrange, une véritable douleur ne le brisait pas autant qu'une petite. Il semblait qu'il n'eût pas la force de la comprendre d'abord et de la ressentir ensuite. La profondeur de ses émotions n'était donc nullement en rapport avec leurs causes. Quant à sa déplorable santé, il l'acceptait héroïquement dans les dangers réels, et il s'en tourmentait misérablement dans les altérations insignifiantes. Ceci est l'histoire et le destin de tous les êtres en qui le système nerveux est développé avec excès.
Avec le sentiment exagéré des détails, l'horreur de la misère et les besoins d'un bien-être raffiné, il prit naturellement Majorque en horreur au bout de peu de jours de maladie. Il n'y avait pas moyen de se remettre en route, il était trop faible. Quand il fut mieux, les vents contraires régnèrent sur la côte, et pendant trois semaines le bateau à vapeur ne put sortir du port. C'était l'unique embarcation possible, et encore ne l'était-elle guère.
Notre séjour à la Chartreuse de Valdemosa fut donc un supplice pour lui et un tourment pour moi. Doux, enjoué, charmant dans le monde, Chopin malade était désespérant dans l'intimité exclusive. Nulle âme n'était plus noble, plus délicate, plus désintéressée; nul commerce plus fidèle et plus loyal, nul esprit plus brillant dans la gaîté, nulle intelligence plus sérieuse et plus complète dans ce qui était de son domaine; mais en revanche, hélas! nulle humeur n'était plus inégale, nulle imagination plus ombrageuse et plus délirante; nulle susceptibilité plus impossible à ne pas irriter, nulle exigence de cœur plus impossible à satisfaire. Et rien de tout cela n'était sa faute, à lui. C'était celle de son mal. Son esprit était écorché vif; le pli d'une feuille de rose, l'ombre d'une mouche le faisaient saigner. Excepté moi et mes enfants, tout lui était antipathique et révoltant sous le ciel de l'Espagne. Il mourait de l'impatience du départ, bien plus que des inconvénients du séjour.
Nous pûmes enfin nous rendre à Barcelone et de là, par mer encore, à Marseille, à la fin de l'hiver. Je quittai la Chartreuse avec un mélange de joie et de douleur. J'y aurais bien passé deux ou trois ans, seule avec mes enfants. Nous avions une malle de bons livres élémentaires que j'avais le temps de leur expliquer. Le ciel devenait magnifique et l'île un lieu enchanté. Notre installation romantique nous charmait; Maurice se fortifiait à vue d'œil, et nous ne faisions que rire des privations pour notre compte. J'aurais eu de bonnes heures de travail sans distraction; je lisais de beaux ouvrages de philosophie et d'histoire quand je n'étais pas garde-malade, et le malade lui-même eût été adorablement bon s'il eût pu guérir. De quelle poésie sa musique remplissait ce sanctuaire, même au milieu de ses plus douloureuses agitations! Et la Chartreuse était si belle sous ses festons de lierre, la floraison si splendide dans la vallée, l'air si pur sur notre montagne, la mer si bleue à l'horizon! C'est le plus bel endroit que j'aie jamais habité, et un des plus beaux que j'aie jamais vus. Et j'en avais à peine joui! N'osant quitter le malade, je ne pouvais sortir avec mes enfants qu'un instant chaque jour, et souvent pas du tout. J'étais très-malade moi-même de fatigue et de séquestration.
A Marseille il fallut nous arrêter. Je soumis Chopin à l'examen du célèbre docteur Cauvières, qui le trouva gravement compromis d'abord, et qui pourtant reprit bon espoir en le voyant se rétablir rapidement. Il augura qu'il pouvait vivre longtemps avec de grands soins, et il lui prodigua les siens. Ce digne et aimable homme, un des premiers médecins de France, le plus charmant, le plus sûr, le plus dévoué des amis, est, à Marseille, la providence des heureux et des malheureux. Homme de conviction et de progrès, il a conservé dans un âge très-avancé la beauté de l'âme et celle du visage. Sa physionomie douce et vive en même temps, toujours éclairée d'un tendre sourire et d'un brillant regard, commande le respect et l'amitié à dose égale. C'est encore une des plus belles organisations qui existent, exempte d'infirmités, pleine de feu, jeune de cœur et d'esprit, bonne autant que brillante, et toujours en possession des hautes facultés d'une intelligence d'élite.
Il fut pour nous comme un père. Sans cesse occupé à nous rendre l'existence charmante, il soignait le malade, il promenait et gâtait les enfants, il remplissait mes heures, sinon de repos, du moins d'espoir, de confiance et de bien-être intellectuel. Je l'ai retrouvé cette année à Marseille[27], c'est-à-dire quinze ans après, plus jeune et plus aimable encore, s'il est possible, que je ne l'avais laissé; venant de traverser et de vaincre le choléra comme un jeune homme, aimant comme au premier jour les élus de son cœur, croyant à la France, à l'avenir, à la vérité, comme n'y croient plus les enfants de ce siècle: admirable vieillesse, digne d'une admirable vie!
En voyant Chopin renaître avec le printemps et s'accommoder d'une médication fort douce, il approuva notre projet d'aller passer quelques jours à Gênes. Ce fut un plaisir pour moi de revoir avec Maurice tous les beaux édifices et tous les beaux tableaux que possède cette charmante ville.
Au retour, nous eûmes en mer un rude coup de vent. Chopin en fut assez malade, et nous prîmes quelques jours de repos à Marseille chez l'excellent docteur.
Marseille est une ville magnifique qui froisse et déplaît au premier abord par la rudesse de son climat et de ses habitants. On s'y fait pourtant, car le fond de ce climat est sain et le fond de ces habitants est bon. On comprend qu'on puisse s'habituer à la brutalité du mistral, aux colères de la mer, et aux ardeurs d'un implacable soleil, quand on trouve là, dans une cité opulente, toutes les ressources de la civilisation à tous les degrés où l'on peut se les procurer, et quand on parcourt, sur un rayon de quelque étendue, cette Provence aussi étrange et aussi belle en bien des endroits que beaucoup d'endroits un peu trop vantés de l'Italie.
J'amenai à Nohant, sans encombre, Maurice guéri, et Chopin en train de l'être. Au bout de quelques jours, ce fut le tour de Maurice d'être le plus malade des deux. Le cœur reprenait trop de plénitude. Mon ami Papet, qui est excellent médecin et qui, en raison de sa fortune, exerce la médecine gratis pour ses amis et pour les pauvres, prit sur lui de changer radicalement son régime. Depuis deux ans on le tenait aux viandes blanches et à l'eau rougie. Il jugea qu'une rapide croissance exigeait des toniques, et après l'avoir saigné, il le fortifia par un régime tout opposé. Bien m'en prit d'avoir confiance en lui, car depuis ce moment Maurice fut radicalement guéri et devint d'une forte et solide santé.
Quant à Chopin, Papet ne lui trouva plus aucun symptôme d'affection pulmonaire, mais seulement une petite affection chronique du larynx qu'il n'espéra pas guérir et dont il ne vit pas lieu à s'alarmer sérieusement[28].
Avant d'aller plus avant, je dois parler d'un événement politique qui avait eu lieu en France le 12 mai 1839, pendant que j'étais à Gênes, et d'un des hommes que je place aux premiers rangs parmi mes contemporains, bien que je ne l'aie connu que beaucoup plus tard; Armand Barbès.
Ses premiers élans furent pourtant ceux d'un héroïsme irréfléchi, et je n'hésite pas à blâmer, avec Louis Blanc, la tentative du 12 mai. J'oserai ajouter que ce triste dicton, le succès justifie tout, a quelque chose de plus sérieux qu'un aphorisme fataliste ne semble le comporter. Il a même un sens très-vrai, si l'on considère que la vie d'un certain nombre d'hommes peut être sacrifiée à un principe bienfaisant pour l'humanité, mais à la condition d'avancer réellement le règne de ce principe dans le monde. Si l'effort de vaillance et de dévouement doit rester stérile; si même, dans de certaines conditions et sous l'empire de certaines circonstances, il doit, en échouant, retarder l'heure du salut, il a beau être pur dans l'intention, il devient coupable dans le fait. Il donne des forces au parti vainqueur, il ébranle la foi chez les vaincus. Il verse le sang innocent et le propre sang des conjurés, qui est précieux, au profit de la mauvaise cause. Il met le vulgaire en défiance, ou il le frappe d'une terreur stupide, qui le rend presque impossible à ramener et à convaincre.
Je sais bien que le succès est le secret de Dieu, et que si l'on ne marchait, comme les anciens, qu'après avoir consulté des oracles réputés infaillibles, on n'aurait guère de mérite à risquer sa fortune, sa liberté et sa vie. D'ailleurs, l'oracle des temps modernes, c'est le peuple: Vox populi, vox Dei; et c'est un oracle mystérieux et trompeur, qui ignore souvent lui-même d'où lui viennent ses transports et ses révélations. Mais, quelque difficile qu'il soit à pénétrer, le génie du conspirateur consiste à s'assurer de cet oracle.
Le conspirateur n'est donc pas à la hauteur de sa mission quand il manque de sagesse, de clairvoyance et de ce génie particulier qui devine l'issue nécessaire des événements. C'est une chose si grave de jeter un peuple, et même une petite fraction du peuple dans l'arène sanglante des révolutions, qu'il n'est pas permis de céder à l'instinct du sacrifice, à l'enthousiasme du martyre, aux illusions de la foi la plus pure et la plus sublime. La foi sert dans le domaine de la foi; les miracles qu'elle produit ne sortent pas de ce domaine, et quand l'homme veut la porter dans celui des faits, elle ne suffit plus si elle reste à l'état de foi mystique. Il faut qu'elle soit éclairée des vives lumières, des lumières spéciales qu'exigent la connaissance et l'appréciation du fait même; il faut qu'elle devienne la science, et une science aussi exacte que celle que Napoléon portait dans le destin des batailles.
Tout fut l'erreur des chefs de la Société des saisons. Ils comptèrent sur le miracle de la foi, sans tenir compte de la double lumière qui est nécessaire dans ces sortes d'entreprises. Ils méconnurent l'état des esprits, les moyens de résistance; ils se précipitaient dans l'abîme, comme Curtius, sans songer que le peuple était dans un de ces moments de lassitude et d'incrédulité où, par amour pour lui, par respect de son avenir, de son lendemain peut-être, il ne faut pas l'exposer à faire acte d'athéisme et de lâcheté.
Le succès ne justifie pas tout, mais il sanctionne les grandes causes et impose jusqu'à un certain point les mauvaises à la raison humaine, l'adhésion d'un peuple étant dans ce cas un obstacle contre lequel il faut savoir se tenir debout et attendre. La fièvre généreuse des nobles âmes indignées doit savoir se contenir à de certains moments de l'histoire, et se ménager pour l'heure où elle pourra faire de l'étincelle sacrée un vaste incendie. Alors qu'un parti se risque avec un peuple et même à la tête d'un peuple pour changer ses destinées, s'il échoue en dépit des plus sages prévisions et des plus savants efforts, s'il est en situation de rendre au moins sa défaite désastreuse à l'ennemi, si, en un mot, il exprime par ses actes une immense et ardente protestation, ses efforts ne sont pas perdus, et ceux qui survivront en recueilleront le fruit plus tard. C'est dans ce cas que l'on bénit encore les vaincus de la bonne cause; c'est alors qu'on les absout des malheurs attachés à la crise, en reconnaissant qu'ils n'ont pas agi au hasard, et la foi qui survit au désastre est proportionnée aux chances de succès qu'ils ont su mettre dans leur plan. C'est ainsi qu'on pardonne à un habile général vaincu dans une bataille d'avoir perdu des colonnes entières dans la vue d'une victoire probable, tandis qu'on blâme le héros isolé qui s'en va faire écharper une petite escorte sans aucune chance d'utilité.
A Dieu ne plaise que j'accuse Barbès, Martin Bernard et les autres généreux martyrs de cette série d'avoir aveuglement sacrifié à leur audace naturelle, à leur mépris de la vie, à un égoïste besoin de gloire! Non! c'étaient des esprits réfléchis, studieux, modestes; mais ils étaient jeunes, ils étaient exaltés par la religion du devoir, ils espéraient que leur mort serait féconde. Ils croyaient trop à l'excellence soutenue de la nature humaine; ils la jugeaient d'après eux-mêmes. Ah! mes amis, que votre vie est belle, puisque, pour y trouver une faute, il faut faire, au nom de la froide raison, le procès aux plus nobles sentiments dont l'âme de l'homme soit capable!
Mais la véritable grandeur de Barbès se manifesta dans son attitude devant ses juges, et se compléta dans le long martyre de la prison. C'est là que son âme s'éleva jusqu'à la sainteté. C'est du silence de cette âme profondément humble et pieusement résignée qu'est sorti le plus éloquent et le plus pur enseignement à la vertu qu'il ait été donné à ce siècle de comprendre. Là, jamais une erreur, jamais une défaillance dans cette abnégation absolue, dans ce courage calme et doux, dans ces tendres consolations données par lui-même aux cœurs brisés par sa souffrance. Les lettres de Barbès à ses amis sont dignes des plus beaux temps de la foi. Mûri par la réflexion, il s'est élevé à l'appréciation des plus hautes philosophies; mais, supérieur à la plupart de ceux qui instruisent et qui prêchent, il s'est assimilé la force du stoïque unie à l'humble douceur du vrai chrétien. C'est par là que, sans être créateur dans la sphère des idées, il s'est égalé sans le savoir aux plus grands penseurs de son époque. Chez lui la parole et la pensée des autres ont été fécondes; elles ont germé et grandi dans un cœur si pur et si fervent que ce cœur est devenu un miroir de la vérité, une pierre de touche pour les consciences délicates, un rare et véritable sujet de consolation pour tous ceux qui s'épouvantent de la corruption des temps, de l'injustice des partis et de l'abattement des esprits dans les jours d'épreuve et de persécution.