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Histoire de Marie-Antoinette: Nouvelle édition revue et augmentée

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The Project Gutenberg eBook of Histoire de Marie-Antoinette

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Title: Histoire de Marie-Antoinette

Author: Edmond de Goncourt

Jules de Goncourt

Release date: November 17, 2010 [eBook #34351]
Most recently updated: January 7, 2021

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE MARIE-ANTOINETTE ***

Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

HISTOIRE DE MARIE-ANTOINETTE

PAR
EDMOND ET JULES DE GONCOURT
NOUVELLE ÉDITION
REVUE ET AUGMENTÉE DE LETTRES INÉDITES ET DE DOCUMENTS NOUVEAUX

Tirés des archives nationales

PARIS
G. CHARPENTIER, ÉDITEUR

1879

TABLE DES CHAPITRES

LIVRE PREMIER

1755-1774.

I. Abaissement de la France au milieu du dix-huitième siècle.—Politique de l'Angleterre.—Traité de Paris.—Nouvelle politique française de M. de Choiseul.—Alliance de la France avec la maison d'Autriche.—Naissance de Marie-Antoinette.—Son éducation française.—Correspondances diplomatiques et négociations du mariage.—Audience solennelle de l'ambassadeur de France.—Départ de Vienne de l'archiduchesse Antoinette.

II. Le pavillon de remise dans une île du Rhin.—Portrait de la Dauphine.—Fêtes à Strasbourg, à Nancy, à Châlons, à Soissons.—Arrivée à Compiègne.—Réception de la Dauphine par le Roi, le Dauphin et la cour.—La Dauphine à la Muette.—Cérémonies du mariage à Versailles.—Accident de la place Louis XV.

III. La Dauphine à Versailles.—Lettre de la Dauphine.—Pugilat du Dauphin et de Monsieur.—Le Roi charmé par la Dauphine.—Jalousie et manœuvres de madame du Barry.—Dispositions de la famille royale pour la Dauphine: Mesdames Tantes, Madame Élisabeth, le comte d'Artois, le comte de Provence.—Le Dauphin.—Son gouverneur, M. de la Vauguyon.—Son éducation.—M. de la Vauguyon renvoyé par la Dauphine.—Portrait moral de la Dauphine.—Son instituteur, l'abbé de Vermond.—Le clergé et les femmes au dix-huitième siècle.—Madame de Noailles et madame de Marsan.

IV. Liaisons de la Dauphine.—Madame de Picquigny.—Madame de Saint-Mégrin.—Madame de Cossé.—Madame de Lamballe.—Entrée du Dauphin et de la Dauphine dans leur bonne ville de Paris.—Popularité de la Dauphine.—Intrigues du parti français contre la Dauphine et l'alliance qu'elle représente.—M. d'Aiguillon.—La Dauphine appelée l'Autrichienne.

LIVRE DEUXIÈME.

1774-1789.

I. Mort de Louis XV.—Crédit de Madame Adélaïde sur Louis XVI.—Intrigues du château de Choisy.—M. de Maurepas au ministère.—Vaines tentatives de la Reine en faveur de M. de Choiseul.—Conduite de M. de Maurepas avec la Reine.—MM. de Vergennes et de Müy hostiles à la Reine.—Influence de Madame Adélaïde.—Madame Louise la Carmélite et les comités de Saint-Denis.—Rapport au Roi de Madame Adélaïde contre la Reine.—Le Lever de l'Aurore.—M. de Maurepas se séparant de Mesdames Tantes.—Bienfaisance de la Reine.—Les préventions du Roi contre M. de Choiseul entretenues par M. de Maurepas.—Défiance du Roi.

II. La Reine et le Roi.—Le petit Trianon donné par le Roi à la Reine.—Travaux de la Reine au petit Trianon: M. de Caraman, l'architecte Mique, le peintre Hubert Robert.—Tyrannie de l'étiquette: une matinée de la Reine à Versailles.—Le livre des robes de la Reine.—Madame de Lamballe.—Rupture de la Reine avec madame de Cossé.—Madame de Lamballe surintendante de la maison de la Reine.—La Reine et la mode: coiffures, courses en traîneau, bals.—Inimitiés des femmes de l'ancienne cour contre la Reine.

III. Portrait physique de la Reine.—Amour du Roi.—La comtesse Jules de Polignac.—Commencement de la faveur des Polignac.—Première grossesse de la Reine.—Naissance de Marie-Thérèse-Charlotte de France.—Les Polignac comblés des grâces de la Reine.—Succession de ministres mal disposés pour la Reine: Necker, Turgot, le prince de Montbarrey, M. de Sartines.—Retranchements dans la maison de la Reine.—La Reine se refusant à l'ennui des affaires.—La Reine menacée par le parti français et forcée de se défendre.—Nomination de MM. de Castries et de Ségur.—Naissance du Dauphin.—Madame de Polignac gouvernante des enfants de France.—Son salon dans la grande salle de bois de Versailles.

IV. Ennui de Marly.—Le petit Trianon.—La vie au petit Trianon.—Le palais, les appartements, le mobilier.—Le jardin français, la salle des fraîcheurs.—Le jardin anglais, le pavillon du Belvédère, le hameau, etc.—La société de la Reine au petit Trianon.—Le baron de Besenval, le comte de Vaudreuil, M. d'Adhémar.—Les femmes.—Diane de Polignac.—Caractère de l'esprit de la Reine.—Sa protection des lettres et des arts.—Son goût de la musique et du théâtre.—Le théâtre du petit Trianon.

V. Exigences de la société Polignac.—Nomination de M. de Calonne imposée à la Reine.—La Reine compromise par ses amis.—Plaintes et refroidissement des amis de la Reine.—Naissance du duc de Normandie.—Mort du duc de Choiseul.—Retour de la Reine vers madame de Lamballe.—Mouvement de l'opinion contre la Reine.—Achat de Saint-Cloud.—Tristes pressentiments de la Reine.

VI. La calomnie et la Reine.-Pamphlets, libelles, satires, chansons
contre la Reine.—Les témoins contre l'honneur de la Reine: M. de
Besenval, M. de Lauzun, M. de Talleyrand.—Jugement du prince de
Ligne.—Exposé de l'affaire du collier.—Arrestation du cardinal de
Rohan.—Défense du cardinal.—Dénégations de madame la
Motte.—Dépositions de la d'Oliva et de Réteaux de Villette.—Examen des
preuves et des témoignages de l'accusation.—Arrêt du
Parlement.—Applaudissement des halles à l'acquittement du cardinal.

VII. Le portrait de la Reine non exposé au Louvre, de peur des insultes.—Découragement de la Reine. Sa retraite à Trianon.—L'abbé de Vermond, conseiller de la Reine.—Plans politiques de l'abbé de Vermond et de son parti.—M. de Loménie de Brienne au ministère.—La Reine dénoncée à l'opinion publique par les parlements.—Retraite de M. de Brienne.—Rentrée aux affaires de M. Necker, soutenu par la reine.—Ouverture des états généraux.

LIVRE TROISIÈME

1789-1793

I. Situation de la Reine, au commencement de la Révolution, vis-à-vis du Roi, de Madame Élisabeth, de Madame, de la comtesse d'Artois, de Mesdames Tantes, de Monsieur, du comte d'Artois.—Les princes du sang: le duc de Penthièvre, le prince de Condé, le duc de Bourbon, le comte de la Marche.—Le duc d'Orléans.—La Reine et les salons: le Temple, le Palais-Royal, etc.—La Reine et l'Europe.—L'Angleterre.—La Prusse.—La Suède.—L'Espagne et Naples.—La Savoie, etc.—L'Autriche.

II. Chagrins maternels de Marie-Antoinette.—Mort du Dauphin.—Éloignement de la Reine du salon de madame de Polignac.—La comtesse d'Ossun.—Séparation de la Reine et des Polignac après la prise de la Bastille.—Correspondance de la Reine avec madame de Polignac.—La Révolution et la Reine.—Plan d'assassinat de la Reine.—Le 5 octobre.—Le 6 octobre.—MM. de Miomandre et du Repaire.—La Reine au balcon de Versailles.—Réponses de la Reine au Comité des Recherches et au Châtelet.

II. La famille royale aux Tuileries.—Les Tuileries.—La Reine et ses enfants.—Instruction de la Reine pour l'éducation du Dauphin.—La Reine prenant part aux affaires.—Mirabeau.—Négociations de M. de la Marck auprès de la Reine.—Entrevue de la Reine et de Mirabeau à Saint-Cloud.

IV. Le parti des exclusifs.—Varennes.—Le départ.—Le retour.—La surveillance aux Tuileries.—Barnave et la Reine.—La Reine au spectacle.—Tumulte à la Comédie italienne.—Insultes de l'Orateur du peuple.—La maison civile imposée à la Reine par la nouvelle Constitution.—Paroles de la Reine.—Illusions de Barnave.—Le parti des assassins de la Reine.—La Reine séparée de madame de Lamballe.—Correspondance de la Reine avec madame de Lamballe.

V. Marie-Antoinette homme d'État.—Sa correspondance avec son frère Léopold II.—Son plan, ses espérances, ses illusions.—Sa correspondance avec le comte d'Artois. Son opposition aux plans de l'émigration.—Caractère de Madame Élisabeth. Son amitié pour le comte d'Artois. Sa correspondance. Sa politique.—Préoccupation de Marie-Antoinette du salut du royaume par le Roi.

VI. Le 20 juin.—La Reine enchaînée par la faiblesse du Roi.—La seconde fédération.—Démarche de M. de la Fayette, démarche du général Dumouriez auprès de la Reine.—Outrages et insultes aux Tuileries.—La nuit du 9 au 10 août.—La Reine au 10 août.—La Reine au Logotachygraphe, aux Feuillants.—Départ pour le Temple.

VII. La Reine au deuxième étage de la petite tour du Temple.—Séparation de madame de Lamballe.—Le procureur de la Commune du 10 août, Manuel.—L'espionnage autour de la Reine.—Souffrances de la Reine.—Le 3 septembre au Temple.—La vie de la Reine au Temple.—Outrages honteux.—La Reine séparée de son mari.—La Reine dans la grosse tour.—Drouet et la Reine.—Délibérations de la Commune sur les demandes de la Reine.—Procès du Roi.—Dernière entrevue de la Reine et du Roi.—Nuit du 20 au 21 janvier 1793.

VIII. Portrait de Marie-Antoinette au Temple.—État de son âme.—Les dévouements dans le Temple et autour du Temple: Turgy, Cléry, les commissaires du Temple.—M. de Jarjayes.—Toulan.—Projet d'évasion de la Reine.—Billets de la Reine.—Le baron de Batz. Sa tentative au Temple.—Marie-Antoinette séparée de son fils.

IX. Marie-Antoinette à la Conciergerie.—Le concierge Richard.—Impatiences de la Révolution.—Vaine recherche de pièces contre la Reine.—Espérances du parti royaliste.—L'œillet du chevalier de Rougeville.—Le concierge Bault.—Discours de Billaud-Varennes.—Lettre de Fouquier-Tinville.

X. Premier interrogatoire de Marie-Antoinette.—Chauveau-Lagarde et Tronçon-Ducoudray, ses défenseurs.—La Reine devant le Tribunal criminel extraordinaire.—Acte d'accusation.—Les témoins, les dépositions, les demandes du président, les réponses de la Reine.—Réponse de la Reine à l'accusation d'Hébert.—Épuisement physique de la Reine.—Clôture des débats.—Le procès de la Reine jugé par le Père Duchêne.—Marie-Antoinette condamnée et ramenée à la Conciergerie.

XI. Dernière lettre de la Reine à Madame Élisabeth.—Le curé Girard.—Sanson.—Paris le 16 octobre 1793.—La Reine sur la charrette.—Le chemin de la Conciergerie à la place de la Révolution.—Le Mémoire du fossoyeur Joly.—La mort de Marie-Antoinette et la conscience humaine.

PRÉFACE

Les auteurs de ce livre ont eu la fortune de peindre en pied une MARIE-ANTOINETTE que les récentes publications des Archives de Vienne n'ont pas sensiblement modifiée.

En effet, ils ne donnent pas pour le portrait de la Reine la figure de convention, l'espèce de fausse duchesse d'Angoulême, fabriquée par la Restauration. Ils montrent une femme, une femme du dix-huitième siècle aimant la vie, l'amusement, la distraction, ainsi que l'aime, ainsi que l'a toujours aimée la jeunesse de la beauté, une femme un peu vive, un peu folâtre, un peu moqueuse, un peu étourdie, mais une femme honnête, mais une femme pure, qui n'a jamais eu, selon l'expression du prince de Ligne, «qu'une coquetterie de Reine pour plaire à tout le monde».

Il ne faut pas oublier que Marie-Antoinette avait quinze ans et demi, lorsqu'elle arrive en France, lorsqu'elle tombe dans ce royaume du papillotage et du Plaisir, parmi cette génération de françaises qui semblent représenter la Déraison dans l'agitation fiévreuse de leurs existences futiles et vides. Demander à cette jeune fille d'échapper entièrement aux milieux dans lesquels sa vie se passe, de n'appartenir en rien à l'humanité de sa nouvelle patrie: c'est exiger de la Nature qu'elle ait fait un miracle,—et elle n'en fait pas.

Mais cependant allons au fond des rapports de Mercy-Argenteau et des lettres de Marie-Thérèse, lettres devenues des armes aux mains des ennemis de la mémoire de la Reine, etc. Qu'y trouvons-nous? Ici la sévère mère reproche à sa fille de monter à cheval, là d'aller au bal, plus loin de porter des plumes extravagantes, plus loin encore d'acheter des diamants. Elle la gronde «d'avoir de la curiosité, de ne s'entretenir qu'avec de jeunes dames, de se laisser aller à des propos inconséquents, de manquer de goût pour les occupations solides»… Je le demande en conscience aux lecteurs sans passion politique, s'il existait pour la jolie femme la plus humainement parfaite du monde, de seize à vingt-cinq ans, un procès-verbal, jour par jour, de toutes les grogneries des vieux parents à propos de sa toilette, de son amour de la danse, de sa naturelle envie de s'amuser et de plaire, le dossier accusateur de cette jolie femme ne serait-il point aussi volumineux que celui de Marie-Antoinette?

EDMOND DE GONGOURT.

LIVRE PREMIER

1755-1774

I

Abaissement de la France au milieu du dix-huitième siècle.—Politique de l'Angleterre.—Traité de Paris.—Nouvelle politique française de M. de Choiseul.—Alliance de la France avec la maison d'Autriche.—Naissance de Marie-Antoinette.—Son éducation française.—Correspondances diplomatiques et négociations du mariage.—Audience solennelle de l'ambassadeur de France.—Départ de Vienne de l'archiduchesse Antoinette.

Au milieu du dix-huitième siècle, la France avait perdu l'héritage de gloire de Louis XIV, le meilleur de son sang, la moitié de son argent, l'audace même et la fortune du désespoir. Ses armées reculant de défaites en défaites, ses drapeaux en fuite, sa marine balayée, cachée dans les ports, et n'osant tenter la Méditerranée, son commerce anéanti, son cabotage ruiné, la France, épuisée et honteuse, voyait l'Angleterre lui enlever un jour Louisbourg, un jour le Sénégal, un jour Gorée, un jour Pondichéry, et le Coromandel, et Malabar, hier la Guadeloupe, aujourd'hui Saint-Domingue, demain Cayenne. La France détournait-elle ses yeux de son empire au delà des mers, la patrie, en écoutant à ses frontières, entendait la marche des troupes prusso-anglaises. Sa jeunesse était restée sur les champs de bataille de Dettingen et de Rosbach; ses vingt-sept vaisseaux de ligne étaient pris; six mille de ses matelots étaient prisonniers; et l'Angleterre, maîtresse de Belle-Isle, pouvait promener impunément l'incendie et la terreur le long de ses côtes, de Cherbourg à Toulon. Un traité venait consacrer le déshonneur et l'abaissement de la France. Le traité de Paris cédait en toute propriété au roi d'Angleterre, le Canada et Louisbourg, qui avaient coûté à la France tant d'hommes et tant d'argent, l'île du Cap-Breton, toutes les îles du golfe et du fleuve Saint-Laurent. Du banc de Terre-Neuve, le traité de Paris ne laissait à la France, pour sa pêche à la morue, que les îlots de Saint-Pierre et de Miquelon, avec une garnison qui ne pouvait pas excéder cinquante hommes. Le traité de Paris enfermait et resserrait la France dans sa possession de la Louisiane par une ligne tracée au milieu du Mississipi. Il chassait la France de ses établissements sur le Gange. Il enlevait à la France les plus riches et les plus fertiles des Antilles, la portion la plus avantageuse du Sénégal, la plus salubre de l'île de Gorée. Il punissait l'Espagne d'avoir soutenu la France, en enlevant la Floride à l'Espagne. Mais l'Angleterre n'était point satisfaite encore de l'imposition de ces conditions, qui lui donnaient presque tout le continent américain, depuis le 25e degré jusque sous le pôle. Elle voulait et obtenait une dernière humiliation de la France. Par le traité de Paris, les fortifications de Dunkerque ne pouvaient être relevées, et la ville et le port devaient rester indéfiniment sous l'œil et la surveillance de commissaires de l'Angleterre, établis à poste fixe et payés par la France[1]. Un moment la France avait craint que l'humiliation n'allât plus loin encore, et que l'Angleterre n'exigeât l'entière démolition du port[2].

L'Angleterre est donc l'ennemi, elle est le danger pour la France et pour le maintien de son rang parmi les puissances, pour la maison de Bourbon et pour l'honneur de la monarchie. Devant ce peuple, parvenu à la domination de la mer par son commerce, par sa marine, par les ressorts nouveaux de la prospérité des empires modernes; devant cet orgueil, qui veut déjà exiger le salut de toute marine sur tous les océans du monde, et qui prétend, à voix haute, dans le parlement, «qu'aucun coup de canon ne doit être tiré en Europe sans la permission de l'Angleterre;» devant cette vieille haine contre la France, cette jalousie sans merci et sans remords, qui, après avoir usé contre la France de surprises et de trahisons, abuse de ses malheurs; devant cette politique anglaise, qui déclarera, par la bouche de milord Rochefort, «tout arrangement ou événement quelconque contrariant le système politique de la France nécessairement agréable à S. M. Britannique;» qui déclarera encore, par la bouche de Pitt, «n'estimer jamais assez grande l'humiliation de la maison de Bourbon[3];» devant cet accroissement énorme, cette prétention insolente, cette inimitié implacable, qu'alarment encore l'impuissance et les désastres de la France, la France se devait, avant tout, d'oublier toutes choses pour se défendre contre tant de menaces. Il lui fallait abandonner la politique de l'ancienne France, de Henri IV au cardinal de Fleury, du traité de Vervins à l'établissement d'un Bourbon sur le trône de Naples; abandonner la pensée des Richelieu, des Davaux, des Mazarin, des Servien, des Belle-Isle, la tradition de Louis XIV, cette longue poursuite de l'Autriche allemande et de l'Autriche espagnole, contre lesquelles le grand roi avait poussé, toute sa vie, ses généraux et ses victoires. De nouveaux destins commandaient à la France de quitter cette lutte et ces ombrages, et de tourner contre l'Angleterre sa diplomatie et ses armes, les tentatives de son courage et les efforts de son génie.

Le ministre français qui écrivait, en 1762, au duc de Nivernois, à propos des bruits de démolition de Dunkerque: «Jamais, monsieur le Duc, dussé-je en mourir, je ne donnerai mon consentement à une pareille destruction[4],» ce ministre, M. de Choiseul, obéissait à la nécessité et à la raison des choses en entrant à fond dans la politique de M. Bernis, en allant jusqu'au bout de ses conséquences, et en acquérant à la maison de Bourbon l'alliance de son ancienne ennemie, la maison d'Autriche. Les périls du moment, aussi bien que les craintes de l'avenir, l'évolution des puissances de l'Europe, le déplacement des contre-poids de son équilibre, la tyrannie de ses conseils usurpée par l'Angleterre, l'amoindrissement de l'Empire, faisaient une loi à M. de Choiseul de rompre avec une politique qui n'était plus qu'un préjugé, et de former contre l'Angleterre ce qu'il appelait «une alliance du Midi,» c'est-à-dire de la France, de l'Espagne et de l'Autriche[5]. Mais cette alliance, ou plutôt cette ligue, dont M. de Choiseul espérait la restauration du rang et de l'honneur de la France, M. de Choiseul ne la jugeait pas suffisamment scellée par des traités. Il la désirait sans réserve, intime, familière. Aux liens d'un contrat de peuple à peuple il voulait joindre les nœuds du sang, de cour à cour. Flatter l'orgueil de mère de Marie-Thérèse, appeler une archiduchesse autrichienne à l'espérance et à la succession du trône de France, unir dans un mariage les futurs intérêts des deux monarchies, lui parut le sûr moyen de faire la réconciliation effective et le grand acte de son ministère durable. Le cœur de l'impératrice accueillait le projet de M. de Choiseul. Lors de son voyage en Pologne, en 1766, madame Geoffrin, de passage à Vienne, caressant la charmante petite archiduchesse Marie-Antoinette, la trouvant «belle comme un ange,» et disant qu'elle voulait l'emmener à Paris: «Emportez! Emportez!» s'écriait Marie-Thérèse[6].

Marie-Antoinette-Josèphe-Jeanne de Lorraine, archiduchesse d'Autriche, fille de François Ier, empereur d'Allemagne, et de Marie-Thérèse, impératrice d'Allemagne, reine de Hongrie et de Bohême, était née le 2 novembre 1755.

Marie-Thérèse, pendant sa grossesse, avait parié une discrétion contre le duc de Tarouka, qui lui annonçait un archiduc. La naissance de Marie-Antoinette faisait perdre le duc de Tarouka, qui, pour s'acquitter, apportait à l'impératrice une figurine en porcelaine, un genou en terre, et présentant des tablettes où Métastase avait écrit:

Io perdei: l'augusta figlia
A pagar m'a condannato;
Ma s'e ver che a vol somiglia,
Tutto il mondo ha guadagnato[7].

L'archiduchesse grandissait à côté de ses sœurs, associant Mozart à ses jeux. Marie-Thérèse n'abandonnait point son éducation aux soins des grandes maîtresses, ni ses talents à leurs indulgences: elle surveillait et guidait ses leçons, descendant jusqu'à s'occuper de l'écriture de sa fille, et la complimentant de ses progrès[8]. Elle cherchait bientôt tous les maîtres capables de donner à ses grâces les grâces françaises. Deux comédiens français, Aufresne et Sainville, étaient chargés par elle de faire oublier Métastase à l'archiduchesse, et son goût déjà vif de la langue et du chant italiens. Ils devaient la former à toutes les délicatesses de la prononciation, de la déclamation et du chant français. Marie-Thérèse entourait sa fille de tout ce qui pouvait lui parler de la France et lui apporter l'air de Versailles, des livres de Paris à ses modes, d'un coiffeur français à un instituteur français, l'abbé de Vermond[9]. Sa préoccupation constante était de montrer aux Français sa beauté et son esprit naissants, d'en envoyer le bruit à l'Œil-de-Bœuf, d'en occuper la curiosité désœuvrée de Louis XV. Et lorsque l'ambition de l'impératrice sera comblée, tels seront ses soins pour donner à la France une Dauphine digne d'elle, qu'elle fera coucher sa fille dans sa chambre, les deux mois qui précéderont son mariage. Profitant du secret et de l'intimité des nuits, elle s'empare des veilles et des réveils de Marie-Antoinette pour lui donner ces derniers conseils et ces dernières leçons qui feront de l'archiduchesse autrichienne cette princesse française qui étonnera et enchantera Versailles[10].

Dès le commencement de l'année 1769, les correspondances diplomatiques, les dépêches de l'ambassadeur de France parlent de l'archiduchesse Antoinette, de ses charmes, de l'agrément de sa danse aux bals de la cour, et de l'heureux succès des leçons du Français Noverre. Le peintre Ducreux est envoyé de France pour peindre l'archiduchesse, et commence son portrait le 18 février. Le Roi fait presser Ducreux, qui avance lentement. Il demande qu'on se hâte, et il témoigne une telle impatience, qu'aussitôt le portrait fini, l'ambassadeur de France, M. de Durfort, le lui envoie par son fils. Un divertissement donné par l'Impératrice, à Laxembourg, à l'archiduchesse Antoinette pour sa fête, révèle à tous combien l'archiduchesse est digne de l'amour d'un Dauphin de France; et le 1er juillet, dans un long entretien avec M. de Kaunitz, le marquis de Durfort règle, sauf quelques réserves, le mariage du Dauphin, le contrat, l'entrée publique, le cérémonial à suivre pour l'ambassadeur extraordinaire du Roi. Le 16 du même mois, Louis XV mande de Compiègne à M. de Durfort d'accélérer la convention du mariage du Dauphin. Le projet de contrat de mariage est soumis à l'Impératrice et présenté à l'acceptation du Roi à son retour de Compiègne. Le 13 janvier 1770, après quelques changements proposés au prince de Kaunitz par M. de Durfort, la dernière note de la cour de Vienne sur le mariage est remise à la cour de France[11].

Au mois d'octobre 1769, la Gazette de France annonçait déjà que des ordres avaient été donnés à Vienne pour réparer les chemins par lesquels l'archiduchesse, future épouse de Monseigneur le Dauphin, devait passer pour se rendre en France. Cinq mois après, plus de cent ouvriers travaillent, dans le Belvédère, à cette salle de quatre cents pieds où doivent se donner le souper et le bal masqué du mariage[12].

Le 16 avril 1770, vers les six heures du soir, la cour étant en gala, l'ambassadeur de France était reçu par les grands officiers de la maison d'Autriche, les gardes du palais bordant le grand escalier, les gardes du corps, les gardes noble et allemande formant dans les antichambres double haie. Il se rendait à l'audience de l'Empereur, puis à l'audience de l'Impératrice-Reine, à laquelle il faisait, au nom du Roi très-chrétien, la demande de Madame l'archiduchesse Antoinette. Sa Majesté Impériale et Royale donnait son consentement, et Son Altesse Royale l'archiduchesse, appelée dans la salle d'audience, recevait les marques de l'aveu de l'Impératrice, et prenait des mains de l'ambassadeur de France une lettre de Monseigneur le Dauphin, et le portrait de ce prince, qu'attachait aussitôt sur sa poitrine la comtesse de Trautmansdorf, grande maîtresse de sa maison. La cour se rendait ensuite à la salle des spectacles, où étaient joués la Mère confidente, de Marivaux, et un ballet nouveau de Noverre, les Bergers de Tempé.

Le 17, l'archiduchesse, qui allait devenir Dauphine, faisait, suivant l'usage observé en pareille circonstance par la maison d'Autriche, sa renonciation solennelle à la succession héréditaire, tant paternelle que maternelle, dans la salle du conseil, devant tous les ministres et les conseillers d'État de la cour impériale et royale. La renonciation lue par le prince de Kaunitz, l'archiduchesse la signait et la jurait sur un autel, devant l'Évangile, présenté par le comte Herberstein[13].

Alors commençaient les fêtes du Belvédère, qui duraient jusqu'au 26, jour du départ de l'archiduchesse.

L'archiduchesse arrivait le 7 mai à la frontière de France, emportant de Vienne cette instruction écrite par Marie-Thérèse, pour ses enfants, où il semble que l'avenir avertisse et menace déjà la jeune Dauphine en ces lignes: «… Je vous recommande, mes chers enfants, de prendre sur vous deux jours tous les ans pour vous préparer à la mort comme si vous étiez sûrs que ce sont là les deux derniers jours de votre vie…»

II

Le pavillon de remise dans une île du Rhin.—Portrait de la Dauphine.—Fêtes à Strasbourg, à Nancy, à Châlons, à Soissons.—Arrivée à Compiègne.—Réception de la Dauphine par le Roi, le Dauphin et la cour.—La Dauphine à la Muette.—Cérémonies de mariage à Versailles.—Accident de la place Louis XV.

Il avait été construit, dans une île du Rhin, auprès de Strasbourg, un pavillon meublé par le garde-meuble du Roi et décoré de tapisseries représentant, funeste présage! le tragique hymen de Jason et de Médée. Ce pavillon devait être la maison de remise[14]. La Dauphine mettait pied à terre dans la partie du pavillon réservée à la cour autrichienne. Là elle était déshabillée selon l'étiquette, dépouillée de sa chemise même et de ses bas, pour que rien ne lui restât d'un pays qui n'était plus le sien[15]. R'habillée, elle se rendait dans la salle destinée à la cérémonie de la remise. Elle y était attendue par le comte de Noailles, ambassadeur extraordinaire du Roi pour la réception de la Dauphine, par le secrétaire du cabinet du Roi, et par le premier commis des affaires étrangères. La lecture des pleins pouvoirs faite, les actes de remise et de réception de la Dauphine signés par les commissaires, le côté où se tenait la cour française de la Dauphine est ouvert. Marie-Antoinette se présente à sa nouvelle patrie; elle va au-devant de la France, émue, tremblante, les yeux humides et brillants de larmes. Elle paraît: elle triomphe.

La Dauphine est jolie, presque belle déjà. La majesté commence en ce corps de quinze ans. Sa taille, grande, libre, aisée, maigre encore et de son âge, promet un port de reine. Ses cheveux d'enfant, admirablement plantés, sont de ce blond rare et charmant plus tendre que le châtain cendré. Le tour de son visage est un ovale allongé. Son front est noble et droit. Sous des sourcils singulièrement fournis, les yeux de la Dauphine, d'un bleu sans fadeur, parlent, vivent, sourient. Son nez est aquilin et fin, sa bouche, petite, mignonne et bien arquée. Sa lèvre inférieure s'épanouit à l'autrichienne. Son teint éblouit: il efface ses traits par la plus délicate blancheur, par la vie et l'éclat de couleurs naturelles, dont le rouge eût pu suffire à ses joues[16]. Mais ce qui ravit avant tout, dans la Dauphine, c'est l'âme de sa jeunesse répandue en tous ses dehors. Cette naïveté du regard, cette timidité de l'attitude, ce trouble et ces premières hontes où tant de choses se mêlent, embarras, modestie, bonheur, reconnaissance; l'ingénuité de toute sa personne emporte d'abord tous les yeux, et gagne tous les cœurs à cette jeune Grâce apportant l'amour pudique à la cour de Louis XV et de la du Barry!

Chaque personne de la suite autrichienne de la Dauphine est venue lui baiser la main, puis s'est retirée. Le comte de Noailles présente à la Dauphine son chevalier d'honneur, le comte de Saulx-Tavannes; sa dame d'honneur, la comtesse de Noailles. Madame de Noailles, à son tour, lui présente ses dames: la duchesse de Picquigny, la marquise de Duras, la comtesse de Mailly et la comtesse de Tavannes; le comte de Tessé, premier écuyer; le marquis Desgranges, maître des cérémonies; le commandant du détachement des gardes du corps, le commandant de la province, l'intendant d'Alsace, le préteur royal de la ville de Strasbourg, et les principaux officiers de sa maison.

La Dauphine monte dans les carrosses du Roi pour entrer dans la ville. Les régiments de cavalerie du Commissaire-Général et de Royal-Étranger, en bataille dans la plaine, la saluent. Une triple décharge de l'artillerie des remparts, les volées des cloches de toutes les églises annoncent son entrée en ville. À la porte de la ville, le maréchal de Contades reçoit la Dauphine devant un magnifique arc de triomphe. En passant devant l'hôtel de ville, la Dauphine voit couler les fontaines de vin pour le peuple. Elle descend au palais épiscopal, où le cardinal de Rohan la reçoit avec son grand chapitre, les comtes de la cathédrale: le prince Ferdinand de Rohan, archevêque de Bordeaux, grand prévôt; le prince de Lorraine, grand doyen; le comte de Trucksès; l'évêque de Tournay; les comtes de Salm et de Mandrechied; le prince Louis de Rohan, coadjuteur; les trois princes de Hohenlohe; les deux comtes de Kœnigsee; le prince Guillaume de Salm, et le jeune comte de Trucksès. La Dauphine embrasse le cardinal de Rouan, le prince de Lorraine, et les princes Ferdinand et Louis de Rohan; puis tous les corps sont présentés à la Dauphine. Les dames de la noblesse de la province ont l'honneur de lui être nommées. La Dauphine dîne à son grand couvert, et permet au magistrat de lui présenter les vins de la ville pendant que les tonneliers exécutent une fête de Bacchus, formant des figures en dansant avec leurs cerceaux. Le soir, la Dauphine se rendait à la Comédie française. À son retour elle trouvait toutes les rues illuminées, une colonnade et des jardins de feu vis-à-vis du palais épiscopal. À minuit, elle allait au bal donné par le maréchal de Contades, dans la salle de la Comédie, à toute la ville, à la noblesse, aux étrangers, aux officiers de la garnison, aux bourgeois et aux bourgeoises, habilles à la strasbourgeoise et parés de rubans aux couleurs de la Dauphine.

Le 8, la Dauphine recevait les personnes présentées, admises à lui faire leur cour, les députations du canton et de l'évêque de Bâle, de la ville de Mulhausen, du conseil supérieur d'Alsace, du corps de la noblesse et des universités luthérienne et catholique. Elle se rendait à la cathédrale, à la porte de laquelle le prince Louis de Rohan, en habits pontificaux, accompagné des comtes de la cathédrale et de tout le clergé, venait la complimenter. Saluant d'avance la promesse d'une union si belle, il disait: «C'est l'âme de Marie-Thérèse qui va s'unir à l'âme des Bourbons!»

Après la messe en musique et le grand concert au palais épiscopal, la Dauphine quittait Strasbourg, et était reçue à Saverne par le cardinal de Rohan, à sept heures du soir. Un bataillon du régiment du Dauphin, commandé par le duc de Saint-Mégrin, un détachement du régiment Royal-Cavalerie, commandé par le marquis de Serent, formaient une double haie dans l'avenue du château. Il y avait un bal où la Dauphine dansait jusqu'à neuf heures; après le bal, un feu d'artifice; après le feu, un souper qui réunissait autour de la Dauphine les dames de sa maison et ses dames autrichiennes. Le 9, la Dauphine déjeunait, entendait la messe, faisait ses adieux aux dames et aux seigneurs autrichiens qui l'avaient accompagnée.

Le 9, la Dauphine arrivait à Nancy. Reçue à la porte Saint-Nicolas par le commandant de Lorraine, le marquis de Choiseul la Baume, elle couchait à l'hôtel du Gouvernement. Le lendemain elle accueillait les respects de la Cour souveraine, de la Chambre des comptes, du Corps municipal et de l'Université. Après avoir dîné en public, la Dauphine allait visiter aux Cordeliers les tombeaux de sa famille[17]. La Dauphine repartait, couchait à Bar, recevait à Lunéville les honneurs militaires du corps de la gendarmerie, du marquis de Castries et du marquis d'Autichamp. À Commercy, une petite fille de dix ans présentait à la Dauphine des fleurs et un compliment.

Le 11, la Dauphine descendait à Châlons, à l'hôtel de l'Intendance. Six jeunes filles, dotées par la ville à l'occasion du mariage du Dauphin de France, lui récitaient des vers. Les acteurs des trois grands spectacles, venus de Paris, jouaient devant la Dauphine la Partie de chasse de Henri IV et la comédie de Lucile. Le souper de la Dauphine était précédé d'un feu d'artifice et suivi d'une illumination figurant le temple de l'Hymen.

Le 12, la Dauphine continuait sa route par Reims. À Soissons, la bourgeoisie et la compagnie de l'Arquebuse l'attendaient aux portes. Les trois rues conduisant à l'évêché étaient décorées d'arbres fruitiers de vingt-cinq pieds de hauteur, entrelacés de lierre, de fleurs, de gazes d'or et d'argent, de guirlandes de lanternes. Reçue par l'évêque au bas du perron du palais épiscopal, la Dauphine se rendait à ses appartements par une galerie magnifiquement éclairée. Après le souper, tandis que deux tables de six cents couverts, servies avec profusion, régalaient le peuple, la Dauphine, conduite dans un salon construit exprès pour elle, voyait, dans le rayonnement d'un feu d'artifice, le temple élevé par l'évêque au fond de son jardin sur une montagne d'où jaillissait une source. Un groupe le couronnait: c'était la Renommée annonçant la Dauphine à la France, et un Génie portant son portrait. Le lendemain, la Dauphine communiait dans la chapelle de l'évêque, recevait les présents de la ville, du chapitre et des corps, assistait dans l'après-dînée à un Te Deum en musique. Sortie de la cathédrale, elle se montrait au peuple, qui l'applaudissait. Le lendemain 14, à deux heures après-midi, elle partait pour Compiègne[18].

La route avait été, pour la Dauphine, un long et fatigant honneur; mais elle avait été aussi une continuelle et douce ovation. «Qu'elle est jolie, notre Dauphine!» disaient les villages accourus sur son passage, les campagnes endimanchées rangées sur les chemins, les vieux curés, les jeunes femmes. «Vive la Dauphine!» ce n'était qu'un cri courant de champs en champs, de clochers en clochers. N'oubliant jamais de plaire ni de remercier, les stores de sa voiture baissés pour se laisser voir, honteuse et ravie de toutes ces louanges qui la suivaient, la Dauphine avait un sourire pour chacun, une réponse à toute chose; et même, à quelques lieues de Soissons, elle retrouvait quelques mots du peu de latin qu'elle avait appris pour répondre au compliment cicéronien de jeunes écoliers[19].

* * * * *

Le Roi avait envoyé le marquis de Chauvelin complimenter la Dauphine à Châlons, le duc d'Aumont, premier gentilhomme, la complimenter à Soissons. Le dimanche 13 mai, il partait de Versailles, après la messe, avec le Dauphin, madame Adélaïde, mesdames Victoire et Sophie; il couchait à la Muette, et le lendemain il allait attendre la Dauphine à Compiègne.

Reçue à quelques lieues de Compiègne par l'ami de Marie-Thérèse, le duc de Choiseul, Marie-Antoinette rencontre dans la forêt, au pont de Berne, le Roi, le Dauphin, Mesdames et la cour en grand cortège. La maison du Roi et le vol du cabinet précèdent le carrosse du Roi dans leurs rangs ordinaires. La Dauphine descend de carrosse. Le comte de Saulx-Tavannes et le comte de Tessé la mènent au Roi par la main. Toutes ses dames l'accompagnent. Arrivée au Roi, la Dauphine se jette à ses pieds: Louis XV, l'ayant relevée et embrassée avec une bonté paternelle et royale, lui présente le Dauphin, qui l'embrasse.

Arrivés au château, le Roi et le Dauphin donnent la main à la Dauphine jusque dans son appartement. Le Roi lui présente le duc d'Orléans, le duc et la duchesse de Chartres, le prince de Condé, le duc et la duchesse de Bourbon, le prince de Conti, le comte et la comtesse de la Marche, le duc de Penthièvre et la princesse de Lamballe.

Le mardi 15 mai, la Dauphine quitte Compiègne, s'arrête à Saint-Denis, aux Carmélites, pour rendre visite à madame Louise, et arrive à sept heures du soir au château de la Muette, où l'attend la magnifique parure de diamants que lui offre le Roi[20]. Au souper, madame du Barry obtient du lâche amour de-Louis XV de s'asseoir à la table de Marie-Antoinette. Marie-Antoinette sait ne pas manquer au Roi; et, après le souper, comme des indiscrets lui demandent comment elle a trouvé madame du Barry: «Charmante,» fait-elle simplement[21].

Le mercredi 16 mai, vers neuf heures, Marie-Antoinette, coiffée et habillée en très-grand négligé, part pour Versailles, où doit se faire sa toilette[22]. Le Roi et le Dauphin avaient quitté la Muette après le souper, à deux heures du matin, afin de recevoir la Dauphine. Le Roi passe chez elle aussitôt son arrivée, l'entretient longtemps, et lui présente Madame Élisabeth, le comte de Clermont et la princesse de Conti. À une heure la Dauphine se rendait à l'appartement du Roi. De là le cortége allait à la chapelle.

Au pourtour du sanctuaire et dans les tribunes avaient été placés des gradins à six rangs, afin de procurer au public la facilité de voir la cérémonie. Dans la tribune du Roi était un amphithéâtre destiné aux grands dignitaires de Versailles; un autre amphithéâtre avait été monté dans le salon de la chapelle en face de la tribune du Roi, amphithéâtre fermé par-devant et d'où l'on voyait passer la cour.

Précédés du grand maître, du maître et de l'aide des cérémonies, suivis du Roi, le Dauphin et la Dauphine s'avancent au bas de l'autel. L'archevêque de Reims bénit d'abord treize pièces d'or et un anneau d'or; il les présente au Dauphin, qui met l'anneau au quatrième doigt de la main gauche de la Dauphine, et lui donne les treize pièces d'or. A la fin du Pater, le poêle de brocart d'argent est tenu, du côté du Dauphin, par l'évêque de Senlis, du côté de la Dauphine, par l'évêque de Chartres[23].

Jamais bénédiction nuptiale à Versailles n'avait attiré pareille affluence. À Paris, le bureau des voitures de la cour était assiégé. Les carrosses de remise se payaient jusqu'à trois louis pour la journée, les chevaux de louage deux louis. Les rues semblaient désertes[24].

Enfin Marie-Antoinette était Dauphine de France. Elle recevait le serment des grands officiers de sa maison, et M. d'Aumont lui remettait la clef d'un coffre rempli de bijoux, apporté par ordre du Roi[25]. Madame de Noailles lui présentait les ambassadeurs et les ministres des cours étrangères.

Le soir il y avait une table de vingt-deux couverts pour la famille Royale, les princes et les princesses du sang. Le souper était servi dans la salle de spectacle, dont le plancher avait été relevé à la hauteur du théâtre. Une balustrade en marbre, avec ornements d'or, entourait la table à distance et séparait des spectateurs les officiers qui servaient. Un salon de musique, où jouaient soixante musiciens, en forme d'arcade, avait été établi dans la partie de l'avant-scène bordant le théâtre. L'arcade reposait sur des colonnes de marbre séracolin aux bases, aux chapiteaux, aux roseaux d'or, et les colonnes étaient séparées par de grandes glaces, contre lesquelles s'élevaient des tables de marbre chargées de trophées de musique dorés. Au milieu des archivoltes, des groupes de génies portaient les chiffres du Dauphin et de la Dauphine.

L'archevêque de Reims bénissait le lit. Le Roi donnait la chemise au
Dauphin, la duchesse de Chartres à la Dauphine.

Le lendemain commençaient à Versailles des fêtes sans exemple: grands appartements, bals parés dans la nouvelle salle de spectacle, bals masqués, feux d'artifice d'une demi-heure, illumination du grand canal et de tous les jardins, remplis de bateleurs, de musiques et de danses[26]. Le peuple de Paris eut des écus de six livres, des distributions de pain, de vin, de viande, et la foire des remparts[27].

Ces joies étourdissantes n'avaient point encore délivré la pensée de la jeune épouse de l'émotion et du souvenir de cet orage éclatant sur Versailles après son mariage, de ces coups de tonnerre ébranlant le château le jour même où elle y entrait[28]. Bientôt une catastrophe l'alarmait de pressentiments plus sinistres.

Le 30 mai, jour de la clôture des fêtes, Ruggieri tirait un feu d'artifice à la place Louis XV. Le manque d'ordre, l'insuffisance de la garde, laissaient, après le feu, la foule aller contre la foule. Il y eut une presse, un carnage épouvantable. Des centaines de blessés étaient recueillis rue Royale. On ramassait cent trente-deux morts[29], et ces morts des fêtes du mariage du Dauphin et de la Dauphine étaient-jetés au cimetière de la Madeleine[30]. Qui eût dit alors les voisins qu'ils y attendaient?

III

La Dauphine à Versailles.—Lettre de la Dauphine.—Pugilat du Dauphin et de Monsieur.—Le Roi charmé par la Dauphine.—Jalousie et manœuvres de madame du Barry.—Dispositions de la famille royale pour la Dauphine: Mesdames Tantes, Madame Élisabeth, le comte d'Artois, le comte de Provence.—Le Dauphin.—Son gouverneur, M. de la Vauguyon.—Son éducation.—M. de la Vauguyon renvoyé par la Dauphine.—Portrait moral de la Dauphine.—Son instituteur, l'abbé de Vermond.—Le clergé et les femmes au dix-huitième siècle.—Madame de Noailles et madame de Marsan.

Le temps chassait les pressentiments et les tristesses. La Dauphine arrangeait sa vie, son bonheur et l'avenir. Elle s'habituait à sa nouvelle patrie, à son mari, à son rôle. Elle faisait connaissance avec la cour, apprenait le nom des nouvelles figures, oubliait Vienne et l'allemand. Elle s'installait dans son appartement, et elle se familiarisait avec Versailles, avec Choisy. Veut-on une journée de la Dauphine dans les premiers mois de son installation à la cour de France; une lettre de Marie-Antoinette, adressée à Marie-Thérèse et datée du 12 juillet, nous en racontera tout le détail.

«Votre Majesté est bien bonne de vouloir bien s'intéresser à moi et même de vouloir savoir comme je passe ma journée. Je lui dirai donc que je me lève à 10 heures ou à 9 heures et demie, et, m'ayant habillée, je dis mes prières du matin, ensuite je déjeune, et de là je vais chez mes tantes où je trouve ordinairement le roi. Cela dure jusqu'à 10 heures et demie; ensuite à onze heures je vais me coiffer. À midi on appelle la chambre, et là tout le monde peut entrer, ce qui n'est point des communes gens. Je (mets) mon rouge et lave mes mains devant tout le monde. Ensuite les hommes sortent et les dames restent, et je m'habille devant elles. A midi est la messe; si le roi est à Versailles, je vais avec lui et mon mari et mes tantes à la messe; s'il n'y est pas, je vais seule avec M. le Dauphin, mais toujours à la même heure. Après la messe, nous dinons à nous deux devant tout le monde, mais cela est fini à une heure et demie, car nous mangeons fort vite tous les deux. De là je vais chez M. le Dauphin, et s'il a affaires, je reviens chez moi; je lis, j'écris, ou je travaille, car je fais une veste pour le roi qui n'avance guère, mais j'espère qu'avec la grâce de Dieu elle sera finie dans quelques années. À 3 heures je vais encore chez mes tantes où le roi vient à cette heure-là: à 4 heures vient l'abbé chez moi; à 5 heures tous les jours le maître de clavecin ou à chanter jusqu'à 6 heures. À 6 heures et demie je vais presque toujours chez mes tantes, quand je ne vais pas promener; il faut savoir que mon mari va presque toujours avec moi chez mes tantes. À 7 heures on joue jusqu'à 9 heures, mais quand il fait beau, je m'en vais promener, et alors il n'y a pas de jeu chez moi mais chez mes tantes. À 9 heures nous soupons, et quand le roi n'y est point, mes tantes viennent souper chez nous, mais quand le roi y est, nous allons après souper chez elles, nous attendons le roi, qui vient ordinairement à 10 heures trois quarts, mais moi, en attendant, je me place sur un grand canapé et dors jusqu'à l'arrivée du roi, mais quand il n'y est pas, nous allons nous coucher à 11 heures. Voilà toute notre journée[31].»

La Dauphine est encore une enfant[32], selon la remarque de Louis XV. Ses grands plaisirs sont des parties de jeux avec les enfants de sa première femme de chambre, gâtant ses habits, cassant les meubles, mettant tout sens dessus dessous dans ses appartements; ses folles équipées sont des parties d'ânes. Et faut-il le dire? l'enfant qu'était la Dauphine trouvait d'autres enfants dans son mari, dans ses beaux-frères. À ce sujet, Mercy-Argenteau ne raconte-t-il pas cette curieuse anecdote? «Il y avait sur la cheminée de la chambre de M. le comte de Provence, une pièce de porcelaine très artistement travaillée. Quand M. le Dauphin se trouvait dans cette chambre, il avait coutume d'examiner la porcelaine susdite et de la manier. Cela paraissait inquiéter le comte de Provence, et, au moment où madame la Dauphine le plaisantait sur cette crainte, M. le Dauphin, qui tenait entre ses mains la pièce de porcelaine en question, la laissa tomber, et elle se brisa en morceaux. M. le comte de Provence, dans son premier mouvement de colère, s'avança sur M. le Dauphin; ils se colletèrent et se donnèrent quelques coups de poing. Madame la Dauphine, très-embarrassée de cette scène, eut la présence d'esprit de séparer les combattants, et elle reçut même à cette occasion une égratignure à la main[33].»

Tentons de peindre la famille dans laquelle est entrée la jeune archiduchesse autrichienne. Essayons de montrer le milieu nouveau de ses affections, les habitudes d'esprit, les caractères, le mode de vie et de mœurs des princes et des princesses avec lesquels elle doit vivre, les sympathies et les antipathies qu'elle doit nécessairement rencontrer. Ce tableau importe à la justice de l'histoire, il importe au jugement de la Dauphine.

Louis XV s'était laissé charmer par la femme de son petit-fils. Cette jeune fille, cette enfant rajeunissait son âme. Ses yeux, las d'habits de cérémonie, se reposaient sur cette robe de gaze envolée et légère, qui faisait ressembler la Dauphine «à l'Atalante des jardins de Marly.» Les soucis de la vieillesse honteuse, l'incurable ennui de la débauche, s'enfuyaient de son cœur et de son regard aux côtés de la Dauphine. Auprès d'elle, il lui semblait respirer un air plus pur et comme la fraîcheur d'une belle matinée après une nuit d'orgie. Il voulait lui-même la promener dans les jardins de Versailles, et s'étonnait d'y trouver des ruines: son royaume l'eût bien plus étonné. L'aidant à sauter un amas de pierres: «Je vous demande bien pardon, ma fille,—lui disait Louis XV,—de mon temps il y avait ici un beau perron de marbre; je ne sais ce qu'ils en ont fait…» À tous il faisait la question: Comment trouvez-vous la Dauphine[34]? La Dauphine, heureuse, reconnaissante, donnait au roi mille caresses; chaque jour elle avançait dans ses bonnes grâces. Mais la favorite prenait peur de cette petite fille, qui, en réconciliant le Roi avec lui-même, menaçait le crédit de son amour, et toutes les méchancetés de la femme et de la cour étaient par elle mises en œuvre contre la petite rousse: c'est ainsi que madame du Barry appelait la Dauphine. Elle critiquait son visage, sa jeunesse, ses traits, ses mots, sa naïveté, toutes ses grâces. Elle faisait savoir au Roi que la Dauphine s'était plainte à Marie-Thérèse de la présence de la maîtresse du Roi à la Muette[35]. Le Roi s'éloignait alors peu à peu de la Dauphine, et madame du Barry n'avait plus de craintes le jour où il échappait au Roi, dans une parole amère comme un remords: «Je sais bien que Madame la Dauphine ne m'aime pas!»

Les filles de Louis XV, les tantes du Dauphin, que leur âge, leur position à la cour, leur affection pour le Dauphin appelaient à être les tutrices de l'inexpérience et de la jeunesse de la Dauphine, qui étaient-elles, et qu'allaient-elles être pour Marie-Antoinette? Mesdames étaient de vieilles filles, au fond desquelles était resté quelque chose de leur éducation de couvent et de l'inepte direction de cette madame d'Andlau, sur laquelle la lettre du Dauphin renseigne si tristement. Elles n'avaient rien en elles de l'indulgence des grand'mères, mais toutes les sévérités de l'âge et toutes les aigreurs du célibat. Mesdames vivaient dans les froideurs de l'étiquette, dans le culte de leur rang, dans l'ennui et la roideur d'une petite cour calquée sur celle de la feue Dauphine, la princesse de Saxe, leur belle-sœur, qui de sa cour sévère avait fait comme un reproche à Louis XV. Dans cet intérieur dévotieux et sans sourire, il n'y avait d'humain que les benoîtes recherches de la vie des nonnes, les aises de la vie, les petites chatteries du boire et du manger, les tours de force d'un artiste en maigre, un cuisinier cité dans tout Paris pour faire de la viande avec du poisson. Les quatre princesses vivaient à l'ombre dans le palais, ne voyant le Roi que par éclairs, au débotté, enfermées et enfoncées dans les principes et les rancunes de leur frère, les professant ou plutôt les confessant avec la rigueur d'esprits étroits et l'entêtement d'imaginations sans distractions.

Les quatre princesses n'avaient qu'une volonté, la volonté de Madame Adélaïde, qui commandait à ses sœurs par la tournure mâle et le ton impérieux de son caractère. Madame Louise retirée aux Carmélites, Madame Adélaïde entrait en une possession plus entière encore de la bonne mais faible nature de Madame Victoire, de la faible et sauvage nature de Madame Sophie.

Du premier jour, les rapports futurs de Madame Adélaïde avec Marie-Antoinette ne se laissent que trop deviner. M. Campan, venant chercher ses ordres au moment de partir pour aller recevoir la Dauphine à la frontière, Madame Adélaïde répond à M. Campan «qu'elle n'a point d'ordre à donner pour envoyer chercher une princesse autrichienne[36].»

Que pouvait Marie-Antoinette contre de telles préventions? Que pouvaient sa gaieté, sa sensibilité, tous ses dons auprès de cette âme dure, sèche et hautaine? Quel lien d'ailleurs entre la femme du Dauphin et sa tante? L'esprit naturel et peu nourri de la Dauphine se heurtait à cette encyclopédie de connaissances acquises, avec une volonté de fer, par Madame Adélaïde au sortir du couvent. Libertés, vivacités, bonheurs indiscrets de la parole, jolies audaces, gracieuses ignorances, choquaient à toute heure cette science glacée, cette religion pédante, cette expérience gourmée et grondeuse. Et que si l'on voulait montrer l'opposition de ces deux princesses jusque dans le détail et le menu de leurs goûts, les Mémoires contemporains nous apprendraient que la table même ne les rapprochait point: la Dauphine satisfaisait son appétit d'un rien, et sa soif d'un verre d'eau[37].

Madame Victoire, douce et excellente personne si elle eût eu le courage de s'abandonner à ses instincts, peinée du triste accueil que sa sœur faisait à tant de grâces, s'essaya un moment à se faire la consolation et le conseil de la jeune épousée. Elle l'appela et l'autorisa près d'elle. Elle tenta, par l'attrait de quelques fêtes données chez madame Durfort, de s'approcher de la confiance de la Dauphine et de l'attacher à sa compagnie; mais madame de Noailles d'un côté, Madame Adélaïde de l'autre, ne tardèrent pas à avoir raison de ces bonnes dispositions de Madame Victoire.

La séduction de Louis XV par la naïveté de la Dauphine, par la bonne humeur de ses vertus, accrut le mauvais vouloir de Madame Adélaïde. Avant la faveur de madame du Barry, Madame Adélaïde avait un moment gouverné Versailles. Sa causerie soutenue de lectures, son esprit radouci et plié à l'amabilité, avaient plu à Louis XV. Faisant la cour aux goûts du Roi, Madame Adélaïde montait à cheval avec lui, et, au retour, elle faisait les honneurs de soupers de bonne compagnie, où Louis XV ne s'ennuyait point trop. Madame Adélaïde ne pardonna pas à la faveur de la Dauphine de faire renoncer ses espérances à ce rêve d'ambition, qu'elle se flattait de renouer, madame du Barry tombant en disgrâce.

Cependant, il faut le reconnaître, la correspondance de Mercy-Argenteau nous apprend que les différences des manières de voir et les antipathies de caractères entre Mesdames de France et la Dauphine n'amenèrent pas de suite l'éloignement et la froideur. À son arrivée en France la Dauphine, surtout avant le mariage du comte de Provence, se trouvant sans un cercle de femmes, s'abandonna à ses tantes, se confia sans réserve, embrassa un peu étourdiment les haines de ce monde, répéta les propos indiscrets, et parfois un peu gais, des quatre sœurs contre la favorite, s'aliénant ainsi l'affection du Roi. Ce ne fut guère qu'en 1773 que Marie-Antoinette, éclairée et mise en garde contre les imprudences que Mesdames tantes lui faisaient commettre, se déroba à leur tyrannie, à leur petit despotisme: révolte dont les vieilles filles se vengèrent en cherchant à créer une grande situation à la comtesse de Provence.

Marie-Antoinette avait-elle mieux à attendre des autres femmes de la famille? Madame Élisabeth n'était encore qu'une enfant. Madame Clotilde était entraînée vers une amie de son âge. Elle était poussée vers la Dauphine par cette loi des contraires, qui est souvent la loi des sympathies: calme, lente, paresseuse, elle se rapprochait instinctivement de cette gaieté vive dont elle aimait le coup de fouet et l'aiguillon. Malheureusement, madame de Marsan était là qui la retenait[38].

Le triomphe de Marie-Antoinette avait été complet et de premier coup sur le plus jeune de ses beaux-frères, le comte d'Artois. Plus jeune encore que la Dauphine, sortant de l'enfance, le comte d'Artois annonçait déjà le vrai modèle d'un prince français. Déjà il réalisait les traits d'un héros de chevalerie, et c'est demain que le monde le surnommera Galaor. Il avait les grâces de sa belle-sœur, ses goûts, ses aspirations. Il commençait la vie, il courait comme elle au plaisir, et, dès l'arrivée de la femme de son frère, quel ménage d'amusements, d'illusions, de confidences et de badinages font ces deux enfants qui semblent les princes de la jeunesse[39]! Et quelles fêtes plus tard! et quels deux grands enfants! Comme la Reine retrouvera son imagination et son rire de Dauphine pour dessiner, de moitié avec le prince de Ligne, le scénario des réjouissances qui célèbrent la convalescence du comte d'Artois! Voyez l'amusement; l'enfance et la folie de ces jeux: le convalescent tenu de force sur un trône par le duc de Polignac et Esterhazy masqués en Amours, et lui montrant son portrait fait à la diable avec cette devise: «Vive Monseigneur le comte d'Artois!» le duc de Guiche en Génie et maintenant la tête du prince; le duc de Coigny chantant: «Vlà le plaisir! Vlà le plaisir!» suivi du prince de Ligne qui en porte le costume, avec deux grandes ailes semblables à celles des chérubins de paroisse. Tous chantent des couplets avec mille témoignages grotesques de respect et d'amour, mais des couplets si fades, mais des couplets si bêtes, que le pauvre prince se démène comme un possédé sur le trône où il est garrotté, tandis qu'entourée des bergères Polignac, Guiche et Polastron, et du chevalier de l'Isle en berger avec un mouton, Marie-Antoinette, la reine, déguisée en bergère, encourage les chanteurs, l'ovation et le supplice[40]!

Le comte de Provence, moins jeune que le comte d'Artois, moins jeune surtout de cœur et d'esprit, d'un sang plus froid, d'un caractère moins ouvert, de goûts moins vifs, le comte de Provence lui-même s'abandonna au charme de sa belle sœur jusqu'à devenir son courtisan et son poète. Le comte de Provence cependant revint, après les premiers moments, à son rôle et à son masque, à la politesse mielleuse, à l'ambition sournoise. Le mariage le refroidit encore. La comtesse de Provence, cette altière princesse de Savoie, cette Junon aux sourcils noirs et arqués, cette femme «au caractère italien», ainsi que s'exprime Marie-Thérèse, se prit bientôt à haïr cette femme qui plaisait à tous et qui lui avait pris la place de Dauphine de France[41]. Puis se forma le salon du comte de Provence, bientôt le salon de Monsieur, ce salon de bouderie, de pédanterie et de doctrine, cette académie de lettres, de sciences, de droit politique, qui, chaque jour, alla se séparant davantage de la cour de Marie-Antoinette.

Tels sont les entours de la Dauphine, ses nouvelles tantes, ses nouvelles sœurs, ses nouveaux frères. Son mari remplacera-t-il toutes les affections qui lui manquent? Dédommagera-t-il la princesse des animosités qui l'entourent? Donnera-t-il l'amour à l'épouse? Non.

11 se rencontre parfois, à la fin des races royales, des cœurs pauvres, des tempéraments tardifs, en qui la nature semble faire montre de sa lassitude. Le Dauphin était de ces hommes auxquels les tourments de la passion et les sollicitations du tempérament sont longtemps refusés, et qui, portant comme une honte la conscience de ces lenteurs, se dérobent brusquement à l'amour en humiliant la femme. Peut-être aussi y avait-il dans ce malheur du Dauphin plus encore l'influence de l'éducation que l'injustice de la nature.

Cette froideur, ce silence des passions, de la jeunesse, du sexe, cette imagination réduite, ces malaises et ces défaillances d'un Bourbon de dix-huit ans, ce mari, cet homme, n'étaient-ils pas, en effet, l'œuvre, le crime d'un gouverneur choisi par l'imprévoyante piété du Dauphin, père de Louis XVI?

Ce gouverneur était Monseigneur Antoine-Paul-Jacques de Quélen, chef des nom et armes des anciens seigneurs de la châtellenie de Quélen, en haute Bretagne; juveigneur des comtes de Porhoêt, pair de France, prince de Carency, comte de Quélen et du Broutay, marquis de Saint-Mégrin, de Callonges et d'Archiac, vicomte de Calvignac, baron des anciennes et hautes baronnies de Tonneins, Gratteloup, Villeton, la Gruère et Picornet, seigneur de Larnagol et Talcoimur, vidame, chevalier et avoué de Sarlac, haut baron de Guienne, second baron de Quercy[42]; en un mot, et par là-dessus, le duc de la Vauguyon, sire un peu neuf malgré tous ses titres, auquel l'orgueil d'une alliance avec les Saint-Mégrin avait tourné la tête. Son pauvre esprit s'était abîmé dans l'étiquette; et, ne saisissant de la grandeur que l'importance, de la hauteur que la brusquerie, n'attrapant les choses que par le grossier et le désagréable, il avait élevé le jeune prince à son école, aux leçons de sa dignité brutale et de sa maussaderie bourrue. Pour le reste, pour l'enseignement large qui commence un roi et prépare un règne, pour l'étude des besoins nouveaux, pour le niveau de la pensée du prince avec cette pensée de la France qui renouvelle la France à toutes les cinquantaines d'années, qu'attendre d'un homme dont le plus haut travail était de discuter son menu avec son maître d'hôtel[43]? Rien, chez M. de la Vauguyon, du sage préceptorat des hommes d'Église du siècle de Louis XIV, rien de leur sage conduite de l'humanité des princes, rien de cet apprentissage social, de cette semence des vertus aimables, de cet agrandissement et de cet encouragement des facultés tendres, de cette éducation de la grâce et de l'esprit. M. de la Vauguyon était bien pis qu'insuffisant à une pareille tâche: c'était un dévot, mais de la plus petite et de la plus étroite dévotion, de cette dévotion fatale aux monarchies, qui, dispensant le roi de ses devoirs et le mari de ses droits, fait les Louis XIII et les Louis XVI. Tapage, saillies, bouillonnements, rébellions, feu de l'humeur, premières et vives promesses du caractère et du tempérament, annonces de l'homme que grondent en souriant les pères, tout avait été dompté, réprimé, refoulé, comme des menaces, par l'impitoyable gouverneur. M. de la Vauguyon n'avait rien permis de l'enfance à cet enfant. Par la discipline, par les pratiques, par les livres ascétiques, il l'avait mené, presque sans effort, à ce renoncement, à cette passivité, à ces vertus d'anéantissement et de mort auxquelles les saints Jérôme convient le siècle; et de cette discipline, de ce châtiment de sa pensée et de sa chair, de cette éducation de pénitence, des mains de ce maître sans sagesse, le jeune homme était arrivé tout à coup au mariage, effarouché, troublé de répugnances et comme de vœux secrets, inhabile à l'amour, presque hostile à la femme.

M. de la Vauguyon ne voulait point abandonner son œuvre: il traversait le jeune ménage, et son ombre, en passant, rompait le tête-à-tête. Animé contre M. de Choiseul par le refus de la place de son beau-père, le duc de Béthune, chef du conseil des finances[44], il luttait contre les yeux et le cœur du Dauphin, il retardait l'épanchement et la confiance des époux. Il se démenait dans ces intrigues, dans ces complots honteux, dans ces achats des inspecteurs des bâtiments qui, à Fontainebleau, éloignaient l'appartement du Dauphin de l'appartement de la Dauphine. Il s'oubliait jusqu'aux espionnages, semant les rapports, dénonçant à Louis XV les lectures du Dauphin; et il poussait si loin la basse surveillance que la Dauphine finissait par dire à l'ancien gouverneur de son mari: «Monsieur le Duc, Monsieur le Dauphin est d'un âge à n'avoir plus besoin de gouverneur, et moi je n'ai pas besoin d'espion; je vous prie de ne pas reparaître devant moi[45].»

À ce cœur du Dauphin, à ce cœur fermé, élevé à vivre en lui et sans se répandre, opposer un cœur qui ne se suffit pas et se donne aux autres, un cœur qui s'élance, se livre, se prodigue, une jeune fille allant, les bras ouverts à la vie, avide d'aimer et d'être aimée: c'est la Dauphine.

La Dauphine aimait toutes les choses qui bercent et conseillent la rêverie, toutes les joies qui parlent aux jeunes femmes et distraient les jeunes souveraines: les retraites familières où l'amitié s'épanche, les causeries intimes où l'esprit s'abandonne, et la nature, cette amie, et les bois, ces confidents, et la campagne et l'horizon où le regard et la pensée se perdent, et les fleurs, et leur fête éternelle.

Par un contraste singulier, et cependant moins rare dans son sexe qu'on ne croirait, la gaieté, couvre ce fond ému, presque mélancolique de la Dauphine. C'est une gaieté folle, légère, pétulante, qui va, vient et remplit tout Versailles de mouvement et de vie. La mobilité, la naïveté, l'étourderie, l'expansion, l'espièglerie, la Dauphine promène et répand tout autour d'elle en courant, le tapage de ses mille grâces. La jeunesse et l'enfance, tout se mêle en elle pour séduire, tout s'allie contre l'étiquette, tout plaît dans cette princesse, la plus adorable, la plus femme, si l'on peut dire, de toutes les femmes de la cour. Et toujours sautante et voltigeante, passant comme une chanson, comme un éclair, sans souci de sa queue ni de ses dames d'honneur, elle ne marche pas, elle court. Embrasse-t-elle les gens? elle leur saute à la tête; rit-elle en loge royale de la bonne figure de Préville? elle éclate, au grand scandale des gaietés royales qui daignent sourire; et parle-t-elle? elle rit!

Quelle éducation différente de ces deux jeunes gens que la politique devait unir! M. de la Vauguyon avait été l'instituteur du duc de Berry, l'abbé de Vermond avait fait et continuait à faire l'éducation de Marie-Antoinette. Sans doute, l'abbé de Vermond avait façonné une Française dans l'archiduchesse d'Autriche; il ne lui avait pas seulement appris notre langue et ses délicatesses: il lui avait révélé nos mœurs jusqu'en leurs nuances, nos usages jusqu'en leurs manies, nos façons de penser et de goûter jusque dans les riens de la pensée et du goût, notre génie jusque dans le sous-entendu, toutes les choses de la France enfin dans le plus secret de leur pratique; mais aussi il lui avait enseigné, ce rire.

L'Église avait été touchée du mal du siècle. Hors quelques grands et austères caractères fermes et debout dans la contagion et la corruption, toutes les capacités, toutes les lumières, toutes les intelligences du clergé avaient été gagnées à ce scepticisme, à ces affiches de dédain et de mépris pour le grand et le respecté, à cette irrévérence et à cette ironie qui est le cœur du dix-huitième siècle, de Dubois à Figaro. Au-dessus du malheur des mœurs particulières, il s'était fait comme une température morale de la nation plus malheureuse encore, une atmosphère de persiflage, de paradoxe, de légèreté, dont l'ordre du clergé n'avait pas été le dernier à subir l'influence. Railler la raison était devenu la raison de la France, railler l'État était devenu le signe des hommes d'État, railler la règle devint le ton des hommes d'Église. Poussé par ses habitudes de salon au premier feu et à la place d'honneur de la causerie, brillant et écouté, abandonnant la chaire et l'éloquence pour les prédications du coin du feu, le jeune clergé, les coudes arrondis sur les bras d'un fauteuil de bois doré, enseignait aux femmes, penchées vers le sermon, à ne point s'incliner devant les grands mots, à ne prendre au sérieux que le moins possible de choses, à faire un débarras des préjugés, à se venger de la vie en riant, à tout punir par le ridicule, à tout supporter par l'esprit. L'esprit! voilà ce que le jeune clergé entretenait et ravissait, chez les femmes, avec l'onction d'hommes d'Église et le sel d'hommes d'esprit. C'était à l'esprit des femmes que le clergé frappait, les engageant à se dérober à leurs charges et à fuir leurs ennuis, diminuant en un mot la théorie du devoir. Ce n'était point la séduction mignarde des abbés de Pouponville, mais une séduction plus dangereuse, la séduction du plus mortel de l'esprit français, mais si bien manié qu'à peine l'on sentait sous le coup la plaie et la ruine.

Parmi ces maîtres de la femme, et de la société par la femme, dans ce grand parti du clergé qui s'appelait lui-même le clergé à grandes mœurs[46], le parti des abbés de Balivière, des abbés d'Espagnac, des abbés Delille, de tous ces instituteurs de médisance et d'irrespect qui commençaient entre deux portes de salon l'œuvre des États généraux, l'abbé de Vermond avait le premier rang. Il était un parfait persifleur, avec un sourire qui ne croyait à rien, les lèvres minces, l'œil perçant[47] et comme mordant; un des plus méchants, un des plus aimables parmi ces abbés badins, à l'écorce philosophe, qui, logés dans la monarchie, faisaient tout autour un feu de joie des religions de la monarchie, sans songer à l'incendie[48].

Un tel précepteur eût fait bien du ravage dans une jeune fille moins bien douée que la jeune archiduchesse. Il pouvait glacer ses illusions, instruire son cœur, le mûrir et le flétrir. Mais si le cœur de Marie-Antoinette lui échappa, M. de Vermond toucha à son esprit. Il développa en elle ce germe railleur qui dormait au fond de l'enfant. Il encouragea l'archiduchesse, par l'exemple et l'applaudissement, à ces définitions, à ces épithètes, à ces petites guerres de la parole, à ce rire où elle mettait si peu d'amertume, mais qui, en France, et dans une cour où les sots ont des oreilles, devait lui faire tant d'ennemis. Ajoutez à cela l'horreur de l'ennui, le mépris de l'étiquette, la négligence de son rôle de princesse, vous aurez tout le mal fait chez Marie-Antoinette par une éducation qui la voulait plus près de son sexe que de son rang.

Que la jeune femme souffrit, tombée soudainement de la direction de M. de Vermond, ce railleur impitoyable des puérilités de la grandeur, sous la férule de madame de Noailles, la personne de France la plus entêtée du cérémonial français! Vainement la jeune princesse essaya de se renouveler, elle ne put y parvenir. Mais aussi madame de Noailles la soutint peu dans cette lutte contre les enseignements et le pli de toute sa jeunesse. Madame de Noailles était une femme pénétrée du respect d'elle-même, un personnage important qui ne descendait jamais à se dérider, ni à avertir sans gronder. Elle semblait véritablement une de ces mauvaises fées des contes de Fées, hargneuse et chagrine, et toujours tourmentant une pauvre princesse. Aussi, du premier mot, la Dauphine la baptisa-t-elle madame l'Étiquette[49]; et plus tard, un jour de son règne où, étant montée à âne, elle s'était laissée tomber: «Allez chercher madame de Noailles,—fit en riant Marie-Antoinette,—elle nous dira ce qu'ordonne l'étiquette quand une reine de France ne sait pas se tenir sur des ânes[50].»

Le mauvais vouloir d'une autre femme contre la Dauphine servit les mécontentements de madame de Noailles. Madame de Marsan, à laquelle l'estime de la cour donnait une grande considération, était la personnification sévère et empesée des vertus du temps de Henri IV. N'ayant pu garder la fraise et le vertugadin, elle conservait le port et la roideur d'un portrait de Clouet. Il restait encore en elle un peu du sang et de l'humeur de cette Marsan fameuse qui, au temps des dragonnades, s'était fait distinguer par le zèle de la persécution. Et quels tourments de toutes les heures de Marie-Antoinette, les sermons éternels de l'amie et de l'alliée de madame de Noailles! Aux yeux de madame de Marsan, cette démarche légère et balancée de la Dauphine, c'était une démarche de courtisane; cette mode des linons aériens, elle l'appelait un costume de théâtre cherchant à produire un irritant effet. La Dauphine levait-elle les yeux, madame de Marsan y voyait le regard exercé d'une coquette; portait-elle les cheveux un peu libres et flottants, les cheveux d'une bacchante! murmurait-elle; la Dauphine parlait-elle avec sa vivacité naturelle, c'était une rage de parler sans rien dire; dans une conversation, son visage prenait-il un air de sympathie et d'intelligence, c'était un insupportable air de tout comprendre; riait-elle avec sa gaieté d'enfant, c'était une gaieté simulée, des éclats de rire forcés[51]. Cette vieille femme soupçonnait et calomniait tout, Marie-Antoinette s'en vengeait comme elle se vengeait de madame de Noailles, sans songer que madame de Marsan était la gouvernante des sœurs du Dauphin, la confidente et l'amie de ses tantes, sans imaginer quelle censure et bientôt quelle calomnie du moindre de ses actes, de la plus indifférente de ses paroles, elle allait trouver de ce côté, à Versailles et à Marly.

IV

Liaisons de la Dauphine.—Madame de Picquigny.—Madame de Saint-Mégrin.—Madame de Cossé.—Madame de Lamballe.—Entrée du Dauphin et de la Dauphine dans leur bonne ville de Paris.—Popularité de la Dauphine.—Intrigues du parti français contre la Dauphine et l'alliance qu'elle représente.—M. d'Aiguillon.—La Dauphine appelée l'Autrichienne.

Poursuivie de ces ennuis, ainsi entourée de malveillances et d'espionnages, sans appui, sans amis, sans épanchement, seule dans cette cour de scandale, étrangère dans sa famille, mariée et sans mari, cette jeune femme se laissa aller à des liaisons qu'elle devait croire sans danger: forcée d'amuser son cœur, c'est ainsi que madame de Motteville parle d'une autre reine de France, elle le donna, comme l'avait donné Anne d'Autriche, à des amies. Marie-Antoinette chercha des compagnes pour s'étourdir, pour échapper aux larmes, à l'avenir, à elle-même. Elle se lia comme une jeune fille, ou mieux comme une pensionnaire punie, dont les grandes vengeances—de petites malices—veulent une confidente et une complice. La première amitié de la Dauphine fut une camaraderie, et la camarade, la plus jeune tête de la cour: la duchesse de Picquigny.

Madame de Picquigny était la digne belle-fille de madame la duchesse de Chaulnes. Elle avait de sa belle-mère l'abondance d'idées, le flux de saillies, les fusées, les éclairs et les feux de paille. Elle était tout esprit comme elle, et son esprit était cet esprit à la diable, «le char du Soleil abandonné à Phaéton.» Elle prenait, en se jouant, son parti de toutes choses, et de son mariage, et de son mari, ce fou d'histoire naturelle qui, disait-elle, avait voulu la disséquer pour l'anatomiser. Quelles distractions pour la Dauphine dans cette compagnie, dans cette causerie, qui ne respectait rien, pas même l'insolence de la fortune, pas même la couronne de la du Barry! Et le dangereux maître, cette madame de Picquigny, qui, derrière son éventail, enhardit, émancipe la langue de la Dauphine[52]! C'est d'elle que Marie-Antoinette apprend à rendre les railleries pour les injures, et la moquerie pour la calomnie. Madame de Picquigny la sollicite et la lance aux espiègleries contre les figures bizarres, les ajustements gothiques, les prétentions, les gaucheries, les ridicules et les hypocrisies; et c'est dans sa familiarité que s'ébauchent ces traits, ces mots, ce partage des femmes de la cour en trois classes, les femmes sur l'âge, les prudes faisant métier de dévotion, et les colporteuses de nouvelles empoisonnées: les siècles, les collets montés et les paquets[53], sobriquets innocents dont s'amusait la jeune Dauphine, et qui préparaient tant de haines à la Reine de France!

Mais M. de la Vauguyon tenait encore alors le Dauphin sous la tutelle de ses avertissements et de ses représentations. Quelles suites, murmurait-il à son oreille, si jamais le Roi était instruit de cette ligue de la Dauphine avec madame de Picquigny contre la grande sauteuse! Il faisait d'un autre côté insinuer à la Dauphine que les personnes faites et tournées comme madame de Picquigny, spirituelles de nature, font esprit de tout; qu'elles sont entraînées à n'épargner personne, pas même une bienfaitrice et qu'il leur arrive de s'acquitter de la reconnaissance par des brocards. De la confiance et de l'abandon, la Dauphine passait à la réserve avec madame de Picquigny, et de la réserve à l'indifférence. C'était le moment attendu par M. de la Vauguyon. Il poussait aussitôt dans les bonnes grâces de la Dauphine une favorite nouvelle et à sa dévotion, sa bru, madame de Saint-Mégrin. Celle-ci était plaisante, à peu près autant que madame de Picquigny, mais sans étourderie, avec choix, avec discernement, avec prudence. Elle plaisantait aussi, mais bas, et de certaines personnes. Formée par M. de la Vauguyon, elle s'avançait sans éclats et par glissades dans la faveur de la Dauphine, essayant de lui plaire sans déplaire, gardant pied à la cour de Louis XV, habile à se ménager, à se prêter et à se reprendre, à se compromettre à demi, et à faire la révérence sans tourner le dos à personne. La Dauphine perça vite ce jeu[54], et quand madame de Saint-Mégrin vint à solliciter la place de dame d'atours auprès d'elle, s'appuyant de droite et de gauche, faisant jouer par-dessous main, avec le crédit de son mari auprès du Dauphin, la bienveillance de madame du Barry, la Dauphine alla prier le Roi de la refuser. Le Dauphin appuyait madame de Saint-Mégrin, le Roi l'avait déjà désignée, mais la répugnance de la Dauphine l'emporta. Madame de Cossé fut nommée, et elle entra en faveur en entrant en place. Madame de Cossé était une compagne plus sérieuse, plus sage, plus mûrie par la vie. Elle avait, non l'agrément des bons mots, mais l'agrément de la raison aimable et de l'expérience qui pardonne; elle y joignait la patience de ce qui est maussade et la tolérance de ce qui est ridicule. Un esprit anglais logé avec une imagination française dans une tête de femme, telle un jugement du temps nous peint madame de Cossé[55].

Pour détacher la Dauphine de madame de Cossé, d'un pareil guide, d'une conseillère si sûre, il ne fallut rien moins qu'un sentiment jusqu'alors inconnu de la Dauphine, une liaison d'une espèce nouvelle, d'une confiance plus tendre, d'une sympathie plus émue. La Dauphine avait vu madame de Lamballe aux petits bals de madame de Noailles: elle connaissait l'amitié[56].

Madame de Lamballe avait l'intérêt de ses vingt ans et de ses malheurs. Marie-Thérèse-Louise de Carignan était restée veuve, à dix-huit ans, d'un mari mort de débauches, Louis-Alexandre-Joseph-Stanislas de Bourbon, prince de Lamballe, grand veneur de France. Le malheureux père de ce misérable jeune homme, M. le duc de Penthièvre, avait fait de sa belle-fille sa fille adoptive. Madame de Lamballe fut bientôt de tous les plaisirs de la Dauphine, de tous les bals qu'elle donnait dans son appartement; elle y brilla singulièrement, et jusqu'à toucher Louis XV. Un moment, madame du Barry, les valets de sa faveur, la cour, l'imagination des nouvellistes, tout s'émut dans l'attente de grands changements et de grandes menaces: un mariage de Louis XV avec madame de Lamballe[57], et ce fut encore un lien entre la Dauphine et son amie que ces alarmes données par madame de Lamballe à madame du Barry: tout l'esprit de madame de Picquigny ne l'avait point si bien vengée.

Trois ans s'étaient écoulés depuis l'entrée en France de la Dauphine, quand le jour fut fixé pour la première entrée du Dauphin et de la Dauphine dans leur bonne ville de Paris. C'était un vieil usage de la monarchie et une vieille fête de la nation que ces entrées solennelles, marches jadis armées, changées par la paix des temps en processions pacifiques. Grands et beaux jours, où les héritiers de la France venaient en triomphe sourire et se faire connaître à ce peuple, leur peuple! où un jeune couple, l'avenir du trône, rendait visite à l'opinion publique dans son royaume même, et entrait pour la première fois dans les applaudissements de la multitude, comme dans la flatterie de l'histoire!

Le 8 juin 1773, le Dauphin et la Dauphine arrivaient de Versailles à onze heures du matin, et descendaient de voiture à la porte de la Conférence. La compagnie du guet à cheval les attendait. Le corps de ville, le prévôt des marchands en tête, le duc de Brissac, gouverneur de Paris, et M. de Sartines, lieutenant de police, les recevaient. La Halle, qui était toujours un peu de la famille des rois en ces jours de liesse, présentait à la Dauphine les belles clefs d'une ville qui se donne: des fruits et des fleurs, des rosés et des oranges. De là, dans les carrosses de cérémonie, par le quai des Tuileries, le Pont-Royal, le quai des Théatins, le quai de Conti, où s'étaient rangés en escadron les gardes de la Monnaie; le Pont-Neuf, où se trouvait sous les armes, en face le cheval de bronze, la compagnie des gardes de robe courte; le quai des Orfèvres, la rue Saint-Louis, le marché et la rue Notre-Dame, le Dauphin et la Dauphine allaient à Notre-Dame. Reçus aux portes par l'archevêque et le chapitre en chapes, leur prière faite au chœur, ils entendaient dans la chapelle de la Vierge une messe basse dite par un chapelain du Roi et un motet payé trois cents livres au maître de musique de Notre-Dame. Ils montaient au Trésor, le visitaient, gagnaient Sainte-Geneviève, tournaient, suivant l'usage, autour de la châsse de la sainte, et revenaient aux Tuileries. Les femmes des halles dînaient dans la salle du concert; il n'y avait d'hommes à la table que le Dauphin. Le palais était au peuple: la foule entrait, regardait, passait; sa joie courait autour du festin. Au dehors le jardin n'était que peuple. La jeune Dauphine voulut y descendre au bras de son mari, et, s'aventurant dans l'amour de cette multitude, elle commandait aux gardes de ne pousser, de ne presser qui que ce fût. Elle avançait, charmant la foule, charmée elle-même, entourée de vivats et comme portée par les bénédictions de tous, les mains battaient, les chapeaux volaient en l'air… Toutes les adulations du jour, la harangue du prévôt des marchands, la harangue de l'archevêque, la harangue de l'abbé Coger, et jusqu'aux trente-huit vers des écoliers du collège de Montaigu, quelles pauvres adulations elles semblaient à la Dauphine auprès de ce grand peuple et de cette grande voix. Elle allait, saluant et remerciant, étourdie de bruit, de joie et de gloire. Remontée au château, elle voulut encore se faire voir, encore ravir ce peuple; et, malgré le grand soleil, Marie-Antoinette restait un quart d'heure sur la galerie à se montrer, à s'entendre applaudir, retenant à peine les larmes d'attendrissement qui lui montaient aux yeux[58].

Cette grande émotion, cette joie de l'âme d'une princesse française, Marie-Antoinette les laisse éclater dans cette lettre à sa mère: «J'ai eu mardi dernier une(fête) que je n'oublierai de ma vie; nous avons fait notre entrée à Paris. Pour les honneurs, nous avons reçu tous ceux qu'on peut imaginer; tout cela, quoique fort bien, n'est pas ce qui m'a touché le plus, mais la tendresse et l'empressement de ce pauvre peuple, qui, malgré les impôts dont il est accablé, était transporté de joie de nous voir. Lorsque nous avons été nous promener aux Tuileries, il y avait une si grande foule que nous avons été trois quarts d'heure sans pouvoir ni avancer ni reculer. M. le Dauphin et moi avons recommandé plusieurs fois aux gardes de ne frapper personne, ce qui a fait un très bon effet. Il y a eu un si bon ordre dans cette journée que, malgré le monde énorme qui nous a suivis partout, il n'y a eu personne de blessé. Au retour de la promenade, nous sommes montés sur une terrasse découverte et y sommes restés une demi-heure. Je ne puis vous dire, ma chère maman, les transports de joie, d'affection qu'on nous a témoignés dans ce moment. Avant de nous retirer, nous avons salué avec la main le peuple, ce qui a fait grand plaisir. Qu'on est heureux dans notre état de gagner l'amitié d'un peuple à si bon marché! Il n'y a pourtant rien de si précieux; je l'ai bien senti et ne l'oublierai jamais.»

Il est des jours où les peuples ont vingt ans. La France aimait; et le vieux duc de Brissac, montrant de la main à Marie-Antoinette cette foule, cette mer, Paris, le maréchal de Brissac disait bien: «Madame, vous avez là, sous vos yeux, deux cent mille amoureux de vous[59]!»

Les délices de ce jour enivrèrent la Dauphine. Dès le lendemain, elle travailla à les ressaisir. Et quelle femme ne se fût donnée comme cette jeune femme à cette adoration de la France? Aller au-devant de tous ces cœurs qui venaient à elle, faire son bonheur de l'amour de ce peuple, en emplir le vide de sa pensée, en occuper sa vie sans œuvre, l'illusion était trop belle pour qu'une princesse de dix-huit ans y résistât. Et voilà la Dauphine à rechercher ces cris, ces vivats, cette joie, d'autres journées du 8 juin. Elle va à l'Opéra, elle va au Théâtre-Français[60]. Mais il ne lui suffit pas du théâtre, où le respect enchaîne les transports du public; elle aspire à descendre de son rang, à s'approcher plus près de ce peuple, à entrer dans le partage de ses plaisirs, à se compromettre jusqu'au coudoiement, pour surprendre et goûter la popularité dans le plus vif et le plus vrai de sa familiarité. Ce sont alors, avec la famille royale qu'elle entraîne, des promenades à pied dans le parc de Saint-Cloud. La Dauphine se mêle à la foule; elle parcourt les bas jardins, elle regarde les eaux, elle s'arrête à la cascade, perdue et se cachant parmi tous, dénoncée à tous par son enjouement et son plaisir. Avec son mari et les enfants de la famille, elle va tout le long de la fête, et de la foire des boutiques, riant où l'on rit, jouant où l'on joue, achetant où l'on vend; bientôt reconnue, montrée, saluée de la foule, accablée de suppliques. L'écuyer qui la suit se fatigue de les recevoir, et refuse le placet d'une vieille femme. La Dauphine le gronde tout haut, et la foule d'applaudir! La Dauphine, suivant les Parisiens et la foule, entre dans la salle de bal du portier Griel, elle se régale de regarder danser, et elle veut que les danseurs oublient qu'elle est là, et que la joie continue[61]. Quelle nouveauté, «quelle révolution,» c'est le mot d'un spectateur du temps, ces princes mêlés au peuple, et s'amusant de ses jeux, côte à côte avec lui! Et quelles louanges dans toutes les bouches, quels amours par tout le royaume de cette Dauphine chérie qui faisait le miracle de rattacher ainsi Versailles à la France!

La France et l'avenir souriaient à la reine future; et, cependant, contre sa popularité, dans l'ombre, sans bruit, mais sans repos, se poursuivait l'œuvre de haine et de destruction commencée le jour même où la Dauphine avait quitté Vienne. Au-dessus de ses ennemis, Marie-Antoinette avait contre elle cette chose abstraite, aveugle, impitoyable, un principe: la politique de l'ancienne France. Cette politique, dont le père du duc de Berry avait été l'apôtre, était, la vieille religion de la diplomatie française; elle était le prétexte et l'arme de la haine de M. D'Aiguillon contre M. de Choiseul, disgracié par M. d'Aiguillon et madame du Barry presque aussitôt l'installation de la jeune princesse à la cour de France.

Les hommes du parti français, c'est ainsi que ce parti s'appelait, ne voulaient point reconnaître que les lois d'équilibre de l'Europe obéissent au temps et se renouvellent. Ils n'étaient pas satisfaits de ce long effort de la France qui avait successivement rogné de l'empire de Charles-Quint le Roussillon, la Bourgogne, l'Alsace, la Franche-Comté, l'Artois, le Hainaut, le Cambrésis, et l'Espagne, et Naples, et la Sicile, et la Lorraine, et le Barrois. Ils oubliaient le présent de l'Angleterre pour ne se rappeler que le passé de l'Autriche. Qu'était, aux yeux de ce parti, le mariage de Marie-Antoinette, sinon une défaite? qu'était Marie-Antoinette, sinon le gage et la garde des traités de la nouvelle politique inaugurée sous le règne de madame de Pompadour? Le chef de ce parti, le petit-neveu du cardinal de Richelieu, l'ennemi personnel du duc de Choiseul, M. d'Aiguillon, disposait du clergé et du parti des Jésuites, hostiles à Marie-Thérèse, dont les possessions avaient abrité le jansénisme, hostiles d'avance à la protégée de M. de Choiseul, et groupés, en haine du ministres philosophe, «cet autre Aman,» autour de la du Barry, «cette nouvelle Esther[62].» Les ennemis de la Dauphine n'oubliaient pas d'exploiter contre elle le partage de la Pologne, «ce partage que Choiseul n'eût pas permis,» avouait Louis XV lui-même[63]. M. d'Aiguillon venait dire au Roi et répétait à la cour: «Voyez quelle foi la France peut ajouter à l'amitié de la maison d'Autriche, et ce que nous devons attendre d'une maison, l'alliée du roi par le double lien d'un traité et d'un mariage, qui, lorsqu'elle veut augmenter ses possessions aux dépens du roi de Prusse, soulève la France contre lui; lorsqu'elle veut augmenter ses domaines aux dépens de la Pologne, se rapproche de la Prusse, l'ennemie du Roi!». C'était à la mère que le coup semblait adressé, mais c'était la fille de Marie-Thérèse qu'il atteignait. Et quand M. d'Aiguillon parlait encore du prince qui sera Josep II, qu'il lui prêtait des vues lointaines sur la Bavière, la convoitise du Frioul vénitien et de la Bosnie, le projet de l'ouverture de l'Escaut, le regret de la Lorraine et de l'Alsace[64], il savait bien éveiller ainsi les alarmes et les doutes sur le cœur français de la sœur de Joseph, sur la bonne foi du dévouement de Marie-Antoinette à sa nouvelle patrie.

Les manœuvres étaient habiles, hardies, continues. Le parti ne répugnait à rien pour donner raison à sa politique. N'allait-il pas jusqu'à mettre aux mains de madame du Barry, à la fin d'un souper, la dépêche funeste du cardinal de Rohan, livrée à la favorite par M. d'Aiguillon, et à la lui faire lire ne pleine table? «… J'ai effectivement vu pleurer Marie-Thérèse sur les malheurs de la Pologne opprimée; mais cette princesse, exercée dans l'art de ne point se laisser pénétrer, me paraît avoir les larmes à commandement: d'une main elle a le mouchoir pour essuyer ses pleurs, et de l'autre elle saisit le glaive de la négociation pour être la troisième puissance copartageante[65].» Un peu de l'odieux de cette fausseté prêtée à Marie-Thérèse ne pouvait manquer, le parti le savait bien, de rejaillir sur sa fille. Il fallait donner cette croyance au public que le mensonge et la comédie sont de race; il fallait commencer à familiariser le génie de la nation avec l'idée d'une haine nationale contre sa souveraine.

À ce malheur, le partage de la Pologne, s'était joint contre Marie-Antoinette, dès les premiers jours de son mariage, une faute dont Marie-Thérèse devait porter le reproche, une faute d'apparence légère, mais de terrible conséquence chez un peuple susceptible, dans une cour réglée et jalouse de ses rangs. Une parente de Marie-Thérèse, la sœur du prince de Lambesc, Mademoiselle de Lorraine, prétendit à prendre rang dans le menuet des fêtes du mariage immédiatement après les princes du sang; là-dessus, mille réclamations, mille colères, les ducs et pairs soulevés, toute la noblesse menaçant très sérieusement «de quitter la cadenette, de laisser là les violons», toutes les dames jurant «d'être indisposées pour la fête…[66].»

M. de Choiseul en disgrâce, en exil, Marie-Antoinette était livrée sans défense à toutes les petites rancunes, à toutes ces grandes haines contre l'Autriche que devaient raviver encore les malheureuses prétentions de l'archiduc Maximilien en 1775; et le jour où cette princesse si française montait sur le trône, son crédit, sa popularité étaient minées; déjà était trouvée, déjà courait dans le murmure de la cour cette épithète d'Autrichienne qui devait l'accompagner à l'échafaud.

LIVRE DEUXIÈME

1774-1789

I

Mort de Louis XV.—Crédit de Madame Adélaïde sur Louis XVI.—Intrigues du château de Choisy.—M. de Maurepas au ministère.—Vaines tentatives de la Reine en faveur de M. de Choiseul.—Conduite de M. de Maurepas avec la Reine.—MM. de Vergennes et de Müy hostiles à la Reine.—Influence de Madame Adélaïde.—Madame Louise la Carmélite et les comités de Saint-Denis.—Rapport au Roi de Madame Adélaïde contre la Reine.—Le lever de l'Aurore.—M. de Maurepas se séparant de Mesdames Tantes.—Bienfaisance de la Reine.—Les préventions du Roi contre M. de Choiseul entretenues par M. de Maurepas.—Défiance du Roi.

Le 10 mai 1774, vers les cinq heures du soir, Louis XV se mourrait. Voitures, gardes, écuyers à cheval, attendaient, rangés dans la cour de Versailles. Tous avaient les yeux fixés sur une bougie allumée dont la flamme vacillait à une fenêtre. Le Dauphin était dans l'appartement de la Dauphine. Tous deux, muets, écoutaient dans le lointain les prières des quarante heures, coupées de rafales de vent et de pluie, et pesaient d'avance ce fardeau d'une couronne qui allait échoir à leur jeunesse. La bougie est éteinte, et les jeunes époux entendent s'avancer vers leur appartement le fracas énorme d'une cour qui se précipite pour adorer une royauté nouvelle. La première, madame la comtesse de Noailles entre, salue Marie-Antoinette du nom de reine, et demande à Leurs Majestés de venir recevoir les hommages des princes et des grands officiers. Alors, appuyée sur le bras de son mari, son mouchoir sur les yeux, lente, et comme pliant sous l'avenir, Marie-Antoinette traverse tous ces hommages, parée de sa tristesse, dans l'attitude abandonnée et charmante de ces jeunes princesse de la Fable antique promises à la Fatalité. Puis chevaux, voitures, gardes, écuyers, tout part; et la jeune cour est emportée à Choisy[67].

* * * * *

Reine, Marie-Antoinette allait-elle triompher des influences qui avaient troublé son ménage et son bonheur de Dauphine? Allait-elle surmonter cette conspiration qui poursuivait dans l'épouse du Dauphin la politique de l'Autriche? Allait-elle obtenir auprès de son mari des conseillers, sinon partisans de l'alliance conclue, au moins sans parti pris contre l'union qui en avait été le gage, sans animosité contre la fille de Marie-Thérèse devenue l'épouse dont la France attendait des Dauphins? Sa jeunesse, et les plus belles vertus de sa jeunesse continueront-elles à trouver autour d'elle la censure impitoyable d'ennemis de sa maison? Ou bien plutôt n'est-il pas à croire que la Reine va prendre sa part de domination légitime sur cette volonté de Louis XVI qui se donne à tous, s'établir, elle aussi, dans sa confiance, et l'emporter à la fin sur les intrigues qui ont amené le Dauphin à se reculer d'elle, comme d'une ennemie des Bourbons?

Une femme déjoua ces espérances de la Reine, cette attente de l'opinion publique. Domptant le mal qu'elle porte en elle, ce germe de petite vérole qu'elle a pris au lit de mort de son père Louis XV, Madame Adélaïde entoure, elle enveloppe Louis XVI en ces premiers moments. De Louis XVI à Madame Adélaïde, du neveu à la tante, il y avait de grandes attaches, la reconnaissance toujours vive de la surveillance amie et des tendres soins qui seuls avaient un peu caressé sa triste et solitaire enfance. Pauvre enfant! en effet, qui avait grandi, presque orphelin, sans mère, sans amis, et qui, pleurant au milieu d'un jeu d'enfants, s'échappait à dire: «Et qui aimerai-je ici, où personne ne m'aime[68]!» Madame Adélaïde avait eu auprès du Dauphin le rôle d'une mère; elle en a auprès du Roi l'autorité. Elle réveille en lui les souvenirs de famille endormis et les ressentiments apaisés. Elle lui parle de son père, éloigné des affaires, humilié, annihilé tout le long du long règne de M. de Choiseul; elle lui parle de l'immortalité de M. de Choiseul, de ses prodigalités, de son insolence; de l'indignation du Dauphin contre cet homme qui lui avait manqué de respect, qui «avait osé se déclarer l'ennemi du fils de son souverain[69]». Puis, remuant les cendres, elle l'entretenait de ces morts subites et extraordinaires de son père et de sa mère, de ces bruits, de ces murmures d'empoisonnement qui montaient tout haut jusqu'à M. de Choiseul. Après avoir ému le Roi, après avoir effacé les impressions que la Reine a pu donner, et les avoir tournées contre elle comme la preuve d'une alliance avec l'ennemi du Dauphin, Madame Adélaïde parle au Roi, comme au nom de son père, des Mémoires que son père a laissé, de ce testament politique écrit pour l'instruction de son fils, et confié à M. de Nicolaï. Un comité est tenu les portes fermées. Un jour que la Reine est au bois de Boulogne avec madame de Cossé, ou sur le balcon de la Muette à jouir des applaudissements de la foule[70], un jour que M. d'Aiguillon et M. de la Vrillière sont dans l'antichambre du Roi, il est fait lecture au Roi de la liste des hommes que la volonté du Dauphin mourant destinait à entourer le trône de son fils devenant roi. Le choix de Louis XVI, il s'appelait lui-même Louis le Sévère alors, se porte sur M. de Machault, et la lettre qui l'appelle au ministère est signée. Mais ce choix ne suffit pas à Madame Adélaïde: elle veut un ministre plus compromis dans la politique anti-autrichienne. Cependant, M. d'Aiguillon, qui sait que la Reine ne lui pardonne pas d'avoir livré Marie-Thérèse aux plaisanteries de la du Barry, se démène pour se maintenir, imagine et travaille. Il gagne Madame de Narbonne[71] qui fait et défait les volontés de Madame Adélaïde, et, à couvert derrière elle, pousse en avant le nom de son cousin Maurepas, qui, une fois placé, le couvrira et le sauvera. Madame de Narbonne n'eut guère de mal à faire agréer à sa maîtresse une victime de la Pompadour, et Madame Adélaïde gagnée s'allia, en faveur de M. de Maurepas, avec une de ces influences latentes et redoutables, cachées et toutes-puissantes, qui gouvernent parfois, de l'antichambre, la conscience et la faveur des rois.

Plus avant que le vieux gouverneur du Dauphin la Vauguyon, que ce précepteur, Coetlosquet, un saint dépaysé dans la tâche humaine d'élever un Roi, que ce lecteur d'Argentré, qui savait tout au plus lire[72], le sous-précepteur du Dauphin, M. de Radonvilliers, était entré dans sa confiance. La Vauguyon mort, M. de Radonvilliers disposait de la volonté politique du Roi. C'était un jésuite, un peu brouillé avec les Jésuites, mais y tenant au fond, et leur homme; monté en se baissant et par intrigue du préceptorat des fils du duc de Charost à la chaire de philosophie du Louis-le-Grand, de la chaire de philosophie au secrétariat de l'ambassade de Rome, du secrétariat de Rome au secrétariat de la feuille des bénéfices, de ce secrétariat au sous-préceptorat du Dauphin; habile, discret, mystérieux même, exact, la plume facile, prête aux idées des autres, et rompue aux formules; aujourd'hui le secrétaire intime du Roi, et menant tout sans se montrer; d'ailleurs plein de sa robe, et trop animé des rancunes de son ordre pour pardonner au jansénisme rigide de M. de Machault l'interdiction de 1748 des donations de biens-fonds au clergé. M. de Radonvilliers approuva donc le choix de madame Adélaïde, le choix d'un parent de M. d'Aiguillon, le soutien des Jésuites. L'enveloppe de la lettre fut changée, et M. de Maurepas reçut la lettre destinée d'abord à M. de Machault[73].

La Reine, il faut l'avouer, n'était point sans avoir quelques reproches à s'adresser. Dans le premier moment de l'attendrissement, elle avait permis à Mesdames de s'établir à Choisy, tandis qu'il avait été convenu qu'elles se rendraient à Trianon et resteraient quelque temps séparées du Roi et de la Reine. Elle avait eu la timidité de ne pas combattre leur ingérence dans la fabrication d'un ministère, la faiblesse même d'appuyer de sa parole quelques-uns de leurs choix. Dans toute cette grave évolution de la politique la jeune Reine semble n'avoir eu en vue que le renvoi d'Aiguillon qu'elle appelait le vilain homme. Et peut-être si l'action de la femme du Roi n'avait point été intermittente, et si la princesse n'avait pas obéi seulement aux petits mouvements haineux d'un ressentiment féminin, Madame Adélaïde n'aurait point triomphé?

Exilée aux promenades, la Reine apprit tout quand tout fut fait. Elle était battue: elle le comprit; et, ne se faisant point illusion, comme quelqu'un lui disait: «Voici l'heure où le Roi doit entrer au conseil avec ses ministres…—«Ceux du feu roi!» dit dans un soupir cette Reine à laquelle son avènement au trône ne donnait d'autre influence que le droit d'écrire à la sœur de M. de Choiseul, à madame de Grammont, exilée par la du Barry: «Au milieu du malheur qui nous accable, j'ai une sorte de satisfaction de pouvoir vous mander de la part du Roi qu'il vous permet de vous rendre près de moi. Tâchez donc de venir le plus tôt que votre santé vous le permettra: je suis bien aise de pouvoir vous assurer de vive voix de l'amitié que je vous ai vouée.» Et encore, Marie-Antoinette était-elle obligée d'ajouter en post-scriptum: «Attendez que M. de la Vrillière vous l'annonce[74].»

Cette déroute des espérances de la Reine était suivie d'un autre échec qui lui arrachait toute illusion et lui révélait la pleine misère de son pouvoir et le néant absolu de ses plus chères volontés. Marie-Antoinette s'était assise sur le trône de France en caressant un grand projet. Qui sait aujourd'hui, qui même savait alors que la Reine voulait abandonner Versailles, faire suivre au Roi de France l'exemple de tous les souverains de l'Europe, lui faire habiter sa capitale, transporter à Paris la cour et le gouvernement, et procurer ainsi à la royauté cette popularité que donne la résidence, et dont les d'Orléans avaient fait leur patrimoine? Projet immense dans le présent, plus immense encore dans l'avenir, et qui pouvait changer la face de la révolution française! Aux portes de Paris, à la Muette, la Reine examinait avec M. de Mercy les plans dressés par Soufflot. Elle y applaudissait et les arrêtait; Soufflot pendant six semaines eut l'ordre de tout apprêter. Ces plans ramenaient l'administration à Paris, et mettaient les bureaux comme sous la main des administrés. Les quatre secrétaireries d'État s'établissaient dans les quatre pans coupés de la place Vendôme, et y rassemblaient leurs dépôts de minutes alors dispersés. Le contrôle général s'élevait en face de la chancellerie. Une rue ouvrait les Capucins et les Feuillants, et une grande allée, traversant les Tuileries, joignait le boulevard à la Seine. À ce plan se reliaient un système d'élargissement des rues, des percées dans le faubourg Saint-Germain, la suppression des maisons situées sur les quais, l'établissement des grands débouchés, l'érection de ponts sur la Seine, tout un ensemble de grands travaux que couronnait l'achèvement du Louvre et son installation en un Muséum qui sauvait les tableaux de l'humidité de Versailles. Dans cette appropriation de cette décoration du Louvre achevé, Marie-Antoinette se voyait déjà une charmante royauté de Reine, la tutelle et le gouvernement des arts. Mais ce projet du transport de la cour à Paris, qui avait pour lui l'avantage immédiat d'une économie et d'une réforme des dépenses de Versailles, venait se briser contre l'opposition de M. de Maurepas: M. de Maurepas craignait qu'une Reine ne grandît à Paris et qu'un premier ministre n'y diminuât[75].

* * * * *

Revenant aux affaires après vingt-cinq ans de disgrâce, où il avait partagé son temps entre l'Opéra, ses carpes et ses lilas[76], M. de Maurepas n'apportait pas une hostilité personnelle contre la Reine; mais il était l'homme que le Dauphin, père de Louis XVI, recommandait ainsi à celui de ses enfants appelé à succéder à Louis XV: «M. de Maurepas est un ancien ministre, qui a conservé, suivant ce que j'apprends, son attachement aux vrais principes de la politique que madame de Pompadour a méconnus et trahis[77].» Puis, si M. de Maurepas se souciait peu du grand rôle que la providence lui donnait, de ce vaste métier d'instituteur d'un Roi, traçant à un jeune prince les routes de la véritable gloire, il était jaloux de gouverner Louis XVI. Il n'ignorait pas ce que la Reine devait à M. de Choiseul, et jusqu'à quel point la conduite des ministres de Louis XV et du parti du Barry vis-à-vis d'elle avait exalté sa reconnaissance. Louis XVI s'échappant de l'influence de Mesdames et se rapprochant de Marie-Antoinette, c'était Choiseul et le parti anti-Dauphin, les ennemis de M. de Maurepas, qui rentraient aux affaires. Ainsi donc les nécessités de sa situation commandaient à M. de Maurepas de s'interposer, avec les ennemis de la Reine, entre la Reine et le Roi; et comme absous à ses yeux par la logique de cette manœuvre forcée, M. de Maurepas mit en œuvre pour cet éloignement tous les moyens, sans remords, presque sans conscience. Ce fut un travail lent, patient, souterrain, entouré de précautions et d'ombres, fort bien mené avec des détours, des arrêts, des concessions, et au besoin des sacrifices. M. d'Aiguillon devenait-il trop difficile à soutenir contre les répugnances tacites de Louis XVI, contre les mépris dont Marie-Antoinette donnait de publics témoignages à madame d'Aiguillon[78]? M. de Maurepas immolait son cousin, et le forçait à se démettre. M. de Maurepas laissait encore à la Reine cette petite victoire de faire inoculer son mari, sans se mêler de cette grosse affaire, sans écouter les réclamations de l'archevêché contre cette nouveauté. La Reine désirait vivement une entrevue du Roi avec M. de Choiseul. Après avoir tâté les dispositions du Roi pour M. de Choiseul, sûr d'avance du résultat de l'entrevue, M. de Maurepas jugea que c'était encore un plaisir qui menaçait trop peu son crédit pour le refuser à la Reine. Le 13 juin, tout Paris se racontait l'entrevue. La Reine avait accueilli M. de Choiseul du plus amical de ses sourires: «Monsieur de Choiseul, je suis charmée de vous voir ici. Je serais fort aise d'y avoir contribué. Vous avez fait mon bonheur, il est bien juste que vous en soyez témoin.» Le Roi, embarrassé, n'avait trouvé que ces mots à lui dire: «Monsieur de Choiseul, vous avez bien engraissé… Vous avez perdu vos cheveux… vous devenez chauve.» L'illusion trompée de la Reine, la colère de madame de Marsan allumée contre Madame Clotilde, qui, pour faire sa cour à sa belle-sœur, avait parlé de la meilleure grâce à M. de Choiseul, ce fut tout le résultat de cette entrevue. M. de Choiseul avait été moins confiant que la Reine: à son passage à Blois, il avait d'avance commandé les chevaux de poste qui devaient le ramener à Chanteloup[79].

M. de Maurepas n'avait plus d'inquiétude, et se riait des embarras que lui suscitait la belle dame[80]. Tout conspirait à le maintenir, et le Roi allait lui donner pour associés dans sa politiques contre la Reine deux seconds entraînés à le servir par toutes leurs convictions, par leurs systèmes, par leurs griefs même.

L'un était M. de Müy, ministre de la guerre, l'ancien confident du Dauphin père de Louis XVI, celui-là que le Dauphin appelait l'héritier de Montausier; honnête homme, mais avec trop de zèle, droit, mais roide, dur aux autres comme à lui-même, et que ses vertus sévères jusqu'à l'intolérance avaient placé haut dans la considération de Mesdames, et au premier rang du parti Dauphin.

L'autre, le nouveau ministre des affaires étrangères, M. de Vergennes, devait être pour M. de Maurepas un aide plus actif, plus déclaré, plus souple en même temps, et moins embarrassé de scrupules. M. de Vergennes, ministre plénipotentiaire à Constantinople, avait été rappelé par M. de Choiseul, et presque exilé en Bourgogne. Remis en lumière par M. d'Aiguillon, il avait fait en Suède la révolution de Gustave et du parti français contre le parti russe. C'était le neveu et l'élève de Chavigny, un soutien furieux et systématique de la vieille politique française; lié de doctrines avec les Saint-Aignan, les Fénelon, les la Chétardie, les Saint-Séverin, tous les partisans de l'influence dominante, exclusive de la France en Europe; vif, osé, ne craignant point les aventures, brûlant de tout brouiller pour le triomphe de ses idées, animé de grand dépit contre les traités de 1756 et de 1758, et profondément hostile à la maison d'Autriche[81]. M. de Choiseul l'avait disgracié à propos de son mariage avec une Grecque d'une grande beauté, qui lui avait donné deux enfants. Quand il fut nommé ministre, la Reine fut dissuadée de se laisser présenter cette femme, madame la comtesse de Vergennes. Elle en écrivit à sa mère, et madame de Vergennes ne fut reçue à la cour que sur la réponse de Marie-Thérèse[82]. Le mari le sut, et prêta aussitôt à la Reine une intention d'offense. De là, chez M. de Vergennes contre Marie-Antoinette, plus qu'une hostilité du ministre, mais une haine de l'homme; et pour les perfidies et les calomnies à mi-voix de M. de Maurepas, un complice passionné.

M. de Maurepas eut encore dans les premiers moments un auxiliaire qu'il ne brisa qu'après l'avoir usé: le chancelier Maupeou, et derrière le chancelier Maupeou, son parti, le parti du clergé, gagné à la dévotion de Mesdames Tantes, hostile à cette piété de la jeune Reine, naïve comme son cœur, plus dégagée de pratiques que la piété du Roi, plus près de Dieu peut-être, mais moins près de l'Église, et où l'Église n'espérait guère trouver l'appui de ses plans, de ses espérances, de cette restauration des Jésuites dont la cause n'était pas si perdue alors qu'il semblait aux ennemis des Jésuites.

Madame Adélaïde était guérie de la petite vérole. Elle rentrait à la cour, et dans les conseils du roi, impatiente de ressaisir son influence, blessée de tout ce qui avait été fait en dehors d'elle, de tout ce que M. de Maurepas avait cru devoir concéder, de ces misérables victoires de la Reine: l'inoculation, et la réception de M. de Choiseul; blessée des regrets et des larmes que Marie-Antoinette ne cachait pas à ses familiers; et bientôt cette princesse, aveuglée, emportée par sa haine contre la maison d'Autriche, s'attaquait à la personne même de la Reine, à la femme, à l'épouse. Ce train de la Reine, libre et échappé, cette jeunesse que Louis XVI abandonnait à elle-même sans règle et sans avertissement, ces étourderies, ces innocentes folies, ces espiègleries écolières auxquelles Marie-Antoinette ne savait pas se refuser, et dont elle était poursuivie jusque dans les grandes représentations de la royauté et dans les révérences de deuil, c'était malheureusement bien des armes et de terribles armes aux mains de vieilles femmes sans pardon. Aussi du nouveau château de Choisy, que de murmures, que de plaintes, que de remontrances, que de mauvaises paroles s'envolent, qui, grandissant dans toutes les réunions dévotes de Versailles et de Paris, tentent de faire fredonner à l'opinion publique:

«Petite reine de vingt ans,
Vous repasserez la barrière…[83].»

Madame Adélaïde avait véritablement un porte-feuille. Elle disposait des grâces. Elle enchaînait les reconnaissances à ses rancunes. Elle commandait à cette armée, à ce complot qui entourait la Reine, qui la pressait de toutes parts, la poursuivait en toutes choses, et parvenait à obtenir du rédacteur de la Gazette de France un compte rendu adultéré des réponses de la Reine au Parlement et à la cour des comptes[84].

Madame Adélaïde lançait encore contre la Reine sa sœur, Madame Louise de France, la carmélite, qui s'était donnée à Dieu sans rompre avec les misères et les affaires humaines, et qui semblait s'être retirée du monde pour être plus à portée de la cour. Madame Louise était une sainte, mais une sainte à laquelle les ministres habiles ne négligeaient point de plaire, une sainte à laquelle le chancelier Maupeou faisait sa cour, en venant communier toutes les semaines avec elle. Dans ces comités secrets de Saint-Denis, dans la cellule de madame Louise, on nouait ces intrigues, on imaginait ces bruits qui, mêlés aux intrigues et aux bruits de Choisy, désapprenaient aux salons le respect de la Reine, avant de désapprendre au peuple la faveur de la Dauphine[85].

Si un moment un pareil acharnement, des menées si constantes, ouvraient les yeux du Roi et lui donnaient la tentation de régner au moins dans sa famille, Madame Adélaïde menaçait bien haut de se retirer à Fontevrault, de laisser seule la volonté du Roi; et, résolue à risquer les derniers coups, fatiguée de demi-mots et de détours, elle osait, le 12 juillet, une sorte d'accusation solennelle de la Reine auprès du Roi. Précédée du comte de la Marche qui fit contre la Reine une sortie violente, Madame Adélaïde incrimina et noircit avec passion, presque avec colère, la vie de la Reine, ses légèretés, ses imprudences, ses courses, ses promenades, tout, jusqu'à ses plus minces amusements et ses plus pauvres consolations. La Reine, en même temps, recevait de Madame Louise une lettre où les conseils touchaient à l'injure, et les reproches à la condamnation. Au sortir du conseil de famille, le Roi, intimidé, se plaignit à la Reine de ce dont on venait de lui faire des plaintes si vives; la Reine se défendit sur l'usage de Vienne et de sa famille[86]. Ce furent des larmes dans le ménage, plus que des bouderies et des chocs d'humeur, un éloignement, des semences de désunion pour l'avenir, qui sait? peut-être le premier pas vers un renvoi de la Reine. Impunie, encouragée, la médisance jetait le masque et devenait la calomnie. Tout autour de lui, le Roi entendait le murmure des accusateurs; tout autour de lui, le Roi voyait des visages qui semblaient plaindre le mari. Qu'un matin la Reine, par un enfantin plaisir, autorisé du Roi, aille voir lever le soleil sur le haut des jardins de Marly, voilà les courtisans à se passer sous le manteau le Lever de l'Aurore, cette calomnie née des calomnies de la cour[87]. Un autre jour, la calomnie allait jusqu'à glisser des vers indignes sous la serviette du Roi[88].

C'en était trop: M. de Maurepas comprit que ses alliés dépassaient le but. Poussé par lui, le Roi parla ferme à ses tantes. Il courut même le bruit de leur retraite, de leur exil en Lorraine.

Débarrassé du zèle compromettant de Mesdames, s'appuyant contre la Reine sur M. de Vergennes de retour de Suède, assuré de M. Turgot, le nouveau ministre qui apportait contre elle les préventions de ses mœurs et les antipathies de ses habitudes d'esprit, M. de Maurepas jouait la soumission auprès de Marie-Antoinette. «Madame,—venait-il lui dire,—si je déplais à Votre Majesté, elle n'a qu'à engager le Roi à me donner mon congé: mes chevaux sont tout prêts à partir d'ici». La Reine se laissait désarmer par cette comédie de détachement[89].

C'était là un habile coup de théâtre. Il ne convenait pas, en effet, au premier ministre de permettre que la Reine fût exaspérée. Il était dangereux pour lui de laisser les choses aller si vite, les haines s'emporter si haut contre une souveraine qui avait encore le cœur des Français. L'enivrement, l'amour national qui avait accueilli la Dauphine, avait accompagné Marie-Antoinette sur le trône. Ce n'était point seulement aujourd'hui les dons de sa jeunesse qui possédaient et enchantaient l'imagination populaire; mais aussi cette bonté, ce besoin d'obliger, de secourir, de donner, cette charité naturelle qui eût été la plus belle des vertus de la Reine, s'il n'eût été le plus doux de ses plaisirs. Paris et les provinces se rappelaient encore l'envoi de l'argent de sa cassette aux blessés de la place Louis XV. Lyres, pinceaux, ciseaux, burins, tous les arts chantaient sa bienfaisance et répétaient ces aventures qui avaient mené à l'adoration la popularité de la jeune princesse, ce paysan blessé à Achères par le bois d'un cerf, sa femme et son fils recueillis dans le carrosse de Marie-Antoinette, leurs larmes essuyées, leurs misères soulagées par elle[90]. La reconnaissance publique parlait de cet hospice fondé par elle, en montant sur le trône, pour les femmes âgées de toute province et de toute condition[91]. Les familiers de Versailles montraient cette Reine, l'argent de son mois épuisé, faisant quêter parmi ses valets de pied et dans son antichambre pour donner quelques louis à des malheureux[92]; et les bénédictions d'un peuple suivaient cette Reine qui, même aux jours de haine et de calomnie, continuera ses bontés et ses aumônes, et boursillera avec le Roi, en 1789, pour faire huit mille livres aux pauvres de Fontainebleau: «Puisse cette ville,—disait-elle tristement,—ne pas rivaliser d'ingratitude avec quelques autres[93]!»

M. de Maurepas avait encore à craindre de laisser à la Reine et à l'opinion publique le temps de se reconnaître et de se liguer. Car, dans le fond des choses, que demande alors la Reine que ne demande pas l'opinion publique? Ses vœux ne sont-ils point le renvoi des ministres de dilapidation et de tyrannie de la du Barry, l'accueil des idées de liberté civile et de tolérance religieuse, la consécration des droits du peuple par les pouvoirs du Parlement, un acheminement lent, mais sûr et pacifique, vers l'avenir et ses promesses, vers la concorde et le bien-être de la France? Et quand même cette politique n'eût pas été la politique de M. de Choiseul, elle eût été l'instinct de cette jeune Reine, enivrée de sa popularité de Dauphine, jalouse des applaudissements de la France, et prête, pour les garder, à se faire auprès du Roi l'écho des passions et des aspirations de Paris.

Par le renvoi du chancelier Maupeou et de l'abbé Terray, par la nomination de Turgot, par le rappel des anciens parlements, M. de Maurepas conjurait le péril, et remportait ces deux victoires d'apaiser la Reine et de distraire l'opinion publique du parti de la Reine. Puis encore, le remplacement d'une capacité par une créature, du chancelier de Maupeou par M. Hue de Miroménil, qui avait amusé madame de Maurepas dans un rôle de Crispin, rassurait absolument M. de Maurepas[94].

Il y eut toutefois, dans la succession des petits triomphes de M. de Maurepas, des retours, des haltes, des incertitudes, des retraites, et même des échecs. M. de Maurepas avait un neveu terrible, qui manqua lui faire perdre la partie. Ce neveu, le duc d'Aiguillon, la Dauphine l'avait vu, donnant le bras à Madame du Barry, croiser le duc de Choiseul qui donnait le bras à la princesse de Beauvau, dans cette nuit du 10 au 11 mai 1770 où les partis se groupaient en se promenant sous les ombrages illuminés de Versailles. Depuis lors, Marie-Antoinette avait reconnu, à chacune de ses blessures, la main de M. d'Aiguillon. Disgracié le 2 juin 1774, l'ennemi de la Reine avait supporté de haut cette disgrâce. Assiégeant son oncle de conseils, le fatiguant de ses plans et de ses haines, gourmandant sa politique, dont il méprisait les douceurs et la diplomatie, il se disait retenu par M. de Maurepas qui l'empêchait d'aller à Véret, et s'embusquant à Paris où les fréquentes hépatites de madame d'Aiguillon, qu'il gouvernait, étaient une occasion et un prétexte de réunion pour le parti de son mari, M. d'Aiguillon montrait encore à Versailles sa figure jaune, et ne lâchait point la faveur du Roi qui continuait à travailler avec lui à l'occasion de la compagnie des chevau-légers. Il cajolait les entours de la Reine, lui faisant tenir, par-dessous mains, les avertissements et les confidences, cherchant à la désabuser de Choiseul, et à la faire revenir sur son compte, l'assurant par des tiers de son désir et de son ambition de l'éclairer sur ses vrais intérêts de souveraine; pendant que tout haut il la peignait comme une femme entreprenante, inconstante, prête à apporter le pire des vices de son sexe, l'engouement, dans la domination; pendant qu'il la disait une aventurière aux mains des partis. Dans l'affaire de Guines, M. d'Aiguillon ne craignait pas d'ameuter le Châtelet contre la protection de la Reine. Il intriguait, trigaudait, tripotait contre elle, et son hostilité, basse et insolente, mêlée d'éclats et de souplesse, usait enfin la longue patience du Roi. Un jour de revue de la Maison du Roi au Trou-d'Enfer, M. d'Aiguillon tendait au Roi le papier des grâces: le Roi refusait de le recevoir, et passait. M. d'Aiguillon regardait la Reine: la Reine cachait mal un sourire. Déjà le neveu de M. de Maurepas avait fait partir pour Reims ses équipages et ses provisions, lorsqu'il recevait l'ordre de se rendre à Véret. Bientôt un nouvel ordre l'exilait à Aiguillon, Véret étant trop près de Pontchartrain et le neveu trop voisin de l'oncle. Cette disgrâce de M. d'Aiguillon était presque la disgrâce de M. de Maurepas. M. de Maurepas para le coup avec un tour de son génie: il fit le mort et le vieillard lassé des affaires, dégoûté de ce pouvoir où ne l'enchaînait que son dévouement. Prétextant sa santé et le repos à prendre, ses carpes à revoir, il refusa d'aller à Reims, en ne demandant à Louis XVI que la grâce de recevoir de ses nouvelles; et il abandonna sans crainte le Roi à la Reine: il savait les préjugés du Roi contre les Choiseul; il devinait le zèle et la précipitation de la Reine. La Reine semblait devoir triompher cette fois. Déjà l'on s'entretenait de son ascendant chaque jour croissant sur le Roi sans maître. Paris, à l'affût des bruits de Reims, parlait avec mille commentaires d'une conférence intime entre le Roi et le duc de Choiseul presque aussitôt l'arrivée du Roi à Reims, des grandes et petites entrées que le Roi venait de lui rendre. Les amis de M. de Choiseul écrivaient à leurs amis des ports: «Suspendez vos expéditions pour l'Inde, nous serons maîtres du terrain: M. de Choiseul va rentrer au conseil.» Mais ces promesses de la situation n'étaient que des apparences: les courriers allaient leur train chaque jour entre Reims et Pontchartrain, entre le jeune Roi et le vieux Mentor, qui n'avait pas oublié de compter parmi ses meilleures chances les bénéfices de l'absence. Pourquoi M. de Maurepas se fût-il inquiété? Ne savait-il pas, par Bertin, que la surveille du jour du Sacre, au baisement de la main, quand M. de Choiseul s'était présenté, le Roi avait retiré sa main avec une grimace effroyable? Et Bertin ne lui mandait rien qu'il n'eût prévu, en lui annonçant que le mercredi du Sacre, M. de Choiseul, mandé à deux heures après midi par la Reine triomphante et assurée d'obtenir du Roi l'assemblée immédiate du conseil à Reims, avait essuyé le silence du Roi, se retirant tout doucement de lui jusqu'à la porte[95].

M. de Maurepas régnait donc. Laissant son neveu se morfondre à Aiguillon, défendant les vivacités et les imprudences aux ennemis de la Reine, il reprenait lui-même en sous-œuvre l'œuvre de d'Aiguillon et de Mesdames, mais discrètement, patiemment, avec le patelinage et le commérage. C'étaient à l'oreille du Roi, aux derniers mots d'une conversation sentimentale sur son père, des confidences, des réticences, des calomnies hésitantes et que semblait arrêter le respect. Un autre jour c'était le duc de Choiseul peint en dissipateur des deniers de l'État, qui, pour se former un parti, avait prodigué plus de douze millions de pensions; et, comme par mégarde portant la main à sa poche, M. de Maurepas en tirait le tableau des grâces accordées à toutes les maisons portant le nom de Choiseul, et la preuve qu'aucune famille de France ne coûtait à l'État le quart de cette famille. Tantôt M. de Maurepas, ne s'avançant qu'à tâtons, allait jusqu'à oser un sourire sur la grossesse de Marie-Thérèse, la rapprochant de la date de l'ambassade de M. de Choiseul. Aidé de M. de Vergennes, il s'enhardissait à appuyer auprès de Louis XVI sur la nécessité d'écarter la Reine de la connaissance des affaires publiques, de l'éloigner de l'État, du trône. Il agitait devant lui les soupçons d'une correspondance de la Reine avec M. de Mercy, contraire aux intérêts de la France; il le replongeait dans les papiers politiques de ce Dauphin dont le spectre et les préjugés se dressèrent si longtemps entre le Roi et la Reine. De là tant de méfiances, de là ces papiers contre la maison d'Autriche, cette correspondance secrète de Vergennes contre la Reine, gardés par le Roi contre la curiosité de la Reine, et conservés par lui comme des conseils jusque dans les années de malheur et d'union: Soulavie les verra aux Tuileries le 10 août.

Du reste, rien ne donnera une idée plus précise du travail hostile de tous les ministres qui se succèdent, de la défiance politique, que tour à tour ils entretiennent dans le cœur amoureux du mari, que cette curieuse lettre de Marie-Antoinette adressée à son frère Joseph II.

Il (le Roi) est de son naturel très peu parlant, et il arrive souvent de ne me parler des grandes affaires, lors même qu'il n'a pas envie de me les cacher. Il me répond quand je lui en parle, mais il ne m'en prévient guère et quand j'apprends le quart d'une affaire, j'ai besoin d'adresse pour me faire dire le reste par les ministres, en leur laissant croire que le Roi m'a tout dit. Quant je reproche au Roi de n'avoir pas parlé de certaines affaires, il ne se fâche pas, il a l'air un peu embarrassé et quelquefois il me répond naturellement qu'il n'y a pas pensé. Je vous avouerai bien que les affaires politiques sont celles sur lesquelles j'ai le moins de prise. La méfiance naturelle du Roi a été fortifiée d'abord par son gouverneur, dès avant mon mariage. M. de la Vauguyon l'avait effrayé sur l'empire que sa femme voudrait prendre sur lui, et son âme noire s'était plue à effrayer son élève par tous les fantômes inventés contre la maison d'Autriche. M. de Maurepas, quoique avec moins de caractère et de méchanceté, a cru utile pour son crédit d'entretenir le Roi dans les mêmes idées. M. de Vergennes suit le même plan et peut-être se sert-il de sa correspondance des affaires étrangères pour employer la fausseté et le mensonge. J'en ai parlé clairement au Roi et plus d'une fois il m'a quelquefois répondu avec humeur et comme, il est incapable de discussion, je n'ai pu lui persuader que son ministre était trompé ou le trompait. Je ne m'aveugle pas sur mon crédit; je sais que surtout pour la politique je n'ai pas grand ascendant sur l'esprit du Roi… Sans ostentation ni mensonge, je laisse croire au public que j'ai plus de crédit que je n'en ai véritablement. Les aveux que je vous fais, mon cher frère, ne sont pas flatteurs pour mon amour-propre, mais je ne veux rien vous cacher…[96].

II

La Reine et le Roi.—Le petit Trianon donné par le Roi à la Reine.—Travaux de la Reine au petit Trianon: M. de Caraman, l'architecte Mique, Hubert-Robert.—Tyrannie de l'étiquette: une matinée de la Reine à Versailles.—Le livre des robes de la Reine.—Madame de Lamballe.—Rupture de la Reine avec madame de Cossé.—Madame de Lamballe surintendante de la maison de la Reine.—La Reine et la mode: coiffures, courses en traîneau, bals.—Inimitiés des femmes de l'ancienne cour contre la Reine.

Déplorable fatalité! Le premier ministre du jeune Roi était forcé, par les nécessités de son crédit, de continuer la tâche que le gouverneur du duc de Berry avait commencée pour la satisfaction de ses préjugés. Il entrait dans la politique de M. de Maurepas de tenir le Roi éloigné de l'amour de la Reine; et c'étaient, dans le jeune Roi, des cachotteries, des dissimulations, un manége de précaution et de réserve qui n'échappe guère aux femmes, et que la Reine perça du premier coup d'œil. Du Roi à la Reine, il y eut mille riens de la parole, de l'air, du silence même, qui renfoncèrent vers l'orgueil cette affection prête à se livrer et se penchant aux avances, mais demandant au moins l'encouragement et le remercîment d'un sourire, d'une caresse, d'un désir.

Il faut le dire aussi: cette fortune heureuse des sympathies qui, dans les mariages des particuliers, tient les époux sans amour unis et rapprochés dans une communauté de goûts, d'habitudes, de tempéraments, ces liens, ces chaînes manquaient au ménage de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Peu d'alliances politiques eurent à lier ensemble un jeune homme et une jeune femme moins destinés l'un à l'autre par la vocation de leur nature et la tournure de leur éducation; peu eurent à combattre un antagonisme si instinctif des idées, de l'âme, du corps même, et à triompher, par le devoir, d'une semblable contrariété d'humeurs, d'un conflit pareillement journalier des défauts, des vertus même.

Une élégance royale et une simplicité rustique, le caprice et le bon sens, la passion et la raison; ici, la jeunesse toute vive, débordante, cherchant issue: là, une maturité sévère, morose, sans sourire: que de chocs dans ce contact de toutes les extrémités morales de l'homme et de la femme! Si la jeune Reine avait ses grâces contre elle, le jeune Roi avait contre lui des orages, des colères, une brusquerie qui s'oubliait jusqu'aux jurons, une brutalité de premier mouvement et où le cœur n'entrait pas, mais qui allait jusqu'à la diminution de la dignité royale. Le jeune Roi était empêché de plaire à la Reine par cette timidité de résolution, cette humilité de volonté, cette défiance de lui-même et de son âge dans laquelle l'entretenait le vieux Maurepas. C'est le lot de la femme d'aimer l'audace, les cœurs hardis, les coups soudains: le caractère lui parle d'abord et la domine; et la Reine ne trouvait point un caractère dans le Roi. Le jeune Roi était empêché de plaire à la Reine par son esprit de détail, par son ordre poussé au plus loin, au plus bas, et jusqu'à la note de quelques sous; par cette économie indigne d'un roi, qui abaissait la personne royale, considérée jusqu'alors comme l'aumônière des trésors de la France, à la misérable épargne d'un petit écu[97]. Pour être reines, les femmes gardent de leur sexe les religions et les superstitions. Et qui oserait exiger d'elles qu'elles renoncent à la générosité, à l'éclat, à toutes ces qualités brillantes, le legs de l'ancienne chevalerie, et que, s'en tenant aux solidités de l'homme, elles soient dans leurs amours plus sages et moins entraînées par l'imagination que les peuples dans leurs popularités? Marie-Antoinette demandait à Louis XVI toutes les vertus royales, et Louis XVI manquait absolument de ces belles et naturelles ostentations, de ces mouvements nobles, grands, heureux, qui séduisent l'histoire et conquièrent une femme.

Nulle séduction encore pour la Reine dans l'esprit de Louis XVI: esprit étendu, capace, nourri, de grand fond et de rare mémoire, singulièrement juste, même remarquable lorsqu'il s'écoutait seul dans le silence du cabinet[98], mais sans agrément, sans enjouement, réglé et dormant. Triste compagnie qu'un tel esprit pour une femme gâtée par toutes les vivacités, toutes les finesses et toutes les badineries de la parole française, entourée du pétillement de la fin de ce siècle, qui semble une fin de souper, les oreilles pleines d'échos et comme bourdonnantes du rire de Beaumarchais et du rire de Chamfort!

La bonté même de Louis XVI n'attirait point la Reine à lui. C'était une bonté toute brute et toute rude à laquelle manquait cet assaisonnement de sensibilité et ce quelque chose de romanesque dont les femmes d'alors, ramenées par Rousseau au roman de la nature, voulaient voir les bonnes actions parées. Il manquait à cette bonté une poésie dont la reine de France eût été touchée jusqu'au fond de son cœur d'Allemande.

C'est ainsi que tous les défauts du Roi entraient au plus intime des répugnances de la Reine, sans qu'une seule de ses qualités lui agréât. Si du moins Louis XVI avait eu les dehors, cette majesté gracieuse, apanage ordinaire des princes de la maison de Bourbon! Mais la Providence lui avait refusé ce signe et ce rayon, et, le découronnant de tout prestige, elle avait logé le dernier roi de la France dans un corps bourgeois. Les habitudes du travail manuel l'avaient fait peuple, et dans ce prince aux mains salies par la lime, dans ce Vulcain remonté de l'atelier de Gamain[99], la désillusion de la Reine cherchait vainement ses illusions de jeune fille, le mari rêvé, le Roi!

Et, un jour, le dépit et l'impatience de ces goûts singulier chez un Bourbon ne lui fait-elle pas écrire au comte de Rosenberg cette lettre d'un tour jusqu'alors inconnu:

«Si j'avais besoin d'apologie je me confierais bien à vous; de bonne foi j'en avouerais plus que vous n'en dites: par exemple mes goûts ne sont pas les mêmes que ceux du Roi qui n'a que ceux de la chasse et des ouvrages mécaniques. Vous conviendrez que j'aurais assez mauvaise grâce auprès d'une forge; je n'y serais pas Vulcain, et le rôle de Vénus pourrait lui déplaire beaucoup plus que mes goûts qu'il ne désapprouve pas.

Il eût fallu plus de courage que Dieu n'en accorde à ses créatures, il eût fallu un héroïsme de patience surhumain à cette jeune femme, presque une enfant, pour surmonter tant de choses, pour ne pas se lasser de presser ce cœur paresseux, pour retenir, devant des femmes qui la grondaient de monter à cheval, cette parole d'impatience: «Au nom de Dieu! laissez-moi en paix, et sachez que je ne compromets aucun héritier!»

Un jour de l'année 1774, le Roi, galant ce jour-là, avait dit à la
Reine,—était-ce pour la consoler de ne pas donner le ministère à M. de
Choiseul?—«Vous aimez les fleurs? Eh bien! j'ai un bouquet à vous
donner: c'est le petit Trianon[100].»

Le petit Trianon était, à l'extrémité du parc du grand Trianon, un pavillon à la romaine, de forme carrée. Cette miniature de palais, qui n'avait guère que douze toises sur chacune de ses faces, se composait d'un rez-de-chaussée et de deux étages montant entre des colonnes et des pilastres d'ordre corinthien, joliment fleuris, parfaitement cannelés, et couronnés des balustres d'une terrasse italienne. L'architecte Gabriel l'avait élevé sous la surveillance du marquis de Menars. Le sculpteur Guibert y avait fait merveille de son ciseau. Le Roi, le vieux Roi Louis XV s'éprenait, en ses dernières années, de ce petit coin de son grand Versailles. Cette demeure était à sa taille, et il y avait ses aises. Il s'était plu à l'entourer d'un jardin botanique; et là, parmi les mille parfums et les mille couleurs de la flore étrangère, presque ignorée alors de la France, promenant à petits pas les lendemains de ses débauches, il essayait d'amuser ses fatigues en herborisant avec le duc d'Ayen[101].

Nul cadeau ne pouvait être plus agréable à Marie-Antoinette, à cette amie de la campagne et des fleurs, à cette Reine qui, des splendeurs et des majestés de Marly, ne goûtait que la salle de verdure établie par le comte d'Aranda[102]. Et l'heureux à-propos que ce présent, arrivant à l'heure précise où Marie-Antoinette renonce à la lutte, cède la place aux intriguez, abandonne ses ambitions et ses espérances, et se confesse ainsi à l'un de ses familiers: «M. de Maurepas est bien insouciant, M. de Vergennes bien médiocre; mais la crainte de me tromper sur des gens qui servent peut-être bien mieux le Roi que je ne pense m'empêchera toujours de lui parler contre ses ministres…[103].» Le petit Trianon occupera cette Reine sans affaires, cette femme sans enfants, sans ménage. Il sera l'emploi et la dépense de sa vie, le plaisir et l'exercice de sa jeune activité, sa distraction, son labeur. Créer à nouveau, ajouter, embellir, agrandir, tenir sous sa baguette de magicienne un peuple d'artistes et de jardiniers, l'aimable ministère! un royaume presque! et, au bout du passe-temps et de l'effort, une petite patrie, son bien, son œuvre, son petit Vienne!

Le temps et le goût étaient alors à ces affranchissements de la nature, à ces reconstitutions de la campagne qui cherchaient à faire du parc français un pays d'illusions, à le remplir de tableaux, à y transporter tous les changements de scène des opéras. Les Observations sur l'art de former les jardins modernes, publiées en Angleterre par sir Thomas Wathely, développaient ce goût et toute maison d'été voulait bientôt le cadre d'un jardin pittoresque appelé du nom de «jardin chinois[104].» La Reine avait une grande ambition, l'ambition de faire plus que la mode jusque-là n'avait fait contre le Nôtre, de dépasser en agrément et en vraisemblance de paysage le Tivoli de M. Boutin, Ermenonville, et le Moulin-Joli, et Monceau même: charmant projet d'une Reine, fuyant le trône, qui voulait autour d'elle une terre sans étiquette, et, rendant la royauté à l'humanité, voulait rendre les jardins à Dieu!

Le duc de Caraman, grand amateur en ce genre, et qui a déjà à peu près réalisé les idées de la Reine à sa terre de Roissy, est appelé par la Reine à la direction des travaux[105]. Bientôt M. de Caraman, l'architecte Mique, le dessinateur mythologique des Élysées du nouveau règne, puis le charmant peintre de ruines spirituelles, Hubert Robert, appelé plus tard pour le décor rustique, improvisent sur le papier, sous les yeux de la Reine, la campagne qu'elle a commandée: les arbres, la rivière, le rocher, et aussi la salle de comédie. Ici, un pont rustique, qui fasse jaloux le pont hollandais et le pont volant de M. Watelet; là, dominant l'eau et y mirant ses sculptures, un belvédère où déjeunera la Reine; là-bas, un moulin, dont le tic-tac réveillera l'écho; des arbustes plus loin; partout des fleurs; et une île, et un temple à l'Amour, entouré du murmure de l'eau, et une laiterie de Reine, une laiterie de marbre blanc… Jamais Marie-Antoinette n'a donné autant d'ordres; ce ne sont, envoyées de Versailles ou de la Muette, que recommandations et listes des jeunes arbres qui doivent donner l'ombrage à la promenade, «au travail» de la jeune souveraine. Ce ne sont que billets à M. Campan et à M. Bonnefoy, convocations de tous les jardiniers «pour désigner les places de tous les arbres que M. de Jussieu a fait choisir.» Et sur M. de Jussieu, écoutez la fin d'un de ces billets aimables qui songent à tout: «Une collation d'en-cas sera prête pour M. de Jussieu, qui arrosera devant moi le cèdre du Liban[106].» Que de préoccupations, que de soins, que de joies! Et que de fois les promeneurs de Paris voient passer dans un cabriolet léger, brûlant le chemin, la Reine de Trianon allant voir monter la pierre, pousser l'arbre, s'élever l'eau, grandir son rêve!

Le beau rêve en effet, ce palais et ce jardin enchantés, où Marie-Antoinette pourra ôter sa couronne, se reposer de la représentation, reprendre sa volonté et son caprice, échapper à la surveillance, à la fatigue, au supplice solennel et à la discipline invariable de sa vie royale, avoir la solitude et avoir l'amitié, s'épancher, se livrer, s'abandonner, vivre! Pour montrer tout le bonheur que la Reine se promet, pour faire entrer dans ses impatiences, je dirai une des matinées de la Reine à Versailles, telle qu'une de ses femmes de chambre nous l'a conservée. Aussi bien, cette matinée suffira peut-être à faire pardonner Trianon à Marie-Antoinette.

La Reine se réveillait à huit heures. Une femme de garde-robe entrait et déposait une corbeille couverte, appelée le prêt du jour, et contenant des chemises, des mouchoirs, des frottoirs. Pendant qu'elle faisait le service, la première femme remettait à la Reine, qui s'éveillait, un livre contenant un échantillon des douze grands habits, des douze robes riches sur paniers, des douze petites robes de fantaisie pour l'hiver ou l'été. La Reine piquait avec une épingle le grand habit de la messe, la robe déshabillée de l'après-midi, la robe parée du jeu ou du souper des petits appartements. Les Archives nationales possèdent un curieux volume qui porte sur un de ses plats de parchemin vert: Madame la comtesse d'Ossun. Garde-robe des atours de la Reine. Gazette pour l'année 1782. Ce sont, collés à des pains à cacheter rouges sur le papier blanc, les échantillons des robes portées par la Reine de 1782 à 1784. C'est comme une palette de tons clairs, jeunes et gais, dont la clarté, la jeunesse, la gaieté ressortent davantage encore, quand on les compare aux nuances feuille morte et carmélite, aux couleurs presque jansénistes des toilettes de Madame Élisabeth, que nous montre un autre registre. Reliques coquettes, et comme parlantes à l'œil, où un peintre trouverait de quoi reconstruire la toilette de la Reine à tel jour, presque à telle heure de sa vie! Il n'aurait qu'à parcourir les divisions du livre: Robes sur le grand panier, robes sur le petit panier, robes turques, lévites, robes anglaises, et grands habits de taffetas; grandes provinces du royaume que se partageaient Madame Bertin, garnissant les grands habits de Pâques, Madame Lenormand, relevant de broderies de jasmins d'Espagne les robes turques couleur boue de Paris, et la Lévêque, et la Romand, et la Barbier, et la Pompée, travaillant et chiffonnant, dans le bleu, le blanc, le rose, le gris-perle semé parfois de lentilles d'or, les habits de Versailles et les habits de Marly qu'on apportait chaque matin à la Reine dans de grands taffetas.

La Reine prenait un bain presque tous les jours. Un sabot était roulé dans sa chambre. La Reine, dépouillée du corset à crevés de rubans, des manches de dentelles, du grand fichu, avec lesquels elle couchait, était enveloppée d'une grande chemise de flanelle anglaise. Une tasse de chocolat ou de café faisait son déjeuner, qu'elle prenait dans son lit lorsqu'elle ne se baignait pas. À sa sortie du bain, ses femmes lui apportaient des pantoufles de basin garnies de dentelles et plaçaient sur ses épaules un manteau de lit en taffetas blanc. La Reine, recouchée prenait un livre ou quelque ouvrage de femme. C'était l'heure où, la Reine couchée ou levée, les petites entrées avaient audience auprès d'elle, et de droit entraient le premier médecin de la Reine, son premier chirurgien, son médecin ordinaire, son lecteur, son secrétaire de cabinet, les quatre premiers valets de chambre du Roi, leurs survivanciers, les premiers médecins et premiers chirurgiens du Roi.

À midi la toilette de présentation avait lieu. La toilette, ce meuble et ce triomphe de la femme du dix-huitième siècle, était tirée au milieu de la chambre. La dame d'honneur présentait le peignoir à la Reine; deux femmes en grand habit remplaçaient les deux femmes qui avaient servi la nuit. Alors commençaient, avec la coiffure, les grandes entrées. Des pliants étaient avancés en cercle autour de la toilette de la Reine pour la surintendante, les dames d'honneur et d'atours, la gouvernante des enfants de France. Entraient les frères du Roi, les princes de sang, les capitaines des gardes, toutes les grandes charges de la couronne de France. Ils faisaient leur cour à la Reine, qui saluait de la tête. Pour les princes de sang seuls, la Reine indiquait le mouvement de se lever, en s'appuyant des mains à la toilette. Puis venait l'habillement de corps. La dame d'honneur passait la chemise, versait l'eau pour le lavement des mains; la dame d'atours passait le jupon de la robe, posait le fichu, nouait le collier.

Habillée, la Reine se plaçait au milieu de sa chambre et, environnée de ses dames d'honneur et d'atours, de ses dames du palais, du chevalier d'honneur, du premier écuyer, de son clergé, des princesses de la famille royale, qui arrivaient suivies de toute leur maison, elle passait dans la galerie et se rendait à la messe, après avoir signé les contrats présentés par le secrétaire des commandements, et agréé les présentations des colonels pour prendre congé.

La Reine entendait la messe avec le Roi dans la tribune, en face du maître-autel et de la musique.

La Reine, rentrée de la messe, devait dîner tous les jours seule avec le
Roi en public; mais ce repas public n'avait lieu que le dimanche.

Le maître d'hôtel de la Reine, armé d'un grand bâton de six pieds orné de fleurs de lis d'or et surmonté de fleurs de lis en couronne, annonçait à la Reine qu'elle était servie, lui remettait le menu du dîner, et, tout le temps du dîner, se tenant derrière elle, ordonnait de servir ou de desservir.

Après le dîner, la Reine rentrait dans son appartement, et, son panier et son bas de robe ôté, s'appartenait seulement alors, autant du moins que le lui permettait la présence en grand habit de ses femmes, dont le droit était d'être toujours présentes et d'accompagner partout la Reine.

La Reine espérait se sauver de tant d'ennuis à Trianon. Elle voulait fuir là cette toilette, la cour des matins, et le dîner public, et les jeux de représentation si ennuyeux du mercredi et du dimanche, et les mardi des ambassadeurs et des étrangers, et les présentations et les révérences, les grands couverts et les grandes loges, et le souper dans les cabinets le mardi et le jeudi avec les ennuyeux et les prudes, et le souper de tous les jours en famille chez Monsieur[107].

La Reine pensait qu'à Trianon elle pourrait manger avec d'autres personnes que la famille royale, unique société de table, à laquelle toute Reine de France avait été condamnée jusqu'alors; qu'elle y aurait, comme une particulière, ses amis à dîner sans mettre tout Versailles en rumeur. Elle songeait à se faire habiller là dans sa chambre par mademoiselle Bertin, sans être condamnée à se réfugier dans un cabinet par le refus de ses femmes de laisser entrer mademoiselle Bertin dans leurs charges. Son mari au bras, sans autre suite qu'un laquais, elle parcourrait ses États; et même, à table, s'il lui prenait fantaisie, elle jetterait au Roi des boulettes de mie de pain sans scandaliser le service. Voilà les espoirs et les ambitions de cette princesse, élevée et nourrie dans les traditions patriarcales du gouvernement de Lorraine, et qui contait avec un si doux attendrissement la naïve levée d'impôts de ses anciens ducs, agitant leur chapeau en l'air à la messe après le prône, et quêtant la somme dont ils avaient besoin. Ses désirs et ses idées confirmés par l'abbé de Vermond, la Reine était convaincue que la grande popularité des princes de la maison d'Autriche venait du peu d'exigence d'étiquette de la cour de Vienne. D'ailleurs, quel besoin de conseils, de raisonnements, de souvenirs d'enfance, pour faire détester à la jeune princesse une telle tyrannie? Quelle patience eût résisté à des tourments quotidiens, pareils à celui-ci: la femme de chambre, un jour d'hiver, prête à passer la chemise à la Reine, est obligée de la remettre à la dame d'honneur qui entre et ôte ses gants; la dame d'honneur est obligée de la remettre à la duchesse d'Orléans qui a gratté à la porte; la duchesse d'Orléans est obligée de la remettre à la comtesse de Provence qui vient d'entrer, pendant que la Reine, transie, tenant ses bras croisés sur sa poitrine nue, laisse échapper: C'est odieux! quelle importunité![108]!

Dans ses courses, dans ses promenades à Trianon, Marie-Antoinette a presque toujours à ses côtés la même compagne, une amie de ses goûts, qui préférait à Versailles les bois de son beau-père, le duc de Penthièvre, et que la Reine avait eu grand'peine à accoutumer à l'air de la cour: Madame de Lamballe[109].

La Reine, comme toutes les femmes, se défendait mal contre ses yeux. La figure et la tournure n'étaient pas sans la toucher, et les portraits qui nous sont restés de Madame de Lamballe disent la première raison de sa faveur. La plus grande beauté de madame de Lamballe était la sérénité de la physionomie. L'éclair même de ses yeux était tranquille. Malgré les secousses et la fièvre d'une maladie nerveuse, il n'y avait pas un pli, pas un nuage sur son beau front, battu de ces longs cheveux blonds qui boucleront encore autour de la pique de Septembre. Italienne, madame de Lamballe avait les grâces du Nord, et elle n'était jamais plus belle qu'en traîneau, sous la martre et l'hermine, le teint fouetté par un vent de neige, ou bien encore lorsque, dans l'ombre d'un grand chapeau de paille, dans un nuage de linon, elle passait comme un des rêves dont le peintre anglais Lawrence promène la robe blanche sur les verdures mouillées.

L'âme de madame de Lamballe avait la sérénité de son visage. Elle était tendre, pleine de caresses, toujours égale, toujours prête aux sacrifices, dévouée dans les moindres choses, désintéressée par-dessus tout. Ne demandant rien pour elle, madame de Lamballe se privait même du plaisir d'obtenir pour les autres, ne voulant point faire de son attachement le motif ni l'excuse d'une seule importunité. Oubliant son titre de princesse, elle n'oubliait jamais le rang de la Reine. Bru d'un prince dévot, elle était pieuse. Son esprit avait les vertus de son caractère, la tolérance, la simplicité, l'amabilité, l'enjouement tranquille. Ne voyant pas le mal et n'y voulant pas croire, madame de Lamballe faisait à son image les choses et le monde, et, chassant toute vilaine pensée avec la charité de ses illusions, sa causerie gardait et berçait la Reine comme dans la paix et la douceur d'un beau climat. Sa bienfaisance encore, cette bienfaisance infatigable des Penthièvre, qui ne rebuta jamais les malheureux, et jusqu'à ce parler italien dans lequel avaient été élevées l'imagination et la voix de la Reine, tout était un lien entre madame de Lamballe et Marie-Antoinette. La souveraine et la princesse allaient l'une à l'autre par mille rencontres de sentiments au fond d'elles-mêmes, et elles étaient prédestinées à une de ces rares et grandes amitiés que la Providence unit dans la mort.

L'intimité de Marie-Antoinette avec madame de Lamballe, commencée sous le feu roi, se faisait plus étroite alors que madame de Cossé brisait, par une brutalité malheureuse, les derniers liens de l'attachement de la Reine. L'archiduc Maximilien, frère de Marie-Antoinette, était venu à Paris. Il attendait la visite des princes du sang. La Reine avait demandé un bal à madame de Cossé. Le jour du bal arrivé, les princes n'avaient pas encore fait la visite. La Reine, engagée dans les prétentions de son frère, écrivait à Madame de Cossé: «Si les princes viennent à votre bal, ni moi ni mon frère ne nous y trouverons. Si vous voulez nous avoir, dépriez-les.» Madame de Cossé, embarrassée, hésitait, puis sacrifiait la Reine: elle envoyait la lettre aux princes[110].

La Reine se donnait alors entièrement à madame de Lamballe. Elle voulait non point payer son amitié, mais se l'attacher par une charge à la cour, qui la retînt auprès d'elle et la défendît contre la tentation de retourner auprès du duc de Penthièvre. Mesurant la charge au cœur de la princesse encore plus qu'à son rang, la Reine songea à rétablir en sa faveur la surintendance tombée en désuétude à la cour depuis la mort de mademoiselle de Clermont, la surintendance de la Maison de la Reine, cette grande autorité, la direction du conseil de la Reine, la nomination et le jugement des possesseurs de charges, la destitution et l'interdiction des serviteurs, une juridiction et un pouvoir si étendus sur tout l'intérieur de la Reine, que c'était sur la demande de Marie Leczinska que la surintendance avait été supprimée. Louis XVI résista longtemps au vœu de la Reine, appuyant sa mauvaise volonté sur l'opposition et les plans d'économie de Turgot. La Reine, emportée cette fois par son amitié, mit dans la poursuite du consentement du Roi une persistance à laquelle le Roi finit par se rendre[111]. Cette nomination dont elle fait un secret même à l'Impératrice-Reine, elle l'annonce d'avance au comte de Rosenberg dans cette phrase où se réjouit sa tendre amitié: «Jugez de mon bonheur; je rendrai mon amie intime heureuse et j'en jouirai encore plus qu'elle.» Il y eut presque un soulèvement à la cour. Madame de Cossé quittait sa charge de dame d'atours[112]. La duchesse de Noailles, devenue la maréchale de Mouchy si mal disposée déjà contre la Reine, abandonnait sa charge de dame d'honneur, blessée d'un pouvoir qui lui retirait la nomination aux emplois, la réception des prestations de serment, la liste des présentations, l'envoi des invitations au nom de la Reine pour les voyages de Marly, de Choisy, de Fontainebleau, pour les bals, les soupers et les chasses. Cette nomination lui enlevait encore les profits de sa charge, profits qui lui avaient donné le mobilier de la chambre de la Reine à la mort de Marie Leczinska. Les protestations éclataient de toutes parts. Un moment, la princesse de Chimay, nommée dame d'honneur, et la marquise de Mailly, se refusaient à prêter serment, ne voulant point dépendre de madame de Lamballe[113].

De Versailles, les colères allaient à Paris. Elles gagnaient l'opinion publique, qui, devant ce rétablissement par la Reine d'une charge de la monarchie, semblait avoir oublié déjà les dépenses de la du Barry, et commençait à parler des dilapidations de Marie-Antoinette.

Hélas! ses goûts comme ses amitiés, ses plaisirs, son sexe même et son âge, tout devait être tourné contre cette Reine dont le prince de Ligne a dit: «Je ne lui ai jamais vu une journée parfaitement heureuse.»

La femme française s'était livrée en ces années à une folie de coiffure sans exemple, et si générale qu'une déclaration, donnée le 18 août 1777, agrégeait six cents coiffeurs de femmes à la communauté des maîtres barbiers-perruquiers[114]. La tête des élégantes était une mappemonde, une prairie, un combat naval. Elles allaient d'imaginations en imaginations et d'extravagances en extravagances, du porc-épic au berceau d'amour, du pouf à la puce au casque anglais, du chien couchant à la_ Circassienne_, des baigneuses à la frivolité au bonnet à la Candeur, de la queue en flambeau d'amour à la corne d'abondance. Et que de créations de couleurs pour les énormes choux de rubans, jusqu'à la nuance de soupirs étouffés et de plaintes amères[115]! La Reine se jette dans cette mode. Aussitôt les caricatures et les diatribes de passer par-dessus toutes les têtes, et de frapper sur la jolie coiffure aux mèches relevées et tortillées en queue de paon, dans laquelle elle s'est montrée aux Parisiens. La satire, qui permet tant de ridicules à la mode, est impitoyable pour le quesaco que la Reine montre aux courses de chevaux, pour les bonnets allégoriques que lui fait Beaulard, pour la coiffure de son lever, courant Paris sous le nom de Lever de la Reine. Les plaisanteries de Carlin, commandées par Louis XVI, contre les panaches de la Reine, le dur renvoi de son portrait par Marie-Thérèse, les attaques un peu brutales de cet empereur du Danube, son frère Joseph, contre son rouge et ses plumes, n'étaient pas jugés une expiation suffisante de son désir et de son génie de plaire. Quand la mode prenait la livrée de cette reine blonde, et baptisait ses milles fan fioles couleur cheveux de la Reine, cette flatterie était imputée à crime à Marie-Antoinette. Et c'était encore un autre de ses crimes, l'importance de mademoiselle Bertin, de cette marchande de modes que la Reine n'avait fait que recevoir des mains de la duchesse d'Orléans, et former à l'école de son goût.

L'hiver, après des déjeuners intimes où elle rassemble à sa table les jeunes femmes de la cour, la Reine entraîne la jeunesse derrière son traîneau, et prend plaisir à voir voler sur la glace mille traîneaux qui la suivent. Les courses en traîneau font encore murmurer la censure.

La Reine aime le bal; elle organise ces jolis bals travestis dont Boquet, le dessinateur des Menus, dessine les costumes d'une plume légère et d'un pinceau courant. Elle y préside avec une robe à grand panier, au fond blanc, tamponné d'une gaze d'Italie très-claire, relevé de draperies de satin bleu où courent en ramages des plumes de paon qui se retrouvent en grosse aigrette sur sa tête[116]. À côté d'elle, en chemise de gaze, sur fond chair, avec des draperies de satin vert d'eau écaillé sur un seul côté de la poitrine, la jupe relevée par des bouquets de roseaux, de coquillages, de perles, de corail, de franges d'eau, sa belle-sœur, la comtesse de Provence semble une naïade d'opéra. Puis c'est le comte de Provence, en costume de caractère, figurant la Sagesse antique avec une grande barbe, une couronne de laurier sur la tête, et un rouleau de papier à la main; tandis que le comte d'Artois, vêtu en Provençal, porte légèrement les couleurs de son âge et de ses goûts, une culotte et une veste de satin rayé rose et bleu, doublés de taffetas vert-pomme fleuri d'argent. La Reine danse dans ces bals costumés; elle danse dans ces jolis bals intimes où les danseuses, débarrassées des lourds paniers, semblent toutes légères sous le domino de taffetas blanc à petite queue et à larges manches Amadis; et voilà la Reine coupable de se costumer, de danser, et de préférer aux danseurs qui dansent mal les danseurs qui dansent bien[117]. Mais je crois que la postérité commence à être lasse de reprocher à cette Reine de vingt ans sa demande à un ministre de la guerre de lui laisser pour ses fêtes de Versailles des cavaliers que leur régiment réclamait[118].

Étrange sévérité! Dans ce siècle de la femme, rien de la femme n'était pardonné à la Reine. C'est qu'au-dessous des partis, au-dessous de M. d'Aiguillon, au-dessous de Mesdames, une société, un monde puissant, remuant, emplissant les salons, tenant à tout, apparenté au mieux, lié de loin ou de près, de nom ou de honte, blessé de toute vertu, et animé contre la Reine d'inimitiés personnelles, semait les propos, les indiscrétions, les préventions, les accusations, attisait les pamphlets, préparait les outrages. C'étaient les femmes de l'ancienne cour de Louis XV, ces femmes compromises dans la faveur de madame du Barry, ses amies, ses émules. La Reine, en sa juste sévérité, avait voulu leur fermer la cour, lorsque, se refusant à la présentation de madame de Monaco, en dépit de son nom et du nom de son amant, le prince de Condé, elle déclarait hautement «ne point vouloir recevoir les femmes séparées de leurs maris[119].» Quel ressentiment dans toutes ces scandaleuses, dont s'était amusé parfois le mépris de Marie-Antoinette! Cette madame de Châtillon, de Louis XV descendue à tous; et cette très-méchante et très-galante comtesse de Valentinois; et cette marquise de Roncé, la reine des nuits de Chantilly; et cette joueuse de Roncherolles; et cette comtesse de Rosen, que l'évêque de Noyon ne peut plus compromettre; et cette duchesse de Mazarin, qui ne sait plus rougir; et cette marquise de Fleury aux étranges amours; et cette Montmorency[120]!… Et ces femmes encore qui venaient grossir l'armée des mécontentes et la coterie des impudiques, ces dames, rayées des listes après l'affaire de M. d'Houdetot à un bal de la Reine: mesdames de Genlis, de Marigny, de Sparre, de Gouy, de Lambert, de Puget[121], et tant d'autres que la Reine devait retrouver ou dont elle devait rencontrer les familles au premier rang de la Révolution! C'est la voix de toutes celles-là, c'est le bavardage de toutes ces femmes qui grossit et noircit la futilité de la Reine, qui donne à sa jeunesse, à son amour du plaisir, à ses étourdissements, les apparences d'une enfance incurable, d'une folie sans pardon, d'une légèreté sans excuse, et qui fait désespérer Paris et les provinces de jamais voir plus dans la Reine qu'une jolie femme aimable et coquette. Et cependant l'amusement et le bruit de sa vie oisive, coiffures, danses, plaisirs, tout cessera demain chez la Reine: elle sera mère[122]!

III

Portrait physique de la Reine.—Amour du Roi.—La comtesse Jules de Polignac.—Commencement de la faveur des Polignac.—Première grossesse de la Reine.—Naissance de Marie-Thérèse-Charlotte de France.—Les Polignac comblés des grâces de la Reine.—Succession de ministres mal disposés pour la Reine: Necker, Turgot, le prince de Montbarrey, M. de Sartines.—Retranchements dans la maison de la Reine.—La Reine se refusant à l'ennui des affaires.—La Reine menacée par le parti français et forcée de se défendre.—Nomination de MM. de Castries et de Ségur.—Naissance du Dauphin.—Madame de Polignac gouvernante des enfants de France.—Son salon dans la grande salle de bois de Versailles.

La Reine de France n'est plus la jolie ingénue de l'île du Rhin: elle est la Reine, une reine dans tout l'éclat, dans toute la fleur et toute la maturité, dans tout le triomphe et tout le rayonnement d'une beauté de reine. Elle possède tous les caractères et toutes les marques que l'imagination des hommes demande à la majesté de la femme: une bienveillance sereine, presque céleste, répandue sur tout son visage; une taille que madame de Polignac disait avoir été faite pour un trône; le diadème d'or pâle de ses cheveux blonds, ce teint le plus blanc et le plus éclatant de tous les teints, le cou le plus beau, les plus belles épaules, des bras et des mains admirables, une marche harmonieuse et balancée, ce pas qui annonce les déesses dans les poëmes antiques, une manière royale et qu'elle avait seule de porter la tête, une caresse et une noblesse du regard qui enveloppaient une cour dans le salut de sa bonté, par toute sa personne enfin ce superbe et doux air de protection et d'accueil; tant de dons à leur point de perfection, donnaient à la Reine la dignité et la grâce, ce sourire et cette grandeur dont les étrangers emportaient le souvenir à travers l'Europe comme une vision et un éblouissement[123].

Les yeux du Roi s'ouvraient, sa froideur se laissait vaincre. Peu à peu et comme à son insu, il dépouillait les rudesses et les brusqueries de ses façons et de sa nature. Il se surprenait à vouloir plaire, à chercher les attentions, à se plier aux prévenances. Et quand cette jeune Reine venait dans son atelier de serrurerie partager ses goûts, et presque ses travaux; quand dans la petite cour des Cerfs où le Roi aidait des maçons, fraîche comme le rose tendre de sa robe légère, Marie-Antoinette gâchait du plâtre auprès de lui, et en couvrait sa robe, ses manchettes et ses jolies mains[124], des tendresses d'une douceur inconnue tressaillaient en lui. Une admiration émue le menait à l'amour. Il se sentait jeune et renouvelé. Il aimait.

Toutes les révolutions de l'amour se faisaient dans Louis XVI. Ce mari si fermé, si armé jusqu'alors, si soucieux de maintenir sa femme hors de ses conseils, si jaloux de ne point laisser la fille de Marie-Thérèse s'intéresser à l'État, abandonnait tout à coup ses défiances[125]. Économe, il faisait violence à ses goûts, comblait Marie-Antoinette de cadeaux, de surprises, de diamants, et l'entourait de fêtes[126]. Les reproches de ses tantes ne grondaient plus dans sa bouche; et ce Roi, sévère à la jeunesse comme un vieillard, ne savait plus blâmer la jeunesse de la Reine. Ne lui semblaient-elles pas, toutes ces vanités de la vie de Marie-Antoinette qu'il condamnait hier, l'occupation naturelle, fatale presque, mais transitoire et momentanée, d'une femme que les devoirs et l'emploi de la maternité enfermeront bien vite dans son intérieur, et que d'un seul coup le bonheur guérira du plaisir?

Sans doute, parmi ces jours du commencement de son règne qu'abreuvent déjà les dégoûts et les calomnies, ce fut un beau jour pour Marie-Antoinette quand elle sentit battre enfin le cœur du Roi avec le sien, quant elle put s'appuyer sur cet amour, sur cette confiance, sur ce mari reconquis contre tous, reconquis sur le Roi. C'est alors qu'on la vit, enivrée, triomphante et radieuse, se montrer partout pour montrer sa victoire, aux bals de l'Opéra, aux courses de chevaux, aux bals du samedi de Madame de Guéménée. Elle ne lassait point de paraître dans les fêtes et dans les spectacles. Sa gaieté impatiente courait à tous les amusements, à ces jeux de salon de Madame de Duras, où l'on jouait au Roi comme les petites filles jouent à Madame, où un Roi de paille tenait sa cour, donnait audience, rendait la justice sur des plaintes de comédie, mariait ses sujets, et leur donnait la liberté avec le mot Descampativos[127]. La joie d'être aimée, cette joie immense, inespérée, qu'elle ne pouvait contenir, était chez Marie-Antoinette comme une joie d'enfant: elle en avait le bruit, l'activité prodigue, la folie et l'innocence.

L'amitié d'une femme allait s'emparer de la Reine.

Une des dames de la comtesse d'Artois, la comtesse de Polignac, amenait avec elle à Versailles, pendant le temps de son service, un jeune ménage, son frère et sa belle-sœur, le comte et la comtesse Jules de Polignac. La comtesse Jules ne tardait pas à être distinguée par la Reine[128].

Des yeux bleus, expressifs et parlants, un front peut-être trop haut[129], mais que masquait la mode des coiffures échafaudées, un nez un peu relevé, tout près d'être retroussé et ne l'étant pas, une bouche à ravir, des dents petites, blanches et bien rangées, de magnifiques cheveux bruns, des épaules abattues, un col bien détaché, qui grandissait sa petite taille[130], des séductions contraires se mêlaient et s'alliaient chez la comtesse Jules de Polignac. Elle était belle, joliment, avec esprit, avec grâce. Une douceur piquante faisait le fond de sa physionomie et son agrément singulier. Tout chez elle, regard, traits, sourire, était angélique[131], mais angélique à la façon de ces anges bruns de l'Italie, mal baptisés, et qui sont des amours. Le naturel, le laisser-aller, l'abandon, charmaient chez madame de Polignac; la négligence était sa coquetterie, le déshabillé sa grande toilette; et rien ne la parait mieux qu'un rien: une rose dans les cheveux, un peignoir, une chemise, comme on disait, plus blanche que neige[132], la toilette libre, matinale, aérienne et flottante qu'ont essayé de saisir les crayons du comte de Paroy.

La Reine se sentit entraînée vers la comtesse Jules. Elle l'entendit chanter, et applaudit à la fraîcheur de sa voix. Elle l'appela à ses concerts, l'admit dans ses quadrilles, l'approchant d'elle en toute occasion[133], plus touchée à mesure qu'elle entrait plus avant dans cette humeur paisible, dans cette raison sérieuse et gaie, dans cet esprit de trente ans qui avait la jeunesse et l'expérience. Bientôt c'était entre la Reine et sa nouvelle amie le plus joli commerce de familiarité et d'étourderie, un échange charmant des impressions premières et des sensations naïves, une confidence journalière, où le cœur de l'une parlait en riant au cœur de l'autre, des plaisanteries, des jeux où les deux amies n'étaient plus que deux femmes, et se lutinant, et se battant, se décoiffant presque, avec mille grâces animées, se disputaient entre elles à qui serait la plus forte[134].

Cependant la fortune du jeune ménage n'était guère suffisante au train de la cour. L'héritier de ce vieux nom, illustré par les vertus et les talents du cardinal de Polignac, n'avait, pour le soutenir, que 8,000 livres de rentes à peine. Le comte d'Andlau étant mort avant d'avoir reçu le bâton de maréchal promis à ses services, la comtesse d'Andlau, privée de la pension de veuve de maréchal, avait péniblement élevé sa nièce, Gabrielle-Yolande-Martine de Polastron, mariée presque sans dot au comte de Polignac[135]. Chargés de deux enfants, le comte et la comtesse de Polignac vivaient petitement, presque misérablement; et fort loin alors de leur faveur et d'un appartement à Versailles au haut du grand escalier, logeaient dans un assez pauvre hôtel de la rue des Bons-Enfants[136]. Madame de Polignac avoua simplement sa position à la Reine. Ce fut un intérêt ajouté aux sympathies de la Reine. Bientôt elle obtenait du Roi la survivance de la charge de son premier écuyer pour M. de Polignac, et presque aussitôt une pension de 6,000 livres pour la comtesse d'Andlau[137].

La faveur des Polignac commençait. Madame de Polignac était parfaitement douée pour la soutenir et la pousser; non qu'elle fût active, ardente, vive et infatigable en démarches, en poursuites, en sollicitations: mais elle avait, pour faire monter sa famille au plus haut crédit, mieux que le zèle de l'ambition, je veux dire l'indifférence et cette paix des désirs qui irrite le bon vouloir de l'amitié et pousse à bout les bons offices du hasard. En effet, par une de ces bizarreries dont semble s'amuser une ironie providentielle, cette favorite étrange et comme forcée n'a ni l'ambition, ni la fièvre, ni l'occupation, ni le contentement de la faveur. Au commencement de sa liaison avec la Reine, apprenant un complot du chevalier de Luxembourg contre elle, elle dira simplement et sincèrement à celle qui daigne être son amie: «Nous ne nous aimons pas encore assez pour être malheureuses si nous nous séparons. Je sens que cela arrive déjà, bientôt je ne pourrais plus vous quitter. Prévenez ce temps-là, laissez-moi partir de Fontainebleau…» Les chevaux étaient mis; il fallut que la Reine se jetât à son cou et la conjurât de rester[138]. Plus tard, madame de Polignac apportera, dans le rêve de prospérités inouïes, le bon sens, le sang froid, les alarmes presque d'une sage personne qui aime son repos et se laisse à regret condamner à la grandeur. Et c'est là précisément qu'est le secret de cette fortune énorme, de ces accroissements, de ces honneurs qui lasseront sa reconnaissance sans l'enivrer. Ce prix que madame de Polignac met aux tendresses de la Reine, et ce détachement qu'elle a de toutes ses grâces; cette calme et sincère déclaration «que si la Reine cessait de l'aimer, elle pleurerait la perte de son amie et n'emploierait aucun moyen pour conserver les bontés particulières de sa souveraine[139];» ce défi au pouvoir des bienfaits de la Reine, voilà la provocation à ces bontés sans cesse renaissantes de Marie-Antoinette, à ces largesses et à ces prévenances royales, que la Reine imaginera chaque jour, pour accabler son amie sous sa fortune, et lui faire tant d'envieux qu'elle la mesure enfin!

* * * * *

Mais l'amitié suffit-elle à occuper un cœur de femme? Et même, est-ce assez de l'amour d'un mari pour qu'il ne soit plus vide, ni inquiet ni troublé? N'est-ce pas l'amour maternel seul, qui, en accomplissant l'amour dans la femme, la fixe enfin et l'emplit tout entière? Ne condamnons pas, sans les peser dans leur cause, ces contradictions, ces lassitudes, ces changements, ces passages d'une amitié à une amitié, cette vivacité et cette inconstance de Marie-Antoinette. Les mémoires, les histoires, n'ont rien dit de ce tourment de Marie-Antoinette qui explique tant de choses et tous ses caprices: la Reine appelait un Dauphin, la femme attendait la mère. Et que de larmes dévorées à chaque accouchement d'une princesse de la famille royale! «J'ai caché mes larmes pour ne pas troubler leur joie,» écrit-elle après l'accouchement de Madame. Que de muettes souffrances! que de désespoirs sans confident, pendant ces longues années où la Reine se croit toujours poursuivie de ces reproches que les poissardes lui ont jetés dans leur langue grossière, de ne pas donner d'enfants à la France! Pauvre Reine! Elle essayait de se tromper elle-même, de donner à l'enfant d'une autre ses soins et ses tendresses, d'être mère comme elle pouvait. Elle tâchait d'adopter ce petit paysan de Saint-Michel qu'elle faisait déjeuner et dîner avec elle; elle s'efforçait de lui dire: Mon enfant

Dans les derniers mois de 1777, la Reine faisait appeler madame Campan et son beau-père, et leur disait «que, les regardant comme des gens occupés de son bonheur, elle voulait recevoir leurs compliments; qu'enfin elle était Reine de France et qu'elle espérait bientôt avoir des enfants.»

La Reine était grosse. Dans une lettre datée du 16 mai 1778 et adressée à Marie-Thérèse, Marie-Antoinette annonce enfin cette grossesse, depuis si longtemps désirée par la mère et la fille. «J'ai vu ce matin mon accoucheur (c'est Vermond, un frère de l'abbé)… Selon son calcul et le mien, j'entre dans le troisième mois; je commence déjà à grossir visiblement… J'ai été si longtemps sans oser me flatter du bonheur d'être jamais grosse, que je le sens bien plus vivement à cette heure, et qu'il y a des moments encore où je crois que tout cela n'est qu'un songe, mais ce songe se prolonge pourtant et je crois qu'il n'y a plus de doute à avoir.» Dans une autre lettre du 14 août 1778, Marie-Antoinette dit: «Mon enfant a donné le premier mouvement le vendredi 31 juillet, à dix heures et demie du soir; depuis ce moment, il remue fréquemment, ce qui me cause une grande joie

À la suite de ce premier mouvement, elle venait se plaindre au Roi d'un de ses sujets assez audacieux pour lui donner des coups de pieds dans le ventre. Le roi était empressé comme un amant, heureux déjà comme un père, si heureux qu'il trouvait des paroles aimables pour tous, et même pour le vieux duc de Richelieu. La grossesse fut laborieuse. Les chaleurs de l'été de 1778 fatiguaient la Reine, qui ne goûtait un peu de fraîcheur et ne retrouvait un peu de force que le soir. Vêtue d'une robe de percale blanche, la tête sous un grand chapeau de paille, elle passait sur la terrasse de Versailles, dans la société de ses belles-sœurs et de ses amis, une partie de la nuit à écouter les symphonies des musiciens, au milieu de tout Versailles accouru, et coudoyant presque la famille royale[140]; nuits délicieuses, où le bruit mystérieux des instruments cachés dans les verdures, le murmure des cascades, l'ombre blanche des statues, les bois lointains, l'argent des eaux, l'horizon flottant, l'écho errant, berçaient la lassitude de la Reine et charmaient son malaise; nuits d'innocence, où Marie-Antoinette se faisait de grandes joies des conversations saisies au vol, des méprises essuyées, des promeneurs interdits devant l'apparition de cette Reine de France qui s'amusait des hasards et des aventures comiques de l'incognito, sous ce vieux buste de Louis XIV niché au bout de l'Orangerie, que le comte d'Artois ne manquait pas de saluer d'un: Bonjour, grand papa! Un soir la Reine n'eut-elle pas la folie de faire venir une échelle, pour que le prince de Ligne, monté derrière la statue du grand Roi, répondît à la politesse du jeune prince[141]?

La Reine avançait dans sa grossesse. Le public s'entretenait en tremblant des balourdises et des grossièretés de l'accoucheur Vermond[142]. Toutes les cathédrales, toutes les églises retentissaient des prières de quarante heures. Par toute la France, chapitres d'archevêché, abbayes, universités, officiers municipaux, prieurés royaux, chapitres nobles, compagnies de milice bourgeoise, pensions militaires de la jeune noblesse, particuliers même faisaient célébrer des messes solennelles, aumônaient les hôpitaux et les pauvres pour l'heureux accouchement de la Reine[143].

Enfin, le 19 décembre 1778, vers minuit et demi, la Reine, qui s'était couchée la veille à onze heures sans rien souffrir, ressentait les premières douleurs. À une heure et demie elle sonnait. On allait chercher madame de Lamballe et les honneurs. À trois heures madame de Chimay avertissait le Roi. Le Roi trouvait la reine encore dans son grand lit. Une demi-heure après elle passait sur un lit de travail. Madame de Lamballe envoyait chercher la famille royale, les princes et les princesses qui se trouvaient à Versailles, et dépêchait des pages à Saint-Cloud au duc d'Orléans, à la duchesse de Bourbon et à la princesse de Conti. Monsieur, Madame, le comte d'Artois, Mesdames Adélaïde, Victoire et Sophie entraient chez la Reine, dont les douleurs se ralentissaient, et qui se promenait dans la chambre jusqu'à près de huit heures. Le garde des sceaux, tous les ministres et secrétaires d'État, attendaient dans le grand cabinet avec la maison du Roi, la maison de la Reine, et les grandes entrées; le reste de la cour emplissait le salon de jeu et la galerie. Tout à coup, une voix domine le chuchotement immense: La Reine va accoucher! dit l'accoucheur Vermond. La cour se précipite pêle-mêle avec la foule, car l'étiquette de France veut que tous entrent à ce moment, que nul ne soit refusé, et que le spectacle soit public d'une Reine qui va donner un héritier à la couronne, ou seulement un enfant au Roi. Un peuple entre, et si tumultueusement que les paravents de tapisserie entourant le lit de la Reine auraient été renversés sur la Reine, s'ils n'avaient été attachés avec des cordes. La place publique est dans la chambre. Des Savoyards grimpent sur les meubles pour mieux voir. On ne peut remuer. La Reine étouffe. Il est onze heures trente-cinq minutes: l'enfant arrive. La chaleur, le bruit, la foule, ce geste convenu avec madame de Lamballe, qui dit à la Reine: Ce n'est qu'une fille! tout amène une révolution chez la Reine. Le sang se porte à sa tête; sa bouche se tourne. «De l'air!—crie l'accoucheur;—«de l'eau chaude! Il faut une saignée au pied!» La princesse de Lamballe perd connaissance, on l'emporte. Le Roi s'est jeté sur les fenêtres calfeutrées, et les ouvre avec la force d'un furieux. Les huissiers, les valets de chambre, repoussent vivement les curieux. L'eau chaude n'arrivant pas, le premier chirurgien pique à sec le pied de la Reine; le sang jaillit. Au bout de trois quarts d'heure, dit le récit du Roi, la Reine ouvre les yeux: elle est sauvée[144]!

Deux heures après, la fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette était baptisée dans la chapelle de Versailles par Louis de Rohan, cardinal de Guéménée, grand aumônier de France, en présence du sieur Broquevielle, curé de la paroisse Notre-Dame. Elle était tenue sur les fonts par Monsieur, au nom du Roi d'Espagne, par Madame, au nom de l'Impératrice-Reine, appelée Marie-Thérèse-Charlotte, titrée Madame, fille du Roi[145].

Les présents avaient lieu pour ce qu'on appelait l'ouverture du ventre, comme pour un Dauphin: deux cents filles étaient dotées et mariées à Notre-Dame[146], et la mère n'en voulait pas longtemps à son premier enfant de n'être pas un garçon. «Pauvre petite, lui disait-elle en l'embrassant, vous n'étiez pas désirée; mais vous ne m'en serez pas moins chère[147]!»

Les soins dont madame de Polignac avait entouré les couches de la Reine rendaient plus vive encore l'amitié de la Reine; et lorsque la rougeole, prise par la Reine auprès de Madame de Polignac, eut quelque temps privé la Reine de la société et de la vue de son amie; lorsque madame de Polignac, convalescente à Claye, lui mandait qu'elle aurait l'honneur d'aller lui faire sa cour le lendemain de son arrivée à Paris, que lui répondait, non la Reine, mais l'amie? «Sans doute la plus empressée de nous embrasser, c'est moi, puisque j'irai dès dimanche dîner avec vous à Paris[148].» Et le dimanche, les portes fermées, et sa dame d'honneur la princesse de Chimay renvoyée, la Reine faisait à son amie la plus belle des surprises.

Dès que la fille de la comtesse Jules avait eu onze ans, la Reine avait dit à la mère: «Dans peu vous penserez à marier votre fille; lorsque votre choix sera fait, songez que le Roi et moi nous nous chargeons du présent de noces[149].» La vieille comtesse de Maurepas, elle aussi, avait pensé à marier la fille de la favorite; et avec qui? avec le comte d'Agenois, le fils du duc d'Aiguillon[150]! Singulière idée, combinaison habile, qui eût assuré aux Maurepas l'appui de la Reine et la reconnaissance du duc. Mais une alliance plus naturelle souriait mieux à madame de Polignac et à la Reine, une alliance avec les Choiseul; et voici la bonne nouvelle que la Reine apportait à la comtesse Jules. Tout heureuse, tout émue, la Reine, avec des paroles qui se pressaient, lui apprenait que le mariage de sa fille et du jeune duc de Gramont était arrangé. Elle lui apprenait que le jeune duc avait la survivance du duc de Villeroy, qu'il serait fait par le Roi duc de Guiche, en attendant la jouissance du duché de Gramont. Le jeune duc n'ayant que vingt-trois ans et ne possédant pas encore les biens qui devaient lui revenir, le Roi lui donnait dix mille écus de rente sur ses domaines, la Reine en faisait autant pour la jeune épouse[151]; et, pour combler la reconnaissance et l'orgueil des Polignac, la Reine annonçait au comte Jules que le Roi, voulant prouver au public en quelle estime il tenait sa famille, allait le créer duc héréditaire[152].

C'étaient là les bonheurs de Marie-Antoinette. Elle n'avait d'autres craintes que de ne pas témoigner sa reconnaissance par des marques assez extraordinaires, par des récompenses assez éclatantes, par des faveurs assez magnifiques. Tout son souci était de faire monter madame de Polignac jusqu'à la Reine et de descendre la Reine jusqu'à madame de Polignac. Elle ne songeait qu'à rapprocher sa vie de la vie de son amie, menant sa cour chez madame de Polignac avant de se rendre à l'Opéra, s'ingéniant à la quitter le moins possible, sollicitant et obtenant du Roi, lors des couches de madame de Polignac, l'avancement des petits voyages bien avant leur époque habituelle, de façon à voir l'accouchée tous les jours, à être à portée de ses nouvelles, ne voulant entre elle et cette chère personne que la distance de la Muette à Passy, et rêvant déjà pour le nouveau-né de madame de Polignac le duché de la Meilleraie[153]. Ainsi, à tous les moments, par tous les moyens de sa puissance, par tous les oublis de son rang, cette Reine, parmi ces amertumes qui emplissent bien souvent les souverains, livrait son cœur à ce cœur qui l'entendait, à cette amie vraie et sensible, dévouée à sa personne, et que rien, croyait-elle, ne pouvait attacher à sa couronne.

Terray, Maupeou, la Vrillière hors du ministère, l'esprit du ministère avait continué d'être hostile à la Reine. Maurepas, voulant régner seul, demeurait en garde contre elle, et répétait au Roi «qu'il n'y avait point de mal à laisser prendre à la Reine, dans l'opinion publique, un caractère de légèreté[154].» Necker, Turgot, conspiraient avec lui contre l'influence de la Reine. Leurs plans économiques, leur foi au salut de l'État et au rétablissement des finances par de misérables retranchements dans la maison du Roi, rencontraient dans Marie-Antoinette la seule opposition redoutable de la cour, une opposition spirituelle et frondeuse, qui raillait leurs illusions, et se vengeait de grâces refusées en riant de leurs personnes, baptisant M. Turgot le ministre négatif, et M. Necker le petit commis marchand[155]. Avouons-le, la Reine ne fut jamais vivement touchée par ce grand système qui espérait ramener l'âge d'or par la suppression des Menus plaisirs, par la suppression de quelques emplois du Grand Commun, par la suppression des charges de trésorier de la Reine, par la suppression des officiers de bouche de la Reine[156]. Elle n'imaginait pas que la France serait beaucoup plus heureuse quand le Roi et la Reine n'auraient plus qu'un cuisinier; elle ne jugeait pas que le nouveau règlement de brûler les bougies jusqu'aux petits bouts fût bien efficace contre la banqueroute[157]. Si son orgueil de souveraine souffrait de ces retranchements et de ces bruits publics qui, en appelant et en annonçant d'autres, tantôt la réduisaient à quatre femmes de chambre, tantôt voulaient en faire une bourgeoise de la rue Saint-Denis avec les clefs de sa cave à sa ceinture, sa bienfaisance n'en était pas moins blessée. Toutes ces grandes et belles vertus d'intérieur laissées dans l'ombre et méconnues en elle, cette sollicitude infatigable, cette humeur pardonnante, cette charité exercée à tout moment autour d'elle, avaient attaché la Reine à sa maison comme à une famille. Faut-il rappeler ces domestiques blessés, et dont la Reine étanchait elle-même le sang[158], ces femmes si vite rappelées après une brusquerie, et si vite rentrées en grâce[159], ces majors des gardes grondés avec un mot, amnistiés avec un sourire[160]? Puis, au-dessus de ces oublis de la grandeur et de la sévérité, ces jeunes filles élevées dans l'amitié maternelle de la Reine[161], et dont la Reine s'informera, même prisonnière au Temple, ces jeunes filles dont la Reine gardait l'innocence avec de tels soucis, qu'elle lisait le matin les pièces du soir[162], pour savoir si elle devait leur permettre le spectacle; ces pages, grandis sous sa tutelle, comme sous le regard d'une douce châtelaine; toute cette vie de tendresse domestique, toute cette occupation de sa bonté, soins, attentions, bonnes paroles, bons offices, secours d'argent, avancements, nominations, si longtemps le seul souci et la seule dépense de son crédit: les projets de réforme venaient tout rompre, renvoyer les dévouements, frapper les plus vieux comme les plus jeunes de ses serviteurs, de ses amis, dans leur fortune, dans leur existence, et peut-être laisser supposer à quelques-uns que leur maîtresse n'avait point pris la peine de les défendre. De pareilles économies coûtaient trop cher à la Reine pour qu'elle s'y soumît sans résistance.

Puis elle était reine; et si la simplicité de ses inclinations voyait sans amertume des retranchements qui la rapprochaient de ses sujets et tendaient à la délivrer de l'étiquette, le sens droit de sa conscience monarchique ne pouvait voir sans dépit, sans alarmes, les malencontreuses réformes de M. de Saint-Germain ne donner au Roi, pour les Lits de justice de l'avenir, que l'escorte de quarante-quatre gendarmes et de quarante-quatre chevau-légers[163].

Les ministres se succédaient, et ce n'était pour la Reine qu'un changement d'ennemis. Le portefeuille de M. de Saint-Germain passé aux mains du prince de Montbarrey, le prince de Montbarrey débutait auprès de la Reine par une désobligeance. La Reine demandait pour un Choiseul, marié à la fille aînée du maréchal de Stainville, la survivance au grand bailliage de Haguenau, possédé par le duc de Choiseul, frère du maréchal de Stainville. La princesse de Montbarrey l'emporte sur la Reine par l'influence de madame de Maurepas, et la survivance est accordée au prince de Montbarrey. La Reine obtient la révocation de la nomination; mais le baron Spon, pour faire sa cour à madame de Maurepas, a fait hâter l'enregistrement des lettres de provision[164], et la Reine ne peut rien que bouder le ministre[165]. M. de Montbarrey était trop fin courtisan pour rompre en face; il fit à la Reine une guerre sournoise, à la façon et au goût de son patron et de sa patronne, M. et madame de Maurepas. Aussi, quand le désordre de ses amours, quand la vente des grades militaires eurent fait de M. de Montbarrey un ministre impossible à garder, la Reine prit sa revanche. On jouait, à Marly, un jeu à la mode appelé la Peur. C'était une comédie que la figure et les transes du malheureux ministre dans toutes ces allusions à son ministère menacé, dans toutes les stations de la peur, de la mort et de la résurrection; et la Reine encourageait de son sourire les malices des dames de la cour autour du ministre tremblant[166].

C'était là le train ordinaire des ministres avec la Reine, de la Reine avec les ministres. Ainsi de l'un, ainsi de l'autre. Ainsi de M. de Sartines, l'ami de M. de Montbarrey, qui avait donné à la Reine le droit de ne plus l'appeler que l'Avocat Pathelin ou le doucereux menteur[167]. Ainsi de tous, ceux-ci ligués contre la Reine avec les défiances et les perfidies de Maurepas, ceux-là avec les utopies économiques des Turgot et des Necker. La Reine ne répondait à tous qu'en riant et en laissant rire autour d'elle, permettant à la princesse de Talmont de prendre le ministre Laverdy pour l'apothicaire de la cour, et de le tourmenter longuement sur les opérations des finances, dont elle faisait mille drogues mauvaises, altérées, falsifiées[168]. Petites et bien petites vengeances d'hostilités soutenues, persistantes, répandant à la cour et au dehors le mensonge et la désaffection! Contre les hommes qui se servaient d'autres armes, la Reine ne voulait user que de la gaieté de son esprit. Pousser à un changement, prendre une initiative, toucher au ministère, elle n'y pensait pas, elle ne voulait pas y penser. Elle détestait trop les affaires et leur ennui. Elle était trop attachée à sa paresse de femme[169], pour remplir ce rôle que lui prêtait déjà l'opinion publique, pour diriger le Roi et remuer tant d'intrigues. Qu'avait été jusqu'alors l'influence de cette Reine, disgraciant ses amis lorsqu'ils voulaient la pousser aux choses de la politique? À peine une part aux grâces. Elle avait fait reconnaître quelques droits, obtenir quelques priviléges de théâtre, accorder quelques pensions de gens de lettres. Elle avait cherché, en un mot, bien plus à faire des heureux qu'à faire des ministres. Quand s'était-elle approchée des affaires ministérielles? Seulement alors qu'il s'était agi d'acquitter une dette de reconnaissance envers M. de Choiseul. Elle était intervenue dans le procès de M. de Bellegarde, dont elle demanda la révision, ne permettant pas qu'un brave officier, pour avoir obéi au duc de Choiseul, fût sacrifié au parti d'Aiguillon[170]. Elle était intervenue dans l'affaire du duc de Guines, poursuivi par MM. Turgot et de Vergennes comme ami du duc de Choiseul, et impliqué dans la cause d'un secrétaire qui avait joué sur les fonds publics de Londres. La Reine n'était entrée dans les affaires d'État que pour arracher deux victimes aux ressentiments d'un parti cherchant à déshonorer un autre parti[171].

Quand la société Polignac se fut constituée autour de la Reine, ce ne fut pas uniquement la soif de l'intrigue et l'avidité de la domination qui firent un parti des amis de la Reine; ce fut aussi la fatalité et la nécessité. En dehors des ambitions et des intérêts de chacun, en opposition aux goûts et au caractère de la Reine, il y avait une situation impérieuse qui ordonnait la lutte. La Reine n'était plus seulement attaquée, elle était menacée, elle était mise en demeure de se défendre. Le parti français, tout-puissant, organisé partout, recrutant en haut et en bas, exaspéré de l'amour du Roi pour la Reine, inquiet de l'avenir de cet amour, trompé et déçu par la fidélité nouvelle de ce Bourbon qui repousse l'adultère, le parti français ose avouer, à demi-mot, le but de ses démarches, le terme de son œuvre implacable, l'audace de ses espérances: une retraite de la Reine au Val-de-Grâce[172].

Il fallait donc que la Reine se résolût à lutter. Et pourtant que de combats en elle, que de troubles, que de terreurs de sa responsabilité, quels regrets de sa tranquillité et de son bonheur, le jour où elle commence à parler à la volonté du Roi et à faire entrer ses amis dans le conseil, le jour où un ministre de sa façon, M. de Castries, prend le portefeuille de la marine[173]!

La Reine avait dans le ministère un ministre disposé à apporter quelque déférence à ses désirs. Un choix plus significatif, une victoire plus décisive de la Reine et de son parti, était le choix de M. de Ségur, vieux héros qui apportait au ministère de la guerre sa probité, ses talents, un corps presque sans bras et tout glorieux de blessures[174]. L'introduction au conseil de M. de Castries et de M. de Ségur, l'importance nouvelle de la Reine, semblaient ramener le ministère tout entier à des dispositions meilleures et à des expressions plus soumises envers elle. Un rapprochement, une alliance contre M. de Maurepas s'était faite entre la reine et M. Necker, à l'occasion de la nomination de M. de Castries, surprise et précipitée par M. Necker en l'absence de M. de Maurepas[175]. M. Necker persuadait bientôt à la Reine ce que sa popularité persuadait alors à la France: qu'il était une sorte de providence et un homme à peu près indispensable au bien de l'État; et la Reine se laissait aller à croire à M. Necker, comme y croyaient, à l'exception de madame de Polignac, toutes les femmes de la cour dont Carraccioli donne la liste à d'Alembert, «l'impérieuse et dominante duchesse de Gramont, la superbe comtesse de Brionne, la princesse de Beauvau à l'esprit séduisant, l'idolâtrée comtesse de Châlons, la merveilleuse princesse d'Hénin, la svelte comtesse Simiane, la piquante marquise de Coigny, la douce princesse de Poix[176].» Conquise comme toutes celles-là, la Reine en venait à oublier les réformes de M. Necker. Elle le maintenait et le retenait en place, l'engageant à ne pas donner sa démission, et voulant qu'il patientât jusqu'à la mort de M. de Maurepas[177]. M. de Vergennes lui-même faisait taire, à ce moment, ses rancunes personnelles. Un commerce de bons rapports, au moins apparents, s'établissait entre la Reine et lui, à propos des dispositions amies de l'Autriche[178]. Et M. de Maurepas mourait.

* * * * *

Une grande douleur frappait Marie-Antoinette: l'Europe perdait Marie-Thérèse; la Reine de France, sa sévère amie. Et lorsque la cour croyait ses larmes taries, Marie-Antoinette ne pouvait les retenir à la vue du Prince de Ligne arrivant d'Allemagne et paraissant tout à coup à son grand couvert: «Vous deviez épargner cette scène publique à ma délicatesse,» lui disait-elle en le grondant doucement[179].

Mais il est des consolations même pour les larmes d'une fille. La Reine était grosse une seconde fois. Sa grossesse avait été déclarée dès le mois d'avril 1781. Sept mois après, le 22 octobre, après une bonne nuit, la Reine sent, en s'éveillant, de petites douleurs qui ne l'empêchent pas de se baigner comme à son ordinaire. Elle sort du bain à dix heures et demie. Les douleurs sont encore médiocres. Entre midi et midi et demi, elles augmentent. Dans sa chambre, ou allant de sa chambre dans le salon de la Paix laissé vide, sont madame de Lamballe, M. le comte d'Artois, Mesdames Tantes, madame de Chimay, madame de Mailly, madame d'Ossun, madame de Tavannes, madame de Guéménée. Des princes avertis à midi par madame de Lamballe, Monsieur le duc d'Orléans, en partie de chasse à Fausse-Repose, est le seul qui arrive avant les dernières douleurs. Le Roi a décommandé le tiré qu'il devait faire à Saclé, à midi. Il est auprès de la Reine, anxieux, palpitant, mais selon son humeur: il a tiré sa montre, et compte les minutes avec l'apparente froideur d'un médecin. Comme sa montre marque juste une heure un quart, la Reine est délivrée. Il se fait, à ce moment d'émotion solennelle, un tel silence, dans toute la chambre que la Reine croit que c'est une fille encore. Mais le garde des sceaux a constaté le sexe du nouveau-né; le Roi rentre éperdu de bonheur, pleurant de joie, donnant la main à tous: la France a un Dauphin, la Reine a un fils[180]. Le Roi donne l'ordre au prince de Tingry, capitaine des gardes du corps en quartier, de quitter son service auprès de sa personne pour accompagner le Dauphin jusque dans son appartement, où se trouvent, pour servir auprès de lui, un lieutenant et un sous-lieutenant des gardes du corps; puis on apporte l'enfant à la Reine: et quel baiser où l'accouchée met tout son cœur, toutes ses forces, toute sa joie!

La joie de la mère est la joie de la nation. À Paris, la bonne nouvelle court de bouche en bouche: Un Dauphin! un Dauphin[181]. L'enthousiasme éclate dans la rue, au théâtre, au feu d'artifice, aux Te Deum. À Versailles, la foule pressée dans les cours n'a qu'un cri «Vive le Roi, la Reine et monseigneur le Dauphin!» C'est une procession et une ambassade continuelles des six corps des arts et métiers, des juges-consuls, des compagnies d'arquebuse et des halles[182]. Tout est rire, amour d'un peuple, chansons, violons!

La Reine relevait vite de couches. Elle voyait ses dames le 29, les princes et princesses le 30. Les grandes entrées recommençaient le 2 novembre; le même jour l'accouchée se levait sur sa chaise longue[183]. Elle ne pensait plus qu'à répandre sa joie autour d'elle, sur le peuple, en bienfaits et en charités. Son bonheur voulait faire des heureux; et elle écrivait à madame de Lamballe cette lettre où elle apparaît tout entière, et où se montre tout son cœur d'amie, de Reine, de mère heureuse:

«Ce 7 novembre 1781.

Je vois que vous m'aimez toujours, ma chère Lamballe, et votre chère écriture m'a fait un plaisir que je ne saurois vous rendre; vous vous portez bien, j'en suis heureuse, mais on ne peut se flatter de rien si vous continuez à veiller comme vous le faites auprès de M. de Penthièvre; son indisposition afflige beaucoup le Roi, qui lui envoie son premier médecin avec l'ordre de rester avec vous s'il y a du danger: je serai bien triste tant que je n'aurai pas des nouvelles de la crise. Dès que vous serez de retour et que vous aurez repris votre charge nous terminerons tout ce qui se rattache aux actes de bienfaisance qui doivent suivre mes couches. J'ai lu avec intérêt ce qui s'est fait dans les loges maçonniques que vous avez présidées au commencement de l'année et dont vous m'avez tant amusée; je vois qu'on n'y fait pas que de jolies chansons et qu'on y fait aussi du bien. Vos loges ont été sur nos brisées en délivrant des prisonniers et mariant des filles, cela ne nous empêchera pas de doter les nôtres et de placer les enfants qui sont sur notre liste; les protégées du bon M. de Penthièvre seront les premières pourvues, et je veux être marraine du premier enfant de la petite Antoinette. J'ai été tout attendrie d'une lettre de sa mère qu'Élisabeth m'a fait voir, car Élisabeth la protége aussi, je ne crois pas qu'il soit possible d'écrire avec plus de sentiment et de religion, il y a dans ces classes-là des vertus cachées, des âmes honnêtes jusqu'à la plus haute vertu chrétienne; pensons à les savoir distinguer, je chargerai l'abbé de travailler à en découvrir, et nous tâcherons d'obtenir ainsi de Dieu la santé de M. de Penthièvre. Adieu, mon cher cœur, je vous embrasse de toute mon âme en attendant une lettre de vous[184].

MARIE-ANTOINETTE.»

Le petit Dauphin avait été mis entre les mains de la princesse de Guéménée, gouvernante des Enfants de France; mais, au bout d'une année, la banqueroute du prince de Guéménée amenait la retraite de sa femme. La reine songea aussitôt à donner la place de la princesse de Guéménée à madame de Polignac. Elle redoutait pour la direction de son fils l'austérité de madame de Chimay, le trop de savoir et le trop d'esprit de madame de Duras. Le choix de madame de Polignac accordait tout, et la satisfaction de son amitié, et la sécurité de sa sollicitude maternelle. Cependant, tout en se flattant de l'idée de confier ce qu'elle avait de plus cher à celle qu'elle aimait le mieux, d'avoir auprès de son fils une amie partageant ses tendresses et ses idées de mère, la Reine n'osait espérer l'acceptation de madame de Polignac. Elle n'osait pas même la solliciter. Quand M. de Besenval, poussé par la cousine de madame de Polignac, madame de Châlons, venait parler de cette nomination à la Reine, quel était le premier mot de la Reine? «Madame de Polignac?… Je croyais que vous la connaissiez mieux: elle ne voudrait pas de cette place

La Reine jugeait bien son amie. Madame de Polignac était sincère, en effet, dans la violence qu'elle demandait aux bontés de la Reine. Nous l'avons déjà dit, insoucieuse, nonchalante, sans passion, ennemie des affaires, du tracas et du fracas des grandes positions[185]; madame de Polignac semblait gagnée par cette philosophie du coin du feu et cette sérénité égoïste des vieilles femmes du dix-huitième siècle: aussi n'est-ce pas chez elle une comédie de peur, comme le pensent quelques-uns de ses amis, mais vraiment une peur, quand elle est menacée de la place de gouvernante des Enfants de France. Le lendemain de l'entrevue de M. de Besenval avec la Reine, comment madame de Polignac accueille-t-elle M. de Besenval: «Je vous hais tous à la mort; vous voulez me sacrifier!… J'ai obtenu de mes parents et de mes amis que d'ici à deux jours on ne me parlerait de rien et qu'on me laisserait à moi-même. C'est bien assez, baron; ne me traitez pas plus mal que les autres». Il fallait plusieurs jours d'insistance de la Reine, plusieurs jours d'obsession de sa société, lui répétant qu'une telle place n'est pas de ces choses qu'on refuse, pour décider madame de Polignac à accepter la succession de madame de Guéménée[186].

La Reine, en nommant la duchesse de Polignac gouvernante des Enfants de France, voulut qu'elle tînt un état digne de cette grande charge. Elle voulut que toute la noblesse, tous les étrangers de distinction fussent admis chez elle, et que des jours fussent réservés à une société intime. Elle-même venait dîner presque tous les jours chez le duc, tantôt avec un petit nombre de personnes désignées, tantôt avec la cour. Les appointements de gouvernante n'eussent point couvert les frais de ce salon, qui devenait le salon de la Reine de France. Une pension de 80,000 livres était placée sur les têtes du duc et de la duchesse. Peu après, le duc de Polignac était nommé directeur des postes et des haras[187], réserve faite de la poste aux lettres, que Louis XVI laissait à M. d'Ogny, ne voulant point confier à un homme du monde cette place de discrétion[188].

Bientôt la Reine passait sa vie chez madame de Polignac. Les belles heures, données à l'intimité, à la liberté, à la gaieté, dans la grande salle de bois, à l'extrémité de l'aile du palais regardant l'orangerie! Un billard était au fond[189], un piano à droite, une table de quinze à gauche[190]. Le jeu, la musique, la causerie de dix à douze amis, charmaient le temps. Là, Marie-Antoinette était heureuse: «Ici, je suis moi,» disait-elle d'une façon charmante; et tous les jours elle venait oublier son personnage de Reine dans la compagnie de madame de Polignac, dans son monde, à moins qu'elle n'emmenât à Trianon madame de Polignac et son salon.

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