Histoire des enseignes de Paris
XI
ENSEIGNES DES IMPRIMEURS ET DES LIBRAIRES
M. L.-C. Silvestre a publié en 1867 un bien curieux ouvrage[133] en recueillant seulement les marques des imprimeurs et des libraires du XVIᵉ siècle, et cet ouvrage s’augmenterait de plusieurs volumes, si l’on s’avisait de rechercher l’origine et le sens de ces marques, qui étaient souvent énigmatiques et difficiles à expliquer. Les marques qui figuraient ordinairement dans les livres imprimés aux XVᵉ, XVIᵉ et XVIIᵉ siècles, soit à la fin du texte, soit sur le titre du volume, servaient souvent d’enseignes aux imprimeurs et aux libraires, mais non d’une manière absolue et générale, car, dans bien des cas, la marque n’avait aucune analogie avec l’enseigne, qui était celle de la maison dans laquelle s’établissait l’imprimeur ou le libraire. Un ouvrage spécial et complet sur les marques et les enseignes des imprimeurs de Paris était donc un travail de bibliographie très intéressant, et nous ne sommes pas étonné que plusieurs érudits y aient songé avant M. Silvestre. «On m’a fait lire, dit Jean-Bernard Michault, de Dijon[134], l’ouvrage manuscrit de votre jeune auteur sur les enseignes et les vignettes emblématiques des imprimeurs. M. de La Monnoye m’a dit autrefois qu’un de ses amis avoit travaillé sur la même matière.»
Les deux ouvrages annoncés par La Monnoye et Michault n’ont jamais paru.
Nous n’avons pas à nous occuper ici des marques proprement dites; nous nous bornerons à relever celles qui ont un rapport direct avec notre sujet, et à faire connaître sommairement la plupart des enseignes de l’imprimerie et de la librairie, depuis l’année 1470 jusqu’au règne de Henri II, en 1574[135].
L’invention de l’imprimerie remonte certainement à 1440, et peut-être au delà, mais elle ne fut introduite en France qu’en 1470, par un prieur de Sorbonne, Jean de la Pierre, qui fit venir d’Allemagne trois imprimeurs, Martin Krants, Ulric Gering et Michel Friburger, pour imprimer sous ses yeux plusieurs ouvrages théologiques. Ces trois Allemands avaient apporté avec eux leur matériel d’imprimerie, caractères mobiles, presses et outillage typographique. Ce fut dans la maison de Sorbonne, où ils étaient logés, qu’ils imprimèrent leur premier livre, intitulé: Epistolæ Gasparini Pergamensis, petit volume in-4º. Ce volume ne portait pas encore de marque, et leur atelier, installé dans les bâtiments de la Sorbonne, n’avait pas, ne pouvait pas avoir d’enseigne. Ils en prirent une, en 1475, quand ils transportèrent leur imprimerie dans la rue Saint-Jacques, près les charniers de l’église Saint-Benoît, et cette enseigne, le Soleil d’Or, ne fut pas mise, comme marque, sur les livres qu’ils imprimèrent, quoiqu’ils n’oubliassent pas de la mentionner dans leur adresse.
Les trois premiers imprimeurs travaillaient encore dans le local de la Sorbonne, lorsque Pierre Cesaris et Jean Stol, qui venaient des Pays-Bas, s’établirent rue Saint-Jacques, près les Jacobins, à l’enseigne du Soufflet vert. C’est là qu’ils imprimèrent, en 1473, le Manipulus Curatorum. Pierre Cesaris fut un des quatre premiers libraires-jurés. Leur établissement dans la rue Saint-Jacques, au centre du quartier de l’Université, prouve qu’ils avaient voulu se placer sous les auspices du corps universitaire, pour faire concurrence aux scribes et aux libraires, qui copiaient et vendaient, en ce même quartier, des livres manuscrits. Ces scribes et ces libraires n’avaient pas de boutiques, mais ils attachaient aux fenêtres de leur domicile de longs rouleaux, sur lesquels étaient annoncés les livres qu’ils offraient en vente[136]. On comprend que l’industrie des écrivains, qui avait prospéré pendant le moyen âge, ne put soutenir la concurrence redoutable de l’imprimerie, et que les libraires, qui s’étaient mis alors en boutique avec des enseignes semblables à celles de tous les marchands, vendirent cent fois plus de livres imprimés qu’ils n’avaient vendu de livres manuscrits. Le nombre de ces libraires s’accrut considérablement, à mesure que les livres se multipliaient avec les progrès de l’imprimerie. Nous devons nous borner à citer ceux de ces libraires qui faisaient imprimer des livres avec leurs noms et leurs marques.
Pierre Le Caron, qui imprima en 1474 un des premiers livres français: l’Aiguillon de l’Amour divin, de saint Bonaventure, traduit par Jean Gerson, demeurait rue Quinquampoix, à l’enseigne de la Rose blanche; il alla loger ensuite rue Neuve-Saint-Merry, à l’enseigne des Rats; puis, rue de la Juiverie, à l’enseigne de la Rose. Pasquier Bonhomme, qui publia les Grandes Chroniques de France, en trois volumes in-folio, imprimés en son hôtel, rue Neuve-Notre-Dame, avait pour enseigne l’Image de Saint Christophe.
Antoine Vérard, un des plus habiles et des plus actifs imprimeurs de son temps, puisqu’il imprima ou fit imprimer plus de cent ouvrages in-folio et in-quarto, avec des figures sur bois, demeura d’abord, et jusqu’en 1499, sur le pont Notre-Dame, à l’enseigne de Saint Jean l’Évangéliste; il changea plusieurs fois de domicile, mais il garda toujours la même enseigne, au carrefour de Saint-Séverin, rue Saint-Jacques, près le Petit-Pont, et devant la rue Notre-Dame. Il eut plusieurs marques d’imprimeur et de libraire, qui ne rappelaient en rien son enseigne favorite. Cette enseigne était aussi celle qu’avait adoptée Michel Lenoir, qui avait sa boutique de libraire, en 1496, sur le pont Notre-Dame; mais lorsqu’il alla demeurer, en 1505, au bout du pont Notre-Dame, devant Saint-Denis de la Chartre, il prit pour enseigne l’Image Notre-Dame; plus tard, en s’établissant rue Saint-Jacques, il choisit une autre enseigne: A la Rose blanche couronnée. Il n’est pas facile de s’expliquer ces mutations d’enseigne, si fréquentes chez les imprimeurs et les libraires; nous croyons pourtant, d’après certains rapprochements de noms, qu’elles résultent simplement du changement de domicile et que les enseignes des maisons devenaient la plupart du temps les enseignes des boutiques.
Antoine et Louis Caillaud, imprimeurs, demeuraient, en 1497, rue Saint-Jacques, près les Jacobins, à l’enseigne de la Coupe d’Or; Pierre Levet, imprimeur, en 1495, rue Saint-Jacques, aux Balances d’Argent; Pierre Le Rouge, imprimeur, en 1490, rue Neuve-Notre-Dame, à la Rose. Ce dernier imprimeur avait fait graver une marque, dans laquelle la rose de son enseigne était surmontée d’une fleur de lis couronnée et accotée de deux faucons. Cette marque est une des plus anciennes que nous ayons rencontrées dans un livre du XVᵉ siècle. A cette époque, presque tous les libraires étaient en même temps imprimeurs, ou du moins ils prenaient indifféremment l’un ou l’autre titre professionnel; aussi, l’Allemand Wolfgang Hopyl, qui imprimait presque tous les beaux livres d’heures, illustrés d’encadrements et de gravures sur bois, que publiait Simon Vostre, s’intitula plus d’une fois libraire, dans ses nombreux changements de domicile et d’enseigne, depuis 1489 jusqu’en 1517, rue Saint-Jacques, à Sainte Barbe; puis, dans la même rue, près l’église Saint-Benoît, à Saint Georges, et ensuite au Tréteau; enfin, près les Écoles de Décret, à l’enseigne des Connils, c’est-à-dire des Lapins.
Georges Metelhus, imprimeur, en 1494, rue Saint-Jacques, près le Petit-Pont, à l’enseigne de la Clef d’Argent; Philippe Pigouchet, imprimeur-libraire de livres d’église, rue de la Harpe, près le collège de Damville, ensuite près l’église de Saint-Cosme et Saint-Damien, prend l’enseigne du Palmier, qui reparaît dans sa marque d’imprimeur, où ce palmier, chargé de fruits, est sous la garde d’un homme et d’une femme sauvages. Jean du Pré, également imprimeur de livres d’église, demeurait, en 1492, rue Saint-Jacques, «en l’hôtel où pendent pour enseigne les Deux Cygnes»; sa marque de libraire, que porte le titre d’une édition gothique des Lunettes des Princes, par Jean Meschinot, représente les deux cygnes de son enseigne, soutenant un écusson vide, au milieu de fleurs, entre deux anges qui jouent de la harpe et du psaltérion.
L’imprimeur Durand Gerlier, qui avait pour enseigne l’Étrille Fauveau, quand il demeurait rue des Mathurins, de 1489 à 1493, se transporta, en 1498, rue Saint-Jacques, à l’Image Saint Denis; Guyot Marchand, qui imprima en 1491 une belle édition de la Danse macabre, dans le grand hôtel du Champ-Gaillard, derrière le collège de Navarre, avait une singulière marque, qui reparaissait sans doute sur son enseigne de la Bonne foi: les deux notes de musique sol et
la, suivies des mots superposés fides sur ficit, et au-dessous, deux mains jointes, au milieu des nuées, «pour faire allusion, dit La Caille dans son Histoire de l’Imprimerie, à ces paroles du Pange lingua: Sola fides sufficit.» Georges Wolff, imprimeur allemand, occupait, en 1492, les ateliers d’Ulric
Gering, rue de Sorbonne, avec son enseigne: au Soleil d’Or; mais, lorsqu’il se fut associé avec son compatriote Philippe Cruzenach, il porta son imprimerie, rue Saint-Jacques, à l’enseigne de Sainte Barbe. Jean Lambert, qui était libraire rue Saint-Séverin, en 1492, ne conserva pas son enseigne de la Corne de cerf, quand il vint s’établir, comme imprimeur, devant le collège Coqueret, où il jugea convenable de pendre l’Image de Saint Claude au-dessus de sa boutique. Jean Trepperel, imprimeur-libraire, qui imprima et publia un grand nombre de romans de chevalerie, avait d’abord pour enseigne l’image de Saint Laurent, quand il demeurait sur le pont Notre-Dame, en 1491; il changea de saint et d’enseigne, en allant demeurer rue Saint-Jacques, en 1498, à l’Image Saint Yves; il n’y resta pas longtemps et passa dans la rue de la Tannerie, à l’enseigne du Cheval noir; en 1502, sa veuve tenait boutique, rue Neuve-Notre-Dame, à l’Écu de France. On s’explique ces changements d’enseigne par ces changements de domicile.
C’était, d’ailleurs, une habitude presque générale chez les imprimeurs et les libraires, du moins à la fin du XVᵉ siècle et au commencement du XVIᵉ. Jean Philippi, imprimeur allemand, établit ses presses, en 1495, rue Saint-Jacques, à l’Image de Sainte Barbe; puis, il les transporta bientôt, rue Saint-Marcel, à l’enseigne de la Sainte-Trinité. Un autre imprimeur allemand, Jean Higman, imprimait d’abord, en 1489, dans la maison de Sorbonne, cet asile tutélaire de l’imprimerie; il alla demeurer, au Clos-Bruneau, près les Écoles de Décret, à l’enseigne des Lions; ensuite, il se fixa rue Saint-Jacques, à l’Image Saint Georges. La rue Saint-Jacques sera désormais, comme au moyen âge, le grand marché de la librairie. Jean Driart s’y installe, à l’enseigne des Trois Pucelles, en 1498, pour y imprimer la plus belle édition du Mystère de la Destruction de Troie la grant. Antoine Nidel, qui était maître ès arts avant de se faire imprimeur, ne s’éloigne pas du collège Coqueret et du collège de Montaigu en créant une imprimerie, à l’enseigne de la Cathédrale, dans le quartier des relieurs, qu’on appelait le Mont Saint-Hilaire, entre la rue Saint-Hilaire et la rue des Sept-Voies. Deux imprimeurs s’établissent, la même année, Félix Baligant, sur la montagne Sainte-Geneviève, près le collège de Reims, à l’Image Saint Étienne, et Geoffroy de Marnef, rue Saint-Jacques, près l’église Saint-Yves, à l’enseigne du Pélican. Ce dernier s’était associé à ses deux frères Jean et Enguilbert, en réunissant leurs trois enseignes dans une marque collective, qui représentait leur association «par trois symboles, dit La Caille, des grues qui font leur nid en volant, un perroquet qui parle, un pélican qui donne la vie à ses petits, avec trois bâtons» où sont les initiales de leur trois prénoms.
Il faut maintenant citer les imprimeurs et les libraires qui ouvrent leurs ateliers et leurs boutiques, avec enseignes, sous le règne de Louis XII. C’est, en 1498, le libraire Jean Petit, rue Saint-Jacques, à l’enseigne du Lion d’Argent, et dans la même rue, près des Mathurins, à la Fleur de lys d’Or. Ce libraire est un de ceux qui, de son temps, ont fait imprimer le plus de livres, puisqu’il entretenait, à lui seul, les presses de quinze imprimeurs. Il avait réuni, dans sa marque de libraire, le lion et la fleur de lis, qui figurèrent l’un après l’autre dans les deux enseignes de ses boutiques. Thomas du Guernier, qui exerça pendant plus de vingt-six ans comme imprimeur et comme libraire, et qui imprima un grand nombre de romans de chevalerie, demeurait d’abord, rue de la Harpe, à l’Image Saint Yves; il resta dans la même rue, en transportant son établissement près le Pilier vert, à l’enseigne du Petit Cheval blanc. Denis Roce, qui ne fut que libraire, demeurait rue Saint-Jacques, près l’église Saint-Benoît, où la plupart des libraires avaient leur sépulture; il prit pour enseigne l’Image Saint Martin, et pour marque, par allusion à son nom de Roce, un rosier portant des roses, avec son écusson armorié, soutenu par deux griffons.
Les imprimeurs allemands et belges qui venaient s’établir à Paris y faisaient encore fortune. Jodocus Badius Ascensius, après avoir été professeur au collège de Lyon, se fit imprimeur à Paris, vers 1502, rue Saint-Jacques, «au-dessus de l’église Saint-Benoît, près du Gril», à l’enseigne des Trois Luxes (brochets); il devint libraire, pour vendre les excellentes éditions de classiques latins, qu’il publiait lui-même. Nicolas Wolff, de Bade, qui mettait sur ses éditions: Impressi arte et industria ingeniosissimi viri N. W. Allemani, imprima d’abord dans le cloître Saint-Benoît, aux Trois Tranchoirs d’Argent; ensuite rue de la Harpe, à l’enseigne des Rats. Thomas Kées, de Wesel, imprimait à l’enseigne du Miroir, près le collège des Lombards. Alexandre Aliate, Belge, n’exerça que quelques mois, en 1500, rue Saint-Jacques, devant le Collège de France, à l’Image Sainte Barbe. Thielman Kerver, arrivé d’Allemagne en 1500, fonda une des plus importantes maisons d’imprimerie et de librairie, qui devait durer plus d’un siècle; il demeurait d’abord sur le pont Saint-Michel, à l’enseigne de la Licorne; ensuite, rue des Mathurins et rue Saint-Jacques, toujours avec la même enseigne, qu’il ne changea que vers la fin de sa vie, pour prendre celle du Gril; mais ses successeurs reprirent celle de la Licorne, qu’ils faisaient figurer dans leur marque typographique. Berchtold Rembolt, de Strasbourg, avait adopté l’enseigne d’Ulric Gering, le Soleil d’Or, en créant son imprimerie rue Saint-Jacques; mais, en allant s’établir près du Collège de France, il prit pour enseigne l’Image Saint Christophe. Sa veuve, qui épousa en 1513 Claude Chevallon, rentra, avec le Soleil d’Or, dans la maison que son premier mari avait habitée rue Saint-Jacques. Claude Chevallon était si fier de son enseigne, qu’il la mit dans sa marque, au-dessus de son écusson, soutenu par deux chevaux dressés debout, pour faire allusion par un rébus à son nom de Chevallon (cheval long).
Les autres imprimeurs et libraires qui parurent du temps de Louis XII étaient tous Français, mais ils n’exercèrent pas longtemps, à l’exception de quatre ou cinq. Gaspard Philippe imprimait, en 1502, rue de la Harpe, aux Trois Pigeons; Nicolas de la Barre, en 1509, rue de la Harpe, devant l’Écu de France, aux Trois Saumons; puis, rue des Carmes, devant le collège des Lombards, à l’Image de Saint Jean l’Évangéliste; Antoine Bonnemère, en 1508, rue Saint-Jean-de-Beauvais, devant les grandes Écoles de Décret, à l’Image Saint Martin; Guillaume le Rouge, en 1512, rue Saint-Jean-de-Latran, à la Corne de Daim; Nicolas des Prez, en 1508, rue Saint-Étienne-du-Mont, au Miroir. Il y eut plusieurs imprimeurs célèbres dont les débuts datent de ce règne-là, mais qui n’acquirent toute leur réputation que sous le règne suivant. François Grandjon, très habile graveur et fondeur de caractères, de même que ses deux frères Jean et Robert, demeurait rue Saint-Jacques, près l’église Saint-Yves, à l’Image Saint Claude, et devant le couvent des Mathurins, à l’Éléphant; Gilles de Gourmont, le premier qui imprima du grec à Paris, et qui devint imprimeur du roi, habitait rue Saint-Jacques, aux Trois Couronnes, mais il remplaça cette enseigne par celle de l’Écu de Cologne, sans changer de domicile. Ses deux frères, Jean et Robert, imprimeurs comme lui, demeuraient au Clos-Bruneau, près le collège Coqueret, à l’enseigne des Deux Boules. Guillaume Anabat, demeurant rue Saint-Jean-de-Beauvais, depuis 1500 jusqu’en 1505, à l’enseigne des Connils (lapins), imprimait de superbes livres d’heures, remplis d’images gravées sur bois, pour Gilles Hardouyn, demeurant au bout du Pont-au-Change, à l’enseigne de la Rose, et pour Germain Hardouyn, qui avait sa boutique de libraire devant le Palais, à l’Image Sainte Marguerite. Enfin, Guillaume Nyverd, successeur de Pierre Le Caron, en 1516, conserva cette fameuse imprimerie, dans le même local, rue de la Juiverie, à l’enseigne de la Rose, qui céda la place, on ne sait pourquoi, à l’Image Saint Pierre.
Le nombre des libraires augmentait à mesure que diminuait celui des imprimeurs. Il y eut un libraire du roi, Guillaume Eustace, qui demeurait, en 1508, rue de la Juiverie, à l’enseigne des Deux Sagittaires, qui furent reproduits dans toutes les marques de ce libraire, jusqu’à ce que sa boutique fût transférée, dans la rue Notre-Dame, à l’enseigne de l’Agnus Dei. Il faut citer, parmi les autres libraires de ces temps-là, Poncet Lepreux, qui fit imprimer à ses frais une immense quantité de livres en tous genres, depuis 1498 jusqu’en 1552; pendant 55 ans, il n’eut que deux domiciles, rue Saint-Jacques, devant les Mathurins, à l’enseigne du Loup, et même rue, au Croissant. Citons encore deux autres libraires de la même époque, Jean Lefèvre, rue Saint-Jacques, à l’enseigne du Croissant; Jacques Ferraboue, en 1514, sur le Petit-Pont, devant l’Hôtel-Dieu, à l’enseigne du Croissant. Galiot du Pré, chef d’une nombreuse famille de libraires qui se succédèrent jusqu’en 1570, ouvrit boutique, sur le nouveau pont Notre-Dame, en 1512, à l’enseigne de la Galée, par allusion à son prénom de Galiot, qui signifiait aussi un navire à voiles et à rames. Il avait donc fait poser son enseigne dans sa marque, avec cette devise de bon augure: Vogue la Galée.
Sous François Iᵉʳ, où le nombre des livres imprimés se multiplie à l’infini, la place est prise et disputée par les fils et les descendants des anciens imprimeurs et libraires; nous n’avons donc à mentionner que les nouveaux venus dans l’imprimerie et la librairie, avec de nouvelles enseignes. Commençons par les imprimeurs, qui la plupart travaillaient pour les libraires et ne publiaient plus de livres. On ne peut imaginer combien de poésies et de vieux romans de chevalerie, d’ouvrages de morale et de philosophie, furent mis au jour sous le règne de François Iᵉʳ. Guillaume Lebret imprimait, avec Jean Réal, en 1538, dans le Clos-Bruneau, à la Corne de Cerf, puis à la Rose rouge. Jean Réal se sépara de son associé en 1548, et imprima seul, rue du Mûrier, à l’Image Sainte Geneviève; puis, rue Traversine, au Cheval blanc. Pierre Gromors imprimait, à l’enseigne de la Cuillère, près l’église Saint-Hilaire, en 1521; au Phénix, près le collège de Reims, en 1538. Simon de Colines, qui était à la fois imprimeur et libraire, de 1510 à 1550, changea souvent de demeure et d’enseigne: en 1526, il avait sa boutique, près le collège de Beauvais, au Soleil d’Or; en 1527, sa marque de libraire nous fait supposer qu’il avait pris pour enseigne: aux Connils (lapins); en 1531, son enseigne représentait le Temps, barbu et poilu, maniant sa faux, avec cette devise: Hanc aciem sola retundit virtus. Jean Messier, associé d’abord avec Jean du Pré, imprimait en 1517, rue des Poirées, près le collège de Cluny, à l’Image Saint Sébastien; Nicolas Savetier, rue des Carmes, à l’Homme sauvage; Guillaume de Bozzozel, rue Saint-Jacques, près des Mathurins, au Chapeau rouge; Nicolas Prévost, rue Saint-Jacques,
à l’Image Saint Georges; Pierre Leber, rue des Amandiers, à l’enseigne de la Vérité; Gilles Couteau, rue Grenier-Saint-Ladre, à l’enseigne du Grand Couteau; Pierre Regnault, rue Saint-Jacques, aux Trois Couronnes de Cologne; Pierre Sergent, rue Notre-Dame, à l’Image Saint Nicolas; Denis Janot, qui fut nommé imprimeur du roi, en 1543, rue Notre-Dame, contre l’église Sainte-Geneviève-des-Ardents, à l’Image Saint Jean-Baptiste. Enfin, Michel Vascosan, qui fut libraire et imprimeur, de 1530 à 1576, et qui peut être considéré comme le plus excellent imprimeur du XVIᵉ siècle, demeurait rue Saint-Jacques, à l’enseigne de la Fontaine, là où Jodocus Badius avait établi sa presse, à son arrivée à Paris, en 1502; aussi, Vascosan avait-il représenté dans sa marque d’imprimeur cette presse avec l’inscription: Pressum ascensianum.
Voici maintenant les enseignes de quelques-uns des meilleurs libraires de cette époque: Alain Lotrian, de 1518 à 1539, rue Notre-Dame, à l’Écu de France; Regnault Chaudière, 1516-1551, rue Saint-Jacques, à l’Homme sauvage; Pierre Bridoux, rue de la Vieille-Pelleterie, à l’enseigne du Croissant; Jean Hérouf, rue Notre-Dame, à l’Image de Saint Nicolas; Nicolas Chrestien, près le collège de Coqueret, à l’Image Saint Sébastien; Jean Roigny, rue Saint-Jacques, au Basilic, et ensuite aux Quatre Éléments; Ambroise Girauld, 1526-1546, rue Saint-Jacques, au Lion d’Argent; même rue, au Roi David; même rue, au Pélican; Jean Macé, 1531-1582, au Mont Saint-Hilaire, à l’Écu de Bretagne; puis au Clos-Bruneau, à l’Écu de Guyenne; Vincent Sertenas, 1538-1554, rue Notre-Dame, à l’Image Saint Jean l’Évangéliste; puis, même rue, à la Corne de Cerf; Étienne Robert, dit le Faucheur, libraire et relieur du roi, sur le pont Saint-Michel, à la Rose blanche. Geoffroy Tory, peintre, graveur et libraire, 1512-1550, le premier qui obtint un privilège du roi pour l’impression d’un nouveau livre d’heures, demeura successivement sur le Petit-Pont, joignant l’Hôtel-Dieu, rue Saint-Jacques, devant l’Écu de Bâle et, même rue, devant l’église de la Madeleine, et conserva toujours sa fameuse enseigne du Pot cassé, qu’il avait dessinée lui-même sur sa marque de libraire, avec cette touchante devise: Non plus, qui rappelait sa douleur à la mort de sa fille, etc.
Je m’arrête ici, en me reprochant de m’être laissé entraîner trop loin dans cette aride et monotone énumération
d’imprimeurs et de libraires, sans autres détails que leurs adresses et leurs enseignes. J’ai tenu à montrer ainsi que ces enseignes et ces adresses changeaient souvent, dans l’exercice de leur profession; que leur industrie et leur commerce étaient concentrés dans un petit nombre de rues du quartier de l’Université, et que leurs enseignes différaient souvent de leurs marques typographiques. On nous permettra[137] d’ajouter à ces renseignements un peu arides, malgré leur intérêt, une nomenclature sommaire des marques ou enseignes que certains imprimeurs et libraires de Paris ont mises sur des livres sortis de leurs presses ou de leurs boutiques, quoique ces livres ne portent pas leurs noms, ni l’indication du lieu d’impression. Ce n’étaient pas là des éditions clandestines, mais c’étaient bien des éditions anonymes, et nous avouons ne pas comprendre le but et l’intention des éditeurs, qui se cachaient ainsi sous leurs enseignes.
L’Abel, de l’Angelier.—L’Abraham, de Pacard.—L’Amitié, de Guillaume Julien.—Le Basilic et les Quatre Éléments, de Roigny.—Le Bellérophon, de Perier.—La Bonne Foi, de Billaine.—Le Caducée, de Wechel.—Le Cavalier, de Pierre Cavalier.—Le Cordon du Soleil, de Drouart.—Le Chêne vert, de Nicolas Chesneau.—Les Cigognes, de Pâris.—Le Saint-Claude, d’Ambroise de la Porte.—Le Cœur, de Huré.—Le Compas, d’Adrien Perier.—La Couronne d’Or, de Mathurin du Puis.—L’Éléphant, de François Regnault.—Les Épis mûrs, de Du Bray.—L’Espérance, de Gorbin.—L’Étoile d’Or, de Benoît Prevost.—La Fontaine, de Vascosan.—Autre Fontaine, des Morel.—La Galère, de Galiot du Pré.—L’Hercule, de Vitré.—La Licorne, de Chappelet.—Autre Licorne, de Kerver.—Le Loup, de Poncet le Preux.—Le Lys blanc, de Gilles Beys.—Le Lys d’Or, d’Ouen Petit.—Le Mercure arrêté, de David Douceur.—Le Mûrier, de Morel.—Le Grand Navire, de la Société des libraires de Paris, pour les impressions des Pères de l’Église.—L’Occasion, de Fouet.—L’Olivier, des Estienne.—Autre Olivier, de Chappelet.—Autre Olivier, de Patisson.—Autre Olivier, de Pierre l’Huillier.—La Paix, de Jean Heuqueville.—La Palme, de Courbé.—Le Parnasse, des Ballard.—Le Pégase, de Wechel.—Autre Pégase, de Denis du Val.—Le Pélican, de Girault.—Le Phénix, de Michel Joly.—La Pique entortillée d’une branche et d’un serpent, de Frédéric Morel.—Autre, de Jean Bien-né.—Le Pot cassé, de Geoffroy Tory.—La Presse ou l’Imprimerie, de Badius Ascencius.—La Rose dans un cœur, de Corrozet.—La Ruche, de Robert Fouet.—La Salamandre, de Denis Moreau.—La Samaritaine, de Jacques du Puis.—Le Saturne, ou le Temps, de Colines.—Le Sauvage, de Buon.—Le Serpent mosaïque, de Martin le Jeune.—Le Soleil, de Guillard.—La Toison d’Or, de Camusat.—La Trinité, de Meturas.—La Vérité, de David.—La Vertu, de Laurent Durand.—Les Vertus théologales, de Savreux.—La Vipère de saint Paul, de Michel Sonnius.
Cette liste aurait pu être aisément doublée, mais, telle qu’elle est, elle doit suffire pour indiquer des enseignes qui étaient alors tellement bien connues, qu’elles suppléaient en quelque sorte aux noms des imprimeurs et des libraires qui les avaient adoptées et mises en honneur.
XII
ENSEIGNES DES ACADÉMIES, DES THÉÂTRES, DES LIEUX PUBLICS, DES TRIPOTS ET
DES MAUVAIS LIEUX
EN rassemblant les notes qui m’ont servi à préparer mon édition du Livre commode des Adresses de Paris, publié en 1691 et 1692 par le sieur de Blegny, sous le pseudonyme d’Abraham du Pradel, je m’étais beaucoup préoccupé de rechercher quelles étaient les enseignes des lieux publics de Paris, tels que les étuves, les théâtres, les jeux de paume, car ces enseignes devaient exister encore, du moins la plupart, à la fin du XVIIᵉ siècle; et il est certain que, dans le siècle précédent, il n’y avait pas à Paris une seule maison qui n’eût son enseigne, soit nominale, soit figurée. Ainsi les académies (nous ne parlons pas des Académies royale des sciences, des inscriptions et belles-lettres, des beaux-arts ou de sculpture et de peinture, encore moins de l’Académie française), si nombreuses depuis le règne de Louis XIII, eurent incontestablement des enseignes, et pourtant nous n’avons pas réussi à les découvrir, soit pour les académies des jeux ou des brelans publics, soit pour les académies proprement dites, instituées par des particuliers pour l’éducation de la noblesse. Ces académies n’étaient que des manèges d’équitation, des salles d’escrime, des écoles de musique, de danse, etc., et par conséquent elles s’annonçaient aux passants par des enseignes permanentes et par des écriteaux indicatifs. Notre édition du Livre commode[138], où les enseignes des marchands ne sont signalées qu’en très petit nombre, ne donnera donc pas les enseignes des académies, ni celles des autres lieux publics, enseignes qu’une enquête plus heureuse que la nôtre parviendra peut-être à mettre au jour.
Il en est une, cependant, que je viens de découvrir en feuilletant la Bibliothèque de l’École des Chartes et qui a été commune à toutes les académies de danse au XVIIᵉ siècle. Quand Louis XIV, qui aimait la danse au point de la pratiquer en maître, eut créé l’Académie royale de danse, en 1662, le roi des ménétriers, Guillaume du Manoir, joueur de violon du cabinet du roi et l’un des vingt-cinq de la grande bande, intenta un procès aux maîtres à danser, et ce, au nom de la communauté et de la confrérie de Saint-Julien des ménétriers. Ce procès en Parlement ne dura pas moins de trente ans et fut terminé par une déclaration du roi, du 2 novembre 1692, en vertu de laquelle la communauté de Saint-Julien fut maintenue dans la jouissance de son privilège de donner, concurremment avec l’Académie royale de danse, soit des lettres de maîtrise de joueur d’instruments, soit des leçons de danse. Voici un curieux extrait du factum pour Guillaume du Manoir: «De tous temps, la plupart des maîtres à danser ont eu et ont encor un violon pour enseigne, non pas pour désigner qu’ils montrent à jouer de cet instrument, mais pour marquer qu’ils montrent la danse et la liaison qu’il y a entre la danse et le violon; et, de fait, au-dessous du violon qui leur sert d’enseigne on écrit toujours ces mots: Céans on montre à danser, et, de plus encor, lorsqu’on veut exprimer qu’un écolier va apprendre cet exercice ou celui de l’épée, on dit vulgairement qu’il va à la salle[139].»
Cette citation nous permettra de supposer l’existence d’une autre enseigne pour les académies où l’on apprenait l’escrime. Leur enseigne avait été une épée tenue par une main gantée, et cette enseigne était placée sans doute au-dessus de la porte de toutes les maisons où il y avait une salle d’armes pour l’exercice de l’épée. Nous avions remarqué, en effet, dans les notes de Berty sur la topographie des quartiers du Louvre et du bourg Saint-Germain, plusieurs maisons de l’Épée, et même une maison de l’Épée rompue. Il en devait être de même des enseignes de tous les maîtres joueurs d’instruments, qui avaient une salle de musique: les joueurs de luth exposaient pour enseigne un luth; les joueurs de cor de chasse, un cor; les joueurs de hautbois, un hautbois, etc. D’après ce système, une académie pour l’équitation prenait pour enseigne un cheval ou une tête de cheval, sinon une selle, un mors, une bride. Quant aux académies des jeux, comme elles avaient été défendues, la plupart n’avaient garde de se trahir par quelque autre signe extérieur qu’une simple lanterne, qui devait être indispensable en un temps où les rues de Paris n’étaient pas éclairées.
Si l’Académie royale de danse, dont nous venons de parler plus haut, avait au moins un violon pour enseigne, on peut supposer que l’Académie royale de musique se donna aussi le luxe d’une enseigne et y mit en montre tous les instruments de son orchestre, lorsque cette académie, créée par Lully en vertu des lettres patentes que le roi lui avait accordées au mois de mai 1672, s’établit d’abord dans une salle provisoire, qui n’était qu’un jeu de paume, «près Luxembourg, vis-à-vis Bel-Air», suivant l’adresse que nous fournit l’opéra des Fêtes de l’Amour et de Bacchus, représenté et imprimé en 1672. Lully avait attribué certainement une enseigne à son théâtre, puisqu’il en avait appliqué une à sa maison, qu’il bâtissait simultanément au coin de la rue Sainte-Anne et de la rue Neuve-des-Petits-Champs. Cette vieille maison existe encore, avec sa décoration que nous avons appelée une enseigne lyrique: «Au-dessus de la haute fenêtre qui occupe le milieu de la principale façade, disons-nous dans un de nos ouvrages[140], se voient comme sculptés dans la pierre plusieurs des attributs qui rappellent le premier propriétaire. Ce sont des instruments de musique, une timbale, des trompettes, une guitare, etc. Des masques de théâtre servent de clefs de voûte aux cintres du rez-de-chaussée et sont une allusion à l’origine de la fortune de celui qui fit bâtir cette demeure.»
L’enseigne d’un théâtre était aussi un éclairage de lanternes, mais ces lanternes portaient peut-être une inscription qui devenait lumineuse le soir des représentations. Le Duchat avait dit, dans une note de la préface de son édition des œuvres de Rabelais, commentées par lui (1711), que le nom du Théâtre ou Jeu des Pois pilés venait d’une enseigne: «Espèces de farces morales connues sous le nom de Poids pilés, et appelées de la sorte parce qu’à la maison où on les représentoit, à Paris, pendoit pour enseigne une pile de poids à peser.» (Voir Fœneste, liv. III, chap. X.) Mais Le Duchat s’est démenti lui-même dans une note sur ce passage des Aventures du baron de Fœneste, par Agrippa d’Aubigné, où il représente les pois pilés comme une purée de pois, à laquelle on faisait allusion avec dédain en parlant des premières et grossières farces du théâtre français. Nous ne sommes pas éloigné de croire que Le Duchat avait raison dans sa première interprétation du nom de ce théâtre des Poids pilés, qui avait son siège aux Halles et probablement dans une grande maison, une espèce de halle fermée où était le Poids du Roi. Cette halle ou maison était située dans la rue de la Buffeterie ou des Lombards. Il suffira de citer un seul document contemporain de l’époque où le jeu des pois pilés fut établi dans le quartier des Halles par la joyeuse bande des Enfans sans souci: «Lettre de l’an 1471, du quatorzième octobre, par laquelle Marguerite de la Roche-Guyot vend au Chapitre le Poids le Roi, avec le lieu où il se tient en la rue de la Buffeterie, alias des Lombards, avec le Poids de la Cire, deux mille sept cens soixante-quatorze livres, 12 sous[141].»
On peut donc dire avec certitude que l’enseigne du Poids du Roi était une pyramide de poids empilés, par ordre de grosseur, en commençant par les plus gros et en finissant par les plus petits. Il y avait d’ailleurs plusieurs maisons du même genre pour le pesage des marchandises. Berty, dans sa Topographie du vieux Paris, cite une maison des Balances, en 1372, dans la rue du Coq. La rue des Billettes avait aussi pris son nom de l’enseigne des billes, ou du billot, qu’on pendait à la maison où se payait quelque péage au profit du roi ou de la ville[142].
Les étuves, qui s’étaient tant multipliées depuis le XIIIᵉ siècle, avaient également des enseignes, mais nous n’en avons pu découvrir que deux[143], l’une dans le Compte des confiscations de Paris en 1421, pour les Anglais qui étaient alors maîtres de la ville, l’autre dans le Compte du Domaine de Paris pour un an fini à la saint Jean-Baptiste 1439: «Maison en laquelle a estuves à femmes, scise rue de la Huchette, où est l’enseigne des Deux Bœufs, faisant le coin de ladite rue, près de l’Abreuvoir du Pont-Neuf.»—«Hôtel de l’Arbalestre, dans la rue de la Huchette, tenant du côté du Petit-Pont à l’hostel de Pontigny, et du côté du pont Saint-Michel, à l’hostel des Bœufs, etc.; à l’Arbalestre, il y avoit estuves pour hommes, et aux Bœufs, estuves pour femmes.» Sauval, qui nous offre ce renseignement précieux par sa rareté, avait dit dans son Histoire des Antiquités de la ville de Paris[144]: «Vers la fin du siècle passé, on a cessé d’aller aux étuves. Auparavant elles étaient si communes, qu’on ne pouvoit faire un pas sans en rencontrer.» De ces étuves, il était resté jusqu’à nos jours des noms de rues: rues des Vieilles-Étuves-Saint-Martin, rue des Vieilles-Étuves-Saint-Honoré, la ruelle des Étuves, près la rue de la Huchette, etc. Mais les enseignes de ces étuves, enseignes qui étaient sans doute curieuses pour l’histoire des mœurs, n’avaient pas même laissé un souvenir.
Des étuves et des maisons de baigneurs aux maisons de débauche, il n’y avait qu’un pas. Le savant Duméril, dans son ouvrage sur les Formes du mariage, soutient qu’au moyen âge un bouchon de paille servait d’enseigne aux prostituées, et aujourd’hui même un lien de paille est encore employé dans les rues pour indiquer un objet quelconque à vendre. Mais les mauvais lieux avaient d’autres enseignes plus caractéristiques, la prostitution formant un corps de métier. Ainsi, l’abbé Perau, dans ses additions à la Description historique de la ville de Paris, par Piganiol de la Force[145], affirme que le nom du quartier du Gros-Caillou n’a pas eu d’autre origine qu’une maison de débauche: «Il faut dire, à présent, l’origine de ce nom singulier de Gros Caillou, qui lui fut donné après son nom très ancien de la Longray. Dans le lieu où est aujourd’hui sise l’église, étoit une maison publique de débauche, à laquelle un caillou énorme servoit d’enseigne, et l’on fut obligé d’employer la poudre pour le détruire et élever en sa place la croix qui y est aujourd’hui et l’église à la place de la maison.» L’abbé Perau n’a pas eu égard au nom primitif de la Longray, qui peut avoir été le nom vulgaire d’une pierre druidique, d’une espèce de dolmen: le long grais ou gray. En effet, Jaillot, dans ses Recherches sur la ville de Paris, dit que ce gros caillou était une borne servant de limite entre les seigneuries de Saint-Germain-des-Prés et de Sainte-Geneviève. L’enseigne de la maison de débauche n’en était pas moins la tradition populaire du quartier.
On connaît du moins avec certitude les enseignes d’un grand nombre de jeux de paume, qui ont été souvent nommés dans l’histoire et dont Adolphe Berty a recueilli les noms seulement pour les quartiers du Louvre et du bourg Saint-Germain.
Le Journal d’un bourgeois de Paris, sous le règne du roi Charles VII, mentionne le jeu de paume du Petit Temple rue Grenier-Saint-Lazare, où l’on voyait la belle Margot jouer à la paume avec la main nue, en guise de raquette. L’Illustre Théâtre, où Molière fit ses débuts de comédien avec la troupe des Béjart, s’installa, en 1643, dans le jeu de paume des Métayers, situé près de la porte de Nesle; il fut transporté ensuite au jeu de paume de la Croix noire, situé rue des Barrés, près du port Saint-Paul; puis enfin, il alla
terminer sa carrière dramatique, en 1646, au jeu de paume de la Croix blanche, rue de Bucy. Ce sont là les faits les plus intéressants de l’histoire des jeux de paume, que nous ne nommerons pas tous, car on n’a pas relevé encore leurs annales dans tous les quartiers du vieux Paris, où ils furent si nombreux au XVIIᵉ siècle, lorsque la paume était l’exercice favori de la jeunesse. Ils ont disparu, la plupart, depuis que le jeu de billard, qui a remplacé la paume, s’est intronisé dans les estaminets et les cafés. Un des derniers jeux de paume qu’on ait vus à Paris, dans la rue Saint-Victor, avait une enseigne fort curieuse pour l’archéologie, puisqu’elle représentait deux joueurs en action, avec le costume qu’ils portaient il y a cent cinquante ans environ. Nous attribuerions aussi à un jeu de paume, sinon à un marchand de raquettes et d’éteufs ou de balles de paume, l’enseigne d’une maison: A la Raquette, que nous avons fait dessiner, il y a vingt ans, au coin de la rue Charlemagne et de la rue des Nonnains-d’Hyères.
Contentons-nous de donner comme spécimen la liste des jeux de paume désignés par leurs enseignes, tels que Berty les a trouvés dans l’ancien bourg de Saint-Germain-des-Prés.
Rue des Boucheries. Maison et jeu de paume du Dauphin, aboutissant à la rue des Quatre-Vents, en 1523.—Jeu de paume du Château de Milan.
Rue de l’Ancienne-Comédie. Jeu de paume de l’Écu de Savoie, en 1523.—Jeu de paume de l’Écu, en 1592, dans le grand hôtel de l’Écu de France.
Le jeu de paume de l’Écu de Savoie occupait un espace de terrain si considérable, qu’on y bâtit au XVIIIᵉ siècle plusieurs maisons, dont les enseignes furent l’Écritoire, la Talemouse, la Tour d’Argent, le Champ des Oiseaux, l’Ane vert, les Clefs, et la Rose rouge. Ces noms d’enseigne n’annonçaient pas des maisons très respectables.
Le jeu de paume de l’Étoile, qui existait en 1547, fut remplacé, à la fin du XVIIᵉ siècle, par la nouvelle salle de la Comédie française, au nº 14 de la rue de l’Ancienne-Comédie, qui lui doit son nom.
Rue de Seine. Les jeux de paume furent plus nombreux dans cette rue-là que dans tout le quartier Saint-Germain. Voici les noms des principaux: Jeu de paume de Fort Affaire, 1588.—Jeu de paume des Deux Anges, 1593.—Jeu de paume des Trois Cygnes, 1595.—Jeu de paume du Soleil d’Or, 1595.—Jeu de paume de la Bouteille, 1600.—Jeu de paume Saint-Nicolas, 1617.—Jeu de paume des Trois Torches, 1687.
Terminons par une remarque qui a échappé à Berty, le dépisteur de tous ces jeux de paume: c’est que le jeu de paume des Métayers, près de la porte de Nesle, où Molière parut sur la scène pour la première fois avec la troupe de l’Illustre Théâtre, a subsisté bien plus longtemps qu’en 1790. Nous sommes presque certain qu’il conservait sa première destination, sans avoir changé d’aspect, en 1818, ayant toujours ses deux entrées, l’une dans la rue de Seine et l’autre dans la rue Mazarine. Il ne fut détruit qu’en 1823, lors de l’ouverture du passage du Pont-Neuf; mais on reconnaît, au nº 42 de la rue Mazarine, l’entrée et l’allée obscure qui conduisaient au jeu de paume. En 1818, tous les habitants du quartier, fidèles gardiens de la tradition, appelaient encore ce vieux jeu de paume le Théâtre de Molière.
XIII
LES VIEILLES ENSEIGNES
ON s’est demandé souvent autrefois proverbialement: «Où vont les vieilles lunes?» On aurait pu se demander aussi: «Que deviennent les vieilles enseignes?»
Sans doute, la pluie, la sécheresse, le soleil, l’humidité et la poussière faisaient leur œuvre sur ces enseignes, exposées à toutes les intempéries de l’air et des saisons, pendant de longues années; mais si on ne les repeignait pas, si on ne les nettoyait pas de temps à autre, on les changeait trois ou quatre fois dans un siècle, et les vieilles enseignes n’étaient pas condamnées à faire des fagots pour allumer du feu. Il y avait sans doute des vendeurs et des acheteurs pour ces vieilles enseignes, qui passaient d’une maison à une autre et servaient tour à tour à recommander différentes industries et différents commerces; car l’enseigne n’avait pas toujours un rapport direct et caractérisé avec la profession de l’artisan, qui la choisissait par caprice ou par hasard. C’étaient aussi les mêmes enseignes qu’on voyait répétées dans le même quartier et dans la même rue, elles ne différaient souvent que de couleur: s’il y avait trois Croix, trois Lions, trois Chevaux, trois Pots, trois Cages, trois Paniers, à côté l’un de l’autre, chacune de ces enseignes se distinguait par une couleur spéciale, de manière à ce que les mêmes signes distinctifs, représentés et dénommés dans plusieurs enseignes voisines, ne fussent jamais confondus entre eux, puisqu’ils n’avaient pas d’autre objet que de désigner une maison ou une boutique; ainsi la Croix d’Or n’était pas la Croix d’Argent, le Grand Lion n’était pas le Petit Lion, le Cheval blanc n’était pas le Cheval rouge, le Pot d’Étain n’était pas le Pot de Cuivre, la Cage bleue n’était pas la Cage noire, le Panier vert n’était pas le Panier fleuri.
Les signes distinctifs des enseignes ne variaient donc pas à l’infini, comme on paraît le croire, et leur ressemblance même n’avait rien qui pût déplaire au marchand ou au propriétaire. Il suffisait qu’il n’y eût pas deux enseignes absolument semblables dans la même rue. Un changement d’enseigne ne pouvait être déterminé que par une circonstance indépendante de l’enseigne elle-même, car ordinairement l’ancienneté d’une enseigne en faisait la valeur. Aussi, nous avons remarqué que si la maison changeait d’enseigne deux ou trois fois en un siècle, la boutique n’en changeait pas, à moins de changer de destination commerciale. Ce sont là des raisons qui nous font penser que les enseignes ne se détruisaient pas, en cessant d’appartenir à telle maison ou à telle boutique, et que l’acquéreur ne manquait pas, pour les transporter d’un lieu à un autre et pour leur donner une nouvelle existence en les attachant à un nouveau commerce ou à un nouveau local. Cependant, nous n’avons pas réussi à découvrir quels étaient les marchands qui à une époque reculée vendaient les vieilles enseignes d’occasion, en les faisant réparer et repeindre.
Ce n’est qu’au XVIIIᵉ siècle que nous trouvons ces marchands-là: «Chez les marchands de ferraille du quai de la Mégisserie sont des magasins de vieilles enseignes, dit Mercier[146], propres à décorer l’entrée de tous les cabarets et tabagies des faubourgs et de la banlieue de Paris. Là, tous les rois de la terre dorment ensemble: Louis XVI et Georges III se baisent fraternellement, le roi de Prusse couche avec l’impératrice de Russie, l’Empereur est de niveau avec les Électeurs; là, enfin, la tiare et le turban se confondent. Un cabaretier arrive, remue avec le pied toutes ces têtes couronnées, les examine, prend au hasard la figure du roi de Pologne, l’emporte, l’accroche et écrit dessous: Au Grand Vainqueur.» Mais il ne s’agit ici que de têtes peintes représentant des portraits de rois et de reines, qui étaient en faveur, à ce qu’il paraît, auprès des cabaretiers de Paris et de la banlieue. Ces marchands de ferraille avaient à leur disposition les peintres d’enseigne pour rafraîchir et enjoliver la marchandise au plus juste prix: «Un autre gargotier demande une impératrice; il veut que sa gorge soit boursouflée, et le peintre, sortant de la taverne voisine, fait présent d’une gorge rebondie à toutes les princesses de l’Europe.» La police, si tracassière et si épineuse pour tant de sujets indifférents, ne prenait pas sous sa protection ces pauvres souverains, auxquels le peintre donnait «un air hagard ou burlesque, des yeux éraillés, un nez de travers, une bouche énorme.» On se contentait d’exiger que la légende de l’enseigne ne fût pas injurieuse.
«Quand je vois, ajoute philosophiquement Mercier, toutes ces vieilles enseignes, pêle-mêle confondues, comme on les change, comme on les marchande; quand je songe aux destinées qui promènent de cabarets en cabarets ces grotesques portraits de souverains; au vent qui les ballotte, aux épithètes dont le barbouilleur, ennemi de l’orthographe, les décore, à leur dernier emploi enfin, qui est de guider les pas chancelants des ivrognes, il me prend envie de composer, sur ces métamorphoses et sur ces vicissitudes de la royauté, un petit dialogue où ces augustes enseignes converseraient entre elles à la porte des bouchons.»
Les vieilles enseignes peintes, qui traînent dans la crotte, à la porte des marchands de bric-à-brac, et qui ne rencontrent plus une âme charitable pour les recueillir et les sauvegarder, eurent pourtant de nos jours un bon saint Vincent de Paul, qui daigna prendre en pitié ces peintures dégradées et abandonnées. Le prince de Pons, élève d’Abel de Pujol, s’était pris d’admiration pour tous les anciens tableaux et surtout pour les plus enfumés et les plus écaillés, dans lesquels il s’imaginait retrouver les œuvres originales des plus célèbres peintres grecs de l’antiquité. Les vieilles enseignes se prêtaient naturellement à son innocente folie: il en avait rempli son atelier, et il passait sa vie à les débarbouiller, à les nettoyer, à les repeindre à la grecque, après avoir cherché à découvrir sous les couleurs et les vernis quelques précieux vestiges d’une peinture d’Apelle ou de Parrhasius. Ce musée d’enseignes retomba dans le bric-à-brac de dernier étage, à la mort du prince de Pons, qui était parvenu, sous la préoccupation de son étrange manie, à gâter, à sacrifier de très beaux tableaux de maîtres, et à couvrir des plus horribles barbouillages d’enseigne les meilleures peintures[147].
M. A. Bonnardot a recueilli l’enseigne d’un cabaret de la ruelle de l’Abreuvoir-Popin (voir la figure ci-dessus, page 127), qui représente cette ruelle si pittoresque quelques années avant sa démolition, vers 1825. Elle débouche sur la Seine par l’Arche Popin, que surmonte, du côté du quai, la maison de quincaillerie à l’enseigne des Deux Clefs. M. Bonnardot a fait graver cette enseigne si curieuse dans sa monographie du Châtelet de Paris à travers les âges.
On comprend que d’excellents tableaux se soient ainsi égarés et perdus quelquefois parmi les enseignes qui avaient tenu leur place au soleil. Mille circonstances, inappréciables au point de vue rétrospectif, pouvaient faire du meilleur tableau ancien ou moderne une simple et modeste enseigne. On raconte qu’à l’époque de la Révolution un charbonnier de Paris avait acheté une tête de Greuze, une de ces têtes de jeune fille si remarquables par l’expression naïve et voluptueuse à la fois du modèle, ainsi que par l’éclat et la vérité du coloris. A cette époque il y avait sur tous les quais et sur tous les ponts une exposition permanente des plus précieuses épaves du XVIIIᵉ siècle artistique, et ces trésors de l’art français ne trouvaient pas, même à vil prix, d’acheteurs, car les vrais sans-culottes ne se piquaient pas d’être des connaisseurs, et les connaisseurs qui n’étaient pas encore arrêtés et emprisonnés comme suspects craignaient de se compromettre en achetant les reliques de l’ancien régime. Notre charbonnier n’avait rien à craindre de ce côté-là. Le tableau acheté pour quelques francs, il le barbouilla consciencieusement avec de la poussière de charbon ou de la suie, car cette peinture lui semblait trop brillante et trop blanche et rose pour l’usage qu’il en voulait faire, puis il la cloua, sans cadre, au-dessus de sa boutique, en la prenant pour enseigne, avec cette inscription: A la belle Charbonnière. L’enseigne resta pendant dix ou quinze ans à tirer l’œil du client, qui, en venant chercher un boisseau de charbon, ne manquait pas d’admirer la belle charbonnière. Enfin un amateur passa par là, vit l’enseigne, y reconnut une peinture de Greuze sous la teinte noire qui la recouvrait, et le tableau, une fois nettoyé et reverni, alla reprendre la place qu’il méritait dans une des plus célèbres galeries de la Restauration. C’est là que le charbonnier retrouva un jour son enseigne. «Si je l’avais accrochée à ma boutique dans ce bel état de fraîcheur, dit-il, je me serais fait moquer de moi, car les charbonniers ne se débarbouillent que le dimanche.»
Nous racontons ailleurs (chapitre des PEINTRES D’ENSEIGNE) l’histoire de l’enseigne que Watteau avait faite pour son ami Gersaint, le marchand de tableaux du pont Notre-Dame, et qui fut achetée à très haut prix par M. de Julienne, pour entrer ensuite dans un Musée comme un des chefs-d’œuvre du maître. On aurait à citer plus d’une histoire de ce genre, car les grandeurs et les décadences de l’enseigne furent de tous les temps et de tous les pays. Nous avons vu, chez un de nos plus chers amis (Paul Lacroix), une admirable peinture de Frans Hals, qui représente le portrait du timonier de l’amiral Tromp, attablé dans un cabaret, buvant et fumant avec délices, et qui fut pendant plus d’un siècle l’enseigne d’un musico d’Amsterdam. M. Paul Lacroix a trouvé aussi une enseigne d’un marchand d’estamples (sic), peinte en camaïeu brun, figurant un coin d’atelier de graveur au XVIIIᵉ siècle, avec une gravure de portrait d’homme, en cours d’exécution, entourée des outils de l’artiste.
M. Poignant s’écriait, en 1877, dans une très intéressante étude sur les enseignes de Paris[148]: «Dans quels coins moisissent, si elles moisissent encore, les belles enseignes de la Restauration: les Architectes canadiens, rue Dauphine; les Deux Gaspard[149], les Deux Philibert, les Trois Innocents, boulevard Poissonnière et boulevard Bonne-Nouvelle? Où sont les Danaïdes, l’Avocat Patelin, le Débarquement des Chèvres du Thibet, qui, de 1820 à 1830, faisaient l’admiration des badauds et la joie des enfants?
Ce vers de Villon, qui termine cette plaintive évocation au sujet des enseignes de Paris aujourd’hui disparues, peut-être négligées et oubliées dans quelque ville de province ou de l’étranger, peut-être passées à l’état de planches dans quelque ouvrage de menuisier, peut-être brûlées et détruites; ce vers de Villon, si mélancolique et si touchant, revient plusieurs fois dans la ballade célèbre où le poète se demandait ce qu’étaient devenues Héloïse, Jeanne d’Arc et bien d’autres femmes illustres que la mort avait mises en poussière depuis tant d’années et qui eurent les honneurs de l’enseigne dans un temps où l’enseigne ne respectait rien.
On s’explique comment des écrivains et des poètes romantiques se sont passionnés pour de vieilles enseignes, et comment ils ont poussé la passion jusqu’à les enlever nuitamment, à leurs risques et périls, comme le berger Pâris enleva Hélène. Un ami de Jules Janin nous a raconté que ce prince des critiques, après avoir fait partie de la bande joyeuse de Romieu, qui s’amusait à décrocher les enseignes dans le faubourg Saint-Germain et à les changer de boutique, à la plus grande stupéfaction des propriétaires de ces enseignes, s’était amendé et avait pris l’enseigne au sérieux, à tel point qu’il en avait emporté chez lui deux ou trois des plus portatives pour orner son cabinet de travail, ou plutôt sa petite chambre de la rue Saint-Dominique-d’Enfer. «Ce sont là, disait-il, mes trophées de jeunesse.»
Un autre fantaisiste de la plume, un véritable curieux dans toute l’acception du mot, mon bon confrère Champfleury, avait bien voulu m’adresser une aimable et spirituelle lettre, dont je me permets de transcrire ce passage: «J’ai, à la maison, une enseigne du XVIIIᵉ siècle, en bois sculpté, enseigne de marchand de vin, avec une légende incompréhensible. Je l’ai décrochée, il y a tantôt trente ans, dans une nuit de folles aventures, et je ne m’en repens pas, ayant sauvé un monument du quai de la Mégisserie à l’époque des racoleurs: un garde-française, assis dans un cabaret aux murs duquel sont accrochés de nombreux brocs, tend son pot en l’air. Dans un ruban contourné au-dessous de la sculpture, on lit: Au Ban (?). L’enseigne était coloriée; les habits du soldat portent traces du rouge, et le travail du bois, quoique grossier, est curieux par son cartouche. Ce fut ma fin de jeunesse, quoique à l’occasion je me sente encore capable de recommencer un Musée de la nature de celui dont j’ai fait l’aveu dans les Souvenirs des Funambules (p. 243 à 245, édition Lévy). Je ne vous cite pas ce passage par gloriole, mais ce sont des dates que ces décrochements d’enseigne. Les collégiens décrochent-ils encore aujourd’hui des enseignes? L’enseigne a-t-elle aujourd’hui le côté tentateur d’autrefois? J’appelle votre attention sur ces briseurs d’images de la fin de la Restauration. Ce fut une école, de 1830 à 1844; j’en devins un des plus ardents sectaires[150].»
Mon confrère Champfleury, en commettant ce pieux larcin, semblait prévoir que les enseignes peintes et sculptées ne tarderaient pas à disparaître, et qu’il fallait en conserver à tout prix les derniers monuments authentiques. Quant à la légende de son enseigne, qui avait été certainement, comme il l’a si bien deviné, celle d’une boutique de racoleur au XVIIIᵉ siècle, faut-il lire: Au Ban, ou bien: Au Bau? Le ban était, en termes de féodalité, «la convocation que le prince faisait de la noblesse pour le servir à la guerre,» suivant la définition du Dictionnaire de l’Académie française; mais, en plein XVIIIᵉ siècle, on ne parlait plus guère de ban. Il faut donc lire: Au Bau, sur cette vieille enseigne. Le pauvre imprudent ou innocent racolé, qui se laissait enrôler au service du roi en vidant des pots de vin bleu avec son pêcheur d’hommes ou son vendeur de chair humaine, ne savait peut-être pas que le bau de l’enseigne du marchand de vin n’était autre qu’un grand filet que l’on traîne dans la rivière et qui ramasse tout ce qu’il rencontre sur son chemin.
XIV
ENSEIGNES HISTORIQUES ET COMMÉMORATIVES
ON ne connaît qu’un très petit nombre de ces sortes d’enseignes, qui ont dû être fort multipliées, mais dont le souvenir n’a été ni recueilli ni conservé. Nous les diviserons en deux catégories distinctes, en donnant à chacune d’elles un ordre chronologique, d’après les faits indiqués et commémorés jusqu’en 1789, sans comprendre dans cette double nomenclature les enseignes modernes, qui ont eu souvent un caractère et même une origine historiques, mais qui se trouveront mieux à leur place dans l’ensemble de cet immense Pandémonium de tableaux d’enseignes que le Paris du XIXᵉ siècle s’était fait pour obéir au goût du jour et au despotisme de la mode.
Les deux catégories d’enseignes que nous allons passer en revue dans ce chapitre comprendront: 1º les enseignes qui se rattachent ou qui semblent se rattacher à des personnages de notre histoire; 2º les enseignes qui ont trait à des traditions, à des usages, à des événements historiques de toute nature et qui représentent à diverses époques les idées et les préoccupations du peuple de Paris.
Il y avait en 1718, «derrière le cloître Saint-Marcel», au faubourg Saint-Marceau, une hôtellerie à l’enseigne de la Reine Blanche[151], appartenant à Mᵐᵉ Peloton. Cette enseigne rappelait non seulement que les veuves des rois de France prenaient le nom de reines Blanches, puisque ces veuves devaient porter toute leur vie le deuil de leur mari, en vêtements blancs; mais encore elle désignait une maison bâtie sur l’emplacement d’un hôtel de la Reine Blanche, que Blanche de Navarre, seconde femme de Philippe de Valois, avait occupé, durant son veuvage, «dans le voisinage peut-être de l’église Saint-Marcel, et d’une rue qu’on ne nomme point autrement, dit Sauval, que la rue de la Reine-Blanche[152]». L’hôtel de la Reine Blanche subsistait encore en 1392, puisque c’est là que Charles VI faillit être brûlé vif dans la tragique mascarade des Hommes sauvages. Sauval a trouvé dans les pièces d’archives du vieux Paris la mention de plusieurs autres hôtels appartenant aux Reines Blanches[153]. Faut-il attribuer une pareille origine à l’enseigne d’un cabaret qui existait autrefois à l’entrée du passage du Dragon, en face de la rue Gozlin, jadis rue Sainte-Marguerite, et qui s’était ouvert sous les auspices du Dragon de la Reine Blanche? Quelle était cette reine Blanche? Peut-être celle qui avait habité, selon la légende, un vaste hôtel de la rue du Vieux-Colombier, presque au coin de la rue de l’Égout-Saint-Germain, sur laquelle s’ouvrait alors l’entrée du passage. Quant au Dragon, c’était certainement celui qui figure encore au-dessus de la porte monumentale du passage et dont nous avons donné la figure à la page 40 de ce livre.
A la fin du XVIᵉ siècle, l’enseigne historique s’était montrée dans celle du château de Milan, qui rappelait l’occupation du duché de Milan par les Français pendant le règne de Louis XII. La ville de Calais fut reprise sur les Anglais, en 1558, par le duc de Guise, et le souvenir de cette importante conquête, qui rattachait à la France une de ses bonnes villes maritimes qu’elle avait perdue depuis 1347, survivait à l’événement, vingt-six ans plus tard, dans une enseigne représentant la prise de Calais[154]. On peut affirmer, du moins, que cette enseigne mémorable ne faisait pas allusion au siège que cette ville avait soutenu contre Édouard III. Il est difficile de préciser quelle pouvait être une autre enseigne historique, A l’Armée de Charles-Quint, que Noël du Faïl avait signalée dans ses Baliverneries ou Contes nouveaux d’Eutrapel, imprimés pour la première fois en 1548. Eutrapel se vante d’avoir su attraper monnoie, ce qui le rendit «sain et sauf, jusques à l’hostel, avec l’espée et la dague, bien en poinct, non pas comme toy, dit-il à Lupolde, comme toy qui vendis, dès Palaiseau, ton braquemard, revenant à Paris, lorsque la peur s’y vint loger à l’enseigne de l’Armée de l’empereur Charles-Quint[155]». Nous supposons que cette armée était celle qui envahit la Provence en 1536, et qui, après avoir répandu l’épouvante dans tout le royaume, fut bientôt forcée de se retirer, en perdant la moitié de ses soldats, décimés par la maladie et la disette. Au reste, la mention de cette enseigne, peut-être imaginaire, ressemble fort à une boutade satirique.
L’enseigne du Petit Suisse, qu’on voit encore sur le quai du Louvre, doit être un souvenir du corps de garde des Suisses, qui était là tout auprès, vers le milieu du XVIIᵉ siècle[156]: «Entre cette maison (le Petit-Bourbon) et le Louvre, disent deux Hollandais qui vinrent à Paris en 1657, il y a une petite place où l’on voit les corps de gardes françois et suisses: ils s’y mettent en haye toutes les fois que le roy sort, et presque tous les matins, lorsque S. M. va entendre la messe à la chapelle du Petit-Bourbon[157].» L’enseigne du Puits, que l’on voyait autrefois dans la rue de la Ferronnerie, avait aussi une tradition, sinon une origine historique. Selon nos deux voyageurs hollandais, qui ne quittèrent la rue Saint-Denis qu’à l’endroit où elle aboutit avec celle de la Ferronnerie, «on y montroit encore le puits où le traistre Ravaillac se cacha pour oster la vie à Henri IV[158].» On a vu longtemps dans la rue de la Ferronnerie l’enseigne du Cœur couronné percé d’une flèche, pendant à la maison en face de laquelle le roi fut tué. Ce Cœur couronné, qui est expressément désigné dans les Lettres de Malherbe, fut remplacé par un buste de Henri IV. Il y avait aussi dans la rue Froidmanteau, qui a disparu lors de la construction du nouveau Louvre de Napoléon III, une enseigne: Au roi Henri, lequel n’était pas Henri IV, puisque la maison et l’enseigne dataient de 1563[159]; mais la maison ayant été reconstruite en 1606, on conserva l’enseigne en l’appliquant à Henri IV, dont la statue en pierre subsista jusqu’en 1792; cette statue, détruite par la Révolution, avait été remplacée, sous la Restauration, par une mauvaise peinture à l’huile[160].
Nous avons un curieux exemple de la renaissance de l’enseigne historique plus d’un siècle après l’événement qu’elle reproduisait. Le comte d’Egmont, qui avait voulu délivrer les Pays-Bas du joug des Espagnols, fut arrêté par ordre du duc d’Albe et décapité en 1568; quelques hôteliers de Paris, sans doute en haine des Espagnols, imaginèrent de représenter sur leur enseigne, en 1648, la tête du comte d’Egmont posée dans un plat, comme celle de saint Jean-Baptiste. Mazarin, à cette époque, préparait déjà le traité des Pyrénées et le mariage du roi avec l’infante d’Espagne Marie-Thérèse: défense fut faite, sous peine de prison et d’amende, de prendre pour enseigne cette tête coupée[161]. Nous avons vu chez notre confrère et ami M. Paul Lacroix un tableau représentant la tête, dans un plat, du comte d’Egmont, bonne peinture qui pourrait avoir été une enseigne.
Il y avait dès lors des enseignes sur lesquelles le jeune roi Louis XIV était représenté, avec le titre d’empereur, qu’il se donnait, en effet, dans ses relations diplomatiques avec les souverains mahométans, qui se qualifiaient de même, comme l’empereur du Maroc[162]. Il ne faut pas oublier non plus que les marchands étrangers qui ouvraient boutique à Paris se plaisaient souvent à évoquer dans leurs enseignes une réminiscence de leur pays: ainsi, pendant la guerre terrible que Louis XIV faisait à la Hollande, un marchand hollandais, établi à Paris, où le retenait son commerce, avait pris pour enseigne: A la Paix perpétuelle[163]. La police, si défiante et si chatouilleuse à cette époque, ne paraît pas s’en être préoccupée plus que de l’enseigne suivante: «Au mois d’octobre 1742, raconte Barbier dans son Journal historique et anecdotique du règne de Louis XV, tous les passants, et surtout les étrangers, s’arrêtent pour lire une enseigne, élevée dans la rue Saint-Antoine, qui annonce la boutique par ces mots: A l’Empereur des François; elle a paru singulière et occasionne beaucoup de raisonnements.»
Quant aux enseignes qui portaient des inscriptions historiques, il fallait souvent s’en défier, car elles étaient tantôt antérieures et tantôt postérieures à la date qu’on pouvait leur assigner. Par exemple, l’hôtel Jean-Jacques Rousseau, rue des Cordiers, avait pris cette enseigne plusieurs années après l’époque où J.-J. Rousseau y avait demeuré lors de son premier voyage à Paris; et une seconde fois en 1745. L’hôtel de l’Empereur Joseph, rue de Tournon, qui s’appelait d’abord hôtel de Tréville, paraît avoir pris ce nom et cette enseigne quelques années avant le voyage que l’empereur Joseph II fit à Paris, sous le nom de comte de Falkenstein, en 1777; seulement, après le séjour de l’empereur, il compléta son enseigne en s’intitulant hôtel de l’Empereur Joseph II[164]. On s’exposait aussi à faire d’étranges erreurs en cherchant une enseigne célèbre dans une rue où elle n’avait jamais été. Les historiens de la Révolution se sont répétés l’un l’autre en racontant que la veille du 10 août 1792 Westermann, Santerre et les autres chefs de la conspiration révolutionnaire, qui devaient le lendemain attaquer la royauté dans le palais des Tuileries, s’étaient rassemblés secrètement à l’hôtel du Cadran bleu, dans la rue Saint-Antoine, pour dresser les plans de leur entreprise; mais il n’y eut jamais d’auberge du Cadran bleu dans la rue Saint-Antoine. C’est dans la rue de la Roquette que cette auberge existait d’ancienne date, et c’est là qu’eut lieu la réunion des conjurés[165].
J’arrive à la seconde catégorie des enseignes historiques ou commémoratives: ce sont celles qui n’ont pas de date certaine et qui semblent avoir été inaugurées en mémoire de quelque fait plus ou moins connu et plus ou moins authentique. C’est en quelque sorte le témoignage figuré d’une tradition parisienne.
Il y avait à Paris, en 1280, une enseigne de maison, A la Ville de Jérusalem, enseigne qui ne pouvait être qu’un souvenir des croisades, et même de la dernière, celle de Louis IX, qui se termina par la mort de ce saint roi, devant Tunis, le 25 août 1270. C’était peut-être aussi une pieuse réminiscence de la part d’un pèlerin au retour de la terre sainte[166]. L’enseigne de l’Arbre sec, lequel donna son nom à une rue qui le porte encore, était également un souvenir de quelque pèlerinage en Orient. Cette tradition orientale est ainsi rapportée dans le livre de messire Guillaume de Mandeville[167]: «A deux lieues d’Ébron est la sépulture de Loth, qui fut fils au frère Abraham, et assez près d’Ébron est le Membré, de qui la vallée prend son nom. Là il y a un arbre de chein, que les Sarrazins appellent Jape, qui est du temps Alozohuy, que l’on appelle l’Arbre sech, et dit-on que cet arbre a là esté depuis le commencement du monde, et estoit tousjours vert et feuillu, jusques à tant que Nostre-Seigneur mourust en la croix; et lors il seicha, et si firent tous les arbres par l’universel monde, ou ils chéirent, ou le cuer dedans pourrist, et demourèrent du tout vuides et tout creux par dedans: dont il y en a encore maint par le monde.»
Les récits mensongers des voyageurs, au retour de leurs voyages dans les pays lointains, s’étaient reflétés pour ainsi dire dans les enseignes, qui représentaient des animaux extraordinaires ou fabuleux, des plantes imaginaires, des curiosités naturelles plus ou moins étranges et fantastiques. Ainsi, on avait vu longtemps dans la rue de la Licorne une enseigne représentant cet animal, qu’on disait avoir été amené d’Afrique à Paris sur la fin du XVᵉ siècle, et dont la corne avait été déposée, après sa mort, dans le Trésor de l’abbaye de Saint-Denis. Ainsi retrouvait-on, dans les enseignes, la Syrène, l’Hydre aux sept têtes, le Mouton végétal, la Fontaine ardente, le Merle blanc, le Singe vert, etc.; en un mot, toutes les bêtes prodigieuses, toutes les singularités de la nature tropicale qui avaient figuré dans les relations de voyages aux Indes depuis celles de Marco Polo et de Mandeville. Il y a eu au XVIIIᵉ siècle, par exemple, quinze ou vingt enseignes sur lesquelles le singe vert était représenté; aujourd’hui nous ne connaissons qu’une seule enseigne, aux Singes verts, dans le passage Choiseul.
L’enseigne du Puits d’Amour, dont nous avons parlé plusieurs fois[168], devait son nom à un ancien puits situé à la pointe d’un triangle que formaient les rues de la grande et de la petite Truanderie avec celle de Mondétour. Une jeune fille nommée Hellebik, dont le père tenait un rang considérable à la cour de Philippe-Auguste, se voyant trahie et abandonnée par son amant, s’était précipitée dans ce puits et y avait trouvé la mort qu’elle cherchait. Ce fut l’origine de la célébrité du Puits d’Amour. Un écrivain moderne, qui ne cite aucune autorité sérieuse, rapporte qu’un prédicateur, qui prêchait à Saint-Jacques de l’Hôpital, dénonça en chaire avec tant de zèle et d’éloquence «les rendez-vous qu’on se donnait tous les soirs à ce puits, les chansons qu’on y chantait, les danses lascives qu’on y dansait, les serments qu’on s’y faisait, comme sur un autel, et tout ce qui s’ensuivait, que les pères et mères, les dévots et les dévotes s’y transportèrent à l’instant et le comblèrent[169]». Sauval, en effet, rapporte qu’il l’avait vu presque comblé. Il n’y eut probablement pas d’autre Puits d’Amour, mais on vit les enseignes du Puits d’Amour se répéter dans différents quartiers, car, disait Henry Sauval, «plusieurs marchands ont trouvé cette enseigne faite à leur gré, et d’autant plus qu’ils s’imaginèrent que les enseignes plaisantes, ou qui se font remarquer, attirent les chalands[170]».
L’enseigne du Chien, rue des Marmousets, au coin de la rue des Deux-Hermites, était celle d’une maison qui fut rebâtie sur l’emplacement d’une autre maison démolie, au XVᵉ siècle, en vertu d’un arrêt du Parlement contre le pâtissier qui faisait des pâtés de chair humaine avec les corps des victimes auxquelles son voisin le barbier avait coupé la gorge. Il n’y avait pas de légende mieux établie dans la Cité, et l’on se rappelait traditionnellement que la place où s’élevait la demeure des deux scélérats était restée vide et maudite pendant un siècle. Une haute borne, appuyée contre la maison et profondément enfoncée dans le sol, conservait, affreusement mutilée, l’image du chien qui fit découvrir l’effroyable association du barbier et du pâtissier[171]; l’animal grattait la terre de ses pattes et tenait un os dans sa gueule. En 1848, une fruitière y adossait son étalage et achevait de la dégrader. Un antiquaire, M. Th. Pinard, fit sur la pauvre pierre commémorative une notice qui fut publiée, avec le dessin qui l’accompagnait, dans la Revue archéologique de cette année-là[172]. Lors de la transformation de la Cité sous le règne de Napoléon III, le bibliophile Jacob adressa un mémoire à M. Haussmann, préfet de la Seine, pour le prier de vouloir bien faire surveiller l’enlèvement de la borne historique de la rue des Marmousets; ce qui fut fait vers 1864. Cette pierre fut déposée dans les magasins de la ville et réservée pour le Musée archéologique municipal. Nous ignorons ce qu’elle est devenue depuis.
Nous avions vu, il y a vingt-cinq ans, dans la rue du Monceau-Saint-Gervais, une ancienne enseigne, avec cette inscription: A l’Orme Saint-Gervais. Elle représentait un vieil arbre, à l’écorce rugueuse, dont le pied était entouré d’un parapet de pierre en forme de puits. Il est probable que c’est la même enseigne qu’on retrouve aujourd’hui dans la rue du Temple. L’orme de Saint-Gervais est resté debout, en face de l’église, pendant plus de trois siècles: c’était sous son ombrage que se tenait autrefois, après la messe, un tribunal de simple police; c’était là aussi que se payaient certains impôts de voirie. Cet arbre vénérable a subsisté longtemps après la reconstruction de l’église sous Louis XIII; les vues gravées au XVIIIᵉ siècle le représentent encore bordé de sa margelle de pierre. Ingres avait fait don au Musée de la ville de Paris d’une peinture du XVIᵉ siècle représentant les danses populaires sous un arbre qui pourrait bien être l’orme de Saint-Gervais, dans les branches duquel les musiciens ont établi leur orchestre en plein vent. L’attribution peut sembler un peu risquée; en tout cas, on en peut juger de visu au musée Carnavalet, où se trouve encore ce curieux tableau échappé par miracle à l’incendie de 1871.
Une image de saint Fiacre, qui servait d’enseigne à une maison de la rue Saint-Antoine où on louait des carrosses, donna, selon Sauval, le nom de fiacre à ces carrosses de louage, sous le règne de Louis XIII. Quinze ou vingt ans plus tard, un certain Nicolas Sauvage, facteur du maître des coches d’Amiens, loua dans la rue Saint-Martin, vis-à-vis de celle de Montmorency, une grande maison appelée, dans quelques anciens papiers terriers, l’hôtel Saint Fiacre, «parce qu’à son enseigne étoit représenté un autre saint Fiacre, qui y est encore,» dit Sauval. Nous avons établi ailleurs que le premier qui s’avisa d’avoir de ces sortes de voitures publiques s’appelait Fiacre et demeurait rue Saint-Thomas-du-Louvre. Il devint le parrain de ses successeurs. N’est-il pas tout naturel que deux des premiers se soient installés dans des maisons portant l’enseigne de Saint Fiacre[173]? «Non seulement, ajoute Sauval, le nom de fiacre fut donné aux carrosses de louage et à leurs maîtres, mais aussi aux cochers qui les conduisoient, et même je pense que cette manière de gens a pris saint Fiacre pour patron.» Malheureusement, ce nom ne fut pris qu’en mauvaise part, lorsque les entrepreneurs ne fournirent plus au public que de vieux chevaux fourbus, des carrosses mal tenus et sans rideaux, et des cochers mal habillés et malpropres.
L’enseigne des Trois Canettes, au numéro 18 de la rue de ce nom, est peut-être le produit de la légende de la cane de Montfort. «Je m’assure aussi, écrit Mᵐᵉ de Sévigné à Mademoiselle de Montpensier (30 octobre 1656), que vous n’aurez jamais ouï parler de la cane de Montfort, laquelle tous les ans sort d’un étang avec ses canetons, passe au travers de la foule du peuple en canetant, vient à l’église et y laisse de ses petits en offrande.» Cette légende a été recueillie, par un chanoine de Sainte-Geneviève, dans le Récit véritable de la venue d’une cane sauvage depuis longtemps en l’église de Saint-Nicolas de Montfort (ou Montfort-la-Cane, Ille-et-Vilaine), dressé par le commandement de Mademoiselle[174]. Enseigne et légende, c’était tout un, autrefois.
L’enseigne du Louis d’argent, que la voix populaire au XVIIIᵉ siècle avait surnommé le Louis des Frimaçons, était alors le point central de la réunion des membres de la première société secrète des francs-maçons. Ce fut dans le cabaret de la rue des Boucheries, cabaret dont le patron était un traiteur anglais nommé Hure, que fut constituée, le 7 mars 1729, la première loge des francs-maçons de Paris, par Lebreton, imprimeur de l’Almanach royal[175].
Nous finirons ce chapitre en rappelant une enseigne historique qui ne fut comprise par personne, lorsqu’un charcutier lyonnais nommé Cailloux vint l’arborer, en 1777, sur sa boutique à l’entrée de la rue des Petits-Champs (aujourd’hui nº 5): A l’Homme de la Roche de Lyon. Cette enseigne était encore inexplicable pour les Parisiens, quand M. Étienne, successeur du charcutier lyonnais, la fit repeindre en 1816. On lisait, en effet, dans la Chronique de Paris, numéro du 29 juillet 1816: «Les fortes têtes du quartier cherchent en vain quel rapport il y a entre un chevalier et des saucissons.» Nous ne pouvons mieux faire que de reproduire ici, en la complétant un peu, la notice que Balzac a consacrée à l’Homme de la Roche de Lyon: «Bon Dieu! qu’ai-je aperçu? Un chevalier cuirassé, dont le front est couvert d’un casque à visière, au milieu des boudins en bois, des saucisses, des hures en peinture, emblèmes chers aux gastronomes de la petite propriété. Mais, se demande-t-on, que fait, au milieu des pieds de cochon, ce preux chevalier? Pourquoi cette bourse qu’il offre à tout venant? Or, sachez qu’il y avait autrefois à Lyon un certain M. Jean Fléberg, né à Nuremberg en 1485, grand guerrier en même temps qu’officier de bouche de François Iᵉʳ, qui, riche et généreux, dotait de 300 francs, chaque année, vingt-cinq jeunes filles, comme de raison sages, et dans ce temps-là il y en avait beaucoup; qui sauva la ville d’une famine, fonda son célèbre hôpital, et mourut en 1546 à l’âge de soixante-deux ans. On lui a élevé un monument dans le quartier qu’il habitait, appelé la Roche ou le Bourgneuf, et deux fois la reconnaissance des Lyonnais a relevé le monument que le vernis du temps n’avait pu conserver. M. Étienne, en se plaçant sous les auspices de Jean Fléberg, a voulu prouver qu’il était de Lyon; mais, compatriote de l’Homme aux bienfaits, a-t-il hérité des pieuses dispositions de l’Homme de la Roche? Ceci ne nous regarde pas; tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’il a une boutique fort appétissante et une enseigne riche en souvenirs.
«Nous oubliions de dire que Louis XVI a ordonné, en mémoire de Fléberg, que trois filles sages seraient dotées encore tous les ans. Allons, jeunes beautés, sages et modestes, on donne encore à Lyon trois prix de vertu[176]!»
M. Dronne, successeur de M. Étienne, a pieusement, de nos jours, redoré son enseigne (nous allions dire son blason); et le fac-simile de l’antique statue de Jean Fléberg illustre toujours la devanture de la boutique, où, tout en perfectionnant l’art de la charcuterie, il a trouvé moyen de consacrer à son histoire un beau volume curieusement illustré[177].
XV
ENSEIGNES SATIRIQUES ET ÉPIGRAMMATIQUES
LES documents nous manquent pour donner à ce chapitre l’étendue et l’importance qu’il devrait avoir, car on ne saurait douter que dans une foule de circonstances les enseignes n’aient servi à exercer des vengeances ou des représailles plus ou moins motivées, plus ou moins déguisées, et cela sans doute à toutes les époques. Mais dans la plupart des cas il suffisait de la décision et de l’injonction d’un commissaire de police pour faire disparaître l’enseigne qui causait du scandale ou qui excitait des rumeurs dans le quartier. Il y eut certainement, néanmoins, des inspirateurs d’enseigne plus obstinés et plus batailleurs que d’autres pour défendre devant les tribunaux de simple police, ou même devant les Chambres et la Cour du Parlement, le droit de maintenir une enseigne qui n’était ni indécente, ni injurieuse, ni impie, mais qui blessait seulement la susceptibilité exagérée de quelques particuliers. Ce sont les pièces de ces procès à propos d’enseignes qu’il faudrait rechercher dans la poussière des archives judiciaires, mais nous n’avons trouvé, sur ce sujet curieux, que des indications sommaires et assez vagues. On peut, toutefois, se faire une idée du rôle que les enseignes jouaient dans les querelles des bourgeois et des marchands, quand on se rappelle l’usage que le clergé du moyen âge fit d’une espèce d’enseigne, en plaçant à l’entrée du chœur de Notre-Dame un marmouset hideux, en pierre, qui n’était autre que la caricature du savant jurisconsulte Pierre de Cugnière, avocat du roi sous le règne de Philippe de Valois. Pierre de Cugnière avait osé, dans l’assemblée des États généraux de 1329, s’attaquer à l’autorité ecclésiastique, en soutenant les droits du roi, le temporel contre le spirituel: ce fut pour se venger de cet adversaire que son image satirique devint pendant plus de deux siècles un objet de mépris et de dérision, ne servant qu’à éteindre les cierges de la cathédrale. Le peuple, ignorant l’origine de ces insultes vindicatives, allait brûler des cierges devant l’enseigne de M. de Cugnet et les éteignait sous le nez de ce marmouset couvert de cire et noirci de fumée.
Un petit livre populaire, intitulé les Rues de Paris et imprimé en gothique vers 1493, assure qu’on brûlait ainsi pour deux cents livres de bougies par an, et dans beaucoup d’églises de France on voyait à quelque encoignure de l’édifice une enseigne du même genre, une figure grimaçante, qu’on employait aussi à éteindre les cierges[178].
Il ne faisait pas bon se mettre en lutte avec le clergé, même sur la question des enseignes, mais les luttes de cette espèce furent sans doute assez rares et finirent toujours par la condamnation et la suppression des enseignes que l’autorité ecclésiastique avait jugées attentatoires au respect des choses saintes. Nous avons rappelé ailleurs (chap. XVI), d’après Tallemant des Réaux, le procès que le curé de Saint-Eustache dut intenter contre un cabaretier de la rue Montmartre, qui avait pris pour enseigne la Tête-Dieu. Cette enseigne était certainement injurieuse, moins par son nom de Tête-Dieu que par la représentation de cette tête, car il y eut des enseignes en l’honneur de la Véronique qui ne scandalisèrent personne. Ces enseignes impies, ou plutôt simplement indécentes, ne se montrèrent probablement qu’à l’époque des guerres de religion, au XVIᵉ siècle.
C’est également à cette époque qu’il faut faire remonter l’apparition momentanée de pareilles enseignes. «On n’épargnait pas même la religion, dit M. Amédée Berger dans son excellent travail sur les enseignes[179], et souvent la police fut obligée d’intervenir pour faire enlever des inscriptions telles que le Juste Prix (le Christ enchaîné), le Cerf mon (le sermon), le Cygne de la croix (le signe de la croix), le Singe en batiste (le saint Jean-Baptiste), et autres inconvenances qui se trouvaient jusque sur les façades des maisons de débauche.» Nous avions cru reconnaître, dans un passage des Règles, Statuts et Ordonnances de la Caballe des filous, pièce facétieuse du XVIIᵉ siècle, la caricature de ce Singe en batiste: «Un homme de chambre, botté, fraisé comme un veau, gauderonné comme un singe», et nous avions dit, à ce propos: «Une vieille enseigne de Paris représentait un de ces magots ainsi accoutrés, avec cet affreux calembour pour légende: Au Singe en batiste[180].» Ce n’est pas le personnage de cette caricature que la police avait pu mettre à l’index, mais seulement l’inscription, qui n’était qu’un jeu de mots malsonnant. Pierre de l’Estoile, dans son Journal du règne de Henri IV, rapporte une facétie non moins impertinente, que s’était permise, en 1610, un des écrivains satiriques qui raillaient impunément la Ville et la Cour, sous le pseudonyme de maître Guillaume, lequel avait rempli l’office de fou du roi. Le savant canoniste Jacques Gillot, conseiller au Parlement de Paris, ayant rassemblé et publié, par ordre de Henri IV, un recueil des Libertés de l’Eglise gallicane, on supposa que maître Guillaume avait écrit au pape: «Je vous advise que j’ay mis un bouchon et une enseigne aux Libertés de l’Eglise gallicane, pour dire qu’ici se vend le bon vin.» Nous ne croyons pas, cependant, que les Libertés de l’Eglise gallicane aient donné lieu à une enseigne politique, dont le sens eût échappé à presque tout le monde.
«La politique avait peu de part à cette ornementation des rues, dit M. Amédée Berger dans son étude sur les enseignes[181], et nous ne connaissons, en fait d’allusion aux affaires du temps, que le fait de ce marchand parisien, cité par Monteil, qui, pendant le siège de Paris, voulant bien vivre, et à peu de frais, avec tout le monde, avait écrit d’un côté de son enseigne: Vive le roi! et de l’autre: Vive la Ligue! et qui, suivant les circonstances, tournait et retournait son tableau.» Il faut descendre jusqu’à la Révolution de 1789 pour voir l’enseigne politique se produire effrontément, mais non pas toujours sans péril. On n’avait pas eu jusque-là d’autres enseignes politiques que celles des logements imaginaires que la satire attribuait aux plus grands personnages de l’Etat. Nous donnerons quelques détails sur ces enseignes imaginaires dans notre chapitre XX.
Mais si l’enseigne satirique n’osait pas s’attaquer en pleine rue aux chefs du Gouvernement et critiquer leurs actes par des caricatures ou des inscriptions plus ou moins transparentes, elle ne se faisait pas faute de vengeances personnelles, en ridiculisant des individualités quelquefois honorables et dignes de respect. Nous avons déjà vu, page 34, une maison prendre, en 1671, l’enseigne burlesque du Chat lié, par allusion malveillante à un propriétaire voisin qui s’appelait Challier. «Il y a, rapporte Tallemant des Réaux, un plumassier de la rue Saint-Honoré qui a pris pour enseigne le Grand Cyrus et l’a fait habiller comme le maréchal d’Hocquincourt[182].» En effet, Mˡˡᵉ de Scudéry, dans son roman du Grand Cyrus, où la plupart des personnages sont des contemporains avec des noms perses et grecs, avait représenté le maréchal d’Hocquincourt sous les traits du roi Cyrus. Il ne semble pas que le maréchal se soit fâché d’être métamorphosé en héros de roman et travesti en matamore dans une enseigne. A cette époque la caricature s’était emparée des Espagnols, qu’on représentait partout avec le costume le plus extravagant et le plus ridicule. Abraham Bosse en avait fourni le meilleur type dans ses estampes. On peut supposer que ces Espagnols grotesques ne furent pas épargnés sur les enseignes, puisque, par raillerie, les montreurs de bêtes savantes habillaient à l’espagnole leurs chiens et leurs singes, avec larges fraises gauderonnées.
Une enseigne qu’on peut regarder comme une satire ad hominem se voyait dernièrement encore, rue de l’École-de-médecine, au coin de la rue de l’Ancienne-Comédie. Il est probable que sa mystérieuse singularité n’a pas nui à sa conservation. «On voit sculpté sur une grande pierre incrustée dans le trumeau qui sépare les deux croisées du premier étage de la maison, dit E. de la Quérière dans ses Recherches historiques sur les Enseignes (1852), un chapeau rond, à larges bords, dont un côté est retroussé dans la forme usitée parmi la bourgeoisie du temps de Louis XIV. Ce chapeau est comme suspendu au-dessus d’une lunette de fortification, autrement dit ouvrage à cornes. Le sculpteur avait-il voulu faire de cette enseigne une malicieuse épigramme? Nous serions porté à le croire.» C’était sans doute l’enseigne d’un chapelier. La légende portait: Au Chapeau fort, équivoquant sur le mot Château fort; mais bien aussi sur les ouvrages à cornes que ledit couvre-chef était destiné à coiffer. L’enseigne du Chapeau fort est aujourd’hui conservée au musée Carnavalet.
Tallemant des Réaux nous raconte ainsi une vengeance par le moyen de l’enseigne: «Un commis borgne ayant exigé d’un cabaretier des droits qu’il ne lui devoit pas, le cabaretier, pour se venger, fit représenter le portrait du commis, à son enseigne, sous la forme d’un voleur, avec cette inscription: Au Borgne qui prend. Le commis, s’en trouvant offensé, vint trouver le cabaretier et lui rendit l’argent des droits en question, à la charge qu’il feroit réformer son enseigne. Le cabaretier, pour y satisfaire, fit seulement ôter de son enseigne le p, si bien qu’il resta: Au Borgne qui rend, au lieu du Borgne qui prend[183].»
Bonaventure d’Argonne raconte aussi la querelle d’un oiselier avec les Jésuites, à propos d’une enseigne: «Il y avoit autrefois dans la rue Saint-Antoine, à Paris, un oiselier qui prenoit la qualité de gouverneur, précepteur et régent des oyseaux, perroquets, singes, guenons et guenuches de Sa Majesté. Ces grands titres paroissoient écrits en lettres d’or, dans un riche cartouche, au-dessus de la boutique de ce personnage. La plupart des passans qui lisoient ce bel écriteau n’en faisoient que rire, mais quelques pédans qui pensèrent y être intéressés, prenant la chose au point d’honneur, en firent du bruit et s’en plaignirent comme d’une profanation des titres les plus glorieux de la république des lettres. La chose vint aux oreilles du digne précepteur, et il disoit: «Je ne sais pas à qui en ont ces Messieurs. Mes écoliers valent bien les leurs, ils sont mieux instruits, et ne sont ni si sots ni si barbouillez.» L’abbé Boisrobert, à qui j’ai ouï raconter cette histoire, ajoutoit qu’il n’y avoit que du plus ou du moins entre les écoliers de cet homme et ceux de nos collèges, tout n’aboutissant qu’à faire faire aux uns et aux autres de certaines grimaces, ou dire des mots qu’ils n’entendent point[184].»
Le sujet de l’enseigne était quelquefois plus innocent que la légende, et l’on pouvait, par le commentaire, ajouter à cette légende un caractère de malignité qu’elle n’avait pas originairement. Ainsi, à la fin du premier Empire, quand Béranger eut publié sa fameuse chanson du Roi d’Yvetot, un marchand de vin de la rue Saint-Honoré, près de la rue, aujourd’hui disparue, de la Bibliothèque, tira de la chanson son enseigne. Il commanda et exposa au-dessus de sa boutique un joli tableau qu’il ne supposait pas certainement devoir prendre jamais un caractère séditieux. C’est ce qui arriva cependant; on y vit, comme dans la chanson, une critique des guerres continuelles de Napoléon, et la police ordonna la disparition de l’enseigne. C’est alors que le rusé marchand la plaça dans l’intérieur de sa boutique, où elle est encore, au numéro 182 de la rue Saint-Honoré. La police n’entendait pas raillerie en matière d’enseignes.
La conscription, en s’établissant révolutionnairement avec toutes ses rigueurs, n’avait pas fait disparaître cependant les anciens bureaux de racolage du quai de la Ferraille, où l’enseigne du Racoleur attirait nombreuse clientèle depuis plus d’un siècle. L’arrêt d’expulsion de ces agents d’enrôlement volontaire se trouva formulé gaiement dans ce refrain d’un couplet de M. de Piis, secrétaire général de la préfecture de police:
De vendre leur vieux fer ailleurs.
Il y eut aussi, à cette époque, comme en tout temps, des querelles, des altercations, des procès pour cause de contrefaçon d’enseigne. Le fameux bureau de tabac de la Civette, place du Palais-Royal, fut en guerre ouverte contre toutes sortes de Civettes, qui avaient l’audace de dresser pavillon à peu de distance, sinon en face de l’enseigne primordiale. La contrefaçon usait de ruse pour jouir impunément du bénéfice de la concurrence.
Dans le nouveau passage Delorme, qui avait alors le privilège de centraliser la promenade des flâneurs, un marchand nommé Mercier, ayant placé sa boutique sous l’invocation du Beau Dunois, que la romance de la reine Hortense venait de mettre à la mode, le locataire de la boutique voisine fit peindre, pour son enseigne, un beau chien blanc moucheté de brun, avec cette inscription: Au Beau Danois. Les rieurs prolongèrent le débat des deux marchands, mais la police refusa d’intervenir en faveur du héros de la romance.
La police de nos jours a été aussi prudente en restant neutre dans l’exhibition d’une enseigne, des plus cocasses, qu’un écrivain public avait apposée sur son échoppe, place de l’Hôtel-de-ville. Nous ne pouvons mieux faire que de transcrire la note publiée, à cet égard, dans le Figaro du 1ᵉʳ décembre 1881: «Cette enseigne est un mascaron ou tête d’homme, à face grimacière, à dents cassées, à chevelure abondante, grosses lunettes, bonne plume d’oie derrière l’oreille, et une paire de cornes magistrales sur lesquelles sont écrits en majuscules ces mots: Demandes en séparation, qui réjouiront le cœur de M. Naquet. Mais pourquoi des cornes? C’est l’enseigne d’un écrivain public, qui, pour bien indiquer sa spécialité aux aspirants au divorce, a arboré les redoutables appendices que les épouses folâtres font pousser sur le front des maris que vous savez.»
XVI
ENSEIGNES DE SAINTETÉ ET DE DÉVOTION
NOUS ne reparlerons pas ici des images de saints et de saintes qui ornaient autrefois les enseignes de la plupart des maisons et des boutiques de Paris. Ces images multipliées témoignaient sans doute de la dévotion, qui était alors homogène et générale dans toutes les classes de la population parisienne; mais la plupart de ces bienheureuses images représentaient les corporations, les confréries et les métiers. Quelques-unes, il est vrai, rappelaient les noms de baptême des propriétaires ou des locataires de la maison; d’autres avaient été sans doute inaugurées par le fait d’une vénération spéciale à l’égard de tel ou tel saint, ou par suite d’un vœu particulier en leur honneur. Quant aux images de Notre-Dame, qui étaient si nombreuses dans les enseignes, il faut les attribuer à cette dévotion si sincère, si touchante qu’on avait pour la sainte Vierge Marie, pour la mère de Jésus, le fils de Dieu et le rédempteur des hommes. La piété naïve du moyen âge rendait un culte permanent de respect et d’adoration à ces innombrables Notre-Dame, que les enseignes mettaient sous les yeux du peuple dans toutes les rues de la ville.
Il y eut aussi, depuis le XIIᵉ siècle jusqu’au XVIᵉ, des statues de la Vierge, dans des niches, à l’angle des rues, et quoique ces statues en pierre ou en bois, souvent peintes ou dorées, ne fussent que des enseignes, on leur rendait une espèce de culte public. Non seulement on allumait, la nuit, une lampe devant la niche qui contenait la Notre-Dame, mais encore on y suspendait des ex-voto et des médailles de confréries, on y attachait des bouquets de fleurs, surtout aux grandes fêtes de la sainte Vierge. Les passants saluaient et faisaient le signe de la croix, sans s’arrêter, quand ils avaient à traverser la rue; les femmes et les enfants s’agenouillaient et marmottaient une courte prière, quoique cette Notre-Dame ne fût souvent qu’une simple enseigne d’hôtellerie ou de cabaret. Ce n’étaient pas seulement les Notre-Dame qui avaient droit à ces hommages de la part des bonnes gens du peuple. Beaucoup d’images de saints et de saintes, qui n’étaient que des enseignes aux portes des maisons et des boutiques, avaient aussi des lampes qui brûlaient devant elles pendant la nuit. Ce pieux usage dura jusqu’au milieu du XVIᵉ siècle. Vers cette époque, plusieurs statues ou images de Notre-Dame furent l’objet d’outrages et de profanations qui diminuèrent le nombre de ces enseignes vénérées. C’est à partir de ce temps-là que les niches qui contenaient des statues de Notre-Dame furent grillées, pour les préserver du fanatisme iconoclaste des huguenots, qui les brisaient à coups de pierres. On a lieu de s’étonner que quelques-unes de ces madones de la rue soient arrivées jusqu’à nous à peu près intactes. Le protestant Agrippa d’Aubigné remarquait avec quelque dépit qu’à la fin du XVIᵉ siècle il y avait encore dans toutes les rues de Paris un saint ou une Vierge dans sa niche[185].
Nous pouvons nous faire une idée du nombre d’enseignes de dévotion qu’on voyait dans les rues de Paris, en citant, d’après Berty, celles qui pendaient aux maisons dans les quartiers de la Cité, du Louvre et du bourg Saint-Germain.
CITÉ. RUE DE LA JUIVERIE, maison de l’Annonciation Notre-Dame (1485). RUE DE LA CALANDRE, maison du Paradis (1345). RUE SAINT-CHRISTOPHE, maison du Couronnement de la Vierge (1450).
LOUVRE. RUE CHAMPFLEURY, maison du Saint-Esprit (1489). RUE DU CHANTRE, maison ayant un Crucifix sur l’huis (1489), maison du Nom de Jésus (1687). RUE JEAN-SAINT-DENIS, maison du Saint-Esprit (1575), maison du Bon Pasteur (1680). RUE SAINT-HONORÉ, maison de l’Annonciation Notre-Dame (1432), maison de l’Enfant Jésus (1687), maison du Saint-Esprit (1575). RUE DU COQ, maison du Nom de Jésus (1623).
BOURG SAINT-GERMAIN. RUE DES BOUCHERIES, maison de l’Annonciation Notre-Dame (1522), maison de la Trinité (1527), maison du Seygne (cygne) de la croix. RUE DE BUCY, maison de l’Annonciation (1547). RUE DU FOUR, maison de l’Agnus Dei, maison de la Véronique (1595). RUE DU PETIT-LION, maison de l’Image Notre-Dame (1523). RUE DE SEINE, maison de l’Arche de Noé (1654). RUE DES CANETTES, maison du Chef Saint-Jean (1500).
C’étaient là des enseignes de maison, et non des enseignes de boutique, qui furent beaucoup plus nombreuses et qui changèrent souvent, au XVIᵉ siècle, quand la religion réformée fit la guerre aux images de la Vierge et des saints; au XVIIᵉ siècle, quand l’influence des poètes athées de l’école de Théophile, de Saint-Amant[186] et de Desbarreaux s’exerça jusque sur les enseignes de dévotion, qui poursuivaient leurs regards dans toutes les rues de Paris et qui leur adressaient une sorte de reproche, même à la porte des cabarets; au XVIIIᵉ siècle, enfin, quand l’action sarcastique des philosophes et des encyclopédistes répandit dans les familles bourgeoises l’hérésie d’une nouvelle secte d’iconoclastes irréligieux. Puis, vint la révolution de 93, qui n’eut pas de peine à faire disparaître les dernières enseignes, dans lesquelles s’était perpétuée une pieuse tradition de nos ancêtres. On ne s’expliquerait pas que quelques-unes de ces vieilles enseignes aient pu échapper à la fureur inquisitoriale de la persécution républicaine, si l’on ne savait pas les miracles de courage, d’adresse et de dévouement que la foi chrétienne a pu faire par l’entremise des simples et des faibles. Les enseignes de cette espèce, qui ont traversé impunément une époque terrible où elles étaient proscrites sous peine de mort, avaient été sans doute enlevées de la place qu’elles occupaient et mises en lieu sûr, sinon recouvertes de plâtre ou cachées derrière d’autres enseignes indifférentes. Nous signalerons, parmi ces rares épaves du grand naufrage des enseignes pieuses, deux enseignes sculptées du XVIIᵉ siècle, Au Caveau de la Vierge, rue de Charonne, et A l’Annonciation, rue Saint-Martin; une autre du XVIᵉ siècle, Au Bon Samaritain, nº 15, rue de la Lingerie; une enseigne en fer forgé, A l’Enfant Jésus, rue Saint-Honoré, etc. (voir ci-dessus, à la page 88).
Ces enseignes furent peut-être respectées comme objets d’art, mais nous ne croyons pas qu’on ait sauvé alors une seule des statues de la Vierge, si multipliées dans l’ancien Paris, et qu’on voyait encore avant 1789 en toutes les rues, la plupart dans des niches ou sur des piédestaux extérieurs. Beaucoup de ces statues étaient honorées, depuis des siècles, d’une sorte de culte muet, qui se traduisait par des génuflexions
et des signes de croix; quelques-unes, parmi ces
statues, avaient même été sanctifiées dans la tradition locale, par des récits de guérisons miraculeuses; quelques-unes aussi méritaient d’être conservées, dans les musées, sous le rapport de la beauté ou de la singularité de leur exécution artistique. La charmante statue de la Vierge, en marbre, qui, jusqu’en 1844, servit d’enseigne à la boulangerie Barassé, rue du Faubourg-Saint-Antoine, nº 186, provenait de l’abbaye Saint-Antoine-des-Champs, et avait été achetée en 1790 à la liquidation de l’abbaye. Elle appartient aujourd’hui à M. A. Barassé, notaire à Crécy-en-Brie[187].
L’histoire de l’une de ces saintes images a été racontée par Tallemant des Réaux[188] avec plus de malice que de naïveté: «Il y avoit sur le pont Nostre-Dame une enseigne de Nostre-Dame, comme il y en a en plusieurs lieux. Durant un grand vent, je ne sçay quels sots se mirent dans la teste qu’ils avoient veu cette image aller d’un bout à l’autre du fer où elle estoit pendue; chose qui ne se pouvoit naturellement, car le vent peut bien faire aller une enseigne d’un costé et d’autre ou l’arracher tout à fait, mais non pas la faire couler le long de ce fer. Après cela ils s’imaginèrent qu’elle avoit pleuré et jetté du sang; enfin, cela alla si loing, que Monsieur de Paris fut contraint de la faire apporter, de peur qu’on n’en fît une Nostre-Dame à miracles. Pour une bonne fois, il devroit défendre de mettre des choses saintes aux enseignes, comme la Trinité et autres semblables.»
L’enseigne du pont Notre-Dame, qui avait paru se mouvoir, qui avait pleuré, qui avait jeté du sang, exaltait au plus haut degré la superstition de la foule; mais il y eut de bons chrétiens qui s’indignèrent de cette comédie pieuse, et les protestants se mirent de la partie pour demander que les images de sainteté ne figurassent plus dans les enseignes. La Notre-Dame qui avait causé tout ce bruit étant remplacée par une nouvelle, qui, au sortir des mains de l’imagier, n’avait fait encore aucun miracle, un quidam, resté inconnu, lui tira, dit-on, un coup de pistolet, qui aurait blessé cette image si réellement, que le sang sortait de la plaie. Tout Paris y courut pour voir l’effet du miracle; par malheur, on ne pouvait reconnaître la blessure faite à l’objet de la vénération publique que par les yeux de la foi. On n’en fit pas moins une gravure qui eut beaucoup de vogue[189]. Ce n’était pas la première fois que ces attentats s’adressaient à des Notre-Dame exposées dans les rues de Paris. Le plus sage eût été de les ôter, mais on n’osa pas chicaner et contrarier les habitudes de la population bourgeoise et marchande. On continua donc de laisser les symboles les plus vénérés de la religion figurer parfois de la manière la plus indécente dans les enseignes.
Ce fut à ce sujet que le poète dramatique Edme Boursault écrivit au commissaire Bizoton cette lettre très sensée, quoique très plaisante: «N’est-ce pas une allusion grossière, mais criminelle, de faire peindre un cygne à une enseigne, avec une croix, pour faire une équivoque sur le signe de la croix? Ne devroit-on pas condamner à une grosse amende un misérable cabaretier qui met à son enseigne un cerf et un mont, pour faire une ridicule équivoque à sermon? Ce qui autorise des ivrognes à dire qu’ils vont tous les jours au sermon, ou qu’ils en viennent! Ne fait-il pas beau voir un cabaret avoir pour enseigne: Au Saint-Esprit, pour faire une impertinente allusion au nom du Maître, et quoique je le croie assez honnête homme pour n’y penser aucun mal, ne sait-il pas que le cabaret, étant un lieu de débauche, ce n’est pas là que le Saint-Esprit doit être placé? J’en dis autant de la Trinité, de l’Image Notre-Dame, et de je ne sais combien de saints qui servent d’enseignes de cabaret et qui enseignent peut-être encore pis. J’ai vu, dans une fort petite rue, qui donne d’un bout dans la rue Saint-Honoré et de l’autre dans celle de Richelieu, une de ces petites auberges ou gargotes où l’on prend des repas à juste prix, et voici quelle enseigne il y avoit: c’étoit Jésus-Christ que l’on prenoit au jardin des Oliviers ou jardin des Olives, et pour inscription de l’enseigne: Au juste pris, pour faire voir qu’on mangeoit là dedans à juste prix. Je fus si indigné contre le marchand qui avoit trouvé cette odieuse équivoque, que je ne pus retenir mon zèle, tout indiscret qu’il étoit. Je fis du bruit et menaçai même d’aller chercher un de vos confrères pour la faire abattre, et comme les commissaires sont plus craints de la populace qu’ils n’en sont aimés, la menace que je fis eut son effet, et quand je repassai l’enseigne n’y étoit plus[190].»
Tallemant des Réaux cite un autre trait de l’insolence impie des cabaretiers de Paris: «Un fou de cabaretier de la rue Montmartre avoit pris pour enseigne la Teste-Dieu; le feu curé de Saint-Eustache eut bien de la peine à la luy faire oster; il fallut une condamnation pour cela[191].» La police avait droit sans doute de faire décrocher les enseignes indécentes qui blessaient les yeux ou la conscience du public, mais une enseigne outrageante pour la religion devait certainement amener devant les tribunaux l’auteur de l’impiété ou de l’hérésie qui s’était produite, en pleine rue, de propos délibéré ou avec préméditation. On doit supposer que, dans le cours du XVIᵉ siècle, le Parlement eut à juger plus d’un procès de cette espèce. Il est avéré que les images de saints, et surtout les statues de la sainte Vierge, étaient, à cette époque, exposées à des insultes continuelles de la part des protestants, et qu’il fallut souvent garantir par des grilles ou des barreaux de fer ces statues et ces images contre les attaques nocturnes, qui se renouvelaient fréquemment, malgré la terrible pénalité que pouvaient entraîner de pareils attentats.
Lorsque les premiers imprimeurs furent venus d’Allemagne, de Hollande et de Suisse pour s’établir à Paris, ils annoncèrent, par des enseignes ou des marques mystiques accompagnées de citations de l’Écriture sainte, leur industrie, qu’on regardait comme émanée d’une inspiration divine; puis, quand les idées de réformation religieuse qui étaient entrées dans les esprits depuis Wiclef ou Jean Huss prirent une forme et un corps de doctrine sous l’influence de Luther, de Zwingle et de Mélanchthon, les imprimeurs se trouvaient tout préparés à recevoir ces idées et à les répandre; il en résulta que la Réforme se propagea rapidement dans l’imprimerie et la librairie de Paris. On peut dire avec certitude que libraires et imprimeurs devinrent la plupart sympathiques à ce mouvement général du protestantisme, que les savants et les lettrés avaient si puissamment encouragé à la cour de François Iᵉʳ. Voici quelques marques ou enseignes typographiques dont les devises sont tirées de la Bible et des Évangiles. Jean André, libraire: un cœur au milieu des flammes, avec ce mot, Christus, et au-dessous, cette inscription: Horum major charitas (c’est-à-dire: le plus grand amour des vrais chrétiens); Conrad Badius, libraire et imprimeur: un atelier d’imprimerie, avec ces mots traduits de l’Écriture: A la sueur de ton visage, tu mangeras ton pain; mais quand cet imprimeur se fut retiré à Genève pour se consacrer à l’impression des ouvrages de Calvin, il adopta une autre marque, représentant le Temps, qui fait sortir du fond d’une caverne la Vérité nue, avec ce distique pour devise:
Gilles Corrozet, libraire, avait pris pour marque et pour enseigne: un cœur, chargé d’une rose (rébus sur Cor rozet), avec ces paroles du livre des Proverbes: In corde prudentis requiescit patientia; Nicole de la Barre, imprimeur: un cœur, contenant son monogramme, surmonté de signes hiéroglyphiques, avec cette sentence biblique: Benedicite et nolite maledicere, hæc dicit Dominus (Bénissez, et gardez-vous de maudire, dit le Seigneur); Michel Fezandat, le libraire éditeur de Rabelais: un serpent, au milieu d’un bûcher, s’élance sur une main qui sort d’un nuage, et cherche à la mordre, avec ces mots: Ne la mort, ne le venin; Alain Lotrian, libraire: un écusson, à son monogramme, entre un évêque et un docteur, avec cette devise: Nulluy ne peut Jésus-Christ décevoir, etc. Les libraires et les imprimeurs attachés sincèrement à la religion catholique n’hésitaient pas à faire figurer le Christ dans leurs marques et leurs enseignes: par exemple, le libraire Jean de Brie avait dans sa marque saint Jean-Baptiste soutenant un écusson qui porte l’Agnus Dei; Guillaume Du Puy faisait représenter dans son enseigne Jésus et la Samaritaine s’entretenant auprès d’un puits.
Ce n’étaient pas là les derniers beaux jours de l’enseigne sacrée, qui se maintint en honneur jusqu’en 1789, malgré l’opposition d’un grand nombre de propriétaires, qui se refusaient à donner à leurs maisons le caractère d’un établissement catholique ou protestant. Cependant on conservait les anciennes enseignes de dévotion, et on en créait de nouvelles dans les nouveaux quartiers de Paris. Ainsi, en 1628, un propriétaire, qui fit bâtir dans la rue Mazarine quatre maisons, à la place d’une seule, que le siège de Paris avait ruinée pendant la Ligue, leur donna pour enseignes: le Port de salut, l’Image Sainte Geneviève, l’Image Sainte Catherine et la Trinité[192]. En cette même rue, la même année 1628, le nommé Salomon Champin, qui avait fait élever une maison neuve, au coin de la rue de Seine, lui donnait pour enseigne le Jugement de Salomon, pour faire allusion à son propre nom de baptême, car nous n’osons pas supposer que ce Salomon Champin était juif. Ce n’est que de notre temps qu’une enseigne juive a pu, sans aucune difficulté, être inaugurée au-dessus de la boutique d’un cordonnier israélite de la rue Croix-des-Petits-Champs, enseigne peinte, qui représentait Moïse, avec ses cornes de feu, descendant du mont Sinaï et présentant les tables de la loi au peuple d’Israël[193].
XVII
ANECDOTES SUR QUELQUES ENSEIGNES
NOUS n’avons jamais eu l’intention de rassembler ici toutes les anecdotes relatives aux enseignes de Paris; ce serait un livre à faire, plutôt qu’un chapitre de cet ouvrage. Une pareille entreprise exigerait trop de temps et trop de recherches, car il faudrait feuilleter tous les volumes d’histoire qui ont été écrits depuis qu’il y a des enseignes de maison et de boutique, c’est-à-dire depuis le XIIᵉ ou le XIIIᵉ siècle. Nous devons donc nous borner à réunir un petit nombre d’anecdotes anciennes et modernes que nous n’avons pas eu l’occasion de citer dans le cours de notre travail.
Nous ne sommes pas parvenu à découvrir quelle était l’enseigne de la maison de Nicolas Flamel, dans la rue des Écrivains, au coin de la rue Marivault, près de l’église Saint-Jacques de la Boucherie. Nous supposons que cette enseigne était l’écritoire que Flamel avait adoptée comme armes parlantes et qu’il avait fait sculpter au-dessous de son monogramme N F, sur la petite porte de son église paroissiale Saint-Jacques de la Boucherie. On voyait à la façade de sa maison de la rue des Écrivains son image et celle de sa femme Perennelle, entaillées dans la pierre; ces deux sculptures naïves, mais assez grossières, subsistaient encore vers le milieu du dernier siècle[194]. L’emplacement de cette maison du célèbre écrivain hermétique n’est plus reconnaissable, depuis les démolitions qui ont permis d’ouvrir le square de la Tour Saint-Jacques, mais on le trouve bien indiqué dans les Comptes et ordinaires de la Prévôté de Paris en 1450: «Rue de la Pierre au lait (nouvelle dénomination de la rue des Écrivains). Maison en ladite rue, près de l’église Saint-Jacques de la Boucherie, à l’opposite de la ruelle du porche Saint-Jacques, à l’enseigne du Barillet, tenant d’une part à un hôtel de l’Image Saint Nicolas, qui fut à feu Nicolas Flamel, et de présent à Ancel Chardon, et d’autre part à un hôtel où pendoit l’enseigne du Gril[195].» Ces trois maisons nous paraissent avoir appartenu à Nicolas Flamel; l’enseigne du Barillet n’était autre que celle de l’Écritoire; l’enseigne de Saint Nicolas représentait le patron de l’écrivain, et l’enseigne du Gril faisait allusion au gril ou à la grille que les secrétaires du roi et des grands seigneurs mettaient au-devant de leur signature particulière. Toutes les enseignes et tous les emblèmes que Nicolas Flamel avait fait sculpter ou peindre sur les maisons qu’il possédait à Paris, en les accompagnant d’inscriptions religieuses ou mystiques en vers, furent enlevées, à prix d’argent, par les souffleurs ou les alchimistes, qui croyaient y voir le secret de la Pierre philosophale.
L’enseigne du Cheval d’airain, qui désignait en 1581 une maison de la rue de Tournon, rappelait que cette maison, occupant l’emplacement du nº 27 actuel, avait été acquise, en 1531, pour le roi François Iᵉʳ, sous le nom d’un certain Pierre Spine, qui y fit construire des bâtiments et des hangars destinés à la fonte d’une statue équestre confiée au fondeur florentin Jean Francisque. Pierre Spine était sans doute l’entrepreneur de l’œuvre, puisqu’il dut fournir 10,000 livres de cuivre, dont six milliers environ entrèrent dans la fonte du cheval, qu’on appela le Cheval de bronze; mais il paraîtrait que la statue qui devait être sur ce cheval ne fut pas exécutée. Quant au statuaire, auteur du modèle en terre, nous croyons que c’était un artiste français, nommé François Roustien, qui touchait 1200 livres tournois de pension annuelle. On ne sait quel était ce cheval de bronze, fondu par ordre de François Iᵉʳ, ni quelle fut sa destinée. On avait cessé d’y travailler, au mois de juillet 1539, lorsque, par lettres patentes délivrées sous cette date, le roi fit don de la maison du Cheval d’airain à l’illustre poète Clément Marot, «pour ses bons, continuels et agréables services»[196]. Quelques historiens ont pensé que le Cheval de bronze qui fut placé sur le terre-plein du Pont-Neuf, avec la figure de Henri IV, fondue par Jean de Bologne et son élève Tacca, n’était autre que le cheval d’airain coulé en 1531 dans l’atelier de Pierre Spine, et resté jusque-là sans destination dans les magasins de l’État. Le procès-verbal retrouvé dans l’un des pieds du cheval[197], quand le monument fut démoli le 12 août 1792, est venu détruire cette opinion. Nous avons raconté ailleurs l’histoire de cette statue, cheval et cavalier[198].
La maison des Carneaux, dans la rue des Bourdonnais, ne devait pas avoir d’autre enseigne que les armes de la Trémoille, car c’était un véritable châtel à carneaux ou créneaux que cette maison seigneuriale, «fief de la Trémoille, dit Sauval, dont relèvent quantité de maisons tant de la rue des Bourdonnois que de celle de Béthisy[199]». De là le nom de Carneaux, donné à tout le quartier qui entourait cet ancien hôtel, dont il n’existait plus d’apparent qu’un beau donjon renfermant un escalier à vis, quand les architectes de la ville le firent démolir, en 1841, sous prétexte d’alignement. Cet hôtel, qu’il était facile de restaurer de fond en comble et qui eût offert un admirable spécimen de l’architecture du XIVᵉ siècle, avait été depuis bien des années envahi par le commerce, qui y arbora l’enseigne de la Couronne d’or, en sorte que l’hôtel de la Trémoille ne s’appelait plus que l’hôtel de la Couronne d’or. Un marchand enrichi avait alors pris la place de l’illustre Guy de la Trémoille, favori du duc de Bourgogne, ce vaillant seigneur «entre les mains de qui Charles VI mit l’oriflamme en 1393» et dont les actions éclatantes firent sortir sa famille de «l’obscurité du Poitou».
Si une enseigne de marchand parvint à éclipser le nom d’une des plus glorieuses familles de France, nous voyons d’un autre côté un grand artiste, dont l’origine était certainement très vulgaire, se faire un grand honneur de cette origine et ajouter à son nom de famille le nom de l’enseigne qu’il ne rougissait pas d’avoir vu pendre à sa maison natale. Le plus fameux architecte français du XVIᵉ siècle, «Jacques Androuet, Parisien, comme l’a dit expressément La Croix du Maine dans sa Bibliothèque françoise, fut surnommé du Cerceau, qui est à dire Cercle, lequel nom il a retenu pour avoir un cerceau ou cercle pendu à sa maison, pour la remarquer et y servir d’enseigne; ce que je dis, en passant, pour ceux qui ignoreroient la cause de ce surnom.» Jacques Androuet du Cerceau était né vers 1540, dans une maison du faubourg Saint-Germain, où son père vendait du vin aromatisé et se trouvait ainsi obligé de se conformer aux ordonnances qui prescrivaient aux marchands de vin de sauge et de romarin, ou mélangés de substances aromatiques et liquoreuses, de pendre un cerceau à la porte de leur boutique. Jacques Androuet, dit du Cerceau, signa de son surnom les premières études d’architecture qu’il grava et publia d’abord à Orléans, où il paraît avoir passé sa jeunesse, sans doute parce que son père avait des vignobles et des caves dans l’Orléanais. Quand il revint à Paris et qu’il y recueillit les Dessins et Portraits de la plupart des anciens et modernes bâtimens et édifices de la capitale, il se préparait à mettre au jour, sous les auspices de la reine mère Catherine de Médicis, les deux grands volumes Des plus excellents bâtimens de France, «dressés par Jacques Androuet, dit du Cerceau.» On rapporte même que cet habile architecte, devenu l’architecte de la reine mère et du roi, acheta une maison à l’entrée du petit Pré aux Clercs, à la porte de Nesle, et qu’il donna pour enseigne à cette maison le Cerceau, qui rappelait son origine et son surnom, «comme une espèce de titre seigneurial[200]».
Pierre Costar, écrivain prétentieux de l’école de Balzac, n’avait ni l’esprit ni le talent de Jacques Androuet du Cerceau; il fut poursuivi toute sa vie par le souvenir de son père, qui était chapelier, sur le pont Notre-Dame, à l’Ane rayé, c’est-à-dire au Zèbre. Cet honnête chapelier n’avait pas épargné la dépense pour faire élever son fils comme un savant; aussi le fils n’eut-il rien de plus à cœur que de prouver qu’il n’était pas fait pour fabriquer et vendre des chapeaux. Il commença par changer son nom de famille, qui était Coustard et non Costar, et, pour se dépayser encore davantage, il alla s’établir en province, où il passa la plus grande partie de sa vie. Ami de Voiture et de Chapelain, il eût été membre de l’Académie française, s’il avait voulu résider à Paris, où il était né; mais l’Ane rayé fut toujours pour lui une sorte de spectre qui le poursuivait partout. Il affectait de se croire et de se dire provincial; aussi Tallemant des Réaux raconte-t-il que «quelqu’un lui dit poliment qu’il feroit tort à Paris de lui ôter la gloire d’avoir produit un si honnête homme, et que, quand même il le nieroit, Notre-Dame pourroit fournir de quoi le convaincre.» Plaisante allusion à l’Ane rayé du pont Notre-Dame.
Une curieuse anecdote, que nous puisons à une source quelque peu suspecte, tendrait à faire admettre que le lieutenant de police, au XVIIIᵉ siècle, avait l’œil ouvert sur les enseignes et qu’il ne les regardait pas toujours avec indifférence. Voici ce qu’on lit dans les Mystères de la Police[201], ouvrage anonyme, dont l’auteur n’est autre que l’ardent journaliste de la Commune, Auguste Vermorel: «Une marchande de modes avait fait peindre, avec assez de soin, dans son enseigne, un abbé choisissant des bonnets et courtisant les filles de la boutique; on lisait, sous cette enseigne: A l’Abbé Coquet. Hérault, lieutenant de police en 1725, dévot et homme assez borné, voit cette peinture, la trouve indécente et, de retour chez lui, ordonne à un exempt d’aller enlever l’Abbé Coquet et de le mener chez lui. L’exempt, accoutumé à ces sortes de commissions, va chez un abbé de ce nom, le force à se lever et le conduit à l’hôtel du lieutenant général de police. «Monseigneur, lui dit-il, l’abbé Coquet est ici.—Eh bien! répond le magistrat, qu’on le mette au grenier.» On obéit. L’abbé Coquet, tourmenté par la faim, faisait de grands cris. Le lendemain: «Monseigneur, lui dirent les exempts, nous ne savons plus que faire de cet abbé Coquet, que vous nous avez fait mettre au grenier; il nous embarrasse extrêmement.—Eh! brûlez-le, et laissez-moi tranquille!» Une explication devenant nécessaire, la méprise cessa, et l’abbé se contenta d’une invitation à dîner et de quelques excuses.» C’était l’enseigne de la marchande de modes que le lieutenant général de police avait ordonné de faire enlever et de mettre au grenier. Par bonheur, les exempts n’allèrent pas jusqu’à brûler le pauvre abbé, comme on leur en donnait l’ordre. Cette même anecdote est racontée plus longuement, et avec beaucoup de bonne humeur, par Jules Janin, dans Paris et Versailles il y a cent ans (Paris, Firmin Didot, 1874, in-8º); mais il ne nous dit pas d’où il a tiré son histoire.
Il est à regretter que les renseignements nous manquent tout à fait sur les enseignes des marchandes de modes de Paris, car ces enseignes devaient être inventées et peintes par les artistes élégants et gracieux que Charles Blanc a caractérisés sous le nom de peintres des fêtes galantes. Il est impossible que Lemoine, Natoire, Boucher, Eisen, et leurs imitateurs, n’aient pas mis la main à ces enseignes qui convenaient si bien à leur imagination accoutumée à s’égarer dans l’Olympe des Amours et des Grâces. Nous possédons des adresses gravées qui nous donnent une idée très avantageuse de ce que devaient être ces enseignes. Nous savons que la marchande de modes de Mᵐᵉ du Barry avait pour enseigne: Aux traits galants; mais nous ignorons absolument de quelle manière l’artiste avait représenté ces traits galants. Nous avons vu une estampe, faite d’après une enseigne, qui représentait des Amours ou des Génies femelles coiffés de bonnets et de chapeaux, mais armés d’arcs et de flèches qu’ils lançaient à droite et à gauche. N’étaient-ce pas les traits galants de la marchande de modes? Au reste, une marchande, sous la Restauration, voulut imiter l’enseigne de la protégée de Mᵐᵉ du Barry, et elle mit au-dessus de la porte de sa boutique un tableau que l’histoire ne décrit pas, avec une inscription: A la Galanterie. Les demoiselles du magasin ne s’accommodèrent pas de cette inscription, qui semblait faite pour leur donner un renom suspect; elles se révoltèrent contre la marchande de modes et de galanterie. Il y eut même bataille de femmes, et l’enseigne disparut, pour l’honneur du beau sexe.
Une enseigne qui pouvait être aussi impertinente que celle de la Galanterie porta malheur à son éditeur responsable. «Il y avait, raconte M. E. de la Quérière, il y avait un éveillé de cordonnier, à la rue Saint-Antoine, à l’enseigne du Pantalon, qui, quand il voyait passer un arracheur de dents, faisait semblant d’avoir une dent gâtée, puis le mordait très serré et criait au renard! Un arracheur de dents, qui savait cela, cacha un petit pélican (pince de dentiste) dans sa main et lui arracha la première dent qu’il put attraper; puis, il se mit à crier au renard!» C’est Tallemant qui rapporte ce fait, dans le chapitre des Naïvetés et Bons Mots[202]; mais il ne nous dit pas quelle était cette enseigne du Pantalon. Un caleçon à pieds, un haut-de-chausses avec les bas, ou bien le bouffon masqué, qui fut un des personnages typiques de la Comédie italienne? Une enseigne analogue, A la Culotte, osa se produire, en pleine Restauration, sous l’œil pudibond de la Censure. Balzac nous apprend que cette enseigne s’étalait impunément au-dessus de la boutique de M. Detry, bandagiste, bourrier, gantier, culottier, rue du Four-Saint-Germain, nº 55: «L’enseigne représente une main qui tient une culotte de peau de daim, dont on faisait jadis usage, et au milieu de laquelle est placée une oie, oui, une oie... Qu’est-ce que cela signifie? demande-t-on en ricanant. Eh! messieurs, lisez la légende: Prenez votre culotte et laissez tomber là mon oie. Entendez-vous? Pas si bête, M. Detry, pas si bête[203].»
Il y a, il y aura toujours des enseignes menteuses, comme des enseignes trompeuses. L’hôtel du Bon La Fontaine, dans la rue de Grenelle-Saint-Germain, a pour enseigne depuis plus de cent cinquante ans un buste de La Fontaine, avec l’inscription: Au Bon La Fontaine, et personne dans le quartier n’oserait soutenir que l’auteur des Fables et des Contes n’a pas logé dans cet hôtel, auquel il aurait laissé son nom. Horace Walpole y alla descendre, sous le règne de Louis XVI, pour dire, à son retour en Angleterre, qu’il avait couché dans la maison même du grand poète français La Fontaine. Or, ce fut un neveu du fabuliste qui donna son nom à cet hôtel, en devenant propriétaire de l’immeuble, au XVIIIᵉ siècle.
L’enseigne du Fidèle Berger, rue des Lombards, date du milieu du XVIIIᵉ siècle; elle avait été peinte par un élève de Boucher, et le confiseur qui tenait ce célèbre magasin de bonbons fut longtemps le fournisseur obligé de la moitié des baptêmes de Paris. Le sujet de cette enseigne, où l’on voyait une bergère en costume d’opéra-comique, la houlette en main, assise au milieu de ses moutons et recevant de son fidèle berger une boîte de dragées, n’était que la marque de fabrique de cette maison de confiance. «Qui ne connaît ce riche et doux établissement? écrivait Balzac en 1826[204]: c’est là que l’hypocondre vient chercher des pistolets en chocolat; que le parrain court acheter les dragées du baptême, et que l’auteur de vingtième ordre apporte ses charades, ses énigmes et ses rébus. Afin de conserver son antique vogue, M. Desrosiers place, au jour de l’an, des gendarmes à sa porte.» Nous ne savons pas si M. Desrosiers était encore le patron du Fidèle Berger, au jour de l’an 1838, mais le 6 janvier de cette année-là on représenta pour la première fois, au théâtre de l’Opéra-Comique, une pièce en trois actes, intitulée: le Fidèle Berger, dont Adam avait fait la musique. Le poème, composé par Scribe et Saint-Georges, fut si mal reçu du public, que la représentation se termina au milieu du tumulte et des sifflets, et c’est à peine si le chanteur Chollet, qui s’était surpassé dans son rôle, put nommer les auteurs. On accusa le propriétaire du magasin et de l’enseigne du Fidèle Berger d’avoir monté la cabale qui fit tomber cette pièce, où la confiserie parisienne semblait tournée en ridicule. Ce fut en vain qu’on essaya de la relever dans les représentations suivantes: la cabale des confiseurs était toujours à son poste, et le Fidèle Berger dut disparaître de l’affiche de spectacle, sans avoir porté atteinte à la vieille renommée de l’enseigne de la rue des Lombards.
Je ne saurais mieux finir ce chapitre qu’en racontant les grandeurs et les décadences de deux enseignes du Paris moderne, mais sans nommer le bourreau et la victime, qui appartenaient à deux familles honorables. La génération actuelle n’a pas gardé le souvenir de l’immense mystification du Chou colossal. C’était, en 1836 ou 1837, une enseigne fort modeste de la rue Saint-Honoré. Cette enseigne représentait seulement un chou, d’assez belle venue et d’une couleur verte tout à fait réjouissante. La boutique ne contenait rien que des caisses et des boîtes chinoises, plus ou moins authentiques, assez semblables à celles qui figurent chez les marchands de thé. Sur le comptoir, une balance de cuivre et des sacs de papier de Chine. Au milieu de la boutique, un énorme vase en faïence chinoise, d’où s’élevait un chou gigantesque, haut de six ou sept pieds, ayant au moins quinze pieds de circonférence. Ce chou extraordinaire était entièrement desséché et, pour en mieux assurer la conservation, on l’avait soigneusement repeint et verni comme un tableau. M. X..., l’inventeur du Chou colossal, avait fait annoncer dans tous les journaux et sous toutes les formes de l’annonce que ce chou, originaire de la Chine, n’était pas plus difficile à cultiver que le chou ordinaire et arrivait aisément à une grosseur monstrueuse, qui lui donnait un poids de 15 à 25 kilogrammes. M. X... avait compté sur la crédulité naïve de tous les planteurs de choux de la France et de l’étranger. Ils accoururent, en effet, de toutes parts, et ils achetèrent, au prix de 20 francs la livre et même davantage, des graines de chou ordinaire, que leur vendait le plus sérieusement du monde l’auteur de cette prodigieuse spéculation. Il s’était promis de faire sa fortune en moins d’une année, et il l’aurait faite si la passion du jeu n’eût dérangé les plans de son audacieuse escroquerie.
M. X... était marié, mais sa femme, une honnête et digne femme, n’avait pas voulu s’associer aux faits et gestes de son mari; elle l’avait abandonné aux inévitables conséquences de l’entreprise du Chou colossal, et, en se séparant de lui, elle était allée, rue de Richelieu, ouvrir un magasin de lingerie et occuper une superbe boutique, décorée dans le style moyen âge avec des statuettes et des inscriptions gothiques, à l’enseigne du Sergent d’armes. Cette dame était fort ingénieuse et très habile, mais elle avait malheureusement dépensé aux bagatelles de l’enseigne une partie des fonds que son jeune frère avait mis à sa disposition. Le succès de la boutique moyen âge et du Sergent d’armes n’eut qu’un temps; les affaires de la lingerie ne prospéraient déjà plus au moment où celles du Chou colossal n’avaient produit partout que de petits choux cabus et quelquefois même de petits choux de Bruxelles. Notre escroc, ruiné par le jeu, ne ferma boutique que pour échapper aux revendications de ses dupes et aux poursuites de la justice. Il osa se présenter chez sa pauvre femme pour lui demander une somme d’argent avec laquelle il pût quitter la France. Cette somme, la pauvre lingère ne l’avait pas; elle n’avait même plus les moyens de la trouver. Furieux, désespéré, le misérable tira un poignard et en frappa sa femme, qui gisait mourante à ses pieds, lorsque le frère, qui était près de là, dans l’appartement de sa sœur, accourut aux cris, un pistolet à la main: «Scélérat! cria-t-il, en dirigeant son pistolet sur l’assassin; fais-toi justice et sers-toi de ton poignard pour te soustraire à l’échafaud!» Et, comme l’assassin, tremblant, ne savait plus que répondre, il lui mit le pistolet dans la main et le força de se brûler la cervelle. Le misérable tomba mort auprès de sa victime. L’enseigne du Sergent d’armes et celle du Chou colossal disparurent à la fois.
XVIII
ENSEIGNES ARMORIÉES
NOUS avons lu quelque part que les armoiries de la noblesse ne sont pas antérieures aux enseignes des artisans et des marchands, et que les unes, comme les autres, furent inventées presque en même temps et dans le même but, qui était de se distinguer et de se faire connaître. La définition du mot ENSEIGNE, que nous avons déjà citée (voir p. 28), d’après le Dictionnaire étymologique de la langue françoise, par Ménage, donne raison, en effet, à ce rapprochement historique, qui n’a pas été fait avec intention de rabaisser les armoiries de la noblesse: «Enseigne, dit Ménage, c’est une marque qui, aidant à discerner quelque personne, ou quelque chose, d’avec une autre, la fait connaître: l’enseigne d’une maison, d’une hôtellerie, d’une compagnie de gens de pied; une enseigne, qui se portoit autrefois au chapeau ou en quelque autre endroit; l’enseigne d’un sergent ou d’un messager, qui est une chose semblable à ce qui s’appelle l’émail, à l’égard des hérauts d’armes; et de là cette façon de parler: à telles enseignes; d’insigne ou d’insignium.» L’un et l’autre mot latin étaient employés, au moyen âge, pour désigner également l’écu armorié d’un noble et l’enseigne d’une boutique. Il est donc tout naturel que, dès l’origine, les enseignes des maisons et des marchands se soient approprié les armoiries de la noblesse.
Ces armoiries, d’après l’opinion des historiens les plus judicieux, ne remonteraient pas au-delà des croisades. On ne saurait pourtant confondre les armoiries nobiliaires avec les emblèmes figurés et les hiéroglyphes de fantaisie qui furent de tout temps représentés sur les boucliers et les drapeaux (insignia) des gens de guerre, car il fallait bien qu’un chef, couvert d’armes défensives qui lui cachaient le visage, portât sur lui quelque insigne destiné à le faire reconnaître de ses soldats dans la mêlée d’une bataille. Ce sont ces signes caractéristiques et qualificatifs qui devinrent, à l’époque des croisades, la marque distinctive de la noblesse militaire et qui formèrent par la suite les armoiries héréditaires des familles nobles. La première croisade date de 1090. Il est possible que les enseignes proprement dites aient paru vers la même époque dans les villes, quoique la première enseigne connue ne date que du commencement du XIIIᵉ siècle. N’est-il pas permis de supposer que parmi les croisés qui avaient pris l’enseigne de la Croix sur leurs vêtements il y en eût quelques-uns qui, empêchés de partir pour la croisade, arborèrent sur leurs maisons la croix, qu’ils s’honoraient d’avoir prise comme un vœu de faire tôt ou tard le voyage de la terre sainte? Ce serait là une explication rationnelle de l’usage multiplié et général du signe de la Croix dans les enseignes de maisons et de boutiques, Croix rouges, Croix blanches, Croix d’or ou d’argent, qui représentaient une espèce de croisade des enseignes.
On ne saurait, d’ailleurs, méconnaître l’analogie singulière et incontestable qui existe entre les figures de l’écu armorial et celles des plus anciennes enseignes. On voit dans les enseignes, comme dans les armoiries, les mêmes figures empruntées à tous les objets qui ont une forme et un nom dans la création de Dieu et dans celle des hommes; bien plus, par les enseignes, ces figures sont reproduites avec les couleurs et les émaux variés qu’elles ont dans les armoiries. Il n’y a de différence que dans le champ ou le fond sur lequel les figures sont peintes: la couleur ou le métal de ce champ n’a pas d’importance dans une enseigne; il est, au contraire, un des caractères de l’armoirie. On trouverait dans l’Indice armorial (1635) de Louvan Geliot non seulement la sommaire explication de tous les mots utiles au blason des armoiries, mais encore presque tous les noms des figures que représentaient les enseignes. Ici, ces figures appartiennent à la nature humaine: le corps de l’homme, sa tête, son bras, sa main, sa jambe, etc.; là, à la nature physique: le soleil, la lune, le croissant, les étoiles, etc.; ici, à la nature animale: le lion, le cheval, le chien, le loup, le serpent, le poisson, etc.; là, à la nature végétale: l’arbre, la feuille, la fleur, le fruit, etc. Puis, viennent toutes les figures des instruments, des ustensiles, des objets divers qui sont l’œuvre de l’homme: dans les armoiries, on remarque de préférence quantité d’objets matériels de la vie chevaleresque et nobiliaire; dans les enseignes, beaucoup d’objets qui rappellent la vie bourgeoise et marchande. En un mot, enseignes et armoiries offrent l’image diversifiée de tout ce qui frappe les yeux et la pensée dans l’existence des peuples. C’est en 1150 qu’on vit apparaître le Blason ou l’Art héraldique, qui posa les règles de l’ordonnance des armoiries; ce fut certainement vers ce temps-là que les enseignes, par la loi de l’imitation, prirent au blason tout ce qu’elles pouvaient lui prendre.
M. Firmin Maillard, qui a fait une très bonne notice sur les enseignes[205], n’a pas remarqué les rapports analogiques que nous constatons entre les enseignes et les armoiries, à l’origine des unes et des autres; mais il énumère cependant nombre d’enseignes de Paris, la plupart très anciennes, qui auraient dû l’éclairer sur le rapprochement naturel qu’on peut faire des armoiries et des enseignes, du moins à leurs origines communes et simultanées. M. F. Maillard indique seulement le blason comme une des sources où les faiseurs d’enseignes ont puisé: «Les animaux, les astres, la religion, le blason, les ustensiles, les outils, fournissaient aussi leur contingent aux enseignes; les animaux, dans une grande proportion, et, chose curieuse, les outils dans la moindre; ainsi nous trouvons le Lion d’Or, le Lion d’Argent, le Cheval de toutes les couleurs, le Cygne, le Dauphin, le Mouton, les Lévriers, les Coulons (pigeons), le Paon, le Coq, les Singes, les Connins (lapins), la Limace, les Pourcelets, l’Écrevisse, le Papegaut (perroquet), la Hure de Sanglier, le Pied de Biche, la Queue de Renard, et la Corne de Cerf, qui est une des plus anciennes et qui toujours a été employée; et pour les outils, le Maillet, le Rabot, la Navette, les Ciseaux, la Faux et la Serpe.» Comment M. Firmin Maillard ne s’est-il pas aperçu que la plupart de ces enseignes étaient des emprunts faits aux armoiries? On rencontrait jadis dans les vieilles enseignes de Paris d’autres emprunts, encore plus caractérisés, qui accusaient davantage la fréquente similitude de l’enseigne du blason et de l’enseigne de la rue. Aussi, sans parler du Signe de la Croix, qui rattache sans doute aux croisades les enseignes, nous aurions à signaler, parmi celles que Berty a relevées et qui étaient les plus anciennes de la Cité et du quartier du Louvre, la maison du Heaume, la maison de l’Epée, la maison de l’Epée rompue, la maison de la Housse, etc.
On sait que les armoiries adoptèrent une foule d’animaux chimériques, qui ne s’étaient montrés que dans les récits des voyageurs crédules ou menteurs, qui, au retour de leurs voyages dans des pays lointains et presque inconnus, ne manquaient pas de charger de contes et de détails extraordinaires leurs récits, d’autant plus curieux qu’ils étaient incroyables. Le blason et les enseignes firent leur profit de ces inventions fantastiques. «Les sauvages, les arbres secs, les singes verts et autres merveilles des pays lointains, dit M. Alfred Maury[206] avec beaucoup d’ingéniosité, étaient mis peut-être sur les enseignes des auberges, par flatterie pour les voyageurs, comme échantillons des souvenirs et surtout des belles vérités qu’ils rapportaient de loin.» En effet, la description des animaux imaginaires défrayait alors les relations des voyageurs. La licorne et le paon blanc étaient au nombre de ces animaux, quoiqu’on eût apporté à Paris, au XIIIᵉ siècle, un paon blanc et une prétendue licorne, qui laissèrent leurs noms à deux rues, où on les montrait au public moyennant une modique redevance; on y avait vu aussi plus d’une fois des hommes sauvages, d’une taille énorme, avec de longs cheveux et une grosse barbe touffue; mais les singes verts, que des voyageurs se vantaient d’avoir rencontrés en Afrique, on ne les vit jamais que sur les enseignes et sur quelques écussons d’armoirie tout à fait réfractaires aux lois du blason. Quant à l’Arbre sec, dont le blason s’était emparé plus volontiers que des Singes verts, c’était, nous l’avons dit, un arbre mystérieux, dont il est question dans les anciens fabliaux et que les pèlerins qui revenaient de Jérusalem assuraient être allés voir non loin de la vallée de Josaphat. Quelques autres croyances fabuleuses, le Phénix, la Sirène, etc., avaient été aussi consacrées par les armoiries et les enseignes.
Les hôtels construits ou habités par des familles nobles portaient comme enseignes, au-dessus de la porte d’entrée, les armes sculptées ou peintes de ces familles. Ces écussons nobiliaires excitèrent sans doute la convoitise des marchands, qui voulurent aussi avoir des armoiries pour enseignes, et qui placèrent leur industrie ou leur commerce sous la protection de l’Écu de France ou d’un autre écu armorié de province ou même d’abbaye. Personne n’y trouvait à redire, et l’on voyait de tous côtés se multiplier ce genre d’enseigne. Nous croyons, cependant, que l’Écu de France n’était pas à la libre disposition de tous les marchands qui voulaient le prendre pour enseigne, et qu’il appartenait de préférence aux fournisseurs privilégiés du roi et des princes du sang. Les hôtelleries, qui payaient une forte redevance pour avoir droit de logis public, et peut-être aussi comme droit d’enseigne, se trouvèrent bien de la prise de possession d’un écusson royal ou princier, français ou étranger. Voici, d’après Adolphe Berty, une petite liste des anciennes maisons à écussons que cet archéologue avait rencontrées, à différentes dates, dans quelques rues de la Cité, du quartier du Louvre et du quartier Saint-Germain-des-Prés. On pourra, d’après cette énumération, se faire une idée de la multitude d’enseignes du même genre qui devaient exister aux mêmes époques dans les autres quartiers de Paris.
CITÉ. rue aux Fèves, maison de l’Écu de France (1423-1600). rue Saint-Christophe, maison de l’Écu d’Orléans (1425-1601), maison de l’Écu de Bretagne (1545-1575). rue de la Licorne, maison de l’Écu de Bourgogne (1633). rue de la Lanterne, maison de l’Écu de Pologne (1575-1605).
QUARTIER DU LOUVRE. rue du Chantre, maison de l’Écu de Bretagne (1700). C’était une hôtellerie qui avait eu tour à tour l’enseigne du Cheval rouge et celle du Cheval blanc; maison de l’Écu de France (1489). rue du Coq, maison de l’Écu (1687), maison de l’Écu de France (1399). rue Fromenteau, maison de l’Écu de France (1572-1655); autre maison avec la même enseigne (1571). rue Saint-Thomas-du-Louvre, maison de l’Écu de Navarre (1531-1628); rue Saint-Honoré, maison de l’Écu de Navarre (1531). Elle devint, en 1640, maison de l’Écu de France, après avoir été maison du Cheval rouge; ce devait être une hôtellerie. Maison de l’Écu de Pologne (1586-1640), maison de l’Écu vert (1624), maison de l’Écu de Bretagne (1410).
QUARTIER DU BOURG SAINT-GERMAIN. rue Saint-Jean-Saint-Denis, maison de l’Écu de Berry (1308). rue des Boucheries, maison de l’Écu de France (1405-1695). rue-neuve-Saint-Lambert, plus tard rue de Condé, maison du Petit Écu de France (1517-1648).
Nous avons rencontré, dans les Comptes du Domaine de Paris pour l’année 1421[207], l’écu d’un prince de la maison de France, égaré dans une des rues les plus malhonnêtes de la ville: «De Jean Jumault, etc. Pour les rentes d’une maison, cour et estables, ainsi que tout se comporte, scéant à Paris en la rue Grate..., près de Tire..., où pend l’enseigne de l’Écu de Bourgogne, étant en la censive du roi». Cette maison, qui devait être une hôtellerie mal famée, nous rappelle, à quatre siècles en arrière, la fameuse chanson de Vatout intitulée: l’Écu de France. Mathurin Régnier n’eût pas rougi de loger à cette enseigne, lui qui, dans ses vers, envoie sa chambrière jusques à l’Escu de Savoie. Ces enseignes à l’écu étaient encore en faveur au XVIIIᵉ siècle, mais elles disparurent toutes pendant la Révolution, quand elles eurent été mises hors la loi par la République. On raconte qu’une enseigne de cette espèce, la dernière qui ait protesté contre les enseignes à la Guillotine, fit trancher la tête à son imprudent défenseur, lequel osa répondre devant le tribunal révolutionnaire que, pour témoigner de son respect aux règlements de la police républicaine, il ferait peindre sur son enseigne la France sans un écu.
Les artisans et les marchands avaient toujours été fiers de mettre un écu armorié sur leur maison ou sur leur boutique. Ne pouvant se faire anoblir individuellement, même à prix d’argent, ils demandèrent et obtinrent, en juillet 1629, des armoiries pour cinq des six grands corps de métiers, et cela, grâce à l’influence de Christophe Sanguin, seigneur de Livry, prévôt des marchands[208]: il fut donc permis aux marchands merciers, grossiers et joailliers de la ville de Paris de prendre pour armoiries trois nefs d’argent à bannière de France, un soleil d’or à huit rais en chef, entre deux nefs, sur champ de sinople; aux marchands drapiers: un navire d’argent à bannière de France, flottant, un œil en chef, sur champ d’azur; aux marchands épiciers et apothicaires: un coupé d’or et d’azur, et sur l’azur une main d’argent tenant des balances d’or, et sur l’or deux nefs flottantes, aux bannières de France, accompagnées de deux étoiles à cinq pointes de gueules, avec la devise en haut: Lances et pondera servant; aux marchands bonnetiers: cinq nefs d’argent aux bannières de France, une étoile d’or à cinq pointes en chef, sur champ violet pourpre; aux marchands de vin, qui avaient remplacé les pelletiers dans les six corps: un navire d’argent à bannière de France, flottant, avec six autres petites nefs d’argent à l’entour, une grappe de raisin en chef, sur champ d’azur. Dieu sait si les membres de ces cinq corps se firent faute d’exposer sur leurs enseignes ces belles armoiries blasonnées par d’Hozier, juge d’armes de France! Les orfèvres, qui n’avaient pas voulu recevoir d’armoiries nouvelles, déclarèrent se contenter de celles qu’ils tenaient de saint Louis: de gueules, à la croix denchée d’or, cantonnée au premier et au quatrième d’une couronne d’or, et au second et au troisième d’un ciboire couvert d’or; au chef d’azur semé de fleurs de lis d’or sans nombre, avec cette devise: In sacra inque coronas. Plusieurs communautés, envieuses de ces armoiries attribuées aux six corps, se donnèrent, de leur propre autorité, des armes parlantes, dans un écu factice, où les couleurs et les émaux n’étaient pas toujours conformes aux lois de la science héraldique. Les perruquiers, qui faisaient remonter au règne de saint Louis l’origine de leur corporation, se contentèrent d’un écusson d’azur avec des fleurs de lis sans nombre. Tous ces inventeurs d’armoiries marchandes eurent à payer, en guise d’amende, ou à titre de confirmation, le droit d’armoiries, quand l’édit du roi de 1696 ordonna de prélever, sans examen contradictoire, ce droit sur tous ceux qui avaient des armoiries ou qui s’étaient targués d’en avoir. La vanité des bourgeois et des marchands fut mise ainsi à contribution au profit du roi. Ils y gagnèrent, toutefois, de n’avoir plus à craindre les recherches et les vexations des juges d’armes, qui enregistrèrent d’office, ne varietur, ces armoiries de métiers. Ce fut, en quelque sorte, l’établissement de la noblesse marchande: «J’ai vu, dit Charles Maurice[209], les boutiques des perruquiers de Paris peintes en bleu d’azur sur toute leur étendue extérieure, et parsemées de fleurs de lis. C’était un privilège de leur corporation.»
Les marchands, très friands de noblesse, parvenaient souvent à faire souche de nobles. On sait que le duc de Villeroy descendait d’un marchand de poissons enterré aux Innocents. Sous Louis XIII, Castille, gendre d’un président du Parlement, était marchand à l’enseigne des Trois Visages; il s’anoblit d’une étrange manière, en se faisant passer pour le descendant d’un bâtard de Castille. Sa grande fortune fit le reste, la fortune étant, comme on disait, la meilleure savonnette à vilain. Un satirique du temps de Louis XIV[210] a raconté ainsi un de ces anoblissements de marchands, et l’anecdote suivante vient à l’appui de cette dédaigneuse révélation de Ménage: «Les armoiries des nouvelles maisons sont, la plus grande partie, les insignes de leurs anciennes enseignes.»