Histoire des Gaulois (1/3): depuis les temps les plus reculés jusqu'à l'entière soumission de la Gaule à la domination romaine.
CHAPITRE II.
GAULE CISALPINE. Tableau de la haute Italie sous les Étruques; ensuite sous les Gaulois.—Courses des Cisalpins dans le centre et le midi de la presqu'île.—Le siège de Clusium les met en contact avec les Romains. —Bataille d'Allia.—Ils incendient Rome et assiègent le Capitole.—Ligue défensive des nations latines et étrusques; les Gaulois sont battus près d'Ardée par Furius Camillus.—Ils tentent d'escalader le Capitole, et sont repoussés.—Conférences avec les Romains; elles sont rompues; elles se renouent; un traité de paix est conclu.—Les Romains le violent.—Plusieurs bandes gauloises sont détruites par trahison; les autres regagnent la Cisalpine.
391—390.
ANNEES 587 à 391 avant J.-C.
Au moment où les émigrans gaulois franchirent les Alpes, la haute Italie présentait le spectacle d'une civilisation florissante. L'industrie étrusque avait construit des villes, défriché les campagnes, creusé des ports et de nombreux canaux, rendu le Pô navigable dans la presque totalité de son cours[260]; et la place maritime d'Adria, par son importance commerciale, avait mérité de donner son nom au golfe qui en baignait les murs[261]. Toute cette prospérité, toute cette civilisation eurent bientôt disparu. Les champs abandonnés se recouvrirent de forêts ou de pâturages; et des chaumières gauloises[262] s'élevèrent de nouveau sur l'emplacement de ces grandes cités qui avaient succédé elles-mêmes à des chaumières et à des bourgades gauloises.
Note 260: Omnia ea flumina fossasque primi à Pado fecêre Thusci.
Plin. l. III, c. 15.—Cf. Cluver. Ital. antiq. p. 419 et seq.
Note 261: Nobilis portus Hatriæ à quo Hatriaticum mare appellabatur.
Plin. l. III, c. 15.
Note 262: Polyb. l. II, p. 106.—Strab. l. V.
Cependant elles ne périrent pas toutes: par un concours de circonstances aujourd'hui inconnues, cinq restèrent debout: deux dans la Transpadane et trois dans la partie de l'Ombrie dont les Sénons s'étaient emparés. Les premières furent, Mantua[263] (Mantoue), défendue par le Mincio, qui formait autour d'elle un lac profond, et Melpum, place de guerre et de commerce, l'une des plus riches de la Nouvelle-Étrurie[264], et jadis le boulevard du pays contre les incursions des Isombres; les secondes, Ravenne, bâtie en bois, au milieu des marécages de l'Adriatique[265], Butrium, dépendance de Ravenne[266] et Ariminum[267]. À quelque motif que ces villes dussent d'avoir été épargnées, leur existence, on le sent bien, était très-incertaine et très-précaire; Melpum en présenta un exemple terrible; pour avoir mécontenté ses nouveaux maîtres, il se vit assailli à l'improviste, pillé et détruit de fond en comble[268].
Note 263: Mantua Tuscorum trans Padum sola relicta. Plin. l. III, c. 19.—Virgil. Æneid. X, 197 et seq.—Serv. Comm. ad X Æneid.
Note 264: Plin. l. III, c. 17.
Note 265: Έν δέ τοΪς έλεσι μεγίστη μέν έστι Ρ΄αουέννα, ξυλοπαγής όλη καί διάρρυτος… Όμβρικών κατοικία. Strab. l. V.
Note 266: Strab. l. c.—Plin. l. III, c. 15.
Note 267: Aujourd'hui Rimini.—Τό δ' Άρίμινον Όμβρικών έστι κατοικία, καθάπερ καί ή Ραουέννα, δέδεκται δ' έποίκους Ρωμαίους έκατέρα. Strab. l. c.
Note 268: Plin. l. III, c. 17.
Mais les villes qui furent assez prudentes ou assez heureuses pour éviter un sort pareil n'eurent dans la suite qu'à se féliciter de leur situation. Placées au sein d'une population qui n'avait pour le commerce ni goût ni habileté, et qui d'ailleurs manquait de marine, elles exploitèrent sans concurrence toute la Circumpadane; formant de grands entrepôts d'où les Gaulois tiraient les marchandises grecques et italiennes, où ils portaient les produits de leurs champs et le butin amassé dans leurs courses. C'étaient de petits états indépendans, tributaires, selon toute apparence, des nations cisalpines, qui les laissaient subsister. On les vit toujours garder entre ces nations et le reste de l'Italie une neutralité rigoureuse; les noms de Ravenne, d'Ariminum, de Mantoue, ne sont pas même mentionnés dans la longue série des guerres que les peuples gaulois et italiens se livrèrent pendant trois siècles dans toutes les parties de la péninsule.
A part ces points isolés où la civilisation s'était en quelque sorte retranchée, le pays ne présenta plus que l'aspect de la barbarie. Voici le tableau qu'un historien nous trace des peuplades cisalpines à cette époque: «Elles habitaient des bourgs sans murailles; manquant de meubles; dormant sur l'herbe ou sur la paille; ne se nourrissant que de viande; ne s'occupant que de la guerre et d'un peu de culture: là se bornaient leur science et leur industrie. L'or et les troupeaux constituaient à leurs yeux toute la richesse, parce que ce sont des biens qu'on peut transporter avec soi, à tout événement[269].» Chaque printemps, des bandes d'aventuriers partaient de ces villages, pour aller piller quelque ville opulente de l'Étrurie, de la Campanie, de la Grande-Grèce; l'hiver les ramenait dans leurs foyers, où elles déposaient en commun le butin conquis durant l'expédition: c'était là le trésor public de la cité.
Note 269: Ωϊκουν δέ κατά κώμας άτειχίστους, τής λοιπής κατασκευής άμοιροι καθεστώτες· διά γάρ τε στιβαδοκοιτεϊν καί κρεωφαγεϊν έτι δέ μηδέν άλλο πλήν τά πολεμικά καί τά κατά γεωργίαν άσκεϊν, άπλοϋς είχον τούς βίους, οϋτ' έπιστήμης άλλης οϋτε τέχνης παρ' αύτοίς τό παράπαν γινωσκομένης. Ϋπαρξίς γε μήν έκαστοϊς ήν θρέμματα καί χρυάός… Polyb. l. II, p. 106.
La Grande-Grèce fut d'abord le but privilégié de ces courses. La cupidité des Gaulois trouvait un appât inépuisable, et leur audace une proie facile dans ces républiques si fameuses par leur luxe et leur mollesse, Sibaris, Tarente, Crotone, Locres, Métaponte. Aussi toute cette côte fut horriblement saccagée. A Caulon on vit la population, fatiguée de tant de ravages, s'embarquer tout entière, et se réfugier en Sicile. Dans ces expéditions éloignées de leur pays, les Cisalpins longeaient ordinairement la mer supérieure jusqu'à l'extrémité de la péninsule, évitant avec le plus grand soin le voisinage des montagnards de l'Apennin, mais surtout les approches du Latium, petit canton peuplé de nations belliqueuses et pauvres, parmi lesquelles les Romains tenaient alors le premier rang.
Rome comptait trois cent soixante ans d'existence. Après avoir obéi long-temps à des rois, elle s'était organisée en république aristocratique, sous une classe de nobles ou patriciens, qui réunissaient le triple caractère de chefs militaires, de magistrats civils et de pontifes. Depuis sa fondation, Rome suivait, à l'égard de ses voisins, un système régulier de conquêtes; la guerre, dans le but d'accroître son territoire, était pour elle ce qu'était pour les nations gauloises la guerre d'aventures et de pillage. Déjà, contraints par ses armes, les autres peuples du Latium avaient reconnu sa suprématie; et, sous le nom d'alliés, elle les tenait dans une sujétion tellement étroite, qu'ils ne pouvaient ni faire ni rompre la guerre ou la paix sans son assentiment. Maîtresse de la rive gauche du Tibre, elle aspirait à s'étendre également sur la rive droite; Véïes et Faléries, deux des plus puissantes cités de l'Étrurie méridionale, venaient de tomber entre ses mains, lorsque le hasard la mit en contact avec les Gaulois cisalpins.
ANNEE 391 avant J.-C.
Malgré leurs continuelles expéditions dans les trois quarts de l'Italie et la mortalité qui devait en être la suite, les Cisalpins croissaient rapidement en population; et bientôt, se trouvant trop à l'étroit sur leur territoire, ils songèrent à en reculer les limites. Pour cela, ils choisirent l'Etrurie septentrionale dont ils n'étaient séparés que par l'Apennin. Trente mille guerriers sénons[270] passèrent subitement ces montagnes et vinrent proposer aux Étrusques un partage fraternel de leurs terres. Ils s'adressèrent d'abord aux habitans de Clusium, qui, pour toute réponse, prirent les armes et fermèrent les portes de leur ville; les Gaulois y mirent le siège.
Note 270: Περί τρισμυίίους. Diod. Sicul. l. XIV, p. 321.
Clusium, situé à l'extrémité des marais qui portent son nom, occupait dans la confédération étrusque un rang distingué; mais cette confédération, harcelée au nord par les Gaulois, au midi par les Romains, n'était plus en état de protéger ses membres; elle avait même déclaré dans une assemblée solennelle que chaque cité serait laissée désormais à ses propres ressources; «tant il serait imprudent, disait-on, que l'Étrurie s'engageât dans des querelles générales, ayant à sa porte cette race gauloise avec laquelle il n'existait ni guerre déclarée, ni paix assurée[271]!»
Note 271: Novos accolas Gallos esse cum quibus nec pax satis fida, nec bellum pro certo sit. Tit. Liv. l. V, c. 17.
En ce pressant danger, les Clusins implorèrent l'assistance de Rome, dont ils n'étaient éloignés que de trois journées de marche. Durant la guerre où les Véïens succombèrent contre les armes romaines, les Clusins, sollicités par leurs frères de Véïes, avaient refusé de se joindre à eux; ils firent valoir cette circonstance dans le message qu'ils envoyèrent au sénat romain[272]: «Si nous ne sommes pas vos alliés, lui écrivirent-ils; vous le voyez, nous ne sommes pas non plus vos ennemis.» Quelque faible, quelque honteux même que fût le service allégué, Rome, toujours empressée de mettre un pied dans les affaires de ses voisins, accueillit la demande; mais avant de fournir des secours effectifs, elle envoya sur les lieux des ambassadeurs chargés d'examiner les causes de la guerre, et d'aviser, s'il se pouvait, à un accommodement. Cette mission fut confiée à trois jeunes patriciens de l'antique et célèbre famille des Fabius.
Note 272: Quòd Veïentes consanguineos adversùs populum romanum, non defendissent. Tit. Liv. l. V, c. 35.
Le caractère hautain et violent des Fabius convenait mal à une mission de paix[273]; néanmoins l'ouverture de la conférence fut assez calme. Le chef suprême des Sénons, qui portait en langue kimrique le titre de Brenn[274], exposa que, mécontens de leurs terres, ses compatriotes et lui venaient en chercher d'autres dans l'Étrurie; voyant les Clusins possesseurs de plus de pays qu'ils n'en pouvaient cultiver, les Gaulois en avaient réclamé une partie, que, sur le refus des Clusins, ils enlevaient à main armée; l'abandon de ces terres était, disait-il, l'unique condition de la paix, comme le seul motif de la guerre[275]. Il ajouta: «Les Romains nous sont peu connus; mais nous les croyons un peuple brave, puisque les Étrusques se sont mis sous leur protection. Restez donc ici spectateurs de notre querelle; nous la viderons en votre présence, afin que vous puissiez redire chez vous combien les Gaulois l'emportent en vaillance sur le reste des hommes[276].» A ces paroles les envoyés eurent peine à réprimer leur colère. «Quel est ce droit que vous vous arrogez sur les terres d'autrui? s'écria l'aîné des trois frères, Q. Ambustus; que signifient ces menaces? qu'avez-vous à faire avec l'Étrurie[277]?—Ce droit, reprit en riant le Brenn sénonais[278], est celui-là même que vous faites valoir, vous autres Romains, sur les peuples qui vous avoisinent, quand vous les réduisez en esclavage, quand vous pillez leurs biens, quand vous détruisez leurs villes[279]; c'est le droit du plus fort. Nous le portons à la pointe de nos épées; tout appartient aux hommes de cœur[280].»
Note 273: Mitis legatio, ni præferoces legatos….. habuisset.
Tit. Liv. l. V, c. 36.
Note 274: Bren, Brenin, roi; en latin Brennus. Les Romains
prirent ce nom de dignité pour le nom propre du chef gaulois.
Note 275: Si, Gallis egentibus agro, quem latiùs possideant quam
colant Clusini, partem finium concedant; aliter pacem impetrari non
posse. Tit. Liv, l. V, c. 36.
Note 276: Coràm Romanis dimicaturos ut nunciare domum possent quantùm
Galli virtute cæteros mortales præstarent. Tit. Liv. l. V, c. 36.
Note 277: Quid in Etruriâ rei Gallis esset?….. Quodnam id jus?
Idem. l. c.
Note 278: Γελάσας ό βασιλεύς τών Γαλατών Βρέννος….. Plut. Camill.
p. 136.
Note 279: Έφ' οϋς ύμεϊς στρατεύοντες, τών μή μεταδώσιν ύμίν τών
άγαθών, άνδραποδίζεσθε, λεηλατεϊτε, καί κατασκάπτετε τάς πόλεις
αότών. Plutarch. Camil. l. c.
Note 280: In armis jus ferre et omnia fortiorum virorum esse.
Tit. Liv. l. V, c. 36.
Les Fabius dissimulèrent leur ressentiment, et sous prétexte de vouloir, en qualité de médiateurs, conférer avec les Clusins, ils demandèrent à entrer dans la place. Ils y trouvèrent les esprits inclinés à la paix. Les assiégés avaient tenu conseil; pressés d'en finir à tout prix, ils avaient résolu de proposer aux Gaulois la cession de quelques-unes de leurs terres si l'intervention des ambassadeurs romains restait sans effet[281]. Mais les Fabius combattirent vivement ces dispositions; ils exhortèrent les Clusins à persévérer, et, dans la colère qui les transportait, oubliant le caractère pacifique de leur mission, eux-mêmes s'offrirent à diriger une sortie sur le camp ennemi.
Note 281: Excerpt. Dion. Cass. ed. Hanov. in-fol. 1606, p. 919.
Les assiégés n'eurent garde de rejeter une telle proposition; ils sentaient que Rome, compromise par une si criante violation du droit des gens, se verrait forcée, quoiqu'elle en eût, d'agir plus efficacement comme alliée, et peut-être d'adopter cette guerre pour son propre compte. Conduits par les trois Fabius[282], ils attaquèrent un parti gaulois qui traversait la plaine en désordre sur la foi des préliminaires de paix. Comme la mêlée commençait, Q. Ambustus poussa son cheval contre un chef sénon d'une haute stature, que l'ardeur de combattre avait porté en avant des premiers rangs, le perça de sa javeline, et, suivant l'usage de sa nation, mit aussitôt pied à terre pour le dépouiller. La course rapide du Romain et l'éclat de ses armes ne permirent pas aux Gaulois de le distinguer d'abord[283]; mais sitôt qu'il fut reconnu, ce cri, «l'ambassadeur romain!» circula de bouche en bouche dans les rangs[284]. Le Brenn fit cesser le combat, disant qu'il n'en voulait plus aux Clusins; que tout le ressentiment des Sénons devait se tourner contre les Romains, violateurs du droit des gens; et sans délai il rassembla les chefs de son armée pour en conférer avec eux.
Note 282: Diod. Sicul. l. XIV, p. 321.—Tit. Liv. l. V, c. 36.
—Plutarch. Camill. p. 136.—Paul. Oros. l. II, c. 19.
Note 283: Άγνοηθείς έν άρχή, διά τό τήν σύνοδον όξεϊαν γενέσθαι, καί
τά όπλα περιλάμποντα τήν όψινά άποκρύπτειν. Plutarch. in Camil.
p. 136.
Note 284: Per totam aciem romanum legatum esse…
Tit. Liv. l. V, c. 36.
Les voix furent partagées dans le conseil sénonais. Les plus jeunes et les plus fougueux voulaient marcher sur Rome, sans retard, à grandes journées[285]; ceux à qui l'âge et l'expérience donnaient plus d'autorité firent sentir quelle imprudence il y aurait à s'engager avec si peu de forces dans un pays inconnu, ayant en face de soi le peuple le plus belliqueux de l'Italie, et derrière l'Étrurie en armes. Ils insistèrent pour qu'on fît venir avant tout des recrues de la Circumpadane. Les chefs gaulois se rangèrent à cet avis; voulant même donner à leur cause toutes les apparences de la justice, ils arrêtèrent qu'une députation serait d'abord envoyée à Rome pour dénoncer le crime des Fabius, et demander que les coupables leur fussent livrés. On choisit pour cette mission plusieurs chefs dont la taille extraordinaire pouvait imposer aux Romains[286]. D'autres émissaires se rendirent chez les Sénons et chez les Boïes[287], et l'armée gauloise se tint renfermée dans son camp, sans inquiéter davantage Clusium.
Note 285: Erant qui extemplò Romam eundum censerent; vicere seniores… Tit. Liv. l. V, c. 36.
Note 286: Appian. ap. Fulv. Ursin. p. 349.
Note 287: Diodor. Sicul. l. XIV, p. 321.
ANNEE 390 avant J.-C.
La vue de ces étrangers et la menace d'une guerre inattendue jetèrent la surprise dans Rome. Le sénat convint des torts de ses ambassadeurs; il offrit aux Gaulois, en réparation, de fortes sommes d'argent[288], les pressant de renoncer à leur poursuite. Ceux-ci persistèrent. La condamnation des coupables fut alors mise en délibération; mais la famille Fabia était puissante par ses clients, par ses richesses, et par les magistratures qu'elle occupait. L'assemblée aristocratique craignit de prendre sur elle l'odieux d'une telle condamnation aux yeux des patriciens; elle ne redoutait pas moins que, dans le cas où elle absoudrait les accusés, le peuple ne la rendît responsable des suites de la guerre[289]. Pour sortir d'embarras, elle renvoya le jugement à la décision de l'assemblée plébéienne.
Note 288: Ή δέ γερουσία… έπειθε τούς πρεσβευτάς τών Κελτών τά χρήματα λαβεϊν περί τών ήδικημένων. Diod. Sic. l. XIV, p. 321.
Note 289: Ne penes ipsos culpa esset cladis… Tit. Liv. l. V, c. 36.
Le crime des Fabius, d'après la loi romaine, n'était pas seulement un crime politique; c'était aussi un attentat religieux. Nulle guerre, chez les Romains, ne commençait sans l'intervention des féciales ou féciaux, sorte de prêtres-hérauts, qui, la tête couronnée de verveine, d'après un cérémonial consacré, lançaient sur le sol ennemi une javeline ensanglantée; tel était le préliminaire obligé des hostilités. La corporation des féciaux, intéressée au maintien de ses privilèges, se chargea de poursuivre devant le peuple l'accusation capitale contre Q. Fabius et ses frères. Ces prêtres parlèrent avec chaleur de la religion violée et de la justice divine et humaine qui réclamait les coupables. «Ne vous faites pas leurs complices, disaient-ils au peuple; ils ont attiré sur nous une guerre inique; que leur tête soit livrée en expiation, si vous n'aimez mieux que l'expiation retombe sur la vôtre[290]!» L'assemblée, gagnée par les largesses de la famille Fabia, et d'ailleurs composée en grande partie de ses clients, traita avec le dernier mépris les accusateurs et l'accusation[291].
Note 290: Plutarch. in Camil. p. 137.
Note 291: Περιύβρισαν οί πολλοί τά θεϊα καί κατεγέλασαν. Plutarch. in
Camil. ubi suprà.
Les trois jeunes gens furent absous. Bien plus, comme l'époque du renouvellement des grandes magistratures était arrivé, ils furent nommés à la plus haute charge de la république, celle de tribuns militaires avec puissance consulaire[292], et reçurent le commandement de la guerre qu'ils avaient si follement et si injustement provoquée. Les ambassadeurs gaulois sortirent de Rome plus irrités qu'ils n'y étaient entrés.
Note 292: Tribuni militum consulari potestate.—Ils étaient six, et partageaient entre eux l'autorité et les attributions des consuls. Tit. Liv. passim.
A leur départ, la ville fut pleine d'agitation. Un des tribuns consulaires prononça les paroles qui appelaient aux armes tous les citoyens en masse: «Quiconque veut le salut de la république me suive[293]!» C'était la formule usitée dans les cas de guerres soudaines et dangereuses, de tumulte[294], suivant l'expression latine. Aussitôt deux pavillons furent arborés à la citadelle pour convoquer le peuple de la ville; l'un bleu, autour duquel les cavaliers se réunirent: l'autre rouge, qui servit de signe de ralliement aux fantassins[295]; et des commissaires parcoururent la banlieue de Rome, enrôlant le peuple de la campagne. Seize mille hommes furent pris sur ces milices levées à la hâte; on y joignit vingt-quatre mille soldats de vieilles troupes, et l'on pressa les préparatifs du départ.
Note 293: Qui Rempublicam salvam esse vult me sequatur.
Tit. Liv. passim.
Note 294: Tumultus quasi tremor multus,—vel à tumendo. Cicer.
Philip. V, VI, VIII.—Quintil. VII, 3.
Note 295: Servius. Virgil. Æneid. VIII, 4.
Le récit des événemens qui s'étaient passés à Rome sous les yeux même des ambassadeurs porta au plus haut degré l'irritation des Gaulois. Quoiqu'ils n'eussent encore reçu que dix mille hommes des renforts qu'ils attendaient des bords du Pô, ils se mirent en marche à l'instant même, sans désordre cependant, et sans commettre de dévastations sur leur route. Tout fuyait devant eux. Les habitans des bourgades et des villages désertaient à leur approche, et les villes fermaient leurs portes; mais les Gaulois s'efforçaient de rassurer les esprits. Passaient-ils près des murailles d'une ville, on les entendait proclamer à grands cris «qu'ils allaient à Rome, qu'ils n'en voulaient qu'aux seuls Romains, et regardaient tous les autres peuples comme des amis[296].» Ils traversèrent le Tibre, et, cotoyant sa rive gauche, ils descendirent jusqu'au lieu où la petite rivière d'Allia, sortie des monts Crustumins, se resserre, et se perd avec impétuosité dans le fleuve. C'est là, à une demi-journée de Rome, qu'ils virent l'ennemi s'approcher. Sans lui laisser le temps de choisir et de fortifier un camp, sans lui permettre d'accomplir certaines cérémonies religieuses qui, chez lui, devaient précéder indispensablement les grandes batailles[297], ils entonnèrent le chant de guerre, et appelèrent les Romains au combat par des hurlemens que l'écho des montagnes rendait encore plus effroyables[298].
Note 296: Romam se ire. Tit. Liv. l. V, c. 37.—Μόνοις πολεμεϊν
Ρωμαίοις, τούς δ' άλλους φίλους έπίστασθαι. Plut. Camil. p. 137.
Note 297: Tit. Liv. l. V, c. 38.—Plut. Camil. p. 137.
Note 298: Truci cantu, clamoribusque variis, horrendo cuncta compleverant sono. Tit. Liv. l. V, c. 37.
De l'autre côté de l'Allia s'étendait une vaste plaine bornée à l'occident par le Tibre, à l'orient par des collines assez éloignées; les Romains s'y rangèrent en bataille. Leur droite s'appuya sur les collines, leur gauche sur le fleuve; mais la distance d'une aile à l'autre étant trop grande pour que la ligne fût partout également garnie, le centre manqua de profondeur et de force. Outre cela, comme ils tenaient à la possession de ces hauteurs, qui les empêchaient d'être débordés, ils y placèrent toute leur réserve, composée de vétérans d'élite appelés subsidiarii, parce qu'ils attendaient le moment de donner, un genou en terre, sous le couvert de leur bouclier[299].
Note 299: Subsidebant; hinc dicti subsidia. Festus.
Ainsi que les tribuns militaires l'avaient prévu, le combat s'engagea par la gauche des Gaulois. Le Brenn en personne entreprit de débusquer l'ennemi des monticules; il fut reçu vigoureusement par la réserve romaine soutenue de l'aile droite. L'engagement fut vif, et se prolongea avec égalité de succès de part et d'autre. Mais, lorsque le centre de l'armée gauloise s'ébranla, et marcha sur le centre ennemi, avec la fougue ordinaire à cette nation, les cris et le bruit des armes frappées sur les boucliers, les Romains, sans attendre le choc, se débandèrent, entraînant dans leur mouvement l'aile gauche qui bordait le Tibre. Ce fut dès lors une véritable boucherie. Les fuyards pressés entre les Gaulois et le fleuve furent, pour la plupart, massacrés sur la rive même. Un grand nombre, en voulant traverser le fleuve, qui dans ce lieu n'était pas guéable, se noyèrent, ou percés par les traits de l'ennemi, ou emportés par le courant[300]. Ceux qui parvinrent à gagner le bord opposé, oubliant dans leur frayeur et famille et patrie, coururent se renfermer à Véïes, que la république avait fait récemment fortifier[301]. Quant aux troupes de l'aile droite, leur résistance était désormais inutile; elles battirent en retraite le plus vite qu'elles purent. Comme elles se croyaient l'ennemi à dos, elles traversèrent, sans s'arrêter, la ville d'une extrémité à l'autre, et se réfugièrent dans la citadelle, publiant pour tout détail que l'armée était anéantie et les Gaulois aux portes de Rome[302]. Cette bataille mémorable fut livrée le 16 du mois de juillet[303].
Note 300: Diodor. Sicul. l. XIV, p. 322.—Tit. Liv. l. V, c. 38.
Note 301: Plutarch. in Camil. p. 137.
Note 302: Romam petiêre, et, ne clausis quidem portis urbis, in arcem confugerunt. Tit. Liv. l. V, c. 38.—Άνοπλοι φυγόντες είς Ρώμην, άπήγγειλαν πάντας άπολωλέναι. Diodor. Sicul. l. XIV, p. 323.
Note 303: Aulugell. l. V, c. 17.—Macrob. l. I, c. 16.—Plutarch.
Camil. p. 137 et 144.
Il n'y avait que douze milles du champ de bataille d'Allia à Rome, et si les Gaulois avaient marché au même instant sur la ville, c'en était fait de la république et du nom romain[304]. Mais, dans la double joie et d'un grand butin et d'une grande victoire gagnée sans peine, les vainqueurs se livrèrent à la débauche. Ils passèrent le reste du jour, la nuit et une partie du lendemain à piller les bagages des Romains, à boire, et à couper les têtes des morts[305] qu'ils plantaient en guise de trophées au bout de leurs piques, ou qu'ils suspendaient par la chevelure au poitrail de leurs chevaux.
Note 304: Εί μέν εύθύς έπηκολούθησαν οί Γαλάται τοϊς φεύγουσι, ούδέν
άν έκώλυσε τήν Ρώμην άρδην άναιρεθῆναι. Plut. in Camil. p. 137.
Note 305: Άνακόπτοντες τάς κεφαλάς τών τετελευτηκότων.
Diod. Sicul. l. XIV, p. 323.
Après s'être partagé ce qu'il y avait de plus précieux dans le butin, ils entassèrent le reste et y mirent le feu. Le jour suivant, un peu avant le coucher du soleil, ils arrivèrent au confluent du Tibre et de l'Anio. Là, ils furent informés par leurs éclaireurs que les Romains ne faisaient paraître aucun signe extérieur de défense; que les portes de la ville restaient ouvertes; que nul drapeau, nul soldat armé ne se montraient sur les murailles[306]. Ce rapport les inquiéta. Ils craignirent qu'une tranquillité aussi inexplicable ne cachât quelque stratagème; et, remettant l'attaque au lendemain, ils dressèrent leurs tentes au pied du mont sacré.
Note 306: Non portas clausas, non stationem pro portis excubare, non armatos esse in muris. Tit. Liv. l. V, c. 39.
L'événement d'Allia avait frappé les Romains de la plus accablante consternation: un abattement stupide régna d'abord dans la ville; le sénat ne s'assemblait point; aucun citoyen ne s'armait; aucun chef ne commandait; on ne songeait même pas à fermer les portes. Bientôt, et d'un soudain élan, on passa de cet extrême accablement à des résolutions d'une énergie extrême; on décréta que le sénat se retirerait dans la citadelle avec mille des hommes en état de combattre[307], et que le reste de la population irait demander un refuge aux peuples voisins. On travailla donc avec activité à approvisionner la citadelle d'armes et de vivres; on y transporta l'or et l'argent des temples; chaque famille y mit en dépôt ce qu'elle possédait de plus précieux[308]; et les chemins commencèrent à se couvrir d'une multitude de femmes, d'enfans, de vieillards fugitifs. Cependant la ville ne demeura pas entièrement déserte. Plusieurs citoyens que retenaient l'âge et les infirmités, ou le manque absolu de ressources, ou le désespoir et la honte d'aller traîner à l'étranger le spectacle de leur misère, résolurent d'attendre une prompte mort au foyer domestique, au sein de leurs familles, qui refusaient de les abandonner. Ceux d'entre eux qui avaient rempli des charges publiques se parèrent des insignes de leur rang, et, comme dans les occasions solennelles, se placèrent sur leurs sièges ornés d'ivoire, un bâton d'ivoire à la main. Telle était la situation intérieure de Rome, lorsque les éclaireurs gaulois s'avancèrent jusque sous les murs de la ville, le soir du jour qui suivit la bataille. A la vue de cette cavalerie, les Romains crurent l'heure fatale arrivée, et se renfermèrent précipitamment dans leurs maisons. Le jour continuant à baisser, ils pensèrent que l'ennemi ne différait que pour profiter de la lumière douteuse du crépuscule, et l'attente redoublait la frayeur; mais la frayeur fut à son comble quand on vit la nuit s'avancer. «Ils ont attendu les ténèbres, se disait-on, afin d'ajouter à la destruction toutes les horreurs d'un sac nocturne[309].» La nuit s'écoula dans ces angoisses. Au lever de l'aurore, on entendit le bruit des bataillons qui entraient par la porte Colline.
Note 307: Juventus quam satis constat vix mille hominum fuisse.
Florus, l. I, c. 13.
Note 308: Έξ όλης τής πόλεως, είς ένα τόπον, τών άγαθών
συνηθροισμένων. Diodor. Sicul. l. XIV, p. 323.
Note 309: In noctem dilatum consilium esse quò plus pavoris
inferrent. Tit. Liv. l. V, c. 39.
Le même soupçon qui avait fait hésiter les Gaulois aux portes de Rome, les accompagna à travers les rues et les carrefours déserts. Ils s'avancèrent avec précaution jusqu'à la grande place appelée forum magnum, et située au pied du mont Capitolin. Là, ils purent apercevoir la citadelle qui couronnait ce petit mont, et les hommes armés dont ses créneaux étaient garnis; c'étaient les premiers qui se fussent montrés à eux depuis la journée d'Allia. Tandis que le gros de l'armée faisait halte sur ce vaste forum, quelques détachemens se répandirent par les rues adjacentes pour piller; mais, trouvant toutes les maisons du peuple fermées, ils n'osèrent les forcer; et, bientôt effrayés du silence et de la solitude qui les environnaient, craignant d'être surpris et enveloppés à l'improviste, ils se concentrèrent de nouveau dans la place, sans oser s'en écarter davantage[310].
Note 310: Indè rursùs ipsà solitudine ahsterriti, ne qua fraus hostilis vagos exciperet, in forum ac propinqua foro loca conglobati redibant. Tit. Liv. l. V, c. 41.
Cependant quelques soldats remarquèrent des maisons plus apparentes que les autres, dont les portes n'étaient point fermées[311], ils se hasardèrent à y pénétrer. Ils trouvèrent dans le vestibule intérieur des vieillards assis, qui ne se levaient point à leur approche, qui ne changeaient point de visage, mais qui demeuraient appuyés sur leurs bâtons, l'œil calme et immobile. Un tel spectacle surprit les Gaulois; incertains s'ils voyaient des hommes ou des statues, ou des êtres surnaturels, ils s'arrêtèrent quelque temps à les regarder[312]. L'un d'eux enfin, plus hardi et plus curieux, s'approcha d'un de ces vieillards qui portait, suivant les usages romains, une barbe longue et épaisse, et la lui caressa doucement avec la main; mais le vieillard levant son bâton d'ivoire en frappa si rudement le soldat à la tête qu'il lui fît une blessure dangereuse[313]; celui-ci irrité le tua; ce fut le signal d'un massacre général. Tout ce qui tomba vivant au pouvoir des Gaulois périt par le fer; les maisons furent pillées et incendiées.
Note 311: Patentibus atriis principum. Tit. Liv. l. V, c. 41.
Note 312: Ad eos velut simulacra versi cùm starent. Tit. Liv. l. V,
c. 41.—Plutarch. in Camil. p. 140.
Note 313: Ό μέν Παπείριος τή βακτηρίά τήν κεφαλήν αύτοϋ πατάξας
συνέτριψε. Plut. l. c.
La citadelle de Rome, appelée aussi Capitolium, le Capitole, parce qu'on avait, dit-on, trouvé une tête d'homme en creusant ses fondations, était un édifice de forme carrée, de deux cents pieds environ sur chaque face, dominant la ville. Déjà suffisamment forte par sa position au-dessus d'un rocher inaccessible de trois côtés, de hautes et épaisses murailles la défendaient en outre du côté où le rocher était abordable. Le Capitole communiquait alors au grand forum par une montée faite de main d'homme, et encore très-escarpée, que remplaça plus tard un escalier de cent marches[314].
Note 314: Tit. Liv. l. VIII, c. 6.—Tacit. Histor. l. III, c. 71.
Dans une position si favorable, une garnison tant soit peu nombreuse devait ne céder qu'à la famine; aussi les assiégés reçurent-ils avec mépris la sommation de se rendre. Le Brenn alors tenta d'emporter la place de vive force. Un matin, à la pointe du jour, il range ses troupes sur le forum[315], et commence à gravir avec elles la montée qui conduisait au Capitole. Jusqu'à la moitié du chemin, les Gaulois s'avancèrent sans trouver d'obstacles, poussant de grands cris, et joignant leurs boucliers au-dessus de leurs têtes, par cette manœuvre, que les anciens désignaient sous le nom de tortue[316]. Les assiégés, se fiant à la rapidité de la pente, les laissaient approcher pour les fatiguer; bientôt ils les chargèrent avec furie; les culbutèrent, et en firent un tel carnage que le Brenn n'osa pas livrer un second assaut, et se contenta d'établir autour de la montagne une ligne de blocus[317].
Note 315: Primâ luce, signo dato, multitudo omnis in foro instruitur.
Tit. Liv. l. V, c. 43.
Note 316: Indè, clamore sublato, ac testudine factà, subeunt.
Tit. Liv. l. V, c. 43.
Note 317: Amissâ itaque spe per vim atque arma subeundi, obsidionem
parant. Tit. Liv. l. V, c. 43.
Tandis que les deux partis, dans l'inaction, s'observaient mutuellement, les Gaulois virent un jour descendre à pas lents du Capitole un jeune Romain vêtu à la manière des prêtres de sa nation, et portant dans ses mains des objets consacrés[318]. Il pénètre dans leur camp; et, sans paraître ému ni de leurs cris, ni de leurs gestes, il le traverse tout entier ainsi que les ruines amoncelées de la ville jusqu'au mont Quirinal. Là il s'arrête, accomplit certaines cérémonies religieuses particulières à la famille Fabia, dont il était membre[319], et retourne par le même chemin au Capitole avec la même gravité, la même impassibilité, le même silence. Chaque fois les Gaulois le laissèrent passer sans lui faire le moindre mal, soit qu'ils respectassent son courage, soit que la singularité du costume, de la démarche et de l'action les eût frappés d'une de ces frayeurs superstitieuses auxquelles nous les verrons plus d'une fois s'abandonner[320].
Note 318: Gabino cinctu, sacra manibus gerens….. nihil ad vocem cujusquam terroremve motus. Tit. Liv. l. V, c. 46.
Note 319: Sacrificium erat statum… genti Fabiæ. Tit. Liv. ibid.
Note 320: Seu religione etiam motis….. Tit. Liv. l. V, c. 46.
Le siège commençait à peine, et déjà la disette tourmentait les assiégeans. Dans leur avidité imprévoyante, ils avaient dissipé en peu de jours les subsistances que les flammes avaient épargnées, et se voyaient réduits à vivre du pillage des campagnes, ressource faible et précaire pour une multitude indisciplinée, et dont le nombre s'augmentait de momens en momens; car les recrues de la Gaule cisalpine arrivaient successivement, et bientôt l'armée du Brenn ne compta pas moins de soixante-et-dix mille hommes[321]. Des divisions de cavaliers et de fantassins allaient donc battre la plaine de tous côtés et à de grandes distances de Rome[322]; ils s'avancèrent jusqu'aux portes d'Ardée, antique ville des Rutules, peu éloignée de la mer inférieure.
Note 321: Diodor. Sicul. l. XIV, p. 321.
Note 322: Exercitu diviso, partîm per finitimos prædari placuit.
Tit. Liv. l. V, c. 43.
Dans Ardée vivait un patricien romain, M. Furius Camillus, qui, après avoir rendu à la république d'éminens services à la tête des armées, s'était attiré la haine des citoyens par la dureté de son commandement, son arrogance et son faste aristocratique, et par l'impopularité obstinée de sa conduite. Appelé en jugement devant le peuple comme prévenu de concussion, Marcus Furius pour échapper à une condamnation déshonorante s'était exilé volontairement, et depuis une année il demeurait parmi les Ardéates[323]. Tout aigri qu'il était contre ceux à l'injustice desquels il attribuait sa disgrace, les malheurs et l'humiliation de Rome l'affligèrent vivement; et quand il vit ces Gaulois destructeurs de sa patrie venir piller impunément jusque sous les murs qu'il habitait, il sentit se soulever en lui le cœur du patriote et du soldat. Jour et nuit il haranguait les Ardéates, les pressant de s'armer, et combattant par ses raisonnemens la répugnance de leurs magistrats à s'embarquer dans une guerre dont Rome devait recueillir presque tout le fruit[324]. «Mes vieux amis, et mes nouveaux compatriotes[325], leur disait-il, laissez-moi vous payer, en vous servant, l'hospitalité que je tiens de vous. C'est dans la guerre que je vaux quelque chose, et dans la guerre seulement que je puis reconnaître vos bienfaits[326]. Ne croyez pas, Ardéates, que les calamités présentes soient passagères, et se bornent à la république de Rome; vous vous abuseriez. C'est un incendie qui ne s'éteindra pas qu'il n'ait tout dévoré…… Les Gaulois, vos ennemis, ont reçu de la nature moins de force que de fougue. Déjà rebutés d'un siège qui commence, vous les voyez se disperser dans les campagnes, se gorgeant de viandes et de vin, et dormant couchés comme des bêtes fauves là où la nuit les surprend, le long des rivières, sans retranchemens, sans corps-de-garde ni sentinelles[327]. Donnez-moi quelques-uns de vos jeunes gens à conduire; ce n'est pas un combat que je leur propose, c'est une boucherie. Si je ne vous livre les Gaulois à égorger comme des moutons, que je sois traité à Ardée de même que je l'ai été à Rome!»
Note 323: Tit. Liv. l. V.
Note 324: Plutarch. in Camil. p. 139.
Note 325: Ardeates, veteres amici, novi etiam cives mei.
Tit. Liv. l. V, c. 44.
Note 326: Ubi usus erit mei vobis, si in bello non fuerit? hâc arte
in patriâ steti. Tit. Liv. l. V, c. 44.
Note 327: Ubi nox appetit, propè rivos aquarum, sine munimento, sine stationibus ac custodiis, passim, ferarum ritu, sternuntur….. Me sequimini ad cædem non ad pugnam. Tit. Liv. l. V, c. 44. —Plut. Camil. p. 140.
Les talens militaires de M. Furius inspiraient une confiance sans bornes; d'ailleurs la circonstance pressait, car l'ennemi, enhardi par l'impunité, devenait chaque jour plus entreprenant. On donna donc une troupe de soldats d'élite à l'exilé romain, qui, sans faire aucune démonstration hostile, renfermé dans les murailles d'Ardée, épia patiemment l'heure favorable.
Elle ne se fit pas long-temps désirer. Les Gaulois, dans une de leurs courses, vinrent faire halte à quelques milles de là. Ils emportaient avec eux du butin qu'ils se partagèrent, et du vin dont ils burent avec excès; chefs et soldats ne songèrent à autre chose qu'à s'enivrer, et la nuit les ayant surpris incapables de continuer leur route, et même de dresser leurs tentes, ils s'étendirent sur la terre pêle-mêle au milieu de leurs armes. Le sommeil et un silence profond régnèrent bientôt sur toute la bande[328]. Ce fut alors que Furius Camillus, averti par ses espions, sortit d'Ardée, et tomba sur les campemens des Gaulois, au milieu de la nuit. Il avait ordonné à ses trompettes de sonner, et à ses soldats de pousser de grands cris[329], dès qu'ils seraient arrivés; mais ce tumulte fit à peine revenir les Gaulois de leur sommeil; quelques-uns se battirent; la plupart furent tués encore endormis. Ceux qui, profitant de l'obscurité, parvinrent à s'échapper, la cavalerie ardéate les atteignit au point du jour[330]; enfin un détachement nombreux qui avait gagné le territoire d'Antium, à dix milles d'Ardée, fut exterminé par les paysans[331].
Note 328: Νύξ έπήλθε μεθύουσιν αύτοϊς, καί σιωπή κατέσχε τό
στρατόπεδον. Plut. in Camil. p. 141.
Note 329: Κραυγή τε χρώμενος πολλή καί ταϊς σάλπιγξι πανταχόθεν
έκταράττων άνθρώπους… Plut. in Camil. ibid.
Note 330: Plutarch. Camil. p. 141.
Note 331: Magna pars in agrum Antiatem delati, incursione ab oppdanis in palatos factâ, circumveniuntur. Tit. Liv. l. V, c. 45.
Ce succès encouragea les peuples du Latium; ils s'armèrent à l'instar des Ardéates. De l'enceinte des villes où jusqu'alors ils s'étaient tenus renfermés sans coup férir, ils se mirent à fondre de tous côtés sur les bandes qui couraient la campagne, et la rive gauche du Tibre ne fut plus sûre pour les fourrageurs gaulois. Sur la rive droite la défense, mieux organisée encore, agit avec plus d'efficacité. L'Étrurie avait songé d'abord à profiter des désastres des Romains, et leur avait déclaré la guerre[332]; mais voyant son territoire foulé et épuisé, sans plus de ménagement que les terres des Latins, elle inclina à des sentimens plus généreux. Ses villes méridionales combinèrent leurs armes avec celles des fugitifs romains réunis à Véïes, quelques-unes guidées, comme Cære, par une antique affection pour Rome, les autres par l'ennui de l'occupation gauloise. Véïes, cité forte et bien défendue, devint le centre des opérations de ce côté du Tibre.
Note 332: Οί Τυρ΄ρ΄ηνοί, μετά δυνάμεως άδράς, έπεπορεύοντο τήν τών
Ρ΄ωμαίων χώραν, λεηλαλοϋντες. Diod. Sicul. l. XIV, p. 323.
Le nom de M. Furius, mêlé aux premiers succès des peuples latins contre les Gaulois, réveilla dans le cœur des enfans de Rome le souvenir de ce grand général. Leurs torts mutuels furent oubliés. D'une résolution unanime ils lui proposèrent de venir à Véïes se mettre à la tête de ses vieux compagnons d'armes, ou de permettre qu'ils allassent combattre sous ses drapeaux à Ardée[333]. Mais Camillus s'y refusa. «Banni par vos lois, leur répondit-il, je ne puis reparaître au milieu de vous. D'ailleurs le suffrage du sénat doit seul m'élever au commandement; que le sénat ordonne, et j'obéis[334].» En vain les réfugiés de Véïes mirent tout en œuvre pour fléchir sa résolution. «Tu n'es plus exilé, lui disaient-ils, et nous ne sommes plus citoyens de Rome. La patrie! En est-il encore une pour nous, quand l'ennemi occupe en maître ses cendres et ses ruines[335]? Et comment espérer de pénétrer au Capitole pour y consulter le sénat? Comment espérer d'en revenir sain et sauf, lorsque les barbares investissent la place?» Marcus Furius fut inébranlable[336].
Note 333: Tit. Liv. l. V, p. 46.—Plutarch. in Camil. p. 141.
Note 334: Plut. ub. supr.
Note 335: Ούκ έτι γάρ έστι φυγάς, οὔθ' ήμείς πολϊται, πατρίδος ούκ οϋσης, άλλά κρατουμένης ύπό τών πολεμίων. Plutarch. in Camil. p. 141.
Note 336: Plutarch. in Camill.—Tit. Liv. ut supr.
Les scrupules de l'exilé d'Ardée prenaient sans doute leur source dans un respect exalté pour les devoirs du citoyen, dans l'idée honorable, quoique étroite, d'une obéissance absolue et passive à la lettre de la loi. Mais peut-être s'y mêlait-il à son insu quelque ressouvenir d'une injure récente, ou du moins quelque levain de cet orgueil aristocratique qui avait causé sa disgrace. Véïes renfermait, il est vrai, la majorité des citoyens romains armés et en état de délibérer; Véïes représentait Rome, mais Rome plébéienne. Pour un patricien aussi inflexible que Marcus Furius, la véritable Rome pouvait-elle se trouver ailleurs qu'au Capitole, avec le sénat, avec le corps des chevaliers, avec toute la jeunesse patricienne? Au reste, à quelque motif qu'on veuille attribuer sa réponse, il est évident qu'elle équivalait à un refus. Pour que les assiégés pussent être consultés, et que leur détermination fût connue, il fallait non-seulement pénétrer dans la ville occupée par les Gaulois, mais escalader le rocher jusqu'à la citadelle sans être aperçu de l'ennemi, sans exciter l'alarme parmi la garnison; il fallait être non moins heureux au retour. D'ailleurs nul des Romains n'ignorait que les approvisionnemens du Capitole touchaient à leur terme; car on allait entrer dans le septième mois du blocus. Le moindre retard pouvait donc anéantir toute espérance de salut.
Les difficultés presque insurmontables qui interdisaient l'accès de la citadelle n'effrayèrent point Pontius Cominius, jeune plébéien plein d'intrépidité, de patriotisme et d'amour de la gloire. Il part de Véïes, il arrive à la chute du jour en vue de Rome; trouvant le pont gardé par les sentinelles ennemies, il passe sans bruit le Tibre à la nage, aidé par des écorces de liège dont il avait eu soin de se munir[337], et se dirige du côté où les feux lui paraissent moins nombreux, les patrouilles moins fréquentes, le silence plus profond. Parvenu au pied de la côte la plus raide et la moins accessible du mont Capitolin, il se met à l'escalader, et, après des peines inouïes, pénètre jusqu'aux premières sentinelles romaines, se fait connaître et conduire aux magistrats. Les nouvelles apportées par cet intrépide jeune homme ranimèrent les assiégés, dont la confiance commençait à s'abattre; car leurs magasins étaient presque vides, et rien n'avait percé jusqu'à eux, ni touchant l'avantage remporté par Camillus près d'Ardée, ni touchant les ligues organisées sur les deux rives du Tibre; tant le blocus était sévèrement maintenu. La sentence qui condamnait M. Furius fut levée sans opposition, et le premier magistrat ayant consulté les auspices en silence à la lueur des flambeaux, dans la seconde moitié de la nuit, suivant le cérémonial consacré, proclama dictateur l'exilé d'Ardée[338]. La dictature conférait à celui qui en était revêtu une autorité absolue en temps de paix comme en temps de guerre, et le droit de disposer de la vie et de la propriété des citoyens sans la participation du sénat ni du peuple. C'était un pouvoir véritablement despotique, mais limité par la courte durée de son exercice. Pontius descendit le rocher, repassa le Tibre, et, aussi heureux cette fois que l'autre, arriva à Véïes sans encombre.
Note 337: Incubans cortici. Tit. Liv. l. V, c. 46.
—Plut. in Camil. p. 141.
Note 338: Οί δ' άκούσαντες, καί βουλευσάμενοι τόν Κάάμιλλον
άποδεικνύουσι δικτάτωρα. Plut. in Camil. p. 142.
Mais le lendemain, au lever du jour, une patrouille gauloise remarqua le long du rocher les traces de son passage, des herbes et des arbrisseaux arrachés, d'autres qui paraissaient avoir été foulés récemment, la terre éboulée en plusieurs endroits, et çà et là l'empreinte de pas humains. Le Brenn se rendit sur les lieux, et, après avoir tout considéré, recommanda le secret à ses soldats. Le soir il convoqua dans sa tente ceux de ses guerriers en qui il mettait le plus de confiance, et leur ayant exposé ce qu'il avait vu et ce qu'on pouvait tenter sans crainte: «Nous croyions ce rocher inaccessible, ajouta-t-il; eh bien, les assiégés eux-mêmes nous révèlent les moyens de l'escalader. La route est tracée: il y aurait à hésiter de la lâcheté et de la honte. Là où peut monter un homme, plusieurs y monteront à la file, et en s'entr'aidant. Ceux qui se distingueront peuvent compter sur des récompenses dignes d'une telle entreprise[339].» Tous promettent gaiement d'obéir. Ils partent en effet, et, à la faveur d'une nuit épaisse[340], ils se mettent à gravir à la file, s'accrochant aux branches des arbrisseaux, aux pointes et aux fentes des rochers, se soutenant les uns les autres, et se prêtant mutuellement les mains ou les épaules[341]. Avec les plus grandes peines ils parviennent peu à peu jusqu'au pied de la muraille, qui, de ce côté-là, était peu élevée, parce qu'un endroit si escarpé semblait tout-à-fait hors d'insulte. La même raison portait les soldats qui en avaient la garde à se relâcher de la vigilance[342] ordinaire, de sorte que les Gaulois trouvèrent les sentinelles endormies d'un profond sommeil[343].
Note 339: Τήν μέν όδόν, εΐπεν, ήμϊν έπ΄ αύτούς άγνοουμένην οί πολέμιοι δεικνύουσι, ώς οϋτ΄ άπόρευτος οϋτ΄ άβατος άνθρώποις έστίν, κ. τ. λ. Plut. in Camil. p. 142.
Note 340: Defensi tenebris et dono noctis opacæ.
Virg. Æneid. V. 658.
Note 341: Alterni innixi, sublevantesque invicem alii alios.
Tit. liv. l. I, c. 47.
Note 342: Οί μέν φύλακες παρερραθυμηκότες ήσαν τής φυλακής διά τήν
όχυρότητα τοϋ τόπου. Diodor. Sicul. l. XIV, p. 324.
—Ælian. de animal. natur. l. XII, c. 33.
Note 343: Tit. Liv. l. V, c. 47.—Plut. in Camil. p. 142.
—Diodor. Sicul. l. XIV, p. 324.
Le mur qu'ils commençaient à escalader faisait partie de l'enceinte d'une chapelle de Junon, autour de laquelle rôdaient quelques-uns de ces chiens préposés à la défense des temples. Il s'y trouvait aussi des oies consacrées à la déesse, et que, pour cette raison, les assiégés avaient épargnées au fort de la disette qui les tourmentait. Souffrans et abattus par une longue diète, les chiens faisaient mauvaise garde, et les Gaulois leur ayant lancé par-dessus le rempart quelques morceaux de pain, ils se jetèrent dessus avec avidité et les dévorèrent, sans aboyer ni donner le moindre signe d'alarme[344]; mais à l'odeur de la nourriture, les oies, qui en manquaient depuis plusieurs jours, se mirent à battre des ailes et à pousser de tels cris, que toute la garnison se réveilla en sursaut[345]. On s'arme à la hâte; on court vers le lieu d'où partent ces cris. Il était temps; car déjà deux des assiégeans avaient atteint le haut du rempart. M. Manlius, homme robuste et intrépide, fait face lui seul aux Gaulois; d'un revers d'épée, il abat la main de l'un d'eux qui allait lui fendre la tête d'un coup de hache; en même temps il frappe si rudement l'autre au visage, avec son bouclier, qu'il le fait rouler du haut en bas du rocher[346]. Toute la garnison arrive pendant ce temps-là et se porte le long du rempart. Les assiégeans, repoussés à coups d'épées et accablés de traits et de pierres, se culbutent les uns sur les autres; ils ne peuvent fuir, et la plupart, en voulant éviter le fer ennemi, se perdent dans les précipices. Un petit nombre seulement regagna le camp.
Note 344: Οί μέν γάρ κύνες πρός τήν ριφθεϊσαν τροφήν κατεσιώπησαν.
Ælian de animal. nat. l. XII, c. 33.
Note 345: Clangore, alarumque crepitu. T. Liv. l. V, c. 49.—Diodor.
Sicul. l. XIV, p. 324.—Plut. in Camil. p. 142.—Ælian. ubi suprà.
etc.
Note 346: Plut. in Camil. p. 142.—Tit. Liv. liv. V, c. 47.
Cet échec acheva de décourager les Gaulois. Un fléau non moins cruel que la famine décimait ces corps affaiblis tout à la fois par les excès et par les privations. Un automne chaud et pluvieux avait développé parmi eux des germes de fièvres contagieuses dont l'état des localités aggravait encore le caractère. Ils avaient brûlé ou démoli les maisons et les édifices publics indistinctement dans tous les quartiers de la ville, sans songer à se conserver des abris aux environs du Capitole, où se tenaient les troupes du blocus. Depuis sept mois ils étaient donc forcés de camper sur des décombres et des cendres accumulées, d'où s'élevait, au moindre vent, une poussière âcre et pénétrante qui leur desséchait les entrailles, et d'où s'exhalaient aussi, lorsque des pluies abondantes avaient détrempé le terrein, des vapeurs pestilentielles[347]. Ils succombaient en grand nombre à ces maladies, et des bûchers étaient allumés jour et nuit sur les hauteurs pour brûler les morts[348].
Note 347: Loco… ab incendiis torrido et vaporis pleno, cineremque
non pulverem modo ferente….. Tit. Liv. l. V, c. 48.—Plut, in
Camil. p. 143.
Note 348: Bustorum indè Gallicorum nomine insigne locum fecêre. Tit.
Liv. c. 48.
Les souffrances n'étaient pas moindres dans l'intérieur de la citadelle, et chaque moment les aggravait; ni renforts, ni vivres, ni nouvelles qui soutinssent le courage, rien n'arrivait du dehors. Les assiégés étaient réduits, pour subsister, à faire bouillir le cuir de leurs chaussures[349]. Camillus ne paraissait point. Ses scrupules étaient levés, les difficultés aplanies. Ce général avait vu accourir autour de lui la jeunesse romaine et latine. Il ne comptait pas moins de quarante mille hommes sous ses enseignes[350], et cependant aucune tentative ne se faisait pour débloquer ou secourir le Capitole; soit qu'il eût assez de protéger la campagne contre les bandes affamées qui l'infestaient, soit que les milices latines et étrusques, qui avaient des combats journaliers à livrer à leurs portes mêmes, se souciassent peu d'abandonner leurs foyers à la merci d'un coup de main, pour aller tenter, sur les décombres de Rome, une bataille incertaine.
Note 349: Servius. Æneid. VIII, v. 655.
Note 350: Ήδη μέν έν όπλοις δισμυρίους κατέλαβε, πλείονας δέ συνήγεν άπς τών συμμάχων… Plut. in Camil. p. 142.
Dans cette communauté de misères, les deux partis étaient impatiens de négocier. Les sentinelles du Capitole et celles de l'armée ennemie commencèrent les pourparlers, et bientôt il s'établit entre les chefs des communications régulières[351]. Mais les demandes des Gaulois parurent aux assiégés trop dures et trop humiliantes. Comme elles avaient pour fondement l'état de disette qui forçait les Romains de capituler[352], on raconte que, dans la vue de démentir ce bruit, les tribuns militaires firent jeter du haut des murailles aux avant-postes quelques pains qui leur restaient[353]. Il est possible que ce stratagème, ainsi que le prétendent les historiens, ait porté le Brenn à rabattre de ses prétentions; mais d'autres causes influèrent plus puissamment sans doute sur sa détermination. Il fut informé que les Vénètes s'étaient jetés sur les terres des Boïes et des Lingons, et que, du côté opposé, les montagnards des Alpes inquiétaient les provinces occidentales de la Cisalpine[354]; il s'empressa de renouer les négociations, se montra moins exigeant, et la paix fut conclue. Voici quelles en furent les conditions: 1º Que les Romains paieraient aux Gaulois mille livres pesant d'or[355]; 2º qu'ils leur feraient fournir par leurs colonies ou leurs villes alliées, des vivres et des moyens de transport[356]; 3º qu'ils leur cédaient une certaine portion du territoire romain, et s'engageaient à laisser dans la nouvelle ville qu'ils bâtiraient une porte perpétuellement ouverte, en souvenir éternel de l'occupation gauloise[357]. Cette capitulation fut jurée de part et d'autre avec solennité le 13 février, sept mois accomplis après la bataille d'Allia[358].
Note 351: Tit. Liv. l, V, c. 48.—Plut. in Camil. p. 143.
Note 352: Cùm Galli famem objicerent. Tit. Liv. l. V, c. 48.
Note 353: Dicitur….. multis locis panis de Capitolio jactatus esse.
Tit. Liv. l. V, c. 48.—Valer. Max. l. VII, c. 4.
Note 354: Γενομένου δ΄άντισπάσματος, καί τών Ούενέτών έμβαλόντων είς
τήν χώραν αύτών, πότε μέν ποιησάμενοι συνθήκας πρός Ρωμαίους…
Polyb. l. II, p. 106.
Note 355: Diodor. Sic. l. XIV, p. 324.—T. Liv. l. V, c. 48.—Plut. in Camil. p. 143.—Valer Max. l. V, c. 6.—Quelques écrivains portent cette rançon au double. Varro. ap. Non. in Torq. —Plin. l. XXXII, c. 1.
Note 356: Transvehendos et commeatibus persequendos. Fronton. Strat.
l. II, c. 6.
Note 357: Πύλην ήνεῳγμένην παρέχειν διά παντός, καί γήν έργάσιμον.
Polyæn. Stratag. l. VIII, c. 25.
Note 358: Plut. in Camil. p. 144.
Alors les assiégés réunirent tout ce que le Capitole renfermait d'or; le fisc, les ornemens des temples, tout fut mis à contribution, jusqu'aux joyaux que les femmes, à leur départ, avaient déposés dans le trésor public[359]. Le Brenn attendait au pied du rocher les commissaires romains, avec une balance et des poids; quand il fut question de peser, un d'eux s'aperçut que les poids étaient faux, et que le Gaulois qui tenait la balance la faisait pencher frauduleusement. Les Romains se récrièrent contre cette supercherie; mais le Brenn, sans s'émouvoir, détachant son épée, la plaça ainsi que le baudrier dans le plat qui contre-pesait l'or. «Que signifie cette action? demanda avec surprise le tribun militaire Sulpicius.—Que peut-elle signifier, répondit le Brenn, sinon malheur aux vaincus![360]» Cette raillerie parut intolérable aux Romains; les uns voulaient que l'or fût enlevé et la capitulation révoquée; mais les plus sages conseillèrent de tout souffrir sans murmure; «La honte, disaient-ils, ne consiste pas à donner plus que nous n'avons promis, elle consiste à donner; résignons-nous donc à des affronts que nous ne pouvons ni éviter ni punir[361].» Le siège étant levé, l'armée gauloise se mit en marche par différens chemins et en plusieurs divisions, afin sans doute qu'elle pût, moins difficilement, se procurer des subsistances. Le Brenn, à la tête du principal corps, sortit de la ville par la voie Gabinienne[362], à l'orient du Tibre. Les autres prirent, sur la rive droite du fleuve, la direction de l'Étrurie.
Note 359: Ex ædibus sacris et matronarum ornamentis. Varro ap. Non.
Valer. Max. l. V, c. 61.—Tit. Liv. l. V, c. 50.
Note 360: Τί γάρ άλλο, είπεν, ή τοϊς νενικημένοις όδύνη; Plut. in
Camil. p. 143.—Væ victis! Tit. Liv. l. V, c. 48.
Note 361: Plutarch. in Camil. p. 143.
Note 362: Παρά τήν Γαβινίαν όδόν. Plut. in Camil. p. 144.
—Tit. Liv. l. V, c. 49.
Mais à peine étaient-ils à quelque distance de Rome, qu'une proclamation du dictateur M. Furius vint annuler, comme illégal, le traité sur la foi duquel ils avaient mis fin aux hostilités. Le dictateur déclarait «qu'à lui seul, d'après la loi romaine, appartenaient le droit de paix et de guerre et celui de faire des traités; le traité du Capitole, négocié et conclu par des magistrats inférieurs, qui n'en avaient pas le pouvoir, était illégitime et nul, qu'en un mot, la guerre n'avait pas cessé entre Rome et les Gaulois[363].» Les colonies romaines et les villes alliées, se fondant sur un pareil subterfuge, refusèrent partout aux Gaulois les subsides stipulés, et ceux-ci se virent contraints de mettre le siège devant chaque place pour obtenir à force ouverte ce que les conventions leur assuraient. Comme ils attaquaient la petite ville de Veascium, Camillus arriva à l'improviste, fondit sur eux, les défit et leur enleva une partie de leur butin[364]. Les divisions qui avaient pris par la rive droite du Tibre ne furent guère mieux traitées. Les villes leur barraient le passage, les paysans massacraient leurs traîneurs, un corps nombreux donna de nuit dans une embuscade que lui dressèrent les Cærites dans la plaine de Trausium, et y périt presque tout entier[365].
Note 363: Negat eam pactionem ratam esse, quæ, postquàm ipse dictator creatus esset, injussu suo ab inferioris juris magistratu facta esset. T. Liv. l. V, c. 49.—Plut. in Camil. p. 143.
Note 364: Τών άπεληλυθότων Γαλατών άπό Ρώμην Ούεάσκιον τήν πόλιν
σύμμαχον ούσαν Ρωμαίων πορθούντων, έπιθέμενος αύτοϊς ό αύτοκράτωρ..
Diodor. Sicul. l. XIV, p. 225.
Note 365: Ύπό Κερίων έπιβουλευθέντες, νυκτός άπαντες κατεκόπησαν έν
τώ Τραυσίώ πεδίω. Diodor. Sicul. l. XIV, l. c….
Débarrassée de ses ennemis, Rome se recontruisit avec rapidité. Par un scrupule bizarre et qu'on a peine à concevoir, le sénat, qui avait violé si complètement dans ses dispositions fondamentales le traité du Capitole, crut devoir respecter l'engagement de tenir une des portes de la ville perpétuellement ouverte; mais cette porte, il eut soin qu'elle fût placée dans un lieu inaccessible[366].Peut-être se crut-il lié par la religion du serment en tout ce qui ne contrariait pas les lois politiques; peut-être aussi, comme les portes, ainsi que les murailles des villes, étaient sacrées et mises sous la protection spéciale des dieux nationaux, les Romains craignirent-ils de rebâtir leur patrie sous les auspices d'un sacrilège.
Note 366: Έπί πέτρας έπροσβάτου πύλην ήνεψγμένην κατεσκεόύααν.
Polyæn. Stratag. l. VIII, 25.
Ainsi se termina cette expédition devenue depuis lors si fameuse et dont la vanité nationale des historiens romains a tant altéré la vérité. Il est probable qu'elle n'eut d'abord, chez les Gaulois, d'autre célébrité que celle d'une expédition peu productive et malheureuse, et que l'incendie de la petite ville aux sept collines frappa moins vivement les imaginations que le pillage de telle opulente cité de l'Étrurie, de la Campanie, ou de la grande Grèce. Mais plus tard, lorsque Rome plus puissante voulut parler en despote au reste de l'Italie, les fils des Boïes et des Sénons se ressouvinrent de l'avoir humiliée. Alors on montra dans les bourgs de Brixia, de Bononia, de Sena, les dépouilles de la ville de Romulus, les armes enlevées à ses vieux héros, les parures de ses femmes et l'or de ses temples. Plus d'un brenn, provoquant quelque consul au combat singulier, lui présenta, ciselée sur son bouclier, l'épée gauloise dans la balance[367]; et plus d'une fois le Romain captif aux bords du Pô entendit un maître farouche lui répéter avec outrage: «Malheur aux vaincus!»
Note 367:
In titulos (Chryxus) Capitolia capta trahebat;
Tarpeioque jugo demens et vertice sacro
Pensanteis aurum Celtas umbone ferebat.
Silius. Ital. l. IV, V. 147.
CHAPITRE III.
GAULE CISALPINE. Rome s'organise pour résister aux Gaulois.—Les Cisalpins ravagent le Latium pendant dix-sept ans.—Duels fabuleux de T. Manlius et de Valerius Corvinus.—Paix entre les Gaulois et les Romains.—Irruption d'une bande de Transalpins dans la Circumpadane; sa destruction par les Cisalpins.—Ligue des peuples italiens contre Rome; les Gaulois en font partie; bataille de Sentinum.—Les Sénons égorgent des ambassadeurs romains; ils sont défaits à la journée de Vadimon; le territoire sénonais est conquis et colonisé.—Drusus rapporte à Rome la rançon du Capitole.
ANNEES 389 à 366. avant J.-C.
Les deux invasions étrangères qui avaient précipité le retour de l'armée boïo-sénonaise, se terminèrent à l'avantage des Gaulois; les Vénètes furent repoussés au fond de leurs lagunes, et les montagnards dans les vallées des Alpes. Mais à ces guerres extérieures succédèrent des querelles intestines[368] qui absorbèrent pendant vingt-trois ans toute l'activité de ces peuplades turbulentes; ce furent vingt-trois années de répit pour l'Italie.
Note 368: Μετά δέ ταϋτα τοϊς έμφυλίοις συνείχοντο πολέμοις.
Polyb. l. II, p. 106.
Rome sut en profiter. L'apparition des Gaulois, si brusque et si désastreuse, avait laissé après elle un sentiment de terreur, que l'on retrouve profondément empreint dans toutes les institutions romaines de cette époque. L'anniversaire de la bataille d'Allia fut mis au nombre des jours maudits et funestes[369]; toute guerre avec les nations gauloises fut déclarée, par cela seul, tumulte, et toute exemption suspendue, pendant la durée de ces guerres, même pour les vieillards et les prêtres[370]; enfin un trésor, consacré exclusivement à subvenir à leurs dépenses, fut fondé à perpétuité et placé au Capitole: la religion appela les malédictions les plus terribles[371] sur quiconque oserait en détourner les fonds à quelque intention, et pour quelque nécessité que ce fût[372]. On vit aussi les Romains profiter de l'expérience de leurs revers pour introduire dans l'armement et la tactique de leurs légions d'importantes réformes. La bataille d'Allia et les suivantes avaient démontré l'insuffisance du casque de cuivre pour résister au tranchant des longs sabres gaulois; les généraux romains y substituèrent un casque en fer battu, et garnirent le rebord des boucliers d'une large bande du même métal. Ils remplacèrent pareillement les javelines frêles et allongées dont certains corps de la légion étaient armés, par un épieu solide appelé pilum, propre à parer les coups du sabre ennemi, comme à frapper, soit de près soit de loin[373]. Cette arme n'était vraisemblablement que le gais gallique perfectionné.
Note 369: Varro. de ling. latin. l. V, col. 35.—Epit. Pomp. Fest. col. 249. Plut. in Camil. p. 137.—Tit. Liv. l. VI.—Aurel. Victor c. 23, etc.
. . . Damnata diù romanis Allia fastis.
Lucan. l. VII. v. 409.
Note 370: Οὕτω δ' ούν ό φόβος ήν ίσχυρός, ώστε θέσθαι νόμον, άφείσθαι
τούς ίερεϊς στρατείας, χωρίς άν μή Γαλατικός ή πόλεμος. Plut. in
Camil. p. 150.—In Marcello, p. 299.—Tit. Liv. passim.—Appian.
Bell. civil. l. II. p. 453.
Note 371: Σύν άρά δημοσίά Appian. Bell. civil. l. II, p. 453.
Note 372: Appian. ibid.—Plut. in Cæsar.—Flor. IV, 2.
—Dion Cass. LXI, 71.
Note 373: Plutarch. in Camil. p. 150.—Appian. Bell. gallic. p. 754.
—Polyæn. Stratag. l. VIII, c. 7, sect. 2.
ANNEES 366 à 361. avant J.-C.
Cependant les Gaulois reprirent leurs habitudes vagabondes; une de leurs bandes parut dans la campagne de Rome, et la traversa pour aller plus avant au midi[374]: les Romains, n'osant pas les attaquer, se tinrent renfermés dans leurs murailles[375]. Pendant cinq ans les courses des Gaulois se succédèrent dans le Latium et la Campanie, et pendant cinq ans, la république s'abstint à leur égard de toute démonstration hostile. Au bout de ce temps, une de ces bandes, campée sur la rive droite de l'Anio, ayant menacé directement la ville, les légions sortirent enfin, et se présentèrent en face de l'ennemi de l'autre côté de la rivière. «Cette nouveauté, dit un historien, surprit grandement les Gaulois[376];» ils hésitèrent à leur tour, et, après une délibération tumultueuse où des avis contraires furent débattus avec chaleur, le parti de la retraite ayant été adopté, ils décampèrent à petit bruit, à la nuit close, remontèrent l'Anio, et allèrent se retrancher dans une position inexpugnable au milieu des montagnes de Tibur[377].
Note 374: Tit. Liv. l. VII, c. 1.
Note 375: Ούκ έτόλμησαν άντεξαγαγεϊν Ρωμαϊοι τά στρατόπεδα.
Polyb. l. II, p. 106.
Note 376: Οί δέ Γαλάται καταπλαγέντες τήν έφοδον αύτών..
Idem, p. 107.
Note 377: In Tiburtem agrum… arcem belli gallici.
Tit. Liv. l. VII, c. II Polyb. l. II, p. 107.
ANNEE 361 avant J.-C.
Telle fut l'issue de cette campagne tout-à-fait insignifiante, si l'on s'en tient au témoignage de l'historien romain le plus digne de foi. Mais chez la plupart des autres, on la trouve embellie d'un de ces exploits merveilleux qui plaisent tant à l'imagination populaire et qu'on voit se reproduire presque identiquement dans les annales primitives de toutes les nations.
Ils racontent que dans le temps que les armées romaine et gauloise, campées des deux côtés de l'Anio, s'observaient l'une l'autre, un Gaulois, dont la taille surpassait de beaucoup la stature des plus grands hommes, s'avança sur un pont qui séparait les deux camps. Il était nu; mais le collier d'or et les brasselets indiquaient le rang illustre qu'il tenait parmi les siens; son bras gauche était passé dans la courroie de son bouclier, et, de ses deux mains, élevant au-dessus de sa tête deux énormes sabres, il les brandissait d'un air menaçant[378]. Du milieu du pont, le géant provoqua au combat singulier les guerriers romains; et, comme nul n'osait se présenter contre un tel adversaire, il les accablait de moqueries et d'outrages, et leur tirait, dit-on, la langue en signe de mépris[379]. Piqué d'honneur pour sa nation, le jeune Titus Manlius, descendant de celui qui avait sauvé le Capitole de l'escalade nocturne des Sénons, va trouver le dictateur qui commandait alors l'armée. «Permets-moi, lui dit-il, de montrer à cette bête féroce que je porte dans mes veines le sang de Manlius[380].» Le dictateur l'encourage, et Manlius, s'armant du bouclier de fantassin et de l'épée espagnole, épée courte, pointue, à deux tranchans, s'avance vers le pont[381]; il était de taille médiocre, et ce contraste faisait ressortir d'autant plus la grandeur de son ennemi, qui, suivant l'expression de Tite-Live, le dominait comme une citadelle[382].
Note 378: Nudus, præter scutum et gladios duos, torque atque armillis
decoratus. Quint. Claudius apud Aulum Gell. l. IX, 3.
Note 379: Nemo audebat propter magnitudinem atque immanitatem faciei.
Deinde Gallus irridere atque linguam exertare. Q. Claud. loco citat.
—Tit. Livius, l. VII, c. 10.
Note 380: «Si tu permittis volo ego illi belluæ ostendere me ex eâ
familiâ ortum quæ Gallorum agmen ex rupe Tarpeià dejecit.»
Tit. Liv. loc. citat.
Note 381: Q. Claud. ibid.—Tit. Livius, ibid. Les critiques ont
relevé ici un anachronisme choquant; l'épée espagnole ne fut connue
des Romains que 150 ans plus tard.
Note 382: Gallus velut moles supernè imminens.
Tit. Liv. l. VI, c. 10.
Tandis que le Gaulois chantait, bondissait, se fatiguait par des contorsions[383] bizarres, le Romain s'approche avec calme. Il esquive d'abord un premier coup déchargé sur sa tête, revient, écarte par un choc violent le bouclier de son adversaire, se glisse entre ce bouclier et le corps, dont il transperce à coups redoublés la poitrine et les flancs; et le colosse va couvrir dans sa chute un espace immense[384]. Manlius alors détache le collier du vaincu, et le passe tout ensanglanté autour de son cou; cette action, ajoute-t-on, lui valut de la part des soldats le surnom de Torquatus, qui signifiait l'homme au collier. C'est à la terreur produite par ce beau fait d'armes que les mêmes historiens ne manquent pas d'attribuer la retraite précipitée des Gaulois. Ce récit forgé, suivant toute apparence, par la famille Manlia, pour expliquer le surnom d'un de ses ancêtres[385], tomba sans doute de bonne heure dans le domaine de la poésie populaire; la peinture s'en empara également, et la tête du Gaulois tirant la langue jouit long-temps du privilège de divertir la populace romaine. Nous savons que, cent soixante-sept ans avant notre ère, elle figurait au-dessus d'une boutique de banquier, sur une enseigne circulaire, appelée le bouclier du Kimri[386]. Marius, comme on le verra plus tard, ennoblit cette conception grotesque, en l'adoptant pour sa devise, après que, dans deux batailles célèbres, il eut anéanti deux nations entières de ces redoutables Kimris[387].
Note 383: Gallus, suà disciplinâ, cantabundus. Claud. ibid.—Cantus, exultatio, armorumque agitatio vana. Tit. Liv. ibid.
Note 384: Quum insinuasset sese inter corpus armaque, uno alteroque subindè ictu ventrem atque inguina hausit et in spatium ingens ruentem porrexit hostem. Tit. Liv. l. VII, c. 10. —Q. Claud. l. IX, c. 3.
Note 385: Niebuhr Rœmisch. Gesch. t. II.
Note 386: Taberna argentaria ad Scutum cimbricum. Fast. Capitol. fragm. ad ann. U. C. DLXXXVI, Reinesii inscript. p. 340.
Note 387: Les Cimbres et les Ambrons. V. ci-dessous t. II, part. 2.
ANNEES 360 à 358. avant J.-C.
Pendant sa retraite le long de l'Anio, l'armée gauloise avait trouvé à Tibur un accueil amical et des vivres; de là elle avait gagné la Campanie en cotoyant l'Apennin. Irrités de la conduite des Tiburtins, les Romains vinrent saccager leur territoire; et les Gaulois, par représaille, passant dans le Latium, saccagèrent Lavicum, Tusculum, Albe, et le plat pays jusqu'aux portes de Rome[388]; mais bientôt, assaillis coup sur coup par deux armées, ils furent contraints de battre en retraite dans les montagnes tiburtines[389]. Au printemps suivant, grossis par de nouvelles bandes, ils reprirent la campagne.
Note 388: Fœdæ populationes in Lavicano, Tusculano, Albano agro.
Tit. Liv. l. VII, c. 11.
Note 389: Fugâ Tibur, sicut arcem belli gallici, petunt. Idem, ibid.
Pour mettre un terme à ces dévastations, les peuples latins envoyèrent à Rome des forces considérables, qui se réunirent aux légions sous la conduite du dictateur C. Sulpicius. Ce général, pendant la guerre précédente, avait étudié attentivement l'ennemi qu'il avait à combattre. Ce qu'il craignait le plus, c'était une affaire décisive dès l'ouverture des hostilités; il traîna donc en longueur, travaillant surtout à affamer les bandes gauloises, et à les fatiguer par des marches continuelles. Cette tactique eut un plein succès. Elles furent totalement détruites, partie en bataille rangée, partie par la main des paysans. Leur camp se trouva richement garni d'or et d'objets précieux, provenant du pillage de la Campanie et du Latium. Sulpicius fit un choix parmi ces dépouilles, et les déposa dans le trésor particulier, consacré aux frais des guerres gauloises[390].
Note 390: Tit. Liv. l. VII, c. 1.
ANNEE 350 avant J.-C.
Ce désastre rendit les Cisalpins plus circonspects; et de huit ans, ils n'osèrent pas se remontrer dans Latium. Au bout de ce temps, ils revinrent, et se fortifièrent sur le mont Albano, qui, suivant l'expression d'un écrivain romain, commande comme une haute citadelle toutes les montagnes d'alentour[391]. Trente-six mille Latins et Romains se rassemblèrent aussitôt sous les enseignes du consul Popilius Lænas; dix-huit mille furent laissés autour de Rome pour la couvrir; le reste se dirigea vers le mont Albano. Admirateur de Sulpicius, Lænas était décidé à suivre la même tactique que lui. Après avoir attiré les Gaulois en rase campagne, il prit position sur une colline assez escarpée, et fit commencer les travaux d'un camp, enjoignant bien à ses soldats de ne s'inquiéter en rien des mouvemens qui pourraient se passer dans la plaine[392].
Note 391: Quod editissimum inter æquales tumulos… arcem Albanam petunt. Tit. Liv. l. VII, c. 24.
Note 392: Tit. Liv. l. VII, c. 23.
Sitôt que l'armée gauloise aperçut les enseignes romaines plantées en terre[393], et les légions à l'ouvrage, impatiente de combattre, elle entonna son chant de guerre, et déploya sa ligne de bataille; le consul fit poursuivre tranquillement les travaux. Elle s'ébranla alors toute entière, et vint au pas de course escalader la colline. Popilius plaça entre les travailleurs et les assaillans deux rangs de légionaires, le premier, armé de longues piques ou hastes, le second de javelots et d'autres projectiles. Lancés de haut en bas, ces traits tombaient à plomb, et il n'y en avait guère qui ne portassent juste. Malgré cette grêle qui les criblait de blessures, ou surchargeait leurs boucliers de poids énormes, les Gaulois atteignirent le sommet du coteau; mais là, trouvant devant eux la ligne hérissée de piques qui en défendait l'approche, ils éprouvèrent un moment d'hésitation; ce moment les perdit. Les Romains s'avançant avec impétuosité, leurs premiers rangs furent culbutés, et entraînèrent dans leur mouvement rétrograde la masse qui les suivait. Dans cette presse meurtrière, un grand nombre périrent écrasés, un grand nombre tombèrent sous le fer ennemi; le gros de l'armée fit retraite précipitamment vers l'extrémité de la plaine, où il reprit ses anciennes positions[394].
Note 393: Gens ferox et ingenii avidi ad pugnam, procul visis
Romanorum signis… Idem. Ibid.
Note 394: Impulsi retrò ruere alii super alios, stragemque inter se cæde ipsâ fœdiorem dare: adeò præcipiti turbâ obtriti plures, quàm ferro necati. Tit. Liv. l. VII, c. 23.
Ce premier succès avait animé l'armée romaine; les travailleurs avaient jeté leurs outils et saisi leurs armes; Popilius, cédant à l'élan de ses troupes, descendit le coteau, et vint attaquer la ligne gauloise; mais là le sort se déclara contre lui. La légion qu'il commandait fut enfoncée; lui-même, ayant eu l'épaule gauche presque traversée d'un matar ou matras, espèce de javelot gaulois, fut enlevé tout sanglant du champ de bataille[395]. La blessure du consul augmenta le désordre; sa légion se débanda, et, le découragement gagnant les autres, la fuite devenait générale, lorsque Popilius, à peine pansé, se fit rapporter dans la mêlée. «Que faites-vous, soldats? criait-il; ce n'est pas à des Sabins, à des Latins que vous avez affaire: vous avez tiré l'épée contre des bêtes féroces qui boiront tout votre sang, si vous n'épuisez tout le leur. Vous les avez chassés de votre camp, la montagne est couverte de leurs morts; il faut en joncher aussi la plaine. En avant les enseignes! à l'ennemi[396]!» Les exhortations du consul ne furent pas vaines; ses troupes ralliées, se formant en triangle, attaquèrent le centre gaulois, et le rompirent. Les ailes, accourues pour soutenir le centre, furent aussi culbutées. Tout fut perdu dès lors pour les Cisalpins; car ils n'étaient pas gens à se rallier comme les Romains, ils connaissaient à peine une discipline et des chefs[397]. S'étant dirigés dans leur fuite du côté du mont Albano, ils s'y fortifièrent; et l'armée de Popilius retourna à Rome[398].
Note 395: Lævo humero matari propè trajecto. Tit. Liv. l. VII, c. 24. —On appelait encore matras, au moyen âge, un trait qui se décochait avec l'arbalète, et dont le fer était moins pointu que celui de la flèche.
Note 396: Non cum latino sabinoque hoste res est; in belluas strinximus ferrum; hauriendus aut dandus est sanguis… Inferenda sunt signa, vadendum in hostem. Ibid.
Note 397: Quibus nec certa imperia, nec duces essent.
Tit. Liv. l. VII, c. 24.
Note 398: Tit. Liv. l. VII, c. 24.
ANNEE 349 avant J.-C.
Durant l'hiver qui suivit, la rigueur du froid et le manque de vivres chassèrent les Gaulois du mont Albano; ils descendirent dans le plat pays, qu'ils parcoururent jusqu'à la mer. La côte était alors désolée par des pirates grecs, qui infestaient surtout le voisinage du Tibre. Une fois les brigands de mer, suivant l'expression d'un historien, en vinrent aux prises avec les brigands de terre[399]; mais ils se séparèrent sans que les uns ni les autres obtinssent décidément l'avantage. Les Gaulois, après quelques courses, se cantonnèrent près de Pomptinum. Au printemps, l'armée du Latium, forte de quatre légions, vint camper non loin de là; et, suivant la tactique adoptée dans ces guerres par les généraux romains, elle se contenta d'observer les mouvemens de l'ennemi[400]. Le voisinage des deux camps, pendant cette inaction, amena sans doute plus d'une provocation et plus d'un combat singulier. Les annalistes romains nous ont transmis le récit d'un événement de ce genre, mais en le dénaturant par des détails merveilleux qui rappellent le duel de Manlius Torquatus, et par d'autres bien plus extraordinaires encore.
Note 399: Prædones maritimi cum terrestribus congressi.
Tit. Liv. l. VII, c. 25.
Note 400: Quia neque in campis congredi nullâ cogente re volebat (consul) et prohibendo populationibus… satis domari credebat hostem. Tit. Liv. l. VII, c. 25.
Ici, comme au pont de l'Anio, le provocateur est un géant faisant d'énormes enjambées, et brandissant un long épieu dans sa main droite[401]; le vengeur de Rome est un jeune tribun nommé Valérius; mais l'honneur de la victoire ne lui appartient pas tout entier. Un corbeau, envoyé par les dieux[402], vient se percher sur son casque; et de là s'élançant sur le Gaulois, à coups d'ongles et de bec, il lui déchire le visage et les mains, il lui crève les yeux, il l'étourdit du battement de ses ailes; si bien que le malheureux n'a plus qu'à tendre le cou au romain qui l'égorge[403].
Note 401: Dux Gallorum vastâ et arduâ proceritate, grandia ingrediens et manu telum reciproquans… Aul. Gell. l. IV, c. 11.
Note 402: Ibi vis quædam divina fit. Idem. Ibid.
Note 403: Insilibat, obturbabat, unguibus manum laniabat, et prospectum alis arcebat. Aul. Gell. l, IV. c. 11. —Tit. Liv. l. VII, c. 26.
ANNEES 349 à 299 avant J.-C.
Ce qu'il y a de certain, c'est que Rome, ne jugeant pas prudent de pousser à bout l'armée gauloise, fit avec elle une trève de trois ans, en vertu de laquelle celle-ci put se retirer sans être inquiétée ni par la république, ni par ses alliés; la route qu'elle parcourut dans cette retraite reçut alors et porta depuis lors le nom de voie gauloise[404]. La trève se changea bientôt en une paix définitive que les Gaulois observèrent religieusement[405], quoique leurs amis les Tiburtins fussent cruellement châtiés des secours et de l'asile qu'ils leur avaient prêtés deux fois[406]. Une seule année, le bruit de mouvemens guerriers dont la Cisalpine était le théâtre vint alarmer Rome. «Quand il s'agissait de cet ennemi, dit un historien latin, les rumeurs même les plus vagues n'étaient jamais négligées[407]; le consul à qui était échu la conduite de cette guerre présumée enrôla jusqu'aux ouvriers les plus sédentaires, bien que ce genre de vie ne dispose nullement au service des armes: une grande armée fut aussi rassemblée à Véïes, et il lui fut défendu de s'éloigner davantage dans la crainte de manquer l'ennemi s'il se portait sur Rome par un autre chemin[408].»
Note 404: Via data est quæ Gallica appellatur. Sext. Jul. Fronton.
Stratag. l. II, c. 6.
Note 405: Είρήνην έποιήσαντο καί συνθήκας, έν αίς έτη τριάκοντα
μείναντες έμπεδώς… Polyb. l. II, p. 107.
Note 406: Tit. Liv. l. VIII, c. 14.
Note 407: Tumultûs Gallici fama atrox invasit, haud fermè unquam neglecta patribus. Tit. Liv. l. VIII, c. 20.
Note 408: Tit. Liv. l. VIII, c. 20.
L'alarme était sans fondement; les précautions furent donc superflues, mais elles témoignent assez quelle épouvante le nom gaulois inspirait aux Romains, et peuvent servir de confirmation à ces paroles mémorables d'un de leurs écrivains célèbres: «Avec les peuples de l'Italie, Rome combattit pour l'empire; avec les Gaulois, pour la vie[409].»
Note 409: Cum Gallis pro salute non pro gloriâ certari. Sallust. de bell. Jugurth.
ANNEE 299 avant J.-C.
Depuis cinquante ans, les nations cisalpines semblaient avoir renoncé aux courses et au brigandage, lorsqu'une bande nombreuse de Transalpins déboucha des monts, et pénétra jusqu'au centre de la Circumpadane, demandant à grands cris des terres. Pris au dépourvu, les Cisalpins cherchèrent à détourner plus loin l'orage qu'ils n'avaient pas su prévenir. Ils reçurent les nouveau-venus en frères, et partagèrent avec eux leurs trésors[410]. «Voilà, leur dirent-ils en montrant le midi de l'Italie, voilà le pays qui nous fournit tout cela; de l'or, des troupeaux, des champs fertiles vous y attendent, si vous voulez seulement nous suivre.» Et, s'armant avec eux, ils les emmenèrent sur le territoire étrusque[411].
Note 410: Άπό μέν αύτών έτρεψαν τάς όρμάς τών έξανισταμένων, δωροφοροϋντες καί προτιθέμενοι τήν συγγένειαν. Polyb. l. II, p. 107.
Note 411: Polyb. l. II, p. 107.—Tit. liv. l. X, c. 10.
L'Étrurie était à l'abri d'un coup de main. Il y avait déjà long-temps que la confédération préparait en secret un grand armement destiné contre Rome, dont l'ambition menaçait de plus en plus son existence. Ses places étaient approvisionnées, ses troupes sur pied; il lui était facile de faire face aux bandes qui venaient l'attaquer; mais cette nouvelle guerre dérangeait tous les plans qu'elle avait formés pour une autre plus importante. Dans son embarras, elle eut recours à un singulier expédient. Elle fit proposer aux Gaulois de s'enrôler à son service tout armés, tout équipés, dans l'état où ils se trouvaient, et d'échanger immédiatement le nom d'ennemis contre celui d'alliés, moyennant une solde[412]. L'offre parut convenir; la solde fut stipulée et livrée d'avance, mais alors les Gaulois refusèrent de marcher. «L'argent que nous avons reçu, dirent-ils aux Étrusques, n'est autre qu'un dédommagement pour le butin que nous devions faire dans vos villes; c'est la rançon de vos champs, le prix de la tranquillité que nous laissons à vos laboureurs[413]. Maintenant, si vous avez besoin de nos bras contre vos ennemis les Romains, les voilà, mais à une condition: donnez-nous des terres!»
Note 412: Socios ex hostibus facere Gallos conantur.
Tit. Liv. l. X, c. 10.
Note 413: Quidquid acceperint accepisse ne agrum etruscum vastarent, armisque lacesserent cultores: militaturos tamen se… sed nullâ aliâ mercede quàm ut in partem agri accipiantur. Tit. Liv. l. c.
Malgré l'insigne mauvaise foi dont les Gaulois venaient de faire preuve, leur nouvelle prétention fut examinée par le conseil suprême de l'Étrurie, tant était grand le désir de se les attacher comme auxiliaires; et si elle fut rejetée, ce fut moins parce qu'il eût fallu sacrifier quelque portion du territoire, que parce qu'aucune des cités ne consentait à admettre parmi ses habitans «des hommes d'une espèce si féroce[414].» Les deux bandes repassèrent l'Apennin avec l'or qui leur avait coûté si peu; mais, quand il fallut partager, la discorde se mit entre elles; Transalpins et Cisalpins se livrèrent une bataille acharnée où les premiers périrent presque tous. «De tels accès de fureur, dit Polybe, n'étaient rien moins que rares chez ces peuples, à la suite du pillage de quelque ville opulente, surtout lorsqu'ils étaient excités par le vin[415].»
Note 414: Non tàm quia imminui agrum, quàm quia accolas sibi quisque
adjungere tàm efferatæ gentis homines horrebat.
Tit. Liv. l. X, c. 10.
Note 415: Τοϋτο δέ σύνηθές έστι Γαλάταις πράττειν, έπειδάν σφετερίσωνταί τι τών πέλας, καί μάλιστα διά τάς άλόγους οίνοφλυγίας καί πλησμονάς. Polyb. l. II, p. 107.
ANNEE 296 avant J.-C.
Sur ces entrefaites, une coalition générale se forma contre Rome. Les Samnites, poussés à bout, sollicitaient vivement les Ombres et les Étrusques de se liguer avec eux pour une cause juste, une cause sainte; pour délivrer l'Italie d'une république insatiable, perfide, tyrannique, qui ne voulait souffrir, autour d'elle, de paix que la paix de ses esclaves, et dont la domination était pourtant mille fois plus intolérable que toutes les horreurs de la guerre[416].»—«Vous seuls pouvez sauver l'Italie, disait au conseil des Lucumons l'ambassadeur samnite; vous êtes vaillans, nombreux, riches, et vous avez à vos portes une race d'hommes née au milieu du fer, nourrie dans le tumulte des batailles, et qui à son intrépidité naturelle joint une haine invétérée contre le peuple romain, dont elle se vante, à juste titre, d'avoir brûlé la ville et réduit l'orgueil à se racheter à prix d'or[417]?» Il insistait sur l'envoi immédiat d'émissaires qui parcourraient la Circumpadane, l'argent à la main, et solliciteraient les chefs gaulois à prendre les armes. L'Étrurie et l'Ombrie entrèrent avec empressement dans le plan des Samnites; et des ambassadeurs, envoyés à Séna, à Bononia, à Médiolanum, parvinrent à conclure une alliance entre les nations cisalpines et la coalition italique.
Note 416: Pia arma… justum bellum. Pax servientibus gravior quàm liberis bellum. Tit. Liv. l. IX, X, c. 16.
Note 417: Habere accolas Gallos inter ferrum et arma natos, feroces cùm suopte ingenio, tùm adversùs populum romanum quem captum à se auroque redemptum, haud vana jactantes, memorent. Tit. liv. l. X, c. 16.
La nouvelle d'un armement formidable chez les Samnites, les Étrusques, les Ombres, surtout chez les Gaulois, jeta dans Rome la consternation; et de prétendus prodiges, fruits de la frayeur populaire, vinrent fournir à cette frayeur même un aliment de plus. On racontait que la statue de la Victoire, descendue de son piédestal, comme si elle eût voulu quitter la ville, s'était tournée vers la porte Colline, porte de fatale mémoire, par où les Gaulois l'avaient jadis envahie après la journée d'Allia. Ce souvenir préoccupait tous les esprits; ce nom était dans toutes les bouches.
Citoyens, sujets, alliés de la république, se levèrent en masse; les vieillards mêmes furent enrôlés et organisés en cohortes particulières[418]. Trois armées se trouvèrent bientôt sur pied; deux furent placées autour de la ville pour en couvrir les approches, tandis que la troisième, forte de soixante mille hommes, devait agir à l'extérieur.
Note 418: Seniorum cohortes factæ-. Tit. Liv. l. X.
ANNEE 295 avant J.-C.
C'était entre la rive gauche du Tibre et l'Apennin, dans l'Ombrie, près de la ville d'Aharna, que les coalisés se réunissaient, mais lentement à cause de l'hiver. A mesure que leurs forces arrivaient, elles se distribuaient dans deux grands camps dont le premier recevait les Gaulois et les Samnites, l'autre les Étrusques et les Ombres. Non loin de cette même ville d'Aharna, se trouvaient alors cantonnées deux légions romaines que le sénat y avait envoyées précédemment pour contenir le pays. Surprises par la réunion inopinée des confédérés, elles ne pouvaient faire retraite sans être accablées; elles attendaient des secours de Rome, occupant une position fortement retranchée, et résolues à s'y défendre jusqu'à ce qu'on les vînt délivrer. Le sénat n'osait l'entreprendre de peur d'exposer en pure perte de nouvelles légions; mais Q. Fabius Maximus, l'un des consuls, prit sur lui la responsabilité de l'événement[419].
Note 419: Tit. Liv. l. X, c. 21 et seq.
Fabius était un vieillard actif, excellent pour un coup de main, et à qui l'âge n'avait rien enlevé de l'audace, ni malheureusement de l'imprudence de la jeunesse. Il partit avec cinq mille hommes, passa le Tibre, joignit et ramena les deux légions, sans trouver d'obstacle; mais ensuite il gâta tout le fruit de cette manœuvre hardie. Prenant pour de la peur l'inaction des confédérés, il s'imagina pouvoir contenir l'Étrurie, et faire face à la coalition avec le peu de forces qu'il avait alors sous ses ordres; et, les disséminant de côté et d'autre, il plaça une seule légion en observation près de Clusium, presque sur la frontière ombrienne. Au milieu de l'épouvante générale qu'il semblait braver, Fabius affectait une confiance immodérée; on l'entendait répéter à ses soldats: «Soyez tranquilles; moins vous serez, plus riches je vous rendrai[420].» Ces bravades finirent par alarmer le sénat, qui le rappela à Rome pour y rendre compte de sa conduite; après de sévères réprimandes, on le contraignit de partager la conduite de la guerre avec son collègue P. Décius. Ils partirent donc tous les deux de Rome à la tête de cinquante-cinq mille hommes formant le reste de l'armée active. Comme ils approchaient de Clusium, ils entendirent des chants sauvages, et aperçurent à travers la campagne des cavaliers gaulois qui portaient des têtes plantées au bout de leurs lances, et attachées au poitrail de leurs chevaux[421]. Ce fut la première nouvelle qu'ils euren du massacre de toute une légion.
Note 420: Majori mihi curæ est ut omnes locupletes reducam, quàm ut
multis rem geram militibus. Tit. Liv. l. X, c. 25.
Note 421: Pectoribus equorum suspensa gestantes capita et lanceis
infixa, ovantesque moris sui carmina. Tit. Liv. l. X, c. 26.
En effet, à peine Fabius avait-il quitté l'Étrurie, qu'une troupe de cavaliers sénons, passant le Tibre pendant la nuit, vint cerner dans le plus grand silence la légion cantonnée près de Clusium[422]. Tout, jusqu'au dernier homme, y fut exterminé[423]. Un sort pareil attendait inévitablement les autres divisions romaines disséminées en Étrurie, si P. Décius et ses cinquante-cinq mille hommes avaient tardé davantage. A la vue des enseignes consulaires, les Sénons repassèrent précipitamment le fleuve.
Note 422: Tit. Liv. loc. cit.—Polyb. l. II, p. 107.
Note 423: Deletam legionem, ita ut nuncius non superesset.
Tit. Liv. l. X, c. 26.
Le plan de campagne prescrit par le sénat aux consuls était tracé avec sagesse et habileté. Ceux-ci devaient, à la tête de leurs soixante-six mille hommes, faire face aux troupes réunies des coalisés, mais en évitant une affaire générale; tandis que les deux armées qui couvraient Rome pénétreraient, par les rives gauche et droite du Tibre, dans l'Ombrie méridionale et dans l'Étrurie, et mettraient à feu et à sang le pays, pour obliger les Ombres et les Étrusques à revenir défendre leurs foyers. Ce ne serait qu'après cette séparation que l'armée consulaire devait attaquer les Samnites et les Gaulois, dont on espérait alors avoir bon marché. Conformément à ce plan, les deux consuls après avoir promené long-temps la masse des confédérés, d'un canton à l'autre de l'Ombrie, sans vouloir jamais accepter le combat, passèrent l'Apennin, et allèrent se poster au pied oriental de cette chaîne, non loin de la ville de Sentinum. Les Ombres et les Étrusques à la fin perdirent patience; ils recevaient de leur patrie des nouvelles chaque jour plus désolantes; leurs villes étaient incendiées, leurs champs dévastés, leurs femmes traînées en esclavage; quoiqu'en pût souffrir la cause commune, ils se séparèrent de leurs confédérés[424].
Note 424: Tit. Liv. l. X, c. 26 et 27.—Jul. Front. Stratag. l. I, c. 8.—Paul. Oros. l. IV, c. 21.
Aussitôt les rôles changèrent. Ce furent les Romains qui cherchèrent avec empressement l'occasion d'une bataille décisive, et les Gallo-Samnites qui l'évitèrent avec opiniâtreté; cependant, au bout de deux jours d'hésitation, ceux-ci prirent leur parti, et déployèrent leurs lignes dans une vaste plaine devant Sentinum. Les Gaulois occupèrent la droite de l'ordre de bataille; leur infanterie était soutenue par mille chariots de guerre, outre une cavalerie forte et habile[425]. Eux seuls en Italie faisaient usage de ces chariots, qu'ils manœuvraient avec une dextérité remarquable. Chaque chariot, attelé à des chevaux très-fougueux, contenait plusieurs hommes armés de traits, qui tantôt combattaient d'en haut, tantôt sautaient au milieu de la mêlée pour y combattre à pied, réunissant à la fermeté du fantassin la promptitude du cavalier[426]. Le danger devenait-il pressant, ils se réfugiaient dans leurs chariots, et se portaient à toute bride sur un autre point. Les Romains admiraient l'adresse du guerrier gaulois à lancer son chariot, à l'arrêter sur les pentes les plus rapides, à faire exécuter à cette lourde machine toutes les évolutions exigées par les mouvemens de la bataille; on le voyait courir sur le timon, se tenir ferme sur le joug, se rejeter en arrière, descendre, remonter; tout cela avec la rapidité de l'éclair[427].
Note 425: Tit. Liv. Ibid.—Paul Oros. l. IV, c. 21.
Note 426: Mobilitatem equitum, stabilitatem peditum… Cæsar, de
Bello Gall. l. IV, c. 33.
Note 427: In declivi ac præcipiti loco incitatos equos sustinere, et brevi moderari ac flectere, et per temonem percurrere, et in jugo insistere, et indè se in currus citissimè recipere consuerunt. Ibid.
Les Romains sortirent avec joie de leur camp, et formèrent leur ordre de bataille; Fabius se plaça à la droite vis-à-vis des Samnites; Décius à la gauche fit face aux Gaulois. Comme les préparatifs étaient terminés, et que les Romains n'attendaient plus que le signal de leurs chefs, une biche chassée des montagnes voisines par un loup, entra dans l'intervalle qui séparait les deux armées, et se réfugia du côté des Gaulois, qui la tuèrent; le loup tourna vers les Romains, mais ceux-ci ouvrirent leurs rangs pour le laisser passer[428]. Alors un légionaire, de la tête de la ligne, s'écria d'une voix forte: «Camarades, la fuite et la mort passent de ce côté où vous voyez étendu par terre l'animal consacré à Diane. Le loup au contraire, échappé au péril sans blessure, présage notre victoire par la sienne; le loup consacré à Mars nous rappelle que nous sommes enfans de ce dieu, et que notre père a les yeux sur nous[429].» Ce fut dans cette confiance que l'armée romaine engagea le combat.
Note 428: Cerva ad Gallos, lupus ad Romanos cursum deflexit…
Tit. Liv. l. X, c. 27.
Note 429: Illac fuga et cædes vertit, ubi sacram Dianæ feram jacentem videtis; hinc victor martius lupus integer et intactus, gentis nos martiæ et conditoris nostri admonuit. Tit. Liv. l. X, c. 27.
Le choc commença par la droite que commandait Fabius; il fut reçu avec fermeté par les Samnites, et de part et d'autre les avantages se balancèrent long-temps. A la gauche, l'infanterie de Décius chargea les Gaulois, mais ne produisit rien de décisif. Décius, dans la vigueur de l'âge, brûlait d'enlever la victoire à son vieux collègue. Il rassemble toute sa cavalerie, composée de l'élite de la jeunesse romaine, l'anime par ses discours, se met à sa tête, et va fondre sur la cavalerie gauloise qu'il disperse aisément; elle essaie de se rallier, il l'enfonce une seconde fois. Mais alors l'infanterie gauloise s'entr'ouvre, et, avec un bruit épouvantable, s'élancent les chars, qui rompent et culbutent les escadrons ennemis[430]. En un moment toute cette cavalerie victorieuse est anéantie. Les chariots se dirigent ensuite vers les légions, et pénètrent dans leur masse compacte; l'infanterie et la cavalerie gauloise accourant complètent la déroute. Décius s'épuise en efforts pour retenir les siens qui fuient; il les arrête; il les conjure: «Malheureux! leur crie-t-il; pensez-vous qu'on se sauve en fuyant?» Convaincu enfin de l'inutilité de tout effort humain, se maudissant lui-même, il prend la résolution de mourir, mais d'une mort qui expie du moins sa faute, et répare le mal qu'il a causé[431].
Note 430: Essedis carrisque superstans armatus hostis ingenti sonitu equorum rotarumque advenit. Tit. Liv. l. X, c. 28.
Note 431: Tit. Liv. l. X, c. 28.
C'était, chez les peuples latins, une croyance fermement établie, qu'un général qui, dans une bataille désespérée, se dévouait aux dieux infernaux, prévenait par là la destruction de son armée; et qu'alors, suivant l'expression consacrée, «la terreur, la fuite, le carnage, la mort, la colère des dieux du ciel, la colère des dieux des enfers[432],» passaient des rangs des vaincus dans ceux des vainqueurs. Un événement très-récent, où le père même de Décius avait joué le principal rôle, donnait à cette croyance religieuse une autorité qui semblait la mettre au-dessus de tout doute. Dans une des dernières guerres, entre les Romains et les Latins, on avait vu les premiers, déjà vaincus et fugitifs, se rallier par la vertu d'un semblable dévouement, et rentrer victorieux sur le champ de bataille. Ce souvenir se retraça vivement à l'imagination de Décius: «O mon père! s'écria-t-il, je te suis, puisque le destin des Décius est de mourir pour conjurer les désastres publics[433].» Il fit signe au grand pontife, qui se tenait près de lui, de l'accompagner, se retira à quelque distance hors de la mêlée, et mit pied à terre.
Note 432: Formidinem ac fugam; cædemque ac cruorem; cælestium
inferorumque iras… Tit. Liv. l. X, c. 28.
Note 433: Datum hoc nostro generi est ut luendis periculis publicis
piacula simus. Tit. Liv. l. X, c. 28.
Suivant le cérémonial établi, Décius plaça sous ses pieds un javelot, et la tête couverte d'un pan de sa robe, le menton appuyé sur sa main droite[434], il répéta phrase par phrase la formule que le grand-prêtre récita à son côté. «Janus, Jupiter, père Mars, Quirinus, Bellone, Lares, dieux nouveaux, dieux indigètes, dieux qui avez puissance sur nous et sur nos ennemis, dieux Mânes, je vous offre mes vœux, je vous prie, je vous conjure d'octroyer force et victoire au peuple romain, fils de Quirinus; de faire peser la terreur, l'épouvante, la mort, sur les ennemis du peuple romain fils de Quirinus. Par ces paroles j'entends dévouer aux dieux Mânes et à la terre les légions ennemies pour le salut de la république romaine, et pour celui des auxiliaires des enfans de Quirinus[435].» Ensuite il prononça les plus terribles imprécations contre sa tête, contre les têtes, les corps, les armes, les drapeaux de l'ennemi; et, commandant à ses licteurs de publier par toute l'armée ce qu'ils avaient vu, il monte à cheval, s'élance et disparaît au milieu d'un épais bataillon de Gaulois.
Note 434: Tit. Liv. l. VIII.
Note 435: Tit. Liv. l. VIII.
Ce noble sacrifice ne fut point sans fruit; à peine la rumeur en est répandue que les fuyards s'arrêtent, et que, pleins d'un courage superstitieux, ils reviennent au combat. Ils croient voir l'armée gauloise en proie à la peur et aux furies. «Voyez, disent les uns, ils restent immobiles et engourdis autour du cadavre du consul.»—«Ils s'agitent comme des aliénés, disaient les autres; mais leurs traits ne blessent plus[436].» Le grand-prêtre cependant courait à cheval de rang en rang. «La victoire est à nous, criait-il; les Gaulois plient: Décius les appelle à lui; Décius les entraîne chez les morts[437]!»
Note 436: Furiarum ac formidinis plena omnia ad hostes esse. . . Galli velut alienatâ mente vana incassum jactare tela. . . Quidam torpere. Tit. Liv. l. X, c. 29.
Note 437: Rapere ad se ac vocare Decium devotam secum aciem… vicisse Romanos. Tit. Liv. l. X, c. 23.
Dans ce moment Fabius, qui avait pris l'avantage sur les Samnites, informé de la détresse de l'aile gauche, détache pour la secourir une division de son armée. L'aile gauche romaine regagne du terrein. Les Gaulois, réduits à la défensive, se forment en carré, et, joignant leurs boucliers l'un contre l'autre comme un enceinte de palissades, reçoivent l'ennemi de pied ferme. Les Romains les entourent, et, ramassant les javelots et les épieux dont la terre était jonchée, brisent les boucliers gaulois, et cherchent à se faire jour dans l'intérieur du carré[438]; mais les brèches étaient aussitôt refermées. Cependant l'armée samnite, après avoir long-temps résisté à l'aile droite des Romains, lâche pied, et traverse le champ de bataille près du carré gaulois; mais, au lieu de s'y rallier et de le secourir, elle passe outre, et court se renfermer dans le camp. Fabius survient, et l'armée romaine tout entière se réunit contre les Cisalpins: ils furent rompus de toutes parts et écrasés. La coalition, dans cette journée fatale, perdit vingt-cinq mille hommes, la plupart Gaulois: le nombre des blessés fut plus grand[439].
Note 438: Colleuta humi pila, quæ strata inter duas acies jacebant, atque in testudinem hostium conjecta. Tit. Liv. l. X, c. 29.
Note 439: Tit. Liv. loc. citat.—Paul Orose (l. IV, c. 21) fait monter le nombre des morts à 40,000.—Diodore de Sicile n'en compte pas moins de 100,000.
ANNEE 284 avant J.-C.
Le désastre de Sentinum dégoûta les Cisalpins d'une alliance dans laquelle ils avaient été si honteusement sacrifiés; au bout de quelques années cependant, ils reprirent les armes à la sollicitation des Étrusques. Mais déjà le Samnium se résignait au joug des Romains; plusieurs même des cités de l'Étrurie, gagnées par les intrigues du sénat, avaient fait leur paix particulière; et la cause de l'Italie était presque désespérée. Ce furent les Sénons qui consentirent à seconder les dernières tentatives du parti national étrusque; guidés par lui, ils vinrent mettre le siège devant Arétium[440], la plus importante des cités vendues aux Romains. Ceux-ci n'abandonnèrent pas leurs partisans; ils envoyèrent dans le camp sénonais des commissaires chargés de déclarer aux chefs cisalpins que la république prenait Arétium sous sa protection; et qu'ils eussent à en lever le siège immédiatement s'ils ne voulaient pas entrer en guerre avec elle. On ignore ce qui se passa dans la conférence, si les Romains prétendirent employer, à l'égard de cette nation fière et irritable, le langage hautain et arrogant qu'ils parlaient au reste de l'Italie, ou si, comme un historien le fait entendre, la vengeance personnelle d'un des chefs kimris amena l'horrible catastrophe; mais les commissaires furent massacrés et leurs membres dispersés avec les lambeaux de leurs robes et les insignes de leurs dignités, autour des murailles d'Arétium.
Note 440: Aujourd'hui Arezzo.
A cette nouvelle, le sénat irrité fit marcher deux armées contre les Sénons. La première, conduite par Corn. Dolabella, entrant à l'improviste sur leur territoire, y commit toutes les dévastations d'une guerre sans quartier; les hommes étaient passés au fil de l'épée[441]; les maisons et les récoltes brûlées; les femmes et les enfans traînés en servitude[442]. La seconde, sous le commandement du préteur Cécilius Métellus, attaqua le camp gaulois d'Arétium; mais dès le premier combat elle fut mise en déroute; Métellus resta sur la place avec treize mille légionaires, sept tribuns et l'élitedes jeunes chevaliers[443].
Note 441: Polyb. l. II, p. 107.—Tit. Liv. epitom. l. XI.
—Paul. Oros. l. III, c. 22.—Appian. ap. Fulv. Ursin. p. 343, 351.
Note 442: Άπαντας ήβηδόν κατέσφαξεν. Dionys. Halic. excerpt. p. 711.
—Flor. l. I, c. 13.
Note 443: Cecilius, VII tribuni militum, multi nobiles
trucidati; XIII millia militum prostrata.—Paul. Oros. l. III, c. 22.
—Tit. Liv. epit. XII.—Polyb. l. II, p. 107, 108.
ANNEE: 283 avant J.-C.
Jamais plus violente colère n'avait transporté les Sénons; la guerre leur paraissait trop lente à quarante lieues du Capitole. «C'est à Rome qu'il faut marcher, s'écriaient-ils; les Gaulois savent comment on la prend[444]!» Ils entraînèrent avec eux les Étrusques, et atteignirent sans obstacle le lac Vadimon, situé sur la frontière du territoire romain. Mais l'armée de Dolabella avait eu le temps de se replier sur la ville; grossie par les débris de l'armée de Métellus et par des renforts arrivés de Rome, elle livra aux troupes gallo-étrusques une bataille dans laquelle celles-ci furent accablées. Les Sénons firent des prodiges de valeur, et un petit nombre seulement regagna son pays[445]. Les Boïes essayèrent de venger leurs compatriotes; vaincus eux-mêmes, ils se virent contraints de demander la paix[446]; ce fut la première que les Romains imposèrent aux nations cisalpines.
Note 444:
Intratam Senorum capietis millibus urbem
Assuetamque capi!…. Sil. Ital.
Note 445: Polyb. l. II, p. 108.—Tit. Liv. epitom. XII.
—Florus l. I, c. 13.—Paulus Oros. l. III, c. 22.
Note 446: Διαπρεσβευσάμενοι περί σπονδών καί διαλύσεων, συνθήκας
έθεντο πρός Ρωμαίους. Polyb. l. II, p. 108.
Le sénat put alors achever sans trouble et avec régularité, sur le territoire sénonais, l'œuvre d'extermination commencée par Dolabella. Tous les hommes qui ne se réfugièrent pas chez les nations voisines périrent par l'épée; les enfans et les femmes furent épargnés, mais, comme la terre, ils devinrent une propriété de la république. Puis on s'occupa, à Rome, d'envoyer une colonie dans le principal bourg des vaincus, à Séna, sur la côte de l'Adriatique[447].
Note 447: Sena ou Sena Gallica.
…………..Quà Sena relictum
Gallorum à populis servat per sæcula nomen.
Sil. Ital. l. XV, 556.
Voici la marche que suivaient les Romains, lorsqu'ils fondaient une colonie. D'ordinaire le peuple assemblé nommait les familles auxquelles il était assigné des parts sur le territoire conquis; ces familles s'y rendaient militairement, enseignes déployées, sous la conduite de trois commissaires appelés triumvirs[448]. Arrivés sur les lieux, avant de commencer aucun travail d'établissement, les triumvirs faisaient creuser une fosse ronde, au fond de laquelle ils déposaient des fruits et une poignée de terre apportés du sol romain: puis, attelant à une charrue dont le soc était de cuivre un taureau blanc et une génisse blanche, ils marquaient par un sillon profond l'enceinte de la ville future; et les colons suivaient, rejetant dans l'intérieur de la ligne les mottes soulevées par la charrue. Un pareil sillon circonscrivait l'enceinte totale du territoire colonisé; un autre servait de limite aux propriétés particulières. Le taureau et la génisse étaient ensuite sacrifiés en grande pompe aux divinités que la ville choisissait pour protectrices. Deux magistrats, nommés duumvirs, et un sénat élu parmi les principaux habitans, composaient le gouvernement de la colonie; ses lois étaient les lois de Rome. C'est ainsi que s'éleva, parmi les nations gauloises de l'Italie, une ville romaine, sentinelle avancée de sa république, foyer d'intrigues et d'espionnage, jusqu'à ce qu'elle pût servir de point d'appui à des opérations de conquête.
Note 448: Triumviri coloniæ deducendæ. Tit. Liv. passim.
L'ambition des Romains était satisfaite, leur vanité ne l'était pas. Ils voulurent avoir reconquis cet or au prix duquel ils s'étaient rachetés, il y avait alors cent sept ans, et que les nations italiennes leur avaient tant de fois et si amèrement reproché. Le propréteur Drusus rapporta en grande pompe à Rome, et déposa au Capitole des lingots d'or et d'argent et des bijoux trouvés dans le trésor commun des Sénons[449]; et l'on proclama avec orgueil que la honte des anciens revers était effacée, puisque la rançon du Capitole était rentrée dans ses murs, et que les fils des incendiaires de Rome avaient péri jusqu'au dernier[450].
Note 449: Traditur (Drusus) ex provinciâ Galliâ extulisse aurum Senonibus olim in obsidione Capitolii datum, nec, ut fama, extortum à Camillo. Sueton. Tranq. in Tiber. Cæs. c. 3.
Note 450: Ne quis extaret in eâ gente quæ incensam à se Romam urbem gloriaretur. Flor. l. I, c. 13.
CHAPITRE IV.
Arrivée et établissement des Belges dans la Gaule.—Une bande de Tectosages émigre dans la vallée du Danube.—Nations galliques de l'Illyrie et de la Pæonie; leurs relations avec les peuples grecs.—Les Galls et les Kimris se réunissent pour envahir la Grèce.—Première expédition en Thrace et en Macédoine; elle échoue.—Seconde expédition; les Gaulois s'emparent de la Macédoine et de la Thessalie; ils sont vaincus aux Thermopyles; ils dévastent l'Étolie; ils forcent le passage de l'Œta; siège et prise de Delphes; pillage du temple.—Retraite désastreuse des Gaulois; leur roi s'enivre et se tue; ils regagnent leur pays et se séparent.
281-279.
ANNEES 400 à 281 avant J.-C.
L'irruption en Italie de cette bande de Gaulois transalpins dont nous avons raconté dans le chapitre précédent l'alliance avec les Cisalpins et bientôt la destruction complète, se rattachait à de nouveaux mouvemens de peuples dont la Gaule transalpine était encore le théâtre. Celle des trois grandes confédérations kimriques d'outre Rhin qui avoisinait de plus près ce pays, la confédération des Belgs ou Belges, dans la première moitié du quatrième siècle[451], avait franchi le Rhin tout à coup et envahi la Gaule septentrionale, jusqu'à la chaîne des Vosges à l'est, et, au midi, jusqu'au cours de la Marne et de la Seine. La résistance des Galls et des Kimris, enfans de la première conquête, ne permit pas aux nouveau-venus de dépasser ces barrières. Deux de leurs tribus seulement, les Arécomikes et les Tectosages, parvinrent à se faire jour, et après avoir traversé le territoire gaulois dans toute sa longueur, s'emparèrent d'une partie du pays situé entre le Rhône et les Pyrénées orientales. Les Arécomikes subjuguèrent l'Ibéro-Ligurie entre les Cévennes et la mer; les Tectosages s'établirent entre ces montagnes et la Garonne, et adoptèrent pour leur chef-lieu Tolosa, ville d'origine, selon toute apparence, ibérienne, qui avait passé autrefois des mains des Aquitains dans les mains des Galls pour tomber ensuite et rester dans celles des Kimris. Séparées l'une de l'autre par la seule chaîne des Cévennes, les tribus arécomike et tectosage formèrent une nation unique qui continua de porter le nom de Belg, que ses voisins, les Galls et Ibères, prononçaient Bolg, Volg et Volk[452].
Note 451: Pour fixer, même d'une manière approximative et vague, l'époque de l'arrivée des Belges en-deçà du Rhin, nous n'avons absolument aucune autre donnée que l'époque de leur établissement dans la partie de la Gaule que nous appelons aujourd'hui le Languedoc; établissement qui paraît avoir été postérieur de très-peu de temps à l'arrivée de la horde. Or, tous les récits mythologiques ou historiques, et tous les périples, y compris celui de Scyllax écrit vers l'an 350 avant J.-C., ne font mention que de Ligures et d'Ibéro-Ligures sur la côte du bas Languedoc où s'établirent plus tard les Volkes ou Belges. Ce n'est que vers l'année 281 que ce peuple est nommé pour la première fois; en 218, lors du passage d'Annibal, il en est de nouveau question. C'est donc entre 350 et 281 qu'il faut fixer l'établissement des Belges dans le Languedoc; ce qui placerait leur arrivée en-deçà du Rhin dans la première moitié du quatrième siècle. Il est remarquable que cette époque coïncide avec celle d'une longue paix entre les Cisalpins et Rome, et de tentatives d'émigration de la Gaule transalpine en Italie. Voyez le chapitre précédent à l'année 299.
Note 452: Les Belges, dans les anciennes traditions irlandaises, sont
désignés par le nom de Fir-Bholg (Ancient Irish hist. passim).
Ausone (de clar. urb.—Narbo.) témoigne que le nom primitif des
Tectosages était Bolg.
…Tectosagos primævo nomine Bolgas.
Cicéron leur donne celui de Belgæ: «Belgarum Allobrogumque testimoniis credere non timetis?» (Pro Man. Fonteïo. Dom Bouquet, Recueil des hist., etc., p. 656.)—Les manuscrits de César portent indifféremment Volgæ et Volcæ.—Enfin saint Jérôme nous apprend que l'idiome des Tectosages était le même que celui de Trêves, ville capitale de la Belgique. V. ci-dessous les chap. VI et X.
Nous ne savons rien des guerres que les Belges, avant de rester possesseurs paisibles du pays qu'ils avaient envahi, soutinrent contre les populations antérieures. L'histoire nous montre seulement les Tectosages, vers l'année 281, faisant partir de Tolosa une émigration considérable, sur les motifs de laquelle les écrivains ne sont pas d'accord. Les uns l'attribuent à l'excès de population[453] qui de bonne heure se serait fait sentir parmi les Volkes serrés étroitement de tout côté par les anciennes peuplades galliques, aquitaniques et liguriennes; d'autres lui assignent pour cause des révoltes et des guerres intestines. «Il s'éleva chez les Tectosages, disent-ils, de violentes dissensions, par suite desquelles un grand nombre d'hommes furent chassés et contraints d'aller chercher fortune au dehors[454].» Les émigrans, quel que fût le motif de leur départ, sortirent de la Gaule par la forêt Hercynie et entrèrent dans la vallée du Danube; c'était la route qu'avaient suivie, 321 ans auparavant, les Galls compagnons de Sigovèse[455]. Dans ce laps de temps, ces anciens émigrés de la Gaule s'étaient prodigieusement accrus; maîtres des meilleures vallées des Alpes, ils formaient de grands corps de nations qui s'étendaient jusqu'aux montagnes de l'Épire, de la Macédoine et de la Thrace. Bien que placés sur la frontière des peuples grecs, ils n'étaient entrés en relation avec eux que fort tard, et voici à quelle occasion.
Note 453: Justin. l. XXIV, c. 4.
Note 454: Στάσεως έμπεσούσης, έξελάσαι πολύ πλήθος έξ έαυτών έκ τής οίκείας… Strab. l. IV, p. 187.—Polyb. l. II, p. 95.
Note 455: Voyez ci-dessus chap. I, Année 587 avant J.-C.
ANNEES 340 à 281 avant J.-C.
L'an 340 avant notre ère, Alexandre, fils de Philippe, roi de Macédoine, ayant fait une expédition, vers les bouches du Danube, contre les tribus scythiques ou teutoniques qui ravageaient la frontière de Thrace, quelques Galls se rendirent dans son camp, attirés soit par la curiosité du spectacle, soit par le désir de voir ce roi déjà fameux. Alexandre les reçut avec affabilité, les fit asseoir à sa table, au milieu de sa cour, et prit plaisir à les éblouir de cette magnificence dont il aimait à s'environner, jusque sur les champs de bataille. Tout en buvant, il causait avec eux par interprète: «Quelle est la chose que vous craignez le plus au monde?» leur demanda-t-il, faisant allusion à la célébrité de son nom et au motif qu'il supposait à leur visite. «Nous ne craignons, répliquèrent ceux-ci, rien que la chute du ciel.»—«Cependant, ajoutèrent-ils, nous estimons l'amitié d'un homme tel que toi[456].» Alexandre dissimula prudemment la mortification que cette réponse dut lui faire éprouver, et se tournant vers ses courtisans non moins surpris que lui, il se contenta de dire: «Voilà un peuple bien fier[457]!» Toutefois, avant de quitter ses hôtes, il conclut avec eux un traité d'amitié et d'alliance.
Note 456: Έρέσθαι παρά τόν πότον (τόν βασιλέα) τί μάλιστα εϊη ό φοβοΐντο αύτούς δ' άποκρίνασθαι, ούδένα, εί μή άρα ό ούρανός αύτοϊς έπιπέσοι φιλίαν γε μήν άνδρός τοιούτου περί παντός τίθεσθαι. Strab. l. VII, p. 301.
Note 457: Άλαζόνες Κελτοί είσιν…. Arrian. Alex. l. I, c. 6.
Mais Alexandre mourut à la fleur de l'âge, au fort de ses conquêtes, à mille lieues de sa patrie, et le vaste empire qu'il avait créé fut dissous. Tandis que ses généraux prenaient les armes pour se disputer son héritage, les républiques asservies par lui ou par son père s'armaient aussi pour reconquérir leur indépendance. Tout présageait à la Grèce une longue suite de bouleversemens; tout semblait convier à cette riche proie de sauvages voisins avides de pillage et de combats. Dès les premiers symptômes de guerre civile, les Galls s'adressèrent aux républiques du Péloponèse et de la Hellade, offrant d'être leurs auxiliaires contre le roi de Macédoine; mais une telle proposition fut repoussée avec hauteur[458]. Rebutés par les républiques, ils s'adressèrent au roi de Macédoine, qui se montra moins dédaigneux; il en prit à son service, et en fit passer aux rois d'Asie, ses amis, des bandes nombreuses[459].
Note 458: Γαλάται μεθ' Έλλήνων οόκ έμαχέσαντο, Κλεωνύμου καί
Λακεδαιμονίων σπείσασθαι σπονδάς σφισιν ού θελησάντων. Pausan. Mess.
Hanov. 1613. p. 269.
Note 459: Polyæn. Stratag. l. IV, c. 8, p. 2.—Plut. paral. p. 309.
—Stob. Serm. 10.
Plus les affaires de la Grèce s'embrouillèrent, plus s'accrut l'importance des Gaulois soldés; ils furent d'un grand secours aux rois dans leurs interminables querelles; mais souvent aussi ils leur firent payer cher les services du champ de bataille. On raconte à ce sujet qu'Antigone, un des successeurs d'Alexandre, ayant engagé dans ses troupes une bande de Galls du Danube, à raison d'une pièce d'or par tête, ceux-ci amenèrent avec eux leurs femmes et leurs enfans, et, qu'à la fin de la campagne, ils réclamèrent la solde pour leur famille comme pour eux. «Une pièce d'or a été promise par tête de Gaulois, disaient-ils, ne sont-ce pas là des Gaulois[460]?» Cette interprétation commode, qui faisait monter la somme stipulée à cent talens au lieu de trente[461], ne pouvait être du goût d'Antigone; la dispute s'échauffa, et les Galls menacèrent de tuer les otages qu'ils avaient entre les mains. Il fallut au roi grec toute l'habileté qui caractérisait sa nation pour sauver ses otages et son argent, et se délivrer lui-même de ces auxiliaires dangereux.
Note 460: Οί Γαλάται καί τοίς άόπλοις καί ταϊς γυναιξί καί τοϊς παισίν άπήτουν τοΰτο γάρ εΐναι τών Γαλατών έν έκάστψ. Polyæn. Strat. l, IV, c. 6.
Note 461: Un talent pouvait équivaloir à 5,500 fr.
Introduits au sein de cette Grèce déchirée par tant de factions, les Galls sentirent bientôt sa faiblesse et leur force; ils se lassèrent de combattre à la solde d'un peuple qu'ils pouvaient dépouiller. Un chef de bande, nommé Cambaules[462], entra pour son propre compte dans la Thrace, dont il ravagea la frontière; et quoiqu'il n'y restât que très-peu de temps, il en rapporta assez de butin pour exciter la cupidité de toute sa nation[463]. Les émigrés tectosages, arrivés sur ces entrefaites, décidèrent l'impulsion générale; de concert avec les peuples galliques, ils organisèrent une expédition dont la conduite fut confiée à un chef qui paraît avoir été de race kimrique. Le nom de cet homme nous est inconnu; l'histoire nous apprend seulement qu'il tirait son origine de la tribu des Praus ou hommes terribles[464]; et comme l'autre chef, non moins fameux, qui prit et brûla Rome, elle ne le désigne habituellement que par son titre de Brenn ou roi de guerre. Ses talens comme général, son intrépidité, ses saillies spirituelles et railleuses, son éloquence même, lui valurent une grande renommée dans l'antiquité, et les éloges d'écrivains qui certes n'avaient aucun motif de partialité, ni pour l'homme, ni pour la nation.
Note 462: Cambaules, Camh, force; baol, destruction.
Note 463: Pausanias, l. X, p. 643.
Note 464: Τόν Βρέννον, τόν έπελθόντα έπί Δελφούς, Πραΰσόν τινές φασιν άλλ' οὐδέ τούς Πραύσους έχομεν είπεΰν, όπου γής ψκησαν πρότερον. Strab. l. IV, p. 187.—Braw, en langue galloise, signifie terreur; bras, en gaëlic, terrible.
ANNEE 281 avant J.-C.
Des régions de la haute Macédoine, comme d'un point central, partent quatre grandes chaînes de montagnes. La plus considérable, celle du mont Hémus, se dirige vers l'est, entoure la Thrace, borde le Pont-Euxin et envoie une branche de collines vers Byzance et vers l'Hellespont. Une seconde chaîne se détache du plateau de la haute Macédoine en même temps que l'Hémus, mais se prolonge vers le sud-est; c'est le Rhodope. Une troisième court de l'est vers l'ouest, celle des monts que les Galls avaient nommés Alban[465]. Enfin la quatrième, s'étendant au sud et au midi, donne naissance à toutes les montagnes de la Thessalie, de l'Épire, de la Grèce propre et de l'Archipel[466]. Conformément à cette disposition géographique, le Brenn dirigea sur trois points les forces de l'invasion. Son aile gauche, commandée par Cerethrius, ou plus correctement Kerthrwyz[467], entra dans la Thrace avec ordre de la saccager et de passer ensuite dans le nord de la Macédoine, soit par le Rhodope, soit en cotoyant la mer Égée. Son aile droite marcha vers la frontière de l'Épire pour envahir de ce côté la Macédoine méridionale et la Thessalie, tandis que lui-même, à la tête de l'armée du centre, pénétrait dans les hautes montagnes qui bornent la Macédoine au nord. Ces montagnes servaient de retraite à des peuplades sauvages d'origine thracique et illyrienne, continuellement en guerre avec les Galls. Il importait au succès de l'expédition et à la sauve-garde des tribus gauloises, durant l'absence d'une partie de ses guerriers, que ces peuplades ennemies fussent ou soumises ou détruites dès l'ouverture de la campagne: mais retranchées dans d'épaisses forêts, au milieu de rochers inaccessibles, elles surent résister plusieurs mois à tous les efforts du Brenn. Celui-ci n'épargna aucun moyen pour en triompher. On prétend qu'il empoisonna des bandes entières avec des vivres qu'il se laissait enlever dans des fuites simulées[468]; enfin ces peuplades furent exterminées par le fer, le feu et le poison, ou contraintes de livrer au vainqueur, sous le nom de soldats auxiliaires, l'élite de leur jeunesse[469]. Le Brenn songea alors à descendre le revers méridional de l'Hémus, pour aller rejoindre en Macédoine la division de Cerethrius et l'armée de droite; mais, comme on le verra tout à l'heure, des événemens contraires l'arrêtèrent dans sa marche et le firent changer de résolution.
Note 465: Ils étaient appelés par les Grecs Albani et aussi Albii
(Strab.).
Note 466: Maltebrun. Géograph. de l'Europe, vol. VI, p. 223.
Note 467: Certh, célèbre, remarquable; Certhrwyz, gloire. Owen's
Welsh diction.
Note 468: Οί Κελτοί τάς τροφάς καί τόν οΐνον πόαις δηλητηρίοις καταφαρμακεύουσι, καί καταλιπόντες έν ταϊς σκηναϊς αύτοί νύκτωρ έφευγον. Polyæn. Stratag. l. VII, c. 42.—Athen. l. X, c. 12.
Note 469: Appian. de Bell. Illyr. p. 758.
Tandis que le Brenn bataillait contre les montagnards de l'Hémus, l'aile droite arriva sans difficulté sur la frontière occidentale de la Macédoine; elle avait pour chef un guerrier probablement tectosage, appelé Bolg ou Belg[470]. Avant de poser le pied sur le territoire de la Grèce, Belg s'avisa d'une formalité qu'il crut sans doute équivaloir à une déclaration de guerre; il fit sommer le roi de Macédoine, alors Ptolémée, fils de Ptolémée, roi d'Égypte, de lui payer immédiatement une somme pour la rançon de ses états, s'il voulait conserver la paix[471]. Une telle sommation, si nouvelle pour les soldats de Philippe et d'Alexandre, surprit à juste titre les Macédoniens, mais elle jeta dans une colère terrible le roi Ptolémée, à qui la violence de son caractère avait mérité le surnom de foudre[472]. «Si vous avez quelque chose à espérer de moi, dit-il avec emportement aux députés gaulois, annoncez à ceux qui vous envoient qu'ils déposent sur-le-champ leurs armes et me livrent leurs chefs; et qu'alors je verrai quelle paix il me convient de vous accorder[473].» Les messagers, en entendant ces paroles, se mirent à rire. «Tu verras bientôt, lui dirent-ils, si c'était dans notre intérêt ou dans le tien que nous te proposions la paix[474].» Belg passa la frontière, et s'avança à marches forcées dans l'intérieur du royaume; il ne tarda pas à rencontrer l'armée macédonienne, que le Foudre lui-même commandait, monté sur un éléphant, à la manière des rois de l'Asie[475].
Note 470: Βόλγιος. Pausan.—Belgius, Justin.
Note 471: Offerentes pacem, si emere velit. Justin. XXIV, c. 5.
Note 472: Κεραυνός; Ceraunus chez les historiens latins.
Note 473: Aliter se pacem daturum negando, nisi principes suos
obsides dederint, et arma tradiderint. Justin, XXIV, c. 5.
Note 474: Risêre Galli, acclamantes, brevi sensurum sibi an illi
consulentes pacem obtulerint. Justin. XXIV, c. 5.
Note 475: Memnon. Hist. ap. Phot. c. 15.
De part et d'autre on fit ses dispositions pour la bataille. Ptolémée, suivant la tactique grecque, rangea sur les flancs son infanterie légère et sa cavalerie; au centre, son infanterie pesante, armée de longues piques, se forma en phalange. Les Grecs appelaient de ce nom un bataillon carré de cinq cents hommes de front, sur seize de profondeur, tous tellement serrés les uns contre les autres que les piques du cinquième rang dépassaient de trois pieds la première ligne; les rangs les plus intérieurs, ne pouvant se servir de leurs armes, appuyaient les premiers, soit pour augmenter la force de l'attaque, soit pour soutenir le choc des charges ennemies. La phalange était la gloire de l'armée macédonienne; Philippe, Alexandre, et les successeurs de ce conquérant, lui avaient été redevables de leurs plus grands succès. Cependant ce corps si redoutable ne résista pas à l'audace impétueuse des Gaulois; après un combat terrible, il fut enfoncé; l'éléphant qui portait le roi tomba criblé de javelots; lui-même, saisi vivant, fut mis en pièces, et sa tête promenée au bout d'une pique, à la vue des ailes macédoniennes qui tenaient encore[476]. Alors la déroute devint générale; la plupart des chefs et des soldats périrent ou furent contraints de se rendre; mais le sort des captifs fut plus horrible que celui des guerriers morts sur le champ de bataille; Belg en fit égorger dans un sacrifice solennel les plus jeunes et les mieux faits; les autres, garottés à des arbres, servirent de but aux gais des Galls et aux matars des Kimris[477].
Note 476: Memnon. Hist. ap. Phot. c. 15.—Caput ejus amputatum et
lanceâ fixum… Justin. l. XXIV, c. 5.—Pausan. l. X, p. 644.
—Polyb.l. IX, p. 567.—Diodor. Sic. l. XXII, p. 868.
Note 477: Τούς τε γάρ τοΐς εϊδεσι καλλίστους, καί ταϊς ήλικίαις άκμαιοτάτους καταστρέψας, έθυσε τοϊς θεοϊς… τούς δ' άλλους πάντας κατηκόντισε. Diod. Sicul. excerp. Vales. p. 316.
Cette défaite et les atrocités dont elle était suivie jetèrent la Macédoine dans la consternation. De toutes parts on se réfugia dans les villes. «De l'enceinte de leurs murailles, dit un historien, les Macédoniens, levant les mains vers le ciel, invoquaient les noms de Philippe et d'Alexandre, dieux protecteurs de la patrie[478];» mais cette patrie, nul ne s'armait pour la sauver. Ce qui mettait le comble à la misère publique, c'était l'anarchie qui régnait dans l'armée: les soldats, après avoir élu roi Méléagre, frère de Ptolémée, le chassèrent pour mettre à sa place un certain Antipater qui fut surnommé l'Étésien, parce que son règne ne dépassa pas en durée la saison où soufflent les vents étésiens[479]; les désordres des soldats, l'absence d'un chef militaire, et l'épouvante des citoyens, pendant plus de trois mois, livrèrent sans défense la Macédoine aux dévastations des Gaulois. Belg parcourut tranquillement le midi de ce royaume et le nord de la Thessalie[480], entassant dans ses chariots un immense butin que personne ne venait lui disputer.
Note 478: Justin. l. XXIV, c. 5.
Note 479: Cette saison est de quarante-cinq jours.
Note 480: Pausan. l. X, p. 645.
Un jeune Grec, nommé Sosthènes, de la classe du peuple[481], mais plein de patriotisme et d'énergie, entreprit enfin d'arrêter ou du moins de troubler le cours de ces ravages. Il rassembla quelques jeunes gens, comme lui plébéiens, et se mit à inquiéter par des sorties les divisions gauloises séparées du gros de l'armée, à enlever les traîneurs et les bagages, à intercepter les vivres. Peu à peu le nombre de ses compagnons s'accrut; et il se hasarda à tenir la campagne.
Note 481: Ignobilis ipse… Justin. l. XXIV, c. 5.
L'armée macédonienne accourut alors sous ses drapeaux, et, déposant son roi Antipater, vint offrir à Sosthènes la couronne et le commandement; le jeune patriote dédaigna le titre de roi, et ne voulut accepter qu'un commandement temporaire[482]. Belg fut bientôt réduit à se tenir sur la défensive. Comme ses bagages étaient chargés de dépouilles et de richesses de tout genre, craignant d'aventurer ces fruits de sa campagne, il se soucia peu d'en venir à une bataille rangée; harcelé par Sosthènes, mais éludant toujours une action décisive, il regagna les montagnes, non sans avoir perdu beaucoup de monde[483]. Tels étaient les événemens qui arrêtèrent le Brenn et l'armée du centre au moment où, ayant réduit les peuplades de l'Hémus, ils allaient fondre sur la Macédoine. Quant à l'aile gauche, que commandait Cerethrius, elle était toujours en Thrace; trop occupée à combattre ou à piller, elle n'avait opéré aucun mouvement pour rejoindre le corps d'armée de Belg; en un mot, tout semblait avoir conspiré pour faire avorter le plan de campagne qui devait livrer aux Gaulois la Grèce septentrionale. D'ailleurs l'hiver approchait; le Brenn évacua les montagnes, et retourna dans les villages des Galls presser les préparatifs d'une seconde expédition pour le printemps suivant.
Note 482: Ipse non in regis, sed ducis nomen jurare milites compulit.
Justin. l. XXIV, c. 5.
Note 483: Justin. l. XXIV, c. 6.—Pausan. l. X, p. 644.
ANNEE 280 avant J.-C.
Le Brenn sentit qu'il était nécessaire de remonter la confiance de ses compatriotes un peu affaiblie par ce premier revers; il se mit à voyager de tribu en tribu, animant les jeunes gens par ses discours, et appelant aux armes tout ce qu'il restait de guerriers. Il ne se borna pas au territoire gallique; il alla solliciter les Boïes, habitans du fertile bassin situé entre le haut Danube et l'Oder[484], ainsi que les nations teutoniques qui occupaient déjà une partie des vastes régions, au nord des Kimris. Durant ce voyage, le Brenn traînait après lui des prisonniers macédoniens qu'il avait choisis petits et de peu d'apparence, et dont il avait fait raser la tête. Il les promenait dans les assemblées publiques, et faisant paraître à côté d'eux de jeunes guerriers galls et kimris de haute taille, parés de la chaîne d'or et de la longue chevelure, «Voilà ce que nous sommes, disait-il; grands, forts et nombreux; et voilà ce que sont nos ennemis[485]!» Alors avec ces images vives et poétiques qui formaient le caractère de l'éloquence gauloise, le Brenn peignait la faiblesse de la Grèce et sa richesse immense; les trésors de ses rois ravageurs du monde entier; les trésors de ses temples et surtout de ce temple de Delphes, si renommé jusque chez les nations les plus étrangères à la Grèce, où les plus lointaines contrées envoyaient leur tribut d'offrande[486]. Les efforts du Brenn furent couronnés d'un complet succès; il eut bientôt mis sur pied deux cent quarante mille guerriers; de ce nombre il détacha quinze mille fantassins et trois mille cavaliers qu'il laissa dans le pays à la défense des femmes, des enfans et des habitations; il organisa le reste en toute hâte[487].
Note 484: Voyez ci-dessus, Période 587 à 521 avant J.-C.
Note 485: Ήμεϊς… οί τηλικοΰτοι καί τοιοΰτοι πρός τούς οϋτως άσθενεϊς καί μικρούς πολεμήσομεν. Polyæn. Stratag. l. VII, c. 35.
Note 486: Άσθένειάν τε Έλλήνων τήν έν τῷ παρόντι διηγούμενος, καί ώς χρήματα πολλά μέν έν τώ κοινώ, πλείονα δέ έν ίεροϊς. Pausan. l. X p. 644.
Note 487: Ad terminos gentis tuendos… peditum XV millia, equitum III. Justin. l. XXV, c. I.
Le Brenn se choisit parmi les chefs un lieutenant ou collègue, dont le titre, en langue kimrique, était Kikhouïaour ou Akikhouïaour, mot que les Grecs orthographiaient Kikhorios et Akikhorios, et qu'ils prenaient pour un nom propre de personne[488]. L'armée réunie sous ses ordres se trouva composée: 1º de Galls; 2º de Tectosages; 3º de Boïes qui prenaient le nom de Tolisto-Boïes, c'est-à-dire, Boïes séparés[489]; 4º d'un corps peu nombreux, levé chez les nations teutoniques, portant la dénomination de Teuto-Bold ou Teutobodes, les vaillans Teutons, et commandés par Lut-Her[490]; 5º d'un corps d'Illyriens[491]. Ces forces formaient en tout cent cinquante-deux mille hommes d'infanterie et vingt mille quatre cents hommes de cavalerie, organisés de manière que leur nombre montait réellement à soixante-un mille deux cents. En effet chaque cavalier était suivi de deux domestiques ou écuyers montés et équipés, qui se tenaient derrière le corps d'armée, lorsque la cavalerie engageait le combat. Le maître était-il démonté, ils lui donnaient sur-le-champ un cheval; était-il tué, un d'eux montait son cheval et prenait son rang; enfin si le cheval et le cavalier étaient tués ensemble ou que le maître blessé fût emporté du champ de bataille par un des écuyers, l'autre occupait, dans l'escadron, la place que le cavalier laissait vacante. Ce mode de cavalerie s'appelait trimarkisia de deux mots qui, dans la langue des Galls, comme dans celle des Kimris, signifiaient trois chevaux[492]. Outre les guerriers sous les armes, une foule de vivandiers et de marchands forains de toute nation grossissait la suite du Brenn; deux mille chariots suivaient, destinés à transporter les vivres, les blessés et le butin[493].
Note 488: Cycwïawr et, avec l'addition de l'a augmentatif, Acycïwawr, collègue, co-partageant. Owen's welsh. diction.—Diodore de Sicile écrit Κιχώριος, Pausanias, Άκιχώριος.
Note 489: Toli, séparer; Deol, exiler. Owen's welsh. diction.
Note 490: Lut, glorieux; her, guerrier. Lutarius.
Tit. Liv. l. XXVIII, c. 41.—Memn. ap. Phot. c. 20.
Note 491: Appian. Bell. Illyr. p. 758.
Note 492: Tri, trois; marc, pluriel marcan, cheval. Owen's welsh. diction. Armstrong's gael. dict.—Τριμαρκισία. Pausanias, l. X, p. 645.—Cet écrivain ajoute que les Gaulois appelaient les chevaux, marcan: ϊππων τό όνομα ίστω τις Μάρκαν όντα ύπό τών Κελτών.
Note 493: Άγοραίου όχλου καί έμπόρων πλείστων, καί άμαξών. B,…
Diod. Sicul. l. XXII, p. 870.
Cette formidable armée se mit en marche; mais au moment où elle touchait la frontière de Macédoine, la division éclata parmi ses chefs. Lut-Herr et ses Teutons se séparèrent du Brenn; leur exemple fut suivi par Léonor, chef d'une des bandes gauloises, et les deux troupes formant environ vingt mille hommes prirent le chemin de la Thrace[494]. Quant au Brenn, il avait renoncé à ses plans de l'année précédente, et méditait une irruption en masse; il fondit sur la Macédoine, écrasa l'armée de Sosthènes dans une bataille où ce jeune patriote périt avec gloire[495], et força les débris des phalanges ennemies à se renfermer dans les places fortifiées; tout le reste du pays lui appartint. Pendant six mois, ses soldats vécurent à discrétion dans les campagnes et les villes ouvertes de la Macédoine et de la haute Thessalie; mais les places de guerre échappèrent aux calamités de l'invasion, parce que les Gaulois n'avaient, pour les sièges réguliers, ni goût, ni habileté. Vers la fin de l'automne, le Brenn rallia ses troupes et établit son camp dans la Thessalie, non loin du mont Olympe; tout le butin fut accumulé en commun et l'on attendit, pour pénétrer vers les contrées plus méridionales, le retour de la belle saison. Tandis que ces événemens se passaient en Thessalie et en Macédoine, la Thrace était non moins cruellement ravagée par les bandes de Lut-Herr et de Léonor, auxquelles s'étaient jointes, selon toute apparence, la division qui y avait été conduite par Cerethrius, l'année précédente; les exploits et les conquêtes de cette autre armée, sur les deux rives de la Propontide, nous occuperont plus tard et fort en détail; pour le moment nous nous bornerons à suivre la marche du Brenn à travers la Grèce centrale.
Note 494: Ibi seditio, orta et viginti millia hominum cum Leonorio et Lutario regulis, secessione factâ à Brenno, in Thraciam iter averterunt. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 16.
Note 495: Diodor. Sicul. l. XXII, p. 870.
ANNEE 279 avant J.-C.
La Thessalie est un riant et fertile bassin environné de montagnes, sur les terrasses desquelles soixante-quinze villes s'élevaient alors comme sur les gradins d'un amphithéâtre[496]; à l'occident, la longue chaîne du Pinde la sépare de l'Épire et de l'Étolie; au midi, le mont Œta qui se confond d'un côté avec le Pinde, et qui de l'autre se prolonge jusqu'au golfe Maliaque, forme une barrière presque inaccessible entre elle et les provinces de la Hellade. Quelques sentiers cachés et difficiles à franchir pouvaient conduire d'un revers à l'autre de l'Œta des individus isolés ou même des corps de fantassins; mais pour une armée traînant après elle des chevaux, des chariots et des bagages, le seul passage praticable était un long et étroit défilé, bordé à droite par les derniers escarpemens de la montagne, et à gauche par des marais où séjournaient les eaux pluviales avant de se perdre dans le golfe Maliaque. Ce défilé, nommé Thermopyles (portes des bains) à cause d'une source d'eaux thermales qui le traversait, était célèbre dans l'histoire des Hellènes; c'était là que, deux siècles auparavant, trois cents Spartiates, chargés d'arrêter la marche d'une armée de Perses qui venait envahir la Grèce, avaient donné au monde l'exemple d'un dévouement sublime.
Note 496: Strab.—Maltebrun, géographie de l'Europe, vol. VI, p. 224, et suiv.
Une seconde invasion bien plus terrible que la première menaçait alors cette même Grèce, et déjà touchait à ces mêmes Thermopyles. Les Hellènes ne s'aveuglèrent point sur le péril de leur situation. «Ce n'était plus, dit un ancien historien, une guerre de liberté, comme celle qu'ils avaient soutenue contre Darius et Xerxès; c'était une guerre d'extermination. Livrer l'eau et la terre n'eût point désarmé leurs farouches ennemis[497]. La Grèce le sentait; elle n'avait que deux chances devant les yeux, vaincre ou être effacée du monde[498].» A de telles réflexions inspirées par le caractère d'une lutte où la barbarie était aux prises avec la civilisation, se joignait encore dans l'esprit des Hellènes certaines impressions relatives à la race d'hommes contre laquelle il leur fallait défendre leur vie. Les peuples de la Hellade, et surtout, ceux du Péloponèse, avaient à peine vu les Galls auxiliaires enrôlés, durant les troubles civils, dans les armées épirotes et macédoniennes. D'ailleurs ces barbares, comme ils les appelaient, armés et enrégimentés pour la plupart à la façon des Grecs, avaient perdu de leur extérieur effrayant, et différaient beaucoup de la foule indisciplinée et sauvage qui se précipitait maintenant vers les Thermopyles.
Note 497: Έώρων τόν έν τώ παρόντι άγώνα ούχ ύπέρ έλευθερίας γενησόμενον, καθά έπί τοϋ Μήδου ποιέ, ούδέ δοϋσιν ΰδωρ καί γήν, τά άπό τούτου σφίσιν άδειαν φέροντα. Pausan. l. X, p. 645.
Note 498: Ως οΰν άπολωλέναι, ήδ΄ οϋν έπικρατεστέρους εΐναι, κατ΄ άνδρα τε ίδία καί αί πόλεις διέκειντο έν κοινφ. Ibid.
Ce que savaient, à cette époque, les plus savans hommes de la Grèce sur la nation gauloise se réduisait à quelques informations vagues, défigurées par d'absurdes contes. L'opinion la plus accréditée, parmi les érudits, plaçait le berceau de cette nation à l'extrémité de la terre, au-delà du vent du nord[499], sur un sol glacé, impuissant à produire des fleurs[500], des fruits ou des animaux utiles à l'homme[501], mais fécond en monstres et en plantes vénéneuses. Un de ces poisons passait pour être si violent, que l'homme ou l'animal atteint dans sa course par une flèche qui en aurait été infectée, tombait mort sur-le-champ, comme frappé de la foudre[502]. On se plaisait à raconter, touchant les Gaulois, des traits d'audace et de force qui semblaient surnaturels. On disait que, les premiers de tous les mortels après Hercule, ils avaient franchi les Alpes, pour aller brûler dans l'Italie une ville grecque appelée Rome[503]. Cette race indomptable, ajoutait-on, avait déclaré la guerre non-seulement au genre humain, mais aux dieux et à la nature; elle prenait les armes contre les tempêtes, la foudre et les tremblemens de terre[504]; durant le flux et le reflux de la mer, ou les inondations des fleuves, on la voyait s'élancer l'épée à la main au-devant des vagues, pour les braver ou les combattre[505]. Ces récits, propagés par la classe éclairée, couraient de bouche en bouche parmi le peuple, et répandaient un effroi général, du mont Olympe au promontoire du Ténare.
Note 499: Heraclid. Pontic. ap. Plutarch. in Camil. p. 140.
Note 500: Γαίης έκ Γαλατών μηδ΄ άνθεα… Antholog. l. II. s. 43, epigr. 14.
Note 501: Aristot. de Gencrat. animal. l. II, c. 25.
Note 502: Aristot. de Mirabil. auscultat. p. 1157. Paris. Fº 1619.
Note 503: Πόλιν έλληνίδα Ρώμην. Heraclid. Pontic. ap.
Plut. in Camil. p. 140.
Note 504: Aristot. de Morib. l. III, c. 10.
Note 505: Οί Κελτοί πρός τα κυματα όπλα άπαντώσι λαβόντες. Aristot.
Eudomior. l. III, c. 1.
Les républiques helléniques, autrefois si florissantes, avaient été ruinées par la domination des rois de Macédoine depuis Philippe; de récentes et malheureuses tentatives d'affranchissement leur avaient porté un dernier coup, dont elles n'avaient pu se relever encore. Leur faiblesse et la gravité des circonstances auraient dû les engager à se rapprocher, et ce fut précisément ce qui les désunit[506]. Plusieurs d'entre elles, alléguant ces motifs mêmes, crurent pouvoir sans honte se refuser à la commune défense. Les nations du Péloponèse se contentèrent de fortifier l'isthme de Corinthe par une muraille qui le coupait d'une mer à l'autre, et d'attendre derrière ce rempart l'issue des événemens dont la Phocide, la Béotie et l'Attique, allaient être le théâtre[507]. Dans la Hellade, les Athéniens parvinrent à former une ligue offensive et défensive; mais les confédérés agirent avec tant de lenteur que leurs contingens étaient à peine réunis aux Thermopyles, dans les premiers jours du printemps, quand le Brenn, s'approchant du Sperchius, menaçait déjà les défilés[508]. Voici en quoi consistaient leurs forces: Béotiens, dix mille hommes d'infanterie, cinq cents chevaux; Phocidiens[509], trois mille fantassins, cinq cents chevaux; Locriens, sept cents hommes; Mégariens, quatre cents fantassins quelques escadrons de cavalerie; Étoliens, sept mille hommes de grosse infanterie, une centaine d'infanterie légère éprouvée, une nombreuse cavalerie; Athéniens, mille fantassins, cinq cents cavaliers et trois cent cinq galères qui mouillaient dans le golfe Maliaque; il s'y joignit mille Macédoniens et Syriens qui étaient arrivés de l'Orient. Callipus, général des Athéniens, fut chargé du commandement suprême de l'armée[510].
Note 506: Pausan. l. I, p. 7.
Note 507: Idem, l. VII, p. 408.
Note 508: Pausan. l. I, p. 7.
Note 509: A l'exemple de M. Maltebrun, nous avons adopté le mot de Phocidiens, pour désigner les habitans de la Phocide, à la place de celui de Phocéens plus usité, et plus conforme en effet au génie de la langue grecque. Nous avons cru ce changement nécessaire afin d'éviter toute confusion entre les habitans de la Phocide et ceux de Phocée, ville grecque de l'Asie mineure, et métropole de Marseille.
Note 510: Idem. l. X, p. 646.
Sitôt qu'il apprit la marche des Gaulois, Callipus détacha mille hommes d'infanterie légère et autant de cavaliers pour rompre les ponts du Sperchius et en disputer le passage. Ils arrivèrent à temps, et les communications étaient complètement coupées lorsque le Brenn parvint au bord du fleuve. En cet endroit, comme dans presque toute l'étendue de son cours, le Sperchius était rapide, profond, encaissé entre deux rives à pic. Le chef gaulois n'eut garde de tenter ce passage dangereux, ayant en face l'ennemi posté sur l'autre bord; il feignit pourtant de l'entreprendre; mais tandis qu'il amusait les Grecs par des préparatifs simulés, il descendit précipitamment le fleuve avec dix mille hommes des plus robustes et des meilleurs nageurs de son armée, cherchant un lieu guéable. Il choisit celui où, près de se perdre dans la mer, le Sperchius déverse à droite et à gauche sur ses rives et y forme de larges étangs peu profonds; ses soldats, profitant de l'obscurité de la nuit, traversèrent, les uns à la nage, les autres de pied ferme, plusieurs sur leurs boucliers qui, longs et plats, pouvaient servir de radeaux. Au point du jour, les Hellènes apprirent cette nouvelle, et, craignant d'être enveloppés, se retirèrent vers les Thermopyles[511].
Note 511: Pausan. l. X, p. 647.
Le Brenn, maître des deux rives du Sperchius, ordonna aux habitans des villages environnans d'établir un pont sur le fleuve, et ceux-ci, impatiens de se délivrer du séjour des Gaulois, exécutèrent les travaux avec la plus grande promptitude; bientôt les Kimro-Galls arrivèrent aux portes d'Héraclée. Ils commirent de grands ravages tout autour de cette ville, et tuèrent ceux des habitans qui étaient restés aux champs; mais la ville, ils ne l'assiégèrent pas. Le Brenn s'inquiétait peu de s'en rendre maître; ce qui lui tenait le plus à cœur, c'était de chasser promptement l'armée ennemie des défilés, afin de pénétrer par-delà les Thermopyles, dans cette Grèce méridionale si populeuse et si opulente. Lorsqu'il eut connu, par les rapports des transfuges, le dénombrement des troupes grecques, plein de mépris pour elles, il se porta en avant d'Héraclée, et attaqua les défilés, dès le lendemain, au lever du soleil, «sans avoir consulté, sur le succès futur de la bataille, remarque un écrivain ancien, aucun prêtre de sa nation, ni, à défaut de ceux-ci, aucun devin grec[512].»
Note 512: Ούτε έλληνα έχων μάντιν, ούτε ίεροῖς έπιχωρίοις χρωμενος.
Pausan. l. X, p. 648.
Au moment où les Gaulois commencèrent à pénétrer dans les Thermopyles, les Hellènes marchèrent à leur rencontre, en bon ordre, et dans un grand silence. Au premier signal de l'engagement, leur grosse infanterie s'avança au pas de course, de manière pourtant à ne pas rompre sa phalange, tandis que l'infanterie légère, gardant aussi ses rangs, faisait pleuvoir une grêle de traits sur l'ennemi, et lui tuait beaucoup de monde, à coups de frondes et de flèches. De part et d'autre la cavalerie fut inutile, non-seulement à cause du peu de largeur du défilé, mais encore parce que les roches naturellement polies étaient devenues très-glissantes par l'effet des pluies du printemps. L'armure défensive des Gaulois était presque nulle, car ils n'avaient pour se couvrir qu'un mauvais bouclier; et à ce désavantage se joignait une infériorité marquée dans le maniement des armes offensives et dans la tactique du combat. Ils se précipitaient en masse, avec une impétuosité qui rappelait aux Hellènes la rage aveugle des bêtes féroces[513]. Mais pourfendus à coups de hache, ou tout percés de coups d'épée, ils ne lâchaient point prise et ne quittaient point cet air terrible qui épouvantait leurs ennemis[514]; ils ne faiblissaient point tant qu'il leur restait un souffle de vie. On les voyait arracher de leur blessure le dard qui les atteignait, pour le lancer de nouveau, ou pour en frapper quelque Grec qui se trouvait à leur portée.
Note 513: Καθάπερ τά θηρία. Pausan. l. X, p. 648.
Note 514: Οΰτε πελέκεσι διαιρουμένους ή ύπό μαχαιρών άπόνοια τούς έτι έμπνέοντας τι άπέλιπεν… Idem, ibid.
Cependant les galères d'Athènes, mouillées au large, en vue du défilé, s'approchèrent de la côte, non sans peine et sans danger, à cause de la vase dont cette partie du golfe était encombrée, et les Gaulois furent battus en flanc par une grêle de traits et de pierres qui partaient sans interruption des vaisseaux. La position n'était plus tenable, car le peu de largeur du passage les empêchait de déployer leurs forces contre l'ennemi qu'ils avaient en front, et celui qu'ils avaient sur les flancs, sans rien souffrir d'eux, les accablait à coup sûr; ils prirent le parti de la retraite. Mais cette retraite s'opéra sans ordre et avec trop de précipitation; un grand nombre furent écrasés sous les pieds de leurs compagnons; un plus grand nombre périrent abîmés dans la vase profonde des marais; en tout, leur perte fut considérable. Les Hellènes n'eurent à leurer, dit-on, que quarante des leurs. La gloire de la journée resta aux Athéniens, et parmi eux, au jeune Cydias qui faisait alors ses premières armes et resta sur le champ de bataille. En mémoire de son courage et de la victoire de l'armée hellène, le bouclier du jeune héros fut suspendu aux murailles du temple de Jupiter-Libérateur, à Athènes, avec une inscription dont voici le sens: «Ce bouclier consacré à Jupiter est celui d'un vaillant mortel, de Cydias; il pleure encore son jeune maître. Pour la première fois, il chargeait son bras gauche, quand le redoutable Mars écrasa les Gaulois[515].»
Note 515:
Ή μάλα δή ποθέουσα νέαν έτι Κυδίου ήβην
Άσπίς άριζήλου φωτός, άγαλμα Δϋ,
Άς διά δή πρώτας λαιόν ποτε πήχυν έτεινεν,
Εύτ' έπί τόν Γαλάταν ήκμασε θοΰρος Άρης.
Pausan. l. X, p. 649.
Après le combat, les Grecs donnèrent la sépulture à leurs morts; mais les Kimro-Galls n'envoyèrent aucun hérault redemander les leurs, s'inquiétant peu qu'ils fussent enterrés ou qu'ils servissent de pâture aux bêtes fauves et aux vautours. Cette indifférence pour un devoir sacré aux yeux des Hellènes, augmenta l'effroi que leur inspirait le nom gaulois; toutefois, ils n'en furent que plus vigilans et plus déterminés à repousser de leurs foyers des hommes qui semblaient ignorer ou braver les plus communs sentimens de la nature humaine[516].
Note 516: Pausan. l. X, p. 649.
Sept jours s'étaient écoulés depuis la bataille des Thermopyles, lorsqu'un corps de Gaulois entreprit de gravir l'Œta au-dessus d'Héraclée, par un sentier étroit et escarpé, qui passait derrière les ruines de l'antique ville de Trachine. Non loin de cette ville, vers le haut de la montagne, était un temple de Minerve, où les peuples du pays avaient déposé d'assez riches offrandes; les Gaulois en avaient été informés; ils crurent que ce sentier dérobé les conduirait au sommet de l'Œta, et, chemin faisant, ils se proposaient de piller le temple. Mais les Grecs, chargés de garder les passages, tombèrent sur eux si à propos qu'ils les taillèrent en pièces et les culbutèrent de rochers en rochers. Cet échec et la défaite des Thermopyles ébranlèrent la confiance des chefs de l'armée, et préjugeant de l'avenir par le présent, ils commencèrent à désespérer du succès; le Brenn seul ne perdit point courage. Son esprit, fertile en stratagèmes, lui suggéra le moyen de tenter, avec moins de désavantage, une seconde attaque sur les Thermopyles. Ce moyen consistait d'abord à enlever aux confédérés les guerriers étoliens qui en formaient la plus nombreuse et la meilleure infanterie pesante; pour y parvenir, il médita une diversion terrible sur l'Étolie[517].
Note 517: Pausan. 1. X, p. 649.
D'après ses instructions, le chef gaulois Combutis partit accompagné d'un certain Orestorios, que la physionomie grecque de son nom pourrait faire regarder comme un transfuge, ou du moins comme un aventurier d'origine grecque établi parmi les Gaulois, et parvenu chez ce peuple à la dignité de commandant militaire. Tous les deux repassèrent le Sperchius à la tête de quarante mille fantassins et de huit cents chevaux, et se dirigeant à l'ouest vers les défilés du Pinde qui n'étaient point gardés, ils les franchirent; puis ils tournèrent vers le midi, entre le pied occidental des montagnes et l'Achéloüs, et fondirent à l'improviste sur l'Étolie, qu'ils traitèrent avec la cruauté brutale de deux chefs de sauvages. Plusieurs villes, celle de Callion en particulier, furent le théâtre d'horreurs dont le souvenir effraya long-temps les peuples de ces contrées. Nous reproduirons ici le tableau de ces scènes affligeantes, telles que Pausanias les recueillit dans ses voyages, tableau touchant, mais empreint dans quelques détails de cette exagération qui s'attache ordinairement aux traditions populaires[518]. «Ce furent eux, dit-il (Combutis et Orestorios), qui saccagèrent la ville de Callion, et qui ensuite y autorisèrent des barbaries si horribles qu'il n'en existait, que je sache, aucun exemple dans le monde….. L'humanité est forcée de les désavouer, car elles rendraient croyable ce qu'on raconte des Cyclopes et des Lestrigons….. Ils massacrèrent tout ce qui était du sexe masculin, sans épargner les vieillards, ni même les enfans, qu'ils arrachaient du sein de leurs mères pour les égorger. S'il y en avait qui parussent plus gras que les autres ou nourris d'un meilleur lait, les Gaulois buvaient leur sang et se rassasiaient de leur chair[519]. Les femmes et les jeunes vierges qui avaient quelque pudeur se donnèrent elles-mêmes la mort; les autres se virent livrées à tous les outrages, à toutes les indignités que peuvent imaginer des barbares aussi étrangers aux sentimens de l'amour qu'à ceux de la pitié. Celles donc qui pouvaient s'emparer d'une épée se la plongeaient dans le sein; d'autres se laissaient mourir par le défaut de nourriture et de sommeil. Mais ces barbares impitoyables assouvissaient encore sur elles leur brutalité, lors même qu'elles rendaient l'ame, et, sur quelques-unes, lorsqu'elles étaient déjà mortes[520].»
Note 518: Pausan. l. X, p. 650, 651.
Note 519: Τούτων δέ καί τά ύπό τοϋ γάλακτος πιότερα άποκτείνοντες, έπινόν τε οί Γαλάται τοϋ αΐματος, καί ήπτοντο τών σαρκών. Pausan. l. X, p. 650.
Note 520: Pausan. l. X, p. 650.
On a vu plus haut que les milices étoliennes, dès le commencement de la campagne, s'étaient rendues au camp des Thermopyles. Le pays était donc presque entièrement désarmé. Au premier bruit de l'invasion de Combutis, la ville de Patras, située en face de la côte étolienne sur l'autre bord du détroit où commence le golfe Corinthiaque, envoya l'élite de ses jeunes gens secourir l'Étolie; ce fut le seul peuple du Péloponèse qui accomplit ce devoir d'humanité[521]; malheureusement il en fut mal récompensé par la fortune. Les Patréens étaient peu nombreux; comptant sur la supériorité de leurs armes et sur leur adresse à les manier, ils osèrent pourtant attaquer de front les Gaulois. Dans ce combat si inégal, ils déployèrent une audace et une bravoure admirables; mais ces qualités n'étaient pas moindres chez leurs adversaires, qui avaient pour eux la force du nombre[522]; les Patréens furent écrasés, et Patras ne se releva jamais de cette perte de toute sa jeunesse. Cependant les évènemens de l'Étolie avaient produit au camp des Thermopyles l'effet que le Brenn en attendait; les neuf ou dix mille Étoliens, altérés de vengeance, quittèrent sur-le-champ les confédérés pour retourner dans leur patrie. Alors Combutis battit en retraite, comme il en avait l'ordre, incendiant tout sur sa route; mais la population accourut de toutes parts sur lui; tout le monde s'arma jusqu'aux vieillards et aux femmes, celles-ci même montrèrent plus de résolution et de fureur que les hommes[523]. Tandis que les troupes régulières poursuivaient l'armée ennemie, la population soulevée lui tombait sur les flancs, et l'accablait sans interruption d'une grêle de pierres et de projectiles de tout genre. Les Gaulois s'arrêtaient-ils pour riposter, ces paysans, ces femmes se dispersaient dans les bois, dans les montagnes, dans les maisons des villages pour reparaître aussitôt que l'ennemi reprenait sa marche. La perte des Gaulois fut immense, et Combutis ramena à peine la moitié de ses troupes au camp d'Héraclée, mais le but était rempli[524].
Note 521: Pausan. l. X, p. 651, l. VII, p. 432.
Note 522: Pausan. ubi supr.
Note 523: Συνεστρατεύοντο δέ σφιοι αίέ γυναίκες έκουσίως πλέονές τούς
Γαλάτας καί τών άνδρών τώ θυμώ χρώμεναι. Pausan. l. X, p. 650.
Note 524: Pausan. l. X, p. 651.
Le Brenn, pendant ce temps, n'était pas resté oisif en Thessalie; il accablait le pays de ravages et les habitans de mauvais traitemens, principalement vers la lisière de l'Œta; son but, en agissant ainsi, était de les contraindre à lui découvrir, pour se délivrer de sa présence, quelque chemin secret qui le conduisît de l'autre côté de leurs montagnes; c'est à quoi ces malheureux consentirent enfin[525]. Ils promirent de guider une de ses divisions par un sentier assez praticable qui traversait le pays des Énianes. C'était précisément l'époque où les Étoliens venaient de quitter le camp des Hellènes; une circonstance plus favorable ne pouvait se présenter au Brenn; il résolut donc de tenter tout à la fois, dès le lendemain, les attaques simultanées des Thermopyles et du sentier des Énianes. Conduit par ses guides Héracléotes, lui-même, avant que la nuit fût dissipée, entra dans la montagne avec quarante mille guerriers d'élite. Le hasard voulut que ce jour-là le ciel fût couvert d'un brouillard si épais qu'on pouvait à peine apercevoir le soleil. Le passage du sentier était gardé par un corps de Phocidiens, mais l'obscurité les empêcha de découvrir les Gaulois avant que ceux-ci ne fussent déjà à portée du trait. L'engagement fut chaud et meurtrier; les Grecs se conduisirent avec bravoure; débusqués enfin de leur poste, ils arrivèrent à toutes jambes au camp des confédérés, criant «qu'ils étaient tournés, que les barbares approchaient.» Dans le même instant, le lieutenant du Brenn, informé de ce succès par un signal convenu, attaquait les Thermopyles. C'en était fait de l'armée grecque tout entière, si les Athéniens, approchant leurs navires en grande hâte, ne l'eussent recueillie; encore y eut-il dans ces manœuvres beaucoup de fatigue et de péril, parce que les galères surchargées d'hommes, de chevaux et de bagages, faisaient eau, et ne pouvaient s'éloigner que très-lentement, les rames s'embarrassant dans les eaux bourbeuses du golfe[526].
Note 525: Idem, ibid.
Note 526: Pausan. l. X, p. 651, 652.
Le Brenn ne voyait plus un seul ennemi devant lui dans toute la Phocide. Il s'avança à la tête de soixante-cinq mille hommes jusqu'à la ville d'Élatia, sur les bords du fleuve Céphisse, tandis que son lieutenant, rentré dans le camp d'Héraclée, faisait des préparatifs pour le suivre avec une partie de ses forces. Une petite journée de marche séparait Élatia de la ville et du temple de Delphes; la route en était facile quoiqu'elle traversât une des branches du Parnasse, et entretenue avec soin, à cause du concours immense de Grecs et d'étrangers qui, de toutes les parties de l'Europe et de l'Asie, venaient chaque année consulter l'oracle d'Apollon delphien. Le chef gaulois se dirigea de ce côté immédiatement, afin de mettre à profit l'éloignement des troupes confédérées et la stupeur que sa victoire inattendue avait jetée dans le pays. L'idée que des étrangers, des barbares allaient profaner et dépouiller le lieu le plus révéré de toute la Grèce épouvantait et affligeait les Hellènes; un tel événement, à leurs yeux, n'était pas une des moindres calamités de cette guerre funeste. Plusieurs fois, ils tentèrent de détourner le Brenn de ce qu'ils appelaient un acte sacrilège, en s'efforçant de lui inspirer quelques craintes superstitieuses; mais le Brenn répondait en raillant «que les dieux riches devaient faire des largesses aux hommes[527]. Les immortels, disait-il encore, n'ont pas besoin que vous leur amassiez des biens, quand leur occupation journalière est de les répartir parmi les humains[528].» Dès la seconde moitié de la journée, les Gaulois aperçurent la ville et le temple, dont les avenues ornées d'une multitude de statues, de vases, de chars tout brillans d'or, réverbéraient au loin l'éclat du soleil.
Note 527: Locupletes Deos largiri hominibus oportere.
Just. l. XXIV, c. 6.
Note 528: Quos (Deos immortales) nullis opibus egere ut qui eas
largiri hominibus soleant. Idem, ibid.
La ville de Delphes, bâtie sur le penchant d'un des pics du Parnasse, au milieu d'une vaste excavation naturelle, et environnée de précipices dans presque toute sa circonférence, n'était protégée ni par des murailles, ni par des ouvrages fortifiés; sa situation paraissait suffire à sa sauve-garde. L'espèce d'amphithéâtre sur lequel elle posait possédait, dit-on, la propriété de répercuter le moindre son; grossis par cet écho et multipliés par les nombreuses cavernes dont les environs du Parnasse étaient remplis, le roulement du tonnerre, ou le bruit de la trompette, ou le cri de la voix humaine, retentissaient et se prolongeaient long-temps avec une intensité prodigieuse[529]. Ce phénomène, que le vulgaire ne pouvait s'expliquer, joint à l'aspect sauvage du lieu, le pénétrait d'une mystérieuse frayeur, et, suivant l'expression d'un ancien, concourait à faire sentir plus puissamment la présence de la Divinité[530].
Note 529: Quamobrem et hominum clamor et si quando accedit tubarum sonus personantibus et respondentibus inter se rupibus multiplex audiri. Justin. l. XXIV, c. 6.
Note 530: Quæ res majorem majestatis terrorem ignaris rei et admirationem stupentibus plerumque affert. Idem, ibid.
Au-dessus de la ville, vers le nord, paraissait le temple d'Apollon, magnifiquement construit et orné d'un frontispice en marbre blanc de Paros. L'intérieur de l'édifice communiquait par des soupiraux à un gouffre souterrain, d'où s'exhalaient des moffettes qui jetaient quiconque les respirait dans un état d'extase et de délire[531]; c'était près d'une de ces bouches, d'autres disent même au-dessus, que la grande-prêtresse d'Apollon, assise sur le siége à trois pieds, dictait les réponses de son dieu, au milieu des plus effroyables convulsions. Rien n'était plus révéré et réputé plus infaillible que les paroles prophétiques descendues du trépied; les colonies grecques en avaient porté la célébrité dans toutes les parties du monde connu, et jusque chez les nations les plus sauvages. Aussi voyait-on en Grèce, comme hors de la Grèce, les peuples, les rois, les simples citoyens faire assaut de générosité envers Apollon Delphien, dont le trésor devint tellement considérable qu'il passa en proverbe pour signifier une immense fortune[532]. Il est vrai que, soixante-treize ans avant l'arrivée des Gaulois, le temple avait été dépouillé par les Phocidiens de ses objets les plus précieux[533]; mais, depuis lors, de nouveaux dons avaient afflué à Delphes; et le dieu avait déjà recouvré une partie de son ancienne opulence, quand les Gaulois vinrent dresser leurs tentes au pied du Parnasse.
Note 531: Mentes in vecordiam vertit. Justin. l. XXIV, c. 6.
—Diodor. Sicul. l. XVI.—Pausan. l. X. c. 5.
—Plutarch. de Orac. def.
Note 532: Χρήματα Άφήτορος. Άφήτωρ, l'archer, un des surnoms
d'Apollon.
Note 533: Diodore de Sicile (l. XVI) estime à dix mille talens, cinquante-cinq millions de notre monnaie, les matières d'or et d'argent que les Phocidiens firent fondre après le pillage du temple; il s'y trouvait en outre des sommes considérables en argent monnayé.
Du plus loin que le Brenn aperçut les milliers de monumens votifs qui garnissaient les alentours du temple, il se fit amener quelques pâtres que ses soldats avaient pris, et leur demanda en particulier si ces objets étaient d'or massif et sans alliage. Les captifs le détrompèrent. «Ce n'est, lui répondirent-ils, que de l'airain légèrement couvert d'or à la superficie[534].» Mais le Gaulois les menaça des plus grands supplices s'ils dévoilaient un tel secret à qui que ce fût dans son armée; il voulut même qu'ils affirmassent publiquement le contraire; et, convoquant sous sa tente ses principaux chefs, il interrogea à haute voix les prisonniers, qui déclarèrent, suivant ses instructions, que les monumens dont la colline était couverte ne contenaient que de l'or, de l'or pur et massif[535]. Cette bonne nouvelle se répandit aussitôt parmi les soldats, et tous en conçurent un redoublement de courage.
Note 534: Τά μέν ένδον έστί χαλκός, τά δέ έξωθεν χρυσός έξπελήλαται λεπτός. Polyæn. Stratag. l. VII, c. 35.
Note 535: Ώς πάντα εϊη χρυσός. Polyæn. Strat. loc. cit.
Le Brenn avait fait halte au pied de la montagne; il y délibéra avec les chefs de son conseil s'il fallait laisser aux soldats la nuit pour se reposer des fatigues de la marche, ou entreprendre immédiatement l'escalade de Delphes. La forte situation de la place, qui n'était accessible que par un rocher étroit, et qu'il était si aisé de défendre avec une poignée d'hommes, l'intimidait; il demandait la nuit pour reconnaître les lieux, pour disposer ses mesures, pour rafraîchir ses troupes[536]. Mais les autres chefs émirent un avis contraire; deux surtout, le Gall Eman[537] et Thessalorus, qui était vraisemblablement comme Orestorius un aventurier d'origine grecque, insistèrent pour que l'assaut fût tenté à l'instant même. «Point de délai, dirent-ils; profitons du trouble de l'ennemi: demain, les Delphiens auront eu le temps de se rassurer, sans doute aussi de recevoir des secours et de fermer les passages que la surprise et la confusion nous laissent actuellement ouverts[538].» Les soldats mirent fin à ces hésitations en se débandant pour courir la campagne et piller.
Note 536: Justin, l. XXIV, c. 7.
Note 537: Aimhean, agréable, beau.
Note 538: Amputari moras jubent, dùm imparati hostes….. interjectâ nocte et animos hostibus, forsitan et auxilia accessura. Justin. l. XXIV, c. 7.
Depuis quelque temps, ils souffraient de la disette de subsistances; car eux-mêmes avaient épuisé le pays au nord de l'Œta, et le long séjour de l'armée grecque avait eu le même résultat dans les campagnes situées au midi. Se trouvant tout à coup dans un pays abondamment pourvu de vin et de vivres de toute espèce, parce que l'immense concours de monde qui visitait annuellement le temple de Delphes mettait les habitans de la ville et des bourgs environnans dans la nécessité de faire de grandes provisions, les Gaulois ne songèrent plus qu'à se dédommager des privations passées, avec autant de joie et de confiance que s'ils avaient déjà vaincu[539]. On prétend qu'à ce sujet l'oracle d'Apollon avait donné un avis plein de sagesse; dès la première rumeur de l'approche de l'ennemi, il défendit aux gens de la campagne d'enlever et de cacher leurs magasins de vivres; les Delphiens, à qui cette défense parut d'abord bizarre et incompréhensible, sentirent plus tard combien elle leur avait été salutaire[540]. On dit aussi que les habitans ayant consulté le Dieu sur le sort que l'avenir leur réservait, il leur répondit par ce vers:
«J'y saurai bien pourvoir avec les vierges blanches[541].»
Cette promesse leur rendit la confiance et ils firent avec activité leurs préparatifs. Durant cette nuit, Delphes reçut de tous côtés, par les sentiers des montagnes, de nombreux renforts des peuples voisins; il s'y réunit successivement douze cents Étoliens bien armés, quatre cents hoplites d'Amphysse, un détachement de Phocidiens, ce qui, avec les citoyens de Delphes, forma un corps de quatre mille hommes. On apprit en même temps que la vaillante armée étolienne, après avoir chassé Combutis, s'était reportée sur le chemin d'Élatia, et, grossie de bandes phocidiennes et béotiennes, travaillait à empêcher la jonction de l'armée gauloise d'Héraclée avec la division qui assiégeait Delphes[542].
Note 539: Desertis signis ad occupanda omnia pro victoribus
vagabantur. Idem, ibid.
Note 540: Prohibiti agrestes messes vinaque villis efferre.
Justin. loc. citat.
Note 541: Ferunt ex oraculo hæc fatam esse Pythiam:
«Ego providebo rem istam et albæ virgines.»
Cicer. de Divinat. l. I.—Pausan. l. X, p. 652.
Note 542: Pausan. l. X, p. 652.
Pendant cette même nuit, le camp des Gaulois fut le théâtre de la plus grossière débauche, et lorsque le jour parut, la plupart d'entre eux étaient encore ivres[543]; cependant il fallait livrer l'assaut sans plus de délai, car le Brenn sentait déjà tout ce que lui coûtait le retard de quelques heures. Il rangea donc ses troupes en bataille, leur énumérant de nouveau tous les trésors qu'ils avaient sous les yeux, et ceux qui les attendaient dans le temple[544], puis il donna le signal de l'escalade. L'attaque fut vive et soutenue par les Grecs avec fermeté. Du haut de la pente étroite et raide que les assaillans avaient à gravir pour approcher la ville, les assiégés faisaient pleuvoir une multitude de traits et de pierres dont aucun ne tombait à faux. Les Gaulois jonchèrent plusieurs fois la montée de leurs morts; mais chaque fois ils revinrent à la charge avec audace, et forcèrent enfin le passage. Les assiégés, contraints de battre en retraite, se retirèrent dans les premières rues de la ville, laissant libre l'avenue qui conduisait au temple; le flot des Gaulois s'y précipita; bientôt toute cette multitude fut occupée à dépouiller les oratoires qui avoisinaient l'édifice, et enfin le temple lui-même[545].
Note 543: Hesterno mero saucii. Justin. l. XXIV, c. 8.
Note 544: Idem, c. 7.
Note 545: Brennus Apollinis templum ingressus. Valer. Maxim. l. I, c. 1.—Delphos Galli spoliaverunt. Tit. Liv. l. XXVIII, c. 47; l. XI, c. 58.—Diod. Sicul. l. V, p. 309.—Justin. l. XXXII, c. 3.—Athenæ. bell. Illyric. p. 758.—Scholiast. Callimach. hymn. in Del. v. 173.
On était alors en automne, et durant le combat il s'était formé un de ces orages soudains si fréquens dans les hautes chaînes de la Hellade; il éclata tout à coup, versant sur la montagne des torrens de pluie et de grêle. Les prêtres et les devins attachés au temple d'Apollon se saisirent d'un incident propre à frapper l'esprit superstitieux des Grecs. L'œil hagard, la chevelure hérissée, l'esprit comme aliéné[546], ils se répandirent dans la ville et dans les rangs de l'armée, criant que le Dieu était arrivé. «Il est ici, disaient-ils; nous l'avons vu s'élancer à travers la voûte du temple, qui s'est fendue sous ses pieds: deux vierges armées, Minerve et Diane, l'accompagnent. Nous avons entendu le sifflement de leurs arcs et le cliquetis de leur lances. Accourez, ô Grecs, sur les pas de vos dieux, si vous voulez partager leur victoire[547]!» Ce spectacle, ces discours prononcés au bruit de la foudre, à la lueur des éclairs, remplissent les Hellènes d'un enthousiasme surnaturel, ils se reforment en bataille et se précipitent, l'épée haute, vers l'ennemi. Les mêmes circonstances agissaient non moins énergiquement, mais en sens contraire, sur les bandes victorieuses; les Gaulois crurent reconnaître le pouvoir d'une divinité, mais d'une divinité irritée[548]. La foudre, à plusieurs reprises, avait frappé leurs bataillons, et ses détonations, répétées par les échos, produisaient autour d'eux un tel retentissement qu'ils n'entendaient plus la voix de leurs chefs[549]. Ceux qui pénétrèrent dans l'intérieur du temple avaient senti le pavé trembler sous leurs pas[550]; ils avaient été saisis par une vapeur épaisse et méphitique qui les consumait et les faisait tomber dans un délire violent[551]. Les historiens rapportent qu'au milieu de ce désordre on vit apparaître trois guerriers d'un aspect sinistre, d'une stature plus qu'humaine, couverts de vieilles armures, et qui frappèrent les Gaulois de leurs lances. Les Delphiens reconnurent, dit-on, les ombres de trois héros, Hypérochus et Laodocus, dont les tombeaux étaient voisins du temple, et Pyrrhus, fils d'Achille[552]. Quant aux Gaulois, une terreur panique les entraîna en désordre jusqu'à leur camp, où ils ne parvinrent qu'à grand'peine, accablés par les traits des Grecs et par la chute d'énormes rocs qui roulaient sur eux du haut du Parnasse[553]. Dans les rangs des assiégés, la perte ne laissa pas non plus que d'être considérable.
Note 546: Repentè universorum templorum antistites, simul et ipsi
vates, sparsis crinibus…. pavidi vecordesque….
Justin. l. XXIV, c. 8.
Note 547: Adesse Deum; eum se vidisse desilientem in templum per culminis aperta fastigia… audisse stridorem arcûs ac strepitum armorum. Justin. l. XXIV, c. 8.
Note 548: Præsentiam Dei et ipsi statim sensêre. Idem, ibid.
Note 549: Βρονταί τε καί κεραυνοί συνεχεϊς έγίνοντο, καί οί μέν έξέπληττόν τε τούς Κελτούς, καί δέχεσθαι τοίς ώσί τά παραγγελλόμενα έκώλυον,. Pausan. l. X, p. 652.
Note 550: Ή τε γή πάσα βιαωως έσείετο. Pausan. loc. citat.
—Terræ motu. Justin. l. XXIV, c. 8.
Note 551: Pausan. loc. citat.
Note 552: Τά τε τών ήςώων τηνικαύτά σφισιν έφάνη φάσματα… Pausan. l. X, p. 650.—Δείματά τε άνδρες έφίσταντο όπλΐται τοϊς βαρβάροις. Idem, l. I, p. 7.
Note 553: Pausan. l. X, ut sup. et l. I, p. 7.—Portio montis abrupta. Justin. l. XXIV, c. 8.
A cette désastreuse journée succéda, pour les Kimro-Galls, une nuit non moins terrible; le froid était très-vif, et la neige tombait en abondance; outre cela, des fragmens de roc arrivaient sans interruption dans le camp situé trop près de la montagne, écrasaient les soldats non par un ou deux à la fois, mais par masses de trente et quarante, lorsqu'ils se rassemblaient ou pour faire la garde, ou pour prendre du repos[554]. Le soleil ne fut pas plus tôt levé que les Grecs, qui se trouvaient dans la ville, firent une vigoureuse sortie, tandis que ceux de la campagne attaquaient l'ennemi par descendus à travers les neiges par des sentiers qui n'étaient connus que d'eux, le prirent en flanc, et l'assaillirent de flèches et de pierres sans courir eux-mêmes le moindre danger. Cernés de toutes parts, découragés, et d'ailleurs fortement incommodés par le froid qui leur avait enlevé beaucoup de monde durant la nuit, les Gaulois commençaient à plier; ils furent soutenus quelque temps par l'intrépidité des guerriers d'élite qui combattaient auprès du Brenn et lui servaient de garde. La force, la haute taille, le courage de cette garde frappèrent d'étonnement les Hellènes[555]; à la fin, le Brenn ayant été blessé dangereusement, ces vaillans hommes ne songèrent plus qu'à lui faire un rempart de leur corps et à l'emporter. Les chefs alors donnèrent le signal de la retraite, et, pour ne pas laisser leurs blessés entre les mains de l'ennemi, ils firent égorger tous ceux qui n'étaient pas en état de suivre; l'armée s'arrêta où la nuit la surprit[556].
Note 554: Pausan. l. X, p. 653.
Note 555: Pausan. l. X, p. 653.
Note 556: Idem, loc. cit.
La première veille de cette seconde nuit était à peine commencée, lorsque des soldats, qui faisaient la garde, s'imaginèrent entendre le mouvement d'une marche nocturne et le pas lointain des chevaux. L'obscurité déjà profonde ne leur permettant pas de reconnaître leur méprise, ils jetèrent l'alarme, et crièrent qu'ils étaient surpris, que l'ennemi arrivait. La faim, les dangers et les événemens extraordinaires qui s'étaient succédé depuis deux jours avaient ébranlé fortement toutes les imaginations. A ce cri, «l'ennemi arrive!» les Gaulois, réveillés en sursaut, saisirent leurs armes, et croyant le camp déjà envahi, ils se jetaient les uns contre les autres, et s'entretuaient. Leur trouble était si grand qu'à chaque mot qui frappait leurs oreilles, ils s'imaginaient entendre parler le grec, comme s'ils eussent oublié leur propre langue. D'ailleurs l'obscurité ne leur permettait ni de se reconnaître, ni de distinguer la forme de leurs boucliers[557]. Le jour mit fin à cette mêlée affreuse; mais, pendant la nuit, les pâtres phocidiens qui étaient restés dans la campagne à la garde des troupeaux coururent informer les Hellènes du désordre qui se faisait remarquer dans le camp gaulois. Ceux-ci attribuèrent un événement aussi inattendu à l'intervention du dieu Pan[558], de qui provenaient, dans la croyance religieuse des Grecs, les terreurs sans fondement réel; pleins d'ardeur et de confiance, ils se portèrent sur l'arrière-garde ennemie. Les Gaulois avaient déjà repris leur marche, mais avec langueur, comme des hommes découragés, épuisés par les maladies, la faim et les fatigues. Sur leur passage, la population faisait disparaître le bétail et les vivres, de sorte qu'ils ne pouvaient se procurer quelque subsistance qu'après des peines infinies et à la pointe de l'épée. Les historiens évaluent à dix mille le nombre de ceux qui succombèrent à ces souffrances; le froid et le combat de la nuit en avaient enlevé tout autant, et six mille avaient péri à l'assaut de Delphes[559]; il ne restait donc plus au Brenn que trente-neuf mille hommes lorsqu'il rejoignit le gros de son armée dans les plaines que traverse le Céphisse, le quatrième jour depuis son départ des Thermopyles.
Note 557: Άναλαβόντες οΰν τά όπλα, καί διαστάντες έκτεινόν τε άλλήλους, καί άνά μέρος έκτείνοντο, οϋτε γλώσσης τής έπιχωρίου συνιέντες, οϋτε τάς άλλήλων μορφάς, οϋτε τών θυρεών καθορώντες τά σχήματα. Pausan. l. X, p. 654.
Note 558: Ή έκ τώ θεοϋ μανία. Idem, ibid.
Note 559: Pausan. l. X, p. 654.
On a vu plus haut qu'après la déroute des Hellènes dans ce défilé fameux, le lieutenant du Brenn était rentré au camp d'Héraclée; il y avait cantonné une partie de ses forces pour le garantir d'une surprise durant son absence, et il s'était remis en route sur les traces de son général; mais un seul jour avait bien changé la face des choses. L'armée étolienne était arrivée dans la Phocide, et les troupes grecques qui s'étaient réfugiées sur les galères athéniennes dans le golfe Maliaque venaient de débarquer en Béotie. La prudence ne permettait donc point au chef gaulois de s'engager dans les défilés du Parnasse avec tant d'ennemis derrière lui; et force lui fut d'attendre, sur la défensive, le retour de la division de Delphes; il se trouva à temps pour en couvrir la retraite[560].
Note 560: Pausan. l. X, p. 654.
Les blessures du Brenn n'étaient pas désespérées[561]; cependant, soit crainte du ressentiment de ses compatriotes, soit douleur causée par le mauvais succès de l'entreprise, aussitôt qu'il vit sa division hors de danger, il résolut de quitter la vie. Ayant convoqué autour de lui les principaux chefs de l'armée, il remit son titre et son autorité entre les mains de son lieutenant, et s'adressant à ses compagnons: «Débarrassez-vous, leur dit-il, de tous vos blessés sans exception, et brûlez vos chariots; c'est le seul moyen de salut qui vous reste[562].» Il demanda alors du vin, en but jusqu'à l'ivresse, et s'enfonça un poignard dans la poitrine[563]. Ses derniers avis furent suivis pour ce qui regardait les blessés, car le nouveau Brenn fit égorger dix mille hommes qui ne pouvaient soutenir la marche[564]; mais il conserva la plus grande partie des bagages.
Note 561: Τώ δέ Βρέννψ κατά μέν τά τραύματα έλείπετο έτι σωτηρίας έλπίς. Idem, l. X, p. 655.
Note 562: Diod. Sicul. l. XXII, p. 870.
Note 563: Άκρατον πολύν έμφορησάμενος έαυτόν άπέσφαξε.
Diod. Sicul. l. XXII, p. 870.—Pugione vitam finivit.
Justin. l. XXIV, c, 8.—Pausan. l. X, p. 655.
Note 564: Diodor. Sicul. l. XXII, p. 870.
Comme il approchait des Thermopyles, les Grecs, sortant d'une embuscade, se jetèrent sur son arrière-garde, qu'ils taillèrent en pièces. Ce fut dans ce pitoyable état que les Gaulois gagnèrent le camp d'Héraclée. Ils s'y reposèrent quelques jours avant de reprendre leur route vers le nord. Tous les ponts du Sperchius avaient été rompus, et la rive gauche du fleuve occupée par les Thessaliens accourus en masse; néanmoins l'armée gauloise effectua le passage[565]. Ce fut au milieu d'une population tout entière armée et altérée de vengeance qu'elle traversa d'une extrémité à l'autre la Thessalie et la Macédoine, exposée à des périls, à des souffrances, à des privations toujours croissantes, combattant sans relâche le jour, et la nuit n'ayant d'autre abri qu'un ciel froid et pluvieux[566]. Elle atteignit enfin la frontière septentrionale de la Macédoine. Là se fit la distribution du butin; puis les Kimro-Galls se séparèrent immédiatement en plusieurs bandes, les uns retournant dans leurs pays, les autres cherchant ailleurs de nouveaux alimens à leur turbulente activité.
Note 565: Pausan. l. X, p. 655.
Note 566: Nulla sub tectis acta nox, assidui imbres et gelu….. fames… lassitudo. Justin. l. XXII, c. 8.
Ceux qui se résignèrent au repos choisirent un canton à leur convenance au pied septentrional du mont Scardus ou Scordus sur la frontière même de la Grèce; ils y firent venir leurs femmes et leurs enfans, et s'y établirent sous le commandement d'un chef de race kimrique, nommé Bathanat, c'est-à-dire fils de sanglier[567]; cette colonie fut la souche des Gallo-Scordiskes. Les Tectosages échappés au désastre de la retraite se divisèrent en deux bandes; l'une retourna en Gaule, emportant dans le bourg de Tolosa le butin qui lui révenait du pillage de la Grèce; mais chemin faisant, plusieurs d'entre eux s'arrêtèrent dans la forêt Hercynie et s'y fixèrent[568]; la seconde bande, réunie aux Tolistoboïes et à une horde de Galls, prit le chemin de la Thrace sous la conduite de Comontor[569]. C'est à cette dernière que nous nous attacherons de préférence; ses courses et ses exploits merveilleux en Thrace et dans la moitié de l'Asie feront la matière du chapitre suivant.
Note 567: Βαθανάτος. Athen. l. VI, c. 5.—Baedhan, cochon mâle; nat, gnat, fils. Baedhan fut aussi le nom d'un guerrier fameux du temps du roi Arthur. Cf. Owen's Welsh. diction.
Note 568: Σκεδασθέντες άλλοι άπα άλλα μέρη κατά διχοστασίαν. Strab.
l. IV, p. 188.—Pars in antiquam patriam Tolosam… pars in Thraciam.
Justin. hist. XXXII, c. 3.—Circùm Hercyniam silvam…
Cæsar. l. VI, c. 24.
Note 569: Κομοντόριος, Polyb. l. IV, p. 313.