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Histoire des Gaulois (1/3): depuis les temps les plus reculés jusqu'à l'entière soumission de la Gaule à la domination romaine.

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CHAPITRE V.

Passage des Gaulois dans l'Asie mineure; ils placent Nicomède sur le trône de Bithynie.—Ils se rendent maîtres de tout le littoral de la mer Égée; situation malheureuse de ce pays.—Tous les états de l'Asie leur paient tribut.—Commencement de réaction contre eux; Antiochus-Sauveur chasse les Tectosages jusque dans la haute Phrygie.—Gaulois soldés au service des puissances asiatiques; leur importance et leur audace.—Fin de la domination des hordes; avantage remporté par Eumènes sur les Tolistoboïes; ils sont vaincus par Attale, et repoussés, ainsi que les Trocmes, dans la haute Phrygie; réjouissances publiques dans tout l'Orient.

278—241.

ANNEE 278 avant J.-C.

Le lecteur se rappelle sans doute que lors du départ de la grande expédition gauloise pour la Grèce, deux chefs, se détachant du gros de l'armée, avaient passé en Thrace, Léonor avec dix mille Galls, Luther avec le corps des Teutobodes; ils y faisaient alors la loi. Maître de la Chersonèse thracique et de Lysimachie, dont ils s'étaient emparés par surprise, ils étendaient leurs ravages sur toute la côte depuis l'Hellespont jusqu'à Byzance, forçant la plupart des villes et Byzance même à se racheter de pillages continuels par d'énormes contributions[570]. La proximité de l'Asie, et ce qu'ils apprenaient de la fertilité de ce beau pays, leur inspirèrent bientôt le désir d'y passer[571]. Mais quelque étroit que fût le bras de mer qui les en séparait, Léonor et Luther n'avaient point de vaisseaux, et toutes leurs tentatives pour s'en procurer restèrent long-temps infructueuses. A l'arrivée des compagnons de Comontor, ils songèrent plus que jamais à quitter l'Europe. La Thrace presque épuisée par deux ans de dévastation, était, entre tant de prétendans, une trop pauvre proie à partager. Léonor et Luther s'adressèrent donc conjointement au roi de Macédoine, de qui la Thrace dépendait, depuis qu'elle ne formait plus un royaume particulier. Ils offrirent de lui rendre Lysimachie et la Chersonèse thracique, s'il voulait leur fournir une flotte suffisante pour les transporter au-delà de l'Hellespont. Antipater, qui gouvernait alors la Macédoine, par des réponses évasives, chercha à traîner les choses en longueur[572].

Note 570: Lysimachiâ fraude captâ, Chersonesoque omni armis possessâ… oram Propontidis vectigalem habendo, regionis ejus urbes obtinuerunt. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 16.

Note 571: Cupido indè eos in Asiam transeundi, audientes ex propinquo quanta ubertas terræ hujus esset, cepit. Idem, l. XXXVIII, l. C.

Note 572: Res quùm lentiùs traheretur… Idem, c. 16.

Si, d'un côté, il lui tardait d'affranchir le nord de ses états d'une aussi rude oppression; de l'autre, il avait de fortes raisons de craindre que ce soulagement ne fût que momentané; que l'Hellespont une fois franchi, la route de l'Asie une fois tracée, de nouveaux essaims plus nombreux d'aventuriers gaulois n'accourussent sur les pas des premiers, et que, par là, la situation de la Grèce ne se trouvât empirée. Pendant ces hésitations de la politique macédonienne, Léonor et Luther poussaient avec activité leurs préparatifs; les Tectosages, les Tolistoboïes, et une partie des Galls, abandonnèrent Comontor pour se réunir à eux, et les deux chefs comptèrent sous leurs enseignes jusqu'à quinze petits chefs subordonnés[573].

Note 573: Ils étaient dix-sept chefs, y compris Léonor et Luther. Ών περιφανεϊς μέν έπί τό έρχειν έπτακαίδεκα τόν άριθμόν ήσαν. Memnon. ap. Phot. c. 20.

Mais la mésintelligence ne tarda pas à se mettre entre les deux chefs suprêmes[574]; Léonor et les siens quittèrent la Chersonèse thracique, et se dirigèrent vers le Bosphore, qu'ils espéraient franchir plus aisément et plus vite que les autres ne passeraient l'Hellespont. Ils commencèrent par lever sur la ville de Byzance une forte contribution, avec laquelle probablement ils cherchèrent à se procurer des vaisseaux. Mais à peine avaient-ils quitté le camp de Luther et la Chersonèse, qu'une ambassade y arriva de la part du roi de Macédoine, en apparence pour traiter, en réalité pour observer les forces des Gaulois. Deux grands vaisseaux pontés, et deux bâtimens de transport l'accompagnaient[575]; Luther s'en saisit sans autre formalité; en les faisant voyager nuit et jour, il eut bientôt débarqué tout son monde sur la côte d'Asie[576], et le passage était complètement effectué, lorsque les ambassadeurs en portèrent la nouvelle à leur roi. Du côté du Bosphore, un incident non moins heureux vint au secours de Léonor.

      Note 574: Rursùs nova inter regulos orta seditio est.
      Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 16.

      Note 575: Lutarius Macedonibus per speciem legationis ab Antipatro
      ad speculandum missis, duas tectas naves et tres lembos adimit.
      Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 16.

      Note 576: His alios atque alios noctes diesque transvehendo, intra
      paucos dies omnes copias trajecit. Idem, ibid.

La Bithynie était à cette époque le théâtre d'une guerre acharnée entre les deux fils du dernier roi, Nicomède et Zibæas, qui se disputaient la succession paternelle[577]. Leurs forces, dans l'intérieur du royaume, se balançaient à peu près également; mais, au dehors, Zibæas avait entraîné dans son alliance le puissant roi de Syrie Antiochus, tandis que Nicomède ne comptait dans la sienne que les petites républiques grecques du Bosphore et du Pont-Euxin, Chalcédoine, Héraclée-de-Pont, Tios, et quelques autres. Ce n'était pas sans peine que ces petites cités démocratiques avaient sauvé leur indépendance au milieu de tant de grands empires. Il leur avait fallu prendre part à toutes les querelles de l'Asie, et travailler sans cesse à se faire des alliés pour se garantir de leurs ennemis; et, comme elles n'ignoraient pas qu'Antiochus avait formé le dessein de les asservir tôt ou tard, la crainte et la haine les avaient jetées dans le parti de Nicomède, qu'elles servaient alors avec la plus grande chaleur. Antiochus en montrait beaucoup moins pour son protégé Zibæas, de sorte que la guerre traînait en longueur. Sur ces entrefaites, Nicomède, voyant de l'autre côté du Bosphore ces bandes gauloises qui cherchaient à le traverser, imagina de leur en fournir les moyens pour les rendre utiles à ses intérêts. Il fit même accéder les républiques grecques à ce projet, que dans toute autre circonstance elles eussent repoussé avec effroi. Nicomède proposa donc à Léonor de lui envoyer une flotte de transport, s'il voulait souscrire aux conditions suivantes:

1º Que lui et ses hommes resteraient attachés à Nicomède et à sa postérité par une alliance indissoluble; qu'ils ne feraient aucune guerre sans sa volonté, n'auraient d'amis que ses amis, et d'ennemis que ses ennemis[578];

2º Qu'ils regardaient comme leurs amies et alliées les villes d'Héraclée, de Chalcédoine, de Tios, de Ciéros et quelques autres métropoles d'états indépendans;

3º Qu'eux et leurs compatriotes s'abstiendraient désormais de toute hostilité envers Byzance, et que même, dans l'occasion, ils défendraient cette ville comme leur alliée[579].

Note 577: Idem, ibid.

      Note 578: Εΐναι φίλους μέν τοϊς φίλοις, πολεμίους δέ τοϊς ού φιλοϋσι.
      Memn. ap. Phot. c. 20.

      Note 579: Ευμμαχεϊν δέ καί Βυζαντίοις, εϊ που δεήσοι, καί Τιανοϊς δέ,
      καί Ήρακλεώταις, καί Καλχηδονίοις καί Κιερανοϊς, καί τισιν έτέροις
      έθνών άρχουσι. Idem, loc. cit.

Cette dernière clause avait été insérée dans le traité, sur la demande des républiques grecques à la ligue desquelles Byzance s'était réunie. Léonor accepta tout, et ses troupes furent transportées par-delà le détroit[580].

Note 580: Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 16.—Strab. l. XII, p. 567.

Son départ laissa Comontor maître de presque toute la Thrace; ce chef s'établit au pied du mont Hémus, dans la ville de Thyle dont il fit le siège de son royaume. Pour se soustraire à ses brigandages, les villes indépendantes continuèrent à lui payer tribut comme à Léonor et à Luther; Byzance même, malgré la convention qui devait la garantir contre les attaques des Gaulois, fut imposée à une rançon plus forte qu'auparavant[581]. Cette rançon annuelle s'éleva successivement de trois ou quatre mille pièces d'or[582] à cinq mille, à dix mille, et enfin, sous les successeurs de Comontor, à l'énorme somme de quatre-vingt talens[583]. Les Gaulois tyrannisèrent ainsi la Thrace pendant plus d'un siècle; ils furent enfin exterminés par un soulèvement général de la population.

Note 581: Polyb. l. IV, p. 313.

Note 582: Memnon. ap. Phot. c. 20.

Note 583: Polyb. l. IV, p. 313.—440,000 francs.

Aussitôt que Léonor fut débarqué en Asie, il se réconcilia avec Luther, et le fit entrer, comme lui, à la solde de Nicomède[584]: leurs bandes réunies eurent bientôt mis la fortune du côté de ce prétendant. Zibæas vaincu s'expatria; mais Antiochus voulut poursuivre la guerre pour son propre compte; il attaqua la Bithynie par terre, et, par mer, les républiques du Bosphore; de part et d'autre, il échoua, et c'est aux services des Gaulois que les historiens attribuent le salut de Chalcédoine et des autres petits états démocratiques. «L'introduction de ces barbares en Asie, disent-ils, fut avantageuse, sous quelques rapports, aux peuples de ce pays. Les rois successeurs d'Alexandre s'épuisaient en efforts pour anéantir le peu qu'il restait d'états libres, les Gaulois s'en montrèrent les protecteurs; ils repoussèrent les rois, et raffermirent les intérêts démocratiques[585].» Cet événement que l'histoire proclame heureux pour l'Asie, il ne faut point se trop hâter d'en faire honneur aux affections ou au discernement politique des Gaulois; la suite prouve assez que ces considérations morales n'y tenaient aucune place. Car Nicomède, à quelque temps de là, s'étant brouillé avec les citoyens d'Héraclée, les Gaulois s'emparèrent de cette ville par surprise, et offrirent de la livrer au roi, à condition qu'il leur abandonnerait toutes les propriétés transportables[586]. Ce traité de brigands eut lieu, et vraisemblablement la population héracléote comptait au nombre des biens meubles que les Gaulois s'étaient réservés.

Note 584: Coëunt deindè in unum rursùs Galli, et auxilia Nicomedi dant. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 16.

Note 585: Αϋτη τοίνυν τών Γαλατών ή έπί τήν Άσίαν διάβασις, κατ΄ άρχάς μέν έπί κακώ τών οίκητόρων προελθεων ένομίσθη· τό δέ τέλος έδειξεν άποκριθέν πρός τό σύμφερον. Τών γάρ Βασιλέων τήν τών πόλεων δημοκρατίαν άφελεϊν σπουδαζόντων, αύτοί μάλλον αύτήν έβεβαίουν, άντικαθιστάμενοι τοίς έπιτιθεμένοις. Memnon. ap. Photium. c. 20.

Note 586: Memn. ap. Phot. c. 20.

Tant de grands services méritaient une grande récompense; le roi bithynien concéda aux Gaulois des terres considérables sur la frontière méridionale de ses états[587]. Sa générosité pourtant n'était pas tout-à-fait exempte de calcul; il espérait, par là, donner à son royaume une population forte et belliqueuse, du côté où il était le plus vulnérable, et élever en quelque sorte une barrière qui le garantirait des attaques de ses voisins de Pergame, de Syrie et d'Égypte. Mais Nicomède n'avait pas bien réfléchi au caractère de ses nouveaux colons, en les plaçant si près des riches campagnes arrosées par le Méandre et l'Hermus, si près de ces villes de l'Éolide et de l'Ionie, merveilles de la civilisation antique, où le génie des Hellènes se mariait à toute la délicatesse de l'Asie. Aussi, à peine furent-ils arrivés dans leurs concessions qu'ils commencèrent à piller, et bientôt à envahir le littoral de la Troade. L'organisation des bandes gauloises n'était plus la même alors qu'à l'époque de leur passage en Bithynie; Léonor et Luther étaient morts, ou avaient été dépouillés du commandement; et leurs armées, fondues ensemble et augmentées de renforts tirés de la Thrace, s'étaient formées en trois hordes sous les noms de Tectosages, Tolistoboïes et Trocmes[588]. Pour éviter tout conflit et tout sujet de querelle dans la conquête qu'elles méditaient, ces trois hordes, avant de quitter la frontière bithynienne, distribuèrent l'Asie mineure en trois lots qu'elles se partagèrent à l'amiable[589]; les Trocmes eurent l'Hellespont et la Troade, les Tolistoboïes l'Éolide et l'Ionie, et la contrée méditerranée, qui s'étendait à l'occident du mont Taurus, entre la Bithynie et les eaux de Rhodes et de Chypre, appartint aux Tectosages[590]. Tous alors se mirent en mouvement, et la conquête fut bientôt achevée. Une horde gauloise établit sa place d'armes sur les ruines de l'ancienne Troie[591]; et les chariots amenés de Tolosa «stationnèrent dans les plaines qu'arrose le Caystre[592].»

Note 587: Regnum diviserunt. Justin. l. XXV, c. 2.

      Note 588: Trocmi (Tit. Liv. passim.—Strab. l. XII); Trogmi
      (Memn. ap. Phot. c. 20); Trogmeni (Steph. Byzant.). Au rapport de
      Strabon (l. XII, p. 568) la horde des Trocmes tenait son nom du chef
      qui la commandait.

      Note 589: Cùm très essent gentes, in tres partes diviserunt.
      Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 16.

      Note 590: Trocmis Hellesponti ora data, Tolistobogii Æolida atque
      Ioniam, Tectosagi mediterranea Asæ sortiti sunt, et stipendium totâ
      cis Taurum Asiâ exigebant. Idem, ibid.

Note 591: Είς τήν πόλιν Ίλιον… Strabon. l. XIII, p. 591.

      Note 592: …έν λειμώνι Καϋστρίώ έσταν άμαξαι. Callimach. Hymn. ad
      Dian. v. 257.

L'histoire ne nous a pas laissé la narration détaillée de cette conquête; mais que l'imagination se représente, d'un côté la force et le courage physiques à l'un des plus bas degrés de la civilisation, de l'autre ce que la culture intellectuelle produisit jamais de plus raffiné, alors elle pourra se créer le tableau des calamités qui débordèrent sur l'Asie mineure. Devant la horde tectosage, la population phrygienne fuyait comme un troupeau de moutons, et courait se réfugier dans les cavernes du mont Taurus; en Ionie, les femmes se tuaient à la seule nouvelle de l'approche des Gaulois; trois jeunes filles de Milet prévinrent ainsi par une mort volontaire les traitemens horribles qu'elles redoutaient. Un poète, sans doute Milésien comme elles, a consacré quelques vers à la mémoire de ces touchantes victimes; ces vers sont placés dans leur bouche; elles-mêmes s'adressent à leur ville natale, et semblent lui reprocher avec tendresse de n'avoir point su les protéger:

«O Milet! ô chère patrie! nous sommes mortes pour nous soustraire aux outrages des barbares Gaulois, toutes trois vierges et tes citoyennes. C'est Mars, c'est l'impitoyable dieu des Gaulois, qui nous a précipitées dans cet abîme de malheurs, car nous n'avons point attendu l'hymen impie qu'il nous préparait; et si nous sommes mortes sans avoir connu d'époux, ici, du moins, chez Pluton, nous avons trouvé un protecteur[593].»

Note 593:

      Ώχόμεθ΄, ώ Μίλητε, φίλη πατρί, τών άθεμίστων
      Τήν άνομον Γαλατών, ϋβριν άναινομέναι,
      Παρθενικαί τρισσαί πολιήτιδες, άς ό βιαστός
      Κελτών είς ταύτην μοϊραν έτρεψεν Άρης΄
      Ού γάρ έμείναμεν αίμα τό δυσσεβές, ούδ΄ ύμεναίου
      Νύμφιον, άλλ΄ άϊδην κηδεμόν΄ εύράμεθα.

Antholog. l. III, c. 23, epigr. 29.

Il ne faut entendre ici par le mot de conquête ni l'expropriation des habitans, ni même une occupation du sol tant soit peu régulière. Chaque horde restait retranchée une partie de l'année, soit dans son camp de chariots, soit dans une place d'armes; le reste du temps elle faisait sa tournée par le pays, suivie de ses troupeaux, et toujours prête à se porter sur le point où quelque résistance se serait montrée. Les villes lui payaient tribut en argent, les campagnes en vivres; mais à cela se bornait l'action des conquérans; ils ne s'immisçaient en rien dans le gouvernement intérieur de leurs tributaires. Pergame put conserver ses chefs absolus; les conseils démocratiques des villes d'Ionie purent se réunir en toute liberté comme auparavant, pourvu que les subsides ne se fissent pas attendre et que la horde fût entretenue grassement. Cette vie abondante et commode, sous le plus beau climat de la terre, dut attirer dans les rangs gaulois une multitude d'hommes perdus de tous les coins de l'Orient et beaucoup de ces aventuriers militaires dont les guerres d'Alexandre et de ses successeurs avaient infesté l'Asie. Cette hypothèse peut seule rendre compte des forces considérables dont les hordes se trouvèrent tout à coup disposer, puisque, si l'on en croit Tite-Live, elles rendirent tributaire jusqu'au roi de Syrie lui-même[594].

Note 594: Tantus terror eorum nominis erat, multitudine etiam magnâ sobole auctâ, ut Syriæ quoque reges stipendium dare non abnuerint. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 16.

ANNEE 277 avant J.-C.

Il se peut que le roi de Syrie, Antiochus, consentit d'abord à leur payer tribut, du moins ne s'y résigna-t-il pas long-temps; car c'est de lui que partirent les premiers coups. Il vint attaquer à l'improviste, au nord de la chaîne du Taurus, la horde tectosage qui comptait en ce moment vingt mille cavaliers, une infanterie proportionnée, et deux cent quarante chars armés de faux à deux et à quatre chevaux. Mais sur le point d'en venir aux mains, les troupes syriennes furent tellement effrayées du nombre et de la bonne contenance de l'ennemi, qu'Antiochus parlait déjà de faire retraite, lorsqu'un de ses généraux, Théodotas le Rhodien, se porta garant de la victoire. Il se trouvait dans l'armée syrienne seize éléphans dressés à combattre, et Théodotas espérait s'en servir de manière à troubler les Gaulois, encore peu familiarisés avec l'aspect de ces animaux. Antiochus, persuadé, lui laissa la direction de la bataille[595].

Note 595: Lucian. in Zeuxide vel Antiocho. p. 334. Paris. Fº 1615.

L'infanterie tectosage se forma en masse compacte de vingt-quatre hommes de profondeur, dont le premier rang était revêtu de cuirasses d'airain[596], et composé ou d'auxiliaires grecs, ou de ces corps gaulois armés et disciplinés à la grecque par le roi de Bithynie; les chariots se rangèrent au centre, et la cavalerie sur les ailes. Les Syriens, de leur côté, placèrent quatre éléphans à chacune de leurs ailes, et les huit autres au centre. L'engagement commença par les ailes; les huit éléphans, suivis de la cavalerie syrienne, marchèrent au-devant de la cavalerie tectosage; mais celle-ci ne soutint pas le choc, et se débanda. Pour l'appuyer, l'infanterie gauloise s'ouvrit, et donna passage aux chariots, qui s'avancèrent avec impétuosité entre les deux lignes de bataille; mais, à ce moment, les huit éléphans du centre, animés par l'aiguillon et par le son des instrumens guerriers, s'élancent en poussant des cris sauvages, et en agitant leurs trompes et leurs défenses[597]. Les chevaux qui traînaient les chars, effrayés, s'arrêtent court; les uns se cabrent, et culbutent pêle-mêle chars et conducteurs; les autres, tournant bride, se précipitent au galop dans les rangs même de leur infanterie. L'armée d'Antiochus n'eut pas de peine à achever la victoire[598]. Rompue de tous côtés, la horde des Tectosages se retira, laissant la terre jonchée de ses morts; mais, sans lui donner un instant de relâche, Antiochus la poursuivit nuit et jour, à travers la basse Phrygie, jusque au-delà des monts Adoréens; là, il lui permit de s'arrêter, et de prendre un établissement à son choix. Elle adopta les bords du fleuve Halys et l'ancienne ville d'Ancyre ou Ankyra, dont elle fit son chef-lieu d'habitation; trop faible dès lors pour tenter de reconquérir ce que la bataille du Taurus lui avait enlevé, elle se renferma paisiblement dans les limites de ce canton, ou du moins dans celles de la Phrygie supérieure. Quant à Antiochus, sa victoire fut accueillie dans toute l'Asie par des acclamations de joie; et la reconnaissance publique lui décerna le titre de Sauveur, que l'histoire a ajouté à son nom[599].

Note 596: Έπί μετώπου μέν προασπίζοντας τούς χαλκοθώρακας αύτών, ές βάθος δέ έπί τεττάρων καί εϊκοσι τεταγμένους όπλίτας… Lucian. Zeux. sive Antioch. p. 334.

Note 597: Lucian. Antioch. loc. cit.

Note 598: Lucian. in Zeuxide sive Antiocho, loc. cit.

Note 599: Antiochus Soter.—Appian. de Bellis Syriacis. p. 130.

ANNEES 277 à 243 avant J.-C.

Heureusement pour les Gaulois, de grandes guerres, survenues entre les peuples de l'Orient, arrêtèrent ce mouvement de réaction; et les hordes trocme et tolistoboïenne continuèrent à opprimer, sans résistance, toute la contrée maritime. Il arriva même que ces guerres accrurent considérablement leur importance et leur force. Recherchés par les parties belligérantes, tantôt comme alliés, tantôt comme mercenaires, les Gaulois firent venir d'Europe par terre et par mer, avec l'aide des puissances asiatiques, des bandes nombreuses de leurs compatriotes; et, suivant l'expression d'un historien, ils se répandirent comme un essaim dans toute l'Asie[600]. Ils devinrent la milice nécessaire de tous les états de l'Orient, belliqueux ou pacifiques, monarchiques ou républicains. L'Égypte, la Syrie, la Cappadoce, le Pont, la Bithynie en entretinrent des corps à leur solde; ils trouvèrent surtout un emploi lucratif de leur épée chez les petites démocraties commerçantes, qui, trop faibles en population pour suffire seules à leur défense, étaient assez riches pour la bien payer. Durant une longue période de temps, il ne se passa guère dans toute l'Asie d'événement tant soit peu remarquable où les Gaulois n'eussent quelque part. «Tels étaient, dit l'historien cité plus haut, la terreur de leur nom et le bonheur constant de leurs armes, que nul roi sur le trône ne s'y croyait en sûreté, et que nul roi déchu n'espérait d'y remonter, s'ils n'avaient pour eux le bras des Gaulois[601].»

      Note 600: Asiam omnem, velut examine aliquo, implêrunt.
      Justin. l. XXV, c. 2.

Note 601: Reges Orientis sine mercenario Gallorum exercitu nulla bella gesserunt. Tantus terror gallici nominis, et armorum invicta felicitas, ut aliter neque majestatem suam tutam, neque amissam recuperare se posse, sine gallicâ virtute, arbitrarentur. Justin. l. XXV, c. 2.

L'influence des milices gauloises ne se borna pas aux services du champ de bataille; elles jouèrent un rôle dans les révoltes politiques; et, plus d'une fois, on les vit fomenter des soulèvemens, rançonner des provinces, assassiner des rois, disposer des plus puissantes monarchies. Ainsi quatre mille Gaulois en garnison dans la province de Memphis, profitant de l'absence du roi Ptolémée-Philadelphe, occupé à combattre une insurrection à l'autre bout de son royaume, complotèrent de piller le trésor royal, et de s'emparer de la basse Égypte[602]. Le temps leur manqua pour exécuter ce projet, mais Ptolémée en eut vent: n'osant pas les punir à main armée, il les fit passer, sous un prétexte spécieux, dans une des îles du Nil, où il les laissa mourir de faim. En Bithynie, le roi Zéïlas, fils de Nicomède, soupçonnant, de la part des Gaulois à sa solde, quelque machination pareille, résolut de faire assassiner tous leurs chefs, dans un grand repas où il les invita. Mais ceux-ci, avertis à temps, le prévinrent en l'égorgeant à sa table même[603].

      Note 602: Ήβουλήθησαν καί τοΰ Πτολεμαίου διαρπάσαι τά χρήματα…
      Schol. Callim. hymn. in Delum. V. 173.—Κατασχεϊν Αϊγυπτον.
      Pausan. in Attic. p. 12.

Note 603: Athenæ. l. II, c. 17.

Qu'on ne s'imagine pas cependant que ces coups hardis de quelques milliers d'hommes, au sein de populations innombrables, fussent en réalité aussi prodigieux qu'ils nous le paraissent aujourd'hui. Sous le gouvernement des successeurs d'Alexandre, les peuples asiatiques s'y étaient en quelque sorte habitués. Les gardes macédoniennes entretenues long-temps par les Ptolémées, les Séleucus, les Antigones, les Eumènes, n'avaient guère été plus fidèles au prince qui les soudoyait, ni moins funestes au pays. Les Gaulois profitèrent des traditions déjà établies, avec d'autant moins de scrupule que, s'ils n'étaient pas les compatriotes des sujets, ils n'étaient pas non plus ceux des rois.

ANNEE 243 avant J.-C.

De toutes ces révoltes, la plus fameuse fut celle qui éclata dans le camp du petit fils d'Antiochus-Sauveur, Antiochus surnommé l'Épervier[604], à cause de sa rapacité et de son ambition sans mesure. Antiochus disputait à Séleucus, son frère aîné, le royaume de Syrie, et il avait enrôlé dans ses troupes une forte bande des Gaulois Tolistoboïes. Les deux frères en vinrent aux mains, près du Taurus, dans une bataille terrible où Séleucus fut défait, où l'on crut même qu'il avait péri. Ce bruit fut démenti plus tard; mais il inspira aux Tolistoboïes l'idée de tuer Antiochus et d'envahir la Syrie; ils espéraient sinon la subjuguer, du moins la ravager plus librement, à la faveur du trouble que ferait naître l'extinction subite et entière de la dynastie des Séleucides[605]. Ils s'emparèrent donc d'Antiochus, qui ne parvint à conserver sa vie qu'en leur abandonnant son trésor. «Il se racheta, dit un historien, comme un voyageur se rachète des mains des brigands, à prix d'or[606].» Il fit plus; n'osant pas les renvoyer, il contracta avec eux un nouvel engagement[607]. Tel était, devant quelques bandes gauloises, l'abaissement de ces monarques qui faisaient trembler tant de millions d'ames!

Note 604: Antiochus Hierax.

      Note 605: Galli arbitrantes Seleucum in prælio occidisse, in ipsum
      Antiochum arma vertêre, liberiùs depopulaturi Asiam, si omnem stirpem
      regiam extinxissent. Justin. l. XXVII, c. 2.

      Note 606: Velut à prædonibus, auro se redemit.
      Justin. l. XXVII, c. 2.

Note 607: Societatem cum mercenariis suis jungit. Idem, ibid.

Mais, tandis que cette rébellion occupait tous les esprits dans le camp d'Antiochus, un ennemi commun des Syriens et des Gaulois vint fondre sur eux à l'improviste: c'était Eumène, chef du petit état de Pergame. Comme souverain d'un territoire situé dans l'Éolide, Eumène payait tribut aux Tolistoboïes; et son plus ardent désir était de secouer cette sujétion humiliante; il ne souhaitait pas moins vivement de se venger des Séleucides, qui faisaient revivre de vieilles prétentions sur l'état de Pergame. La querelle d'Antiochus et de Séleucus, ainsi que l'éloignement d'une partie de la horde tolistoboïe, favorisaient ses plans secrets; il avait rassemblé une armée en toute hâte; et, s'approchant du théâtre de la guerre, il attendait l'issue de la bataille pour tomber inopinément sur le vainqueur quel qu'il fût. Il arriva dans le moment où le camp syrien, encore troublé des scènes de révolte, n'était rien moins que préparé à soutenir l'attaque: au premier choc, les Gaulois, les Syriens et Antiochus prirent la fuite chacun de leur côté[608]. Cette victoire exalta la confiance d'Eumène, qui travailla dès lors à réunir dans une ligue commune contre les Gaulois, toutes les cités de la Troade, de l'Éolide et de l'Ionie. La mort le surprit au milieu de ces patriotiques travaux, dont il légua l'accomplissement à Attale, son cousin et son successeur.

Note 608: Justin. l. XXVII, c. 3.—Front. Stratag. l. I, c. 11.

ANNEE 241 avant J.-C.

Le premier acte du nouveau prince fut de refuser aux Tolistoboïes le tribut qui leur avait été payé jusque-là[609]; quoique les esprits dussent être préparés à cette mesure décisive, lorsqu'on apprit que la horde gauloise marchait vers Pergame, les villes liguées furent saisies de frayeur, et les soldats d'Attale firent mine de l'abandonner. Attale avait auprès de lui un prêtre chaldéen, son ami et le devin de l'armée; ils imaginèrent, pour la rassurer, un stratagème bizarre, mais ingénieux. Le devin ordonna qu'un sacrifice solennel fût offert au milieu du camp, à l'effet de consulter les dieux sur le succès de la bataille; et Attale, qui, suivant l'usage, ouvrit le corps de la victime, trouva moyen d'appliquer sur un des lobes du foie une empreinte préparée, où se lisait le mot grec qui signifie victoire[610]. Le prêtre s'approcha, comme pour examiner les entrailles, et, poussant un cri de joie, il fit voir à l'armée pergaméenne la promesse tracée, disait-il, par la main des dieux. Cette vue excita parmi les troupes un enthousiasme dont Attale se hâta de profiter; il marcha au-devant des Gaulois, et les défit[611]. C'est ce qu'attendait l'Ionie pour se déclarer. Les Tolistoboïes, battus en plusieurs rencontres, furent chassés au-delà de la chaîne du Taurus, et les Trocmes, après s'être défendus quelque temps dans la Troade, allèrent rejoindre leurs compagnons à l'orient des montagnes. Poursuivies et, si l'on peut dire, traquées par toute la population de l'Asie mineure, les deux hordes furent poussées, de proche en proche, jusque dans la haute Phrygie, où elles se réunirent aux Tectosages. Ceux-ci, comme on l'a vu, habitaient depuis trente-cinq ans la rive gauche du fleuve Halys, et Ancyre était leur capitale. Les Tolistoboïes se fixèrent, à l'occident, autour du fleuve Sangarius, et choisirent pour chef-lieu l'antique ville phrygienne de Pessinunte. Quant aux Trocmes, ils occupèrent depuis la rive droite de l'Halys jusqu'aux frontières du royaume de Pont, et construisirent, pour quartier-général de leur horde, un grand bourg qu'ils nommèrent Tav[612], et les Grecs Tavion. La totalité du pays que possédèrent les trois hordes fut appelée par les Grecs Galatie[613], c'est-à-dire, terre des Gaulois.

      Note 609: Primus Asiam incolentium abnuit (stipendium) Attalus.
      Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 16.

Note 610: Polyæn. Stratag. l. IV, c. 19.—Suivant cet historien, l'inscription tracée par Attale était victoire du roi, βασιλέως, νίκη; mais Attale ne portait pas encore le titre de roi; il ne le prit qu'après la bataille.

      Note 611: Collatis signis superior fuit. Tit. Liv. l. XXXVIII,
      c. 16; l. XXXIII, c. 2.—Strab. l. XIII, p. 624.
      —Pausan. Attic. p. 13.

      Note 612: Taobh, place, quartier, séjour, en langue gallique;
      (Armstrong's dict.) Taw, grand, large, étendu, en langue
      cambrienne. (Owen's dict.)

      Note 613: Galatia; Gallia orientalis, Gallia asiatica; Gallo-Græcia;
      Helleno-Galatia.

Ainsi finit, dans l'Asie mineure, la domination de ce peuple en qualité de conquérant nomade; une autre période d'existence commence maintenant pour lui. Renonçant à la vie vagabonde, il va se mêler à la population indigène, mélangée elle-même de colons grecs et d'Asiatiques. Cette fusion de trois races inégales en puissance et en civilisation, produira une nation mixte, celle des Gallo-Grecs, dont les institutions civiles, politiques et religieuses porteront la triple empreinte des mœurs gauloises, grecques et phrygiennes. L'influence régulière que les Gaulois sont destinés à exercer dans l'Asie mineure, comme puissance asiatique, ne le cédera point à celle dont ils ont été dépouillés; et nous les verrons défendre presque les derniers la liberté de l'Orient, quand la république romaine porta sa domination au-delà des mers.

Il nous reste quelques mots à ajouter sur Attale. Ses victoires rapides et inespérées causèrent, en Occident comme en Orient, un enthousiasme universel: son nom fut révéré à l'égal de celui d'un dieu; on fit même courir une prétendue prophétie qui le désignait depuis long-temps sous le titre d'envoyé de Jupiter[614]. Lui-même, dans l'ivresse de sa joie, prit le titre de roi, qu'aucun de ses prédécesseurs n'avait encore osé porter[615]. On dit aussi qu'il mit au concours, parmi les peintres de la Grèce et de l'Asie, le sujet de ses batailles, et que sa libéralité fut un vif encouragement pour les arts[616]. Il eut même la vanité de triompher en même temps sur les deux rives de la mer Égée, dans les deux Grèces, en envoyant à Athènes un de ses tableaux, qui fut suspendu au mur méridional de la citadelle, et s'y voyait encore trois siècles après, au rapport d'un témoin oculaire[617].

Note 614: Pausan. l. X, p. 636.

      Note 615: Regium adscivit nomen. Tit. Liv. l. XXXIII, c. 21.
      —Strab. l. XIII, p. 624.

Note 616: Plin. l. XXXIV, c. 8.

Note 617: Pausan. l. I, p. 8 et 44.

CHAPITRE VI.

Gaulois à la solde de Pyrrhus; estime qu'en faisait ce roi; ils violent les sépultures des rois macédoniens; ils assiègent Sparte; ils périssent à Argos avec Pyrrhus.—Première guerre punique; Gaulois à la solde de Carthage, leurs révoltes et leurs trahisons; ils livrent Érix aux Romains et pillent le temple de Vénus.—Ils se révoltent contre Carthage et font révolter les autres mercenaires; guerre sanglante sous les murs de Carthage; ils sont vaincus; Autarite est mis en croix.—Amilcar Barcas est tué par un Gaulois.

274—220.

ANNEE 274 avant J.-C.

Tandis que les auxiliaires gaulois faisaient le destin des états grecs en Asie et en Afrique, une guerre que Pyrrhus, roi d'Épire, avait suscitée dans la Grèce européenne, fournissait à leurs frères des bords du Danube et de l'Illyrie de fréquentes occasions d'employer leur activité.

Pyrrhus, souverain de l'Épire, petit état grec situé sur la frontière illyrienne, à l'occident de la Thessalie et de la Macédoine, aimait la guerre pour elle-même. Aventurier infatigable, entouré d'aventuriers qu'il attirait à lui de toutes parts, mais que la pauvreté de ses finances ne lui permettait pas de payer généreusement, il se trouvait dans la nécessité de guerroyer sans relâche pour entretenir une armée. Après avoir mis une première fois la Grèce en combustion, il était passé en Italie, d'où il était retourné en Grèce, toujours aussi incertain, aussi immodéré dans ses projets, toujours aussi peu avancé de ses batailles. Nul chef ne convenait mieux aux Gaulois que ce roi qui leur ressemblait, sous tant de rapports; aussi le prirent-ils en affection. Une foule de Galls de l'Illyrie et du Danube vinrent s'enrôler dans ses armées[618]; lui, de son côté, les traitait avec estime et faveur, leur confiant les postes les plus périlleux dans le combat, et, après la victoire, la garde des plus importantes conquêtes.

Note 618: Pausan. l. I, p. 23.—Plutarch. in Pyrrho. p. 400.

Pyrrhus avait de vieux griefs contre le roi de Macédoine, Antigone, surnommé Gonatas[619]; il entreprit de le détrôner, et vint le combattre au cœur de ses états. Mais Antigone avait aussi ses Gaulois à opposer aux Gaulois de son rival; eux seuls retardèrent sa défaite, et tandis que les troupes macédoniennes fuyaient ou passaient aux Épirotes, ils se firent tuer jusqu'au dernier[620]. Dans cette victoire qui lui livrait tout le nord de la Grèce, la circonstance qu'elle avait été remportée sur des Gaulois, ne fut pas ce qui flatta le moins Pyrrhus. «Pour se faire gloire et honneur, dit son biographe, il voulut que les dépouilles choisies de ces braves fussent ramassées et suspendues aux murs du temple de Minerve Itonide, avec une inscription en vers» dont voici le sens: «A Minerve Itonide le Molosse Pyrrhus a consacré ces boucliers des fiers Gaulois, après avoir détruit l'armée entière d'Antigone. Qui s'étonnerait de ces exploits? Les Éacides sont encore aujourd'hui ce qu'ils furent jadis, les plus vaillans des hommes.[621]»

Note 619: Pausan. Attic. p. 22.—Justin. l. XXV.

Note 620: Τούτων οί μέν πλεϊστοι κατεκόπησαν. Plut. in Pyrrho. p. 400.

Note 621:

      Τούς θυρεούς ό Μολοσσός Ίτωνίδι δώρον Άθάνα
      Πύρρος άπό θρασέων έκρέμασεν Γαλατάν,
      Πάντα τόν Άντιγόνου καθελών στρατόν ού μέγα θαΰμα
      Αίχμηταί καί νΰν καί πάρος Αίακίδαι.

      Plutarch. in Pyrrho. p. 400.—Pausan. Attic p. 22. Le temple de
      Minerve-Itonide était situé dans la Thessalie, entre Phéras et
      Larisse.

Cette victoire ayant mis Pyrrhus en possession de presque toute la Macédoine, il distribua des garnisons dans les principales villes: Égées, ancienne capitale du royaume, et lieu de sépulture de ses rois, reçut une division gauloise. C'était un antique usage, que les monarques macédoniens fussent ensevelis dans de riches étoffes, et des objets d'un grand prix étaient déposés près d'eux dans leurs tombes. Toujours avides de pillage, les Gaulois violèrent ces sépultures, et, après les avoir dépouillées, ils jetèrent au vent les ossemens des rois[622]. Un tel attentat, inoui dans les annales de la Grèce, excita une indignation générale; amis et ennemis de Pyrrhus, tous réclamèrent avec chaleur un sévère châtiment pour les coupables. Mais Pyrrhus s'en mit fort peu en peine, soit que des affaires qu'il jugeait plus importantes l'absorbassent tout entier, soit qu'il craignît de mécontenter ses auxiliaires par des recherches qui le mettraient dans la nécessité d'en punir un grand nombre. Cette indifférence passa pour complicité, aux yeux des Hellènes, et jeta sur le roi épirote une défaveur marquée[623].

Note 622: Οί Γαλάται, γένος άπληστότατον χρημάτων όντες, έπέθεντο τών βασιλέων αύτόθι κεκηδευμένων τούς τάφους όρύττειν, καί τά μέν χρήματα διήρπασαν, τά δέ όστά πρός ϋβριν διέρριψαν. Plutarch. in Pyrrho. p. 400.—Diodor Sicul. excerpt. à Valesio ed. p. 266.

Note 623: Plutarch. in Pyrrho. ubi supr.—Diodor. Sicul. excerpt. l. c.

ANNEE 273 avant J.-C.

Mais déjà, cédant à son inconstance naturelle, Pyrrhus avait bâti de nouveaux projets. Un roi de Lacédémone, chassé par ses concitoyens, Cléonyme, vint solliciter sa protection, et Pyrrhus entreprit de le restaurer. Rassemblant à la hâte vingt-cinq mille hommes d'infanterie, deux mille chevaux et vingt-quatre éléphans, sans déclaration de guerre, il passa l'isthme de Corinthe, et alla mettre inopinément le siège devant Sparte, ne laissant aux assiégés surpris d'une si brusque attaque, qu'une seule nuit pour préparer leur défense[624].

Note 624: Plutarch. in Pyrrho, p. 401.—Pausan. Attic. p. 24.

La sûreté de la ville exigeait qu'avant tout il fût creusé, parallèlement au camp ennemi, une large tranchée, palissadée, aux deux bouts, avec des chariots enfoncés jusqu'au moyeu, afin d'intercepter la route aux éléphans. Dans cette situation extrême, les assiégés ne se laissèrent point abattre; leurs femmes mêmes montrèrent une énergie toute virile; s'armant de pioches et de pelles, elles voulurent travailler à la tranchée, pendant que les hommes prendraient un peu de sommeil: avant le jour tout était terminé. La vue de ces fortifications, que le patriotisme avait élevées dans une nuit, comme par enchantement, découragea les Épirotes; ils hésitaient à attaquer; mais les Gaulois, que le fils du roi commandait en personne[625], s'offrirent à pratiquer un passage du côté où la tranchée touchait à la rivière d'Eurotas, côté faiblement garni de troupes spartiates, parce qu'il paraissait presque inattaquable. Deux mille Gaulois s'y portèrent donc, et commencèrent à déterrer les chariots, les faisant rouler à mesure dans le fleuve. La brèche était déjà très-avancée lorsque les Lacédémoniens accoururent en force, et, après un combat sanglant, sur la tranchée même, repoussèrent les Gaulois, qui la laissèrent comblée de leurs morts[626]. Les autres assauts livrés le même jour et les jours suivans n'ayant pas eu plus de succès, et les Spartiates au contraire recevant des renforts de toutes parts, Pyrrhus, dégoûté de son entreprise, leva le siège et se mit en route pour Argos. Une révolution venait d'éclater dans cette ville, où deux partis puissans étaient aux prises, l'un appelant à grands cris le roi Pyrrhus, l'autre soutenant la cause d'Antigone et celle des Lacédémoniens.

Note 625: Plutarch. in Pyrrho, p. 402.

Note 626: Plutarch. in Pyrrho. p. 402.

Durant le trajet qui séparait Sparte d'Argos, l'armée épirote tomba dans une embuscade, où elle aurait péri tout entière, sans le dévouement des Gaulois qui en formaient l'arrière-garde: le roi eut à déplorer la perte de la plupart de ces braves, et celle de son fils, tué en combattant à leur tête[627]. Ce fut aux deux mille Gaulois qui survécurent à ce désastre que Pyrrhus, en arrivant à Argos, confia la périlleuse mission de pénétrer, de nuit et les premiers, dans les rues de la ville, par une porte qu'un de ses partisans lui livra. Lui-même s'arrêta près de cette porte, pour surveiller l'introduction de ses éléphans et du reste de son armée. Tout paraissait lui réussir, et, plein d'une confiance immodérée, il faisait bondir son cheval, en poussant des hurlemens de joie[628]; mais ses Gaulois lui répondirent, de loin, par un cri de détresse[629]. Il les comprit, et, faisant signe à sa cavalerie, il se précipita avec elle à toute bride à travers les rues tortueuses d'Argos, vers le lieu d'où partait le cri. On sait quel fut le résultat de ce combat nocturne et de l'engagement du lendemain; on sait aussi comment périt, de la main d'une pauvre femme, ce roi dont la mort ne fut pas moins bizarre que la vie. Quant à ses fidèles Gaulois, il est probable que peu d'entre eux sortirent d'Argos sains et saufs; l'histoire du moins n'en fait plus mention.

Note 627: Idem, p. 403.—Justin. l. XXV, c. 3.

Note 628: Μετ΄ άλαλαγμοΰ καί βοής. Plutarch. in Pyrrho. p. 404.

Note 629: Ώς οί Γαλάται τοϊς περί αύτόν άντηλάλαξαν, ούκ ίταμόν, ούδέ θαρραλέον εϊκασε, ταραττομένων δέ εΐναι τήν φωνήν, καί πονούντων. Idem, ibid.

ANNEE 271 avant J.-C.

Divers corps de ce peuple continuèrent à servir dans les interminables querelles des rois grecs; mais ils n'avaient plus de Pyrrhus pour les guider, et leur rôle cessa d'être bien saillant. L'histoire n'a conservé, de toutes leurs actions durant ces guerres, qu'un seul trait, et celui-là méritait en effet de l'être par son caractère d'énergie féroce. Une de leurs bandes, à la solde de Ptolémée-Philadelphe, roi d'Égypte, combattait dans le Péloponèse, contre ce même Antigone, dont il a été question tout à l'heure; se voyant cernés par une manœuvre des troupes macédoniennes, ils consultèrent les entrailles d'une victime sur l'issue de la bataille qu'ils allaient livrer. Les présages leur étant tout-à-fait défavorables, ils égorgèrent leurs enfans et leurs femmes; puis, se jetant l'épée à la main sur la phalange macédonienne, ils se firent tuer tous jusqu'au dernier après avoir jonché la place de cadavres ennemis[630].

Note 630: Galli quùm et ipsi se prælio pararent, in auspicia pugnæ hostias cædunt: quarum extis quùm magna cædes interitusque omnium prædiceretur, non in timorem sed in furorem versi… conjuges et liberos suos trucidant. Justin. l. XXVI, c. 2.

ANNEES: 264 à 241 avant J.-C.

Sur ces entrefaites, éclata dans l'Occident une guerre qui ouvrit aux aventuriers militaires de la Gaule transalpine un débouché commode et abondant. Carthage, ancienne colonie des Tyriens, était alors, dans la Méditerranée, la puissance maritime prépondérante. Ses établissemens commerciaux et militaires embrassaient une partie de l'Afrique, l'Espagne, les îles Baléares, la Corse, la Sardaigne et la Sicile. Voisine de la république romaine par ses possessions en Sicile, elle avait tenté de s'immiscer dans les affaires de la Grande-Grèce, où Rome dominait et prétendait bien dominer sans partage: ce fut là l'origine de cette lutte si fameuse, et par l'acharnement des deux nations rivales, et par la grandeur des intérêts débattus.

Carthage[631], république de négocians et de matelots, faisait la guerre avec des étrangers stipendiés; elle appela les Gaulois transalpins à son service, et en incorpora des bandes considérables, soit dans ses troupes actives, soit dans les garnisons des places qu'elle avait à défendre en Corse, en Sardaigne, en Sicile. La Sicile, comme on sait, fut le premier théâtre des hostilités; et Agrigente, Éryx, Lilybée, les villes les plus importantes des possessions carthaginoises, reçurent des renforts gaulois commandés tantôt par des chefs nationaux, tantôt par des officiers africains. Tant que la fortune se montra favorable au parti qui leur avait mis les armes à la main, tant que les vivres ne manquèrent point dans les places, et que la solde fut régulièrement payée, les Gaulois remplirent leurs engagemens avec non moins de fidélité que de courage; ils en donnèrent plus d'une preuve, entre autres au siège de Lilybée[632]. Mais sitôt que les affaires de cette république parurent décliner, et que, les communications avec la métropole étant interceptées, la paye s'arriéra, ou les approvisionnemens devinrent incertains, Carthage eut tout à souffrir de leurs mécontentemens et de leur esprit d'indiscipline. On vit, dans les murs d'Agrigente, au milieu d'une garnison de cinquante mille hommes[633], trois ou quatre mille Gaulois[634] se déclarer en état de rébellion, et, sans que le reste de la garnison osât tenter ou de les désarmer, ou de les combattre, menacer la ville du pillage; pour prévenir ces malheurs, il fallut que les généraux carthaginois appelassent à leur aide toutes les ressources de l'astuce punique. En effet, le commandant d'Agrigente promit secrètement aux rebelles, et leur engagea sa foi, que, dès le lendemain, il les ferait passer au quartier du général en chef, Hannon, qui était non loin de la place; que là, ils recevraient des vivres, leur solde arriérée, et, en outre, une forte gratification en récompense de leurs peines. Ils sortirent au point du jour; Hannon les accueillit gracieusement; il leur dit que, comptant sur leur courage et voulant les dédommager amplement, il les choisissait pour surprendre une ville voisine, où il s'était pratiqué des intelligences, et dont il leur abandonnait le pillage: c'était la ville d'Entelle, qui tenait pour la république romaine[635]. Le piège était trop séduisant pour que les Gaulois n'y donnassent pas aveuglément. Le jour fixé par Hannon, ils partirent, à la nuit tombante, et prirent le chemin d'Entelle; mais le Carthaginois avait fait prévenir, par des transfuges simulés, l'armée romaine, qu'il préparait un coup de main sur la ville; à peine les Gaulois eurent-ils perdu de vue les tentes d'Hannon, qu'ils furent assaillis à l'improviste par le consul Otacilius et exterminés[636].

Note 631: En phénicien Karthe hadath, ville neuve.

Note 632: Polyb. l. I, p. 44.

Note 633: Zonar. l. VIII, p. 386.

      Note 634: Όντες τότε πλείους τών τρισχιλίων.Polyb. l. II, p. 95.
      —Circiter quatuor millia. Fronton. Stratagem. l. III, c. 16.

Note 635: Diodor. Sicul. p. 875.—Fronton, ub supr.

Note 636: Fidelissimum dispensatorem ad Otacilium consulem misit, qui tanquam rationibus interversis transfugisset, nunciavit nocte proximâ Gallorum quatuor millia, quæ prædatum forent missa, posse excipi…. ipsi omnes interfecti sunt. Fronton. Stratagem. l. III, c. 16. —Diodor. Sic. p. 875.

Cependant, le mécontentement croissant avec la misère et les traitemens rigoureux des chefs carthaginois, les Transalpins se mirent à déserter de toutes parts, et il ne s'écoulait pas de jour que quelque détachement ne passât au camp ennemi. Les Romains les accueillaient avec empressement et les incorporaient à leurs troupes[637]: ce furent, dit-on, les premiers étrangers admis dans les armées romaines en qualité de stipendiés[638]. Il n'est pas de moyens que les généraux carthaginois ne missent en œuvre pour réprimer ces désertions; un historien affirme qu'ils firent mourir sur la croix plus de trois mille Gaulois[639] coupables ou seulement suspects de complots de ce genre: enfin Amilcar, qui remplaçait Hannon au gouvernement de la Sicile, s'avisa d'un stratagème qui, pour quelque temps du moins, en suspendit le cours. Il s'était attaché depuis plusieurs années, par ses largesses et sa bienveillance particulière, un corps de Gaulois qui lui avaient donné des preuves multipliées de dévouement; il leur commanda de se présenter aux avant-postes romains, comme s'ils eussent voulu déserter, de demander, suivant l'usage, une entrevue avec quelques officiers pour traiter des conditions, et de tuer ces officiers ou de les amener captifs dans son camp[640]. L'ordre d'Amilcar fut exécuté de point en point, et cette perfidie rendit les désertions dès-lors plus difficiles, en inspirant aux Romains beaucoup de méfiance.

Note 637: Fronton. Stratagem. ub. sup.

Note 638: Zonar. l. VIII, p. 198.

Note 639: Appian. Alexandr. Excerpt. ap. Fulv. Ursin. p. 356.

      Note 640: Romanos excipiendorum causâ eorum progressos ceciderunt.
      Fronton. Stratagem. l. III, c. 16.

Sur une montagne qui domine la pointe occidentale de l'île, était située la ville d'Éryx, forte et par son assiette, et par ses ouvrages de défense. Les Romains en avaient entrepris le siège, presque sans probabilité de succès. Éryx était alors célèbre par un temple de Vénus, le plus riche de tout le pays. Cette richesse alluma la convoitise des Gaulois qui faisaient partie de la garnison; mais le reste des troupes et les habitans avaient l'œil sur eux et les contenaient. Voyant qu'ils ne parviendraient pas aisément à leur but, ils désertèrent une nuit, et passèrent dans le camp des Romains, auxquels ils fournirent les moyens de se rendre maîtres de la place. Ils y rentrèrent aussi avec eux, et, dans le premier moment de trouble, ils pillèrent de fond en comble le trésor de Vénus Érycine[641]. Sur un autre point de la Sicile, l'intempérance d'une autre bande gauloise fit perdre aux Carthaginois vingt mille hommes et soixante éléphans[642].

Note 641: Ηύτομόλησαν πρός τούς πολεμίους, παρ΄ οΐς πιστευθέντες, πάλιν έσύλησαν τό τής Άφροδίτης τής Έρυκινής ίερόν… Polyb. l. II, p. 95.

Note 642: Diodor. Sicul. l. XXIII, eccl. 12, p. 879.

ANNEES 241 à 237 avant J.-C.

On sait que l'évacuation de la Sicile fut une des conditions de la paix accordée par Rome victorieuse à la république de Carthage. Il s'y trouvait encore vingt mille étrangers stipendiés, et, sur ce nombre, deux mille Gaulois, commandés par un chef nommé Autarite[643]. Le sénat carthaginois avait ordonné au gouverneur de Lilybée de licencier les troupes mercenaires; mais la caisse était vide, et ces troupes réclamaient à grands cris, outre leur solde arriérée depuis long-temps, des gratifications extraordinaires, dont la promesse leur avait été prodiguée, dans les jours de découragement et de défection. Craignant pour sa vie, le gouverneur conseilla aux stipendiaires d'aller eux-mêmes régler leurs comptes, en Afrique, avec le sénat. Ils prirent en effet ce parti, et, s'embarquant par détachemens, ils allèrent se réunir à Carthage, où ils commirent de si grands désordres, qu'on fut bientôt contraint de les en éloigner[644]. Mais les finances de la république étaient dans un état de détresse extrême; toutes ses ressources avaient été épuisées par les dépenses d'une guerre de vingt-quatre ans, et par les sacrifices au prix desquels il lui avait fallu acheter la paix. Bien loin de réaliser les promesses magnifiques de ses généraux, le sénat fit proposer aux stipendiés d'abandonner une partie de la solde qui leur était due[645]. Aux murmures qu'une telle proposition excita, succédèrent les menaces, et bientôt la révolte; les Gaulois saisirent leurs armes, et entraînèrent, par leur exemple, le reste des stipendiés[646]. Trois chefs dirigèrent ce mouvement: Spendius, natif de la Campanie, esclave fugitif des Romains; un Africain, nommé Mathos, mais surtout le Gaulois Autarite, homme d'une énergie sauvage, puissant par son éloquence et l'orateur de l'insurrection, parce que de longs services chez les Carthaginois lui avaient rendu la langue punique familière[647].

Note 643: Αύτάριτος τών Γαλατών ήγεμών.. Polyb. l. I, p. 77-79.

Note 644: Idem, p. 66.

Note 645: Idem, ibid.

Note 646: Appian. Alexand. Bell. punic. p. 3.

      Note 647: Πάλαι γάρ στρατευόμενος ήδει διαλέγεσθαι φοινικιστί.
      Polyb. l. I, p. 81.

Le premier acte des rebelles fut d'appeler à l'indépendance les villes africaines, qui ne portaient qu'à regret le joug de la tyrannique aristocratie de Carthage. La déclaration ne fut point vaine; les peuples de l'Afrique coururent aux armes; ils fournirent aux étrangers de l'argent et des vivres; on vit jusqu'aux femmes vendre leurs bijoux et leurs parures pour subvenir aux frais de la guerre; et bientôt, l'armée étrangère, grossie d'un nombre considérable d'Africains, mit le siège devant Carthage. La république, réduite à ses seules ressources, mit sur pied tous ses citoyens en état de combattre, et fit solliciter des secours en Sicile, et jusqu'en Italie[648]; mais avant que ces renforts fussent arrivés, les insurgés remportèrent une victoire complète sur l'armée punique. Pendant trois ans, la guerre se prolongea autour de Carthage, avec la même habileté de part et d'autre, un succès égal, mais aussi une égale férocité. Les étrangers mutilaient leurs prisonniers; les prisonniers des Carthaginois étaient mis en croix, ou, tout vivans, servaient de pâture aux lions. A plusieurs reprises, Carthage courut les plus grands dangers[649].

Note 648: Appian. Bell. punic. p. 3.

Note 649: Polyb. l. I. ub. sup.

Enfin, Amilcar Barcas, commandant des forces républicaines, mettant à profit l'éloignement de Mathos, qui s'était porté sur Tunis, isola, par des manœuvres habiles, l'armée étrangère, des villes d'où elle tirait ses subsistances et des renforts, et tint bloqués à leur tour Autarite et Spendius. Leur camp était mal approvisionné, et la famine ne tarda pas à s'y faire sentir. Les insurgés mangèrent jusqu'à leurs prisonniers, jusqu'à leurs esclaves[650]; quand tout fut dévoré, ils se mutinèrent contre leurs généraux, menaçant de les massacrer, s'ils ne les tiraient de cet état cruel, par une capitulation. Autarite, Spendius et huit autres chefs se rendirent donc auprès d'Amilcar, pour y traiter de la paix. «La république, leur dit le Carthaginois, n'est ni exigeante, ni sévère; elle se contentera de dix hommes choisis parmi vous tous, et laissera aux autres la vie et le vêtement[651];» et il leur présenta le traité à signer. Sans hésiter, les négociateurs signèrent; mais aussitôt, à un geste d'Amilcar, des soldats se jetèrent sur eux, et les garottèrent. «C'est vous que je choisis en vertu du traité,» ajouta froidement le général[652].

Note 650: Έπεί δέ κατεχρήσαντο μέν άσεβώς τούς αίχμαλώτους, τροφή ούτοις χρώμενοι, κατεχρήσαντο, καί τά δουλικά σωμάτων……. Polyb. l. I, p. 85.

      Note 651: Έξεϊναι Καρχηδονίοις έκλέξασθαι τών πολεμίων οϋς άν αύτοί
      βούλωνται δέκα, τούς δέ λοιπούς άφιέναι μετά χιτώνος. Idem, p. 86.

      Note 652: Εύθέως Κμίλκας έφη· τούς παρόντας έκλέγεσθαι, κατά τάς
      όμολογίας. Idem, ibid.

Sur ces entrefaites, les insurgés inquiets du retard de leurs commissaires, et soupçonnant quelque perfidie, prirent les armes. Ils étaient alors dans un lieu qu'on nommait la Hache, parce que la disposition du terrein rappelait la figure de cet instrument. Amilcar les y enveloppa avec ses éléphans et toute son armée, si bien qu'il n'en put échapper un seul, quoiqu'ils fussent plus de quarante mille. Les Carthaginois allèrent ensuite assiéger Tunis, où Mathos tenait avec le reste des étrangers[653].

Note 653: Polyb. l. I p. 86-87.

Amilcar, sous les murs de Tunis, établit son camp du côté opposé à Carthage; un autre général, nommé Annibal, se plaça du côté de Carthage, et fit planter, sur une éminence entre son camp et la ville assiégée, des croix où furent attachés Autarite et Spendius; ces malheureux expirèrent ainsi, sous les yeux mêmes de leurs compagnons, trop faibles pour les sauver. Leur mort du moins ne resta pas sans vengeance. Au bout de quelques jours, les assiégés ayant fait une sortie, à l'improviste, pénétrèrent jusque dans le camp punique, enlevèrent Annibal, et l'attachèrent à la croix de Spendius, où il expira. Cependant les affaires des insurgés allèrent de pis en pis, et bientôt ce qui restait de Gaulois, traînés avec Mathos à la suite d'Amilcar, le jour de son triomphe, périrent au milieu des tortures, que les Carthaginois se plaisaient à entremêler, dans les solennités publiques, aux joies de leurs victoires[654].

Note 654: Polyb. l. I, p. 87 et seq.

ANNEE 230 avant J.-C.

Tel fut le sort des Gaulois qui, jusqu'à la fin de la guerre punique, avaient fait partie des garnisons carthaginoises, en Sicile. Quant aux déserteurs que les Romains avaient pris à leur solde, sitôt que la guerre fut terminée, ils furent désarmés, par ordre du sénat, et déportés sur la côte d'Illyrie[655]. Là, ils entrèrent au service des Épirotes, qui, en mémoire de Pyrrhus et de leur affection mutuelle, confièrent à huit cents d'entre eux la défense de Phénice, ville maritime, située dans la Chaonic, une des plus riches et des plus importantes de tout le royaume. Les Illyriens exerçaient alors la piraterie sur la côte occidentale du continent grec; ils abordèrent, un jour, au port de Phénice, pour s'y procurer des vivres; et, étant entrés en conversation avec quelques Gaulois de la garnison, ils complotèrent ensemble de s'emparer de la place. La trahison s'accomplit. Au jour convenu, les Illyriens s'étant approchés en force des murailles, les Gaulois, dans l'intérieur, se jetèrent l'épée à la main sur les habitans, et ouvrirent les portes à leurs complices[656].

Note 655: Διό καί σαφώς έπεγνωκότες Ρ΄ωμαίοι τήν άσέβειαν αστών, άμα τψ διαλύσασθαι τόν πρός Καρχηδονίους πόλεμον, ούδέν ποιήσαντο προυργιαίτερον, τοϋ παροπλίσαντας αύτούς έμβαλεϊν εἰς πλοϊα, καί τής Ίταλίας πάσης έξορίστους καταστήσαι. Polyb. l. II, p. 95.

Note 656: Polyb. l. II, ub. supr.

ANNEE 220 avant J.-C.

Cependant Amilcar Barcas, vainqueur d'Autarite et des Gaulois révoltés, était passé d'Afrique en Espagne pour y combattre encore d'autres Gaulois. La peuplade gallique des Celtici, établie, comme nous l'avons dit plus haut[657], dans l'angle sud-ouest de la presqu'île ibérique, entre la Guadiana et le grand Océan, pendant tout le cours de la guerre punique, n'avait cessé de harceler les colonies carthaginoises voisines. Amilcar fut envoyé pour la châtier, et conquérir à sa république la partie occidentale de l'Espagne, qui était encore indépendante ou mal soumise. A la tête des Celtici, combattaient deux frères d'une grande intrépidité, et dont l'un, nommé Istolat ou Istolatius, avait étonné plus d'une fois les Carthaginois par son audace; mais, contre un ennemi tel qu'Amilcar, le courage seul ne suffisait pas. Istolat et son frère furent tués dans la première bataille qu'ils livrèrent; de toute leur armée, il ne se sauva que trois mille hommes, qui mirent bas les armes, et consentirent à se laisser incorporer parmi les mercenaires d'Amilcar[658].

Note 657: Chap. I, p. 7.

Note 658: Diodor. Sicul. l. XXV, eccl. 2, p. 882.

Indortès, parent des deux frères, et leur successeur au commandement des Celtici, entreprit de venger leur défaite. Il mit sur pied une armée de plus de cinquante mille hommes; mais il fut complètement battu. Pour s'attacher ce peuple brave, et l'attirer dans les intérêts de sa république, Amilcar accorda la liberté à dix mille prisonniers que la victoire fit tomber en son pouvoir. Il se montra moins généreux à l'égard d'Indortès; car, après lui avoir fait arracher les yeux, et l'avoir fait déchirer de verges, à la vue de son armée, il le condamna au supplice de la croix. Amilcar subjugua pareillement la plupart des autres peuplades galliques ou gallo-ibériennes, qui occupaient la côte occidentale de l'Espagne; il trouva la mort dans ces conquêtes[659]. Son gendre Asdrubal, qui le remplaça, périt assassiné par un Gaulois, esclave d'un chef lusitanien qu'Asdrubal avait mis à mort par trahison. L'esclave gaulois s'attacha pendant plusieurs années aux pas du Carthaginois, épiant l'occasion de le tuer; il le poignarda enfin au pied des autels, dans le temps qu'il offrait un sacrifice pour le succès de ses entreprises. Le meurtrier fut saisi et appliqué à la torture; mais, au milieu des plus grands tourmens, insensible à la douleur, et heureux d'avoir vengé un homme qu'il aimait, il expira en insultant aux Africains[660].

      Note 659: Polyb. l. II.—Diodor Sicul. l. XXV, p. 882-883.—Cornel.
      Nepos in Hamilcare.

Note 660: Appian. Alex. Bell. Iberic.

CHAPITRE VII.

GAULE CISALPINE. Situation de ce pays dans l'intervalle des deux premières guerres puniques.—Les Boïes tuent leurs rois At et Gall.—Intrigues des colonies romaines fondées sur les bords du Pô.—Les Cénomans trahissent la cause gauloise.—Le partage des terres du Picénum fait prendre les armes aux Cisalpins.—Leur ambassade aux Gésates des Alpes.—Un Gaulois et une Gauloise sont enterrés vifs dans un des marchés de Rome.—Bataille de Fésules où les Romains sont défaits.—Bataille de Télamone où les Gaulois sont vaincus.—La confédération boïenne se soumet.—Guerre dans l'Insubrie, et perfidie des Romains.—Marcellus tue le roi Virdumar.—Soumission de l'Insubrie.—Triomphe de Marcellus.

238—222.

ANNEES 238 à 236 avant J.-C.

Quarante-cinq ans[661] s'étaient écoulés depuis l'extermination du peuple sénonais, et la terreur dont cet exemple des vengeances de Rome avait frappé les nations cisalpines n'était pas encore effacée. La jeunesse, il est vrai, murmurait de son inaction; elle se flattait de reconquérir aisément le territoire enlevé à ses pères, et de laver la honte de leurs défaites; et les chefs suprêmes, ou rois du peuple boïen, At et Gall[662], tous deux ardens ennemis des Romains, et ambitieux de se signaler, favorisaient hautement ces dispositions belliqueuses. Mais les anciens, dont les conseils nationaux étaient composés, et la masse du peuple, désapprouvaient les menées des rois boïens et l'ardeur des jeunes gens, qu'ils traitaient d'inexpérience et de folie[663]. Après un demi-siècle de tranquillité, ils craignaient d'engager de nouveau une lutte, qui paraissait devoir être d'autant plus terrible, que la république romaine, depuis les dernières guerres, avait fait d'immenses progrès en puissance. At et Gall cherchèrent des secours au dehors; à prix d'argent, ils firent descendre en Italie plusieurs milliers de montagnards des Alpes[664], dans l'espoir que leur présence donnerait de l'élan aux peuples cisalpins; et, à la tête de ces étrangers, ils marchèrent sur Ariminum, celle des colonies romaines qui touchait de plus près à leur frontière. Déjà la jeunesse boïenne s'agitait et prenait les armes, quand les partisans de la paix, indignés que ces rois précipitassent la nation, contre sa volonté, dans une guerre qu'elle redoutait, se saisirent d'eux et les massacrèrent[665]. Ils tombèrent ensuite sur les montagnards, qu'ils contraignirent à regagner leurs Alpes en toute hâte; de sorte que la tranquillité était déjà rétablie, lorsque l'armée romaine, accourue à la défense d'Ariminum, arriva sur la frontière boïenne[666].

Note 661: Polyb. l. II, p. 109.

Note 662: Atès et Galatus, Άτης καί Γάλατος, dans Polybe, l. II, p. 109. At ou Atta, père: Galatos ou Galatus est l'altération grecque de Gall.

Note 663: Νέοι, θυμοΰ άλογίστου πλήρεις, άπειροι… Polyb. l. c.

      Note 664: Ήρξαντο… έπισπάσθαι τούς έκ τών Άλπεων Γαλάτας.
      Polyb. l. II, p. 109.

      Note 665: Άνεϊλον μέν, τούς ίδίους βασιλεϊς Άτην καί Γάλατον.
      Idem, ibid.

Note 666: Polyb. l. c.

Cependant ces mouvemens inquiétèrent le sénat; il défendit par une loi, à tous les marchands soit romains, soit sujets ou alliés de Rome, de vendre des armes dans la Circumpadane; il suspendit même, si l'on en croit un historien, tout commerce entre ce pays et le reste de l'Italie[667]. Au mécontentement violent que de telles mesures durent exciter sur les rives du Pô, d'autres mesures encore plus hostiles vinrent bientôt mettre le comble; celles-ci étaient relatives au partage de l'ancien territoire sénonais.

Note 667: Zonar, l. VIII, p. 402.

ANNEE 232 avant J.-C.

Rome, long-temps absorbée par les soins de la guerre punique, n'avait encore établi que deux colonies dans le pays enlevé aux Sénons: c'étaient Séna, fondée immédiatement après la conquête, et Ariminum, postérieur à la première de quinze années[668]. Les terres non colonisées restaient, depuis cinquante ans, entre les mains de riches patriciens, qui en retiraient l'usufruit, et même s'en étaient approprié illégalement la meilleure partie. Le tribun Flaminius ayant éveillé sur cette usurpation l'attention des plébéiens, malgré tous les efforts du sénat, une loi passa, qui restituait au peuple les terres distraites et en réglait la répartition, par tête, entre les familles pauvres[669]. Des triumvirs partirent aussitôt pour mesurer le terrein, fixer les lots, et prendre toutes les dispositions nécessaires à l'établissement de la multitude qui devait les suivre. L'arrivée de ces commissaires jeta l'inquiétude parmi les Cisalpins, et, en dépit d'eux-mêmes, les tira de leur inaction.

Note 668: La colonie de Sena date de l'an 283; Ariminum, de l'an 268.

Note 669: Polyb. l. II, p. 109.—Cicer. de Senectute, p. 411.

Le mal que leur avait fait une seule des colonies déjà fondées était incalculable. Ariminum, ancienne ville ombrienne, que les Sénons avaient jadis laissé subsister au milieu d'eux, avait été transformée par les Romains en une place de guerre formidable, sans cesser d'être le principal marché de la Cispadane: sentinelle avancée de la politique romaine dans la Gaule[670], Ariminum était, depuis trente-cinq ans, un foyer de corruption et d'intrigues qui malheureusement avaient porté fruit. De l'argent distribué aux chefs et des promesses qui flattaient la vanité nationale, avaient gagné les Cénomans à l'alliance de Rome[671]. Sous main, ils la secondaient dans ses projets d'ambition; et, jusqu'à ce qu'ils pussent trahir leurs compatriotes ouvertement, et sur les champs de bataille, ils les vendaient dans l'ombre, semant la désunion au sein de leurs conseils, et révélant à l'ennemi leurs projets les plus secrets. Par le moyen de ces traîtres et des Vénètes, dévoués de tout temps aux ennemis de la Gaule, l'influence romaine dominait déjà la moitié de la Transpadane.

Note 670: Specula populi romani. Cicer. pro Man. Fonteio, p. 219.

Note 671: Οί Κενομάνοι, διαπεσβευσαμένων Ρ΄ωμαίων, τούτοις εϊλοντο συμμαχεϊν. Polyb. l. II, p. 111.

Dans la Cispadane, les intrigues de Rome avaient échoué; mais ses armes poussaient avec activité, depuis six ans, l'asservissement des Ligures de l'Apennin, et, de ce côté, n'inquiétaient pas moins la confédération boïenne que du côté de l'Adriatique[672]. Ces dangers de jour en jour plus pressans et ceux dont le nouveau partage était venu subitement menacer la Gaule, justifiaient les prévisions, ou tout au moins l'humeur guerrière d'At et de Gall. Les Boïes reconnurent leur faute, et travaillèrent à former entre toutes les nations circumpadanes une ligue offensive et défensive; mais les Vénètes rejetèrent hautement la proposition d'en faire partie; les Cénomans se montrèrent tièdes et incertains; quant aux Ligures, épuisés par une longue guerre, ils avaient besoin de repos. Les Boïes et les Insubres restaient seuls. Ils furent donc contraints de recourir à ces mêmes Transalpins qu'ils avaient si durement chassés, quelques années auparavant. Au nom de la ligue insubro-boïenne, ils envoyèrent des ambassadeurs à plusieurs des peuples établis sur le revers occidental et septentrional des Alpes[673], peuples auxquels les Gaulois d'Italie appliquaient la dénomination collective de Gaisda[674], d'où les Romains avaient fait Gæsatæ. Voici quelles étaient la signification et l'origine de ce surnom.

      Note 672: Tit. Liv. Epitom. l. XX.—Flor. l. II, c. 3.
      —Paul. Oros. l. IV, c. 12.—Zonar. l. VIII.

      Note 673: Πρός τούς κατά τάς Άλπεις καί τόν Ρ΄οδανόν ποταμόν
      κατοικοΰντας… Γαισάτας. Polyb. l. II, p. 109.

      Note 674: Gaisde, en langue gallique, signifie encore aujourd'hui,
      armé. Armstrong's dict.

Les Gaulois d'Italie, dans le cours de trois siècles, avaient adopté successivement une partie de l'armure italienne, et perfectionné leurs armes nationales; mais, sur ce point, comme sur tout le reste, leurs voisins des vallées des Alpes n'avaient rien changé aux usages antiques de leurs pères. A l'exception du long sabre de cuivre ou de fer, sans pointe, et à un seul tranchant, le montagnard allobroge ou helvétien ne connaissait pas d'autre arme que le vieux gais gallique, dont il se servait d'ailleurs avec une grande habileté; cette circonstance avait fait donner, par les Cisalpins, aux bandes qu'ils tiraient des montagnes, le nom de gaisda, c'est-à-dire, armées du gais. Plus tard, par extension et par abus, ce mot s'employa pour désigner une troupe soldée, d'au-delà des Alpes, quelles que fussent sa tribu et son armure. C'était l'acception qu'il portait du temps de Polybe, et Gésate ne signifiait plus dès lors qu'un soldat stipendiaire[675].

Note 675: Polyb. l. II, p. 109.—Quod nomen non gentis, sed mercenariorum Gallorum est. Paul Oros. l. IV, c. 12.—La ressemblance du mot Gæsatæ avec le mot grec ou plutôt persan, Gaza, qui veut dire trésor, richesses, donna lieu chez les Grecs à une étymologie absurde; ils transformèrent Gæsatæ en Gazitæ et Gazetæ, qu'ils traduisaient par Chrysophoroi, qui porte ou emporte l'or, stipendiés, mercenaires. V. Étienne de Byzance et Polybe lui-même répété par Plutarque.

ANNEES 231 à 228 avant J.-C.

Nous ignorons auxquelles des tribus, armées du gais, les députés cisalpins s'adressèrent; mais rien ne fut épargné pour aiguillonner des hommes sauvages et belliqueux. Deux chefs ou rois, Concolitan[676] et Anéroëste, reçurent des présens considérables en argent, et de grandes promesses pour l'avenir. Les ambassadeurs étaient chargés de rappeler aux Gésates, que jadis une bande descendue de leurs montagnes avait assisté les Sénons au sac et à l'incendie de Rome, et occupé sept mois entiers cette ville fameuse, jusqu'à ce que les Romains offrissent de la racheter à prix d'or; qu'alors les Gaulois l'avaient rendue, mais bénévolement, de leur plein gré, et étaient rentrés dans leurs foyers, sans obstacle, joyeusement, et chargés de butin[677]. «L'expédition qu'ils venaient proposer serait, ajoutaient-ils, bien plus facile et bien plus lucrative; plus facile, puisque la presque totalité des Cisalpins s'armait en masse pour y prendre part; plus lucrative, parce que Rome, depuis ses anciens désastres, avait amassé des richesses prodigieuses.» L'éloquence des ambassadeurs eut tout succès; Anéroëste et Concolitan se mirent en marche; et «jamais, dit Polybe, armée plus belle et plus formidable n'avait encore franchi les Alpes[678].»

Note 676: Ceann-coille-tan: chef du pays des forêts. Κογκολιτάνος καί Άνηροέστης. Polyb. l. c.

Note 677: Τέλος έθελοντί καί μετά χάριτος παραδόντες τήν πόλιν, άθραυστοι καί άσινεϊς έχοντες τήν ώφέλειαν, είς τήν οίκείαν έπανήλθον. Polyb. l. II, p. 110.

Note 678: Idem. loc. cit.

Le rendez-vous était sur les bords du Pô; Lingons, Boïes, Anamans, Insubres, s'y rassemblèrent de toutes parts; les Cénomans seuls manquèrent à l'appel des nations gauloises. Une députation du sénat romain les avait déterminés à jeter enfin le masque[679]; ils s'étaient armés, mais pour se réunir aux Vénètes et menacer le territoire insubrien de quelque irruption, durant l'absence des troupes nationales. Cette trahison obligea les confédérés à diviser leurs forces; ils ne mirent en campagne que cinquante mille hommes d'infanterie et vingt mille de cavalerie; le surplus restant pour la défense des foyers[680]. L'armée active fut partagée en deux corps, le corps des Gésates, commandé par les rois Anéroëste et Concolitan, et celui des Cisalpins, commandé par l'Insubrien Britomar[681].

Note 679: Polyb. l. II, p. 111.

      Note 680: Διό καί μέρος τι τής δυνάμεως καταλιπεϊν ήναγκάσθησαν οί
      βασιλεϊς τών Κελτών, φυλακής χάριν τής χώρας. Idem, ibid.

      Note 681: Ce nom paraît signifier le grand Breton. Mor, en langue
      gallique, mawr, en cambrien, voulait dire grand.

A la nouvelle de ces préparatifs, dont les Cénomans envoyaient à l'ennemi des rapports fidèles, une frayeur générale s'empara de Rome, et le sénat fit consulter les livres sibyllins, ce qui ne se pratiquait que dans l'attente de grandes calamités publiques: ces livres, vendus autrefois au roi Tarquin-l'Ancien par la sibylle ou prophétesse Amalthée, étaient réputés contenir l'histoire des destinées de la république. Ils furent feuilletés avec soin; mais pour comble d'épouvante, on y trouva une prophétie qui semblait annoncer que, deux fois, les Gaulois prendraient possession de Rome. Le sénat s'empressa de consulter le collège des prêtres sur le sens de cette prophétie menaçante: il lui fut répondu, que le malheur prédit pouvait être détourné, et l'oracle rempli, si quelques Gaulois étaient enterrés vifs, dans l'enceinte des murailles, car, par ce moyen, ils prendraient possession du sol de Rome. Soit superstition, soit politique, le sénat accueillit cette absurde et atroce interprétation. Une fosse maçonnée fut préparée dans le quartier le plus populeux de la ville, au milieu du marché aux bœufs[682]. Là furent descendus, en grande pompe, avec l'appareil des plus graves cérémonies religieuses, deux Gaulois, un homme et une femme, afin de représenter toute la race; puis la pierre fatale se referma sur eux. Mais les bourreaux eurent peur de leurs victimes assassinées; pour apaiser, comme ils disaient, «leurs mânes», ils instituèrent un sacrifice qui se célébrait sur leur fosse, chaque année, dans le mois de novembre[683].

      Note 682: In foro boario… in locum saxo conseptum.
      Tit. Liv. l. XXII, c. 57.

      Note 683: Plutarch. in Marcell. p. 299.—Idem. Quæstion, roman.
      p. 283.—Dion. Cass. ap. Vales. p. 774.—Paul. Oros. l. IV, c. 13.
      —Zonar. l. VIII.

ANNEE 226 avant J.-C.

Cependant des levées en masse s'organisaient dans tout le centre et le midi de la presqu'île, car les peuples italiens croyaient tous leur existence en péril. De toutes parts, on amenait à Rome, comme dans le boulevard commun de l'Italie, des vivres et des armes, et «l'on ne se souvenait pas, dit un historien, d'en avoir jamais vu un tel amas[684].» La république fut bientôt en mesure de mettre sur pied sept cent soixante-dix mille soldats. Une partie fut cantonnée dans les provinces du centre; cinquante mille hommes, sous la conduite d'un préteur, furent envoyés en Étrurie pour garder les passages de l'Apennin; le consul Æmilius Pappus partit, avec une armée consulaire, pour défendre la frontière du Rubicon; le second consul, Atilius Régulus, qui se rendait d'abord en Sardaigne, afin d'y apaiser quelques troubles, devait ensuite débarquer en Étrurie, et rejoindre l'armée de l'Apennin; enfin, vingt mille Cénomans et Vénètes avaient l'ordre de se porter dans l'ancien pays sénonais, pour renforcer les légions d'Æmilius et inquiéter la frontière boïenne[685]. Sans être effrayée de ces dispositions, l'armée gauloise traversa l'Apennin, par des défilés qu'on avait négligé de garder, et descendit inopinément dans l'Étrurie.

Note 684: Σίτου δέ καί βελών καί τής άλλης έπιτηδειότητος πρός πόλεμον τηλικαύτην έποιήσαντο παρασκευήν, ήλίκην ούδείς πω μνημονεύει πρότερον. Polyb. l. II, p. 111.

      Note 685: Τούτους δ' έταξαν έπί τών όρων τής Γαλατίας, ώς άν
      έμβαλόντες είς τήν τών Βοιών χώραν, άντιπερισπῶσι τούς έξεληλυθότας.
      Polyb. l. II, p. 112.—Diod. Sicul. l. XXV, ecl. 3.—Tit. Liv. epit.
      XX.—Plutarch. in Marcello, p. 299.—Paul. Oros. l. IV, c. 13.

ANNEE 225 avant J.-C.

En mettant le pied sur le territoire ennemi, les rois de l'armée gauloise, Concolitan, Anéroëste et Britomar, jurèrent solennellement, à la tête de leurs troupes, et firent jurer à leurs soldats, «qu'ils ne détacheraient pas leurs baudriers, avant d'être montés au Capitole»; et ils prirent à grandes journées la route de Rome[686]. Les ravages qu'ils exercèrent sur leur passage furent terribles; ils emportaient jusqu'aux meubles des maisons; ils traînaient après eux les troupeaux, et la population garottée, qu'ils faisaient marcher sous le fouet. Rien ne les arrêtait, parce que l'armée romaine d'Étrurie les attendait encore aux passages septentrionaux de l'Apennin, quand déjà ils avaient pénétré au cœur de la province. Ils n'étaient plus qu'à trois journées de Rome, lorsqu'ils apprirent que le préteur, averti enfin, les suivait à marche forcée. Craignant de se laisser enfermer entre cette armée et la ville, ils firent volte-face, et s'avancèrent à leur tour au-devant du préteur. L'ayant rencontré entre Arrétium et Fésules, vers le coucher du soleil, ils campèrent, séparés de lui seulement par un intervalle étroit. Dès que la nuit fut venue, ils allumèrent des feux, comme pour bivouaquer, mais tout-à-coup ils se retirèrent dans le plus grand silence, avec toute leur infanterie, et transportèrent leur camp près de Fésules, ordonnant à la cavalerie de rester en présence de l'ennemi jusqu'au point du jour, et de se diriger alors aussi vers Fésules en se faisant poursuivre par les Romains. Le stratagème eut un plein succès. Au lever du soleil, les Romains, n'apercevant plus l'infanterie gauloise, attribuèrent sa retraite à la peur, et attaquèrent la cavalerie qui se mit à fuir, en les attirant du côté de Fésules; l'infanterie se montra alors et tomba sur eux à l'improviste. La confiance et le nombre étaient pour les Gaulois; ils accablèrent l'armée romaine, et lui tuèrent six mille hommes. Le reste s'étant rallié et retranché sur une hauteur voisine, les Gaulois songèrent d'abord à l'y forcer; mais comme eux-mêmes étaient accablés de fatigue, à cause de la marche de la nuit, ils se contentèrent de placer en observation une partie de leur cavalerie, et allèrent prendre du repos[687].

Note 686: Non priùs soluturos se baltea, quàm Capitolium ascendissent, juraverunt. Flor. l. II, c. 4.

Note 687: Polyb. l. II, p. 113, 114.—Diodor. Sicul. eclog. 3, l. XXV

Cependant le consul Æmilius, averti des mouvemens des Gaulois, avait passé précipitamment l'Apennin; fort à propos, il arriva près de Fésules, dans la nuit qui suivit ce combat, et dressa son camp non loin de la colline où les légions du préteur s'étaient retranchées. A la vue des feux allumés dans le camp du consul, elles devinèrent ce que c'était, et reprirent courage; elles parvinrent même à communiquer avec lui, par le moyen d'une forêt qui longeait le pied de la colline, et dont la cavalerie gauloise interceptait mal les avenues. Le consul promit au préteur de le débloquer dès le point du jour; il passa la nuit en préparatifs de combat; et le soleil était à peine levé qu'il partit à la tête de sa cavalerie, tandis que l'infanterie le suivait en bon ordre.

Mais les Gaulois aussi avaient remarqué les feux du consul, et conjecturé ce que ces feux signifiaient: ils avaient tenu conseil. Anéroëste leur avait remontré «que, possesseurs d'un aussi riche butin, ils ne devaient pas s'exposer au hasard d'une bataille qui pouvait le leur enlever tout entier; qu'il valait beaucoup mieux retourner sur les rives du Pô, y mettre ce butin en sûreté, et revenir ensuite se mesurer avec les Romains; que la guerre en serait plus facile et moins chanceuse[688].» La plupart des chefs se rangèrent à cet avis; et, tandis que l'armée d'Æmilius se portait vers la colline pour faire sa jonction avec le préteur, par un mouvement contraire, l'armée gauloise se dirigea vers la mer pour gagner de là la Ligurie.

Note 688: Οΐς Άνηροέστης ό βασιλεύς γνώμην είσέφερε λέγων, ότι δεΐ τοσαύτης λείας έγκρατείς γεγονότας (ήν γάρ,ώς έοικε, καί τό τών σωμάτων πλήθος καί θρεμμάτων, έτι δέ τής άποσκευής ής είχον, άμύθητον). Διόπερ έφη μή δεϊν κινδυνεύειν έτι, μηδέ παραβάλλεσθαι τοϊς όλοις…. Polyb. l. II, p. 114.

Après avoir rallié les troupes du préteur, Æmilius poursuivit les Gaulois, qu'il atteignit bientôt, parce que la multitude des captifs, les troupeaux et les bagages de tout genre qu'ils traînaient avec eux, embarrassaient leur marche. Ils éludèrent avec soin une action décisive, que d'ailleurs le consul ne désirait pas très-vivement; il se contenta de les harceler, épiant l'occasion de les surprendre et de leur enlever quelque portion de leur butin. Les marches et les contre-marches auxquelles la poursuite du consul les obligeait, les firent dévier de la direction qu'ils s'étaient proposée, et les jetèrent fort avant vers le midi de l'Étrurie. Ils n'atteignirent guère le littoral, qu'à la hauteur du cap Télamone[689].

Note 689: Polyb. l. II, p. 114, 115.

Le hasard voulut que, dans ce temps-là même, le second consul, Atilius Régulus, après avoir étouffé les troubles de la Sardaigne, vînt débarquer à Pise. Informé que les Gaulois avaient passé l'Apennin, il se porta en toute hâte du côté de Rome, en longeant la mer d'Étrurie, de manière qu'il marchait, sans le savoir, au-devant de l'ennemi. Ce fut dans le voisinage de Télamone que quelques cavaliers, de la tête de l'armée gauloise, donnèrent dans l'avant-garde romaine; pris et conduits devant le consul, ils racontèrent le combat de Fésules, leur position actuelle et celle d'Æmilius. Régulus alors, comptant sur une victoire infaillible, commanda à ses tribuns de donner au front de son armée autant d'étendue que le terrein pourrait le permettre, et de continuer tranquillement la marche; lui-même, à la tête de sa cavalerie, courut s'emparer d'une éminence qui dominait la route. Les Gaulois étaient loin de soupçonner ce qui se passait; à la vue des cavaliers qui occupaient la hauteur, ils crurent seulement que L. Æmilius, pendant la nuit, les avait fait tourner par une division de ses troupes; et ils envoyèrent quelques corps de cavalerie et d'infanterie pour le débusquer de la position. Leur erreur ne fut pas longue; instruits à leur tour par un prisonnier romain du véritable état des choses, ils se préparèrent à faire face aux deux armées ennemies à la fois. Æmilius avait bien ouï parler du débarquement des légions d'Atilius, mais il ignorait qu'elles fussent si proche; et il n'eut la pleine connaissance du secours qui lui arrivait que par le combat engagé pour l'occupation du monticule. Il envoya alors vers ce point de la cavalerie et marcha avec ses légions sur l'arrière-garde gauloise[690].

Note 690: Polyb. l. II, p. 115, 116.

Enfermés ainsi, sans possibilité de battre en retraite, les Gaulois donnèrent à leur ligne un double front. Les Gésates et les Insubres, qui composaient l'arrière-garde, firent face au consul Æmilius; les troupes de la confédération boïenne et les Tauriskes, à l'autre consul: les chariots de guerre furent placés aux deux ailes, et le butin fut porté sur une montagne voisine gardée par un fort détachement. Les Insubres et les Boïes étaient vêtus seulement de braies ou de saies légères[691]; mais, soit par bravade, soit par un point d'honneur bizarre, les Gésates mirent bas tout vêtement, et se placèrent nus au premier rang, n'ayant que leurs armes et leur bouclier[692]. Durant ces préparatifs, le combat, commencé sur la colline, devenait plus vif d'instans en instans, et comme la cavalerie, envoyée de côté et d'autre, était nombreuse, les trois armées pouvaient en suivre les mouvemens. Le consul Atilius y périt; et sa tête, séparée du tronc, fut portée par un cavalier aux rois gaulois[693]. Cependant la cavalerie romaine ne se découragea point et demeura maîtresse du poste. Æmilius fit avancer alors son infanterie, et le combat s'engagea sur tous les points. Un moment, l'aspect des rangs ennemis et le tumulte qui s'en échappait frappèrent les Romains de terreur: «Car, dit un historien, outre les trompettes, qui y étaient en grand nombre, et faisaient un bruit continu, il s'éleva tout à coup un tel concert de hurlemens, que non-seulement les hommes et les instrumens de musique, mais la terre même et les lieux d'alentour semblaient à l'envi pousser des cris. Il y avait encore quelque chose de bizarre et d'effrayant dans la contenance et les gestes de ces corps énormes et vigoureux qui se montraient aux premiers rangs sans autre vêtement que leurs armes; on n'en voyait aucun qui ne fût paré de chaînes, de colliers et de bracelets d'or. Et si ce spectacle excita d'abord l'étonnement des Romains, il excita bien plus leur cupidité et les aiguillonna à payer de courage pour se rendre maîtres d'un pareil butin[694].»

Note 691: Οί μέν ούν Ίσομβροι καί Βοιοί τάς άναξυρίδας έχοντες καί τούς εύπετεϊς τών σαγών περί αύτούς έξήταζον. Polyb. l. II, p. 116.

Note 692: Οί δί Γαισάται διά τε τήν φιλοδοξίαν καί τό θάρσος ταΰτ' άπορρίψαντες, γυμνοί μετ' αύτών τώνόὅπλων πρώτοι τής δυνάμεως κατέστησαν. Idem, ibid.

Note 693: Idem, loc. citat.—Paul Oros. l. IV, c. 13.

Note 694: Πρός ά βλέποντες οί Ρ΄ωμαῖοι τά μέν έξεπλήττοντο, τά δ' ύπό τής τοΰ λυσιτελοΰς έλπίδος άγόμενοι, διπλασίως παρωξύνοντο πρός τόν κίνδυνον. Polyb. l. II, p. 117.

Les archers des deux armées romaines s'avancèrent d'abord, et firent pleuvoir une grêle de traits. Garantis un peu par leurs vêtemens, les Cisalpins soutinrent assez bien la décharge; il n'en fut pas de même des Gésates, qui étaient nus, et que leur étroit bouclier ne protégeait qu'imparfaitement. Les uns, transportés de rage, se précipitaient hors des rangs, pour aller saisir corps à corps les archers romains; les autres rompaient la seconde ligne, formée par les Insubres, et se mettaient à l'abri derrière. Quand les archers se furent retirés, les légions arrivèrent au pas de charge; reçues à grands coups de sabre, elles ne purent jamais entamer les lignes gauloises. Le combat fut long et acharné, quoique les Gésates, criblés de blessures, eussent perdu beaucoup de leurs forces. Enfin la cavalerie romaine, descendant de la colline, vint attaquer à l'improviste une des ailes ennemies, et décida la victoire; quarante mille Gaulois restèrent sur la place; dix mille furent pris. L'histoire leur rend cette justice, qu'à égalité d'armes, ils n'eussent point été vaincus[695]. En effet leur bouclier leur était presque inutile, et leur épée, qui ne frappait que de taille, était de si mauvaise trempe que le premier coup la faisait plier; et, tandis que les soldats gaulois perdaient le temps à la redresser avec le pied, les Romains les égorgeaient[696]. Le roi Concolitan fut fait prisonnier; Anéroëste, voyant la bataille perdue, se retira dans un lieu écarté avec les amis dévoués à sa personne, les tua d'abord de sa main, puis se coupa la gorge[697]. On ne sait ce que devint Britomar.

Note 695: Polyb. l. II, p. 118.

Note 696: Polyb. l. II, p. 118-120.

Note 697: Ό δ' έτερος αύτών (βασιλεύς) Άνηροέστης εϊς τινα τόπον συμφυγών μετ' όλίγων, προσήνεγκε τάς χεϊρας αύτψ καί τοϊς άναγκαίοις. Polyb. l. II, p. 118.—. . . Τόν μέγιστον αύτών βασιλέα έαυτοϋ θερίσαι τόν τράχηλον… Diod. Sicul. l. XXV, ecl. 3.

Le consul Æmilius fit ramasser les dépouilles des Gaulois et les envoya à Rome; quant au butin que ceux-ci avaient enlevé dans l'Étrurie, il le rendit aux habitans. Il continua sa marche jusqu'au territoire boïen dont il livra une partie au pillage; après quoi il retourna à Rome. Il y fut reçu avec d'autant plus de joie que la frayeur avait été plus vive. Le sénat lui décerna le triomphe; et Concolitan, ainsi que les plus illustres captifs gaulois furent traînés devant son char, revêtus de leurs baudriers. «Pour accomplir, dit un historien, le vœu solennel qu'ils avaient fait de ne point déposer le baudrier, qu'ils ne fussent montés au Capitole[698].» Les enseignes, les colliers et les bracelets d'or conquis sur les vaincus furent suspendus par le triomphateur dans le temple de Jupiter.

Note 698: Victos Æmilius in Capitolio discinxit. Flor. l. II, c. 4.

ANNEE 224 avant J.-C.

Pour mettre à profit sa victoire, la république envoya immédiatement dans la Cispadane les deux consuls nouvellement nommés, Q. Fulvius et T. Manlius. La confédération boïenne était découragée et hors d'état de résister: les Anamans, les premiers, se soumirent, et leur exemple entraîna les Lingons et les Boïes. Ils livrèrent des otages et plusieurs de leurs villes, entre autres Mutine, Tanétum et Clastidium, qui reçurent des garnisons ennemies.

ANNEE 223 avant J.-C.

L'année 223 fut marquée avec distinction dans les annales romaines; elle vit les enseignes de la république franchir le Pô pour la première fois, et flotter sur le territoire insubrien; ce furent les consuls, L. Furius et C. Flaminius, qui effectuèrent ce passage, près de l'embouchure de l'Adda. Les Anamans, nouveaux amis de Rome, avaient ouvert le chemin et diminué les difficultés du passage[699]. Néanmoins l'impétuosité téméraire de Flaminius occasiona de grandes pertes aux légions. Au-delà du Pô, les consuls, assaillis brusquement, tandis qu'ils faisaient retrancher leur camp, éprouvèrent un nouveau revers; leurs meilleures troupes périrent ou dans ce combat, ou dans la traversée du fleuve[700]. Affaiblis et humiliés, ils furent contraints de demander la paix; et après quelques négociations, ils signèrent un traité en vertu duquel il leur fut permis de sortir sains et saufs du territoire insubrien[701].

Note 699: Polyb. l. II, p. 119.

Note 700: Λαβόντες πληγάς περί τε τήν διάβασιν καί περί τήν στρατοπεδείαν…. Idem, ibid.

Note 701: Σπεισάμενοι καθ' όμολογίαν έλυσαν έκ τών τόπων. Idem, ibid.

Flaminius et son collègue se retirèrent chez les Cénomans où ils passèrent quelque temps à faire reposer leurs soldats; lorsqu'ils se virent en état de tenir la campagne, ils prirent avec eux une forte division de Cénomans; et, de concert avec ces traîtres, Flaminius se mit à saccager les villes de l'Insubrie, et à égorger la population qui, sur la foi du traité, avait mis bas les armes, et s'était dispersée dans les champs[702].

Note 702: Polyb. l. II, p. 119.

Une si criante perfidie révolta le peuple insubrien; il se prépara aux derniers efforts. Pour déclarer que la patrie était en péril, et que la lutte qui s'engageait était une lutte à mort, les chefs se rendirent en pompe au temple de la déesse de la guerre[703], et déployèrent certaines enseignes consacrées, qui n'en sortaient jamais que dans les grandes calamités nationales; on les surnommait, pour cette raison, les immobiles; elles étaient fabriquées de l'or le plus fin[704]. Dès que les immobiles flottèrent au vent, la population accourut en armes; au bout de peu de jours, cinquante mille hommes furent réunis; mais ils n'étaient pas organisés, qu'il fallut déjà livrer bataille.

Note 703: Polybe lui donne le nom grec de Minerve, Άθηνά; on croit qu'elle portait dans les idiomes gaulois celui de Buddig ou Buadhach, que les Romains orthographiaient Boadicea.

Note 704: Συναθμοίσαντες ούν άπάσας έπί ταυτόν, καί τάς χρυσάς σημαίας τάς άκινήτους λεγομένας κατέχοντες έκ τοΰ τής Άθηνᾶς ίεροΰ, καί τάλλα παρασκευασάμενοι δεόντως. Polyb. l. II, p. 119.

Le sénat approuvait complètement la honteuse guerre qui se faisait dans la Transpadane, et la perfidie de Flaminius; toutefois ce consul lui était personnellement odieux, comme ayant provoqué le partage des terres sénonaises, et il eût voulu lui enlever la gloire d'ajouter une province à la république. Dans ce but, il fit parler les dieux, et épouvanta le peuple par des prodiges. Le bruit courut que trois lunes avaient paru au-dessus d'Ariminum, et qu'un des fleuves sénonais avait roulé ses eaux teintes de sang[705]. On consulta là-dessus les augures, et la nomination des consuls fut reconnue illégale. Le sénat leur envoya immédiatement l'ordre de se démettre, et de revenir à Rome, sans rien entreprendre contre l'ennemi. Mais Flaminius, informé par ses amis qu'il se tramait contre lui quelque chose, soupçonna le contenu de la dépêche, et résolut de ne l'ouvrir qu'après avoir tenté la fortune. Ayant fait partager ce dessein à son collègue, ils pressèrent leurs préparatifs de bataille. Les deux armées se trouvaient alors en présence sur les bords du Pô[706].

Note 705: Ώφθη μέν αίματι ρ΄έων ό διά τής Πηκινίδος χώρας ποταμός, έλέχθη δέ τρεϊς σελήνας φανήναι περί πόλιν Άρίμινον. Plutarch. in Marcel. p. 299.

Note 706: Plutarch. ibid.—Paul. Oros. l. IV, c. 13.

Certes, depuis le commencement de la guerre, les Cénomans, par leur trahison, avaient rendu aux Romains d'assez grands services, et s'étaient assez compromis aux yeux de leurs frères, pour que les consuls pussent se fier à eux dans le combat qui allait se livrer. Pourtant les consuls, on ne sait sur quel soupçon, en jugèrent autrement. Ils envoyèrent la division cénomane de l'autre côté du fleuve, sous prétexte de garder la tête du pont, qui le traversait dans cet endroit, et de servir de réserve aux légions; mais à peine eut-elle touché l'autre rive, que Flaminius fit couper le pont. L'armée romaine, adossée au fleuve, se trouva par là dans l'alternative de vaincre ou d'être anéantie, puisque son unique moyen de retraite était détruit; mais Flaminius jouait le tout pour le tout[707]. Ce fut le génie de ses tribuns qui le sauva. Ayant remarqué dans les précédens combats l'imperfection et la mauvaise trempe des sabres gaulois, qu'un ou deux coups suffisaient pour mettre hors de service, ils distribuèrent au premier rang des légions ces longues piques ou hastes qui étaient l'arme ordinaire du troisième, et firent charger d'abord à la pointe des hastes. Les Insubres, qui n'avaient que leur sabre pour détourner les coups, l'eurent bientôt ébréché et faussé[708]. A ce moment les Romains, jetant bas les piques, tirèrent leur épée affilée et à deux tranchans, et frappèrent de pointe la poitrine et le visage de leurs ennemis désarmés. Huit mille Insubres furent tués, seize mille furent faits prisonniers. Flaminius ouvrit alors les dépêches du Sénat, et prit la route de Rome, avec une grande victoire pour sa justification. M. Cl. Marcellus et Cn. Cornélius furent choisis pour continuer la guerre, dès le printemps suivant, en qualité de consuls[709].

Note 707: Polyb. l. II, p. 120.

Note 708: Idem. p. 120, 121.

      Note 709: Polyb. l. II, p. 121.—Plutarch. in Marcell. p. 300.
      —Flor. l. II, c. 4.—Paul. Oros. l. IV, c. 13.—Fast. Capitol.

ANNEE 222 avant J.-C.

Les Insubres mirent à profit le repos de l'hiver, en fortifiant leurs villes, et en faisant venir des auxiliaires Transalpins; le roi Virdumar[710] leur amena trente mille Gésates. Aussitôt que la saison le permit, les consuls passèrent le Pô, et vinrent assiéger Acerres, bourg situé au confluent de l'Adda et de l'Humatia. Les Insubres ne s'étaient point attendus que les hostilités commenceraient de ce côté; de sorte que les assiégeans eurent tout le temps de se retrancher dans une position imprenable, où l'armée Insubrienne n'osa pas les attaquer. Pour les attirer sur un terrein plus égal, Virdumar, prenant avec lui dix mille de ses Gésates, presque tous cavaliers, traversa le Pô, et tomba sur le territoire des Anamans, qui, cette fois, comme dans la précédente campagne, avaient livré passage aux consuls; leurs terres furent saccagées pendant plusieurs lieues d'étendue; et Virdumar enfin investit Clastidium, que les Anamans avaient cédée à la république, et dont celle-ci avait fait une place d'armes. Cette diversion obligea les Romains de diviser aussi leurs forces. Scipion fut laissé devant Acerres, avec le tiers de la cavalerie et la presque totalité de l'infanterie. Marcellus, à la tête de la cavalerie restante et de six cents hommes d'infanterie légère, se porta sur Clastidium à marches forcées. Les Gaulois ne lui laissèrent pas le temps de se reposer; voyant le petit nombre de ses fantassins, et ne tenant pas grand compte de sa cavalerie, «parce que, dit un historien, habiles cavaliers eux-mêmes, ils se croyaient la supériorité de l'adresse, comme ils avaient celle du nombre[711]»; ils voulurent en venir aux mains sur-le-champ.

Note 710: Feardha-mar, brave et grand. On trouve en latin ce nom sous les deux formes: Virdumarus et Viridomarus.

Note 711: Κράτιστοι γάρ όντες ίππομαχεϊν, καί μάλιστα τούτψ διαφέρειν δοκοϋντες, τότε καί πλήθει πολύ τόν Μάρκελλον ύπερέβαλλον. Plutarch. in Marcell. p. 300.

Marcellus craignait d'être débordé, à cause de son peu de troupes; il étendit le plus qu'il put ses ailes de cavalerie, jusqu'à ce qu'elles présentassent un front à peu près égal à celui de l'ennemi. Pendant ces évolutions, son cheval, effrayé par les cris et les gestes menaçans des Gaulois, tourna bride brusquement, et emporta le consul malgré lui. Dans une armée aussi superstitieuse que l'armée romaine, un tel accident pouvait être pris à mauvais présage, et glacer la confiance du soldat; Marcellus s'en tira avec une présence d'esprit remarquable. Comme si ce mouvement eût été volontaire, il fit achever à son cheval le cercle commencé, et revenant sur lui-même, il adora le soleil[712]; car c'était là, chez les Romains, une des cérémonies de l'adoration des dieux. Il voua aussi solennellement à Jupiter Feretrius[713] les plus belles armes qui seraient conquises sur l'ennemi. Au moment où il faisait ce vœu, Virdumar, placé au front de la ligne gauloise, l'aperçut; jugeant, par le manteau écarlate et par les autres signes distinctifs du commandement suprême, que c'était le consul, il poussa son cheval dans l'intervalle des deux armées, et brandissant un gais long et pesant, il le provoqua au combat singulier. «Ce roi, dit le biographe de Marcellus, était de haute stature, dépassant même tous les autres Gaulois. Il était revêtu d'armes enrichies d'or et d'argent, et rehaussées de pourpre et de couleurs si vives, qu'il éblouissait comme l'éclair[714].»

      Note 712: Τόν ήλιον προσεκύνησε. Plutarch. in Marcell. p. 301.
      —Front. Stratag. l. IV, c. 5.

Note 713: Feretrius à feriendo: le dieu qui frappe ou qui fait frapper. Plutarch. in Romulo.—Omine quòd certo dux ferit ense ducem. Propert. IV, v. 46.—Vel à ferendo; quòd ei spolia opima afferebantur ferculo vel feretro gesta. Tit. Liv. I. 10.

Note 714: Άνήρ μεγέθει τε σώματος έξοχος Γαλάτων, καί πανοπλία έν άργύρψ καί χρυσώ καί βαφαϊς πάσι καί ποικίλμασιν, ώσπερ άστραπή διαφέρων στίλβουσα. Plut. in Marcell. p. 301.

Frappé de cet éclat, le consul parcourut des yeux le front de bataille ennemi, et n'y trouvant pas d'armes plus belles: «Ce sont bien là, dit-il, les dépouilles que j'ai vouées à Jupiter.» En disant ces mots, il part à toute bride, frappe de sa lance le Gaulois, qui n'était point encore sur ses gardes, le renverse, lui porte un second, un troisième coup, et met pied à terre pour le dépouiller. «Jupiter! s'écria-t-il alors, en élevant dans ses bras les armes ensanglantées; toi qui contemples et diriges les grands exploits des chefs de guerre, au milieu des batailles, je te prends à témoin que je suis le troisième général qui, ayant tué de sa propre main le général ennemi, t'a consacré ses dépouilles opimes. Accorde-moi donc, Dieu puissant, une fortune semblable dans tout le cours de cette guerre[715].» Il avait à peine achevé que la cavalerie romaine chargea la ligne gauloise, où la cavalerie et l'infanterie étaient entremêlées ensemble. Le combat fut long et acharné, mais la victoire resta au consul. Beaucoup de Gésates périrent dans l'action; les autres se dispersèrent[716].

Note 715: Plutarch. loc. citat.

      Note 716: Polyb. l. II, p. 122.—Plut. in Marcell. p. 300.
      —Tit. Liv. Epitom. l. XX.—Flor. l. II, c. 4.—Paul. Oros. l. IV,
      c. 13.—Valer. Maxim. l. III, c. 2.
      —Virgil. Æneid. l. VI, v. 855 et seq.

De Clastidium, Marcellus se reporta sur Acerres. Durant son absence, la garnison d'Acerres, après avoir abandonné cette ville, s'était repliée sur Mediolanum, capitale et la plus forte place de l'Insubrie. Le consul Scipion l'y avait suivie, mais les Gaulois s'étaient conduits avec tant de bravoure, que, d'assiégés, ils s'étaient rendus assiégeans, et bloquaient les légions dans leur camp. A l'arrivée de Marcellus les choses changèrent. Les Gésates, découragés par la défaite de leurs frères et la mort de leur roi, voulurent à toute force retourner dans leur pays. Réduit à ses seules ressources, Mediolanum succomba, et les Insubres furent bientôt contraints d'ouvrir toutes leurs autres places. La république leur imposa une indemnité considérable en argent, et confisqua plusieurs portions de leur territoire afin d'y établir des colonies[717]. Marcellus fut reçu avec enthousiasme par le peuple et par le sénat; et la cérémonie de son triomphe fut la plus brillante qu'on eût encore vue dans Rome.

Note 717: Polyb. l. II, p. 122.—Plutarch. in Marcell. p. 301.

Le triomphe, comme on sait, était chez les Romains le plus grand de tous les honneurs militaires; il consistait en une marche solennelle du général vainqueur et de son armée au temple de Jupiter capitolin. Romulus, fondateur et premier roi de Rome, en avait institué l'usage en promenant sur ses épaules, à travers les rues de sa ville naissante, les armes et les vêtemens d'un ennemi qu'il avait terrassé[718]. Lorsque le général en chef de l'armée romaine, comme avait fait Romulus, tuait de sa propre main le général en chef de l'armée ennemie, cette circonstance rehaussait l'éclat de la solennité, et les dépouilles conquises prenaient le nom de dépouilles opimes[719]. Dans la série presque innombrable des triomphes décernés par la république, elle ne s'était encore présentée que deux fois; tout ce que l'appareil des fêtes romaines avait de plus magnifique fut donc déployé pour célébrer la victoire de Claudius Marcellus, troisième triomphateur opime[720].

Note 718: Dionysius l. II.

      Note 719: Spolia opima (ab ope vel opibus ). Festus.
      —Tit. Liv. IV, 20.

      Note 720: Plutarch. loco citat.—Tit. Liv. Ep. 20.
      —Virgil. Æneid. VI, v. 859.—Propert. IV, 2.

Le cortège partit du Champ-de-Mars, se dirigeant par la Voie des triomphes et par les principales places, pour se rendre au Capitole: les rues qu'il devait traverser étaient jonchées de fleurs; l'encens fumait de tous côtés[721]; la marche était ouverte par une troupe de musiciens qui chantaient des hymnes guerriers, et jouaient de toutes sortes d'instrumens. Après eux, s'avançaient les bœufs destinés au sacrifice; leurs cornes étaient dorées; leurs têtes ornées de tresses et de guirlandes: suivaient, entassés dans des chariots rangés en longues files, les armes et les vêtemens gaulois, ainsi que le butin provenant du pillage des villes boïennes et insubriennes[722]; puis les captifs de distinction vêtus de la braie et de la saie, et chargés de chaînes: leur haute stature, leur figure martiale et fière attirèrent long-temps les regards de la multitude romaine. Derrière les captifs, marchaient un pantomime habillé en femme et une troupe de satyres dont les regards, les gestes, les chants, la brutale gaieté insultaient sans relâche à leur douleur. Plus loin, au milieu de la fumée des parfums, paraissait le triomphateur traîné sur un char à quatre chevaux. Il avait pour vêtement une robe de pourpre brodée d'or; son visage était peint de vermillon comme les statues des Dieux, et sa tête couronnée de laurier[723]. «Mais ce qu'il y eut, dans toute cette pompe, de plus superbe et de plus nouveau, dit l'historiographe de Marcellus, ce fut de voir le consul portant lui-même l'armure de Virdumar; car il avait fait tailler exprès un grand tronc de chêne, autour duquel il avait ajusté le casque, la cuirasse et la tunique du roi barbare[724]» L'épaule chargée de ce trophée qui présentait la figure d'un géant armé, Marcellus traversa la ville. Ses soldats, cavaliers et fantassins, se pressaient autour et à la suite de son char, chantant des hymnes composés pour la fête, et poussant, par intervalles, le cri de triomphe! triomphe! que répétait à l'envi la foule des spectateurs.

Note 721: Ovid. Trist. IV, 2, 4.

      Note 722: Tit. Liv. XXXIII, 24; XXXVIII, 5, 8, XXXIX, 5, 7; XL, 43;
      XLV, 40.—Virg. Æneid. VIII, 720.

      Note 723: Tit. Liv. II,, 47. X, 8.—Dionys. V. 47.—Plinius. XV,
      30. V, 39.—Plutarch. in Æmil.

Note 724: Plut. in Marcell. ub. supr.

Dès que le char triomphal commença à tourner du Forum vers le Capitole, Marcellus fit un signe, et l'élite des captifs gaulois fut conduite dans une prison, où des bourreaux étaient appostés et des haches préparées[725]; puis le cortège, suivant la coutume, alla attendre au Capitole, dans le temple de Jupiter, qu'un licteur apportât la nouvelle «que les barbares avaient vécu[726].» Alors Marcellus entonna l'hymne d'action de grâce, et le sacrifice s'acheva. Avant de quitter le Capitole, le triomphateur planta, de ses mains, son trophée dans l'enceinte du temple, dont il avait fait creuser le pavé[727]. Le reste du jour se passa en réjouissances, en festins; et le lendemain, peut-être, quelque orateur du sénat ou du peuple recommença les déclamations d'usage contre cette race gauloise qu'il fallait exterminer, parce qu'elle égorgeait ses prisonniers, et qu'elle offrait à ses dieux le sang des hommes.

      Note 725: Cic. Verr. v. 30.—Tit. Liv. XXXVI, 13.—Dio. XI, 41;
      XLIII, 19.

Note 726: Joseph, de Bello. Jud. VII, 24.

Note 727: Plutarch, in Marcell. 1. C.

CHAPITRE VIII.

GAULE CISALPINE. Alliance des Gaulois avec Annibal.—Les Romains envoient des colonies à Crémone et à Placentia.—Soulèvement des Boïes et des Insubres; ils dispersent les colonies, enlèvent les triumvirs et défont une année romaine dans la forêt de Mutine.—Annibal traverse la Transalpine et les Alpes.—Incertitude des Cisalpins; combat du Tésin.—Les Cisalpins se déclarent pour Annibal; batailles de Trébie, de Thrasymène, de Cannes, gagnées par les Gaulois.—Défaite des Romains dans la forêt Litana. —Tentatives infructueuses d'Annibal pour ramener la guerre dans le nord de l'Italie.—Asdrubal passe les Alpes; il est vaincu près du Métaure.—Magon débarque à Génua; il est vaincu dans l'Insubrie.—Les Gaulois suivent Annibal en Afrique.

218-202.

ANNEE 218 avant J.-C.

Les Cisalpins avaient à peine posé les armes qu'ils virent arriver dans leur pays des étrangers qui les sollicitaient de les reprendre; c'étaient des émissaires envoyés par le Carthaginois Annibal, commandant des forces puniques en Espagne. La bonne intelligence avait déjà cessé entre les républiques de Rome et de Carthage, et tout faisait prévoir la rupture prochaine de la paix. Dans cette conjoncture, Annibal résolut de frapper les premiers coups. Il conçut le projet de descendre en Italie, et de transporter la guerre sous les murailles mêmes de Rome; mais ce plan hardi était inexécutable sans la coopération active des Cisalpins: Annibal travailla donc à le leur faire adopter. Ses envoyés distribuèrent de l'argent aux chefs, et réveillèrent par leurs discours l'énergie gauloise, que les dernières défaites avaient abattue. «Les Carthaginois, disaient-ils aux Boïes et aux Insubres, s'engagent, si vous les secondez, à chasser les Romains de votre pays, à vous rendre le territoire conquis sur vos pères, à partager avec vous fraternellement les dépouilles de Rome et des nations sujettes ou alliées de Rome[728].» Les Insubres accueillirent ces ouvertures avec faveur, mais en même temps avec une réserve prudente; pour les Boïes, dont plusieurs villes étaient occupées par des garnisons romaines, impatiens de les recouvrer, ils s'engagèrent à tout ce que les Carthaginois demandaient. Comptant sur ces promesses, Annibal envoya d'autres émissaires dans la Transalpine pour s'y assurer un passage jusqu'aux Alpes. L'argent des mines espagnoles lui gagna tout de suite l'amitié des principaux chefs du midi [729].

Note 728: Πάν ύπισχνεϊτο διαπεμπόμενος έπιμελώς πρός τούς δυνάστας τών Κελτών, καί τούς έκί τάδε, καί τούς έν αύταϊς ταϊς Άλπεσιν ένοικοΰΰΰντας. Polyb. l. III, p. 189. —Tit. Liv. l. XXI, c. 25, 29, 52.

Note 729: Polyb. 1. III, p. 187.—Tit. Liv. 1. XXI, c. 23.

Averti des menées d'Annibal par les Massaliotes, ses anciens alliés et ses espions dans la Gaule, le sénat romain fit partir de son côté des ambassadeurs chargés d'une mission toute semblable; il proposait aux nations gauloises, liguriennes et aquitaniques, de se liguer avec lui pour fermer aux Carthaginois les passages des Pyrénées et des Alpes. Ces ambassadeurs s'adressèrent premièrement au peuple de Ruscinon, qui, habitant le pied septentrional des Pyrénées, du côté de la mer intérieure, était maître des défilés vers lesquels s'avançait Annibal. Ils furent admis dans l'assemblée où, suivant la coutume, les guerriers s'étaient rendus tout armés. D'abord ce spectacle parut étrange aux envoyés romains[730]; ce fut bien pis lorsque après avoir vanté la gloire et la grandeur de Rome, ils exposèrent l'objet de leur mission. Il s'éleva dans l'assemblée de si bruyans éclats de rire, accompagnés d'un tel murmure d'indignation, que les magistrats et les vieillards qui la présidaient eurent la plus grande peine à ramener le calme[731], tant ce peuple trouvait d'extravagance et d'impudeur à ce qu'on lui proposât d'attirer la guerre sur son propre territoire, pour qu'elle ne passât point en Italie. Quand le tumulte fut apaisé les chefs répondirent: «Que n'ayant point à se plaindre des Carthaginois pas plus qu'à se louer des Romains, nulle raison ne les portait à prendre les armes contre les premiers en faveur des seconds; qu'au contraire il leur était connu que le peuple romain dépossédait de leurs terres en Italie ceux des Gaulois qui s'y étaient établis; qu'il leur imposait des tributs, et leur faisait essuyer mille humiliations pareilles.» Les ambassadeurs reçurent le même accueil des autres nations de la Gaule; et ils ne rapportèrent à Massalie que des duretés et des menaces[732]. Là, du moins, leurs fidèles amis ne leur épargnèrent pas les consolations. «Annibal, leur disaient-ils, ne peut compter long-temps sur la fidélité des Gaulois[733]; nous savons trop combien ces nations sont féroces, inconstantes et insatiables d'argent.»

Note 730: Nova terribilisque species visa est: quòd armati (ita mos gentis erat) in concilium venerunt. Idem. c. 20.

      Note 731: Tantus cum fremitu risus dicitur ortus ut vix à
      magistratibus majoribusque natu juventus sedaretur.
      Tit. Liv. l. XXI, c. 20.

      Note 732: Nec hospitale quidquam pacatumve satis priùs auditum quàm
      Massiliam venerunt. Idem, ibid.

      Note 733: Sed ne illi (Galli) quidem ipsi satis mitem gentem
      fore….. Idem, ibid.

Le sénat apprit tout à la fois le mauvais succès de son ambassade, la marche rapide d'Annibal, qui déjà avait passé l'Ebre, et les armemens secrets, symptôme de la défection prochaine des Boïes. Il s'occupa d'abord de l'Italie. Le préteur L. Manlius fut envoyé avec une armée d'observation sur la frontière de la Ligurie et de la Cisalpine, et deux colonies, fortes chacune de six mille ames[734], partirent de Rome en toute hâte pour aller occuper, en-deçà et au-delà du Pô, deux des points les plus importans de la Circumpadane; c'étaient, au nord, chez les Insubres, le bourg ou la ville de Crémone, au midi, chez les Anamans, une ville située près du fleuve dont le nom gaulois nous est inconnu et que les Romains nommèrent Placentia, Plaisance[735]. L'arrivée de ces deux colonies excita au dernier degré la colère des Boïes; ils se jetèrent sur les travailleurs occupés aux fortifications de Placentia, et les dispersèrent dans la campagne. Non moins irrités, les Insubres attaquèrent les colons de Crémone qui n'eurent que le temps de passer le Pô et de se réfugier avec les triumvirs coloniaux dans les murs de Mutine[736], place enlevée aux Boïes par les Romains durant la dernière guerre, et que ceux-ci avaient fortifiée avec soin. Les Boïes, réunis aux Insubres, y vinrent mettre le siège; mais tout-à-fait inhabiles dans l'art de prendre les places, ils restaient inactifs autour des murailles: le temps s'écoulait cependant, et l'on savait que le préteur L. Manlius s'avançait à grandes journées au secours des triumvirs. La guerre était commencée de nouveau, et les Gaulois avaient tout à craindre pour les otages qu'ils avaient livrés à la république, lors de la conclusion de la paix. Ils auraient voulu tenir entre leurs mains quelque haut personnage romain qui répondît sur sa tête des traitemens faits à leurs otages, et dont le péril arrêtât le ressentiment de ses concitoyens; mais les Insubres avaient laissé échapper les triumvirs, et il n'y avait pas d'apparence qu'on pût s'en emparer de vive force avant l'arrivée du préteur. Pour en venir à leurs fins, les Gaulois usèrent de ruse; ils attirèrent les triumvirs hors des portes, sous prétexte d'une conférence, et se saisirent d'eux, sans leur faire le moindre mal, déclarant seulement qu'il les retiendraient prisonniers jusqu'à ce que la république rendît les otages qu'elle avait reçus à la fin de la guerre précédente[737]. Après cette expédition, ils se portèrent du côté où L. Manlius s'avançait, et s'embusquèrent dans un bois qu'il devait traverser.

Note 734: Τόν άριθμόν όντας είς έκατέραν τήν πόλιν είς έξακισχιλίους… Polyb. l. III, p. 193.

Note 735: Προσαγορεύσαντεσ Πλακεντίαν. Polyb. l. III, p. 193.

      Note 736: Ipsi triumviri romani Mutinam confugerunt.
      Tit. Liv. l. XXI, c. 25.—Polyb. ubi supr.

      Note 737: Legati ad colloquium…. comprehenduntur, negantibus
      Gallis, nisi obsides sibi redderentur, eos dimissuros.
      —Tit. Liv. l. XXI, c. 25.—Polyb. loco citat.

La forêt où Manlius vint s'engager était épaisse, embarrassée de broussailles, et coupée seulement par un chemin étroit. Assailli brusquement par les Gaulois, il souffrit beaucoup, et put difficilement regagner la plaine; mais là, la tactique lui rendit l'avantage. Il continua sa marche en sûreté tant qu'il trouva des lieux découverts; contraint de nouveau à s'engager dans les bois, il manqua d'y périr; son arrière-garde, rompue et dispersée, laissa derrière elle huit cents morts, un grand nombre de prisonniers et six étendards[738]; le reste de l'armée courut se renfermer à Tanetum ou Tanète, village boïen situé sur le Pô, occupé et fortifié par les Romains, comme Mutine, durant la dernière guerre. Manlius y trouva des approvisionnemens, et des secours en hommes lui arrivèrent de la part des Cénomans de Brixia qui tenaient pour la république[739]. Dès que ces événemens furent connus, le préteur Atilius partit de Rome avec un corps de dix mille hommes, et se fit jour jusqu'à Tanète.

Note 738: Ubi rursùs sylvæ intratæ, tùm postremos adorti, cum magnâ trepidatione et pavore omnium, octingintos milites occiderunt, sex signa ademêre. Tit. Liv. l. XXI, c. 25.—Polyb. l. III, p. 194.

Note 739: Brixianorum Gallorum auxilio…. Tit. Liv. l. XXI, c. 25.

Cependant Annibal avait atteint le sommet des Pyrénées, non sans obstacle, car les peuplades ibériennes n'avaient cessé de le harceler pendant sa marche; chaque jour il avait eu quelque combat à livrer, même quelque village à prendre d'assaut[740]. Mais la nouvelle de ces batailles ayant jeté l'alarme parmi les nations du midi de la Gaule, elles commencèrent à se défier de ses déclarations pacifiques, et à croire que son véritable dessein était de les subjuguer[741]; de toutes parts, elles se préparèrent, et lorsque les Carthaginois, descendant le revers septentrional des Pyrénées, allèrent camper près d'Illiberri[742], ils trouvèrent les tribus indigènes rassemblées en armes à Ruscinon et toutes prêtes à leur disputer le passage. Annibal ne négligea rien pour les rassurer; il fit demander une entrevue à leurs chefs, protestant qu'il était venu comme hôte et non comme ennemi, et qu'il ne tirerait l'épée qu'autant que les Gaulois eux-mêmes l'y forceraient[743]; il leur offrit même de se rendre près d'eux à Ruscinon, s'ils répugnaient à le venir trouver dans son camp. Une conférence eut lieu non loin d'Illiberri; et les protestations du général Carthaginois, son argent surtout, dissipèrent toutes les craintes. Il en résulta un traité d'alliance, célèbre par la singularité d'une de ses clauses: on y stipulait que si les soldats carthaginois donnaient sujet à quelques plaintes de la part des indigènes, ces plaintes seraient portées devant Annibal ou devant ses lieutenans en Espagne; mais que les réclamations des Carthaginois contre les indigènes seraient jugées sans appel par les femmes de ces derniers[744]. Cette coutume de soumettre à l'arbitrage des femmes les plus importantes décisions politiques, particulière aux Aquitains et aux Ligures, du moins parmi les habitans de la Gaule, prenait sa source dans le respect et la condescendance dont la civilisation ibérienne entourait les femmes: les hommes, si l'on en croit le témoignage des historiens, n'avaient pas à se repentir de cette institution de paix. Plus d'une fois, quand des querelles personnelles ou des factions domestiques leur avaient mis les armes à la main, leurs femmes s'étaient érigées en tribunal pour examiner le prétexte de la guerre, et, le déclarant injuste et illégitime, s'étaient précipitées entre les combattans pour les séparer[745]. Chez les Galls et les Kimris, il s'en fallait bien que la même autorité fût laissée à ce sexe; on verra plus tard qu'il y était réduit à la plus complète servitude[746].

Note 740: Τίνας πόλεις κατά κράτος έλών… μετά πολλών δέ καί μεγάλων άγώνων… Polyb. l. III, p. 189.

Note 741: Quia vi subactos Hispanos fama erat, metus servitutis ad arma consternati, Ruscinonem aliquot populi conveniunt. Tit. Liv. l. XXI, c. 24.

Note 742: Illi-Berri signifiait en langue ibérienne Ville-Neuve.

      Note 743: Hospitem se Galliæ non hostem advenisse: nec stricturum
      antè gladium, si per Gallos liceat, quàm in Italiam venisset.
      Tit. Liv. 1. XXI, c. 24.

      Note 744: Κελών μέν έγκαλούντων Καρχηδονίοις, τούς έν Ίβηρία
      Καρχηδονίων έπάρχους καί στρατηγούς είναι δικαστάς άν δέ Καρχηδόνιοι
      Κελτοϊς έγκαλώσι τάς Κελτών γυναϊκας.
      Plutarq. de virtut. mulier, p. 246.

Note 745: Αί γυναϊκες έν μέσψ τών όπλων γενόμεναι, καί παραλαβοΰσαι τά νείκη διήτησαν οϋτως άμέμπτως καί δίέκριναν, ώστε… Plutarch. de virtut. mulier. loco. citat.—Polyæn. l. VII, c. 50.

Note 746: T. II, part. 2.

De Ruscinon, les troupes puniques se dirigèrent vers le Rhône, à travers le pays des Volkes, qu'elles trouvèrent presque désert, parce qu'à leur approche ces deux nations s'étaient retirées au-delà du fleuve où elles avaient formé un camp défendu par son lit. Lorsque Annibal arriva, il aperçut une multitude d'hommes armés, cavaliers et fantassins, qui garnissaient la rive opposée. Sa conduite fut la même qu'à Ruscinon. Il commença par rassurer ceux des Volkes qui étaient restés à l'occident du Rhône, en maintenant dans son armée une discipline sévère; il fit ensuite publier parmi les indigènes qu'il achèterait tous les navires de transport que ceux-ci voudraient lui céder; et comme les nations riveraines du Rhône faisaient toutes le commerce maritime[747], soit avec les colonies massaliotes, soit avec la côte ligurienne et espagnole, et que d'ailleurs Annibal payait largement, nombre de grands bateaux lui furent amenés; il y joignit les batelets qui servaient à la communication des deux rives. De plus, les Gaulois, donnant l'exemple aux soldats carthaginois, construisirent sous leurs yeux, à la manière du pays, des canots d'un seul tronc d'arbre creusé dans sa longueur; et toute l'armée s'étant mise à l'ouvrage, au bout de deux jours la flotte fut prête[748].

Note 747: Διά τό ταϊς έκ τής θαλάττης έμπορείαις πολλούς χρήσθαι τών παροικούντων τόν Ρ΄οδανόν. Polyb. l. III, p. 195.

Note 748: Tit. Liv. l. XXI, c. 26.

Restait l'opposition des troupes Volkes, qui, maîtresses du bord opposé, pouvaient empêcher le débarquement, ou du moins le gêner beaucoup. Annibal, durant ces deux jours n'était pas resté oisif, il avait fait amener devant lui des gens du pays, et de toutes les informations recueillies touchant les gués du fleuve, il avait conclu qu'à vingt-cinq milles au-dessus du lieu où il se trouvait[749] (il était à quatre journées de la mer[750]), le Rhône, se divisant pour former une petite île et perdant de sa profondeur et de sa rapidité, pouvait être traversé avec moins de danger. Il envoya donc, à la première veille de la nuit, Hannon, fils de Bomilcar, avec une partie des troupes, effectuer dans cet endroit le passage le plus secrètement possible, lui donnant l'ordre d'assaillir à l'improviste les campemens des Volkes, dès que l'armée commencerait son débarquement. Hannon partit; conduit par des guides Gaulois, il arriva le lendemain au lieu indiqué, et fit abattre en toute diligence du bois pour construire des radeaux; mais les Espagnols, sans tous ces apprêts, jetant leurs habits sur des outres et se mettant eux-mêmes sur leurs boucliers, traversèrent d'un bord à l'autre[751]; le reste des troupes et les chevaux passèrent au moyen de trains grossièrement fabriqués. Après vingt-quatre heures de halte, Hannon se remit en marche, et par des signaux de feu informa Annibal qu'il avait effectué le passage et qu'il n'était plus qu'à une petite distance des Volkes. C'est ce qu'attendait le général carthaginois pour commencer l'embarquement. L'infanterie avait déjà ses barques toutes prêtes et convenablement rangées; les gros bateaux étaient pour les cavaliers, qui presque tous conduisaient près d'eux leurs chevaux à la nage; et cette file de navires, placés au-dessus du courant, en rompait la première impétuosité, et rendait la traversée plus facile aux petits esquifs[752]. Outre les chevaux qui passaient à la nage (c'était le plus grand nombre), et que du haut de la poupe on conduisait par la bride, d'autres avaient été placés à bord tout enharnachés, afin de pouvoir être montés aussitôt le débarquement[753]. Jusqu'à ce que l'affaire eût été décidée, Annibal laissa ses éléphans sur la rive droite.

Note 749: Indè millia quinque et viginti fermè. Idem, c. 27.

Note 750: Polyb. l. III, p. 195.—Un peu au-dessus d'Avignon.

      Note 751: Hispani, sine ullâ mole, in utres vestimentis conjectis,
      ipsi cetris suppositis incubantes, flumen transnataverunt.
      T. L. l. XXI, c. 2.—Ce passage eut lieu un peu au-dessus de
      Roquemaure.

      Note 752: Tranquillitatem infrà trajicientibus lentribus præbebat.
      Tit. Liv. l. XXI, c. 27.—Polyb. l. III, p. 196.

Note 753: Equorum pars magna nantes locis à puppibus trahebantur; præter eos, quos instratos frenatosque, ut extemplò egresso in ripam equiti usui essent, imposuerant in naves. Tit. Liv. ibid.

A la vue des premières barques, les Volkes entonnèrent le chant de guerre, et se rangèrent en file le long de la rive gauche, brandissant leurs armes et agitant leurs boucliers sur leur têtes[754]; puis des décharges de flèches et de traits partirent et continuèrent sans interruption, de leurs rangs sur la flotte ennemie. Dans l'incertitude de l'événement, une égale frayeur saisit les deux armées; d'un côté, les hurlemens des Gaulois et leurs traits dont le ciel était obscurci; de l'autre, ces barques innombrables chargées d'hommes, de chevaux et d'armes; le hennissement des coursiers, les clameurs des hommes qui luttaient contre le courant, ou s'exhortaient mutuellement; le bruit du fleuve qui se brisait entre tant de navires, tout ce tumulte, tout ce spectacle, agissaient avec la même force et en sens inverse sur une rive et sur l'autre[755]. Mais tout-à-coup de grands cris se font entendre, et des flammes s'élèvent derrière l'armée des Volkes; c'était Hannon qui venait de prendre et d'incendier leur camp. Alors les Gaulois se divisent; les uns courent au camp où se trouvent leurs femmes; les autres font face à Hannon; tandis que les Carthaginois d'Annibal débarquent sans trop de péril, et à mesure qu'ils débarquent se forment en bataille sur le rivage. Le combat n'était plus égal, et les Volkes assaillis de toutes parts se dispersent dans les bourgades voisines. Annibal acheva à son aise le débarquement du reste de l'armée et celui de ses éléphans, et passa la nuit sur la rive gauche du fleuve[756].

Note 754: Galli occursant in ripam cum variis ululatibus, cantuque moris sui, quatientes scuta suprà capita, vibrantesque dextris tela. Idem, c. 28.

Note 755: Tit. Liv. loc. citât.—Polyb. l. III, p. 197.

Note 756: Polyb. l. III, p. 197.—Tit. Liv. l. XXI, c. 28.

Le lendemain, ayant été informé que la flotte romaine, forte de soixante vaisseaux longs, avait abordé à Massalie, et que le consul P. Cornélius Scipion était déjà campé près de l'embouchure du Rhône, il fit partir dans cette direction cinq cents éclaireurs numides. Le hasard voulut que ce jour-là même, tandis que l'armée romaine se remettait des fatigues de la traversée, le consul envoyât dans la direction contraire une reconnaissance de trois cents cavaliers. Les deux corps ne furent pas long-temps sans se rencontrer; l'engagement fut vif, et les Romains perdirent d'abord cent soixante hommes, mais ils reprirent l'avantage et firent tourner bride aux Numides, qui laissèrent sur la place deux cents des leurs[757]. L'issue de ce combat jeta de l'hésitation dans l'esprit d'Annibal; il resta quelque temps indécis s'il poursuivrait sa marche vers l'Italie ou s'il irait chercher d'abord cette armée romaine pour qui la fortune paraissait se déclarer. Une députation de la Gaule Cisalpine, arrivée à propos dans son camp, et conduite par Magal, chef ou roi des Boïes, le raffermit dans son premier projet. Ces députés venaient lui servir de guides; et ils prirent au nom de leurs compatriotes l'engagement formel de partager toutes les chances de son entreprise[758]. Il se décida donc à marcher sans plus de retard droit aux Alpes; afin d'éviter la rencontre de l'armée romaine, il prit un détour et se dirigea immédiatement vers le cours supérieur du Rhône.

      Note 757: Victores ad centum sexaginta; nec omnes Romani sed pars
      Gallorum; victi ampliùs ducenti ceciderunt. Tit. Liv. l. XXI, c. 30.
      Il y avait parmi les Romains quelques Gaulois à la solde de Massalie.

      Note 758: Avertit à præsenti certamine Boiorum legatorum regulique
      Magali adventus, qui se duces itinerum, socios periculi fore
      affirmantes… Tit. Liv. l. XXI, c. 30.—Polyb. l. III, p. 198.

L'armée carthaginoise était loin de partager la confiance de son général. Quelques ressouvenirs de l'autre guerre venaient parfois l'inquiéter; mais ce qu'elle redoutait surtout, c'était la longueur du chemin, la hauteur et la difficulté de ces Alpes, que l'imagination des soldats se peignait sous des formes effrayantes. Annibal travaillait à dissiper ces terreurs. Durant les marches, il haranguait ses soldats, il les instruisait et les encourageait. «Ces Alpes qui vous épouvantent, leur disait-il, sont habitées et cultivées; elles nourrissent des êtres vivans. Vous voyez ces ambassadeurs boïens: pensez-vous qu'ils se soient élevés en l'air sur des ailes? Leurs ancêtres n'ont pas pris naissance en Italie; c'étaient des étrangers arrivés de bien loin pour former leur établissement, et qui, traînant avec eux tout l'attirail de leurs femmes et de leurs enfans, ont cent et cent fois, et sans le moindre risque, franchi ces hauteurs que vous vous figurez inaccessibles. Eh! qu'y a-t-il d'inaccessible et d'insurmontable pour un soldat armé qui ne porte avec lui que son équipage militaire? Vous montrerez-vous inférieurs aux Gaulois que vous venez de vaincre[759]?»

      Note 759: Eos ipsos quos cernant legatos non penmis sublimè elatos
      Alpes transgressos….. militi quidem armato nihil secum præter
      instrumenta belli portanti, quid invium aut inexsuperabile esse?….
      Proindè cederent genti per eos dies totiès ab se victæ.
      Tit. Liv. l. XXI, c. 30.

Après quatre jours de marche, en remontant la rive droite du Rhône, Annibal arriva au confluent de ce fleuve et de l'Isère, dans un canton fertile et bien peuplé que les habitans nommaient l'Île[760], parce qu'il était entouré presque de tous côtés par le Rhône, l'Isère, le Drac qui se jette dans l'Isère, et la Drôme qui se jette dans le Rhône. Deux frères, enfans du dernier chef, se disputaient la souveraineté de ce canton. L'aîné, auquel les historiens romains donnent le nom de Brancus[761], avait été chassé du trône par son frère, que soutenaient tous les jeunes guerriers du pays. Les deux partis ayant remis la décision de leur querelle au jugement d'Annibal, le Carthaginois se déclara en faveur de Brancus, ce qui lui valut une grande réputation de sagesse, parce que tel avait été l'avis des vieillards et des principaux de la nation. Brancus, par reconnaissance, lui fournit des vivres, des provisions de toute espèce, et surtout des vêtemens, dont la rigueur de la saison faisait déjà sentir le besoin; il l'accompagna en outre jusqu'aux premières vallées des Alpes, pour le garantir contre les attaques des Allobroges, dont ils touchaient la frontière. En quittant l'Île, Annibal ne marcha pas en ligne droite aux Alpes; il dévia un peu au midi, pour gagner le col du mont Genèvre (Matrona), cotoya la rive gauche de l'Isère, puis la rive gauche du Drac, passa la Durance, non sans beaucoup de fatigues et de pertes, et remonta ce torrent, tantôt sur une rive, tantôt sur l'autre[762].

Note 760: Ήκε πρός τήν καλουμένην Νήσον χώραν πολύσχλον καί σιροφόρον. Polyb. l. III, p. 202.—Mediis campis insulæ nomen inditum. Tit. Liv. l. XXI, c. 31.

Note 761: Brancus nomine.—Tit. Liv. l. XXI, c. 31.

      Note 762: Polyb. l. III, p. 103. Tit. Liv. I. c.—Cons. M. Letronne,
      Journ. des Savans. Janv. 1819.

Ce fut dans les derniers jours d'octobre qu'Annibal commença à gravir les Alpes. L'aspect de ces montagnes était vraiment effrayant; leurs masses couvertes de neige et déglace, confondues avec le ciel; à peine quelques misérables cabanes éparses sur des pointes de rochers; des hommes à demi sauvages dans un hideux délabrement; le bétail, les chevaux, les arbres, grêles et rapetissés; en un mot, la nature vivante et la nature inanimée frappées d'un égal engourdissement[763]: ce spectacle de désolation universelle frappa de tristesse et de découragement l'armée carthaginoise. Tant qu'elle chemina dans un vallon spacieux et découvert, sa marche fut tranquille et nul ennemi ne l'inquiéta; mais parvenue dans un endroit où le vallon, en se resserrant brusquement, n'offrait pour issue qu'un étroit passage, elle aperçut des bandes nombreuses de montagnards qui couvraient les hauteurs. Bordé d'un côté par d'énormes roches à pic, de l'autre par des précipices sans fond, ce passage ne pouvait être forcé sans les plus grands périls; et si les montagnards, dressant mieux leur embuscade, fussent tombés à l'improviste sur l'armée déjà engagée dans le défilé, nul doute qu'elle y serait restée presque tout entière. Annibal fit faire halte, et détacha, pour aller à la découverte, les Gaulois qui lui servaient de guides[764]; mais il apprit bientôt qu'aucune autre issue n'existait, et qu'il fallait de toute nécessité emporter celle-ci ou retourner sur ses pas. Pour Annibal le choix n'était pas douteux: il ordonna de déployer les tentes, et de camper à l'ouverture du défilé jusqu'à ce qu'il se présentât une occasion favorable.

Note 763: Nives cælo propè immistæ, tecta informia imposita rupibus, pecora jumentaque torrida frigore, homines intensi et inculti, animalia inanimataque omnia rigentia gelu… Tit. Liv. l. XXI, c. 32.

      Note 764: Gallis ad visenda loca præmissis. Tit. Liv. l. XXI, c. 32.
      —Polyb. l. III, p. 204.

Cependant les guides gaulois, s'étant abouchés avec les montagnards, découvrirent que les hauteurs étaient occupées pendant le jour seulement, et qu'à la nuit les postes en descendaient pour se retirer dans les villages. Annibal, sur cet avis, commença dès le soleil levé une fausse attaque, comme si son projet eût été de passer en plein jour et à main armée; il continua cette manœuvre jusqu'au soir: le soir venu, il fit allumer les feux comme à l'ordinaire et dresser les tentes; mais au milieu de la nuit, s'étant mis à la tête de son infanterie, il traversa le défilé dans le plus grand silence, gravit les hauteurs, et s'empara des positions que les Gaulois venaient de quitter. Aux premières lueurs du matin, le reste de l'armée se mit en marche le long du précipice. Les montagnards sortaient de leurs forts pour aller prendre leurs stations accoutumées lorsqu'ils virent l'infanterie légère d'Annibal au-dessus de leurs têtes, et dans le ravin l'infanterie pesante et la cavalerie qui s'avançaient en toute hâte; ils ne perdirent point courage: habitués à se jouer des pentes les plus rapides, ils se mirent à courir sur le flanc de la montagne faisant pleuvoir au-dessous d'eux les pierres et les traits. Les Carthaginois eurent dès lors à lutter tout ensemble et contre l'ennemi et contre les difficultés du terrein, et contre eux-mêmes, car dans ce tumulte, ils se choquaient et s'entraînaient les uns les autres. Mais c'était des chevaux que provenait le plus grand désordre: outre la frayeur que leur causaient les cris sauvages des montagnards, grossis encore par l'écho, s'ils venaient à être blessés ou frappés seulement, ils se cabraient avec violence et renversaient autour d'eux hommes et bagages; il y eut beaucoup de conducteurs et de soldats qu'en se débattant ils firent tomber au fond des abîmes, et l'on eût cru entendre le fracas d'un vaste écroulement, lorsque, précipités eux-mêmes, ils allaient avec toute leur charge rouler et se perdre à des profondeurs immenses[765].

      Note 765: Indè ruinæ maximæ modo, jumenta cum oneribus devolvebantur.
      Tit. Liv. l. XXI, c. 33.—Polyb. l. III, p. 205.

Annibal, témoin de ce désordre, n'en resta pas moins quelque temps sur la hauteur avec son détachement, dans la crainte d'augmenter encore la confusion; pourtant, quand il vit ses troupes coupées, et le risque qu'il courait de perdre ses bagages, ce qui eût infailliblement entraîné la ruine de l'armée entière, il se décida à descendre, et du premier choc il eut bientôt balayé le sentier. Toutefois il ne put exécuter ce mouvement sans jeter un nouveau trouble dans la marche tumultueuse de ses troupes; mais du moment que les chemins eurent été dégagés par la retraite des montagnards, l'ordre se rétablit, et ensuite l'armée carthaginoise défila si tranquillement, qu'à peine entendait-on quelques voix de loin en loin. Annibal prit d'assaut le village fortifié qui servait de retraite aux montagnards, et plusieurs bourgades environnantes; le bétail qu'il y trouva nourrit son armée durant trois jours, et comme la route devenait meilleure et que les indigènes étaient frappés de crainte, ces trois jours se passèrent sans accident[766].

Note 766: Polyb. l. III, p. 205.—Tit. Liv. l. XXI, c. 33.

Le quatrième, il arriva chez une autre peuplade fort nombreuse pour un pays de montagnes[767]; au lieu de lui faire guerre ouverte, celle-ci l'attaqua par la ruse; et, pour la seconde fois, le Carthaginois faillit succomber. Des chefs et des vieillards députés par ce peuple vinrent le trouver, portant en signe de paix des couronnes et des rameaux d'olivier[768], et lui dirent: «que le malheur d'autrui étant pour eux une utile leçon, ils aimaient mieux éprouver l'amitié que la valeur des Carthaginois, et que, prêts à exécuter ponctuellement tout ce qui leur serait commandé, ils lui offraient des vivres et des guides pour sa route[769].» En garantie de leur foi, ils lui remirent des otages. Annibal, sans leur donner une confiance aveugle, ne voulut pas, en repoussant leurs offres, s'en faire des ennemis déclarés, et leur répondit obligeamment; il accepta les otages qu'ils lui livraient, les provisions qu'ils avaient eux-mêmes apportées sur la route; mais bien loin de se croire avec des amis sûrs, il ne se mit à la suite de leurs guides, qu'après avoir pris toutes les précautions que sa prudence ingénieuse put imaginer. Il plaça à son avant-garde la cavalerie et les éléphans, dont la vue, toute nouvelle dans ces montagnes, en effarouchait les sauvages habitans: il se chargea de conduire en personne l'arrière-garde avec l'élite de l'infanterie; on le voyait s'avancer lentement, pourvoyant à tout, et portant autour de lui des regards inquiets et attentifs. Arrivé à un chemin étroit que dominaient les escarpemens d'une haute montagne, il fut assailli brusquement par les montagnards qui l'attaquèrent tout à la fois en tête, en queue et sur les flancs; ils réussirent à couper son armée et à s'établir eux-mêmes sur le chemin, de sorte qu'Annibal passa une nuit entière séparé de ses bagages et de sa cavalerie[770].

      Note 767: Perventum indè ad frequentem cultoribus alium, ut inter
      montana populum. Tit. Liv. l. XXI, c. 34.

      Note 768: Συμφρονήσαντες έπί δόλω, συνήντων αύτψ
      θαλλούς έχοντες καί στεφάνους. Polyb. l. III, p. 205.

Note 769: Alienis malis, utili exemplo doctos… amicitiam malle quàm vim experiri Pœnorum: itaque obedienter imperata facturos; commeatum itinerisque duces… acciperet. Tit. Liv. l. XXI, c. 34. —Polyb. l. III, l. c.

Note 770: Occursantes per obliqua montani, perrupto medio agmine viam insedêre: noxque una Annibali sine equitibus ac impedimentis acta est. Tit. Liv. l. XXI, c. 34.—Polyb. l. c.

Le lendemain les deux corps d'armée se réunirent, et franchirent ce second défilé non sans de grandes pertes, en chevaux toutefois plus qu'en hommes. Depuis ce moment les montagnards ne se montrèrent plus que par petits pelotons, harcelant l'avant-garde ou l'arrière-garde et enlevant les traîneurs. Les éléphans, dans les chemins étroits et dans les pentes rapides, retardaient beaucoup la marche; mais les Carthaginois étaient sûrs de n'être point inquiétés dans leur voisinage, tant l'ennemi redoutait l'approche de ces énormes animaux si étranges pour lui[771]. Plusieurs fois Annibal fut contraint de s'ouvrir un passage par des lieux non frayés; plusieurs fois il s'égara soit par la perfidie des guides, soit par les fausses conjectures qui, voulant suppléer à l'infidélité des informations, engageaient l'armée dans des vallons sans issue. Enfin, au bout de neuf jours, ayant atteint le sommet des Alpes, il arriva sur le revers méridional, dans un endroit d'où la vue embrassait, dans toute son étendue, le magnifique bassin qu'arrose le Pô. Là il fit halte, et pour ranimer ses compagnons rebutés par tant de fatigues souffertes, et tant d'autres encore à souffrir, il leur montra du doigt, dans le lointain, la situation de Rome, puis les villages gaulois qui se déployaient sous leurs pieds[772]: «Là bas, dit-il, est cette Rome dont vous achevez maintenant de franchir les murailles[773]; ici sont nos auxiliaires et nos amis[774].»

Note 771: Μεγάστην δ' αύτώ παρείχετο χρείαν τά θηρία· καθ' όν άν γάρ τόπον ύπάρχοι τής πορείας ταΰτα, πρός τοΰτο τό μέρος ούκ έτόλμων οί πολέμιοι προσιέναι τό παράδοξον έκπληττόμενοι τής τῶν ζώων φαντασίας. Polyb. l. III, p. 206, 207.

      Note 772: Ένδεικνύμενος αύτοϊς τά περί τόν Πάδον πεδία… άμα δέ καί
      τόν τής Ρ΄ώμης αύτής τόπον ϋποδεικνύων… Idem, p. 207.

      Note 773: Mænia eos transcendere non Italiæ modò, sed etiam urbis
      Romæ. Tit. Liv. l. XXI, c. 38.

Note 774: Polyb. l. II, p. 207.

Il lui fallut encore six jours pour descendre le revers italique des Alpes, et, le quinzième jour depuis son départ de l'Ile, vainqueur de tous les obstacles et de tous les dangers, il entra sur le territoire des Taurins. Son armée était réduite à vingt-six mille hommes, savoir: douze mille fantassins africains, huit mille espagnols et six mille cavaliers, la plupart numides, tous dans un état de maigreur et de délabrement épouvantable[775]. Il s'attendait à voir les Cisalpins se lever en armes à son approche; loin de là, les Taurins, alors en guerre avec les Insubres, repoussèrent son alliance, et lui refusèrent des vivres qu'il demandait; Annibal, tant pour se procurer ce qui lui manquait, que pour donner un exemple aux nations liguriennes et gauloises, prit d'assaut et saccagea Taurinum, chef lieu du pays, après quoi, il descendit la rive gauche du Pô, se portant sur la frontière insubrienne[776].

Note 775: Tit. Liv. l. XXI, c. 39.—Polyb. l. III, p. 209.

Note 776: Polyb. l. III, p. 212.—Tit. Liv. l. XXI. c. 39.

Deux factions partageaient alors toute la Cisalpine. L'une, composée des Vénètes, des Cénomans, des Ligures des Alpes, gagnés à la cause romaine, s'opposait avec vigueur à tout mouvement en faveur d'Annibal: l'autre, qui comptait les Ligures de l'Apennin, les Insubres et les peuples de la confédération boïenne, avait embrassé le parti de Carthage, mais le soutenait sans beaucoup de chaleur. Les Boïes surtout, qui avaient tant contribué à jeter les Carthaginois dans cette entreprise, se montraient froids et incertains; c'est que les affaires de la Gaule avaient bien changé. A l'époque où les propositions d'Annibal furent accueillies avec enthousiasme, la Gaule était humiliée et vaincue, des troupes romaines occupaient son territoire, des colonies romaines se rassemblaient dans ses villes. Mais depuis la dispersion des colons de Crémone et de Placentia, depuis la défaite de L. Manlius dans la forêt de Mutine, les Boïes et les Insubres, satisfaits d'avoir recouvré leur indépendance par leurs propres forces, se souciaient peu de la compromettre au profit d'étrangers, dont l'apparence et le nombre n'inspiraient qu'une médiocre confiance.

D'ailleurs, l'armée romaine destinée à agir contre Annibal n'avait pas tardé à entrer dans la Cispadane, où elle campait sur les terres des Anamans, comprimant les Boïes et les Ligures de l'Apennin, et surveillant les Insubres, dont elle n'était séparée que par le Pô[777]. Sa présence donnant de l'audace au parti de Rome, les Taurins s'étaient mis à ravager le territoire insubrien. Les Insubres et les Boïes, contraints par menace, avaient même conduit quelques troupes dans le camp romain[778]. Surpris et alarmé de cet état de choses, Annibal, après avoir donné, au siège de Taurinum, un exemple sévère, marchait vers les Insubres, afin de fixer de force ou de gré leur irrésolution. De son côté, Scipion, qui avait quitté la Gaule transalpine, pour prendre le commandement des légions de la Cisalpine, avant qu'Annibal eût atteint les bords du Tésin, vint camper près du fleuve, pour lui en disputer le passage. Les deux armées carthaginoise et romaine, ne tardèrent pas à se trouver en présence[779].

      Note 777: Circumspectantes defectionis tempus, subitò adventus
      consulis oppressit. Tit. Liv. l. XXI, c. 39.

      Note 778: Τινές δέ καί συστρατεύειν ήναγκάζοντο τοϊς Ρ΄ωμαίοις.
      Polyb. l. III, p. 212.

Note 779: Polyb. l. III, p. 218.—Tit. Liv. l. XXI, c. 39.

Annibal sentait toute l'importance du combat qu'il allait livrer; de ce combat dépendait la décision des Gaulois, et par conséquent sa ruine ou son triomphe; et pour tenter ce coup aventureux, il n'avait qu'une armée faible en nombre, exténuée par des fatigues et des privations inouïes. Voulant remonter ses soldats découragés, il eut recours à un spectacle capable de remuer fortement ces imaginations grossières. Il rangea l'armée en cercle dans une vaste plaine, et fit amener, au milieu, de jeunes montagnards, pris dans les Alpes, harcelant sa marche, et qui, pour cette raison, avaient été durement traités; leurs corps décharnés et livides portaient l'empreinte des fers et les cicatrices des fouets, dont ils avaient été fustigés. Mornes et le visage baissé, ils attendaient en silence ce que les Carthaginois voulaient d'eux, lorsqu'on plaça, non loin de là, des armes pareilles à celles dont leurs rois se servaient dans les combats singuliers, des chevaux de bataille, et de riches costumes militaires à la façon de leur pays. Annibal alors leur demanda s'ils voulaient combattre ensemble, promettant aux vainqueurs ces riches présens et la liberté. Tous n'eurent qu'un cri pour demander des armes. Leurs noms, mêlés dans une urne, furent tirés deux à deux; à mesure qu'ils sortaient, on voyait les jeunes captifs, que le sort avait désignés, lever les bras au ciel avec transport, saisir une épée en bondissant, et se précipiter l'un contre l'autre. «Tel était, dit un historien, le mouvement des esprits, non-seulement parmi les prisonniers, mais encore dans toute la foule des spectateurs, qu'on n'estimait pas moins heureux ceux qui succombaient, que ceux qui sortaient vainqueurs du combat[780].» Annibal saisit le moment; il harangua ses soldats, leur rappelant la tyrannie de Rome, qui voulait les réduire à la condition de ces misérables esclaves, et le pillage de l'Italie, qui serait le prix de leur victoire; puis soulevant une pierre, il en écrasa la tête d'un agneau, qu'il immolait aux dieux, adjurant ces dieux de l'écraser ainsi lui-même, s'il était infidèle à ses promesses[781].

Note 780: Is habitus animorum non inter ejusdem modò conditionis homines erat, sed etiam inter spectantes vulgò, ut non vincentium magis quàm benè morientium fortuna laudaretur. T. L. l. XXI, c. 42.

Note 781: Polyb. l. III, p. 214, 215.—Tit. Liv. l. XXI, c. 42, 43.

Voyant ses soldats échauffés à son gré, il se mit à la tête de sa cavalerie numide pour aller reconnaître les positions de l'ennemi; le même dessein avait éloigné Scipion de son camp: les deux troupes se rencontrèrent, et se chargèrent aussitôt. Scipion avait placé au centre de son corps de bataille des escadrons de cavalerie gauloise, probablement cénomane; ils furent enfoncés par les Numides, dont les chevaux, rapides comme l'éclair, ne portaient ni selle ni mords. Le consul, blessé et renversé à terre, ne dut la vie qu'au courage de son jeune fils. Les légions battirent en retraite la nuit suivante, repassèrent le Pô et reprirent leur première position sous les murs de Placentia. Annibal les suivit, et plaça son camp à six milles du leur. Le combat du Tésin n'avait été qu'un engagement de cavalerie, qui n'avait compromis le salut ni de l'une ni de l'autre armée, mais il releva Annibal aux yeux des Gaulois; les chefs insubriens accoururent le féliciter et lui offrir des vivres et des troupes. Le Carthaginois, en retour, garantit leurs terres du pillage; il ordonna même à ses fourrageurs de respecter le territoire des Cénomans et des autres peuples cisalpins qui, soit par affection, soit par indécision, tenaient encore pour la cause de ses ennemis[782].

Note 782: Polyb. l. III, p. 217, 218, 219.—Tit. Liv. l. XXI, c. 44, 45, 46.—Appian. Bell. Annibal. p. 315, 316.

A peine les Carthaginois étaient-ils arrivés en vue de Placentia, que le camp romain fut le théâtre d'une défection sanglante. Deux mille fantassins et deux cents cavaliers gaulois, faisant partie sans doute de ces corps auxiliaires que le consul Scipion s'était fait livrer de force par les Boïes et les Insubres, prirent tout à coup les armes vers la quatrième heure de la nuit, lorsque le silence et le sommeil régnaient dans tout le camp, et se jetèrent avec une sorte de rage sur les quartiers voisins des leurs. Un grand nombre de Romains furent blessés; un grand nombre furent tués; les Gaulois, après leur avoir coupé la tête, sortirent, et, précédés de ces trophées sauvages, se présentèrent aux portes du camp d'Annibal[783]. Le Carthaginois les combla d'éloges et d'argent, mais il les renvoya chacun dans leur nation, les chargeant d'y travailler à ses intérêts: il espérait que la crainte des vengeances du consul forcerait leurs compatriotes à se ranger, bon gré mal gré, immédiatement, sous ces drapeaux. Il reçut en même temps une ambassade solennelle des Boïes, qui offraient de lui livrer les triumvirs qu'ils avaient enlevés par ruse au siège de Mutine: Annibal leur conseilla de les garder comme otages et de s'en servir à retirer, s'ils pouvaient, leurs anciens otages des mains de la république[784]. Quant à Scipion, dès qu'il vit Annibal s'approcher, il quitta la plaine de Placentia; et pour se mettre à l'abri de la cavalerie numide, que la journée du Tésin lui avait appris à redouter, il alla se retrancher au-delà de la Trébie, sur les hauteurs qui bordent cette rivière. L'armée carthaginoise plaça son camp près de l'autre rive.

Note 783: Πολλούς μέν άπέκτειναν, ούκ όλίγους δέ κατετραυμάτισαν· τέλος δέ άὰς κεφαλάς άποτεμόντες τών τεθνεώτων, άπεχώρουν πρός τούς Καρχηδονίους. Polyb. l. III, p. 219.

Note 784: Idem, ibid. Tit. Liv. l. XXI, c. 48.

Le territoire des Anamans était donc le théâtre de la guerre et devait l'être long-temps, car Scipion, renfermé dans ses palissades et sourd aux provocations d'Annibal, refusait obstinément de combattre. Pressés tout à la fois par les deux armées, les Anamans, voulant éviter de plus grands ravages, prétendaient garder la neutralité: c'était tout ce que demandaient les Romains; mais Annibal avait droit d'exiger davantage. «Je ne suis venu que sur vos sollicitations, leur disait-il avec colère; c'est pour délivrer la Gaule que j'ai traversé les Alpes[785].» Irrité de leur inaction, et ayant d'ailleurs épuisé ses provisions de bouche, il fit durement saccager le pays entre la Trébie et le Pô. Irrités à leur tour, ces peuples offrirent au consul de se déclarer hautement pour lui, s'il arrêtait par sa cavalerie les déprédations des fourrageurs numides; ils se plaignirent même que leurs maux actuels, ils les devaient à leur prédilection marquée pour la cause romaine: «Punis de notre attachement à la république, disaient-ils, nous avons droit de réclamer que la république nous protège[786].»

      Note 785: A Gallis accitum se venisse ad liberandos eos, dictitans.
      Tit. Liv. l. XXI, c. 52.

      Note 786: Auxilium Romanorum terræ, ob nimiam cultorum fidem in
      Romanos laboranti, orant. Tit. Liv. l. XXI, c. 52.

Scipion, instruit à se défier de l'attachement des Gaulois, laissa les Numides dévaster tranquillement leurs terres; mais le second consul Sempronius, jaloux et présomptueux, tandis que son collègue était retenu sous sa tente par les souffrances de sa blessure, envoya une forte division au-delà de la Trébie charger quelques escadrons de fourrageurs qui battaient la campagne, et les chassa sans beaucoup de peine. Ce léger avantage l'enorgueillit outre mesure. Il ne rêva plus qu'une grande bataille et la défaite complète d'Annibal, qui, de son côté, s'empressa de faire naître une occasion qu'il désirait encore plus vivement: rien ne fut si aisé au Carthaginois que d'attirer son ennemi dans le piège. Sempronius passa la Trébie avec trente-huit mille Romains ou Latins et une division de Cénomans; Annibal comptait dans son armée quatre mille Gaulois auxiliaires, ce qui portait ses forces à trente mille hommes, cavalerie et infanterie. De part et d'autre, les Gaulois combattirent avec acharnement; mais tandis que la cavalerie romaine fuyait à toute bride devant les Numides, Annibal, ayant dirigé tous ses éléphans réunis contre la division cénomane, l'écrasa et la mit en déroute. Les auxiliaires cisalpins lui rendirent d'éminens services dans cette journée importante, prélude de ses deux grands triomphes; et lorsqu'il fit compter ses morts, il trouva que la presque totalité appartenait aux rangs de ces braves alliés[787].

Note 787: Συνέβαινε γάρ όλίγους μέν τών Ίβήρων καί Λιβύων, τούς δέ πλείους άπολωλέναι τών Κελτών. Polyb. l. III, p. 227. —Tit. Liv. l. XXI, c. 52.

ANNEE 217 avant J.-C.

La fortune d'Annibal était dès lors consolidée; plus de soixante mille Boïes, Insubres et Ligures, accoururent, en peu de jours, sous ses drapeaux, et portèrent ses forces à quatre-vingt-dix mille hommes[788]. Avec une telle disproportion entre le noyau de l'armée punique et ses auxiliaires, Annibal n'était plus en réalité qu'un chef de Gaulois; et si, dans les instans critiques, il n'eut pas à se repentir de sa nouvelle situation, plus d'une fois pourtant il en maudit avec amertume les inconvéniens. Rien n'égalait, dans les hasards du champ de bataille, l'audace et le dévouement du soldat gaulois, mais, sous la tente, il n'avait ni l'habitude ni le goût de la subordination militaire. La hauteur des conceptions d'Annibal surpassait son intelligence; il ne comprenait la guerre que telle qu'il la faisait lui-même, comme un brigandage hardi, rapide, dont le moment présent recueillait tout le fruit. Il aurait voulu marcher sur Rome immédiatement, ou du moins aller passer l'hiver dans quelqu'une des provinces alliées ou sujettes de la république, en Étrurie, ou en Ombrie, pour y vivre à discrétion dans le pillage et la licence. Annibal essayait-il de représenter qu'il fallait ménager ces provinces, afin de les gagner à la cause commune, les Cisalpins éclataient en murmures; les combinaisons de la prudence et du génie ne paraissaient à leurs yeux qu'un vil prétexte pour les frustrer d'avantages qui leur étaient légitimement dévolus. Contraint de céder, Annibal se mit en route pour l'Étrurie, avant que l'hiver fût tout-à-fait achevé. Mais des froids rigoureux et un ouragan terrible l'arrêtèrent dans les défilés de l'Apennin[789]. Il revint sur ses pas, bien décidé à braver le mécontentement des Gaulois, et mit le blocus devant Placentia, où s'étaient renfermés en partie les débris de l'armée de Scipion.

Note 788: Tit. Liv. l. XXI, c. 38.

Note 789: Tit. Liv. l. XXII, c. 1.—Paul. Oros. l. IV, c. 14.

Son retour porta au degré le plus extrême l'exaspération des Cisalpins; ils l'accusèrent d'aspirer à la conquête de leur pays; et au milieu même de son camp des complots s'ourdirent contre sa vie[790]. Il n'y échappa que par les précautions sans nombre que lui suggérait un esprit inépuisable en ruses. Une de ces précautions, s'il faut en croire les historiens, était de changer chaque jour de coiffure et de vêtemens[791], paraissant tantôt sous le costume d'un jeune homme, tantôt sous celui d'un homme mûr ou d'un vieillard; et par ces travestissemens subits et multipliés, ou il se rendait méconnaissable, ou du moins il imprimait à ses grossiers ennemis une sorte de terreur superstitieuse[792]. Étant parvenu ainsi à gagner du temps, dès qu'il vit la saison un peu favorable, il se mit en marche pour Arétium, où le consul Flaminius avait rassemblé une forte armée.

      Note 790: Petitus sæpè principum insidiis. Tit. Liv. l. XXII, c. 1.
      —Polyb. l. III, p. 229.

      Note 791: Mutando nunc vestem, nunc tegumenta capitis.
      Tit. Liv. l. XXII, c. 1—Polybe, l. III, p. 229.

Note 792: Αύτόν οί Κελτοί… πρεσβύτην όρώντες, είτα νέον, είτα μεσαιπόλιον, καί συνεχώς έτερον έξ έτέρον, θαυμάζοντες, έδόκουν θειοτέρας φύσεως λαχεϊν. Appian. Bell. Annibal. p. 315.

Deux chemins conduisaient de l'Apennin dans le voisinage d'Arétium; le plus fréquenté, qui était aussi le plus long, traversait des défilés dont les Romains étaient maîtres; l'autre, à peine frayé, passait par des marais que le débordement de l'Arno rendait alors presque impraticables. C'était ce dernier qu'Annibal avait choisi, parce qu'il était le plus court, et que l'ennemi ne songeait pas à le lui disputer. A son départ, les troupes gauloises l'avaient suivi avec acclamation, mais cette joie fut courte; à peine virent-elles la route où il s'engageait, qu'elles se mutinèrent et voulurent l'abandonner: ce ne fut qu'avec la plus grande peine, et presque par force, qu'il les entraîna avec lui dans ces marais. Une fois engagés, Annibal leur assigna pour la marche le poste le plus pénible et le plus dangereux. L'infanterie africaine et espagnole forma l'avant-garde; la cavalerie numide l'arrière-garde; et les Cisalpins le corps de bataille[793]. L'avant-garde, foulant un terrein encore ferme, quoiqu'elle enfonçât quelquefois jusqu'à mi-corps dans la vase et dans l'eau, suivait pourtant ses enseignes avec assez d'ordre; mais lorsque les Gaulois arrivaient, ils ne trouvaient plus sous leurs pieds qu'un sol amolli et glissant, d'où ils ne pouvaient se relever s'ils venaient à tomber; essayaient-ils de marcher sur les côtés de la route, ils s'abîmaient dans les gouffres et les fondrières. Plusieurs tentèrent de rétrograder, mais la cavalerie leur barrait le passage et les poursuivait sur les flancs de l'armée. On en vit alors un grand nombre, s'abandonnant au désespoir, se coucher sur les cadavres amoncelés des hommes et des chevaux, ou sur les bagages jetés çà et là, et s'y laisser mourir d'accablement. Durant quatre jours et trois nuits, l'armée chemina dans ces marais, sans prendre ni repos, ni sommeil. Quoique les souffrances des Africains et des Espagnols ne fussent point comparables à celles des Gaulois, elles ne laissèrent pas d'être très-vives; la fatigue des veilles et les exhalaisons malsaines causèrent à Annibal la perte d'un œil. Malgré tout, dès qu'on eut touché la terre ferme, dès que les tours d'Arétium parurent dans le lointain, oubliant leur colère et leurs maux, les Gaulois furent les premiers à crier aux armes[794].

Note 793: Primos ire, (Hispanos et Afros) jussit; sequi Gallos, ut id agminis medium esset; novissimos ire equites: Magonem indè cum expeditis Numidis cogere agmen. Tit. Liv. l. XXII, c. 2.

      Note 794: Polyb. l. III, p. 230, 231.—Tit. Liv. l. XXII, c. 2.
      —Paul. Oros. l. IV, c. 15.

Annibal attira son ennemi dans une plaine triangulaire, resserrée d'un côté par les montagnes de Cortone, d'un autre par le lac Thrasymène, au fond par des collines. On entrait dans ce triangle par une étroite chaussée, non loin de laquelle Annibal avait caché un corps de Numides; le reste de son armée était rangé en cercle sur les hauteurs qui cernaient la plaine. A peine l'arrière-garde romaine eut-elle dépassé la chaussée, que les Numides, accourant à toute bride, s'en emparèrent et attaquèrent Flaminius en queue, tandis qu'Annibal l'enveloppait de face et sur les flancs. Ce fut une boucherie horrible. Cependant, autour du consul, le combat se soutenait depuis trois heures, lorsqu'un cavalier insubrien nommé Ducar[795], remarqua le général romain, qu'il connaissait de vue. «Voilà, cria-t-il à ses compatriotes, voilà l'homme qui a égorgé nos armées, ravagé nos champs et nos villes; c'est une victime que j'immole à nos frères assassinés[796].» En disant ces mots, Ducar s'élance à bride abattue, culbute tout sur son passage, frappe de son gais l'écuyer du consul, qui s'était jeté en avant pour le couvrir de son corps, puis le consul lui-même, qu'il perce de part en part, le renverse à terre, et saute de cheval pour lui couper la tète ou pour le dépouiller. Les Romains accourent; mais les Gaulois sont là pour leur faire face, ils les repoussent et complètent la déroute. Les Romains laissèrent sur la place quinze mille morts; du côté d'Annibal la perte ne fut que de quinze cents hommes, presque tous Gaulois[797]. En reconnaissance de ces services signalés, les Carthaginois abandonnèrent aux Cisalpins la plus grande partie du butin trouvé dans le camp de Flaminius[798].

      Note 795: Ducarius.—Tit. Liv. l. XXII, c. 6.
      —Silius Italic. l. V, v.

Note 796: «Consul en hic est, inquit popularibus suis, qui legiones nostras cecidit, agrosque et urbem est depopulatus. Jam ego hanc victimam Manibus peremptorum fædè civium dabo.» Tit. Liv. l. XXII, c. 6.

Note 797: Οί μέν γάρ πάντες είς χιλίους καί πεντακοσίους Ϊπεσον, ών ήσαν οί πλείους Κελτοί. Polyb. l. III, p. 236.

Note 798: Appian. Bell. Annib. p. 319.

Du champ de bataille de Thrasymène, Annibal passa dans l'Italie méridionale, et livra une troisième bataille aux Romains, près du village de Cannes, sur les bords du fleuve Aufide, aujourd'hui l'Offanto. Il avait alors sous ses drapeaux quarante mille hommes d'infanterie et dix mille de cavalerie; et sur ces cinquante mille combattans, au moins trente mille Gaulois. Dans l'ordre de bataille, il plaça leur cavalerie à l'aile droite et au centre leur infanterie, qu'il réunit à l'infanterie espagnole, et qu'il commanda lui-même en personne; les fantassins gaulois, comme ils le pratiquaient dans les occasions où ils étaient décidés à vaincre ou à mourir, jetèrent bas leur tunique et leur saie, et combattirent nus de la ceinture en haut, armés de leurs sabres longs et sans pointe[799]. Ce furent eux qui engagèrent l'action; leur cavalerie et celle des Numides la terminèrent. On sait combien le carnage fut horrible dans cette bataille célèbre, la plus glorieuse des victoires d'Annibal, la plus désastreuse des défaites de Rome. Lorsque le général carthaginois, ému de pitié, criait à ses soldats «d'arrêter, d'épargner les vaincus,» sans doute que les Gaulois, acharnés à la destruction de leurs mortels ennemis, portaient dans cette tuerie plus que l'irritation ordinaire des guerres, la satisfaction d'une vengeance ardemment souhaitée et long-temps différée. Soixante-dix mille Romains y périrent; la perte, du côté des vainqueurs, fut de cinq mille cinq cents, sur lesquels quatre mille Gaulois[800].

Note 799: Gallis prælongi ac sine mucronibus gladii… Galli super umbilicum erant nudi. Tit. Liv. l. XXII, c. 46.

Note 800: Τών δέ Άννίϐου, Κελτοί μέν έπεσον, είς τετρακισχιλίους, Ίβηρες δέ καί Λίβυες είς χιλίους καί πεντακοσίους. Polyb. l. III, p. 267.—Tit. Liv. c. 45, 46-50.

ANNEE 216 avant J.-C.

Des soixante mille Cisalpins qu'Annibal avait comptés autour de lui après le combat de la Trébie, vingt-cinq mille seulement demeuraient; les batailles, les maladies, surtout la fatale traversée des marais de l'Étrurie, avaient absorbé tout le reste: car jusqu'alors ils avaient moissonné presque sans partage le poids de la guerre. La victoire de Cannes amena aux Carthaginois d'autres auxiliaires; une multitude d'hommes de la Campanie, de la Lucanie, du Brutium, de l'Appulie, remplit son camp; mais ce n'était pas là cette race belliqueuse qu'il recrutait naguère sur les rives du Pô. Cannes fut le terme de ses succès; et certes la faute n'en doit point être imputée à son génie, plus admirable peut-être dans les revers que dans la bonne fortune: son armée seule avait changé. Depuis deux mille ans, l'histoire l'accuse avec amertume de son inaction après la bataille de l'Aufide et de son séjour à Capoue; peut-être lui reprocherait-elle plus justement de s'être éloigné du nord de l'Italie, et d'avoir laissé couper ses communications avec les soldats qui vainquirent sous lui à Thrasymène et à Cannes.

Rome sentit la faute d'Annibal, elle se hâta d'en profiter. Deux armées échelonnées, l'une au nord, l'autre au midi, interceptèrent la route entre la Cisalpine et la grande Grèce; celle du nord, par ses incursions ou par son attitude menaçante, occupa les Gaulois dans leurs foyers, tandis que la seconde faisait face aux Carthaginois. L'année qui suivit la bataille de Cannes, vingt-cinq mille hommes détachés des légions du nord sous le commandement du préteur L. Posthumius, s'étant aventurés imprudemment sur le territoire boïen, y périrent tous avec leur chef. Quoique le récit de cette catastrophe renferme quelques circonstances que l'on pourrait raisonnablement mettre en doute, nous le donnerons cependant ici tel que les historiens romains nous l'ont laissé. Posthumius, pour pénétrer au cœur du pays boïen, devait traverser une forêt dont nous ne connaissons pas bien la position; cette forêt était appelée par les Gaulois Lithann[801], c'est-à-dire la grande, et par les Romains Litana. Les Boïes s'y placèrent en embuscade, et imaginèrent de scier les arbres sur pied, jusqu'à une certaine distance de chaque côté de la route, de manière qu'ils restassent encore de bout, mais qu'une légère impulsion suffît pour les renverser. Quand ils virent les soldats ennemis bien engagés dans la route, qui d'ailleurs était étroite et embarrassée, ils donnèrent l'impulsion aux arbres les plus éloignés du chemin, et, l'ébranlement se communiquant de proche en proche, la forêt s'abattit à droite et à gauche: hommes et chevaux tombèrent écrasés[802]; ce qui échappa périt sous les sabres gaulois. Posthumius vendit chèrement sa vie; mais enfin il fut tué et dépouillé. Sa tête et son armure furent portées en grande pompe par les Boïes dans le temple le plus révéré de leur nation; et son crâne, nettoyé et entouré d'or, servit de coupe au grand-prêtre et aux desservans de l'autel dans les solennités religieuses[803]. Ce que les Gaulois prisaient bien autant que la victoire, ce fut le butin immense qu'elle leur procura; car à l'exception des chevaux et du bétail, écrasés en presque totalité par la chute des arbres, tout le reste était intact et facile à retrouver: il suffisait de suivre les files de l'armée ensevelie sous cet immense abattis.

Note 801: Leithann (gael.), Leadan (corn.), Ledan (armor.).

Note 802: Tum extremas arborum succisarum impellunt; quæ alia in aliam instabilem per se ac malè hærentem, ancipiti strage, arma, viros, equos obruerunt. Tit. Liv. l. XXIII, c. 24. —J. Fronton. Stratag. l. I, c. 6.

Note 803: Purgato indè capite, ut mos iis est, calvam auro cælavêre; idque sacrum vas iis erat, quo solennibus libarent, poculumque idem sacerdoti esset ac templi antistitibus. Tit. Liv. l. XXIII, c. 24.

ANNEE 215 avant J.-C.

Cette année, la superstition romaine et la superstition gauloise se trouvèrent comme en présence; et certes, dans cette comparaison, la superstition gauloise ne se montra pas la plus inhumaine. Tandis que les Boïes vouaient à leurs dieux le crâne d'un général ennemi tué les armes à la main, les Romains, pour la seconde fois, tiraient des cachots deux Gaulois désarmés, et les enterraient vivans sur la place du marché aux bœufs[804].

Note 804: Ex fatalibus libris sacrificia facta: inter quæ Gallus et Galla, Græcus et Græca, in foro boario sub terrâ vivi demissi sunt in locum saxo conseptum. Tit. Liv. l. XXII, c. 57.

ANNEE 207 avant J.-C.

Cependant Annibal, confiné dans le midi de l'Italie, essaya par un coup hardi de ramener la guerre vers le nord, et de rétablir ses communications avec la Cisalpine. Il envoya l'ordre à son frère Asdrubal, qui commandait en Espagne les forces puniques, de passer les Pyrénées, et de marcher droit en Italie par la route qu'il avait frayée, il y avait alors près de douze ans. Asdrubal reçut dans la Gaule un accueil tout-à-fait bienveillant; plusieurs nations, entre autres celle des Arvernes, lui fournirent des secours[805]. Les sauvages habitans des Alpes, eux-mêmes, ne mirent aucun obstacle à son passage, rassurés qu'ils étaient sur les intentions des Carthaginois, et habitués, depuis le commencement de la guerre, à voir des bandes d'hommes armés traverser continuellement leurs vallées. En deux mois, Asdrubal avait franchi les Pyrénées et les Alpes; il entra dans la Cisalpine, à la tête de cinquante-deux mille combattans, Espagnols et Gaulois transalpins: huit mille Ligures et un plus grand nombre de Gaulois cisalpins se réunirent aussitôt à lui. La prodigieuse rapidité de sa marche avait mis la république en défaut: les légions du nord étaient hors d'état de lui résister; et s'il eût marché immédiatement sur l'Italie centrale pour opérer sa jonction avec Annibal, Carthage aurait regagné en peu de jours tout ce qu'elle avait perdu depuis la journée de Cannes. Mais Asdrubal, par une suite fatale de fautes et de malheurs, précipita la ruine de son frère et la sienne. D'abord il perdit un temps irréparable au siège de Placentia. La résistance prolongée de cette colonie ayant permis aux Romains de réunir des forces, le consul Livius Salinator vint se poster dans l'Ombrie, sur les rives du fleuve Métaure, aujourd'hui le Metro; tandis que Claudius Néron, l'autre consul, alla tenir Annibal en échec dans le Brutium, avec une armée de quarante-deux mille hommes. Asdrubal sentit sa faute, et voulut la réparer; malheureusement il était trop tard. Comme le plan de son frère était de transporter le théâtre de la guerre en Ombrie, afin de s'appuyer sur la Cisalpine, il lui écrivit de se mettre en marche, que lui-même s'avançait à sa rencontre; mais ayant négligé de prendre toutes les précautions nécessaires pour lui faire tenir cette dépêche, elle fut interceptée, et le consul Néron connut le secret d'où dépendait le salut des Carthaginois[806].

      Note 805: Non enim receperunt modò Arverni eum, deincepsque aliæ
      Gallicæ atque Alpinæ gentes; sed etiam secutæ sunt ad bellum.
      Tit. Liv. l. XXVII, c. 39.—Appian. Bell. Annib. p. 343.—Silius
      Ital. l. XV, v. 496 et seq.

Note 806: Tit. Liv. l. XXVII, c. 41, 42, 43.

Il conçut alors un projet hardi qui eût fait honneur à Annibal. Prenant avec lui sept mille hommes d'élite, il part de son camp, dans le plus grand mystère, et après six jours de marche forcée il arrive sur les bords du Métaure, au camp de son collègue Livius; ses soldats sont reçus de nuit sous les tentes de leurs compagnons; et rien n'est changé à l'enceinte des retranchemens, de peur qu'Asdrubal, soupçonnant l'arrivée de Néron, ne refuse le combat; les consuls conviennent qu'on le livrera le lendemain. Le lendemain aussi Asdrubal, qui venait d'arriver, se proposait d'offrir la bataille; mais, accoutumé à faire la guerre aux Romains, il observe que la trompette sonne deux fois dans leur camp: il en conclut que les deux consuls sont réunis, qu'Annibal a éprouvé une grande défaite ou que sa lettre a été interceptée et leur plan déconcerté. N'osant livrer bataille en de telles circonstances, il fait retraite à la hâte, en remontant la rive du fleuve; la nuit survient, ses guides le trompent et l'abandonnent, et ses soldats, marchant au hasard, s'égarent et se dispersent. Au point du jour, comme il faisait sonder la rivière pour trouver un gué, il aperçoit les enseignes romaines qui s'avançaient en bon ordre sur sa trace. Réduit à la nécessité d'accepter le combat, il fait ranger son armée, et afin d'intimider l'ennemi, dit un historien, il oppose une division gauloise à Néron et à sa troupe d'élite[807].

Note 807: Adversùs Claudium Gallos opponit, haud tantùm eis fidens, quantùm ab hoste timeri eos credebat. Tit. Livius. l. XXVII, c. 48.

Pendant les préparatifs des deux armées, la matinée s'écoula, et une chaleur accablante vint enlever aux soldats d'Asdrubal le peu de forces que leur avaient laissé les veilles, la fatigue et la soif[808]; il manquait d'ailleurs plusieurs corps qui s'étaient égarés durant la nuit, et une multitude de traîneurs restés sur les routes. Aussi le combat ne fut pas long à se décider; les Espagnols et les Ligures plièrent les premiers; Néron, sans beaucoup de résistance, culbuta aussi l'armée gauloise[809]. Ce furent les représailles de Cannes; cinquante-cinq mille hommes des rangs d'Asdrubal, tués ou blessés, restèrent sur le champ de bataille avec leur général; six mille furent pris: les Romains ne perdirent que huit mille des leurs[810]. Asdrubal, dans cette journée désastreuse, déploya un courage digne de sa famille; quatre fois il rallia ses troupes débandées, et quatre fois il fut abandonné: ayant enfin perdu toute espérance, il se jeta sur une cohorte romaine, et tomba percé de coups. Vers la fin de la bataille, arriva, du côté du camp romain, un corps de Cisalpins égarés pendant la nuit;, Livius ordonna de les épargner, tant il était rassasié de carnage: «Laissez-en vivre quelques-uns, dit-il à ses soldats, afin qu'ils annoncent eux-mêmes leur défaite, et qu'ils rendent témoignage de notre valeur[811].» Pourtant à la prise du camp d'Asdrubal, les vainqueurs égorgèrent un grand nombre de Gaulois que la fatigue avait retenus dans leurs tentes, ou qui, appesantis par l'ivresse, s'étaient endormis sur la paille et sur la litière de leurs chevaux[812]. La vente des captifs rapporta au trésor public plus de trois cents talents[813].

      Note 808: Jàm diei medium erat, sitisque et calor hiantes, cædendos
      capiendosque affatim præbebat. Tit. Liv. l. XXVII, c. 48.

      Note 809: Ad Gallos jàm cædes pervenerat: ibi minimùm certaminis
      fuit. Tit. Liv. l. XXVII, c. 48.

      Note 810: Tit. Liv. l. XXVII, c. 49.—Paul. Oros. l. IV, c. 18.
      Selon Polybe, la perte des Carthaginois ne monta qu'à dix mille
      hommes et celle des Romains qu'à deux mille.

      Note 811: Supersint aliqui nuncii et hostium cladis et nostræ
      virtutis. Tit. Liv. l. XXVII, c. 49.

      Note 812: Πολλούς τών Κελτών, έν ταϊς στιβάσι κοιμωμένους, διά τήν
      μέθην, κατέκοπτον ίερείων τρόπον. Polyb. l. XI, p. 625.

Note 813: Πλείω τών τριακοσίων ταλάντων. Idem. 1,650,000 fr.

La nuit même qui suivit la bataille du Métaure, Néron reprit sa marche, et retourna dans son camp du Brutium avec autant de célérité qu'il en était venu. Se réservant la jouissance de porter lui-même à son ennemi la confirmation d'un désastre que celui-ci n'aurait encore appris que par de vagues rumeurs, il avait fait couper et embaumer soigneusement la tête de l'infortuné Asdrubal. C'était là la missive que sa cruauté ingénieuse et raffinée imaginait d'envoyer à un frère. Arrivé en vue des retranchemens puniques, il l'y fit jeter. Cette tête n'était pas tellement défigurée qu'Annibal ne la reconnût aussitôt. Les premières larmes de ce grand homme furent pour son pays. «O Carthage! s'écria-t-il, malheureuse Carthage! je succombe sous le poids de tes maux.» L'avenir de cette guerre et le sien se montraient à ses yeux sous les plus sombres couleurs; il voyait la Gaule cisalpine découragée mettre bas les armes, et lui-même, privé de tout secours, n'ayant plus qu'à périr ou à quitter honteusement l'Italie. Telles sont aussi les pensées que lui prête un célèbre poète romain, dans une ode consacrée à la gloire de Claudius Néron. «C'en est fait, s'écrie douloureusement le Carthaginois, je n'adresserai plus au-delà des mers des messages superbes: la mort d'Asdrubal a tué toute notre espérance, elle a tué la fortune de Carthage.[814]»

Note 814:

      Carthagini jam non ego nuncios
      Mittam superbos. Occidit, occidit
      Spes omnis et fortuna nostri
      Nominis, Asdrubale interempto.

HORAT. carm. l. IV 4.

Cependant Carthage ne renonça pas à ses projets sur le nord de l'Italie, avant d'avoir essayé une troisième expédition; Magon, frère d'Asdrubal et d'Annibal, à la tête de quatorze mille hommes, vint débarquer au port de Genua, dans la Ligurie italienne. Dès que le bruit de son débarquement se fut répandu, il vit accourir autour de lui des bandes nombreuses de Gaulois[815], qui fuyaient les dévastations des Romains, car depuis la bataille du Métaure une armée romaine campait au sein de la Cispadane, brûlant et saccageant tout dans ses courses. Mais quelques milliers de volontaires isolés ne pouvaient suffire au général carthaginois, il lui fallait la coopération franche et entière des nations elles-mêmes; il voulait qu'elles s'armassent en masse pour le seconder dans ce grand et dernier effort.

Note 815: Crescebat exercitus in dies, ad famam nominis ejus Gallis undique confluentibus. Tit. Liv. l. XXVIII, c. 46.

ANNEE 205 avant J.-C.

Ayant donc convoqué, près de lui à Genua, les principaux chefs gaulois, il leur parla en ces termes: «Je viens pour vous rendre la liberté, vous le voyez, car je vous amène des secours; toutefois le succès dépend de vous. Vous savez assez qu'une armée romaine dévaste maintenant votre territoire, et qu'une autre armée vous observe, campée en Étrurie; c'est à vous de décider combien d'armées et de généraux vous voulez opposer à deux généraux et à deux armées romaines[816].» Ceux-ci répondirent: «que leur bonne volonté n'était pas équivoque; mais que ces deux armées romaines dont parlait Magon étaient précisément ce qui les forçait à ne rien précipiter; qu'ils devaient à leurs compatriotes, à leurs propres familles de ne point aggraver imprudemment leur situation déjà si misérable. Demande-nous, ô Magon, ajoutèrent-ils, des secours qui ne compromettent pas notre sûreté, tu les trouveras chez nous. Les motifs qui nous lient les mains ne peuvent point arrêter les Ligures, dont le territoire n'est pas occupé. Il leur est libre de prendre ouvertement tel parti qu'ils jugent convenable; il est même juste qu'ils mettent toute leur jeunesse sous les armes[817].»

Note 816: Multa millia ipsis etiam armanda esse, ut duobus ducibus, duobus exercitibus romanis resistatur. Tit. Liv. l. XXIX, c. 30.

Note 817: Ea ab Gallis desideraret quibus occultè adjuvari posset: Liguribus libera consilia esse: illos armare juventutem, et capessere pro parte bellum æquum esse. Tit. Liv. l. XXIX, c. 5.

ANNEE 203 avant J.-C.

Les Ligures ne refusèrent pas; seulement ils demandèrent deux mois pour faire leurs levées. Quant aux chefs gaulois, malgré leur refus apparent, ils laissèrent Magon recruter des hommes dans leurs campagnes, et lui firent passer secrètement en Ligurie des armes et des vivres[818]. En peu de temps le Carthaginois se vit à la tête d'une armée considérable; et entra pour lors dans la Gaule. Là, pendant deux ans, il tint tête à deux armées romaines, mais sans pouvoir jamais opérer sa jonction avec Annibal; vaincu enfin dans une grande bataille sur les terres des Insubres, et, blessé à la cuisse, il se fit transporter à Génua, où les débris de son armée commencèrent à se rallier. Sur ces entrefaites, des députés arrivèrent de Carthage, avec ordre de le ramener en Afrique[819]. Son frère aussi, rappelé par le sénat carthaginois, fut contraint de s'embarquer à l'autre extrémité de l'Italie. Les soldats gaulois et ligures, qui avaient servi fidèlement Annibal pendant dix-sept ans, ne l'abandonnèrent point dans ses jours de revers. Réunis à ceux de leurs compatriotes qui avaient suivi Magon, ils formaient encore le tiers de l'armée punique[820] à Zama, dans la journée célèbre qui termina cette longue guerre à l'avantage des Romains, et fit voir le génie d'Annibal humilié devant la fortune de Scipion. L'acharnement avec lequel les Gaulois combattirent a été signalé par les historiens: «Ils se montrèrent, dit Tite-Live, enflammés de cette haine native contre le peuple romain, particulière à leur race[821].»

Note 818: Mago milites… clàm per agros eorum mercede conducere: commeatus quoque omnis generis occultè ad eum à Gallicis populis mittebantur. Idem. ibid.

Note 819: Tit. Liv. ub. supr.

      Note 820: Τό τρίτον τής στρατιάς, Κελτοί καί Λίγυες. App. Bell. pun.
      p. 22.

      Note 821: Galli proprio atque insito in Romanos odio incenduntur.
      Tit. Liv. l. XXX, c. 33.

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