Histoire des enseignes de Paris
Aussitôt l’écusson d’argent se vit couvert,
Un lion de sinople ensuite l’on applique
Sur le champ argenté, mais lion magnifique,
Mais lion lampassé, rampant, onglé, gueulé,
Et qui sentoit beaucoup son noble signalé:
Ensuite il prit le nom d’une maison illustre,
Et par là prétendit mettre la sienne en lustre.
Certain marquis en eut quelques milliers de louis,
Marquis de qui les biens s’étoient évanouis,
Noble, mais qui devoit jusques à sa chemise,
Et, pour trancher le mot, gueux comme un rat d’église.
Jamais homme ne fut ni plus fat ni plus vain,
Que (déguisons son nom) ce Monsieur le vilain....
Un de ces beaux messieurs, fils d’un vendeur de sarge,
Devint un gros Monsieur, mais en fort peu de temps....
L’enseigne se mariait souvent avec l’écusson nobiliaire, qu’elle redorait. Ainsi, en 1690, Fleuriau d’Armenonville ayant épousé la fille de Gilbert, le marchand de draps à l’enseigne des Rats, on le chansonna sur l’air de Pierre Bagnolet, alors fort à la mode, et les Rats revenaient dans chaque couplet. Le seigneur d’Armenonville n’en fit pas moins bonne figure avec la dot de sa femme, lorsqu’on chantait autour de lui:
Jean Gilbert et Montferrant;
L’un jadis fut rat de ville,
Et l’autre fut rat des champs[211].
Le contrôleur général Philibert Orry avait bravement arboré sur son écu le Lion grimpant, enseigne du libraire Orry, son grand-père; et l’on a prétendu que les mains apaumées du blason des Potiers, ducs de Gèvres, etc., n’étaient autre chose que les gants qui servaient d’enseigne à leur aïeul le marchand pelletier.
Il ne faut pas oublier que l’enseigne a quelquefois fait le nom d’une famille, qui s’est anoblie avec son sobriquet d’enseigne. Les Trudaine, par exemple, qui s’élevèrent par la noblesse échevinale à la noblesse de cour, et qui comptaient dans leur famille, au XVIIIᵉ siècle, un prévôt des marchands, deux membres de l’Académie des sciences, un économiste, ami de Turgot, et deux poètes, amis d’André Chénier, devaient leur nom à l’enseigne d’un de leurs ancêtres. Cette enseigne, la Truie qui daine, c’est-à-dire la Truie qui fait la daine ou la dame, avait formé le surnom de Truie daine, et ce surnom, en passant par la bouche du peuple, laissa le nom de Trudaine[212] au marchand, qui le légua à ses enfants avec sa fortune honorablement acquise et sa réputation d’honnête homme, si dignement continuée par ses descendants.
XIX
ENSEIGNES EN RÉBUS
CES sortes d’enseignes, qui ont eu un moment de vogue vers la fin du XVIᵉ siècle, parmi le peuple de Paris, ne nous paraissent pas avoir existé avant la première moitié de ce siècle-là. On trouve, en effet, dans Rabelais, de véritables rébus, auxquels il ne manque que d’être représentés en figures. Clément Marot, dans son épître du Coq-à-l’âne, qui doit être de l’année 1536 ou 1537, a parlé le premier du rébus de Picardie, et en a donné un spécimen, en disant:
Une estrille, une faux, un veau,
Cela fait estrille fauveau.
Plusieurs enseignes de cette époque, en effet, avaient adopté ce rébus de l’Estrille fauveau. Tabourot, dans ses Bigarrures du Seigneur des Accords, dont le premier livre a paru d’abord en 1572, s’est donc trompé, quand il ne fait remonter la mode des rébus qu’à l’année 1567 ou 1568. Voici comme il raconte l’origine de cette drôlerie plus amusante que spirituelle[213]: «Sur toutes les folastres inventions du temps passé, j’entends depuis environ trois ou quatre ans en ça, on avoit trouvé une façon de devise par seules peintures, qu’on souloit appeler de Rébus, laquelle se pouvoit ainsi définir, que ce sont peintures de diverses choses ordinairement cognues, lesquelles, proférées de suite sans article, font un certain langage; que ce sont équivoques de la peinture à la parole. Est-ce pas dommage d’avoir surnommé une si spirituelle invention de ce mot rébus, qui est général à toutes choses et lequel signifie des choses...? Quant au surnom qu’on leur a donné de Picardie, c’est à raison de ce que les Picards, de tous les François, s’y sont infiniment plus adonnez et délectez.» Étienne Tabourot nous offre ensuite de nombreux exemples des rébus de Picardie, qu’il va chercher jusqu’en Italie; mais nous n’avons à nous en occuper qu’au point de vue des enseignes de Paris.
«Je vay donc commencer, dit-il, à ce que j’ay remarqué, et premièrement aux enseignes de Paris, car ce sont rébus équivoquaux sur le langage usité en icelles, lequel, comme tesmoigne Glarean, De opt. lat. græcique sermonis pronontiat., attribué par aucuns à Erasme, abhorre les R R et ne les prononce sinon à demy, au lieu de S, comme Jerus Masia.» Ainsi, pour les enseignes en rébus, on avait soin de reproduire en quelque sorte le langage du peuple de Paris, avec sa prononciation, dans les figures qu’on employait pour l’interpréter. Cette prononciation populaire était représentée aussi exactement que possible dans une enseigne que Sauval a citée, sans aucune observation[214], et qui n’a pas été bien comprise depuis par ceux qui l’ont mentionnée d’après cette citation. Cette enseigne, selon Tabourot, était placée «devant le logis d’un invitateur pour les morts», c’est-à-dire d’un clocheteur des trépassés, qui allait, de rue en rue, sonnant sa clochette, avertir les parents et les amis de venir assister aux obsèques d’un mort. «Elle est ainsi, dit Tabourot: un os, un sol neuf, des poulets morts, autrement trespassez, qui se prononce, selon leur dialecte: Os sou neu poulets trespassez, c’est-à-dire: Aux sonneurs pour les trespassez. Son voisin, le reprenant, disoit qu’il devoit peindre de ces trinquebaleurs de cloches, qui portent une robbe courte d’audience, allans par les rues de Paris.»
Tabourot décrit, à la suite de cette enseigne, quatre autres enseignes, qui étaient également parisiennes et du même dialecte que la précédente: une seule de ces enseignes était connue, comme la première; c’est celle qui avait fourni le nom de la rue du Bout-du-monde et qui a subsisté jusqu’au milieu du siècle dernier. «Selon le mesme dialecte, dit Tabourot, on a fait ceste-ci, d’un soldat qui appareille une poulle, et y a au dessous: Au compagnon pour la pareille, quasi dicat: Poule appareille.
«Un os, un bouc, un duc, un monde sont prins pour dire: Au bout du monde.
«Aux babillars, pour dire un homme qui bat des billars.
«A la place Maubert est celle-ci: Au poing d’or et moins d’argent, rapportée par un poing doré et une main argentée.»
Citons encore deux rébus d’enseigne, qui pourraient bien, surtout le second, avoir figuré sur des enseignes de Paris. «Un G d’or et un G d’argent signifie de mesme: J’ay d’or, j’ay d’argent, car on prononce jé, au lieu de j’ay.
«Aux Chassieux, pour des chats qui scient un plat de bois, quasi: Aux chats sieurs.»
Ces rébus de Picardie, qui s’étaient glissés jusque dans les armoiries, avaient eu sans doute plein succès dans les enseignes, mais ces enseignes ont bientôt disparu, et nous n’en retrouvons qu’un petit nombre qui datent de l’origine du rébus. Les plus anciennes sont celles des libraires; la plus compliquée est celle de Guillaume Godard, qui demeurait sur le pont au Change, devant l’horloge du Palais, à l’enseigne de l’Homme sauvage; voici la description de ce rébus, gravé sur cinq lignes au verso du titre d’une édition des Heures de Nostre-Dame à l’usaige de Paris, imprimée en 1513; 1ʳᵉ ligne: un salut d’or, monnaie du temps, un os, NS, la Vierge Marie à genoux devant Jésus crucifié; ce qui signifiait: Saluons Marie priant Jésus en croix; 2ᵐᵉ ligne: N, un os, le signe abréviatif de la syllabe con, une scie, une anse, deux éperons, une sappe ou prison, ce qui signifiait: En nos consciences espérons sa paix; 3ᵉ ligne: le signe abréviatif de je, A, Dieu le père, un monticule, un cœur, et la note de musique mi, ce qui signifiait: J’ay à Dieu mon cœur mis; 4ᵉ ligne: le signe abréviatif de je, une poire, un parc de chasse ou de pêche en osier, A, X, ce qui signifiait: J’espère paradis; 5ᵉ ligne, un loup, un ange, A, Dieu le père, C, ce qui signifiait: Louange à Dieu soit. Le rébus de l’enseigne de Jean de Brie, gravée également sur le titre d’un livre d’Heures à l’usaige de Paris, nous donne l’adresse du libraire et de son associé Jean Bignon, demeurant
rue Saint-Jacques en 1512: In vico Sancti Jacobi, à la Limace, cy me vend et achate. Cette légende, moitié latine, moitié française, est ainsi représentée: Ī, une vis, un coq, un saint Jacques en costume de pèlerin, A, la note de musique la, une limace, une scie, ME, un van, EA, une chatte. Un autre libraire, nommé Jehan de la Landre, dont nous pouvons nous représenter l’enseigne en rébus, demeurait, en 1566, au jeu de paume des Rats bottés, dans le faubourg Saint-Marceau[215].
Sauval cite quatre enseignes en rébus, sans nous apprendre dans quelles rues elles se trouvaient: «Quant aux enseignes, dit-il, le ridicule qui s’y trouve vient d’un mauvais rébus: A la Roupie, une pie et une roue; Tout en est bon, c’est la Femme sans tête; la Vieille Science, une vieille qui scie une anse; Au Puissant Vin, un puits dont on tire de l’eau[216]».
L’enseigne du Puits sans vin, ou Puissant Vin, devait être assez commune à Paris, puisque Berty nous indique une maison du Puits sans vin, dans la rue Saint-Honoré, avec la date de 1713. Une autre enseigne, sculptée en bas-relief et peinte, qu’on voit encore dans la rue Mouffetard, à la porte d’un épicier qui y a fait ajouter, de chaque côté, en pendentifs, deux pains de sucre, avec cette légende: A la bonne Source, représente deux francs lurons qui tirent de l’eau d’un puits et qui pourraient bien avoir figuré autrefois à la porte d’un marchand de vin dans une enseigne du Puits sans vin. Berty a signalé encore, sans le savoir, une enseigne en rébus, dans la rue Fromenteau, où se trouvait la maison du Mal assis, en 1568: le mal assis était généralement un coq perché sur une patte. Quant à la maison du Chat lié, dans la même rue, en 1671, cette enseigne en rébus faisait allusion, nous l’avons dit, au nom de Robert Challier, qui avait été propriétaire d’un hôtel voisin[217].
Le Signe de la Croix, un cygne au pied d’une croix qu’il enlace avec son cou, et le Bon Coing, avec ce fruit odorant, qui veut dire le bon coin, se retrouvent encore sur beaucoup d’enseignes de Paris, sans avoir changé de sens ni de caractère depuis des siècles. Nous avons aussi, en plusieurs endroits, notamment rue Saint-Denis, rue des Deux-Écus, et rue Vauvilliers, la fameuse enseigne du Chat qui pelote, représentant un chat qui jongle avec des pelotes de fil ou de coton. Il y avait aussi le Chat qui pêche dans une ruelle qui descendait de la rue de la Huchette jusqu’à la rivière, et qui avait pris le nom de cette enseigne. Mais nous hésitons fort à reconnaître avec quelques érudits un peu trop imaginatifs que toutes les enseignes au Chat fussent des rébus, lors même qu’on nous prouverait que le peuple voyait dans l’enseigne du Chat qui pelote cette équivoque assez difficile à en tirer: Chaque y pelote, c’est-à-dire chacun y fait sa pelote. On a voulu traduire aussi le Chat qui pêche par cette légende insignifiante: Chaque y pêche, c’est-à-dire chacun vient s’y fournir de ce qu’il lui faut. Les rébus de nos pères, avec leurs assonances approximatives, étaient plus intelligibles et plus ingénieux que les nôtres.
L’enseigne en rébus: A l’Assurance (un A sur une anse) remonterait au XVIIᵉ siècle, quoique Sauval ne l’ait pas citée; celle du Saint Jean-Baptiste (singe en baptiste), représentant un singe avec une collerette et des manchettes, nous paraît une invention plus bizarre que spirituelle. Les rébus des enseignes modernes sont la plupart des réminiscences du passé, et ce ne sont pas les plus curieux qui ont été conservés ou remis en vogue. Dans tous les cas, on n’a pas gardé ceux qui ne seraient plus compréhensibles, en raison de l’altération de la langue, comme les Gras scieurs, dans lesquels il fallait voir les Gracieux. Mais on rencontre encore aujourd’hui, dans les faubourgs, des enseignes qui ont toujours le même attrait pour le populaire des vieux quartiers de Paris, comme les suivantes: aux Contents (au comptant), à l’Épi scié (à l’épicier), au Verre galant (au vert galant), au Canon de la Bastille (place de la Bastille), au Canon de Bordeaux, au Grand I vert (au grand hiver), aux Vieux par chemins (aux vieux parchemins), etc.[218]
«L’enseigne de l’Épi scié, ou des Épis sciés (épiciers), dit M. J. Poignant, cette enseigne, qui jusqu’en 1855 a fleuri au-dessus d’un café borgne du boulevard du Temple, servait peut-être au XVIIIᵉ siècle à illustrer les officines de ces honorables industriels.» Nous avons vu ce rébus de l’épi scié (l’épicier) dans un livre de la fin du XVIᵉ siècle. Quant à la fameuse enseigne de la Femme sans tête, il appartenait à la galanterie française de lui faire réparation d’honneur, en appliquant l’impertinente légende de Tout en est bon, non plus à une femme décapitée, mais à un porc doré des pieds à la tête[219]. Enfin nous avons recueilli, dans le quartier des Halles, au fameux débit de consolation de Paul Niquet, le dessin de son enseigne en rébus, peinte sur le mur, avec beaucoup de talent, dans un cadre ornementé du meilleur goût: elle représente une mappemonde portant écrit le mot POLE, un nid avec trois petits oiseaux qui piaillent, un groupe de vaisseaux qui élèvent leurs mâts derrière le quai d’un port, la lettre N avec apostrophe dans une haie, des empreintes de pas, et un Maure assis, la hache à la main. L’obscurité même du rébus fait le plus grand attrait de l’enseigne, qu’il faut traduire tout bonnement par ces cinq mots: Paul Niquet n’est pas mort.
XX
ENSEIGNES A INSCRIPTIONS, A PROVERBES, A DEVISES ET ENSEIGNES
IMAGINAIRES
LES enseignes avec inscriptions latines devaient être très nombreuses aux XVᵉ et XVIᵉ siècles, mais ces enseignes pédantes n’étaient pas faites pour le populaire. Nous ne parlerons pas ici des inscriptions pieuses avec citations bibliques ou évangéliques: nous en avons parlé dans les chapitres XI et XVI. Voilà longtemps que ces inscriptions ont disparu, même dans le quartier de l’Université. Nous n’en citerons qu’une, qui accompagnait le portrait d’un charlatan célèbre du XVIIᵉ siècle, nommé Carmeline, lequel tenait ses assises sur le Pont-Neuf. «Carmeline, qui étoit un fameux arracheur de dents et en remettoit d’autres en leur place, avoit fait mettre, à côté de son portrait exposé enveüe sur la fenestre de sa chambre, qui regarde le Cheval de bronze, le mot de Virgile sur le Rameau d’or, au sixième livre de l’Énéide:
et l’application en est heureuse[220].» La citation virgilienne pouvait se traduire ainsi, en style de dentiste: «Une dent enlevée, une autre dent ne manque pas de la remplacer.»
On voyait encore, il y a quelques années, une inscription latine gravée sur la façade d’une maison fort ancienne, au coin des rues de la Calandre et de la Cité, au-dessus de la boutique d’une lingère, qui ne pouvait donner aucun renseignement sur cette inscription, que les antiquaires cherchaient vainement à expliquer:
Rex me restituit,
Medicus amplificavit.
Ces trois lignes sont aisées à traduire: «La ville me décapita, le roi me rétablit, un médecin m’augmenta.» Le bibliophile Jacob a donné une explication ingénieuse de cette inscription énigmatique: «On pourrait supposer, dit-il[221], que le voyer de Paris ayant fait abattre un ou deux étages de cette maison, qui était trop haute, elle fut rétablie dans son premier état, d’après les ordres du roi, et encore exhaussée par un médecin qui la possédait; mais nous croyons plutôt qu’un crime détestable avait été commis dans une maison qui s’élevait à cet endroit, laquelle fut démolie et la place laissée vide, en mémoire du crime, par arrêt du Parlement. Le roi seul avait le droit d’infirmer un arrêt de ce genre, en permettant de bâtir sur le terrain vague et infâme.» Deux pages plus loin, le Bibliophile semble donner la preuve de sa supposition: «Le samedi 24 janvier 1604, raconte Pierre de l’Estoile dans son Journal du règne de Henri IV, un gentilhomme anglois tua, en une maison de la rue de la Calandre, un élu de la ville, qui lui avoit donné un soufflet, et eut sa grâce du roi, pource qu’il étoit Anglois.»
Les inscriptions étaient ordinairement plus intelligibles, et elles servaient souvent à expliquer ce qu’il y avait d’obscur et d’inusité dans les enseignes. Ainsi, il y a quelques années, on voyait dans le quartier du Temple une enseigne représentant deux escargots qui se faisaient amoureusement les cornes, avec cette légende: A la sympathie. Il eût fallu certainement une inscription pour rappeler que cette enseigne, assez étrange, avait été inaugurée vers 1851, à l’occasion d’une des plus bizarres mystifications qui eussent jamais préoccupé la société bourgeoise de Paris. Le poète romancier Méry, qui eut le génie et presque le privilège de ces énormes mystifications publiques, se prit à raconter dans les journaux qu’un savant naturaliste, Jules Allix, qui devint plus tard membre de la Commune, avait découvert qu’il existait une telle sympathie entre les escargots mâles et femelles, qu’en séparant deux de ces mollusques, qu’on trouvait collés l’un à l’autre pendant la saison de leurs amours, on pouvait les employer en guise de télégraphe électrique, de telle sorte qu’ils continuaient de communiquer ensemble à des distances incommensurables. Par exemple, on gardait l’un en France, dûment mis en chartre privée, et l’on envoyait l’autre en Amérique bien enfermé dans une boîte; alors, grâce à la sympathie mystérieuse qui unissait les deux escargots, il était facile d’établir entre eux un courant d’électricité, qui se produisait simultanément de l’un à l’autre, en caressant légèrement avec les barbes d’une plume l’extrémité des cornes de ces deux escargots. Le professeur Allix était très sérieusement convaincu et personne ne douta d’abord de la réalité de cette découverte, qui provoqua bientôt un immense éclat de rire. Mais, deux ans après, l’enseigne des Deux Escargots survivait seule au souvenir du puff propagé par Méry et Girardin pour mystifier le bourgeois. Nous croyons qu’une enseigne qui, il y a peu d’années, se voyait à l’entrée de la rue Laffitte, chez un gantier, était encore plus aisée à comprendre que celle des Deux Escargots. Le gantier avait fait inscrire sur sa boutique: Aux Deux Sœurs, et au dessous: Nos peaux seules font nos gants. Les deux sœurs n’étaient autres que deux chèvres!
Les enseignes à proverbes et devises devaient être très nombreuses au XVIᵉ siècle, mais il n’en reste peut-être pas une seule en place. Cette espèce d’enseigne fut surtout appréciée de certains libraires et imprimeurs de Paris, qui évitaient de donner un caractère religieux et surtout protestant à leurs enseignes.
Voici, d’ailleurs, un petit spécimen de ces devises, en grec, en latin et en français, joyeuses ou philosophiques, littéraires ou professionnelles, qui étaient peintes sur des enseignes de libraires ou d’imprimeurs, généralement au-dessous de leurs marques typographiques, qu’on retrouvait gravées sur tous les livres sortant de leur imprimerie ou de leur librairie: Jean Bignon portait autour de son écusson une sorte de gibecière entre trois grenades: Repos sans fin, sans fin repos.—Jean Barbier, au Palmier: Honneur partout.—Jean Bonfons, rue Neuve-Notre-Dame, à l’enseigne Saint-Nicolas: une colombe sur un arbre entouré d’un serpent: Estote prudentes sicut serpentes, et simplices sicut columbas.—Gilles Couteau, un grand couteau et deux petits, plantés au milieu d’arbustes: Du grant aux petis[222].—Simon de Colines, le Temps qui fauche: Hanc aciem sola retundit virtus.—Galiot du Pré, une galiote ou galée: Vogue la galée (jeu de mots sur la galée, espèce de cadre à rebord où le compositeur d’imprimerie met les lignes à mesure qu’il les compose).—François Estienne, un cep de vigne chargé de grappes de raisin: Πλέον έλαίου ἤ οἴνου. Plus olei quam vini.—Gilles de Gourmont, l’écu de ses armoiries soutenu par deux cerfs ailés et ayant pour cimier saint Michel qui terrasse le démon (il avait été anobli par le roi):
A le fort du feble besoing.
Denis Janot, un chardon: Nul ne s’y frotte.—Pierre le Brodeux, à l’Oranger, avec son écu d’armoiries: Lege cum prudentia, stude cum sapientia, metue cum patientia.—Frédéric Morel, avec un arbre feuillu: Πᾶν δέηδρον άγαθὁν χαρποὔς χαλους ποιεί.—Gérard Morrhy, la fée Mélusine: Nocet empta dolore voluptas.—Denis Roce, son écu soutenu par deux griffons: A l’aventure tout vient à point qui peut attendre.—Geoffroy Tory, le Pot cassé, dans lequel poussent des fleurs: Non plus, et au dessous: Omnis tandem marcessit flos.—Pierre Vidoue, la Fortune: Audentes juvo.—Laurent Le Petit: un écusson soutenu par deux licornes:
Qui n’a suffisance n’a rien.
Il faut remarquer que la devise, qui se rapportait souvent à un emblème ou à un rébus, pouvait n’avoir aucune analogie avec l’enseigne proprement dite. Cette devise-là était généralement énigmatique, car elle avait trait à quelque détail intime de la vie ou du caractère de l’homme. Ainsi la devise de Geoffroy Tory était-elle aussi difficile à comprendre que sa célèbre enseigne du Pot cassé. Geoffroy Tory prit cette devise (non plus) et adopta cette enseigne (le Pot cassé), après la perte qu’il avait faite d’une fille bien-aimée. Parfois, une enseigne pouvait être aussi peu compréhensible qu’une devise. Pourquoi une maison de la rue Saint-Antoine avait-elle en 1361 l’enseigne de l’Ours? C’est que cette maison appartenait à l’abbaye d’Ours-champs[223]. Or, nous retrouvons encore cette vieille enseigne de l’Ours dans la rue du faubourg Saint-Antoine. Pourquoi une maison de la rue du Renard-Saint-Sauveur avait-elle pour enseigne, en 1382, un renard, qui donna son nom à la rue? C’est que cette maison appartenait à maître Robert Renard[224].
Ces enseignes analogiques furent peut-être l’origine des enseignes imaginaires et des satires à l’enseigne qui eurent tant de vogue pendant les XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles, où elles amusaient alors la cour et la ville. Ces enseignes imaginaires apparaissent, dès le commencement du XVIᵉ siècle, dans le monologue en vers intitulé: le Pèlerin passant, que nous avons analysé au chapitre des enseignes d’hôtelleries. Ce monologue semble avoir été imité très ingénieusement dans l’envoi du Paysan françois à la reine Marie de Médicis, que l’auteur supplie de lui donner bon gîte:
Ne pouvant à l’Escu, pour y peu dépenser,
Ni à la Fleur de lys, car il y fait trop cher:
Hôtelleries des grands, non des gens de village.
Je fus bien, toutesfois. «Puissé-je, dis-je alors,
Trouver à me loger au Dauphin toujours, lors
Que dans la Fleur de lys, ou à l’Escu de France,
Je ne pourrai loger.» Or, encores dit-on
Que l’on est bien traitté et qu’en somme il fait bon
A l’Escu Médicis, ou celuy de Florence[225].
Dans les Logements de cour de Louis XIII[226], l’auteur choisit ces logements à différentes enseignes, comme s’il était le maréchal des logis de la cour. Il marque le logis du roi à l’Aigle impériale; il aurait désiré loger la reine au Dauphin, mais, faute de mieux, il la loge à l’Espérance. Il retient trois logements, au lieu d’un, pour le cardinal de Richelieu: la Couronne ducale, l’Ancre et l’Écu de Bretagne. Il loge assez malheureusement Monsieur, frère du roi, au Grand Serf. Il marque l’Homme d’Argent, pour M. le prince de Condé; la Cage, pour M. le comte de Soissons; mais les deux princes préfèrent loger à la Bannière de France; Il loge M. de la Valette à l’Épée royale; le chancelier, au Cerf volant; le général des galères Pont-Courlay, au Chameau; le P. Joseph, au Chapeau rouge; le grand maître de l’artillerie, à la Harpe; le surintendant des finances Bullion, au Mortier; Bouthillier, autre financier, au Bras d’Or; le trésorier du Houssay, au Cheval bardé; le président de la Chambre des comptes, Cornuel, à la Galère; M. d’Émery, à l’Écu de Savoie; les secrétaires, à la Main d’Argent; la nièce de Richelieu, Mᵐᵉ de Combalet, qui voulait avoir l’Écu de Bourbon, et qui ne peut pas même se loger à l’Écu d’Orléans, sera contrainte de prendre l’Abbaye. L’Écu de Milan est réservé à M. de Créqui; un grand prélat, qu’on ne nomme pas, devra loger au Moulin à vent.
Sous le règne de Louis XIV, en 1677, les logements ont bien changé, avec les personnes à loger; le duc de Mazarin loge à la Seringue, près les Petites-Maisons; Madame de Bourbon, à la Linotte, rue du Moulinet; Mademoiselle, à l’Espérance, rue Dauphine. Dans une Mazarinade de 1649, le château de Saint-Germain étant occupé par la reine d’Angleterre, force est de chercher dans la ville les logements de la cour de France; voici quelles étaient les enseignes de ces logements: «Nous choisîmes, pour le roy, le Mouton; Monsieur fut logé au Papillon, et la reine, au Chapeau rouge; mais, parce que le logis et principalement les chambres étoient mal accommodés, nous y logeâmes son train, et sa personne eut pour elle le Saucisson d’Italie, bien qu’il luy fût fort agréable pour la gentillesse; les filles furent logées à la Petite Vertu; M. le cardinal fut logé à la Harpe, la Couronne luy ayant été desniée.»
Sous le règne de Louis XV, les enseignes imaginaires prêtèrent fort aux épigrammes. Nous allons citer les meilleures que l’on en tira dans le petit pamphlet intitulé: Noms et demeures des principaux acteurs du théâtre d’aujourd’hui. «Le roi loge à la Beauté couronnée, rue des Innocents; le cardinal de Fleury, à la Cassette de Diamants, rue des Mauvaises-Paroles; le Moliniste, au Fil retors, rue d’Enfer; M. Hérault loge à l’Occasion, rue Tirechape; le garde des sceaux Chauvelin, à la Petite Vertu, rue Cloche-Perce; M. le chancelier d’Aguesseau, à la Casaque retournée, rue de Judas; le cardinal de Rohan, au Bon Valet, rue des Aveugles; la nouvelle Sorbonne, à la Carcasse, rue des Aveugles; le peuple, à la Besace, rue des Martyrs[227].»
XXI
ENSEIGNES SINGULIÈRES, GROTESQUES, RIDICULES
IL y eut de tout temps des enseignes bizarres, extravagantes, saugrenues, qui n’en avaient pas moins de vogue et de célébrité. Quelques-unes, comme celle de la Truie qui file, eurent une popularité extraordinaire et furent reproduites dans toutes les villes de France, au moyen âge, sans qu’on puisse bien se rendre compte de ce que signifiaient ces figures caricaturales et sans doute satiriques qu’on retrouvait sur les sculptures des chapiteaux de colonnes et de piliers, dans la plupart des cathédrales gothiques, ainsi que sur les encadrements fleuronnés des Heures manuscrites. Cette Truie qui file, dont le type original est encore visible dans une enseigne sculptée de la rue Saint-Antoine (voir chap. V, p. 92), se montre dans les tours de pages en miniature des manuscrits liturgiques, comme dans les ornements sculptés de l’architecture des XIIIᵉ et XIVᵉ siècles. Cette Truie qui file apparaît, dès l’année 1301, comme enseigne d’une maison de la Halle-aux-Poirées, appartenant à l’Hôtel-Dieu, et cette maison portait encore la même enseigne en 1654[228]. Il y avait une autre Truie qui file, en 1389, dans la rue Grenier-Saint-Ladre[229]. Cette Truie qui file, dans laquelle les savants ont voulu reconnaître la reine Pedauque, c’est-à-dire la reine Berthe, femme du roi Robert, était, suivant d’autres érudits, une création légendaire et fabuleuse des romans de la Table ronde. On pourrait disserter à perte de vue sur cette tradition fabuleuse du moyen âge. Rien n’était plus populaire que cette enseigne-là; elle est citée dans les conteurs du XVIᵉ siècle, notamment dans le Moyen de parvenir de Béroalde de Verville; on la retrouve dans le Ballet de la Mi-Carême, dansé à la cour sous le règne de Louis XIII: deux fous vont visiter la Truie qui file, sans soupçonner que ce soit une enseigne[230]. Devant cette petite sculpture en pierre, les garçons de boutique, les apprentis, servantes et portefaix des halles se livraient à toutes sortes de folies, le jour de la mi-carême. Cette enseigne était assez connue pour qu’on y fît souvent allusion dans la conversation. Lorsqu’au mois de juin 1593, le duc de Feria, ambassadeur du roi d’Espagne, vint proposer aux États de la Ligue de faire nommer par le roi, son maître, un prince français catholique qui monterait sur le trône de France, le duc de Mayenne ne trouva pas bonne cette proposition. Alors un des fougueux prédicateurs qui étaient à la solde de l’Espagne monta en chaire, à Saint-Merry, pour prêcher le duc de Mayenne, et dit de lui «qu’une quenouille eut été plus propre qu’une épée à ce gros pourceau,» et tout le monde comprit cette allusion à la Truie qui file[231].
Le vieux Paris pouvait alors montrer plusieurs enseignes du même genre, qui n’avaient pas autant de notoriété, mais qui ne devaient pas être moins plaisantes: l’Ane qui viole, un âne qui jouait de la viole; la Nonnain qui ferre l’oue (l’oie), près de la chapelle de Braque[232]; la Pie aux Piats (ses petits); la Vieille qui bat le cabas, c’est-à-dire qui cherche à tromper le monde; l’Étrille Fauveau, allusion au vieux roman de Fauvel, etc. Plusieurs de ces enseignes n’ont pas pour nous un sens appréciable. C’étaient des équivoques, des entend-trois ou des amphibologies, des énigmes, des contrepeteries, etc. Nous avons remarqué deux ou trois maisons à l’enseigne du Bastoy, c’est-à-dire du Battoir: n’était-ce pas des lavoirs, où les lavandières exposaient en écriteau leur devise professionnelle, qu’Étienne Tabourot a consignée dans les Bigarrures du Seigneur des Accords: «Les lavandières ont un proverbe ordinaire: Si vous l’avez, ne le prestez pas; si vous ne l’avez pas, prestez-le-moy, qui s’entend d’une palette ou battoir propre à laver les draps?» L’équivoque consiste dans le mot lavez ou l’avez. Les équivoques des enseignes n’étaient pas plus décentes au XVIIIᵉ siècle qu’au XVIᵉ, témoin l’enseigne du serrurier Ledru: «Au-dessus du petit portail de la Foire Saint-Germain, qui fait face à la rue des Quatre-Vents, écrivait Auguste Poullain de Saint-Foix en 1805, on lisait encore, l’année dernière, cette inscription:
De poser les sonnettes dans le cul
De sac à côté.
«Cette inscription a, dit-on, fait la fortune du serrurier qui en est l’auteur; elle a existé pendant longtemps. L’équivoque, au reste, ne provenait que de la façon dont les mots étaient écrits.» Cette enseigne que tout Paris alla voir était donc une de celles qui, d’après l’opinion candide du neveu de l’auteur des Essais historiques sur Paris, «ne font point d’honneur au goût des Français». Il en cite une autre, qui était un chef-d’œuvre d’absurdité, quoique ce fût l’enseigne d’un habile ingénieur opticien: «Dans la rue Saint-Antoine, en face de la rue Geoffroy-Lasnier, on découvre un aigle assez mal figuré. Cet aigle tient dans son bec un mouton qui n’a pas la dixième partie de la grosseur de l’oiseau; à peine le voit-on. Au-dessous, cette inscription: «Avec mes ailes je coupe les vents, et le baromètre sous moi annonce les changements de temps[233].» Il y a eu d’ancienne date, il y aura toujours des sots, même en matière d’enseignes. On a vu longtemps, rue Mouffetard, nº 108, un marchand d’habits, qui s’était donné cette enseigne: A l’Asticot. Le tableau représentait un pêcheur à la ligne, qui, croyant avoir pris un goujon, tirait de l’eau une culotte.
Les sages-femmes ont eu, de tout temps, la spécialité des enseignes équivoques et gaillardes, qui faisaient une partie de leur notoriété. Balzac décrit deux de ces enseignes dans son Petit Dictionnaire, et nous n’avons pas négligé de les reproduire dans notre chapitre XXIV, parce qu’elles sont accompagnées de vers. Nous citerons ici une autre enseigne de sage-femme et la plus réjouissante de toutes, avec une plaisante inscription: J’ouvre la porte à tout le monde. Cette enseigne facétieuse a longtemps amusé les flâneurs sur le quai Saint-Paul.
Certaines enseignes ont constamment mis en éveil la curiosité des passants, qui ne les comprenaient pas et qui cherchaient à en trouver le sens. Telle fut l’enseigne à l’Y. Le sieur de Blegny, sous le pseudonyme d’Abraham du Pradel, cite dans son Livre commode des Adresses de Paris, en 1692, une de ces mystérieuses enseignes à l’Y: «Les aiguilles et les épingles, dit-il, se vendent en gros, près la Croix du Tiroir, à la Loupe d’Or, et, rue de la Huchette, à l’Y.» Le commentaire que j’ai joint à mon édition du Livre commode[234] présente une assez amusante étymologie: «Cette dernière enseigne a besoin d’être expliquée, ai-je dit. Autrefois on appelait le haut-de-chausses: grègues, grèques, à cause de la ressemblance avec les courtes et larges culottes des Grecs. Le nœud de ruban, que les merciers vendaient pour l’attacher au pourpoint, se nommait lie-grèques. Or, c’est de ce mot, un peu modifié, que vient notre enseigne. De lie-grèques, en forçant légèrement la prononciation, on eut l’Y, et la fameuse lettre fut ainsi acquise aux merciers. Elle a, d’ailleurs, la forme d’une culotte, les jambes en l’air, et par là convient d’autant mieux, comme armes parlantes, à ces marchands de culottes et de caleçons.» Adolphe Berty nous avait appris que l’Y grégeois existait dès 1527 dans les enseignes de Paris. Était-ce la même enseigne que celle signalée par le sieur de Blegny? Était-ce la même que celle que l’on voyait encore, en 1854, quai Saint-Michel, et que relevait cette inscription: Maison fondée en 1690? Était-ce la même que celle qui a été sculptée sur la façade de la maison qui porte le nº 14 dans la rue de la Huchette? (Voir chap. III, p. 41-43.) Question peu importante, mais difficile à résoudre. Dans tous les cas, les enseignes à l’Y sont encore fréquentes chez les merciers de province, qui ne connaissent pas, à coup sûr, l’origine de leurs enseignes.
Alfred Bougy avait imaginé une autre interprétation de l’Y des enseignes, et nous l’aurions adoptée sans doute, si son auteur n’eût pas attribué ces enseignes aux bonnetiers, tandis qu’elles ont toujours appartenu exclusivement aux merciers; or, merciers et bonnetiers formaient deux corps d’état absolument distincts et différents. Mais l’explication proposée par Alfred Bougy est assez ingénieuse pour qu’on n’y renonce pas sans regret, la voici: «On se demande souvent pourquoi les bonnetiers mettent, de très ancienne date, sur leurs devantures, un Y et quelquefois plusieurs. J’ai toujours pensé, quant à moi, que les marchands de bas ont trouvé original de s’annoncer au moyen d’un caractère muni de deux jambes et figurant assez bien un saltimbanque qui fait l’arbre fourchu. Ce même caractère convient également aux marchands de chemises et de camisoles de tricot, car ils peuvent dire que l’Y est pourvu de deux bras qu’il lève théâtralement vers le ciel pour implorer la faveur d’une bonne et nombreuse clientèle[235].»
Le comte de Laborde, qui avait trouvé l’Y grégeois dans les inventaires de bijoux du XIVᵉ siècle, n’a pas songé à le chercher sur les enseignes des merciers; il s’est contenté de faire observer que cet Y, sur des fermails ou des anneaux d’or, pouvait représenter la forme d’une croix ou plutôt du Christ crucifié[236]. Nous y voyons plus volontiers, comme sur quelques marques et enseignes de libraires, l’emblème symbolique du libre arbitre: la route aboutissant à deux voies inégales, via lata, via arcta.
Il est une autre lettre de l’alphabet, le V, auquel on avait donné, en le colorant de vert, un sens fixe, qui se représentait invariablement dans les enseignes à rébus. Ainsi le comte de Laborde, dans son Glossaire des émaux et bijoux du Musée, décrit, d’après un inventaire des ducs de Bourgogne, un annel d’or, émaillé de W verts, sous la date de 1399[237]. Ces W verts voulaient dire: Vertus. Nous devons avouer ne pas comprendre cette interprétation généralement admise. Ainsi Tabourot, dans ses Bigarrures du Seigneur des Accords, nous présente cette devise: Pensées en vertu sont nettes, dans un rébus qui pourrait bien avoir figuré sur l’enseigne d’un fabricant de sonnettes: un V vert, dans lequel sont implantées une tige de pensées et deux sonnettes. La première édition des Mémoires de Sully, imprimée en deux volumes in-folio, au château de Sully, en 1638, à l’enseigne des Trois V verts, c’est-à-dire des Vertus, offre ces V peints en vert, avec la légende: Foy, Espérance, Charité. La lettre S, traversée par une barre, a dû sans doute figurer aussi en rébus sur des enseignes, comme à la fin des lettres d’amour et d’amitié, car Tabourot n’a pas oublié cette lettre-rébus, qu’il explique ainsi: «Une S fermée par un traict, pour dire fermesse, au lieu de fermeté.» Le sens de ce rébus était si bien hors d’usage, que les savants de notre temps, qui ne lisent pas les Bigarrures du Seigneur des Accords, s’étaient mis en quête de cette explication et se sont disputé l’honneur de l’avoir trouvée, sans l’avoir cherchée sur les enseignes.
XXII
LES ENSEIGNES-ADRESSES DES MARCHANDS
LE savant M. Louis Courajod, dans l’excellente étude qu’il a consacrée à la Curiosité, en tête du Livre-Journal de Lazare Duvaux[238], n’a pas oublié de mentionner ces adresses gravées, qui sont ordinairement la reproduction fidèle des enseignes des marchands. «Ces marchands, dit-il en parlant de ceux qui composaient l’état-major de la bijouterie au XVIIIᵉ siècle, outre leurs enseignes dont Watteau nous a laissé un spécimen remarquable[239], avaient encore des adresses, c’est-à-dire qu’ils faisaient graver des planches de cuivre indiquant leur demeure, le symbole sous lequel ils avaient établi leurs boutiques, énumérant les différents objets qu’ils offraient aux acquéreurs, et figurant les principaux attributs de leur commerce. Comme ils commandaient fort souvent ces adresses aux plus habiles dessinateurs et aux meilleurs graveurs de leurs contemporains, on composerait une jolie collection en rapprochant les gracieux cartouches qui contiennent leurs noms, leurs demeures et les ingénieux symboles qui personnifiaient leur industrie.» M. Courajod ne parle que des enseignes-adresses ou adresses-enseignes les plus intéressantes, pour le dessin et la gravure, que les marchands-bijoutiers du XVIIIᵉ siècle avaient fait exécuter, et qui leur servaient non seulement d’annonces et de prospectus, mais encore de factures de leurs marchandises.
Ces gravures, dont l’usage remonte certainement aux premières années du XVIIᵉ siècle, nous font connaître le sujet et la disposition d’un certain nombre d’enseignes qu’il serait impossible d’apprécier sur une simple désignation. Ainsi, au XVIIIᵉ siècle, l’enseigne d’une boutique où se vendaient des objets de mode et de luxe était entourée généralement d’ornements dans le style rococo, avec des attributs et des emblèmes peints ou dorés. Nous n’avons découvert aucune de ces adresses-enseignes avant l’année 1660 environ, mais nous attribuons à leur invention et à leur emploi dans le commerce de Paris une date antérieure au plus ancien spécimen connu, qu’on ne saurait considérer comme l’essai d’un nouveau système d’annonce marchande. Nous devons donc nous borner à passer en revue chronologiquement les enseignes-adresses que nous avons vues et dont la plupart nous sont communiquées par un célèbre amateur[240]; ce sera la meilleure manière de mettre sous les yeux du lecteur les principales enseignes de Paris pendant plus d’un siècle.
Nous ne devons pourtant pas négliger de mentionner une espèce d’affiche-enseigne que M. Alfred Bonnardot a trouvée dans un recueil de pièces concernant la vente de l’hôtel de Bourgogne, en 1543, et qui servait à indiquer des places de terrain à vendre, selon les pourtraicts et figures qui auroient esté faicts et attachez sur des tableaux de bois, ès portes desdits hostels, ès portes du palais du Chastelet et autres lieux. «Ce détail est curieux relativement aux ventes d’immeubles, nous fait observer M. Bonnardot; il s’agit probablement ici d’une affiche peinte[241].»
Il y a, dans l’œuvre d’Abraham Bosse, au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale, quatre ou cinq adresses-enseignes gravées de marchands, qui ne portent pas de date, mais qu’on peut placer sous l’année 1660, à l’époque où l’artiste, ayant perdu beaucoup de sa réputation, était forcé d’accepter des travaux presque indignes de lui. Ces adresses-enseignes, dessinées et gravées par Abraham Bosse, devaient être plus nombreuses que celles qui nous ont été conservées, car Mariette, dans ses notes manuscrites, en mentionne trois autres que la Bibliothèque nationale ne possède pas. La plupart de ces adresses-enseignes devaient servir de passe-partout, en quelque sorte, pour tous les marchands, qui pouvaient y ajouter à la plume leurs noms et des détails relatifs à leur commerce car elles laissaient en blanc la place de l’enseigne et du nom du marchand; ainsi trois des adresses-enseignes que nous avons sous les yeux représentent trois femmes, avec les attributs de la Fidélité, de la Renommée et du Commerce soutenant un écriteau sur lequel on lit: Nº AU, et un espace blanc réservé pour l’addition manuscrite. Comme les armoiries de la ville de Tours sont au bas de la page, on doit supposer qu’elles ont été faites pour des marchands de la ville de Tours, la ville natale d’Abraham Bosse, qui s’y retira et qui y mourut. Sur une de ces adresses-enseignes, les armoiries de Tours ont été remplacées par ces mots: Fabrique de Isaac Chardon. Toutes ces gravures sont anonymes. Celle qui pourrait avoir été faite pour un marchand de Paris offre l’Agneau pascal portant une croix avec une oriflamme; on lit au bas: Gans de l’Agneau Pascal. Cette pièce a 80 millimètres de haut sur 108 de large. Nous croyons que l’Agneau Pascal était une enseigne de Paris, et Pascal le nom du marchand[242].
La plus ancienne de ces enseignes-adresses, avec des noms de marchands de Paris, c’est-à-dire la première de cette espèce que nous ayons pu découvrir, est celle de deux marchands d’étoffes de soie: c’est une eau-forte, format in-4º, qui ne porte pas de date, mais Hennin l’a placée, sous la date de 1682, dans sa grande collection d’estampes historiques[243]. La voici:
«A la Teste noire. Verdier et Dumazelle, marchands, rue des Bourdonnois, à la Teste noire, vendent toutes sortes d’étoffes de soye, de draps d’or et d’argent, des taffetas, popeline, moires, ras de Saint-Maur, grisettes, et généralement toute sorte de soyerie, en gros et en détail.»
Il y a, dans la collection alphabétique des Portraits, à la Bibliothèque nationale, une autre eau-forte, de format in-8º, sans date, mais signée par Ertinger, né à Colmar en 1640, ce qui nous permettrait de reporter cette pièce à l’année 1676 ou 1678; en voici la description:
«Au Buste de Monseigneur. A la rue Dauphine, vis-à-vis la rue d’Anjou, à Paris, M. Savin peint, à l’huile, à fresque, à détrempe et en miniature, des Tableaux d’Histoire sainte, grecque et latine, Métamorphoses, Portraits, etc.; dessine et peint Médailles, Devises, Emblèmes, Blason, Perspective, Architecture civile et militaire, décorations pour les Églises et les Spectacles, ornemens pour les Maisons religieuses et séculières, desseings pour les graveurs et pour ouvrages en broderie sur satin, moire et taffetas, rehaussés d’or et d’argent, etc. Il enseigne à dessiner et à peindre avec facilité, et a plus de 200 tableaux à vendre sur toute sorte de sujets et en miniature.»
La troisième enseigne-adresse connue est de la plus grande beauté et porte une date certaine; elle est de format in-folio, dessinée dans le goût de Lebrun et admirablement gravée par Antoine Dieu; si elle reproduit fidèlement l’enseigne de la boutique de ce peintre, elle nous donne une grande idée de ce que pouvaient être les enseignes à cette époque.
«Au Grand Monarque. Le sieur Dieu, Mᵉ peintre, à Paris, sur le Petit-Pont, proche la porte de l’Hostel-Dieu, fait et vend toutes sortes de tableaux, tant d’histoire que de dévotion et autres; tous les Portraits de la Cour, grands et petits, en bordures ovalles et quarrées; bordures tant dorées que d’autres façons, pieds de pendules, pieds de porcelaines, crucifix sur velours et autres ouvrages de sculpture et dorure, images de vélin, de cole de poisson et roche de toutes façons, et généralement toute sorte d’ouvrages de peinture, sculpture, dorure, et le tout à prix raisonnable et en tient magazin en gros et en détaille. 1698.—Ant. Dieu inv. et sculps.»
Cette adresse est surmontée du portrait de Louis XIV, en buste, couvert d’une armure, dans un cadre ovale, soutenu par deux Renommées; au-dessous, à droite, la France, sous les traits d’une nymphe couronnée de lauriers, tenant une pique à la main, foule aux pieds la Discorde vaincue.
Citons encore une gravure, de même format, plus naïve et moins finement exécutée, qui paraît être du même temps, mais qui n’a pas de date. Ce n’est plus un peintre, c’est un simple perruquier suisse:
«Aux Treize Cantons suisses. Le Petit Suisse, marchand perruquier, fait et vend toutes sortes de perruques et des plus à la mode, vend aussi toutes sortes de cheveux de France, d’Angleterre, de Hollande, Flandre, Allemagne et d’autres des plus beaux, en gros et en détail: demeurant à Paris, sur le quay de l’Orloge du Palais, entre les deux grosses tours. Ladame scul.»
Au-dessous de l’inscription de l’enseigne, dans un encadrement formé des armes des treize cantons, est représenté le portrait d’un personnage, en tête à perruque, posée sur un tapis fleurdelisé, avec cette légende: C. Patu, autrement renommé le Petit Suisse. Ce Patu, qui devait être fameux pour les perruques, comme les grands perruquiers Binet et Pascal, n’est pourtant pas nommé dans le Livre commode d’Abraham du Pradel (Nicolas de Blegny).
Voici encore une petite adresse-enseigne des dernières années du règne de Louis XIV:
«Au Perroquet, rue Petite-Truanderie, proche les Halles, la veuve Beltemont, marchande teinturière, vend toutes sortes de fils, etc. Paris, 1711.»
Nous abordons la régence du duc d’Orléans avec une enseigne-adresse qui n’a pas de date, mais dont les équivoques du texte et de la gravure annoncent que l’esprit gaulois veut reprendre tous ses droits, au risque d’effaroucher les derniers représentants du règne de Mᵐᵉ de Maintenon: A la Vice d’Or couronnée. C’est une vis de forme assez étrange, qui est représentée, sous une couronne, au-dessus du cadre ornementé, où figurent tous les instruments et outils de la coutellerie.
«A la Vice couronnée. Hebert, maître coutellier à Paris, rue de l’Arbre-Scec, à la Vice d’Or couronnée, fait de bons razoirs, lancettes, couteaux, cizeaux, trépans et toutes sortes d’instrumens servans aux chirurgiens et barbiers, et vend de très bonnes pierres à razoirs, comme aussi de bons cuirs.»
Au-dessous, de chaque côté, deux Amours assis, tenant l’un une serpette, et l’autre une sorte de cisaille, qui affectent des formes inusitées, lesquelles avaient leur raison d’être sous la Régence.
C’est encore une enseigne-adresse de coutelier qui nous offrira la date de 1715, mais sans jouer sur les mots, comme la pièce précédente; les instruments de la coutellerie sont également représentés au-dessous du nom de l’enseigne:
«Au Pied de Biche. Jacques Aumounin, maître coutellier, à Paris, demeurant rue du Mail, à l’enseigne du Pied de Biche, etc., 1715.»
Nous sommes en pleine Régence, avec l’enseigne des Trois Pucelles, qui, néanmoins, n’a pas de date. Cette enseigne, surmontée de la couronne royale, est agrémentée dans le style rococo, avec des éventails de toute espèce.
«Aux Trois Pucelles, rue Saint-Denis, entre la Fontaine des Saints-Innocents et la Picardie, Prevoteau vend toutes sortes d’éventails de nacre, yvoire, baleine, montés en peau, papier et taffetas, des plus à la mode; tient aussi magasin de dentelle noire, blonde de soye, taffetas pour mantelets; le tout en gros et en détail. A Paris.»
Puis viennent deux enseignes-adresses de joailliers, qui n’ont pas de date, mais qui sont du même temps, c’est-à-dire du commencement du règne de Louis XV; ces deux joailliers ont la même enseigne et la même adresse, l’un ayant succédé à l’autre:
«A la Gerbe d’Or, rue Saint-Antoine, vis-à-vis la vieille rue du Temple, Dessemet, marchand orfèvre, joaillier, fait, vend et achète toutes sortes d’ouvrages d’orfèvrerie, tant en or qu’en argent, achète les galons brûlés ou non brûlés et les vieilles vaisselles; il vend et achète toutes sortes de jettons. Le tout à juste prix.»
L’enseigne est dans un ovale rococo, terminé en corne d’abondance, d’où s’échappent quantité de menus bijoux, et tout à l’entour figurent les objets d’argenterie qui composent le commerce de l’orfèvre.
L’adresse-enseigne de La Chambre, marchand orfèvre joyailler, est tout à fait semblable à celle de Dessemet; on n’y a changé que le nom du marchand.
Deux enseignes-adresses de doreurs, datées, dont l’une offre ces jeux de mots qui témoignaient du caractère jovial et de l’esprit facétieux de certains marchands de Paris:
«Au Coq lié de Perles, rue de la Verrerie, vis-à-vis les murs de l’église Saint-Mery, Collié, maistre marchand doreur, argenteur sur métaux, etc. 1726.»
Ce Collié ou Coq lié eût sans doute mieux réussi, avec son calembour, au XVIᵉ siècle qu’au XVIIIᵉ. Son confrère Passevin avait une enseigne plus simple et moins bizarre.
«A la Providence, rue de la Verrerie, au coin de la rue des Coquilles, Passevin, maistre et marchand doreur. Paris, 1725.»
Son enseigne-adresse, sans image, avait été imprimée par P. Gissey, rue de la Vieille-Boucherie, à l’Arbre de Jessé.
On mettait sans façon sur des adresses comme sur les enseignes les portraits des princes morts et vivants, et lors même que ces portraits étaient horriblement peints, personne n’y trouvait à redire, car le marchand ne songeait qu’à placer son commerce sous une bonne recommandation, en cherchant sa clientèle parmi les gens de cour.
«Au Duc de Bourgogne, quay de Gesvres, maison de la Coquille d’Or, Boucard fait et vend toutes sortes de bonnes éguilles, épingles d’Angleterre et de Paris, cire d’Espagne, cure-dents, fers à coëffer, dez à coudre de Blois et de Paris, et toutes sortes d’aiguilles à tapisseries de Langres et de Blois, etc. 1728.»
«Au Prince de Condé, Bruno, doreur ordinaire des équipages et vennerie de Monseigneur le Duc, qui demeuroit cy devant rue des Prouvaires, près Saint-Eustache, demeure présentement rue des Mauvais-Garçons, faubourg Saint-Germain, au Prince de Condé. Paris, 1733.»
Nous avons, pour les années 1735 et 1737, un tabletier, un fondeur et deux quincailliers, avec de bien singulières enseignes[244]:
«Au Singe verd, rue des Arsis, proche Saint-Mery, Auxerre, tabletier, etc. 1735.»
Ce singe vert est représenté jouant seul au trictrac.
«A la Renommée des Trois Chandeliers, rue des Arcis, du côté de la rue de la Haute-Vannerie, La Vache, fondeur, etc., 1737.»
L’enseigne représente une Renommée, sonnant de la trompette, au milieu d’une quantité d’objets d’église et de luxe mondain, parmi lesquels sont trois chandeliers de différentes formes.
«Au Mulet chargé. La Mulle et Doublet, marchands, rue de la Monnoie, près le Pont-Neuf, vendent et achètent toutes sortes d’armes et de marchandises de clinquaillerie, etc. 1737.»
Le mulet chargé de l’enseigne rappelait au client que les deux marchands La Mulle et Doublet portaient une double charge dans leur commerce et demandaient un peu d’aide.
Mais les enseignes-adresses avaient produit de si heureux résultats pour les marchands qui y avaient recours, que chacun s’ingéniait à faire mieux que son voisin. Gersaint, qui avait eu la bonne fortune de recommander son magasin par une enseigne peinte de la main de Watteau, voulut avoir une adresse-enseigne dessinée et gravée par Boucher. Cette adresse est ainsi décrite par M. Louis Courajod: «Un Chinois ou un Japonais, la tête et les épaules couvertes d’une épaisse fourrure qu’il soulève, et tenant une pagode à la main, est assis sur un cabinet de vernis de la Chine. Il semble contempler au-dessous de lui divers objets disposés au pied d’une console, sur laquelle est posé le cabinet de la Chine. Ce sont les principaux meubles vendus par les marchands de curiosités, entre autres des tableaux, un coq de porcelaine, un miroir des Indes, des éventails, des manchettes, des rouleaux d’estampes, un cabaret, des coquillages, des pièces de minéralogie, une guitare, etc[245].» L’adresse est gravée au bas de l’estampe:
«A la Pagode, Gersaint, marchand jouailler, sur le pont Notre-Dame, vend toute sorte de clinquaillerie nouvelle et de goût, bijoux, glaces, tableaux de cabinet, pagodes, vernis et porcelaines du Japon, coquillages et autres morceaux d’histoire naturelle, cailloux, agathes et généralement toutes marchandises curieuses et étrangères, à Paris, 1740.»
Toutes les adresses-enseignes n’étaient pas aussi intéressantes, et bien souvent le marchand ne faisait pas des frais de gravure pour son enseigne, qu’il se contentait d’indiquer sur ses adresses, comme dans celle-ci:
«A la Belle Teste, Pevèrie, maître-tourneur, demeurant rue aux Ours, au coin de la rue Quinquempoix, fait et vend toutes sortes d’ouvrages au tour, savoir: fauteuils et chaises des plus à la mode, bidet, double bidet et chaises à deux dos, chaises fauteuils et angloises en verd pour les jardins, rouets à filer des plus fins; montre à filer, sans intérêts; dévidoir, quenouille, guéridon, porte-écran à la mode, testes à coëffer pour les dames, des plus parfaites, testes à perruques, métiers à broder et à travailler en tapisserie, jeux de quilles de Siam, et autres, boëtes, fiolles, poulies à puits, bâtons à perroquets et bâtons à faire le chocolat, le tout à juste prix, à Paris, 1739.»
Le luxe augmente, et aussi l’amour de la dépense: les dames de la cour donnent le ton, et toute la bourgeoisie riche s’efforce de les surpasser en prodigalités et en folies. Une enseigne-adresse, gravée avec un goût exquis, de la grandeur d’une carte à jouer, par un artiste nommé Le Villain, qui l’avait encadrée de roses, invitait ainsi les femmes du monde à venir chez le bijoutier dépenser l’argent de leurs maris et de leurs amants:
«A la Tabatière d’Or, Tellier, marchand joailler bijoutier, vend des bijoux d’or et d’argent, sacs à ouvrage, éventails, nœuds d’épée, et tout ce qui concerne la bijouterie; revend aussi des ouvrages en pierreries du plus nouveau goût, donne à ses pierres l’éclat et le jeu du diamant, rend les couleurs et nuances à celles qui lui sont présentées; il vend des bagues et doublets qui imitent le feu, vend les parfums, fait les envois dans tout le royaume et chez l’étranger. A Paris.»
Les hommes ne restent pas en arrière, quand il s’agit de briller à la cour et à la ville; on sème l’or à pleines mains, pour acheter tout ce qui se fait en or et en argent, pour la toilette, le mobilier et les équipages. Nous avons sous les yeux cette jolie vignette d’enseigne-adresse gravée par Bellanger et dans laquelle le Soleil d’Or est tout encadré de roses:
«Au Soleil d’Or, Vieille Rue du Temple, au coin de la rue Barbette, vis-à-vis l’hôtel de Soubise, ci-devant rue Saint-Denis. Vᵉ Gallot tient magasin de galons or et argent fin, filés or et argent, paillettes or et argent, tout ce qui concerne l’ornement d’église tant en galons d’or et d’argent, tant fin que faux et en soie, tout ce qui concerne le meuble en crette de soie, cordons, glands, franges or et argent, tant fin que faux, tout ce qui concerne la voiture tant or et argent qu’en soie, guides et tresses, tout ce qui concerne la broderie en or et argent, le tout à juste prix. A Paris.»
Ce n’est plus Louis XV qui règne, c’est Mᵐᵉ de Pompadour ou la Dubarry. L’enseigne-adresse, qui est devenue une délicieuse gravure signée Eisen ou Marillier, pénètre dans tous les boudoirs, et les femmes ne sortent plus que pour aller à des rendez-vous dans les petites-maisons des grands seigneurs et des financiers, ou pour faire des emplettes.
Ici on va chercher des étoffes et des chiffons:
«Au lever de la Reine, Bellehure tient magasin de gazes et de dentelles, linons, taffetas de toutes qualités, satin, rubans gros grain et autres, coiffure de marli brodé, vraie soie d’Angleterre à filet, et fil anglois à filet, cordons de montres et bourses à cheveux; il tient aussi des modes et des plumes dans tous les genres, garnit les robes et fait des commissions pour la province, 1770.»
Là, on ne trouve que des fleurs artificielles, qui font déjà tort aux fleurs naturelles et qui se vendent à des prix extraordinaires:
«A la Gloire du Zéphire, rue Bourbon-Villeneuve, au coin de la rue Saint-Claude. Wenzel tient fabrique et magasin de fleurs. A Paris.»
Une femme à la mode a chez elle une collection d’éventails, et cette collection s’accroît tous les jours:
«A l’Éventail des Quatre-Saisons, à Paris, rue Greneta, Josse, l’aîné, tient fabrique d’éventails de toutes sortes de goûts et de prix, en gros et en détail, pour la France et les pays étrangers. Il se charge de faire traiter toutes sortes de sujets; il les raccommode, fournit les feuilles et les bois séparément, le tout à juste prix.»
Dans cette jolie enseigne-adresse, le cadre qui la contient est surmonté d’un éventail ouvert, et dans le bas, un paon déploie sa queue en éventail de plumes.
Une autre enseigne-adresse, renfermée dans son cadre couronné d’une guirlande de roses, est un tableau représentant le port de Dunkerque, sur lequel retombe à demi un rideau portant cette légende:
«Au Petit Dunkerque, quai de Conti, au coin de la rue Dauphine, Granchez tient le grand magasin curieux de marchandises françoises et étrangères, en tout ce que les arts produisent de plus nouveau, et vend, sans surfaire, en gros et en détail.»
Cette belle enseigne du Petit Dunkerque décorait la maison qui fait le coin du quai Conti et de la rue Dauphine; il y avait, en ce magasin, un amas d’objets d’art et de curiosité, venus des quatre points du monde, et tous les jours, de midi à cinq heures, la file de voitures de maîtres s’étendait au-delà du collège Mazarin[246]. Il en était de même dans vingt endroits de Paris, où des boutiques, bien connues par leurs enseignes, voyaient affluer les acheteurs et surtout les acheteuses. Mais la Révolution approche, précédée de trois ou quatre années de stériles agitations politiques, et quand aura sonné le tocsin de 89, les équipages cesseront de se croiser dans les rues, les boutiques les mieux achalandées seront tout à l’heure désertes, et bientôt les plus belles enseignes, qui faisaient l’orgueil des marchands, auront disparu, avec ces coquettes et gracieuses images que l’art du dessin et de la gravure se plaisait à reproduire avec tant de variétés sur les adresses de l’aristocratie du commerce parisien.
XXIII
LE JEU DES ENSEIGNES DE PARIS.
LES cartes du jeu de piquet et le tableau du jeu de l’oie ont été le point de départ d’une foule d’imitations plus ou moins ingénieuses, dans lesquelles on ne changeait rien à la marche du jeu primitif, en changeant seulement les figures. On ne peut donc s’étonner que les enseignes aient fourni matière à un nouveau jeu de l’oie et à un nouveau jeu de cartes.
Malheureusement, nous ne pouvons parler du jeu de l’oie des enseignes que d’après des souvenirs un peu confus qui datent de notre première jeunesse. Quant au jeu de cartes des enseignes de Paris, nous n’en possédons que quelques cartes, qui serviront du moins de spécimens pour constater l’existence de ce jeu, qui doit avoir été composé et mis en vente vers 1820, à l’époque où les enseignes étaient à l’apogée de leur gloire.
Le jeu de l’oie des enseignes ne différait du jeu de l’oie ordinaire que par les cent sujets représentés que les joueurs avaient à parcourir, selon la chance des nombres amenés à chaque coup de dés. Le jeu, dessiné, gravé et colorié sur une feuille de papier, à l’instar du jeu de l’oie ordinaire, se composait de cent cases numérotées, dont chacune d’elles offrait une enseigne, prise au hasard d’après la fantaisie du dessinateur. Il y avait, comme dans le jeu de l’oie, les bons et les mauvais numéros, caractérisés par des enseignes de bon ou de mauvais augure, qui rapportaient au joueur un gain préfixe ou bien qui lui faisaient payer une amende: on restait enfermé, à l’enseigne des Barreaux noirs, jusqu’à ce qu’on fût délivré par un autre joueur, lequel prenait la place du premier, si le nombre apporté par le jet des dés l’amenait au même point; à l’enseigne de l’Ange gardien, on était payé par tout le monde; à l’enseigne du Bon Puits, on avait deux coups à jouer l’un après l’autre; à l’enseigne de la Tête de Mort, on quittait la partie, en laissant son enjeu; à l’enseigne de l’Écrevisse, on reculait de dix cases en arrière; à l’enseigne de la Victoire, on sautait dix cases en avant; à l’enseigne de la Boule de Neige, le coup était nul; enfin, après avoir parcouru les cent cases du jeu avec plus ou moins de vicissitudes, on gagnait la partie, en arrivant au nº 100, qui portait l’enseigne du Paradis. Il fallait, pour ne pas perdre toute espèce de chance favorable, passer par-dessus les enseignes de l’Enfer et du Purgatoire. Nous croyons que ce jeu de hasard avait été inventé vers 1804, au moment de la réouverture des églises et du rétablissement du culte, car, de dix numéros en dix numéros, on rencontrait une enseigne religieuse, comme les enseignes de l’Église, de la Chapelle, du Couvent, etc. Sous la Restauration, ce jeu fut renouvelé et appliqué plus exactement aux enseignes en vogue de Paris, dont il représentait fidèlement les sujets en quatre-vingt-dix petits tableaux numérotés, avec indication de la spécialité et de l’adresse des commerçants. La disposition est toujours celle du jeu de l’oie; mais celui-ci ne se jouait pas avec des dés; c’est une espèce de loto qui se tire par billets et rappelle les combinaisons de la loterie royale, ayant, comme elle, quatre-vingt-dix numéros. Les enseignes sont gravées avec un certain soin et non coloriées, du moins dans l’exemplaire unique que nous avons vu à la Bibliothèque de la ville. En voici le titre, inscrit au centre de la spirale, avec la règle du jeu: «Le jeu de paris en miniature, dans lequel sont représentés les enseignes, décors, magasins, boutiques des principaux marchands de Paris, leurs rues et numéros. Éditeur, Mᵐᵉ veuve Chéreau, rue Saint-Jacques, nº 10.»
Quatre-vingt-dix enseignes y sont figurées, depuis la Famille des Jobards (marchand de tabac, rue du Faubourg-du-Temple, nº 19), portant le nº 1, jusqu’au Retour d’Astrée (magasin de nouveautés, boulevard des Panoramas, nº 12), représenté dans la case triomphale nº 90, tenant d’une main la corne d’abondance et de l’autre la branche de lis, qui date cette estampe des environs de 1815. Les numéros gagnants sont: 13, la Toison d’Or.—20, la Vestale.—26, Cendrillon.—40, la Corne d’Abondance.—54, les Trois Lurons.—59, la Chaste Suzanne.—77, le Diable à quatre.—80, Gargantua.—84, le Grand Orient, et 90, le Retour d’Astrée. Les perdants sont: 1, la Famille des Jobards.—7, la Fille mal gardée.—32, Ma Tante Aurore.—39, les Forges de Vulcain.—44, le Panier percé.—64, le Ci-devant Jeune Homme.—69, les Trois Innocents.—73, les Deux Magots.—88, le Gastronome, et 89, la Barque à Caron. La plupart de ces enseignes ne figurent plus dans le Dictionnaire anecdotique de Balzac, publié dix ans plus tard.
Nous avons vu aussi à la bibliothèque Carnavalet une suite de seize vignettes assez finement gravées et coloriées, sous la rubrique commune Enseignes de Paris. Ce sont des enveloppes destinées à ces grands bonbons plats et carrés dont on garnissait jadis le dessus des boîtes de jour de l’an. Le certificat du dépôt porte la date de 1826, la même que celle du Petit Dictionnaire des Enseignes, auquel ces vignettes pourraient servir d’illustration. Nous y remarquons: les Deux Magots, le Coin de rue, le Pauvre Diable, le Gastronome, les Forges de Vulcain, le Soldat laboureur, la Fille mal gardée, le Banquet d’Anacréon, qui ont fleuri jusqu’à nos jours. Tout cela sent fort la publicité payante, qui commençait dès lors à se faire la dent.
Le jeu de cartes des enseignes était, au contraire, tout à fait inoffensif et simple. Il n’avait pas même été imaginé comme moyen d’annonce et de réclame, au profit des marchands, auxquels on empruntait leurs enseignes, sans daigner les nommer. Nous ignorons aussi de combien de cartes se composait ce jeu innocent, qui devait faire le passe-temps des arrière-boutiques. On le jouait sans doute à deux, à quatre, à six, et toujours par nombre pair, car les joueurs devaient tous avoir le même nombre de cartes. Ces cartes se divisaient en deux catégories distinctes: les cartes à demandes et les cartes à réponses, placées un peu au hasard sous les auspices de telle ou telle enseigne. Chaque carte, entièrement gravée, offrait le dessin d’une boutique surmontée de son enseigne, le tout assez joliment colorié; au-dessous de cette image, on lisait soit la description de l’enseigne, soit une réflexion philosophique ou humoristique à son sujet; puis, au bas, sur deux colonnes, une double Demande ou une double Réponse, que les joueurs échangeaient entre eux. C’était là un simple jeu de questions, plus décent que beaucoup d’autres du même genre.
Citons, comme échantillon, quelques légendes de ces cartes, avec les demandes ou les réponses, qui en émanent plus ou moins naturellement.
Au Pauvre Diable. «Une jeune demoiselle, touchée de la situation d’un mendiant, lui offre avec grâce de quoi apaiser sa faim. Le malheureux paraît transporté de reconnaissance, en voyant tant d’humanité dans une aussi jolie personne.» Balzac, dans son Petit Dictionnaire[247], mentionne la même enseigne, qui était celle d’un marchand de nouveautés, rue Montesquieu, au coin de la rue Croix-des-Petits-Champs, et la décrit autrement: «Un jeune homme, dans la figure duquel on aperçoit une sorte de distinction, bien qu’il soit sous la livrée de l’indigence, paraît supplier une jeune fille. Que lui demande-t-il? Ses faveurs? Non, non, mais sa bienveillance.»
Voici les deux demandes en rimes qui se lisent au-dessous de la carte du jeu des enseignes:
Peut-on déplaire à son amie?
D. Voulez-vous, avec une bourse,
Attraper l’amour à la course?
Voici maintenant deux réponses, à l’enseigne de la Pèlerine, avec une légende assez gaillarde, qui a la prétention d’être instructive: «Il est d’usage, en Espagne comme en Italie, de faire des pèlerinages, les demoiselles pour obtenir des maris, les dames pour devenir mères. Les jeunes gens fréquentent souvent ces lieux, pour éviter aux dames la fatigue de recommencer le voyage.» Balzac nous apprend que cette enseigne était celle d’un magasin de mercerie, rue Saint-Honoré, nº 275, et que la propriétaire de ce magasin l’avait adoptée, d’après une romance en vogue qui courait les rues de Paris[248]. Les réponses qui suivent cette enseigne s’en rapprochent tant bien que mal.
R. De rester près de vous, d’admirer vos attraits.
Passons à l’enseigne de Jean de Paris et à ses demandes. La légende nous donne le sujet de cette enseigne: «Le roi, surnommé Jean de Paris, vivement épris de la fille d’un pêcheur, afin de gagner le cœur de sa belle, ne dédaigne pas de prendre le costume de cette profession. Le père le surprend aux genoux de sa fille et devient furieux. Le roi, pour se soustraire à sa juste indignation, est forcé de se faire reconnaître.»—Balzac critique fort cette enseigne d’un magasin de soieries, rue du Bac, nº 4. «Quoi! la princesse de Navarre se laisse baiser la main par Jean de Paris! s’écrie le grand sénéchal, avec un étonnement tout à fait comique. Eh bien! oui, l’indifférente princesse connaît enfin les délices de l’amour. Sur l’enseigne de la rue du Bac, c’est comme dans l’opéra, si ce n’est cependant que dans la pièce la princesse a l’air noble et la mise élégante, tandis que sur le tableau elle ressemble à une cuisinière endimanchée, et Jean de Paris à un conscrit. N’oublions pas de dire que le peintre, infiniment ingénieux, a mis un chêne centenaire, tout entier, dans la tête de l’héroïne et que cela produit un effet... Et le sénéchal donc, il est sublime comme un intendant[249].»
Par quelque émotion subite?
D. D’amour attirant l’étincelle,
Pensez-vous à la bagatelle?
Au Diable boiteux. «Le Diable boiteux, dit la légende du jeu de cartes, délivré du pouvoir magique qui le retenait dans une bouteille, voulant marquer sa reconnaissance à son libérateur, lui fait remarquer l’intérieur des maisons et lui fait connaître les mœurs, les différents quartiers et les vices de toutes les classes de la société.» Dans Balzac, «le Diable boiteux est l’enseigne d’un magasin de nouveautés, rue de la Monnaie, nº 23, et c’est une demoiselle qu’il prend sous sa protection, et le petit bonhomme à béquilles suffit pour la préserver des séductions d’une légion de diables qui ont un comptoir pour champ d’honneur et pour arme une demi-aune[250].»
Mon état est de tout cacher.
R. Je ne veux rien vous accuser!
D’un aveu l’on peut abuser!
A la Blanche Marguerite. «Une jolie demoiselle, éprise d’un page, interroge une fleurette que l’on nomme marguerite, en l’effeuillant pour savoir si elle est aimée un peu, beaucoup, passionnément, pas du tout. Elle en était à la troisième fleur qui lui ôtait toute espérance, lorsque son amant, caché dans un arbre, s’empresse de la désabuser.» Balzac n’a pas décrit cette enseigne.
D’une bonté que rien n’excuse?
D. Quand un objet parle à notre âme?
A la Belle Anglaise. «Les Anglaises sont belles et fières; on les dit sages, mais, pour l’amabilité, la finesse, l’esprit, la beauté et le plaisir, on préfère les Françaises.» Balzac fait l’éloge de cette enseigne d’un magasin de soieries, rue Saint-Denis, nº 94: «Le dessin de cette enseigne est assez artistement entendu; le peintre avait probablement un modèle. Ah! si c’était la maîtresse de la maison! Mais pourquoi pas[251]?»
R. Qu’à vos désirs vous imposiez la loi.
A la Balayeuse. «Par leurs jolies balayeuses, depuis nombre d’années les marchands de lingerie attirent les chalands.» Silence de Balzac sur la Balayeuse, qui était une sorte de falbala garnissant le bas de la robe des femmes et qu’on a remis à la mode il y a trois ou quatre ans.
D. A quoi pensez-vous maintenant?
A la Pie voleuse. «Une servante du village de Palezo (sic), accusée, jugée et exécutée pour un prétendu vol, a été reconnue innocente, après son exécution, par la découverte d’une pie, qui était l’auteur du vol.» Rien de Balzac sur la Pie voleuse.
Ceux que l’amour tient au secret.
R. Sans charades ni calembours,
Mon silence répond toujours.
Voilà tout ce que nous possédons de ce beau jeu des Enseignes de Paris sous la Restauration... Mais j’oublie qu’il en reste encore une carte, à l’Ange gardien, dont la Réponse pouvait bien annoncer la fin du jeu: «La Providence, pour sauver un jeune enfant près de tomber dans un précipice, se sert de la tendre sollicitude de l’Ange gardien.» Balzac a connu cette enseigne d’un magasin de lingeries, rue Saint-Honoré, et il lui consacre quelques lignes du dernier galant: «Ce magasin doit, en effet, être bien gardé par son enseigne, car il n’est voleur qu’elle ne puisse effrayer. Il est vrai de dire que les dames des lingeries sont fort attrayantes, et qu’il faudrait n’avoir pas le sou pour ne pas acheter cravates, mouchoirs de poche, etc., etc.» Cet et cætera en dit plus qu’il n’est gros, et la Demande du jeu promet tout ce que la Réponse devait tenir:
D. Que feriez-vous si je vous disais oui?
Hélas! le jeu s’arrête là, au plus bel endroit, et les enseignes se taisent sur le reste.
XXIV
ENSEIGNES AVEC INSCRIPTIONS EN VERS
LES enseignes, accompagnées d’inscriptions en vers français, même en vers grecs et latins, devaient être nombreuses au XVIᵉ siècle, alors que le goût et la mode des inscriptions étaient si généralement répandus, qu’on alla jusqu’à attribuer au roi François Iᵉʳ ce quatrain[252] en l’honneur d’Agnès Sorel, qu’il aurait composé quand il visita, à Loches, le tombeau de cette maîtresse de Charles VII.
Le sentiment de cette inscription célèbre était meilleur que le style du roi chevalier, qui, ayant fait rétablir la tombe de la belle Laure, à Avignon, voulut en composer lui-même l’épitaphe, qui fut gravée sur le monument et qui ne fera pas mauvaise figure au milieu de cette poésie d’enseignes:
Ce qui comprend beaucoup de renommée:
Plume, labeur, la langue, le devoir
Furent vaincus par l’Amant de l’Aimée.
O gentille Ame, estant tant estimée,
Qui te pourra louer, qu’en se taisant?
Car la parole est toujours réprimée,
Quand le sujet surmonte le disant.
François Iᵉʳ voulut aussi que son poète valet de chambre, Clément Marot, consacrât quelques vers à la mémoire de la muse bien-aimée de Pétrarque[253]. L’exemple de François Iᵉʳ fut généralement suivi sous son règne, et jusqu’à la fin du siècle on faisait composer, par les poètes les plus renommés, des épitaphes en vers, qui étaient gravées sur les tombeaux[254]. La poésie était en honneur; les distiques grecs, latins et français illustraient aux jours de fêtes publiques les arcs de triomphe en toile peinte, les fontaines en torchis et les décors de l’Hôtel de ville. Il est tout naturel que les inscriptions en vers soient descendues de ces monuments d’apparat sur les enseignes.
Malheureusement, ces enseignes enlevées ou détruites, on n’en a pas conservé les vers, si ce n’est dans quelques marques typographiques de libraires et d’imprimeurs[255]. On sait que ces marques n’étaient souvent que la représentation de leurs enseignes, qui sont ordinairement indiquées dans l’adresse même du libraire ou de l’imprimeur[256]. La plupart des marques typographiques datent du XVIᵉ siècle, et, comme nous l’avons déjà dit (voir chap. XVI, Enseignes de sainteté et de dévotion), elles ne laissent pas douter qu’un certain nombre des libraires de Paris ne fussent secrètement attachés à la réformation luthérienne ou calviniste.
Nous citerons seulement quelques distiques et quelques quatrains, gravés autour de ces marques ou imprimés au dessous. La marque de Conrad Badius, qui, après avoir exercé l’imprimerie à Paris, transporta ses presses à Genève, pour pouvoir professer librement la religion nouvelle, représente le Temps qui retire du puits la Vérité; ce distique est imprimé à droite et à gauche du sujet qu’il interprète:
Le libraire Jean Trepperel, qui fit paraître un grand nombre de vieux romans de chevalerie en prose, avait mis ce distique autour de son enseigne à l’Écu de France:
Octroie-nous charité et concorde.
Gilles de Gourmond, imprimeur privilégié du roi, avait ajouté ce distique à ses armoiries, soutenues par deux licornes, sous les auspices de saint Georges:
A le fort du feble besoing.
L’imprimeur Le Petit Laurens, qui avait aussi dans sa marque deux licornes soutenant un cercueil couvert d’un poèle de deuil, avec ce nom: la Blanche, ne nous explique pas un sujet aussi lugubre dans ce distique philosophique:
Qui n’a suffisance n’a rien.
Voici maintenant des quatrains qui expriment tous la dévotion, catholique ou protestante. Le libraire Jean Denis, dont la marque représente un docteur enseignant un berger, avec l’image du Christ dans une sphère, fait parler ainsi son berger:
Que ton vouloir je face,
Tant que au céleste lieu
Je puisse veoir ta face.
Le fameux libraire des rois Louis XII et François Iᵉʳ, Antoine Vérard, qui fut à la fois dessinateur et graveur sur bois, avait fait inscrire ces quatre vers, chargés de fautes grammaticales et d’abréviations, autour de sa marque, représentant un cœur, avec ses initiales, soutenu par deux aiglons et protégé par les armes de France:
De tous pécheurs faire grâce et pardon,
Anthoine Vérard humblement te recorde
Ce qu’il a il tient de toy par don.
Jean Bouyer et Guillaume Bouchet, libraires et imprimeurs, qui avaient affronté un bœuf et un mouton héraldiques au-dessus de leurs initiales, faisaient cette prière à Dieu, dans leur enseigne:
Chacun de nous doit, pour avoir sa grâce.
A luy doncques, pource qu’il luy a pleu
Nous donner temps de ce faire et espace.
Cette inscription, assez pauvrement rimée, inscrite en lettres gothiques autour de la marque, était heureusement presque illisible. Les cinq vers suivants, gravés autour de l’enseigne de Guillaume Nyverd, laquelle représentait l’Annonciation, n’étaient pas beaucoup plus faciles à déchiffrer, quoique ces vers fussent sans le moindre doute empruntés à quelque poète du temps, qui avait voulu représenter par des images allégoriques l’Incarnation de Jésus-Christ:
Michel et Philippe Lenoir, père et fils, libraires et imprimeurs, en faisant soutenir par deux nègres un écusson d’armoiries, pour faire allusion à leur nom, se plaisaient à répéter ce petit quatrain autour de leur enseigne emblématique:
De Dieu servir,
Pour acquérir
Son doux plaisir.
Enfin, André Bocard, libraire et imprimeur, qui avait placé dans sa marque l’écusson de l’Université et celui de la Ville de Paris, au-dessous de l’écu de France, avait fait inscrire autour de son enseigne le quatrain suivant, qui s’adressait moins à Dieu qu’à ses saints:
Salut à l’Université,
Dont nostre bien procède et sourt!
Dieu gard de Paris la cité!
C’est assez pour faire connaître les enseignes poétiques des libraires et des imprimeurs parisiens du XVIᵉ siècle.
Nous rapprocherons de ces enseignes une inscription d’une date plus récente (sans doute du siècle suivant), qui était gravée au-dessus de la porte d’un passage conduisant de l’ancien cimetière de Saint-Séverin à la rue de la Parcheminerie. Il est probable que cette inscription édifiante, en jeux de mots, était surmontée de quelque peinture funèbre, comme celle qui existait autrefois à l’entrée du charnier de l’église Saint-Paul:
Où, pensant, j’ai passé?
Si tu n’y penses pas, Passant, tu n’es pas sage,
Car, en n’y pensant pas, tu te verras passé[257].
Vers le même temps on avait placé un buste de Henri IV, avec un distique latin, sur la façade du nº 3 de la rue Saint-Honoré, maison devant laquelle ce roi fut assassiné par Ravaillac, et qui a été démolie vers 1869, quand on a fait passer par là la large rue des Halles. Ce buste avait fini par devenir une enseigne, dont ces deux mauvais vers faisaient la légende:
Quos illi æterno fœdere junxit amor.
Ce qui signifie mot à mot: «La présence de Henri le Grand réjouit les citoyens, que l’amour a joints à lui par un pacte éternel.» En dernier lieu le buste et l’inscription servaient d’enseigne à un marchand de draps. Nous comprendrions, pour un tailleur, l’enseigne du roi Dagobert; mais Henri IV? L’inscription seule, gravée en lettres d’or sur une plaque de marbre noir, se retrouve encore aujourd’hui au musée Carnavalet. Quant au buste de Molière, qu’Alexandre Lenoir avait fait poser, sous les Piliers des Halles, devant la maison où l’on croyait que notre grand comique était né, ce buste était devenu aussi une enseigne pour un marchand revendeur de vieilles étoffes, mais on avait eu la pudeur de le peindre en noir, en l’appelant la Tête noire, et Molière n’y était pas nommé, ni en prose ni en vers. Au surplus, les enseignes à la Tête noire étaient alors assez communes à Paris, mais elles n’avaient pas le même type. Celle d’un marchand de meubles, dans la rue du Faubourg-Saint-Antoine, offre un type de nègre coiffé d’un turban, qu’on nommera peut-être un jour Othello ou Toussaint-Louverture.
Nous avons lu dans les poètes du XVIIIᵉ siècle différentes inscriptions en vers pour des cadrans solaires, mais comme nous ne savons point où ces cadrans solaires étaient posés, peut-être dans des cours d’hôtels aristocratiques, nous nous bornerons à citer une inscription de ce genre, qui avait été demandée à Voltaire dans sa jeunesse, et qui fut, dit-on, longtemps visible sur l’enseigne d’un horloger du quartier Saint-Gervais:
Êtes-vous bien, tenez-vous y,
Et n’allez pas chercher midi
A quatorze heures.
Si cette inscription eût été signée du nom de son auteur, l’enseigne aurait fait la fortune de l’horloger et de ses successeurs. Les vers d’enseigne, en effet, n’étaient pas toujours faits par des poètes. Ainsi l’enseigne d’un boulanger, qu’on voyait encore, il y a peu d’années, entre la rue Saint-Paul et l’église Saint-Paul-Saint-Louis, représentait deux mitrons en costume à qui le maître boulanger montrait un de ses pains, et l’on ne pouvait guère attribuer les vers suivants qu’à un boulanger ou à un mitron:
D’un système nouveau voilà le résultat
Qu’un ancien boulanger présente à votre usage:
Voyez la vérité, vous êtes de l’état.
Si les boulangers se mêlaient de faire des vers pour leurs enseignes, les artistes décrotteurs, comme ils se qualifiaient depuis le Directoire, rimaient aussi pour attirer le client. Voici un échantillon de leur poésie, tel qu’on l’admirait, en 1804, sur l’enseigne de leur boutique du passage des Panoramas:
Amateurs de journaux, de propreté, de vers,
Entrez ici, qu’on vous décrotte,
Et livrez à nos soins la botte et les revers[258].
Les enseignes avec inscriptions en vers, à Paris, étaient encore au nombre de dix à douze, en 1826. C’est Balzac qui a pris la peine de les recueillir lui-même, pour les faire passer à la postérité, dans son curieux Petit Dictionnaire des Enseignes[259]. On sait combien Balzac s’intéressait aux enseignes et avec quel soin il les mentionnait dans ses romans, quand il les jugeait dignes d’y figurer. Nous n’avons donc plus qu’à faire ici quelques emprunts à la monographie alphabétique publiée par Balzac.
Il y avait alors, en 1826, un artiste en cheveux, c’est-à-dire un coiffeur, qui, pour s’assurer la clientèle des étudiants en droit et en médecine, avait fait peindre, sur la devanture de sa boutique de la rue Saint-Jacques, nº 121, deux vers grecs, que Balzac n’a pas cités, et deux vers latins, qui ne prouvent pas que le patron, M. Chatelet, avait fait ses humanités:
Dexteraque manu novos addit ars honores.
Ce qui a la prétention de vouloir dire: «Ici un art ingénieux façonne les cheveux à la mode du jour, et d’une main habile y ajoute de nouveaux agréments.» Cet affreux latin était mis là pour justifier l’enseigne: Au savant Perruquier; l’une et l’autre inscription, la grecque et la latine, se voyaient encore vers 1840. Deux autres coiffeurs avaient fait aussi un touchant appel, en vers, aux dames et aux messieurs. Lambert, qui s’intitulait perruquier-coiffeur, rue Notre-Dame-de-Nazareth, nº 28, était certainement l’auteur de ce double distique, écrit des deux côtés de sa boutique; ici, côté des hommes:
Pour vous attirer chez moi.
Là, de l’autre côté, côté des dames:
«C’est une chose convenue, dit Balzac, qu’en fait de poésie il n’y a que les coiffeurs, et nous n’hésitons pas à dire qu’en fait de vers M. Lacroix a mis le sceau à la réputation du corps.» Lacroix, perruquier-coiffeur, rue Basse, Porte Saint-Denis, nº 8, avait mis ce quatrain au bas de son tableau d’enseigne représentant Absalon pendu par les cheveux aux branches d’un arbre:
D’Absalon pendu par la nuque.
Il eût évité ce malheur,
S’il eût porté perruque.
Balzac a oublié un coiffeur de ce temps-là, Michalon, père du peintre de ce nom, demeurant alors rue Feydeau et faisant des vers enragés de coiffeur, qu’il exposait en tableaux à tous les coins de ses salons de coiffure.
Le Petit Dictionnaire des Enseignes de Paris cite trois magasins de nouveautés (non pas des livres, mais des chiffons), avec des enseignes en vers:
Primo: Au Nœud gordien, Palais-Royal, galerie de pierre, nº 233:
Un conquérant sut le trancher.
Bien plus adroit que lui, vous aurez plus de gloire,
Si vous savez le former.
C’est là ce que dit la demoiselle de magasin, peinte sur l’enseigne, à un élégant jeune homme qui achète une cravate et qui ne répond pas en vers.
Secundo. Au Soldat cultivateur. M. Marchandon, marchand de nouveautés, faubourg Saint-Antoine, nº 77, avait fait faire à prix réduit, dans l’atelier du peintre Vigneron, la copie de son tableau du Soldat laboureur, dans lequel le soldat est représenté bêchant son champ et faisant sortir de terre des débris d’armes et d’ossements qui annoncent que l’agriculture a repris possession d’un ancien champ de bataille. Les vers explicatifs sont pris dans les Géorgiques de Virgile, traduites par Delille:
Où dorment les débris de tant de bataillons,
Heurtant avec le soc leur antique dépouille,
Trouvera sous ses pas des dards rongés de rouille,
Entendra résonner les casques des héros,
Et d’un œil étonné contemplera leurs os.
C’était peu réjouissant pour les demoiselles du faubourg, qui allaient acheter manchettes, cols et foulards.
Tertio. A la Pèlerine. Magasin de mercerie, rue Saint-Honoré, nº 275, avec ces petits vers imités d’une chanson en vogue:
Faire un pèlerinage:
Une fillette sage
Sourit au pèlerin.
Enfin, Balzac avait découvert deux sages-femmes, outre la fillette sage de la Pèlerine, lesquelles osaient appliquer chacune deux vers à leur délicate profession. La première, qui ne se nommait pas sur son enseigne, demeurait rue Jean-Jacques-Rousseau, nº 23: cette enseigne représentait une belle accouchée et son accoucheuse très élégante et fort jeune; puis, le papa tout fier de sa progéniture, et le petit frère caressant le nouveau-né. La morale de cette scène intime est exprimée dans ces deux vers inscrits en tête du tableau:
Nos vœux sont exaucés, je dois bénir l’amour.
Chez la seconde sage-femme, Mᵐᵉ Vachée, rue de Buci, nº 2, on restait interdit devant une enseigne dont la description ne saurait être plus complète qu’elle l’est dans le Petit Dictionnaire de Balzac: «Cette dame, dit-il, voit s’échapper d’une machine qu’on ne peut mieux comparer qu’à un four, une nuée d’enfants habillés des costumes de différents états, et elle leur adresse ces vers:
Par des chemins divers, courez à la Fortune.
«Dans le lointain, la déesse elle-même, un pied sur une roue, emblème de sa mobilité, semble inviter à la suivre la foule des jeunes mortels auxquels Mᵐᵉ Vachée vient de donner la lumière. Mais des juifs, des usuriers, des nymphes folâtres les séparent.» Nous avons donné plus haut (p. 292), le dessin à peu près semblable, d’une autre enseigne de sage-femme.
Une des dernières enseignes en vers qu’on ait vues à Paris était celle d’un tailleur, au coin de la rue d’Ulm et de la rue des Postes; mais nous ne savons pas si le peintre était venu en aide à la poésie, car nous n’en connaissons que ce quatrain, qui vaut tout un poème:
Je fais tous les raccommodages;
J’apporte grand soin aux coutures,
Aux accrocs, comme aux déchirures.
Nous regrettons de n’avoir pas parlé des écriteaux poétiques, qui sont de véritables enseignes sans figures: ainsi toute la jeunesse du quartier latin a connu ce facétieux brocanteur de la rue de l’École-de-médecine, qui, chaque matin, apposait sur les objets hétéroclites de son commerce les plus étranges annonces en prose et en vers; la prose était de sa façon, les vers sortaient de la fabrique d’un poète crotté, qui ne manquait pas d’originalité et qui trouvait les plus incroyables drôleries relatives à l’origine des marchandises d’occasion.
Les contemporains de la révolution de 1830 se rappellent aussi les affiches en vers que le marquis de Chabannes, pair de France, chansonnier, journaliste et rimeur politique, improvisait tous les jours pour annoncer ses brochures, ses chansons, ses prospectus, qu’il distribuait et vendait lui-même, au Palais-Royal, dans sa boutique de la galerie d’Orléans, que la police eut tant de peine à faire fermer, après avoir cent fois saisi, enlevé et déchiré les affiches, au milieu des éclats de rire des spectateurs.
Enfin, en faisant appel à nos souvenirs personnels, nous revoyons encore, vers 1840, rue Neuve Saint-Augustin, non loin de la place de la Bourse, une boutique mystérieuse qui étalait au-dessus de son vitrage dépoli un grand tableau représentant un monsieur mis à la dernière mode, prenant vivement congé d’une dame non moins élégante. Au bas, se lisait ce distique révélateur:
XXV
ENSEIGNES RELATIVES A DES PIÈCES DE THÉATRE
CETTE espèce d’enseignes est tout à fait moderne, car elle ne date que de l’époque où les grandes enseignes, peintes comme des tableaux et quelquefois rivalisant avec eux, furent adoptées par la mode avec une sorte de passion essentiellement parisienne. On peut fixer une date précise pour le commencement des enseignes qui reproduisirent quelque scène de la pièce en vogue. Ce fut seulement sous l’Empire que parurent les premiers essais de ce genre nouveau d’enseignes, qui ont attiré presque exclusivement l’attention des curieux de ce qu’on appela dès lors le Musée des rues. Il n’y a que les pièces de théâtre, à grand succès, qui aient mérité la consécration de l’enseigne. C’étaient donc, chaque année, quatre ou cinq enseignes nouvelles, qui rappelaient au public les grands succès récents. Le type de l’enseigne devenait ainsi populaire, et la vogue de la pièce profitait à l’industriel qui l’avait adopté. Les enseignes théâtrales firent fureur pendant plus de cinquante ans; elles s’étaient, pour ainsi dire, emparées de la ville entière, et le succès d’une pièce de théâtre n’était jamais mieux constaté que par l’apparition d’une enseigne qui en portait le nom.
On peut affirmer que l’idée de faire des enseignes de ce genre n’était jamais venue à l’esprit des marchands avant le Directoire; du moins n’en connaissons-nous qu’une seule, l’enseigne du Huron, consacrant, en 1769, le succès d’un opéra-comique de Grétry, et dont nous parlerons plus loin, au chapitre XXIX. Les succès les plus extraordinaires, comme celui de Jeannot, ou les Battus paient l’amende, le proverbe-comédie-parade de Dorvigny, représenté trois cents fois de suite chez Nicolet, ou comme celui du Mariage de Figaro, qui fit autant de bruit qu’une révolution, ces succès ne donnèrent pas lieu à la création d’une seule enseigne. Le moment n’était pas venu, quoique depuis 1761 les enseignes, appliquées contre le mur des maisons, au lieu d’être suspendues à des potences en fer dans des cadres mobiles, se prêtassent mieux à l’exposition de tableaux. On comprend que le goût du spectacle, si décidé et si général chez les habitants de Paris, se soit traduit par cette innovation dans le système des enseignes, en un temps où le nombre des théâtres avait triplé. Il faut dire aussi qu’avant ce temps-là les marchands menaient une vie très retirée et très parcimonieuse, sans songer à imiter les habitudes des autres classes de la société, qui ne se faisaient pas faute d’aller à la comédie. Les enseignes des boutiques ne subirent l’influence du théâtre que quand les boutiquiers commencèrent à se montrer et à s’acclimater dans les salles de spectacle.
Nous trouvons cependant que les ballets de cour eurent, dans la première moitié du XVIIᵉ siècle, certaines analogies avec plusieurs enseignes de Paris. Ainsi l’enseigne primitive du Cherche-Midi, qui a précédé celle dont nous avons parlé plus haut, page 84, était sans doute bien antérieure au ballet des Chercheurs de midi à quatorze heures, ballet qui fut dansé, au Louvre, en présence du roi, le 29 janvier 1620. Ce ballet[260], que nous ne connaissons que par un petit programme en vers très libres, a peu de rapport avec l’enseigne qui représentait des gens de diverses conditions, cherchant l’heure de midi sur un cadran dont les aiguilles marquaient quatorze heures, comme dans les horloges d’Italie. Les chercheurs de midi à quatorze heures, qu’on appelait des cherche-midi, étaient de pauvres hères faméliques en quête du dîner, qu’ils ne trouvaient pas à quatorze heures, car on dînait partout à midi. Un roman picaresque d’Oudin, sieur de Préfontaine[261], nous apprend le véritable rôle d’un cherche-midi, que le ballet mit en scène sous les traits du joueur de gobelets, du batteur de fusil, du ramoneur, du vendeur de lunettes: «La grande nécessité où j’estois m’ayant pourveu d’un office de cherche-midy, j’allois parfois en des couvents, mais j’y trouvois petite chance, au moins pour moy, car, pour les moynes, ils faisoient une telle chère, que, si la fumée de leurs bons morceaux qui me passoient devant le nez avoit esté rassasiante, cela m’auroit bien nourry.» Un autre ballet de cour, qui a pour titre la Fontaine de Jouvence[262], imprimé en 1643 et par conséquent dansé cette année-là au château de Saint-Germain, pourrait bien avoir été inspiré par la jolie enseigne du XVIᵉ siècle dont nous avons parlé et qui attirait tous les regards dans la rue du Four-Saint-Germain. Enfin, dans un ballet du roi, à la naissance du Dauphin, en 1643, les Enseignes de Paris faisaient leur entrée sous la figure d’une femme qui se plaignait des dégâts que les grands vents lui avaient causés dans les derniers orages. Voici deux strophes que Dassoucy avait mises dans la bouche de cette fée des enseignes[263]:
Qui, des orages précédents,
Vient faire une plainte à la Reyne,
Contre l’insolence des vents,
Afin que leur Dieu se retire,
Et qu’il trouble les flots plutôt que mon empire:
Ce monstre, plein d’insolence,
A causé, par nostre débris,
Que l’on trouve plus d’assurance
A Saint-Germain qu’à Paris.
Aussi, pour éviter sa rage,
Nous nous rendons ici à l’abry de l’orage.
A partir de là, comme si toutes les enseignes de Paris avaient été décrochées et brisées par l’ouragan, elles ne reparaissent plus au théâtre que dans deux chétifs vaudevilles: l’un, de Martainville: Pataquès, ou le Barbouilleur d’enseignes, joué en 1803; l’autre, de Brazier, Moreau et La Fortelle, Tout pour l’enseigne, représenté le 18 avril 1815. Ces deux petites pièces ne réussirent pas. C’est que les marchands et leurs commis ne souffraient pas qu’on se gaussât de leurs enseignes. Scribe et Saint-Georges l’apprirent à leurs dépens, quand leur opéra-comique, en trois actes, le Fidèle Berger, dont Adolphe Adam avait fait la musique, fut outrageusement sifflé, à la première représentation, le 11 janvier 1838. Les auteurs n’avaient pas trop ménagé la confiserie parisienne, mise en scène sous la bannière de la vieille enseigne du Fidèle Berger: on se battit au parterre, et les perturbateurs qui furent arrêtés étaient tous des confiseurs: «Ces gaillards-là, dit Scribe, seraient capables de m’empoisonner avec leurs dragées de baptême.» Il ne fit pas imprimer sa pièce, qui n’a paru que dans la dernière édition de ses Œuvres complètes; le musicien essaya de la faire jouer à Bruxelles, où elle fut traitée en douceur[264]. Les confiseurs du Fidèle Berger n’étaient plus là. Marchands à enseignes et auteurs dramatiques furent depuis en parfaite intelligence, lorsque les enseignes des premiers contribuèrent grandement à la renommée des seconds.
Il est impossible d’entrer ici dans quelques détails sur les pièces de théâtre auxquelles on accorda les honneurs de l’enseigne depuis cinquante ou soixante ans; nous nous bornerons donc à citer, d’après le Petit Dictionnaire critique et anecdotique des Enseignes de Paris, celles de ces enseignes inaugurées sous les titres mêmes des pièces de différents genres, aux succès desquelles les marchands avaient attaché celui de leur commerce. Il suffit de rappeler que ces pièces étaient encore très connues en 1826, bien que quelques-unes remontassent aux premières années de l’Empire; plusieurs, d’une date plus ancienne, comme le Diable à quatre de Sedaine, les Trois Sultanes de Favart, et la Partie de chasse de Henri IV, par Collé, avaient été reprises avec éclat et étaient restées au répertoire.
Les tableaux dont on faisait des enseignes furent souvent composés et exécutés par de véritables peintres. Nous parlerons, dans le chapitre XXIX, Musée des enseignes, de ceux qui sortaient de l’atelier des meilleurs artistes.
L’Académie royale de musique reconnaissait des opéras et des ballets de son répertoire dans les enseignes suivantes: Aux Bayadères, boulevard des Italiens, nº 9, Nouveautés. Les Bayadères, opéra en trois actes, paroles de Jouy, musique de Catel, représenté le 8 août 1810.—A la Vestale, rue Montmartre, au coin de la rue de Cléry, Nouveautés. La Vestale, tragédie lyrique de Jouy, musique de Spontini, fut représentée le 11 décembre 1807.—A la Lampe merveilleuse, Demarais, lampiste, illuminateur du Gouvernement. Aladin, ou la Lampe merveilleuse, opéra-féerie en cinq actes, par Étienne, musique de Nicolo et de Benincori, fut représenté le 6 février 1822.—Au Triomphe de Trajan, M. Payen, tailleur, rue de Richelieu, nº 77. Le Triomphe de Trajan, tragédie lyrique en trois actes, par Esmenard, musique de Lesueur et de Pertuis, fut représenté le 23 octobre 1807.
Passons au Théâtre-Français, qui avait vu, en plein Directoire, apparaître l’enseigne des Trois Sultanes, un des plus beaux tableaux d’enseigne de Paris, pour annoncer le magasin de mesdames Delatour, lingères, rue Vivienne, au coin de la rue Colbert.—A Marie Stuart, Nouveautés, rue Saint-Denis, nº 392. Marie Stuart, tragédie de Pierre Lebrun, représentée en 1820.—Aux Templiers, rue Feydeau, nº 16, Michalon, coiffeur. Les Templiers, tragédie de Raynouard, représentée en 1805.—A la Fille d’honneur, rue de la Monnaie, au coin de la rue Boucher. La Fille d’honneur, comédie en cinq actes et en vers, par Alexandre Duval, représentée en 1819.—A Valérie, rue Saint-Denis, nº 309, magasin de nouveautés. Valérie, comédie, en trois actes et en prose, par Scribe et Melesville, représentée en 1822.—Aux Deux Cousines, magasin de nouveautés, rue Coquillière. L’Éducation, ou les Deux Cousines, comédie en cinq actes et en vers, par Casimir Bonjour, fut représentée en 1824.
Le théâtre de la porte Saint-Martin avait fourni, à lui seul, deux fois plus d’enseignes que l’Opéra et le Théâtre-Français: Au Vampire, magasin de nouveautés, rue Saint-Antoine.—Au Bourgmestre de Saardam, Grisard, drapier, rue Saint-Honoré, nº 53.—Aux Petites Danaïdes, Potier, confiseur, boulevard Saint-Martin, nº 57. (Il ne faudrait pas confondre l’acteur avec le confiseur, malgré la similitude du nom: le fameux comédien Potier avait créé le rôle du Père Sournois, dans les Petites Danaïdes, de Gentil et de Désaugiers.)—Au Solitaire, Malard, marchand de nouveautés, rue du Faubourg-Saint-Denis, nº 68.—A Joko, ou le Singe du Brésil.—A Polichinel (sic) vampire.—A la Fille mal gardée.—Aux Ramoneurs.—Au Déserteur, etc.
Les enseignes drôlatiques se rapportaient surtout à des pièces du théâtre des Variétés, dans lesquelles avaient figuré les premiers acteurs de ce théâtre, Brunet, Potier, Odry, Vernet, Bouffé, etc., comme le Désespoir de Jocrisse, le Ci-devant Jeune Homme, etc. Le théâtre du Vaudeville inspirait des sujets d’enseignes gaies et plaisantes, sans être bouffonnes, comme les Deux Gaspard du faubourg Saint-Denis, dont nous avons donné la figure page 197, les Deux Edmond, le Petit Matelot, Monsieur Dumolet, Monsieur Pigeon (le héros d’Une Nuit de la Garde nationale), dans la rue de Seine, etc. Il y avait aussi les enseignes patriotiques, ou chauvinesques, que le Vaudeville, les Variétés, le Cirque Olympique, et même le Gymnase, auraient dû fournir en plus grande quantité, mais que la crainte de la Censure interdisait souvent aux commerçants les plus paisibles; nous en pourrions néanmoins citer une vingtaine, entre autres, les Deux Sergents, dans la rue Saint-Honoré, en face la rue du Coq, aujourd’hui Marengo; Fanfan la Tulipe, Michel et Christine, le Soldat laboureur, le Chien du Régiment, François les Bas-bleus, à l’angle du faubourg Montmartre et de la rue Fléchier, etc.
Presque tous les grands succès du Gymnase dramatique, dus la plupart à l’infatigable fécondité du talent de Scribe, furent signalés par l’apparition de nouvelles enseignes, qui augmentaient et prolongeaient la vogue de Malvina, ou le Mariage d’inclination, du Mariage enfantin, de la Carotte d’Or, du Gamin de Paris, du Comédien d’Étampes, etc.[265].
Les spectacles du boulevard du Temple, la Gaîté,
l’Ambigu-Comique, le Cirque Olympique, les Funambules, etc., avaient eu aussi de grands succès populaires, et, par conséquent, ces succès s’étaient affirmés par un grand nombre d’enseignes boutiquières, qui duraient beaucoup plus longtemps que ces pièces de différents genres,
telles que l’Oiseau bleu, les Deux Pierrots, qui sont toujours en place, au coin de la rue Saint-Jacques et de la rue de la Huchette (voir figure p. 349), les Innocents, les Quatre Sergents de la Rochelle, du boulevard Beaumarchais, etc. Mais, comme tout passe ici-bas, les plus beaux drames, les plus merveilleuses féeries, les plus amusantes pantomimes, les mimodrames les plus éblouissants n’avaient qu’un temps, et, après cent ou deux cents représentations, étaient absolument oubliés, en sorte que les enseignes nées de leur vogue pouvaient à peine leur survivre. Voilà comment la plupart des enseignes qui rappelaient à la foule les mélodrames de Guilbert de Pixérécourt disparurent avant le célèbre auteur de la Femme à deux maris, de Cœlina, ou l’Enfant du Mystère, du Chien de Montargis et de Latude.
Les pièces en musique, les opéras-comiques, dont les airs deviennent si populaires, quand l’orgue de Barbarie les propage, multiplièrent les enseignes peintes d’après nature, avec les portraits des plus célèbres chanteurs et chanteuses du théâtre de l’Opéra-Comique: A la Clochette, Au Chaperon rouge, A Joconde, A la Somnambule, A la Dame blanche, etc.