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Histoire des Gaulois (1/3): depuis les temps les plus reculés jusqu'à l'entière soumission de la Gaule à la domination romaine.

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CHAPITRE IX.

DERNIERES GUERRES DES GAULOIS CISALPINS. Mouvement national de toutes les tribus circumpadanes; conduites par le Carthaginois Amilcar, elles brûlent Placentia; elles sont défaites.—La guerre se continue avec des succès divers.—Trahison des Cénomans; désastre de l'armée transpadane.—Nouveaux efforts de la nation boïenne; elle est vaincue.—Cruauté du consul Quintius Flamininus.—Les débris de la nation boïenne se retirent sur les bords du Danube.—Brigandages des Romains dans les Alpes, et ambassade du roi Cincibil.—Des émigrés transalpins veulent s'établir dans la Vénétie; ils sont chassés.—La république romaine déclare que l'Italie est fermée aux Gaulois.

201-170.

ANNEE 201 avant J.-C.

Magon, en partant pour l'Afrique, avait laissé dans la Cispadane un de ses officiers, nommé Amilcar, guerrier expérimenté, qui s'était attiré la confiance et l'amitié des Gaulois durant les dernières expéditions carthaginoises[822]. Reçu par eux comme un frère, et admis dans leurs conseils, Amilcar les aidait des lumières de son expérience. Il les encourageait chaudement à ne point déposer les armes, soit qu'il s'attendît à voir bientôt les hostilités se rallumer entre Rome et Carthage, et qu'il eût mission de tenir les Gaulois en haleine, soit plutôt qu'il n'envisageât que l'intérêt du pays où il trouvait l'hospitalité, et que, ennemi implacable de Rome, il préférât une vie dure et agitée parmi des ennemis de Rome à la paix déshonorante que sa patrie venait de subir. A peine le sénat avait-il été débarrassé de la guerre punique, qu'il s'était hâté de renouer ses intrigues auprès des nations cisalpines, surtout auprès des Cénomans; déjà il était parvenu à détacher de la confédération quelques tribus liguriennes[823]. Mais la prudence et l'activité d'Amilcar déjouèrent ces menées; il pressa les Gaulois de recommencer la guerre avant que ces défections les eussent affaiblis, et entraîna même la jeunesse cénomane à prendre les armes malgré ses chefs. La république alarmée sollicita son extradition, les Gaulois la refusèrent. Elle s'adressa avec menace au sénat de Carthage; mais le sénat de Carthage protesta qu'Amilcar n'était point son agent, qu'il n'était même plus son sujet; et il fallut que Rome se contentât de ces raisons bonnes ou mauvaises. Quant aux Cisalpins, elle fit contre eux de grands préparatifs d'armes[824].

      Note 822: De Asdrubalis exercitu substiterat.
      Tit. Liv. l. XXXI, c. 2.

      Note 823: Cum Ingaunis, Liguribus fœdus ictum.
      Tit. Liv. l. XXXI c. 2.

Note 824: Tit. Liv. l. XXXI.

L'ouverture des hostilités ne lui fut point heureuse; deux légions et quatre cohortes supplémentaires, entrées par l'Ombrie sur le territoire boïen, pénétrèrent d'abord assez paisiblement jusqu'au petit fort de Mutilum, où elles se cantonnèrent; mais au bout de quelques jours, s'étant écartées dans la campagne pour couper les blés, elles furent surprises et enveloppées. Sept mille légionaires, occupés aux travaux, périrent sur la place avec leur général, Caïus Oppius[825]; le reste se sauva d'abord à Mutilum, et, dès la nuit suivante, regagna la frontière dans une déroute complète, sans chef et sans bagages. Un des consuls, en station dans le voisinage, les réunit à son armée, fit quelque dégât sur les terres boïennes, puis revint à Rome sans avoir rien exécuté de plus remarquable[826]. Il fut remplacé dans son commandement par le préteur L. Furius Purpureo, qui se rendit avec cinq mille alliés latins aux quartiers d'hiver d'Ariminum.

      Note 825: Ad septem millia hominum palata per segetes sunt cæsa;
      inter quos ipse C. Oppius præfectus. Tit. Liv. l. XXXI, c. 2.

      Note 826: Qui nisi quòd populatus est Boïorum fines… nihil quod
      esset memorabile aliud… quum gessisset… Tit. Liv. l. XXXI, c. 2.

ANNEE 200 avant J.-C.

Aux premiers jours du printemps, quarante mille confédérés, Boïes, Insubres, Cénomans, Ligures, conduits par le Carthaginois Amilcar, assaillirent Placentia à l'improviste, la pillèrent, l'incendièrent, et, d'une population de six mille ames, en laissèrent à peine deux mille sur des cendres et des ruines[827]: passant ensuite le Pô, ils se dirigèrent vers Crémone, à qui ils destinaient le même sort; mais les habitans, instruits du désastre des Placentins, avaient eu le temps de fermer leurs portes et de se préparer à la défense, décidés à vendre cher leur vie. Ils envoyèrent promptement un courrier au préteur Furius pour lui demander du secours. Contraint de refuser, Furius transmit au sénat la lettre des Crémonais, avec un tableau inquiétant de sa situation et du péril où se trouvait la colonie. «De deux villes échappées à l'horrible tempête de la guerre punique, écrivait-il, l'une est pillée et saccagée, l'autre cernée par l'ennemi[828]. Porter assistance aux malheureux Crémonais avec le peu de troupes campées à Ariminum, ce serait sacrifier en pure perte de nouvelles victimes. La destruction d'une colonie romaine n'a déjà que trop enflé l'orgueil des barbares, sans que j'aille l'accroître encore par la perte de mon armée[829].» A la réception de cette dépêche, le sénat donna ordre à C. Aurélius, l'un des consuls, de se rendre sur-le-champ à Ariminum; quelques affaires retardèrent le départ du consul; mais ses légions se dirigèrent vers la Gaule à grandes journées.

      Note 827: Direptâ urbe, ac per iram, magnâ ex parte incensâ, vix
      duobus millibus hominum inter incendia ruinasque relictis…
      Tit. Liv.l. XXXI, c. 10.

Note 828: Duarum coloniarum, quæ ingentem illam tempestatem punici belli subterfugissent, alteram captam ac direptam ab hostibus, alteram oppugnari. Tit. Liv. l. XXXI, c. 10.

Note 829: Tit. Liv. loc. cit.

Dès qu'elles furent arrivées, le préteur L. Furius se mit en route pour Crémone, et vint camper à cinq cents pas de l'armée des confédérés. Il avait une belle occasion de les battre par surprise, si, dès le même jour, il eût mené droit ses troupes attaquer leur camp, car les Gaulois, épars dans la campagne, n'avaient laissé à sa garde que des forces tout-à-fait insuffisantes. Furius voulut ménager ses soldats, fatigués par une marche longue et précipitée, et il laissa aux Gaulois, restés dans le camp, le temps de sonner l'alarme. Les autres, avertis par leurs cris, eurent bientôt regagné les retranchemens. Dès le lendemain, ils en sortirent en bon ordre pour présenter la bataille; Furius l'accepta sans balancer[830]. La charge des confédérés fut si impétueuse, et si brusque, que les Romains eurent à peine le temps de ranger leurs troupes. Réunissant tous leurs efforts sur un seul point, ils attaquèrent d'abord l'aile droite ennemie, qu'ils se flattaient d'écraser facilement; voyant qu'elle résistait, ils cherchèrent à la tourner, tandis que, par un mouvement pareil, leur aile droite essayait d'envelopper l'aile gauche. Aussitôt que Furius aperçut cette manœuvre, il fit avancer sa réserve, dont il se servit pour étendre son front de bataille; au même instant, il fit charger à droite et à gauche par sa cavalerie l'extrémité des ailes gauloises; et lui-même, à la tête d'un corps serré de fantassins, se porta sur le centre pour essayer de le rompre. Le centre, que le développement des ailes avait affaibli, fut enfoncé par l'infanterie romaine, les ailes par la cavalerie; les confédérés, culbutés de toutes parts, regagnèrent leur camp dans le plus grand désordre; les légions vinrent bientôt les y forcer. Le nombre des morts et des prisonniers gaulois fut de trente-cinq mille; quatre-vingts drapeaux et plus de deux cents chariots tout chargés de butin tombèrent entre les mains du vainqueur[831]. Le Carthaginois Amilcar, et trois des principaux chefs cisalpins, périrent en combattant[832]. Deux mille habitans de Placentia, réduits en servitude par les Gaulois, furent rendus à la liberté et renvoyés dans leur ville en ruines. Pour récompense de cette victoire, Furius obtint le triomphe, et porta au trésor public de Rome trois cent vingt mille livres pesant de cuivre, et cent soixante-dix mille d'argent[833].

Note 830: Galli clamore suorum ex agris revocati, omissâ prædâ, quæ in manibus erat, castra repetivêre; et postero die in aciem progressi: nec Romanus moram pugnandi fecit. Tit. Liv. lib. XXXI, c. 21.

Note 831: Cæsa et capta suprà quinque et triginta millia, cum signis militaribus octoginta, carpentis gallicis, multâ prædâ oneratis, plus ducentis. Tit. Liv. l. XXXI, c. 21.

      Note 832: Amilcar, dux Pœnus, eo prælio cecidit et tres imperatores
      nobiles Gallorum. Tit. Liv. l. XXXI, c. 21.
      —Paul. Oros. l. IV, c. 20.

      Note 833: La livre romaine équivalait à 10 onces 5 gros 40 grains
      métr.

ANNEES 199 à 197 avant J.-C.

Mais la joie des Romains fut de courte durée. L'année suivante, le préteur Cn. Bæbius Tamphilus, étant entré témérairement sur le territoire insubrien, tomba dans une embuscade où il perdit six mille six cents hommes; ce qui le força d'évacuer aussitôt le pays[834]. Pendant le cours de l'année 198, le consul qui le remplaça se borna à faire rentrer dans leurs foyers les habitans de Placentia et de Crémone que les malheurs de la guerre avaient dispersés[835].

Note 834: Propè cum toto exercitu circumventus, suprà sex millia et sexcentos milites amisit. Tit. Liv. l. XXXII, c. 7.

Note 835: Tit. Liv. l. XXXII, c. 25.

Cependant le sénat romain se préparait à frapper dans la Gaule des coups décisifs. Au printemps de l'année 197, il ordonna aux consuls, C. Cornélius Céthégus et Q. Minucius Rufus, de marcher tous deux en même temps vers le Pô. Le premier se dirigea droit sur l'Insubrie, où des troupes boïennes, insubriennes et cénomanes, se réunissaient de nouveau; Minucius, longeant la Méditerranée, commença ses opérations par la Ligurie cispadane, qu'en peu de temps il parvint à subjuguer, ou du moins à détacher de l'alliance des Gaulois, tout entière, à l'exception de la tribu des Ilvates; il soumit, dit-on, quinze villes dont la population se montait en masse à vingt mille ames[836]. De la Ligurie, le consul conduisit ses légions sur les terres boïennes. Céthégus, retranché dans une position avantageuse, sur la rive gauche du Pô, attendait, pour risquer le combat, que son collègue, par une diversion sur la rive droite, obligeât les confédérés à partager leurs forces. En effet, dès que la nouvelle se répandit dans la Transpadane que le pays des Boïes était à feu et à sang, l'armée boïenne demanda à grands cris que les troupes coalisées l'aidassent d'abord à délivrer son territoire; les Insubres, de leur côté, soutinrent la même prétention: «Nous serions fous, répondirent-ils aux Boïes, d'abandonner nos propres terres au pillage, pour aller défendre les vôtres[837].» Mécontentes l'une de l'autre, les deux armées se séparèrent; les Boïes repassèrent le Pô; les Insubres, réunis aux Cénomans, allèrent prendre position dans le pays de ces derniers, sur la rive droite du Mincio; le consul, les suivant de loin, vint adosser son camp au même fleuve, environ cinq mille pas au-dessous du leur.

      Note 836: XV oppida, hominum XX. M. dicebantur quæ se dediderant.
      Tit. Liv. l. XXXII, c. 29.

      Note 837: Postulari Boii ut laborantibus opem universi ferrent,
      Insubres negare se sua deserturos. Tit. Liv. l. XXXII, c. 30.

C'était pour l'ennemi une bonne fortune, que le théâtre de la guerre eût été transporté sur la terre des Cénomans, ces vieux instrumens de l'ambition étrangère, si long-temps traîtres à leur propre race. Aussi se hâta-t-il d'envoyer des émissaires dans toutes les villes du pays, surtout à Brixia[838], où le conseil national des chefs et des vieillards s'était rassemblé. Gagnés par crainte ou par argent, les principaux chefs et les anciens protestèrent aux agens romains qu'ils étaient étrangers à tout ce qui s'était passé, et que si la jeunesse avait pris les armes, c'était tout-à-fait sans leur aveu; plusieurs même se rendirent au camp ennemi pour conférer avec le consul, qui les trouva dévoués à ses intérêts, mais incertains sur les moyens de le servir[839]. Céthégus voulut que, par leur autorité, ou à force d'argent, ils décidassent l'armée cénomane à passer immédiatement aux Romains, ou du moins à quitter le camp des Insubres; les entremetteurs de la trahison combattirent ce projet comme impraticable. Seulement, ils engagèrent leur parole que les troupes resteraient neutres pendant le prochain combat, et même tourneraient du côté des Romains, si l'occasion s'en présentait[840]. Ils entrèrent alors en pourparler avec les chefs de l'armée; en peu de jours, l'odieux complot fut consommé et un traité secret assura à l'ennemi, dans la bataille qui se préparait, la coopération active ou tout au moins passive des Cénomans. Bien que ces intrigues eussent été conduites avec un profond mystère, les Insubres en conçurent quelque soupçon[841], et lorsque le jour de la bataille arriva, n'osant confier à de tels alliés une des ailes de peur que leur trahison n'entraînât la déroute de toute l'armée, ils les placèrent à la réserve, derrière les enseignes. Mais cette précaution fut inutile. Au fort de la mêlée, les perfides, voyant l'armée insubrienne plier, la chargèrent tout à coup à dos, et occasionèrent sa destruction totale.

      Note 838: Mittendo in vicos Cenomanorum, Brixiamque, quod caput
      gentis erat… Tit. Liv. l. XXXII, c. 30.

      Note 839: Non ex auctoritate seniorum juventutem in armis esse, nec
      publico consilio Insubrium defectioni Cemanos se adjunxisse….
      (Cethegus) excitis ad se principibus, ibi agere ac moliri cœpit.
      Tit. Liv. l. XXXII, c. 30.

      Note 840: Data fides consuli est ut in acie aut quiescerent, aut si
      qua etiam occasio fuisset, adjuvarent Romanos.
      Tit. Liv. l. XXXII, c. 30.

Note 841: Suberat tamen quædam suspicio. Tit. Liv. l. XXXIII, l. c.

Tandis que ces événemens se passaient dans la Transpadane, Minucius avait d'abord dévasté les terres des Boïes par des incursions rapides; mais lorsque l'armée boïenne eut quitté le camp des coalisés pour venir défendre ses foyers, le consul s'était renfermé dans ses retranchemens, attendant l'occasion de risquer une bataille décisive. Les Boïes la provoquaient avec ardeur, quand la nouvelle du combat du Mincio et de la défection des Cénomans vint ébranler leur confiance; bientôt même, le découragement gagnant, ils désertèrent leurs drapeaux, pour aller défendre chacun sa propriété et sa famille. L'armée consulaire se vit obligée de changer son plan de campagne[842]. Elle se remit à ravager les terres, à brûler les maisons, à forcer les villes. Clastidium fut livré aux flammes: les dévastations durèrent jusqu'au commencement de l'hiver; puis les consuls retournèrent à Rome, où ils triomphèrent, C. Céthégus des Insubres et des Cénomans, Q. Minucius des Boïes. Le premier versa au trésor deux cent trente-sept mille cinq cents livres pesant de cuivre[843], et soixante-dix-neuf mille pièces d'argent, portant pour empreinte un char attelé de deux chevaux[844]; le second une quantité d'argent équivalente à cinquante-trois mille deux cents deniers, et deux cent cinquante-quatre mille as en monnaie de cuivre[845]. Mais ce qui fixait surtout les yeux de la foule, au triomphe de Céthégus, c'était une troupe de Crémonais et de Placentins, suivant le char du triomphateur, la tête couverte du bonnet, symbole de la liberté[846].

      Note 842: Relicto duce, castrisque, dissipati per vicos, sua ut
      quisque defenderent, rationem gerendi belli hosti mutarunt.
      T. L. l. XXXII, c. 31.

Note 843: La livre romaine est évaluée, comme nous l'avons dit plus haut, à 10 onc. 5 gr. 40 gr., ou 327 gram. 18. Cons. le savant mémoire de M. Letronne, sur les monnaies grecques et romaines, p. 7.

      Note 844: C'était une monnaie romaine qui portait le nom de bigati
      (scil. nummi), et équivalait à un denier.

      Note 845: L'as valait à cette époque une once (as uncialis); le
      denier peut être évalué à 82 centimes.

      Note 846: Cæterùm magis in se convertit oculos Cremonensium
      Placentinorumque colonorum turba pileatorum, currum sequentium.
      Tit. Liv. l. XXXIII, c. 23.

ANNEE 196 avant J.-C.

Autant les deux grandes nations gauloises montraient de constance à défendre leur liberté, autant Rome mit d'acharnement à vouloir l'étouffer. Pendant l'année 196, comme pendant la précédente, les consuls furent employés tous deux dans la Cisalpine; leur choix même paraissait dicté par la circonstance. L'un d'eux, L. Furius Purpureo, s'était distingué comme préteur dans une des dernières campagnes; l'autre, Claudius Marcellus, portait un nom de bon augure pour une guerre gauloise. Tandis que Furius se préparait à le suivre à petites journées, Marcellus, se portant directement sur la Transpadane, attaqua et défit l'armée insubrienne, dans une bataille, où, si les récits des historiens ne sont pas exagérés, elle perdit quarante mille hommes[847]. La forte ville de Com ou Comum, située à l'extrémité méridionale du lac Larius, et dont le nom signifiait garde ou protection[848], tomba en son pouvoir, ainsi que vingt-huit châteaux qui se rendirent[849]. Le consul revint ensuite sur ses pas pour faire tête aux Boïes, qui s'étaient rassemblés en nombre considérable. Mais le jour même de son arrivée, avant qu'il eût achevé les retranchemens de son camp, assailli brusquement, il éprouva de grandes pertes, et après un combat long et opiniâtre, laissa sur la place trois mille légionnaires ainsi que plusieurs chefs de distinction[850]. Néanmoins il réussit à terminer les travaux, et une fois retranché, il soutint avec assez de bonheur les assauts que les Gaulois lui livraient sans relâche. Telle était sa situation, lorsque son collègue Furius Purpureo entra dans la partie du territoire boïen, qui confine avec l'Ombrie et qu'on nommait la tribu Sappinia.

      Note 847: In eo prælio suprà XL millia hominum cæsa,
      Valerius Antias scribit. Tit. Liv. l. XXXIII, c. 36.

      Note 848: Còm, en langue gallique signifiait sein, giron, et dans
      le sens figuré, garde, protection. C'est aujourd'hui la ville de
      Côme.

      Note 849: Comum oppidum intra dies paucos captum; castella indè
      duodetriginta ad consulem defecerunt. Tit. Liv. l. XXXIII, c. 36.

      Note 850: Ad tria millia hominum… illustres viri aliquot in illo
      tumultuario prælio ceciderunt. Tit. Liv. ub. supr.

A cette nouvelle, les Boïes levèrent le siège du camp de Marcellus, et coururent sur la route que l'autre consul devait traverser, route boisée et propre aux embuscades militaires. Purpureo approchait déjà du fort de Mutilum, lorsqu'ayant eu vent de quelque chose, il rétrograda; et comme il connaissait parfaitement le pays, par de longs détours en plaines, il réussit à rejoindre sans danger son collègue. Les deux consuls réunis dévastèrent un grand nombre de villes fortifiées et non fortifiées, et Bononia, capitale de tout le territoire[851]; partout où ils promenaient leurs ravages, les vieillards les femmes, la population désarmée des campagnes s'empressait de faire acte apparent de soumission à la république romaine; mais toute la jeunesse, réfugiée en armes au fond des forêts, suivait leur marche, ne les perdant jamais de vue et épiant l'occasion favorable celui-ci surprendre et les envelopper[852]. Boïes et Romains traversèrent ainsi, en s'observant mutuellement, une grande partie de la Cispadane, et passèrent ensuite en Ligurie. A la fin, l'armée boïenne, désespérant de faire tomber dans le piège un général tel que L. Furius, accoutumé de longue main à ce genre de guerre, franchit le Pô, et se jeta sur les terres de quelques tribus liguriennes qui avaient fait leur paix avec Rome[853]. A son retour, elle longeait l'extrême frontière ligurienne, chargée de butin, lorsqu'elle rencontra l'armée des consuls. Le combat s'engagea plus brusquement, et se soutint plus vivement que si les deux partis bien préparés eussent choisi le temps et le lieu à leur convenance. «On vit en cette occasion, dit un historien latin, combien les haines nationales ajoutent d'énergie au courage; plus altérés de sang qu'avides de victoire, les Romains combattirent avec un tel acharnement, qu'à peine laissèrent-ils échapper un Gaulois[854].» Pour remercier les dieux de l'heureuse issue de la campagne, le sénat décréta trois jours de prières publiques. Le pillage de cette année valut au trésor public de Rome trois cent vingt mille livres d'airain, et deux cent trente-quatre mille pièces d'argent à l'empreinte d'un char attelé de deux chevaux.

Note 851: Usque ad Felsinam oppidum populantes peragraverunt. Tit. Liv. l. XXXIII, c. 37.—Felsina était, comme on l'a vu plus haut, l'ancien nom de Bononia chez les Étrusques.

Note 852: Boii ferè omnes, præter juventutem, quæ prædandi causâ in armis erat, (tunc in devias silvas recesserat) in ditionem venerunt.. Boii negligentiùs coactum agmen Romanorum quia ipsi procul abesse viderentur, improvisò agressuros se rati, per occultos saltus secuti sunt. Tit. Liv. l. XXXIII, c. 37.

      Note 853: Lævos, Libuosque quùm pervastasset.
      Tit. Liv. l. XXXIII, c. 37.

Note 854: Ibi quantam vim ad stimulandos animos ira haberet apparuit: nam ita cædis magis quàm victoriæ avidi pugnarunt Romani, ut vix nuncium cladis hosti relinquerent. Tit. Liv. l. XXXIII, c. 37. —Paul. Oros. l. IV, c. 20.—Fasti Capitol.

ANNEE 195 ava nt J.-C.

La campagne de 195 s'ouvrit encore, pour les Romains, sous les auspices les plus favorables; le consul L. Valérius Flaccus battit l'armée boïenne, près de la forêt Litana, et lui tua huit mille hommes; mais ce fut là tout, Valérius perdit le reste de la saison à faire reconstruire les maisons de Placentia et de Crémone[855]. Chargé, l'année suivante en qualité de proconsul, des opérations militaires dans la Transpadane, il y montra plus d'activité. Une armée boïenne, sous la conduite d'un chef nommé Dorulac, était venue soulever les Insubres: Valérius attaqua, près de Médiolanum, leurs forces réunies, les défit, et leur tua dix mille hommes[856].

Note 855: Tit. Liv. l. XXXIV, c. 21, 42.

Note 856: Tit. Liv. l. XXXIV, c. 46.—Paul. Oros. l. IV, c. 20.

ANNEE 194 avant J.-C.

Rome déployait contre la Cisalpine trois armées à la fois. Tandis qu'un proconsul tenait la Transpadane, les deux consuls furent envoyés sur la rive droite du Pô, avec leurs légions respectives; ce qui faisait monter à soixante-cinq mille hommes environ les troupes romaines actives, non compris les garnisons des forteresses et les milices coloniales. De son côté la courageuse nation boïenne épuisait toutes les ressources du patriotisme. Son chef suprême Boïo-Rix[857], assisté de ses deux frères, organisa l'armement en masse de toute la population, et pourvut à la défense de la Cispadane, pendant que Dorulac faisait sur l'Insubrie sa malheureuse tentative. Le consul Tib. Sempronius Longus, arrivé le premier à la frontière gauloise, la trouva donc gardée par Boïo-Rix, et par une forte division boïenne. Le nombre et la confiance des Gaulois l'intimidèrent; n'osant livrer bataille, il se retrancha dans un poste avantageux, et écrivit à son collègue, P. Scipion-l'Africain, de venir le rejoindre immédiatement, espérant, ajoutait-il, traîner les choses en longueur jusqu'à ce moment[858]. Mais le motif qui portait le consul à refuser le combat était celui-là même qui poussait les Gaulois à le provoquer; ils voulaient brusquer l'affaire avant la jonction des consuls. Deux jours de suite, ils sortirent de leurs campemens, et se rangèrent en bataille, appelant à grands cris l'ennemi et l'accablant de railleries et d'outrages; le troisième, ils se décidèrent à attaquer, s'avancèrent au pied des retranchemens, et livrèrent un assaut général. Le consul fit prendre les armes en toute hâte, et ordonna à deux légions de sortir par les deux portes principales; mais les passages étaient déjà fermés par les assiégeans. Long-temps on lutta dans ces étroites issues, non-seulement à grands coups d'épée, mais boucliers contre boucliers et corps à corps, les Romains pour se faire jour, les Gaulois pour pénétrer dans le camp, ou pour empêcher leurs ennemis d'en sortir[859]. Aucun parti n'avait l'avantage, lorsque le premier centurion de la seconde légion et un tribun de la quatrième tentèrent un stratagème, qui souvent avait réussi dans des momens critiques, ils lancèrent leurs enseignes au milieu des rangs ennemis; jaloux de recouvrer leur drapeau, les soldats de la seconde légion chargèrent avec tant d'impétuosité, qu'ils parvinrent les premiers à s'ouvrir une route.

Note 857: Boiorix tunc Regulus eorum… ibid. Righ, que les Latins prononçaient rix, signifie roi, en Gaëlic; rhuy (cymr.); rûcik (armor.), un petit roi, un chef.

Note 858: Nuncium ad collegam mittit, ut si videretur ei, maturaret venire; se tergiversando in adventum ejus rem tracturum. Ibid.

Note 859: Diù in angustiis pugnatum est; nec dextris magis gladiisque gerebatur res, quàm scutis corporibusque ipsis obnixi urgebant: Romani ut signa foràs efferrent; Galli ut aut ipsi in castra penetrarent, aut exire Romanos prohiberent. Tit. Liv. l. XXXIV c. 46.

Déjà ils combattaient hors des retranchemens, et la quatrième légion restait encore arrêtée à la porte, lorsque les Romains entendirent un grand bruit à l'autre extrémité de leur camp; c'étaient les Gaulois qui avaient forcé la porte questorienne, et tué le questeur, deux préfets des alliés et environ deux cents soldats[860]. Le camp était pris de ce côté, sans une cohorte extraordinaire, laquelle, envoyée par le consul pour défendre la porte questorienne, tailla en pièces ou chassa ceux des assiégeans qui avaient déjà pénétré dans l'enceinte, et repoussa l'irruption des autres. Vers le même temps, la quatrième légion, avec deux cohortes extraordinaires, vint à bout d'effectuer sa sortie. Il se livrait donc trois combats simultanés en trois différens endroits autour du camp, et l'attention des combattans était partagée entre l'ennemi qu'ils avaient en tête, et leurs compagnons, dont les cris confus les tenaient dans l'incertitude sur leur sort, et sur le résultat de l'affaire. La lutte dura jusqu'au milieu du jour, avec des forces et des espérances égales. Enfin les Gaulois, cédant à une charge impétueuse, reculèrent jusqu'à leur camp; mais ils s'y rallièrent, et à leur tour, se précipitant sur l'ennemi, ils le culbutèrent et le poursuivirent jusqu'à ses retranchemens, où il se renferma de nouveau. Ainsi dans cette journée, les deux partis se virent successivement victorieux, et successivement en fuite[861].

      Note 860: In portam quæstoriam irruperant Galli; resistentesque
      pertinaciùs occiderant L. Posthumium quæstorem; et M. Atinium et
      P. Sempronium, præfectos sociûm, et ducentos fermè milites.
      Tit. Liv. l. XXXIV, c. 47.

      Note 861: Ita varia hinc atque illinc nunc victoria, nunc fuga fuit.
      Tit. Liv. l. XXXIV, c. 47.

Les Romains publièrent qu'ils n'avaient perdu que cinq mille hommes, tandis qu'ils en avaient tué onze mille[862]; malheureusement les Gaulois ne nous ont pas laissé leur bulletin. Sempronius se réfugia dans Placentia. Si l'on en croit quelques historiens, Scipion, après avoir opéré sa jonction avec lui, dévasta le territoire des Boïes et des Ligures, tant que leurs bois et leurs marais ne lui opposèrent point de barrières; d'autres prétendent que, sans avoir rien fait de remarquable, il retourna à Rome[863].

Note 862: Gallorum tamen ad undecim millia, Romanorum quinque millia sunt occisa. Tit. Liv. l. XXXIV, c. 47.

Note 863: Tit. Liv. l. XXXIV, c. 48.—Paul. Oros. l. IV, c. 20.

ANNEE 193 avant J.-C.

Cette campagne n'avait pas été sans gloire pour la nation boïenne; mais une guerre chaque année renaissante consumait rapidement sa population. Elle renouvela cependant le mouvement de l'année précédente, prit les armes en masse, et parvint à soulever la Ligurie. Le sénat alarmé proclama qu'il y avait tumulte[864]; des levées extraordinaires furent mises sur pied, et les deux consuls, Cornélius Merula et Minucius Thermus partirent, celui-ci pour la Ligurie, celui-là pour le pays boïen. Tant de batailles perdues, malgré tant d'efforts de courage, avaient enfin enseigné aux Gaulois que le manque de discipline et l'ignorance de la tactique étaient les véritables causes de leur faiblesse; ils renoncèrent donc, mais trop tard, aux batailles rangées et aux affaires décisives par masses d'hommes et en rase campagne. Au lieu de tenir la plaine, comme auparavant, ils se ralliaient dans les forêts pour tomber à l'improviste sur l'ennemi dès qu'il approchait des bois. Ils fatiguèrent quelque temps, par ces manœuvres, l'armée du consul Merula; mais celui-ci, ayant déjoué une de leurs embuscades, les força d'accepter la bataille; ils se trouvaient alors non loin de Mutine. La bataille fut terrible, et dura depuis le lever jusqu'au milieu du jour. Le corps des vétérans romains, rompu par une charge des Gaulois, fut anéanti. Pendant long-temps, les Boïes, qui n'avaient que très-peu de cavalerie, soutinrent les charges répétées de la cavalerie romaine, sans que leur ordonnance en souffrît: leurs files restaient serrées, s'appuyant les unes sur les autres, et les chefs, le gais en main, frappaient quiconque chancelait ou faisait mine de quitter son rang[865]. Enfin la cavalerie des auxiliaires romains les entama, et, pénétrant profondément au milieu d'eux, ne leur permit plus de se rallier. Les historiens de Rome avouent que la victoire fut long-temps incertaine, et coûta bien du sang; quatorze mille Gaulois restèrent sur la place, dix-huit cents seulement mirent bas les armes[866].

Note 864: Ob eas res tumultum esse.—Tit. Liv. l. XXXIV, c. 56.

      Note 865: Obstabant duces, hostilibus cædentes terga trepidantium, et
      redire in ordines cogentes. Tit. Liv, l. XXXV, c. 5.

      Note 866: Quatuordecim millia Boïorum cæsa sunt: vivi capti mille
      nonaginta duo; equites septingenti viginti unus. T. L. l. XXXV, c. 5.

ANNEE 192 avant J.-C.

Les consuls Domitius Ænobarbus et L. Quintius Flamininus eurent ordre de continuer la guerre. Les ravages qu'ils exercèrent dans tout le pays, durant l'année 192, furent si terribles, qu'un grand nombre de riches familles gauloises, ne voyant plus de sauve-garde ailleurs, se réfugièrent dans le camp même des Romains. Le conseil national des Boïes ne tarda pas non plus à faire sa paix, et les principaux chefs se transportèrent avec leurs femmes et leurs enfans auprès des consuls. Le nombre de ces malheureux qui croyaient trouver dans le camp romain, sous la garantie de l'hospitalité romaine, repos et respect pour leurs personnes, s'élevait à quinze cents, appartenant tous à la classe opulente et la plus élevée en dignité[867]. Mais, plus d'une fois, ils durent regretter les champs de bataille où du moins la mort était utile et glorieuse, où les souffrances et les outrages ne restaient pas impunis. Le trait suivant, conservé par l'histoire, fera assez connaître quelle était pour les Gaulois supplians et désarmés la paix du peuple romain et l'hospitalité de ses consuls.

Note 867: Primò equites pauci cum præfectis, deinde universus senatus, postremò in quibus aut fortuna aliqua aut dignitas erat, ad mille quingenti ad consules transfugerunt. Tit. Liv. l. XXXV, c. 22.

Quintius Flamininus avait emmené de Rome une prostituée qu'il aimait, et comme ils s'étaient mis en route la veille d'un combat de gladiateurs, cette femme lui reprochait quelquefois, en badinant, de l'avoir privée d'un spectacle auquel elle attachait beaucoup de prix. Un jour qu'il était à table, dans sa tente, avec elle et quelques compagnons de débauche, un licteur l'avertit qu'un noble boïen arrivait, accompagné de ses enfans, et se remettait sous sa sauve-garde. «Qu'on les amène!» dit Flamininus. Introduit sous la tente consulaire, le Gaulois exposa, par interprète, l'objet de sa visite; et il s'étudiait, dans ses discours, à intéresser le Romain au sort de sa famille et au sien. Mais tandis qu'il parlait, une horrible idée se présenta à l'esprit de Flamininus: «Tu m'as sacrifié un combat de gladiateurs, dit-il, en s'adressant à sa maîtresse; pour t'en dédommager, veux-tu voir mourir ce Gaulois[868]?» Bien éloignée de croire sérieuse une telle proposition, la courtisane fit un signe. Aussitôt Flamininus se lève, saisit son épée suspendue aux parois de la tente, et frappe à tour de bras le Gaulois sur la tête. Étourdi, chancelant, le malheureux cherche à s'échapper, implorant la foi divine et humaine, mais un second coup l'atteint dans le côté et, sous les yeux de ses enfans qui poussaient des cris lamentables, le fait rouler aux pieds de la prostituée de Flamininus[869]. Que devait donc faire la soldatesque romaine dans sa brutalité, quand ces horreurs se passaient sous la tente des consuls?

Note 868: Vis tu, quoniam gladiatorium spectaculum reliquisti, jam hunc Gallum morientem aspicere? Tit. Liv. l. XXXIV, c. 42.

Note 869: Et quùm is vixdùm seriò annuisset; ad nutum scorti consulem stricto gladio, qui super caput pendebat, loquenti Gallo caput primùm percussit, deindè fugicnti…. latus transfodisse. Tit. Liv. l. XXXIV, c. 42.—Flamininus ne fut recherché pour ce crime que huit ans après, et encore sous la rigoureuse censure de Caton.

ANNEE 191 avant J.-C.

La nation boïenne avait épuisé toutes ses ressources; cependant elle ne mit point bas les armes; mais un profond découragement paraissait s'être emparé d'elle. À compter le nombre de ses morts dans cette dernière et funeste année, on eût dit qu'elle s'empressait de périr, tandis que la patrie était encore libre; et qu'elle n'accourait plus sur les champs de bataille que pour y rester. Dans une seule journée, le consul Scipion Nasica lui tua vingt mille hommes, en prit trois mille, et ne perdit lui-même que quatorze cent quatre-vingt-quatre des siens. Scipion usa de sa victoire en barbare; il se fit livrer, à titre d'otages, ce qu'il y avait encore dans la nation de chefs et de défenseurs énergiques, et confisqua au profit de sa république la moitié du territoire des vaincus[870]. Tels furent les massacres et les dévastations exercées par ses soldats, que lui-même, réclamant les honneurs du triomphe, osa se vanter, en plein sénat, de n'avoir laissé vivans, de toute la race boïenne, que les enfans et les vieillards[871]. Par une moquerie indigne d'un homme à qui les Romains avaient décerné le prix de la vertu, il fit marcher, dans la pompe de son triomphe, l'élite des captifs gaulois pêle-mêle avec les chevaux prisonniers[872]. Le butin de cette campagne rapporta au trésor public quatorze cent soixante-dix colliers d'or, deux cent quarante-cinq livres pesant d'or, deux mille trois cent quarante livres d'argent, tant en barres qu'en vases de fabrication gauloise, et deux cent trente mille pièces d'argent[873].

      Note 870: Agri parte ferè dimidiâ eos mulctavit.
      Tit. Liv. l. XXXVI, c. 39… Obsides abduxit, c. 40.

Note 871: Senes puerosque Boiis superesse. Tit. Liv. l. XXXVI, c. 41.

      Note 872: Cum captivis nobilibus equorum quoque captorum gregem
      traduxit. Tit. Liv. l. XXXVI, c. 41.

      Note 873: Aureos torques transtulit M. CCCC. LXX. ad hæc auri pondo
      CC. XLV; argenti infecti factique in Gallicis vasis, non infabre suo
      more factis, duo M. CCC. XL; bigat. num ducenta XXXIII.
      Tit. Liv. l. c.

ANNEES 190 à 183 avant J.-C.

Scipion fut chargé par le sénat de compléter l'ouvrage de l'année précédente en prenant possession à main armée du pays confisqué; mais la vue des enseignes romaines que devaient suivre bientôt des milliers de colons, porta dans l'ame des Boïes une douleur et un désespoir profonds; ne pouvant se résigner à livrer eux-mêmes leurs villes, à accepter la condition d'esclaves au sein de leur patrie, puisqu'ils ne pouvaient plus la défendre, ils voulurent l'abandonner; les débris des cent douze tribus boïennes se levèrent en masse et partirent. L'histoire, qui s'est complu à nous énumérer si minutieusement leurs défaites, garde un silence presque absolu sur ce touchant et dernier acte de leur vie nationale. Un historien se contente d'énoncer vaguement que la nation entière fut chassée[874]; un géographe ajoute qu'elle traversa les Alpes noriques pour aller se réfugier sur les bords du Danube, au confluent de ce fleuve et de la Save[875]. Là, elle devint la souche d'un petit peuple dont il sera parlé plus tard[876]. Le nom des Boïes, des Lingons, des Anamans, fut effacé de l'Italie, ainsi que l'avait été, quatre-vingt-treize ans auparavant, le nom Sénonais. Les anciennes colonies de Crémone, Placentia[877] et Mutine[878] furent repeuplées; Parme[879] reçut une colonie de citoyens romains; l'ancienne capitale, Bononia, trois mille colons du Latium[880].

      Note 874: Περί τούτων ήμεϊς συνθεωρήσαντες αύτούς (τούς Κελτούς) έκ
      τών περί τόν Πάδον πεδίων έξωσθέντας… Polyb. l. II.

      Note 875: Μεταστάντες είς τούς περί τόν Ίστρον τόπους, μετά
      Ταυρίσκων ψκουν. Strabon. l. V, p. 213.

Note 876: Cæs. Bell. Gallic. 1. I.—Strabon. l. V, p. 213.

Note 877: En 190. Tit. Liv. l. XXXVII, c. 46, c. 47.

Note 878: En 183. Tit. Liv. l. XXXIX, c. 55.

Note 879: En 183. Tit. Liv. l. XXXIX, c. 55.

Note 880: En 189. Tit. Liv. l. XXXVII, c. 57.

ANNEE 187 avnat J.-C.

Instruits par l'exemple de leurs frères, les Insubres s'étaient hâtés de faire la paix, c'est-à-dire de se reconnaître sujets de Rome; il y avait déjà cinq ans que leur inaction dans la guerre boïenne leur méritait l'indulgence de cette république. Quant aux Cénomans, la fortune récompensa leur conduite perfide et lâche. Au milieu des calamités qui accablaient depuis onze ans la race gallo-kimrique, ce furent eux qui souffrirent le moins: peu d'entre eux périrent sur le champ de bataille; et le pillage à peine toucha leurs terres. Cette richesse même, il est vrai, excita la cupidité d'un préteur romain, M. Furius, cantonné dans la Transpadane; il ne leur épargna aucune vexation pour faire naître, s'il était possible, quelque soulèvement, dont son ambition et son avarice pussent tirer parti; il alla jusqu'à les désarmer en masse[881]. Mais les Cénomans ne se soulevèrent point; ils se contentèrent de porter leurs plaintes au sénat, qui, peu soucieux de favoriser les vues personnelles de son préteur, le censura et rendit aux Gaulois leurs armes[882]. Les Vénètes aussi se livrèrent sans coup férir à la république romaine dès qu'elle souhaita leur territoire: il n'en fut pas de même des Ligures; cette valeureuse nation résista long-temps, retranchée dans ses montagnes et dans ses bois; mais enfin elle céda, comme avaient fait les Boïes, après avoir été presque exterminée.

Note 881: M. Furius, prætor, insontibus Cenomanis, in pace speciem belli quærens, ademerat arma. Tit. Liv. l. XXXIX, c. 3. Παρελθών είς τούς Κενομανούς ώς φίλος, παρείλετο τά όπλα, μηδέν έγκλημα. Diod. Sicul. l. XXVI, p. 298.

Note 882: Diodor. Sicul.—Tit. Liv. loc. cit.

ANNEES 186 à 170 avant J.-C.

Maîtres de toute l'Italie circumpadane, où de nombreuses colonies répandaient rapidement les mœurs, les lois, la langue de Rome, les Romains commencèrent à provoquer les peuplades gauloises des Alpes. Ceux de leurs généraux qui commandaient l'armée d'occupation dans la Transpadane s'amusaient, par passe-temps, et en pleine paix, à se jeter sur les villages des pauvres montagnards, qu'ils enlevaient avec leurs troupeaux pour les vendre ensuite à leur profit dans les marchés aux bestiaux et aux esclaves, à Crémone, à Mantua, à Placentia. Le consul C. Cassius en emmena ainsi plusieurs milliers[883]. De si odieux brigandages révoltèrent les peuples des Alpes: ils prirent les armes, et demandèrent du secours au roi Cincibil[884], un des plus puissans chefs de la Transalpine orientale. Mais l'expulsion des Boïes et la conquête de toute la Circumpadane avaient répandu au-delà des monts la terreur du nom romain. Avant d'en venir à la force, Cincibil voulut essayer les voies de pacification. Il envoya à Rome, porter les plaintes des peuplades des Alpes, une ambassade présidée par son propre frère. Le sénat répondit: «Qu'il n'avait pu prévoir ces violences, et qu'il était loin de les approuver; mais que C. Cassius étant absent pour le service de la république, la justice ne permettait pas de le condamner sans l'entendre[885].» L'affaire en resta là; toutefois le sénat n'épargna rien pour faire oublier au chef gaulois ses sujets de mécontentement. Son frère et lui reçurent en présent deux colliers d'or pesant ensemble cinq livres, cinq vases d'argent du poids de vingt livres, deux chevaux caparaçonnés, avec les palefreniers et toute l'armure du cavalier; on y ajouta des habits romains pour tous les gens de la suite, libres ou esclaves. Ils obtinrent en outre la permission d'acheter dix chevaux chacun et de les faire sortir d'Italie[886].

      Note 883: Indè (C. Cassium) multa millia in servitutem abripuisse….
      Tit. Liv. l. XLIII, c. 5.

      Note 884: Ce nom paraît signifier chef des montagnes: ceann, cinn;
      chef, ceap, cip, sommet, montagne.

      Note 885: «Senatum ea quæ facta quærantur, neque scisse futura, neque
      si sint facta probare: sed indictâ causâ damnari absentem consularem
      virum injurium esse… » Tit. Liv. l. XLIII, c. 5.

      Note 886: Illa petentibus data, ut denorum equorum illis commercium
      esset, educendique ex Italiâ potestas fieret.
      Tit. Liv. l. XLIII, c. 5.

Un autre événement prouva encore mieux à quel point la catastrophe des Gaulois cisalpins avait effrayé leurs frères d'au-delà des monts, et combien ceux-ci redoutaient d'entrer en querelle avec la république.

Une bande de douze mille Transalpins, franchissant tout-à-coup les Alpes par des défilés jusqu'alors inconnus, descendit dans la Vénétie, et, sans exercer aucun ravage, vint poser les fondemens d'une ville sur le territoire où depuis fut construite Aquilée[887]. Le sénat prescrivit au commandant des forces romaines dans la Cisalpine, de s'opposer à l'établissement de cette colonie, d'abord, s'il était possible sans employer la force des armes; sinon d'appeler à son secours quelqu'une des légions consulaires. Ce dernier parti fut celui qu'il adopta. À l'arrivée du consul, les émigrans se soumirent. Plusieurs d'entre eux avaient enlevé dans la campagne des instrumens de labour dont ils avaient besoin; le consul les força de livrer, outre ce effets qui ne leur appartenaient pas, tous ceux qu'ils avaient apportés de leur pays, et même leurs propres armes. Irrités de ce traitement, ils adressèrent leurs plaintes à Rome. Leurs députés, introduits dans le sénat, représentèrent: «Que l'excès de la population, le manque de terre et la disette, leur avaient fait une nécessité de passer les Alpes pour aller chercher ailleurs une autre patrie[888]. Trouvant un lieu inculte et inhabité, ils s'y étaient fixés sans faire tort à personne; ils y avaient même bâti une ville, preuve évidente qu'ils n'étaient venus dans aucun dessein hostile, ni contre les villes, ni contre le territoire des autres. Sommés de fléchir devant le peuple romain, ils avaient préféré une paix sure plutôt qu'honorable, aux chances incertaines de la guerre, et s'étaient remis à la bonne foi de la république avant de se soumettre à sa puissance. Peu de jours après, ils avaient reçu l'ordre d'évacuer leur ville et son territoire. Alors ils n'avaient plus songé qu'à s'éloigner sans bruit pour chercher quelque autre asile. Mais voici qu'on leur enlevait leurs armes, leur mobilier, leurs troupeaux. Ils suppliaient donc le sénat et le peuple romain de ne pas traiter plus cruellement que des ennemis des hommes à qui l'on n'avait à reprocher aucune hostilité[889].» Le sénat répondit: «Qu'ils avaient tort de venir en Italie et de bâtir sur le terrein d'autrui, et sans la permission du magistrat qui commandait dans la province[890]; que pourtant la spoliation dont ils se plaignaient ne pouvait être approuvée; qu'on allait envoyer avec eux des commissaires vers le consul, pour leur faire rendre tous leurs effets, mais sous la condition qu'ils retourneraient sans délai au lieu d'où ils étaient partis. Ces mêmes commissaires, ajoutait-on, vous suivront de près; ils passeront les Alpes pour signifier aux peuples gaulois de prévenir désormais toute émigration, de s'abstenir de toute tentative d'irruption. La nature elle-même a placé les Alpes entre la Gaule et l'Italie, comme une barrière insurmontable; malheur à quiconque tenterait de la franchir[891].»

Note 887: Galli transalpini transgressi in Venetiam, sine populatione aut bello, haud procul indè, ubi nunc Aquileia est, locum oppido condendo ceperunt. Tit. Liv. l. XXXIX, c. 22.—Duodecim millia armatorum erant. Id. c. 54.

Note 888: Se superante in Galliâ multitudine, inopiâ coactos agri et egestate, ad quærendam sedem Alpes transgressos… Tit. Liv. l. XXXIX, c. 54.

Note 889: Orare se senatum populumque romanum, ne in se innoxios deditos acerbius quam in hostes sævirent. Tit. Liv. l. C.

Note 890: Neque illos rectè gessisse quùm in Italiam venirent, oppidumque in alieno agro, nullius romani magistratûs, quia ei provinciæ præesset, permissu ædificare conati sint. Idem, ibid.

      Note 891: Alpes propè inexsuperabilem finem in medio esse: non utique
      iis meliùs fore, quàm qui eas primi pervias fecissent.
      Tit. Liv. l. C.

Les émigrans, après avoir ramassé ceux de leurs effets qui leur appartenaient réellement, sortirent de l'Italie; et les commissaires romains se rendirent chez les principales nations transalpines afin d'y publier la déclaration du sénat. Les réponses de ces peuples révélèrent assez la crainte dont ils étaient frappés. Les anciens allèrent jusqu'à se plaindre de la douceur excessive du peuple romain «à l'égard d'une troupe de vagabonds qui, sortis de leur patrie, sans autorisation légitime, n'avaient pas craint d'envahir des terres dépendantes de Rome, et de bâtir une ville sur un sol usurpé. Au lieu de les laisser partir impunis, Rome, disaient-ils, aurait dû leur faire expier sévèrement leur insolente témérité; la restitution de leurs effets était même un excès d'indulgence capable d'encourager d'autres tentatives non moins criminelles[892].» A ces discours dictés par la peur, les Transalpins joignirent des présens, et reconduisirent honorablement les ambassadeurs jusqu'aux frontières. Néanmoins, quatre ans après, une seconde bande d'aventuriers descendit encore le revers méridional des monts, et, s'abstenant de toute hostilité, demanda des terres pour y vivre en paix sous les lois de la république. Mais le sénat lui ordonna impérieusement de quitter l'Italie, et chargea l'un des consuls de poursuivre et de faire punir par leur nations mêmes les auteurs de cette démarche[893].

Note 892: Debuisse gravem temeritatis mercedem statui; quòd verò etiam sua reddiderint, vereri ne tantâ indulgentiâ plures ad talia audenda impellantur. Tit. Liv. l. XXXIX, c. 55.

Note 893: Eos senatus Italià excedere jussit; et consulem Q. Fulvium quærere et animadvertere in eos, qui principes et auctores transcendendi Alpes fuissent. Tit. Liv. l. XL, c. 53.

Ainsi donc la Haute-Italie fut irrévocablement perdue pour la race gallo-kimrique. Une seule fois, la défaite de quelques légions romaines en Istrie donna lieu à des mouvemens insurrectionnels parmi les restes des nations cisalpines, mais le tumulte, comme disent les historiens latins, fut étouffé sans beaucoup de peine. Une seule fois aussi, et soixante-dix ans plus tard, des Kimris, venus du nord, firent irruption dans l'ancienne patrie de leurs pères, mais pour y tomber sous l'épée victorieuse de Marius. Les Gaulois avaient habité la Haute-Italie pendant quatre cent un ans, à dater de l'invasion de Bellovèse. La période de leur accroissement comprit soixante-seize ans, depuis l'arrivée de leur première bande d'émigrans jusqu'à ce qu'ils eussent conquis toute la Circumpadane; la période de leur puissance fut de deux cent trente-deux ans, depuis l'entière conquête de la Circumpadane jusqu'à l'extinction de la nation sénonaise; et de quatre-vingt-treize celle de leur décadence, depuis la ruine des Sénons jusqu'à celle des Boïes.

Le territoire gaulois, réuni à la république romaine, porta dès-lors le nom de Province gauloise cisalpine ou citérieure; elle reçut aussi, mais plus tard, le nom de Gaule togée[894], qui signifiait que la toge ou le vêtement romain remplaçait, sur les rives du Pô, la braie et la saie gauloises, c'est-à-dire que ce qu'il y a de plus tenace dans les habitudes nationales avait enfin cédé à la force ou à l'ascendant du peuple conquérant.

Note 894: Gallia togata. Quelques savans pensent que la Gaule cisalpine ne fut réduite en province romaine qu'après la défaite des Cimbres par Marius, l'an 101 avant notre ère. Elle aurait été jusqu'à cette époque considérée et traitée comme pays subjugué ou préfecture.

CHAPITRE X.

GALLO-GRECE. Description géographique de ce pays; races qui l'habitaient; sa constitution politique.—Culte phrygien de la Grande-Déesse.—Relations des Gaulois avec les autres puissances de l'Orient.—Les Romains commencent la conquête de l'Asie mineure.—Cn. Manlius attaque la Galatie; les Tolistoboïes sont vaincus sur le mont Olympe; les Tectosages sur le mont Magaba.—Trait de chasteté de Chiorama.—La république romaine ménage les Galates.—Le triomphe est refusé, puis accordé à Manlius.—Les mœurs des Galates s'altèrent; luxe et magnificence de leurs tétrarques.—Caractère des femmes galates; histoire touchante de Camma.—Décadence de la constitution politique; les tétrarques s'emparent de l'autorité absolue. —Mithridate fait assassiner les tétrarques dans un festin.—Ce roi meurt de la main d'un Gaulois.

191—63.

ANNEES 241 à 191 avant J.-C.

La Galatie ou Gaule asiatique avait pour frontière: au nord, la chaîne de montagnes qui s'étend du fleuve Sangarius au fleuve Halys; au midi, cette autre chaîne parallèle à la première, que les Grecs nommaient Dindyme, et les Romains Adoreus; au levant, elle se terminait à quelques milles par-delà Tavion; et non loin de Pessinunte, du côté du couchant. Elle avait pour voisins immédiats les rois de Pont, de Paphlagonie, de Bithynie, de Pergame, de Syrie et de Cappadoce[895]. Deux grands fleuves et des affluens nombreux arrosaient son territoire en tout sens: l'Halys, sorti des montagnes de la Cappadoce, dans la direction de l'ouest à l'est, se recourbant ensuite vers le nord, puis vers le nord-est, en parcourait les parties centrale et orientale[896]; le Sangarius, renommé pour ses eaux poissonneuses[897], coulait du mont Dindyme, à travers la partie occidentale, et se jetait ensuite dans le Pont-Euxin, non loin du Bosphore.

      Note 895: Strabon. l. XII, p. 166.—Pline. l. V, c. 32.
      —Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 16 et seq.—Ptolem. l. V, c. 4.
      —Zon. l. IX, t. I, p. 457, edit. reg.

      Note 896: Strab. l. XII, p. 546.—Tournefort, Voyage dans le Levant,
      t. II, p. 441 et suiv.

      Note 897: Piscium accolis ingentem vim præbet.
      T. L. l. XXXVIII, c. 16.

C'étaient, comme on l'a vu plus haut[898], les Tolistoboïes qui occupaient la Galatie occidentale et les bords du Sangarius. La ville phrygienne de Pessinunte, située au pied du mont Agdistis, et célèbre dans l'histoire religieuse de l'Asie, se trouvait dans leurs domaines; ils en avaient fait leur capitale. Ils possédaient encore deux autres places, Péïon[899] et Bloukion[900], construites postérieurement à la conquête: comme leurs noms l'indiquaient en effet, la première servait de lieu de plaisance aux chefs tolistoboïes, l'autre renfermait le trésor public[901].

Note 898: Voyez ci-dessus, chap. V.

Note 899: Pau, Peues, en langue kimrique, loisir et lieu de repos.

Note 900: Blouck, caisse, coffre; par extension, lieu de dépôt.

Note 901: Φρούρια δ΄αύτών έστί τό τε Βλούκιον καί τό Πήϊον· ών τό μέν ήν βασίλειον Δηϊοτάρου, τό δέ γαζοφυλάκιον. Strab. l. XII, p. 567.

Les Tectosages habitaient le centre, et avaient pour capitale l'antique ville d'Ancyre, bâtie sur une élévation à cinq milles à l'ouest du cours de l'Halys[902], et regardée comme la métropole de toutes les possessions gallo-grecques[903].

      Note 902: Strab. l. XII, p. 567.—Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 24.
      —Tournef. Voyage dans le Levant. Ibid.

Note 903: Ptolem. l. V, c. 4.—Libani. Orat. 26.—Inscript. d'Ancyre.

Les Trocmes, établis à l'orient, avaient fondé pour leur chef-lieu Tavion, ou plus correctement Taw[904]. Cette place devint florissante par la suite[905], et entretint des relations de commerce étendues avec la Cappadoce, l'Arménie et le Pont[906].

      Note 904: Taw (cymr.) taobh (gael): lieu habité. Owen's welsh. dict.
      —Armstr. gaël dict.

Note 905: Stephan. Byzant. Vº Ancyra.

Note 906: Strabon. l. XII, p. 567.

Les trois nations galates se partageaient en plusieurs subdivisions ou tribus, telles que: les Votures et les Ambitues, chez les Tolistoboïes[907]; chez les Tectosages, les Teutobodes[908] anciens compagnons de Luther, Teutons d'origine, mêlés maintenant aux Kimris, dont ils ont adopté la langue[909]; enfin les Tosiopes[910], dont on ignore la position.

Note 907: Voturi et Ambitui. Plin. l. V, c. 32.

Note 908: Teutobodi, Teutobodiaci. Voir ci-dessus chap. IV et V.

Note 909: Τριών δέ όντων έθνών όμογλώττων, καί κατ΄ άλλο ούδέν έξηλλαγμένων… Strab. l. XII, p. 567.

Note 910: Τοσίωποι. Plutarch. de virtut. mulier. p. 259.

Quant à la population subjuguée, elle se composait de Phrygiens et de colonies grecques qui s'étaient introduites à différentes époques dans le pays, et que la domination d'Alexandre et de ses successeurs en avaient rendues maîtresses. Les Phrygiens étaient nombreux, surtout dans la partie occidentale, où ils habitaient, sur les deux rives du Sangarius, des villages bâtis avec les ruines de leurs anciennes cités[911]. Gordium, autrefois capitale d'une grande monarchie, ne comptait plus que parmi les bourgs des Tectosages, cependant sa situation lui conservait encore quelque importance commerciale; placée à distance à peu près égale de l'Hellespont, du Pont-Euxin et du golfe de Cilicie, il servait de lieu de halte pour les marchands et d'entrepôt pour les marchandises provenant de ces mers[912]. On ignore quelle était la disposition des colonies grecques au milieu des tribus phrygiennes. L'industrie principale des races subjuguées consistait à élever des troupeaux de chèvres, dont le poil fin et soyeux était aussi recherché dans l'antiquité qu'il l'est encore de nos jours[913]. La population totale, en y comprenant les Gaulois, les Grecs et les Asiatiques, se subdivisait en cent quatre-vingt-quinze cantons[914].

      Note 911: Έπί δέ τούτψ (τψ Σαγγαρίψ) τά παλαιά τών Φρυγών οίκμητήρια,
      Μίδου, καί έτι πρότερον Γορδίου καί άλλων τινών, ούδ΄ ίχνη σώζοντα
      πόλεων, άλλά κώμαι μικρψ μείζους τών άλλων. Strab. l. XII, p. 567.

Note 912: Gordium… haud magnum quidem oppidum est, sed plusquàm mediterraneum celebre et frequens emporium. Tria maria pari fermè distantia intervallo habet… Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 18.

Note 913: Strab. l. XII.—Tournefort. Voyage dans le Levant, t. II.

Note 914: Populi ac tetrarchiæ omnes, numero CXCV. Plin. l. V, c. 32.

Le gouvernement que les Kimro-Galls organisèrent entre eux fut une espèce de gouvernement aristocratique et militaire. Chacune des nations Tolistoboïe, Tectosage et Trocme fut partagée en quatre districts ou tétrarchies, comme les Grecs les appelaient, et chaque district régi par un chef suprême ou tétrarque[915]. Ce nom, tiré de l'idiome des vaincus et donné par eux au premier magistrat des conquérans, passa bientôt dans la langue politique de ceux-ci, et remplaça le titre gaulois que le chef de district avait dû porter d'abord. Après le tétrarque, et au second rang, étaient un magistrat civil ou juge, un commandant des troupes, et deux lieutenans du commandant[916]. En cas de guerre générale, comme cela se pratiquait chez les autres nations gauloises, un seul chef était investi de l'autorité souveraine et absolue. Les tétrarchies étaient électives et temporaires. Les douze tétrarques réunis composaient le grand conseil du gouvernement; mais il existait un second conseil de trois cents membres, pris, selon toute apparence, parmi les chefs de tribus et les officiers des armées[917], et dont le pouvoir était, dans certains cas, supérieur à celui du premier. Gardien des privilèges de la race conquérante, il formait une haute cour de justice à laquelle ressortissaient toutes les causes criminelles relatives aux hommes de cette race; et nul Gaulois ne pouvait être puni de mort que sur ses jugemens. Les trois cents se rassemblaient chaque année à cet effet dans un bois de chênes consacré, appelé Drynémet[918].

      Note 915: Έκαστα έθνη διελόντες είς τέτταρας μερίδας τετραρχίαν
      έκάστην έκάλεσαν, τετράρχην έχουσαν ϊδιον… Strab. l. XII, p. 567.

      Note 916: Δικαστήν ένα, καί στρατοφύλακα ένα, ύπό τψ τετράρχη
      τεταγμένους ύποστρατοφύλακας δέ δύο. Strab. l. III, loc. citat.

      Note 917: Ή δε τών δώδεκα τετραρχών βουλή, άνδρες ήσαν τριακόσιοι.
      Idem, l. XII, p. 567.

      Note 918: Συνήγοντο δέ είς καλούμενον Δρυναίμετον… Idem, l. XII,
      p. 567.—Der, derw, chêne; nemet, temple.

Les juges des tétrarchies et les tétrarques avaient la décision des affaires civiles entre Gaulois, et probablement de toute cause concernant les vaincus[919].

Note 919: Τά μέν ούν φονικά ή βουλή έκρινε, τά δ΄άλλα οί τετράρχαι, καί οί δικασταί. Strab. l. XII, p. 567.

La condition des deux branches de la population subjuguée paraît n'avoir pas été la même. Les Phrygiens étaient réduits à la servitude la plus complète; mais les Grecs, riches, industrieux, adroits, durent conserver un peu de liberté, et peut-être une partie de leur ancienne suprématie à l'égard de la race asiatique. Par la suite même, ils acquirent des droits politiques; un d'entre eux, sous le titre de premier des Grecs, prôtos tôn Hellênôn, fut investi d'une sorte de magistrature nationale, sans doute de la défense officielle des hommes de race hellénique, auprès des conseils et des tétrarques gaulois. Ce personnage, avec le temps, prit beaucoup d'importance; une inscription d'Ancyre qui en fait mention, nous le montre marié à une femme gauloise du plus haut rang et de la plus haute origine[920].

      Note 920: Καρακυλαίαν Άρχιερείαν, άπόγονον βασιλέων, θυγατέρα τής
      Μητροπόλεως, γυναϊκα Ίουλίου Σεουήρου, τοΰ πρώτου τών Έλλήνων…
      Inscription trouvée à Ancyre par Tournefort, t. II, p. 450.

Les Gaulois apportèrent en Asie leurs croyances et leurs usages religieux, entre autres celui de sacrifier les captifs faits à la guerre[921]; mais ils ne se montrèrent point intolérans pour les superstitions des indigènes: ils laissèrent les Grecs adorer paisiblement Jupiter et Diane, et les Phrygiens vendre, comme auparavant, à toute l'Asie, les oracles de la mère des dieux.

      Note 921: Athenæ. l. IV, c. 16.—Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 47.
      —Eustath. in Homer. p. 1294.

C'était à Pessinunte, au pied du mont Agdistis, que se célébraient les grands mystères de la mère des dieux; là résidaient son pontife suprême et le haut collège de ses prêtres[922]. Elle était représentée par une pierre noire informe, qu'on disait tombée du ciel[923]; et les temples fameux élevés en son honneur, à Pessinunte, sur les monts Dindyme et Ida, et en beaucoup d'autres lieux, lui avaient fait donner les surnoms d'Agdistis, de Dindymène, d'Idæa, de Berecynthia, de Cybèle: c'était sous ce dernier que les Grecs la désignaient de préférence. Ses prêtres, appelés galles, de la petite rivière Gallus qui passait pour sacrée[924], se soumettaient, comme on sait, à des mutilations honteuses, et souillaient le culte de leur divinité par une infâme dissolution; mais leurs oracles n'étaient pas moins en grand crédit, et ils produisaient à Phrygie un revenu immense. Si la domination gauloise ne fit pas entièrement tomber cette industrie, au moins dut-elle l'entraver beaucoup[925], et exciter pour ce motif la haine violente du sacerdoce phrygien. La diminution de ses revenus n'était pas d'ailleurs la seule cause qui aiguillonnait son patriotisme. Antérieurement à la conquête, il s'était arrogé sur la race indigène une autorité presque absolue, il formait parmi les Phrygiens une théocratie que la conquête abolit[926]. Ces motifs d'intérêt, fortifiés par un juste ressentiment de l'oppression étrangère, établirent entre les prêtres d'Agdistis et leurs maîtres, une inimitié mortelle qui contribua puissamment à la ruine de ceux-ci.

Note 922: Strab. l. XII, p. 567.

      Note 923: Lapis nigellus, muliebris oris. Prudent. hymn. X, de coron.
      —Tit. Liv. l. IX.

Note 924: Ovid. Fast. l. IV, V. 316.

Note 925: Strab. l. XII, p. 567.

Note 926: Οί δ΄ϊερεϊς όὸ παλαιόν μέν δυνάσται τινές ήσαν, ίερωσύνην καρπούμενοι μεγάλην. Strab. l. XII, loc. cit.

Ce fut la déesse de Pessinunte qui mit en rapport, pour la première fois, les Gaulois asiatiques et les Romains. Durant la seconde guerre punique, au plus fort des désastres de Rome, les prêtres préposés à la garde des livres Sibyllins, en feuilletant ces vieux oracles pour y trouver l'explication de certains prodiges, lurent que si jamais un ennemi étranger envahissait l'Italie, il fallait transporter de Pessinunte à Rome la statue de la mère des dieux, et qu'alors la République serait sauvée[927]. Le sénat s'empressa de prendre des informations, et sur la déesse, et sur les moyens de l'attirer en Italie; pour toutes ces choses il s'adressa au roi de Pergame, qui, depuis plusieurs années, était en relation d'amitié avec lui. Le roi de Pergame était ce même Attale qui avait chassé les hordes gauloises du littoral de la mer Égée. Une ambassade de cinq personnages distingués se rendit en grande pompe auprès de lui, sur cinq galères à cinq rangs de rames. Attale les reçut dans sa ville, avec tout l'empressement d'un ami dévoué; de Pergame, il les conduisit à Pessinunte, où il obtint pour eux la propriété de la pierre noire qui représentait Agdistis[928]. Quoique l'histoire n'énonce pas à quelles conditions les Tolistoboïes se dessaisirent de leur grande déesse, on peut croire qu'ils la firent payer chèrement; mais cette aventure établit entre les prêtres phrygiens et les Romains des rapports dont les Gaulois ne tardèrent pas à sentir la conséquence.

      Note 927: Quandocunque hostis alienigena, terræ Italiæ bellum
      intulisset, eum pelli Italiâ vincique posse, si mater Idæa Pessinunte
      Romam advecta esset. Tit. Liv. l. IX, c.

Note 928: Is legatos comiter acceptos Pessinuntem in Phrygiam deduxit; sacrumque eis lapidem quem matrem deûm incolæ esse dicebant, tradidit. Tit. Liv. l. IX.

Après le partage de la Phrygie et leur organisation comme conquérans sédentaires, les Gaulois s'étaient relevés promptement des pertes qu'Attale leur avait fait éprouver, et ils avaient repris sur l'Asie mineure leur ancien ascendant. Ils soutinrent plusieurs guerres contre l'empire de Syrie, et presque toujours avec bonheur; deux rois syriens périrent de leur main[929]. Réconciliés même avec le roi de Pergame, ils lui fournirent des bandes stipendiées au moyen desquelles ce prince ambitieux étendit sa domination sur toute la côte de la mer Égée et de la Propontide, et subjugua en outre plusieurs provinces syriennes. Il faut avouer aussi que plus d'une fois ces auxiliaires lui causèrent de terribles embarras. Dans une de ses guerres contre la Syrie, Attale avait loué des Tectosages qui, d'après la coutume de leur nation, s'étaient fait suivre par leurs femmes et leurs enfans[930]. Déjà l'armée pergaméenne, après une route longue et pénible, était sur le point de livrer bataille, lorsque, effrayés par une éclipse de lune, les Galates refusèrent obstinément de marcher plus avant[931]; il fallut qu'Attale leur obéît et retournât sur ses pas. Craignant même de les mécontenter en les licenciant, il leur abandonna quelques terres sur le bord de l'Hellespont. Mais les Tectosages, placés dans une contrée enlevée naguère à leurs frères, crurent pouvoir s'y conduire en maîtres: ils assaillirent des villes, ravagèrent les campagnes et imposèrent des tributs. Leurs compatriotes ainsi qu'une multitude de vagabonds et de bandits accoururent se joindre à eux, et grossirent tellement leur nombre qu'il fallut deux ans et le secours du roi de Bithynie pour mettre fin à cette nouvelle occupation[932].

      Note 929: Polyb. l. IV, p. 315.—Plin. l. VIII, c. 42.—Ælian. de
      animal. l. VI, c. 44.

      Note 930: Ποιούμενοι τήν στρατείαν μετά γυναικαν καί τέκνων, γπομένων
      αύτοως τούτων έν ταϊς άμάξαις. Polyb. l. V, p. 420.

      Note 931: Γενομένης έκλείψεως σελήνης… ούκ άν έφασαν έτι προελθεϊν
      είς τό πρόσθεν. Polyb. l. V, p. 420.

Note 932: Polyb. l. V, p. 420, 447.

ANNEE 216 avant J.-C.

Sur ces entrefaites, la seconde guerre punique se termina. Annibal, contraint de s'expatrier, vint chercher un refuge dans l'Asie mineure; là il travailla, de toutes les ressources de son génie, à susciter aux Romains des ennemis et une autre guerre. Rome, par ses victoires dans la Grèce européenne, menaçait l'Asie d'une conquête imminente; elle était même en quelque sorte déjà commencée. Attale venait de mourir, et le royaume de Pergame avait passé entre les mains d'Eumène, plus dévoué encore que ne l'était son prédécesseur aux volontés du sénat romain; de sorte que la république trouvait en lui moins un allié qu'un lieutenant. Annibal suivait d'un œil inquiet les intrigues et les progrès de ses mortels ennemis; il s'efforçait, par ses discours, d'alarmer les rois d'Asie et d'aiguillonner leur indolence; mais ceux-ci traitaient ses appréhensions de frayeurs personnelles et de chimères. «Nous serions étonnés, lui disaient-ils un jour, que les Romains osassent pénétrer en Asie.—Moi, répliqua ce grand homme, ce qui m'étonne bien davantage, c'est qu'ils n'y soient pas déjà.[933]» Ses sollicitations réussirent enfin auprès d'Antiochus, roi de Syrie, et de son gendre Ariarathe, roi de Cappadoce.

Note 933: Magis mirari quòd non jam in Asiâ essent Romani quàm venturos dubitare. Tit. Liv. l. XXXVI, c. 41.

ANNEE 191 avant J.-C.

Annibal, dans ses plans d'une ligue asiatique contre Rome, avait compté beaucoup sur la coopération des Gaulois, dont il connaissait et appréciait si bien la bravoure. Antiochus, d'après ses conseils, alla donc hiverner en Phrygie[934], où il conclut une alliance avec les tétrarques galates; mais il n'obtint qu'un petit nombre de troupes, ceux-ci prétextant que la Galatie n'était point menacée, et que son éloignement de toute mer la mettait à l'abri des insultes de l'Italie[935]. Les secours que le roi de Syrie ramena avec lui montaient seulement à dix ou douze mille hommes, tant auxiliaires que volontaires stipendiés. Il en envoya aussitôt quatre mille sur le territoire de Pergame, où ils commirent de tels ravages, que le roi Eumène, alors absent pour le service des Romains, se vit contraint de revenir en hâte; il eut peine à sauver sa capitale et la vie de son propre frère[936].

Note 934: In Phrygiam hibernavit undique auxilia accersens. Tit. Liv. l. XXXVII, c. 8.—Appian. Bell. Syriac. p. 89.—Suidas in verbo Γαλατία.

Note 935: Quia procul mari incolerent… Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 16.

Note 936: Tit. Liv. l. XXXVII, c. 18.

ANNEE 190 avant J.-C.

Mais Antiochus, si mal à propos surnommé le Grand, avait trop de présomption pour se laisser long-temps diriger par Annibal. Il n'est pas de notre sujet de raconter ici ses folies et ses revers: on sait que, vaincu en Grèce, il le fut de nouveau en Orient par L. Scipion, près de la ville de Magnésie. Quelques jours avant cette bataille fameuse, lorsque l'armée romaine était campée au bord d'une petite rivière, en face des troupes d'Antiochus, mille Gaulois, traversant la rivière, allèrent insulter le consul au milieu de son camp; après y avoir mis le désordre, cette troupe audacieuse fit retraite et repassa le fleuve sans beaucoup de perte[937]. Pendant la bataille, ils ne montrèrent pas moins d'intrépidité; ils avaient aux ailes de l'armée syrienne huit mille hommes de cavalerie et un corps d'infanterie; là, le combat fut vif, et là seulement[938].

      Note 937: Tumultuosè amne trajecto, in stationes impetum fecerunt;
      primò turbaverunt incompositos… Tit. Liv. l. XXXVII, c. 28.

      Note 938: Tit. Liv. l. XXXVII, c. 39, 40; XXXVIII, c. 48.
      —Appian. Bell. Syriac. p. 107, 108.

Les Romains avaient anéanti à Magnésie les forces asiatiques et grecques; toutefois la conquête du pays ne leur parut rien moins qu'assurée[939]. Ils avaient rencontré sous les drapeaux d'Antiochus quelques bandes d'une race moins facile à vaincre que des Syriens ou des Phrygiens: à l'armure, à la haute stature, aux cheveux blonds, ou teints de rouge, au cri de guerre, au cliquetis bruyant des armes, à l'audace surtout, les légions avaient aisément reconnu ce vieil ennemi de Rome qu'elles étaient élevées à redouter[940]. Avant de rien arrêter sur le sort des vaincus, les généraux romains se décidèrent donc à porter la guerre en Galatie; et dans cette circonstance, les prétextes ne leur manquaient pas. Le consul Cnéius Maulius, successeur de Lucius Scipion dans le commandement de l'armée d'Orient, se disposa à entrer en campagne dès le printemps suivant.

Note 939: Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 48.

Note 940: Procera corpora, promissæ et rutilatæ comæ, vasta scuta, prælongi gladii, ad hoc cantus inchoantium prælium… armorum crepitus… Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 17.

ANNEE 189 avant J.-C.

Sans doute, les Gaulois avaient été long-temps pour l'Asie un épouvantable fléau; mais eux seuls aujourd'hui pouvaient la sauver. Le péril qui les menaçait fut pour tous les amis de l'indépendance asiatique un péril vraiment national. Si Antiochus, faisant un nouvel effort, était venu se réunir aux Galates, les choses peut-être eussent changé de face; mais ce roi pusillanime ne songeait plus qu'à la paix, quelle qu'elle fût. Honteux de sa lâcheté, le roi de Cappadoce, son gendre, rallia quelques troupes échappées au désastre de Magnésie, et les conduisit lui-même à Ancyre. Le roi de Paphlagonie, Murzès, suivit son exemple; ces auxiliaires malheureusement ne formaient que quatre mille hommes d'élite, qui se joignirent aux Tectosages[941]. Ortiagon était alors chef militaire de cette nation, ou même, comme le font présumer quelques circonstances, il était investi de la direction suprême de la guerre. Combolomar et Gaulotus commandaient, l'un les Trocmes, l'autre les Tolistoboïes[942]. «Ortiagon, dit un historien qui l'a connu personnellement, n'était pas exempt d'ambition; mais il possédait toutes les qualités qui la font pardonner. A des sentimens élevés il joignait beaucoup de générosité, d'affabilité, de prudence; et, ce que ses compatriotes estimaient plus que tout le reste, nul ne l'égalait en bravoure[943].» Il avait pour femme la belle Chiomara, non moins célèbre par sa vertu et sa force d'ame que par l'éclat de sa beauté.

Note 941: Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 26.

Note 942: Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 9.—Suidas voce Όρτιάγων.

Note 943: Εύεργετικός ήν καί μεγαλόψυχος, καί κατά τάς έντεύξεις εϋχαρις καί συνετός · τό γάρ συνέχον παρά Γαλάταις, άνδρώδης ήν καί δυναμικός πρός τάς πολεμικάς χρείας. Polyb. Collect. Constant. Aug. Porphyrogen.

Cependant le jeune Attale, frère d'Eumêne (celui-ci était alors à Rome), ne restait pas inactif, et, par ses intrigues, cherchait à préparer les voies aux Romains. Il attira dans leurs intérêts le tétrarque Épossognat, ami particulier d'Eumène, et qui, seul de tous les tétrarques gaulois, s'était opposé dans le conseil à ce que la nation secourût Antiochus[944]. Mais la connivence d'Épossognat les servit peu; car aucun chef ne partagea sa défection, et le peuple repoussa avec mépris la proposition de parler de paix[945], tandis qu'il avait les armes à la main. Dès les premiers jours du printemps, Cn. Manlius se mit en route avec son armée, forte de vingt-deux mille légionnaires[946], et il se fit suivre par Attale et l'armée pergaméenne, qui renfermait les meilleures troupes de la Grèce asiatique, et des corps d'élite levés soit en Thrace soit en Macédoine[947]. Avant de mettre le pied sur le territoire gaulois, le consul fit faire halte à ses légions, et crut nécessaire de les haranguer. D'abord il regardait cette guerre comme dangereuse; mais surtout il craignait que les discours des Asiatiques, en exagérant encore le péril, n'eussent agi défavorablement sur l'esprit du soldat romain. Il s'étudia donc à combattre ces terreurs, cherchant à démontrer, par des raisons qu'il supposait spécieuses, que ces mêmes Gaulois, redoutables aux bords du Rhône ou du Pô, ne pouvaient plus l'être aux bords du Sangarius et de l'Halys, du moins pour des légions romaines.

Note 944: Tit. Liv. l. XXXVIII c. 18.

Note 945: Polyb. ex excerptis legation. XXXIII.

Note 946: Tit. Liv. l. XXXVII, c. 39.

Note 947: Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 12, 18; XXXVII, c. 39.

«Soldats, leur dit-il, je sais que, de toutes les nations qui habitent l'Asie, aucune n'égale les Gaulois en renommée guerrière. C'est au milieu des plus pacifiques des humains que ces hordes féroces, après avoir parcouru tout l'univers, sont venues fonder un établissement. Cette taille gigantesque, cette épaisse et ardente crinière, ces longues épées, ces hurlemens, ces danses convulsives, tout en eux semble avoir été calculé pour inspirer l'effroi[948]. Mais que cet appareil en impose à des Grecs, à des Phrygiens, à des Cariens; pour nous, qu'est-ce autre chose qu'un vain épouvantail? Une seule fois jadis, et dans une première rencontre, ils défirent nos ancêtres sur les bords de l'Allia. Depuis cette époque, voilà près de deux cents ans que nous les égorgeons ou que nous les chassons devant nous, comme de vils troupeaux; et les Gaulois ont valu à Rome plus de triomphes que le reste du monde. D'ailleurs l'expérience nous l'a montré, pour peu qu'on sache soutenir le premier choc de ces guerriers fougueux, ils sont vaincus; des flots de sueur les inondent, leurs bras faiblissent, et le soleil, la poussière, la soif, au défaut du fer, suffisent pour les terrasser[949]. Ce n'est pas seulement dans les combats réglés de légions contre légions, que nous avons éprouvé leurs forces, mais aussi dans les combats d'homme à homme. Encore était-ce à de véritables Gaulois, à des Gaulois indigènes, élevés dans leur pays, que nos ancêtres avaient affaire. Ceux-ci ne sont plus qu'une race abâtardie, qu'un mélange de Gaulois et de Grecs, comme leur nom l'indique assez[950]. Il en est des hommes comme des plantes et des animaux, qui, malgré leurs qualités primitives, dégénèrent dans un sol étranger, sous l'influence d'un autre climat. Vos ennemis ne sont que des Phrygiens accablés sous le poids des armes gauloises[951]; vous les avez battus quand ils faisaient partie de l'armée d'Antiochus, vous les battrez encore. Des vaincus ne tiendront pas contre leurs vainqueurs, et tout ce que je crains, c'est que la mollesse de la résistance ne diminue la gloire du triomphe.

      Note 948: Omnia de industriâ composita ad terrorem.
      Tit. Livius. l. XXXVIII, c. 17.

Note 949: Jam usu hoc cognitum est, si primum impetum, quem fervido ingenio et cæcâ irâ effundunt, sustinueris; fluunt sudore et lassitudine membra, labant arma;… sol, pulvis, sitis, ut ferrum non admoveas, prosternunt. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 17.

      Note 950: Et illis majoribus nostris, cum haud dubiis Gallis, in
      terrâ suâ genitis, res erat; hi jàm degeneres sunt misti, et
      Gallo-Græci, verè quod appellantur. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 17.

      Note 951: Phrygas igitur gallicis oneratos armis, sicut in acie
      Antiochi cecidistis, victos victores cædetis.
      Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 17.

«Les bêtes sauvages nouvellement prises conservent d'abord leur férocité naturelle, puis s'apprivoisent peu à peu; il en est de même des hommes. Croyez-vous que les Gaulois soient encore aujourd'hui ce qu'ont été leurs pères et leurs aïeux? Forcés de chercher hors de leur patrie la subsistance qu'elle leur refusait, ils ont longé les côtes de l'Illyrie, parcouru la Péonie et la Thrace, en s'ouvrant un passage à travers des nations presque indomptables; enfin ils ne se sont établis dans ces contrées que les armes à la main, endurcis, irrités même par tant de privations et d'obstacles[952]. Mais l'abondance et les commodités de la vie, la beauté du ciel, la douceur des habitans, ont peu à peu amolli l'âpreté qu'ils avaient apportée dans ces climats. Pour vous, enfans de Mars, soyez en garde contre les délices de l'Asie; fuyez au plus tôt cette terre dont les voluptés peuvent corrompre les plus mâles courages, dont les mœurs contagieuses deviendraient fatales à la sévérité de votre discipline. Heureusement vos ennemis, tout incapables qu'ils sont de vous résister, n'en ont pas moins conservé parmi les Grecs la renommée qui fraya la route à leurs pères. La victoire que vous remporterez sur ces Gaulois dégénérés vous fera autant d'honneur que si vous trouviez dans les descendans un ennemi digne des ancêtres et de vous[953].»

      Note 952: Extorres inopiâ agrorum, profecti domo, per asperrimam
      Illyrici oram, Pæoniam indè et Thraciam, pugnando cum ferocissimis
      gentibus, emensi, has terras ceperunt… Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 17.

      Note 953: Bellique gloriam victores eamdem inter socios habebitis,
      quàm si, servantes antiquum specimen animorum, Gallos vicissetis.
      Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 17.

Manlius se dirigea du côté de Pessinunte. Pendant sa marche, la population phrygienne et grecque lui adressait de toutes parts des députés pour faire acte de soumission[954]. Il reçut aussi des émissaires du tétrarque Épossognat, qui le priait de ne point attaquer les Tolistoboïes avant que lui, Épossognat, n'eût fait une nouvelle tentative pour amener la paix; car il se rendait lui-même auprès des chefs tolistoboïes dans cette intention. Le consul consentit à différer les hostilités quelques jours encore; cependant il entra plus avant dans la Galatie, et traversa le pays que l'on nommait Axylon[955], et qui devait ce nom au manque absolu de bois, même de broussailles, si bien que les habitans se servaient de fiente de bœuf pour combustible. Tandis que les Romains étaient campés près du fort de Cuballe; un corps de cavalerie gauloise parut tout à coup en poussant de grands cris, chargea les postes avancés des légions, les mit en désordre, et tua quelques soldats; mais l'alarme étant parvenue au camp, la cavalerie du consul en sortit par toutes les portes, et repoussa les assaillans[956]. Manlius dès lors se tint sur ses gardes, marcha en bon ordre, et n'avança plus sans avoir bien fait reconnaître le pays. Arrivé au bord du Sangarius, qui n'était point guéable, il y fit jeter un pont et le traversa.

Note 954: Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 18.

Note 955: Άξυλον, sans bois.

Note 956: Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 18.

Pendant qu'il suivait la rive du fleuve, un spectacle bizarre frappa ses yeux et ceux de l'armée. Il vit s'avancer vers lui les prêtres de la grande déesse, en habits sacerdotaux, déclamant avec emphase des vers où Cybèle promettait aux Romains une route facile, une victoire assurée et l'empire du pays[957]. Le consul répondit qu'il en acceptait l'augure; il accueillit avec joie ces utiles transfuges et les retint près de lui dans son camp. Le lendemain il atteignit la ville de Gordium qu'il trouva complètement vide d'habitans, mais bien fournie de provisions de toute espèce[958]. Là, il apprit que toutes les sollicitations d'Épossognat avaient échoué, et que les Gaulois, abandonnant leurs habitations de la plaine, avec leurs femmes, leurs enfans, leurs troupeaux et tout ce qu'ils pouvaient emporter, se fortifiaient dans les montagnes. C'était au milieu de tout ce désordre que les prêtres de la Grande Déesse s'étaient déclarés pour les Romains, et, désertant Pessinunte, étaient venus mettre au service du consul l'autorité d'Agdistis et de ses ministres.

Note 957: Galli Matris Magnæ à Pessinunte occurrere cum insignibus suis, vaticinantes fanatico carmine, Deam Romanis viam belli et victoriam dare, imperiumque ejus regionis. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 18.—Suidas voce Γάλλοι.

Note 958: Tit. Liv. l. XXXVIII, ub. sup.—Flor. l. II, c. 11.

L'avis unanime des trois chefs de guerre Ortiagon, Gaulotus et Combolomar, avait fait adopter aux Galates ce plan de défense. Voyant la population indigène fuir ou se soumettre sans combat, et le sacerdoce phrygien, tourner son influence contre eux, ils crurent prudent d'évacuer leurs villes, même leurs châteaux forts, et de se transporter en masse dans des lieux d'accès difficile, pour s'y défendre autant qu'ils le pourraient. Les Tolistoboïes se retranchèrent sur le mont Olympe, les Tectosages sur le mont Magaba, à dix milles d'Ancyre; les Trocmes mirent leurs femmes et leurs enfans en dépôt dans le camp des Tectosages, et se rendirent à celui des Tolistoboïes, menacé directement par le consul[959]. Maîtres des plus hautes montagnes du pays, et approvisionnés de vivres pour plusieurs mois, ils se flattaient de lasser la patience de l'ennemi. Ou bien, pensaient-ils, il n'oserait pas les venir chercher sur ces hauteurs presque inaccessibles, ou bien, s'il en avait l'audace, une poignée d'hommes suffirait pour l'arrêter. Si, au contraire, il restait inactif au pied de montagnes couvertes de neiges et de glaces perpétuelles, dès que l'hiver approcherait, le froid et la faim ne tarderaient pas à l'en chasser. Bien que l'élévation et l'escarpement des lieux les défendissent suffisamment, ils environnèrent leurs positions d'un fossé et d'une palissade. Comme leur arme habituelle était le sabre et la lance, ils ne firent pas grande provision de traits et d'armes de jet, comptant d'ailleurs sur les cailloux que ces montagnes âpres et pierreuses leur fourniraient en abondance[960].

      Note 959: Tolistobogiorum civitatem Olympum montem cepisse; diversos
      Tectosagos alium montem qui Magaba dicitur petisse: Trocmos,
      conjugibus ac liberis apud Tectosagos depositis, armatorum agmine
      Tolistobogiis statuisse auxilium ferre. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 19.
      —Flor. l. II, c. 11.

      Note 960: Saxa affatim præbituram asperitatem ipsam locorum
      credebant. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 19.

Le consul s'était bien attendu qu'au lieu de joindre son ennemi corps à corps il aurait à combattre contre la difficulté du terrein; et il s'était approvisionné amplement de dards, de hastes, de balles de plomb, et de cailloux propres à être lancés avec la fronde. Pourvu de ces munitions, il marcha vers le mont Olympe et s'arrêta à cinq milles du camp gaulois. Le lendemain, il s'avança avec Attale et quatre cents cavaliers pour reconnaître ce camp et la montagne; mais tout à coup un détachement de cavalerie tolistoboïenne fondit sur lui, le força à tourner bride, lui tua plusieurs soldats, et en blessa un grand nombre. Le jour suivant, Manlius revint avec toute sa cavalerie pour achever la reconnaissance, et les Gaulois n'étant point sortis de leurs retranchemens, il fit à loisir le tour de la montagne. Il vit que, du côté du midi, des collines revêtues de terre s'élevaient en pente douce jusqu'à une assez grande hauteur; mais que, vers le nord, des rochers à pic rendaient tous les abords impraticables, à l'exception de trois: l'un au milieu de la montagne, recouverte en cet endroit d'un peu de terre; les deux autres, sur le roc vif, au levant d'hiver et au couchant d'été. Ces observations terminées, il vint le même jour dresser ses tentes au pied de la montagne[961].

Note 961: Tit. Liv. l. XXXVIII. c. 20.

Dès le lendemain, il se mit en devoir d'attaquer. Partageant son armée en trois corps, il se dirigea par la pente du midi et à la tête du plus considérable. L. Manlius, son frère, eut l'ordre de monter avec le second par le levant d'hiver, tant que le permettrait la nature des lieux et qu'il ne courrait aucun risque; mais il lui fut recommandé de s'arrêter, s'il rencontrait des escarpemens dangereux, et de rejoindre la division principale par des sentiers obliques. C. Helvius, commandant du troisième corps, devait tourner insensiblement le pied de la montagne et tâcher de la gravir par le couchant d'été. Les troupes auxiliaires furent également divisées en trois corps; le consul prit avec lui le jeune Attale; quant à la cavalerie, elle resta, ainsi que les éléphans, sur le plateau le plus voisin du point d'attaque. Il fut enjoint aux principaux officiers d'avoir l'œil à tout, afin de porter rapidement du secours là où il en serait besoin[962].

Note 962: Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 20.

Rassurés sur leurs flancs, qu'ils regardaient comme inabordables, les Gaulois envoyèrent d'abord quatre mille hommes fermer le passage du côté du midi, en occupant une hauteur éloignée de leur camp de près d'un mille; cette hauteur commandant la route, ils croyaient pouvoir s'en servir comme d'un fort pour arrêter la marche de l'ennemi[963]. A cette vue Cn. Manlius se prépara au combat. Ses vélites se portèrent en avant des enseignes, avec les archers crétois d'Attale, les frondeurs, et les corps de Tralles et de Thraces. L'infanterie légionaire suivit au petit pas, comme l'exigeait la roideur de la pente, ramassée sous le bouclier, de manière à éviter les pierres et les flèches. A une assez forte distance, le combat s'engagea à coups de traits, d'abord avec un succès égal. Les Gaulois avaient l'avantage du poste, les Romains celui de l'abondance et de la variété des armes. Mais l'action se prolongeant, l'égalité ne se soutint plus. Les boucliers étroits et plats des Gaulois ne les protégeaient pas suffisamment; bientôt même, ayant épuisé leurs javelots et leurs dards, ils se trouvèrent tout-à-fait désarmés, car, à cette distance, les sabres leur devenaient inutiles. Comme ils n'avaient pas fait choix de cailloux et de pierres, à l'avance, ils saisissaient les premiers que le hasard leur offrait, la plupart trop gros pour être maniables, et pour que des bras inexpérimentés sussent en diriger et en assurer les coups[964]. Les Romains cependant faisaient pleuvoir sur eux une grêle meurtrière de traits, de javelots, de balles de plomb qui les blessaient, sans qu'il leur fût possible d'en éviter les atteintes. L'historien de cette guerre, Tite-Live, nous a laissé un tableau effrayant du désespoir et de la fureur où cette lutte inégale jeta les Tolistoboïes.

      Note 963: Eo se rati velut castello iter impedituros.
      Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 21.

Note 964: Saxis, nec modicis, ut quæ non preparassent, sed quod cuique temerè trepidanti ad manum venisset, ut insueti, nec arte, nec viribus adjuvantes ictum, utebantur. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 21.

«Aveuglés, dit-il, par la rage et par la peur, leur tête s'égarait; ils n'imaginaient plus aucun moyen de défense contre un genre d'attaque tout nouveau pour eux. Car, tant que les Gaulois se battent de près, des coups qu'ils peuvent rendre ne font qu'enflammer leur courage; mais lorsque, atteints par des flèches lancées de loin, ils ne trouvent pas sur qui se venger, ils rugissent, ils se précipitent les uns contre les autres comme des bêtes féroces que l'épieu du chasseur a frappées[965]. Une chose rendait leurs blessures encore plus apparentes, c'est qu'ils étaient complètement nus. Comme ils ne quittent jamais leurs habits que pour combattre, leurs corps blancs et charnus faisaient alors ressortir et la largeur des plaies et le sang qui en sortait à gros bouillons. Cette largeur des blessures ne les effraie pas; ils se plaisent, au contraire, à agrandir par des incisions celles qui sont peu profondes, et se font gloire de ces cicatrices comme d'une preuve de valeur[966]. Mais la pointe d'un dard affilé leur pénètre-t-elle fort avant dans les chairs, sans laisser d'ouverture bien apparente, et sans qu'ils puissent arracher le trait, honteux et forcenés, comme s'ils mouraient dans le déshonneur, ils se roulent à terre avec toutes les convulsions de la rage[967].» Tel était le spectacle que présentait la division gauloise opposée à Manlius; un grand nombre avaient mordu la poussière; d'autres prirent le parti d'aller droit à l'ennemi, et du moins ceux-ci ne périrent pas sans vengeance. Ce fut le corps des vélites romains qui leur fit le plus de mal. Ces vélites portaient au bras gauche un bouclier de trois pieds, dans la main droite des javelots qu'ils lançaient de loin, et à la ceinture une épée espagnole; lorsqu'il fallait joindre l'ennemi de près, ils passaient leurs javelots dans la main gauche, et tiraient l'épée[968]. Peu de Gaulois restaient encore sur pied; voyant donc les légions s'avancer au pas de charge, ils regagnèrent précipitamment leur camp, que la frayeur de cette multitude de femmes, d'enfans, de vieillards qui y étaient renfermés, remplissait déjà de tumulte et de confusion. Le vainqueur s'empara de la colline qu'ils venaient d'abandonner.

Note 965: Ubi ex occulto et procul levibus telis vulnerantur, nec quò ruant cæco impetu habent; velut feræ transfixæ in suos temerè incurrunt. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 21.

Note 966: Interdùm insectâ cute, ubi latior quàm altior plaga est, etiàm gloriosiùs se pugnare putant. Tit. Liv. loc. citat.

Note 967: Iidem cùm aculeus sagittæ introrsùs tenui vulnere in speciem urit…. tùm in rabiem et pudorem tàm parvæ perimentis pestis versi, prosternunt corpora humi… Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 21.

Note 968: Hic miles tripedalem parmam habet et in dexterâ hastas, quibus eminùs utitur; gladio hispaniensi est cinctus; quòd si pede collato pugnandum est, translatis in lævam hastis stringit gladium. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 21.

Cependant L. Manlius et C. Helvius, chacun dans sa direction, avaient monté au couchant et au levant tant qu'ils avaient trouvé des sentiers praticables; arrivés à des obstacles qu'ils ne purent franchir, ils rétrogradèrent vers la partie méridionale, et commencèrent à suivre d'assez près la division du consul. Celui-ci avec ses légions gagnait déjà la hauteur que ses troupes légères avaient d'abord occupée. Là il fit faire halte et reprit haleine; et montrant aux légionnaires le plateau jonché de cadavres gaulois, il s'écria: «Si la troupe légère vient de combattre avec tant de succès, que ne dois-je pas attendre de mes légions armées de toutes pièces et composées de l'élite des braves? Les vélites ont repoussé l'ennemi jusqu'à son camp, où l'a suivi la terreur; c'est à vous de le forcer dans son dernier retranchement[969].» Toutefois il fit prendre encore les devans à la troupe légère, qui, loin de rester oisives, pendant que les légions faisaient halte, avait ramassé tout à l'entour les traits épars, afin d'en avoir une provision suffisante. À l'approche des assiégeans, les Gaulois se rangèrent en ligne serrée devant les palissades de leur camp; mais exposés là aux projectiles comme ils l'avaient été sur la colline, ils rentrèrent derrière le retranchement, laissant aux portes une forte garde pour les défendre. Manlius alors ordonna de faire pleuvoir sur la multitude, dont l'enceinte du camp était encombrée, une grêle bien nourrie de dards, de balles et de pierres. Les cris effrayans des hommes, les gémissemens des femmes et des enfans, annonçaient aux Romains qu'aucun de leurs coups n'était perdu[970]. À l'assaut des portes, les légionaires eurent beaucoup à souffrir; mais leurs colonnes d'attaque se renouvelant, tandis que les Gaulois qui garnissaient le rempart, privés d'armes de jet, ne pouvaient être d'aucun secours à leurs frères; une de ces portes fut forcée, et les légions se précipitèrent dans l'intérieur[971].

      Note 969: Castra illa capienda esse, in quæ compulsus ab levi
      armaturâ hostis trepidet. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 22.

      Note 970: Vulnerari multos, clamor permixtus mulierum atque puerorum
      ploratibus significabat. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 22.

Note 971: Tit. Liv. l. C.

Alors la foule des assiégés déboucha tumultueusement par toutes les issues qui restaient encore libres. Dans son épouvante, nul danger, nul obstacle, nul précipice, ne l'arrêtait; un grand nombre, roulant au fond des abîmes, se tuèrent de la chute, ou restèrent à demi brisés sur la place. Le consul, maître du camp, en interdit le pillage à ses troupes et leur ordonna de s'acharner à la poursuite des fuyards. L. Manlius arriva dans cet instant, avec la seconde division; le consul lui fit la même défense, et l'envoya aussi poursuivre: lui-même, laissant les prisonniers sous la garde de quelques tribuns, partit de sa personne. A peine s'était-il éloigné, que C. Helvius survint avec le troisième corps; mais cet officier ne put empêcher ses soldats de piller le camp. Quant à la cavalerie romaine, elle était restée quelque temps dans l'inaction, ignorant et le combat et la victoire; bientôt apercevant les Gaulois que la fuite avait amenés au bas de la montagne, elle leur donna la chasse, en massacra et en fit prisonniers un grand nombre. Il ne fut pas aisé au consul de compter les morts, parce que, l'effroi ayant dispersé les fuyards dans les sinuosités des montagnes, beaucoup s'étaient perdus dans les précipices, ou avaient été tués dans l'épaisseur des forêts. Des récits invraisemblables portèrent leur nombre à quarante mille; les autres ne le firent monter qu'à dix mille. Celui des captifs, composés en grande partie de femmes, d'enfans et de vieillards, paraît avoir été de quarante mille[972].

Note 972: Claudius, qui bis pugnatum in Olympo monte scribit, ad quadraginta millia hominum cæsa, auctor est. Valerius Antias non plus decem millia. Numerus captivorum haud dubiè millia quadraginta explevit. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 23.—Appian. Bell. Syriac. p. 115.

Après la victoire, le consul ordonna de réunir en monceau les armes des vaincus et d'y mettre le feu. Sans perdre un moment, il dirigea sa marche du côté des Tectosages, et arriva le surlendemain à Ancyre; là il n'était plus qu'à dix milles du second camp gaulois, formé sur le mont Magaba. Pendant le séjour qu'il fit dans cette ville, une des captives se signala par une action mémorable: c'était Chiomara, épouse du tétrarque Ortiagon, chef suprême des trois nations. Elle avait suivi son mari au mont Olympe, où il dirigeait la défense, et les désastres de cette journée l'avaient fait tomber prisonnière au pouvoir des Romains. Pour Ortiagon, échappé à rand' peine à la mort, il avait regagné Ancyre et de là le camp tectosage[973].

Note 973: Ab Olympo domum refugerat. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 24.

Les captives gauloises avaient été placées sous la garde d'un centurion avide et débauché, comme le sont souvent les gens de guerre[974]. La beauté de Chiomara était justement célèbre; cet homme s'en éprit. D'abord il essaya la séduction; désespérant bientôt d'y réussir, il employa la violence; puis, pour calmer l'indignation de sa victime, il lui promit la liberté[975]. Mais plus avare encore qu'amoureux, il exigea d'elle à titre de rançon une forte somme d'argent, lui permettant de choisir entre ses compagnons d'esclavage celui qu'elle voudrait envoyer à ses parens, pour les prévenir d'apporter l'or demandé. Il fixa le lieu de l'échange près d'une petite rivière qui baignait le pied du coteau d'Ancyre. Au nombre des prisonniers détenus avec l'épouse d'Ortiagon, était un de ses anciens esclaves; elle le désigna, et le centurion, à la faveur de la nuit, le conduisit hors des postes avancés. La nuit suivante, deux parens de Chiomara arrivèrent près du fleuve, avec la somme convenue, en lingots d'or; le Romain les attendait déjà, mais seul, avec la captive, car la vendant subreptivement et par fraude, il n'avait mis dans la confidence aucun de ses compagnons. Pendant qu'il pèse l'or qu'on venait de lui présenter (c'était, aux termes de l'accord, la valeur d'un talent attique[976]) Chiomara s'adressant aux deux Gaulois, dans sa langue maternelle, leur ordonne de tirer leurs sabres et d'égorger le centurion[977]. L'ordre est aussitôt exécuté. Alors elle prend la tête, l'enveloppe d'un des pans de sa robe, et va rejoindre son époux. Heureux de la revoir, Ortiagon accourait pour l'embrasser; Chiomara l'arrête, déploie sa robe, et laisse tomber la tête du Romain. Surpris d'un tel spectacle, Ortiagon l'interroge; il apprend tout à la fois l'outrage et la vengeance[978]. «O femme, s'écria-t-il, que la fidélité est une belle chose!—Quelque chose de plus beau, reprit celle-ci, c'est de pouvoir dire: deux hommes vivans ne se vanteront pas de m'avoir possédée[979]». L'historien Polybe raconte qu'il eut à Sardes un entretien avec cette femme étonnante, et qu'il n'admira pas moins la finesse de son esprit que l'élévation et l'énergie de son ame[980].

Note 974: Cui custodiæ centurio præerat, et libidinis et avaritiæ militaris. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 24.

Note 975: Is primò ejus animum tentavit quam quum abhorrentem à voluntario videret stupro, corpori, quod servum fortunâ erat, vim fecit. Deindè ad leniendam indignitatem injuriæ, spem reditûs ad suos mulieri facit. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 24.—Plutarch. de Virtut. mulierum, p. 258.—Valer. Maxim. l. VI, c. 1.—Suidas voce Όρτιάγων —Flor. l. II, c. 11.—Aurel Victor. c. 55.

Note 976: Summam talenti attici (tanti enim pepigerat)…. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 24.

      Note 977: Mulier, linguâ suâ, stringerent ferrum, et centurionem
      pensentem aurum occiderent, imperavit. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 24.
      —Valer Maxim. l. VI, c. 1.

Note 978: Priùsquam complecteretur, caput centurionis antè pedes ejus abjecit. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 24.—Et injuriæ et ultionis suæ ordinem exposuit. Valerius Maxim. l. VI, c. 1.

      Note 979: Ώ γύναι, καλόν ή πίστις. Ναί, εἶπεν, άλλά κάλλιον ένα μόνον
      ζήν έμοί συγγεγενημένον. Plutarch. de virtut. mulier. p. 258.

      Note 980: Ταύτην μέν ό Πολύϐίός φησι διά λόγων έν Σάρδεσι γενόμενος
      θαυμάσαι τό τε φρόνημα καί τήν σύνεσιν. Plutarch. de virt. mul. l. c.

Tandis que cet événement tenait en émoi tout le camp romain, des envoyés gaulois y arrivèrent, priant le consul de ne point se mettre en marche sans avoir accordé à leurs chefs une entrevue, protestant qu'il n'était point de conditions qu'ils n'acceptassent plutôt que de continuer la guerre. Manlius leur donna rendez-vous pour le lendemain à égale distance d'Ancyre et de leur camp; il s'y rendit à l'heure convenue avec une escorte de cinq cents cavaliers, mais il ne vit paraître aucun Gaulois. Dès qu'il fut rentré, les mêmes envoyés revinrent pour excuser leurs chefs, auxquels des motifs de religion, disaient-ils, n'avaient pas permis de sortir[981], et annoncèrent que les premiers de la nation se présenteraient à une seconde conférence, munis de pleins pouvoirs; le consul promit d'y envoyer Attale. La conférence eut lieu en effet entre les députés gaulois et le jeune prince de Pergame, qui avait une escorte de trois cents chevaux, et l'on y arrêta les bases d'un traité. Mais comme la présence du général romain était nécessaire pour conclure, on convint que Manlius et les chefs gaulois s'aboucheraient le lendemain. La tergiversation des Tectosages avait deux motifs: le premier de donner à leurs femmes et à leurs enfans le temps de se mettre en sûreté avec leurs effets au-delà du fleuve Halys, et le second de surprendre le consul lui-même et de l'enlever[982]. C'est ce que devait exécuter un corps de mille cavaliers d'élite et d'une audace à toute épreuve.

Note 981: Oratores redeunt, excusantes religione objectâ, venire reges non posse. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 25.

Note 982: Frustratio Gallorum eò spectabat, primùm ut tererent tempus, donec res suas, cum conjugibus ac liberis, trans Halyn flumen trajicerent: deindè quòd ipsi consuli… insidiabantur. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 25.—Polyb. ex excerpt. legationib. XXXIV.

La fortune voulut que ce jour-là même les tribuns envoyassent au fourrage et au bois, vers l'endroit fixé pour l'entrevue, un corps nombreux de cavalerie, et qu'ils plaçassent plus près du camp, dans la même direction, un second poste de six cents chevaux, qui devait appuyer les fourrageurs. Manlius se mit en route, comme la première fois, avec une escorte de cinq cents hommes; mais à peine eut-il fait cinq milles, qu'il aperçut les Gaulois qui accouraient sur lui à toute bride. Il s'arrête, anime sa troupe et soutient la charge. Bientôt, forcé de battre en retraite, il le fait d'abord au petit pas; sans tourner le dos ni rompre les rangs; enfin le danger devenant plus pressant, les Romains se débandent et se dispersent. Les Gaulois les poursuivent l'épée dans les reins, en tuent un grand nombre, et allaient s'emparer du consul, lorsque les six cents cavaliers destinés à soutenir les fourrageurs surviennent attirés par les cris de leurs camarades. Alors le combat se rétablit; mais en même temps accourent de tous côtés les fourrageurs; partout les Gaulois ont des ennemis sur les bras. Harassés, et serrés de près par des troupes fraîches, la fuite ne leur fut ni facile, ni sûre[983]. Les Romains ne firent point de prisonniers, et le lendemain l'armée entière, ne respirant que vengeance, arriva en présence du camp gaulois[984].

      Note 983: Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 25.—Polyb. ex excerpt. legat,
      XXXIV.—Appian. Bell. Syriac. p. 115.

      Note 984: Captus est nemo: Romani, ardentibus irâ animis, postero
      die, omnibus copiis ad hostem perveniunt. T. L. l. XXXVIII, c. 25.

Le consul en personne passa deux jours à reconnaître la montagne, afin que rien n'échappât à ses observations; le troisième, il partagea son armée en quatre corps, dont deux devaient marcher de front à l'ennemi, tandis que les deux autres iraient le prendre en flanc. L'infanterie tectosage et trocme, élite de l'armée et formant cinquante mille combattans, occupait le centre; la cavalerie, dont les chevaux étaient inutiles au milieu de ces rochers escarpés, avait mis pied à terre au nombre de dix mille hommes, et pris son poste à l'aile droite. A la gauche étaient les quatre mille auxiliaires commandés par Ariarathe, roi de Cappadoce, et Murzès, roi de Paphlagonie. Les dispositions du consul furent les mêmes qu'au mont Olympe; il plaça en première ligne les troupes armées à la légère, sous la main desquelles il eut soin de faire mettre une ample provision de traits de toute espèce. Ainsi les choses se trouvaient de part et d'autre dans le même état qu'à la bataille du mont Olympe, sauf la confiance plus grande chez les Romains, affaiblie chez les Gaulois; car les Tectosages ressentaient comme un échec personnel la défaite de leurs frères[985]. Aussi l'action, engagée de la même manière, eut le même dénouement. Couverts d'une nuée de traits, les Gaulois n'osaient s'élancer hors des rangs, de peur d'exposer leurs corps à découvert; et plus ils se tenaient serrés, plus ces traits portaient coup sur une masse qui servait de but aux tireurs. Manlius, persuadé que le seul aspect des drapeaux légionnaires déciderait la déroute, fit rentrer dans les intervalles les divisions des vélites et les autres auxiliaires, et avancer le corps de bataille. Les Gaulois, effrayés par le souvenir de la défaite des Tolistoboïes, criblés de traits, épuisés de lassitude, ne soutinrent pas le choc; ils battirent en retraite vers leur camp; un petit nombre seulement s'y renferma, la plupart se dispersèrent à droite et à gauche. Aux deux ailes, le combat dura plus long-temps; mais enfin la déroute devint générale. Le camp fut pris et pillé; huit mille Gaulois jonchèrent la place[986]; le reste se retira au-delà du fleuve Halys, où les femmes et les enfans avaient été mis en sûreté. Tel fut le désespoir ou plutôt la rage des vaincus, qu'on vit des prisonniers mordre leurs chaînes et chercher à s'étrangler les uns les autres[987]. Le butin trouvé dans le camp fut immense. Les Galates ralliés sur l'autre rive de l'Halys voulurent d'abord continuer la guerre; mais se voyant la plupart blessés, sans armes, et dans un entier dénûment, ils fléchirent et demandèrent à traiter. Manlius leur ordonna d'envoyer des députés à Éphèse; pour lui, comme on était au milieu de l'automne, il se hâta de quitter le voisinage du Taurus où le froid se faisait déjà sentir, et ramena son armée hiverner le long des côtes[988].

Note 985: Omnia eadem utrimque, quæ fuerant in priore prælio, erant præter animos, et victoribus ab re secundâ auctos, et hostibus fractos: quia etsi non ipsi victi erant, suæ gentis hominum cladem pro suâ ducebant. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 26.

      Note 986: Octo millia ceciderunt. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 27.
      —Appian. Bell. Syriac. p. 115.

      Note 987: Sed alligati miraculo quodam fuere, quùm catenas morsibus
      et ore tentassent, quum offocandas invicem fauces præbuissent.
      Flor. l. II, c. 11.

      Note 988: Ipse (jam enim medium autumni erat) locis gelidis
      propinquitate Tauri montis excedere properans, victorem exercitum in
      hiberna maritimæ oræ reduxit. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 27.

ANNEE 188 avant J.-C.

Les acclamations de toutes les villes qui avaient embrassé le parti romain l'accueillirent à son passage. «Si la victoire remportée sur Antiochus était plus brillante, disent les historiens, celle-ci fut plus agréable aux alliés de la république[989]. Car la domination syrienne, avec ses tributs et son oppression, paraissait encore plus supportable que le voisinage de ces hordes toujours prêtes à fondre sur l'Asie, comme un orage impétueux[990].» Voilà ce que pensaient les villes de la Troade, de l'Éolide et de l'Ionie; et elles envoyèrent en grande pompe à Éphèse des ambassadeurs chargés d'offrir des couronnes d'or à Manlius, comme au libérateur de l'Asie[991]. Ce fut au milieu de ces réjouissances que les plénipotentiaires gaulois et ceux d'Ariarathe arrivèrent auprès du consul; les premiers pour traiter de la paix, les seconds pour solliciter le pardon de leur maître, coupable d'avoir secouru Antiochus son beau-père et les Galates ses alliés. Ce roi, vivement réprimandé, fut taxé à deux cents talens d'argent, en réparation de son crime. Bien au contraire, le consul fit aux Kimro-Galls l'accueil le plus bienveillant[992]; néanmoins ne voulant rien terminer sans les conseils d'Eumène, alors absent, il fixa, pour l'été suivant, une seconde conférence, dans la ville d'Apamée, sur l'Hellespont. Satisfaits du coup dont ils venaient de frapper la Galatie, les Romains, loin de pousser à bout cette race belliqueuse, qui conservait encore une partie de sa force, employèrent tous leurs efforts à se l'attacher. Aux conférences d'Apamée, il ne fut question ni de tribut, ni de changemens dans les lois ou le gouvernement des Galates. Tout ce qu'exigeait Manlius, c'était qu'ils rendissent les terres enlevées aux alliés de Rome[993], qu'ils renonçassent à leur vagabondage inquiétant pour leurs voisins, enfin, qu'ils fissent avec Eumène une alliance intime et durable[994]. Ces conditions furent acceptées.

Note 989: Ούχ οϋτως έχάρησαν Άντιόχου ληφθέντος έπί τψ δοκεϊν άπολελΰσθαι, τινές μέν φόρων, οί δέ φρουράς, καθόλου δέ πάντες βασιλικών προσταγμάτων… Polyb. ex excerpt. legat. XXXV.

      Note 990: Tolerabilior regia servitus fuerat, quàm feritas immanium
      barbarorum, incertusque in dies terror, quò velut tempestas eos
      populantes inferret. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 37.

      Note 991: Coronas aureas attulerant. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 37.
      —Polyb. excerpt. legat, XXXV.

      Note 992: Φιλανθρώπως άποδεξάμενος. Polyb. loc. cit.
      —T. L. l. XXXVIII, c. 37.

Note 993: Suidas, voce Γαλατία.

Note 994: Ut morem vagandi cum armis finirent, agrorumque suorum terminis se continerent; pacem… cum Eumene servarent. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 40.

ANNEE 187 avant J.-C.

L'humiliation des Gaulois, publiée chez toutes les nations orientales, par des récits lointains et exagérés, environna le nom romain d'un nouvel éclat. «Juda, dit un annaliste juif contemporain; Juda a entendu le nom de Rome, et le bruit de sa puissance….. Il a appris ses combats, et les grandes choses qu'elle a opérées en Galatie, comment elle a subjugué les Galates et leur a imposé tribut[995].» A Rome, les succès du consul eurent moins de faveur; plusieurs patriciens trouvèrent mauvais qu'il eût entrepris la guerre sans ordres formels du sénat; et deux de ses lieutenans, jaloux de lui, firent opposition lorsqu'il demanda le triomphe. On lui objectait l'illégalité d'une guerre qui n'avait été précédée ni de l'envoi d'ambassadeurs, ni des cérémonies exigées par la religion. «Manlius, ajoutait-on, avait consulté dans cette affaire beaucoup plus son ambition que l'intérêt public. Que de peines ses lieutenans n'avaient-ils pas eues à l'empêcher de franchir le Taurus malgré les malheurs dont la Sibylle menaçait Rome, si jamais ses enseignes osaient dépasser cette borne fatale? Le consul pourtant s'en était approché autant qu'il avait pu; n'avait-il pas été camper sur la cime même, au point de départ des eaux[996]?» Enfin on reproduisait contre lui, pour ravaler la gloire du succès, des argumens pareils à ceux dont il s'était lui-même servi, près de la frontière gallo-grecque, pour combattre les terreurs de ses soldats.

Note 995: Et audivit Judas nomen Romanorum, quia sunt potentes viribus… Et audierunt prælia eorum, et virtutes bonas quas fecerunt in Galatiâ: quia obtinuerunt eos et duxerunt sub tributum. Machab. l. I, c. VIII, v. 1 et 2.

Note 996: Cupientem transire Taurum, ægrè omnium legatorum precibus, ne carminibus Sibyllæ prædictam superantibus terminos fatales cladem experiri vellet, retentum: admovisse tamen exercitum, et propè ipsis jugis ad divortia aquarum castra posuisse. Tit. Liv. l. XXXVIII c. 46.

Manlius répondit avec éloquence[997]; il prouva que sa conduite avait été conforme aux intérêts et à la politique du sénat; il adjura son prédécesseur, L. Scipion, de témoigner que cette guerre ne pouvait être différée sans danger. Il ajouta: «Je n'exige pas, sénateurs, que vous jugiez des Gaulois habitans de l'Asie par la barbarie connue de la nation gauloise, par sa haine implacable contre le nom romain. Laissez de côté ces justes préventions, et n'appréciez les Gallo-Grecs qu'en eux-mêmes, indépendamment de toute autre considération. Plût aux dieux qu'Eumène fût ici présent avec les magistrats de toutes les villes de l'Asie! Certes, leurs plaintes auraient bientôt fait justice de ces accusations. A leur défaut, envoyez des commissaires chez tous les peuples de l'Orient; faites-leur demander si on ne les a pas affranchis d'un joug plus rigoureux en réduisant les Gaulois à l'impuissance de nuire, qu'en reléguant Antiochus au-delà du mont Taurus. Que l'Asie tout entière vous dise combien de fois ses campagnes ont été ravagées, ses belles cités pillées, ses troupeaux enlevés; qu'elle vous exprime son affreux désespoir, quand elle ne pouvait obtenir le rachat de ses captifs, quand elle apprenait que ses enfans étaient immolés par les Gaulois à des dieux farouches et sanguinaires comme eux[998]. Sachez que vos alliés ont été les tributaires des Gallo-Grecs, et qu'affranchis par vous de la domination d'un roi, ils n'en continueraient pas moins de payer tribut, si je m'étais endormi dans une honteuse inaction. L'éloignement d'Antiochus n'aurait servi qu'à rendre le joug des Gaulois plus oppressif, et vos conquêtes en-deçà du mont Taurus auraient agrandi leur empire et non le vôtre[999].»

Note 997: Tite Live donne comme authentique le discours qu'il lui fait tenir: Manlium in hunc maximè modum respondisse accepimus. l. XXXVIII, c. 47.

      Note 998: Quum vix redimendi captivos copia esset, et mactatas
      humanas hostias immolatosque liberos suos audirent.
      Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 47.

      Note 999: Gallorum imperio, non vestro adjecissetis.
      Tit. liv. l. XXXVIII, c. 48.

Après ces vives discussions, Manlius obtint le triomphe. Il étala dans cette solennité les couronnes d'or que lui avaient décernées les villes d'Asie, des sommes considérables en lingots et en monnaie d'or et d'argent, ainsi qu'un immense amas d'armes et de dépouilles entassées dans des chariots. Cinquante-deux chefs gaulois, les mains liées derrière le dos, précédaient son char[1000].

Note 1000: Tit. liv. l. XXXIX, c. 6.

ANNEES 187 à 63 avant J.-C.

A la faveur de cette paix forcée où l'asservissement de l'Asie réduisait les Galates, ceux-ci s'adoucirent rapidement et entrèrent dans la civilisation asiatique. On les voit renoncer à leur culte national, dont il ne se montre plus dès lors une seule trace, et figurer comme grands-prêtres dans les temples des religions grecque et phrygienne. Ainsi on trouve un Brogitar, pontife de la mère des dieux, à Pessinunte[1001]; un Dytœt, fils d'Adiato-rix, grand pontife de la Comane[1002], et plusieurs femmes, entre autres la courageuse et infortunée Camma, dont nous parlerons tout à l'heure, desservant les temples des déesses indigènes[1003]. Une statue colossale de Jupiter fut élevée à Tavion[1004]; Ancyre se rendit fameuse par ses fêtes en l'honneur d'Esculape, et par des jeux isthmiens, pythiens, olympiens, qui attirèrent le concours de toute la Grèce[1005]. Les tétrarques gaulois se piquèrent bientôt d'imiter les manières des despotes et des satrapes asiatiques. Ils voulurent faire, avec eux, assaut de somptuosité, et étalèrent dans leurs festins cette prodigalité absurde, magnificence des peuples à demi barbares. On rapporte qu'un certain Ariamne, jaloux d'effacer en savoir vivre tous les tétrarques ses rivaux, publia qu'il tiendrait table ouverte à tout venant pendant une année entière[1006]. Il fit construire à cet effet autour de sa maison de vastes enclos de roseaux et de feuillages, et dresser des tables permanentes qui pouvaient recevoir plus de quatre cents personnes. De distance en distance furent établis des feux où des chaudières de toute dimension, remplies de toutes sortes de viandes, bouillaient jour et nuit. Des magasins, construits dans le voisinage, renfermaient les approvisionnemens, en vin et en farine, amassés de longue-main; et des parcs à bœufs, à porcs, à moutons, à chèvres, placés à proximité, alimentaient le service des tables[1007]. Il est permis de croire qu'Ariamne, n'oublia pas, dans cette occasion, ces jambons de Galatie dont la réputation était si grande[1008]. Ce festin dura un an, et non-seulement Ariamne traita à discrétion la foule qui accourait chaque jour des villes et des campagnes voisines, mais il faisait arrêter sur les chemins les voyageurs et les étrangers, ne leur laissant point la liberté de continuer leur route, qu'ils ne se fussent assis à ses tables[1009].

Note 1001: Cicer. de Arusp. respons. nº 28.

Note 1002: Strabon. l. XII, p. 558.

Note 1003: Plutarch. de Virtut. mulier. p. 257.—Polyæni Stratag. l. VIII, c. 39.—Inscript. d'Ancyre, Tournef. t. II, p. 450.—Montf. palæograph. p. 154, 155 et suiv.

Note 1004: Διός κολοσσός χαλκοΰς. Strab. l. XII, p. 567.

Note 1005: Spanheim gotha numaria. p. 462 et suiv.

Note 1006: Athenæ. l, IV, c. 10.

Note 1007: Athenæ. l. IV, c. 13.

      Note 1008: Κάλλισται μέν γάρ αί γαλατικαί (πέρναι).
      Athen. l. XIV, c. 21.

      Note 1009: Άλλά καί οί παριόντες ξένοι ϋπό τών ύφεστηκότων παίδων ούκ
      ήφίεντο, έως άν μεταλάβωσι τών παρασκενασθέντων. Athen. l. IV, c. 15.

Ce goût pour la magnificence se développa chez les femmes gallo-grecques avec non moins de vivacité que chez leurs maris. Les anciens vêtemens de laine grossière firent place aux tissus de pourpre, que rehaussaient de riches parures; et l'on ne vit plus l'épouse du tétrarque d'Ancyre ou de Pessinunte se contenter de la bouillie, qu'elle emportait jadis dans une marmite, pour son repas et celui de ses enfans, quand elle allait passer la journée au bain[1010]. Cependant ce progrès du luxe chez les dames galates ne corrompit point l'énergique sévérité de leurs mœurs. Au milieu de la dissolution asiatique, elles méritèrent toujours d'être citées comme des modèles de chasteté; et les traits recueillis dans leur vie ne font pas les pages les moins édifiantes des livres anciens consacrés aux vertus des femmes. Nous rapporterons ici un de ces traits fameux dans l'antiquité, et que deux écrivains grecs nous ont transmis.

Note 1010: Αί δέ Γαλατών γυναϊκες είς τα βαλανεϊα πόλτου χύτρας είσφέρουσαι, μετά τών παίδων ήσθιον, όμοῦ λουόμεναι. Plut. Sympos. l. VIII, quæst. 9.

Le tétrarque Sinat avait épousé une jeune et belle femme nommée Camma, prêtresse de Diane, pour qui elle entretenait une dévotion toute particulière. C'était dans les pompes religieuses, quand la prêtresse, vêtue de magnifiques habits, offrait l'encens et les sacrifices; c'était alors que sa beauté paraissait briller d'un éclat tout céleste[1011]; Sino-rix, jeune tétrarque, parent de Sinat, la vit, et ne forma plus d'autre désir au monde que le désir d'en être aimé. Il essaya tout, mais vainement. Désespéré, il s'en prit à celui qu'il regardait comme le plus grand obstacle à son bonheur; il attaqua Sinat par trahison, et le fit périr. Comme le meurtrier était puissant et riche, les juges fermèrent les yeux, et le meurtre demeura impuni. Camma supporta ce coup avec une ame forte et résignée; on ne la vit ni pleurer ni se plaindre; mais, renonçant à toute société, même à celle de ses proches, et dévouée entièrement au service de la déesse, elle ne voulut plus quitter son temple, ni le jour, ni la nuit. Quelques mois se passèrent, et Sino-rix l'y vint poursuivre encore de son amour. «Si je suis coupable, lui répétait-il, c'est pour t'avoir aimée; nul autre sentiment n'a égaré ma main[1012].» Camma, d'un autre côté, se vit persécutée par sa famille, qui, appuyant avec chaleur la poursuite du jeune tétrarque, ne cessait d'exalter sa puissance, sa richesse, et les autres avantages par lesquels il surpassait de beaucoup, disait-on, l'homme qu'elle s'obstinait à regretter. Dès lors, elle n'eut plus de repos qu'elle ne consentît à ces liens odieux. Elle feignit donc de céder, et le jour du mariage fut convenu.

Note 1011: Έπιφανεστέραν δέ αύτήν έποίει καί τό τής Άρτέμιδος ίέρειαν είναι, περί τε τάς πομπάς άεί καί θυσίας κεκοσμημένην όράσθαι μεγαλοπρεπώς. Plut. de Virtutib. mulier. p. 257.

Note 1012: Άνελών έκεϊνον έρωτι τής Κάμμας, μή δι΄ έτέραν τινά πονηρίαν… Plut. de Virt. mul. p. 258.

Dès que parut ce jour tant souhaité, Sino-rix, environné d'un cortège nombreux et brillant, accourut au temple de Diane. Camma l'y attendait; elle s'approcha de lui avec calme, le conduisit à l'autel, et prenant, suivant l'usage, une coupe d'or remplie de vin, après en avoir répandu quelques gouttes en l'honneur de la déesse, elle but, et la présenta au tétrarque[1013]. Ivre de bonheur, le jeune homme la porte à ses lèvres et la vide d'un seul trait[1014]; mais ce vin était empoisonné. On dit qu'en cet instant, une joie, depuis long-temps inaccoutumée se peignit sur le visage de la prêtresse. Étendant ses bras vers l'image de Diane: «Chaste déesse! s'écria-t-elle d'une voix forte: sois bénie de ce qu'ici même j'ai pu venger la mort de mon époux assassiné à cause de moi[1015]; maintenant que tout est consommé, je suis prête à descendre vers lui aux enfers. Pour toi, ô le plus scélérat des hommes, Sino-rix, dis aux tiens qu'ils te préparent un linceul et une tombe, car voilà la couche nuptiale que je t'ai destinée[1016].» Alors elle se précipita vers l'autel qu'elle enlaça de ses bras, et elle ne le quitta plus que la vie ne l'eût abandonnée. Sino-rix, qui ressentait déjà les atteintes du poison, monta dans son chariot et partit à toute bride, espérant que l'agitation et des secousses violentes le soulageraient; mais bientôt ne pouvant plus supporter aucun mouvement, il s'étendit ans une litière, où il expira le même soir. Lorsqu'on vint lui apporter cette nouvelle, Camma vivait encore; elle dit qu'elle mourait contente, et rendit l'ame.

      Note 1013: Άπό χρυσής φιάλης… Polyæn. Strat. l. VIII, c. 39.
      —Plut. de Virtut. mulier, p. 258.

      Note 1014: Ό δέ οία δή νυμφίος παρά νύμφας λαβών, ήδέως πίνει.
      Polyæn. ub. supr.

      Note 1015: Χάριν οίδά σοι, ώ πολύτψμητε Άρτεμις, ότι μοι παρέσχες έν
      τψ σψ ίερψ δίκας ύπέρ τοΰ άνδρος λαβεϊν, άδίκως δι΄ έμέ άναιρεθέντος.
      Polyæn. Strat. l. VIII, c. 39.

      Note 1016: Σοί δέ, ώ πάντων άνοσιώτατε άνθρώπων, τάφον άντί θαλάμου
      καί γάμου παρασκευαζέτωσαν οί προσήκοντες. Plutarch. loc. cit.

La constitution politique s'altéra bientôt, comme les habitudes nationales. D'électives et temporaires qu'avaient été les tétrarchies, elles devinrent héréditaires, et les familles qui en usurpèrent le privilège formèrent, par le laps du temps, une haute classe aristocratique, qui domina le reste de la nation[1017]. L'ambition des chefs travailla en outre à resserrer le nombre de ces magistratures, qui furent successivement réduites de douze à quatre[1018], puis à trois, à deux, enfin concentrées dans une seule main[1019]. Le pays était gouverné par un de ces rois, lorsqu'il fut réuni comme province à l'empire romain. Malgré cette usurpation du pouvoir souverain, le conseil national des trois cents continua d'exister et de coopérer à l'administration du pays[1020]. Il est à présumer que la condition des indigènes phrygiens et surtout grecs s'améliora; car les mariages devinrent assez fréquens entre eux et les Kimro-Galls de rang élevé. Cependant il n'y eut jamais fusion; car, tandis que les vaincus parlaient le grec, la langue gauloise se conserva, sans mélange étranger, parmi les fils des conquérans. Un écrivain ecclésiastique célèbre, qui voyagea dans l'Orient au quatrième siècle de notre ère, six cents ans après le passage des hordes en Asie, témoigne que, de son temps, les Galates étaient les seuls, entre tous les peuples asiatiques, qui ne se servissent point de la langue grecque; et que leur idiome national était à peu près le même que celui des Trévires, les différences de l'un à l'autre n'étant ni nombreuses, ni importantes[1021]. Cette identité de langage entre les Gaulois des bords du Rhin et les Gaulois des bords du Sangarius et de l'Halys s'explique d'elle-même si l'on se rappelle que les Tectosages et les Tolistoboïes, les deux principaux peuples galates, appartenaient originairement, comme les Belges, à la race des Kimris.

Note 1017: Hist. græc. et latin. Inscript. galatic. passim.

Note 1018: Appian. Bell. Mithridat. p. 151.

Note 1019: Strab. l. XII, p. 567.—Pausan. Bell. Alexandr. c. 67.

Note 1020: Inscript. Ancyran. passim.

Note 1021: Galatas excepto sermone græco, quo omnis Oriens loquitur, propriam linguam eamdem penè habere quàm Treviros, nec referre si aliqua exindè corruperint. Hieronym. Prolog. in lib. II. Comment. in epist. ad Galat. c. 3.

ANNEES 167 à 158 avant J.-C.

La bonne intelligence et la paix subsistèrent pendant vingt ans entre les Galates et les puissantes asiatiques. Au bout de ce temps la guerre éclata, on ne sait pour quel motif, et les Gaulois ravagèrent le territoire d'Eumène et celui de leur ancien ami Ariarathe, alors dévoué au roi de Pergame[1022], si cruellement, qu'Attale courut à Rome en porter plainte au sénat. Il dit: «qu'un tumulte gaulois (suivant l'expression romaine) mettait le royaume de Pergame dans le plus grand péril[1023].» La république envoya des commissaires aux tétrarques, sans réussir à les désarmer. Les dévastations ayant recommencé avec plus de force, Eumène partit lui-même pour Rome; mais ses plaintes furent mal reçues. Dans ces négociations et dans quelques autres, le sénat montra envers les Gaulois des ménagemens qui lui étaient peu ordinaires, et qui ne causèrent pas moins de surprise que l'opiniâtreté hardie de ce peuple. «Il fut permis de s'étonner, dit un historien, que tous les discours des Romains eussent été sans effet sur l'esprit des Galates, tandis qu'un seul mot de leurs ambassadeurs suffisait pour armer ou désarmer les puissans roi d'Égypte et de Syrie[1024].»

      Note 1022: Polyb. excerpt. legat, XCVII, CII, CVI, CVII, CVIII.
      —Strab. l. XII, p. 539.—Tit. Liv. l. XLV, c. 16 et 34.

      Note 1023: Querimoniâ gallici tumultûs… regnum in dubium adductum
      esse. Tit. Liv. l. XLV, c. 19.

      Note 1024: Mirum videri posset, inter opulentos reges, Antiochum
      Ptolemæumque, tantùm legatorum romanorum verba valuisse… apud
      Gallos nullius momenti fuisse. Tit. Liv. l. XLV, c. 34.

ANNEE 89 avant J.-C.

A l'époque des guerres de Mithridate, la Galatie parut se réveiller et vouloir secouer cette humiliante protection. Elle se ligua avec le roi de Pont empressé à rechercher l'alliance des Gaulois en occident comme en orient, et qui envoyait des ambassadeurs chez les Kimris des rives du Danube[1025]. Durant ses premières campagnes, Mithridate exaltait, dans tous ses discours, les services de ses alliés galates; il se vantait «de pouvoir opposer à Rome un peuple des mains duquel Rome ne s'était tirée qu'à prix d'or[1026].»

      Note 1025: Legatos ad Cimbros… auxilium petitum mittit. Justin. l.
      XXXVIII, c. 3.—Appian. Bell. Mithrid. p. 171.

      Note 1026: Nec bello hostem, sed pretio remotum. Oratio. Mithrid.
      Justin. l. XXXVIII, c. 4.

ANNEE 86 avant J.-C.

Mais bientôt leur fidélité lui devint suspecte, et dans un des accès de son humeur sombre et soupçonneuse, il retint prisonniers auprès de lui tous les tétrarques et leurs familles, au nombre de soixante personnes[1027]. Indigné de cette perfidie, Toredo-rix, tétrarque des Tosiopes, complota sa mort; et comme le roi de Pont avait coutume de rendre la justice, à certains jours de la semaine, assis sur une estrade fort élevée, Torédo-rix, aussi robuste qu'audacieux, ne se proposait pas moins que de le saisir corps à corps, et de le précipiter du haut de l'estrade, avec son tribunal[1028]. Le hasard voulut que Mithridate s'absentât ce jour-là et qu'il fît mander, au bout de quelques heures, les tétrarques galates; Torédo-rix, craignant que le complot n'eût été découvert, exhorta ses compagnons à se jeter tous ensemble sur le roi et à le mettre en pièces[1029]. Ce second complot manqua également; et Mithridate, après avoir fait tuer sur-le-champ les plus dangereux des conspirateurs, acheva les autres, une nuit, dans un festin où il les avait invités, sous couleur de réconciliation. Trois d'entre eux échappèrent seuls au massacre en se faisant jour, le sabre à la main, au travers des assassins; tout le reste périt, hommes, femmes et enfans[1030]. Parmi ces derniers se trouvait un jeune garçon appelé Bépolitan, que son esprit et sa beauté avaient fait remarquer du roi; Mithridate se ressouvint de lui dans cette nuit fatale, et ordonna à ses officiers de courir et de le sauver. Il était temps encore, parce que le meurtrier, convoitant une robe précieuse que portait le jeune Gaulois, avait voulu le dépouiller avant de frapper; celui-ci résistait et se débattait avec violence; cette lutte permit aux officiers royaux de prévenir le coup[1031]. Le cadavre de Torédo-rix avait été jeté à la voirie, avec défense expresse de lui rendre les derniers devoirs; mais une femme pergaméenne qui l'avait aimé l'ensevelit en cachette, au péril de ses jours[1032].

      Note 1027: Plutarch. de Virtutibus mulier. p. 259.—Appian. Bello
      Mithridat. p. 200.

      Note 1028: Άνεδέξατο τόν Μιθριδάτην, όταν έν τψ βήματι γυμνασίψ
      χρηματίζη συναρπάσας, ώσειν άμα σύν αύτψ κατά τής φάραγγος. Plut. de
      Virtut. mulier, p. 259.

Note 1029: Διαρπάσαι τό σώμα. Idem, loc. cit.

Note 1030: Πάντας έκτεινε μετά παίδων καί γυναικών, χωρίς τριών τών διαφυγόντων… έπί διαίτη μιάς νυκτός. Appian. Bell. Mithrid. p. 200.

Note 1031: Plutarch. de Virtut. mulier. p. 259.

Note 1032: Γύναιον περγαμηνόν έγνωσμένον άφ΄ ώρας ζώντι τψ Γαλάτη παρεκινδύνευσε θάψαι καί περιστεϊλαι τόν νεκρόν. Plut. loc. cit.

ANNEE 63 avant J.-C.

Mithridate, à la tête de son armée, alla fondre sur la Galatie avant que la nouvelle de ses barbaries s'y fût répandue, confisqua les biens des tétrarques assassinés, et, renversant la forme du gouvernement, imposa pour roi absolu un de ses satrapes nommé Eumache[1033]. Cette tyrannie dura douze ans, et chaque année avec un redoublement de cruauté. Enfin les trois tétrarques sauvés du festin sanglant du roi de Pont, et l'un d'eux surtout, Déjotar, depuis si célèbre dans les guerres civiles de Rome, réussirent à soulever le pays, battirent Eumache et le chassèrent[1034]. Les victoires des armées romaines sur Mithridate assurèrent aux Kimro-Galls, pour quelque temps, l'indépendance qu'ils venaient de reconquérir; mais, dans les circonstances où se trouvait l'Orient, cette indépendance précaire ne pouvait pas être de longue durée. Enveloppée et pressée de tous côtés par la domination romaine, la Galatie succomba après tout le reste de l'Asie; elle fut enfin réduite en province, sous l'empereur Auguste.

Note 1033: Appian. Bell. Mithridat. p. 200.

      Note 1034: Appian. loc. cit. p. 200, 222.—Tit. Liv. Epit. XCIV.
      —Paul. Oros. l. VI, c. 2.

Pour terminer cette dernière période de l'histoire des Gaulois orientaux, nous avons encore un mot à dire sur leurs rapports avec Mithridate. Le roi de Pont avait toujours entretenu auprès de sa personne une garde d'aventuriers galates, soldés à grands frais. Ce fut à eux qu'il remit le soin de sa mort, lorsque, décidé à ne point tomber vivant au pouvoir de ses ennemis, il vit que le poison n'agissait pas sur ses entrailles. Ayant fait venir le chef de cette garde, nommé Bituit[1035], il lui présenta sa poitrine nue: «Frappe, lui dit-il, tu m'as déjà rendu de grands et fidèles services; celui-ci ne sera pas moindre[1036].» Bituit obéit, et les historiens ajoutent que ses compagnons, se précipitant aussitôt sur le roi, le percèrent à l'envi de leurs lances et de leurs épées. Peut-être y eut-il dans l'empressement de ces Gaulois un secret plaisir de vengeance à verser le sang d'un homme qui avait fait tant de mal à leur pays.

Note 1035: Βίτοιτος. Appian. p. 248.—Bitætus, Tit. Liv. Epit. c. 11. —On verra plus tard un Bituit, chef des Arvernes, jouer un grand rôle dans la Gaule.

Note 1036: Πολλά μέν έκ τής σής δεξιάς ές πολεμίους ώνάμην, ώνήσομαι δέ μέγιστον… Appian. Bell. Mithrid. p. 248.

FIN DU TOME PREMIER.

TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE PREMIER VOLUME.

CHAPITRE PREMIER. DE LA RACE GALLIQUE. Son territoire; ses principales branches.—Ses conquêtes en Espagne; elles refoulent les nations ibériennes vers la Gaule, où les Ligures s'établissent.—Ses conquêtes en Italie; empire ombrien, sa grandeur, sa décadence.—Commerce des peuples de l'Orient avec la Gaule; colonies phéniciennes.—Hercule tyrien.—Colonies rhodiennes.—Colonie phocéenne de Massalie, sa fondation, ses progrès rapides. DE LA RACE KIMRIQUE. Situation de cette race en Orient et en Occident au septième siècle avant notre ère; elle est chassée des bords du Pont-Euxin par les nations scythiques.—Elle entre dans la Gaule; ses conquêtes.—Grandes émigrations des Galls et des Kimris en Illyrie et en Italie.—Situation respective des deux races.

CHAPITRE II. GAULE CISALPINE. Tableau de la haute Italie sous les Étrusques; ensuite sous les Gaulois.—Courses des Cisalpins dans le centre et le midi de la presqu'île.—Le siège de Clusium les met en contact avec les Romains.—Bataille d'Allia.—Ils incendient Rome et assiègent le Capitole.—Ligue défensive des nations latines et étrusques; les Gaulois sont battus près d'Ardée par Furius Camillus.—Ils tentent d'escalader le Capitole, et sont repoussés.—Conférences avec les Romains; elles sont rompues; elles se renouent; un traité de paix est conclu.—Les Romains le violent.—Plusieurs bandes gauloises sont détruites par trahison; les autres regagnent la Cisalpine.

CHAPITRE III. GAULE CISALPINE. Rome s'organise pour résister aux Gaulois. —Les Cisalpins ravagent le Latium pendant dix-sept ans.—Duels fabuleux de T. Manlius et de Valerius Corvinus.—Paix entre les Gaulois et les Romains. —Irruption d'une bande de Transalpins dans la Circumpadane; sa destruction par les Cisalpins.—Ligue des peuples italiens contre Rome; les Gaulois en font partie; bataille de Sentinum.—Les Sénons égorgent des ambassadeurs romains; ils sont défaits à la journée de Vadimon; le territoire sénonais est conquis et colonisé.—Drusus rapporte à Rome la rançon du Capitole.

CHAPITRE IV. Arrivée et établissement des Belges dans la Gaule.—Une bande de Tectosages émigre dans la vallée du Danube.—Nations galliques de l'Illyrie et de la Pæonie; leurs relations avec les peuples grecs.—Les Galls et les Kimris se réunissent pour envahir la Grèce.—Première expédition en Thrace et en Macédoine; elle échoue.—Seconde expédition; les Gaulois s'emparent de la Macédoine et de la Thessalie; ils sont vaincus aux Thermopyles; ils dévastent l'Étolie; ils forcent le passage de l'Œta; siège et prise de Delphes; pillage du temple.—Retraite désastreuse des Gaulois; leur roi s'enivre et se tue; ils regagnent leur pays et se séparent.

CHAPITRE V. Passage des Gaulois dans l'Asie mineure; ils placent Nicomède sur le trône de Bithynie.—Ils se rendent maîtres de tout le littoral de la mer Égée; situation malheureuse de ce pays.—Tous les états de l'Asie leur paient tribut.—Commencement de réaction contre eux; Antiochus-Sauveur chasse les Tectosages jusque dans la haute Phrygie.—Gaulois soldés au service des puissances asiatiques; leur importance et leur audace.—Fin de la domination des hordes; avantage remporté par Eumènes sur les Tolistoboïes; ils sont vaincus par Attale, et repoussés, ainsi que les Trocmes, dans la haute Phrygie; réjouissances publiques dans tout l'Orient.

CHAPITRE VI. Gaulois à la solde de Pyrrhus; estime qu'en faisait ce roi; ils violent les sépultures des rois macédoniens; ils assiègent Sparte; ils périssent à Argos avec Pyrrhus.—Première guerre punique; Gaulois à la solde de Carthage, leurs révoltes et leurs trahisons; ils livrent Érix aux Romains et pillent le temple de Vénus.—Ils se révoltent contre Carthage et font révolter les autres mercenaires; guerre sanglante sous les murs de Carthage; ils sont vaincus; Autarite est mis en croix.—Amilcar Barcas est tué par un Gaulois.

CHAPITRE VII. GAULE CISALPINE. Situation de ce pays dans l'intervalle des deux premières guerres puniques.—Les Boïes tuent leurs rois At et Gall. —Intrigues des colonies romaines fondées sur les bords du Pô.—Les Cénomans trahissent la cause gauloise.—Le partage des terres du Picénum fait prendre les armes aux Cisalpins.—Leur ambassade aux Gésates des Alpes.—Un Gaulois et une Gauloise sont enterrés vifs dans un des marchés de Rome.—Bataille de Fésules où les Romains sont défaits.—Bataille de Télamone où les Gaulois sont vaincus.—La confédération boïenne se soumet. —Guerre dans l'Insubrie, et perfidie des Romains.—Marcellus tue le roi Virdumar.—Soumission de l'Insubrie.—Triomphe de Marcellus.

CHAPITRE VIII. GAULE CISALPINE. Alliance des Gaulois avec Annibal.—Les Romains envoient des colonies à Crémone et à Placentia.—Soulèvement des Boïes et des Insubres; ils dispersent les colonies, enlèvent les triumvirs et défont une armée romaine dans la forêt de Mutine.—Annibal traverse la Transalpine et les Alpes.—Incertitude des Cisalpins; combat du Tésin.—Les Cisalpins se déclarent pour Annibal; batailles de Trébie, de Thrasymène, de Cannes, gagnées par les Gaulois.—Défaite des Romains dans la forêt Litana. —Tentatives infructueuses d'Annibal pour ramener la guerre dans le nord de l'Italie.—Asdrubal passe les Alpes; il est vaincu près du Métaure.—Magon débarque à Génua; il est vaincu dans l'Insubrie.—Les Gaulois suivent Annibal en Afrique.

CHAPITRE IX. DERNIERES GUERRES DES GAULOIS CISALPINS. Mouvement national de toutes les tribus circumpadanes; conduites par le Carthaginois Amilcar, elles brûlent Placentia; elles sont défaites.—La guerre se continue avec des succès divers.—Trahison des Cénomans; désastre de l'armée transpadane. —Nouveaux efforts de la nation boïenne; elle est vaincue.—Cruauté du consul Quintius Flamininus.—Les débris de la nation boïenne se retirent sur les bords du Danube.—Brigandages des Romains dans les Alpes, et ambassade du roi Cincibil.—Des émigrés transalpins veulent s'établir dans la Vénétie; ils sont chassés.—La république romaine déclare que l'Italie est fermée aux Gaulois.

CHAPITRE X. GALLO-GRECE. Description géographique de ce pays; races qui l'habitaient; sa constitution politique.—Culte phrygien de la Grande-Déesse.—Relations des Gaulois avec les autres puissances de l'Orient.—Les Romains commencent la conquête de l'Asie mineure.—Cn. Manlius attaque la Galatie; les Tolistoboïes sont vaincus sur le mont Olympe; les Tectosages sur le mont Magaba.—Trait de chasteté de Chiorama. —La république romaine ménage les Galates.—Le triomphe est refusé, puis accordé à Manlius.—Les mœurs des Galates s'altèrent; luxe et magnificence de leurs tétrarques.—Caractère des femmes galates; histoire touchante de Camma.—Décadence de la constitution politique; les tétrarques s'emparent de l'autorité absolue.—Mithridate fait assassiner les tétrarques dans un festin.—Ce roi meurt de la main d'un Gaulois.

FIN DE LA TABLE.

End of Project Gutenberg's Histoire des Gaulois (1/3), by Amédée Thierry

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