Histoire de Marie-Antoinette: Nouvelle édition revue et augmentée
IV
Ennui de Marly.—Le petit Trianon.—La vie au petit Trianon.—Le palais, les appartements, le mobilier.—Le jardin français, la salle des fraîcheurs.—Le jardin anglais, le pavillon du Belvédère, le hameau, etc.—La société de la Reine au petit Trianon.—Le baron de Besenval, le comte de Vaudreuil, M. d'Adhémar.—Les femmes.—Diane de Polignac.—Caractère de l'esprit de la Reine.—Sa protection des lettres et des arts.—Son goût de la musique et du théâtre.—Le théâtre du petit Trianon.
Marly avait été jusqu'alors le palais d'été de la cour de France. Mais Marly, c'était Versailles encore. La royauté y demeurait en représentation. Jusqu'à la moitié du règne de Louis XV, les dames y avaient porté «l'habit de cour de Marly». Les diamants, les plumes, le rouge, les étoffes brodées et lamées d'or y étaient d'uniforme. L'ombre de Louis XIV, sa grandeur et son ennui, emplissaient encore les pavillons et les jardins. Les bâtiments y avaient l'ordre et la hiérarchie d'un Olympe; la nature même y paraissait solennelle; la promenade y était royale, et s'abritait d'un dais d'or. Rien de cette étiquette des journées, du costume, de l'architecture, du paysage, ne plaisait à Marie-Antoinette. Le jeu qu'elle aimait moins, le gros jeu de Marly, dont le Roi grondait les excès, la dégoûtait encore de ces voyages. Trianon devenait la maison de campagne de Marie-Antoinette, sa retraite et ses amours.
Là, quelle autre vie! quel amusement sans faste et sans contrainte! Quelle succession de jours, quels mois trop courts, dérobés à la royauté, donnés à la familiarité et aux joies particulières! Quels plaisirs à cent lieues de Versailles! Plus de cour, qu'une petite cour d'amis, que sa vue basse n'avait point besoin de reconnaître avec le lorgnon caché au milieu de son éventail; plus d'ennuis, plus de couronne ni de grands habits: la Reine n'était plus la Reine à Trianon; à peine y faisait-elle la maîtresse de maison. C'était la vie de château avec son train facile, et toute l'aisance de ses usages. L'entrée de Marie-Antoinette dans un salon ne faisait quitter aux dames ni le piano-forte ni le métier à tapisserie, aux hommes ni la partie de billard ni la partie de trictrac. Le Roi venait à Trianon seul, à pied, sans capitaine des gardes. Les invités de la Reine arrivaient à deux heures pour dîner, et s'en retournaient coucher à Versailles à minuit[191]. C'était, tout ce temps, des occupations et des divertissements champêtres. La Reine, en robe de percale blanche, en fichu de gaze, en chapeau de paille, courait les jardins, allait de sa ferme à sa laiterie, menait son monde boire son lait et manger ses œufs frais, entraînait le Roi, du bosquet où il lisait, à un goûter sur l'herbe, tantôt regardait traire les vaches, tantôt péchait dans le lac, ou bien, assise sur le gazon, se reposait de la broderie et du filet en épuisant une quenouille de villageoise[192]. Ces jeux faisaient le bonheur de Marie-Antoinette. Que d'enchantement pour elle, que d'illusion dans ce rôle de bergère et dans ce badinage de la vie des champs! Le joli royaume de cette Reine qui pleurait à Nina, et ne voulait autour d'elle «que des fleurs, des paysages et des Watteau»[193]! Quelle aimable patrie de son âme et de ses goûts, Trianon! ce Trianon où son ombre erre encore aujourd'hui; où, malgré l'ingratitude des choses, le silence de l'écho, l'oubli de la nature, tout parle comme une scène vide, et rappelle les beaux jours de Marie-Antoinette; où le pas du curieux hésite et tremble, marchant peut-être dans le pas de la Reine!
* * * * *
Le rêve de la Reine est accompli. Le Trianon de Marie-Antoinette est fini. Il a eu son inauguration et son apothéose, lors de l'illumination et de l'incendie féeriques de ses bosquets, en l'honneur de l'empereur Joseph. Dans la verdure, voilà le petit palais blanc. Poussez un bouton de porte ciselé; c'est devant vous un escalier de pierre à grand repos. Dans les entrelacs de la rampe magnifique et dorée, dans les cartouches à têtes de coq, s'enlacent les initiales M. A., et les caducées se marient aux lyres, à ces lyres, les armes parlantes du palais, qui se retrouvent jusque sur les feux de cheminée. Aux murs nus de l'escalier, il n'est rien que des festons de feuilles de chêne fouillées dans la pierre. En face l'escalier menace une tête de Méduse, qui n'empêchera pas la calomnie de monter. Après une antichambre, vient la salle à manger, où le parquet rejoint montre encore la coupure où montait, pour les orgies de Louis XV, la merveilleuse table de Loriot avec ses quatre servantes[194], et là commencent les ornements sur les boiseries exécutées par ordre de Marie-Antoinette: ce ne sont aux panneaux de bois sculpté que carquois en croix au-dessous des couronnes de roses et des guirlandes de fleurs. Le petit salon, près la salle à manger, montre en relief sur tous ses côtés tous les accessoires et tous les instruments des joies des Vendanges et de la Comédie: des guirlandes de raisin laissent descendre les corbeilles et les paniers de fruits, les masques et les tambours de basque, les castagnettes, et, les pipeaux, et les guitares; et sous les barbes de marbre des boucs de la cheminée, les grappes de raisin se nouent encore. Dans le grand salon, le lustre pend d'une rose de fleurs. Aux quatre coins de la corniche volent des jeux d'Amours. Chaque panneau, surmonté des attributs des Arts et des Lettres, prend sa naissance dans une tige de lis trois fois fleurie, enguirlandée de lauriers, et portant en cimier une couronne de roses en pleine fleur. Dans le petit cabinet qui précède la chambre de la Reine, les plus fines arabesques courent sur la boiserie; ce sont, en ces pyramides impossibles et charmantes de l'art antique, des Amours portant des cornes d'abondance de fleurs, des trépieds fumants, des colombes, des arcs et des flèches croisés qui pendent à des rubans. Les bouquets de pavots mêlés à mille fleurettes se jouent tout autour de la chambre à coucher. Le lit disparaît sous les dentelles de soie blanche. Le meuble est de poult de soie bleu, uniquement rembourré de duvet d'eider. Des écharpes frangées de perles et de soie de Grenade nouent les rideaux[195]. Et n'était-ce pas la pendule qui sonnait les heures dans la chambre de Marie-Antoinette, cette pendule oubliée aujourd'hui dans la pièce à côté, dont le cadran est porté par les deux aigles d'Autriche, et sur le socle treillagé de laquelle se détachent en médaillon la houlette d'Estelle et le chapeau de Némorin?
Du palais, des escaliers en terrasse descendent aux jardins. Au bas de la plus riche façade, décorée de quatre colonnes corinthiennes, commence le jardin français, planté dès 1750 pour accompagner le jardin à l'italienne, et que deux grilles garnies de grands rideaux de toile séparent du grand Trianon. De ce côté, partout des fleurs s'alignent dans leurs pots blancs et bleus aux anses figurant des têtes. Sur l'une des façades du salon s'ouvre un décor printanier et galant, le décor des personnages et des comédies de Lancret. Ce sont de ces architectures à jour que le dix-huitième siècle mariait si joliment à la verdure, de ces barrières à travers lesquelles passent le ciel et les fleurs, les zéphyrs et les regards: c'est la salle des fraîcheurs, et ses deux portiques de treillages, et ses trente-six arcades abritant chacune un oranger, et leurs pilastres dont chacun est surmonté de la tête en boule d'un tilleul[196].
Mais de l'autre côté, à la droite du palais, vous entrez au premier pas dans la création de la Reine, dans le jardin anglais. «Le jet d'eau joue pour les étrangers, le ruisseau coule ici pour nous,» pourrait dire la Reine comme la Julie de Rousseau. Ici se retrouve le caprice, et presque le naturel de la nature. Les eaux bouillonnent, serpentent, courent; les arbustes semblent semés au gré du vent. Huit cents espèces d'arbres, et des arbres les plus rares, le mélèze pleureur, le pin d'encens, l'yeuse de Virginie, le chêne rouge d'Amérique, l'acacia rose, le févier et le sophora de la Chine, marient leur ombre et mêlent toutes les nuances de la feuille, du vert au pourpre-noir et au rouge-cerise[197]. Les fleurs sont au hasard. Le terrain monte et descend à sa volonté. Des cavernes, des fondrières, des ravins, cachent à tout moment l'art et l'homme. Les allées tournent et se brisent, et prennent le plus long pour n'avoir pas l'air trop ruban. Des pierres ont fait des rochers, des buttes simulent des montagnes, et le gazon joue la prairie[198].
Sur la colline, au milieu d'un buisson de roses, de jasmins et de myrtes, s'élève un belvédère d'où la Reine embrasse tout son domaine. Ce pavillon octogone, qui a quatre portes et quatre fenêtres, répète huit fois en figures sur ses pans, en attributs au-dessus de ses portes, l'allégorie des quatre saisons, sculptée du plus fin et du plus habile ciseau du siècle. Huit sphinx à tête de femme s'accroupissent sur les marches. Au dedans, c'est un pavage de marbre blanc sur lequel se brouillent et se traversent les ellipses des marbres roses et bleus. Aux murs de stuc, et même sur les panneaux du bas des portes, des arabesques courent. Un pinceau léger, volant, enchanté, semble avoir éclaboussé de caprices et de lumière ces murs de porcelaine. Le peintre a repris le poëme des boiseries du palais; il l'a animé de soleil et peuplé d'animaux: et ce sont encore carquois, flèches, guirlandes de roses blanches, bouquets dénoués et pluies de fleurs, chalumeaux et trompettes, et camées bleus, et cages ouvertes pendues à des rubans, traversés de petits singes et d'écureuils qui grattent un vase de cristal où jouent des poissons. Au milieu du pavillon, une table, d'où pendent trois anneaux, pose sur trois pieds de bronze doré; c'est la table où la Reine déjeune: le belvédère est sa salle à manger du matin[199].
De là, Marie-Antoinette domine le rocher, et sa grotte «parfaite et bien placée», et la chute d'eau, et le pont tremblant, jeté sur le petit torrent, et l'eau, et le lac, et sous l'ombre des arbustes les deux ports d'embarquement, et la galère fleurdelisée, et la rivière. Voici l'île et le temple de l'Amour, rotonde exposée à tous les vents où le Cupidon de Bouchardon essaye de se tailler un arc dans la massue d'Hercule[200]. Voici le ruisseau et ses passerelles, dont chacune a une vanne et forme écluse. Derrière ce demi-cercle de treillage, sous ce palanquin chinois, tourne le jeu de bagues, avec huit sièges formés de chimères et d'autruches[201]. Voici, au bord de la rivière, les Bocages partagés en petits champs et cultivés comme des pièces de terre; et voici enfin le fond du jardin, le fond du tableau, le fond du théâtre: c'est le paradis de Berquin, c'est l'Arcadie de Marie-Antoinette, le Hameau! le hameau où elle faisait déguiser le Roi en meunier, et Monsieur en maître d'école[202]. Voici les maisonnettes, serrées comme une famille, dont chacune a un jardinet pour prêter à la plaisanterie de faire de chacune des dames de Trianon une paysanne, ayant des occupations de paysanne[203]. La laiterie de marbre blanc est au bord de l'eau. À côté se reflète dans l'étang la Tour de Marlborough, qu'une chanson a baptisée, la chanson chantée par la nourrice du Dauphin, madame Poitrine. La maison de la Reine est la plus belle chaumière du lieu: elle a des vases garnis de fleurs, des treilles et des berceaux. Rien ne manque au joli village d'opéra-comique: ni la maison du Bailli, ni le moulin avec sa roue, et même elle tourne! ni le petit lavoir, ni les toits de chaume, ni les balcons rustiques, ni les petits carreaux de plomb, ni les petites échelles qui montent au flanc des maisonnettes, ni les petits hangars à serrer la récolte… La Reine et Hubert Robert ont pensé à tout, et même à peindre des fissures dans les pierres, des déchirures de plâtre, des saillies de poutres et de briques dans les murs, comme si le temps ne ruinait pas assez vite les jeux d'une Reine!
Les habitués de Trianon[204], les invités de la Reine, sa société, comme on disait, étaient les trois Coigny: le duc de Coigny[205], qui était resté l'ami de la Reine et n'avait point partagé la disgrâce du duc de Lauzun et du chevalier de Luxembourg; le comte de Coigny, gros garçon, bien portant et l'esprit en belle humeur; le chevalier de Coigny, joli homme, fêté à Versailles, fêté à Paris, recherché des princesses et des financières, flatteur câlin, que les femmes appelaient Mimi; le prince d'Hénin, un fou charmant, un philanthrope à la cour; le duc de Guines, le journal de Versailles, qui savait toutes les médisances, de plus excellent musicien et parfait flûtiste[206]; le bailli de Crussol, qui plaisantait avec une mine si sérieuse; puis la famille des Polignac; le comte de Polastron, qui jouait du violon à ravir; le comte d'Andlau, qui était le mari de Madame d'Andlau; le duc de Polignac, que sa fortune n'avait point changé, et qui était resté un homme parfaitement aimable. À ce monde se joignaient quelques étrangers distingués par la Reine, comme le prince Esterhazy, M. de Fersen, le prince de Ligne, le baron de Stedingk[207]. Mais trois hommes faisaient le fond de la société de Trianon et la dominaient: M. de Besenval, M. de Vaudreuil, M. d'Adhémar.
Il naissait alors des Français dans toute l'Europe. Pierre-Victor, baron de Besenval, était un Français né en Suisse. Il avait servi sous nos drapeaux. Il avait fait notre guerre, la guerre de Sept ans, à notre façon. Il y avait eu le feu et la gaieté de notre valeur. À l'affaire d'Aménebourg, renvoyé au camp, sa division hachée, il retournait se battre. «Que faites-vous encore ici, baron? lui crie-t-on, vous avez fini.—C'est comme au bal de l'Opéra, répondit: on s'y ennuie, et l'on reste tant qu'on entend les violons[208].»
M. de Besenval revenait à la cour avec ce mot et sa bonne mine. Voyez le bel air qu'il a dans l'eau-forte de Carmontelle: grand, le jarret tendu, la taille cambrée sous l'habit à brandebourgs, le profil fin et accentué au grand nez bien dessiné, l'œil spirituel, la bouche petite, troussée en une moue moqueuse et dédaigneuse, les mains dans les poches, tout plein de grâces insolentes et délibérées, content de lui, et prêt à rire des autres. Le plaisir occupait M. de Besenval jusqu'à la mort de Louis XV. Puis, rapproché, par son grade, du comte d'Artois, colonel général des Suisses, M. de Besenval en faisait son ami, entrait par le comte d'Artois chez la Reine, abordait sa confiance, la dirigeait, devenait lieutenant général des armées du Roi, grand-croix, commandeur de Saint-Louis, inspecteur général des gardes suisses, sans être étonné de sa fortune, sans le remercier. «Ne me sachez aucun gré de mon bonheur,—écrivait-t-il,—le hasard seul en fait les frais; moi, je ne m'en suis pas mêlé…[209].»
L'homme, chez M. de Besenval, était un beau viveur et un délicat vivant. Il avait tous ces nobles goûts et toutes ces jolies passions, les adieux d'un monde qui va finir. Riche, comblé de traitements, garçon, sans train de ménage ni de représentation, maniant habilement ses revenus[210], il jetait l'argent aux belles choses, aux tableaux, aux statues, aux bronzes, aux porcelaines, aux bacchanales de marbre blanc de Clodion[211]. Il raffolait de jardins, comme le prince de Ligne, conseillait les embellissements de Trianon, et y amenait les serres de Schœnbrunn[212]. Ayant vu de près l'histoire et la gloire, il ne s'en souciait plus. Il aimait son siècle, l'amour, la cour, la vie, ses amis, plus peut-être qu'il ne les estimait. Il avait le cœur et l'humeur d'un enfant gâté. Morose au fond, maussade et grognon dans son intérieur, dur à ses gens, sorti de son chez lui, il sortait de lui-même, et il était, en société, le plus gai et le plus aimable des hommes de salon. Il était jeune comme un homme heureux, et il fallait qu'il montrât ses rides et ses cheveux blancs pour les faire voir. À soixante ans, il veut être de la société du Roi, des chasseurs, la seule société de Louis XVI: il se fait présenter comme un jeune homme; il met l'habit gris de débutant, prend des quartiers de noblesse, monte dans les carrosses, et le voilà à la chasse. Il s'est trouvé à la mort de Berwick, il se trouve quarante ans après à la mort du cerf[213].
M. de Besenval calomniait sa faveur, lorsqu'il disait à un duc revenant à Versailles après six mois d'absence: «Je vais vous mettre au courant: ayez un habit puce, une veste puce, une culotte puce, et présentez-vous avec confiance: voilà tout ce qu'il faut aujourd'hui pour réussir[214].» M. de Besenval avait réussi par d'autres agréments: il était un courtisan, mais un courtisan habile, audacieux, nouveau, sans valetage, sans fadeur. Il avait su garder de l'officier de fortune et du Suisse dans le personnage. Il s'échappait en éclats, en vivacités, en imprudences, qu'il menait jusqu'où il voulait. Il s'oubliait avec sang-froid; il s'insinuait brusquement; il flattait avec un ton rude. Il semblait un de ces adroits manieurs de choses fragiles, dont les grosses mains, ménageant les objets qu'ils paraissent brutaliser, font trembler et ne cassent rien. Se piquant de tout savoir, parce que sa tête était la table d'une encyclopédie, il parlait de tout à la cour, après avoir fait une savante étude de tout ce qu'il faut taire aux souverains. Ses témérités étaient excusées par cette belle mine qui lui allait à merveille. Les libertés ne fâchaient pas dans sa bouche. Ses familiarités étaient jugées une bonhomie, ses colères une naïveté, ses drôleries un germanisme, et même il n'était pas boudé longtemps pour cet air soldat aux gardes suisses qu'il ne négligeait pas. «Baron! quel mauvais ton!—criaient les dames,—vous êtes affreux!» et il était pardonné; car il avait ce grand charme et cette grande science: l'excellent ton dans le mauvais ton[215].
Il était dans la nature comme dans le rôle d'un courtisant pareil d'encourager les goûts de Marie-Antoinette, de l'enhardir dans ses plaisirs, d'affranchir sa conscience de reine, de la convaincre en un mot de son droit au bonheur des particuliers. M. de Besenval n'y manquait pas: que d'exhortations, quelle guerre contre les préjugés de l'étiquette! N'était-ce pas duperie de se contraindre, de se condamner aux impatiences, à l'ennui, de se refuser les délices de la société, les délices des premiers de ses sujets? Dans ce siècle d'affranchissement, pourquoi ne pas s'affranchir des sottises de la coutume? N'était-il pas ridicule enfin de penser que l'obéissance des peuples tînt au plus ou moins d'heures qu'une famille royale passait dans un cercle de courtisans ennuyeux et ennuyés[216]? Leçons plaisantes d'un philosophe indulgent et facile, auxquels applaudissaient tous les hôtes de Trianon, et que la Reine de France se laissait aller à écouter comme la voix de la raison enjouée et de la sage amitié!
M. le comte de Vaudreuil était le fils d'un gouverneur de Saint-Domingue enrichi dans son gouvernement. Son oncle, major des gardes françaises, était mort lieutenant général et grand-croix de Saint-Louis. Riche, bien apparenté, en belle passe, M. de Vaudreuil avait eu l'ambition de rester un paresseux et de donner sa vie à ses goûts.
C'était encore un amateur, un curieux, pour parler la langue du temps, mais rempli de savoir et de connaissances, achetant lui-même et goûtant ce qu'il achetait. Il avait fait de son magnifique hôtel de la rue de la Chaise, débarrassé de l'école flamande et de l'école italienne[217], la galerie de l'école française du dix-huitième siècle, le panthéon des petits dieux, des mythologies de Lagrenée, de Subleyras, de Natoire, aux mythologies de Boucher, des saintetés de Lemoine aux allégories de Menageot, des fabriques de Fragonard aux familles de Greuze, des Cythérées de Watteau au Serment des Horaces de David[218].
M. de Vaudreuil adorait les arts, les lettres et leur monde. Il réunissait toutes les semaines à sa table les artistes et les hommes de lettres; et le soir, au salon, sur les tables, les instruments, les pinceaux, les crayons, les couleurs et les plumes invitaient tous les talents et tentaient tous les génies.
Entré de bonne heure au plus avant de la meilleure et de la plus secrète société de Versailles, il avait eu des yeux, des oreilles, de la mémoire; en sorte que l'humanité ne lui semblait ni bien ni belle ni bien grande. L'intelligence le charmait, l'intelligence française surtout, l'esprit. Il était l'ami de tous les hommes d'esprit et l'ami de l'esprit de Champfort, l'ami de cette gaieté vengeresse, de cette gaieté, la comédie et la consolation d'un galant homme sans illusions, qui montre en riant le rien que nous sommes. M. de Vaudreuil était lui-même un rare causeur, parlant peu, embusqué derrière le bruit des mots et des sots, imprévu, soudain, jetant son trait, sans ferrailler, droit au fait ou à l'homme. Il excellait encore aux sous-entendus, à ces jeux de la physionomie et de l'air, qui parlent souvent mieux que la parole et vont plus loin. Malin avec le sourire, impitoyable avec l'ironie, il médisait avec le silence.
Jeune, M. de Vaudreuil avait eu une figure charmante. La petite vérole l'avait emportée. La physionomie et les yeux de sa figure lui étaient seuls restés. Les nerfs ébranlés à tout moment, travaillé de langueurs et de vapeurs, tourmentés de perpétuels crachement de sang, il tirait de ses souffrances la grâce, l'intérêt, les bénéfices aussi et les droits d'un malade. La charité de Madame de Polignac, l'indulgence de ses amis, avaient habitué M. de Vaudreuil à une certaine tyrannie de caprices et de boutades, non sans des retours et des excuses qui faisaient tout oublier. Véhément à louer ou à blâmer, mobile, inégal, parfois boudeur, son caractère était journalier et au gré de son corps; mais il y avait chez M. de Vaudreuil ces vertus vigoureuses qui se rencontrent parfois au fond des sceptiques, et qui rachètent avec la foi du cœur le doute de l'esprit: il était dévoué, constant en amitié, noble, généreux, bienfaisant, franc et loyal. Puis M. de Vaudreuil était l'homme de France qui savait mieux le monde et l'usage du monde. Il y avait débuté par une maladresse: il y commandait par la perfection des façons. Nul à la cour ne savait comme lui employer tour à tour et à point l'expression précisément convenable de la politesse, être sérieux ou enjoué, familier ou respectueux, se tenir dans le savoir-vivre ou se donner à l'empressement, user enfin, sans les mêler, de tous les témoignages de devoirs et d'égards qui sont le commerce de la société et l'art de plaire. Nul homme pour s'approcher d'une femme comme il s'en approchait et avec une manière si respectueuse. «Je ne connais que deux hommes, disait la princesse d'Hénin, qui sachent parler aux femmes: Lekain et M. de Vaudreuil[219].»
M. d'Adhémar avait eu le bonheur de M. de Besenval. Le hasard avait fait sa carrière, sa fortune et son nom. Sous-lieutenant, puis capitaine dans le régiment de Rouergue, obscur et enfoui, pauvre, et le nom de Montfalcon pour tout bien, il trouvait à Nîmes des parchemins qui le faisaient Adhémar, venait à Paris, plaisait à M. de Ségur, qui l'avait vu au feu et auquel il se faisait reconnaître, plaisait au sévère généalogiste Cherin, qui lui délivrait un certificat, plaisait à Madame de Ségur, profitait d'une erreur de M. de Choiseul, qui lui donnait le régiment de Chartres, plaisait à madame de Valbelle, épousait sa richesse, et s'avançait dans la faveur de madame de Polignac[220].
M. d'Adhémar faisait un peu, dans cette société royale, le personnage de l'abbé dans les sociétés bourgeoises; il était chargé des passe-temps de la soirée, des intermèdes de la promenade, des entr'actes de la causerie. C'était un homme à talents, un peu plus qu'un amateur, un peu moins qu'un artiste. Il avait poussé assez loin la musique et sa jolie voix, jusqu'à se faire entendre et se faire applaudir de M. Lagarde, le maître de la musique du Roi[221]. Il avait en outre de la douceur, de la facilité, du petit esprit, et beaucoup de complaisance. Il faisait des vers, des couplets, des romances, jouait très bien la comédie, accompagnait au clavecin, folâtrait, badinait, mais à petit bruit, laissant le haut bout à M. de Vaudreuil et à M. de Besenval, courtisant tout le monde, n'offusquant personne, courant dans Trianon après la muse des Boufflers, qui se moquait de ses rhumatismes, cachant sous la modestie et l'humilité une ambition immense, roulant des projets d'ambassade en arrangeant un rondeau sur un mot donné[222], ne boudant rien, très heureux, très reconnaissant, et très commode: les femmes lui parlaient quand elles n'avaient rien à dire, les hommes quand ils n'avaient rien à faire.
Les femmes de Trianon étaient la jeune belle-sœur de la Reine, sa compagne habituelle, Madame Élisabeth[223], puis la comtesse de Châlons, d'Andlau par son père, Polastron par sa mère, dont M. de Vaudreuil et M. de Coigny se disputaient les sourires[224], puis cette aimable statue de la Mélancolie, cette pâle et languissante personne, la tête penchée sur une épaule, la comtesse de Polastron. Cette femme de vingt ans qui semble le plus joli garçon du monde, cette femme bonne et simple malgré tout l'esprit qu'elle trouve tout fait, élégante sans en faire métier, supérieure et cependant n'alarmant que les sots, sage parce que, c'est elle-même qui l'a dit: «Ne pas l'être, c'est abdiquer;» faisant des frais pour ceux qui la comprennent, et mettant avec les autres son esprit à fonds perdu, cette femme est Madame de Coigny[225]. Aux côtés de la duchesse Jules de Polignac se tient sa fille, la duchesse de Guiche, belle comme sa mère, mais avec plus d'effort et moins de simplicité[226]; près de la duchesse de Guiche, parle et s'agite la comtesse Diane de Polignac.
La taille n'était rien, l'esprit était toute la femme chez Diane de Polignac. Elle n'avait qu'à parler pour faire oublier sa taille, sa figure, sa toilette, le peu qu'elle avait reçu, et le peu qu'elle faisait pour être jolie. Cette malice, cette manière de saisir les objets, qui la vengeait de ses ennemis vingt fois en un jour[227], ce tour piquant de la pensée, ce sel délicat de l'épigramme, la rendaient aimable, séduisante presque, en dépit de la nature. Diane de Polignac plaisait encore par cette lutte de sa tête et de son cœur, par ces passages soudains de la gaieté à l'émotion, par ce mélange et cette succession de tendresse et de comédie, d'ironie et de sensibilité. C'était un amusant caractère, audacieux et toujours en avant, que rien n'intimidait, une humeur folle et sans arrêt, une insouciance insolente et contagieuse; une femme précieuse dans une cour pour en être le boute-en-train, l'étourdissement et la confiance, pour mettre le feu aux causeries, défier les alarmes, dissiper les pensées noires, promettre le beau temps, et railler l'avenir[228].
Il y avait enfin la Reine, qui effaçait toutes les femmes qui l'entouraient par sa personne, et par ce je ne sais quoi de la personne, le charme, car il faut toujours revenir à ce mot pour essayer de peindre cette Reine qui régnait sans couronne, et même à Trianon, par toutes les séductions de la femme, par tout ce qui porte l'âme au dehors et par tout ce qui en vient, par la voix, par l'esprit, cet esprit qui lui a fait tant de jaloux, même parmi ses amis, que nul ne lui a rendu justice, et que tous l'ont diminué.
L'esprit de la Reine avait reçu de la nature, il avait acquis de l'exercice journalier de la bienveillance, ce don rare et précieux: la caresse. Quelles ressources, quelle convenance et quelle délicatesse de flatterie avaient ajoutées à ses heureux instincts cette habitude et cette ambition de Marie-Antoinette de ne laisser nul l'approcher sans le renvoyer avec une de ces phrases, un de ces mots qui n'ont point d'ingrats! Dès les premiers jours de son règne, la Reine s'était refusée à ce marmottage des princesses de France, qui les dispensait de parler, pour accueillir les présentations. La Reine parlait à tous[229], s'appliquant à trouver le chemin du cœur ou de la vanité de chacun, et le trouvant toujours avec ce bonheur et cet à-propos, cette soudaineté et cette inspiration presque providentielles, et qui semblaient, chez cette souveraine bien-aimée, comme une grâce d'état de son amabilité.
Quel esprit mieux fait et mieux formé qu'un tel esprit pour la vie particulière? Il apportait à la société privée, à la causerie intime toutes les grâces de son rôle royal, plus libres et plus aisées, la facilité de se prêter aux autres, l'habitude de leur appartenir, l'art de les encourager, la science de les faire contents d'eux. Il avait, si l'on peut dire, l'humeur la plus facile, une naïveté qu'il était charmant d'attraper, une étourderie qui se prêtait de la plus agréable façon aux petites malices de ceux que la Reine aimait, des fâcheries tout aimables si l'on venait à tourner une de ses paroles en liberté ou en méchanceté, des bavardages qui avaient le tour et l'ingénuité de la confidence, des alarmes enfantines sur les petites inconvenances qui pouvaient lui échapper, de certaines petites moues qui grondaient si joliment les gaietés un peu vives, des bouderies oubliées devant un visage triste, des accès de rire qui emportaient ses disgrâces, et tout à la fois une indulgence de Reine et des pardons de femme. Au contact de l'esprit de ses amis, dans la familiarité des paroles délicates et du génie léger du dix-huitième siècle, l'esprit de Marie-Antoinette, né français, avait appris tous les esprits de la France sans perdre son ingénuité, sa jeunesse, j'allais dire son enfance. Temps heureux! L'esprit de la Reine avait son âge alors: les livres sérieux, les affaires, tout le domaine de la pensée et de l'activité de l'homme, lui répugnaient et l'ennuyaient mortellement, sans que le visage de la Reine prît la peine de le cacher[230]. Entouré des plus piquants causeurs, des plus agréables grands hommes de l'ironie, l'esprit de la Reine cédait à l'exemple; mais cette ironie de Marie-Antoinette, qui ne blessait point, ressemblait à la malice d'une jeune fille: on eût dit une espièglerie de sa gaieté et de son bon sens. C'était ce sourire montrant les dents, avec lequel elle appelait les Français mes charmants vilains sujets[231]. C'était ces jolis jugements, ces jugements d'un mot que la postérité n'a point refaits. Lisant Florian, Marie-Antoinette disait: Je crois manger de la soupe au lait[232]. Et qu'ajouter qui donne mieux la mesure de l'ironie de Marie-Antoinette, et le ton de ce rare esprit, l'esprit d'un homme d'esprit dans la bouche et avec l'accent d'une femme?
La Reine aimait les lettres. Elle pensionnait l'ami de M. de Vaudreuil, et lui annonçait elle-même la nouvelle de sa pension avec des paroles si flatteuses, que Chamfort disait ne pouvoir ni les répéter ni les oublier[233]. L'auteur de Mustapha et Zéangir n'était point seul à recevoir les bienfaits de Marie-Antoinette. La Reine avait des applaudissements et des récompenses pour toutes les choses de la pensée qui étaient à la portée de ses idées et de son sexe. Elle servait le talent, elle intercédait pour le génie. C'était elle qui commençait la fortune de l'abbé Delille[234]; c'était elle qui aidait au retour de Voltaire, saluait sa vieillesse et sa muse, et, rappelant la présentation faite par la maréchale de Mouchy de l'hôtesse de l'Encyclopédie, Madame Geoffrin, tentait de faire recevoir à la cour de Louis XVI l'auteur de la Henriade[235]. L'historiette du jour, la médisance des cours, l'anecdote, ne faisaient point la seule occupation de la Reine: elles ne remplissaient, elles ne satisfaisaient ni sa tête ni ses loisirs. Le meilleur temps de la Reine, ses plus belles heures, étaient donnés aux travaux charmants, aux plaisirs aimables de l'art, à cet art surtout, l'art de la femme, la musique. La Reine protégeait les grands musiciens, ou plutôt elle recherchait leur amitié, et faisait la cour à leur orgueil. Elle allait familièrement à eux, et c'était un patronage nouveau, tendre, dévoué, le patronage de cette Reine, qui donnait à Grétry ces éloges et ces compliments, à la fille de Grétry le titre de filleule de la Reine de France[236]; qui soutenait Gluck de tant de bravos, lui amenait les applaudissements de la cour, le défendait avec un si beau feu d'enthousiasme contre le franc parler de M. de Noailles[237], lui donnait comme répondant M. le duc de Nivernois dans une affaire d'honneur[238], l'encourageait par tant de promesses de succès aux premières auditions, entourait sa vanité de tant de soins, faisait elle-même la police du silence dans son salon lorsqu'il se mettait au clavecin, luttait enfin de sa personne et de toutes ses forces pour la fortune de ses opéras contre le goût musical de la nation. Garat et la Saint-Huberty trouvaient les mêmes attentions et le même zèle de protection[239] chez cette Reine, qui donnait à toutes les gloires sa main à baiser, comme Louis XIV faisait asseoir Molière.
L'amour de la musique avait mené la Reine à l'amour du théâtre. Le théâtre est le grand plaisir de Marie-Antoinette, et la plus chère distraction de son esprit. Ne va-t-elle pas, dans sa passion, jusqu'à écouter la première lecture des pièces que les auteurs destinent au théâtre? Une semaine elle en entend trois[240]. Mais quoi! n'est-ce pas la folie du temps? La France joue la comédie, du Palais-Royal au château de la Chevrette, et il faut un ordre du ministre de la guerre pour arrêter dans les régiments la fureur comique et tragique[241]. Quelle reine n'aime la mode! quelle femme n'aime la comédie! et quel maussade empire c'eût été que le Trianon de Marie-Antoinette sans un théâtre!
Le théâtre était à Trianon comme le temple du lieu. Sur un des côtés du jardin français, ces deux colonnes ioniennes, ce fronton d'où s'envole un Amour brandissant une lyre et une couronne de lauriers, c'est la porte du théâtre. La salle est blanc et or; le velours bleu recouvre les sièges de l'orchestre et les appuis des loges[242]. Des pilastres portent la première galerie; des mufles de lion, qui se terminent en dépouilles et en manteaux d'Hercule branchagés de chêne, soutiennent la seconde galerie; au-dessus, sur le front des loges en œil-de-bœuf, des Amours laissent pendre la guirlande qu'ils promènent. Lagrenée a fait danser les nuages et l'Olympe au plafond[243]. De chaque côté de la scène, deux nymphes dorées s'enroulent en torchères; deux nymphes au-dessus du rideau portent l'écusson de Marie-Antoinette.
Ce joli petit théâtre, qui a vu jouer de vrais acteurs, et sur lequel a été représentée la parodie de l'Alceste de Gluck, a donné à la Reine la tentation de reprendre ses amusements de Dauphine. Après mille empêchements et de longs arrangements, il était convenu qu'à l'exception du comte d'Artois, aucun jeune homme ne serait admis dans la troupe, et qu'on n'aurait pour spectateurs que le Roi, Monsieur, et les princesses qui ne joueraient pas. Madame, à l'invitation de son mari, avait refusé de jouer, en laissant voir à sa belle-sœur qu'elle jugeait ce divertissement au-dessous de son rang. À ce premier public on adjoignait, pour l'émulation des acteurs, les femmes de la Reine, leurs sœurs et leurs filles. Plus tard, le succès et la curiosité grandissant, l'entrée s'étendait aux officiers des gardes du corps, aux écuyers du Roi et de ses frères, et même à quelques gens de la cour qui assistaient au spectacle en loges grillées[244]. Le chanteur Caillot était choisi pour former et diriger les voix dans le genre facile de l'opéra-comique. Dazincourt était chargé de développer les dispositions comiques de la troupe, instruite et guidée encore par M. de Vaudreuil, qui passait pour le meilleur acteur de société de Paris[245].
Ainsi préparées et montées, commençaient les représentations royales. Le début fut le Roi et le Fermier, suivi de la Gageure imprévue. La Reine, «à laquelle aucune grâce n'était étrangère», dit Grimm, jouait les rôles de Jenny et de la soubrette; le comte d'Artois le rôle du valet et du garde-chasse. Ils étaient soutenus par M. de Vaudreuil dans le rôle de Richard, et par la duchesse de Guiche dans la petite Betzi. Diane de Polignac faisait la mère, et le personnage du roi était rendu par M. d'Adhémar, avec cette voix chevrotante qui amusait tant la Reine. On ne s'avise jamais de tout et les Fausses Infidélités suivaient la Gageure imprévue et le Roi et le Fermier. Le comte de Mercy-Argenteau, qui assista caché dans une loge grillée à une de ces représentations, raconte ainsi la soirée: «Je vis représenter les deux petits opéras comiques Rose et Colas et le Devin de village. M. le comte d'Artois, le duc de Guiche, le comte d'Adhémar, la duchesse de Polignac et la duchesse de Guiche jouaient dans la première pièce. La Reine exécutait le rôle de Colette dans la seconde, le comte de Vaudreuil chantait le rôle du Devin, et le comte d'Adhémar celui de Colin. La Reine a une voix très agréable et fort juste, sa manière de jouer est noble et remplie de grâce; au total ce spectacle a été aussi bien rendu que peut l'être un spectacle de société. J'observai que le Roi s'en occupait avec une attention et un plaisir qui se manifestaient dans toute sa contenance; pendant les entr'actes il montait sur le théâtre et allait à la toilette de la Reine. Il n'y avait d'autres spectateurs dans la salle que Monsieur, madame la comtesse d'Artois, Madame Élisabeth; les loges et les balcons étaient occupés par des gens de service en sous-ordre, sans qu'il y eût une seule personne de la cour.» Puis vinrent l'ambition, l'imprudence: le Barbier de Séville n'effraya pas la troupe. Le 19 août 1785, la Reine jouait Rosine, le comte d'Artois Figaro, M. de Vaudreuil Almaviva, le duc de Guiche Bartholo, et M. de Crussol Basile.
Le théâtre de Trianon était la joie de la Reine; il était sa grande affaire. La Reine voulait tout y faire, tout y mener, tout y ordonner, correspondant directement avec les fournisseurs, chargeant de recommandations et d'observations les mémoires du tapissier de la salle. C'était un coin de son petit royaume qu'elle entendait administrer elle-même, et où il lui plaisait de régner seule. Vain dépit du duc de Fronsac, vaines démarches pour faire entrer le théâtre de Trianon sous son autorité, sous cette main qui tenait tous les théâtres de Paris; Marie-Antoinette faisait à toutes ses représentations, à toute sa correspondance la même réponse: Vous ne pouvez être premier gentilhomme quand nous sommes les acteurs; d'ailleurs je vous ai déjà fait connaître mes volontés sur Trianon; je n'y tiens point de cour, j'y vis en particulier[246]. Et la Reine veillait à toute usurpation, empêchait toute immixtion, et gardait sur ses plaisirs et sur son théâtre cette maîtrise absolue dont cette lettre de la collection du comte Esterhazy nous montre la jalousie et la clémence: «Mes petits spectacles de Trianon me paraissent devoir être exceptés des règles du service ordinaire. Quant à l'homme que vous tenez en prison pour le dégât commis, je vous demande de le faire relâcher… et puisque le Roi dit que c'est mon coupable, je lui fais grâce[247].»
V
Exigences de la société Polignac.—Nomination de M. de Calonne imposée à la Reine.—La Reine compromise par ses amis.—Plaintes et refroidissement des amis de la Reine.—Naissance du duc de Normandie.—Mort du duc de Choiseul.—Retour de la Reine vers madame de Lamballe.—Mouvement de l'opinion contre la Reine.—Achat de Saint-Cloud.—Tristes pressentiments de la Reine.
La vie particulière, ses agréments, ses attachements, sont défendus aux souverains. Prisonniers d'État dans leur palais, ils ne peuvent en sortir sans diminuer la religion des peuples et le respect de l'opinion. Leur plaisir doit être grand et royal, leur amitié haute et sans confidence, leur sourire public et répandu sur tous. Leur cœur même ne leur appartient pas, et il ne leur est pas loisible de le suivre et de s'y abandonner.
Les reines sont soumises comme les rois à cette peine et à cette expiation de la royauté. Descendues à des goûts privés, leur sexe, leur âge, la simplicité de leur âme, la naïveté de leurs inclinations, la pureté et le dévouement de leurs tendresses, ne leur acquièrent ni l'indulgence des courtisans, ni le silence des méchants, ni la charité de l'histoire.
Cette expérience fut longue et douloureuse chez Marie-Antoinette; car elle ne fut pas seulement la reconnaissance d'une erreur, elle fut encore la perte d'une illusion: Marie-Antoinette vit, et ce fut sa plus grande douleur, que les reines n'ont pas d'amis. Tant d'amitiés qu'elle avait crues sincères n'étaient que calcul et qu'intérêt. Ce monde charmant dont elle s'était entourée, ces hommes agréables, ces esprits enjoués, déchiraient leurs masques, lâchaient leurs ambitions, révélaient leurs exigences. Tous voulaient que Trianon les menât à la fortune, aux places, aux honneurs, au maniement des grandes choses de Versailles. Les plus étourdis avaient leurs soifs, leurs appétits, leurs buts, leurs impatiences: et dans cette cour, qui semblait une partie de campagne de la royauté en vacances, l'intrigue ne tardait pas à se montrer, le courtisan à se révéler, la Reine à se défendre.
L'aimable bourru de la société, M. de Besenval, dédaigneux de places, voulait seulement faire les ministres[248]; le joli chanteur, M. d'Adhémar, exigeait doucement l'ambassade de Londres; M. de Vaudreuil lui-même caressait à la dérobée la position de gouverneur du Dauphin[249]. La belle-sœur de madame de Polignac, Diane de Polignac, était l'aiguillon et la volonté de ces trois hommes. Elle fouettait leurs désires, leur paresse, leurs distractions, les armant, les gouvernant, leur traçant les plans de la journée, les munissant d'ordres, d'agendas même: si osée, si assurée en son crédit et en sa charge de dame d'honneur de madame Élisabeth, qu'elle laissait la jeune princesse s'enfuir un jour dans la retraite de Saint-Cyr, et Louis XVI la lui ramener. Les importunités vaines, les retards amenaient dans ce monde les bouderies et les aigreurs. Au milieu de ses amis préoccupés, mécontents, la duchesse Jules gardait la même humeur, le même front, la même douceur; elle restait la même amie. Mais la Reine voyait bien qu'elle n'était qu'un instrument facile et sans conscience aux mains et à la discrétion de la duchesse, de la comtesse, de M. de Vaudreuil, de tous ceux qui l'approchaient et qu'elle servait sans se lasser. Un jour, dans une entrevue avec Mercy-Argenteau, un peu honteuse de sa faiblesse, après avoir cherché à s'abriter derrière sa sensibilité pour son amie, après avoir parlé longuement de «la difficulté qu'il y a de résister à cette complaisance d'amitié qui porte à excuser jusqu'aux défauts et aux torts de ceux auxquels on est attaché,» Marie-Antoinette s'échappait à dire tristement que la comtesse de Polignac était toute changée et qu'elle ne la reconnaissait plus.
Marie-Antoinette avait cru un moment trouver autour d'elle des caractères assez grands, des affections assez nobles, pour l'aimer et ne rien demander à la Reine; elle se réveillait de ce songe. Mais elle était liée et engagée avec le monde des Polignac; une rupture eût fait éclat. Il fallait attendre. Cependant autour d'elle, Versailles, où les grâces ne s'obtenaient plus que de seconde main, devenait plus désert; les grandes familles de France abandonnaient à elle-même la Reine de Trianon[250].
Aussi longtemps qu'elle avait pu, Marie-Antoinette avait essayé de désarmer avec des concessions les exigences de ses amis. Mal disposée pour M. de Calonne, et ne s'en cachant pas, elle avait cédé à l'obsession dans les jours de faiblesse physique qui avaient suivi une fausse couche[251]. M. de Calonne, qui avait vendu ses complaisances à la société Polignac, devenait contrôleur général des finances, et, dans son impatience d'une telle domination, Marie-Antoinette laissait échapper la crainte que les finances de l'État ne fussent passées des mains d'un honnête homme sans talent aux mains d'un habile intrigant[252]. Les efforts des Polignac, l'adulation basse du nouveau ministre ne pouvaient ramener la Reine à M. de Calonne; et pendant que le public disait M. de Calonne et Marie-Antoinette alliés et complices, Marie-Antoinette se tenait écartée de lui comme du remord vivant de sa faiblesse. Elle s'en défiait, elle le soupçonnait, elle se garait de ses bons offices, et s'applaudissait du refus de ce million que M. de Calonne voulait distribuer, au nom de la Reine de France, dans les trois millions donnés par Louis XVI aux pauvres de l'hiver de 1784.
La comédie de Figaro révélait encore à la Reine le danger d'une société qui ne craignait point d'abuser de son patronage. La société de madame de Polignac avait allumé la curiosité de la Reine sur cette merveilleuse satire de la cour et du siècle, écrite sans doute d'après nature et peut-être sur les indications du prince de Conti. La Reine donnait la Folle journée à lire au Roi; et après la parole donnée par le Roi que la comédie ne serait pas jouée, après la lettre de cachet arrêtant la représentation aux Menus, qui osait braver les volontés du Roi, et faire jouer la comédie de Beaumarchais à sa maison de campagne? M. de Vaudreuil. Qui semait le bruit de suppressions, de retranchements, et se portait garant de la moralité de l'œuvre? M. de Vaudreuil. Qui enfin, le Roi battu par Beaumarchais, la pièce jouée en public, plaidait la cause et la gloire de Beaumarchais? M. de Vaudreuil encore, aveuglant la cour et cherchant à aveugler la Reine. La Reine, trompant ces bruits de fol engouement qui remplissaient Paris, avait dit au docteur Seyffer, qui lui annonçait devant madame de Lamballe qu'il venait de voir Beaumarchais: Vous avez beau le purger, vous ne lui ôterez pas toutes ses vilenies[253]. Désabusée, elle n'avait pu taire les reproches à M. de Vaudreuil; elle s'était plainte de l'indiscrétion et de la témérité d'une amitié qui l'avait compromise dans le scandale de trop d'esprit. Alors cet homme, voyant l'avenir lui échapper, ne se contint plus; hors de lui aux contrariétés les moindres, il éclata, il s'oublia, et il arriva que la Reine montra un jour à madame Campan sa jolie queue de billard—une dent de rhinocéros à la crosse d'or—en deux morceaux: M. de Vaudreuil l'avait brisée de colère pour une bille bloquée[254]!
Il y avait eu des sujets de refroidissement plus graves encore entre la Reine et la société de madame de Polignac: je veux parler des suppressions ministérielles auxquelles la Reine s'était à la fin soumise. Tous les hommes de ce monde se mirent alors à trembler pour toutes les grâces qu'ils avaient arrachées. Besenval, portant la parole pour tous, répétait d'un air fâché à la Reine: «Il est pourtant affreux de vivre dans un pays où l'on n'est pas sûr de posséder le lendemain ce qu'on avait la veille; cela ne se voyait qu'en Turquie!» À la réunion de la grande écurie à la petite, M. de Coigny, dînant et se promenant avec la Reine à Trianon, n'avait pu obtenir d'elle un entretien pour la détourner d'y consentir. Il se répandait en propos contre sa bienfaitrice, après s'être fâché avec le Roi presque jusqu'à l'injure. M. de Polignac avait été profondément blessé de la prière que la Reine lui avait adressée de se démettre des postes, et, en présence de l'archevêque de Toulouse, devant lequel il avait voulu débattre la nécessité et la convenance de sa démission, il disait à la Reine: «Madame, sans demander à Votre Majesté une décision qui ne peut être douteuse, il me suffit qu'elle me montre quelque désir que je remette une place que je tiens de ses bontés, pour que je la lui rende; et voilà ma démission[255]!»
La Reine acceptait la démission de M. de Polignac. Elle ne consentait pas à parler au Roi pour les dettes de M. de Vaudreuil. La liaison allait se dénouant. M. de Mercy ne paraissait plus dans le salon de madame de Polignac que pour les devoirs de la politesse. M. de Fersen s'en écartait. La Reine faisait de quelques étrangers sa société intime; et comme un ami lui représentait un jour les dangers de cette préférence trop marquée: Vous avez raison, répondit-elle avec tristesse; mais c'est que ceux-là ne me demandent rien[256]!
C'est en ce temps qu'un grand coup frappait Marie-Antoinette dans les espérances qu'elle n'avait jamais complétement abandonnées, et auxquelles dans ces derniers temps elle s'était plus vivement rattachée. Elle perdait l'homme vers lequel était allée tout d'abord sa joie de mère quand elle avait mis au monde le duc de Normandie, vers lequel était allée cette lettre, la première lettre de ses relevailles:
«J'ai appris, Monsieur, par madame de Tourzel la part que vous avez prise à l'allégresse publique, sur l'heureux événement qui vient de donner à la France un héritier à la couronne. Je remercie Dieu de la grâce qu'il m'a fait d'avoir comblé mes vœux et me flatte de l'espoir que s'il daigne nous conserver ce cher enfant, il sera un jour la gloire et les délices de ce bon peuple. J'ai été sensible aux sentiments que vous m'avez exprimés dans cette circonstance, ils m'ont rappelés avec plaisir ceux que vous m'avez autrefois inspirés chez ma mère. Vous asseurant, Monsieur le Duc, que depuis ce moment ils n'ont pas cessés d'être les mêmes pour vous, et que personne n'a le plus le vif désir de vous en convaincre que
«MARIE-ANTOINETTE.
Versailles, 15 avril[257].»
Le duc de Normandie était né le 5 avril 1785, et le duc de Choiseul mourait le 9 mai de la même année, enlevant, par sa mort, à la Reine un ami dont l'amitié n'avait pas ces dangers, dont la faveur peut-être n'aurait pas eu ces exigences.
Ainsi la Reine devait renoncer à la seule illusion, à la seule œuvre politique à laquelle elle eût mis quelque suite: la rentrée aux affaires du négociateur de son mariage. C'était en vain qu'elle avait rapproché peu à peu M. de Choiseul du Roi, de ce Roi qui avait dit si longtemps: «Qu'on ne me parle jamais de cet homme[258];» en vain qu'elle était parvenue à le faire consulter par le Roi, lors du renouvellement du traité de 1755, alors que la politique de M. de Vergennes menaçait la France d'un traité d'alliance entre les cours d'Autriche et d'Angleterre; en vain qu'elle avait comme annoncé et essayé le retour de l'ancien ministre par la nomination de M. de Castries, regardé par le public comme le continuateur des plans de M. de Choiseul; tant de victoires achetées par tant de patience, ces entretiens que le Roi, à la prière de la Reine, finissait par accorder à M. de Choiseul, et d'où le Roi sortait moins prévenu contre M. de Choiseul et de mauvaise humeur contre M. de Vergennes; les résistances heureuses que la Reine avait faites à cette politique de M. de Maurepas si bien soutenue par madame de Maurepas et l'abbé de Veri; tout le terrain qu'elle avait fait gagner à M. de Choiseul, après la mort de M. de Maurepas[259], tant d'efforts étaient perdus; et c'était à l'heure où tout était prêt, où tout paraissait facile et assuré, à l'heure où les fautes de M. de Calonne, servant si bien son successeur, semblaient appeler M. de Choiseul au ministère, que M. de Choiseul disparaissait brusquement, et qu'il ne restait plus d'amis à la Reine, que des mécontents et des ingrats!
* * * * *
La Reine alors se retourna vers une amitié qui ne lui avait jamais demandé de se compromettre, et qui, pour avoir moins de coquetterie, un manége moins gracieux, un agrément moins vif que l'amitié de madame de Polignac, ne le lui cédait ni en sincérité ni en dévouement. Il est des erreurs et des distractions du cœur qui ne touchent ni à sa mémoire ni à sa reconnaissance. La Reine n'avait point oublié madame de Lamballe. Son souvenir lui était resté présent, sans que la glace de son appartement où était peinte la princesse eût besoin de la lui rappeler[260]. Entre elle et madame de Lamballe, il semblait à la Reine qu'il n'y eût eu qu'une absence; et c'était sans embarras qu'elle venait souper chez elle à l'hôtel de Toulouse, et lui apporter ses compliments de condoléances à l'occasion de la mort de son frère, le prince de Carignan. C'était sans effort, et avec la joie d'un retour, que Marie-Antoinette revenait à cette amie qui s'était éloignée sans un murmure et qui se redonnait sans une plainte: «Ne croyez jamais, lui disait la Reine, _qu'il soit possible de ne pas vous aimer; c'est une habitude dont mon cœur a besoin[261].»
D'autres déceptions attendaient Marie-Antoinette, contre lesquelles les consolations de madame de Lamballe devaient être insuffisantes. La satire, la chanson, le poison des noëls, le rire et la calomnie, sous Louis XIV enfermés dans Versailles, cachés dans les recueils à la Maurepas, maintenant publics, insolents, répandus par les presses clandestines, courant parmi le peuple, avaient désappris à la nation l'amour, à la populace le respect. Un voyage à Paris révélait à la Reine ce changement et ce renouvellement de l'opinion. Plus de bravos, plus d'acclamations… Recommenceront-ils jamais ces jours de 1777, ces cris, ces chants, ces chœurs d'opéra répétés par une salle en délire? Le silence avait reçu la Reine, l'indifférence l'avait accompagnée. Elle était revenu à Versailles, toute en larmes, et se demandant: Mais que leur ai-je donc fait[262]? Malheureuse! elle commençait l'apprentissage de l'impopularité.
Alors, ignorant et cherchant vainement ses crimes, désespérée et se rattachant à tout souvenir, à la superstition du passé, elle achetait le château de Saint-Cloud. Ce n'était pas seulement, pour la mère, le séjour conseillé à son fils par la Faculté de médecine[263]; ce n'était pas seulement, pour l'épouse, la réunion de la famille royale pendant les réparations de Versailles: Saint-Cloud était aux yeux de la Reine un rapprochement entre elle et son peuple. Versailles, Trianon l'en avaient éloignée; elle revenait au-devant de lui, auprès de lui. Saint-Cloud n'avait-il pas été le premier rendez-vous de sa popularité? N'était-ce pas là que la France avait commencé à l'aimer? L'écho des jardins ne gardait-il pas encore les applaudissements de la foule, le bruit de son bonheur et de sa gloire? Comment ne pas croire au bon génie du lieu? Et quand elle se promènerait comme jadis, coudoyée, coudoyant, à travers les Parisiens du dimanche, quand elle se mêlerait aux plaisirs et aux spectacles de tous, regardant les joutes à côté des bateliers, ses enfants à la main, quand elle montrerait le Dauphin à tout Paris, le Dauphin élevé de ses deux bras au-dessus des vivats, quoi donc l'empêcherait de retrouver la France et le peuple de 1772 et 1773? Quoi donc? Le temps et les hommes.
La veille de l'achat de Saint-Cloud au duc d'Orléans, les accusations commencent contre la Reine; le lendemain elles éclatent. Dépense énorme, murmure-t-on, au moment où les finances sont obérées. Un écriteau de police intérieure, portant: De par la Reine, fait dire insolemment à d'Éprémesnil «qu'il est impolitique et immoral de voir les palais appartenir à une Reine de France[264].» Les habitants de Saint-Cloud, marqués à la craie, pour loger les gens de la cour qui ne peuvent tenir dans le château, s'élèvent contre la Reine[265]; et ce peuple, ce peuple que la Reine espérait ramener à elle en revenant à lui… il a ramassé l'épithète tombée des salons du parti français. Que crie-t-il tout le long de la route? «Nous allons à Saint-Cloud pour voir les eaux et l'Autrichienne[266]!»
C'est Marie-Antoinette elle-même qui va dire ses tristesses, ses alarmes, ses pressentiments, dans ces jours déjà menaçants, et où commence à se remuer dans les cœurs ce quelque chose de violent qui annonce à Bossuet les révolutions des empires. La Reine écrit en Angleterre, à quelques années de là:
«Où vous êtes, vous pouvez jouir au moins de la douceur de ne point entendre parler d'affaires. Quoique dans le pays des chambres haute et basse, des oppositions et des motions, vous pouvez vous fermer les oreilles et laisser dire; mais ici c'est un bruit assourdissant malgré que j'en ay. Ces mots d'opposition et de motion sont établis comme au parlement d'Angleterre, avec cette différence que lorsqu'on passe à Londres dans le parti de l'opposition on commence par se dépouiller des grâces du roi, au lieu qu'icy beaucoup s'opposent à toutes vues sages et bienfaisantes du plus vertueux des maîtres et gardent ses bienfaits; cela est peut-être plus habile, mais ce n'est pas si noble. Le temps des illusions est passé, et nous faisons des expériences bien cruelles; nous payons cher aujourd'hui notre engouement et notre enthousiasme pour la guerre de l'Amérique. La voix des honnêtes gens est étouffée par le nombre et la cabale. On abandonne le fond des choses pour s'attacher à des mots et multiplier la guerre des personnes. Les séditieux entraîneront l'État dans sa perte plutôt que de renoncer à leurs intrigues[267].»
VI
La calomnie et la Reine.—Pamphlets, libelles, satires, chansons contre la Reine.—Les témoins contre l'honneur de la Reine: M. de Besenval, M. de Lauzun, M. de Talleyrand.—Jugement du prince de Ligne.—Exposé de l'affaire du collier.—Arrestation du cardinal de Rohan.—Défense du cardinal. Dénégation de madame Lamotte.—Déposition de la d'Oliva, et de Réteaux de Villette.—Examen des preuves et des témoignages de l'accusation.—Arrêt du parlement.—Applaudissements des halles à l'acquittement du cardinal.
Le 15 août 1785, à onze heures du matin, le prince Louis de Rohan, grand aumônier de France, était arrêté à Versailles, par ordre du Roi. Un grand procès allait s'instruire devant le parlement, devant la France, devant l'Europe, contre l'honneur de la Reine de France.
Mais, avant d'aborder cette fatale et honteuse comédie, l'affaire du collier, il est nécessaire d'en indiquer le commencement et la préparation. Il faut montrer l'empoisonnement de l'opinion publique jusqu'à cet éclat de la prévention nationale, et dire, ne fût-ce qu'en les indiquant, toutes ces accusations anonymes et flottantes, qui ont été l'annonce, l'essai de l'accusation au grand jour et à haute voix.
C'est là un des pénibles devoirs de l'historien de Marie-Antoinette. Quoi qu'il lui coûte, quoi qu'il lui répugne, il lui est ordonné de descendre un moment au scandale, et de confronter avec l'outrage de la mémoire de la Reine. Il voudrait mépriser de si misérables injures, les abandonner à leur honte, les couvrir de son silence; mais dans une telle question, la vertu de la Reine, il est des résignations que l'histoire exige de lui, des pudeurs dont la vérité lui demande le sacrifice. Dure loi, qu'il soit besoin de redire la calomnie pour lui répondre!
* * * * *
La calomnie! Et quel est le jour depuis 1774 où la calomnie s'est reposée autour de Marie-Antoinette? Depuis le Lever de l'Aurore jusqu'à ces pamphlets qui demain vont parvenir gratuitement et affranchis à toute la France, que n'a-t-elle répandu? que n'a-t-elle osé? où n'a-t-elle pénétré? Elle a forgé des libelles dans les bureaux de la police[268]! Hier elle jetait des chansons dans l'Œil-de-Bœuf, aux pieds du Roi! Aujourd'hui où n'est-elle pas? Écoutez les on-dit, les propos, les suppositions, les imaginations, les paroles à l'oreille, les éclats de rire; écoutez les mécontentements, les rancunes, la jalousie, la fatuité, les passions des individus et les passions des partis; écoutez ce chuchotement et ce murmure d'un peuple, qui remonte et redescend, redescend et remonte les halles à Versailles et de Versailles aux halles! Écoutez la populace, écoutez les porteurs de chaises; écoutez les courtisans, ramenant la calomnie de Marly, la ramenant des bals de la Reine, la ramenant en poste à Paris! Écoutez les marquis au foyer des comédies, chez les Sophie Arnould et les Desmare, chez les courtisanes et les chanteuses! Interrogez la rue, l'antichambre, les salons, la cour, la famille royale elle-même: la calomnie est partout et jusqu'aux côtés de la Reine[269].
Quel plaisir de Marie-Antoinette dont la calomnie n'ait fait un soupçon, un outrage? Quelle proie, ses moindres jeux! Quelle proie, cette dissipation innocente où la Reine portait l'assurance de sa conscience sans reproches, les étourderies de ses promenades à cheval, ses amusements aux bals de la Saint-Martin à la salle de comédie de Versailles[270], ses courses aux bals de l'Opéra, où elle venait avec une seule dame du palais et ses gens en redingote grise! Quelle victoire de la calomnie, sa voiture cassée une nuit à l'entrée de Paris, et son entrée dans la salle avec ce mot naïf: C'est moi, en fiacre! N'est-ce pas bien plaisant? Quels bruits semés sur ses promenades de 1778, les nocturnales de la terrasse du château! Quels bruits sur ses retraites à Trianon[271]!
Une seule amitié de la Reine a-t-elle été respectée? Un seul attachement, même parmi ceux-là qui semblaient défier la calomnie, a-t-il été sacré pour les calomniateurs? Un seul homme, quels que fussent entre la Reine et lui les liens du sang, les différences d'âge ou les antipathies d'humeur, un seul homme a-t-il pu s'approcher d'elle sans que la calomnie ne le félicitât et ne plaignît Louis XVI? La Reine distingue-t-elle M. de Coigny? Par ses vertus solides, par l'expérience de la vie et la science de la cour que lui donnent ses quarante-cinq ans et sa gentilhommerie parfaite, par cette gravité et ces gronderies de vieux seigneur espagnol veillant une jeune Reine, M. de Coigny devient-il cher et précieux à Marie-Antoinette, comme un mentor, comme un ami, comme le chevalier d'honneur de sa réputation? L'épouse est condamnée.
Quel déchaînement à chacune des grossesses de la Reine! Que de noms prononcés, même à ne compter que les noms qui ne sont pas un blasphème! Édouard Dillon, M. de Coigny, le duc de Dorset, et le prince Georges de Hesse-Darmstadt, et l'officier des gardes du corps Lambertye, et un certain du Roure, et un M. de Saint-Paër, et le comte de Romanzof, et lord Seymour, et le duc de Guines[272], et le jeune lord Strathavon…[273]. Arrêtons-nous. Plus bas ce n'est plus même la calomnie, c'est l'ordure; c'est la Liste civile, la liste «de toutes les personnes avec lesquelles la Reine a eu des relations de débauches[274]!…»
De tous ces noms, de tous ces bruits, des anecdotes, des chroniques, des propos, des chansons, des libelles, de cette conjuration de la calomnie contre Marie-Antoinette, qu'est-il resté? Hélas! un préjugé.
Fortune épouvantable de cette Reine, dont le procès sera fait sans pièces, dont la mémoire sera déshonorée sans preuves! Cependant où sont les faits? Un pamphlet vous dira que le visage de la Reine «se reprintanisait» quand Dillon entrait au bal. Un anecdotier citera, d'après d'autres, un mot que la Reine n'a pu dire, et un mot que Louis XVI n'a pas dit. Voilà les faits sur Dillon[275]. À peine en est-il autant sur les autres!
Mais au delà de l'on-dit, qu'y a-t-il? Derrière l'accusation vague, impersonnelle et sans responsabilité, où est l'accusateur? Contre l'honneur de Marie-Antoinette où est le témoignage? où est le témoin? Le témoignage est une phrase de M. de Besenval, et le témoin de M. de Lauzun.
M. de Besenval raconte dans ses Mémoires que, lors du duel du comte d'Artois et du duc de Bourbon, ayant à parler à la Reine, il fut introduit par M. Campan dans une chambre où il y avait un billard qu'il connaissait pour y avoir joué souvent avec la Reine; puis, de cette chambre, dans une chambre qu'il ne connaissait point, simplement mais commodément meublée. «Je fus étonné, dit M. de Besenval, non pas que la Reine eût désiré tant de facilités, mais qu'elle eût osé se les procurer[276].» Ainsi une chambre qu'il ne connaît pas, à côté d'une chambre qu'il connaît, dans ce Versailles, dans cet autre Vatican aux huit cents chambres, voilà qui suffit à M. de Besenval pour soupçonner, que dis-je? pour juger et condamner Marie-Antoinette. C'est faire trop bon marché de l'honneur d'une Reine et des exigences de la justice historique. Encore madame Campan explique-t-elle sans réplique possible la destination de cette chambre, qui était bien pis qu'une chambre, qui était un appartement composé d'une très petite antichambre, d'une chambre à coucher et d'un cabinet, et destiné à loger la dame d'honneur de la Reine dans le cas de couche ou de maladie, usage auquel il avait déjà servi[277].
M. de Besenval avait les meilleures raisons du monde pour s'étonner, s'indigner presque de si peu. Que disait-il à M. Campan en montant derrière lui les escaliers jusqu'à cette chambre mystérieuse? «Mon cher Campan, ce n'est pas quand on a des cheveux gris et des rides qu'on s'attend qu'une jeune et jolie reine de vingt ans fasse passer par des chemins détournés pour autre chose que pour des affaires[278].» La réflexion était d'un philosophe; mais M. de Besenval avait-il toujours eu cette philosophie? N'avait-il pas oublié un jour ses cheveux gris et ses rides jusqu'à s'oublier lui-même, qu'à se jeter aux genoux de la Reine? Levez-vous, Monsieur, dit la Reine, le Roi ignorera un tort qui vous ferait disgracier pour toujours[279]. Et M. de Besenval s'était relevé balbutiant, avec une de ces hontes dont un galant homme garde le remords et rougit de se venger.
Voici pourtant autre chose qu'une phrase, voici une déposition. Voici tous les faits, toutes les preuves, en un mot, l'accusation de M. de Lauzun. Il serait trop facile de discuter le témoin, cet homme «romanesque n'ayant pu être héroïque,» cet homme jugé par ses Mémoires, cet homme qui, vivant, a compromis toutes ses amours, et, mort, les a déshonorées. Nous ne parlerons pas de l'homme: le laisser parler est la meilleure façon de venger l'honneur de Marie-Antoinette.
La Reine avait rencontré M. de Lauzun chez madame de Guéménée; elle l'accueillait avec bonté. «En deux mois, dit Lauzun, je devins une espèce de favori[280].» M. de Lauzun ne rappelle pas ici que sa faveur a commencé auprès de la Dauphine le jour où, après un séjour de trois semaines à Chanteloup, et l'offre de sa fortune et de sa personne au maître de Chanteloup, il entrait dans le bal de madame de Noailles, apportant des nouvelles du ministre exilé. Reine, Marie-Antoinette n'avait pas oublié les reconnaissances de la Dauphine, ni le parent dévoué de M. de Choiseul, dont Louis XV avait puni le dévouement par une disgrâce. Mais suivons M. de Lauzun. Son régiment l'appelle; il part, puis il revient, et sa faveur alors monte au plus haut degré. «La Reine ne me permettait pas de quitter la cour, me faisait toujours place auprès d'elle au jeu, me parlait sans cesse, venait tous les soirs chez madame de Guéménée, et marquait de l'humeur lorsqu'il y avait assez de monde pour gêner l'occupation où elle était presque toujours de moi.» Bref, à en croire M. de Lauzun, la Reine l'affiche, elle l'affiche à ce point que M. de Lauzun vient la supplier de diminuer «les marques frappantes de ses bontés.» Aux supplications de M. de Lauzun la Reine répond,—au moins faudrait-il douter de la parole ou de la mémoire de M. de Lauzun, pour douter de la réponse de la Reine,—la Reine répond: «Y pensez-vous? Devons-nous céder à d'insolents propos? Non, monsieur de Lauzun, notre cause est inséparable, on ne vous perdra pas sans me perdre[281].» Cependant les ennemis qui lui font une telle faveur et les indiscrétions de la Reine déterminent M. de Lauzun, ce héros d'aventures, à fuir, à s'éloigner de la cour et à passer en Russie. Il vient annoncer cette résolution à la Reine, et c'est ici la grande scène du roman. Donnons la parole, non pas aux Mémoires tronqués de 1822, où le zèle de la censure a si mal servi la Reine, mais au manuscrit même de M. de Lauzun. «… Lauzun! ne m'abandonnez-pas, je vous en conjure! Que deviendrais-je, si vous m'abandonniez!» Ses yeux étaient remplis de larmes; touché moi-même jusqu'au fond du cœur, je me jetai à ses pieds: «Que ma vie ne peut-elle payer tant de bontés, une si généreuse sensibilité!» Elle me tendit la main; je la baisai plusieurs fois avec ardeur, sans changer de posture. Elle se pencha vers moi avec tendresse; je la serrai contre mon cœur, qui était fortement ému. Elle rougit, mais je ne vis pas de colère dans ses yeux. «Eh bien! reprit-elle en s'éloignant un peu, n'obtiendrai-je rien?—Le croyez-vous? répondis-je avec beaucoup de chaleur. Suis-je à moi? N'êtes-vous pas tout pour moi? C'est vous seule que je veux servir; vous êtes mon unique souveraine. Oui, continuai-je plus tranquillement, vous êtes ma Reine, vous êtes la Reine de France.» Ses yeux semblaient me demander encore un autre titre…[282].» Ainsi la Reine s'est offerte à M. de Lauzun, et M. de Lauzun a refusé la Reine. J'ai laissé parler M. de Lauzun; je lui ai répondu[283].
Mais lui-même, M. de Lauzun, n'est-il pas encore un historien à la Besenval? Il y a, en effet, dans la vie du don Juan une page honteuse et un jour de défaite: c'est le jour où, la porte de la Reine brusquement ouverte, la Reine dit à M. de Lauzun, d'une voix et d'un geste courroucés, un Sortez, Monsieur![284] dont les Mémoires de Lauzun ne parlent pas.
J'allais oublier une dernière calomnie, la calomnie à propos de M. de Fersen; mais celle-ci a pour garant moins encore que le témoignage de M. de Besenval ou de M. de Lauzun: elle n'a pour elle que la parole de M. de Talleyrand[285].
Que reste-t-il d'accusateurs à Marie-Antoinette? Ses défenseurs: ceux-là qui ont dit que ce serait mal servir la mémoire de la Reine que «de tout nier,» qu'il fallait faire une part à ses faiblesses, passer condamnation sur les fragilités de son sexe et de l'humanité, et qu'il lui resterait encore assez de nobles vertus pour mériter la pitié, la sympathie, l'estime même de la postérité. Singuliers historiens! pour prêter cette facilité à l'histoire et compromettre sa morale jusqu'à cette indulgence! Amis pires que tous les ennemis de Marie-Antoinette, ces Tilly qui la défendent en l'excusant!
Non, Marie-Antoinette n'a pas besoin d'excuse; non, la calomnie n'a pas été médisance: Marie-Antoinette est demeurée pure. Toute la part de la jeunesse, toute la part de la femme, toute la part de l'humanité est faite en elle par ces mots du prince de Ligne: «La prétendue galanterie de la Reine ne fut jamais qu'un sentiment profond d'amitié pour une ou deux personnes, et une coquetterie de femme, de Reine, pour plaire à tout le monde[286].»
Le jugement de l'histoire n'ira ni en deçà ni au delà de ce jugement: il s'y arrêtera et s'y fixera comme à la mesure précise de l'équité, de la vérité et de la justice.
Il en est qui ont voulu faire de l'affaire du collier la condamnation de Marie-Antoinette; elle est la condamnation de la calomnie. Et quel plus grand exemple de l'absurdité et de la monstruosité de ces accusations?
Le fond du procès est bien simple: ou la Reine est innocente, ou il faut admettre que la Reine s'est vendue pour un bijou; et à qui? à l'homme de France contre lequel elle avait les plus vives et les plus justes préventions. Et quels sont, cette hypothèse admise, les témoins dont l'affirmation prévaut contre la dénégation de la Reine? C'est ce couple de malheureux sans métier, sans ressources, et faisant ressource de tous les métiers, industriels, entremetteurs, mendiants, ramassant leur pain dans les antichambres, vivant de hasards et de prostitutions entre le Mont-de-Pitié et Bicêtre, errant d'auberge en auberge, disputant les hôteliers à coups de poing, poursuivis de gîte en gîte par les dettes et les hontes criardes!
Voici l'affaire: le joaillier Bœhmer avait vendu à la Reine des girandoles d'oreilles, moyennant 360,000 livres, payables sur la cassette de la Reine, qui était de 100,000 écus par an. Bœhmer avait encore vendu au Roi, pour la Reine, une parure de rubis et de diamants blancs, puis une paire de bracelets de 800,000 livres. La Reine alors déclarait à Bœhmer qu'elle trouvait son écrin assez riche, et qu'elle ne voulait rien y ajouter; et le public la voyait si rarement porter ses diamants, qu'il croyait qu'elle y avait renoncé. Bœhmer cependant s'occupait de la réunion des plus beaux diamants qui se trouvaient dans le commerce pour en former un collier à plusieurs rangs que sa pensée secrète destinait à la Reine. Il songeait à le faire proposer à la Reine par quelque personne de la cour; un gentilhomme de la chambre du Roi consentait à le présenter au Roi. Le Roi, émerveillé de la beauté des diamants, accourait l'offrit à la Reine. Mais la Reine assurait le Roi qu'elle serait désolée d'une telle dépense pour un pareil objet; qu'elle avait de beaux diamants; que l'usage de la cour était de n'en plus porter que quatre ou cinq fois par an; et que, tout bien considéré,—on était alors en guerre,—il valait mieux acheter un vaisseau à la France qu'un collier à la Reine. Un an après, Bœhmer, ayant échoué dans le placement de son collier auprès des cours d'Europe, le Roi venait de nouveau l'offrir à la Reine, et la Reine renouvelait encore une fois ses refus. Sur ce refus, Bœhmer sollicitait, en qualité de joaillier de la couronne, une audience de la Reine. Il se jetait à ses pieds, lui déclarant qu'il était un homme ruiné, qu'il n'avait plus qu'à se jeter dans la rivière. La Reine répondait à Bœhmer qu'elle ne lui avait point commandé ce collier qui le ruinait; qu'à toutes ses propositions de beaux assortiments, elle lui avait déclaré au contraire ne vouloir pas ajouter quatre diamants à ses diamants. «Je vous ai refusé votre collier, disait en finissant la Reine; le Roi a voulu me le donner, je l'ai refusé de même. Ne m'en parlez donc jamais. Tâchez de le diviser et de le vendre, et ne vous noyez pas.» De ce jour, la Reine, mise en garde contre la répétition de pareilles scènes, évitait Bœhmer, et, pour mieux l'éviter, donnait toutes ses parures à réparer au valet de chambre joaillier. Tout semblait terminé pour la Reine, lorsque, le 3 août 1785, Bœhmer se présentait à madame Campan, réclamant l'argent du collier acheté par le cardinal de Rohan au nom de la Reine. Madame Campan informait la Reine de la réclamation de Bœhmer. La Reine, qui avait vu Bœhmer très exalté, le croyait fou. Mais une entrevue avec Bœhmer, puis le mémoire de Bœhmer et Bassange, instruisaient bientôt la Reine de l'achat, fait en son nom, du collier par le cardinal de Rohan et de l'apposition de sa signature sur le traité. Imaginez à ce coup de foudre la stupéfaction et la douleur de la Reine!
Cette douleur, cette stupéfaction éclatent sur le coup avec l'accent de la vérité la plus sincère dans une lettre de Marie-Antoinette, adressée à son frère, Joseph II:
Ce 22 août 1785,
«Vous aurez déjà su, mon cher frère, la catastrophe du cardinal de Rohan. Je profite du courrier de M. de Vergennes pour vous en faire un petit abrégé. Le cardinal est convenu d'avoir acheté en mon nom, et de s'être servi d'une signature qu'il a cru mienne, pour un collier de diamants de seize cent mille francs. Il prétend avoir été trompé par une Mme Valois de la Mothe. Cette intrigante du plus bas étage n'a nulle place ici, et n'a jamais eu d'accès auprès de moi. Elle est depuis deux jours dans la Bastille, et, quoique par son premier interrogatoire elle convienne d'avoir eu beaucoup de relations avec le C——, elle nie fermement d'avoir eu aucune part au marché du collier. Il est à observer que les articles du marché sont écrits de la main du C——; à côté de chacun le mot «approuvé» de la même écriture qui a signé au bas «Marie-Antoinette de France.» On présume que la signature est de ladite Valois de la Mothe. On l'a comparée avec des lettres qui sont certainement de sa main; on n'a pris nulle peine à contrefaire mon écriture, car elle ne lui ressemble en rien, et je n'ai jamais signé «de France.» C'est un étrange roman aux yeux de tout ce pays-ci, que de vouloir supposer que j'ai pu vouloir donner une commission secrète au cardinale»[287].
Et qui donc osait se dire son confident? Qui jouait le négociateur dans cette affaire? L'homme, le seul homme peut-être de France auquel Marie-Antoinette avait fait vœu de ne pas pardonner; l'homme qui avait livré Marie-Thérèse aux risées de la du Barry; l'homme qui, à la cour de Vienne, avait calomnié la fille auprès de la mère, à ce point que l'impératrice avait envoyé le baron de Neni en France pour s'assurer des faits; l'homme qui, à la cour de Versailles, n'avait cessé de montrer l'archiduchesse d'Autriche dans la Reine de France; l'homme qui avait parlé de la coquetterie de la Reine de façon à manquer à l'épouse de son roi; l'homme, enfin, dont toute la diplomatie, en France comme à l'étranger, n'avait été que raillerie et perfidie contre la personne de Marie-Antoinette; l'homme à qui, au su de la cour, Marie-Antoinette n'avait jamais daigné adresser la parole, et qu'elle avait réduit à se glisser honteusement, travesti et déguisé, dans les jardins de Trianon, pour voir la fête donnée au prince et à la princesse du Nord[288]… Trouvant cet homme dans cette machination au premier rang et dans le grand rôle, la Reine imagina que c'était là une nouvelle manœuvre d'une intrigue honteuse. Elle crut à un complot tramé pour la perdre; et telle était sa persuasion que, dans l'entrevue avec le Roi et le cardinal, l'assurance du cardinal lui avait fait penser un moment qu'il allait indiquer un endroit secret de l'appartement de sa souveraine où il aurait fait cacher le collier par un homme acheté. Dans sa première indignation la Reine courut au Roi. Le Roi éclata contre tant d'impudence. Le baron de Breteuil, servant ses rancunes particulières, anima encore le ressentiment du Roi et de la Reine, et il fût résolu de donner à cette grande imposture une éclatante publicité.
Les conseillers de cette résolution, M. de Breteuil et M. de Vermond, ont été blâmés. On les a accusés d'avoir livré la Reine à la malignité du public, d'avoir compromis son honneur dans des débats publics. Et cependant, si le parti contraire avait été adopté, si les conseils de la prudence ou plutôt de la timidité eussent prévalu, si l'affaire avait été étouffée, quelle arme dans les mains des ennemis de la Reine! Quelle preuve ils eussent tirée contre l'innocence de Marie-Antoinette, de ce silence, et de cette défiance de la lumière et de la justice!
Le 15 août, jour de l'Assomption, à midi, toute la cour remplissant la galerie, le cardinal de Rohan, en rochet et en camail, attendait Leurs Majestés, qui allaient passer pour aller entendre la messe. Il est appelé dans le cabinet du Roi, où il trouve la Reine. «Qui vous a chargé, Monsieur, lui dit le Roi, d'acheter un collier pour la Reine de France?—Ah! Sire, s'écrie le cardinal, je vois trop tard que j'ai été trompé!» Le Roi reprend: «Qu'avez-vous fait de ce collier?—Je croyais qu'il avait été remis à la Reine.—Qui vous avait chargé de cette commission?—Une dame appelée madame la comtesse de la Motte-Valois, qui m'avait présenté une lettre de la Reine, et j'ai cru faire ma cour à Sa Majesté en faisant cette commission.—Moi, Monsieur? interrompt la Reine, qui tourmentait son éventail, moi! qui depuis mon arrivée à la cour ne vous ai point adressé la parole! À qui persuaderez-vous, s'il vous plaît, que j'ai donné le soin de mes atours à un évêque, à un grand aumônier de France?—Je vois bien, répond le cardinal, que j'ai été cruellement trompé. Je payerai le collier. L'envie que j'avais de plaire m'a fasciné les yeux. Je n'ai vu nulle supercherie et j'en suis fâché.» Et le cardinal tire d'un portefeuille le traité portant la signature: Marie-Antoinette de France. Le Roi le prend. «Ce n'est ni l'écriture de la Reine, ni sa signature: comment un prince de la maison de Rohan et un grand aumônier de France a-t-il pu croire que la Reine signait Marie-Antoinette de France? Personne n'ignore que les reines ne signent que leurs noms de baptême.» Le Roi, présentant alors au cardinal une copie de sa lettre à Bœhmer: «Avez-vous écrit une lettre pareille à celle-ci?—Je ne me souviens pas de l'avoir écrite.—Et si l'on vous montrait l'original, signé de vous?—Si la lettre est signée de moi, elle est vraie.—Expliquez-moi donc toute cette énigme, reprit le Roi: je ne veux pas vous trouver coupable; je désire votre justification». Le cardinal pâlit et s'appuie sur une table. «Sire, je suis trop troublé pour répondre à Votre Majesté d'une manière…—Remettez-vous, monsieur le Cardinal, dit le Roi, et passez dans mon cabinet, afin que la présence de la Reine ni la mienne ne nuisent pas au calme qui vous est nécessaire. Vous y trouverez du papier, des plumes et de l'encre; écrivez votre déposition.» Le cardinal obéit. Au bout d'un demi-quart d'heure il rentre, et remet un papier au Roi. Le Roi le prend en lui disant: «Je vous préviens que vous allez être arrêté.—Ah! Sire, s'écrie le cardinal, j'obéirai toujours aux ordres de Votre Majesté, mais qu'elle daigne m'épargner la douleur d'être arrêté dans mes habits pontificaux, aux yeux de toute la cour!—Il faut que cela soit»; et, sur ce mot, le Roi quitte brusquement le cardinal sans l'écouter davantage[289].
Au sortir de chez le Roi, le cardinal de Rohan était arrêté et conduit à la Bastille. Deux jours après, il en sortait pour assister, en présence du baron de Breteuil, à l'inventaire de ses papiers. Le 5 septembre 1785, le jugement du cardinal était enlevé à la juridiction des tribunaux ecclésiastiques, et déféré à la grand'chambre assemblée par lettres patentes où la volonté du Roi s'exprimait ainsi:
«LOUIS, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre; à nos amés et féaux conseillers, les gens tenans notre cour de Parlement, à Paris, SALUT. Ayant été informé que les nommés Bœhmer et Bassange auroient vendu un collier au cardinal de Rohan, à l'insu de la Reine, notre très chère épouse et compagne, lequel leur auroit dit être autorisé par elle à en faire l'acquisition, moyennant le prix de seize cent mille livres, payables en différens termes et leur auroit fait voir, à cet effet, de prétendues propositions qu'il leur auroit exhibées comme approuvées et signées par la Reine; que ledit collier, ayant été livré par lesdits Bœhmer et Bassange audit cardinal, et le premier payement convenu entre eux n'ayant pas été effectué, ils auroient eu recours à la Reine. Nous n'avons pu voir sans une juste indignation que l'on ait osé emprunter un nom auguste et qui nous est cher à tant de titres, et violer, avec une témérité aussi inouïe, le respect dû à la Majesté royale. Nous avions pensé qu'il étoit de notre justice de mander devant nous ledit cardinal, et, sur la déclaration qu'il nous a faite, qu'il avoit été trompé par une femme nommée la Motte de Valois, nous avons jugé qu'il étoit indispensable de nous assurer de sa personne et de celle de ladite dame de Valois, et de prendre les mesures que notre sagesse nous a suggérées pour découvrir tous ceux qui auroient pu être auteurs ou complices d'un attentat de cette nature, et nous avons jugé à propos de vous en attribuer la connoissance pour être le procès par vous instruit, jugé, la grand'chambre assemblée[290].»
Le cardinal de Rohan se défendait et se justifiait comme il suit. Au mois de septembre 1781, madame de Boulainvilliers lui présentait une femme dont elle était la bienfaitrice, qu'elle avait recueillie et élevée, madame de la Motte-Valois. La misère de la protégée de madame de Boulainvilliers, son nom, son sang, sa figure, son esprit, touchaient le cardinal. Il aidait madame de la Motte de quelques louis. Mais que pouvait l'aumône contre le désordre de madame de la Motte? Au mois d'avril 1784, elle obtenait d'aliéner la pension de 1,500 livres accordée par la cour à la descendante des Valois. Tout donne à croire que, vers ce temps, des relations s'étaient établies entre le cardinal et madame de la Motte. Madame de la Motte était entrée dans des secrets échappés au cardinal, à l'imprudence de sa parole et à la légèreté de son caractère. Elle le savait las de sa position à la cour, impatient des amertumes de sa disgrâce et des froideurs méprisantes de la Reine, ambitieux et bouillant d'effacer son passé, prêt à tout, avec l'ardeur de la faiblesse, pour rentrer en grâce. Peu à peu, par degrés, autour du cardinal et par tous ses familiers, madame de la Motte ébruitait doucement, discrètement, une protection auguste, une grande faveur dont elle était honorée; confirmant elle-même les propos qu'elle semait, disant qu'elle avait un accès secret auprès de la Reine, que des terres du chef de sa famille allaient lui être restituées, qu'elle allait avoir part aux grâces. Le cardinal, il ne faut pas l'oublier, s'il n'était ni un niais ni un sot, s'il avait tout le vernis d'un homme du monde et tout l'esprit d'un salon, le cardinal manquait absolument de ce sang-froid de la raison et de ce contrôle du bon sens qui est la conscience et la règle des actes de la vie. Aveuglé par son désir de rentrer en grâce, il s'abandonnait à madame de la Motte, qui travaillait sans relâche sa confiance, nourrissait ses désirs, enhardissait ses illusions par toutes les ressources et toutes les audaces de l'intrigue et du mensonge. Un jour madame de la Motte disait au cardinal: «Je suis autorisée par la Reine à vous demander par écrit la justification des torts qu'on vous impute.» Cette apologie remise par le cardinal à madame de la Motte, madame de la Motte apportait, quelques jours après, ces lignes où elle faisait ainsi parler la Reine au cardinal: «J'ai lu votre lettre, je suis charmée de ne plus vous trouver coupable; je ne puis encore vous accorder l'audience que vous désirez. Quand les circonstances le permettront, je vous en ferai prévenir; soyez discret[291].»
Et quels soupçons, quelles inquiétudes pouvaient rester au cardinal après cette impudente comédie d'août 1784, imaginée par madame de la Motte, où une femme ayant la figure, l'air, le costume et la voix de la Reine, lui apparaissait dans les jardins de Versailles et lui donnait à croire que le passé était oublié? De ce jour, le cardinal appartenait tout entier à madame de la Motte. Les espérances insolentes qu'il osait concevoir de cette entrevue le livraient et le liaient à une crédulité sans réflexion, sans remords, sans bornes. Madame de la Motte pouvait dès lors en abuser à son gré, en faire l'instrument de sa fortune, le complice de ses intrigues. Elle pouvait tout demander au cardinal au nom de cette Reine qui lui avait pardonné, non avec la dignité d'une reine, mais avec la grâce d'une femme. Et c'est dès ce mois d'août une somme de 60,000 livres que madame de la Motte tire du cardinal, pour des infortunés, dit-elle, auxquels la Reine s'intéresse; et c'est, au mois de novembre, une autre somme de 100,000 écus qu'elle obtient encore de lui, au nom de la Reine, pour le même objet.
Mais de telles sommes étaient loin de suffire aux besoins, aux dettes, aux goûts, au luxe, à la maison de madame de la Motte. Tentée par l'occasion, elle songea à faire sa fortune, une grande fortune, d'un seul coup.
Bassange et Bœhmer, qui entretenaient tout Paris de leur collier et battaient toutes les influences pour forcer la main au Roi ou à la Reine, étaient tombés sur un sieur Delaporte, de la société de madame de la Motte, qui leur avait parlé de madame de la Motte comme une dame honorée des bontés de la Reine. Bassange et Bœhmer sollicitent aussitôt de madame de la Motte la permission de lui faire voir le collier. Elle y consent, et le collier lui est présenté le 29 décembre 1784. Madame de la Motte, habile à cacher son jeu, parle aux joailliers de sa répugnance à se mêler de cette affaire, sans les désespérer toutefois. Au sortir de l'entrevue, elle se hâte d'expédier, par le baron de Planta, une nouvelle lettre au cardinal, alors à Strasbourg. Madame de la Motte y faisait dire à la Reine: «Le moment que je désire n'est pas encore venu, mais je hâte votre retour pour une négociation secrète qui m'intéresse personnellement et que je ne veux confier qu'à vous; la comtesse de la Motte vous dira de ma part le mot de l'énigme[292].» Le 20 janvier 1785, madame de la Motte fait dire aux joailliers de se rendre chez elle le lendemain 21; et là, en présence du sieur Hachette, beau-père du sieur Delaporte, elle leur annonce que la Reine désire le collier, et qu'un grand seigneur sera chargé de traiter cette négociation pour Sa Majesté. Le 24 janvier, le comte et la comtesse de la Motte rendent visite aux joailliers, leur disent que le collier sera acheté par la Reine, que le négociateur ne tardera pas à paraître, et qu'ils avisent à prendre leurs sûretés. L'affaire avait été engagée pendant l'absence du cardinal. Madame de la Motte lui apprenait à son retour de Saverne, le 5 janvier, que la Reine désirait acheter le collier des sieurs Bœhmer et Bassange, et entendait le charger de suivre les détails et de régler les conditions de l'achat; elle appuyait son dire de lettres qui ne permettaient au cardinal qu'une soumission respectueuse.
Le 24 janvier, le cardinal, à la suite d'une visite des époux de la Motte, entre chez les joailliers, se fait montrer le collier, et ne cache pas qu'il achète non pour lui-même, mais pour une personne qu'il ne nomme pas, mais qu'il obtiendra peut-être la permission de nommer. Quelques jours après, le cardinal revoit les joailliers. Il leur montre des conditions écrites de sa main: 1° le collier sera estimé, si le prix de 1,600,000 livres paraît excessif; 2° les payements se feront en deux ans, de six mois en six mois; 3° on pourra consentir des délégations; 4° ces conditions agréées par l'acquéreur, le collier devra être livré le 1er février au plus tard. Les joailliers acceptent ces conditions, et signent l'écrit sans que la Reine soit nommée. Cet écrit, revêtu de l'acceptation des joailliers, est remis à madame de la Motte qui deux jours après le rend au cardinal, avec des approbations à chaque article, et au bas la signature: Marie-Antoinette de France.
Aussitôt le cardinal, étourdi du succès de sa négociation, de la faveur dont il croit jouir, du mystère même dont la Reine entoure sa confiance, écrit aux joailliers que le traité est conclu, et les prie d'apporter l'objet vendu. Les joailliers, assurés que c'est à la Reine qu'ils vendent, se rendent aux ordres du cardinal. Le collier reçu, le cardinal se rend à Versailles, arrive chez madame de la Motte, lui remet l'écrin: «La Reine attend, dit madame de la Motte, ce collier lui sera remis ce soit.» En ce moment paraît un homme qui se fait annoncer comme envoyé par la Reine. Le cardinal se retire dans une alcôve; l'homme remet un billet; madame de la Motte le fait attendre quelques instants, va montrer le collier au porteur. L'homme est rappelé. Il reçoit l'écrin. Il part.
Le cardinal, convaincu que le collier est remis à la Reine, donne ce jour même la première preuve de l'acquisition faite par la Reine par cette lettre: «Monsieur Bœhmer, S. M. la Reine m'a fait connaître que ses intentions étoient que les intérêts de ce qui sera dû après le premier payement, fin août, courent et vous soient payés successivement avec les capitaux jusqu'à parfait acquittement.» Ainsi le cardinal, enfoncé dans la confiance, n'a pas un doute. Le lendemain, il charge son heiduque Schreiber de voir s'il n'y aurait rien de nouveau dans la parure de la Reine au dîner de Sa Majesté. Le 3 février, rencontrant à Versailles le sieur et la dame Bassange, il leur reproche de n'avoir point fait encore leurs très humbles remerciements à la Reine de ce qu'elle a bien voulu acheter leur collier. Il les pousse à la voir, à en chercher l'occasion, à la provoquer. Toutefois, le cardinal s'étonnait de ne pas voir la Reine porter le collier, et il partait pour Saverne, ne soupçonnant rien encore, mais déjà moins hardi dans ses rêves, presque déçu. Madame de la Motte venait le retrouver à Saverne, et relevait sa confiance en lui promettant une audience de la Reine à son retour. Le cardinal, revenu de Saverne, l'audience tardant, la Reine continuant à ne pas porter le collier, le cardinal s'inquiétait. Il pressait madame de la Motte. «La Reine trouvait le prix excessif, répondait madame de la Motte, qui voulait gagner du temps; la Reine demandait, ou l'estimation, ou la diminution de 200,000 livres. Jusque-là, ajoutait madame de la Motte, la Reine ne portera pas le collier.» Les joailliers se soumettaient à la réduction, et madame de la Motte faisait voir au cardinal une nouvelle lettre de la Reine, dans laquelle la Reine disait qu'elle gardait le collier, et qu'elle ferait payer 700 000 livres au lieu de 400 000 à l'époque de la première échéance, fixée au 31 juillet[293].
C'est alors que le cardinal, les joailliers ayant négligé de se présenter devant la Reine pour la remercier, exigeait d'eux qu'ils lui écrivissent leurs remerciements. Malheureusement cette lettre de Bœhmer, reçue par la Reine, lue par elle, tout haut, devant ses femmes présentes; cette lettre, qui eût pu être une révélation, était considérée par la Reine comme un nouvel acte de folie de ce marchand qui l'avait menacée de se jeter à l'eau. La Reine, n'y comprenant rien et n'y voyant «qu'une énigme du Mercure», la jetait au feu. Et qui pourrait essayer de nier l'ignorance de la Reine? Ne faudrait-il pas nier cette note écrite au moment où la fraude va être découverte, et trouvée dans le peu de papiers du cardinal échappés au feu allumé par l'abbé Georgel? «Envoyé chercher une seconde fois B. (Bœhmer). La tête lui tourne depuis que A. (la Reine) a dit: Que veulent dire ces gens là? Je crois qu'ils perdent la tête[294].»
Ceci se passait le 12 juillet. Quelques jours après, madame de la Motte avertissait le cardinal que les 700,000 livres, payables au 31 juillet, ne seraient pas payées, que la Reine en avait disposé; mais que les intérêts seraient acquittés. La préoccupation de ce payement qui manque, le souci de faire attendre les joailliers, troublent le cardinal. Il s'alarme. A ce moment, il lui tombe sous les yeux de l'écriture de la Reine. Il soupçonne. Il mande madame de la Motte. Elle arrive tranquille, et le rassure. Elle n'a pas vu, dit-elle, écrire la Reine; mais les approbations sont de sa main, il n'y a pas le moindre doute à avoir. Elle jure que les ordres qu'elle a transmis au cardinal lui viennent de la Reine. D'ailleurs, pour lui ôter toute inquiétude, elle va lui apporter 30,000 livres de la part de la Reine pour les intérêts. Et ces 30,000 livres, madame de la Motte les apporte au cardinal. Le cardinal ignore que madame de la Motte les a empruntées sur des bijoux mis en gage chez son notaire, et tous ses soupçons tombent devant une pareille somme apportée par une femme qu'il nourrit de ses charités.
Le 3 août, Bœhmer voyait madame Campan à sa maison de campagne, et tout se découvrait. Madame de la Motte faisait appeler le cardinal, dont l'aveuglement continuait sans que cette phrase de Bassange, du 4 août, l'eût éclairé: «Votre intermédiaire ne nous trompe-t-il pas tous les deux?» Madame de la Motte se plaignait au cardinal d'inimitiés redoutables conjurées contre elle, lui demandait un asile, le compromettait par cette hospitalité, puis le quittait le 5, et se retirait à Bar-sur-Aube. Elle espérait que l'affaire se dénouerait sans éclat; elle comptait que le cardinal avait trop à risquer pour appeler sur son imprudence et sa témérité le bruit, la lumière, la justice. Compromis avec elle, le cardinal payerait et se tairait, pensait madame de la Motte[295].
Toute cette affaire n'était donc qu'une escroquerie. Encore l'idée n'en était-elle pas bien neuve. Le scandale n'était pas oublié d'une madame de Cahouet de Villiers, qui par deux fois, en 1777, imitant l'écriture et la signature de Marie-Antoinette, s'était fait livrer d'importantes fournitures par la demoiselle Bertin; puis, réprimandée pour toute punition et pardonnée par la Reine, fabriquait une nouvelle lettre signée Marie-Antoinette au moyen de laquelle elle enlevait 200 00 livres au fermier général Béranger[296]. Une autre intrigue, moins ébruitée, presque inconnue du public même alors, n'avait-elle pas, quelques années après, annoncé l'affaire du collier, et montré la voie à l'imagination de madame de la Motte? Une femme, en 1782, s'était vantée, elle aussi, d'être honorée de la confiance et de l'intimité de la Reine. Elle montrait des lettres de madame de Polignac, qui la priait de se montrer à Trianon. Elle usait du cachet de la Reine, surpris par elle sur la table du duc de Polignac. A l'entendre, elle disposait de la faveur de madame de Lamballe; à l'entendre, elle avait par son crédit sur la Reine, désarmé le ressentiment de la princesse de Guéménée et de madame de Chimay contre une dame de Roquefeuille. Mêmes mensonges et mêmes dupes, c'est la même comédie, et, chose inconcevable, c'est le même nom: l'intrigante de 1782 s'appelait, elle aussi, de la Motte! Marie-Josèphe-Françoise Waldburg-Frohberg, épouse de Stanislas-Henri-Pierre du Pont de la Motte, ci-devant administrateur et inspecteur du collège royal de la Flèche[298].
À l'appui de sa bonne foi de dupe, le cardinal de Rohan apportait la subite fortune et le soudain étalage de madame de la Motte, ce mobilier énorme dont Chevalier avait fourni les bronzes, Sikes les cristaux, Adam les marbres; tout ce train, monté d'un coup de baguette, chevaux, équipage, livrée; tant de dépenses, l'achat d'une maison, d'une argenterie magnifique, d'un écrin de 100,000 livres, tant d'argent jeté de tous les côtés aux caprices les plus ruineux, par exemple à un oiseau automate de 1,500 livres! La défense du cardinal rapprochait de ces dépenses les ventes successives de diamants faites par la femme de la Motte, à partir du 1er février, pour 27,000 livres, 16,000 livres, 36,000 livres, etc.; les ventes de montures de bijoux pour 40 ou 50,000 livres; les ventes opérées en Angleterre par le mari de madame de la Motte de diamants semblables à ceux du collier, d'après le dessin envoyé de France, pour 400 000 livres en argent, ou échangés contre d'autres bijoux, tels qu'un médaillon de diamants de 230 louis, des perles à broder pour 1,890 louis, etc.; tous échanges ou ventes certifiés par les tabellions royaux de Londres. L'éclat de cette fortune et de ces dépenses, ajoutait la défense, avait été soigneusement dérobé au cardinal par madame de la Motte. Elle le recevait dans un grenier lorsqu'il venait chez elle; et le 5 août, lorsqu'elle le quittait pour aller habiter la maison qu'elle avait achetée à Bar-sur-Aube, elle lui disait se retirer chez une de ses parentes[299].
Madame de la Motte niait tout. Elle niait ses rapports avec les joailliers, ce bruit de faveur auprès de la Reine répandu par elle, le récit fait par le cardinal de la remise du collier. Ne voyant son salut que dans la perte du cardinal, elle imaginait cette fable d'une influence magnétique de Cagliostro sur le cardinal. C'était à Cagliostro, suivant elle, que le cardinal avait remis le collier. C'était Cagliostro qui avait fait prendre au cardinal le comte et la comtesse de la Motte pour agents, en France et en Angleterre, du dépècement et du changement de nature du collier. Les deux grands faits à sa charge, la fausse signature de la Reine sur le marché, et la comédie de l'apparition de la Reine au cardinal dans le Parc de Versailles, madame de la Motte les repoussait d'un ton léger. Suivant elle, «le cardinal ayant toujours gardé le plus grand secret sur cette négociation qu'il a conduite lui-même, elle ne connaît la négociation que comme le public, par les lettres patentes du mois de septembre dernier et le réquisitoire en forme de plaintes du procureur général.» Quant à la scène du parc de Versailles, elle s'écrie ironiquement dans son Mémoire: «C'est le baron de Planta qui apparemment aura fait voir à M. de Rohan, ou lui aura fait croire qu'il voyoit on ne sait quel fantôme à travers l'une de ces bouteilles d'eau limpide avec laquelle Cagliostro a fait voir notre auguste Reine à la jeune demoiselle de la Tour;» et, raillant agréablement le cardinal: «Dans ce rêve extravagant, M. de Rohan a-t-il donc reconnu ce port majestueux, ces attitudes de tête qui n'appartiennent qu'à une Reine fille et sœur d'empereur[300]?»
Une déposition inattendue venait faire justice du persiflage de madame de la Motte. Un religieux minime déclarait avoir désiré prêcher à la cour, pour obtenir le titre de prédicateur du Roi. Refusé pour un de ses sermons soumis au grand aumônier de France, il avait été engagé à se présenter chez madame de la Motte, qui, lui dit-on, gouvernait le cardinal et lui obtiendrait cette faveur. Il avait suivi le conseil, réussi auprès de madame de la Motte, prêché devant le Roi. De là une grande reconnaissance du religieux, qui devenait l'ami de madame de la Motte et son commensal habituel. Un jour qu'il y dînait, il avait été frappé de la beauté d'une jeune personne et de sa ressemblance avec la Reine. Il se rappelait l'avoir vue reparaître le soir, après une seconde toilette, avec la coiffure habituelle de la Reine[301]. Sur cette déposition, sur les recherches de la police, la demoiselle d'Oliva était arrêtée, le 17 octobre, à Bruxelles, et amenée à la Bastille. Interrogée, elle confirmait la déposition du père Loth. Un homme, qui l'avait rencontrée au Palais-Royal, lui avait rendu plusieurs visites. Il lui parlait de protections puissantes qu'il voulait lui faire obtenir, puis lui annonçait la visite d'une dame de grande distinction qui s'intéressait à elle. Cette dame était madame de la Motte. Elle se disait à la d'Oliva chargée par la Reine de trouver une personne qui pût faire quelque chose qu'on lui expliquerait lorsqu'il en sera temps, et lui offrait 15,000 livres. La d'Oliva acceptait. C'était dans les premiers jours d'août. Le comte et la comtesse de la Motte emmènent la d'Oliva à Versailles. Ils sortent, puis reviennent, et lui annoncent que la Reine attend avec la plus vive impatience le lendemain, pour voir comment la chose se passera. Le lendemain, c'est la comtesse qui s'occupe elle-même de la toilette de la d'Oliva. Elle lui met une robe de linon, une robe à l'enfant ou une gaule, appelée plus communément une chemise, et la coiffe en demi-bonnet. Quand elle est habillée, la comtesse lui dit: «Je vous conduirai ce soir dans le parc, et vous remettrez cette lettre à un très-grand seigneur que vous y rencontrerez.» Entre onze heures et minuit, madame de la Motte lui jetait un mantelet blanc sur les épaules, une thérèse sur la tête, et la conduisait au parc. En chemin, elle lui remettait une rose: «Vous remettrez cette rose, avec la lettre, à la personne qui se présentera devant vous, et vous lui direz seulement: Vous savez ce que cela veut dire.» Et madame de la Motte ajoute, pour rassurer la d'Oliva, que tout a lieu avec l'agrément de la Reine: «La Reine sera derrière vous.» Arrivée au parc, madame de la Motte fait placer la d'Oliva dans une charmille, puis va chercher le grand seigneur, qui s'approche en s'inclinant. La d'Oliva dit la phrase, remet la rose… «Vite! vite! venez!» C'est madame de la Motte qui accourt et l'entraîne[302].
Ce démenti, donné à toute la défense de madame de la Motte, n'abattit point son impudence. Mais bientôt un autre démenti confondait ses mensonges. Réteaux de Villette, son confident, son secrétaire, arrêté à Genève, avouait qu'abusé par l'influence de madame de la Motte, par l'espérance d'une fortune auprès du cardinal, il avait écrit sous la dictée de madame de la Motte toutes les fausses lettres qui avaient trompé M. de Rohan. Il avouait qu'il avait tracé, sous ses ordres, les mots Approuvé en marge du traité de vente du collier, tracé au bas la signature Marie-Antoinette de France[303].
Qu'ajouter? La lumière est faite, comme jamais peut-être elle n'a été faite dans une affaire semblable. Les preuves sont des faits. La vérité, la duperie du cardinal, l'escroquerie de madame de la Motte, l'innocence de la Reine, ne sont pas à démontrer: elles éclatent et n'appartiennent plus à la discussion. Où donc l'opinion, qui ne voulait point de la lumière, qui ne voulait point de la vérité, qui ne voulait point de l'innocence de la Reine, était-elle réduite à se réfugier? Où? Dans les nouveaux mensonges de madame de la Motte, dans les calomnies de son Sommaire[304]. Que dis-je? Dans le murmure et le balbutiement de ses réponses, dans les lambeaux de ses interrogatoires infidèlement rapportés! Il fallait, pour se refuser à l'évidence, abaisser sa foi jusqu'à ces libelles que publiera la Motte, l'épaule encore rouge du V de voleuse; il fallait croire à l'authenticité de toutes les lettres de la Reine, y croire contre la déclaration de Réteaux de Villette, y croire contre l'aveu du faussaire! il fallait,—car dans ce système la calomnie doit aller jusqu'au bout de la stupidité,—il fallait supposer que la signature fausse de la Reine, apposée au traité, y avait été apposée du gré de la Reine pour arracher le collier à Bœhmer, et demeurer libre de tout engagement. Il fallait admettre que la scène du parc avait été commandée par la Reine à la d'Oliva, pour se donner le divertissement de voir jouer à une courtisane le rôle d'une Reine de France. Il fallait admettre enfin que les diamants vendus par le comte de la Motte avaient été vendus par l'ordre de la Reine, pour dénaturer le collier et en réaliser l'argent en le dissimulant aux vendeurs!
Aujourd'hui, pour douter et faire douter encore, à quoi l'historien est-il contraint? Il lui faut accepter les affirmations haineuses de l'abbé Georgel, qui ne pardonne pas à la Reine d'avoir été chassé de l'ambassade de Vienne par le baron de Breteuil. Il lui faut s'appuyer sur ces Mémoires du comte Beugnot, l'ami, la dupe et le confesseur des fables de madame de la Motte; il lui faut enfin, renonçant au contrôle de l'histoire, et, dans le récit de cette imposture, abusé par une imposture, baser son récit et sa conviction sur des Mémoires apocryphes, sur ces Mémoires de mademoiselle Bertin, dont les éditeurs eux-mêmes ont reconnu la fausseté et la supercherie[305].
* * * * *
Le procès est à sa fin. Madame de la Motte, qui a cherché son salut dans la comédie d'une subite folie, le cherche dans les insinuations perfides, puis dans l'audace et l'intimidation de la calomnie. Elle espère se sauver en accusant la Reine, ou du moins échapper à l'infamie en se faisant passer auprès de l'opinion pour la victime d'une intrigue de cour. Derrière elle, la poussant dans cette voie, l'enhardissant à menacer, il y a les Rohan humiliés et qui voudraient au moins compromettre l'honneur de la Reine avec l'honneur du cardinal; il y a madame de Marsan, visitant et travaillant les parlementaires, M. de Vergennes et ses ressentiments mal étouffés, et tout le parti des ennemis de la Reine[306]. En face de madame de la Motte il y a le parlement, qui ne lui impose pas silence.
Le procureur général donne ses conclusions. Elles portent, contre le cardinal: «Qu'il sera tenu de déclarer à la chambre, en présence du procureur général, que témérairement il s'est mêlé de la négociation du collier, sous le nom de la Reine; que plus témérairement il a cru à un rendez-vous nocturne à lui donné par la Reine; qu'il demande pardon au Roi et à la Reine en présence de la justice;
Tenu de donner, sous un temps déterminé, la démission de la charge de grand aumônier;
Tenu de s'abstenir d'approcher, à une certaine distance, des maisons royales et des lieux où serait la cour;
Tenu de garder prison jusqu'à l'exécution pleine et entière de l'arrêt[307].»
Cette humiliation n'eût été que juste; elle importait à l'honneur de la Reine comme à la dignité de la couronne de France. Sans doute le cardinal était pur de la fraude; mais il était coupable d'imprudence et de présomption. Il avait été l'instrument du scandale, le héros du roman de madame de la Motte. Son illusion avait insulté la vertu de la femme de son roi; il avait porté le soupçon autour du trône; il avait compromis la royauté.
Mais les influences, les manœuvres, les passions, la voix des Robert Saint-Vincent, des Barillon, des Morangis, des d'Outremont, des Hérault de Sechelles et des Freteau, l'emportaient dans cette cause sur les intérêts de la justice et les droits de la royauté: vingt-six voix contre vingt-trois repoussaient les injonctions du procureur général[308]. Le jugement qui condamnait Jeanne de Valois de Saint-Remy de Luz, femme de la Motte, à être battue et fustigée nue de verges, flétrie de fer chaud et détenue à perpétuité à la Salpêtrière, déchargeait «Louis-René-Édouard de Rohan des plaintes et accusations contre lui intentées à la requête du procureur général, et ordonnait que les Mémoires imprimés pour Jeanne de Saint-Remy de Valois de la Motte seraient et demeureraient supprimés, comme contenant des faits faux, injurieux et calomnieux audit cardinal de Rohan[309].»
Regardez pourtant ces juges qui acquittent le cardinal de Rohan, ces juges qui font pleurer la Reine[310]: encore deux ans, et dans cette même assemblée ils s'élèveront contre la royauté de Louis XVI, et brigueront comme un honneur l'exil du duc d'Orléans. Regardez ce peuple des halles, qui applaudit au triomphe du cardinal, à l'humiliation de la Reine[311]: c'est le peuple qui va remplir le Tribunal révolutionnaire et applaudir au bourreau!
VII
Le portrait de la Reine non exposé au Louvre, de peur des insultes.—Découragement de la Reine; sa retraite à Trianon.—L'abbé de Vermond, conseiller de la Reine. Plans politiques de l'abbé de Vermond et de son parti.—M. de Loménie de Brienne au ministère.—La Reine dénoncée à l'opinion publique par les parlements.—Retraite de M. de Brienne.—Rentrée aux affaires de M. Necker, soutenu par la Reine.—Ouverture des états généraux.
Deux ans avant la révolution, l'impopularité de M. de Calonne retombant sur la Reine, l'impopularité de la Reine arrivait à un tel point qu'en août 1787 le portrait de la Reine, de la Reine entourée de ses enfants, n'était pas exposé aux premiers jours de l'exposition, de peur des outrages de la populace! Ce portrait, tout plein de tristesse, qui semblait plutôt le deuil de la mère que le triomphe de la maternité, cette grande scène de famille sans jeux, sans joies d'enfants, où Madame, déjà sérieuse, penchée sur la Reine, cherchait à dissiper les ennuis de son front; où le duc de Normandie, assis sur les genoux de sa mère, n'avait pas ce rire d'enfant dont parle Virgile, et qui commence à parler aux mères; où cet autre fils de la Reine, déjà bien près de la mort, le Dauphin, montrait la bercelonnette vide de sa sœur, Béatrix de France, la seconde fille de Marie-Antoinette, morte à un an; où la Reine elle-même semblait avoir été peinte dans le moment où la consolation de ceux qui lui restaient n'avait point encore effacé sur son visage le regret de celle que Dieu venait de lui enlever; ce portrait de madame Lebrun, où tout parlait de la douleur d'une mère, on n'osait quelque temps le risquer au Salon du Louvre[312]!
La Reine renonçait alors à Paris, à ses spectacles, au spectacle des bouffons, qu'elle aimait tant. Désolée, découragée, elle renvoyait mademoiselle Bertin, elle quittait ses goûts et ses plaisirs; elle se sauvait à Trianon, et s'y retirait avec ses larmes. Que ce théâtre de tant de jeux, que le ton même des invitations de la Reine était maintenant changé! Appelant ceux qui l'aimaient auprès d'elle, la Reine écrivait à Madame Élisabeth: «Nous pleurerons sur la mort de ma pauvre petite ange… J'ai besoin de tout votre cœur pour consoler le mien[313]…»
Tout le courage de Marie-Antoinette, tout son amour de la vie, ce n'est plus que ce bel enfant, son dernier né, le duc de Normandie, pauvre enfant venu au monde sans acclamations, sans vivats, bercé au refrain de la calomnie, et que la Reine aime d'autant plus. Toute son âme, c'est l'âme de sa fille, qu'elle guide à ses vertus, à la bienfaisance, à la charité.
* * * * *
M. de Calonne ne pouvait être gardé plus longtemps. La Reine, qui n'avait fait que l'accepter, ou plutôt le subir; la Reine, sans confiance dans le ministre, sans autre reconnaissance pour l'homme que celle d'une certaine courtisanerie à laquelle les ministres du Roi ne l'avaient guère habituée; la Reine était encore entraînée par les dangers de sa situation, par l'incertitude et le peu de suite de la volonté du Roi, par cela enfin qu'elle appelait elle-même la fatalité de sa destinée[314], à remplacer M. de Calonne et à faire un nouveau ministre. Mais les exigences du parti Polignac avaient été pour elle un avertissement et une leçon. Dans la bonne foi de son esprit, dans la naïveté et la sincérité de son désir du bonheur de la France, Marie-Antoinette s'abandonna à l'expérience et à la tutelle d'un homme qu'elle voyait sans entourages et sans créatures, lié à sa fortune par un dévouement sans réserve et par le partage des mêmes inimitiés, attaché enfin à une certaine humilité de position qui lui défendait l'abus de l'influence. Quoi de plus excusable que ce choix fait par Marie-Antoinette de l'abbé de Vermond pour conseiller? Il a pris la confiance de l'archiduchesse d'Autriche à l'heure de son enfance; il s'est avancé et établi dans ses premières impressions; il a été le confesseur de la pensée et du cœur de la Dauphine, puis de la Reine, le dépositaire des secrets de la mère et de la fille, de Marie-Thérèse et de Marie-Antoinette, le confident et le consolateur de ces larmes et de ces inquiétudes qu'une Reine doit cacher à une cour, taire même à l'amitié. M. de Vermond avait partagé les chagrins de la Reine, les froideurs de Louis XVI, jusqu'au jour où son frère Vermond avait sauvé la mère de Marie-Thérèse-Charlotte de France, jusqu'au jour où le Roi, lui parlant pour la première fois, le chargeait de préparer Marie-Antoinette à la mort de Marie-Thérèse[315]. D'autres mérites de l'abbé étaient, aux yeux de la Reine, les antipathies de Mesdames tantes pour M. de Vermond, et cette façon d'exil infligé au zèle de ses efforts pour la rentrée du duc de Choiseul aux affaires, lors de la naissance de Marie-Thérèse Charlotte. La jalousie même des favorites, la jalousie de l'amitié si peu exigeante de madame de Lamballe[316], semblaient garantir à la Reine la sincérité de l'amitié de M. de Vermond. Les représentations prophétiques presque adressées par l'abbé de Vermond à la Reine, lors de la faveur de madame de Polignac, assuraient la Reine et de son attachement sans crainte et de sa raison sans faiblesse. La Reine trouvait encore dans la tournure familière de l'esprit de M. de Vermond, dans cette brutalité du verbe quasi rustique qui jugeait et brusquait avec le bon sens les ministères et les systèmes, une grande raison de confiance. Puis M. de Vermond n'était pas un homme de réaction, comme l'ont peint les pamphlets de la Révolution. Il applaudissait alors aux plans de M. Necker; il confessait au fond de lui-même la religion courante des esprits, les théories de réformes; il se tenait entre l'opinion publique et ses ennemis. Par-dessus toutes ces vertus et tous ces avantages de directeur de la conscience politique d'une Reine, l'abbé de Vermond avait, aux yeux de la Reine, une qualité rare, la modestie de l'ambition, et rien ne la rassurait plus que l'engagement pris par lui de ne prétendre à aucun haut poste ecclésiastique. Marie-Antoinette ne savait pas que l'abbé avait l'ambition et l'orgueil de son temps, l'orgueil de ne rien être et l'ambition de tout faire. Que lui faisait la place et le personnage? Il voulait le rôle et l'influence. Il visait depuis dix-sept ans à la position d'un Dubois sans portefeuille, ce grand ambitieux qui disait de Dubois: «Il eût dû faire des cardinaux, et ne jamais le devenir[317].» L'abbé de Vermond parvenait à son but[318]: il faisait un ministre de l'archevêque qui l'avait désigné à M. de Choiseul pour l'éducation de la fille de Marie-Thérèse. Mais, en faisant entrer M. de Loménie de Brienne au ministère, l'abbé de Vermond n'acquittait pas seulement une dette de reconnaissance, il ne faisait pas seulement une créature de son bienfaiteur: il introduisait au ministère un système politique qui était son plan et le rêve de quelques membres du clergé.
Que voulaient l'abbé de Vermond et ses amis? Hommes d'Église, ils voulaient le salut du royaume par l'Église. Ils voulaient étendre à l'État ce nouveau genre d'épiscopat qui embrassait le régime économique et politique d'un diocèse; élever jusqu'aux affaires, jusqu'au gouvernement temporel, ce personnage inconnu jusqu'alors dans la monarchie française: l'évêque administrateur. Mais ces hommes d'Église, dans ce siècle où les vertus même d'un Malesherbes étaient hors de l'Église, appartenaient au siècle. Atteints de cet empirisme civil, l'épidémie du temps, ils avaient imaginé, pour conduire les idées de leur génération, de s'appuyer sur elles. Leur moyen était une sorte d'apostolat philosophique; leur objet, la guerre aux erreurs gouvernementales; leur principe, le bonheur public, qu'ils disaient la véritable, la seule religion d'un État[319]. Toutefois, cette philosophie, ces principes avaient chez eux le relâchement, les facilités et les accommodements de l'époque et des mœurs qui les entouraient. Croyant au mieux matériel de l'humanité, ils ne s'aveuglaient point sur l'amélioration des hommes, qui, selon eux, «ont été, sont et seront toujours des hommes.» Aussi les jugements sévères, les alarmes sur l'abaissement des âmes, sur l'abandon et le décri de la discipline morale de la nation, leur paraissaient une sorte de jansénisme étroit et indigne d'un homme d'État. Ils jugeaient une invention dénuée de fondement la distinction d'époques où les nations florissent par les bonnes mœurs, et d'époques où elles dégénèrent par les vices[320]. En un mot, ces singuliers successeurs des Ambroise et des Chrysostome ne répugnaient pas à allier l'illusion à la corruption du dix-huitième siècle, et ils entendaient gouverner avec les idées d'un Turgot et la science des hommes d'un Maurepas.
L'erreur de ce projet impraticable, impraticable surtout à des hommes d'Église, livrait la Reine aux vengeances et aux colères du parti de l'archevêché, aux dénonciations des lettres adressées à M. de Marbeuf: «On dit que le favori, le lecteur, l'instituteur de la Reine, l'abbé de Vermond, vous fait la loi comme aux autres. On dit qu'il dispose des places comme des bénéfices, et est guidé par une puissance invisible (la Reine) cachée derrière le rideau[321].» Puis se trahissait d'abord, éclatait bientôt la déplorable insuffisance du ministre, qui, dans ses débats avec les parlements, découvrait la Reine, ameutait les passions contre elle, et l'abandonnait à l'opinion publique. Les fautes et les dilapidations du passé, l'embarras des finances, les malheurs de la politique, tout alors était attribué à la Reine; tous l'accusaient du présent, des sévérités nouvelles du Roi, de l'exil des parlements; et il semblait que les parlements portassent la voix de la France au pied du trône, quand ils osaient dénoncer la Reine à Louis XVI: «De tels moyens, Sire, ne sont pas dans votre cœur; de tels exemples ne sont pas dans les principes de Votre Majesté; ils viennent d'une autre source[322]…»
La Reine voyait qu'elle avait été déçue par la haute opinion du génie de M. de Brienne, dans laquelle elle avait été entretenue de si longue main; déçue par les assurances de M. de Vermond, déçue par les promesses de son candidat, l'abondance de sa parole, la présomption de son orgueil. La déclaration du déficit, l'échec de la cour plénière, l'échec du lit de justice, enfin la déclaration du lit de justice, enfin la déclaration du 8 août 1788, qui convoquait les états généraux pour le 1er mai 1789, apprenaient à la Reine qu'il était aussi dangereux de recevoir des ministres de la main de l'abbé de Vermond que de la main des Polignac. Elle faisait elle-même appeler l'archevêque et lui demandait de se retirer, adoucissant sa disgrâce par le témoignage et les preuves de sa reconnaissance[323], voulant payer, sinon les talents du ministre, au moins de ses tentatives, ses efforts, son dévouement. La Reine se soumettait. Elle trompait l'opinion qu'on pouvait avoir de son caractère, l'attente de résistances et de luttes, possibles encore à ce moment: elle s'humiliait devant la volonté de la nation; et, loin d'entraîner le Roi aux résolutions extrêmes, la Reine, oubliant les écrits par lesquels, depuis sa sortie du ministère, M. Necker s'était aliéné sa protection et ses sympathies, la Reine faisait l'intermédiaire du retour de l'ancien ministre. M. Necker était introduit chez la Reine avant d'entrer chez le Roi, et c'était la Reine qui, par ses plaintes sur le malentendu entre la France et elle, par les vives expressions de son désir de rentrer en sa faveur, dans son amour, emportait l'acceptation de M. Necker. L'appui donné par la Reine à M. Necker fut franc, loyal, entier à ce point qu'il amena un refroidissement entre la Reine et le seul ami resté fidèle à son amitié, le comte d'Artois; le comte d'Artois, combattant la double représentation du tiers contre la Reine, ralliée à l'opinion publique, à la popularité de M. Necker, à la Révolution qui commence[324].
Les états généraux s'ouvraient le 4 mai à Versailles, et les femmes du peuple, voyant passer la Reine, la saluaient de cris si furieux: «Vive le duc d'Orléans!» qu'il fallait soutenir la Reine prête à s'évanouir[325].
LIVRE TROISIÈME
1789-1793
I
Situation de la Reine, au commencement de la Révolution, vis-à-vis du Roi, de Madame Élisabeth, de Madame, de la comtesse d'Artois, de Mesdames tantes, de Monsieur, du comte d'Artois.—Les princes du sang: le duc de Penthièvre, le prince de Condé, le duc de Bourbon, le comte de la Marche.—Le duc d'Orléans.—La Reine et les salons; le Temple, le Palais-Royal, etc.—La Reine et l'Europe.—L'Angleterre. —La Prusse.—La Suède.—L'Espagne et Naples.—La Savoie, etc.—L'Autriche.
La Révolution commence.
Il convient de montrer d'abord la position de la Reine; de chercher ses appuis, ou du moins ses consolations contre les passions déchaînées d'un peuple; de dire sa situation vis-à-vis de son mari, de sa famille, des salons, des puissances, de Versailles, de Paris, de l'Europe.
Louis XVI aimait la Reine. Il l'aimait d'un amour que les Bourbons n'avaient accordé jusqu'alors qu'à leurs maîtresses; et c'est une remarque fort juste d'un contemporain, qu'en héritant d'un pareil amour, Marie-Antoinette avait aussi hérité des haines et des ennemis d'une maîtresse de Roi[326]. La malveillance publique, qui avait si longtemps consolé les reines de France des infidélités de leurs époux, s'était attaquée à l'épouse dont le règne succédaient à l'influence des Pompadour et des du Barry. Cependant, si dans ce ménage de deux esprits dissemblables, la volonté et le caractère l'avaient emporté, si Louis XVI s'était soumis, s'il recourait aux conseils de la Reine, c'était avec le secret dépit et la défiance préconçue des natures faibles, qui ne veulent que se débarrasser de la responsabilité de l'insuccès. Il abandonnait les idées de la Reine, puis y revenait brusquement et paraissait y retomber. À peine s'était-il confié, qu'il se reprenait encore. C'étaient à tout moment des arrêts, des retours, des inerties qui défaisaient en lui les résolutions de la Reine. Ainsi la faiblesse même de Louis XVI le faisait incapable d'obéir et le dérobait à la soumission, sans que son cœur, aujourd'hui tout entier à la Reine, eût jamais part à son humeur.
Seule, parmi les femmes de sa famille, Madame Élisabeth, libre des inimitiés qui avaient entouré son enfance, échappant à son éducation et suivant sa belle âme, montrait son amitié, par son dévouement à la femme de son frère, la facile victoire de tant de grâces, quand elles ne rencontraient ni les préventions des intérêts, ni les haines des partis.
Les deux belles-sœurs de la Reine, Madame, femme de Monsieur, et la comtesse d'Artois, jalouses toutes deux de la Reine, envieuses de cette domination enchantée de sa bonté et de son esprit, étaient allées grossir le parti de Mesdames tantes, et lui avaient apporté deux hostilités qui empruntaient leurs nuances et leur gradation à la tournure de leurs caractères et à l'hostilité de leurs maris. La passion de la comtesse d'Artois était un peu retenue par l'attachement du comte d'Artois pour sa belle-sœur. La passion de Madame, au contraire, était excitée et encouragée par les propos et la guerre de méchancetés de Monsieur contre la Reine. Mille chocs journaliers, les moindres incidents, les plus petits prétextes à fâcherie, les affronts imaginaires, un mot de la Reine à Madame sur la conduite équivoque de madame de Balbi et le tort qu'elle avait de l'attacher à sa personne, un geste même, un air, rien ne se perdait dans cette mémoire sans pardon où germait la rancune. Un jour Madame ne disait-elle pas à Marie-Antoinette: «Vous ne serez que la Reine de France, vous ne serez pas la Reine des Français[327].» Les contrariétés de la Reine de ce côté de sa famille allaient, en 1782, jusqu'à prendre sur sa santé. Effrayés de sa mélancolie que rien ne pouvait distraire, de son indifférence sur toutes choses, de cet amaigrissement qui la menaçait d'une maladie de langueur, les amis de la Reine ne cachaient pas leur espérances que la demande, pour le Dauphin, de l'appartement de Monsieur et Madame forçât le ménage à quitter Versailles et à se retirer au Luxembourg[328].
Mesdames, réduites à leur cour de Bellevue et y cachant leur défaite, sans influence dans les affaires et ne gouvernant rien, frappées dans le présent et dans l'avenir par l'amour du Roi pour la Reine, ne parvenant à l'oreille du Roi et ne l'occupant qu'un jour de mardi gras où tout le monde dansait[329], Mesdames boudaient et murmuraient. Unies à Madame Louise, la carmélite de Saint-Denis, que sa haine contre l'Autriche emportait jusqu'à troubler un couvent de religieuses autrichiennes[330]; à Madame Louise, que Louis XVI avait été obligé de venir réprimander en personne, lui intimant l'ordre de ne plus se mêler des affaires du ministère[331], Mesdames se remuaient et se vengeaient dans l'ombre. Un choix, une idée de la Reine leur étaient-ils rapportés, elles avaient, pour calomnier les actes ou les vues de la Reine, deux formules invariables, tantôt celle-ci: «Nous serions bien surprises qu'elle pensât comme mon père ou comme mon frère;» tantôt celle-là: «Nous la surprenons tous les jours avec de nouvelles opinions contraires à la maison de France[332].» Enfin, dans ce néant et ce supplice de leur position, éloignées de la cour, éloignées du Roi, et ne pouvant le disputer à la Reine, ne pouvant même pas lutter en face, Mesdames s'abaissaient à appuyer ce Mémoire du commerce de Lyon qui accusait la Reine et son amour des robes blanches de la misère du commerce de la France[333]. Mesdames étaient réduites à faire le procès à la simplicité de la Reine; elles oubliaient qu'hier elles n'avaient pas assez de reproches pour le luxe de sa toilette.
Les beaux-frères de la Reine… Il est triste de le dire, c'était parmi les frères du Roi que la Reine avait trouvé le pire de ses ennemis: j'ai nommé Monsieur; Monsieur, dont toute la conduite privée, dont toute la conduite politique n'avait été jusqu'alors qu'une critique de la vie de la Reine et un persiflage de son rôle. Marie-Antoinette tout entière à sa jeunesse et au plaisir, Monsieur affichait une piété de montre et de spectacle. Versailles en fêtes, il allait au Calvaire. Libre et sans religion d'esprit, facile aux nouveautés, penché de nature vers la popularité et ses flatteries, Monsieur se détourne de son caractère et de ses idées. Dès que l'appui donné par Marie-Antoinette au rétablissement des parlements exilés acquiert à la Reine les applaudissements de la nation, Monsieur se jette dans le parti de la résistance à l'opinion, dans le système du droit absolu de la volonté royale. Dès que la Reine touche à la politique, Monsieur ne quitte plus le crayon ni la plume: il ne fait que répandre la caricature et la satire, promener l'insulte et le discrédit de l'ironie sur les amis de la Reine, ses ministres, ses idées, ses illusions[334].
La Reine avait trouvé un ami parmi les hommes de sa famille. Cet ami avait partagé ses jeux et lui avait fait partager ses plaisirs[335]; il avait fait cause commune avec ses goûts, il s'était uni à ses désirs, il s'était associé à ses amitiés[336], il avait soutenu ses reconnaissances; pour lui plaire, il n'avait pas craint d'aller jusqu'à se compromettre, se dévouer presque. Mais cet ami, le malheur des circonstances l'éloignait d'elle. Travaillé par Vaudreuil, cédant aux insinuations des Polignac que les froideurs de la Reine jetaient dans le salon et dans la familiarité d'un frère aimé tout à coup du Roi, le comte d'Artois embarrassait le ministère Brienne et aidait à sa chute. Puis, le jour où s'ouvrait la Révolution, le voilà encore séparé de la Reine, en dissentiment avec ses vœux de conciliation et de satisfaction aux exigences nationales, en lutte sur la grande question de la représentation du tiers, que la Reine juge contre lui en faveur du tiers. Le comte d'Artois est déjà entouré. Il commence à appartenir à ces conseils des Calonne et des Vandreuil qui feront de lui, sans qu'il en ait la conscience et le remords, un des grands périls de la Reine pendant la Révolution.
Les princes du sang gardaient encore contre la Reine le ressentiment du pas qu'avait voulu prendre sur eux son frère, l'archiduc Maximilien. Le beau-père de la princesse de Lamballe, le duc de Penthièvre seul était dévoué à la Reine; mais, vivant loin de la cour, retiré en renfermé dans ses terres, il ne pouvait servir la Reine que de bien loin. Puis ses vertus mêmes, par leur douceur, par leur bienveillance, par leur sainteté, manquaient, non sans doute de courage, mais d'autorité et de commandement. Pauvre prince! né pour d'autres temps, et qui devait céder à la Révolution, avec cette patience affligée et cet abandon de lui-même que nous révèle cette lettre à son curé: «… Je puis encore moins m'exposer à me compromettre perdés s'il vous plaît les idées que vous avez reçues sur l'autorité des possesseurs de la maison que j'ai dans votre paroisse: je suis maintenant citoyen, on ne peut rien ajouter…[337].»
Le prince de Condé, l'ami de Mesdames, qui s'était enfermé avec Mesdames tout le temps de leur petite vérole[338], le confident de Mesdames, leur allié, le prince de Condé ne pouvait pardonner à Marie-Antoinette de n'avoir point voulu recevoir à la cour sa maîtresse, madame de Monaco; et les familiers de Versailles représentaient ce prince à la Reine comme un personnage tenace, obstiné, ambitieux, ténébreux même, et heureux de faire naître des dangers[339]. Le duc de Bourbon, trop pauvre d'esprit et trop paresseux de tête pour faire ses opinions lui-même, pensait comme on hérite: il acceptait les inimitiés de son père, aigries encore en lui par l'intérêt et la sollicitude fraternelle donnés par Marie-Antoinette, lors de son duel, à son adversaire, le comte d'Artois.
Le fils du prince de Conti, le comte de Lamarche, ce prince qui avait compromis d'une façon honteuse son nom et les traditions d'opposition de son père dans le parti Terray et Maupeou, le comte de Lamarche, après avoir insulté M. de Choiseul et déserté Versailles, se contentait de faire à la Reine la même cour que son père, l'abordant et la saluant en Parisien dans les corridors de l'Opéra[340]. Bientôt il lui faisait la guerre, en se déclarant contre les ministres Calonne et Brienne; et demain, dans le danger de la monarchie, la Reine verra ce valet de l'opinion «demander pardon à tout le monde d'un titre qui le fait mourir de peur[341].»
Le duc d'Orléans… hélas! que de faiblesse en celui-ci, dont la haine même fut une faiblesse! Tête et cœur, tout en lui était trop petit pour une telle passion. Mais quel travail de ses conseillers, quel complot des intérêts particuliers s'empressant à forcer sa conscience et sa nature! Ç'avait été une œuvre souterraine, lente et patiente, qui avait changé en une inimitié ulcérée et saignante cette amitié du duc de Chartres avec la Reine, assez vive un moment pour avoir été calomniée. Louis XVI n'avait jamais eu ces bonnes dispositions de la Reine; dès le commencement de son règne, il avait montré son éloignement pour le duc, sa mauvaise humeur contre les amis du duc. Ces sentiments de Louis XVI, qui forçaient Marie-Antoinette à éloigner ce prince du sang de sa familiarité, étaient montrés au prince comme l'ouvrage et la joie de la Reine. Dès lors ce fut la Reine qui fut coupable, au dire des amis du prince, de tous ses échecs et de tous ses affronts. C'était la Reine qui encourageait les satires contre le duc à propos du combat d'Ouessant; la Reine qui l'empêchait d'obtenir la charge de grand amiral de France; la Reine qui lui valait cette épigramme, la nomination de colonel général des husards; la Reine encore qui avait fait manquer le mariage d'un de ses fils avec Madame[342]. Puis, quand cette rancune, chaque jour excitée, remplit toute l'âme du duc d'Orléans et parut l'agrandir, les conseillers y jetèrent peu à peu l'avenir, les espérances lointaines, les idées qui sont des tentations, les rêves qui épouvantent d'abord et qui finissent par sourire les ambitions monstrueuses… À la seconde grossesse, le duc d'Orléans jurait, et avec quels outrages à la Reine! que jamais le Dauphin ne serait son roi[343]. Marie-Antoinette, blessée de ses insolences, se vengeait de lui avec le ridicule; et elle faisait dire par le roi au prince qui descendait à être l'entrepreneur de son Palais-Royal: «Comme vous allez avoir des boutiques, on ne pourra guère espérer de vous voir que les dimanches[344]!» Les Biron, les Liancourt, les Sillery, les Laclos, recevaient et échauffaient le prince, tout furieux et tout honteux encore des rires de Versailles; ils lui parlaient d'audace, de vengeance, d'exil de la grande dame en Allemagne[345]. Et le 4 mai 1789, abusant de l'homme, ils essayaient déjà la couronne au prince.
Par le Temple, salon du prince de Conti, par le Palais-Royal, salon du duc d'Orléans, par ces deux salons du monde intelligent, la Reine trouvait, au plus haut de la meilleure société de Paris, deux centres ennemis, dont l'un devait jusqu'à sa mort rallier les calomnies et les conjurations contre elle. Au-dessous du Palais-Royal, au-dessous du Temple, parmi tous les salons ouverts à la Révolution, depuis le salon de madame Necker, qui avait recueilli les philosophes de madame Geoffrin, jusqu'au salon de madame la duchesse d'Anville, qui accueillait Barnave[346], il en était beaucoup de plus hostiles encore à la personne de la Reine qu'aux idées de la contre-révolution: c'étaient les salons des femmes de la cour qui avaient eu à souffrir, pour elles ou leurs amis, de la faveur de madame de Polignac, et aux dépens desquelles la Reine avait bâti cette grande fortune, sans se soucier de leur amoindrissement. Et que de cercles de conversation autour de la Reine, dans sa maison même, où la conversation était une malice et une vengeance! Combien de femmes ne commandaient pas mieux à leurs ressentiments que la femme du premier écuyer de la Reine, dont la survivance, espérée par son cousin le vicomte de Noailles, avait été donnée à M. de Polignac! Combien de maîtresses de maison, comme madame de Tessé, laissaient faire à leurs amis et menaient elles-mêmes, avec les grâces méchantes de leur sourire et la philanthropie sentimentale de leur temps, la guerre de la déclamation, de la causerie et de l'esprit français contre la Reine de France[347]!
Le malheur voulait qu'à l'animosité des courtisans lésés et jaloux il se joignît l'ingratitude et la trahison des courtisans favorisés et comblés, des familiers, des amis. Ce n'était point assez, contre la Reine, de l'hostilité de toutes les grandes familles, les Montmorency, les Clermont-Tonnerre, les la Rochefoucauld, les Grillon, les Noailles; ses protégés eux-mêmes, ses commensaux, ses hôtes de Trianon lui faisaient défaut et manquaient à ses périls. Le grand exemple de la princesse de Tarente n'était guère imité. La duchesse de Fitz-James partait pour l'Italie[348]. Le prince d'Hénin, que les grâces de Marie-Antoinette avaient trouvé si bas, faisait le sourd au silence de mépris qui l'accueillait au château[349]. La comtesse de Coigny, dont le nom seul rappelle une telle dette de reconnaissance, méritera, au retour de Varennes, que la presse royaliste l'accuse[350] d'avoir encouragé l'insulte sur la place Louis XV. Il était des ducs comme le duc d'Ayen. Un prince qu'une lettre de Louis XVI accuse de surveiller son Roi, le prince de Poix, aux journées d'octobre, la Reine en danger, passait sur son uniforme une redingote qui le dérobait également, dit Rivarol, à la honte et à la gloire.
Que si maintenant l'historien embrasse d'un coup d'œil plus large la position de la Reine; si, laissant tout ce qui l'approche, il cherche tout ce qui l'environne; s'il va plus loin que Versailles, que Paris, que la France; s'il interroge l'Europe, il demeurera effrayé des dispositions hostiles des cours, et de la fatalité qui fait, à tous les coins du monde, tant d'ennemis à cette malheureuse princesse. Il verra qu'il est dans les intérêts et presque dans les nécessités de la politique européenne de refuser à Marie-Antoinette le bénéfice de l'appui moral, de la laisser désarmée et sans secours, de la ruiner par l'action continue et le langage commandé d'un corps diplomatique à peu près unanime; de l'abandonner enfin à la révolution, et de permettre qu'elle meure.
L'Angleterre était au premier rang des puissances ennemies de la Reine. Elle n'avait cessé de l'avilir par ses agents. Elle avait accueilli les calomnies, recueilli les calomniateurs, toléré et encouragé à Londres les libelles et les outrages, payé à Paris les injures et les diffamations. Le cabinet de Saint-James voyait dans Marie-Antoinette une créature de la politique de M. de Choiseul, du ministre qui, le premier, avait inquiété la puissance anglaise en Amérique; il voyait dans la Reine le lien de cette alliance des maisons d'Autriche et de France, qui pouvait arrêter les progrès et les conquêtes de sa politique envahissante. Marie-Antoinette, il est vrai, était loin d'avoir poussé à l'émancipation des colonies américaines. Si elle s'était laissé flatter par la gloire acquise par quelques Français sur les champs de bataille du nouveau monde, elle n'avait point cédé à l'engouement de Diane de Polignac[351]. Elle n'avait point cessé de déplorer ce secours donné à une insurrection républicaine, comme si elle eût eu le pressentiment que les vaisseaux de la France rapporteraient d'Amérique quelque chose d'une république, sinon l'idée, au moins le mot. Cette conduite, l'accueil presque exceptionnel fait par la Reine à tous les Anglais présentés, ne faisaient point taire les haines du peuple anglais brûlant de se venger de la France, empêché de disposer contre elle des forces autrichiennes par ce traité de 1756 dont Marie-Antoinette sur le trône de France était le gage, impatient et contenu dans son île jusqu'à la rupture de ce traité, jusqu'à la déclaration de guerre des Brissotins à l'Autriche, jusqu'à l'arrestation de la Reine[352]. La Reine n'ignore point ces haines. Elle a peur de ce peuple, et elle ne peut prononcer le nom du premier ministre de l'Angleterre, le nom de Pitt, «sans que la petite mort ne lui passe sur le dos;» ce sont les paroles mêmes de la Reine.
Cette alliance de l'Autriche et de la France était plus redoutée encore par une autre puissance, par la Prusse. Elle était, en effet, un rappel permanent au roi de Prusse de la ligue qui avait menacé d'effacer de la carte de l'Europe la monarchie prussienne. Aussi Marie-Antoinette était-elle entourée des agents secrets de la Prusse, épiant ses démarches, étudiant ses partisans, scrutant ses relations avec la famille royale, conspirant, en un mot, avec les agents de l'Angleterre.
Au nord, la Suède, plus blessée de la froide réception de Gustave III à Versailles que Gustave III lui-même, qui revenait ébloui de la beauté de la Reine de France, presque amoureux; la Suède, ainsi que les petits États de l'Allemagne, attribuait à Marie-Antoinette l'union moins intime de la France, sa protection moins assurée et moins confiante.
Au midi, l'Espagne et Naples, indignées des efforts de la reine Caroline pour détacher son mari du pacte de famille, cette conquête de Louis XIV sur l'Autriche; l'Espagne et Naples, jugeant Marie-Antoinette par sa sœur, penchaient à ne voir dans la Reine de France qu'une archiduchesse d'Autriche vendant l'intérêt de ses peuples aux intérêts de sa maison.
Au midi encore, la Savoie regardait Marie-Antoinette et l'alliance qu'elle représentait comme la fin des avantages de sa position, comme la ruine de sa vieille politique d'option entre la France et l'Autriche, qui s'étaient disputé si longtemps son alliance dans leurs guerres. Les petites républiques de Gênes et de Venise manifestaient, par leurs agents à Paris, leurs antipathies contre cette alliance, contre cette Reine à laquelle ils faisaient porter la responsabilité du partage de la Pologne[353].
Enfin, d'un bout de l'Europe à l'autre, la politique des intérêts, le mot d'ordre des agents diplomatiques étaient hostiles à cette Reine, la gardienne et le gage du traité de 1756. Là même où l'Europe finit; les haines continuaient; et le grand vizir, apprenant à Constantinople la proclamation de la république, s'écriera: «C'est bon! cette république n'épousera pas des archiduchesses[354].»
Cette hostilité universelle contre la princesse autrichienne assurait-elle au moins à Marie-Antoinette l'entier dévouement de sa maison, l'appui sans réserve de l'Autriche? Non. Les souverains appartiennent à leur patrie avant d'appartenir à leur famille; et l'empereur Joseph n'avait point trouvé dans sa sœur une alliée assez obéissante, un instrument assez docile des intérêts de son empire, des projets de son règne, des espérances de sa diplomatie, des tentatives de ses armes. Quand il avait voulu s'emparer de la Bavière, et réclamé du roi de France le secours de 24,000 hommes stipulé dans le traité de 1756, ou, à défaut de ce secours, un subside d'argent, quand la guerre de l'Autriche avec la Prusse semblait imminente, la Reine n'avait usé que de ses pleurs pour détourner cette guerre de sa maison. Le Roi écrivait à M. de Vergennes: «… J'ai vu la Reine après qu'elle vous a eu vu. Elle m'a paru fort affectée d'un sentiment d'inquiétude bien juste sur la guerre qui pourrait éclater d'un moment à l'autre entre deux rivaux si près l'un de l'autre; elle m'a parlé aussi de ce que vous n'aviez pas assez fait pour la prévenir: j'ai tâché de lui prouver que vous aviez fait ce qui était en vous, et que nous étions prêts à faire toutes les démarches amicales que la cour de Vienne pourrait nous suggérer. Mais en même temps je ne lui ai pas laissé ignorer le peu de fondement que je voyais aux acquisitions de la maison d'Autriche, et que nous n'étions nullement obligés à la secourir pour les soutenir, et, de plus, je l'ai bien assurée que le roi de Prusse ne pourrait pas nous détourner de l'alliance, et qu'on pouvait désapprouver la conduite d'un allié sans se brouiller avec lui[355].» Sur cette simple assurance du Roi, appuyée par M. de Maurepas, la Reine renonçait à se mêler de la négociation; si bien que l'empereur faisait des plaintes de sa sœur au comte de la Marck.
Lorsqu'en 1784, Joseph II avait voulu exiger l'ouverture de l'Escaut, et s'établir à Maëstricht, il s'était encore adressé à la Reine. Et la Reine avait encore refusé d'entrer dans cette affaire. Elle s'était bornée à solliciter auprès du Roi une médiation de la France qui procurât à son frère la sortie la plus honorable de cet imprudent coup de tête[356]. Ces refus, dont Marie-Antoinette eut le courage, ces refus, auxquels la Reine força son cœur de sœur, ces nobles refus, affirmés par des témoins dont le témoignage est indiscutable, qui les niera aujourd'hui après cette lettre de la Reine à son frère?
«Vous savez combien le Roi est parfait pour moi, et il n'agit que d'après son cœur quand il est question de vous; je ne fais de vœux si ardents pour personne que pour vous, mais vous comprendrez que je ne sois pas libre aujourd'hui sur les affaires qui concernent la France: vraisemblablement je serai fort mal venue à m'en mêler, surtout sur une chose qui n'est pas acceptée au conseil; on y verrait faiblesse ou ambition. Enfin, mon cher frère, je suis maintenant Française avant d'être Autrichienne…[357].»
Ainsi cette reine, accusée de faire passer à son frère les trésors de la France, accusée d'être à Versailles l'espion et l'agent de l'Autriche, cette reine, que l'épithète d'Autrichienne poursuivra jusque sur la place de la Révolution, devait à sa conduite française de ne trouver que des sympathies froides dans sa maison même, dans cette patrie à laquelle elle devait tant d'ennemis.
II
Chagrins maternels de Marie-Antoinette.—Mort du Dauphin. Éloignement de la Reine du salon de madame de Polignac.—La comtesse d'Ossun.—Séparation de la Reine et des Polignac, après la prise de la Bastille.—Correspondance de la Reine avec madame de Polignac.—La Révolution et la Reine.—Plan d'assassinat de la Reine.—Le 5 octobre.—Le 6 octobre.—MM. de Miomandre et du Repaire.—La Reine au balcon de Versailles.—Réponses de la Reine au Comité des recherches et au Châtelet.
Les fureurs d'un peuple, les haines de la France, les intérêts de l'Europe conjurés contre Marie-Antoinette, le présent la tourmentant d'alarmes, l'avenir l'inquiétant de menaces et de pressentiments, Marie-Antoinette ne trouvait point même un refuge et une paix dans son cœur. En ces dernières années, elle avait été abandonnée de ces joies sereines de la maternité qui, avec des caresses d'enfant, consolent de tout souci et font envoler tout chagrin. Il y avait un an qu'elle avait perdu sa dernière fille, sa petite Sophie, et il semblait que cette mort était le commencement de ses malheurs. Aujourd'hui, le Dauphin se meurt lentement, à chaque jour, presque à chaque heure, torturant d'inquiétudes et d'espérances, de retours de confiance et de retours d'angoisses ce pauvre cœur de la Reine, poursuivi d'une certitude horrible et qui veut douter encore. Le douloureux spectacle pour cette mère éprouvée! Cet enfant tout à l'heure plein de vie, si beau de santé, de vivacité, d'intelligence, pâlissant, maigrissant, perdant sa beauté, disputant sa vie! Sous le mal et les souffrances, tout s'en va, et ses belles couleurs, et sa joie active. Ses jambes deviennent trop faibles pour porter cette petite taille hier si souple et si droite sous son petit habit de matelot; il se courbe, il se voûte, et le voilà si défiguré que la Reine, en qui saigne l'orgueil des mères, cache ce pauvre enfant qui se traîne vers la mort et dont on rit.
Et la mère écrivait cette lettre désolée à son frère Joseph II, le 22 février:
«Mon fils aîné me donne bien de l'inquiétude, mon cher frère. Quoiqu'il ait été toujours faible et délicat, je ne m'attendais pas à la crise qu'il éprouve. Sa taille s'est déraugée et pour une hanche qui est plus haute que l'autre, et pour le dos dont les vertèbres sont un peu déplacées et en saillie. Depuis quelque temps il a tous les jours la fièvre et est fort maigri et affaibli. Il est certain que le travail de ses dents est la principale cause de ses souffrances. Depuis quelques jours, elles ont fort avancé, il y en a une même entièrement percée, ce qui donne un peu d'espérance. On en donne aussi pour le rétablissement de sa taille à mesure que les forces reviendront. Le Roi a été très-faible et maladif pendant son enfance, l'air de Meudon lui a été très-salutaire, nous allons y établir mon fils. Pour le cadet, il a exactement en force et en santé tout ce que son frère n'en a pas assez; c'est un vrai enfant de paysan, grande, frais et gros…[358].»
Puis ces pauvres petits êtres, disgraciés par la mort avant d'être pris par elle, ont des impatiences, des caprices, des éloignements que la maladie fait en eux, et qui déchirent les cœurs qui les entourent. Cette dernière douleur ne manqua pas aux douleurs de la mère, qui le 4 juin 1789 n'avait plus qu'un fils.
* * * * *
C'était encore aux Polignac que la Reine devait ce peu de tendresse, cette froideur des derniers baisers de son enfant mourant. Le petit malade, obéissant aux haines du duc d'Harcourt, son gouverneur, avait pris en aversion madame de Polignac jusqu'à détester les odeurs qu'elle portait[359]. Il y avait comme une fatalité dans cette liaison de la Reine avec les Polignac. Et que de mal déjà lui avait fait sa favorite!
Ce salon de madame de Polignac, où la Reine avait tenu sa cour de femme, avait réuni, de moins en moins, avec les années, la société qu'il eût convenu à la Reine d'y rencontrer. La négligence, les oublis de madame de Polignac sur ce point étaient allés si loin que, quatre ans avant la Révolution, en 1785, la Reine, avant d'aller chez madame de Polignac, envoyait toujours un de ses valets de chambre s'informer des noms des personnes présentes; et il n'était pas rare que la Reine s'abstint d'après la réponse. La Reine s'étant hasardée une fois à parler à madame de Polignac du peu de plaisir qu'elle avait à trouver chez elle certaines figures, madame de Polignac, sortant de sa douceur, osait répondre à la Reine: «Je pense que parce que Votre Majesté veut bien venir dans mon salon, ce n'est pas une raison pour qu'elle prétende en exclure mes amis.»—Je n'en veux pas pour cela à madame de Polignac, disait plus tard la Reine en rapportant cette réponse, dans le fond elle est bonne, et elle m'aime; mais ses alentours l'ont subjuguée[360].
C'est alors que la Reine avait pris peu à peu ses habitudes dans le salon de la comtesse d'Ossun, sa dame d'atours, sœur du duc de Grammont, nièce du duc de Choiseul. Madame d'Ossun n'avait rien de brillant dans l'esprit ni dans les manières, mais elle était une personne parfaitement vertueuse et parfaitement douce, sans intrigues, sans exigences, ne demandant rien ni pour elle ni pour les siens, occupée seulement de plaire à la Reine, empressée bientôt à se dévouer pour elle, et dénoncée aux vengeances de la Révolution par l'Orateur du peuple. La Reine venait donc et amenait ce qui lui restait d'amis dans l'appartement de madame d'Ossun, très-rapproché du sien. Elle s'y trouvait libre, à l'aise, sans crainte de conseil et de domination; et reprenant, avec sa liberté, sa gaieté et sa jeunesse, elle arrangeait chez madame d'Ossun de petits concerts, où elle faisait sa partie et où elle retrouvait un plaisir qu'elle ne connaissait plus[361].
La Reine, en s'éloignant du salon de madame de Polignac, n'avait pas gardé rancune à madame de Polignac; elle l'aimait encore, et restait fidèle à son amitié. Mais la société de madame de Polignac, toute liée de parenté qu'elle était avec madame d'Ossun, ne pouvait voir sans dépit cette faveur nouvelle de la dame d'atours de la Reine. Les mots, les couplets, la satire se glissèrent et s'enhardirent dans le salon de l'ancienne favorite de la Reine, et l'ingratitude, à la fin, y faisait asseoir la médisance[362].
La Bastille prise, la Révolution victorieuse, les cris de mort s'élevant de toutes parts contre les Polignac, le danger de celle qui avait été son amie, ôtaient à la Reine le ressentiment, le souvenir même de tous ses griefs. Elle faisait appeler M. et madame de Polignac, le 16 juillet, à huit heures du soir, et leur demandait de partir dans la nuit même. À ce mot, la fierté des Polignac se réveille avec leur reconnaissance. Partir, laisser leur bienfaitrice, quand les jours de malheur sont venus, fuir quand le péril commence, n'est-ce pas déserter? La femme et le mari refusent de céder au vœu de la Reine. Marie-Antoinette alors les prie, les supplie, les conjure, mêlant les larmes aux prières; au nom de son intérêt même, elle leur ordonne de partir: Venez, Monsieur,—dit-elle au Roi qui entre,—venez m'aider à persuader à ces honnêtes gens, à ces fidèles sujets, qu'ils doivent nous quitter. Et, aidée du Roi, elle obtient enfin que son amie l'abandonne.
En ces derniers embrassements, l'amitié de la Reine se retrouvait tout entière et revenait à ses anciennes tendresses. À minuit, au moment où elle allait quitter le château, madame de Polignac recevait ce mot de la Reine: Adieu, la plus tendre des amies! Que ce mot est affreux! mais il est nécessaire. Adieu! je n'ai que la force de vous embrasser[363]. Et madame de Polignac partait, emportant pour M. Necker la lettre qui le rappelait au ministère, la lettre où Louis XVI lui demandait de revenir prendre sa place auprès de lui, «comme la plus grande preuve d'attachement qu'il pouvait lui donner.»
Toute la pensée de la Reine appartient aux fugitifs, à leur voyage, à leur fuite, à leur salut:
«Un petit mot seulement, mon cher cœur, je ne peu résister au plesir de vous embrasser encore. Je vous ai écrit, il y a trois jours, par M. de M…, qui me fait voir toutes vos lettres et avec qui je ne cesse de parler de vous. Si vous saviez avec quelle anxiété nous vous avons suivie et quel joie nous avons éprouvé en vous sachant en sûreté; cette fois je ne vous ai donc pas porté malheur. On est tranquille depuis que je vous ai écrit, mais en vérité tout est bien sinistre. Je me console en embrassant mes enfants, en pensant à vous, mon cher cœur[364].»
La Reine court au-devant des nouvelles de son amie, que lui apporte le baron de Staël; elle ne se lasse point de lui écrire, et, lui écrivant, elle croit lui parler encore.
«Ce 29 juillet 1789.
«Je ne peu laisser passer, mon cher cœur, l'occasion sure, sure, qui se présente de vous écrire encore une fois aujourd'hui. C'est un plaisir si grand pour moi que j'ai remercier cent fois mon mari de m'avoir envoyé sa lettre. Vous savez si je vous aime et si je vous regrette, surtout dans les circonstances présentes. Les affaires ne paroissent pas prendre une bonne tournure. Vous avez sçu, sans doute, ce qui s'est passé le 14 juillet; le moment a été affreux et je ne peu me remettre encore de l'horreur du sang répandu. Dieu veuille que le Roi puisse faire le bien dont il est uniquement occupé! Le discours qu'il a prononcer à l'Assemblée a déjà produit beaucoup d'effet. Les honnêtes gens nous soutiennent; mais les affaires vont vite et entraînent on ne sait où. Vous ne sauriez vous imaginer les intrigues qui s'agitent autour de nous, et je fais tous les jours des découvertes singulières dans ma propre maison. O mon amie! que je suis triste et affligée. M. (Necker) arrive à l'instant; il vous a vue et m'a parlé de vous. Son retour a été un vrai triomphe; puisse-t-il nous aider a prévenire les scènes sanglantes qui désolent ce beau royaume! Adieu, adieu, mon cher cœur, je vous embrasse de toute mon âme, vous et les vôtres.
«MARIE-ANTOINETTE[365].»
Le 13 août, la Reine mandait à madame de Polignac:
«Je vois que vous m'aimez toujours. J'en ai grand besoin, car je suis bien triste et affligée. Depuis quelques jours, les affaires paroissent prendre une meilleure tournure; mais on ne peu se flatter de rien, les méchants ont un si grand intérêt, et tous les moyens de retourner et empêcher les choses les plus justes; mais le nombre des mauvais esprits est diminué, ou au moins tous les bons se réunissent ensemble, de toutes les classes et de tous les ordres: c'est ce qui peut arriver de plus heureux… Je ne vous dis point d'autre nouvelle, parce qu'en vérité quand on est au point ou nous en sommes et surtout aussi éloigniez l'une de l'autre, le moindre mot peut ou trop inquietter ou trop rassurer; mais comptez toujours que les adversités n'ont pas diminué ma force et mon courage…[366].»
Un autre jour la reine écrit à son amie: «Ma santé se soutient encore, mais mon âme est accablée de peine, de chagrins et d'inquiétudes; tous les jours j'apprends de nouveaux malheurs; un des plus grands pour moi est d'être séparée de tous mes amis; je ne rencontre plus des cœurs qui m'entendent.» La reine mande encore à madame de Polignac: «Toutes vos lettres à M. de … me font grand plaisir, je vois au moins de votre écriture; je lis que vous m'aimez, cela me fait du bien…[367].»
C'est en toutes ces lettres de la Reine, qui courent après les fugitifs, le même langage, la même tendresse. Il semble que ces amis aient emporté quelque chose de son cœur, tant le cœur de la Reine vit avec eux! Rien de ce qui les touche, nul de ceux qu'ils aiment n'est oublié par elle. Elle prend sa part de tous les intérêts, de tous leurs attachements. Aux témoignages de son amitié la Reine associe les témoignages de ceux qui l'entourent. Tantôt elle met à ses lettres le sceau de deux lignes du roi; ou bien elle fait place au bon souvenir de Madame Élisabeth, souvent même elle serre ses lignes pour introduire de l'écriture de ses enfants, comme si la Reine voulait déjà les préparer à l'héritage des amitiés de leur mère! À la troisième page d'une lettre de la Reine, il y a trois lignes d'une écriture d'enfant: «Madame, j'ai été bien fâchée de savoir que vous étiez partie, mais soyez bien sûre que je ne vous oublierai jamais.» Marie-Antoinette a repris la plume des mains de sa fille, et a ajouté au-dessous: «C'est la simple nature qui lui a dictez ces trois lignes; cette pauvre petite entroit pendant que j'écrivois; je lui ai proposé d'écrire et je les laisséez toute seule; aussi ce n'est pas arrangé, c'est son idée, et j'ai mieux aimé vous l'envoyer ainsi. Adieu, mon cher cœur[368].»
Cette correspondance de la Reine avec madame de Polignac, est l'honneur de l'amitié; elle en est le chef-d'œuvre. «Ce n'est pas arrangé,» comme dit la Reine du billet de sa fille, «c'est la simple nature…» Mais quel inimitable épanchement! que de délicates choses, délicatement dites! Et que de mots qui ne sont donnés qu'aux femmes, et dont un seul fait lire tout un sentiment! La plainte aimable, la douce tristesse y semblent le gémissement d'une grande âme, et le malheur en élève l'accent jusqu'à cet héroïsme de larmes:
«Ce 14 septembre.
«J'ai pleuré d'attendrissement, mon cher cœur, en lisant votre lettre. Oh! ne croyez pas que je vous oublie, votre amitié est écrite dans mon cœur en traits effaçables, elle est ma consolation avec mes enfants que je ne quitte plus. J'ai plus que jamais bien besoin de l'appui de ces souvenirs et de toute mon courage, mais je me soutiendrai pour mon fils, et je pousserai jusqu'au bout ma pénible carrière; c'est dans le malheur surtout qu'on sent tout ce qu'on est; le sang qui coule dans mes veines ne peut mentir. Je suis bien occupée de vous et des vôtres ma tendre amie, c'est le moyen d'oublier les trahisons dont je suis entourée; nous périrons plutôt par la faiblesse et les fautes de nos amis que par les combinaisons des méchants, nos amis ne s'entendent pas entre eux et prêtent le flanc aux mauvais esprits, et, d'un autre côté, les chefs de la Révolution, quand ils veulent parler d'ordre et de modération, ne sont pas écoutés. Plaignez-moi, mon cher cœur, et surtout aimez-moi; vous et les vôtres je vous aimerai jusqu'à mon dernier soupir. Je vous embrasse de toute mon âme,
«MARIE-ANTOINETTE[369].»
La Révolution a compris, dès les premiers jours, qu'il n'est qu'un danger pour elle. Ce danger est la Reine. L'intelligence de la Reine, sa fermeté, sa tête et son cœur, voilà l'ennemi et le péril. Du Roi, la Révolution peut tout attendre, et espère tout. Elle a mesuré sa faiblesse; elle sait jusqu'à quelles concessions, jusqu'à quelles abdications elle peut mener le souverain, sans que le souverain se défende, sans que l'homme se révolte, sans que le père comprenne qu'en désarmant la royauté il livre le trône de son fils. Mais la femme de ce roi, et son maître, la Reine, la Reine avec les frémissements et les impatiences de sa nature, avec le commandement de sa volonté, avec ce don viril, sur lequel l'injustice des partis ne s'aveugle pas: le caractère; avec cette ardeur de mère qui combat pour son enfant; avec tous ces dons d'initiative, toutes ces vertus apparentes et morales de la royauté qui semblent réfugiées en elles; la Reine, qui maintenant voit l'avenir et n'a plus d'illusion sur la Révolution; la Reine, poussée à la lutte et à la défense vaillante des droits du trône par le soin de la gloire du Roi, par l'éloignement et la mise hors la loi de tous ceux qu'elle aime, par ses amitiés comme par ses devoirs, la Reine est redoutable. Et quelles inquiétudes pour la Révolution cette séduction de sa personne, cet accent de sa voix, cet air, ce geste qui peuvent en un instant suprême arrêter les destins, entraîner une armée et faire répéter à des Français devant le trône de Marie-Antoinette le serment des Hongrois devant le trône de Marie-Thérèse! Demain la Révolution n'entendra-t-elle pas, dans la chapelle des Tuileries, après le Domine salvum fac Regem, la noblesse de France crier d'une seule voix: et Reginam![370]
Il est besoin de conjurer ce péril et cette séduction. Toute la presse révolutionnaire pousse à la Reine: injures, colère, épigrammes, toutes les méchancetés et toutes les infamies de la parole imprimée la recherchent et la poursuivent. C'est la Reine, la Reine seule, contre laquelle les coups sont dirigés et les populaces ameutées. Dans tout ce papier qui flétrit ou menace la femme du Roi, le Roi, l'honnête, le vertueux, le mal conseillé Louis XVI, est toujours épargné ou absous. Dans l'autre camp, dans la presse royaliste, ce souverain qui s'oublie, Louis XVI est oublié de même; les journalistes combattent, ils conspirent avec cette épouse et cette mère qui essaye vainement d'arracher le Roi à son sommeil et de lui donner son âme: la Reine est leur drapeau.
Puis d'autres ambitions encore que celles de la contre-révolution ne s'agitaient-elles point autour de la Reine? Des modérés du tiers n'avaient-ils point poussé la confiance en elle jusqu'à s'aviser de penser à faire interdire le Roi, et à donner à la Reine la régence du royaume avec un parlement composé de deux chambres, à l'imitation du parlement anglais[371]?
Illusions, dévouements, espérances, partis, la Reine ralliait donc autour d'elle trop de forces et trop de projets pour que la Révolution n'en prît pas ombrage, comme du seul grand obstacle de son avenir. Il était urgent que la Reine disparût pour que le chemin fût libre. «La grande dame devait s'en aller, si elle ne préférait pis,» tel était le langage des membres de la Constituante dans les salons de Paris[372]; tel était l'avertissement officieux que lui faisaient donner les constitutionnels par l'entremise de la duchesse de Luynes[373]. Mais la Reine ne voulant pas se sauver, la Reine résolue à rester aux côtés du Roi, à y mourir s'il le fallait, la Révolution songea à se débarrasser d'elle avec le poignard de l'émeute. Les hommes étaient prêts. Il ne fallait plus qu'un prétexte et un cri qui cachât le mot d'ordre.
Le prétexte fut le repas donné par les gardes du corps au régiment de Flandres dans la salle de spectacle de Versailles, repas où l'orchestre avait joué: O Richard! ô mon roi! et où la Reine avait paru avec le Roi et le Dauphin. Puis, le peuple échauffé de fables et de mensonges, une disette factice, une distribution insuffisante de pain le matin du 5 octobre[374], mettait à la bouche des halles et des faubourgs ce cri: du Pain! et les lançait sur la route de Versailles.
Mais pendant que ce peuple s'ébranle avec ce cri, Mirabeau trahit le mot d'ordre de la journée à la tribune de l'Assemblée: il demande l'inviolabilité du Roi, du Roi seul[375].
Dans l'après-midi du 5 octobre, la Reine se promenait dans ses jardins de Trianon. Elle était assise dans la grotte, seule avec sa tristesse, quand un mot de M. de Saint-Priest la supplie de rentrer à Versailles: Paris marche contre Versailles. La Reine part, et c'est la dernière fois qu'elle s'est promenée à Trianon[376].
Que trouve-t-elle à Versailles? La peur: des gardes sans ordres, des serviteurs effarés, des députés errants, des ministres qui délibèrent, et le Roi qui attend! Elle se tient à la porte du conseil, écoutant, espérant, implorant une mesure, un plan, une volonté, un salut, au moins une belle mort: elle n'entend agiter que des projets de fuite; encore, n'y a-t-il pas assez de résolution dans le Roi pour les suivre jusqu'au bout! Les coups de fusil courent les rues de Versailles, le galop des chevaux des gardes du corps désarçonnés résonne sur la place d'armes, puis, au bout de l'avenue de Paris, c'est le nuage et le bruit que pousse devant elle la marche d'une multitude: bientôt le premier flot du peuple bat la grille des ministres; puis vient la garde nationale, qui traîne la Fayette en triomphe, puis les cris et les piques, et les poissardes vomissant l'outrage contre la Reine, et les coupe-têtes, manches relevées, et ce peuple qui vient demander les «boyaux de la Reine»[377]!
Au château, il n'est qu'anarchie et confusion. Les volontés flottent, les conseils balbutient, les lâchetés ordonnent. Dans le trouble, le vertige, l'épouvante, il n'est qu'un homme: c'est la Reine. Pendant cette nuit qui prépare le lendemain, tandis que, dans l'Assemblée envahie, les halles se répandent en menaces contre la Reine[378], tandis que, dans les cabarets, aux portes du château, le meurtre attend, roulé dans son manteau; la Reine demeure le visage assuré, l'âme sans trouble, la contenance digne, la parole ferme, l'esprit libre et présent. Elle reçoit ceux qui se présentent dans son grand cabinet, parle à chacun, relève les courages, et communique à tous son grand cœur. «Je sais, disait la fille de Marie-Thérèse, qu'on vient de Pans pour demander ma tête; mais j'ai appris de ma mère à ne pas craindre la mort, et je l'attendrai avec fermeté[379].»
Il est deux heures du matin. M. de la Fayette a répondu de son armée pour la nuit. Le Roi a renvoyé les gardes du corps à Rambouillet. Il ne reste au château que les gardes de service. La Reine se couche et s'endort. Elle a ordonné à ses deux femmes de se mettre au lit; mais, sorties de la chambre, celles-ci appellent leurs femmes de chambre, et les quatre femmes demeurent assises contre la porte de la chambre à coucher de la Reine. Au petit jour, des coups de fusil, des cris d'hommes qu'on égorge montent jusqu'à elles. L'une des dames entre aussitôt chez la Reine pour la faire lever; l'autre court vers le bruit: elle ouvre la porte de l'antichambre, donnant dans la grand'salle des gardes: Madame, sauvez la Reine! crie, en tournant vers elle son visage ensanglanté, un garde du corps qui barre la porte avec son fusil, et arrête les piques avec son corps. À ce cri, la femme, abandonnant ce héros à son devoir, ferme la porte sur M. Miomandre de Sainte-Marie, pousse le grand verrou, vole à la chambre de la Reine: «Sortez du lit, Madame! ne vous habillez pas: sauvez-vous chez le Roi!» La Reine saute à bas du lit. Les deux femmes lui passent un jupon sans le nouer. Elles l'entraînent par l'étroit et long balcon qui borde les fenêtres des appartements intérieurs; elles arrivent à la porte du cabinet de toilette de la Reine. Cette porte n'est jamais fermée que du côté de la Reine. Elle est fermée de l'autre côté! et les cris et le bruit approchent: Miomandre est tombé à côté de son camarade du Repaire, qui est venu partager sa mort… C'est en vain que les femmes de la Reine frappent à la porte et redoublent de coups; pendant cinq minutes rien ne répond. Enfin un domestique d'un valet de chambre du Roi vient ouvrir. La Reine se précipite dans la chambre du Roi: le Roi n'y est pas! Il a couru chez la Reine par les escaliers et les corridors qui sont sous l'Œil-de-Bœuf. Mais voilà Madame et le Dauphin qui se jettent dans les bras de leur mère. Le Roi revient. Madame Élisabeth arrive. Quelles larmes, quelle joie de cette famille qui se retrouve[380]!
Bientôt tout ce qu'il y a de terreur dans le château, tout ce qui reste de fidélité dans Versailles, afflue et se presse dans cette chambre du Roi, entourée de clameurs et de bruits, du cliquetis des armes, de la voix du peuple. Les femmes se lamentent. Les ministres écoutent. Necker, abîmé dans un coin, pleure sa popularité. Les députés de la noblesse demandent les ordres du Roi. Le Roi se tait. La Reine seule console et encourage les hommes qui pâlissent. Sous les fenêtres, les cris augmentent: «À Paris! à Paris!» Le Roi se laisse décider par les supplications et les larmes. Il promet au peuple de partir à midi. Mais cela ne suffit pas au triomphe du peuple: il faut que la Reine aussi paraisse. Des cris l'appellent. La Reine paraît à ce balcon de l'appartement où Louis XIV a rendu le dernier soupir! Elle paraît, le Dauphin et Madame royale à ses côtés. «Point d'enfants!» ordonnent vingt mille voix. Marie-Antoinette, par un mouvement de ses bras en arrière, repousse ses enfants, et attend. Le peuple n'a pas voulu de la mère, il a demandé la Reine: la voilà! «Bravo! vive la Reine[381]!» crie d'une seule bouche ce peuple d'assassins, à qui l'air magnifique et la grandeur superbe de ce courage d'une femme arrachant l'admiration, et rendent une conscience.
Au lendemain d'Octobre, quelle grandeur plus belle encore, quelle magnanimité chrétienne dans ce pardon de la Reine qui ne veut pas se souvenir de ses assassins! Marie-Antoinette écrivait le soir même à l'empereur son frère: «Mes malheurs vous sont peut être déjà connus; j'existe, et je ne dois cette faveur qu'à la Providence et à l'audace d'un de mes gardes qui s'est fait hacher pour me sauver. On a armé contre moi le bras du peuple, on a soulevé la multitude contre son Roi, et quel était le prétexte? Je voudrais vous l'apprendre et n'en ai pas le courage…[382]». Le Comité des recherches venait de l'interroger; la Reine répondait: Jamais je ne serai la délatrice des sujets du Roi. Le châtelet lui demandait sa déposition; la Reine déposait: J'ai tout vu, tout su, tout oublié[383].
III
La famille royale aux Tuileries.—Les Tuileries.—La Reine et ses enfants.—Instruction de la Reine pour l'éducation du Dauphin.—La Reine prenant part aux affaires.—Mirabeau.—Négociations de M. de la Marck auprès de la Reine.—Entrevue de la Reine et de Mirabeau à Saint-Cloud.
Le peuple emmenait la famille royale. Deux têtes de gardes du corps sur des piques précédaient son triomphe. Les chansons, les ordures accompagnaient la voiture qui traînait lentement le boulanger, la boulangère et le petit mitron. Sur le siège même, le comédien Beaulieu insultait de mille pasquinades la famille royale[384]. La Reine, les yeux secs, muette, immobile, défiait l'insulte comme elle avait défié la mort. «J'ai faim!» dit le Dauphin qu'elle tenait sur ses genoux; la Reine alors pleura.
Au bout de sept heures, le cortège arrivait enfin à l'Hôtel de ville; et comme, en répétant aux Parisiens la phrase de Louis XVI: «C'est toujours avec plaisir et avec confiance que je me vois au milieu des habitants de ma bonne ville de Paris,» Bailly oubliait le mot: confiance, Répétez avec confiance, lui disait la Reine avec la présence d'esprit d'un roi[385].
Les Tuileries devaient être la nouvelle résidence de la famille royale. Rien n'était prêt pour des hôtes dans ce palais sans meubles, abandonné depuis trois règnes. Les dames de la Reine passaient la première nuit sur des chaises, Madame et la Dauphine sur des lits de camps. Le lendemain, la Reine s'excusait auprès des visiteurs du dénûment des lieux: Vous savez que je ne m'attendais pas à venir ici! disait-elle avec un regard et d'un ton qui ne pouvait s'oublier[386].
Des meubles arrivaient de Versailles, et l'installation se faisait. Le Roi prenait trois pièces au rez-de-chaussée sur le jardin; la Reine avait ses appartements près des appartements du Roi. En bas était son cabinet de toilette, sa chambre à coucher, le salon de compagnie; à l'entresol, sa bibliothèque garnie de ses livres de Versailles; au-dessus, l'appartement de Madame, séparé de la chambre à coucher du Roi par la chambre où couchait le Dauphin. Après le salon de compagnie venait le billard, puis des antichambres. La gouvernante des enfants de France, madame de Lamballe, MM. de Chastellux, d'Hervilly, de Roquelaure, habitaient le rez-de-chaussée, au pavillon de Flore; Madame Élisabeth, le premier étage; mesdames de Mackau, de Grammont, d'Ossun, et d'autres personnes de la maison ou du service, les étages supérieurs. Au premier étage du palais se trouvaient la salle des gardes, le lit de parade, et des appartements ayant la même destination et le même usage que la galerie de Versailles[387].
Aux premiers jours de son séjour aux Tuileries, la Reine se trouva sans force contre la douleur; son énergie pliait sous l'humiliation de la royauté. Le lendemain de son arrivée, à la réception du corps diplomatique, essayant de parler, elle suffoquait de sanglots[388]. Les livres, la lecture, ne pouvaient la distraire du souvenir et de l'horreur des journées d'Octobre. Pour échapper au temps, pour occuper au moins son activité physique, elle recourait à son aiguille; elle se jetait à de grands travaux de tapisserie et les avançait avec fureur. Mais elle ne pouvait fuir sa pensée, cette pensée, dont ce fragment d'une lettre à la duchesse de Polignac nous confie les angoisses et le découragement:
«… Vous parlez de mon courage; il en faut moins pour soutenir les moments affreux oh je me suis trouvée que pour supporter journellement notre position, ses peines à soi, celles de ses amis et celles de tous ceux qui nous entourent. C'est un poids trop fort à supporter, et si mon cœur ne tenoit par des liens aussi forts à mon mari, mes enfants, mes amis, je désirerois succomber; mais vous autres me soutenez; je dois encore ce sentiment à votre amitié. Mais moi, je vous porte à tous malheur, et vos peines sont pour moi et par moi[389].»
Ses amis, son mari, ses enfants surtout la soutenaient et l'aidaient à revenir au courage.
Où est l'âme de Marie-Antoinette, aux premiers jours de la Révolution? Où est son esprit, où est son cœur, pendant que la Bastille croule, que les hommes s'agitent, que les choses conspirent, que la fatalité commence? Esprit, cœur, son âme tout entière est à ses enfants[390]; et les tendresses inquiètes, et les chers soucis d'une mère penchée sur un fils menacé d'une couronne, emplissent toute cette Reine de leurs seules alarmes. Il semble que la Révolution ne soit pour elle qu'un avertissement providentiel qui révèle à ses indulgences maternelles la gravité et la responsabilité des grands devoirs d'une maternité royale. C'est quelques jours après le 14 juillet, dans les colères, dans les ivresses du peuple et de la cour, que Marie-Antoinette trouve le courage et le sang-froid de tracer pour madame de Tourzel ce long portrait moral du Dauphin, cette instruction où elle a la force d'être impartiale, de ne rien voiler et de tout dire, pour donner à sa gouvernante toutes ces lumières, toutes ces armes: la seconde vue d'une mère qui aime assez son fils pour le juger.
«24 juillet 1789.
«_Mon fils a quatre ans quatre mois moins deux jours. Je ne parle pas ni de sa taille, ni de son extérieur, il n'y a qu'à le voir. Sa santé a toujours été bonne, mais, même au berceau, on s'est apperçu que ses nerfs étaient très-délicats et que le moindre bruit extraordinaire faisoit effet sur lui. Il a été tardif pour ses premières dents, mais elles sont venues sans maladies ni accidents. Ce n'est qu'aux dernières, et je crois que c'étoit à la sixième, qu'à Fontainebleau il a eu une convulsion. Depuis il en a eu deux, une dans l'hiver de 87 à 88, et l'autre à son inoculation; mais cette dernière a été très-petite. La délicatesse de ses nerfs fait qu'un bruit auquel il n'est pas accoutumé lui fait toujours peur; il a peur, par exemple, des chiens parce qu'il en a entendu aboyer près de lui. Je ne l'ai jamais forcé à en voir, parce que je crois qu'à mesure que sa raison viendra, ses craintes passeront. Il est, comme tous les enfants forts et bien portants, très étourdi, très léger, et violent dans ses colères; mais il est bon enfant, tendre et caressant même, quand son étourderie ne l'emporte pas. Il a un amour-propre démesuré qui, en le conduisant bien, peut tourner un jour à son avantage. Jusqu'à ce qu'il soit bien à son aise avec quelqu'un, il sait prendre sur lui, et même dévorer ses impatiences et colères, pour paroître doux et aimable. Il est d'une grande fidélité quand il a promis une chose; mais il est très indiscret, il répète aisément ce qu'il a entendu dire, et souvent sans vouloir mentir il ajoute ce que son imagination lui a fait vois. C'est son plus grand défaut, et sur lequel il faut bien le corriger. Du reste, je le répète, il est bon enfant, et avec de la sensibilité et en même temps de la fermeté, sans être trop sévère, on fera toujours de lui ce qu'on voudra. Mais la sévérité le révolteroit, parce qu'il a beaucoup de caractère pour son âge; et, pour donner un exemple, dès sa plus petite enfance le mot pardon l'a toujours choqué. Il fera et dira tout ce qu'on voudra quand il a tort, mais le mot pardon, il ne le prononcera qu'avec des larmes et des peines infinies. On a toujours accoutumé mes enfants à avoir grande confiance en moi, et quand ils ont eu des torts, à me les dire eux-mêmes. Cela fait qu'en les grondant j'ai l'air plus peinée et affligée de ce qu'ils ont fait que fâchée. Je les ai accoutumés tous à ce que oui, ou non, prononcé par moi, est irrévocable, mais je leur donne toujours une raison à la portée de leur âge, pour qu'ils ne puissent pas croire que c'est l'humeur de ma part. Mon fils ne sait pas lire, et apprend fort mal; mais il est trop étourdi pour s'appliquer. Il n'a aucune idée de hauteur dans la tête, et je désire fort que cela continue. Nos enfants apprennent toujours assez tôt ce qu'ils sont. Il aime sa sœur beaucoup, et a bon cœur. Toutes les fois qu'une chose lui fait plaisir, soit d'aller quelque part ou qu'on lui donne quelque chose, son premier mouvement est toujours de demander pour sa sœur de même. Il est né gai. Il a besoin pour sa santé d'être beaucoup à l'air, et je crois qu'il vaut mieux pour sa santé le laisser jouer et travailler à la terre sur les terrasses que de le mener plus loin. L'exercice que les petits enfants prennent en courant, en jouant à l'air est plus sain que d'être forcés à marcher, ce qui souvent leur fatigue les reins.
Je vais maintenant parler de ce qui l'entoure. Trois sous-gouvernantes, mesdames de Soucy, belle-mère et belle-fille, et madame de Villefort. Madame de Soucy la mère, fort bonne femme, très instruite, exacte, mais mauvais ton. La belle-fille, même ton. Point d'espoir. Il y a déjà quelques années qu'elle n'est plus avec ma fille; mais avec le petit garçon il n'y a pas d'inconvénient. Du reste, elle est très fidèle et même un peu sévère, avec l'enfant: Madame de Villefort est tout le contraire, car elle le gâte; elle a au moins aussi mauvais ton, et plus même, mais à l'extérieur. Toutes sont bien ensemble.
Les deux premières femmes, toutes deux fort attachées à l'enfant. Mais madame Lemoine, une caillette et bavarde insoutenable, contant tout ce qu'elle sait dans la chambre, devant l'enfant ou non, cela est égal. Madame Nouville a un extérieur agréable, de l'esprit, de l'honnêteté; mais on la dit dominée par sa mère, qui est très intrigante.
Brunier le médecin a ma grande confiance toutes les fois que les enfants sont malades, mais hors de là il faut le tenir à sa place; il est familier, humoriste et clabaudeur.
L'abbé d'Avaux peut être fort bon pour apprendre les lettres à mon fils, mais du reste il n'a ni le ton, ni même ce qu'il faudrait pour être auprès de mes enfans. C'est ce qui m'a décidée dans ce moment à lui retirer ma fille; il faut bien prendre garde qu'il ne s'établisse hors les heures des leçons chez mon fils. C'est une des choses qui a donné le plus de peine à madame de Polignac, et encore n'en venoit-elle toujours à bout, car c'étoit la société des sous-gouvernantes. Depuis dix jours j'ai appris des propos d'ingratitude de cet abbé qui m'ont fort déplu.
Mon fils a huit femmes de chambre. Elles le servent avec zèle; mais je ne puis pas compter beaucoup sur elles. Dans ces derniers temps, il s'est tenu beaucoup de mauvais propos dans la chambre, mais je ne saurois pas dire exactement par qui; il y a cependant une madame Belliard qui ne se cache pas de ses sentiments: sans soupçonner personne on peut s'en méfier. Tout son service en hommes est fidèle, attaché et tranquille.
Ma fille a à elle deux premières femmes et sept femmes de chambre. Madame Brunier, femme du médecin, est à elle depuis sa naissance, la sert avec zèle; mais sans avoir rien de personnel à lui reprocher, je ne la chargerois jamais que de son service. Elle tient du caractère de son mari. De plus, elle est avare, et avide de petits gains qu'il y a à faire dans la chambre.
Sa fille, madame Tréminville, est une personne d'un vrai mérite. Quoiqu'âgée seulement de vingt sept ans, elle a toutes les qualités d'un âge mûr. Elle est à ma fille depuis sa naissance, et je ne l'ai pas perdue de vue. Je l'ai mariée, et le temps qu'elle n'est pas avec ma fille, elle l'occupe en entier à l'éducation de ses trois petites filles. Elle a un caractère doux et liant, est fort instruite, et c'est elle que je désire charger de continuer les leçons à la place de l'abbé d'Avaux. Elle en est fort en état, et puis que j'ai le bonheur d'en être sûre, je trouve que c'est préférable à tout. Au reste, ma fille l'aime beaucoup, et y a confiance.
Les sept autres femmes sont de bons sujets, et cette chambre est bien plus tranquille que l'autre. Il y a deux très jeunes personnes, mais elles sont surveillées par leur mère l'une à ma fille, l'autre par madame le Moine.
Les hommes sont à elle depuis sa naissance. Ce sont des êtres absolument insignifiants; mais comme ils n'ont rient à faire que le service, et qu'ils ne restent point dans sa chambre par de là, cela m'est assez insignifiant_[391].»
Un billet confidentiel de Marie-Antoinette répète ce même jugement sans faiblesse sur son fils. Il nous montre la mère dans l'exercice de son autorité, s'efforçant de vaincre les rébellions de l'enfant, de gronder ses colères, tremblant et cependant tâchant de ne pas faiblir dans ce grand mandat d'élever un roi:
«Ce 31 août.
«Il m'a été impossible, mon cher cœur, de revenir de Trianon, j'ai beaucoup trop souffert de ma jambe. Ce qui vient d'arriver à Monsieur le Dauphin ne m'étonne point. Le mot pardon l'irritoit dès sa plus tendre enfance, et il faut s'y prendre avec de grandes précautions dans ses colères. J'approuve entièrement ce que vous avez fait; mais qu'on l'ammene et je lui ferai sentire combien toutes ses révoltes m'afflige. Mon cher cœur, notre tendresse doit estre sévère pour cet enfant; il ne faut pas oublier que ce n'est pas pour nous que nous devons l'élever, mais pour le pays. Les premières impressions sont si fortes dans l'enfance que, en vérité, je suis effrayée quand je pense que nous élevons un roi. Adieu, mon cher cœur, vous sçavez si je vous aime[392].
«MARIE-ANTOINETTE.»
Plus tard, après Octobre, retirée aux Tuileries, ne paraissant plus en public, la Reine se donnait encore mieux à ses enfants. Elle devenait dans sa retraite l'institutrice et la gouvernante de sa fille, passant ses matinées à surveiller leçons, les appuyant, les expliquant avec ce sens et cette façon des mères qui font l'étude à leur image, douce, familière et caressante. Puis elle donnait ses soins à son fils, trop jeune pour apprendre, mais qu'elle formait déjà à plaire, cherchant à le douer de cette amabilité, de cet accueil qui avaient gagné à sa mère le cœur de la France; développant en lui toutes ces séductions de l'enfance qui enchantent et désarment les passions d'un peuple. C'était la plus grande consolation de ses chagrins que ce joli enfant, auquel il suffisait de rire pour que la Révolution lui pardonnât; c'était le meilleur de ses journées que le moment où, accompagnant le Dauphin sur la terrasse au bord de l'eau, dans ce jardin alors appelé jardin du Dauphin, elle s'oubliait à le regarder s'amusant avec sa sœur des canards qui plongeaient dans le bassin, ou bien des oiseaux qui volaient en chantant dans la grande volière[393]. Quelle douce émotion, puis quels baisers de la Reine, quand, s'échappant de ses mains, le Dauphin courait à M. Bailly qui entrait chez le Roi: «Monsieur Bailly, lui disait l'enfant, que voulez-vous donc faire à papa et à maman? Tout le monde pleure ici…[394].» Et plus tard, quel orgueil, quelles joies d'une mère, des scènes pareilles à la scène charmante racontée par Bertrand de Molleville: le Dauphin chantant, folâtrant et jouant dans la chambre de la Reine avec un petit sabre de bois et un petit bouclier, on vient le chercher pour souper; en deux sauts il est à la porte. «Eh bien! mon fils, fait la Reine en le rappelant, vous sortez sans faire un petit salut à M. Bertrand?—Oh! maman, répond l'enfant avec un sourire et toujours sautant, c'est parce que je sais bien qu'il est de nos amis, M. Bertrand… Bonsoir, monsieur Bertrand!» Le Dauphin parti: N'est-ce pas, qu'il est bien gentil, mon enfant, monsieur Bertrand? disait la Reine au ministre, il est bien heureux d'être aussi jeune; il ne sent pas ce que nous souffrons et sa gaieté nous fait du bien…[395].
Mais quelles terreurs traversaient les joies maternelles de Marie-Antoinette, ses seules joies! Chaque semaine, chaque jour apportait la menace et le détail de nouvelles journées d'Octobre. La Reine tremblait sans cesse, non pour elle, mais pour ses enfants. La nuit du 13 avril 1790, la nuit pour laquelle la Fayette a annoncé une attaque du château, le Roi, accouru chez la Reine au bruit de deux coups de fusil, ne la trouve pas. Il entre chez le Dauphin: la Reine le tenait dans ses bras et pressé contre elle. «Madame, dit le Roi, je vous cherchais et vous m'avez bien inquiété.—Monsieur, j'étais à mon poste,» répond la mère en montrant son fils[396].
* * * * *
La Reine ne quittait plus ses enfants. Elle ne sortait des Tuileries que pour des courses de charité dans Paris, emmenant son fils et sa fille au faubourg Saint-Antoine, à la manufacture des glaces; les formant à l'exemple de sa bienfaisance; leur apprenant à donner, comme elle, avec de bonnes paroles. Une autre fois, elle les emmenait à la manufacture des Gobelins, dans ce quartier de misère qui entendait dire à la Reine: Vous avez bien des malheureux, mais les moments où nous les soulageons nous sont bien précieux[397]. Elle menait encore ses enfants aux Enfants trouvés, pour leur apprendre qu'il était des malheureux de leur âge. Elle faisait le bien chaque jour, dégageant du Mont-de-Piété les pauvres garde-robes et les paquets de linge[398], saisissant, pour soulager le peuple, toute occasion heureuse, comme la première communion de sa fille; semant autour d'elle les bonnes œuvres jusqu'au 9 août, où la Reine de France empruntera un assignat de 200 livres pour faire une aumône!
Mais si la mère avait son poste, la Reine aussi avait ses devoirs. Dernier tourment de cette vie douloureuse! Marie-Antoinette ne peut se donner à ses chagrins et se laisser aller, sans mouvement, au désespoir, à la paresse, au repos des grandes douleurs. La Reine doit à toute heure se posséder, se vaincre et se surmonter. Elle doit, telle est la position que lui fait la faiblesse de Louis XVI, conseiller à tout moment le Roi et le faire à tout moment vouloir. Il faut qu'elle assiste au Conseil dans les délibérations importantes, qu'elle pèse les projets, qu'elle estime les espérances; qu'elle lise les Mémoires des royalistes, qu'elle en saisisse le point de vue et les moyens, qu'elle en expose au Roi les chances et les dangers; qu'elle cherche et qu'elle discute avec M. de Ségur, avec le comte de la Marck, avec M. de Fontanges, le salut du Roi, des siens et du royaume; qu'elle perce et discerne les intérêts, les vanités, les folies, qu'elle combatte les imprudences des uns, les promesses des autres, les ambitions de tous; qu'elle aiguillonne le dévouement et retienne le zèle; qu'elle enchaîne les dispositions républicaines des ministres, qu'elle encourage le grand parti des timides, qu'elle arrête les tentatives des émigrés, qu'elle interroge l'Europe… Il lui faut enfin décider le Roi à agir, et, sinon à agir, du moins à se retirer dans une place forte et à laisser agir.
Le séjour des Tuileries était insupportable l'été. La famille royale obtenait la permission d'aller à Saint-Cloud. Ce voyage fut comme une trêve aux ennuis de la Reine; et pourtant ce n'était plus l'ancien salon de Saint-Cloud, tout peuplé d'amis: «le triste salon que ce salon du déjeûné, autrefois si gai![399]» mais c'était un peu de liberté, de l'air, des jardins sans cris, sans peuple… La Reine reprenait avec plus de courage et d'espérance l'œuvre commencée aux Tuileries. Elle essayait de décider le Roi à partir. Le Roi cédait, promettait; puis, les malles faites, il se dérobait à sa parole. Et la Reine le voyait avec terreur attendre la République comme il avait attendu Octobre, quand le génie de la Révolution demandait audience à la Reine.
Un matin, c'était au mois de septembre 1789, Mirabeau venait chez un ami: «Mon ami, lui disait-il, il dépend de vous de me rendre un grand service, je ne sais où donner de la tête. Je manque du premier écu. Prêtez-moi quelque chose.» Et Mirabeau emportait un rouleau de cinquante louis de chez M. de la Marck[400].
Aussitôt M. de la Marck courait aboucher la conscience de Mirabeau avec la cour. Aux ouvertures que M. de la Marck faisait faire par madame d'Ossun auprès de la Reine, à ces paroles qu'il lui faisait porter, «qu'il s'était rapproché de Mirabeau pour le préparer à être utile au Roi, lorsque les ministres se verraient forcés de se concerter avec lui,» la Reine répondait elle-même à M. de la Marck: «Nous ne serons jamais assez malheureux, je pense, pour être réduits à la pénible extrémité de recourir à Mirabeau.»
Mirabeau ne tardait pas à s'impatienter qu'on ne le marchandât pas encore, et il laissait tomber dans l'oreille de M. de la Marck, pour effrayer la cour: «À quoi donc pensent ces gens-là? Ne voient-ils pas les abîmes qui se creusent sous leurs pas?…»—«Tout est perdu, disait-il encore à la fin de septembre: le Roi et la Reine y périront, et vous le verrez, la populace battra leurs cadavres… oui, oui, on battra leurs cadavres[401]!…» Bientôt il montait à la tribune, et là, faisant tonner la menace, il appelait la colère populaire sur la Reine à propos du repas des gardes du corps. Il avait déchaîné les journées d'Octobre!
Au mois d'avril 1790, le lendemain du jour où Mirabeau avait eu une entrevue secrète avec le compte de Mercy chez M. de la Marck, M. de la Marck était mandé chez la Reine. La Reine lui disait que «depuis deux mois elle avait, conjointement avec le Roi, pris la résolution de se rapprocher du comte de Mirabeau»; et tout aussitôt, avec un accent d'embarras, elle demandait à M. de la Marck s'il croyait que Mirabeau n'avait point eu part aux horreurs des journées des 5 et 6 octobre. L'ami de Mirabeau se hâtait d'affirmer qu'il avait passé ces deux journées en partie avec lui, et qu'ils dînaient ensemble tête à tête précisément lorsque l'on annonça l'arrivée de la populace de Paris à Versailles: «Vous me faites plaisir,—disait la Reine, que le ton de M. de la Marck rassurait et persuadait un moment;—j'avais grand besoin d'être détrompée sur ce point.»
Mirabeau envoyait sa première note à la cour, et M. de la Marck venait s'informer auprès de la Reine de l'effet de cette première note. La Reine assurait M. de la Marck de la satisfaction du Roi. Elle lui parlait de l'éloignement du Roi de vouloir recouvrer son autorité dans toute l'étendue qu'elle avait eu autrefois; elle lui disait combien il croyait peu que cela fût nécessaire et à son bonheur personnel et au bonheur de ses peuples. Puis elle questionnait M. de la Marck sur ce qu'il y aurait de mieux à faire pour que M. de Mirabeau fût content d'elle et du Roi. M. de la Marck venait demander ses conditions à Mirabeau. Ses dettes payées, Mirabeau ne demandait que cent louis par mois pour arrêter la Révolution. Le jour où M. de la Marck retournait auprès de la Reine, la Reine lui disait: «En attendant que le Roi vienne, je veux vous dire qu'il est décidé à payer les dettes du comte de Mirabeau.» Peu après, le Roi confirmait cette promesse, promettait en sus 6,000 livres par mois, et donnait à M. de la Marck, devant la Reine, quatre billets de sa main, chacun de 250,000 livres, qui ne devaient être remis à Mirabeau qu'à la fin de la session «s'il me sert bien,» disait le Roi[402]. Ainsi Mirabeau était acheté, et il n'échappait même pas à la honte d'être acheté à forfait.
Pendant toute cette négociation, d'un jour à un autre jour, d'une heure à l'heure suivante, que de variations dans la pensée de la Reine! Le malheur ne l'avait point encore guérie de la mobilité d'esprit. Elle flottait, elle errait de l'espérance à la crainte, de la foi au doute. Elle s'abandonnait aux promesses de Mirabeau, puis elle en repoussait les assurances. M. de la Marck, M. de Mercy venaient de la convaincre; elle s'étonnait de désespérer. Hier, elle se disait qu'un homme si puissant pour le mal serait tout-puissant pour le bien; aujourd'hui elle se demandait si la royauté ne donnait pas un exemple de scandale en descendant à payer un tribun, et elle se prenait à douter que Dieu bénît de tels marchés. Tantôt, tout entière au présent, oubliant la Révolution comme si la monarchie allait avoir un intendant pour s'occuper de cela, elle retrouvait avec ses amis le passé, son rire, son confiant abandon, sa malice et sa grâce; tantôt l'avenir s'emparait d'elle et agitait ses nuits. Cependant, la négociation terminée, c'était l'espérance qui triomphait en elle: elle espérait un moment follement comme le Roi.
Mirabeau s'était mis à l'œuvre. Mais, pendant que, pour gagner son argent, il envoyait à la cour notes sur notes[403], vains conseils où tout ce qui n'est pas menace n'est que ténèbres; pendant qu'il bondissait à la tribune pour sauver son honneur; pendant que, mal à l'aise et grondant dans ce rôle à deux faces, il s'agitait et se précipitait de tous côtés, haletant, furieux et ne suffisant pas à son génie, brûlant ses jours, brûlant ses nuits, parlant, écrivant, dictant, vivant, sans pouvoir rassasier son âme de fatigues ni son corps de débauches, un sentiment confus se faisait jour dans les orages de son cœur. Un désir étrange, irrité chaque jour, le poussait à s'approcher de la Reine. Sa parole changeait tout à coup pour elle; sa plume trouvait en parlant d'elle l'admiration, l'enthousiasme. Mirabeau voulait voir Marie-Antoinette. Et M. de Mercy obtenait de Marie-Antoinette qu'elle vît Mirabeau à Saint-Cloud[404] le 3 juillet 1790.
Quel moment! quelle entrevue! Il est donc devant la Reine, l'homme de la Révolution auquel il a fallu acheter le salut de la monarchie, l'homme couvert de crimes et de gloire, l'homme qui a dit dédaigneusement de la femme de son roi: «Eh bien! qu'elle vive!» l'homme d'Octobre, cet homme que la Reine appelle «le monstre!» À son aspect, la Reine n'a pu retenir un mouvement d'horreur: la voilà balbutiante, et se rappelant à peine la flatterie qu'elle répétait en venant: Quand on parle à un Mirabeau[405]… Lui pourtant, fier de cette terreur, enivré de tant d'honneur que lui faisait le destin, ému, troublé auprès de cette Reine suppliante qui commandait au sang de Marie-Thérèse et ne commandait plus à ses larmes, ébloui de son aventure, transporté d'émotions et de pitiés orgueilleuses, croyant un moment donner ce dévouement qu'il avait vendu, il défiait l'histoire et la fatalité, il assurait Marie-Antoinette de la providence de son génie, il jurait que Mirabeau lui apportait l'avenir!
Rêves, chimères, illusions! Fanfaron, qui, pour avoir mené le torrent où le torrent voulait aller, croyait pouvoir le remonter! Les événements n'étaient plus aux mains des hommes; et ce misérable enivré, qui promettait un trône au fils de la Reine de France, était déjà promis à la mort.