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Histoire de Marie-Antoinette: Nouvelle édition revue et augmentée

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IV

Le parti des exclusifs.—Varennes.—Le départ.—Le retour.—La surveillance aux Tuileries.—Barnave et la Reine.—La Reine au spectacle.—Tumulte à la Comédie italienne.—Insultes de l'Orateur du peuple.—La maison civile imposée à la Reine par la nouvelle Constitution.—Paroles de la Reine.—Illusions de Barnave.—Le parti des assassins de la Reine.—La Reine séparée de madame de Lamballe.—Correspondance de la Reine avec madame de Lamballe.

Au mois de décembre 1790 la famille royale revenait de Saint-Cloud, et la Reine retrouvait à Paris la Révolution, aux portes des Tuileries les complots et les menaces, aux portes de sa chambre la trahison et l'espionnage. L'hiver se passait ainsi, et Mirabeau mourait, emportant au tombeau plus que ses promesses, plus que les espérances de Marie-Antoinette: Mirabeau emportait la popularité royaliste de la Reine.

Les hommes extrêmes du parti de la royauté, les exclusifs, avaient montré, dès le principe, leur mécontentement de cette politique nouvelle de la cour, qui voulait employer les tribuns à reconstituer l'autorité. Ils avaient fait parvenir à la Reine leurs remontrances, leurs avertissements, leurs moqueries, leurs menaces. Ils prenaient plaisir à railler les premières armes de M. de Mirabeau auprès du trône. Ils annonçaient le jour où le comte de Mirabeau devait être de garde chez la Reine, et ils parlaient de leur espérance de voir ce jour-là beaucoup de chevaliers français se réunir chez la souveraine. Puis, découragés, et abandonnant la Reine à sa confiance et au dévouement de Mirabeau, ils ne rappelaient plus ses devoirs à l'épouse de Louis XVI que par des reproches. Lors de la discussion de la garde du Roi mineur, ils gourmandaient ainsi le cœur de Marie-Antoinette: «Si vous n'avez plus le courage des reines, ayez au moins celui des mères!» Mirabeau mort, le mécontentement des royalistes purs contre la Reine prenait une voix plus haute et plus impérieuse: Qu'est devenue, disaient-ils, cette autre Marguerite d'Anjou, l'héroïne du 6 octobre? Où est donc cette Reine sans peur qui servait de bouclier à son époux et cachait son fils dans son sein, «comme le pontife cache dans le sanctuaire l'hostie consacrée?» Combien faut-il qu'elle soit devenue différente d'elle-même pour qu'on ait osé la calomnier jusqu'à dire, il y a quelques mois, qu'elle était entrée en négociation avec un factieux célèbre? pour publier depuis la mort de ce rebelle, qu'elle traitait avec les chefs du parti jacobite? Depuis la soirée du 28 février, ajoutaient-ils en interpellant directement la Reine, qu'avez-vous fait pour les chevaliers français, pour votre fils, pour votre époux, pour vous-même? Quel compte pourriez-vous rendre à l'Europe de son admiration; à la nature, de ses dons; à la mémoire de votre mère, des devoirs qu'elle vous impose? Si vous n'êtes qu'une femme ordinaire, disaient d'autres, il ne fallait pas serrer sur votre sein l'héritier du trône dans la journée du 6 octobre: il fallait le remettre au brave de Guiche, au loyal Saint-Aulaire, à tout chevalier digne d'un tel dépôt, et leur dire: «Je ne me sens pas le courage de lutter contre de pareilles adversités; portez mon fils soit à Léopold, soit à Victor-Amédée…» Les plus ardents accusaient hautement la Reine de traiter avec ses assassins, de suivre lâchement le système imaginé par de lâches politiques, de sacrifier les deux premiers ordres de l'État, le clergé et la noblesse, au salut personnel de la royauté, de les livrer à la Révolution contre une promesse de restitution de la plénitude du pouvoir exécutif…[406]. Tels étaient, au commencement de l'année 1791, les sentiments publics des royalistes ardents et exaspérés, pour cette Reine que tout abandonnait jour à jour, les hommes comme les choses, l'occasion et la fortune, ses derniers courtisans et ses dernières illusions.

Quelques promenades à cheval dans le triste bois de Boulogne, où la Reine accompagnait le Roi[407], étaient le seul exercice permis au Roi, que le défaut de mouvement finissait par rendre malade. Au commencement d'avril, la Reine obtenait du Roi de repartir pour Saint-Cloud. Le Roi, la Reine et la famille royale montaient en voiture. La garde nationale fermait les grilles en jetant à la Reine les insultes de la rue[408], et les prisonniers d'Octobre étaient ramenés aux Tuileries. Dès lors ce fut l'unique pensée et l'unique effort de la Reine d'emporter la volonté du Roi et de faire sortir la royauté de prison.

Le 20 juin, dans une promenade que la Reine faisait avec sa fille à Tivoli, chez M. Boutin, la Reine, prenant sa fille à part, lui disait «de ne pas s'inquiéter de ce qu'elle verrait, qu'elles ne seraient jamais séparées pour longtemps, qu'elles se retrouveraient bien vite». Et la Reine embrassait tendrement l'enfant toute émue et qui ne comprenait pas. Le soir, Marie-Thérèse-Charlotte, descendue à l'entresol de l'appartement de sa mère, trouvait son frère qu'on habillait en petite fille, tombant de sommeil et charmant ainsi. Il disait à sa sœur qu'il croyait «qu'ils allaient jouer la comédie parce qu'on les déguisait». La Reine venait de temps en temps surveiller la toilette du Dauphin. Les enfants prêts, elle les menait par l'appartement du duc de Villequier à la voiture attendant au milieu de la cour, et les y faisait entrer avec madame de Tourzel. Au bout d'une heure, arrivait Madame Élisabeth; vers les onze heures, le Roi; enfin la Reine, qui avait été obligée de se ranger contre la muraille pour laisser passer la voiture de la Fayette, et s'était un moment perdue[409].

* * * * *

Ils revenaient de Varennes!… Marie-Antoinette, en descendant de voiture, trouvait, pour l'aider à descendre, la main du vicomte de Noailles; d'un regard elle repoussait cette main[410], et, fière encore et le front haut, elle rentrait dans sa prison. Quelques jours après, elle écrivait: «Je ne puis rien dire sur l'état de mon âme. Nous existons; voilà tout[411]!…»

Alors autour de la Reine commençait l'inquisition qui devait la torturer jusqu'au dernier de ses jours. La Reine était mise sous la surveillance de la femme de garde-robe qui l'avait trahie. Nulle autre femme ne devait la servir que cette femme, dont M. de Gouvion, aide de camp de M. de la Fayette, avait fait placer le portrait au bas de l'escalier de la Reine. Les plaintes énergiques du Roi auprès de M. de la Fayette purent seules délivrer Marie-Antoinette de la présence et du service de cette malheureuse; mais ce renvoi ne changea rien à la surveillance, qui resta une surveillance de geôliers. Les commandants de bataillon de la garde nationale, placés dans le salon, appelé grand cabinet, qui précédait la chambre à coucher de la Reine, avaient l'ordre d'en tenir toujours la porte ouverte et de ne point quitter des yeux la famille royale. La nuit même, la Reine au lit, cette porte restait ouverte, et l'officier se plaçait dans un fauteuil, la tête tournée du côté de la Reine, guettant ce lit qui avait servi d'étal, pendant la fuite de Varennes, aux cerises d'une fruitière[412]. La Reine n'obtint qu'une grâce: ce fut que la porte intérieure serait fermée quand elle se lèverait et s'habillerait; et dans cette captivité, déjà si persécutée, les seuls jours de liberté étaient les jours où l'acteur Saint-Prix, tout dévoué à la famille royale, obtenait de monter la garde dans le corridor noir, le corridor de communication de la Reine et du Roi, et permettait l'épanchement de leurs entretiens, la confidence à leurs paroles[413].

De longs jours s'écoulèrent, après ce retour, où l'esprit de la Reine demeura comme anéanti. Son courage était las, sa volonté désespérée. Et que vouloir, qu'imaginer, que tenter encore contre une fatalité si inexorable, devant de tels jeux de la mauvaise fortune? La Reine repassait tout ce voyage sans pouvoir en attribuer le malheur à des fautes humaines; elle le revoyait sans pouvoir en détacher sa pensée; elle le revivait pour ainsi dire: cette nuit, cette route, ce ressort de la berline cassé à douze lieues de Paris, cette côte que le Roi avait voulu monter à pied, ces retards, cette voix qui passe: Vous êtes reconnus! Bientôt Varennes, le tocsin, la générale… et ce dernier moment d'espérance où, assise sur les ballots de chandelles de l'épicier Sauce, elle avait failli décider la femme de l'épicier à sauver le Roi; puis ce retour!…

Dans ces souvenirs, dans ces récits de Marie-Antoinette à ses familiers, un homme, un nom revenait souvent qui désarmait sa voix et semblait consoler sa mémoire. Elle se plaisait à parler de ce jeune commissaire de l'Assemblée, Barnave; à dire le respect de son air, la convenance de ses paroles, la délicatesse de sa pitié, cette noble tenue d'une âme généreuse devant les misères d'une famille royale. Ces soins, cet attendrissement de Barnave, la Reine les opposait au cynisme et à la brutalité de leur autre compagnon de route, de ce Pétion, sur les genoux duquel elle n'avait pu laisser son fils! Elle excusait ce jeune député du tiers, égaré par l'ambition d'un beau talent; elle ne se souvenait plus du tribun, qui s'était calomnié lui-même; elle ne voyait plus que ce jeune homme, le corps élancé hors de la portière, Madame Élisabeth le retenant par les basques de son habit, ce jeune homme qui sauvait avec l'éloquence de l'indignation un malheureux prêtre qu'on voulait massacrer devant la famille royale; et elle disait que, si jamais elle redevenait Reine, «le pardon de Barnave était d'avance écrit dans son cœur[414]». Mais quel changement aussi ce seul jour a fait dans Barnave! Le voilà, le lendemain, qui livre à la Reine sa popularité, qui lui offre sa vie, sans demander de conseil qu'à son cœur ni de salaire qu'à sa conscience!

La Reine acceptait les plans de Barnave. L'affaire du 17 juillet, où la proclamation de la loi martiale au Champ-de-Mars arrêtait la proclamation de la déchéance du Roi, ramenait une fraction du parti constitutionnel aux plans de Barnave, acceptés par la Reine. Cependant la Reine ne pouvait se faire illusion: «on démolissait la monarchie pierre à pierre». À l'acceptation de l'acte constitutionnel, elle avait vu le Roi debout et tête nue en face de l'Assemblée assise, et elle revenait silencieuse, accablée du pressentiment d'une déchéance. Deux jours avant cette humiliation et ce présage, le 12 septembre, écoutez Madame Élisabeth plaindre la Reine: «Mon Dieu, qu'elle (la Reine) doit être malheureuse! Je n'ose lui parler des chagrins qu'elle éprouve, primo parce que je craindrais de lui faire de la peine, et puis de lui apprendre des choses qu'elle ne sait peut-être pas. Elle est bien heureuse d'avoir autant de religion qu'elle en a; cela la soutient, et vraiment il n'y a que cette ressource. Elle est fort contente de … (son confesseur), et me mande s'y attacher tous les jours[415]».

Quels jours, quelles nuits, dont une seule a fait les cheveux de la Reine blancs comme les cheveux d'une femme de soixante-dix ans[416]! C'est avec ces cheveux, dernière coquetterie, qu'elle veut se faire peindre pour la princesse de Lamballe, mettant de sa main au bas du portrait: Ses malheurs l'ont blanchie. Jeunesse, sourire, les grâces augustes de la douleur ont tout voilé: il ne reste plus à la Reine que ses larmes pour être belle. C'est à peine si ceux qui l'ont vue jadis la reconnaissent; et il va arriver cette scène douloureuse où mademoiselle du Buquoy, contemplant les ravages du chagrin sur la figure de la Reine, portera son mouchoir à ses yeux. «Ne cachez pas vos larmes, Mademoiselle,—lui dira Marie-Antoinette;—vous êtes bien plus heureuse que moi: les miennes coulent en secret depuis deux ans, et je suis forcée de les dévorer[417].»

La Reine pensait encore à fuir, mais l'apparence des choses la trompait en s'apaisant; les rigueurs s'adoucissaient autour d'elle; les esprits effrayés semblaient revenir aux lois, au Roi; la Reine restait et reprenait sa vie monotone. Elle allait à la messe à midi, dînait à une heure et demie, se retirait chez elle, et soupait à neuf heures et demie, jouant, après dîner et après souper, de longues parties de billard avec le Roi, pour le forcer à l'activité et à l'exercice: puis, à onze heures, tout le château se couchait[418].

Des amis conseillaient à la Reine de tâcher de reprendre sa popularité, d'essayer de parler à ce cœur des foules qui échappe aux factions, de se montrer aux théâtres, de faire chanter encore: «Chantons, célébrons notre Reine!» La Reine paraissait à la Comédie-Française, à l'Opéra, aux Italiens; elle retrouvait les bravos et les acclamations de ses heureux jours. Mais la guerre civile entrait au théâtre avec la Reine. Les Jacobins défendaient à Clairval de chanter:

«Reine infortunée, ah! que ton cœur
Ne soit plus navré de douleur!
Il te reste encore des amis[419].»

Madame Dugazon, qui s'était inclinée vers la loge de la Reine en chantant: «Ah! comme j'aime ma maîtresse!» était huée; les cris: «Pas de Reine! pas de maîtresse!» couvraient les cris de: Vive la Reine! et le lendemain, le journal qui, à propos de la fête des soldats de Châteauvieux, imprimera qu'il faut couler du plomb fondu dans les mamelles de Marie-Antoinette[420], l'Orateur du peuple imprimait: «La Reine aura le fouet dans sa loge au spectacle; la Reine fait la gourgandine…» Ce qui suit ne peut être cité[421].

La nouvelle Constitution imposée au Roi ne désolait point seulement la Reine, elle la tourmentait encore dans son intérieur et tracassait misérablement ses amitiés et ses habitudes. Cette formation d'une maison constitutionnelle de la Reine, décrétée par la nouvelle constitution, qu'était-ce, sinon l'intrusion des personnes ennemies dans la vie intime de la Reine? Déjà le général la Fayette, qui voyait le salut de la monarchie dans les petites choses, avait eu une longue conférence avec M. de la Porte, où il avait développé la nécessité pour la Reine de recevoir les femmes des fonctionnaires publics élus par le peuple[422]. Aux premières années de la Révolution, n'avait-on point intrigué et travaillé auprès de madame de Lamballe pour qu'elle admît aux thés qu'elle donnait trois fois la semaine, et où la Reine venait, les patronnes de la démocratie pure? N'avait-on point voulu un moment refuser à la Reine le choix et la désignation des dames pour ses parties de loto du jeudi et du dimanche[423]? À cette nouvelle démarche, le roi, si facile qu'il fût aux concessions, trouvait presque inouï que le nouveau régime de liberté ne permît pas à la Reine de fermer la porte de son salon, presque exorbitant qu'on voulût exiger d'elle qu'elle fît sa société de madame Pétion. Le projet seul de cette nouvelle maison, qui eût assis les ennemis de la Reine à son foyer, décidait et excusait l'abandon et la désertion chez les personnes plus attachées à leurs titres qu'à la personne de la Reine[424]. La Constitution de 1791 ne reconnaissant plus les honneurs et les prérogatives attachés aux charges de l'ancienne maison de la Reine, la duchesse de Duras donnait sa démission de dame du palais, ne voulant pas perdre à la cour son droit de tabouret. D'autres l'imitèrent. Le parti constitutionnel, qui conseillait à la Reine de former une maison civile, s'étonnait et s'affligeait de ne lui voir former qu'une maison militaire; il ne voulait pas voir les difficultés de la situation de la Reine. «Si cette maison constitutionnelle était formée,—disait la Reine,—il ne resterait pas un noble près de nous, et, quand les choses changeraient, il faudrait congédier les gens que nous aurions admis à leur place… Peut-être,—ajoutait-elle,—peut-être un jour aurais-je sauvé la noblesse, si j'avais eu quelque temps le courage de l'affliger; je ne l'ai point. Quand on obtient de nous une démarche qui la blesse, je suis boudée, personne ne vient à mon jeu, le coucher du Roi est solitaire. On ne veut pas juger les nécessités politiques, on nous punit de nos malheurs[425].»

Qu'une telle position torturait Marie-Antoinette et son cœur! Quel supplice journalier, et auquel elle ne pouvait s'habituer, de céder à la nécessité et de taire ses sympathies! Quelles luttes, quels combats, quels poignants regrets, quelles hontes secrètes, quand elle ne pouvait témoigner toute sa reconnaissance à son sauveur, M. de Miomandre, miraculeusement guéri de ses blessures; quand, le fils de l'infortuné Favras amené à son couvert, elle rentrait en armes dans ses appartements, et se plaignait amèrement de n'avoir pu faire asseoir à table entre elle et le Roi le fils d'un homme mort pour la royauté[426]!

Barnave était de ceux qui s'étonnaient de ne point voir former à la Reine de maison civile. Il s'étonnait encore et s'inquiétait de n'être écouté qu'à demi par la cour, et de la diriger à peine dans le détail de sa conduite. Il ne comprenait point que la métamorphose ne peut se faire en un jour d'une monarchie en un pouvoir exécutif. Quelque renoncement qu'ils apportassent au sacrifice, quelque bonne foi qu'ils missent à l'exécution d'un pacte qui n'était qu'une trêve pour leurs ennemis, les derniers représentants de la monarchie française ne pouvaient renier la royauté, la religion de ses traditions, de ses espérances, de ses reconnaissances; et c'était demander à Marie-Antoinette une abnégation surhumaine qu'une abdication semblable. Et, d'ailleurs, la cour même docile aux plans de Barnave, que pouvait Barnave pour le salut du Roi? Dans ses notes, où son zèle cherchait les illusions, il parlait de sa force, de son influence personnelle: et la Révolution ne l'écoutait plus! il appuyait sur les ressources et la vigueur de son parti: et son parti n'était plus qu'une société débandée d'honnêtes gens effrayés et d'ambitieux démasqués! Il se vantait à la Reine d'apporter, avec son dévouement, le dévouement de ses amis: et ces amis qu'il groupait autour du Roi et de la Reine pour leur défense, ces ministres qu'il plaçait près de leur trône, appartenaient aux haines des Jacobins. Séparant les intérêts du Roi du salut de la Reine, ces ministres servaient dans l'ombre le parti qui voulait à tout prix débarrasser la Révolution de Marie-Antoinette.

Ce parti veille depuis quatre ans. Il n'a reculé devant aucun crime, devant aucun remords. Des dénonciations d'empoisonnement, des avis de la police ont forcé la Reine à ne manger que le pain acheté par Thierry et à garder toujours à sa portée un flacon d'huile d'amandes douces[427]. Le coup d'Octobre manqué, une affiche placardée dans Paris au mois d'août 1790 disait «qu'il n'y avait point un crime de lèse-nation, mais un crime de lèse-majesté, à avoir voulu tuer la Reine[428].» Une nouvelle tentative d'assassinat avait lieu dans les jardins de Saint-Cloud; elle échouait encore. Les assassins découragés, se tournaient vers un autre assassinat. Le nom de madame de la Motte revenait dans la bouche du peuple: elle était à Paris, disait-on, logée chez madame de Sillery[429]. Puis, à ce moment, reparaissait en France le libelle infâme de cette femme, que Louis XVI était forcé de racheter et faisait brûler à Sèvres. Bientôt un odieux complot s'ébruitait: la femme la Motte aurait paru à l'Assemblée et protesté de son innocence. Un membre devait prendre la parole, représenter la suppliante comme une victime sacrifiée à la vengeance de la vraie coupable, de la Reine; et il eût fini en demandant la révision du procès du collier. De cette façon, la Reine, appelée devant les nouveaux tribunaux organisées par la Révolution, aurait été jugée, ainsi que l'entendait un des ministres du Roi, son garde des sceaux, Duport du Tertre. M. de Montmorin, le seul ministre royaliste laissé à Louis XVI, défendant un jour la Reine dans le Conseil, et se plaignant timidement d'abord à Duport des menaces dirigées contre elle, du plan hautement avoué par tout un parti de l'assassiner, puis s'animant et finissant par demander à son collègue s'il laisserait consommer un tel forfait, Duport répondait froidement à M. de Montmorin qu'il ne se prêterait pas à un assassinat, mais qu'il n'en serait pas de même s'il s'agissait de faire le procès à la Reine. «Quoi! s'écrie M. de Montmorin, vous, ministre du Roi, vous consentiriez à une pareille infamie?—Mais, dit le garde des sceaux, s'il n'y a pas d'autre moyen[430].»

* * * * *

Il restait à la Reine une amie qui prenait une part de ses périls, de ses épreuves, de ses douleurs. Abandonnée des uns, séparée des autres, privée de tous ses appuis, de madame de Polignac, de l'abbé de Vermond, qui avait suivi madame de Polignac, la Reine n'avait plus auprès d'elle que madame de Lamballe; et voici qu'il lui fallait s'en séparer. La loi des circonstances, le besoin de la politique obligeaient la Reine à envoyer en Angleterre cette dernière amie comme la seule personne capable de décider Pitt à prendre d'autres engagements qu'une vaine promesse «de ne pas laisser périr la monarchie française[431].»

Dans sa vie d'affaires, au milieu des notes diplomatiques, des correspondances, des conseils, des mille occupations de sa pensée et de sa main, la Reine trouve des loisirs et des répits pour se rapprocher de madame de Lamballe, pour l'entretenir de sa tendre amitié et lui confier l'état de son âme et la mesure de ses craintes.

«_Le Roi vient de m'envoyer cette lettre, mon cher cœur, pour que je la continue; sa santé est très bien rétablie, grâce à sa forte constitution. Le calme avec lequel il prend les choses a quelque chose de providentiel, et la bonne Élisabeth est touchée de cela comme d'une inspiration qui vient d'en haut. Le dérangement qu'il vient d'éprouver a à peine été connu du public. Vous avez su sans doute l'étrange avanture qui s'est passée à la comédie le mois dernier, le tapage et les applaudissements à mon apparution avec mes enfants: on a battu ceux qui vouloient faire du train et contrarier l'enthousiasme du moment; mais les méchants ont bien vite le moyen de prendre leur revanche; on peut voir cependant par-là ce que seroit le bon peuple et le bon bourgeois, s'il étoit laissé à lui-même; mais tout cet enthousiasme n'est qu'une lueur, qu'un cri de la conscience que la faiblesse vient bien vite étouffer; on auroit pu espérer d'abord que le temps raméneroit les esprits, mais je ne rencontre que de bonnes intentions; mais pas un courage pour aller plus loin que l'intention et les projets. Je ne me fais donc aucune illusion, ma chère Lamballe, et j'attens tout de Dieu. Croyez à ma tendre amitié, et, si vous voulez me donner une preuve de la vôtre, mon cher cœur, soignez votre santé et ne revenez pas que vous ne soyez pas bien parfaitement rétablie.

«Adieu, je vous embrasse_.

«MARIE-ANTOINETTE.»

«Jamais, Madame, vous ne trouverez une amie plus vraie et plus tendre que

«ÉLISABETH-MARIE[432].»

Aux approches de la Constitution, la Reine, effrayée de l'agitation des esprits, rappelle auprès d'elle cette amitié qui lui manque, et dont elle a besoin:

«Ma chère Lamballe, vous ne sauriez vous faire une idée de l'état de l'esprit où je me trouve depuis votre départ. La première base de la vie est la tranquillité; il m'est bien pénible de la chercher en vain. Depuis quelques jours que la Constitution remue le peuple, on ne sait à qui entendre; autour de nous il se passe des choses pénibles… Nous avons cependant fait quelque bien. Ah! si le bon peuple le savoit! Revenez, mon cher cœur, j'ai besoin de votre amitié. Élisabeth entre et demande a ajouter un mot; adieu, adieu, je vous embrasse de toute mon âme.

«MARIE-ANTOINETTE[433].»

«La Reine veut bien me permettre de vous dire combien je vous aime. Elle ne vous attend pas avec plus d'affection que moi.

«Élisabeth-Marie.»

Puis, se ravisant, se reprochant comme un mouvement d'égoïsme d'avoir voulu faire partager ses dangers à son amie, la Reine imposait silence à l'appel de son cœur, et écrivait à madame de Lamballe, en septembre 1791:

«_Ne revenez pas dans l'état où sont les affaires, vous auriez trop à pleurer sur nous.

Que vous êtes bonne et une vraie amie, je le sens bien, je vous assure, et je vous défends de toute mon amitié de retourner ici.

Attendez l'effet de l'acceptation de la Constitution.

Adieu, ma chère Lamballe, croyez que ma tendre amitié pour vous ne cessera qu'avec ma vie_[434].»

Et lorsque madame de Lamballe repasse en France, la Reine, tremblante, lui renouvelle encore cette prière, à laquelle madame de Lamballe n'obéira pas:

«Non, je vous le repette, ma chère Lamballe, ne revenez pas en ce moment; mon amitié pour vous est trop alarmée, les affaires ne paroissent pas prendre une meilleure tournure malgré l'acceptation de la Constitution sur laquelle je comptois. Restez auprès du bon monsieur de Penthièvre qui a tant besoin de vos soins; si ce n'étoit pour lui il me seroit impossible de faire un pareil sacrifice, car je sens chaque jour augmenter mon amitié pour vous avec mes malheures; Dieu veuille que le temps ramenne les esprits; mais les méchants répandent tant de calomnies atroces, que je compte plus sur mon courage que sur les évènements. Adieu donc, ma chère Lamballe, sachez bien que de près comme de loin, je vous aime, et que je suis sûre de votre amitié.

«MARIE-ANTOINETTE[435].»

Et ce sont lettres sur lettres, d'un ton et d'un cœur pareils, où la Reine supplie madame de Lamballe de ne pas revenir, de ne pas venir se jeter dans la gueule du tigre. Souvent, elle lui écrit, ayant sur ses genoux son fils, le chou d'amour, comme elle l'appelle avec un mot de mère; et, conduisant la petite main du Dauphin, elle lui fait écrire son nom au bas de sa lettre, comme elle lui ferait envoyer un baiser[436].

V

Marie-Antoinette homme d'État.—Sa correspondance avec son frère Léopold II.—Son plan, ses espérances, ses illusions.—Sa correspondance avec le comte d'Artois. Son opposition aux plans de l'émigration.—Caractère de Madame Élisabeth. Son amitié pour le comte d'Artois. Sa correspondance. Sa politique.—Préoccupation de Marie-Antoinette du salut du royaume par le Roi.

La Reine passait alors toutes ses journées à écrire. La nuit, la Reine avait entièrement perdu le sommeil, elle lisait. Elle recevait les rapports de M. de la Porte, de Talon, de Bertrand de Molleville. Elle correspondait avec l'étranger au moyen d'un chiffre d'une extrême difficulté, indiquant les lettres par une lettre d'une page et d'une ligne d'une édition de Paul et Virginie possédée par tous ses correspondants. Qui la reconnaîtrait, cette femme, cette Reine si jeune hier, hier la reine de la mode et du plaisir; cette bergère de Trianon, occupée de badinages et d'élégances? Imaginez-la enlevée tout à coup à ces jeux de la pensée, à ces divertissements du goût, à la pastorale, aux rubans, à sa vie, presque à son sexe! Adieu le spectre léger de la grâce! Du gouvernement de ces riens charmants, elle monte, grandie soudain, au plus grand et au plus sévère des affaires humaines. Ces plumes, taillées pour les causeries et les caresses de l'amitié, se plieront du premier coup au style des chancelleries, et toucheront à l'État! Cette Dauphine rieuse, cette Reine qui se sauvait de son trône, des affaires étrangères, les restes d'un trône, le dernier espoir d'un droit!

Le malheur a de ces coups de foudre, de ces éducations subites, de ces illuminations miraculeuses de l'âme et de la tête, du caractère et du génie. L'exemple en est là, dans cette correspondance de Marie-Antoinette avec Léopold II[437], les titres d'homme d'État de la Reine, le témoignage écrit qu'elle a laissé à la postérité de sa pensée politique, de son haut jugement, de sa mâle intelligence et de ses illusions. C'est au lendemain du retour de Varennes, c'est le 31 juillet 1791 que la Reine, se relevant sur sa chute, discute, prévoit, combat.

La Reine disait à son frère les influences du jour réunies et conjurées pour le salut de la monarchie; les séditieux repoussés, leurs efforts vains; l'Assemblée gagnant en consistance et en autorité dans le royaume. Elle disait la fatigue des agitations dans les agitateurs mêmes, la Révolution reprenant haleine, les fortunes demandant sûreté; la halte momentanée des événements, des passions, du désordre, les lois osant parler, la possibilité et la raison d'une pacification entre la dignité de la couronne et les intérêts de la nation; enfin les espoirs de reconstruction de l'autorité par le temps, par le retour des esprits, par l'expérience des nouvelles institutions. À ce tableau de juillet 1791 la Reine opposait la France avant le départ pour Varennes, la multitude et le tumulte des partis, la loi désarmée, le Roi sans sujets, l'Assemblée dépouillée de force et de respect; bref, la désespérance, même dans le plus lointain avenir, de toute recréation de pouvoir.

Appuyée sur cette opposition de situation, sur ce ralentissement des excès, sur ce refroidissement des âmes, elle s'arrêtait et repoussait les offres de son frère, éloignant ce secours armé dont ne voulait pas son cœur français, et qu'il n'appellera, qu'il ne subira qu'au dernier moment et comme au dernier soupir de la royauté. Pour mieux retenir son frère et ses armées, la Reine glisse d'abord légèrement sur les dangers qu'une agression, une tentative violente de libération et de restauration peut faire courir à son mari, à son fils, à elle-même, accusée d'être l'âme de ce complot; puis, Reine de France, qui sait ce que peut la France menacée, et qui en a tout ensemble comme une terreur et comme une fierté, elle entretient longuement l'Empereur de l'incertitude de la victoire sur un peuple en armes, électrisé et furieux d'héroïsme. Pour mieux enchaîner encore l'impatience de son frère, pour mieux le défendre de l'impatience de ses entours, elle fait appel à ses intérêts de souverain, à ses intérêts de prince autrichien. Elle lui représente la certitude de l'alliance de la France avec le premier empire qui reconnaîtra la Constitution. Cette alliance, elle la promet à Léopold II, s'il laisse Louis XVI consolider les lois, assurer la paix, et réconcilier la France avec elle-même.

Que l'histoire cherche, que les partis supposent, que la calomnie invente: voilà toute la politique de Marie-Antoinette, la confession de tout ce qu'elle attend, de tout ce qu'elle prépare, de tout ce qu'elle empêche. Elle ne veut rien de l'étranger, rien même de son frère, que la soumission aux idées de concession et de temporisation de Louis XVI, une conduite conforme «au vœu manifesté par la nation,» une espérance sans impatience d'une reconstitution sans secousse. Surmontant ses répugnances et les débats de son orgueil, elle tient parole aux Girondins auprès de son frère; elle reste fidèle à leurs conseils d'expectative tant que l'expectative ne devient pas une lâcheté et une désertion. Vainement Mercy-Argenteau répandait ses doutes et ses inquiétudes sur la franchise des intentions du parti girondin; maltraitait auprès du prince de Kaunitz la foi crédule de la Reine dans le dévouement des Barnave, des Lameth, des Duport; répétait que les amis de la Reine ne seraient jamais que «des déterminés antiroyalistes et des scélérats dangereux;» vainement il montrait, sur le plan de la Reine, la fausse et dangereuse position de l'Europe, ouverte et désarmée devant la menace et la contagion des idées françaises, troublée de perpétuelles alarmes, obligée à une surveillance permanente de cette tranquillité grosse de catastrophes qu'il appelait «le repos de la mort[438];» ces avertissements, ces injures de Mercy-Argenteau ne détachaient pas la Reine des avis de la Gironde et de la modération.

Ce n'est que lors de l'établissement de la République dans les esprits que Marie-Antoinette, voyant les événements emporter les promesses des Girondins, se retourne vers son frère, mais en le retenant encore; elle défend à Vienne la précipitation et la violence, en même temps qu'elle combat aux Tuileries le refus de la Constitution, auquel l'encourageait Burke[439]; elle cherche encore à dénouer pour ne pas trancher, elle veut vaincre avec cette arme des habiles, la diplomatie, honneur de tant de grands hommes, dont on a fait le crime et la condamnation de cette pauvre mère essayant de garder la vie et le patrimoine de son fils; de cette pauvre Reine qui croyait conspirer avec Dieu en défendant une institution relevant de sa grâce, et cependant tentait d'éloigner la guerre de la Révolution, espérant l'épargner à la France!

«Pouvons-nous risquer de refuser la Constitution?—écrit la Reine dans sa lettre du 10 août 1791 à Mercy-Argenteau, un an jour pour jour avant le 10 août.—Je ne parle pas des dangers personnels…» Et dans un post-scriptum: «Il est impossible, vu la position ici, que le Roi refuse son acceptation; croyez que la chose doit être vraie, puisque je le dis. Vous connoissez assez mon caractère pour croire qu'il me porteroit plutôt à une chose noble et pleine de courage[440]…» Le Roi ne peut donc pas risquer de refuser la Constitution: Pour cela je crois qu'il est nécessaire, quand on aura présenté l'acte au Roi, qu'il le garde d'abord quelques jours, car il n'est censé le connoître que quand on le lui aura présenté légalement, et qu'alors il fasse appeler les commissaires pour leur faire non pas des observations ni des demandes de changement qu'il n'obtiendra peut-être pas, et qui prouveroient qu'il approuve le fond de la chose, mais qu'il déclare que ses opinions ne sont point changées; qu'il montroit, dans sa déclaration du 20 de juin, l'impossibilité où il étoit de gouverner avec le nouvel ordre de choses; qu'il pense encore de même, mais que pour la tranquillité de son pays il se sacrifie, et que pourvu que son peuple et la nation trouvent le bonheur dans son acceptation, il n'hésite pas à la donner; et la vue de ce bonheur lui fera bientôt oublier toutes les peines cruelles et amères qu'on a fait éprouver à lui et aux siens; mais si l'on prend ce parti il faut y tenir, éviter surtout tout ce qui pourroit donner de la méfiance et marcher en quelque sorte toujours la loi a la main; je vous promets que c'est la meilleure manière de les en dégoûter tout de suite. Le malheur c'est qu'il faudroit pour cela un ministre adroit et sûr, et qui, en même temps, eut le courage de se laisser abîmer par la cour et les aristocrates pour les mieux servir après; car il est certain qu'ils ne reviendront jamais ce qu'ils ont été, surtout par eux-mêmes[441].»

Puis au bout de sa lettre, emportée par le pressentiment de la vanité de toutes ces tentatives, aux abois dans le dédale des ressources et des moyens de salut, épouvantée du sommeil du Roi, de ce roi incapable de régner, au jugement du comte de la Marck[442], la mère arrache à la Reine un cri, un douloureux appel aux puissances étrangères.

«En tout état de cause, les puissances étrangères peuvent seules nous sauver: l'armée est perdue, l'argent n'existe plus; aucun lien, aucun frein ne peut retenir la populace armée de toute part; les chefs même de la Révolution, quand ils veulent parler d'ordre, ne sont plus écoutés. Voilà l'état déplorable où nous nous trouvons; ajoutez à cela que nous n'avons pas un ami, que tout le monde nous trahit: les uns par haine, les autres par faiblesse ou ambition; enfin je suis réduite à craindre le jour où on aura l'air de nous donner une sorte de liberté; au moins dans l'état de nullité où nous sommes nous n'avons rien à nous reprocher. Vous voyez mon âme tout entière dans cette lettre; je peux me tromper, mais c'est le seul moyen que je voie encore pour aller. J'ai écouté, autant que je l'ai pu, des gens des deux côtés, et c'est de tous leurs avis que je me suis formé le mien: je ne sais pas s'il sera suivi. Vous connoissez la personne[443] à laquelle j'ai affaire; au moment où on la croit persuadée, un mot, un raisonnement la fait changer sans qu'elle s'en doute; c'est aussi pour cela que mille choses ne sont point à entreprendre. Enfin, quoiqu'il arrive, conservez-moi votre amitié et votre attachement, j'en ai bien besoin; et croyez que, quelque soit le malheur qui me poursuit, je peux céder aux circonstances, mais jamais je ne consentirai à rien d'indigne de moi: c'est dans le malheur qu'on sent davantage ce qu'on est. Mon sang coule dans les veines de mon fils, et j'espère qu'un jour il se montrera digne petit-fils de Marie-Thérèse. Adieu[444].»

Et pourtant cela même, cet appel désespéré, n'est point un appel à l'invasion de la patrie. Marie-Antoinette ne sollicite et ne veut qu'un manifeste, un manifeste pesant sur la France du poids des représentations de toutes les têtes couronnées, une mise en demeure de la paix appuyée par de grandes forces; une imposante menace, mais une menace seulement, étendue sur tout l'horizon de la France. Sans doute ce pouvait être une illusion chez la Reine de croire reconquérir la France en montrant et en arrêtant à ses frontières une armée d'observation l'arme au bras; mais l'illusion était sincère, et c'est un beau spectacle de voir cette femme abreuvée de fiel, chargée d'outrages, développer généreusement et sans passion ce plan de retenue et d'attente qui défend d'un bout à l'autre la France contre les armes de l'étranger et contre les armes de ses enfants, deux guerres, deux malheurs que le Roi, disait Marie-Antoinette dans le Mémoire qui suit, devait épargner au risque de sa couronne et de sa vie.

Mais, avant le Mémoire de la Reine envoyé par elle à son frère, donnons une lettre qui le précéda:

«Ce 31 d'août 1791.

«_Voici mon cher frère un nouveau mémoire, j'ai cherché a vous prouver dans le dernier qu'il dépend de vous de mettre un terme aux révoltes qui subversent la France. On m'a fort approuvé de vous l'avoir envoyé et l'on me charge de vous envoyer celui-ci. Les objets qui y sont discutés étant de la plus haute importance et les déterminations qui pourront être prises étant de nature si elles sont fausses à jetter un désordre affreux non-seulement en France mais dans toute l'Europe, le mémoire contient des réflections générales qui feront juger sainement de l'état des choses. On recommande particulièrement à votre attention le passage suivant.

«Si l'Empereur soutenoit les émigrants on cesseroit de croire a la bonne foi du roi qu'on ne supposera jamais disposé à faire la guerre à son beau-frère; si l'Empereur soutenoit les émigrants, cet équilibre de force engageroit à une guerre horrible et atroce ou la dévastation et le carnage seroit sans bornes, ou l'on chercheroit, l'on parviendroit peut-être à débaucher de part et d'autre les soldats, ou l'on pourroit essayer à rallier tous les peuples à une cause commune contre les nobles et les rois; si l'Empereur soutenoit les émigrés, si seulement il pouvoit l'espérer, ils se livreroient aux plus folles et aux plus coupables espérances, car ils sont moins attachés au roi qu'à leur cause propre.

«Adieu, mon cher frère, je vous embrasse et je vous aime du plus profond de mon cœur et jamais je ne peu changer_.

«MARIE-ANTOINETTE[445].»

Ajoutons à cette lettre la lettre accompagnant le Mémoire:

«Ce 8 septembre.

«_Qu'il y a longtemps, mon cher frère, que je n'ai pu vous écrire, et cependant mon cœur en avoit bien besoin; je sais toutes les marques d'amitié et d'intérêt que vous ne cessé de nous donner, mais je vous conjure par cette même amitié de ne pas vous laisser compromettre en rien pour nous; il est certain que nous n'avons de ressource et de confiance qu'en vous. Voici un Mémoire qui pourra vous montrer notre position au vrai, et ce que nous pouvons et devons espérer de vous. Je connois très bien l'âme des deux frères du Roi, il n'y a pas meilleurs parents qu'eux (je dirois presque de frère si je n'avois pas le bonheur d'être votre sœur). Ils désirent tous deux le bonheur, la gloire du roi uniquement, mais ce qui les entourent est bien différent, ils ont tous fait des calcules particuliers pour leur fortune et leur ambition. Il est donc bien intéressant que vous puissiez les contenir et surtout comme M. de Mercy doit déjà vous l'avoir mandé de ma part d'exiger des princes et des François en général de se tenir en arrière dans tout ce qui pourra arriver soit en négociations, soit que vous et les autres puissances, faisiez avancer des troupes. Cette mesure devient d'autant plus nécessaire, que le roi allant accepter la Constitution, ne pouvant faire autrement, les François en dehors se montrant contre cette acceptation, seroit regardé comme coupable par cette race de tigre qui inonde ce royaume, et bientôt il nous soupçonneroit d'accord avec eux; hors il est de notre plus grand intérêt, faisant avec eux tant que d'accepter, d'inspirer la plus grande confiance, c'est le seul moyen pour que le peuple revenant de son ivresse, soit par les malheurs qu'il éprouvera dans l'intérieur, soit par la crainte du dehors, reviennent à nous en détestant tous les auteurs de nos maux.

«Je vous remercie, mon cher frère, de la lettre que vous m'avez écrite, elle étoit parfaitement dans le sens que je pouvois désirer, et elle a fait un bon effet, car ceux même à qui je me suis cru obligée de la faire voir, on paru ou on crû devoir paroître content, mais qu'il m'en a coûté pour vous écrire une lettre de ce genre. Aujourd'hui qu'au moins ma porte est fermée, et que je suis maîtresse dans ma chambre, je puis vous assurer, mon cher frère de la tendre et inviolable amitié, avec laquelle je vous embrasse et qui ne cessera qu'avec ma vie[436].»_

Le Mémoire de la Reine, daté du 3 septembre 1791, commence:

«_Il dépend de l'Empereur de mettre un terme aux troubles de la Révolution françoise.

«La force armée a tout détruit, il n'y a que la force armée qui puisse tout réparer.

«Le Roi a tout fait pour éviter la guerre civile, et il est encore bien persuadé que la guerre civile ne peut rien réparer et doit achever de tout détruire._»

Or, continue le Mémoire, les princes entrant en France, c'est la guerre civile.

Les princes entrant en France, entrent «avec la soif d'une autre vengeance que celle des lois;» il faut qu'ils reviennent «avec la paix et la confiance dans la seule autorité qui puisse dissiper tous les partis».

Les princes entrant en France, c'est une régence. Le Roi s'oppose à cette régence: d'abord, comme pouvant diviser les provinces, les villes, l'armée, par la nomination à des emplois émanée de deux pouvoirs: l'un, l'Assemblée autorisée par le Roi, l'autre, le régent; ensuite, comme pouvant «perdre la puissance du Roi par la même entreprise qui doit la lui rendre.»

Les princes entrant en France, c'est la convocation des Parlements à laquelle le Roi se refuse: 1° comme pouvant compromettre dans une guerre d'arrêts une autorité légale appelée dans l'avenir à rétablir l'ordre dans la paix; 2° comme établissant une opposition entre les princes et le nom du Roi; 3° comme pouvant autoriser le peuple à croire au rétablissement entier de l'ancien régime.

Les princes entrant, c'est accoutumer la nation à voir s'élever dans l'État une autre puissance que celle du Roi; c'est jeter en dehors de la puissance légitime les bases d'un gouvernement au hasard, «dans un moment où l'homme le plus habile ne peut pas savoir quelle est la forme qui peut lui convenir.»

Puis, combattant les impatiences du parti des princes: «Comment,—disait la Reine avec un grand sens et une justesse d'esprit remarquable,—_comment peut-on connoître ce qui peut convenir à l'état d'une nation dont la plus faible partie commande dans le délire et que la peur a subjuguée tout entière!

«On n'a pas conservé le sentiment des choses accoutumées et journalières qui sembloient former, non pas seulement la constitution de l'État, mais celle de chaque classe, de chaque profession, de chaque famille.

«On a tout arraché, tout détruit, sans exciter dans le grand nombre la surprise et l'indignation.

«Il n'y a point d'opinion publique et réelle dans une nation qui n'a pas de sentiment.

«Que sont devenues toutes les habitudes?… Quel est le droit habituel qui n'ait pas été proscrit ou l'obligation habituelle qui n'ait été rompue?

«On s'est servi des insurrections et des émeutes populaires pour détruire toutes les formes établies. On ne pouvoit pas s'en servir pour donner des habitudes nouvelles à la nation entière, et ce n'est pas en deux ans de temps employés à tout détruire qu'on peut créer, entretenir et consolider des habitudes.

«Il faut la laisser respirer un moment de tant de troubles et d'agitations; il faut lui laisser reprendre ses habitudes et ses mœurs avant de juger ce que les circonstances peuvent exiger ou souffrir._»

La Reine reprenait:

Les princes entrant en France, c'est la guerre civile; les étrangers entrant, c'est la guerre civile et la guerre étrangère.

Le Roi ne veut pas la guerre civile; le Roi ne veut pas la guerre étrangère.

Il est, en dehors de la guerre, un moyen, un seul, de sauver le Roi et le trône: une déclaration collective des puissances unies. Les puissances unies déclareront qu'il n'est pas indifférent à l'Europe, vu la position et l'importance de la France dans le continent, que la France soit une monarchie ou une république; qu'il importe au contraire aux monarchies de l'Europe que la couronne de France soit héréditaire de mâle en mâle, que la personne du Roi soit inviolable, que le Roi ne puisse être suspendu ou déchu de sa puissance; qu'elles ne peuvent souffrir que les anciens traités conclus avec la France, devenus partie intégrante du droit européen, «soient le jouet de l'influence réelle ou présumée d'une force armée ou d'une émeute populaire;» qu'en cas de révocation de quelque traité par le roi de France, révocation involontaire et forcée, elles sont en droit de déclarer la guerre à la France; que, par une convention tacite, il a existé de tout temps un rapport de force armée entre les puissances de l'Europe; qu'une armée de quatre millions d'hommes levée tout à coup par la France, indépendamment des troupes de ligne, une élévation aussi prodigieuse de la force armée qui tient le Roi prisonnier, sont une violation de cette convention tacite, en même temps qu'un danger de guerre permanent pour les puissances étrangères.

Tels étaient les raisons et les prétextes de cette intervention de l'Europe où la Reine voyait le salut. Elle espérait de cette déclaration l'intimidation des uns, l'encouragement des autres, un soulèvement spontané de la majorité craintive des mécontents contre la tyrannie locale des départements, des municipalités, des clubs; un soulèvement qui serait si brusque, si général, si unanime, qu'il n'y aurait point de défense, point de sang. Elle espérait une révolution pacifique éclatant à la fois «dans toutes les bonnes villes de France,» et elle terminait son Mémoire par cette assurance,—hélas! ce n'était qu'un vœu—: «La révolution se fera pas l'approche de la guerre et non par la guerre elle-même[447].»

La Reine poursuivait encore, le 4 octobre 1791, auprès de son frère convaincu et rallié à ce projet[448], la réalisation de son plan et de ses espérances:

«Je n'ai de consolation qu'à vous écrire, mon cher frère, je suis entourée de tant d'atrocités que j'ai besoin de toute votre amitié pour reposer mon esprit; j'ai pu par un bonheur inouï voir la personne de confiance du comte de M…[449], mais je n'y suis parvenû qu'une fois sûrement; elle m'a exposé des pensées du comte qui se rencontre avec beaucoup de ce que je vous ai déjà dit ces jours derniers; depuis l'acceptation de la Constitution le peuple semble nous avoir rendu sa confiance, mais cet événement n'a pas étouffer les mauvais desseins dans le cœur des méchants; il seroit impossible qu'on ne revienne pas à nous si l'on connoissait notre véritable manière de penser, mais malgré cette sécurité du moment, je suis loins de me livrer à une confiance aveugle; je pense qu'au fond le bon bourgeois et le bon peuple ont toujours été bien pour nous, mais il n'y a entre eux nul accord, et il n'en faut pas attendre; le peuple, la multitude sent par instinct et par intérêt le besoin de s'attacher à un chef unique, mais ils n'ont pas la force de se débarrasser de tous les tirans de populace qui les opprime, n'ayant point d'unité, et ayant à lutter contre des scélérats bien d'accord qui se donnent d'heure en heure le mot d'ordre dans les clubs; et puis on les travaille sans cesse, on leur glisse avec perfidie des soupçons contre la bonne foi du Roi, et l'on viendra ainsi à bout de soulever de nouveaux orages; si cela arrive comme je le crains, car, encore une fois, je ne me laisse pas prendre à cette ivresse du moment, les malheures seront encore plus grands, car il sera alors plus difficile de reconquérir la confiance perdue et le peuple qui se croiroit trompé tourneroit contre nous.

«C'est un motif de plus de redoubler de soins pour profiter du moment s'il est possible: il le faut puisque l'autorité royale échappe et que la confiance publique est le frein a opposé aux envahissements du corps législatif. Mais comment profiter de la confiance du moment? là est la difficulté; je pense qu'un premier point essentiel est de régler la conduite des émigrants. Je puis répondre des frères du Roi, mais non de M. de Condé. Les émigrants rentrant en armes en France tout est perdu, et il seroit impossible de persuader que nous ne sommes pas de connivence avec eux. L'existence d'une armée d'émigrants, sur la frontière, suffit même pour entretenire le feu et fournir aliment aux accusations contre nous; il me semble qu'un congrès faciliteroit le moyen de les contenir. J'en ai fait dire ma pensée à M. de M—— pour qu'il vous en parlât, mon cher frère; cette idée d'un congrès me sourit beaucoup, et seconderoit les efforts que nous faisons pour maintenir la confiance: cela d'abord, je le répète, contiendroit les émigrants, et, d'un autre côté, feroit icy une impression dont j'attends du bien; je remets cela à vos lumières supérieures; on est de cet avis auprès de moi, et je n'ai pas besoin de m'étendre sur ce point, ayant tout fait expliquer à M. de M——.

«Adieu, mon cher frère; nous vous aimons, et ma fille m'a chargé particulièrement d'embrasser son bon oncle.

«MARIE-ANTOINETTE[450].»

Tels sont les plans, tels sont les vœux de la Reine dans leur révélation la plus intime, dans leur confession la plus entière. C'est là toute la pensée, tout le cœur de cette Reine qui a porté si longtemps dans l'histoire la peine de l'émigration! Mais quel historien osera désormais l'accuser contre tous les faits, contre toutes les preuves? Qui l'accusera encore après ces deux lettres, documents inconnus et précieux, où se voit l'abîme qui a toujours séparé la politique de la Reine de la politique de Coblentz?

«Ce 14 mai 1791.

«Ma chère sœur, j'ai déchiffrée la lettre du comte d'Art.; elle m'afflige beaucoup; je vais vous la transcrire ici, et vous verrez combien le meilleur cœur veut s'égarer. Les mouvements des émigrants sur la frontière sont une calamité, je suis désespérée qu'il prenne à contrepied nos avis et nos prières. Le Roi va lui écrire; vous feriez sagement, vous pour qu'il a tant d'amitié, de lui écrire aussi pour nous aider à prévenir de nouveaux malheurs, et l'éloigner de M. de Condé. Voici sa lettre:

Et Marie-Antoinette transcrit de sa main la lettre suivante du comte d'Artois:

«J'ai reçu votre lettre du 20 mars, ma chère sœur; le peu d'habitude que j'ai de cette manière d'écrire, m'obligeant à estre fort laconique, je vous laisse deviner combien je suis sensible aux marques de votre amitié, mais en même temps combien je suis affligé de voir que vous différiez de jour en jour à me procurer votre confiance, surtout quand les circonstances sont si pressantes. Je mérite peut-être moins de réticence de votre part, mais ce dont je suis certain, c'est que votre intérêt exigeroit que je fusse mieux instruit.

«Tout porte à me prouver que vous avez un plan. Je crois même connoître à fond les détails de ce qu'on vous propose, et les personnes qu'on employe. Eh! ma sœur, le Roi se défie-t-il de moi? Je n'ajoute qu'un mot sur cet article, il peut estre permis de se servir de ses propres ennemis pour sortir de captivité, mais on doit se refuser à tout marché, à toute convention avec les scélérats, et surtout on doit calculer si les vrais serviteurs, les vrais amis surtout, pourront consentir aux conditions qu'on auroit acceptées. Au nom de tout ce qui vous est cher, souvenez-vous de ce peut de mots, et croyez que je suis bien instruit. Vous paroissez vous plaindre de mon silence et de l'ignorance où vous estes de mes projets, mes reproches seroient mieux fondés que les vôtres, mais je sais ce que je dois à mon roi, et je me regarderais comme coupable si, sans l'en instruire, j'avois changé mes vues et mes projets. Au surplus je ne crains pas de répéter ce que je regarde comme ma profession de foi; je vivrai et mourrai s'il le faut, pour défendre les droits de l'autel et du trône, et pour rendre au roi sa liberté et sa juste autorité. La déclaration du 23 juin ou la teneur des cahiers sont des bases dont je ne m'écarterai jamais. J'employerai tous les moyens qui sont en mon pouvoir pour décider enfin nos alliés à nous secourir avec des forces assez imposantes pour attérer nos ennemis, et pour prévenir tous les projets criminels. Je combinerai les ressources de l'intérieur avec les appuis du dehors, et mes efforts et mes soins se porteront également d'un bout du roiaume à l'autre, et je préparerai toutes les provinces suivant leurs moyens à seconder une explosion générale. J'arresterai, je contiendrai tout éclat factice, mais je seconderai avec autant d'ardeur que de dévouement les entreprises qui me paroîtront assez solides pour en imposer à nos ennemis et pour me donner la juste espérance d'un vrai succès. Enfin, je servirai également mon roi, et ma patrie, en agissant avec prudence, suite et fermeté.»

Ici, Marie-Antoinette reprend:

«Voici la partie de la lettre que vous ne connoissez pas, ma chère sœur; je vous embrasse. Quand revenez-vous?

«MARIE-ANTOINETTE[451].»

Et, cette lettre envoyée à Madame Élisabeth, la Reine écrit aussitôt au comte d'Artois:

«Ce 14 mai 1791.

«_J'ai vu avec beaucoup de peine, mon cher frère, ce que vous me dites de mon prétendu manque de confiance; j'aime à penser que vous changerez d'opinion après la lettre que le Roi vous a écrite, et qu'il vous fera tenire avec celle-ci. Non, mon cher frère, nous sommes loins d'avoir cessés de vous regarder comme le meilleur des parents. Vous dittes que notre intérêt exigeroit que vous fussiez plus instruit; mais à quoi bon nos confidences; si vous vous refusez à complaire aux désirs que nous vous avons si vivement exprimés, et qui sont si confidentiels? Je vous repette qu'il est tout à fait dans l'intérêt du salut de votre frère que vous vous sépariez de M. Condé. Les armements des émigrans sont ce qui irrite le plus autoure de nous, et tant qu'il en sera ainsi, les affaires ne pourront pas prendre meilleure tournure; les plus honnêtes gens ont horreur de la guerre civile, et les méchants qui ont un si grand intérêt à tout envenimer, poussent des cris affreux qui menacent d'une catastrophe. Je vous en conjure mon cher frère, réfléchissez à ce que je vous écris, à ce que vous a écrit le Roi. Ce que vous ferez de contraire nous causera un véritable désespoir. Mes enfants se portent assez bien, et la bonne Élisabeth, qui est pour nous comme un ange, doit vous écrire par la même occasion.

«Adieu, je vous aime de tout mon cœur._

«MARIE-ANTOINETTE[452].»

La lourde responsabilité, l'énorme tâche, l'écrasant labeur pour une femme: porter, dans la tempête, la fortune du Roi, et disputer au destin ces lambeaux d'une monarchie, l'héritage d'un fils! Vaincue, rester debout; désespérée, vouloir encore se refuser aux larmes, et se forcer à la pensée; calculer, combiner, proposer, résoudre, émouvoir, persuader, combattre sans repos, combattre devant soi et autour de soi, combattre la versatilité du Roi toujours prête à s'échapper, combattre la voix de l'émigration[453] dans la voix de la sœur du Roi qui se penche à son oreille, reconquérir chaque jour Louis XVI sur lui-même et sur Madame Élisabeth!

Madame Élisabeth était un homme aussi, mais non un homme d'État comme la Reine. Il y avait du guerrier dans cette jeune femme qui devait mourir en héros. Dans cette douce fille de Dieu, égarée sur les marches d'un trône, dans cette vierge de charité, toute aux autres, toute au bonheur de ses amis, dont la pitié semble une tendresse, dont la vie est une bonne œuvre, il semble qu'il coure ce jeune sang du duc de Bourgogne, ce sang auquel il a fallu un Fénelon pour le vaincre. Madame Élisabeth est l'homme des Tuileries, qui conseille les partis violents, les risques extrêmes. Sous l'outrage des événements, la révolte de sa conscience a entraîné son cœur à ces sévérités sans merci dont le Jéhovah de l'Écriture frappe les peuples rebelles. Trêve, accommodement, diplomatie avec le nouveau pouvoir, Madame Élisabeth les repousse dès le commencement de la Révolution, prête au martyre, mais prête au combat, priant le Dieu des armées, et se demandant s'il n'est pas imposé aux Rois de mourir pour la royauté. Il y a longtemps que, bravant l'horreur des mots, Madame Élisabeth déclarait nettement:

«Je regarde la guerre civile comme nécessaire. Premièrement je crois qu'elle existe, parce que toutes les fois qu'un royaume est divisé en deux partis, toutes les fois que le parti le plus faible n'obtient la vie sauve qu'en se laissant dépouiller, il est impossible de ne pas appeler cela une guerre civile. De plus l'anarchie ne pourra jamais finir sans cela: plus on retardera, plus il y aura de sang répandu. Voilà mon principe; si j'étois roi, il seroit mon guide[454].»

Oui, la guerre, le jeu des épées, le jugement de Dieu, l'ensevelissement d'une monarchie dans son drapeau, ou sa victoire au soleil, une victoire qui la ramène en triomphe à tous ses droits d'hier, Madame Élisabeth ne sait pas d'autre issue ni d'autre salut; et il faut lire dans son style garçonnier et dans ses grogneries de bonne humeur le mépris qu'elle fait des espérances de la cour trompées par la mort de Mirabeau:

«3 avril 1791.

«Mirabeau a pris le parti d'aller voir dans l'autre monde si la Révolution y était approuvée. Bon Dieu! quel réveil que le sien!… Depuis trois mois il s'étoit montré pour le bon parti; on espéroit en ses talens. Pour moi, quoique très-aristocrate, je ne puis regarder sa mort que comme un trait de la Providence sur ce royaume. Je ne crois pas que ce soit par des gens sans principes et sans mœurs que Dieu veuille nous sauver. Je garde pour moi cette opinion parce qu'elle n'est pas politique[455].»

Madame Élisabeth n'a pas varié. Confirmée, fortifiée par la marche des événements dans la logique de ses instincts, elle n'attend plus rien aujourd'hui pour la France et le Roi que de la France étrangère, de l'épée des princes, du comte d'Artois. En cela, ses amitiés et ses sympathies conspirent avec ses idées. Le comte d'Artois a pour Madame Élisabeth ces grâces d'un cœur étourdi et d'une jeunesse un peu vive dont les femmes les plus pieuses ne laissent pas que d'être touchées. Ignorante des intrigues, moins éclairée que la Reine sur le secret et le fond des hommes et des choses, il lui sourit de voir le restaurateur de la liberté et du trône de Louis XVI en ce frère dont le nom revient si souvent sous sa plume, en ce frère qu'elle aurait suivi s'il n'avait pas fallu, pour le suivre, abandonner le Roi. Effrayée dans ses croyances monarchiques par les gens d'affaires de la Reine, par ce vieux renard de Mercy, tous ses efforts et toute son habileté se tournent sans bruit et dans l'ombre à amener un rapprochement entre la Reine et Coblentz:

«Pour parler plus clairement, rappelle-toi la position où s'est trouvé ce malheureux père[456]: l'accident qui le mit dans le cas de ne pouvoir plus régir son bien, le jeta dans les bras de son fils[457]. Le fils a eu, comme tu sais, des procédés parfaits pour ce pauvre homme, malgré tout ce que l'on a fait pour le brouiller avec sa belle-mère[458]. Il a toujours résisté; mais il ne l'aime pas (elle). Je ne le crois pas aigri, parce qu'il en est incapable; mais je crains que ceux qui sont liés avec lui ne lui donnent de mauvais conseils. Le père est presque guéri; ses affaires sont remontées, mais comme sa tête est revenue, dans peu il voudra reprendre la gestion de son bien; et c'est là le moment que je crains. Le fils qui voit des avantages à les laisser dans les mains où elles sont, y tiendra: la belle-mère ne le souffrira pas; et c'est ce qu'il faudroit éviter, en faisant sentir au jeune homme que, même pour son intérêt personnel, il doit ne pas prononcer son opinion sur cela, pour éviter de se trouver dans une position très fâcheuse. Je voudrois donc que tu causasses de cela à la personne dont je t'ai parlé; que tu la fisses entrer dans mon sens, sans lui dire que je t'en ai parlé, afin qu'elle pût croire cette idée la sienne et la communiquer plus facilement. Il doit mieux sentir qu'un autre les droits qu'un père a sur ses enfants, puisque pendant longtemps il l'a expérimenté. Je voudrois aussi qu'il persuadât au jeune homme de mettre un peu plus de grâce vis-à-vis de sa belle-mère, seulement de ce charme qu'un homme sait employer quand il veut et avec lequel il lui persuadera qu'il a le désir de la voir ce qu'elle a toujours été. Par ce moyen, il s'évitera beaucoup de chagrin et jouira paisiblement de l'amitié et de la confiance de son père. Mais tu sais bien que ce n'est qu'en causant paisiblement avec cette personne, sans fermer les yeux et allonger ton visage que tu lui feras sentir ce que je dis. Pour cela, il faut que tu sois convaincue toi-même. Relis donc ma lettre, tâche de la bien comprendre, et pars de là pour faire ma commission. On te dira du mal de la belle-mère: je le crois exagéré[459].»

Sans doute, il y a longtemps que la Reine a triomphé dans le cœur de Madame Élisabeth de l'influence de madame de Marsan; il y a longtemps que Madame Élisabeth s'est rendue à la bonté de sa belle-sœur, à tant de vertus devenues sérieuses dans le malheur. La communion des périls a jeté les deux femmes dans les bras l'une de l'autre; elles s'aiment, et la vie de chacune est à l'autre. Mais ici il s'agit de plus que de l'affection et du dévouement; il s'agit pour Madame Élisabeth d'un dogme et d'une foi de son esprit: la restauration de la maison de Bourbon par un Bourbon, cette contre-révolution par un prince français, qui était précisément, dans la pensée plus libre et plus étendue de la Reine, la ruine des princes eux-mêmes, et la ruine du Roi.

Le Roi! la Reine ne voit que lui pour le salut. Elle le met en avant toujours, et seul, non tant pour les intérêts personnels du Roi que pour la garde et la dignité de la royauté. La crainte d'un amoindrissement du Roi est la crainte permanente de Marie-Antoinette, et, parmi tant d'inquiétudes, celle de ses inquiétudes qui ne cesse de veiller. Elle n'est préoccupée que de sauver le Roi de la reconnaissance d'une délivrance, que de sauver d'une servitude l'avenir de la monarchie. La déclaration d'une régence en faveur de Monsieur, d'une lieutenance générale en faveur du comte d'Artois, la victoire de l'émigration enfin, telles sont les alarmes de cette Reine, dont le désir éclate à chaque phrase que le Roi fasse quelque chose de grand.

VI

Le 20 juin.—La Reine enchaînée par la faiblesse du Roi.—La seconde fédération.—Démarches de M. de la Fayette, démarches du général Dumouriez auprès de la Reine.—Outrages et insultes aux Tuileries—La nuit du 9 au 10 août.—La Reine au 10 août.—La Reine au Logotachygraphe aux Feuillants.—Départ pour le Temple.

Quelques jours avant que le Roi n'opposât son veto à la déportation des prêtres et à la formation d'un camp de 20 000 hommes; quelques jours avant le 20 juin, la députation de la colonie de Saint-Domingue, ravagée par les nègres, disait à la Reine par la bouche de son président: «Madame, dans un grand malheur nous avons besoin d'un grand exemple; nous venons chercher celui du courage près de Votre Majesté.»

Le 20 juin était venu. La moitié de la journée s'était passée au château comme les autres journées: à attendre. Il était quatre heures et demie quand une clameur annonce le peuple: c'est Octobre qui revient! Le Roi fait ouvrir la porte royale. Cours, escalier, en un instant, tout est inondé d'une foule qui se précipite et monte. Le Roi, la Reine, la famille royale, sont dans la chambre du Roi, serrés, résignés, écoutant les coups de hache dans la porte d'entrée des appartements. Les deux enfants pleurent[460]. La Reine est à essuyer leurs larmes. Le chef de la deuxième légion de la garde nationale, Aclocque, saisissant le Roi à bras le corps, le conjure de se montrer au peuple[461]. Louis XVI sort. Madame Élisabeth, qui le veillait de l'œil, le suit. La Reine, ses enfants un peu consolés et pleurant moins haut, se retourne. Le Roi n'est plus là. Refoulant aussitôt son cœur de mère, Marie-Antoinette veut suivre son mari. «N'importe! dit-elle d'une voix frémissante, ma place est auprès du Roi!» et, se dégageant des prières qui l'entourent, elle s'avance vers la mort d'un pas de Reine. Un gentilhomme l'arrête par le bras, un autre lui barre le passage. Quelques gardes nationaux accourent. Ils assurent la Reine de la sûreté du Roi. Cependant le palais mugit: des cris de mort arrivent, comme par bouffées, à l'oreille de la Reine. De la salle des gardes, le fracas sourd, le cliquetis, la victoire, marchent et s'avancent. Les gardes nationaux n'ont que le temps d'entraîner la Reine dans la salle du Conseil. Vite, ils poussent devant elle la grande table[462]. Ainsi, entre la Reine et le fer qui la cherche, il n'y a plus que ce morceau de bois où se sont agités les destins de la monarchie! Une poignée de gardes nationaux défend la table. Tout autour de la salle, la foule roule. Ce sont des armoires qu'on enfonce, des meubles qu'on brise, des rires: «Ah! le lit de M. Véto! Il a un plus beau lit que nous, M. Véto[463]!» Bientôt les rires sont des éclats. Les portes de la salle du Conseil, brisées, vomissent le peuple… La Reine est debout, Madame est à sa droite, se pressant contre elle. Le Dauphin, ouvrant de grands yeux comme les enfants, est à sa gauche[464]. Madame de Lamballe, madame de Tarente, mesdames de la Roche-Aymon, de Tourzel et de Mackau[465] sont çà et là, autour de la Reine, sans place, sans rang, comme le dévouement. Les hommes, les femmes, les piques et les couteaux, les cris et les injures, tout se rue contre la Reine. De ces cannibales, l'un lui montre une poignée de verges avec l'écriteau: Pour Marie-Antoinette; l'autre lui présente une guillotine; l'autre, une potence et une poupée de femme; l'autre, sous les yeux de la Reine, qui ne baissent point leur regard, avance un morceau de viande en forme de cœur qui saigne sur une planche. «Vive Santerre!» crie soudain la foule. «Tenez! les voilà!» dit d'une voix rauque le gros homme, poussant son troupeau devant lui, et montrant la Reine et le Dauphin. Une femme, l'ordure à la bouche, tend, avec un geste de mort, deux bonnets rouges à la Reine. Le général Wittingthoff en pose un sur la tête de la mère, un sur la tête du fils, et tombe évanoui[466]. La foule grossissante presse les gardes nationaux contre la table. Les hommes poussent les femmes auprès de la Reine pour lui cracher des injures au visage: «M'avez-vous jamais vue? Vous ai-je fait quelque mal? leur dit la Reine. On vous a trompées.. je suis Française… j'étais heureuse quand vous m'aimiez[467]! Et voilà qu'à cette voix si douce et si triste, le tumulte s'est tu pour écouter. Tout à coup touchées, ces femmes s'apprivoisent et rentrent dans leur sexe. La fureur tombe, la bouche se ferme sur l'outrage commencé. L'émotion, la pitié rouvrent les cœurs. L'humanité reconquiert cette populace: elles pleurent, ces femmes! «Elles sont saoules!» dit Santerre en haussant les épaules[468], et lui-même approche, s'accoude familièrement à la table… Mais quand il fut face à face avec cette majesté de la douleur, lui aussi il redevint un homme. Il vit que le Dauphin suait sous son bonnet rouge, et d'un ton brusque: «Otez le bonnet à cet enfant: voyez comme il a chaud[469]!» Pauvre enfant! qui demain, à une prise d'armes au château, dira à sa mère: «Maman, est-ce qu'hier n'est pas fini?[470]»

Le lendemain du 20 juin, le Roi eut une conversation avec Pétion; et comme il se plaignait de l'insuffisance des mesures prises, et demandait que la conduite de la municipalité fût connue par toute la France: «Elle le sera, répondit Pétion, et sans les mesures prudentes que la municipalité a prises, il aurait pu arriver des évènements beaucoup plus fâcheux, non pas pour votre personne, parce que vous devez bien savoir qu'elle sera toujours respectée, mais…» Pétion s'arrêta: la Reine était là; il n'avait osé dire: la Reine[471].

Quelques temps après le 20 juin, la Reine laissait échapper: Ils m'assassineront! Que deviendront nos pauvres enfants? et elle fondait en pleurs. Madame Campan, voulant lui donner une potion antispasmodique, la Reine la refusait en lui disant que les maladies de nerfs étaient la maladie des femmes heureuses[472].

La Reine disait vrai: elle n'avait plus de ces maladies. Le malheur l'en avait guérie. Les maux de sa vie, de cette vie de larmes, de luttes, d'inquiétudes, semblaient l'avoir dérobée aux maux de son corps. Sa santé s'affermissait dans ces épreuves, dans cette fièvre et cette activité douloureuse de sa tête et de son cœur; et elle s'étonnait de cette force que Dieu donne aux faibles pour souffrir.

Elle avait repris sa vie; mais ses jours n'étaient plus qu'alarmes, ses nuits n'étaient plus qu'alertes. Tout bruit menaçait; toute heure craignait les faubourgs. Un homme d'ailleurs dans le château et un couteau suffisaient… Il fallait changer les serrures de la Reine, puis faire quitter à la Reine son appartement du rez-de-chaussée; et la Reine, en prêtant l'oreille, eût pu entendre rôder l'assassinat dans les corridors. Tout le mois de juillet, les femmes de la Reine, malgré ses ordres, n'osaient dormir, n'osaient se coucher[473].

Par moments, il y avait encore chez la Reine des révoltes, des espérances, des projets; mais ces mouvements, ces élans, ces lueurs, étaient sans suite et sans durée. Le Roi était à côté de la Reine; il lui ôtait toute illusion, et jusqu'au courage de penser à l'avenir. Comment espérer, pourquoi tenter seulement de décider à un coup hardi, à une grande entreprise, à l'audace de la défense, ce Roi dont la patience était le seul héroïsme? Et la Reine retombait bientôt des agitations et des rêves de sa volonté dans une résignation désolée. Enchaînée par la faiblesse, mais jalouse de l'autorité et de la dignité de la personne royale, elle repoussait l'idée de montrer ce que peuvent «une femme et un enfant à cheval.» Elle refusait de rien tenter, de rien oser par elle-même, de peur de cacher le Roi, de le voiler, de le diminuer; et, se formant aux vertus de Louis XVI, elle attendait, répétant «que les devoirs d'une Reine qui n'est pas régente sont de rester dans l'inaction et de se préparer à mourir[474].»

Arrivait la seconde fédération. La Reine partait pour le Champs-de-Mars, ne croyant pas revoir les Tuileries[475]. On tremblait au château; mais la Reine revenait le soir, et son retour inespéré était salué par ces mots: «Dieu soit loué! la journée du 14 est passée[476].»

Une démarche tentée auprès de la Reine, pour son salut, par un de ses ennemis, allait être plus fatale à la Reine que tout ce que cet ennemi avait tenté contre elle. La Fayette, tremblant pour la fortune de ses idées, voyant sa charte constitutionnelle compromise, voyant les périls de ce gouvernement impossible qui met le Roi au-dessous des lois et le fait responsable des actes de ministres imposés, inquiet et affligé de tout ce qui a lieu et de tout ce qui se prépare, blessé dans l'amour-propre de ses théories par la journée du 20 juin, étonné aussi et honteux, il faut le dire, des complicité où les révolutions entraînent un honnête homme, la Fayette quitte l'armée, se présente à l'Assemblée, rappelle le 20 juin, déclare que la Constitution a été violée aux yeux de la nation tout entière, demande que les auteurs et fauteurs d'un pareil crime soient recherchés et punis, et, sortant de l'Assemblée, sollicite une entrevue de la Reine[477].

La Révolution, le malheur, une expérience des hommes et des choses chèrement achetées, avaient fini par commander à la Reine la prudence, la défiance même. En repassant sa vie, l'histoire de ses dernières années, Marie-Antoinette avait appris à redouter les piéges et les trahisons. Puis, si Marie-Antoinette, renonçant à ses antipathies, oubliant de misérables griefs dans de telles catastrophes, pardonnait sans efforts à ses ennemis personnels, elle ne surmontait que difficilement ses préventions contre les hommes qu'elle jugeait avoir trahi la royauté. Elle doutait de ces remords qui venaient si tard, et l'heure lui semblait passée où le salut du trône pouvait être encore à la disposition des révolutionnaires arrêtant la Révolution au point où s'arrêtaient leurs ambitions, leurs vœux, leurs idées, leurs consciences. Pouvait-elle voir le dévouement dans ces services offerts sous condition à la royauté, dans ce retour des hommes de 1789, de 1790, de 1791, dépassés par les circonstances, et se rapprochant du Roi bien moins pour le sauver que pour sauver leurs systèmes? Un seul l'avait touché; c'avait été Barnave. Mais Barnave s'était donné, son dévouement avait été gratuit; et ce n'avait point été le triomphe de ses principes qu'il avait cherché dans le sacrifice de sa personne.

Avant M. de la Fayette, le général Dumouriez, effrayé de cette Révolution tombée «jusqu'à la canaille des désorganisateurs,» avait demandé une entrevue à la Reine; et la Reine l'avait laissé se traîner à ses pieds. C'est en vain que, baisant le bas de sa robe, humilié, prosterné devant la Reine, il l'avait suppliée de se laisser sauver[478]: Marie-Antoinette avait refusé de se confier au général de la Révolution. Mais contre M. de la Fayette, quelles répugnances plus grandes encore chez la Reine! C'était le volontaire d'Amérique, oublieux des applaudissements qu'elle avait donnés à son courage; c'était l'ancien noble, tourné contre la monarchie; c'était cet homme, aux ordres de sa popularité, toujours présent aux plus mauvais jours de la vie de la Reine, la Fayette qui dormait au 6 octobre! la Fayette, ce complice de l'arrestation de Varennes, qui avait consenti à se faire le geôlier de la Reine! la Fayette, que la Reine avait toujours rencontré, et qui avait partout poursuivi la Reine, à Versailles, à Paris, dans ses malheurs, dans sa vie, dans sa chambre!… Marie-Antoinette avait dit «qu'il valait mieux périr que de devoir son salut à l'homme qui leur avait fait le plus de mal,» et elle se refusait à être sauvée par M. de la Fayette[479].

Alors les choses se précipitaient. L'insulte autour du palais n'avait plus de pudeur, et la menace perdait toute honte. Sous ces fenêtres de la Reine où l'on avait tiré des fusées et chanté la mort de Marlborough le jour de la nouvelle de la mort de son frère Léopold[480], la Vie de Marie-Antoinette était criée, des estampes infâmes étaient montrées aux passants. Le jardin des Tuileries fermé, la terrasse des Feuillants était donnée au peuple par l'Assemblée, et de là, ce que vomissaient contre la Reine les hommes et les femmes était si monstrueux, que la Reine était par deux fois obligée de se retirer. Elle ne pouvait plus sortir avec ses enfants… Souvent précipitant son pas, la voix frémissante, elle effrayait ses femmes, en voulant descendre au jardin pour haranguer l'outrage: «Oui,—s'écriait-elle en parcourant sa chambre,—je leur dirai: Français, on a eu la cruauté de vous persuader que je n'aimais pas la France… moi mère d'un Dauphin! moi!…» Puis bien vite l'illusion de toucher un peuple d'insulteurs l'abandonnait[481].

Ce supplice dura sept mois. Lisez cette lettre déchirante de la Reine à madame de Polignac, le 7 janvier 1792, alors que ce supplice commence:

«Je ne peu résister au plaisir de vous embrasser, mon cher cœur, mais ce sera en courant, car l'occasion qui se présente est subite, mais elle est sûre et elle jettera ce mot à la poste dans un gros paquet qui est pour vous; nous sommes surveillés comme des criminels, et, en vérité, cette contrainte est horrible à supporter; avoir sans cesse à craindre pour les siens, ne pas s'approcher d'une fenêtre sans être abreuvée d'insultes, ne pouvoir conduire à l'air de pauvres enfants, sans exposer ces chers innocents aux vociférations; quelle position, mon cher cœur! Encore, si l'on avoit que ses propres peines, mais trembler pour le Roi, pour tout ce qu'on a de plus cher au monde, pour les amies présentes, pour les amies absentes, c'est un poid trop fort à endurer: mais, je vous l'ai déjà dit, vous autres me soutenez. Adieu, mon cher cœur, espérons en Dieu qui voit nos consciences et qui sait si nous ne sommes pas animé de l'amour le plus vrai pour ce pays. Je vous embrasse.

«MARIE-ANTOINETTE.»

«Le 7 janvier[482].»

La Reine arrivait à ne plus pouvoir porter ses douleurs; elle arrivait à désirer la fin de cette épouvantable existence.

* * * * *

Le 9 août, entre onze heures et minuit, la Reine entend le tocsin de l'Hôtel de ville.

La Reine sait tout; elle a lu les rapports, elle a interrogé les émissaires; elle sait le complot des fédérés, les rassemblements secrets dans un cabaret de la Rapée, la convocation extraordinaire des sociétés, la convocation de quarante-huit sections, la Commune de Paris réunie en assemblée générale, Pétion, Danton, Manuel commandant à la Commune; les commissaires nommés pour mettre les faubourgs sur pied. Elle sait que la moitié de la garde nationale est du parti des Jacobins[483]; elle sait que la Pipe et la fille Audu attendent leur monde, et que Nicolas est allé prendre son costume du 20 juin…[484]. La Reine attendait. Le jour suprême est enfin venu: la Reine est prête.

La Reine descend chez le Dauphin: il dort. Un coup de fusil part dans la cour des Tuileries: «Voilà le premier coup de feu, dit-elle, malheureusement ce ne sera pas le dernier…[485].» Et elle monte chez le Roi avec Madame Élisabeth. Pétion entre: «Monsieur, lui dit Louis XVI, vous êtes le maire de la capitale, et le tocsin sonne de toutes parts! Veut-on recommencer le 20 juin?—Sire, répond Pétion, le tocsin retentit malgré ma volonté; mais je me rends de ce pas à l'Hôtel de ville, et tout ce désordre va cesser.» Et Pétion va pour sortir: «Monsieur Pétion, dit aussitôt la Reine, le nouveau danger qui nous menace a été organisé sous vos yeux, nous ne pouvons pas en douter. Dès lors vous devez au Roi la preuve que cet attentat vous répugne. Vous allez signer, vous allez signer comme maire l'ordre à la garde nationale parisienne de repousser la force par la force; et, ajoute la Reine, vous resterez auprès de la personne du Roi.» Pétion devient rouge, s'incline devant le regard de la Reine, et signe l'ordre[486]. La Reine a sauvé l'honneur du Roi: il pourra du moins mourir, la loi d'une main, l'épée de l'autre!

Au point du jour, le commandant général des gardes nationales, Mandat, vient informer le Roi qu'il est appelé à l'Hôtel de ville, par les représentants de la Commune, pour entrer en négociations. La Reine supplie Mandat de ne pas quitter le Roi; mais le Roi demande à Mandat de se rendre à l'invitation de la Commune. Mandat part en disant: «Je ne reviendrai pas[487].» Dans une heure sa tête sera promenée sur une pique!

Un décret de l'Assemblée arrive au château, qui mande Pétion auprès d'elle. La Reine conjure le Roi d'annuler ce décret attentatoire. Elle lui représente qu'en perdant cette garantie, il ne lui reste plus qu'à transiger. Louis XVI obéit à l'Assemblée, et laisse partir Pétion.

À quatre heures, la Reine sort de la chambre du Roi et dit à ses femmes «qu'elle n'espère plus rien.» Cependant elle presse les ordres secrets, elle hâte l'arrivée des bonnes sections, elle songe à tout, et jusqu'à faire garnir par les officiers de bouche les buffets de la galerie de Diane. Elle veut montrer, et elle montre à ceux qui l'entourent un visage serein, et sa parole chappe à ses angoisses: «Quel temps magnifique! dit-elle à M. de Lorry en s'approchant d'une croisée du Carrousel, quel beau jour nous allions avoir sans tout ce tumulte[489]!»

À cinq heures et demie, la Reine parcourait, avec le Roi et les enfants, les salons et les galeries où, depuis le soir, trois cents gentilshommes, dont beaucoup étaient des vieillards et d'autres des enfants, attendaient l'heure de donner leur sang: «Vive la Reine! vive le Roi!» un seul cri partait de tous les cœurs. La Reine alors déterminait le Roi à descendre au jardin, et à parcourir les rangs des sections de la garde nationale. «Tout est perdu!» disait la Reine à la rentrée du Roi[490]; mais, en voyant des grenadiers des Filles-Saint-Thomas venir prendre place dans les appartements au milieu des rangs de la noblesse, elle recouvrait un moment son courage et l'énergie de sa parole. Comme un commandant de la garde nationale osait demander l'éloignement des gentilshommes armés: Ce sont nos meilleurs amis, s'écrie la Reine avec chaleur, notre meilleur appui. Mettez-les à l'embouchure d'un canon, et ils vous montreront comme on meurt pour son roi!» Et, se tournant vers les grenadiers des Filles-Saint-Thomas: N'ayez point d'inquiétudes sur ces braves gens, ils sont vos amis comme les nôtres; nos intérêts sont communs; ce que vous avez de plus cher, femmes, enfants, propriétés, dépend de cette journée[490]!»

La grande et solennelle minute dans l'histoire! Le cœur battait à ces courtisans impatients de mourir. Le peuple approchait… Une députation du Directoire du département est annoncée. Le procureur général syndic de la Commune, Rœderer, demande à parler au Roi sans autres témoins que sa famille: «Sire, dit-il, Votre Majesté n'a pas cinq minutes à perdre; il n'y a de sûreté pour elle que dans l'Assemblée nationale!» Et, en quelques mots émus, il peint la situation, la défense impossible, la garde nationale mal disposée, les canonniers déchargeant leurs canons. Le marchand de dentelles de la Reine, administrateur du département, prenant la parole pour appuyer Rœderer: »Taisez-vous, monsieur Gerdret, dit la Reine; il ne vous appartient pas d'élever ici la voix: taisez-vous, Monsieur… laissez parler monsieur le procureur général syndic…» Et, se tournant vivement vers Rœderer: «Mais, Monsieur, nous avons des forces…—Madame, tout Paris marche[491].» Mais la Reine n'écoute plus Rœderer. Elle parle au Roi, elle parle au père du Dauphin, elle parle à l'héritier du trône de Henri IV et de Louis XIV, elle parle à l'honneur de Louis XVI, elle parle à son cœur… Le Roi reste muet. Rœderer insiste auprès de lui sur le péril de toute sa famille. La Reine combat vainement Rœderer avec ce qui lui reste de voix et de forces. «Il n'y a plus rien à faire ici,» murmure le Roi; et, élevant la voix: «Je veux que sans plus tarder on nous conduise à l'Assemblée législative. Je le veux.—Vous ordonnerez, avant tout, Monsieur, que je sois clouée aux murs de ce palais!» s'écrie la Reine d'un ton de révolte…[492]. Mais les femmes qui l'entourent, la princesse de Tarente, madame de Lamballe, Madame Élisabeth, la supplient avec des pleurs; et la Reine fait au Roi le sacrifice de sa dernière volonté. «Monsieur Rœderer, Messieurs, fait-elle en se retournant vers la députation, vous répondez de la personne du Roi, de celle de mon fils!—Madame, répond Rœderer, nous répondons de mourir à vos côtés.»—«Nous reviendrons,» dit la Reine, en essayant de consoler ses femmes désolées; et, accompagnée de madame de Lamballe et de madame de Tourzel, elle suit le Roi.

Dans le trajet à pas lents du palais aux Feuillants, elle pleure, elle essuie ses larmes, et pleure encore. À travers la haie des grenadiers suisses et des grenadiers de la garde nationale, la populace l'entoure et la presse de si près que sa montre et sa bourse lui sont volées[493]. Arrivée vis-à-vis du café de la Terrasse, c'est à peine si la Reine s'aperçoit qu'elle enfonce dans des tas de feuilles. «Voilà bien des feuilles, dit le Roi; elles tombent de bonne heure cette année!» Au bas de l'escalier de la Terrasse, hommes et femmes, brandissant des bâtons, barrent le passage à la famille royale. «Non!—exclame la foule,—ils n'entreront pas à l'Assemblée! ils sont la cause de tous nos malheurs; il faut que cela finisse! À bas! à bas!» La famille royale passe enfin[494]. À l'entrée du corridor des Feuillants, plein de peuple, un homme enlève à la Reine le Dauphin qu'elle tenait à la main, et le prend dans ses bras. La Reine pousse un cri. «N'ayez pas peur; je ne veux pas lui faire de mal,» et l'homme rend l'enfant à sa mère aux portes de la salle. Entrés dans l'Assemblée, la Reine et la famille royale s'asseyent sur les siéges des ministres. «Je suis venu ici pour épargner un grand crime,» dit le Roi, monté au fauteuil à la gauche du président. La Reine a fait asseoir le Dauphin auprès d'elle. «Qu'on le porte à côté du président!—crie une voix,—il appartient à la nation! L'Autrichienne est indigne de sa confiance!» Un huissier vient prendre l'enfant, pleurant d'effroi et s'attachant à sa mère[495]. Mais la Constitution défend à l'Assemblée de délibérer devant le Roi: la famille royale est menée dans la loge grillée de fer, derrière le fauteuil du président, la loge du Logotachygraphe. Un roi, une reine, leurs enfants, leur famille, leurs derniers ministres, leurs derniers serviteurs, s'entassent dans dix pieds brûlés de soleil. Au dehors, ce sont les hurlements de joie des promeneurs de têtes; puis un feu roulant de mousqueterie, puis le canon… Dans l'Assemblée, à quelques pas, sous les yeux de cette Reine qui eût voulu mourir en roi, ce sont les députations de la Commune, les orateurs des faubourgs, les motions de déchéance, les égorgeurs sanglants vidant leurs poches sur le bureau, et bientôt le décret lu par Vergniaud. «Le peuple français est invité à former une Convention nationale… Le chef du pouvoir exécutif est suspendu…»

Le soir, à sept heures, enfoncée dans l'ombre de cette prison étouffante, soutenue depuis le matin seulement par quelques gouttes d'eau de groseille, abîmée dans les larmes, trempée de sueur, son fichu mouillé, son mouchoir en eau, il y avait, portant sur ses genoux la tête de son fils endormi, une malheureuse femme qui avait été la reine de France… Elle demandait un mouchoir; nul de ceux qui l'avaient suivie jusque-là ne pouvait lui en donner un qui n'eût pas étanché le sang de ses derniers défenseurs[496]!

Le tourment de cette séance ne finissait qu'à deux heures du matin. La Reine était conduite aux cellules, préparées et meublées à la hâte, dans l'ancien couvent des Feuillants, au-dessus des bureaux de l'Assemblée. À la lueur des chandelles fichées dans les canons de fusil et montrant le sang des piques, elle passait dans ce peuple qui savait déjà le refrain:

«Madame Véto avait promis
De faire égorger tout Paris…»

Tremblant pour son fils effrayé, la Reine le prenait des mains de M. d'Aubier, et lui parlait à l'oreille; et l'enfant montait l'escalier en sautant de joie. «Maman,—disait le pauvre enfant,—m'a promis de me coucher dans sa chambre, parce que j'ai été bien sage devant ces vilains homme.»

La famille royale couchée, les cris demandant la mort de la Reine, les cris: «Jetez-nous sa tête!» arrivaient jusqu'aux oreilles du Roi[497].

Le lendemain matin, la Reine, désespérée, tendait les bras à quelques-unes de ses femmes qui accouraient lui offrir leurs services: «Nous sommes perdus, leur disait-elle, tout le monde a contribué à notre perte…» Et comme le Dauphin entrait dans sa chambre avec Madame: «Pauvres enfants! qu'il est cruel de ne pas leur transmettre un si bel héritage, et de dire: Il finit avec nous!» Puis la Reine parlait des Tuileries, demandait les morts, s'inquiétait des personnes qu'elle aimait, de la princesse de Tarente, de la duchesse de Luynes, de madame de Mailly, de madame de la Roche-Aymon et de sa fille[498].

Linge, vêtements, tout manquait à la Reine, tout manquait aux siens. Elle était obligée d'accepter pour le Dauphin les vêtements du fils de l'ambassadrice d'Angleterre, la comtesse de Sutherland[499], elle faisait la grâce à M. d'Aubier d'accepter un rouleau de 50 louis.

Le lendemain du 10 août et les deux jours qui suivaient, la Reine était obligée de subir le spectacle de l'Assemblée, d'entendre les pétitions demandant les têtes des Suisses!…

Un matin qu'elle était ramenée au Logotachygraphe, voyant dans le jardin des curieux dont la mise était propre et la figure humaine, la Reine fit un salut. Un des hommes lui cria: «Ce n'est pas la peine de prendre tes airs de tête gracieux; tu n'en auras pas longtemps[500].»

L'Assemblée se lassait enfin de l'humiliation des vaincus. Elle les rendait à la prison, et la Reine partait pour le Temple avec un soulier brisé dont son pied sortait: «Vous ne croyiez pas», disait-elle en souriant, que la Reine de France manquerait de souliers[501]!»

VII

La Reine au deuxième étage de la petite tour du Temple.—Séparation de madame de Lamballe.—Le procureur de la Commune du 10 août, Manuel.—L'espionnage autour de la Reine.—Souffrances de la Reine.—Le 3 septembre au Temple.—La vie de la Reine au Temple.—Outrages honteux.—La Reine séparée de son mari.—La Reine dans sa grosse tour.—Drouet et la Reine.—Délibération de la Commune sur les demandes de la Reine.—Procès du Roi.—Dernière entrevue de la Reine et du Roi.—Nuit du 20 au 21 janvier 1793.

Le 13 août, au soir, des lampions s'allument au Temple et l'illuminent toute la nuit en signe de réjouissance: la Révolution a écroué la monarchie[502].

Au deuxième étage de la petite tour, la Reine est couchée, Madame Royale auprès d'elle, dans l'ancien appartement du garde des archives de l'ordre de Malte. Madame de Lamballe est à côté de la Reine dans l'espèce d'antichambre qui sépare la chambre de la Reine de la chambre où sont logés le Dauphin, madame de Tourzel et la dame Saint-Brice [503]. La longue nuit, cette première nuit au Temple, courte seulement pour les enfants lassés!

Cinq jours se passent. Le 18 août, comme la famille royale dînait dans la chambre du Roi, deux officiers municipaux notifient au Roi qu'en vertu d'un arrêté de la Commune, toutes les personnes de service entrées au Temple avec lui vont sortir sous bonne et sûre garde. À cinq heures, Manuel vient au Temple. La Reine parle à Manuel, Manuel promet de faire suspendre l'arrêté. Tout à coup, dans la nuit du 19, deux commissaires de la municipalité viennent procéder à l'enlèvement de toutes les personnes qui ne sont pas membres de la famille Capet. MM. Hüe et Chamilly descendent de chez le Roi dans la chambre de madame de Lamballe: ils trouvent la Reine et ses enfants, Madame Élisabeth, madame de Lamballe, madame et mademoiselle de Tourzel, enlacés et confondant leurs pleurs[504]…

Derniers embrassements! premières larmes de séparation de la Reine, qui déjà conquièrent la pitié autour d'elle! Oui, déjà dans ces geôliers que la Révolution a triés parmi les fils de sa fortune et de son génie, parmi les plus purs et les plus durs, il en est d'ébranlés, il en est de touchés. Ils avaient juré le stoïcisme en entrant au Temple: ils oublient leur serment, le seuil du Temple franchi. À cette séduction de la grâce, que la Reine exerçait hier, il s'est joint la dignité d'une grande douleur; et la Reine est encore la Reine dans la tour du Temple: elle pleure, et les geôliers se dévouent.

Le procureur général de la Commune du 20 août, ce républicain avant la République qui avait écrit au Roi: Sire, je n'aime pas les rois; cet ennemi de la Reine, qui s'était fait le porte-voix des préventions de la Révolution contre la Reine dans sa fameuse Lettre à la Reine, Manuel craint et fuit le regard de la Reine, lorsqu'il lui apprend qu'elle va être enlevée à l'amitié de madame de Lamballe, aux soins de madame de Tourzel; Manuel se surprend à promettre à la Reine un sursis… Je le sais, Manuel résistera; il rougira de cette défaite de lui-même; il voudra briser cet enchantement qui l'enveloppe; il se retrempera dans les plaisanteries de la Révolution; il fera rire la Commune avec des risées sur l'attirail embarrassant que traîne une famille royale, et qu'il faut balayer. Il parlera, avec la joie et le ressentiment d'un homme qui a son orgueil à venger, il parlera des pleurs de la Reine, des pleurs de cette femme altière que rien ne pouvait fléchir; et il ajoutera, comme pour s'arracher aux tentations, en mettant l'insulte entre la Reine et lui: «J'ai dit, entre autres choses, à la femme du Roi, que je voulais lui donner pour son service des femmes de ma connaissance; elle m'a répondu qu'elle n'en avait pas besoin, qu'elle et sa sœur sauraient se servir réciproquement. Et moi de répondre: Fort bien, Madame, puisque vous ne voulez pas accepter de ma main des femmes pour votre service, vous n'avez qu'à vous servir vous-même, vous ne serez pas embarrassée sur le choix[505]…» Ce fut la dernière révolte et la dernière fanfaronnade de Manuel. Il ne lui arriva plus de se calomnier: il s'abandonna, et se donna tout entier à ces pleurs de «la femme du Roi.»

Manuel était une de ces natures tendres et sensibles dont la pente est vers les faibles, vers les opprimés, vers les vaincus. C'était une de ces âmes d'enfant, que les révolutions enivrent de théories et d'utopies; un de ces hommes qui, loin des émotions, dans le cabinet, se roidissent et s'exaltent, se commandent un caractère, se fabriquent un cœur romain, et, se poussant et s'entraînant à la barbarie sereine des idées, à l'impitoyable rigueur des principes, prêchent, avec une plume sans merci, une justice et une morale de marbre. Mais ce n'est qu'échafaudage: tout croule, et il se trouve que cet homme, tout à coup rendu à ses faiblesses et à ses miséricordes, a les entrailles les plus humaines, la sensibilité la plus facile et la plus ouverte au prestige d'une grande infortune. Manuel est enchaîné, il est soumis; Manuel, qui l'eût prévu? sera le correspondant de la Reine! Manuel sera l'homme qui subira, tête baissée, les éclats de l'indignation de la Reine aux massacres de Septembre et d'Orléans[506]; Manuel sera le noble cœur qui, pendant le procès de la Reine, seul et dans un coin du greffe de la Conciergerie, enfoncé dans d'infinies tristesses, et las de la vie, dédaignera de cacher aux bourreaux la protestation et le deuil de sa douleur[507]!

Après l'enlèvement, «nous restâmes, tous quatre sans dormir,» dit simplement Madame[508]. Hélas! d'autres séparations attendaient la famille royale, dont celle-ci n'était que le commencement.

La Reine n'a plus de femmes; la Reine se sert elle-même; la Reine habille le Dauphin, qu'elle a pris dans sa chambre[509], et elle sera trop heureuse d'avoir, à la fin d'août, Cléry pour la peigner[510].

Mais le supplice de sa vie nouvelle n'est pas là. Ces misères ne la touchent pas, parmi tant de misères. Il est un autre tourment de chacune de ses heures: avec Hüe entre dans sa chambre, pour tout le jour, les municipaux de service auprès d'elle; le dévouement ouvre au soupçon et à l'espionnage. La femme n'est seule, la mère n'est libre qu'en ces moments, pris sur son sommeil, qui précèdent huit heures. Tout le reste des longues heures du jour, l'oreille de Denys et les yeux de la Commune sont dans la chambre de Marie-Antoinette. Pas un geste, pas une parole, pas un coup d'œil, pas une caresse, rien qui n'ait ses témoins et ses délateurs! pas une seconde où Marie-Antoinette se possède, où Marie-Antoinette possède sa famille; toujours ces hommes épiant ses yeux, ses lèvres, son silence! Toujours ces hommes la poursuivant jusque dans la chambre où elle se sauve pour changer de robe! C'est là le supplice, le supplice qui sans cesse recommence sans finir. La nuit, la nuit même, dans l'antichambre où couchait tout à l'heure madame de Lamballe, les municipaux veillent, et la Reine est espionnée dans le sommeil même[511].

Hüe parvient à déjouer cette surveillance; et, redescendu du grenier de la tour, après le passage des colporteurs, il apprend à la dérobée la criée du jour à la Reine: un jour le supplice de l'intendant de la liste civile, Laporte; un jour le supplice du journaliste royaliste Durosoy[512]…

La Reine n'est pas désespérée encore. Elle croit encore à la France et à la Providence. Son imagination travaille dans l'insomnie et la fièvre; ses illusions tressaillent au moindre bruit. Elle écoute, elle attend, et il lui semble que l'épreuve de ce mauvais rêve va tout à coup finir.

Marie-Antoinette n'a point eu les préparations, elle n'aura que plus tard les détachements de sa compagne de captivité, Madame Élisabeth, qui au retour de Varennes habituait déjà son courage à l'avenir, en lisant des Pensées sur la Mort[513]. Marie-Antoinette sera longue à accepter le malheur, et à se familiariser, comme Madame Élisabeth, avec la résignation. Plus rapprochée qu'elle de l'humanité, elle n'échappera qu'avec effort aux faiblesses et aux révoltes de son sexe. Sensible et vulnérable, par les tendresses et les délicatesses de sa nature, aux moindres blessures, elle épuisera toutes les amertumes du martyre. Moins maîtresse de son sang et de son caractère que cette Madame Élisabeth, qui ne désarme les injures que par ce mot chrétien: «Bonté divine[514]»! la Reine frémira, elle s'indignera; et, repoussant l'outrage, elle le boira jusqu'à la lie. Dans son corps même, la Reine sera plus torturée: les émotions déchirantes seront, pour son tempérament nerveux, de plus mortelles secousses.

Longtemps l'espérance alla et vint dans la pauvre femme mobile et changeante, essuyant tout à coup ses larmes, tout à coup replongée dans son chagrin; parfois revenant à la jeunesse de son esprit, et s'oubliant à baptiser la Pagode un commissaire craintif qui ne répondait à ses questions que par un signe de tête[515]; puis retombant et s'affaissant. Marie-Antoinette espérait encore, le jour où M. de Malesherbes s'offrit pour défendre le Roi; et, les lendemains de ce jour, elle n'avait pas encore la force de renoncer au tourment de l'espoir[516].

La Reine appartenait encore à la terre. Elle y était liée par son mari, par son fils; et il faudra la mort de son mari, l'enlèvement de son fils, pour que, du haut de toutes les douleurs humaines, Marie-Antoinette s'élève à ces visions du ciel, à ces communications de Dieu qui agenouillent tout à coup, dans la journée, Madame Élisabeth au pied de son lit, à côté des commissaires qu'elle ne voit pas, loin du monde qu'elle n'entend plus!

La famille royale dînait chez le Roi, le 3 septembre. La Reine avait oublié l'embarras et la rougeur de Manuel lorsqu'elle lui avait demandé où était madame de Lamballe, et qu'il lui avait répondu en balbutiant: «À l'Hôtel de la Force[517].» Tout à coup, ces bruits, ce sont les tambours; ces cris, c'est le peuple. La famille royale sort précipitamment de table, et descend dans la chambre de la Reine. Cléry entre si pâle, que la Reine lui dit: «Pourquoi n allez vous pas dîner?—Madame, je suis indisposé.» Les municipaux parlent bas dans un coin de la chambre. Au dehors les cris grandissent; les injures contre la Reine montent et arrivent distinctes à l'oreille. Un municipal et quatre hommes du peuple débouchent dans la chambre: le peuple veut les prisonniers à la fenêtre… Les malheureux! ils y allaient!… Le municipal Mennessier se jette sur la fenêtre, tire les rideaux, repousse la Reine… Le Roi demande, il interroge: «Eh bien! dit un des hommes, puisque vous voulez le savoir, c'est la tête de madame de Lamballe qu'on veut vous montrer[518]!»

La Reine n'a pas un cri; elle ne s'évanouit pas. Morte d'horreur, elle demeure debout, pétrifiée, immobile, semblable à une statue. Elle n'entend plus le peuple, elle ne voit plus ses enfants[519]. De tout le jour, elle n'a ni une parole ni un regard, comme si derrière les rideaux cette tête aux blonds cheveux sanglants était toujours à la regarder!

Puis la vie monotone et lente de la prison recommença.

À huit heures, le service du Roi fait, hier Hüe, aujourd'hui Cléry descendait chez la Reine, et la trouvait levée, ainsi que le Dauphin. Les municipaux entrés, le Dauphin montait chez le Roi; et pendant qu'au-dessus d'elle le Roi donnait des leçons de latin et de géographie à son fils, la Reine faisait l'éducation religieuse de sa fille. Elle lui apprenait ensuite à chanter; ou bien, elle guidait son crayon sur les modèles de tête envoyés au Temple par M. Van Blaremberg[520].

La Reine, jusqu'à midi, avait un bonnet de linon et une robe de basin blanc. À midi elle mettait une robe de toile fond brun à petites fleurs, son unique parure de la journée jusqu'à la mort du Roi[521].

À deux heures, on dînait tous ensemble chez le Roi, et comme le Roi essayait quelquefois de s'échapper après le dîner pour aller lire et travailler, la Reine le retenait à une partie de trictrac ou de cartes. Mais le jeu même, souvent quel rappel et quelle menace! et que de fois la Reine en sortait tremblante et effrayée de présages! Comme ce jour où, dans un piquet à écrire, elle avait conduit le Roi à ses deux dernières cartes, deux as, du choix desquels dépendait un capot. Le Roi, après avoir hésité, jeta la bonne carte. Des larmes vinrent aux yeux de la Reine. Le Roi comprit, et répondit à sa femme par un sourire de résignation[522].

Le Roi sorti, la Reine prenait l'aiguille avec Madame Élisabeth. Une grande tapisserie occupa d'abord la Reine, dont toutes les heures de royauté dérobées à la représentation avaient été données à de grands ouvrages de femme, à une énorme quantité de meubles, à des tapis, à des tricots de laine[523].

Le Roi rentré, la Reine faisait quelque lecture à haute voix. Mais quel livre ne lui apportait pas la blessure et la douleur soudaine de rapprochements imprévus? La Reine se rejeta sur les pièces de théâtre[524]; mais là, que de réveils du passé! C'est la gaieté, c'est le plaisir de ses belles années, c'est sa salle de spectacle, c'est sa jeunesse! Il est partout, ce supplice du souvenir. Dans le peu de musique laissé sur le mauvais clavecin qui sert aux leçons de sa fille, il est un morceau intitulé: «La Reine de France.» Que les temps sont changés! murmure la Reine en le feuilletant[525].

À huit heures, le Dauphin soupait dans la chambre de Madame Élisabeth. La Reine venait présider au souper de son fils. Lorsque les municipaux s'éloignaient un peu, et ne pouvaient entendre l'enfant, elle lui faisait réciter une petite prière. Le Dauphin couché, la mère, ou Madame Élisabeth, cette autre mère, le veillait à tour de rôle. À neuf heures, Cléry servait le souper chez le Roi, et portait à manger à celle des deux princesses qui restait auprès du Dauphin. Le Roi descendait auprès du lit de son fils, pressait, après quelques moments, la main de sa femme et la main de sa sœur, embrassait sa fille, et remontait. Les princesses se couchaient[526]; et la Reine avait encore vécu un jour.

Ainsi les jours succédaient aux jours. La veille était le lendemain, le lendemain était la veille. Hors une prière pour madame de Lamballe, que la Reine ajoute aux prières de son fils[527], Septembre ne change rien dans la tour. Le temps n'y change qu'une chose; la Reine quitte sa tapisserie pour ravauder; car la misère du linge est venue à la famille royale. Le Dauphin couche dans des draps troués[528], et la Reine veille, avec Madame Élisabeth, pour raccommoder l'un des deux habits du Roi pendant qu'il est couché[529]; ou bien sa redingote, cette redingote couleur de ses beaux cheveux, couleur cheveux de la Reine[530].

Dans les premiers temps, la Reine descendait au jardinet faisait jouer ses enfants dans l'allée des marronniers. Mais, au bas de la tour, les deux geôliers, Risbey, et ce Rocher, l'insulteur de la famille royale au 10 août, dans le trajet des Tuileries à l'Assemblée, lui lançaient au visage la fumée de leurs pipes[531]; autour d'eux, à cheval sur les chaises apportées du corps de garde, les gardes nationaux applaudissaient, riaient et faisaient au passage de la Reine une haie de risées et d'insolences. Dans le jardin où Santerre et les commissaires promenaient la famille royale, les soldats s'asseyaient et se couvraient devant la Reine. Les canonniers, dansant en ronde, la poursuivaient avec le Ça ira et les chants de la Révolution[532]. Les ouvriers qui remplissaient le jardin se vantaient tout haut d'abattre, avec leur outil, la tête de la Reine…[533].

Quand la Reine remontait, les Marseillais chantaient sur l'air qui berça son fils:

«Madame à sa tour monte,
«Ne sait qu'en descendra…[534].»

La Reine resta quelques jours sans descendre; mais les enfants avaient besoin d'air, d'espace, de jeux. Ils souffraient, ils étouffaient. La Reine s'arma de son courage de mère, traversa les mauvaises paroles et redescendit au jardin.

Aussi bien, là-haut comme en bas, l'outrage et la menace entourent la Reine. Si le jardin a ses hommes, la tour a ses murs. Les charbonnages et les inscriptions y répètent comme un refrain: Madame Véto la dansera[535]!

L'écho même y apporte l'injure et le rire des stupidités immondes et des pamphlets cannibales, les ordures des Boussemard, le Ménage royal en déroute, la Tentation d'Antoine et de son cochon… Mais ne faisons pas à cette fange l'honneur de la remuer.

Il est au-dessous de tous ces outrages à la Reine un outrage honteux, que nul peuple, nul temps n'avait encore osé contre la pudeur d'une femme: il n'y a de garde-robe pour les princesses que la garde-robe des municipaux et des soldats[536]!

* * * * *

Dix-huit jours après le 3 septembre, la rue se remplit encore de cris. Les prisonniers se souviennent et tressaillent: mais non; aujourd'hui ce n'est point une tête au bout d'une pique: c'est la République.

Pendant que le municipal Lubin proclamait sous la tour, d'une voix de stentor, l'abolition de la royauté, Hébert et Destournelles, de garde dans la chambre de la Reine, épiaient ces fronts d'où tombait une couronne; ils n'y purent rien lire. La Reine imita l'indifférence du Roi qui ne leva pas les yeux du livre qu'il lisait.

Que dis-je encore! le Roi, la Reine. Il n'y a plus de Roi, il n'y a plus de Reine, il n'y a plus de famille royale au Temple: il y a Louis Capet, il y a Marie-Antoinette. Madame Élisabeth, c'est Élisabeth; Madame Royale, c'est Marie-Thérèse; le Dauphin, c'est Louis-Charles; et quand le linge enfin accordé aux prisonniers arrive au Temple, la République prend la main de la Reine, et la force à démarquer cette couronne dont les ouvrières avaient surmonté ses chiffres[537].

Plus donc sur eux tous que la couronne de leur Dieu, la couronne d'épines! Mais, pour la porter, ils sont une famille, ils ne sont qu'un cœur. Ils passent le jour ensemble, ils souffrent côte à côte, ils retiennent leurs larmes d'un même effort; la sœur vit dans le frère, le mari dans la femme, la mère dans ses enfants. Leur force et leur patience sont là dans ce rapprochement et dans cette communion, dans ce partage journalier de tout leur courage et de toute leur âme. Et qu'importe l'espionnage assis à leur côté! Ils se voient; en une telle situation, c'est se parler.

Une fois, c'était aux premiers jours de la captivité, un colporteur qui passait avait crié un décret ordonnant de séparer le Roi de sa famille. Au cri du colporteur, la Reine avait éprouvé un saisissement dont elle avait eu peine à se remettre[538]. Ce n'était alors qu'une menace. Le 29 septembre, c'est un arrêt. La Commune a résolu: «Louis et Antoinette seront séparés. Chaque prisonnier aura un cachot particulier.» Et les municipaux emmènent coucher le Roi dans la grosse tour du Temple, adossée à la petite tour[540].

Le lendemain à dix heures, Cléry entre avec les municipaux chez la Reine. La Reine pleurait, entourée de ses enfants et de Madame Élisabeth en pleurs. Elle se précipite vers Cléry, et ce sont mille questions sur le Roi. Elle va aux municipaux, les supplie d'une voix entrecoupée: «Être avec le Roi au moins pendant quelques instants du jour… à l'heure des repas…» Elle les implore avec ses larmes, avec ses sanglots, avec des cris, si belle, si furieuse de passion, qu'elle arrache à un municipal: «Eh bien! ils dîneront ensemble aujourd'hui, demain…»; si douloureuse et si désespérée que Simon se croit un moment des larmes, et bougonne assez haut: «Je crois que ces b… de femmes me feraient pleurer[541]»!

Les jours suivants, la Commune toléra que la Reine prît ses repas avec le Roi, à la condition que pas une de ses paroles ne serait dite assez bas pour échapper à l'oreille des commissaires[542].

La Reine attendit trois semaines la consolation d'habiter la grosse tour, la tour qu'habitait son mari. Elle se flattait de le quitter moins, le sachant, même absent, à quelques pieds au-dessous d'elle. Elle ne savait pas encore la torture d'être si loin de ceux qu'on aime, lorsqu'on est si près! Le 26 octobre enfin, les municipaux procèdent au transfèrement des femmes dans la grosse tour. La Reine monte l'escalier d'une des tourelles. Elle passe devant le corps de garde du premier étage; elle passe devant la porte du logement de son mari. Elle a franchi sept guichets, elle est au troisième étage: une porte de chêne s'ouvre, puis une porte de fer: c'est sa nouvelle prison, trente pieds carrés divisés en quatre pièces par des cloisons en planches; d'abord une antichambre dont le papier,—des pierres de taille grossièrement ombrées,—fait un cachot[542]; à droite la chambre des Tison; à gauche la chambre de Madame Élisabeth; et en face la Reine, sa chambre. Un jour sombre et sans soleil descend, de la fenêtre grillée et masquée par un soufflet, sur le carrelage à petits carreaux, et sur le papier vert à grands dessins fond blanc[543]. Un lit à colonnes et une couchette à deux dossiers s'adossent aux angles des cloisons. Une commode en acajou fait face au lit. Un canapé est de côté dans l'embrasure de la fenêtre. Sur la cheminée, il y a une glace de quarante-cinq pouces et une pendule: cette pendule, qui devait mesurer le temps à la veuve de Louis XVI, représentait la Fortune et sa roue[544]!

Le soir même de l'entrée de la Reine dans la grosse tour, son fils lui est enlevé pour la nuit. De ce jour, il couchera auprès du Roi[545]. La Reine ne va plus avoir ces soins familiers, cette charge bien-aimée du lever et du coucher d'une petite créature, tout ce petit service adorable qui distrayait et occupait son chagrin. La Reine n'aura plus auprès d'elle, dans ses nuits sans sommeil, le gentil sommeil de son fils, et ce sourire des beaux rêves d'un enfant qui fait oublier aux mères qu'elles ne dorment pas.

* * * * *

La Reine vit plus séparée des siens dans ce nouveau logis. Elle vit plus éloignée du bruit de la rue, et le silence de la nuit ne lui apporte plus cet air de Pauvre Jacques chanté autour du Temple par des voix amies. Les courtes promenades au jardin ne lui donnent plus ces joies, la joie de tout un jour, le bonheur de croire reconnaître une figure aimée qu'elle n'espérait plus revoir, un dévouement qu'elle croyait n'avoir point échappé à Septembre[546]. Aujourd'hui, plus une seule fenêtre ouverte sur tout l'enclos du Temple: la terreur semble avoir muré les maisons.

La Reine vit dans les tracas d'une suspicion incessante et stupide, qui lui retire encre, plume, papier; qui voit dans des modèles de dessin les portraits des souverains coalisés, dans les lectures de l'Histoire de France qu'elle fait à ses enfants une incitation à la haine de la France[547]. L'insulte se taisant, la Reine est insultée par les perquisitions et les inquisitions. L'ignorance, la défiance, la sottise blessent, à tous les moments du jour, ce grand esprit étonné d'être blessé de si bas. Elle vit, essuyant les défiances et les familiarités de tailleurs de pierres et de savetiers montés pour la première fois dans l'histoire au rôle de tourmenteurs de reine. Échappe-t-elle aux municipaux, elle retombe, elle le sait, sous ce ménage, le patelinage et la délation, les Tison, ces Tison au masque de pitié, que la Commune a placés le 15 octobre entre elle et les demandes des prisonnières, pour les approcher plus près de la confiance qu'ils ont mission de trahir[548]!

Le 1er novembre, la famille était rassemblée chez le Roi. Drouet, le maître de poste de Sainte-Menehould, entre et va s'asseoir auprès de la Reine. Un mouvement d'horreur échappe à la Reine. Drouet venait avec deux autres membres de la Convention, Chabot et Duprat, demander à la famille royale si elle se trouvait bien, si elle ne manquait de rien. Au moment du départ, Drouet remonta seul au troisième étage. Il demanda à la Reine par deux fois, et en insistant d'une voix émue, si elle avait à formuler quelque plainte. La Reine lui jeta pour toute réponse un regard froid, et, muette, alla s'asseoir avec sa fille sur le canapé. Drouet attendit, puis salua[549]. Quand il fut sorti: «Pourquoi donc, ma sœur,—dit la Reine à Madame Élisabeth,—l'homme de Varennes est-il remonté? Est-ce parce que c'est demain le jour des morts…[550]?»

Le jour des Morts! triste jour qui est le jour de votre naissance, Marie-Antoinette!… Sinistre pronostic, qui jetait son inquiétude à vos plus riantes pensées, à vos plus jeunes années[551]!

Le Roi tombait malade vers la mi-novembre: après le Roi, le Dauphin. La mère n'avait pu obtenir que le lit de son fils fût transporté dans sa chambre pendant la maladie de Louis XVI. Elle demandait de descendre passer la nuit auprès de son fils malade. Sa demande était repoussée; et déjà une barbarie hypocrite commençait à mettre entre la maladie des prisonniers et l'appel d'un médecin, entre l'ordonnance des médicaments et leur délivrance, entre la demande et l'accord des nécessités de la vie et de la santé, les formalités, les apostilles, les considérants, les notes de Tison au conseil du Temple, les délibérations du conseil, les renvois au conseil général de la Commune, les délibérations et les arrêtés de la Commune. Tous besoins de la Reine, toutes choses, les choses de l'habillement, du boire, du manger, et cette eau de Ville-d'Avray, la seule eau que son estomac peut supporter, et jusqu'au plus intime de la toilette d'une femme[552], tout passe sous ce contrôle; et le corps tout entier de la Reine est soumis à ce conseil, à cette Commune, qui lui refuseront un jour, contre le froid de l'hiver, une couverture piquée[553]!

Au commencement de décembre, la tristesse de la Reine était devenue plus sombre, plus inquiète, plus tremblante. Elle s'agitait sous le pressentiment, sous les secrètes alarmes de l'avenir: l'ombre d'un grand malheur était devant elle. Autour d'elle, tout était menace: menace, le visage contraint de Cléry; menace, l'insolence et la gaieté des commissaires; menace, la surveillance resserrée; menace, la défense à Turgy, à Chrétien, à Marchand, de communiquer avec le valet de chambre du Roi, et bientôt de sortir du Temple; menace, le doublement des commissaires par la nouvelle Commune, héritière de la Commune du 10 août.

Le 7 décembre, pendant le déjeuner, le Roi apprenait à la Reine, en quelques mots dérobés à l'attention des commissaires, que le mardi il serait conduit à la Convention; que le mardi son procès commencerait, et qu'il aurait un conseil. C'est Cléry qui, la veille, profitant du moment où il déshabillait son maître, lui avait jeté furtivement ces nouvelles à l'oreille. Et, comme si la République voulait annoncer d'avance à la famille du Roi l'issue de son procès, une députation de la Commune, à peine l'affreuse nouvelle apprise par le Roi à la Reine, venait enlever aux prisonniers «toute espèce d'instruments tranchants ou autres armes offensives et défensives, en général tout ce dont on prive les autres prisonniers présumés criminels.» Tout fut enlevé, de ce qui peut dérober au bourreau, tout, même les ciseaux de la Reine; et l'on vit une Reine, qui reprisait son linge, cassant son fil avec ses dents[554]…

Quelles paroles pour dire l'agonie de la Reine pendant le procès du Roi? Comme dans la Convention, «la mort!» dans la tour répond à «la mort!» La mort! disent les visages à la Reine; la mort! disent les murs; la mort! dit l'écho; la mort! dit le papier; la mort! disent les journaux de la Révolution, oubliés par la Révolution sur la commode de la Reine[555]. Toute consolation, toute espérances, toute illusions, lui sont défendues; le peu qui lui restait de force lui a été retiré: elle n'a pas vu le Roi depuis qu'il a été ramené de la Convention! Et, pour que nulle angoisse ne manque aux angoisses de Marie-Antoinette, la maladie va de son fils à sa fille, et dans son cœur d'épouse déchire son cœur de mère.

Il y avait des jours où la Reine n'avait plus de paroles et où elle regardait ses enfants avec un air de pitié qui les faisait tressaillir; il y avait des nuits où elle n'avait plus de sommeil et où elle restait sans se coucher, berçant son insomnie avec son désespoir[556]. Il se trouva des hommes pour ajouter à ces douleurs, et pendant ces jours il fallut à la Reine subir les grossièretés d'un Mercereau, la nuit les chansons d'un Jacques Roux[557].

Et la torture d'ignorer, de ne pouvoir suivre de la pensée un accusé si cher, l'accusation, les débats, les incidents; la torture de ne rien savoir d'une telle cause que ce que lui en apprennent les papiers montés de la fenêtre du Roi, ou bien la façon des plis du linge du Dauphin[558].

Parfois, brisée et frémissante, la Reine se réveillait et entrait en des révoltes où éclatait la majesté de ses infortunes. L'âme et le sang de Marie-Thérèse lui montaient à la face; et le regard en feu, bravant tous les regards, furieuse de ce courroux suprême qui saisit les grands cœurs poussés à bout par le destin, elle interrogeait la Commune sur la loi, sur le code qui permet d'arracher le mari à sa femme, et elle commandait qu'on la réunît à Louis XVI[559]

La Convention avait refusé au Roi qu'elle jugeait de voir sa famille, et n'osa refuser au condamné d'embrasser sa femme, ses enfants et sa sœur la veille de sa mort.

C'est dans la salle à manger du Roi que l'entrevue aura lieu: le ministre de la justice l'a décidé. La salle est prête; la table rangée, les chaises au fond; sur la table une carafe et un verre; Louis XVI a songé à tout: la Reine peut s'évanouir. À huit heures la porte s'ouvre. La Reine tenant son fils par la main, Madame et Madame Élisabeth se précipitent dans les bras du Roi. La Reine veut entraîner le Roi vers sa chambre: «Non, dit le Roi, je ne puis vous voir que là». Ils passent dans la salle à manger. Les municipaux sont à leur poste derrière la porte vitrée et la cloison en vitrage; ils ne peuvent entendre, mais ils espionnent de l'œil cette douleur, la plus grande peut-être dont Dieu ait infligé le spectacle à des hommes! D'abord des sanglots. La Reine est assise à la gauche du Roi, Madame Élisabeth à sa droite, Madame Royale presque en face, le Dauphin debout entre ses jambes. Le Roi parle. Après chaque phrase du Roi, la Reine, Madame Élisabeth, les enfants fondent en sanglots. Au bout de quelques minutes la voix du Roi reprend; au bout de quelques minutes les sanglots recommencent. Tous se penchent: c'est le Roi qui bénit sa femme, sa sœur, ses enfants. La petite main du Dauphin se lève: c'est le Roi qui fait jurer à son fils de pardonner à ceux qui font mourir son père[560]. Puis plus de paroles: rien qu'un sanglot de toute cette famille…[561]

Un quart d'heure après, il était dix heures un quart, le Roi se lève. D'une main la Reine lui saisit le bras, et de l'autre prend la main du Dauphin. Madame Élisabeth, Madame s'attachent au Roi, et l'on fait ainsi quelques pas, enchaînés les uns aux autres. À la porte les femmes retrouvent de nouvelles larmes et de nouveaux gémissements: «Je vous assure, dit le Roi, que je vous verrai demain à huit heures.—Pourquoi pas à sept heures? fait la Reine en suffoquant.—Eh bien! oui, à sept heures… Adieu!» Ils s'embrassent et ne peuvent finir… «Adieu!» et le Roi s'arrache des bras de la Reine, «adieu!»[562] Madame se trouve mal dans l'escalier; et la Reine, soutenant sa fille, tout à coup se retourne vers les municipaux, et d'une voix terrible: «Vous êtes tous des scélérats!»[563]

La nuit du 20 au 21 janvier, toute la nuit, Madame entendit sa mère, qui ne s'était pas déshabillée, trembler, sur son lit, de douleur et de froid[564]. Marie-Antoinette appelle à chaque heure cette heure de sept heures, l'heure promise aux embrassements suprêmes. Elle est inquiète de ce bruit, mais c'est le bruit de Paris qui s'éveille. La porte s'ouvre… ce n'est encore qu'un livre qu'on vient chercher pour la messe du Roi. Quels siècles, les minutes! quelle éternité, cette heure, jusqu'à ces fanfares de trompettes… Le Roi est parti![565]

Alors, au troisième étage de la tour, trois femmes pleurent et prient, tandis qu'un pauvre enfant, échappé de leurs bras, mouillé de leurs larmes, crie aux commissaires: «Laissez-moi passer! je vais demander au peuple qu'il ne fasse pas mourir papa roi!»[566]

Quelques heures après, des salves d'artillerie apprennent à
Marie-Antoinette que ses enfants n'ont plus de père…

VIII

Portrait de Marie-Antoinette au Temple.—État de son âme.—Les dévouements dans le Temple et autour du Temple: Turgy, Cléry, les commissaires du Temple.—M. de Jarjayes.—Toulan.—Projet d'évasion de la Reine.—Billets de la Reine.—Le baron de Batz. Sa tentative au Temple.—Marie-Antoinette séparée de son fils.

Le lendemain de la mort de Louis XVI, il y a, sur le registre des arrêtés du Temple, ces lignes:

«Marie-Antoinette demande pour elle un habillement complet de deuil, et pour sa famille, le plus simple»[567].

Un habillement de deuil! la Révolution l'accordera-t-elle? Elle délibère. Le 23, la Commune se risque à arrêter qu'il sera fait droit à la demande de Marie-Antoinette: le deuil du mari, du père, du frère, sera permis à la veuve, aux enfants, à la sœur.

La veuve est dans les habits de deuil dus aux générosités de la République. Elle a sur la tête un bonnet de femme du peuple dont les tuyaux pleurent et tombent sur ses épaules. Entre les tuyaux et la coiffe court un voile noir. Un grand fichu blanc est croisé sur son cou avec une méchante épingle. Un petit châle noir, liséré de blanc, se noue à la naissance de sa robe noire.

Sur son front, le long de ses tempes, courent, échappées du bonnet, des mèches de cheveux d'un blond qui grisonne et s'en va blanchissant. Son front est fier encore, et ses sourcils n'ont pas baissé leur arc impérial. Les larmes ont rougi ses paupières, les larmes ont gonflé ses yeux; son regard a perdu son rayon; il est fixe. Le bleu de ses yeux n'a plus d'éclairs, plus de caresses; il est vitrifié, froid, presque aigu. La belle ligne aquiline du nez est devenue une arête décharnée, sèche et dure; et l'on croirait que l'agonie a pincé ces narines qui frémissaient de jeunesse. Les lèvres ne s'épanouissent plus, et le sourire a pour jamais quitté cette bouche décolorée qui plisse et rentre. L'animation et le sang ont abandonné ce masque immobile; et, à voir celle qui fut la Reine de France, il semble qu'il vous apparaisse une de ces grandes et pâles figures de macération et de mortification, une de ces saintes de Port-Royal, dont les pinceaux jansénistes de Philippe de Champagne nous ont transmis la face rigide et crucifiée.

Le malheur a fait l'âme de la Reine semblable à son visage. Il n'est plus de sourire, il n'est plus de rayon non plus au dedans d'elle. Tout s'y est éteint, mais tout s'y est pacifié; tout y est désolé, mais tout aussi y est recueilli dans une sérénité morne. De la princesse, de la femme, il ne reste plus qu'une veuve. Les amertumes ne la touchent plus, les outrages passent au-dessous d'elle, les cruautés n'atteignent que sa pitié. Pour elle l'avenir est sans terreur: il n'est plus que promesse; et Marie-Antoinette s'approche de la mort, ainsi que d'une patrie et d'un rendez-vous, avec un tranquille et pieux désir.

Elle prie et s'abîme dans la prière; elle se plonge et s'absorbe dans la Journée du Chrétien; elle immole son cœur devant cette image du cœur de Marie sanglant et traversé de glaives[568]. Son âme ne prête plus l'oreille à la terre; son âme va s'élevant, se dégageant chaque jour, et comme essayant ses ailes… Mais Dieu permit que Marie-Antoinette fût encore tentée par l'espérance, comme s'il eût voulu montrer que les mères ne sont jamais prêtes à mourir.

Pendant que la Reine, enfoncée dans sa douleur, s'enfermait dans sa prison et ne voulait plus descendre au jardin, pour ne pas passer devant la porte par laquelle était sorti Louis XVI[569], de nobles dévouements veillaient autour de la prison de la Reine.

Des femmes ne craignaient pas d'entretenir des correspondances avec le Temple, de pousser aux plans de salut de la famille royale, d'accueillir chez elles, à toute heure du jour et de la nuit, tous les dévouements et tous les courages, s'obstinant à rester à leur poste malgré les prières et les ordres du Temple. Il était des femmes, comme cette marquise de Sérent, qui, interrogée par les comités, répondait «qu'en qualité de dame d'une princesse prisonnière, son devoir était de veiller à tout ce qui pouvait lui être nécessaire, et que la mort l'empêcherait seule de remplir un devoir aussi sacré»[570].

Il était des hommes guettant le Temple et l'occasion, briguant de se risquer, prêts à mourir. Un gentilhomme du Dauphiné, M. de Jarjayes, était de ceux-là. Nommé maréchal de camp par le Roi, chargé en 1791 de la direction du dépôt de la guerre, bientôt sans fonctions, il n'avait pas émigré, pour se tenir au service de la cour. Sa femme, madame de Jarjayes, était femme de la Reine, sa première femme en survivance. Après Varennes, elle avait obtenu de rester aux Tuileries. M. de Jarjayes, à qui cela faciliterait l'entrée habituelle du château, mérita de la Reine l'honneur de missions secrètes au dedans et au dehors, auprès de Monsieur, en Piémont, et auprès de Barnave, auquel il portait les lettres de la Reine. Au 10 août, M. de Jarjayes avait accompagné la famille royale dans la loge du Logotachygraphe. Le Roi mort, la Reine au Temple, il resta: il attendait[571].

Dans la prison même, le dévouement était auprès de la Reine. Un officier de bouche de l'ancienne cour, l'homme qui avait déjà sauvé la vie à la Reine aux journées d'octobre, en lui ouvrant la porte secrète des petits appartements, Turgy avait trouvé la grille du Temple ouverte quelques jours après le 10 août, et, de sa pleine autorité, avec la bonne fortune de l'audace, s'était installé au service de la famille royale. Ce fut le premier qui donna aux hôtes du Temple, non les nouvelles du dehors, mais quelques lambeaux de ces nouvelles. Aidé de Chrétien et de Marchand, employés comme lui à l'office du Temple, et comme lui jouant obscurément leur tête, il avait une adresse merveilleuse pour substituer, dans un tournant d'escalier, dans un passage noir, au bouchon d'une carafe de lait d'amande vérifié par les municipaux, un autre bouchon couvert d'avis écrits avec du jus de citron ou un extrait de noix de galle. Puis il transmettait au dehors, sur le même bouchon, la réponse de la Reine ou de Madame Élisabeth. Il avait encore concerté avec les prisonniers une correspondance muette par signes et par gestes. Avec le mouvement de ses doigts, le port de sa tête, le jeu de sa serviette, il entreprit de leur dire les batailles, la marche des armées, l'Autriche, l'Angleterre, la Sardaigne, et la Convention. Mais cette langue mimée prêtait à trop de contre-sens. Turgy, qui était homme d'expédients, imagina alors des pelotes de fil ou de coton cachées dans les bouches de chaleur du poêle ou dans le panier aux ordures. Autorisé à sortir du Temple deux ou trois fois par semaine pour les approvisionnements, Turgy voyait Hüe; il voyait la duchesse de Sérent; il était le lien des correspondances entre la tour et le dehors, et, confirmé dans son zèle par le témoignage que le Roi lui rendait le 21 janvier, il bravait les murmures des dénonciations[572].

Mais Turgy n'était qu'un serviteur fidèle au malheur de ses maîtres; d'autres vont le lui disputer en courage, qui n'ont servi que la Révolution.

Seul honneur de ces temps, cette séduction des hommes de la Révolution par la pitié! seule consolation de cette abominable histoire, qu'il se soit fait autour de la Reine, dans la plus dure des prisons, sous la plus impitoyable des terreurs, une contagion de respect qui s'enhardit jusqu'aux bons offices et jusqu'aux dangers mortels de la sensibilité! Ces hommes à qui la Révolution a donné le mandat d'être aveugles, d'être sourds, d'être muets sous peine de mort, bravent la mort dès qu'ils sont entrés dans la familiarité de cette infortune. Ceux-là qui avaient l'insulte à la bouche et le chapeau sur la tête, se taisent, se découvrent et s'inclinent devant ces larmes de Marie-Antoinette, devant ces larmes de la Reine! C'avait été Manuel; ce sont tant de commissaires, tout à coup touchés, dont l'air, la tenue, la parole, les caresses aux enfants, les yeux mouillés, plaignent et courtisent les chagrins de la Reine. «Maman, crie joyeusement le Dauphin dès qu'il reconnaît une de ces figures qui lui ont souri, c'est Monsieur un tel!» Et la Reine est sûre d'avoir quarante-huit heures de respect, de compassion, peut-être même de cette rare flatterie qui s'incline plus bas devant la royauté sans couronne. Elle aura dans sa chambre ce commissaire qui reprend le Dauphin de placer en Asie Lunéville, «cette ville,—lui dit-il,—où ont régné vos ancêtres;» ou Lebœuf, qui voudrait lui faire accorder les Aventures de Télémaque; ou Moille, qui ne consent pas à se couvrir devant la famille royale; ou Lepitre, qui apporte à la Reine l'hommage de ses romances et la pièce de l'Ami des lois; ou l'épicier Dangé, qui embrasse le Dauphin en le promenant sur la plate-forme de la Tour; ou l'administrateur de la police de Paris, Jobert; ou le maître maçon Vincent, ou l'architecte Bugneau, ou Michonis[573], un de ces commissaires enfin qui trahissent leur mission pour ne pas trahir l'humanité.

Il savait comment vont les cœurs de la pitié à l'intérêt, de l'intérêt au dévouement, ce commissaire si effrayé, à sa première visite, du charme de la Reine, qu'il donna sa démission, n'osant retourner au Temple. Bientôt des commissaires se rendaient comme Manuel, et de l'attendrissement passaient aux imprudences et aux complicités; bientôt même de plus aventureux osaient concevoir de sauver la famille royale, et semblaient prendre pour devise cette devise donnée par la Reine pour la bague d'un commissaire: Poco ama ch'il morir teme[574].

Le 2 février 1793, un homme se présente chez M. de Jarjayes, et lui demande un entretien secret. Voix, costume, façons, tout chez cet homme sent la Révolution. M. de Jarjayes le regarde et s'inquiète, quand l'homme se jette à ses pieds. Ce qu'il veut, c'est l'indulgence, la confiance de M. de Jarjayes; ce qu'il est venu offrir, c'est son repentir; ce qu'il est venu chercher, c'est l'aide de M. de Jarjayes pour sauver les prisonniers du Temple. M. de Jarjayes se défie et repousse l'offre. L'homme alors tire de sa poche un chiffon de papier et M. de Jarjayes lit ces mots, en huit petites lignes, de la main de la Reine:

«Vous pouvez prendre confiance en l'homme qui vous parlera de ma part, en vous remettant ce billet. Ses sentiments me sont connus; depuis cinq mois il n'a pas varié. Ne vous fiez pas trop à la femme[575] de l'homme qui est enfermé ici avec nous: je ne me fie ni à elle ni à son mari.»

L'homme était Toulan.

Il se rencontre parfois, dans les révolutions, de ces individus qui puisent comme une insolence de courage dans l'insolence des évènements. Enhardis, égayés presque par la grandeur du péril, la folie de l'entreprise, l'invraisemblance du salut, ils vont à des aventures, ils cherchent des dangers qui semblent plus appartenir à la fiction qu'à la vie, au roman qu'à l'histoire. Né à Toulouse vers 1761, établi à Paris, en 1787, libraire et marchand de musique, nommé membre de la Commune du 10 août, continué dans la municipalité dite provisoire, et devenu chef de bureau de l'administration des biens des émigrés[576], Toulan, «ce petit jeune homme,» est un de ces cœurs sans peur et sans surprise, qui trompent longtemps la mort en se jouant d'elle. Cervelle de Gascon, tête chaude, une fécondité inventive et que rien ne décourageait le faisait inépuisable en ruses, en inventions, en stratagèmes. Puis la nature l'avait armé d'une gaieté de si bon aloi et de si belle venue, si franche, si épanouie, qu'elle désarmait tous les soupçons en leur riant au nez; grand comédien par là-dessus, qui, gardant le rôle de ses anciennes opinions auprès des comités et des conseils de la Révolution, rudoyait les tièdes avec la langue salée et les grosses plaisanteries du sans-culottisme. De sang-froid, et maître de lui, sous cette verve, cette vivacité et cet entrain de son caractère, prêt à tout et sachant attendre, ardent et patient, obstiné et madré, Toulan avait tous ces dons et toutes ces vertus qui mènent un complot au succès. Mais il était plus qu'un conspirateur hardi et habile: il était un de ces beaux et purs dévouements sur lesquels aime à se reposer et dans lesquels se réjouit le souvenir des hommes; un de ces dévouements au-dessus de l'or, au-dessus de la récompense, au-dessus même de l'espoir de la rémunération, et que paye un mot, ce nom de Fidèle que les prisonnières du Temple ont donné à Toulan[577]. Et dans la reconnaissance de la Reine pour Toulan, quel étonnement, quel respect, si j'ose dire, quand elle compte jusqu'à Toulan, tous ces dévouements dans la garde nationale, tous ces dévouements dans l'Assemblée qui mendiaient la liste civile[578], quand elle reconnaît de combien est moins grand un homme de génie qui se vend qu'un homme de cœur qui se donne!

Toulan s'est voué à sauver les prisonniers du Temple; il croit pouvoir les sauver, et il apporte son plan à M. de Jarjayes. M. de Jarjayes put bientôt juger l'homme. La Reine avait témoigné à Toulan le désir d'avoir les souvenirs que Louis XVI lui avait légués, et que le conseil du Temple avait retirés des mains de Cléry pour les mettre sous scellés. C'était un anneau nuptial, un cachet et un paquet de cheveux. Presque aussitôt ce désir exprimé, Toulan apportait à la Reine ce paquet de cheveux, l'anneau d'alliance portant M. A. A. A. 19 aprilis 1770, et ce cachet montrant à côté des armes de France la tête du Dauphin casquée. Toulan avait brisé les scellés, substitué des objets à peu près pareils, reposé les scellés. Jamais un désir de Reine de France, commandant l'impossible, n'avait été plus vite et mieux servi. Ces reliques devaient parvenir plus tard, par des mains amies, à Monsieur et au comte d'Artois, avec ces deux billets de la Reine, le premier à Monsieur, le second au comte d'Artois:

«Ayant un etre fidèle, sur lequel nous pouvons compter, j'en profite, pour envoyer a mon frère et ami, ce dépot qui ne peut etre confie qu'entre ses mains, le porteur vous dira par quel miracle nous avons pu avoir ces précieux gages, je me réserve de vous dire moi-même un jour le nom de celui qui nous est si utile, l'impossibilité ou nous avons été jusqu'a présent de pouvoir nous donner de nos nouvelles, et l'exces de nos malheurs nous fait sentir encore plus vivement notre cruelle separation puisse-t-elle n'etre pas longue, je vous embrasse en attendant comme je vous aime et vous savez que c'est de tout mon cœur. M:A:»

«Ayant trouve enfin un moyen de confier à notre frère un des seul gage qui nous reste de l'etre que nous chérissons et pleurons tous j'ai cru que vous seriez bien aise d'avoir quelque chose qui vient de lui, gardez-le, en signe de l'amitié la plus tendre avec laquelle je vous embrasse de tout mon cœur. M:A:[579].»

Le billet de la Reine lu, M. de Jarjayes, voulant agir avec certitude, avait demandé à Toulan s'il pouvait le faire entrer au Temple et parler un instant à la Reine. Toulan déclarait la démarche difficile, non impossible, et rapportait bientôt à M. de Jarjaye ce billet de la Reine.

«Maintenant si vous êtes décidé à venir ici il seroit mieux que ce fut bientôt; mais, mon dieu, prenez bien garde d'être reconnu, surtout de la femme qui est enfermée ici avec nous.»

M. de Jarjayes, déguisé, est introduit au Temple par Toulan. Il voit la Reine, il lui parle. La Reine lui dit d'examiner les plans de Toulan; puis, s'oubliant, et ne pensant qu'aux autres, elle recommande à M. de Jarjayes de lui donner des nouvelles de tous ceux qui sont restés fidèles; et, M. de Jarjayes à peine sorti du Temple, la Reine lui écrit, tremblant encore d'émotion et de peur:

«_Prenez garde a mde archi, elle me paroit bien liée avec l'homme et la femme dont je vous parle dans l'autre billet.

«Tachez de voir mde th., on vous expliquera pourquoi. Comment est votre femme? elle a le cœur trop bon pour n'etre pas bien malade._»

À quelques jours de là, M. de Jarjayes recevait cette lettre de la
Reine:

«Votre billet m'a fait bien du bien je n'avois aucun doute sur le Nivernois, mais j'étois au desespoir qu'on put seulement en penser du mal. Écoutez bien les idées qu'on vous proposera: examinez les bien, dans votre prudence; pour nous, nous nous livrons avec une confiance entière. Mon dieu, que je serois heureuse, et surtout de pouvoir vous compter au nombre de ceux qui peuvent nous être utile! Vous verrez le nouveau personnage, son exterieur ne previent pas, mais il est absolument necessaire et il faut l'avoir. t… [oulan] vous dira ce qu'il faut faire pour cela. Tachez de vous le procurer et de finir avec lui avant qu'il revienne ici. Si vous ne le pouvez pas voyez mr de la borde de ma part, si vous n'y trouvez pas de l'inconvénient, vous savez qu'il a de l'argent à moi.»

Le nouveau personnage dont parlait la Reine était un commissaire que
Toulan voulait qu'on gagnât à prix d'argent. M. de Jarjayes, répugnant à
répandre le secret, ne s'adressait pas à M. de Laborde, et offrait à la
Reine de faire lui-même la somme.

«En effet,—répondait la Reine à M. de Jarjayes,—je crois qu'il est impossible de faire aucune demarche en ce moment près de M. de la b… toutes auroient de l'inconvénient: il vaut mieux que ce soit vous qui finissiez cette affaire par vous même, si vous pouvez. J'avois pensé a lui pour vous éviter l'avance d'une somme si forte pour vous.»

Le commissaire était acheté, payé.

«T… m'a dit ce matin que vous aviez fini avec le comm… combien un ami tel que vous m'est précieux!» écrivait la Reine, qui se laissait aller à l'illusion; et, tout aussitôt, craignant d'être ingrate, elle mandait à M. de Jarjayes:

«Je serois bien aise que vous puissiez aussi faire quelque chose pour t… il se conduit trop bien avec nous pour ne pas le reconnoître[580].

Mais Toulan ne voulut rien accepter, rien qu'une boîte d'or dont la Reine se servait: boîte fatale qui devait le perdre! Sa femme la montra; et Toulan monta à l'échafaud, où déjà était montée la Reine[581].

Voici quel était le plan de Toulan:

Des habits d'homme étaient préparés pour la Reine et Madame Élisabeth, et apportés, à diverses reprise, sous leurs pelisses, dans leurs poches, par Toulan et Lepitre. Deux douillettes devaient achever de tromper sur la taille et la démarche des prisonnières. Ajoutez des écharpes et des cartes d'entrée semblables à celles des commissaires. Pour Madame Royale et le Dauphin, on les eût sortis du Temple ainsi: un allumeur de réverbères entrait tous les jours, à cinq heures et demie, au Temple, accompagné de deux enfants qui l'aidaient à allumer dans la tour, et sortait avant sept heures. Un costume pareil à celui de ces enfants, une carmagnole, une vieille perruque, de gros souliers, un sale pantalon, un mauvais chapeau, déguisaient le Dauphin et Madame Royale, déshabillés et rhabillés dans la tourelle voisine de la chambre de la Reine où Tison et sa femme n'entraient jamais. Vers six heures trois quarts, le tabac d'Espagne, prodigué par Toulan, aux époux Tison, et renfermant ce jour-là un narcotique, plongeait l'homme et la femme dans un sommeil de huit heures. La Reine, vêtue en homme, montrant de loin sa carte à la sentinelle rassurée par la vue de son écharpe, sortait du Temple avec Lepitre, et se rendait rue de la Corderie, où M. de Jarjayes devait l'attendre. Quelques minutes après sept heures, les sentinelles relevées dans la tour, un commis du bureau de Toulan, dévoué comme lui, du nom de Ricard, arrivait à la porte de la Reine, costumé en allumeur, sa boîte de fer-blanc au bras, frappait, et recevait le Dauphin et Madame Royale des mains de Toulan, qui le grondait tout haut de n'être pas venu lui-même arranger les quinquets; et les enfants allaient rejoindre leur mère. Madame Élisabeth, sous le même déguisement que la Reine, sortait la dernière avec Toulan.

Les fugitifs avaient au moins cinq heures devant eux. La Reine eût demandé le matin qu'on ne servit qu'à neuf heures et demie son souper, servi d'ordinaire à neuf heures; on eût frappé, refrappé, interrogé la sentinelle, qui, relevée à neuf heures, n'eût rien su; on serait descendu à la salle du conseil; on serait remonté avec les deux autres commissaires; on eût frappé de nouveau, appelé les sentinelles précédentes, enfin envoyé chercher un serrurier. Le serrurier eût trouvé les portes fermées en dedans; et, avant qu'on eût enfoncé les deux portes, l'une de chêne à gros clous, l'autre de fer; avant que les commissaires eussent visité les appartements, les tourelles, eussent réveillé Tison et sa femme; avant qu'un procès-verbal eût été rédigé; avant que le conseil de la Commune l'eût examiné; avant que la police, les maires, les comités de la Convention eussent résolu des mesures, la famille royale eût été loin avec des passe-ports bien en règle.

Il n'y avait eu, dans ce plan, de discussion que sur un point. Toulan avait proposé pour la fuite une berline attelée de six chevaux, devant laquelle il eût couru à franc étrier; mais la Reine tenait pour trois cabriolets: dans le premier, le Dauphin, M. de Jarjayes et elle; dans le second, Madame Élisabeth avec Toulan; dans le troisième, l'autre commissaire et Madame Royale. La Reine se rappelait Varennes. Elle craignait la curiosité sur la route, l'indiscrétion des postillons; trois voitures légères n'exigeaient chacune qu'un cheval; il était possible de relayer sans recourir à la poste, de se réunir en cas d'accident dans deux voitures. L'avis de la Reine prévalut. Où irait-on? On n'était pas encore fixé à la fin de février. On pensa un moment à la Vendée, qui commençait à se soulever; mais la Vendée était loin. On se rejeta sur la Normandie, d'où l'on pouvait gagner la mer et l'Angleterre[582].

Des restrictions apportées à la délivrance des passeports, le bruit de la fermeture des barrières, arrêtaient toute tentative dans les premiers jours de mars. Puis, si bien gardé que soit le secret d'un complot, il s'en répand toujours quelque chose; et Toulan, malgré son sang-froid, restait assez sot à cette brusque apostrophe d'une tricoteuse avec laquelle il plaisantait: «Toi, tu es un traître, tu seras guillotiné!» Une défiance mal dissimulée de la Commune écartait Toulan et Lepitre de la surveillance du Temple jusqu'au 18 mars. Cette fois les dernières mesures étaient arrêtées à l'exécution du projet fixée au prochain jour de garde de Toulan. Le 26, comme on nommait à la Commune les commissaires pour le Temple, le fabricant de papiers peints Arthur monte à la tribune et dénonce Toulan et Lepitre comme «entretenant avec les prisonnières du Temple des conversations à voix basse et comme s'abaissant à exciter la gaieté de Marie-Antoinette.» Toulan répond aussitôt, et se justifie par des plaisanteries. Hébert, sans appuyer sur la dénonciation, demande le scrutin épuratoire et la radiation de Lepitre et de Toulan sur la liste des commissaires. Arrivent les fêtes de Pâques; les municipaux ne se soucient guère d'aller les passer dans une prison. Toulan se fait proposer avec Lepitre par un de ses collègues, et leurs deux noms sont écrits, quand Lechénard les fait rayer. Une municipalité nouvelle s'organise; Toulan et Lepitre ne sont pas réélus[583]. Toulan ne se décourage pas, quand un coup imprévu menace ses projets.

La République avait logé auprès des prisonnières, dans leur appartement, derrière un vitrage, un couple d'espions: l'homme et la femme Tison. Ces malheureux, qui essayaient de s'approcher de la confiance de la Reine et de Madame Élisabeth, avec le patelinage et l'hypocrisie, pour les livrer et les vendre, passant leur vie à épier et faisant soupçon de tout derrière de faux semblants de pitié, les Tison avaient au fond d'eux comme une espèce de cœur: ils avaient une fille et l'aimaient[584]. C'était avec cela que la Révolution les maniait et les tenait; c'était en leur montrant et en leur retirant cette fille que la Commune jouait d'eux comme d'animaux affamés ou repus. Privés de la voir, exaspérés, ils déclaraient le 20 avril, sans qu'il fût besoin de les pousser, «que la veuve et la sœur du dernier tyran avaient gagné quelques officiers municipaux, qu'elles étaient instruites par eux de tous les évènements, qu'elles en recevaient les papiers publics, et que par leur moyen elles entretenaient des correspondances.» Et la femme Tison montrait d'un air de triomphe la goutte de cire que Madame Élisabeth avait laissée par mégarde tomber sur son chandelier en cachetant une lettre de l'abbé Edgeworth. Rien pourtant n'était encore désespéré. Les nouveaux commissaires, remplaçant les commissaires suspects, étaient à la dévotion de Toulan; Follope jetait au feu la dénonciation de la femme Tison contre Turgy[585], et du dehors Toulan pouvait encore conduire la tentative… Qu'arriva-t-il? De quelles mesures nouvelles de surveillance le Dauphin et Madame furent-ils entourés? L'allumeur de quinquets cessa-t-il d'amener au Temple ces deux enfants qui montraient comme une conspiration de la Providence pour le salut des enfants de la Reine? Nul des témoins de ce temps ne nous l'apprend; un seul fait est constant: la Reine peut fuir encore, ses enfants ne peuvent plus la suivre.

C'est alors que la Reine écrit à M. de Jarjayes ce dernier billet:

«Nous avons fait un beau rêve, voilà tout; mais nous y avons beaucoup gagné, en trouvant encore dans cette occasion une nouvelle preuve de votre entier dévouement pour moi. Ma confiance en vous est sans bornes; vous trouverez, dans toutes les occasions, en moi du caractère et du courage; mais l'interet de mon fils est le seul qui me guide, et quelque bonheur que j'eusse éprouvé a être hors d'ici je ne peux pas consentir a me séparer de lui. Au reste, je reconnois bien votre attachement dans tout ce que vous m'avez dit hier. Comptez que je sens la bonté de vos raison pour mon propre interet, mais je ne pourrois jouir de rien en laissant mes enfants, et cette idée ne me laisse pas même de regret[586].»

Le grand cœur qui si vite et avec si peu d'effort se détache d'un espoir où ne sont pas ses enfants! D'une mère romaine vous n'auriez une autre lettre; et que de grâces en ce dernier cri, en ce dernier chant de la tendresse maternelle! L'héroïsme y est doux comme une caresse, le sacrifice comme un sourire.

En dépit de la fatalité, Toulan se dévouera et luttera jusqu'au bout. Lors de la dénonciation de Tison il n'est pas absent comme Lepitre, Moille, Brunot; il fait face à l'accusation, il fait face à Hébert, et il réclame avec une effronterie magnifique l'apposition immédiate des scellés chez lui. Un mandat d'arrêt est lancé contre lui; il ne s'en soucie pas. On l'arrête; il prie ceux qui l'arrêtent de le mener chez lui pour prendre quelques effets: ils poseront du même coup les scellés. En chemin il rencontre son ami Ricard, et l'engage à venir prendre quelques papiers lui appartenant qui se trouvent sur son bureau. Ricard a compris Toulan. Arrivés chez Toulan, une discussion s'engage, à propos des papiers, entre Ricard et les commissaires. Toulan, qui est passé dans un cabinet voisin pour se laver les mains, lâche une fontaine; le bruit de l'eau qui coule, le bruit de la voix de Ricard qui récrimine avec fracas, empêchent les commissaires d'entendre une porte dérobée s'ouvrir doucement: Toulan est libre[587]; mais, libre, il ne se sauve pas de Paris. Il court louer une chambre dans une maison voisine du Temple, où Turgy a de fréquents rendez-vous avec lui, d'où il rapporte au Temple les nouvelles du dehors. La Reine à la Conciergerie, Toulan avertira et renseignera Madame Élisabeth en sonnant du cor à la fenêtre, et si hautement que Madame Élisabeth sera obligée de le rappeler à la prudence[588].

La Reine appréciait dignement cet homme, quand, pour le remercier de tout ce qu'il avait tenté, de tout ce qu'il osait encore, elle ne trouvait rien de mieux que de le faire entrer dans ses bonheurs de mère: «Dites à Fidèle, écrivait-elle, que je vois mon fils tous les jours[589].»

Il ne restait plus à la Reine que Dieu et le baron de Batz.

Un royaliste est à Paris, une main sur Paris, une main sur la France, enveloppant la Révolution. Dénoncé, recherché, poursuivi, traqué, il embrasse la Vendée, Lyon, Bordeaux, Toulon, Marseille, et son nom fait pâlir Robespierre. Cet homme est un Protée, Catilina et Casanova brouillés dans un seul homme pour l'épouvante d'une tyrannie. La tête et la plume aux intrigues, le bras aux coups de main, il est un diplomate et un aventurier. Cet homme est partout, et, où il n'est pas, il menace. Il a des agents dans les sections, dans les municipalités, dans les administrations, dans les prisons, dans les ports de mer, dans les places frontières. Il est ici et là, hier une ombre, aujourd'hui un éclair, trouant les lois comme des toiles d'araignée, passant à travers les réglements, les consignes, les barrières, avec de faux passe-ports, de faux certificats de résidence, de fausses cartes civiques. Il surgit et disparaît tout à coup dans les foules, stupéfaites de l'avoir vu. Il passe dans la rue, dans les maisons d'arrêt, dans les cafés, dans les orgies des conventionnels, semant les paroles ou l'or, entraînant les dévouements, racolant les vénalités, achetant les individus, achetant des bureaux en masse, achetant le département de Paris, achetant la police, marchandant la Révolution; imprenable, insaisissable, glissant des mains, échappant, en plein boulevard, à un peuple en armes; servi par des miracles, sauvé par des amis, confidents de tous ses plans, qui préfèrent mourir que de le trahir[590].

Cet homme allait bientôt arracher ce cri à la Terreur qui a peur, cette lettre du comité de surveillance de la Convention à l'accusateur public: «Le comité t'enjoint de redoubler d'efforts pour découvrir l'infâme Batz… Ne néglige dans tes interrogatoires aucun indice; n'épargne aucune promesse pécuniaire ou autre; demande-nous la liberté de tout détenu qui promettra de le découvrir ou de le livrer mort ou vif: répète qu'il est hors la loi, que sa tête est mise à prix; que son signalement est partout; qu'il ne peut échapper; que tout sera découvert, et qu'il n'y aura pas de grâce pour ceux qui, ayant pu l'indiquer, ne l'auront pas fait. C'est te dire que nous voulons à tout prix ce scélérat.» La Révolution ira jusqu'à promettre 300,000 livres de la tête de M. de Batz. La Révolution recommandera à l'accusateur public de supprimer, dans le réquisitoire contre ses coaccusés, les détails des grands projets de Batz, et d'en dire seulement le fond sans en indiquer les moyens[591], craignant de révéler comment un homme avait lutté avec elle et l'avait mise en péril.

Rien cependant, aux premiers jours de la Révolution, n'annonçait un pareil homme dans ce grand sénéchal d'Albret, député aux états généraux par la noblesse de sa province. Il ne s'était fait remarquer que par ses connaissances en matière de finances, son opposition à la création des assignats, ses importants rapports sur la dette, en qualité de président de la section du comité de liquidation. Le 12 et le 15 septembre 1791, il protestait contre les opérations de l'Assemblée nationale. Puis sa trace se perd. «Retour et parfaite conduite de M. Batz, à qui je redois 512,000 livres,» il n'est que cette phrase d'un journal de Louis XVI, à la date du 1er juillet 1792, pour nous dire que l'oblation de la fortune et de la vie de M. de Batz à la cause royale est commencée. Après le 10 août, M. de Batz rejoint les princes. Le procès du Roi le rappelle à Paris. Il ne peut enlever le Roi du Temple; mais, le 21 janvier, c'est M. de Batz qui, sur le passage du Roi, s'élance avec trois amis criant: «À nous, ceux qui veulent sauver le Roi!» Désolé de n'avoir point eu le bonheur de sauver Louis XVI, comme un de ses aïeux avait sauvé Henri IV, M. de Batz reportait son cœur et sa pensée sur la famille du Roi[592].

M. de Batz, qui avait à sa disposition la fortune, sous ses ordres le dévouement des plus grands noms de France; M. de Batz, avec sa petite armée, les Rochefort, les Saint-Maurice, les Marsan, les Montmorency, les Pons, les Sombreuil, avec cet autre lui-même, son aide de camp, le marquis de la Guiche, si bien caché et si hardi sous le nom de Sévignon; avec l'aide et le courage des Roussel, des Devaux, des Cortey, des Michonis, M. de Batz reprenait après Toulan l'œuvre de délivrance.

Cortey, l'épicier de la rue de la Loi, le logeur ordinaire du baron de Batz, était capitaine de la force armée de la section Lepelletier. Il s'était fait, sans doute par les conseils et pour les plans de M. de Batz, l'ami intime de Chrétien, le juré au tribunal révolutionnaire, qui avait placé Cortey dans le petit nombre de commandants à qui l'on confiait la garde de la tour, lorsque leur compagnie faisait partie du détachement de service au Temple. Le municipal était choisi d'avance: c'était Michonis, qui, plus heureux que Toulan, avait échappé aux dénonciations. La coïncidence d'une garde de Michonis avec une garde de Cortey fut la base du plan de M. de Batz, dont le succès devait être assuré par le concours d'une trentaine d'hommes de la section dont les sympathies et la vigueur n'étaient point douteuses.

Le jour arrive où Cortey et Michonis sont en fonction tous les deux au Temple. Batz est entré dans la prison au milieu du détachement de Cortey. Le service est distribué de façon que les trente hommes doivent être en faction aux postes de la tour et de l'escalier, ou bien en patrouille de minuit à deux heures du matin. Michonis s'est assuré du service de la garde de nuit dans l'appartement de la Reine. De minuit à deux heures, dans ces deux heures où les postes les plus importants seront occupés par les hommes de Batz, les princesses, cachées dans de longues redingotes, et placées l'arme au bras dans une patrouille qui enveloppera le Dauphin, sortiront du Temple, conduites par Cortey, qui seul peut, en sa qualité de commandant du poste de la tour, faire ouvrir la grande porte pendant la nuit.

Il est onze heures. Le moment approche. L'émotion vient aux plus braves, lorsque tout à coup Simon accourt, essoufflé et inquiet: «Si je ne te voyais pas ici, dit-il à Cortey qu'il a reconnu, je ne serais pas tranquille.» Ce mot éclaire M. de Batz; une tentation soudaine le prend de tuer Simon, et de risquer l'évasion à force ouverte. Mais le bruit d'une arme à feu causera un mouvement général. Il n'est point le maître des postes de la tour et de l'escalier; et, s'il échoue, que fera-t-on de la famille royale? Michonis a remis ses fonctions à Simon avec un calme imperturbable. Il se prépare à se rendre à la Commune, qui le mande. Mais déjà, sous le prétexte d'un bruit entendu au dehors, Batz, à la tête d'une patrouille, s'est lancé dans la rue, en se promettant une revanche[593].

Simon avait gardé la Reine à la Révolution contre M. de Batz; la Tison l'avait gardée contre Toulan, et voilà que déjà sur celle-ci la main de Dieu s'est appesantie, avec des signes éclatants et terribles.

Un jour, la Tison se mit à parler toute seule. Cela fit rire Madame; et sa mère la regardait complaisamment, tout heureuse d'entendre le rire de sa fille. Pauvre enfant! c'était d'une aliénée qu'elle riait! La Tison depuis longtemps languissait et ne voulait plus sortir. La maladie qui s'emparait tout à coup du Dauphin l'inquiétait et la troublait comme un reproche. Aujourd'hui elle est folle. Elle parle tout haut de ses fautes, de ses dénonciations, d'échafaud, de prison, de la Reine. Elle s'accuse, elle s'injurie. Elle croit morts ceux qu'elle a dénoncés. Tous les jours elle attend les municipaux accusés par elle, et, ne les voyant pas revenir, elle se couche dans les larmes. Ses nuits sont remplies d'épouvante; et elle réveille les prisonnières avec les cris que lui arrachent d'affreux rêves. Elle se traîne tout le jour aux genoux de la Reine, pleurant et suppliant: «Je suis une malheureuse… Je demande pardon à Votre Majesté… Je suis la cause de votre mort!» Sa fille, la Tison ne la reconnaît plus! D'horribles convulsions la prennent: huit hommes peuvent à peine la contenir et l'emporter dans une chambre du palais du Temple. Deux jours après, on la transporta à l'Hôtel-Dieu, où elle mourut, n'ayant plus rien d'humain que le remords!

La Reine avait relevé la repentie; elle l'avait entourée de soins et de consolations. Elle avait pardonné à cette fouilleuse, à cette femme, qui la nuit du 21 janvier, l'entendant pleurer avec Madame Élisabeth, était venue pieds nus écouter couler ses larmes! et cette malheureuse sortie du Temple: «Est-elle bien soignée?» demandait la Reine à Turgy dans un billet[594].

Les projets, les tentatives d'enlèvement, Batz vivant et libre, les informations du comité de sûreté générale, les bruits et les craintes de la rue, les prédictions du Mirabilis liber «de la restauration de la couronne des lis, et de la destruction de fils de Brutus par le jeune captif;» l'intérêt du parti girondin pour la tour du Temple, et les subites miséricordes de son éloquence[595], avaient exaspéré la Convention. Toutes les douleurs de la Reine allaient être couronnées par une suprême douleur. Dans ce cœur, où tout est plaie, la République a trouvé la place d'une blessure nouvelle, et plus profonde que toutes.

Le 3 juillet, à dix heures du soir, les municipaux entrent chez la
Reine. La Reine, Madame Élisabeth, Madame, se sont levées au bruit des
guichets. Le Dauphin s'éveille. Les municipaux viennent signifier à la
Reine l'arrêté du Comité de salut public sanctionné par la Convention:

«Le Comité de salut public arrête que le fils de Capet sera séparé de sa mère.»

La Reine a couru au lit de son fils, qui crie et se réfugie dans ses bras. Elle le couvre, elle le défend de tout son corps: elle se dresse contre les mains qui s'avancent, et les municipaux voient que cette mère ne veut pas livrer son fils! Ils la menacent d'employer la force, de faire monter la garde…«Tuez-moi donc d'abord!» dit la Reine…

Une heure, une heure! ce débat dura entre les larmes et les menaces, entre la colère et la défense, entre ces hommes qui donnaient l'assaut à cette mère, et cette femme qui les défiait de lui arracher son enfant! À la fin, les municipaux, las de leur honte, menacent la Reine de tuer son fils: à ce mot, le lit est libre. Madame Élisabeth et Madame habillent l'enfant: il ne restait plus à la Reine assez de force pour cela! Puis, couvert des pleurs et des baisers de sa mère, de sa tante et de sa sœur, le pauvre petit, fondant en larmes, suit les municipaux: il va de sa mère à Simon!

Au moins la Commune accorda à la Reine de pleurer en paix. Il n'y eut plus de municipaux chez elle. Les prisonnières furent nuit et jour enfermées sous les verroux. Trois fois par jour, des gardes apportaient les repas et éprouvaient les barreaux des fenêtres. Madame Élisabeth et Madame faisaient les lits et servaient la Reine, si accablée qu'elle se laissait servir.

La Reine ne vivait plus que quelques heures par jour, les heures où elle guettait son fils par un jour de souffrance, au faîte d'un petit escalier tournant montant de la garde-robe aux combles. Au bout de quelques jours, elle avait découvert bien mieux: une petite fente dans les cloisons de la plate-forme de la tour, où l'enfant montait se promener. Le temps et le monde n'étaient plus que cela pour la Reine: cette cloison et ce moment qui lui montraient son petit.

Quelquefois des commissaires lui donnaient des nouvelles du pauvre enfant; quelquefois Tison: car ce Tison a hérité des remords de sa femme; il cherche à réparer son passé par les attentions et les services, et il semble à la Reine lavé de tout le mal qu'il lui a fait, quand il accourt lui apprendre que son fils est en bonne santé et qu'il joue au ballon… Hélas! bientôt Madame Élisabeth priait Tison et les municipaux de ne plus dire à la Reine ce qu'ils apprenaient du martyre de l'éducation de son fils: «Ma mère, dit Madame, en savait ou en soupçonnait bien assez…[596].»

IX

Marie-Antoinette à la Conciergerie. Le concierge Richard.—Impatience de la Révolution.—Vaine recherche de pièces contre la Reine.—Espérance du parti royaliste.—L'œillet du chevalier de Rougeville.—Le concierge Bault.—Discours de Billaud-Varennes.—Lettre de Fouquier-Tinville.

Le 2 août 1793, la Reine couchait à la Conciergerie.

Il n'y avait plus eu qu'outrages pour les derniers jours de la Reine au Temple. À mesure qu'elle approchait du Tribunal révolutionnaire, l'insulte autour d'elle était devenue plus grossière, plus sauvage, et l'injure avait atteint bientôt les extrêmes limites de la brutalité. Le municipal Bernard, retirant le siége d'un des enfants de la Reine, disait: «Je n'ai jamais vu donner ni table ni chaise à des prisonniers, la paille est assez bonne pour eux;» ou bien un poëte, couvert encore de la livrée et des bienfaits de la cour, Dorat-Cubières, commandait d'acheter à la Reine un peigne de corne: «Le buis serait trop bon[597]!» Dans la bouche des derniers visiteurs, la parole n'était plus que jurons[598].

Le 1er août, à 2 heures du matin, la Commune, arrachant les trois femmes au sommeil, signifiait à Marie-Antoinette le décret de la Convention:

«Marie-Antoinette est envoyée au Tribunal extraordinaire; elle sera transportée sur-le-champ à la Conciergerie.»

La Reine se tait, et se met à faire un paquet de ses vêtements. Madame Élisabeth et Madame implorent, mais en vain, la grâce de la suivre. La Reine s'habille sans que les municipaux s'écartent. Ils lui demandent ses poches. La Reine les leur donne[599]; c'est tout ce qu'elle a de ceux qu'elle prie au ciel; c'est tout ce qui lui reste de ceux qu'elle aime sur la terre! un paquet de cheveux de son mari et de ses enfants, la petite table de chiffres où elle apprenait à compter à son fils, un portefeuille où est l'adresse du médecin de ses enfants, des portraits des princesses de Hesse et de Mecklembourg, les amies de son enfance, un portrait de madame de Lamballe, une prière au sacré cœur de Jésus, une prière à l'Immaculée Conception[600]. Il ne lui est laissé qu'un mouchoir et un flacon, pour le cas où elle se trouverait mal. La Reine embrasse sa fille, l'exhorte au courage, lui demande d'avoir bien soin de sa tante et de lui obéir comme à une seconde mère, et finit en lui répétant les instructions de pardon que lui a données son père. Madame reste muette de saisissement et de frayeur. La Reine se jette alors dans les bras de Madame Élisabeth, et lui recommande ses enfants. Madame Élisabeth, la tenant embrassée, lui murmure quelques mots à l'oreille. La Reine part sans retourner la tête, sans jeter un dernier regard à sa sœur, à sa fille, craignant que sa fermeté ne l'abandonne[601]. Elle est partie, laissant aux murs de sa prison son cœur dans cette inscription, la taille de ses deux enfants:

27 mars 1793, quatre pieds dix pouces trois lignes. Trois pieds deux pouces[602].

Comme la Reine sortait de la tour sans se baisser, elle se frappa la tête au guichet. On lui demanda si elle s'était fait du mal. «Oh! non,—dit-elle,—rien à présent ne peut plus me faire de mal[603]…»

Les municipaux, parmi lesquels était Michonis, accompagnent Marie-Antoinette du Temple à la Conciergerie. Marie-Antoinette obtient de passer la nuit dans la chambre du concierge Richard.

Le lendemain, la miséricorde de Richard, soutenue, enhardie par l'approbation muette et l'appui secret de quelques officiers de la municipalité, trompait les ordres de Fouquier, et la Reine était installée, non dans un cachot, mais dans une chambre dont les deux fenêtres donnaient sur la cour des femmes. C'était une assez grande pièce carrelée, l'ancienne salle du Conseil, où les magistrats des cours souveraines venaient, avant la Révolution, recevoir, à certains jours de l'année, les réclamations des prisonniers. Au mur, comme si les choses avaient autour de la Reine une âme et une parole, le vieux papier montrait des fleurs de lis s'en allant en lambeaux et s'effaçant sous le salpêtre. Une cloison, au milieu de laquelle s'ouvrait une grande baie, séparait la pièce dans toute sa largeur en deux chambres presque égales, éclairées chacune par une fenêtre sur la cour. La chambre du fond fut la chambre de la Reine; l'autre chambre, dans laquelle ouvrait la porte, devint la chambre des deux gendarmes qui y passaient le jour et la nuit, séparés seulement de la Reine par un paravent déplié en travers de la baie[604].

Tout le mobilier de la chambre de Marie-Antoinette était une couchette de bois, à droite, en entrant, en face de la fenêtre; et une chaise de paille, dans l'embrasure de la fenêtre, sur laquelle la Reine passait presque toute la journée assise à regarder, dans la cour, des vivants aller et venir, à saisir au passage, dans les conversations à haute voix près de sa fenêtre, les nouvelles que lui jetaient les prisonnières. On lui laissa une méchante corbeille d'osier pour mettre son ouvrage, une boîte de bois pour la poudre dont elle poudrait encore ses cheveux blancs, une boîte de fer-blanc pour sa pommade[605].

La Reine à la Conciergerie, voisine de Fouquier, promise au bourreau, les tortures honteuses et misérables ne la respectaient point encore. La Reine n'avait pu emporter son linge mis sous scellé au Temple; et Michonis écrivait, le 19 août, aux officiers municipaux composant le service du Temple: «Citoyens collègues, Marie-Antoinette me charge de lui faire passer quatre chemises et une paire de souliers non numérotés, dont elle a un pressant besoin[606].» Ces quatre malheureuses chemises demandées par Michonis, bientôt réduites à trois, ne seront délivrées à la Reine que de dix jours en dix jours[607]. La Reine n'a plus que deux robes, qu'elle met de deux jours l'un: sa pauvre robe noire, sa pauvre robe blanche, pourries toutes deux par l'humidité de sa chambre[608]… Il faut s'arrêter ici, les mots manquent.

Longs jours, longs mois, les jours et les mois qui s'écoulèrent entre l'entrée de la Reine à la Conciergerie et son procès; attente douloureuse où la Reine, hors de la vie, toute à la mort, ne se reposait pas encore dans la mort! Elle priait. Elle lisait. Elle tenait son courage prêt. Elle occupait son imagination. Elle demandait à Dieu de ne pas la faire attendre, aux livres de la faire patienter. Mais quels livres dont la fable ne soit petite et l'intérêt médiocre, auprès du roman de ses infortunes? Quelles lectures pourront, à force d'horreur, arracher un moment à son présent la Reine de France à la Conciergerie? «Les aventures les plus épouvantables!» c'est l'expression même de Marie-Antoinette lorsque, par Richard, elle demande des livres à Montjoye; et rien n'est capable de distraire son agonie que l'histoire de Cook, les voyages, les naufrages[609], les horreurs de l'inconnu, les tragédies de l'immensité, les batailles poignantes de la mer et de l'homme.

Une déception, un retard arrêtaient bientôt l'impatience de la Révolution, «la grande joie du père Duchêne de voir que la Louve autrichienne va être à la fin raccourcie[610].» L'accusation avait beau chercher, il lui était impossible de trouver une preuve écrite contre la Reine. Longtemps avant la journée du 10 août, la Reine, plus prudente que le Roi, ne s'était jamais couchée sans avoir brûlé tous les papiers capables de compromettre ses amis[611]. Les seuls papiers qui eussent pu la compromettre avaient été détruits ou perdus à la suite de la suppression du tribunal du 17 août, chargé de l'instruction des procès d'Affry et Cazotte. Cependant les rêves de Marat ne pouvaient suffire. Héron, l'espion à tout faire du Comité de Sûreté générale, promettait d'accabler l'accusée de preuves par écrit. Le Comité attendait et espérait. Héron ne lui apportait que cette dénonciation: «Je déclare que Vaudreuil, grand fauconnier du ci-devant roi, en 1784 et 1785, a tiré pour cinq cent quatre-vingt mille livres de lettres de change sur Pascaud, lorsqu'il jouait à la banque que tenait la Reine au château de Versailles. Ce Pascaud et la Reine, ainsi que Vaudreuil, ont coopéré au plan de la banqueroute générale, dans lequel plan a entré le massacre des citoyens à la maison de Réveillon[612].» Aussitôt reçue, la dénonciation était adressée au citoyen Laignelot, «chargé de la direction de l'accusation de la ci-devant Reine.» Laignelot, malgré tous ses désirs, n'en pouvait rien faire. Héron tirait alors de son imagination un ramas d'atrocités, et le soumettait à Marat. Marat, quoique indulgent en pareille matière, trouvait le travail de Héron d'une absurdité telle qu'il ne cachait pas à Héron que le Comité le jetterait au feu. Il consentait pourtant à le reprendre, à lui donner une nouvelle forme. Son factum retravaillé par Marat, Héron le présente au Comité de Sûreté générale: le Comité croit qu'il y a des pièces derrière des affirmations si positives; il arrête sur-le-champ «que le citoyen Héron remettra à l'instant au citoyen Bayle, l'un de ses membres, toutes les pièces qui ont servi à la rédaction de son Mémoire.» Héron avait inventé ses calomnies: il n'avait pas une pièce, et le Comité était obligé de renoncer au Mémoire de Héron et Marat, de chercher ailleurs, et d'attendre encore, malgré les clameurs et les colères enragées qui gourmandaient ses lenteurs: «L'on cherche midi à quatorze heures pour juger la tigresse d'Autriche, et l'on demande des pièces pour la condamner, tandis que si on rendait justice, elle devrait être hachée comme chair à pâté[613]…

Tandis que tous ces hommes travaillaient à sa mort, la Reine respirait un moment, et il y avait autour d'elle comme un adoucissement des cœurs et des choses. Elle était entourée de soins, de prévenances, d'attentions, par le citoyen et la citoyenne Richard, braves gens qui ôtaient tout ce qu'ils pouvaient d'inhumain et d'atroce aux consignes de Fouquier. Par eux, la Reine avait un bon lit; ils apportaient à son petit appétit des mets qui ne lui répugnaient pas; ils essayaient de lui faire des surprises et de petits plaisirs, courant les marchés, les halles, la Vallée, pour lui trouver un mets, un fruit, un rien qu'elle aimât; avouant parfois, pour être mieux servis, pour qui ils achetaient, et trouvant des marchandes comme cette marchande de la halle qui, là-dessus, renverse toute sa boutique, choisit son plus beau melon et le donne à Richard pour sa prisonnière[614]. Les gendarmes même ne pouvaient échapper à la pitié; l'un d'eux renonçait à fumer, voyant, le matin d'une nuit où il n'avait pas quitté sa pipe, la Reine se lever les yeux rouges, et se plaignant doucement d'un grand mal de tête sans lui rien reprocher. D'autres, entrés soudain dans les plus délicates commisérations, et voulant éviter la Reine le retour de ces crises qui avaient failli la sauver de la guillotine, disaient aux commissaires: «Surtout, gardez-vous bien de lui parler de ses enfants![615]»

Ce repos de la Reine, cette pitié de ses gardiens, rassuraient les amitiés du dehors et les encourageaient à espérer. La princesse Lubormiska écrivait vers ce temps à madame du Barry: «La Reine est encore à la Conciergerie; il est faux qu'on ait le projet de la ramener au Temple; cependant, je suis tranquille sur son sort[616].» Le million de la comtesse de Janson tentait l'incorruptibilité du capucin Chabot[617]. Aux émissaires, à l'argent envoyés de Bruxelles par le comte de Mercy, Danton répondait orgueilleusement que la mort de la reine de France n'était jamais entrée dans ses calculs, et qu'il consentait à la protéger sans aucune vue d'intérêt personnel[618]. Batz tournait autour de la Conciergerie. Un officier de grenadiers des Filles-de-Saint-Thomas, resté toute la journée du 20 juin aux côtés de la Reine, un fidèle du 10 août, un audacieux incorrigible, échappé, avec de la témérité et de l'or, aux massacres de Septembre, échappé de prison une seconde fois et de la même façon après le 31 mai, un de ces fous de dévouement qui ne manqueront jamais en France, le chevalier de Rougeville[619], venait de s'aboucher avec Michonis, l'introducteur de Batz au Temple. À la suite de plusieurs entrevues chez Fontaine, marchand de bois, et chez la femme Dutilleul, à Vaugirard, Rougeville est introduit à la Conciergerie par Michonis. Michonis[620], pour dérober aux gendarmes l'émotion de la Reine, lui parle de ses enfants qu'il a vus au Temple. Derrière lui, Rougeville fait à la Reine des signes qu'elle ne paraît pas comprendre; il s'approche alors et lui dit à voix basse de ramasser l'œillet qu'il a laissé tomber auprès du poêle. La Reine le ramasse, Rougeville demande à la Reine: «Le cœur vous manque-t-il?—Il ne me manque jamais,» répondit la Reine. Michonis et Rougeville sortent. La Reine lit le billet. «Il contenait, a déclaré la Reine, des phrases vagues: Que prétendez-vous faire? Que comptez-vous faire? J'ai été en prison; je m'en suis tiré par un miracle. Je viendrai vendredi… Il y avait une offre d'argent.» Le billet déchiré en mille morceaux, la Reine essaya d'y répondre, en marquant avec une épingle sur un morceau de papier: Je suis gardée à vue, je ne parle ni n'écris[621]. Un gendarme la surprit, saisit le papier, et le remit à la citoyenne Richard. Des mains de celle-ci il passa dans les mains de Michonis; mais le complot était ébruité, et Rougeville ne put revenir.

Hélas! tout manquait. L'heure de Danton était passée; Chabot finissait par avoir peur de se vendre, et dénonçait la comtesse de Janson. Batz ne pouvait réussir à faire parvenir à la Reine une redingote, sous laquelle elle eût quitté la Conciergerie au moment du renouvellement des postes. Il y eut un dernier projet d'évasion; mais les deux gendarmes de garde chez la Reine devaient être tués: la Reine ne voulut jamais y consentir: la vie, à ce prix, lui eût semblé trop chère[622]. Richard avait été destitué; mais par l'entremise de Dangé, l'administrateur de police agissant de concert avec Hüe et Cléry, Marie-Antoinette retrouvait dans le concierge Bault un autre Richard, des soins pareils; et la seule chose pour laquelle elle fût difficile, l'eau qu'elle buvait, lui était encore servie bien pure dans une tasse bien propre. Une vieille tapisserie, clouée par Bault contre le mur, la défendait un peu contre l'humidité. Bault se chargeait de transmettre à Fouquier la demande d'une couverture de laine: «Tu mériterais d'être envoyé à la guillotine!» était la réponse de Fouquier. Mais l'industrie de Bault remplaçait la couverture par un matelas de la plus fine laine; et Bault mettait bientôt la Reine à l'abri de la fumée, des rires et des jurons des gendarmes. Prétextant sa responsabilité, Bault mettait dans sa poche la clef de sa chambre, et renvoyait les deux gendarmes à la porte extérieure[623].

La Reine eut l'idée de léguer un dernier souvenir à ses enfants. Elle n'avait pas d'aiguille; mais une mère peut ce qu'elle veut: arrachant quelques fils à la tapisserie du mur, elle tressa, avec deux cure-dents, une espèce de jarretière; et quand Bault entra, elle la laissa glisser à terre. Bault la ramassa: il avait compris[624].

Autour de la Conciergerie les cris de mort allaient croissant. Les vœux des clubs, des sections, des municipalités, des départements, assaillaient et harcelaient chaque jour le Comité du Salut public, honteux d'être encouragé à répandre le sang. Du camp de Belehema, le représentant Garrau, en mission à l'armée des Pyrénées occidentales, mandait à la Convention son indignation de voir Marie-Antoinette vivre encore; et à propos d'une semblable demande de la tête de Marie-Antoinette formulée dans la même séance, 5 septembre, par la section de l'Université, le représentant Drouet disait: «Eh bien! soyons brigands, s'il le faut[625]!…»

Le Comité de Salut public n'avait pas besoin de ces aiguillons. Cette série de tentatives pour l'évasion de la mère de Louis XVII, ces complots renaissants, ce parti décimé auquel il reste des héros, ne le laissaient pas sans un certain effroi. Il suivait en frémissant cette longue liste d'espions, de tortionnaires, de bourreaux gagnés aux victimes et complices de leurs douleurs. Il murmurait en rougissant quelques grands noms révolutionnaires compromis tout bas dans des rôles de pitié, et descendus à la clémence[626]… Comment garder la Conciergerie mieux que le Temple? Où trouver des geôliers et des municipaux inébranlables? S'il n'avait la certitude, il avait le soupçon de mystérieuses correspondances entre la Conciergerie et le dehors, et il tremblait à tout moment que la corruption ou le dévouement ne lui enlevât cette grande proie. Il fallait en finir et répondre aux dernières victoires de l'Autriche en mettant, selon l'expression de Saint-Just, «l'infamie et l'échafaud dans la famille».

Le 3 octobre, Billaud-Varennes montait à la tribune. Il restait, disait-il, un décret solennel à rendre: «La femme Capet n'est pas punie; il est temps enfin que la Convention fasse appesantir le glaive de la loi sur cette tête coupable. Déjà la malveillance, abusant de votre silence, fait courir le bruit que Marie-Antoinette, jugée secrètement par le Tribunal révolutionnaire et innocentée, a été reconduite au Temple; comme s'il était possible qu'une femme couverte du sang du peuple français pût être blanchie par un tribunal populaire, un tribunal révolutionnaire! Je demande que la Convention décrète expressément que le Tribunal révolutionnaire s'occupera immédiatement du procès et du jugement de la femme Capet[627].»

La proposition de Billaud, «vivement applaudie,» était décrétée à l'unanimité; et Fouquier recevait l'ordre de poursuivre. Mais la conscience, oui, la conscience de Fouquier lui-même reculait devant une pareille poursuite sans une seule pièce; et Fouquier écrivait, le 5 octobre, au président de la Convention:

«Paris, ce 5 octobre 1793, l'an IIe de la République une et indivisible.

«Citoyen président,

«J'ai l'honneur d'informer la Convention que le décret par elle rendu le 3 de ce mois, portant que le Tribunal révolutionnaire s'occupera sans délai et sans interruption du jugement de la veuve Capet, m'a été transmis hier soir; mais, jusqu'à ce jour, il ne m'a été transmis aucunes pièces relatives à Marie-Antoinette; de sorte que, quelque désir que le tribunal ait d'exécuter les décrets de la Convention, il se trouve dans l'impossibilité d'exécuter ce décret tant qu'il n'aura pas de pièces[628].»

Fouquier dut passer outre; il dut poursuivre sans pièces: je me trompe, sur les pièces monstrueuses qu'Hébert était allé, le 4 et 7 octobre, arracher dans la tour du Temple à un enfant contre sa mère!

X

Premier interrogatoire de Marie-Antoinette.—Chauveau-Lagarde et Tronçon-Ducoudray, ses défenseurs.—La Reine devant le Tribunal criminel extraordinaire.—Acte d'accusation.—Les témoins, les dépositions, les demandes du président, les réponses de la Reine.—Réponse de la Reine à l'accusation d'Hébert.—Épuisement physique de la Reine.—Clôture des débats.—Le procès de la Reine par le Père Duchêne.—Marie-Antoinette condamnée et ramenée à la Conciergerie.

Tout à coup Marie-Antoinette est amenée au Palais de Justice et interrogée. C'est un interrogatoire secret, qui n'a pour témoins qu'Herman, président du Tribunal criminel extraordinaire, l'accusateur public Fouquier, le greffier Fabricius[629]. Cependant cette question soudaine n'arrache à la Reine rien d'indigne pour elle-même, rien de compromettant pour les autres. Attaquée à l'improviste, sans conseil, elle ne s'abaisse ni ne se livre; et de cet interrogatoire, il ne reste aux questionneurs que la colère et la honte de n'avoir pu la surprendre, de n'avoir pu l'intimider.

C'est vainement qu'ils ont fait de leur interrogatoire l'écho stupide des stupidités d'un peuple en enfance; vainement qu'ils ont été ramasser leurs accusations parmi les fables et les commérages du marché aux herbes; vainement qu'ils ont promené leurs demandes sur tout ce Credo de la sottise et de la peur, des milliards envoyés par Marie-Antoinette à l'empereur d'Autriche, des balles mâchées par Marie-Antoinette le matin du 10 août! Ils n'ont fait que préparer de nobles réponses à la victime qu'ils tiennent sur la sellette.

Herman et Fouquier accusaient Marie-Antoinette «d'avoir appris à Louis Capet cet art de profonde dissimulation avec laquelle il a trompé trop longtemps le bon peuple français.»

À quoi Marie-Antoinette répondait: «Oui! le peuple a été trompé; il l'a été cruellement, mais ce n'est ni par mon mari, ni par moi.»

Herman et Fouquier l'accusaient «d'avoir voulu remonter au trône sur les cadavres des patriotes».

À quoi Marie-Antoinette répondait «qu'elle n'avait jamais désiré que le bonheur de la France,» ajoutant: «Qu'elle soit heureuse! mais qu'elle le soit! je serai contente

Il fallait pourtant que ce premier interrogatoire apportât à l'interrogatoire public, à l'accusation, à la condamnation, un fait, une preuve, ou au moins une parole. Bientôt Herman et Fouquier essayaient de faire cette femme coupable, non d'actes, mais d'intentions; non de conspiration, mais de regret, mais de sentiment, mais de pensée; et puisqu'il faut ici l'énergie d'une langue plus forte que la nôtre, disons, avec l'orateur grec, qu'ils tordirent sa conscience pour en tirer des crimes.

Herman et Fouquier demandèrent à cette reine: «Pensez-vous que les rois soient nécessaires au bonheur du peuple?» Mais la Reine répondait: «qu'un individu ne peut absolument décider telle chose.»

Ils demandèrent ensuite à cette mère de roi: «Vous regrettez sans doute que votre fils ait perdu un trône?» Mais la Reine répondait: «qu'elle ne regrettera rien pour son fils, tant que son pays sera heureux.»

Ils lui demandaient encore, l'interrogeant comme les Pharisiens interrogeaient le Christ: «quel intérêt elle mettait au succès des armes de la République?» Mais la Reine répondait: «que le bonheur de la France est toujours celui qu'elle désire par-dessus tout.»

L'interrogatoire fini, Herman et Fouquier reculèrent devant les désirs de la révolution. Ils n'osèrent satisfaire à ces voix, à ces vœux, bientôt déchaînés dans un journal, et demandant à la justice de ne plus faire attendre le bourreau; demandant des jugements semblables à ces jugements de Rome, où l'on passait du Capitole à la roche Tarpéienne; appelant l'exécration publique sur les défenseurs officieux, afin que l'agonie «des assassins du peuple» n'eût plus ni secours, ni pitié, ni longueurs[630]. Herman et Fouquier demandèrent à la Reine si elle avait un conseil, et sur sa réponse «qu'elle n'en avait pas et qu'elle ne connaissait personne» Herman et Fouquier lui désignèrent pour conseils et défenseurs les citoyens Chauveau-Lagarde et Tronçon-Ducoudray[631].

Le lendemain, à 9 heures du matin, à l'audience publique, dans la salle du Palais où siégeait le ci-devant tribunal de cassation, une foule immense s'empresse; la halle emplit les tribunes[632]. Herman président; Coffinhal, Verteuil et Deliége, juges; Antoine Quentin, accusateur public; Fabricius, greffier, sont à leurs siéges.

Entrent les citoyens Antonelle, Renaudin, Souberbielle, Fievé, Bernard, Thoumin, Chrétien, Gamey, Sambaz et Devèze, jurés de jugement, lesquels se placent dans l'intérieur de l'auditoire, aux places indiquées et désignées. Vadier, Amar, Vouland, Moyse Bayle sont derrière Fouquier[633], qui feuillette et interroge encore à l'audience les pièces tardives de ce procès au pas de course, à peine entrées dans son cabinet depuis une heure[634]!

Alors est introduite la Reine Marie-Antoinette, «libre et sans fers,» pour parler la langue du procès-verbal de la séance du vingt-troisième jour du premier mois de l'an II de la République[635]. La Reine est placée sur le fauteuil ordinaire des accusés, de façon à ce que tous la voient. Puis entrent les deux défenseurs officieux de l'accusée.

Tout l'auditoire présent, le président fait prêter individuellement à chaque juré le serment suivant: «Citoyen, vous jurez et promettez d'examiner avec l'attention la plus scrupuleuse les charges portées contre Marie-Antoinette, veuve de Louis Capet, de ne communiquez avec personne jusqu'après votre déclaration; de n'écouter ni la haine, ni la méchanceté, ni la crainte ou l'affection; de vous décider d'après les charges et moyens de défense, et suivant votre conscience et votre intime conviction, avec l'impartialité et la fermeté qui convient à un homme libre[636].» Le serment prêté, le président dit à l'accusée qu'elle peut s'asseoir.

La Reine est en robe de deuil; elle est assise, attentive et calme. Parfois, comme échappant au présent et berçant sa pensée, elle laisse courir ses doigts sur les bras de son fauteuil, ainsi que sur un forte-piano[637]. Son regard,—c'est tout ce qu'elle a gardé de la couronne,—fait dire aux femmes du peuple: «Vois-tu, comme elle est fière[638]!»

La Reine a déclaré se nommer «Marie-Antoinette de Lorraine d'Autriche, âgée d'environ 38 ans, veuve du Roi de France, née à Vienne, se trouvant, lors de son arrestation, dans le lieu des séances de l'Assemblée nationale[639].»

Le greffier donne lecture de l'acte d'accusation[640]:

«Antoine-Quentin Fouquier, accusateur public près le Tribunal criminel révolutionnaire établi à Paris par décret de la Convention nationale du 10 mars 1793, l'an deuxième de la République, sans aucun recours au tribunal de cassation, en vertu du pouvoir à lui donné par l'article 2 d'un autre décret de la Convention de 5 avril suivant, portant que l'accusateur public dudit tribunal est autorisé à faire arrêter, poursuivre et juger, sur la dénonciation des autorités constituées ou des citoyens;

«Expose que, suivant un décret de la Convention du 1er août dernier, Marie-Antoinette, veuve de Louis Capet, a été traduite au Tribunal révolutionnaire comme prévenue d'avoir conspiré contre la France; que, par autre décret de la Convention du 3 octobre, il a été décrété que le tribunal révolutionnaire s'occuperoit sans délai et sans interruption du jugement; que l'accusateur public a reçu les pièces concernant la veuve Capet, les 19 et 20 du premier mois de la seconde année, vulgairement dits 11 et 12 octobre courant mois; qu'il a été aussitôt procédé, par l'un des juges du Tribunal, à l'interrogatoire de la veuve Capet; qu'examen fait de toutes les pièces transmises par l'accusateur public, il en résulte qu'à l'instar des Messalines Brunehaut, Frédégonde et Médicis, que l'on qualifioit autrefois de reines de France, et dont les noms, à jamais odieux, ne s'effaceront pas des fastes de l'histoire, Marie-Antoinette, veuve de Louis Capet, a été, depuis son séjour en France, le fléau et la sangsue des François; qu'avant même l'heureuse Révolution qui a rendu au peuple françois sa souveraineté, elle avoit des rapports politiques avec l'homme qualifié de roi de Bohême et de Hongrie; que ces rapports étoient contraires aux intérêts de la France; que, non contente, de concert avec les frères de Louis Capet et l'infâme et exécrable Calonne, lors ministre des finances, d'avoir dilapidé d'une manière effroyable les finances de la France (fruit des sueurs du peuple) pour satisfaire à des plaisirs désordonnés et payer les agents de ces intrigues criminelles, il est notoire qu'elle a fait passer, à différentes époques, à l'empereur, des millions qui lui ont servi et lui servent encore à soutenir la guerre contre la République, et que c'est par ces dilapidations excessives qu'elle est parvenue à épuiser le Trésor national:

«Que, depuis la Révolution, la veuve Capet n'a cessé un seul instant d'entretenir des intelligences et des correspondances criminelles et nuisibles à la France, avec les puissances étrangères et dans l'intérieur de la République, par des agens à elle affidés, qu'elle soudoyoit et faisoit soudoyer par le ci-devant trésorier de la liste ci-devant civile; qu'à différentes époques elle a usé de toutes les manœuvres qu'elle croyoit propres à ses vues perfides, pour opérer une contre-révolution: d'abord ayant sous prétexte d'une réunion nécessaire entre les ci-devant gardes du corps et les officiers et soldats du régiment de Flandres, ménagé un repas entre ces deux corps, le 1er octobre 1789, lequel est dégénéré en une véritable orgie, ainsi qu'elle le désiroit, et pendant le cours de laquelle les agents de la veuve Capet, secondant parfaitement ses projets contre-révolutionnaires, ont amené la plupart des convives à chanter, dans l'épanchement de l'ivresse, des chansons exprimant le plus entier dévouement pour le trône et l'aversion la plus caractérisée pour le peuple, et de les avoir insensiblement amenés à arborer la cocarde blanche et à fouler aux pieds la cocarde nationale, et d'avoir, par sa présence, autorisé tous ces excès contre-révolutionnaires, surtout en encourageant les femmes qui l'accompagnoient à distribuer les cocardes blanches aux convives; d'avoir, le 4 du mois d'octobre, témoigné la joie la plus immodérée de ce qui s'étoit passé à cette orgie;

«En second lieu, d'avoir, conjointement avec Louis Capet, fait imprimer et distribuer avec profusion, dans toute l'étendue de la République, des ouvrages contre-révolutionnaires, de ceux mêmes adressés aux conspirateurs d'outre-Rhin, ou publiés en leur nom, tels que les Pétitions aux émigrans, la Réponse des émigrans, Les émigrans au peuple, Les plus courtes folies sont les meilleures, Le journal à deux liards, L'ordre, la marche et l'entrée des émigrans; d'avoir même poussé la perfidie et la dissimulation au point d'avoir fait imprimer et distribuer avec la même profusion des ouvrages dans lesquels elle étoit dépeinte sous des couleurs peu avantageuses qu'elle ne méritoit déjà que trop en ce temps, et ce, pour donner le change et persuader aux puissances étrangères qu'elle étoit maltraitée des François, et les animer de plus en plus contre la France; que, pour réussir plus promptement dans ses projets contre-révolutionnaires, elle avoit, par ses agens, occasionné dans Paris et les environs, les premiers jours d'octobre 1789, une disette qui a donné lieu à une nouvelle insurrection à la suite de laquelle une foule innombrable de citoyens et de citoyennes s'est portée à Versailles le 5 du même mois; que ce fait est prouvé d'une manière sans réplique par l'abondance qui a régné le lendemain même de l'arrivée de la veuve Capet à Paris et de sa famille;

«Qu'à peine arrivée à Paris, la veuve Capet, féconde en intrigues de tout genre, a formé des conciliabules dans son habitation; que ces conciliabules, composés de tous les contre-révolutionnaires et intrigans des Assemblées constituante et législative, se tenoient dans les ténèbres de la nuit; que l'on y avisoit aux moyens d'anéantir les droits de l'homme et les décrets déjà rendus, qui dévoient faire la base de la Constitution; que c'est dans ces conciliabules qu'il a été délibéré sur les mesures à prendre pour faire décréter la révision des décrets qui étoient favorables au peuple; qu'on a arrêté la fuite de Louis Capet, de la veuve Capet et de toute la famille, sous des noms supposés, au mois de juin 1791, tentée tant de fois et sans succès, à différentes époques; que la veuve Capet convient dans son interrogatoire que c'est elle qui a tout ménagé et tout préparé pour effectuer cette évasion, et que c'est elle qui a ouvert et fermé les portes de l'appartement par où les fugitifs sont passés; qu'indépendamment de l'aveu de la veuve Capet à cet égard, il est constant, d'après les déclarations de Louis-Charles Capet et de la fille Capet, que la Fayette, favori, sous tous les rapports, de la veuve Capet, et Bailly, lors maire de Paris, étoient présens au moment de cette évasion, et qu'ils l'ont favorisée de tout leur pouvoir; que la veuve Capet, après son retour de Varennes, a recommencé ses conciliabules; qu'elle les présidoit elle-même, et que, d'intelligence avec son favori la Fayette, l'on a fermé les Thuileries et privé par ce moyen les citoyens d'aller et venir librement dans les cours du ci-devant château des Thuileries; qu'il n'y avoit que les personnes munies de cartes qui eussent leur entrée; que cette clôture, présentée avec emphase par le traître la Fayette comme ayant pour objet de punir les fugitifs de Varennes, étoit une ruse imaginée et concertée dans ces conciliabules ténébreux pour priver les citoyens des moyens de découvrir ce qui se tramoit contre la liberté dans ce lieu infâme; que c'est dans ces mêmes conciliabules qu'a été déterminé l'horrible massacre, qui a eu lieu le 17 juillet 1791, des plus zélés patriotes qui se sont trouvés au Champ-de-Mars; que le massacre qui avoit eu lieu précédemment à Nancy, et ceux qui ont eu lieu depuis dans les divers autres points de la République, ont été arrêtés et déterminés dans ces mêmes conciliabules; que ces mouvemens, qui ont fait couler le sang d'une foule immense de patriotes, ont été imaginés pour arriver plus tôt et plus sûrement à la révision des décrets rendus et fondés sur les droits de l'homme, et qui par là étoient nuisibles aux vues ambitieuses et contre-révolutionnaires de Louis Capet et de Marie-Antoinette; que, la Constitution de 1791 une fois acceptée, la veuve Capet s'est occupée de la détruire insensiblement par toutes les manœuvres qu'elle et ses agens ont employées dans les divers points de la République; que toutes ses démarches ont toujours eu pour but d'anéantir la liberté, et de faire rentrer les François sous le joug tyrannique sous lequel ils n'ont langui que trop de siècles; qu'à cet effet, la veuve Capet a imaginé de faire discuter dans ces conciliabules ténébreux, et qualifiés depuis longtemps avec raison de cabinet autrichien, toutes les loix qui étoient portées par l'Assemblée législative; que c'est elle, et par suite de la détermination prise dans ces conciliabules, qui a décidé Louis Capet à apposer son veto au fameux et salutaire décret rendu par l'Assemblée législative contre les ci-devant princes, frères de Louis Capet, et les émigrés, et contre cette horde de prêtres réfractaires et fanatiques répandus dans toute la France: veto qui a été l'une des principales causes des maux qu'a depuis éprouvés la France;

«Que c'est la veuve Capet qui faisoit nommer les ministres pervers, et aux places dans les armées et dans les bureaux, des hommes connus de la nation entière pour des conspirateurs contre la liberté; que c'est par ses manœuvres et celles de ses agens, aussi adroits que perfides, qu'elle est parvenue à composer la nouvelle garde de Louis Capet d'anciens officiers qui avoient quitté leurs corps lors du serment exigé, de prêtres réfractaires et d'étrangers, enfin de tous hommes réprouvés pour la plupart de la nation, et dignes de servir dans l'armée de Coblents, où un très-grand nombre est en effet passé depuis le licenciement;

«Que c'est la veuve Capet, d'intelligence avec la faction liberticide, qui dominoit alors l'Assemblée législative, et pendant un temps la Convention, qui a fait déclarer la guerre au roi de Bohême et de Hongrie, son frère; que c'est par ses manœuvres et ses intrigues, toujours funestes à la France, que s'est opérée la première retraite des François du territoire de la Belgique;

«Que c'est la veuve Capet qui a fait parvenir aux puissances étrangères les plans de campagne et d'attaque qui étoient convenus dans le conseil, de manière que, par cette double trahison, les ennemis étoient toujours instruits à l'avance des mouvemens que dévoient faire les armées de la République; d'où suit la conséquence que la veuve Capet est l'auteur des revers qu'ont éprouvés, en différens temps, les armées françoises;

«Que la veuve Capet a médité et combiné avec ses perfides agens l'horrible conspiration qui a éclaté dans la journée du 10 août, laquelle n'a échoué que par les efforts courageux et incroyables des patriotes, qu'à cette fin elle a réuni dans son habitation, aux Thuileries, jusque dans des souterrains, les Suisses qui, aux termes des décrets, ne doivent plus composer la garde de Louis Capet, qu'elle les a entretenus dans un état d'ivresse, depuis le 9 jusqu'au 10 matin, jour convenu pour l'exécution de cette horrible conspiration; qu'elle a réuni également, et dans le même dessein, dès le 9, une foule de ces êtres qualifiés de chevaliers du poignard, qui avoient figuré déjà dans ce même lieu, le 23 février 1791, et depuis, à l'époque du 20 juin 1792;

«Que la veuve Capet, craignant sans doute que cette conspiration n'eût pas tout l'effet qu'elle s'en étoit promis, a été, dans la soirée du 9 août, vers les neuf heures et demie du soir, dans la salle où les Suisses et autres à elle dévoués travailloient à des cartouches; qu'en même temps qu'elle les encourageoit à hâter la confection de ces cartouches, pour les exciter de plus en plus, elle a pris des cartouches et a mordu des balles (les expressions manquent pour rendre un trait aussi atroce); que le lendemain 10, il est notoire qu'elle a pressé et sollicité Louis Capet à aller dans les Thuileries vers les cinq heures et demie du matin, passer la revue des véritables Suisses et autres scélérats qui en avoient pris l'habit, et qu'à son retour elle lui présenta un pistolet, en disant: «Voilà le moment de vous montrer!» et qu'à son refus elle l'a traité de lâche; que, quoique dans son interrogatoire la veuve Capet ait persévéré à dénier qu'il ait été donné aucun ordre de tirer sur le peuple, la conduite qu'elle a tenue, le dimanche 9, dans la salle des Suisses, les conciliabules qui ont eu lieu toute la nuit et auxquels elle a assisté, l'article du pistolet et son propos à Louis Capet, leur retraite subite des Thuileries et les coups de fusil tirés au moment même de leur entrée dans la salle de l'Assemblée législative, toutes ces circonstances réunies ne permettent pas de douter qu'il n'ait été convenu, dans le conciliabule qui a eu lieu pendant toute la nuit, qu'il falloit tirer sur le peuple, et que Louis Capet et Marie-Antoinette, qui étoit la grande directrice de cette conspiration, n'ait elle-même donné l'ordre de tirer;

«Que c'est aux intrigues et manœuvres perfides de la veuve Capet, d'intelligence avec cette faction liberticide dont il a déjà été parlé, et tous les ennemis de la République, que la France est redevable de cette guerre intestine qui la dévore depuis si longtems, et dont heureusement la fin n'est pas plus éloignée que celle des auteurs;

«Que, dans tous les tems, c'est la veuve Capet qui, par cette influence qu'elle avoit acquise sur l'esprit de Louis Capet, lui avoit insinué cet art profond et dangereux de dissimuler et d'agir, et promettre par des actes publics le contraire de ce qu'il pensoit et tramoit, conjointement avec elle, dans les ténèbres, pour détruire cette liberté si chère aux François et qu'ils sauront conserver, et recouvrer ce qu'ils appeloient «la plénitude des prérogatives royales»;

«Qu'enfin la veuve Capet, immorale sous tous les rapports, et nouvelle Agrippine, est si perverse et si familière avec tous les crimes, qu'oubliant sa qualité de mère et la démarcation prescrite par les loix de la nature, elle n'a pas craint…»

L'acte d'accusation est lu. Le président a recommandé à l'accusée d'écouter d'une oreille attentive. Les dépositions commencent, ou plutôt commence une histoire de la Révolution qui, par la bouche des Lecointre et des Hébert, des Silly et des Terrasson, des Gointre et des Garnerin, impute à la Reine les crimes, le sang, la banqueroute, les massacres, la guerre, la famine, les trahisons, les ruines, les veuves, les orphelins, les défaites, les perfidies, les complots, les hontes, les misères, les deuils,—la Révolution! Ce jour et le lendemain, ils font ainsi remonter le temps à la Reine, la souffletant avec chacun de ses malheurs, avec chacune de leurs victoires, l'arrêtant longuement, comme en des stations de douleur, aux journées d'octobre, à Varennes, au veto, au 10 août, au Temple[641].

Mais dans ce flux de déclamations et de niaiseries, ne cherchez point un fait, ne cherchez point une preuve. Ces deux bons de 80,000 livres signés Marie-Antoinette, vus par Tisset chez Septeuil, signés, dit Tisset, du 10 août; ces deux bons dont Olivier Garnerin fait un bon de 80,000 livres en faveur de la Polignac; ces deux bons qui étaient, au rapport de Valazé, une quittance de 15,000 livres, où sont-ils? On ne les présente pas! Cette lettre de Marie-Antoinette, que Didier Jourdeuil affirme avoir vue chez d'Affry: Peut-on compter sur vos Suisses? feront-ils bonne contenance lorsqu'il en sera temps? où est-elle? On ne la représente pas! Et ainsi de tout.

Passez donc, témoins de vérité et de courage! Passez, gentilshommes qui vous inclinez devant le martyre et devant votre drapeau! Passez, nobles cœurs, fils de 89, auxquels 93 n'imposera pas une lâcheté! Qu'importe, la Tour du Pin, que vous retrouviez pour la ci-devant Reine un salut de Versailles, et que vous la défendiez au péril de votre vie contre l'accusation des massacres de Nancy? Que font, Bailly, votre ferme parole et votre déclaration sans peur, que «les faits contenus dans l'acte d'accusation sont absolument faux»? Et vous, Manuel, dont la Reine a craint un moment la déposition[642], que sert votre silence? Que sert, d'Estaing, que vous n'accusiez pas cette Reine, dont tous déclarez avoir à vous plaindre?… Il ne s'agit pas de l'innocence de la Reine, et ce n'est pas vous que le Tribunal écoute. Les complaisances de ses oreilles sont pour les dépositions qui accusent la Reine d'accaparement de denrées, ou encore de complicité dans une fabrique de faux assignats; pour la déposition de cette ancienne femme de service de la Reine, à qui M. de Coigny aurait dit à Versailles, à propos des fonds envoyés par la Reine à son frère pour faire la guerre aux Turcs; «Il en coûte déjà plus de deux cents millions, et nous ne sommes pas au bout!» Le murmure de faveur de l'auditoire encouragera cette déposition; que la Reine, voulant assassiner le duc d'Orléans, a été fouillée, trouvée nantie de deux pistolets, et condamnée par son mari à quinze jours d'arrêts. Ce murmure encouragera encore Labenette, ce singe de Marat, affirmant sérieusement que la Reine a successivement envoyé trois hommes pour l'assassiner!

Et qu'étaient les questions posées à la Reine? «Si elle n'avait pas voulu faire assassiner la moitié des représentants du peuple? Si elle n'avait pas voulu, une autre fois, avec d'Artois, faire sauter l'Assemblée?»

La Reine fut admirable de patience et de sang-froid: elle força sa dignité à l'humilité; elle défendit l'indignation à sa fermeté; elle répondit à la calomnie par une syllabe de dénégation, à l'absurde par le silence, au monstrueux par le sublime. La Reine ne consentit à se justifier que pour justifier les autres, et, dans ces longs débats, pas une parole ne lui échappa qui pût mettre un dévouement en péril ou la conscience de ses juges en repos.

Quand le président lui demande: Si elle a visité les trois corps armés qui se trouvaient à Versailles pour défendre les prérogatives royales?

Je n'ai rien à répondre, dit Marie-Antoinette.

Quand le président l'accuse d'avoir fait payer à la France des sommes énormes pour le Petit-Trianon, pour ce Petit-Trianon dont Soulavie lui-même avoue que la dépense ne dépassait pas 72,000 livres par an en 1788[643], Marie-Antoinette répond, parlant, au delà de ce tribunal, à la France: Il est possible que le Petit-Trianon ait coûté des sommes immenses, peut-être plus que je n'aurais désiré; on avait été entraîné dans les dépenses peu à peu; du reste, je désire, plus que personne, que l'on soit instruit de ce qui s'y est passé.

Quand le président l'accuse de nier ses rapports avec la femme la Motte: Mon plan n'est pas la dénégation, répond Marie-Antoinette, c'est la vérité que j'ai dite et que je persisterai à dire[644].

Le président n'avait pas osé toucher à l'accusation sans nom qu'Hébert était allé chercher, le 7 octobre, dans la tour du Temple. Un juré la releva: «Citoyen président, je vous invite de vouloir bien observer à l'accusée qu'elle n'a pas répondu sur le fait dont a parlé le citoyen Hébert, à l'égard de ce qui s'est passé entre elle et son fils.»

Si je n'ai pas répondu, dit la Reine, c'est que la nature se refuse à répondre à une pareille question faite à une mère; et se tournant vers les mères qui remplissent les tribunes: J'EN APPELLE À TOUTES CELLES QUI PEUVENT SE TROUVER ICI[645]!

Immortelle Postérité! souviens-toi du misérable qui arracha du cœur de Marie-Antoinette ces mots devant lesquels s'agenouillera la mémoire des hommes! Souviens-toi de cet homme, que blâma Robespierre, et dont rougit Septembre! Souviens-toi que, violant l'innocence d'une jeune fille, et ses pleurs et ses hontes, Hébert a essayé de lui apprendre à déshonorer sa mère! Souviens-toi que, menant avec sa main la main d'un enfant de huit ans, il lui a fait signer contre sa mère de quoi calomnier Messaline! Qu'Hébert te soit voué! ferme à son nom le refuge de tes gémonies, et que l'immortalité le punisse!

Les séances du Tribunal commencent à 9 heures du matin et ne finissent que bien avant dans la nuit. Quelle Passion surhumaine! Malade, affaiblie par une perte continuelle, sans nourriture, sans repos, la Reine doit se vaincre, se dominer, ne pas s'abandonner un instant, roidir à tout moment ses forces défaillantes, contraindre jusqu'à son visage et surmonter la nature! Le peuple demandant à tout moment qu'elle se levât du tabouret pour mieux la voir: Le peuple sera-t-il bientôt las de mes fatigues? murmurait Marie-Antoinette épuisée[646]. Un moment, agonisante, à bout de souffrance, elle laissa tomber de ses lèvres, comme une lamentation: J'ai soif! Ceux qui étaient à côté d'elle se regardèrent; nul n'osait porter à boire à la veuve Capet! Un gendarme, à la fin, eut la pitié d'aller lui chercher un verre d'eau et le courage de le lui offrir. La Reine sortait du Tribunal brisée, anéantie. Rentrant dans la prison, elle dit dans la cour de la Conciergerie: Je n'y vois plus; je n'en peux plus; je ne saurais marcher; et, sans le bras d'un gendarme, elle n'eût pu descendre sans tomber les trois marches de pierre qui conduisaient au corridor de sa chambre[647]. A 5 heures, cependant, elle retrouvait à l'audience l'énergie morale, l'énergie physique, de nouvelles forces, de nouvelles grâces pour de nouvelles tortures.

La Reine est seule contre les accusateurs; elle n'a qu'elle pour se conduire et se défendre. Les défenseurs d'office qui lui ont été nommés n'ont été prévenus que le dimanche 13 octobre, à minuit. Du lundi matin au mardi dans la nuit, ils n'ont avec elle que trois courtes entrevues d'un quart d'heure, entrevues dérisoires, écoutées, surveillées par trois ou quatre personnes[648], et qui n'ont point permis à la Reine de concerter la moindre défense, une réponse même! La Reine, d'ailleurs, ne pouvait, de premier coup, donner toute sa confiance à des conseils choisis par le Tribunal. Elle se rendit pourtant à la convenance de leur intérêt, à la commisération de leurs paroles; et tourmentée par eux, au nom de ses enfants, pour demander un sursis qui leur donnât le temps d'élaborer leur défense, elle finissait par leur céder, et écrivait au président de la Convention:

«Citoyen président, les citoyens Tronçon et Chauveau, que le tribunal m'a donnés pour défenseurs, m'observent qu'ils n'ont été instruits qu'aujourd'hui de leur mission; je dois être jugée demain, et il leur est impossible de s'instruire dans un aussi court délai des pièces du procès et même d'en prendre lecture. Je dois à mes enfants de n'omettre aucun moyen nécessaire pour l'entière justification de leur mère. Mes défenseurs demandent trois jours de délai, j'espère que la Convention les leur accordera.

«MARIE-ANTOINETTE[649].»

Le délai ne fut pas accordé; mais, le mardi 15 octobre, à minuit, le président du tribunal dit aux défenseurs: «Sous un quart d'heure les débats finiront; préparez votre défense pour l'accusée.»

Un quart d'heure pour préparer leur défense! Chauveau-Lagarde convint de défendre la Reine de l'accusation d'intelligences avec les ennemis de l'extérieur; Tronçon-Ducoudray, d'intelligences avec les ennemis de l'intérieur[650].

L'interrogatoire est terminé.

La Reine répond au président, qui lui demande s'il ne lui reste rien à ajouter pour sa défense:

Hier, je ne connaissais pas les témoins; j'ignorais ce qu'ils allaient déposer contre moi. Eh bien! personne n'a articulé aucun fait positif. Je finis en observant que je n'étais que la femme de Louis XVI, et qu'il fallait bien que je me conformasse à ses volontés[651].

Les débats étaient clos.

Fouquier-Tinville prenait la parole, et répétait son acte d'accusation.
Cependant il n'osait répéter l'accusation d'Hébert.

Les défenseurs parlaient, et Chauveau-Lagarde osait dans son exorde juger le procès de la Reine: «Je ne suis dans cette affaire embarrassé que d'une seule chose, disait-il: ce n'est pas de trouver des objections[652].»

Les défenseurs rassis, le président Herman prononce ce que la justice révolutionnaire appelait un résumé. Il évoque contre Marie-Antoinette les mânes de tous les morts, il la charge de toutes les allégations sans preuve, et il finit par déclarer que «c'est tout le peuple français qui accuse Marie-Antoinette[653].»

Herman n'a pas osé tout dire. Un autre a mieux et plus crûment résumé l'affaire. Et ce n'est point dans l'acte d'accusation, dans le réquisitoire, dans le résumé du tribunal criminel extraordinaire, qu'il faut aller chercher le dernier mot de ce procès et le dernier mot de la Révolution; c'est dans ce numéro du Père Duchêne, qu'Hébert écrit pendant le ballottage de la tête de la Reine:

«Je suppose… qu'elle ne fût pas coupable de tous ces crimes; n'a-t-elle pas été reine? Ce crime-là suffit pour la faire raccourcir; car… qu'est-ce qu'un roi ou une reine? N'est-ce pas ce qu'il y a dans le monde de plus impur, de plus scélérat? Régner, n'est-ce pas être le plus mortel ennemi de l'humanité? Les contre-révolutionnaires, que nous étouffons comme des chiens enragés, ne sont nos ennemis que de bricole; mais les rois et leur race sont nés pour nous nuire: en naissant ils sont destinés au crime, comme telle plante à nous empoisonner; il est aussi naturel aux empereurs, aux rois, aux princes et à tous les despotes, d'opprimer les hommes et de les dévorer, qu'aux tigres et aux ours de déchirer la proie qui tombe sous leurs griffes; ils regardent le peuple comme un vil bétail dont le sang et les sueurs leur appartiennent; ils ne font pas plus de cas de ceux qu'ils appellent leurs sujets que des insectes sur lesquels nous marchons et que nous écrasons sans nous en apercevoir. Ils jouent aux hommes comme nous jouons aux quilles, et, quand un monstre couronné est las de la chasse, il déclare une guerre sanglante à un autre brigand de son acabit, sans sujet et souvent contre ses propres intérêts, mais pour avoir un nouveau passe-temps pour se désennuyer: il entend de sang-froid la perte d'une bataille; il regarde d'un œil sec les monceaux de cadavres qui viennent de périr pour lui, et il est moins affecté que moi… quand je perds une partie de piquet, et qu'un de mes compères m'a fait pic, et repic et capot. C'est un devoir à tout homme libre de tuer un roi, ou ceux qui sont destinés à être rois, ou qui ont partagé les crimes des rois. Une autorité qui est assez puissante pour détrôner un roi commet un crime contre l'humanité si elle ne profite pas du moment pour l'exterminer, lui et sa b… de famille. Que diroit-on d'un benêt qui, en labourant son champ, viendroit à découvrir une nichée de serpents, s'il se contentoit d'écraser la tête du père et qu'il fût assez poule mouillée pour avoir compassion du reste; s'il disoit en lui-même: C'est dommage de tuer une pauvre mère au milieu de ses enfants; tout ce qui est petit est si gentil! Emportons ce joli nid à la maison pour divertir mes petits marmots. Ne commettroit-il pas, par bêtise, un très-grand crime?… Point de grâce! Autant qu'il nous tombera sous la main d'empereurs, de rois, de reines, d'impératrices, délivrons-en la terre[654].»

* * * * *

Les questions soumises au jury sont celles-ci:

«1° Est-il constant qu'il ait existé des manœuvres et intelligences avec les Puissances étrangères et autres ennemis extérieurs de la République; lesdites manœuvres et intelligences tendant à leur fournir des secours en argent, à leur donner l'entrée du territoire français et à y faciliter le progrès de leurs armes?

«2° Marie-Antoinette d'Autriche, veuve de Louis Capet, est-elle convaincue d'avoir coopéré aux manœuvres et d'avoir entretenu ces intelligences?

«3° Est-il constant qu'il a existé un complot et conspiration tendant à allumer la guerre civile dans l'intérieur de la République?

«4° Marie-Antoinette d'Autriche, veuve de Louis Capet, est-elle convaincue d'avoir participé à ce complot et conspiration[655]?»

Les jurés restent une heure aux opinions. Ils rentrent à l'audience avec une déclaration affirmative sur toutes les questions qui leur ont été soumises. La déclaration est affirmative à l'unanimité[656].

Après un discours du président au peuple pour lui défendre tout signe d'approbation, Marie-Antoinette est ramenée.

La déclaration du jury lui est lue.

Fouquier se lève et requiert la peine de mort contre l'accusée, conformément à l'article 1er de la première section du titre Ier de la deuxième partie du Code pénal, et encore à l'article 2 de la première section du titre Ier de la deuxième partie du même Code.

Le président interpelle l'accusée de déclarer si elle a quelques réclamations à faire sur l'application des lois invoquées par l'accusateur.

Marie-Antoinette dit non d'un signe de tête.

Le président recueille les opinions de ses collègues, «et, d'après la déclaration unanime du jury, faisant droit sur le réquisitoire de l'accusateur public, d'après les lois par lui citées, condamne ladite Marie-Antoinette, dite Lorraine-d'Autriche, veuve de Louis Capet, à la peine de mort; déclare, conformément à la loi du 10 mars dernier, ses biens, si aucuns elle a dans l'étendue du territoire français, acquis et confisqués au profit de la République; ordonne qu'à la requête de l'accusateur public le présent jugement sera exécuté sur la place de la Révolution et affiché dans toute l'étendue de la République.»

La Reine demeure impassible[657]. Elle descend du banc le front haut, et ouvre elle-même la balustrade[658].

Il est 4 heures du matin. On reconduit la condamnée à la Conciergerie.

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