Histoire des Gaulois (1/3): depuis les temps les plus reculés jusqu'à l'entière soumission de la Gaule à la domination romaine.
The Project Gutenberg eBook of Histoire des Gaulois (1/3)
Title: Histoire des Gaulois (1/3)
Author: Amédée Thierry
Release date: May 8, 2011 [eBook #36058]
Most recently updated: February 28, 2013
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Jean-Pierre Lhomme and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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HISTOIRE DES GAULOIS
TOME I.
BRUXELLES,
A LA LIBRAIRIE PARISIENNE
FRANÇAISE ET ÉTRANGÈRE.
RUE DE LA MADELEINE, Nº 438.
IMPRIMERIE DE H. FOURNIER,
RUE DE SEINE, Nº 14
HISTOIRE DES GAULOIS, DEPUIS LES TEMPS LES PLUS RECULÉS JUSQU'À L'ENTIÈRE SOUMISSION DE LA GAULE À LA DOMINATION ROMAINE.
Par Amédée THIERRY.
TOME I.
PARIS,
A. SAUTELET ET Cie, LIBRAIRES,
RUE de RICHELIEU, Nº 14;
ALEXANDRE MESNIER,
PLACE DE LA BOURSE.
M DCCC XXVIII.
A MON FRÈRE, AUGUSTIN THIERRY, AUTEUR DE L'HISTOIRE DE LA CONQUÊTE DE L'ANGLETERRE PAR LES NORMANDS.
INTRODUCTION.
Il ne faut s'attendre à trouver ici ni l'intérêt philosophique qu'inspire le développement progressif d'un seul fait grand et fécond, ni l'intérêt pittoresque qui s'attache aux destinées successives d'un seul et même territoire, immobile théâtre de mille scènes mobiles et variées: les faits de cette histoire sont nombreux et divers, leur théâtre est l'ancien monde tout entier; mais pourtant une forte unité y domine; c'est une biographie qui a pour héros un de ces personnages collectifs appelés peuples, dont se compose la grande famille humaine. L'auteur a choisi le peuple gaulois comme le plus important et le plus curieux de tous ceux que les Grecs et les Romains désignaient sous le nom de barbares, et parce que son histoire mal connue, pour ne pas dire inconnue, laissait un vide immense dans les premiers temps de notre occident. Un autre sentiment encore, un sentiment de justice et presque de piété l'a déterminé et soutenu dans cette longue tâche. Français, il a voulu connaître et faire connaître une race de laquelle descendent les dix-neuf vingtièmes d'entre nous, Français; c'est avec un soin religieux qu'il a recueilli ces vieilles reliques dispersées, qu'il a été puiser, dans les annales de vingt peuples, les titres d'une famille qui est la nôtre.
L'ouvrage que je présente au public a donc été composé dans un but spécial; dans celui de mettre l'histoire narrative des Gaulois en harmonie avec les progrès récens de la critique historique, et de restituer, autant que possible, dans la peinture des événemens, à la race prise en masse sa couleur générale, aux subdivisions de la race leurs nuances propres et leur caractère distinctif: vaste tableau dont le plan n'embrasse pas moins de dix-sept cents ans. Mais à mesure que ma tâche s'avançait, j'éprouvais une préoccupation philosophique de plus en plus forte; il me semblait voir quelque chose d'individuel, de constant, d'immuable sortir du milieu de tant d'aventures si diversifiées, passées en tant de lieux, se rattachant à tant de situations sociales si différentes, ainsi que dans l'histoire d'un seul homme, à travers tous les incidens de la vie la plus romanesque, on voit se dessiner en traits invariables, le caractère du héros.
Les masses ont-elles donc aussi un caractère, type moral, que l'éducation peut bien modifier, existe-t-il dans l'espèce humaine des familles et des races, comme il existe des individus dans ces races? Ce problème, dont la position ne répugne en rien aux théories philosophiques de notre temps, comme j'achevais ce long ouvrage, me parut résolu par le fait. Jamais encore les événemens humains n'avaient été examinés sur une aussi vaste échelle, avec autant de motifs de certitude, puisqu'ils sont pris dans l'histoire d'un seul peuple, antérieurement à tout mélange de sang étranger, du moins à tout mélange connu, et que ce peuple est conduit par sa fortune vagabonde au milieu de dix autres familles humaines, comme pour contraster avec elles. En occident, il touche aux Ibères, aux Germains, aux Italiens; en orient, ses relations sont multipliées avec les Grecs, les Carthaginois, les Asiatiques, etc. De plus, les faits compris dans ces dix-sept siècles n'appartiennent pas à une série unique de faits, mais à deux âges de la vie sociale bien différens, à l'âge nomade, à l'âge sédentaire. Or, la race gauloise s'y montre constamment identique à elle-même.
Lorsqu'on veut faire avec fruit un tel travail d'observation sur les peuples, c'est à l'état nomade principalement qu'il faut les étudier; dans cette période de leur existence, où l'ordre social se réduit presque à la subordination militaire, où la civilisation est, si je puis ainsi parler, à son minimum. Une horde est sans patrie comme sans lendemain; chaque jour, à chaque combat, elle joue sa propriété, son existence même; cette préoccupation du présent, cette instabilité de fortune, ce besoin de confiance de chaque individu en sa force personnelle neutralisent presque totalement entre autres influences celle des idées religieuses, la plus puissante de toutes sur le caractère humain. Alors les penchans innés se déploient librement avec une vigueur toute sauvage. Qu'on ouvre l'histoire ancienne, qu'on suive dans leurs brigandages deux hordes, l'une de Gaulois, l'autre de Germains: la situation est la même, des deux côtés ignorance, brutalité, barbarie égales; mais comme on sent néanmoins que la nature n'a pas jeté ces hommes-là dans le même moule! À l'étude d'un peuple pendant sa vie nomade il en succède une autre non moins importante pour le but dont nous nous occupons, l'étude de ce même peuple durant le premier travail de la vie sédentaire, dans cette époque de transition où la liberté humaine se débat encore violemment contre les lois nécessaires des sociétés et le développement progressif des idées et des besoins sociaux.
Les traits saillans de la famille gauloise, ceux qui la différencient le plus, à mon avis, des autres familles humaines, peuvent se résumer ainsi: une bravoure personnelle que rien n'égale chez les peuples anciens; un esprit franc, impétueux, ouvert à toutes les impressions, éminemment intelligent; mais à côté de cela une mobilité extrême, point de constance, une répugnance marquée aux idées de discipline et d'ordre si puissantes chez les races germaniques, beaucoup d'ostentation, enfin une désunion perpétuelle, fruit de l'excessive vanité. Si l'on voulait comparer sommairement la famille gauloise à cette famille germanique, que nous venons de nommer, on pourrait dire que le sentiment personnel, le moi individuel est trop développé chez la première, et que, chez l'autre, il ne l'est pas assez; aussi trouvons-nous à chaque page de l'histoire des Gaulois des personnages originaux, qui excitent vivement et concentrent sur eux notre sympathie, en nous faisant oublier les masses; tandis que, dans l'histoire des Germains, c'est ordinairement des masses que ressort tout l'effet.
Tel est le caractère général des peuples de sang gaulois; mais, dans ce caractère même, l'observation des faits conduit à reconnaître deux nuances distinctes, correspondant à deux branches distinctes de la famille, à deux races, pour me servir de l'expression consacrée en histoire. L'une de ces races, celle que je désigne sous le nom de Galls, présente, de la manière la plus prononcée, toutes les dispositions naturelles, tous les défauts et toutes les vertus de la famille; les types gaulois individuels les plus purs lui appartiennent: l'autre, celle des Kimris, moins active, moins spirituelle peut-être, possède en retour plus d'aplomb et de stabilité: c'est dans son sein principalement qu'on remarque les institutions de classement et d'ordre; c'est là que persévérèrent le plus long-temps les idées de théocratie et de monarchie.
L'histoire des Gaulois, telle que je l'ai conçue, se divise naturellement en quatre grandes périodes; bien que les nécessités de la chronologie ne m'aient pas toujours permis de m'astreindre, dans le récit, à une classification aussi rigoureuse.
La première période renferme les aventures des nations gauloises à l'état nomade. Aucune des races de notre occident n'a accompli une carrière plus agitée et plus brillante. Les courses de celle-ci embrassent l'Europe, l'Asie et l'Afrique; son nom est inscrit avec terreur dans les annales de presque tous les peuples. Elle brûle Rome; elle enlève la Macédoine aux vieilles phalanges d'Alexandre, force les Thermopyles et pille Delphes; puis elle va planter ses tentes sur les ruines de l'ancienne Troie, dans les places publiques de Milet, aux bords du Sangarius et à ceux du Nil; elle assiège Carthage, menace Memphis, compte parmi ses tributaires les plus puissans monarques de l'Orient; à deux reprises elle fonde dans la haute Italie un grand empire, et elle élève au fond de la Phrygie cet autre empire des Galates qui domina long-temps toute l'Asie-Mineure.
Dans la seconde période, celle de l'état sédentaire, on voit se développer, partout où cette race s'est fixée à demeure, les institutions sociales, religieuses et politiques conformes à son caractère particulier; institutions originales, civilisation pleine de mouvement et de vie, dont la Gaule transalpine offre le modèle le plus pur et le plus complet. On dirait, à suivre les scènes animées de ce tableau, que la théocratie de l'Inde, la féodalité de notre moyen-âge et la démocratie athénienne se sont donné rendez-vous sur le même sol pour s'y combattre et y régner tour à tour. Bientôt cette civilisation se mélange et s'altère; des élémens étrangers s'y introduisent, importés par le commerce, par les relations de voisinage, par la réaction des populations subjuguées. De là des combinaisons multiples et souvent bizarres; en Italie, c'est l'influence romaine qui se fait sentir dans les mœurs des Cisalpins; dans le midi de la Transalpine, c'est l'influence des Grecs de Massalie (l'ancienne Marseille), et il se forme en Galatie le composé le plus singulier de civilisation gauloise, grecque et phrygienne.
Vient ensuite la période des luttes nationales et de la conquête. Par un hasard digne de remarque, c'est toujours sous l'épée des Romains que tombe la puissance des nations gauloises; à mesure que la domination romaine s'étend, la domination gauloise, jusque-là assurée, recule et décline; on dirait que les vainqueurs et les vaincus d'Allia se suivent sur tous les points de la terre pour y vider la vieille querelle du Capitole. En Italie, les Cisalpins sont subjugués, mais seulement au bout de deux siècles d'une résistance acharnée; quand le reste de l'Asie a accepté le joug, les Galates défendent encore contre Rome l'indépendance de l'Orient; la Gaule succombe, mais d'épuisement, après un siècle de guerres partielles, et neuf ans de guerre générale sous César; enfin les noms de Caractacus et de Galgacus illustrent les derniers et infructueux efforts de la liberté bretonne. C'est partout le combat inégal de l'esprit militaire, ardent, héroïque, mais simple et grossier, contre le même esprit discipliné et persévérant.
Peu de nations montreraient dans leurs annales une aussi belle page que cette dernière guerre des Gaules, écrite pourtant par un ennemi. Tout ce que l'amour de la patrie et de la liberté enfanta jamais d'héroïsme et de prodiges, s'y déploie malgré mille passions contraires et funestes: discordes entre les cités, discordes dans les cités, entreprises des nobles contre le peuple, excès de la démocratie, inimitiés héréditaires des races. Quels hommes que ces Bituriges qui incendient en un seul jour vingt de leurs villes! que cette population carnute, fugitive, poursuivie par l'épée, par la famine, par l'hiver et que rien ne peut abattre! Quelle variété de caractères dans les chefs, depuis le druide Divitiac, enthousiaste bon et honnête de la civilisation romaine, jusqu'au sauvage Ambiorix, rusé, vindicatif, implacable, qui ne conçoit et n'imite que la rudesse des Germains; depuis Dumnorix, brouillon ambitieux mais fier, qui veut se faire du conquérant des Gaules un instrument, non pas un maître, jusqu'à ce Vercingétorix, si pur, si éloquent, si brave, si magnanime dans le malheur, et à qui il n'a manqué pour prendre place parmi les plus grands hommes, que d'avoir eu un autre ennemi, surtout un autre historien que César!
La quatrième période comprend l'organisation de la Gaule en province romaine et l'assimilation lente et successive des mœurs transalpines aux mœurs et aux institutions de l'Italie; travail commencé par Auguste, continué et achevé par Claude. Ce passage d'une civilisation à l'autre ne se fait point sans violence et sans secousses: de nombreuses révoltes sont comprimées par Auguste, une grande insurrection échoue sous Tibère. Les déchiremens et la ruine imminente de Rome pendant les guerres civiles de Galba, d'Othon, de Vitellius, de Vespasien donnent lieu à une subite explosion de l'esprit d'indépendance au nord des Alpes; les peuples gaulois reprennent les armes, les sénats se reforment, les Druides proscrits reparaissent, les légions romaines cantonnées sur le Rhin sont vaincues ou gagnées, un Empire gaulois est construit à la hâte; mais bientôt la Gaule s'aperçoit qu'elle est déjà au fond toute romaine, et qu'un retour à l'ancien ordre de choses n'est plus ni désirable pour son bonheur, ni même possible; elle se résigne donc à sa destinée irrévocable, et rentre sans murmure dans la communauté de l'empire romain.
Avec cette dernière période finit l'histoire de la race gauloise en tant que nation, c'est-à-dire en tant que corps de peuples libres, soumis à des institutions propres, à la loi de leur développement spontané: là commence un autre série de faits, l'histoire de cette même race devenue membre d'un corps politique étranger, et modifiée par des institutions civiles, politiques, religieuses qui ne sont point les siennes. Quelque intérêt que mérite, sous le point de vue de la philosophie comme sous celui de l'histoire, cette Gaule romaine qui joue dans le monde romain un rôle si grand et si original, je n'ai point dû m'en occuper dans cet ouvrage: les destinées du territoire gaulois, depuis les temps de Vespasien jusqu'à la conquête des Francs, forment un épisode complet, il est vrai, de l'histoire de Rome, mais un épisode qui ne saurait être isolé tout à fait de l'ensemble sous peine de n'être plus compris.
J'ai raisonné jusqu'à présent dans l'hypothèse de l'existence d'une famille gauloise qui différerait des autres familles humaines de l'occident, et se diviserait en deux branches ou races bien distinctes: je dois avant tout à mes lecteurs la démonstration de ces deux faits fondamentaux, sur lesquels repose tout mon récit. Persuadé que l'histoire n'est point un champ clos où les systèmes puissent venir se défier et se prendre corps à corps, j'ai éliminé avec soin du cours de ma narration toute digression scientifique, toute discussion de mes conjectures et de celles d'autrui. Pourtant comme la nouveauté de plusieurs opinions émises en ce livre me font un devoir d'exposer au public les preuves sur lesquelles je les appuie, et, en quelque sorte, ce que vaut ma conviction personnelle; j'ai résumé dans les pages qui suivent mes principales autorités et mes principaux argumens de critique historique. Ce travail que j'avais fait pour mon propre compte, pour me guider moi-même dans la recherche de la vérité, et, d'après lequel j'ai cru pouvoir adopter un parti, je le soumets ici avec confiance à l'examen; je prie toutefois mes lecteurs qu'avant d'en condamner ou d'en admettre les bases absolument, ils veuillent bien parcourir le détail du récit, car je n'attache pas moins d'importance aux inductions générales qui ressortent des grandes masses de faits, qu'aux témoignages historiques individuels, si nombreux et si unanimes qu'ils soient.
La question à examiner est celle-ci: a-t-il existé une famille gauloise distincte des autres familles humaines de l'occident, et était-elle partagée en deux races? Les preuves que je donne comme affirmatives sont de trois sortes: 1º philologiques, tirées de l'examen des langues primitives de l'occident de l'Europe; 2º historiques, puisées dans les écrivains grecs et romains; 3º historiques, puisées dans les traditions nationales des Gaulois.
SECTION I.
PREUVES TIRÉES DE L'EXAMEN DES LANGUES.
Dans les contrées de l'Europe appelées par les anciens Gaule transalpine et île de Bretagne, embrassant la France actuelle, la Suisse, les Pays-Bas, et les îles Britanniques, il se parle de nos jours une multitude de langues qui se rattachent généralement à deux grands systèmes: l'un, celui des langues du midi, tire sa source de la langue latine, et comprend tous les dialectes romans et français; l'autre, celui des langues du nord, dérive de l'ancien teuton ou germain, et règne dans une partie de la Suisse et des Pays-Bas, en Angleterre et dans la Basse-Écosse. Or, nous savons historiquement que la langue latine a été introduite en Gaule par les conquêtes des Romains; nous savons aussi que les langues teutoniques parlées dans la Gaule et l'île de Bretagne sont dues pareillement à des conquêtes de peuples teutons ou germains: ces deux systèmes de langues, importés du dehors, sont donc étrangers à la population primitive, c'est-à-dire, à la population qui occupait le pays antérieurement à ces conquêtes.
Mais, au milieu de tant de dialectes néo-latins et néo-teutoniques, on trouve dans quelques cantons de la France et de l'Angleterre les restes de langues originales, isolées complètement des deux grands systèmes que nous venons de signaler comme étrangers. La France en renferme deux, le basque, parlé dans les Pyrénées occidentales, et le bas-breton, plus étendu naguère, resserré maintenant à l'extrémité de l'ancienne Armorike; l'Angleterre deux également, le gallois, parlé dans la principauté de Galles, appelé welsh par les Anglo-Saxons, par les Gallois eux-mêmes, kymraig; et le gaëlic, usité dans la haute Écosse et l'Irlande. Ces langues, originales parmi toutes les autres, l'histoire ne nous apprend point qu'elles aient été importées dans le pays où on les parle, postérieurement aux conquêtes romaine et germaine; elle ne montre point non plus par qui et comment elles auraient pu y être introduites: nous sommes donc fondés à les regarder comme antérieures à ces conquêtes, et par conséquent comme appartenant à la population primitive.
La question d'antiquité ainsi établie, deux autres questions se présentent: 1º Ces langues ont-elles appartenu au même peuple ou à des peuples différens? 2º Existe-t-il des preuves historiques qu'elles aient été parlées antérieurement à l'établissement des Romains, par conséquent des Germains; et dans quelles portions de territoire? Nous essaierons de résoudre ces deux questions, en examinant successivement chacune des langues; et d'abord nous remarquerons que, le bas-breton se rattachant d'une manière très-étroite au gallois ou kymraig, les idiomes originaux, dont nous parlons, se réduisent réellement à trois, 1º le basque, 2º le kymraig ou kyrmric, 3º le gaëlic ou gallic.
I. De la langue basque.
Cette langue, appelée euscara[1] par le peuple qui la parle, est en usage dans quelques cantons du sud-ouest de la France et du nord-ouest de l'Espagne, des deux côtés des Pyrénées: la singularité de ses radicaux et celle de sa grammaire ne la distinguent pas moins des langues kymrique et gallique que des dérivées du latin et du teuton. Son antiquité ne saurait faire doute quand on voit qu'elle a fourni les plus vieilles dénominations des fleuves, des montagnes, des villes, des tribus de l'ancienne Espagne. Sa grande extension n'est pas moins certaine: de savans travaux[2] ont constaté son empreinte dans la nomenclature géographique de presque toute l'Espagne, surtout des provinces orientale et méridionale. En Gaule, la province appelée par les Romains Aquitaine, et comprise entre les Pyrénées et le cours de la Garonne, présente aussi dans sa plus vieille géographie des traces nombreuses de cette langue qui s'y parle encore aujourd'hui. De pareilles traces se retrouvent, plus altérées et plus rares, il est vrai, le long de la Méditerranée, entre les Pyrénées orientales et l'Arno, dans cette lisière étroite qui portait chez les anciens les noms de Ligurie, Celto-Ligurie et Ibéro-Ligurie[3]. Un grand nombre de noms d'hommes, de dignités, d'institutions relatés dans l'histoire comme appartenant soit aux Ibères, soit aux Aquitains, s'expliquent et sans effort à l'aide de la langue basque. De plus, le mot Ligure (Li-gor, peuple d'en-haut) est basque.
Note 1: Eusk, Ausk ou Ask paraît avoir été le véritable nom générique de la race parlant le basque: Bask, Vask et Gask, d'où dérivent Vascons et Gascons, ne sont évidemment que des formes aspirées de ce radical.
Note 2: Particulièrement l'ouvrage de M. Guillaume de Humboldt intitulé: Pruefung der Untersuchungen ueber die Urbewohner Hispaniens, vermittelst der Vaskischen Sprache. Berlin, 1821.
Note 3: Entre autres noms liguriens qui appartiennent à la langue basque on peut citer: Illiberis (Illi-berri), Ville-Neuve; Iria chez les Ligures Taurins (Plin. I. I. c. 150); Vasio chez les Ligures Voconces (Basoa, bois ); Asta sur les bords du Tanaro (Roches), etc. Humboldt, pag. 94.—Cf. pour la Ligurie et l'Aquitaine ci-dessous t. II, c. I.
Il résulte la présomption légitime: 1º que le basque est un reste de l'ancienne langue espagnole ou ibérienne, et la population parlant basque aujourd'hui, un débris de la race des Ibères; 2º que cette race, par le langage du moins, n'avait rien de commun avec les nations parlant les langues gallique et kymrique; 3º qu'elle occupait dans la Gaule deux grands cantons, l'Aquitaine et la Ligurie gauloise.
II. De la langue gallique.
Le gaëlic ou gallic, conformément à la prononciation, est parlé dans la haute Écosse, l'Irlande, les Hébrides et l'île de Man. Il n'existe pas de trace qu'un autre idiome ait été en usage plus anciennement dans ces contrées, puisque les dénominations les plus antiques de lieux, de peuples, d'individus, appartiennent exclusivement à cette langue. Si l'on veut suivre ses vestiges par le moyen des nomenclatures géographique et historique, on trouve qu'elle a régné dans toute la basse Écosse, et dans l'Angleterre, d'où elle paraît avoir été expulsée par la langue kymrique; on la reconnaît encore dans une portion du midi et dans tout l'est de la Gaule, dans la haute Italie, dans l'Illyrie, dans le centre et l'ouest de l'Espagne.
Mais, sur le continent, ce sont surtout les provinces orientales et méridionales de la Gaule qui portent l'empreinte manifeste du passage de cette langue; ce n'est qu'à l'aide du glossaire gallique qu'on peut découvrir la signification des noms géographiques, ou de dignités, d'institutions, d'individus, appartenant à la population primitive de ce pays. De plus, nos patois actuels de l'est et du midi fourmillent de mots étrangers au latin et qu'on reconnaît être des mots de la langue gallique.
On peut induire de ces faits:
1º Que la race parlant le gallic a occupé, dans des temps reculés, les îles Britanniques et la Gaule, et de ce foyer s'est répandue dans plusieurs cantons de l'Italie, de l'Espagne et de l'Illyrie.
2º Qu'elle a précédé dans l'île de Bretagne la race parlant le kymric.
Mais ce nom de Gall n'était rien moins qu'inconnu à l'antiquité; sous la forme latine de Gallus, sous la forme grecque de Galatès[4] il est inscrit dans les annales de tous les peuples anciens; il y désigne génériquement les habitans de la Gaule d'où partirent à différentes fois des émigrations nombreuses en Italie, en Illyrie, en Espagne. D'après ces rapprochemens, il serait difficile de ne pas reconnaître l'identité des deux noms, et par conséquent des deux peuples; et de ne pas regarder la race des Galls, parlant aujourd'hui la langue gallique, comme un reste de l'une des races dont se composait l'ancienne population gauloise.
Note 4: Gaidheal, Gael, (Gall), Gallus et le nom du pays Gallia, Gaule. Les Grecs ont procédé autrement que les Latins. Du nom du pays, Gaidhealtachd ou Gaeltachd (Galltachd), terre des Galls, ils ont fait Galatia, Γαλατία, et de ce mot ils ont formé le nom générique Galatès, Γαλάτης.
III. De la langue kymrique.
La province de l'île de Bretagne, appelée pays ou principauté de Galles, est habitée, comme on sait, par un peuple qui porte dans sa langue maternelle le nom de Cynmri[5] ou Kymri, et depuis les temps les plus reculés, n'en a jamais reconnu d'autre. Des monumens littéraires authentiques attestent que cette langue, le cynmraig ou kymric, était cultivée avec un grand éclat dès le sixième siècle de notre ère, non-seulement dans les limites actuelles de la principauté de Galles, mais tout le long de la côte occidentale de l'Angleterre, tandis que les Anglo-Saxons, population germanique, occupaient par conquête le centre et l'est. L'examen des nomenclatures géographique et historique de la Bretagne antérieures à l'arrivée des Germains prouve aussi qu'avant cette époque le kymric régnait dans tout le midi de l'île, où il avait succédé au gallic relégué dans le nord.
Note 5: La voyelle y dans le mot kymri se prononce d'une manière sourde à peu près comme l'u anglais dans but.
J'ai dit tout-à-l'heure que le bas-breton ou armoricain, parlé dans une partie de la Bretagne française, était un dialecte kymrique. Le mélange d'un grand nombre de mots latins et français a altéré, il est vrai, ce dialecte; mais les témoignages historiques font foi qu'au cinquième siècle, il était presque identiquement le même que celui de l'île de Bretagne, puisque les insulaires, réfugiés dans l'Armorike, pour échapper à l'invasion des Angles, y trouvèrent, disent les contemporains, des peuples de leur langage[6]. Les noms tirés de la géographie et de l'histoire démontrent en outre que le même idiome avait été bien parlé antérieurement au cinquième siècle dans tout l'ouest et le nord de la Gaule. Ce pays ainsi que le midi de l'île de Bretagne auraient donc été peuplés anciennement par la race parlant le kymric. Mais quel est le nom générique de cette race? est-ce Armorike? est-ce Breton? Armorike, qui signifie maritime, est une dénomination locale et non générique; Breton, paraît n'être qu'un nom particulier de tribu[7]; nous adopterons donc provisoirement comme le vrai nom de cette race celui de Kymri, qui, dès le sixième siècle, la désignait déjà dans l'île de Bretagne.
Note 6: Consulter le Mithridates d'Adelung et de Vater, t. II,
p. 157.
Note 7: Les Triades galloises font dériver ce nom de Prydain fils
d'Aodd. Ynys Prydain, l'île de Prydain. Cf. ci-après t. I, p. 47.
Je dois consacrer quelques lignes aux rapports mutuels des deux idiomes kymrique et gallique, considérés toujours sous le point de vue de l'histoire. Ne pouvant présenter ici que des résultats généraux et très-sommaires, je dirai, sans m'engager dans aucun examen de détail, que le fond de tous deux est le même, qu'ils dérivent sans nul doute d'une langue-mère commune; mais qu'à côté de cette similitude frappante dans les racines et dans le système général de la composition des mots on remarque de grandes différences dans le système grammatical, différences essentielles qui constituent deux langues bien séparées, bien distinctes quoique sœurs, et non pas seulement deux dialectes de la même langue.
Il me reste à ajouter que le gallic et le kymric appartiennent à cette grande famille de langues dont les philologues placent la source dans le sanscrit, idiome sacré de l'Inde.
Les inductions historiques qui découlent de cet examen des langues peuvent se résumer ainsi:
1º Une population ibérienne distincte de la population gauloise habitait plusieurs cantons du midi de la Gaule, sous les noms d'Aquitains et de Ligures.
2º La population gauloise proprement dite se subdivisait en Galls et en Kymri.
3º Les Galls avaient précédé les Kymri sur le sol de l'île de Bretagne et probablement aussi sur celui de la Gaule.
4º Les Galls et les Kymri formaient deux races appartenant à une seule et même famille humaine.
SECTION II.
PREUVES TIRÉES DES HISTORIENS GRECS ET ROMAINS.
I. PEUPLES GAULOIS TRANSALPINS.
César reconnaît dans toute l'étendue de la Gaule, non compris la province narbonnaise, trois peuples «divers de langue, d'institutions et de lois[8],» savoir: les Aquitains (Aquitani) qui habitent entre les Pyrénées et la Garonne; les Belges (Belgæ) qui occupent le nord depuis le Rhin jusqu'à la Marne et à la Seine; et les Galls (Galli) appelés aussi Celtes (Celtæ) établis dans le pays intermédiaire. Il donne à ces trois peuples pris en masse la dénomination collective de Galli, qui, dans ce cas, n'est plus qu'un nom géographique et de territoire, correspondant au mot français Gaulois.
Note 8: Hi omnes linguâ, institutis, legibus inter se differunt.
Cæs. bell. Gall. l. I, c. 1.
Strabon adopte la division de César, mais avec un changement important. Au lieu de limiter comme lui la Belgique au cours de la Seine, il y ajoute sous le nom de Belges parocéanites[9], ou maritimes, toutes les tribus établies entre l'embouchure de ce fleuve et celle de la Loire et désignées dans la géographie gauloise par le nom d'armorikes, qui signifie pareillement maritimes et dont parocéanites paraît n'être que la traduction grecque. Le sentiment de Strabon sur ces matières mérite une attention sérieuse; car ce grand géographe ne connaissait pas seulement les auteurs romains qui avaient écrit sur la Gaule, mais il puisait encore dans les voyages de Posidonius, et dans les travaux des savans de Massalie (l'ancienne Marseille). Au reste ces deux opinions sur les peuples appelés Belges, peuvent très-bien se concilier, comme nous nous réservons de le démontrer plus tard.
Note 9: Τά λοιπά Βελγων έστιν έθνη των παρωχεανιτων . . . Strab. l.
IV, p. 194. Paris, ed. in-fol. 1620.
Les géographes des temps postérieurs, Méla, Pline, Ptolémée, etc., se conforment aux divisions soit ethnographique donnée par César, soit administrative tracée par Auguste après la réduction de la Gaule en province romaine.
Dans tout ceci la Narbonnaise n'est point comprise: or nous trouvons dans les écrivains anciens qu'elle contenait, outre des Celtes ou Galls, des Ligures, étrangers aux Gaulois[10], et des Grecs phocéens composant la population de Massalie, et de ses établissemens.
Note 10: Έτέροέθνείζ μέν είσί. Strab. l. II, p. 137.
Il existait donc dans la population indigène de la Gaule (car les Massaliotes ne doivent point trouver place ici) quatre branches différentes, 1º les Aquitains, 2º les Ligures, 3º les Galls ou Celtes, 4º les Belges. Nous allons passer en revue chacun d'eux successivement.
1º Aquitains.
«Les Aquitains, dit Strabon, diffèrent essentiellement de la race gauloise, non-seulement par le langage, mais par la constitution physique; ils ressemblent plus aux Ibères qu'aux Gaulois[11].» Il ajoute que le contraste de deux peuplades gauloises enclavées dans l'Aquitaine faisait ressortir d'autant plus vivement la différence tranchée des races. Suivant César, les Aquitains avaient, outre un idiome particulier, des institutions particulières, or, les faits historiques nous montrent que ces institutions avaient, pour la plupart, le caractère ibérien; que le vêtement national était ibérien; qu'il y avait des liens plus étroits d'amitié et d'alliance entre les tribus aquitaniques et les Ibères qu'entre ces tribus et les Gaulois, dont la Garonne seule les séparait; enfin que leurs vertus et leurs vices rentrent tout-à-fait dans cette mesure de bonnes et de mauvaises dispositions naturelles qui paraît constituer le type moral ibérien[12].
Note 11: Όί Άχουϊτάναί διαφέρσυαι του Γαλατίχοϋ φύλου χατά τε τών σωμάτων χατασχευάς καί χατά τέν γλώτταν έοίχασι δέ μάλλον Ιβηρσιν… Strab. l. IV, p. 189; idem, 1. IV, p. 176.
Note 12: Voir pour les détails le tome II de cet ouvrage, chapitre La famille Ibérienne, Les Aquitains et passim.
Nous trouvons donc une première concordance entre les preuves historiques et les preuves tirées de l'examen des langues: les Aquitains étaient, sans aucun doute, une population ibérienne.
2º Ligures.
Les Ligures, que les Grecs nommaient Ligyes, sont signalés par Strabon comme étrangers à la Gaule. Sextus Aviénus, qui travaillait sur les documens scientifiques laissés par les Carthaginois et devait avoir par conséquent de grandes lumières touchant l'ancienne histoire de l'Ibérie, place le séjour primitif des Ligures dans le sud-ouest de l'Espagne, d'où les avait chassés, après de longs combats, l'invasion de Celtes conquérans[13]. Étienne de Byzance place aussi dans le sud-ouest de l'Espagne, près de Tartesse, une ville des Ligures qu'il appelle Ligystiné[14]. Thucydide nous montre ensuite les Ligures, expulsés du sud-ouest de la Péninsule, arrivant au bord de la Sègre, sur la côte orientale, et chassant à leur tour les Sicanes[15]: il ne donne pas ceci comme une simple tradition, mais comme un fait incontestable; Éphore et Philiste de Syracuse tenaient le même langage dans leurs écrits, et Strabon croit à l'origine ibérienne des Sicanes. Les Sicanes, chassés de leur pays, franchissent les passages orientaux des Pyrénées, traversent le littoral gaulois de la Méditerranée, et entrent en Italie. Il faut bien que les Ligures les aient suivis, puisqu'ils se trouvent presque aussitôt répandus à demeure sur toute la côte gauloise et italienne depuis les Pyrénées jusqu'à l'Arno, et probablement plus bas encore.
Note 13: Fest. Avien. v. 132 et seq.—V. la citation, ci-dessous,
t. I, période 1600 à 1500 avant J. C..
Note 14: Λιγυστνή πόλις Λιγύων τγς δυστιχής ΐδηρίας έγγύς καί τής
Ταρτησσού πλησίον. Steph. Byz.
Note 15: Σιχανοί άπό τού Σιχανού ποταμοΰ τοΰ εν Ίδηρία ύπό Λιγύων
άναστάντες… Thucyd, l. VI, c. 2.—Serv. Æn. l. VII.—Eph. ap.
Strab. l. VI.—Philist. ap. Diodor. l. V.
Nous savions par le témoignage unanime des écrivains anciens, que l'ouest et le centre de l'Espagne avaient été conquis par les Celtes ou Galls; mais nous ignorions l'époque et la marche de cette conquête. Les mouvemens des Sicanes et des Ligures nous révèlent que l'invasion se fit par les passages occidentaux des Pyrénées, et que les peuples ibériens refoulés sur la côte orientale débordèrent de leur côté en Gaule et jusqu'en Italie. Ils nous fournissent aussi la date approximative de l'événement: les Sicanes, expulsés de l'Italie comme ils l'avaient été de l'Espagne, s'emparèrent de la Sicile vers l'an 1400[16], ce qui place l'irruption des Celtes en Ibérie vers le seizième siècle avant notre ère.
Note 16: J'ai suivi le calcul de Fréret. Œuvr. compl., t. IV, p. 200.
Bien que l'origine ibérienne des Ligures, d'après ce qui précède, soit, ce me semble, mise hors de doute, il faut avouer qu'ils ne portent pas dans leurs mœurs le caractère ibérien aussi fortement empreint que les Aquitains[17]: c'est qu'ils ne sont point restés aussi purs. L'histoire nous parle de puissantes tribus celtiques mêlées parmi eux dans la Celto-Ligurie, entre les Alpes et le Rhône; plus tard même l'Ibéro-Ligurie, entre le Rhône et l'Espagne, fut subjuguée presque tout entière par un peuple étranger aux Ligures, et portant le nom de Volkes.
Note 17: V. pour les détails le tome II de cet ouvrage, période 1600 à 1500 avant J. C..
La date de cette invasion des Volkes dans l'Ibéro-Ligurie (aujourd'hui le Languedoc), ne saurait être fixée avec précision. Les plus anciens récits soit mythologiques, soit historiques, et les périples jusqu'à celui de Scyllax, qui paraît avoir été écrit vers l'an 350 avant notre ère, ne font mention que de Ligures Élésykes, Bébrykes et Sordes dans tout ce canton; les Élésykes sont même représentés comme une nation puissante, dont la capitale Narbo ou Narbonne florissait par le commerce et les armes[18]. Vers l'année 281, les Volkes Tectosages, habitant le haut Languedoc, sont signalés tout à coup et pour la première fois, à propos d'une expédition qu'ils envoient en Grèce[19]; vers l'année 218, lors du passage d'Annibal, les Volkes Arécomikes, habitant le bas Languedoc, sont cités[20] aussi comme un peuple nombreux qui faisait la loi dans tout le pays: c'est donc entre 340 et 281 qu'il convient de placer l'arrivée des Volkes et la conquête de l'Ibéro-Ligurie.
Note 18: Voir ci-dessous, t. II, c. 1. période 1600 à 1500 avant J.-C.
Note 19: Justin. l. XXIV, c. 4.—Strab. l. IV, p. 187.—V. ci-dessous, t. I, p. 131 et seq.
Note 20: Tit. Liv. l. XXI, c. 26.
Les manuscrits de César portent indifféremment Volcæ ou Volgæ, en parlant de ces Volkes; Ausone énonce que le nom primitif des Tectosages était Bolgæ[21], et Cicéron les appelle Belgæ[22]. Dans leur expédition en Grèce, ils avaient un chef nommé par les historiens tantôt Belgius, tantôt Bolgius. Saint Jérôme rapporte que l'idiome de leurs colons établis dans l'Asie-Mineure, en Galatie[23], était encore de son temps le même que celui de Trèves, capitale des Belges, et saint Jérôme avait voyagé dans les Gaules et dans l'Orient. D'après cela, il n'est guère permis de douter que les Volkes ne fussent Belges ou plutôt que les deux noms n'en fissent qu'un; et le détail de leur histoire, car ils jouèrent un grand rôle dans les affaires de la Gaule, fournit nombre de preuves à l'appui de leur origine belgique. Il faut donc retrancher ce peuple de la population ligurienne avec laquelle il n'a rien de commun.
Note 21: Tectosagos primævo nomine Bolgas. Auson. Clar. urb. Narb.
Note 22: Pro Man. Fonteïo. Dom. Bouq. Rec. des Hist. etc. p. 656.
Note 23: Hieronym. l. II, comment. epist. ad Galat. c. 3.
En résumé, les Ligures sont des Ibères; seconde concordance de l'histoire avec les inductions philologiques.
Ainsi il ne reste donc, comme contenant les élémens de la population gauloise proprement dite, que les Galls ou Celtes, et les Belges.
3º Celtes.
Je n'ai pas besoin de démontrer l'identité des Celtes et des Galls, elle est donnée comme telle par tous les écrivains anciens; mais j'ai à rechercher quelle est la signification du mot Celte, sa véritable acception, ainsi que l'origine de sa synonymie prétendue avec le nom générique des peuples galliques.
D'abord, César nous apprend qu'il est tiré de la langue des Galls[24]: et en effet, il appartient à l'idiome gallique actuel, dans lequel ceilt et ceiltach veulent dire un habitant des forêts[25]. Cette signification fait présumer que le nom était local, et s'appliquait soit à une tribu, soit à une confédération de tribus occupant certains cantons; qu'il avait par conséquent un sens spécial et restreint: en effet les noms des grandes confédérations galliques étaient pour la plupart locaux, et appartenaient à un système général de nomenclature que nous développerons tout à l'heure.
Note 24: Ipsorum linguâ Celtæ appellantur. Cæs. bell. Gall. l. I,
c. 1.
Note 25: Ceil, cacher; Coille, forêt; Ceiltach, qui vit dans
les bois. Armstrong's gaëlic. diction.
Le témoignage formel de Strabon vient confirmer cette hypothèse. Il dit que les Gaulois de la province narbonnaise étaient appelés autrefois Celtes; et que les Grecs, principalement les Massaliotes, étant entrés en relation avec eux avant de connaître les autres peuples de la Gaule, prirent par erreur leur nom pour le nom commun de tous les Gaulois[26]. Quelques-uns même, Éphore entre autres, l'étendant hors des limites de la Gaule, en firent une dénomination géographique qui comprenait toutes les races de l'occident[27]. Malgré ces fausses idées qui jettent beaucoup d'obscurité dans les récits des Grecs, plusieurs écrivains de cette nation parlent des Celtes dans le sens restreint et spécial qui concorde avec l'opinion de Strabon. Polybe les place «autour de Narbonne[28];» Diodore de Sicile «au-dessus de Massalie, dans l'intérieur du pays, entre les Alpes et les Pyrénées[29];» Aristote «au-dessus de «l'Ibérie[30];» Denys le Périégète «par-delà les sources du Pô[31].» Enfin, un savant commentateur grec de Denys, Eustathe relève l'erreur vulgaire qui attribuait à toute la Gaule le nom d'un seul canton. Toutes vagues qu'elles sont, ces désignations paraissent bien spécifier le pays situé entre la frontière ligurienne à l'est, la Garonne au midi, le plateau des monts Arvernes à l'ouest et au nord l'Océan; tout ce pays et la côte même de la Méditerranée, si aride aujourd'hui, furent long-temps encombrés d'épaisses forêts[32]. Plutarque place en outre entre les Alpes et les Pyrénées, dans les siècles les plus reculés, un peuple appelé Celtorii[33], dont il n'est plus parlé par la suite. Ce peuple aurait donc fait partie de la ligue des Celtes; or, tor signifie élevé et montagne, et Celt-tor, habitant des montagnes boisées. Il paraîtrait de là que la confédération celtique, au temps de sa puissance, se subdivisait en Celtes de la plaine et Celtes de la montagne. Cette faculté de modifier en composition la valeur du mot Celte serait une nouvelle preuve que c'était une dénomination locale et nullement générique.
Note 26: Άπό τούτωγ δ΄ οϊμαί καί τούς σύμπαντας Γαλάτας Κελτούς ύπό τώό Έλλήνων προσαγορευθήναί διά τήν, έπιφάνειαν, ή και προσλαβόντων πρός τοϋτο καί τών Μασσαλιωτών διά τό πλησιόχωρον. Strab. l. IV, p. 189.
Note: 27: Strab. l. I, p. 34.
Note 28: Polyb. 1. III, p. 191. Paris, in-fol, 1609.
Note 29: Τούς γάρ ύπέρ Μασαλίας χατοιχοϋντας έν τψ μεσογείψ καί τούς περί τάς Άλπεις έτι δέ τούς έπί τάδε τών Πυρηναίων όρών Κελτούς όνομάζουσι. Diod. l. V, p. 308.
Note 30: Arist. gener. anim. l. II, c. 8.
Note 31: Dionys. Perieg. V. 280.
Note 32: Tit. Liv. l. V, c. 34.
Note 33: Μεταξύ Πυρ΄ρ΄ήνχς όρους καί τών Άλπεων έγγύς τών Κελτορίων..
Plut. in Camill. p. 135.
Les historiens nous disent unanimement que ce furent les Celtes qui conquirent l'ouest et le centre de l'Espagne; et en effet leur nom se trouve attaché à de grandes masses de population gallo-ibérienne, telles que les Celt-Ibères[34], mélange de Celtes et d'Ibères qui occupaient le centre de la Péninsule, et les Celtici[35] qui s'étaient emparés de l'extrémité sud-ouest. Il était tout simple que l'invasion commençât par les peuples gaulois les plus voisins des Pyrénées; mais la confédération celtique n'accomplit pas seule cette conquête, et d'autres tribus galliques l'accompagnèrent ou la suivirent, témoin le peuple appelé Gallæc ou Gallic établi dans l'angle nord-ouest de la presqu'île, et qui, comme on sait, appartenait aux races gauloises[36]. Voilà ce qu'on remarque en Espagne. Pour la haute Italie, quoique inondée deux fois par les peuples transalpins, elle ne présente aucune trace du nom de Celte; aucune tribu, aucun territoire, aucun fleuve, ne le rappelle: c'est toujours et partout le nom de Galls. Le mot Celtæ ne fut connu des Romains que très-tard, et encore rejetèrent-ils l'acception exagérée que lui donnaient généralement les écrivains grecs.
Note 34: Diod. Sieul. l. V, p. 309.—Appian. bell. Hisp. p. 256.
—Lucan. Phars. l. IV, v. 9.
Note 35: Hérodot. l. II, p. 118; l. IV, p. 303, edit. Amstel. 1763.
—Polyb, ap. Strab. l. III.—Varro ap. Plin. l. III, c. 3.
Note 36: Le pays était nommé Gallæcia, Gallaicia, aujourd'hui Gallice. Plin. l. IV.—Mel. l. III, c. 1.—Strab. loc. cit.—V. ci-dessous, part. I, c. 1, p. 6-9.
Quant à l'assertion de César que les Galls «s'appelaient Celtes dans leur propre langue,» il est possible que le conquérant qui s'occupait beaucoup plus de battre les Gaulois que de les étudier, trouvant qu'en effet le mot Celte était gallique, et reconnu des Galls pour une de leurs dénominations nationales, sans plus chercher, ait conclu à la synonymie complète des deux noms. Il se peut encore que les Galls de l'est et du centre eussent adopté dans leurs rapports de commerce et de politique avec les Grecs un nom sous lequel ceux-ci avaient l'habitude de les désigner; ainsi que nous voyons de nos jours les tribus indigènes de l'Amérique et de l'Afrique accepter, en de semblables circonstances, des noms inexacts, ou qui leur sont même tout-à-fait étrangers.
Il me semble résulter de ce qui précède: 1º que le mot Celte avait chez les Galls une acception bornée et locale; 2º que la confédération des tribus dites celtique habitait en partie parmi les Ligures, en partie entre les Cévennes et la Garonne, le plateau Arverne et l'Océan; 3º que c'est à tort, mais par une erreur facile à comprendre, que ce mot est devenu chez les Grecs synonyme de gaulois et d'occidental; chez les Romains synonyme de Gall; 4º que la confédération celtique paraît s'être épuisée dans la conquête de l'Espagne, ne jouant plus aucun rôle dans deux invasions successives de l'Italie.
J'ai avancé plus haut que le mot Celtes, signifiant hommes ou tribus des forêts, et appliqué à une confédération de tribus galliques, n'avait rien d'étrange, si on le compare aux dénominations des autres ligues de la même race; et j'ai parlé d'un système général de nomenclature suivi à cet égard par les Galls; je dois à mes lecteurs quelques explications.
Les Germains, comme tout le monde sait, prenaient pour base de leurs divisions de territoire les grandes divisions célestes: partout où ils se fixaient à demeure, ils établissaient soit des ligues soit des royaumes de l'est, de l'ouest, du nord, du sud-est, etc. Les Galls au contraire se réglaient sur les divisions physiques du sol: la mer, les montagnes, les plaines, les forêts déterminaient leurs provinces, et entraient dans les dénominations de leurs ligues. Partout où cette race voyageuse a porté ses pas, les mots d'Alpes, hautes montagnes, d'Albanie, région des montagnes, de penn et apenn, pics, cenn, sommets, tor, élevé, etc., et les noms d'habitation en dunn qui indique une hauteur, mag qui indique une plaine, dur et av qui indiquent de l'eau, y révèlent son passage. En voici des exemples.
L'Écosse était divisée dès la plus haute antiquité en Albanie, région des montagnes, Maïatie (Mag-aìte), région des plaines, et Calédonie ou plutôt Celtique[37], région des forêts, et trois ligues de tribus portaient des noms correspondans. La même division subsiste encore aujourd'hui, mais les immenses forêts Grampiennes ayant disparu en grande partie, il ne reste plus que l'Albainn et le Mag-thir.
Note 37: Le mot Caledonia, sous lequel les Romains désignaient la région des forêts Grampiennes, est emprunté au kymric Calyddon, forêt, qui correspond au gallic Ceilte et Ceiltean. Les Bretons insulaires, au milieu desquels vivaient les Romains, étant de race kymrique, traduisaient de cette manière le nom géographique Ceilte et les Romains le prirent d'eux ainsi altéré.
La haute Italie fut conquise une première fois par les Galls sous le nom militaire d'Ombres; et nous trouvons dans l'ancienne géographie de la presqu'île ces trois divisions de l'Ombrie: Oll-Ombrie, haute Ombrie, Is-Ombrie, basse Ombrie, et Vil-Ombrie, Ombrie littorale.
La Gaule offre une multitude d'exemples de ces divisions et de leurs noms donnés à des ligues de peuples: devant y revenir souvent dans le cours de mon ouvrage, je ne citerai ici que quelques-uns des principaux.
Les nations du littoral de l'Océan forment une ligue sous le nom d'Armorikes, maritimes: ar, sur; muir, moir, la mer.
Le grand plateau de l'Auvergne, l'Arvernie ou la haute habitation (Ar, all, haut; fearann, verann, pays habité), renferme la ligue célèbre des tribus Arvernes.
La ligue nombreuse des peuples des Alpes, comprend, sous la dénomination collective de nations Alpines, les subdivisions suivantes: 1º tribus Pennines ou des pics, habitant le grand Saint-Bernard et les vallées environnantes; 2º tribus Craighes ou des rocs (Craig, roc); on sait que le petit Saint-Bernard et les monts voisins portaient autrefois le nom d'Alpes Craïæ, ou Cræcæ; 3º Allobroges ou tribus des hauts villages (all, haut; bruig, village; bru et bro, lieu), etc.
Il ne serait donc point étonnant que les Cévennes et les fertiles campagnes du haut Languedoc et de la Guienne eussent été le séjour d'une confédération de tribus des forêts, se subdivisant suivant la localité en Celtes de la plaine et en Celtors ou Celtes de la montagne.
4º Belges.
César affirme que les Belges différaient des Galls par leur langue, leurs mœurs et leurs institutions[38]; Strabon le répète après lui[39]. César ajoute que plusieurs des tribus belges étaient issues des Germains, et en effet, de son temps, les invasions germaniques en Gaule avaient déjà commencé: ces tribus, il les nomme; elles sont peu nombreuses, restreintes à quelques cantons riverains du Rhin, et comprises sous la dénomination collective de Germains cis-rhénans[40]; mais cette exception même prouve que la masse des peuples belges était étrangère à la race teutonique.
Note 38: Cæs. bell. Gall. l. I, c. 1.
Note 39: Strab. l. IV, p. 176.
Note 40: Condrusi, Pæmani, Cæræsi qui uno nomine Germani appellantur.
Cæs. bell. Gall. l. II, c. 4.—Segni Condrusique ex gente et numero
Germanorum qui sunt… citrà Rhenum. Id. l. VI, c. 38.
Les Belges sont reconnus unanimement par les écrivains anciens, comme Gaulois, formant avec les Galls, improprement appelés Celtes, la population de sang gaulois.
Le mot de Belges appartient à l'idiome Kymrique, où sous la forme Belgiaidd, dont le radical est Belg, il signifie belliqueux: il paraît donc n'être point un nom générique, mais un titre d'expédition militaire, de confédération armée. Il est étranger[41] à l'idiome des Galls, mais non à leurs traditions nationales encore subsistantes où les Bolg ou Fir-Bolg jouent un rôle important, comme conquérans venus des embouchures du Rhin dans l'ancienne Irlande. Nous ferons remarquer en passant que la forme Bolg et son aspirée Bholg, rappellent cette colonie belge fixée parmi les Galls du Rhône et des Cévennes, sous les noms de Bolgæ et Volcæ.
Note 41: Étranger est peut-être inexact: bolg en gallic signifie sac; mais quel singulier nom c'eût été pour un peuple!
Le nom de Belges était inconnu aux anciens auteurs grecs; il paraît récent en Gaule; du moins si on le compare aux noms de Galls, de Celtes, de Ligures, etc.
Des Belges s'établirent, comme on sait, sur la côte méridionale de l'île de Bretagne, au milieu de peuples bretons qui n'étaient point Galls, car la race gallique était alors refoulée à l'extrémité septentrionale, par-delà le golfe du Forth. Ni César ni Tacite n'ont remarqué aucune différence d'origine ou de langage entre ces Bretons et les Belges; les noms personnels et locaux dans les cantons habités par les uns et par les autres appartiennent d'ailleurs à la même langue, qui est le kymric.
En Gaule, César a donné pour limite méridionale aux Belges la Seine et la Marne. Strabon ajoute à cette première Belgique une seconde qu'il nomme Parocéanite ou Maritime, et qui comprend les peuples situés à l'ouest, entre l'embouchure de la Seine et celle de la Loire, c'est-à-dire les peuples que César et les autres écrivains romains appellent Armorikes, d'un nom gaulois qui signifie pareillement Maritimes[42]. Sans doute, le témoignage de César n'est pas aisément contestable dans ce qui regarde la Gaule. D'un autre côté Strabon connaissait les ouvrages des Massaliotes, il avait médité les récits de Posidonius, ce Grec célèbre qui avait parcouru la Gaule, du temps de Marius, en érudit et en philosophe[43]. Il fallait qu'il y eût entre les Armorikes et les Belges un grand nombre de ressemblances pour que Posidonius et Strabon déclarassent y voir une même race; il fallait aussi qu'il y eût des différences bien marquées pour que César en fît deux peuples. L'examen des faits de l'histoire nous montre les Armorikes établis en confédération politique indépendante, mais, dans le cas de guerres et d'alliances générales, se rattachant bien plus volontiers à la confédération des Belges qu'à celle des Galls. L'examen des faits philologiques nous montre que la même langue était parlée dans la Belgique de César et dans celle de Strabon. On peut donc conclure hardiment que les Armorikes et les Belges étaient deux peuples ou confédérations de la même race, arrivés en Gaule à deux époques différentes; et en thèse plus générale:
1º Que le nord et l'ouest de la Gaule et le midi de l'île de Bretagne, jusqu'au Forth étaient peuplés par une seule et même race formant la seconde branche de la population gauloise proprement dite.
2º Que la langue de cette race était celle dont les débris se conservent dans deux cantons de l'ancienne Armorike et de l'île de Bretagne.
3º Que le nom générique de la race nous est encore inconnu historiquement, à ce point de nos recherches; mais que la philologie nous révèle que ce nom doit être celui de Kymri.
Note 42: Armoricæ, Aremoricæ gentes, civitates. Ce mot appartient à la fois aux deux langues kymrique et gallique: ar et air (gaël.), ar (cymr. corn.), oar (armor.), sur; muir, moir (gaël.), môr (cymr. armor.), mer.
Note 43: On voit en lisant Strabon qu'il s'appuyait beaucoup des idées et des travaux de Posidonius, malgré l'affectation avec laquelle il le critique en plusieurs endroits. Les fragmens de Posidonius, recueillis par Athénée et dont nous retrouvons des passages entiers soit dans Strabon lui-même, soit dans Diodore de Sicile, sont certainement ce que nous possédons de plus curieux sur la Gaule, exception faite des Commentaires de César.
II. PEUPLES GAULOIS DE L'ITALIE.
Les plus accrédités des érudits romains qui travaillèrent sur les origines italiques, reconnurent deux conquêtes bien distinctes de la haute Italie par des peuples sortis de la Gaule. Ils faisaient remonter la plus ancienne aux époques les plus reculées de l'Occident, et désignèrent ces premiers conquérans transalpins sous le nom de vieux Gaulois, veteres Galli, afin de les distinguer des transalpins de la seconde conquête. Celle-ci, plus récente, est mieux connue; on en a les dates bien précises: on sait qu'elle commença l'an 587 avant notre ère, sous la conduite du Biturige Bellovèse, et qu'elle continua par l'invasion successive de quatre autres bandes, dans un espace de soixante-six ans[44].
Note 44: V. ci-dessous, t. I, c. I, Période 587 à 521 après J.-C..
PREMIERE CONQUETE.—Ces vieux Gaulois, suivant les auteurs dont nous parlons, étaient les ancêtres du peuple des Ombres qui habitait, comme on sait, au temps de la puissance des Romains, les deux revers de l'Apennin, entre le Picenum et l'Étrurie; et le fait était donné comme positif. Cornélius Bocchus, affranchi lettré de Sylla, est cité par Solin comme l'ayant soutenu et prouvé[45]. C'était aussi l'opinion du fameux M. Antonius Gnipho[46], précepteur de Jules-César, et qui, né dans la Gaule Cisalpine, avait probablement apporté un soin particulier à ce qui concernait sa nation; Isidore l'adopta dans son ouvrage sur les Origines[47]; ainsi firent Solin et Servius. L'érudition hellénique s'en empara aussi[48], malgré une étymologie fort populaire en Grèce bien qu'absurde, laquelle faisait dériver le mot Ombre du grec ombros, pluie, parce que, disait-on, la nation ombrienne avait échappé à un déluge.
Note 45: Bocchus absolvit Gallorum veterum propaginem Umbros esse.
Solin. Poly. Hist. c. 8.
Note 46: Sanè Umbros Gallorum veterum propaginem esse M. Antonius
refert. Serv. in l. XII, Æn. ad fin.
Note 47: Umbri, Italiæ genus est, sed Gallorum veterum propago. Isid.
Orig, l. I, c. 2.
Note 48: Όμβροι γενος Γαλατών. Tzetz. Schol. Lycophr. Alex. p. 199.
Les Ombres étaient regardés comme un des plus anciens peuples de l'Italie[49]: ils chassèrent, après de longs et sanglans combats, les Sicules des plaines circumpadanes; or les Sicules étant passés en Sicile vers l'an 1364, l'invasion ombrienne a dû avoir lieu dans le cours du quinzième siècle. Ils devinrent très-puissans, car leur empire s'étendit d'une mer à l'autre, jusqu'aux embouchures du Tibre[50] et du Trento. L'arrivée des Étrusques mit fin à leur vaste domination.
Note 49: Umbrorum gens antiquissima… Plin. l. II, c. 14.—Flor. l.
I, c. 17.
Note 50: V. pour les détails le tome I de cet ouvrage.
Les mots Umbri, Ombri, Ombriki, par lesquels les Romains et les Grecs désignaient ce peuple, paraissent bien n'avoir été autres que le mot gallique Ambra ou Amhra, qui signifie vaillant, noble, et aurait été tout-à-fait approprié comme titre militaire à une expédition envahissante. On trouve encore le nom d'Ambres ou Ambrons (Ambro, onis; Άμβρων Άμβρωος,) appliqué à des tribus qui se rattachent à la souche ombrienne.
La division géographique établie par les Ombres dans leur empire n'est pas seulement conforme aux coutumes des nations galliques, elle appartient à leur langue. L'Ombrie était partagée en trois provinces: l'Oll-Ombrie, ou haute Ombrie, qui comprenait le pays montagneux situé entre l'Apennin et la mer Ionienne, l'Is-Ombrie, ou basse Ombrie, que formaient les plaines circumpadanes; enfin la Vil-Ombrie, ou Ombrie littorale: ce fut plus tard l'Étrurie[51].
Note 51: Όλομβρία, Όλομβροι; Ούιλομβρία, Ptolem. Oll, All, haut; Bil, Bhil, bord, rivage. Ίσομβρία, Ϊσομβροι et Ϊσομβρες; en latin Insubria et Insubres; is, ios, bas.—V. pour les détails, t. I, période 1400 à 100 avant J.-C. et seq.
Quoique l'influence étrusque changeât rapidement la langue, la religion, l'ordre social des Ombres, il se conserva pourtant parmi les montagnards de l'Oll-Ombrie des restes marquans du caractère et des coutumes des Galls; par exemple le gais, arme d'invention et de nom galliques, fut toujours l'arme nationale du paysan ombrien[52].
Note 52: V. ci-dessous, t. I, période 1000 à 600 avant J.-C.
Les Ombres, dispersés par les conquérans étrusques furent accueillis comme des frères devaient l'être sur les bords de la Saône, et parmi les tribus helvétiennes, où ils perpétuèrent leur nom d'Isombres[53]. D'autres trouvèrent l'hospitalité parmi les Ligures des Alpes maritimes[54], et y portèrent aussi leur nom d'Ambres ou Ambrons. Ce fait peut seul expliquer un autre fait important qui a beaucoup tourmenté les historiens, et donné lieu à vingt systèmes contradictoires, savoir: qu'une tribu des Alpes Liguriennes et une tribu de l'Helvétie, se faisant la guerre sous les drapeaux opposés de Rome et des Cimbres, se trouvèrent avoir le même nom et le même cri de guerre, et en furent très-étonnées[55].
Note 53: Insubres, pagus Æduorum. Tit. Liv. l. V, c. 23.
Note 54: Insubrium exules. Plin. l. III, c. 17-20.—V. ci-dessous,
t. I, période 1000 à 600 avant J.-C.
Note 55: Plut. Mar. p. 416.—V. ci-dessous, t. I, période 1000 à 600
avant J.-C. et t. II, Année 102 avant J.-C.
De ce qui précède me paraît résulter le fait que l'Italie supérieure fut conquise dans le quinzième siècle avant notre ère par une confédération de tribus galliques portant le nom d'Ambra.
DEUXIEME CONQUETE.—Tandis que la première invasion s'était opérée en masse, avec ordre, par une seule confédération, la seconde fut successive et tumultueuse: durant soixante-six années, la Gaule versa sa population sur l'Italie, par les Alpes maritimes, par les Alpes Graïes, par les Alpes Pennines. Si l'on fait attention, en outre, qu'à la même époque (587) une émigration non moins considérable avait lieu de Gaule en Illyrie, sous la conduite de Sigovèse, on n'hésitera pas à croire que de si grands mouvemens tenaient à des causes plus sérieuses que cette fantaisie du roi Ambigat dont nous parle Tite-Live. La Gaule en effet présente dans toute cette période de temps les symptômes d'un pays qu'une violente invasion bouleverse.
Mais de quels élémens se composaient ces bandes descendues des Alpes pour envahir la haute Italie?
Tite-Live fait partir de la Celtique, c'est-à-dire des domaines des Galls, les troupes conduites par Bellovèse et par Elitovius; et l'émunération des tribus, telle que la donnent lui et Polybe, prouve en effet que le premier flot dut appartenir à la population gallique[56]. Voilà ce que nous savons pour la Transpadane.
Note 56: Voir les détails circonstanciés, ci-dessous, t. I, Année 587 avant J.-C. et seq.
Il n'est personne qui n'ait entendu parler de ce combat fameux livré par T. Manlius Torquatus à un géant gaulois sur le pont de l'Anio. Vrai ou faux, le fait était très-populaire à Rome; la peinture ne manqua pas de s'en emparer, et la tête du Gaulois tirant la langue et faisant d'horribles grimaces, figura sur l'enseigne d'une boutique de banque située au forum; l'enseigne, arrondie en forme de bouclier, portait le nom de Scutum cimbricum. Elle existait au-dessus de cette boutique dans l'année 586 de Rome, 167ème avant notre ère, ainsi qu'en fait foi une inscription des Fastes Capitolins, où il est dit: que le banquier de la maison à l'enseigne de l'Écu-cimbrique, Q. Aufidius, à fait banqueroute le 3 des calendes d'avril, et s'est enfui; que, rattrapé dans sa fuite, il a plaidé devant le préteur P. Fontéius Balbus, qui l'a acquitté[57].
Note 57: Voici dans son entier cette curieuse inscription.
(Reinesius, p. 342.)
III. K. APRILEIS. FASCES. PENES. ÆMILIUM. LAPIDIBUS. PLUIT. IN. VEIENTI POSTUMIUS. TRIB. PL. VIATOREM. MISIT. AD. COS. QUOD. IS. EO. DIE. SENATUM. NOLUISSET. COGERE. INTERCESSIONE. P. DECIMI. TRIB. PLEB. RES. EST. SUBLATA. Q. AUFIDIUS. MENSARIUS. TABERNÆ. ARGENTARIÆ. AD SCUTUM. CIMBRICUM. CUM. MAGNA. VI. ÆRIS. ALIENI. CESSIT. FORO. RETRACTUS. EX. ITINERE. CAUSSAM. DIXIT. APUD. P. FONTRIUM. BALBUM. PRÆT. ET. CUM. LIQUIDUM. FACTUM. ESSET. EUM. NULLA. FECISSE. DETRIMENTA. JUS. EST. IN. SOLIDUM. ÆS. TOTUM.
Ici le mot Cimbricum est employé comme synonyme de Gallicum; il est appliqué aux Boïes, aux Sénons, aux Lingons, qui faisaient la guerre aux Romains à l'époque où dut se passer le duel vrai ou prétendu; ces nations, établies en-deçà du Pô, étaient donc connues populairement en Italie sous le nom de Cimbri ou Kimbri (en se conformant à la prononciation latine), quoique les historiens ne les désignent que par la dénomination géographique et classique de Galli, Gaulois, attendu qu'ils sortaient de la Gaule.
Lorsque, soixante-six ans après la date de l'inscription citée plus haut, et deux cent soixante après le combat de l'Anio auquel elle fait allusion, l'invasion de Cimbri venus du nord renouvela en Italie la terreur de ce nom et fournit à Marius deux triomphes célèbres; le général vainqueur s'empara de l'écu cimbrique comme d'un emblème de circonstance, et se fit peindre un bouclier sur ce modèle populaire. Le bouclier cimbrique de Marius représentait, au rapport de Cicéron, un Gaulois[58] les joues pendantes, et la langue tirée. Le mot Cimbri désignait donc une des branches de la population gauloise, et cette branche avait des colonies dans la Cispadane; mais nous avons déjà reconnu antérieurement l'existence de colonies galliques dans la Transpadane; la population gauloise d'Italie était donc partagée en deux branches distinctes, les Galls et les Cimbri ou Kimbri.
Note 58: Pictum Gallum in Mariano scuto Cimbrieo, ejectâ linguâ, etc. Cicer. de Orator. l. II, c. 66.
III. GAULOIS TRANSRHÉNANS.
Première branche.
Nous avons parlé plus haut d'une double série d'émigrations commencées l'an 587 avant notre ère, sous la conduite de Bellovèse et de Sigovèse. Tite-Live nous apprend que l'expédition de Sigovèse partit de la Celtique, et que son chef était neveu du Biturige Ambigat, qui régnait sur tout ce pays, ce qui signifie que Sigovèse et ses compagnons étaient des Galls. Le même historien ajoute qu'ils se dirigèrent vers la forêt Hercynienne[59]: cette désignation est très-vague, mais nous savons par Trogue-Pompée qui, né en Gaule, puisait à des traditions plus exactes et plus précises, que ces Galls s'établirent dans l'Illyrie et la Pannonie[60]. Les historiens et les géographes nous montrent en effet une multitude de peuplades ou galliques ou gallo-illyriennes répandues entre le Danube, la mer Adriatique et les frontières de l'Épire, de la Macédoine et de la Thrace[61]. De ce nombre sont les Carnes[62], habitans des Alpes Carnikes, à l'orient de la grande chaîne alpine (Carn rocher); les Tauriskes (Taur ou Tor, élevé, montagne), nation gallique pure[63], et les Iapodes[64], nation gallo-illyrienne qui occupait les vallées de la Carinthie et de la Styrie; les Scordiskes, qui tenaient les alentours du mont Scordus, et dont la puissance fut redoutable même aux Romains[65]. Des terminaisons fréquentes en dunn, mag, dur, etc., des montagnes nommées Alpius et Albius, la contrée appelée Albanie, enfin un grand nombre de mots galliques dans l'albanais actuel, sont autant de preuves de plus du séjour des Galls dans ce pays.
Note 59: Sortibus dati Hercynii saltus. Tit. Liv. l. V, c. 34.
Note 60: Illyricos sinus penetravit… in Pannonia consedit. Domitis
Pannoniis. Justin… l. XXIV, c. 4.
Note 61: Voir ci-dessous, tome I, Année 281 avant J.-C. et seq.
Note 62: De Galleis Carneis. Inscript. è Fast. ap. Cluvier. Ital.
antiq. t. I, p. 169.
Note 63: Τανριστάς καί Ταυρισχούς, καί τούτους Γαλάτας. Strab. l.
VII p. 293.—Έθνη Κελτιχα. p. 313.—Polyb. l. II, p. 103.
Note 64: Καί οί Ίάποδες δέ τοϋτο ήδη έπίμιχτον Ίλυριοϊς καί Κελτοϊς
έθνος. Strab. l. VII; l. IV, p. 313.—Steph. Byz. vº Ϊάποδες.
Note 65: V. ci-dessous, t. I, Année 279 avant J.-C. t. II, Année 114
avant J.-C.
On trouvait en outre en-deçà du Danube les Boïes du Norique, ancêtres des Bavarois; ils n'avaient rien de commun avec les colonies galliques; on sait qu'ils venaient de l'Italie cispadane, et étaient un malheureux reste des Boïes-Kimbri accablés et chassés par les armes des Romains[66].
Note 66: V. ci-dessous, t. I, Année 190 avant J.-C.
Seconde branche.
Des témoignages historiques qui remontent aux temps d'Alexandre-le-Grand attestent l'existence d'un peuple appelé Kimmerii ou Kimbri sur les bords de l'océan septentrional dans la presqu'île qui porta plus tard la dénomination de Jutland. Et d'abord les critiques reconnaissent l'identité des noms Kimmerii et Kimbri, conformes l'un et l'autre au génie différent des langues grecque et latine. «Les Grecs, dit Strabon d'après Posidonius, appelaient Kimmerii ceux que maintenant on nomme Kimbri[67].» Plutarque ajoute que ce changement n'a rien qui surprenne[68]; Diodore de Sicile l'attribue au temps[69], et adopte sur ce point l'opinion générale des érudits grecs.
Note 67: Κιμερίους τούς Κίμβρους όνομασάντων τών Έλήνων. Strab. l.
VIII, p. 203.
Note 68: Ούχ άπό τρόπου. Plut. in Mar. p. 412.
Note 69: Βραχύ τοϋ Χαλουμένωνρόνου τήν λέςιν φθείραντος έν τή τών
Κιμβών προσηγορία. . Diod. Sicul. l. V, p. 309.
Le plus ancien écrivain qui fasse mention de ces Kimbri est Philémon, contemporain d'Aristote: suivant lui, ils appelaient leur océan Mori-Marusa, c'est-à-dire Mer-Morte, jusqu'au promontoire Rubéas; au-delà ils le nommaient Cronium[70]. Ces deux mots s'expliquent sans difficulté par la langue kymrique: môr y signifie mer, marw, mourir, marwsis, mort; et crwnn, coagulé, gelé; en gallic, cronn a la même valeur; Murchroinn la mer glaciale[71].
Note 70: Philemon morimarusam à Cimbris vocari, hoc est, mortuum
mare, usque ad promontorium Rubeas, ultrà deindè Cronium. Plin. l.
IV, c. 13.
Note 71: Adelung's Ælteste Geschichte der Deutschen, p. 48.—Toland's
Several pieces, p. I, p. 150.
Éphore, qui vivait à la même époque, connaissait les Kimbri et leur donne le nom de Celtes; mais dans son système géographique, cette dénomination très-vague désigne tout à la fois un Gaulois et un habitant de l'Europe occidentaled[72].
Note 72: Strab. l. VII, ub. supr.
Lorsque, entre les années 113 et 101 avant notre ère, un déluge de Kimbri ou Cimbres vint désoler la Gaule, l'Espagne et l'Italie, la croyance générale fut «qu'ils sortaient des extrémités de l'occident, des plages glacées de l'océan du Nord, de la Chersonèse kimbrique, des bords de la Thétis kimbrique[73].»
Note 73: Flor. l. III, c. 3. Polyæn. l. VIII, c. 10.—Quintil.
Declam. în pro milite Marii.—Ammian. l. 31, c. 5.—Cimbrica
Thetis, Claudian. bell. Get. V. 638.—Plut. in Mar.—V. ci-dessous,
t. II, c. 3.
Du temps d'Auguste, des Kimbri occupaient au-dessus de l'Elbe une portion du Jutland; et ils se reconnaissaient pour les descendans de ceux qui, un siècle auparavant, avaient commis tant de ravages. Effrayés des conquêtes des Romains au-delà du Rhin, et leur supposant des projets de vengeance contre eux, ils adressèrent à l'empereur une ambassade pour obtenir leur pardon[74].
Note 74: Strab. l. VII, p. 292.—V. ci-dessous, t. III, Année 9 avant J.-C.
Strabon, qui nous rapporte ce fait, et Méla après lui, placent les Kimbri au nord de l'Elbe[75]; Tacite les y retrouve de son temps: «Aujourd'hui, dit-il, ils sont petits par le nombre, quoique grands par la renommée; mais des camps et de vastes enceintes sur les deux rives font foi de leur ancienne puissance et de la masse énorme de leurs armées[76].»
Note 75: Strab. l. cit.—Mel. l. III, c. 3.
Note 76: Manent utrâque ripâ castra, ac spatia, quorum ambitu nunc quoque metiaris molem manusque gentis et tam magni exercitûs fidem. Tacit. Germ. c. 37.
Pline donne une bien plus grande extension à ce mot de Kimbri; il semble en faire un nom générique: non-seulement il reconnaît des Kimbri dans la presqu'île jutlandaise, mais il place encore des Kimbri méditerranées[77] dans le voisinage du Rhin, comprenant sous cette appellation commune des tribus qui portent dans les autres géographes des noms particuliers très-divers.
Note 77: Alterum genus Ingævones quorum pars Cimbri, Teutoni ac Cauchorum gentes. Proximè autem Rheno Istævones quorum pars Cimbri mediterranei, l. IV, c. 3.
Ces Kimbri habitans du Jutland et des pays voisins étaient regardés généralement comme Gaulois, c'est-à-dire comme appartenant à l'une des deux races qui occupaient alors la Gaule; Cicéron, parlant de la grande invasion des Kimbri que nous nommons Cimbres, dit à plusieurs reprises, que Marius a vaincu des Gaulois[78]; Salluste énonce que le consul Q. Cæpion, défait par les Cimbres, le fut par des Gaulois[79]; la plupart des écrivains postérieurs tiennent le même langage[80]; enfin le bouclier cimbrique de Marius portait la figure d'un Gaulois. Il faut ajouter que Céso-rix, Boïo-rix, Clôd[81], etc., noms des chefs de l'armée cimbrique, ont toute l'apparence de noms gaulois.
Note 78: Cicer. de Provinc. consular. p. 512.—Pro. Man. Font. p. 223.
Note 79: Sallust. Jugurth. c. 114.
Note 80: Dio. l. XLIV, p. 262. ed. Hanov. in-fol. 1606.—Sext. Ruf. hist. c. 6, etc.
Note 81: Clôd (kymr.), louange, renommée.
Quand on lit les détails de cette terrible invasion, on est frappé de la promptitude et de la facilité avec laquelle les Cimbres et les Belges s'entendent et se ménagent, tandis que toutes les calamités se concentrent sur la Gaule centrale et méridionale. César rapporte que les Belges soutinrent vigoureusement le premier choc, et arrêtèrent ce torrent sur leur frontière; cela se peut, mais on les voit tout aussitôt pactiser; ils cèdent aux envahisseurs une de leurs forteresses, Aduat, pour y déposer leurs bagages; les Cimbres ne laissent à la garde de ces bagages, qui composaient toute leur richesse, qu'une garnison de six mille hommes, et continuent leurs courses; ils étaient donc bien sûrs de la fidélité des Belges. Après leur extermination en Italie, la garnison cimbre d'Aduat n'en reste pas moins en possession de la forteresse et de son territoire et devient une tribu belgique. Lorsque les Cimbres vont attaquer la province Narbonnaise, ils font alliance tout aussitôt avec les Volkes-Tectosages, colonie des Belges, tandis que leurs propositions sont encore repoussées avec horreur par les autres peuples gaulois[82]. Ces faits et beaucoup d'autres prouvent que s'il y avait communauté d'origine et de langage entre les Kimbri et l'une des races de la Gaule, c'était plutôt la race dont les Belges faisaient partie, que celle des Galls. Un mot de Tacite jette sur la question une nouvelle lumière. Il affirme que les Æstii, peuplade limitrophe des Kimbri, sur les bords de la Baltique, et suivant toute probabilité appartenant elle-même à la race kimbrique, parlaient un idiome très-rapproché du breton insulaire[83]: or nous avons vu que la langue des Bretons était aussi celle des Belges et des Armorikes.
Note 82: V. ci-après, t. II, c. 3.
Note 83: Linguæ britannicæ propior. Tacit. Germ. c. 45.—Cf.
Strab. l. I.
Mais les cantons voisins de l'Elbe et du Rhin ne renfermaient pas tous les peuples transrhénans portant la dénomination générique de Kimbri. Les fertiles terres de la Bohême étaient habitées par la nation gauloise[84] des Boïes, dont le nom, d'après l'orthographe grecque et latine, prend les formes de Boiï, Boghi, Boghii et Boci; or Bwg et Bug, en langue kymrique, signifient terrible, et leur radical est Bw, la peur. De plus, nous avons signalé tout-à-l'heure en Italie un peuple des Boïes, prenant le nom générique de Kimbri et paraissant être une colonie de ces Boïes transrhénans. On peut donc hardiment voir, dans les Boïes de la Bohême une des confédérations de la race kimbrique.
Note 84: Boii, gallica gens… manet adhuc Boiemi nomen, significatque loci veterem memoriam, quamvis mutatis cultoribus. Tacit. Germ. c. 28.—Strab. l. VII, p. 293.
Tous les historiens attribuent à une armée gauloise l'invasion de la Grèce, dans les années 279 et 280: Appien nomme ces Gaulois Kimbri[85]; or, nous savons que leur armée se composait d'abord de Volkes Tectosages, puis en grande partie deGaulois du nord du Danube.
Note 85: Appian. bell. Illyr. p. 758. ed. H. Steph. 1592.
Les nations gauloises, pures ou mélangées de Sarmates et de Germains, étaient nombreuses sur la rive septentrionale du bas Danube et dans le voisinage; la plus fameuse de toutes, celle des Bastarnes[86], mêlée probablement de Sarmates, habitait entre la mer Noire et les monts Carpathes. Mithridate, voulant former une ligue puissante contre Rome, s'adressa à ces peuples redoutés, «il envoya, dit Justin, des ambassadeurs aux Bastarnes, aux Kimbri[87] et aux Sarmates.» Il est évident qu'il ne faut pas entendre ici les Kimbri du Jutland, éloignés du roi de Pont de toute la largeur du continent de l'Europe, mais bien des Kimbri voisins des Bastarnes et des Sarmates, et sur lesquels avait rejailli la gloire acquise par leurs frères en Gaule et en Norique. L'existence de nations kimbriques échelonnées de distance en distance, depuis le bas Danube jusqu'à l'Elbe, établit, ce me semble, que tout le pays entre l'Océan et le Pont-Euxin, en suivant le cours des fleuves, dut être possédé par la race des Kimbri, antérieurement au grand accroissement de la race germanique.
Note 86: Tacit. German, c. 46.—Plin. l. IV, c. 12.
—Tit. Liv. l. XXXIV, c. 26; l. XXX, c. 50-57; l. XXXI, c. 19-23.
—Polyb. excerpt. leg. LXII.
Note 87: Mithridates, intelligens quantum bellum suscitaret, legatos
ad Cimbros, alios ad Sarmatas, Bastarnasque auxilium petitum misit.
Justin. l. XXXVIII, c. 3.
Mais sur ces mêmes rives du Pont-Euxin, entre le Danube et le Tanaïs, avait habité autrefois un grand peuple connu des Grecs, sous le nom de Kimmerii, dont nous avons fait Cimmériens. Outre les rivages occidentaux de la mer Noire et du Palus-Méotide, il occupait la presqu'île appelée à cause de lui Kimmérienne, et aujourd'hui encore Krimm ou Crimée: son nom est empreint dans toute l'ancienne géographie de ces contrées, ainsi que dans l'histoire et les plus vieilles fables de l'Asie-Mineure, où il promena long-temps ses ravages. Plusieurs coutumes de ces Kimmerii présentent une singulière conformité avec celles des Kimbri de la Baltique et des Gaulois. Les Kimmerii cherchaient à lire les secrets de l'avenir dans les entrailles de victimes humaines; leurs horribles sacrifices dans la Tauride ont reçu des poètes grecs assez de célébrité; ils plantaient sur des poteaux, à la porte de leurs maisons, les têtes de leurs ennemis tués en guerre. Ceux d'entre eux qui habitaient les montagnes de la Chersonèse, portaient le nom de Taures, qui appartient à la fois aux deux idiomes kymrique et gallique, et signifie, comme on sait, montagnards. Les tribus du bas pays, au rapport d'Éphore, se creusaient des demeures souterraines, qu'elles appelaient argil[88] ou argel, mot de pur kymric, et dont la signification est lieu couvert ou profond[89].
Note 88: Έφορός φησω αύτούς έν χαταγείοις οίχίαις οίχεϊν άςχαλοϋσιν
άργίλλας. Strab. l. V.
Note 89: Taliesin. W. Archæol. t. I, p. 80.—Myrddhin Afallenau.
Ib. p. 152.
Jusqu'au septième siècle avant notre ère, l'histoire des Kimmerii du Pont-Euxin reste enveloppée dans la fabuleuse obscurité des traditions ioniennes; elle ne commence, avec quelque certitude, qu'en l'année 631. Cette époque fut féconde en bouleversemens dans l'occident de l'Asie et l'orient de l'Europe. Les Scythes, chassés par les Massagètes des steppes de la haute Asie, vinrent fondre comme une tempête sur les bords du Palus-Méotide et de l'Euxin: ils avaient déjà passé l'Araxe (le Volga), lorsque les Kimmerii furent avertis du péril; ils convoquèrent toutes leurs tribus près du fleure Tyras (le Dniester), où se trouvait, à ce qu'il paraît, le siège principal de la nation, et y tinrent conseil. Les avis furent partagés: la noblesse et les rois demandaient qu'on fît face aux Scythes, et qu'on leur disputât le sol; le peuple voulait la retraite; la querelle s'échauffa; on prit les armes; les nobles et leurs partisans furent battus; libre alors d'exécuter son projet, tout le peuple sortit du pays[90]. Mais où alla-t-il? Ici commence la difficulté. Les anciens nous ont laissé deux conjectures pour la résoudre, nous allons les examiner l'une après l'autre.
Note 90: Herodot. l. IV, c. 21.
La première appartient à Hérodote. Trouvant, vers la même époque (631), quelques bandes kimmériennes qui erraient dans l'Asie-Mineure sous la conduite de Lygdamis, il rapprocha les deux faits: et il lui parut que les Kimmerii, revenant sur leurs pas, avaient traversé la Chersonèse, puis le Bosphore, et s'étaient jetés sur l'Asie. Mais c'était aller à la rencontre même de l'ennemi qu'il s'agissait de fuir; d'ailleurs, la route était longue et pleine d'obstacles: il fallait franchir le Borysthène et l'Hypanis qui ne sont point guéables, ensuite le Bosphore kimmérien, et courir après tout cela la chance de rencontrer les Scythes sur l'autre bord[91]; tandis qu'un pays vaste et ouvert offrait, au nord et au nord-ouest du Tyras, la retraite la plus facile et la plus sûre.
Note 91: Consulter là-dessus une excellente dissertation de Fréret, dans laquelle ce savant judicieux n'hésite pas à adopter l'identité des Cimmériens et des Cimbres. Œuvres complètes, t. V.
Les érudits grecs qui examinèrent plus tard la question, furent frappés des invraisemblances de la supposition d'Hérodote. Cette bande de Lygdamis qui après quelques pillages disparut entièrement de l'Asie, ne pouvait être l'immense nation dont les hordes occupaient depuis le Tanaïs jusqu'au Danube, c'étaient tout au plus quelques tribus[92] de la Chersonèse qui probablement n'avaient point assisté à la diète tumultueuse du Tyras. Le corps de la nation avait dû se retirer en remontant le Dniester ou le Danube dans l'intérieur d'un pays qu'elle connaissait de longue main par ses courses; et comme elle marchait avec une suite embarrassante, elle dut mettre plusieurs années à traverser le continent de l'Europe, campant l'hiver dans ses chariots, reprenant sa route l'été, déposant çà et là des colonies qui se multiplièrent[93]. A l'avantage de mieux s'accorder au fait particulier, cette hypothèse en joignait un autre: elle rendait raison de l'existence de Kimmerii dans le nord et le centre de toute cette zone de l'Europe, et expliquait les rapports de mœurs et de langage que tous ces peuples homonymes présentaient entre eux.
Note 92: Ού μέγα γενέσθαι τοϋ παντός μόριον… τό δέ πλεϊστον αύτοϋ καί μαχιμώτατον έπ' έσχάτοις ψχουν πάλασσαν. Plut. in Mar. p. 412.
Note 93: Plut. loc. cit.—Strab. l. VII, p. 203.
Posidonius s'en empara, et lui donna l'autorité de son nom justement célèbre. Le philosophe stoïcien avait voyagé dans la Gaule, et conversé avec les Gaulois; il avait vu à Rome des prisonniers Cimbres; Plutarque nous apprend qu'il avait eu quelques conférences avec Marius, et il pouvait en avoir appris beaucoup de choses touchant la question qui l'agitait, le rapport des Cimbres et des Cimmériens. Nul autre ne s'était trouvé plus à même que lui d'étudier à fond cette question, nul n'était plus capable de la résoudre; les précieux fragmens qui nous restent de son voyage en Gaule font foi de sa sagacité comme observateur; sa science profonde est du reste assez connue.
L'opinion de Posidonius prit cours dans la science; des écrivains que Plutarque cite sans les nommer la développèrent[94]; elle parut à Strabon juste et bonne[95]; Diodore de Sicile la rattacha à ses idées générales sur les Gaulois: ses paroles sont remarquables et méritent d'être méditées attentivement. «Les peuples gaulois les plus reculés vers le nord et voisins de la Scythie sont si féroces, dit-il, qu'ils dévorent les hommes; ce qu'on raconte aussi des Bretons qui habitent l'île d'Irin (l'Irlande). Leur renommée de bravoure et de barbarie s'établit de bonne heure; car, sous le nom de Kimmerii, ils dévastèrent autrefois l'Asie. De toute antiquité, ils exercent le brigandage sur les terres d'autrui; ils méprisent tous les autres peuples. Ce sont eux qui ont pris Rome, qui ont pillé le temple de Delphes, qui ont rendu tributaire une grande partie de l'Europe et de l'Asie, et, en Asie, s'emparant des terres des vaincus ont formé la nation mixte des Gallo-Grecs; ce sont eux enfin qui ont anéanti de grandes et nombreuses armées romaines[96].» Ce passage nous montre réunis dans une seule et même famille les Cimmériens, les Cimbres, et les Gaulois d'en-deçà et d'au-delà des Alpes.
Note 94: Plut. in Mario. p. 412.—V. ci-après, période 1100 à 631 avant JC.. et seq.
Note 95: Δικαίως… ού κακώς είκάζει. Strab. l. VII, p. 203.
Note 96: Diod. Sicul. l. V, p. 309.
La concordance des dates donnera, j'espère, à ce système un dernier degré d'évidence. C'est en 631 que les hordes Kimmériennes sont chassées par les Scythes et refoulées dans l'intérieur de la Germanie, vers le Danube et le Rhin; en 587 nous voyons la Gaule en proie au bouleversement le plus violent, et une partie de la population gallique obligée de chercher un refuge soit en Italie soit dans les Alpes illyriennes; entre 587 et 521, des peuples du nom de Kimbri, qui est le même que Kimmerii, franchissent les Alpes pennines, et un de ces peuples porte le nom fédératif de Boïe, que nous retrouvons parmi les Kimbri transrhénans.
De tout ce qui précède résulte, ce me semble, l'identité des peuples appelés Kimmerii, Kimbri, Kymri; et la division de la famille gauloise en deux branches, ou races, dont l'une porte le nom de Kymri et l'autre celui de Galls.
SECTION III.
PREUVES TIRÉES DES TRADITIONS NATIONALES.
I. Il n'est presque personne aujourd'hui qui n'ait entendu parler de ces curieux monumens tant en prose qu'en vers dont se compose la littérature des Gallois ou Kymri, et qui remontent, presque sans interruption, du seizième au sixième siècle de notre ère: littérature non moins digne de remarque à cause de l'originalité de ses formes, que par les révélations qu'elle renferme sur l'ancienne histoire des Kymri. Contestée d'abord avec acharnement par une critique dédaigneuse et superficielle, ou même sottement passionnée, l'authenticité de ces vieux monumens n'est plus maintenant l'objet d'aucun doute; convaincu pour ma part, je renverrai mes lecteurs aux nombreuses discussions qui ont eu lieu sur la matière, en Angleterre principalement[97]. J'ai donc fait usage des traditions gauloises avec confiance, mais avec une extrême réserve, réserve qui m'était commandée par le plan de mon ouvrage construit d'après les données grecques et romaines; d'ailleurs l'époque que j'ai traitée est antérieure à celle où se rapportent les plus développées et les plus nombreuses de ces traditions. Les faits qui peuvent en être tirés, relativement à la question que j'examine, se réduisent à trois.
Note 97: La collection la plus complète des documens littéraires des Gallois a été publiée à Londres sous le litre anglo-gallois de Myvyrian Archaiology of Wales, que l'on pourrait rendre en français par celui d'Archéologie intellectuelle des Gallois: le premier volume est consacré aux bardes ou poètes, en tête desquels figurent Aneurin, Taliesin, Lywarch Hen et Myrddin, appelé vulgairement Merlin, personnages célèbres de l'île de Bretagne au sixième siècle; le second contient des souvenirs historiques nationaux, classés trois par trois, en raison, non pas de leur liaison ou de leur dépendance chronologique, mais de quelque analogie naturelle ou de quelque ressemblance frappante entre eux, et appelés à cause de cette forme, Triades historiques. M. Sharon Turner, dans un excellent ouvrage, intitulé Défense de l'authenticité des anciens poëmes bretons (London, 1803), a résolu la question relative à Taliesin, Aneurin, Myrddin et Lywarch Hen de la manière la plus décisive pour tout esprit juste et impartial. Nombre d'érudits Gallois, entre autres M. William Owen, se sont occupés aussi avec succès de la question plus épineuse des Triades. Mais je dois recommander surtout à mes lecteurs français un morceau publié dans le troisième volume des Archives philosophiques, politiques et littéraires (Paris, 1818), modèle d'une critique fine et élégante, et où l'on reconnaît aisément la main du savant éditeur des Chants populaires de la Grèce moderne. Je saisis vivement cette occasion de témoigner à M. Fauriel toute ma reconnaissance pour les secours qu'il m'a permis de puiser dans son érudition si variée et pourtant si profonde.
1º La dualité des races est reconnue par les Triades: les Gwyddelad (Galls) qui habitent l'Alben y sont traités de peuple étranger et ennemi[98].
Note 98: Trioeddynys Prydain. n. 41. Archaiol. of Wales. t. II.
2º L'identité des Belges-Armorikes avec les Kymri-Bretons y est pareillement reconnue; les tribus armoricaines y sont désignées comme tirant leur origine de la race primitive des Kymri, et communiquant avec elle à l'aide de la même langue[99].
Note 99: Trioed. 5.
3º Les Triades font sortir la race des Kymri «de cette partie du pays de Haf (le pays de l'été ou du midi), qui se nomme Deffrobani, et où est à présent Constantinople[100]; ils arrivèrent, y est-il dit, à la mer brumeuse (la mer d'Allemagne), et de là dans l'île de Bretagne et dans le pays de Lydau (l'Armorike) où ils se fixèrent[101].» Le barde Taliesin dit simplement que les Kymri sortaient de l'Asie[102].
Note 100: Où est à présent Constantinople paraît être une addition de quelque copiste postérieur, une espèce de glose pour interpréter le mot inconnu de Deffrobani. Cependant cette intercalation n'est pas sans importance, parce qu'elle se fonde sur les traditions du pays.
Note 101: Trioedd. n. 4.
Note 102: Taliesin. Welsh Archaiol. t. I, p. 76.
Les Triades et les Bardes s'accordent sur plusieurs détails de l'établissement des Kymri lors de leur arrivée dans l'occident de l'Europe. C'était Hu-le-puissant qui les conduisait: prêtre, guerrier, législateur et dieu après sa mort, il réunit tous les caractères d'un chef de théocratie: or, on sait qu'une partie des nations gauloises fut soumise long-temps à un gouvernement théocratique, celui des Druides. Ce nom même de Hu n'était point inconnu des Grecs et des Romains, qui appellent Heus et Hesus un des dieux du druidisme. Un des fameux bas-reliefs trouvés sous le chœur de Notre-Dame de Paris représente le dieu Esus, le corps ceint d'un tablier de bûcheron, une serpe à la main, coupant un chêne. Or, les traditions galloises attribuent à Hu-le-Puissant de grands travaux de défrichement et l'enseignement de l'agriculture à la race des Kymri[103].
Note 103: Trioedd. n. 4, 5, 56, 92.—Bardes gallois, passim.
II. Les Irlandais ont aussi leurs traditions nationales, mais si confuses et si évidemment fabuleuses, que je n'ai point osé m'en servir. Il s'y trouve un seul fait applicable à l'objet de ces recherches, le fait de l'existence d'un peuple appelé Bolg (Fir-Bolg), venu du voisinage du Rhin pour conquérir le midi de l'Irlande; on reconnaît aisément dans ces étrangers une colonie de Belges-Kymri; mais rien de probable n'est raconté ni sur leur origine ni sur l'histoire de leur établissement: ce ne sont que contes puérils et jeux d'esprit sur ce mot de Bolg qui signifie en langue gallique un sac.
III. Ammien Marcellin, ou plutôt Timagène qu'il paraît citer, avait recueilli une antique tradition des Druides de la Gaule sur l'origine des nations gauloises. Cette tradition portait que la population de la Gaule était en partie indigène (ce qu'il faut expliquer par antérieure), en partie venue d'îles lointaines et des régions trans-rhénanes, d'où elle avait été chassée, soit par des guerres fréquentes, soit par les débordemens de l'océan[104].
Note 104: Drysidæ memorant revera fuisse populi partem indigenam: sed alios quoque ab insulis extimis confluxisse et tractibus trans-rhenanis, crebritate bellorum et alluvione fervidi maris sedibus suis expulsos. Ammian. Marcel. l. XV, c. 9.
Nous trouvons donc dans l'histoire traditionnelle des Gaulois, comme dans les témoignages historiques étrangers, comme dans le caractère des langues, le fait bien établi d'une division de la famille gauloise en deux branches ou races.
CONCLUSION.
De la concordance de ces différens ordres de preuves résultent incontestablement les faits suivans:
1º Les Aquitains et les Ligures, quoique habitans de la Gaule, ne sont point de sang gaulois; ils appartiennent aux nations de sang ibérien.
2º Les nations de sang gaulois se partagent en deux branches, les Galls et les Kymri, que j'appellerai désormais Kimris, pour me conformer et à la prononciation ancienne et aux formes grammaticales de notre langue. La parenté des Galls et des Kimris, donnée par l'histoire, est confirmée par le rapport de leurs idiomes, et de leurs caractères moraux; elle paraît surtout évidente quand on les compare aux autres familles humaines près desquelles ils vivent: aux Ibères, aux Italiens, aux Germains. Mais il existe assez de diversité dans leurs habitudes, leurs idiomes, et les nuances de leur caractère moral, pour tracer entre eux une ligne de démarcation, que leurs propres traditions reconnaissent, et dont l'histoire fait foi.
3º Leur origine n'appartient point à l'Occident: leurs langues, leurs traditions, l'histoire enfin, la reportent en Asie. Si la cause qui sépara jadis les deux grandes branches de la famille gallo-kimrique se perd dans l'obscurité des premiers temps du monde, la catastrophe qui les rapprocha au fond de l'Occident, lorsque déjà elles étaient devenues étrangères l'une à l'autre, nous est du moins connue dans ses détails, et la date en peut être fixée historiquement.
Aux argumens sur lesquels j'ai appuyé dans cette Introduction le fait important, fondamental de la division de la famille gauloise en deux races se joint un troisième ordre de preuves non moins concluantes, dont mon livre est l'exposition. C'est dans le récit circonstancié des événemens, dans les inductions qui ressortent des faits généraux qu'éclate surtout cette dualité des nations gauloises; ce fait seul peut porter la lumière dans l'histoire intérieure de la Gaule transalpine, si obscure sans cela et jusqu'à présent si peu comprise; lui seul rend raison de la variété des mœurs, des grands mouvemens d'émigration, de l'équilibre des ligues politiques, des groupemens divers des tribus, de leurs affections, de leurs inimitiés, de leur désunion vis-à-vis de l'étranger.
Mon opinion sur la permanence d'un type moral dans les familles de peuples a été exposée plus haut; je crois non moins fermement à la durée des nuances qui différencient les grandes divisions de ces familles. Pour la Gaule, ces nuances ressortent clairement de la masse des faits, lesquels portent un caractère différent suivant qu'ils appartiennent aux tribus de l'ouest et du nord ou aux tribus de l'est et du midi, c'est-à-dire aux Kimris ou aux Galls. Les annales des temps modernes témoigneraient au besoin qu'elle a existé naguère, qu'elle existe encore de nos jours entre nos provinces occidentales, non mélangées de Germains, et nos provinces du sud-est; on l'observerait surtout dans toute sa pureté aux Îles Britanniques, entre les Galls de l'Irlande et les Kimris du pays de Galles.
Des travaux d'une toute autre nature que les miens sont venus inopinément appuyer ma conviction et ajouter une nouvelle évidence au résultat de mes recherches. Un homme dont le nom est connu de toute l'Europe savante, M. le docteur Edwards, à qui la science physiologique doit tant de découvertes ingénieuses, tant d'idées neuves et fécondes, avait conçu, il y a déjà long-temps, le plan d'une histoire naturelle des races humaines; et commençant par l'occident de l'Europe, il étudiait depuis plusieurs années la population de la France, de l'Angleterre et de l'Italie. Après de longs voyages et de nombreuses observations faites avec toute la rigueur de méthode qu'exigent les sciences physiques, avec toute la sagacité qui distingue particulièrement l'esprit de M. Edwards, le savant naturaliste est arrivé à des conséquences identiques à celles de cette histoire. Il a constaté dans les populations issues de sang gaulois deux types physiques différens l'un de l'autre, et l'un et l'autre bien distincts des caractères empreints aux familles étrangères; types qui se rapportent historiquement aux Galls et aux Kimris. Bien qu'il ait trouvé sur le territoire de l'ancienne Gaule les deux races généralement mélangées entre elles, (abstraction faite des autres familles qui s'y sont combinées çà et là,) il a néanmoins observé que chacune d'elles existait plus pure et plus nombreuse dans certaines provinces où l'histoire nous les montre en effet agglomérées et séparées l'une de l'autre.
Tel est d'une manière nécessairement sommaire et vague le résultat des investigations de M. Edwards; je dois à son ancienne amitié et à notre nouvelle et singulière confraternité scientifique d'en pouvoir faire ici pressentir la haute importance. Lui-même s'occupe en ce moment d'exposer avec détail, dans une Lettre qu'il me fait l'honneur de m'adresser, la nature, l'enchaînement, les conséquences de ses observations en ce qui regarde la famille gauloise particulièrement, et les races humaines en général: ce travail, qui nous intéresse à tant de titres, doit être publié sous peu de jours[105].
Note 105: Chez Sautelet et Cie., libraires, rue de Richelieu, n. 14.
Si véritablement, malgré toutes les diversités de temps, de lieux, de mélanges, les caractères physiques des races persévèrent et se conservent plus ou moins purs, suivant des lois que les sciences naturelles peuvent déterminer; si pareillement les caractères moraux de ces races, résistant aux plus violentes révolutions sociales, se laissent bien modifier, mais jamais effacer ni par la puissance des institutions, ni par le développement progressif de l'intelligence; si en un mot il existe une individualité permanente dans les grandes masses de l'espèce humaine, on conçoit quel rôle elle doit jouer dans les événemens de ce monde, quelle base nouvelle et solide son étude vient fournir aux travaux de l'archéologie, quelle immense carrière elle ouvre à la philosophie de l'histoire.
FIN DE L'INTRODUCTION.
HISTOIRE DES GAULOIS.
* * * * *
PREMIÈRE PARTIE.
* * * * *
CHAPITRE PREMIER.
DE LA RACE GAELIQUE. Son territoire; ses principales branches.—Ses conquêtes en Espagne; elles refoulent les nations ibériennes vers la Gaule où les Ligures s'établissent.—Ses conquêtes en Italie; empire ombrien, sa grandeur, sa décadence.—Commerce des peuples de l'Orient avec la Gaule; colonies phéniciennes.—Hercule tyrien.—Colonies rhodiennes.—Colonie phocéenne de Massalie, sa fondation, ses progrès rapides.—DE LA RACE KIMRIQUE. Situation de cette race en Orient et en Occident au septième siècle avant notre ère; elle est chassée des bords du Pont-Euxin par les nations scythiques.—Elle entre dans la Gaule, ses conquêtes.—Grandes émigrations des Galls et des Kimris en Illyrie et en Italie.—Situation respective des deux races.
Aussi loin qu'on puisse remonter dans l'histoire de l'Occident, on trouve la race des Galls occupant le territoire continental compris entre le Rhin, les Alpes, la Méditerranée, les Pyrénées et l'Océan, ainsi que les deux grandes îles situées au nord-ouest, à l'opposite des bouches du Rhin et de la Seine. De ces deux îles, la plus voisine du continent s'appelait Albin, c'est-à-dire l'Ile blanche[106]; l'autre portait le nom d'Er-in, l'Ile de l'ouest[107]. Enfin le territoire continental recevait spécialement la dénomination de Galltachd[108], qui signifiait Terre des Galls.
Note 106: Alb signifie à la fois élevé et blanc; inn, contracté de innis, île. Albion, insula, sic dicta ab albis rupibus quas mare alluit. Plin. l. XIV, c. 16.
Note 107: Eir, ou Jar, l'Occident.
Note 108: Gaeltachd, et plus correctement Gaidhealtachd, est encore aujourd'hui le nom du haut pays d'Écosse. De ce mot les Grecs firent Galatia, et de Galatia le nom générique Galatæ. Les Romains procédèrent à l'inverse; c'est du nom générique Galli qu'ils tirèrent la dénomination géographique Gallia.
Mais la Terre des Galls, ou la Gaule, n'était pas possédée en totalité par la race qui lui avait donné son nom. Un petit peuple, d'origine, de langue, de mœurs toutes différentes[109], le peuple aquitain, en habitait l'angle sud-ouest, formé par les Pyrénées occidentales et l'Océan, et circonscrit par le cours demi-circulaire de la Garonne. Ce peuple était un composé de bandes ibériennes ou espagnoles qui avaient passé les Pyrénées à des époques inconnues. Maîtresses d'un sol facile à défendre, elles s'y maintenaient entièrement indépendantes de la domination gallique.
Note 109: Strabon, l. IV, p. 176 et 189. Aquitani dans les écrivains latins; Άχουϊτανοί, chez les Grecs.
Les Galls, dans ces temps reculés, menaient la vie des peuples chasseurs et pasteurs; plusieurs de leurs tribus se teignaient le corps avec une substance bleuâtre, tirée des feuilles du pastel[110]; quelques-unes se tatouaient. Leurs armes offensives étaient des haches et des couteaux en pierre; des flèches garnies d'une pointe en silex ou en coquillage[111]; des massues, des épieux durcis au feu, qu'ils nommaient gais[112]; et d'autres appelés catéies qu'ils lançaient tout enflammés sur l'ennemi[113]. Leur armure défensive se bornait à un bouclier de planches, grossièrement jointes, de forme étroite et allongée. Ce fut le commerce étranger qui leur apporta les armes en métal, et l'art de les fabriquer eux-mêmes avec le cuivre et le fer de leurs mines. De petites barques d'osier, recouvertes d'un cuir de bœuf, composaient leur marine; et, sur ces frêles esquifs, ils affrontaient les parages les plus dangereux de l'Océan[114].
Note 110: Cæsar, Bell. gall. l. V, cap. 24.—Mel, l. III, c. 6.
—Plin. l. XXII, c. 2.—Herodian. l. III, p. 83.—Claudian. Bell. get.
Note 111: On trouve fréquemment de ces armes en pierre, soit dans les tombeaux, soit dans les cavernes qui paraissent avoir servi d'habitation à la race gallique. Les armes en métal ne les remplacèrent que petit à petit; et, après leur introduction, les Gaulois continuèrent encore long-temps à se servir des premières: aussi rencontre-t-on assez souvent les deux espèces réunies sous les mêmes tombelles.
Note 112: En latin gæsum; en grec Γαισόν et Γαισός. Le mot Gais
n'est plus usité aujourd'hui dans la langue gallique, mais un grand
nombre de dérivés lui ont survécu: tels sont gaisde, armé; gaisg
bravoure; gas, force, etc.
Note 113: Cateïa, jaculum fervefactum, clava ambusta. Virgil. Æn.
—Cæsar. Bell. gall. l. V, c. 43.—Ammian. Marcellin., l. XXXI.
—Isidor. Origin. l. XVIII, c. 7. En langue gallique gath-teth
(prononcez ga-tè) signifie dard brûlant. Armstr. Gael. dict.
Note 114: Solin. XXIII.—Fest Avien. Ora maritima.
La population gallique se divisait en familles ou tribus, formant entre elles plusieurs nations distinctes. Ces nations adoptaient généralement des noms tirés de la nature du pays qu'elles occupaient, ou empruntés à quelque particularité de leur état social; souvent elles se réunissaient à leur tour pour composer de grandes confédérations ou ligues.
Telles étaient la confédération des Celtes[115] ou tribus des bois, qui habitait les vastes forêts situées alors entre les Cévennes et l'Océan, la Garonne et le pied des monts Arvernes; celle des Armorikes[116] ou tribus maritimes, qui comprenait toutes les nations riveraines de l'Océan; la nation des Arvernes[117] ou hommes des hautes terres, qui possédait le plateau élevé que nous appelons encore aujourd'hui l'Auvergne; celle des Allobroges[118] ou hommes du haut pays, répandue sur le versant occidental des Alpes, entre l'Arve au nord, l'Isère au midi, et le Rhône au couchant; des Helvètes[119], qui tiraient leur nom des pâturages des Alpes où ils s'étaient établis; des Séquanes, qui devaient le leur à la rivière de Seine (Sequana[120]) dont ils avoisinaient la source, au couchant, tandis qu'au levant ils s'étendaient jusqu'au Jura; des Édues[121], dont les troupeaux de moutons et de chèvres parcouraient les vallées de la Saône et de la Haute-Loire; enfin des Bituriges, voisins occidentaux de la nation éduenne, ayant pour demeure l'espèce de presqu'île que forment, en se réunissant, la Loire, l'Allier et la Vienne.
Note 115: Coille, coillte; bois, forêt. V. l'introduction. Les tribus celtiques qui habitaient la montagne ajoutaient au nom collectif Celte le mot tor, qui signifie élevé: Celtorii, Κελτόριοι, Celtes d'en haut. Les historiens n'indiquent que très-vaguement la position de ces Celtes de la montagne; ils habitaient, disent-ils, entre les Pyrénées et les Alpes. Plutarch. in Camil., p. 135.
Note 116: Armhuirich et Armhoirik, voisin de la mer; (Lhuyd,
archæol. britann.) Armorici, Aremorici.
Note 117: Ar, all, haut: veran (Fearann), terre, contrée.
Arvernia, Alvernia, Auvergne.
Note 118: All, haut; brog, lieu habité, village.
Note 119: Elva (Ealbha) ou Selva, bétail: ait, èt, lieu, contrée. Elvétie ou Helvétie, contrée des troupeaux.
Note 120: Seach, qui tourne, qui dévie, sinueux: an, eau, rivière, contracté de avainn.—Σηκόανος, ποταμός, άφ΄ οϋ τό ίθνικόν Σηκόανοι. Artemidor. ap. Stephan. Bysant. V. Σηκόανος. Les Séquanes furent repoussés plus tard au-delà des Vosges et de la Saône.
Note 121: En latin Hedui, et plus communément Aedui. Ædh, mouton; Ed, troupeau de petit bétail.
ANNEES 1600 à 1500 avant J.-C.
Les Celtes et les Aquitains, qui n'étaient séparés que par la Garonne, se livrèrent sans doute plus d'une guerre; sans doute aussi une de ces guerres donna occasion à quelque bande celtique de franchir les passages occidentaux des Pyrénées et de pénétrer dans l'intérieur de l'Espagne, où d'autres bandes la suivirent. Le flot de cette première invasion se dirigea vers le nord et le centre de la péninsule, entre l'Èbre et la chaîne des monts Idubèdes; mais la population ibérienne ne se laissa pas aisément subjuguer. Une lutte longue et terrible eut lieu, sur le territoire envahi, entre la race indigène et la race conquérante. Toutes deux, à la fin, affaiblies et fatiguées, se rapprochèrent, et de leur mélange, disent les historiens, sortit la nation Celt-ibérienne, mixte de nom, comme d'origine[122].
Note 122: Οϋτοι γάρ τό παλαιόν περί τής χώρας άλλήλοις διαπολεμήσαντες, οϊ τε Ϊβηρες καί οί Κελτοί, καί μετά ταύτα διαλυθέντες καί τήν χώραν κοινή κατοικήσαντες, έτι δ' έπιγαμίας πρός άλλήλους συνθέμενοι, διά τήν έπιμιξίαν λέγονται ταύτης τυχεϊν τής προσηγορίας. Diodor. Sicul., l. V, p. 309.—App. Bell. hisp., p. 256.
Profugique à gente vetustâ
Gallorum, Celtæ miscentes nomen Iberis.
Lucan., Pharsal. l. IV, v. 9.
La route une fois tracée, de nombreuses émigrations galliques s'y portèrent successivement, et, se poussant l'une l'autre, finirent par occuper toute la côte occidentale depuis le golfe d'Aquitaine, jusqu'au détroit qui sépare la presqu'île du continent africain. Tantôt la population indigène se retirait devant ce torrent; tantôt, après une résistance plus ou moins prolongée, elle suivait l'exemple des Celtibères, faisait la paix, et se mélangeait. Des Celtes allèrent s'établir dans l'angle sud-ouest de cette côte qu'ils trouvèrent abandonné, et sous leur nom national (Celtici) ils formèrent un petit peuple qui eut pour frontières, au sud et à l'ouest l'océan, à l'orient le fleuve Anas, aujourd'hui la Guadiana[123]. D'autres Galls, dont la nation n'est pas connue, s'emparèrent de l'angle nord-ouest; et le nom actuel du pays (la Galice) rappelle encore leur conquête[124]. La contrée intermédiaire conserva une partie de sa population qui, mélangée avec les vainqueurs, produisit la nation des Lusitains[125], non moins célèbres que les Celtibères dans l'ancienne histoire de l'Ibérie.
Note 123: Herodot. l. II, p. 118; l. IV, p. 303, édit. Amst. 1763.
—Polyb. ap. Strab., l. III.—Varro ap. Plin., l. III, c. 3.
Note 124: Gallœcia, Callaicia. Ils étaient divisés en quatre
tribus: Artabri, Nerii, Præsamarcæ, Tamarici. Plin. l. IV, c. 34-35.
—Pompon. Mel., l. III, c. I.—Strab., l. c.
Note 125: Plin., l. c.—Strab. ibid.—Pompon. Mel., l. III,
c. I et seq.: Consultez l'excellent ouvrage de M. Guillaume de
Humboldt, Pruefung der Untersuchungen ueber die Urbewohner
Hispaniens… Berlin, 1821.
Par suite de ces conquêtes, la race gallique se trouva répandue sur plus de la moitié de la péninsule espagnole. La limite du territoire qu'elle occupait, mixte ou pure, pourrait être représentée par une ligne qui partirait des frontières de la Gallice, longerait l'Èbre jusqu'au milieu de son cours, suivrait ensuite la chaîne des monts Idubèdes pour se terminer à la Guadiana, comprenant ainsi tout l'ouest et une grande partie de la contrée centrale.
Mais les victoires des Galls au midi des Pyrénées eurent, pour leur patrie, un contre-coup funeste. Tandis qu'ils se pressaient dans l'occident et le centre de l'Espagne, les nations ibériennes, déplacées et refoulées sur la côte de l'est, forcèrent les passages orientaux de ces montagnes. La nation des Sicanes, la première, pénétra dans la Gaule, qu'elle ne fit que traverser, et entra en Italie par le littoral de la Méditerranée[126]. Sur ses traces arrivèrent ensuite les Ligors[127] ou Ligures, peuple originaire de la chaîne de montagnes au pied de laquelle coule la Guadiana[128]; et chassé de son pays par les Celtes conquérans[129]. Trouvant la côte déblayée par les Sicanes, les Ligures s'en emparèrent, et étendirent leurs établissemens tout le long de la mer, depuis les Pyrénées jusqu'à l'embouchure de l'Arno, bordant ainsi, par une zone demi-circulaire, le golfe qui dès lors porta leur nom. Dans les temps postérieurs, lorsqu'ils se furent multipliés, leurs possessions en Gaule comprirent toute la côte à l'occident du Rhône, jusqu'à la ligne des Cévennes[130]; et à l'orient de ce fleuve, tout le pays situé entre l'Isère, les Alpes, le Var et la mer[131]. Mais il resta parmi eux, à l'est du Rhône, principalement, quelques tribus galliques, dont nous aurons plus d'une fois l'occasion de parler dans la suite de cet ouvrage.
Note 126: Σικκνοί άπό τοΰ Σικανοΰ ποταμοΰ τοΰ έν Ίβηρία ύπό Ατγύων κναστάντες…. Thucyd., l. VI, c. 2.—Servius, ad Æneid., l. VI. —Ephor. ap. Strab., l. VI.—Philist. ap. Diodor. Sic., l. V.
Note 127: Ligor, Iligor, haute cité. (Humboldt, p. 5-6.) De ce mot
les Romains tirent Ligures et les Grecs Lygies.
Note 128: Αιγυστινή, πόλις Αιγύων τής δυστικής Ϊβηρίας έγγύς καί
τής Ταρτησσού πλησίον. Steph. Bysant.
Note 129:
………………Celtarum manu
Crebrisque dudùm præliis………
Ligures…. pulsi, ut sæpè fors aliquos agit,
Venêre in ista quæ per horrenteis tenent
Plerùmque dumos……………………
Fest. Avien. V. 132 et seq.
Note 130: C'est ce que les géographes anciens appelaient l'Ibéro-Ligurie, à cause du voisinage de l'Espagne.
Note 131: C'était la Celto-Ligurie.
ANNEES 1400 à 1000. avant J.-C.
L'irruption des peuples ibériens avait révélé aux Galls l'existence de l'Italie; ce fut de ce côté qu'ils se dirigèrent, lorsque la surabondance de population, ou toute autre cause les détermina à entreprendre de nouvelles migrations. Une horde nombreuse, composée d'hommes, de femmes, et d'enfans de toute tribu, s'organisa sous le nom collectif d'Ambra[132] (les vaillans ou les nobles), franchit les Alpes, et se précipita sur l'Italie.
Note 132: Plus correctement Amhra. De ce mot les Latins ont fait
Ambro, Ambronis, plur. Ambrones; et Umber, bri: les Grecs, Άμβρών,
Όμβρος, Όμβριος, Όμβρικός.
L'Italie subalpine[133] présente à l'œil un vaste bassin que les Alpes bornent au nord, la mer supérieure[134] au levant, et du nord-ouest au sud-est, la chaîne des Apennins. D'occident en orient, cette plaine immense est traversée par le Pô, appelé aussi Éridan, qui, prenant sa source au mont Viso (Vesulus), se jette dans la mer supérieure, dont il couvre la plage d'eaux stagnantes. Ce roi des fleuves italiens[135], dans son cours de cent vingt-cinq lieues, reçoit presque toutes les rivières que versent d'un côté les Alpes occidentales, pennines et rhétiennes, de l'autre, les Alpes maritimes et l'Apennin; sur sa rive gauche, la Doria (Duria), le Tésin (Ticinus), l'Adda (Addua), l'Oglio (Ollius), le Mincio (Mincius); sur sa rive droite, le Tanaro (Tanarus) sorti des Alpes maritimes, la Trébia et le Réno (Rhenus) sortis tous deux des Apennins[136]. Au nord du Pô, l'Adige (Athesis), fleuve moins considérable que celui-ci, mais pourtant rapide et profond, descend des Alpes rhétiennes pour aller se perdre aussi dans les lagunes de la côte[137].
Note 133: Italia subalpina, circumpadana, ΫὙπαλπία.
Note 134: Mare Superum. Elle reçut le nom d'Adriatique après la fondation d'Adria, ou Hatria, par les Étrusques. Celle qui baigne la côte occidentale de l'Italie s'appelait mer Inférieure, mare Inferum.
Note 135: Fluviorum rex Eridanus……. Virgil. Georg. I.
Note 136: Du temps de Pline, les affluens du Pô étaient au nombre de trente (l. III, c. 16.—Solin., c. 8.—Martian. Capell., l. VI.); on en compte aujourd'hui plus de quarante.
Note 137: Polyb. l. II, p. 103 et seq.—Strab., l. II et V.
La contrée circumpadane était célèbre chez les anciens, non moins par sa fertilité que par sa beauté; et plusieurs écrivains n'hésitent pas à la placer au-dessus du reste de l'Italie[138]. Dès les temps les plus reculés, on vantait ses pâturages[139], ses vignes, ses champs d'orge et de millet[140], ses bois de peupliers et d'érables[141] ses forêts de chênes où s'engraissaient de nombreux troupeaux de porcs, nourriture principale des peuplades italiques[142]. Elle était alors en presque totalité au pouvoir des Sicules, nation qui se prétendait Autochthone, c'est-à-dire née de la terre même qu'elle habitait[143]. Les Vénètes, petit peuple illyrien ou slave[144], s'y étaient conquis une place, à l'orient, entre l'Adige, le Pô et la mer. Au couchant, l'Apennin séparait les Sicules des Ligures, établis, comme nous venons de le dire, le long du golfe auquel ils avaient donné leur nom, jusqu'à l'embouchure de l'Arno.
Note 138: Polyb., l. II, p. 103.—Plutarch. in Mario, p. 411.—Tacit. hist. II, c. 171.
Note 139: Plutarch. in Camil. p. 135.
Note 140: Polyb. l. II, p. 103 et seq.
Note 141: Plin. l. XVI, c. 15; l. XVII, c. 23.—Dionys. perieget.
V. 292.—Marcian. Heracl. peripl.—Ovid. Metam. l. II.
Note 142: Polyb. l. II; l. C.
Note 143: Dionys. Halic. l. I, c. 9; l. II, c. 1.—Plin. 1. III, c. 4.
Note 144: Herodot. l. I-V.
Ce ne fut pas sans avoir long-temps résisté que les Sicules abandonnèrent à la horde gallique leur terre natale; les combats qu'ils soutinrent contre elle sont mentionnés par les anciens historiens, comme les plus sanglans dont l'Italie eût été jusqu'alors le théâtre[145]. Vaincus enfin, ils se retirèrent au midi de la péninsule[146], d'où ils passèrent dans la grande île qui prit d'eux le nom de Sicile. Cet événement, qui livrait à la race gallique toute la vallée du Pô, eut lieu vers l'an 1364 avant notre ère[147]. Les vainqueurs ne s'arrêtèrent pas là; ils poussèrent leurs conquêtes jusqu'à l'embouchure du Tibre; ce fleuve, la Néra (Nar), et le Trento (Truentus), devinrent la frontière méridionale de leur empire qui, s'étendant de là aux Alpes, embrassa plus de la moitié de l'Italie[148].
Note 145: Dionys. Halic. l. I, c. 16.
Note 146: Dionys. Halic. ibid.—Plin. 1. III, c. 4.
Note 147: Philist. ap. Dionys. Halic. l. C.—Fréret, t. IV, p. 300,
Œuvres complètes. Paris, 1796.
Note 148: Dionys. 1. I, 20-28.—Plin. 1. III, 14-15.—Cf. Cluver.
Ital. antiq. l. II, c. 4.
Possesseurs paisibles de ce grand territoire, les Ambra ou Ombres (nom sous lequel ils sont plus connus dans l'histoire) s'y organisèrent suivant les usages des nations galliques. Ils le partagèrent en trois régions ou provinces, déterminées par la nature du pays. La première, sous le nom d'Is-Ombrie[149] ou de Basse-Ombrie, comprit les plaines circumpadanes; la seconde, appelée Oll-Ombrie[150] ou Haute-Ombrie renferma les deux versans de l'Apennin et le littoral montueux de la mer supérieure; la côte de la mer inférieure, entre l'Arno et le Tibre, forma la troisième, et reçut la dénomination de Vil-Ombrie[151], ou d'Ombrie maritime. Dans ces circonstances, les Ombres prirent un accroissement considérable de population[152]; ils comptèrent, dans les haute et basse provinces seulement trois cent cinquante-huit grands bourgs que les historiens décorent du titre de villes[153]; leur influence s'étendit en outre sur toutes les nations italiques jusqu'à l'extrémité de la presqu'île.
Note 149: Is, ios, bas, inférieur. Ίσομβρία, Ϊσομβροι et Ϊσομβρες;
en latin, Insubria, Insubres.
Note 150: Olombria, Olombri, Όλομβρία, Όλομβροι. Ptolem.—Oll,
all, haut, élevé: Armstrong's gaelic diction.
Note 151: Vilombria, Ούιλομβρία Ptolem.—Bil, vil, bord,
rivage. Armstrong's gaelic diction.
Note 152: Ήν τοϋτο τό έθνος έν τοϊς πάνυ μέγα. Dionys. Halic. l. I,
c. 16.
Note 153: Trecenta eorum oppida Tusci debellasse reperiuntur. Plin.
l. III. c. 14—Il restait encore dans la Haute-Ombrie du temps de
Pline quarante-six villes; douze avaient péri.
ANNEES 1000 à 600. avant J.-C.
Mais, dans le cours du onzième siècle, un peuple nouvellement émigré du nord de la Grèce entra en Italie par les Alpes illyriennes, traversa l'Isombrie comme un torrent, franchit l'Apennin, et envahit l'Ombrie maritime[154]; c'était le peuple des Rasènes[155] si célèbres dans l'histoire sous le nom d'Étrusques. Bien supérieurs en civilisation aux races de la Gaule et de l'Italie, les Étrusques connaissaient l'art de construire des forteresses et de ceindre leurs places d'habitation, de murailles élevées et solides, art nouveau pour l'Italie où toute l'industrie se bornait alors à rassembler au hasard de grossières cabanes sans plan et sans moyens de défense[156]. Une chose distinguait encore ce peuple des sauvages tribus ombriennes, c'est qu'il ne détruisait ou ne chassait point la population subjuguée; organisé, dans son sein, en caste de propriétaires armés, il la laissait vivre attachée à la glèbe du champ dont il l'avait dépouillée. Tel fut le sort des Ombres dans la partie de leur territoire située entre le cours du Tibre, l'Arno et la mer inférieure. Là disparurent rapidement les traces de la domination gallique. Aux villages ouverts et aux cabanes de chaume, succédèrent douze grandes villes fortifiées, habitation des conquérans et chefs-lieux d'autant de divisions politiques qu'unissait un lien fédéral[157]. Le pays prit le nom des vainqueurs et fut appelé dès lors Étrurie.
Note 154: Priùs, cis Apenninum ad inferum mare…
Tit. Liv. l. V, c. 99.
Note 155: Ce peuple ne reconnaissait pour son nom national que celui de Rhasena, en ajoutant l'article, Ta-Rhasena, d'où les Grecs, probablement, ont fait Tyrseni et Tyrrheni. On ignore d'où dérivait celui d'Étrusques que les Latins lui donnaient.
Note 156: Tzetzes ad Lycophron. Alexandr. 717.—Rutil. itinerar. I.
Note 157: Strabon. l. V.—Servius ad Virgil. Æneid. II, VIII et X.
—Cf. Cluver. Ital. antiq. t. I, p. 344 et seq.
Une fois constitués, les Étrusques poursuivirent avec ordre et persévérance l'expropriation de la race ombrienne; ils attaquèrent l'Ombrie circumpadane qui, successivement, et pièce à pièce, passa sous leur domination. Les douze cités étrusques se partagèrent par portions égales cette seconde conquête; chacune d'elles eut son lot dans les trois cents villages que les Galls y avaient habités[158]; chacune d'elles y construisit une place de commerce et de guerre qu'elle peupla de ses citoyens[159]; ce fut là la nouvelle Étrurie[160]. Mais les Isombres ne se résignèrent pas tous à la servitude. Un grand nombre repassèrent dans la Gaule où ils trouvèrent place, soit parmi les Helvètes[161], soit parmi les tribus éduennés, sur les bords de la Saône[162]. Plusieurs se réfugièrent dans les vallées des Alpes parmi les nations liguriennes qui commençaient à s'étendre sur le versant occidental de ces montagnes, et vécurent au milieu d'elles sans se confondre, sans jamais perdre ni le souvenir de leur nation ni le nom de leurs pères. Bien des siècles après, le voyageur pouvait distinguer encore des autres populations alpines la race de ces exilés de l'Isombrie[163]. Même dans la contrée circumpadane, l'indépendance et le nom isombrien ne périrent pas totalement. Quelques tribus concentrées entre le Tésin et l'Adda, autour des lacs qui baignent le pied des Alpes pennines[164], résistèrent à tous les efforts des Étrusques, qu'ils troublèrent long-temps dans la jouissance de leur conquête. Désespérant de les dompter, ceux-ci, pour les contenir du moins, construisirent près de leur frontière la ville de Melpum, une des plus fortes places de toute la nouvelle Étrurie[165].
Note 158: Trecenta oppida Tusci debellasse reperiuntur. Plin. l. III, c. 14.—Strab. l. V.
Note 159: Trans Apenninum totidem quot capita originis erant coloniis missis….. usque ad Alpes tenuêre. Tit. Liv. l. V, c. 23. —Δώδεκα πόλεων….. Diodor. Sicul. l. XIV, p. 321.
Note 160: Etruria nova. Serv. Virg. Æn. XV, V. 202.
Note 161: Ils y furent connus sous le nom d'Ambres; Ambro, Ambronis; d'où nous avons fait Ambrons. Plutarch. in Mario. Voyez ci-après, IIème partie, le récit de l'invasion des Cimbres.
Note 162: Ils continuèrent à porter le nom d'Isombres, en latin, Insubres. Insubres, pagus Æduorum; Tit. Liv. l. V, c. 23.—Les Umbranici, qui habitaient un peu plus bas, sur la rive droite du Rhône, étaient probablement une de ces peuplades émigrées de l'Ombrie.
Note 163: Insubrium exules. Plin. l. III, c. 17-20.—Ils portaient vulgairement le nom collectif de Ligures. Caturiges Insubrium exules, undè orti Vagieni Ligures. Plin. l. c.—Plutarch. in Mario.—Mais ils ne reconnaissaient point d'autre nom national que celui d'Ambre (Ambro). Plutarch. ibid.—Voyez le récit de l'invasion des Cimbres, 2ème partie de cet ouvrage.
Note 164: Tit. Liv. l. V, c. 23.
Note 165: Plin. l. III, c. 17.
La nation ombrienne était réduite au canton montagneux qui s'étendait entre la rive gauche du Tibre et la mer supérieure, et comprenait l'Ollombrie avec une faible partie de la Vilombrie; les Étrusques vinrent encore l'y forcer, tandis que les peuples italiques, profitant de sa détresse, envahissaient sa frontière méridionale jusqu'au fleuve Æsis. Épuisée, elle demanda la paix et l'obtint. Avec le temps même, elle finit par s'allier intimement à ses anciens ennemis; elle adopta la civilisation, la religion, la langue, la fortune politique de l'Étrurie, volontairement toutefois et sans renoncer à son indépendance[166]: mais dès lors elle ne fut plus qu'une nation italienne, et pour nous son histoire finit là. Cependant cette culture étrangère n'effaça pas complètement son caractère originel. L'habitant des montagnes ombriennes se distingua toujours des autres peuples de l'Italie par des qualités et des défauts attribués généralement à la race gallique: sa bravoure était brillante, impétueuse, mais on lui reprochait de manquer de persévérance; il était irascible, querelleur, amoureux des combats singuliers; et cette passion avait même fait naître chez lui l'institution du duel judiciaire[167]. Quelques axiomes politiques des Ombres, parvenus jusqu'à nous, révèlent une morale forte et virile. «Ils pensent, dit un ancien écrivain, Nicolas de Damas, qui paraît avoir étudié particulièrement leurs mœurs, ils pensent qu'il est honteux de vivre subjugués; et que dans toute guerre, il n'y a que deux chances pour l'homme de cœur, vaincre ou périr[168].» Malgré l'adoption des usages étrusques, il se conserva dans les dernières classes de ce peuple quelque chose de l'ancien costume et de l'ancienne armure nationale; le gais, porté double, un dans chaque main, à la manière des Galls, fut toujours l'arme favorite du paysan de l'Ombrie[169].
Note 166: Hist. rom. passim.—Tab. Eugub. Cf. Micali et Lanzi.
Note 167: Όμβρικοί, όταν πρός άλλήλους έχωσιν άμφησβήτησιν, καθοπλισθέντες ώς έν πολέμω, μάχονται, καί δοκοϋσι δικαιότερα λέγειν οί τούς έναντίους άποσφάξαντες. Nic. Damasc. ap. Stob. serm. XIII.
Note 168: Αΐσχιστον ήγοϋνται ήττημένοι ζήν· άλλ' άναγκαίον ή νικάν ή άποθνήσκειν. Nic. Damasc. ap. Stob. serm. cit.
Note 169: Pastorali habitu, binis gaesis armati..Tit. Liv. IX dec. I.
ANNEES 1200 à 900. avant J.-C.
Tandis que la race gallique, au midi des Alpes, éprouvait ces alternatives de fortune, au nord des Alpes, quelques germes de civilisation apportés par le commerce étranger commençaient à se développer dans son sein. Ce fut, selon toute apparence, durant le treizième siècle que des navigateurs venus de l'Orient abordèrent pour la première fois la côte méridionale de la Gaule; attirés par les avantages que le pays leur présentait, ils y revinrent, et y bâtirent des comptoirs. Les Pyrénées, les Cévennes, les Alpes, recelaient alors à fleur de terre des mines d'or et d'argent; les montagnes de l'intérieur, d'abondantes mines de fer[170]; la côte de la Méditerranée fournissait un grenat fin qu'on suppose avoir été l'escarboucle[171]; et les indigènes ligures ou gaulois péchaient autour des îles appelées aujourd'hui îles d'Hières du corail dont ils ornaient leurs armes[172] et que sa beauté fit rechercher des marchands de l'Orient. En échange de ces richesses, ceux-ci importaient les articles ordinaires de leur traite: du verre, des tissus de laine, des métaux ouvrés, des instrumens de travail, surtout des armes[173].
Note 170: Posidon. ap. Athenæ. l. VI, c. 4.—Strab. l. III, p. 146; l. IV, p. 190.—Aristot. Mirab. ausc. p. 1115.
Note 171: Theophrast. Lapid. p. 393-396.—Lugd. Bat. 1613.
Note 172: Curalium laudatissimum circà Stæchades insulas… Galli gladios adornabant eo. Plin. l. XXXII, c. 2.
Note 173: Homer. Iliad. VI, 29; Odyss. XV, 424.—Ezechiel, c. 27. Cf. Heeren: Ideen ueber die Politik, den Verkehr und den Handel der vornehmsten Voelker der alten Welt.
Tout fait présumer que ce commerce entre l'Asie et la Gaule dut son origine aux Phéniciens, qui, dès le onzième siècle, entourant d'une ligne immense de colonies et de comptoirs tout le bassin occidental de la Méditerranée, depuis Malte jusqu'au détroit de Calpé, s'en étaient arrogé la possession exclusive. A l'égard de la Gaule, ils ne se bornèrent pas à la traite de littoral; l'existence de leurs médailles dans des lieux éloignés de la mer, la nature de leur établissement surtout témoignent qu'ils colonisèrent assez avant l'intérieur. L'exploitation des mines les attirait principalement dans le voisinage des Pyrénées, des Cévennes et des Alpes. Ils construisirent même, pour le service de cette exploitation, une route qui faisait communiquer la Gaule avec l'Espagne et avec l'Italie, où ils possédaient également des mines et des comptoirs. Cette route passait par les Pyrénées orientales, longeait le littoral de la Méditerranée gauloise, et traversait ensuite les Alpes par le col de Tende; ouvrage prodigieux par sa grandeur et par la solidité de sa construction, et qui plus tard servit de fondement aux voies massaliotes et romaines[174]. Lorsque ces intrépides navigateurs eurent découvert l'Océan atlantique, ils nouèrent aussi des relations de commerce avec la côte occidentale de la Gaule; surtout avec Albion et les îles voisines où ils trouvaient à bas prix de l'étain[175] et une espèce de murex, propre à la teinture noire[176].
Note 174: Polybe (l. II) nous apprend que cette route existait avant la seconde guerre punique, et que les Massaliotes y posèrent des bornes militaires à l'usage des armées romaines qui se rendaient en Espagne. Elle n'était point l'ouvrage des Massaliotes, qui, à cette époque, n'étaient encore ni riches ni puissans dans le pays, et qui d'ailleurs ne le furent jamais assez pour une entreprise aussi colossale. (V. ci-après, part. II, c. I). Les Romains remirent cette route à neuf, et en firent les deux voies Aurelia et Domitia.
Note 175: Le commerce de l'étain fit donner à ces îles le nom de Cassiterides (cassiteros, étain).
Note 176: Amati de restitutione purpurarum. Cons. Heeren, ouv. cité.
Une antique tradition passée d'Asie en Grèce et en Italie, où n'étant plus comprise elle se défigura, parlait de voyages accomplis dans tout l'Occident par le dieu tyrien, Hercule; et d'un premier âge de civilisation, que les travaux du dieu avaient fait luire sur la Gaule. La Gaule, de son côté, conservait une tradition non moins ancienne et qui n'était pas sans rapport avec celle-là. Le souvenir vague d'un état meilleur amené par les bienfaits d'étrangers puissans, de conquérans d'une race divine, se perpétuait de génération en génération parmi les peuples galliques; et lorsqu'ils entrèrent en relation avec les Grecs et les Romains, frappés de la coïncidence des deux traditions, ils adoptèrent tous les récits que ceux-ci leur débitèrent sur Hercule[177].
Note 177: Incolæ id magis omnibus adseverant quod etiam nos legimus in monumentis eorum incisum, Herculem……. Ammian. Marcell. l. XV, c. 9.
Quiconque réfléchit à l'amour de l'antiquité orientale pour les symboles, cesse de voir dans l'Hercule phénicien un personnage purement fabuleux, ou une pure abstraction poétique. Le dieu né à Tyr le jour même de sa fondation, protecteur inséparable de cette ville où sa statue est enchaînée dans les temps de périls publics; voyageur intrépide, posant et reculant tour à tour les bornes du monde; fondateur de villes tyriennes, conquérant de pays subjugués par les armes tyriennes; un tel dieu n'est autre en réalité que le peuple qui exécuta ces grandes choses; c'est le génie tyrien personnifié et déifié. Tel les faits nous montrent le peuple, tel la fiction dépeint le héros; et l'on pourrait lire dans la légende de la Divinité l'histoire de ses adorateurs. Le détail des courses d'Hercule en Gaule confirme pleinement ce fait général; et l'on y suit, en quelque sorte pas à pas, la marche, les luttes, le triomphe, puis la décadence de la colonie dont il est le symbole évident.
C'est à l'embouchure du Rhône que la tradition orientale fait arriver d'abord Hercule; c'est près de là qu'elle lui fait soutenir un premier et terrible combat. Assailli à l'improviste par Albion et Ligur[178], enfans de Neptune, il a bientôt épuisé ses flèches, et va succomber, lorsque Jupiter envoie du ciel une pluie de pierres; Hercule les ramasse, et, avec leur aide, parvient à repousser ses ennemis[179]. Le fruit de cette victoire est la fondation de la ville de Nemausus (Nîmes), à laquelle un de ses compagnons ou de ses enfans donne son nom[180]. Il serait difficile de ne pas reconnaître sous ces détails mythologiques le récit d'un combat livré par des montagnards de la côte aux colons phéniciens, dans les champs de la Crau[181], sur la rive gauche du Rhône non loin de son embouchure; combat dans lequel les cailloux, qui s'y trouvent accumulés en si prodigieuse quantité, auraient servi de munitions aux frondeurs phéniciens.
Note 178: Albion, Mela, l. II, c. 5.—Άλεβίων, Apollod. de Diis, l. II.—Tzetzes in Lycophr. Alexandr.—Alb, comme nous l'avons déjà dit, signifie montagne en langue gallique. Une tribu montagnarde de cette côte portait le nom d'Albici (Cæsar, Bell. civil. I) ou d'βίοικοι (Strab. l. IV).
Note 179: Æschyl. Prometh. solut. ap. Strab. l. IV, p. 183.—Mela. l.
II, c. 5.—Tzetzes, l. c.—Eustath. ad Dionys. perieg.
Note 180: Stephan. Bysant. Vº Νεμαυσός.
Note 181: C'est le nom que porte aujourd'hui une plaine immense, couverte de cailloux, située près du Rhône, entre la ville d'Arles et la mer.—Crau dérive du mot gallique craig, qui signifie pierre.
Vainqueur de ses redoutables ennemis, le dieu appelle autour de lui les peuplades indigènes éparses dans les bois; hommes de toute tribu, de toute nation, de toute race, accourent à l'envi pour participer à ses bienfaits[182]. Ces bienfaits sont l'enseignement des premiers arts et l'adoucissement des mœurs. Lui-même il leur construit des villes, il leur apprend à labourer la terre; par son influence toute-puissante, les immolations d'étrangers sont abolies; les lois deviennent moins inhospitalières et plus sages[183]; enfin les tyrannies, c'est-à-dire l'autorité absolue des chefs de tribu et des chefs militaires, sont détruites et font place à des gouvernemens aristocratiques[184], constitution favorite du peuple phénicien. Tel est le caractère constant des conquêtes de l'Hercule tyrien en Gaule, comme dans tout l'Occident.
Note 182: Diodor. Sicul. l. IV, p. 226.
Note 183: Κατέλυσε τάς συνήθεις παρανομίας καί ξενοκτονίας. Diod.
Sicul. ubi suprà.—Καθιστάς σωφρονικά πολιτεύματα. Dionys. Halic. l.
I, c. 41.
Note 184: Παρέδωκε τάν βασιλείαν τοϊς άρίστοις τών έγχωρίων. Diodor.
Sicul. l. IV, p. 226.—Άριστοκρατίας…. Dionys. Halic. l. I, c. 41.
Si nous continuons à suivre sa marche, nous le voyons, après avoir civilisé le midi de la Gaule, s'avancer dans l'intérieur par les vallées du Rhône et de la Saône. Mais un nouvel ennemi l'arrête, c'est Tauriske[185], montagnard farouche et avide qui ravage la plaine, désole les routes et détruit tout le fruit des travaux bienfaisans du dieu; Hercule court l'attaquer dans son repaire et le tue. Il pose alors sans obstacle les fondemens de la ville d'Alésia sur le territoire éduen. Ainsi, quelque part qu'Hercule mette le pied, il trouve des amis et des ennemis; des amis parmi les tribus de la plaine, des ennemis dans les montagnes où la barbarie et l'indépendance sauvage se retranchent et lui résistent.
Note 185: Tauriscus. Ammian. Marcell. l. XV, c. 9.—Caton, cité par Pline (l. III, c. 20.), place dans les Alpes une grande confédération de peuples tauriskes.—Tor, hauteur, sommet.
«Alésia, disent les récits traditionnels, fut construite grande et magnifique; elle devint le foyer et la ville-mère de toute la Gaule[186].» Hercule l'habita, et, par ses mariages avec des filles de rois, la dota d'une génération forte et puissante. Cependant lorsqu'il eut quitté la Gaule pour passer en Italie, Alésia déchut rapidement; les sauvages des contrées voisines s'étant mêlés à ses habitans, tout rentra peu à peu dans la barbarie[187]. Avant son départ, continuent les mythologues, Hercule voulut laisser de sa gloire un monument impérissable. «Les dieux le contemplèrent fendant les nuages et brisant les cîmes glacées des Alpes[188].» La route dont on lui attribue ici la construction, et à laquelle son nom fut attaché, est celle-là même que nous mentionnions tout à l'heure comme un ouvrage des Phéniciens, et qui conduisait de la côte gauloise en Italie, par le Col de Tende.
Note 186: Έκτισε πόλιν εύμεγέθη Άλησίαν. άπάσης τής Κελτικής έστίαν
καί μητρόπολιν. Diodor. Sic. l. IV, p. 226.
Note 187: Jldtzou; Πάντας τούς κατοικοϋντας έκβαρβαρωθήναι συνέβη
Diodor. Sic. l. IV, p. 226.
Note 188: Scindentem nubes, frangentemque ardua montis Spectârunt
Superi. . . . . . . . Sil. Ital. l. III. Virgil. Æneid. l. VI.
—Diodor. Sicul. l. IV, p. 226.—Dionys. Halic. l. I, c. 41.—Ammian.
Marcell. l. XV, c. 9.
ANNEES 900 à 600. avant J.-C.
Au déclin de l'empire phénicien, ses colonies maritimes en Gaule tombèrent entre les mains des Rhodiens, puissans à leur tour sur la Méditerranée; ses colonies intérieures disparurent. Les Rhodiens construisirent quelques villes, entre autres Rhoda ou Rhodanousia[189], près des bouches libyques du Rhône; mais leur domination fut de courte durée. Leurs établissemens étaient presque déserts et le commerce entre l'Orient et la Gaule presque tombé, quand les Phocéens arrivèrent.
Note 189: Plin. l. III, c. 4.—Hieronym. Comment. epist. ad Galat. l.
II, c. 3.—Isodor. Origin. l. XIII, c. 21. Voyez ci-après, part.
II, c. I.
ANNEES 600 à 587. avant J.-C.
Ce fut l'an 600 avant Jésus-Christ que le premier vaisseau phocéen jeta l'ancre sur la côte gauloise, à l'est du Rhône; il était conduit par un marchand nommé Euxène[190], occupé d'un voyage de découvertes. Le golfe où il aborda dépendait du territoire des Ségobriges, une des tribus galliques de la population ligurienne. Le chef ou roi des Ségobriges, que les historiens appellent Nann, accueillit avec amitié ces étrangers, et les emmena dans sa maison, où un grand repas était préparé; car ce jour-là il mariait sa fille[191]. Mêlés parmi les prétendans Galls et Ligures, les Grecs prirent place au festin, qui se composait, selon l'usage, de venaison et d'herbes cuites[192].
Note 190: Aristot. apud Athenæum, l. XIII, c. 5.
Note 191: Aristot. loco citat.—Justin, l. XLIII, c. 3.
Note 192: Diodor. Sicul. l. IV.
La jeune fille, nommée Gyptis, suivant les uns, et Petta, suivant les autres[193], ne parut point pendant le repas. La coutume ibérienne[194], conservée chez les Ligures et adoptée par les Ségobriges, voulait qu'elle ne se montrât qu'à la fin portant à la main un vase rempli de quelque boisson[195], et celui à qui elle présenterait à boire devait être réputé l'époux de son choix. Au moment où le festin s'achevait, elle entra donc, et, soit hasard, soit toute autre cause[196], dit un ancien narrateur, elle s'arrêta en face d'Euxène, et lui tendit la coupe. Ce choix imprévu frappa de surprise tous les convives. Nann, croyant y reconnaître une inspiration supérieure et un ordre de ses dieux[197], appela le Phocéen son gendre, et lui concéda pour dot le golfe où il avait pris terre. Euxène voulut substituer au nom que sa femme avait porté jusqu'alors un nom tiré de sa langue maternelle; par une double allusion au sien et à leur commune histoire, il la nomma Aristoxène, c'est-à-dire la meilleure des hôtesses.
Note 193: Gyptis. Justin. l. c.—Πέττα. Arist. ap. Athenæ. Ubi suprà.
Note 194: Elle subsiste encore aujourd'hui dans plusieurs cantons du pays basque, en France et en Espagne.
Note 195: Justin dit que cette boisson était de l'eau: Virgo cùm juberetur….. aquam porrigere (l. XLIII, c. 3.); Aristote, que c'était du vin mêlé d'eau: Φιάλην κεκραμένην (ap. Athen. l. c). Ce vin, si c'était du vin, provenait du commerce étranger, car la vigne n'était pas encore introduite en Gaule.
Note 196: Είτε άπό τύχης, είτε καί δι΄ άλλην τινα αίτίαν. Aristot.
ubi suprà.
Note 197: Τοϋ πατρός άξιοϋντος ώς κατά θεόν γενομένης τής
δώσεως…… Idem, ibidem.
Sans perdre de temps, Euxène avait fait partir pour Phocée son vaisseau et quelques-uns de ses compagnons, chargés de recruter des colons dans la mère-patrie. En attendant, il travailla aux fondations d'une ville qu'il appela Massalie[198]. Elle fut construite sur une presqu'île creusée en forme de port vers le midi, et attenante au continent par une langue de terre étroite[199]. Le sol de la presqu'île était sec et pierreux; Nann, par compensation, y joignit quelques cantons du littoral encore couvert d'épaisses forêts[200], mais où la terre, fertile et chaude, fut jugée par les Phocéens convenir parfaitement à la culture des arbres de l'Ionie.
Note 198: Μασσαλια, en latin, Massilia, et par corruption dans la basse latinité, Marsilia (Cosmogr. Raven. anonym. l. I, 17); d'où sont venus le mot provençal Marsillo et le mot français Marseille.
Note 199: Fest. Avien: Or. marit.—-Paneg. Eumen. in Constant. XIX. —Dionys. Perieg.—Justin. XLIII, 3.—Cæs. Bell. civ. II, I.- Voyez ci-après, partie II, c. I.
Note 200: Tit. Liv. l. V, c. 34.
Cependant les messagers d'Euxène atteignirent la côte de l'Asie mineure et le port de Phocée; ils exposèrent aux magistrats les merveilleuses aventures de leur voyage[201], et comment, dans des régions dont elle ignorait presque l'existence, Phocée se trouvait tout à coup maîtresse d'un territoire et de la faveur d'un roi puissant. Exaltés par ces récits, les jeunes gens s'enrôlèrent en foule, et le trésor public, suivant l'usage, se chargea des frais de transport et fournit des vivres, des outils, des armes, diverses graines ainsi que des plans de vigne, d'olivier[202]. À leur départ, les émigrans prirent au foyer sacré de Phocée du feu destiné à brûler perpétuellement au foyer sacré de Massalie, vivante et poétique image de l'affection qu'ils promettaient à la mère-patrie; puis les longues galères phocéennes à cinquante rames[203], et portant à la proue la figure sculptée d'un phoque, s'éloignèrent du port. Elles se rendirent premièrement à Éphèse, où un oracle leur avait ordonné de relâcher. Là, une femme d'un haut rang, nommée Aristarché, révéla au chef de l'expédition que Diane, la grande déesse éphésienne, lui avait ordonné en songe de prendre une de ses statues, et d'aller établir son culte en Gaule; transportés de joie, les Phocéens accueillirent à leur bord la prêtresse et sa divinité, et une heureuse traversée les conduisit dans les parages des Ségobriges[204].
Note 201: Reversi domum, referentes quæ viderant, plures sollicitavêre. Justin. XLIII, 3.
Note 202: Idem, ibidem.
Note 203: Herodot. l. I.
Note 204: Strab. l. IV, p. 179. Voyez ci-après, part. II, c. 1.
Massalie, alors, prit de grands développemens; des cultures s'établirent; une flotte fut construite; et plusieurs des anciens forts, bâtis sur la côte par les Phéniciens et les Rhodiens, furent relevés et reçurent des garnisons. Ces empiètemens et une si rapide prospérité alarmèrent les Ligures; craignant que la nouvelle colonie ne les asservît bientôt, comme avaient fait jadis les Phéniciens, ils se liguèrent pour l'exterminer, et elle ne dut son salut qu'à l'assistance du père d'Aristoxène. Mais ce fidèle protecteur mourut, et bien loin de partager la vive affection de Nann à l'égard des Phocéens, son fils et héritier Coman nourrissait contre eux une haine secrète. Sans en avoir la certitude, la confédération ligurienne le soupçonnait; pour sonder les intentions cachées du roi Ségobrige, elle lui députa un de ses chefs, qui s'exprima en ces termes: «Un jour, une chienne pria un berger de lui prêter quelque coin de sa cabane pour y faire ses petits; le berger y consentit. Alors la chienne demanda qu'il lui fût permis de les y nourrir, et elle l'obtint. Les petits grandirent, et, forte de leur secours, la mère se déclara seule maîtresse du logis. O roi, voilà ton histoire! Ces étrangers qui te paraissent aujourd'hui faibles et méprisables, demain te feront la loi, et opprimeront notre pays[205].»
Note 205: Non aliter Massilienses, qui nunc inquilini videantur, quandoque regionum dominos futuros. Just. l. XLIII, c. 4.
Coman applaudit à la sagesse de ce discours, et ne dissimula plus ses desseins; il se chargea même de frapper sans délai sur les Massaliotes un coup aussi sûr qu'imprévu.
On était à l'époque de la floraison de la vigne, époque d'allégresse générale chez les peuples de race ionienne[206]. La ville de Massalie tout entière était occupée de joyeux préparatifs; on décorait de rameaux verts, de roseaux, de guirlandes de fleurs, la façade des maisons et les places publiques. Pendant les trois jours que durait la fête, les tribunaux étaient fermés et les travaux suspendus. Coman résolut de profiter du désordre et de l'insouciance qu'une telle solennité entraînait d'ordinaire, pour s'emparer de la ville et en massacrer les habitans. D'abord il y envoya ouvertement, et sous prétexte d'assister aux réjouissances, une troupe d'hommes déterminés; d'autres s'y introduisirent, en se cachant avec leurs armes au fond des chariots qui, des campagnes environnantes, conduisaient à Massalie une grande quantité de feuillages[207]. Lui-même, dès que la fête commença, alla se poster en embuscade dans un petit vallon voisin avec sept mille soldats, attendant que ses émissaires lui ouvrissent les portes de la ville plongée dans le double sommeil de la fatigue et du plaisir.
Note 206: Meursii in Græc. fer. (t. III, p. 798). Cette fête s'appelait les Anthesteria; Justin l'a confondue avec les Floralia des Romains (l. LXIII, c. 4).
Note 207: Plures scirpiis latentes, frondibusque supertectos induci vehiculis jubet (Just. l. XLIII, c. 4).
Ce complot si perfidement ourdi, l'amour d'une femme le déjoua. Une proche parente du roi, éprise d'un jeune Massaliote, courut lui tout révéler, le pressant de fuir et de la suivre[208]. Celui-ci dénonça la chose aux magistrats. Les portes furent aussitôt fermées, et l'on fit main-basse sur les Ségobriges qui se trouvèrent dans l'intérieur des murs. La nuit venue, les habitans, tous armés, sortirent à petit bruit pour aller surprendre Coman au lieu même de son embuscade. Ce ne fut pas un combat, ce fut une boucherie. Cernés et assaillis subitement dans une position où ils pouvaient à peine agir, les Ségobriges n'opposèrent aux Massaliotes aucune résistance; tous furent tués, y compris le roi[209]. Mais cette victoire ne fit qu'irriter davantage la confédération ligurienne; la guerre se poursuivit avec acharnement; et Massalie, épuisée par des pertes journalières, allait succomber, lorsque des événemens qui bouleversèrent toute la Gaule survinrent à propos pour la sauver[210]. Il est nécessaire à l'intelligence de ces événemens et de ceux qui les suivirent, que nous interrompions quelques instans le fil de ce récit, afin de reprendre les choses d'un peu plus haut.
Note 208: Adulterare cum Græco adolescente solita, in amplexu juvenis, miserata formæ ejus, insidias aperit, periculumque declinare jubet (Justin, ibid.).
Note 209: Cæsa sunt cum ipso rege septem millia hostium. Justin. l. XLIII, c. 4.
Note 210: Tit. Liv. l. V, c. 34.
ANNEES 1100 à 631 avant J.-C.
Au nord de la Gaule habitait un grand peuple qui appartenait primitivement à la même famille humaine que les Galls, mais qui leur était devenu étranger par l'effet d'une longue séparation[211]: c'était le peuple des Kimris. Comme tous les peuples menant la vie vagabonde et nomade, celui-ci occupait une immense étendue de pays; tandis que la Chersonèse Taurique, et la côte occidentale du Pont-Euxin, étaient le siège de ses hordes principales[212]; son avant-garde errait le long du Danube[213]; et les tribus de son arrière-garde parcouraient les bords du Tanaïs et du Palus-Méotide. Les mœurs sédentaires avaient pourtant commencé à s'introduire parmi les Kimris; les tribus de la Chersonèse Taurique bâtissaient des villes, et cultivaient la terre[214]; mais la grande majorité de la race tenait encore avec passion à ses habitudes d'aventures et de brigandages.
Note 211: Voyez l'Introduction de cet ouvrage.
Note 212: Herod. l. IV, c. 21, 22, 23.
Note 213: Posidon. ap. Plutarch. in Mario, p. 411 et seq.
Note 214: Strabon (l. XI) appelle Kimmericum une de leurs villes; Scymnus lui donne le nom de Kimmeris (p. 123, ed. Huds.).—Éphore, cité par Strabon (l. V), rapporte que plusieurs d'entre eux habitaient des caves qu'ils nommaient argil: Έφορός φησιν αύτούς έν καταγείοις οίκίαις οίκεϊν άς καλοϋσιν άργίλλας. Argel, en langue cambrienne, signifie un couvert, un abri. Taliesin. W. Archæol. p. 80.—Merddhin Afallenau. W. arch. p. 152.
Dès le onzième siècle, les incursions de ces hordes à travers la Colchide, le Pont, et jusque sur le littoral de la mer Égée, répandirent par toute l'Asie l'effroi de leur nom[215]; et l'on voit les Kimris ou Kimmerii, ainsi que les Grecs les appelaient euphoniquement, jouer dans les plus anciennes traditions de l'Ionie un rôle important, moitié historique, moitié fabuleux[216]. Comme la croyance religieuse des Grecs plaçait le royaume des ombres et l'entrée des enfers autour du Palus-Méotide, sur le territoire même occupé par les Kimris, l'imagination populaire, accouplant ces deux idées de terreur, fit de la race kimmérienne une race infernale, anthropophage, non moins irrésistible et non moins impitoyable que la mort, dont elle habitait les domaines[217].
Note 215: Strab. l. I, III, XI, XII.—Euseb. Chron. ad annum MLXXVI.
—Paul. Oros. l. I, c. 21.
Note 216: Κατά τι κοινόν τών Ίώνων έθος πρός τό φϋλον τοϋτο…
Strab. l. III.
Note 217: Homer. Odyss. XI, v. 14.—Strab. l. C.—Callin. ap. eumd.
l. XIV.—Diodor. Sic. l. V. p. 309.
ANNEES 631 à 587 avant J.-C.
Pourtant, si l'on en croit d'autres sources historiques, ces tribus du Palus-Méotide, si redoutées dans l'Asie, n'étaient ni les plus belliqueuses, ni les plus sauvages de leur race. Elles le cédaient de beaucoup, sous ces deux rapports, à celles qui parcouraient les bords du Danube[218], marchant l'été, se retranchant l'hiver dans leurs camps de chariots[219], et toujours en guerre avec les peuplades illyriennes, non moins sauvages qu'elles. Il est très-probable que ces tribus avancées commencèrent de bonne heure à inquiéter la frontière septentrionale de la Gaule, et qu'elles franchirent le Rhin, d'abord pour piller, ensuite pour conquérir; toutefois, jusqu'au septième siècle avant notre ère, ces irruptions n'eurent lieu que partiellement et par intervalles. Mais, à cette époque, des migrations de peuples sans nombre vinrent se croiser et se choquer dans les steppes de la haute Asie. Les nations scythiques ou teutoniques, chassées en masse par d'autres nations fugitives, envahirent les bords du Palus-Méotide et du Pont-Euxin; et, à leur tour, chassèrent plus avant dans l'Occident une grande partie des hordes kimriques dépossédées[220]. Celles-ci remontèrent la vallée du Danube, et, poussant devant elles leur avant-garde déjà maîtresse du pays, la forcèrent à chercher un autre territoire; ce fut alors qu'une horde considérable de Kimris passa le Rhin, sous la conduite de Hu ou Hesus-le-Puissant, chef de guerre, prêtre et législateur[221], et se précipita sur le nord de la Gaule.
Note 218: Τό δέ πλείστον (μέρος) καί μαχιμώτατον έπ΄ έσχάτοις ώκουν παρά τήν έξω θάλασσαν….. Plutarch. in Mario, p. 412.
Note 219: Plut. in Mario, l. c.
Note 220: Herodot. l. IV, c. 21, 22, 23.
Note 221: Voyez la 3ème partie de cet ouvrage.
L'histoire ne nous a pas laissé le détail positif de cette conquête; mais l'état relatif des deux races, lorsqu'elle se fut accomplie et que ses résultats furent consolidés, peut, jusqu'à un certain point, nous en faire deviner la marche. Le grand effort de l'invasion paraît s'être porté le long de l'Océan, sur la contrée appelée Armorique dans la langue des Kimris comme dans celle des Galls. Les conquérans s'y répandirent dans la direction du nord au sud et de l'ouest à l'est, refoulant la population envahie au pied des chaînes de montagnes qui coupent diagonalement la Gaule du nord-est au sud-ouest, depuis les Vosges jusqu'aux monts Arvernes. Sur quelques points, les grands fleuves servirent de barrières à l'invasion; les Bituriges, par exemple, se maintinrent derrière la moyenne Loire et la Vienne; les Aquitains, derrière la Garonne. Ce dernier fleuve cependant fut franchi à son embouchure par un détachement de la tribu kimrique des Boïes, qui s'établit dans les landes dont l'Océan est bordé de ce côté. Généralement et en masse, on peut représenter la limite commune des deux populations, après la conquête, par une ligne oblique et sinueuse, qui suivrait la chaîne des Vosges et son appendice, celle des monts Éduens, la moyenne Loire, la Vienne, et tournerait le plateau des Arvernes pour se terminer à la Garonne, divisant ainsi la Gaule en deux portions à peu près égales, l'une montagneuse, étroite au nord, large au midi, et comprenant la contrée orientale dans toute sa longueur; l'autre, formée de plaines, large au nord, étroite au midi, et renfermant toute la côte de l'Océan depuis l'embouchure du Rhin jusqu'à celle de la Garonne. Celle-ci fut au pouvoir de la race conquérante; celle-là servit de boulevard à la race envahie[222].
Note 222: J'ai été conduit à déterminer ainsi la limite des deux races par un grand nombre de considérations tirées: 1º de la différence des idiomes, telle qu'on peut la déduire des noms de localités, de peuples et d'individus; 2º de la dissemblance ou de la conformité des mœurs et des institutions; 3º et surtout de la composition des grandes confédérations politiques qui se disputèrent l'influence et la domination, quand les races eurent cessé de se disputer le sol, et qui se sont basées, sur l'antique diversité d'origine. Voyez la 2ème partie de cet ouvrage, passìm; et, en particulier, le chapitre 1er, qui contient une description géographique détaillée de la Transalpine.
Mais ce partage ne s'opéra point instantanément et avec régularité; la Gaule fut le théâtre d'un long désordre, de croisemens et de chocs multipliés entre toutes ces peuplades errantes, sédentaires, envahissantes, envahies, victorieuses, vaincues; il fallut presque un siècle pour que chacune d'elles pût se conserver ou se trouver une place, et se rasseoir en paix. Une partie de la population gallique, appartenant au territoire envahi, s'y maintint mêlée à la population conquérante; quelques tribus même, qui appartenaient au territoire non-envahi, se trouvèrent amenées au milieu des possessions kimriques. Ainsi, tandis que le mouvement régulier de l'invasion poussait de l'ouest à l'est la plus grande partie des Galls cénomans, aulerkes, carnutes, armorikes, sur les Bituriges, les Édues, les Arvernes, une tribu de Bituriges, entraînée par une impulsion contraire, vint d'orient en occident s'établir au-dessus des Boïes, entre la Gironde et l'Océan.
ANNEE 587 avant J.-C.
Le refoulement de la population gallique vers le centre et l'est de la Gaule nécessita bientôt des émigrations considérables. Les tribus accumulées, au nord-est, dans la Séquanie et l'Helvétie, envoyèrent au dehors une horde de guerriers, de femmes et d'enfans, sous la conduite d'un chef nommé Sigovèse; elle sortit de la Gaule par la forêt Hercynie[223], et se fixa sur la rive droite du Danube et dans les Alpes illyriennes[224], où elle forma par la suite un grand peuple. Une seconde horde s'organisa en même temps parmi les nations du centre, les Bituriges, les Édues, les Arvernes, les Ambarres, et se mit en marche vers l'Italie; elle avait pour chef le Biturige Bellovèse[225]. La force des deux hordes réunies montait, dit-on, à trois cent mille ames[226]. Ces migrations simultanées donnèrent naissance à la fable si connue d'un Ambigat, roi des Bituriges, qui, trouvant son royaume trop peuplé, envoya ses deux neveux fonder au loin deux colonies sous la direction du vol des oiseaux[227]. Une autre fable commune aux annales primitives de presque tous les peuples attribuait l'arrivée des Galls en Italie à la vengeance d'un mari outragé. C'était, disait-on, le Lucumon étrusque, Arûns, qui, voyant sa femme séduite et enlevée par un homme puissant de Clusium, et ne pouvant obtenir justice, avait passé les Alpes, muni d'une abondante provision de vin, et, au moyen de cet appât irrésistible, avait attiré les Gaulois sur sa patrie[228]. Les écrivains de l'histoire romaine rapportent sérieusement ces traditions futiles et contradictoires[229]; un seul, dont les assertions méritent généralement confiance pour tout ce qui regarde la Gaule, en fait justice en les méprisant. «Ce furent, dit-il, des bouleversemens intérieurs qui poussèrent les Galls hors de leur pays[230].»
Note 223: Sigoveso sortibus dati Hercynii saltus.
Tit. Liv. l. V, c. 34.
Note 224: Justin. l. XXIV, c. 4.
Note 225: Belloveso haud paulò lætiorem in Italiam viam Dii dabant.
Tit. Liv. l. V, c. 34.
Note 226: Trecenta millia hominum. Justin. l. XXIV, c. 4.
Note 227: Tit. Liv. l. V, c. 34.
Note 228: Tit. Liv. l. C.—Plutarch. in Camill. p. 135, 136.
Note 229: Equidem haud abnuerim Gallos ab Arunte adductos…..
Tit. Liv. l. C.—Plutarch. in Camill. ibid.
Note 230: Gallis causa in Italiam veniendi, sedesque novas quærendi, intestina discordia. Justin. l. XX, c. 5. Trogus Pompeius, dont Justin a abrégé l'ouvrage, était originaire de la Gaule, et en avait étudié particulièrement l'histoire.
L'hiver durait encore lorsque Bellovèse et sa horde arrivèrent au pied des Alpes; ils y firent halte, en attendant que leurs guides eussent examiné l'état des chemins[231], et dressèrent leurs tentes sur les bords de la Durance et du Rhône. Ils y étaient campés depuis plusieurs jours, quand ils virent arriver à eux des étrangers qui imploraient leur assistance; c'étaient des députés de la ville de Massalie, alors assiégée par les Ligures et réduite à toute extrémité. Les Galls écoutèrent avec intérêt la prière des Phocéens, et le récit de leur émigration, de leurs combats, de leurs revers; ils crurent voir dans l'histoire de ce petit peuple une image de leur propre histoire, dans sa destinée un présage du sort qui les attendait eux-mêmes[232]; et ils résolurent de le faire triompher de ses ennemis. Conduits par les députés, ils attaquèrent à l'improviste l'armée ligurienne, la battirent, aidèrent les Massaliotes à reconquérir les terres qui leur avaient été enlevées et leur en livrèrent de nouvelles[233].
Note 231: Quùm circumspectarent, quânam per juncta cœlo juga….. transirent. Tit. Liv. l. V, c. 34.
Note 232: Id Galli fortunæ suæ omen rati….. Idem, ibidem.
Note 233: Adjuvere ut quem primum, in terram egressi, occupârant locum, patentibus silvis communirent. Idem, ibidem.
Sitôt que cette expédition fut terminée, Bellovèse entra dans les Alpes, déboucha par le mont Genèvre sur les terres des Ligures Taurins[234], qui habitaient entre le Pô et la Doria, et marcha vers la frontière de la Nouvelle-Étrurie. Les Étrusques accoururent lui disputer le passage du Tésin, mais ils furent défaits et mis en déroute[235], laissant au pouvoir de la horde victorieuse tout le pays compris entre le Tésin, le Pô et la rivière Humatia, aujourd'hui le Sério. Un canton de ce territoire renfermait, ainsi que nous l'avons raconté plus haut, quelques tribus galliques, restes de l'antique nation ombrienne, qui se maintenaient, depuis trois cents ans, libres du joug des Étrusques; et ce canton portait encore le nom d'Isombrie[236]. On peut présumer, quoique l'histoire ne l'énonce pas positivement, que les descendans des Ambra reçurent, comme des frères et des libérateurs, les Galls qui leur arrivaient d'au-delà des Alpes, et qu'ils ne restèrent point étrangers au succès de la journée du Tésin. Quant à la horde de Bellovèse, ce fut pour elle un événement de favorable augure que de rencontrer, sur un sol ennemi, des hommes parlant la même langue et issus des mêmes aïeux qu'elle, une Isombrie enfin dont le nom rappelait aux Édues et aux Ambarres l'Isombrie des bords de la Saône et leur terre natale[237]. Frappés de cette coïncidence, et la regardant comme un présage heureux, tous, Édues, Arvernes, Bituriges, adoptèrent pour leur nom national celui d'Isombres ou d'Insubres, suivant l'orthographe romaine. Bellovèse jeta les fondemens d'une bourgade qui dut servir de chef-lieu à sa horde devenue sédentaire; il la plaça dans une plaine à six lieues du Tésin, et à six de l'Adda; et la nomma Mediolanum; elle forma depuis une grande et illustre ville qui aujourd'hui même a conservé la trace de son ancien nom[238].
Note 234: Taurino saltu Alpes transcenderunt. Tit. Liv. l. V, c. 34.
Note 235: Fusis acie Tuscis, haud procul Ticino flumine. Id. ibid.
Note 236: Voyez ci-dessus, période 1000 à 600 av. JC.
Note 237: Quùm in quo consederant, agrum Insubrium appellari audissent, ibi omen sequentes loci, condidere urbem… Tit. Liv. l. V, c. 34.
Note 238: Mediolanum appellârunt. Id. ibid.—C'est la ville de Milan.
ANNEES 587 à 521. avant J.-C.
C'étaient les nations de l'orient et du centre de la Gaule, qui, refoulées par les nations galliques de l'occident, avaient déchargé leur population de l'autre côté des Alpes; ce fut bientôt le tour de celles-ci. Des Aulerkes, des Carnutes, surtout des Cénomans, se formèrent en horde, sous un chef nommé l'Ouragan, en langue gallique Éle-Dov[239] (Elitovius); et, après avoir erré quelque temps sur les bords du Rhône[240], passèrent en Italie, où, avec le secours des Insubres[241], ils chassèrent les Étrusques de tout le reste de la Transpadane, jusqu'à la frontière des Vénètes. Les principales bourgades qu'ils fondèrent, avec les débris des cités étrusques, furent Brixia[242] près du Mela, et Vérone[243] sur l'Adige.
Note 239: Elitovio duce. Tit. Liv. l. V, c. 35.—Aile, Aele, vent;
dobh, impétueux, orageux.
Note 240: Auctor est Cato Cenomanos juxtà Massiliam habitasse in
Volcis. Plin. l. III, c. 19.
Note 241: Favente Belloveso. Tit. Liv. l. V, c. 35.
Note 242: En langue gallique Briga signifiait une ville fortifiée.
Note 243: Fearann, habitation, colonie; ce mot paraît composé de fear, homme, et fonn, terre: fear-fhonn, terre partagée par têtes d'hommes. Voyez le Diction. gael. d'Armstrong, au mot Fearann.
A quelque temps de là, une troisième émigration partit encore de la Gaule pour se diriger vers l'Italie. Elle était moins nombreuse que les premières, et se composait de tribus liguriennes (Salies, Læves, Lebekes) que les Galls avaient déplacées dans leurs courses; elle passa les Alpes maritimes, et s'établit à l'occident des Insubres, dont elle ne fut séparée que par le Tésin[244].
Note 244: Tit. Liv. l. V, c. 35.—Polyb. l. II, p. 105.
—Plin. l. III, c. 17.
Mais, au sein de la Gaule, le mouvement de la conquête emportait les conquérans eux-mêmes. L'avant-garde des Kimris, poussée par la masse des envahisseurs qui se pressaient derrière elle, se vit contrainte de suivre la route tracée par les vaincus, et d'émigrer à son tour. Une grande horde, composée de Boïes, d'Anamans et de Lingons (ceux-ci s'étaient emparés du territoire situé autour des sources de la Seine), traversa l'Helvétie, et franchit les Alpes pennines. Trouvant la Transpadane entièrement occupée par les émigrations précédentes, les nouveaux venus passèrent[245] sur des radeaux le fleuve sans fond (c'est ainsi qu'ils surnommèrent le Pô[246]), et chassèrent les Étrusques de toute la rive droite. Voici comment ils firent entre eux le partage du pays.
Note 245: Pennino deindè Boïi Lingonesque transgressi….. Pado ratibus trajecto….. Tit. Liv. l. V, c. 35.—Au sujet des Anamans, voyez Polybe, l. II, p. 105.
Note 246: Παρά γε μέν τοϊς έγχωρίοις ό ποταμός προσαγορεύεται Βόδεγκος. Polyb. l. II, p. 104.—Bodincus, quod significat fundo carens. Plin. l. III, c. 16.—D'après un étymologiste grec, l'autre nom du Pô, Padus, serait dérivé du mot gaulois Pades signifiant Sapin: «Metrodorus Scepsius dicit: quoniam circà fontem arbor multa sit picea, quæ Pades gallicè vocetur, Padum hoc nomen accepisse.» Plin. l. c.
Les Boïes eurent pour frontière à l'est la petite rivière d'Utens, aujourd'hui le Montone, à l'ouest le Taro, au nord le Pô, au midi l'Apennin ligurien. Cette tribu était la plus puissante des trois, et joua toujours le principal rôle dans leur confédération, entre le lit du Pô, sa branche la plus méridionale, nommée Padusa, et la mer. Les Anamans se placèrent à l'occident des Boïes, entre le Taro et la petite rivière Varusa, aujourd'hui la Versa. Les Boïes établirent leur chef-lieu sur les ruines de la cité de Felsina, capitale de toute la Circumpadane pendant la domination étrusque; ils changèrent son nom en celui de Bononia[247].
Note 247: Felsina vocitata quùm princeps Etruriæ esset.
Plin. l. III, c. 15.
Les Étrusques étaient ainsi repoussés au-delà de l'Apennin, et la contrée circumpadane envahie tout entière, lorsqu'une nouvelle bande d'émigrés Kimris arriva; c'étaient des Sénons[248], partis des frontières bituriges et éduennes, où leur nation s'était fixée. N'ayant pas de place sur les bords du Pô, ils chassèrent les Ombres du littoral de la mer supérieure, depuis l'Utens jusqu'au fleuve Æsis[249], et, non loin de ce dernier fleuve, ils fondèrent leur chef-lieu d'habitation, qui porta leur nom national, et fut appelé Séna[250]. La date de cet événement, qui termina la série des migrations gallo-kimriques en Italie, peut être fixée à l'année 521[251], soixante-sixième après l'expédition de Bellovèse, cent dixième après le départ des grandes hordes kimriques pour l'occident de l'Europe. Le repos des populations transalpines, à partir de cette époque, semble annoncer que la Gaule se constitue, et que les désordres de la conquête sont à peu près calmés.
Note 248: Post hos Senones recentissimi advenarum…..
Tit. Liv. l. c.
Note 249: Ab Utente flumine ad Æsim fines habuêre.
Tit. Liv. l. V, c. 35.
Note 250: Senonum de nomine, Sena. Silius Italic. l. VIII, v. 455.
Note 251: Dans cette année (232ème de Rome et 13ème du règne de Tarquin-le-Superbe; correspondante à la 4ème année de la LXIVème olympiade), les Ombres dépossédés par les Senons assiégèrent la ville grecque de Cumes dans le pays des Opiques. Όμβρικοί ύπό Κελτών έξελαθέντες… Κύμην τήν έν Όπικοϊς έλληνίδα πόλιν έπεχείρησαν άνελεϊν. Dionys. Halic. l. VII.
Si maintenant nous portons successivement nos regards sur toutes les contrées où les deux races se trouvent en présence, nous pourrons nous représenter comme il suit leur situation relative dans la première moitié du sixième siècle.
En Italie, la ligne de démarcation est nettement tracée par le cours du Pô; les Galls occupent la Transpadane; les Kimris la Cispadane.
En Gaule, la région montagneuse, orientale et méridionale appartient aux Galls; le reste du pays jusqu'à la Garonne est au pouvoir de la race kimrique, plus ou moins mélangée de Galls vers le midi et le centre, pure dans le nord.
Dans l'île d'Albion que les Kimris ont envahie en même temps que le continent gaulois, et à laquelle un de leurs chefs a imposé le nouveau nom de Prydain[252] ou Bretagne, le golfe du Solway et le cours de la Tweed servent de communes limites aux deux populations; la race kimrique habite toute la partie située au midi; les Galls se maintiennent libres dans la partie sauvage et montagneuse du nord. Ils y sont divisés en trois nations: les tribus des hautes terres ou Albans[253]; celles des basses terres ou Maïates[254]; et celles qui, habitant l'épaisse forêt située au pied des monts Grampiens, portaient dans leur idiome le nom de Celtes, et celui de Celyddon[255] (Calédoniens), dans le dialecte des Kimris.
Note 252: Ynys Prydain, l'île de Prydain. Trioedd. I. Pretanis,
Britannia, Πρετάνις, Βρετανία, Βρεταννική. Camden. Britan. p. 1.
Note 253: Albani. Les montagnards écossais se donnent encore
aujourd'hui le nom d'Albannach.
Note 254: Maïatæ, de magh-aite: magh, plaine; aite, contrée.
—Armstrong's gael. diction.
Note 255: Trioedd. 6.—Camden. Britan. p. 668. Francof. 1590.
Au nord du Rhin, la race gallique occupe la rive droite du Danube et les vallées des Alpes illyriennes, où, par sa multiplication et ses conquêtes, elle forme déjà des peuplades considérables, tant de pur sang gallique que de sang gallique et illyrien mélangés; telles que les Carnes, les Tauriskes, les Japodes. La race kimrique possède la rive gauche du fleuve et le littoral de l'Océan; elle se divise en trois grandes hordes ou confédérations.
1º Le noyau de la race, portant spécialement le nom national, et habitant la presqu'île Kimrique ou Cimbrique[256] et la côte circonvoisine.
Note 256: Aujourd'hui le Jutland.
2º La confédération des Boïes ou Bogs, c'est-à-dire des hommes terribles[257]; ayant pour séjour le fertile bassin qu'entourent les monts Sudètes et la forêt Hercynie[258]. Plusieurs tribus boïennes avaient pris part à la conquête de la Gaule; mais, comme nous l'avons dit plus haut, une seule d'entre elles s'y fixa, dans un petit canton du territoire aquitain, à l'embouchure de la Garonne; les autres passèrent en Italie.
Note 257: Boïi, Bogi, Boci.—Bw, la peur; Bwg et Bug, terrible.
V. Owen's Welsh diction.
Note 258: Aujourd'hui la Bohême, Boïo-haemum. Ce nom, qui signifie
en langue germanique demeure des Boïes (Boïo-heim) lui fut donné
par les Marcomans, qui s'en emparèrent après en avoir expulsé les
habitans. Tacit. German. c. 28.
3º La confédération des Belgs ou Belges, dont le nom paraît signifier guerriers[259]: errante dans les forêts qui bordent la rive droite du Rhin, elle menace la Gaule, où nous la verrons bientôt jouer à son tour le rôle de conquérante.
Note 259: Belgiaid, dont le radical est Bel, guerre.
Toutes les fois que, dans le cours de cette histoire, les deux races se trouveront en opposition, nous continuerons à les distinguer l'une de l'autre par leurs noms génériques de Galls et de Kimris. Mais lorsque, abstraction faite de la diversité d'origine, nous les montrerons en contact avec des peuples appartenant à d'autres familles humaines, la dénomination vulgairement reçue de Gaulois nous servira pour désigner, soit les deux races en commun, soit l'une d'elles séparément; quelquefois même ce mot sera pris dans une acception toute géographique, et signifiera collectivement les habitans de la Gaule, de quelques aïeux qu'ils descendent, Galls, Kimris, Aquitains ou Ligures. Nous adopterons aussi, pour nous conformer à l'usage, la division du territoire gaulois contigu aux Alpes, en deux Gaules: l'une transalpine, et l'autre cisalpine, et la subdivision de celle-ci en transpadane et cispadane, conservant à ces noms la signification qu'ils avaient chez les Romains, et que l'histoire a consacrée.