Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu'à nos jours. Tome IV
LIVRE QUATORZIÈME.
CHAPITRE I.
GUERRE DE 1812.
Sir George Prévost; sa politique.--Situation des rapports entre l'Angleterre et les Etats-Unis.--Premières hostilités sur mer.--Le parti de la guerre l'emporte à Washington.--La guerre est déclarée.--L'Angleterre adopte un système défensif.--Forces des Etats-Unis.--Organisation de la défense du Canada.--Zèle du clergé catholique.--M. Plessis travaille à faire reconnaître officiellement le catholicisme par le gouvernement.--Mission secrète de John Henry aux Etats-Unis et son résultat.--Mouvement des forces américaines,--Le général Hull envahit le Canada et puis se retire. --Divers escarmouches et combats.--Le général Brock fait prisonnier le général Hull avec ses soldats.--Van Rensalaer envahit le Canada,--Combat de Queenston; mort du général Brock.--Défaite de l'ennemi.-- Nouvelle et inutile invasion du Canada par le général Smith.--Le général Dearborn fait mine d'attaquer le Bas-Canada, puis se retire.--Evénemens sur mer.--Session du parlement.--Il élève les droits de douane pour faire face aux dépenses de la guerre.
Les querelles qui avaient troublé l'administration de Craig et les manifestations populaires qui s'étaient fait jour par la voie de l'assemblée, avaient fait une double impression au dehors. Aux Etats-Unis elles avaient enhardi le parti de la guerre et augmenté ses espérances; en Angleterre elles avaient porté le gouvernement à regarder les Canadiens d'une manière plus favorable et à travailler, à adoucir l'âpreté qui régnait dans les relations entre le gouvernement et les représentans.
L'incapacité et la violence de Craig avaient été la cause des troubles récens. Une conduite contraire pouvait ramener le calme dans les esprits. Le gouverneur de la Nouvelle-Ecosse, Sir George Prévost, ancien militaire d'origine Suisse, offrait toutes les conditions désirables dans la circonstance. C'était un homme sage, modéré, qui possédait ce bon sens et cette impartialité si rares chez les agens métropolitains depuis quelque temps.
Voyant d'un côté la puissance énorme de l'Angleterre, et de l'autre la faiblesse de la colonie, ces agens prenaient pour base de leur conduite la force relative des deux parties, et non l'esprit de la constitution. Ils voyaient la métropole personnifiée en eux, et se persuadaient que toutes les oppositions qu'éprouvaient leur volonté, étaient des oppositions malveillantes et factieuses dirigées contre la suprématie anglaise. Ce moyen de réfuter les erreurs que leur partialité ou leur ignorance leur faisait commettre, avait bien l'avantage de mettre leur responsabilité, leur discrétion, leurs talens à l'abri, mais il transportait la querelle sur un terrain dangereux pour l'avenir; sur le terrain de l'alliance entre la colonie et la métropole, de la rébellion et de l'indépendance.
En prenant les rênes du pouvoir, sir George Prévost travailla à calmer les esprits et à faire oublier les animosités que les démêlés violens avec son prédécesseur avaient pu laisser dans les coeurs. Il montra la plus grande confiance dans la fidélité des Canadiens qu'on ne cessait point de traiter de rebelles; il s'étudia à prouver en toute occasion que ces accusations n'avaient laissé aucune impression dans l'esprit de l'Angleterre ni dans le sien. Il nomma le prisonnier de sir James Craig, M. Bedard, juge des Trois-Rivières; il fit M. Bourdages, adversaire non moins ardent de cette administration, colonel de milice, et l'expérience démontra deux choses; que cette conduite était prudente et sage, et que le mensonge, la calomnie, la persécution n'avaient point affaibli le sentiment de la fidélité dans l'âme de ces deux patriotes.
Bientôt la plus grande sympathie s'établit entre lui et le peuple. Le choix du roi avait été dicté sans doute par la situation dans laquelle se trouvaient ses rapports avec les Etats-Unis; car on doit remarquer que la guerre réelle ou imminente avec la république voisine a toujours assuré aux Canadiens des gouverneurs populaires, et qu'au contraire la paix au dehors a été généralement le temps des troubles au dedans. En temps de danger extérieur, toute agression contre les droits des Canadiens cessait; le danger passé, la voix de l'Angleterre se taisait et aussitôt la consanguinité de race assurait sa sympathie à ceux qui voulaient leur anéantissement national, et en attendant leur asservissement politique. Mais un grand peuple, dit Thierry, 12 ne se subjugue pas aussi promptement que sembleraient le faire croire les actes officiels de ceux qui le gouvernent par le droit de la force. La résurrection de la nation grecque prouve que l'on s'abuse étrangement en prenant l'histoire des rois ou même des peuples conquérans pour celle de tout le pays sur lequel ils dominent.» Un peuple plus petit survit encore longtemps à sa chute.
En effet pour certains peuples il y a des jours où la providence semble venir à eux pour ranimer leurs espérances. Les Etats-Unis ont déjà plus d'une fois arrêté, par leur attitude, l'oppression des Canadiens. Le drapeau de cette république possède cet avantage qu'en se déployant dans le ciel, il en impose à la violence et paralyse le bras qui cherche à effacer un peuple du livre des nations.
La guerre était imminente avec cette puissance. Nous avons exposé dans le dernier chapitre les causes des difficultés qui s'étaient élevées entre les deux gouvernemens, et ce que l'on avait fait jusqu'en 1809. A cette époque, M. Madison remplaçait M. Jefferson, ancien ami et ancien disciple de Washington, comme président des Etats-Unis. On crut un moment à un arrangement amical avec l'Angleterre: le ministre de Londres à Washington annonça que les ordres en conseil qui défendaient tout commerce avec la France et ses alliés, et qui avaient motivé le décret de Milan promulgué par Napoléon, qui défendait à son tour tout commerce avec l'Angleterre et ses colonies, allaient être retirés en ce qui regardait la république; mais ce ministre ayant été désavoué par son gouvernement, les rapports entre les deux puissances s'étaient envenimés depuis lors de plus en plus, surtout après la révocation des décrets français de 1810, sans que l'Angleterre modifiât les siens. Les vaisseaux de guerre des deux nations en faisant la police sur les mers, entravaient de plus en plus le commerce et précipitaient le dénouement. La frégate, la Présidente, commandée par le commodore Rogers, prit un sloop de guerre anglais après lui avoir tué beaucoup de monde. Dans le même temps les Indiens de l'Ouest se montrèrent hostiles, et le général Harrison ne put les intimider qu'en leur faisant essuyer une sanglante défaite sur les bords de la Wabash dans l'Indiana. Les ennemis que l'Angleterre avait dans la république attribuèrent les hostilités des Indiens aux intrigues de ses agens, et demandèrent à grands cris la guerre.
Ce parti travaillait depuis longtemps à augmenter ses forces et è parvenir au pouvoir. Le moment paraissait enfin arrivé où il allait voir ses espérances couronnées de succès et obtenir la majorité au congrès. L'Angleterre était dans le tort de la guerre en Espagne, et Napoléon, qui était maintenant en bonne intelligence avec la république, s'élançait dans cette campagne de Russie où il devait gagner ou perdre le sceptre du monde. Animés par les grands événemens, une ardeur toute militaire n'empara des Américains et le cri aux armes retentit dans une grande partie du pays. Le congrès s'émut; le capitole retentit des plaintes et des griefs que l'on reprochait à la dominatrice des mers. Des discours véhémens excitèrent la lenteur craintive des agriculteurs et des marchanda; des orateurs et des journaux annoncèrent que la guerre proclamée, le gouvernement américain n'aurait qu'à ouvrir les bras pour recevoir le Canada retenu malgré lui sous le joug d'une métropole européenne, et que les habitans attendaient avec impatience l'heure de leur délivrance. «Le moment, disait le message du président, M. Madison, en 1811 au congrès, exige des gardiens des droits nationaux un ensemble de dispositions plus amples pour les soutenir. Malgré la justice scrupuleuse, la grande modération et tous les efforts des Etats-Unis pour substituer aux dangers nombreux que court la paix des deux paya, nous avons vu que le cabinet anglais non seulement persiste à refuser toute satisfaction pour nos torts, mais veut encore faire exécuter jusqu'à nos portes des mesures qui dans les circonstances actuelles ont le caractère et l'effet de la guerre contre notre commerce légitime. En présence de cette volonté évidente et inflexible de fouler aux pieds les droits qu'aucune nation indépendante ne peut abandonner, le congrès sentira la nécessité d'armer les Etats-Unis pour les mettre dans cette situation que la crise commande, et pour répondre à l'esprit et aux espérances de la nation.»
Après avoir mis un embargo sur tous les vaisseaux qui se trouvaient dans leurs ports, les deux chambres passèrent une loi pour déclarer la guerre à la Grande-Bretagne. Tous les préparatifs de guerre étaient pour ainsi dire à faire. Il n'y avait ni armée, ni généraux, ni matériel. Il fallait tout former et tout organiser avec hâte et précipitation. Malgré l'enthousiasme apparent, les républicains américains n'avaient point alors plus qu'aujourd'hui l'ambition des victoires et de la gloire militaire. Ce grand mobile des peuples européens manque presque totalement aux peuples du Nouveau-Monde. Ceux-ci n'ont point acquis les contrées qu'ils occupent par de brillantes victoires; ils ns sont point venus s'asseoir en conquérans aux foyers d'une civilisation vieillie et dégénérée. Leurs souvenirs historiques ne consistent ni en conquêtes, ni en croisades, ni en châteaux forts, ni en chevalerie. Tout ce mouvement, toute cette pompe guerrière et poétique qui caractérisent la naissance et la formation des nations modernes de l'Europe, sont des événemens inconnus à l'Amérique. Le Nouveau-Monde fut découvert et établi au moment où les formes de la société de l'ancien allaient changer, et où l'homme qui travaille et l'homme qui souffre, formant la masse des peuples, allait commencer à s'agiter pour obtenir un gouvernement fondé sur ses besoins, et qui fût capable de prendre la place d'un gouvernement militaire caractérisé par la noblesse et la chevalerie.
Le mobile des hommes d'aujourd'hui est un intérêt froid et calculateur. C'est le seul de la république américaine. La guerre du Canada après la première ardeur passée, parut une spéculation chanceuse. Aussi craignant de trop s'aventurer, ce peuple marcha-t-il avec précaution; ce qui fit de la guerre de 1812 une guerre d'escarmouches où il se cueillit peu de lauriers des deux côtés. Engagée comme elle l'était en Europe, l'Angleterre résolut dès l'abord de se tenir sur la défensive, et de marcher en avant seulement lorsque cela serait nécessaire pour mieux assurer le système qu'elle avait adopté. C'était le seul du reste qu'elle pouvait suivre avec les forces qu'elle avait à sa disposition en Amérique. L'immensité de sa frontière coloniale rendait sa situation d'autant plus difficile que le St.-Laurent est fermé une partie de l'année par les glaces, et que la partie de son territoire que baigne l'océan à la Nouvelle-Ecosse, était séparée du Canada par des forêts et de vastes territoires inhabités. Le courage des colons eux-mêmes appuyés des secours qu'elle pourrait leur envoyer, devait former la principale barrière.
Le gouvernement des Etats-Unis ordonna d'enrôler 25 mille hommes, de lever 50 mille volontaires, et d'appeler 100 mille miliciens sous les armes pour la garde des côtes et des frontières. Le général Dearborn, vieil officier de la révolution, fut nommé commandant en chef des armées de la république. Mais ces masses d'hommes étaient plus formidables sur le papier que sur le champ de bataille. Le gouvernement américain manquait d'expérience pour les faire mouvoir d'une manière dangereuse pour la sûreté des possessions anglaises, qui n'auraient pu résister à de pareilles forces si elles avaient été mises en mouvement avec la sienne et l'unité stratégique de l'Europe. Les 175 mille hommes armés des Etats-Unis excédaient toute la population male du Canada capable de porter les armes.
Cependant le Canada de préparait à faire tête à l'orage avec un zèle et une confiance qui étaient de bon augure. Sir George Prévost en arrivant à Québec, alla visiter le district de Montréal et la frontière du lac Champlain; il examina les postes fortifiés et les positions militaires de la rive droite du St.-Laurent. Partout la population était animée du meilleur esprit. Il y avait bien eu un instant quelques tergiversations parmi quelques jeunes membres de la chambre outrée de la conduite de Craig. Il y avait même eu une réunion secrète à Québec chez M. Lee, où assistaient MM. Viger, L. J. Papineau, Borgia, et plusieurs autres, pour délibérer s'il ne conviendrait pas de rester neutres et de laisser au parti qui dominait le pouvoir oppresseur qui nous gouvernait, à le défendre comme il pourrait; mais M. Bédard et ses amis s'y étaient opposés et le projet avait été abandonné.
Le parlement se réunit deux fois en 1812. Le gouverneur lui recommanda de renouveler les actes nécessaires à la sauve-garde du gouvernement. C'était demander le renouvellement de la loi miteuse des suspects dont la dernière administration avait tant abusé. La chambre répondit qu'elle s'en occuperait. Sir George Prévost s'empressa de répliquer qu'il ne pouvait s'empêcher de regretter qu'elle eût cru devoir arrêter son attention sur des procédés antérieurs; qu'il l'engageait à porter ses soins sur l'état actuel des affaires, que c'était le moyen le plus efficace de manifester son zèle pour le bien public et d'assurer la tranquillité de la province. La chambre était bien disposée à accepter sa parole, mais elle voulait s mettre en garde contre l'avenir; elle fit plusieurs amendements à la loi dans lesquels elle conféra au gouverneur seul le pouvoir confié jusque là au conseil exécutif, d'emprisonner les personnes soupçonnées de trahison, et statua qu'aucun membre des deux chambres ne pourrait être arrêté, amendemens qui font voir assez dans quel discrédit étaient tombés les conseillers puisqu'elle prêterait s'exposer à la tyrannie d'un seul homme étranger au pays.
Le conseil législatif refusa d'admettre l'amendement, qui comportait trop directement le censure de la conduite de ses principaux membres, et malgré une conférence entre les deux chambres pour s'entendre, la loi tomba à la satisfaction de tout le monde. La preuve la plus convaincante qu'elle n'avait été qu'un moyen d'oppression, c'est qu'on l'effaçait du livre des statuts à l'entrée de la guerre, c'est-à-dire au moment du plus grand danger.
La chambre vota ensuite l'argent nécessaire, et passa une loi pour organiser la défense de la province en levant des soldats et en organisant et armant la milice. Elle adopta en même temps une résolution pour repousser lea atteintes faites à sa loyauté par le dernier gouverneur. Elle déclara qu'il était du au bon caractère des Canadiens d'adopter quelque mesure pour informer le roi des événemens qui avaient eu lieu sous l'administration de sir James Craig, et des causes qui les avaient amenés, afin qu'il pût prendre les précautions nécessaires pour empêcher à l'avenir le retour de pareils abus.
Elle résolut encore, sur la proposition de M. Lee, de faire une investigation sur l'état de la province et sur les événemens qui avaient signalé la dernière administration. Cette proposition fut secondée par M. L. J. Papineau, qui montrait déjà les talens oratoires de son père; elle passa presque à l'unanimité, deux membres seulement votant contre. MM. Lee, Papineau père et fils, Bedard et Viger furent nommés pour former la commission d'enquête, auxquels on ajouta trois autres membres avec ordre de tenir leurs procédés secrets; mais ils ne firent jamais rapport.
Partout maintenant les villes et les campagnes retentiraient du bruit des armes; les milices s'exerçaient sous la direction de leurs officiers; la population française était déjà animée de cette ardeur belliqueuse qui forme un des traits caractéristiques de la race.
Le grand vicaire de l'évêque catholique, M. Roux, adressa un mandement au peuple, dans lequel il semblait n'avoir pu trouver d'expressions assez fortes pour convaincre l'Angleterre de sa fidélité et de son dévouement.
En arrivant en Canada le gouverneur avait travaillé à regagner les bonnes grâces du clergé, que l'on croyait avoir aliéné par les tentatives imprudentes de Craig. Il eut des entrevues avec l'évêque, M. Plessis, qui ne perdit point l'occasion, avec sa présence d'esprit ordinaire, de profiter de la situation des choses pour faire mettre le catholicisme sur un bon pied, et pour faire reconnaître pleinement son existence légale avec tous les droits et privilèges qu'il possède dans les pays catholiques. Ce fut là le but de toute la vie de ce prélat.
Sir George Prévost en vue de la guerre, où les catholiques devaient combattre comme les protestans, manifesta à l'évêque le désir de savoir sur quel pied il serait convenable de mettre à l'avenir les évêques catholiques du Canada. M. Plessis lui présenta un mémoire, 13 où il lui exposait ce qu'étaient les évêques canadiens avant la conquête; ce qu'ils avaient été depuis, et l'état où il serait à désirer qu'ils fussent à l'avenir pour le plus grand avantage du gouvernement et de la religion.
Avant la complète ils gouvernaient leur diocèse à l'instar de ceux de France selon les canons de l'église et les ordonnances du royaume. Ils avaient un chapitre composé de cinq dignités et de douze chanoines, qui était sous leur entière juridiction ainsi que tout le clergé séculier et les communautés religieuses de filles. Ils tenaient leur synode, érigeaient les paroisses, y proposaient des desservans, les révoquaient, visitaient les églises, monastères et lieux de piété, rendaient des ordonnances touchant la discipline et la correction des moeurs, auxquelles les ecclésiastiques et les laïcs étaient obligés de se soumettre, se faisaient rendre les comptes des fabriques, ordonnaient sur le recouvrement et l'emploi de leurs deniers; enfin ils avaient la direction absolue de toute l'administration ecclésiastique et religieuse, et rien ne se pouvait faire dans le clergé séculier, dans les fabriques et dans les monastères sans leur ordre ou leur approbation. Leur surveillance s'étendait jusque sur les écoles.
Depuis la conquête le gouvernement britannique ayant refusé au Canada de recevoir un évêque de France, le chapitre chargé de l'administration du diocèse pendant la vacance du siège épiscopal, s'était considéré comme revenu aux temps qui avaient précédé les concordats, et où l'évêque était élu par le clergé de son église et confirmé par le métropolitain ou par le pape sous le bon plaisir du souverain. Par un acte capitulaire de 1764 M. Briand, membre du chapitre et l'un des vicaires généraux, avait été élu évêque de Québec. Malgré les recommandations du gouverneur Murray, le ministère anglais n'avait point voulu approuver sa nomination, mais l'avait informé qu'il ne serait point troublé. La cour de Rome lui avait accordé des bulles et il avait été consacré à Paris en 66. Revenu en Canada, il avait exercé ses fonctions sans trouble après avoir prêté serment d'allégeance.
Le chapitre de la cathédrale réduit à un petit nombre de membres, n'ayant plus de revenus suffisans pour subsister, s'était éteint insensiblement. Sa dernière assemblée capitulaire était du 10 septembre 1773; le dernier chanoine était mort en 1796.
Du consentement de la cour de Rome et de sir Guy Carleton, un coadjuteur avait été nommé en 72 à l'évêque, qui en avait toujours eu un depuis pour le remplacer après sa mort ou sa résignation. M. Plessis faisait ensuite observer à sir George Prévost que les évêques avaient fait et faisaient encore profession de la loyauté la plus scrupuleuse envers le gouvernement, et avaient cherché en toute occasion à la graver profondément dans l'esprit du clergé et du peuple confié à leurs soins.
Comme l'on savait très bien, qu'ils ne prétendaient exercer d'autorité qu'au spirituel et seulement sur les sujets catholiques de leur diocèse, on ne leur avait contesté ni leur juridiction, ni leur titre d'évêque jusqu'à ces dernières années, où des esprits jaloux se couvrant du spécieux prétexte du zèle pour les intérêts et les prérogatives de la couronne, avaient commencé à élever des doutes sur l'exercice d'une autorité toute canonique et inoffensive de sa nature.
Au mois d'avril 1806, un officier de la couronne avait filé dans une des cours, une requête tendante à troubler cette jouissance, à mettre en force certains statuts impériaux, fruits malheureux des animosités religieuses du 16e siècle, à anéantir l'autorité et le titre de l'évêque catholique, à faire déclarer nulle la seule ordonnance qui eut reconnu cette autorité, et à prétendre faussement que même avant la conquête, l'évêque de Québec n'avait pas droit d'ériger de paroisses dans son diocèse. Ces avancés répétés dans les cours avaient été artificieusement répandus dans les papiers publics.
L'évêque concluait par demander que lui et ses successeurs fussent civilement reconnus pour évêques catholiques de Québec ayant sous leur juridiction épiscopale les catholiques des colonies de l'Amérique britannique du nord; en attendant que par un accord entre Rome et l'Angleterre il fût érigé d'autres évêchés catholiques dans ces contrées, avec tous les droits qu'ils avaient exercés jusqu'à ce jour; qu'aucune paroisse catholique ne pût être érigée sans l'intervention préalable de l'évêque; qu'il fût maintenu dans la possession où il était de proposer aux cures et aux missions catholiques; que la propriété du palais épiscopal lui fût confirmé et qu'il fût autorisé à acquérir à l'avenir. Enfin, sans demander une assignation de revenus, il annonçait que ce serait un avantage pour le gouvernement s'il recevait une gratification, et si le clergé catholique était représenté dans les conseils exécutif et législatif par son chef.
Ces demandes appuyées par le zèle qu'il avait montré de tout temps et qu'il inspirait à tout son clergé pour exciter le peuple à soutenir avec vigueur la cause anglaise dans la guerre avec la république américaine, furent accordées plus tard. Et l'on verra que lorsqu'il passa en Europe pour les affaires de son diocèse, le gouvernement anglais le reçut avec de grands égards, et lui accorda presque tout ce qu'il demandait.
La nécessité où l'Angleterre se trouvait alors, comme elle l'avait été en 75, de prêter une oreille favorable aux Canadiens et d'être juste à leur égard, ne devrait pas être perdue pour elle; car sa situation devient de jour en jour plus difficile à mesure que les Etats-Unis et ses colonies s'accroissent en population, en richesses et en puissance. L'Océan qui sépare les deux mondes est une barrière naturelle beaucoup plus forte que la limite qui sépare le Canada de la république voisine et, l'on s'en apercevra un jour.
La nationalité des Canadiens donne encore de la force à cette limite et la guerre dont nous allons nous occuper le prouva. On en appela à leurs institutions et à leurs autels pour exciter leur zèle, et cet appel du représentant de l'Angleterre à la défense de son empire au cri si saint pour eux de leur religion et de leurs lois, était un engagement d'honneur d'autant plus sacré qu'il était pris au moment du danger.
Les Canadiens ne demandèrent pas d'autre garantie, pour courir aux armes. Ce que sir George Prévost donna à entendre à leurs représentans et à leur clergé, fut interprété de la manière la plus généreuse; tout le monde songea à faire son devoir, et l'ennemi put se convaincre que la défection qu'il attendait ne se réaliserait point.
Le gouverneur dirigea les troupes vers les frontières et confia la garde de Québec, la clef du pays, aux milices représentées peu de temps auparavant comme rebelles ou comme animées de dispositions fort suspectes. Les patriotes Bédard et autres furent rétablis dans leur grade militaire avec ostentation par un ordre du jour.
Dans le mois de mars, le président des Etats-Unis avait envoyé un message à la chambre des représentans pour l'informer que, pendant que le gouvernement américain était en paix avec la Grande-Bretagne, cette puissance avait employé un agent secret pour parcourir les divers états de l'Union, surtout le Massachusetts, y fomenter la désobéissance aux autorités établies, intriguer avec les mécontens, exciter à la révolte, détruire éventuellement la confédération et en détacher avec l'aide de ses soldats les états de l'Ouest.
Ce message extraordinaire fit la plus grande sensation. L'espion était un Irlandais, nommé John Henry, ancien capitaine dans l'armée américaine, et qui résidait à Montréal depuis 1806 en qualité d'étudiant en droit. Par une lettre de M. Ryland, secrétaire de sir James Craig, Henry qui avait déjà été employé dans quelque mission secrète à la satisfaction du secrétaire d'état à Londres, à qui on avait, transmis ses rapports, était prié de se charger d'une nouvelle mission confidentielle aux Etats-Unis, pour laquelle le gouverneur lui fournirait un chiffre de correspondance. Il devait lui faire parvenir les vues du parti dominant dans les divers états de la république, et mettre les mécontens qui désiraient s'en détacher en communication avec le gouvernement anglais. Sir James Craig donna ses instructions à Henry, en lui recommandant de tâcher d'obtenir les renseignemens les plus exacts sur la disposition des esprits dans le Massachusetts, l'état qui exerçait alors la plus grande influence dans l'est; de s'insinuer dans l'intimité de quelques chefs de parti et de leur donner à entendre, mais avec une grande réserve, que s'ils voulaient se mettre en rapport avec le gouvernement anglais, par le canal du gouverneur canadien, il était autorisé à être leur intermédiaire et à leur montrer s'ils l'exigeaient ses lettres de créance. Henry était chargé d'écrire souvent à Québec, mais pour ne pas exciter de soupçon, d'adresser ses lettres au juge Sewell, à un autre Monsieur qui lui était désigné, et quelquefois à M. Ryland lui-même, mais fort rarement.
L'on pensait alors que les conséquences des lois d'embargo passées par le congrès, ruineuses pour les états de l'est, pourraient amener leur séparation du reste de la confédération. Henry rendu à son poste écrivit une foule de lettres jusqu'à son retour à Montréal dans le cours de la même année. Aucun effet ne parut résulter de sa mission. Lorsqu'il demanda le prix de son salaire, on ne se montra pas empressé d'y répondre comme il le désirait. On ne voulut lui donner ni une place de juge-avocat, ni un consulat. En 1811 il s'adressa à lord Liverpool, qui lui fit répondre par son secrétaire, que sir James Craig ne s'était pas engagé à lui faire avoir sa récompense en Angleterre. Se voyant rebuté dans la colonie et dans la métropole, il alla tout déclarer au pays qu'il avait voulu trahir.
Cette affaire, dont le gouvernement américain fit grand bruit pour exciter le peuple à la guerre, est une nouvelle preuve ajoutée à toutes les autres, de l'inconsidération de conduite de sir James Craig, et du peu de jugement dans le choix de ses instrumens.
Le plan d'opérations militaires adopté pour le Canada fut parfaitement défensif. L'Angleterre était trop engagée en Europe pour songer à porter de grands coups en Amérique; et d'ailleurs elle présumait avec raison que les entreprises des Etats-Unis dépendraient des vicissitudes de la guerre au-delà des mers. Napoléon s'était jeté sur la Russie; du succès de cette gigantesque entreprise à 800 lieues de sa capitale, allait dépendre le plus ou le moins d'énergie des républicains de l'Amérique. Le gouvernement de Washington après avoir formé de grands cadres d'armée, fut comme embarrassé lorsqu'il fallut faire mouvoir ces masses d'hommes. Il conduisit toute cette guerre avec l'inexpérience et la timidité d'un état major bourgeois. Les traditions des guerres de la révolution semblèrent être perdues, ou plutôt ces guerres n'avaient pas appris la tactique offensive, car on n'avait fait que repousser des envahisseurs européens qui voulaient imposer leur joug au colon devenu grand. Ses efforts se perdirent dans une multitude de petits chocs, éparpillés sur une frontière de 3 à 400 lieues, et il est bien difficile aujourd'hui de dire quel était le résultat final que l'on voulait atteindre.
Au moment de la déclaration de guerre, le général Hull, gouverneur du territoire du Michigan, était parti de l'Ohio pour le Détroit avec deux mille hommes pour mettre fin aux hostilités des Sauvages sur la frontière du Nord-Ouest, et tâcher de le gagner à la cause américaine. Il était autorisé par ses instructions à envahir le Canada s'il pouvait le faire sans mettre en danger les postes qui lui étaient confiés. Vers la mi-juillet il traversa la rivière du Détroit et alla camper à Sandwich, dans le Haut-Canada, avec l'intention d'aller s'emparer du fort de Malden à quelques lieues de là. Etabli sur ce point, il adressa entre autres, ces paroles aux Canadiens:
«Séparés de l'Angleterre par un océan immense et un vaste désert, vous n'avez aucune participation dans ses conseils, aucun intérêt dans sa conduite. Vous avez senti sa tyrannie, vous avez vu son injustice; mais je ne vous demande à venger ni l'une ni l'autre. Les Etats-Unis sont assez puissans pour vous procurer à tous la sûreté compatible avec leurs droits et vos espérances. Je vous offre les avantages inestimables de la liberté civile, politique et religieuse... C'est elle qui nous a conduits en sûreté et en triomphe à travers les orages de la révolution; c'est elle qui nous a portés à un rang élevé parmi les nations de l'univers, et qui nous a procurés plus de paix, plus de sécurité et plus de richesses que n'en a jamais eu aucun autre pays.
«Ne levez pas la main contre vos frères. Plusieurs de vos ancêtres ont combattu pour notre liberté et notre indépendance. Enfans de la même famille, héritiers du même héritage, vous devez bien accueillir une armée d'amis.»
Cette proclamation qui n'était pas rédigée sans quelque adresse, ne fut point soutenue par des opérations militaires qui répondissent au talent que pouvait promettre sa rédaction. Le général Hull fut écrasé sous le poids de son commandement. Après être resté près d'un mois sans rien entreprendre, il rentra dans son pays. Plusieurs de ses détachemens avaient été défaits par des partis de nos soldats et par les Indiens. Le lieutenant Rolette, commandant le brig armé le Hunter, avait abordé à la tête de six hommes seulement et pris un navire américain chargé de troupes et de bagages. Le capitaine Tallon, détaché par le Colonel Proctor, avait rencontré au-dessous du Détroit, le major Vanhorne, l'avait battu et lui avait enlevé des dépêches importantes. Dans les autres parties du pays les affaires n'allaient guère mieux pour les ennemis. Le capitaine Roberts, de St.-Joseph, dans une petite île du lac Huron, avait reçu du général Brock en son temps, la nouvelle de la déclaration de guerre et l'ordre de tâcher de surprendre Mackinac, poste dont il s'empara sans coup férir à l'aide d'une trentaine de soldats soutenus par M. Pothier et ses voyageurs canadiens; c'était l'un des plus forts des Etats-Unis. Cette conquête eut un grand retentissement parmi les tribus indiennes de ces contrées, qu'elle rallia presque totalement à la cause de l'Angleterre, et fut le prélude des revers de Hull.
Cependant le gouverneur du Haut-Canada, le général Brock, avait pris ses mesures dès les premières hostilités pour repousser toute invasion. Ayant rassemblé ses forces, il traversa le fleuve et parut tout-à-coup avec 13 à 14 cents hommes dont 600 Sauvages, devant le fort du Détroit où s'était retiré le général Hull. Le commandant américain intimidé et hors de lui-même se rendit prisonnier sans coup-férir, avec son armée, à l'exception des milices et des volontaires de l'Ohio et du Michigan qui eurent la liberté de s'en retourner chez eux après s'être engagés à ne point servir pendant cette guerre. Le fort du Détroit et le vaste territoire du Michigan tombèrent ainsi au pouvoir des vainqueurs, qui firent un butin considérable.
Les troupes américaines furent envoyées dans le Bas-Canada, où le général Hull rendu à Montréal, fut échangé contre 30 prisonniers anglais. Il ne fut pas plutôt rentré dans son pays, qu'il fut accusé devant un conseil de guerre. La cour refusa de se prononcer sur l'accusation de trahison; mais elle le trouva coupable de lâcheté et le condamna à mort. Le président lui accorda plus tard son pardon en mémoire des services qu'il avait rendus pendant les guerres de la révolution.
Après l'anéantissement de l'armée américaine de l'ouest, la partie supérieure du Haut-Canada se trouva débarrassée de la crainte d'une invasion.
Pendant que ces événemens se passaient à la tête du lac Erié, les forces ennemies qui devaient agir sur le lac Ontario et sur le lac Champlain se rassemblaient. Elles se donnaient la main par divers petits corps intermédiaires destinés à inquiéter le Canada sur différens points de ses frontières. Les premières troupes portaient le nom fastueux d'armée du centre; les dernières d'armée du nord. L'armée du centre commandée par le général Van Rensalaer, était composée principalement des milices de l'état de la Nouvelle-York; elle devait envahir le Canada entre le lac Erié et le lac Ontario. L'armée du nord, forte de 10,000 hommes, sous les ordres du général Dearborn, était chargée d'y pénétrer par le district de Montréal.
Van Rensalaer ne fut prêt à prendre l'offensive qu'à la fin de l'été. Après avoir longtemps inquiété le général Brock, il réussit malgré le feu de l'artillerie anglaise qui brisa plusieurs de ses berges, à prendre pied, le 13 octobre au point du jour, sur les hauteurs de Queenston et à repousser les attaques de la milice et d'une partie du 49e régiment. Le général Brock qui était à Niagara, à quelques milles plus bas, était accouru au bruit de la canonnade; il rallia les grenadiers et les conduisit lui-même à la charge. Il aurait peut-être regagné le terrain perdu, si dans le moment même il n'eût été atteint d'une balle dans la poitrine, dont il mourut presqu'aussitôt. Ses troupes parvinrent cependant à se remettre de leur désordre, mais elles ne purent forcer l'ennemi, protégé par des arbres, à abandonner la place ni l'empêcher d'achever le débarquement de sa première division. Les Anglais suspendirent alors leur feu jusqu'à l'arrivée de leurs renforts sous les ordres du général Sheaffe, qui résolut de reprendre aussitôt l'offensive. Laissant quelques hommes pour couvrir Queenston, il fit un détour pour gravir les hauteurs voisines et attaquer les Américains par derrière. Les Indiens plus alertes en vinrent aux mains les premiers, mais ils furent repoussés jusqu'à ce que le corps principal arrivant, les Américains assaillis à leur tour avec vigueur, lâchèrent le lâchèrent pied et se mirent à fuir dans toutes les directions, les uns cherchant à se cacher dans les broussailles et les autres dans leur frayeur se précipitant en bas de la falaise dans le fleuve. Les Indiens ralliés aux troupes en massacrèrent un grand nombre. Les autres voyant tout perdu et leur retraite coupée, posèrent les armes au nombre de 1000 hommes, sur les douze ou quinze cents qui avaient traversé en Canada. Il paraît qu'après le combat du matin, le général Van Rensalaer était repassé à Lewiston pour accélérer le passage du fleuve par la seconde division de son armée, et que ses soldats avaient refusé de marcher malgré les prières et les menaces; que dans son embarras, il avait écrit au général Wadsworth, resté à Queenston, ce qui se passait, et lui avait laissé le choix de l'offensive ou de la retraite, l'informant qu'il lui enverrait tous les bateaux dont il pourrait disposer s'il se décidait pour le dernier parti. La plupart des troupes américaines composées de milices, avaient peu d'ardeur belliqueuse; elles répondirent à Van Rensalaer qu'elles étaient prêtes à défendre leur pays s'il était attaqué, mais qu'elles avaient des scrupules à envahir le territoire anglais.
On a déjà vu qu'un grand parti dans la république était opposé à la guerre. Ses opinions fournissaient des motifs vrais ou simulés à uns portion des soldats pour ne point bouger. De pareils événement devaient rassurer le Canada, auquel les deux combats de la journée n'avaient pas coûté cent hommes, tués et blessés, preuve du peu d'ardeur de la lutte.
La mort de Brock fit passer le commandement des Anglais entre les mais du général Sheaffe, qui conclut une armistice avec le général Smith, successeur de Van Rensalaer, et qui parut vouloir montrer plus de zèle que son prédécesseur. Il invita les jeunes Américains à venir partager les périls et la gloire de la conquête qui s'offrait devant eux, et parvint à ranimer un peu d'humeur belliqueuse de ses patriotes et à porter son armée à 5,000 hommes. Lorsqu'il fut prêt à agir, il fit dénoncer l'armistice et le 28 novembre de grand matin, il se mit en mouvement. La première division de ses troupes traversa le fleuve et mit pied À terre à la tête de la Grande-Ile entre le fort Erié et Chippawa, où elle prit ou mit en fuite quelques soldats qui s'y trouvaient tandis que le major Ormsley, sorti du fort Erié, faisait de son côté quelques prisonniers américains qui descendaient le long du rivage. La seconde division s'ébranla pour débarquer deux milles plus tins. Les forces anglaises du voisinage étaient maintenant sur l'alerte. Le colonel Bishop sorti de Chippawa avait formé sa jonction avec le major Ormsley, et se trouvait à la tête de onze cents hommes, tant réguliers, miliciens que Sauvages et une pièce de canon, quand les Américains se présentèrent pour débarquer. Le feu très vif qu'il ouvrit sur eux du rivage, brisa deux de leurs berges, jeta les autres en désordre et les obligea de se retirer au plus vite. Le 1 décembre, ils firent mine de renouveler leur tentative, et les troupes même s'embarquèrent pour traverser le fleuve, mais elles reçurent contre ordre et furent remises à terre pour prendre leur quartiers d'hiver Ces échecs humilièrent beaucoup les Américains, qui murmurèrent tout haut contre leur chef, et le forcèrent à prendre la fuite pour se dérober à leur indignation.
Ainsi se terminèrent les opérations des armée de l'ouest et du centre. Elles avaient été repoussées partout dans leurs attaques. Les tentatives de celle du nord n'avaient pas été plus vigoureuses ni plus heureuses, quoiqu'elle fût la plus forte et qu'elle parût destinée à porter les plus grands coupa.
Elle s'élevait à dix mille hommes stationnés sur le lac Champlain en face. Le général Dearborn la commandait. Après avoir eu quelque temps son quartier général à Albany, il le rapprocha de la frontière, menaçant de marcher sur Montréal par la route de St.-Jean et d'Odelltown.
Le commandant de cette frontière plaça, un cordon de voltigeur et de milice depuis Yamaska jusqu'à St.-Régis, point où la limite qui sépare les deux pays aboutit au St.-Laurent. Un corps d'élite composé de réguliers et de milices sous les ordres du colonel Young fut stationné à Blairfindie; et la route de là à la frontière passant par Burtonville et Odelltown, fut coupée et embarrassée par des abattis d'arbres pour empêcher toute surprise. Ce travail fatigant et difficile fut exécuté avec promptitude par les voltigeurs du major de Salaberry. Les voyageurs de la Compagnie du nord-ouest s'organisèrent en troupes légères, et d'autres Canadiens formèrent un bataillon de chasseurs.
Pendant ce temps là, les Américains montraient sur cette frontière comme sur celle du Haut-Canada, beaucoup d'hésitation dans leurs mouvemens. Il n'y avait encore eu que quelques petites escarmouches, lorsque le général Dearborn fit mine enfin de se mettre en mouvement.
Le major de Salaberry qui commandait nos avant postes, s'était fortifié à rivière Lacolle. Le matin du 20 novembre, avant le jour, une de ses gardes avancées fut assaillie par 1400 fantassins et quelques cavaliers, qui avaient traversé la rivière par deux gués à la fois; mais en voulant la cerner, ils se fusillèrent entre eux dans l'obscurité, ce qui détermina aussitôt leur retraite. Au premier bruit de leur mouvement, le colonel Deschambault avait reçu ordre de traverser le St.-Laurent et de marcher sur l'Acadie avec les milices de la Pointe-Claire, de la rivière du Chêne, de Vaudreuil et de la Longue-Pointe. Une partie de celles de la ville de Montréal à pied et à cheval était passée à Longueuil et à Laprairie, enfin toute la milice du district s'était mise en mouvement pour marcher sur le point attaqué. Soit que le général Dearborn fut intimidé par tous ces mouvemens, ou qu'il n'entra pas dans ses plans d'envahir le Canada pour lors, il ne songea plus qu'à se retirer dans ses quartiers d'hiver à Plattsburgh et à Burlington à l'approche de l'hiver. Ce début n'était pas brillant pour les armes des Américains.
Sur mer ils soutinrent mieux l'honneur de leur pavillon. L'Angleterre n'avait rien à craindre d'eux sur cet élément, et ce fut là précisément où elle se laissa enlever quelques lauriers. La frégate américaine la Constitution, de 44 canons, commandée par le capitaine Hull, enleva la frégate anglaise, la Guerrière de 38 canons après une demi-heure de combat, et lui avoir tué et blessé le tiers de son équipage. Le Warp, de 18 canons, captura aussi un brig de 22 canons après un choc de trois quarts d'heure, pour tomber cependant entre les mains d'un 74, le même jour avec sa prise.
Le commodore Decatur montant la frégate, Les Etats-Unis, de 44 canons, força la frégate la Macédonienne d'amener son pavillon après une lutte acharnée de près de deux heures, et plus tard la Constitution obtint une secondé victoire en capturant, devant San Salvador, sur les côtes du Brésil, la frégate la Java, après lui avoir tué et blessé près de 200 hommes, tandis qu'elle n'en perdait que 34. Ces diverses victoires navales enorgueillirent les Etats-Unis et leur firent oublier les petits échecs qu'ils avaient éprouvés sur terre. Ils avaient en effet raison d'être contens de leur marine, car la cause de ses succès était fort importante. C'était moins par le courage que par la supériorité de construction et d'armement de leurs vaisseaux qu'ils avaient triomphé. Leurs frégates moins hautes au-dessus de l'eau offraient par là même moins de prise aux coups; leurs batteries comptaient moins de bouches à feu mais elles étaient formées de pièces d'un plus gros calibre et d'une plus grande portée; de sorte qu'une frégate américaine de 32 canons lançait plus de métal qu'une frégate anglaise de 40; de là la cause de leurs victoires, dont ils avaient d'autant plus raison d'être fiers qu'elles étaient dues à leur intelligence. La Grande-Bretagne toutefois trop occupée avec le reste de l'Europe dans la guerre contre Napoléon, faisait peu de cas des combats individuels et isolés des vaisseaux de la république, et voyant que ses armes maintenaient son empire en Canada et qu'il ne s'y était rien passé de bien inquiétant pour elle, elle donna ses ordres pour nous envoyer quelques secours et reporta ses regards vers l'Espagne et vers la Russie, où la grandeur des événemens qui s'y passaient jettait complètement dans l'ombre ceux de l'Amérique.
Le résultat de la campagne et le zèle qu'avaient montré les populations canadiennes justifiaient la politique de sir George Prévost. Les Canadiens, que leurs ennemis avaient accusés sans cesse de nourrir des projets de rébellion, venaient de donner un démenti éclatant à leurs accusateurs trop favorisés dans tous les temps par les préjugés nationaux.
Sir George en assemblant les chambres le 29 décembre, leur dit que suivant les pouvoirs que lui avait confiés la législature, il avait appelé la milice sous les armes, et qu'il avait vu avec la plus vive satisfaction l'esprit public, l'ordre, la fermeté et cet amour de son pays, de sa religion et de ses lois qu'elle avait montrés dans cette occasion, et qui, en animant et réunissant toutes les classes, ne pouvaient manquer avec l'aide de la divine providence de faire respecter le Canada au dehors et de le rassurer au-dedans.
Les délibérations de la législature furent moins orageuses que de coutume, malgré l'agitation de plusieurs questions qui auraient pu occasionner de grands débats. M. Stuart, toujours mécontent de la perte de sa place de solliciteur-général, voulut faire instituer une enquête sur le mauvais effet du retard qui survenait dans la publication des lois. Dans une émeute à Lachine les troupes avaient tiré sur le peuple. Il voulut faire attribuer cet événement à l'ignorance de la loi non encore promulguée. Quoique son but fût moins probablement de pallier les auteurs du sang répandu que d'embarrasser l'exécutif, sa plainte était cependant bien fondée. Il proposa aussi de s'enquérir du droit des cours de justice, de faire des règles de pratique pour la conduite des procédures judiciaires, usurpation de pouvoir qui a été pendant longtemps un grave sujet de difficultés dans le pays. Enfin ce fut encore lui qui amena les résolutions touchant le sujet autrement plus grave de la loi martiale, à laquelle l'opinion publique était si fortement opposée, qui les fit adopter après d'assez vifs débats et qui fit déclarer que les limites et l'opération de la loi martiale établie par les statuts impériaux concernant l'armée, et par les statuts provinciaux concernant les milices, ne pouvaient être étendus à ce pays sans l'autorité de son parlement.
Les changemens demandés par le gouverneur dans la loi des milices échouèrent par suite du désaccord survenu entre les deux chambres sur la matière, ainsi que le projet de loi pour imposer une taxe sur les salaires des officiers publics pour les frais de la guerre, que le conseil composé de fonctionnaires ou de leurs amis, ne voulut pas agréer.
Malgré ces divergences d'opinion, le gouverneur et les chambres ne cessèrent point d'être en bonne intelligence pendant toute la session, et l'assemblée vota pour les besoins de la guerre, une taxe de 2½ pour cent sur les marchandises importées par les négocians du pays et de cinq pour cent sur celles importées par les négocians étrangers.
CHAPITRE II
CONTINUATION DE LA GUERRE.--PAIX DE 1815.
CAMPAGNES DE 1813-1814.
Campagne de 1813.--Opérations sur les lacs Erié, Ontario et Champlain-- Combats de French town et du fort Meigs.--Attaque de Sandusky.--Combat naval de Put-in-Bay.--Bataille de Thames.--Destruction des Criques. --Prise de Toronto,--Le colonel Harvey surprend les Américains à Burlington.--Black Rock est brûlé--Batailles de Chrystlers Farm et de Châteauguay.--Retraite des armées américaines.--Surprise du fort Niagara. Lewiston, Manchester brûlés.--Opérations sur mer.--Travaux du parlement à Québec.--Le juge Sewell accusé va se justifier à Londres.--Il suggère l'union de toutes les colonies.--Campagne de 1814.--Combats de Lacolle, Chippawa, Lundy's Lane.--Attaque du fort Erié.--Défaite de Drummond.--Expédition de Plattsburgh.--Attaque des côtes des Etats-Unis.--Washington pris et le capitole brûlé.--Bataille de la Nouvelle Orléans.--Cessation des hostilités.--Traité de Gand.--Réunion des chambres.--Sir G. Prévost accusé pour sa conduite à Plattsburgh, remet les rênes du gouvernement et passe en Angleterre.--Sa mort.--Réhabilitation de sa mémoire.
Malgré les échecs de leur première campagne, les Américains ne désespéraient pas de finir par obtenir des avantages en continuant la guerre, et ils se préparèrent à la pousser avec vigueur. Mais ils ne changèrent point leur système d'attaque.
Ils divisèrent encore leurs principales forces en trois corps. L'armée de l'ouest, commandée par le général Harrison, fut chargée d'opérer sur le lac Erié; l'armée du centre, aux ordres du général Dearborn, sur la frontière de Niagara et du lac Ontario; l'armée du nord, commandée par le général Hampton, sur celle du lac Champlain. Tous ces corps qui formaient une masse d'hommes considérable devaient envahir le Canada simultanément.
L'armée de l'ouest fut la première en mouvement. Après les désastres du général Hull dans la dernière campagne, les milices étaient accourues pour défendre cette frontière et reconquérir le pays perdu. Harrison réunit ses forces à la tête du lac Erié pour attaquer les Anglais placés au Détroit, sur la rive droite du fleuve, au pied du lac Ste.-Claire, et à Malden un peu plus bas sur la rive gauche. Le général Winchester se mit en marche au commencement de janvier avec 800 hommes pour la rivière des Miamis, d'où il en détacha une partie pour Frenchtown, 30 milles plus loin. Ce détachement rencontra un corps d'Anglais et de Sauvages qu'il repoussa et prit possession du village. En apprenant ces mouvemens, le général Proctor qui était à Malden, résolut aussitôt d'attaquer ce corps avancé avant qu'il eût été rejoint par le reste de l'armée américaine, qui marchait à trois ou quatre jours de distance. Il réunit 1100 hommes, dont 600 Indiens, parut tout-à-coup devant Frenchtown le 22 janvier, et sans donner aux ennemis le temps de le reconnaître, les attaqua au point du jour avec la plus grande vigueur. Les Américains retirés dans les maisons se défendirent longtemps soutenus par la peur de tomber entre les mains des Sauvages, et d'éprouver les cruautés que ces barbares faisaient souffrir à leurs prisonniers. Winchester était tombé dès le début du combat entre les mains du chef des Wyandots, qui l'avait remis au général Proctor. On lui dit que la résistance de ses soldats était inutile, que l'on allait incendier le village et que s'ils ne se rendaient point, ils deviendraient la proie des flammes ou des Sauvages. Alors leur général leur envoya l'ordre de cesser le fou. Ils demeurèrent prisonniers à la condition qu'ils seraient protégés contre les Indiens. Mais cette condition ne put être exécutée complètement. Il a toujours été presqu'impossible de retenir tout-à-fait les Sauvages dans ces occasions; ils trouvèrent moyen de massacrer quantité de blessés qui ne pouvaient marcher, de se faire donner de grosses rançons pour d'autres, et d'en réserver plusieurs pour les mettre à la torture malgré tous les efforts des officiers pour empêcher ces cruels désordres.
Les Américains reprochèrent ensuite amèrement aux Anglais cette violation de la capitulation. Mais ils connaissaient assez les Sauvages pour s'attendre à ce qui arriva. Le combat de Frenchtown coûta près de 200 tués et blessés aux vainqueurs et plus de 300 aux vaincus.
Le général Harrison en apprit le résultat aux rapides de la rivière des Miamis, et rétrograda aussitôt de peur d'être attaqué par Proctor. Mais, sur la nouvelle que celui-ci était retourné à Malden, il remarcha en avant avec 1200 hommes et établit sur cette rivière un camp retranché, qu'il appela, le fort Meigs du nom du gouverneur de l'Ohio. Il y attendait les troupes qui devaient le rejoindre, lorsque le général Proctor qui avait résolu de l'attaquer avant cette réunion, parut à la lin d'avril devant ses retranchemens et les investit. Le 5 mai, le général Clay étant arrivé à leur secours avec 1200 hommes du Kentucky, surprit et enleva les batteries anglaises établies du côté ouest de la rivière pendant que la garnison du fort faisait une sortie. Mais Clay s'étant trop attaché à la poursuite des Sauvages, il fut pris à dos par Proctor et coupé dans sa retraite. 500 de ses soldats durent encore poser les armes après un combat violent.
Plusieurs prisonniers devinrent encore ici les victimes de la cruauté des Indiens.
Malgré ce succès, ces barbares déjà fatigués du siège, abandonnèrent presqu'aussitôt le camp de Proctor malgré tous les efforts du fameux Técumseh, leur chef, pour les retenir, et obligèrent ce général à se retirer à Malden.
Proctor voulut reprendre son projet quelque temps après avec 500 hommes et 3 à 4000 Sauvages toujours conduits par Técumseh. Harrison était alors sur la rivière Sandusky encore occupé de ses préparatifs pour l'envahissement du Canada, et attendant la flotte qui s'armait sous la direction du capitaine Perry à la Presqu'Ile, vers le bas du lac Erié, et qui devait seconder ses opérations. Mais Proctor ayant trouvé le fort Meigs trop bien défendu pour pouvoir l'attaquer avec chance de succès, leva le siège ou bout de quelques jours et se porta avec 1400 hommes, dont 600 Sauvages, contre celui de Sandusky situé un peu plus bas sur le lac. Après avoir fait brèche dans ses murailles, il donna l'assaut avec 500 hommes conduits par le colonel Short. Formés en colonne les soldats s'avancèrent sous un feu meurtrier qui les jeta un instant en désordre; mais s'étant ralliés, ils s'élancèrent dans le fossé pour gagner la brèche, lorsque les assiégés mirent le feu à la seule pièce d'artillerie qu'ils avaient placée de manière à enfiler le fossé; elle emporta la tête de la colonne et jeta la frayeur parmi le reste des soldats qui prirent la fuite dans la plus grande confusion. Après cet échec qui coûta une centaine d'hommes, Proctor craignant le général Harrison qui arrivait, prit le parti de la retraite. Ces hostilités du reste étaient à peu près inutiles, car rien d'important ne pouvait être entrepris sans le concours de la marine et sans la suprématie des armes sur le lac Erié. Aussi travaillait-on des deux côtés à se former une flotte pour l'obtenir.
Les Anglais devancèrent leurs adversaires de vitesse. Leur gouvernement avait envoyé des officiers et des matelots dans l'hiver, qui étaient venus par terre d'Halifax à Québec, et qu'on avait dirigés aussitôt sur Kingston au pied du lac Ontario, pour équiper une flottille capable de lutter avec celle de l'ennemi. Dans le printemps ils avaient été rejoints par sir James L. Yeo, qui était arrivé avec 4 à 500 nouveaux matelots, pour prendre le commandement supérieur de la marine canadienne. Il donna le commandement des forces du lac Erié au capitaine Barclay, qui alla bloquer avec une flottille de six voiles et 63 canons la flottille américaine dans le havre de la Presqu'-Ile. Cette flottille placée sous les ordres du commodore Perry, était composée de neuf voiles et de 54 canons. Elle ne fut prête à lever l'ancre qu'au milieu de l'été; mais comme les bas-fonds qu'il y avait à l'entrée du havre l'obligeaient à ôter ses canons pour sortir, elle ne pouvait songer à le faire tant qu'elle serait bloquée par la flottille anglaise. Heureusement pour elle, Barclay fut obligé de s'éloigner pendant quelque temps; elle en profita pour gagner le large et forcer à son tour son adversaire à reculer. Les Américains remontèrent alors à la tête du lac et séparèrent les troupes anglaises jetées sur la rive droite du fleuve, de leur flotte qui portait leurs vivres. Barclay dut risquer le combat pour les dégager. Les deux flottilles en vinrent aux mains le 10 septembre à Put-in-Bay. Le combat dura quatre heures avec des chances diverses dues à l'inconstance du vent. Le vaisseau du commodore américain fut même si mal traité qu'il dût l'abandonner pour passer sur un autre. Mais vers la fin de l'action le vent lui devenant tout à fait favorable, Perry réussit à amener toutes ses forces en ligne et à couper celle des Anglais, sur lesquels il gagna une victoire complète. Tous leurs vaisseaux durent amener l'un après l'autre leur pavillon. Barclay lui-même tomba couvert de blessures entre les mains du vainqueur, qui lui montra tous les égards que méritait le courage malheureux. Cette victoire donna le lac Erié aux Américains, et enleva aux Anglais tous les avantages qu'ils avaient obtenus sur la rive droite du fleuve.
Le général Proctor qui avait plus de feu que de jugement militaire, dut reconnaître alors la faute qu'il avait commise d'abandonner la guerre défensive pour la guerre offensive. En s'élançant sur le pays ennemi sans forces suffisantes, il devait tôt ou tard compromettre la sûreté du Haut-Canada; car quelque fussent ses succès, il ne pouvait faire de conquête durable. La prise de la flottille anglaise lui enlevant les moyens de s'approvisionner, il dut songer immédiatement à la retraite, et il n'avait pas un moment à perdre. Il évacua le Détroit, Sandwich et Amherstburgh le plutôt qu'il put après en avoir détruit les chantiers et les casernes, et se retirait par la rivière Thames pour descendre vers le lac Ontario, Técumseh couvrant la retraite avec ses Indiens, lorsqu'il fut atteint par l'ennemi en force supérieure.
Après sa victoire, le commodore Perry avait transporté sur la rive anglaise du St.-Laurent, l'armée américaine du général Harrison, qui s'était mise aussitôt en marche, et qui arriva à Sandwich au moment où Proctor en partait. Sans s'arrêter il s'élança à sa poursuite, atteignit son arrière garde le 4 octobre, enleva ses magasins et ses munitions et l'obligea lui-même le lendemain à tenter le sort des armes pour échapper à une ruine totale, qu'une victoire seule pouvait lui faire éviter. Il s'arrêta à Moravian-Town et rangea sa petite armée en bataille, sa droite à la rivière Thames et sa gauche à un marais, le fidèle Técumseh toujours prêt à combattre, se plaçant à côté de lui avec ses Indiens.
Harrison disposa ses troupes sur deux lignes et fit commencer l'attaque par sa cavalerie. Les cavaliers de Kentucky, accoutumés aux pays boisés et marécageux, chargèrent les troupes de Proctor avec tant de vigueur qu'ils les rompirent et les mirent dans une déroute complète. La plupart durent poser les armes, et Proctor et sa suite chercher leur salut dans la fuite. Les Indiens seuls maintinrent longtemps le combat avec beaucoup de courage; mais ils furent enfin obligés de céder au nombre, après avoir vu tomber leur fameux chef sous les coups de l'ennemi. Son corps fut trouvé parmi les morts. Sa fidélité à l'Angleterre, son éloquence, son influence sur les tribus de ces contrées, ont fait de Técumseh le héros de cette guerre. Sir à sept cents Anglais y compris vingt-cinq officiers, restèrent prisonniers. Deux à trois cents parvinrent au bout de quelques jours dans le plus grand désordre à Ancaster, à la tête du lac Ontario, avec le général Proctor et dix-sept officiers.
Le résultat de la bataille de Moravian-Town rompit la grande confédération indienne formée par Técumseh contre la république américaine, remit celle-ci en possession du territoire perdu par le général Hull, dans le Michigan, et ruina la réputation militaire de Proctor. Ce désastre ne termina pas cependant les opérations de la campagne sur la frontière de l'ouest. L'éloquence de Técumseh avait soulevé les tribus du sud. Les Criques avaient pris la hache et entonné l'hymne des combats. Ils massacrèrent 300 hommes, femmes et enfans dans l'Alabama, pour leur début; ils allaient poursuivre le cours de leurs ravages, lorsque le général Jackson s'étant jeté sur leur pays à la tête des milices du Tennessee, entoura une de leurs bandes de 200 hommes, et les tua jusqu'au dernier. Il défit ensuite le gros de la nation dans les combats de Talladéga, Autossie, Emuefau, etc., et finit enfin par en cerner les restes sur la rivière Tallapousa, à Horse Shoe Head, où ils s'étaient retranchés au nombre de 1000 avec leurs femmes et leurs enfans. Jackson donna l'assaut à leurs ouvrages qu'il emporta. Les Indiens dédaignant de se rendre, combattirent avec le courage du désespoir et périrent presque tous. Ainsi tomba une nation dont la bravoure indomptable doit illustrer le souvenir dans l'histoire.
La destruction des Criques fut le dernier sang répandu dans l'ouest.
Pendant qu'on se battait de ce côté, on en faisait autant sur les lacs, mais avec moins de résultat. Les opérations des armées sur la frontière, de Niagara et du lac Ontario étaient marquées par une foule de combats, d'attaques et de contre attaques dont la relation est d'autant plus fastidieuse que l'on n'avait de part et d'autre aucun plan arrêté, et que l'on faisait une espèce de guerre de partisans meurtrière à la longue et accompagnée de beaucoup de ravages, mais sans avantage important pour personne.
Le général Prévost partit de Québec au milieu de février pour le Haut-Canada. En passant à Prescott il permit au colonel McDonnell de faire une tentative sur Ogdensburgh, gros bourg américain situé sur la rive opposée du fleuve. Cet officier partit avec un corps de troupes, enleva la place, brûla les bâtimens qui y étaient en hivernage, prit onze pièces d'artillerie et quantité de petites armes, et s'en revint chargé de trophées.
Le général américain Dearborn préparait alors à Sacketts Harbor une expédition contre la capitale du Haut-Canada, principal magasin des troupes anglaises. Il s'embarqua le 25 avril sur la flotte du commodore Chauncey avec 1700 hommes et débarqua deux jours après dans le voisinage de Toronto. Le général Sheaffe voulut lui barrer le chemin à la tête de 600 hommes, et fut repoussé avec perte. Une division des troupes américaines conduite par le général Pyke, et l'artillerie de la flotte attaquèrent alors les ouvrages qui protégeaient la ville; Pyke allait les aborder lorsque la poudrière sauta et entraîna 200 hommes dans ses ruines avec ce général lui-même. Après cet accident la ville dut se rendre.
Le vainqueur y fit un butin considérable. Cette conquête achevée, il se prépara aussitôt à profiter du succès pour aller assiéger le fort George situé à la tête du lac. Dearborn porta ses troupes à Niagara, et renvoya la flotte à Sacketts Harbor chercher des renforts. Il se concerta avec le commodore Chauncey pour attaquer à la fois par eau et par terre le fort défendu par le général Vincent. Après une canonnade de trois jours et un combat livré sous les murailles, le général Vincent ne conservant plus d'espérance et ayant déjà perdu près de 400 hommes en tués, blessés et prisonniers, démantela les fortifications, fit sauter les magasins et se retira à Queenston. Là, il attira à lui les troupes de Chippawa et du fort Erié, détruisit les postes anglais qui restaient encore dans cette partie, puis reprit son mouvement de retraite vers les hauteurs de Burlington, suivi des troupes nombreuses des généraux américains Chandler et Winder.
Pendant que ces événemens se passaient dans le haut du lac, le général Prévost était au bas avec sir James L. George Yeo. Il fut résolut entre ces deux chefs de profiter de l'absence de la flotte ennemie, pour attaquer Sacketts Harbor. Prévost s'embarqua avec 1000 hommes sur la flotte de Yeo composée de sept voiles partant 110 canons et d'un grand nombre de bateaux, et parut le 28 mai devant la place. On enleva en arrivant une partie d'un convoi de berges chargées de troupes; mais on fit une faute en ajournant le débarquement au lendemain. On donna le temps à l'ennemi d'appeler à lui des secours des environs et défaire ses préparatifs pour disputer l'approche du rivage. On fut repoussé lorsqu'on voulut y descendre, et il dut aller mettre pied à terre plus loin. On réussit à débarquer malgré un feu très vif et on obligea l'ennemi à se retirer dans les abattis d'arbres qu'il avait préparés.
La flotte dont l'appui était nécessaire aux opérations de sir George Prévost, se trouvait dans le moment très en arrière faute de vent. Quoiqu'agir sans elle, c'était beaucoup risquer, les soldats n'élancèrent à la bayonnette pour nettoyer les bois. Ils s'avanceront jusqu'aux ouvrages qui couvraient l'ennemi et qui étaient composés de blockhaus et de batteries que Prévost ne voulut point attaquer sans l'artillerie de la flotte. En effet leur conquête, quand bien même elle eut été possible, eut coûté beaucoup plus de vies qu'elle n'eût valu si l'ennemi eut fait la moindre résistance. Il donna donc l'ordre de la retraite, qui se fit malheureusement avec tant de précipitation que nombre de blessés tombèrent entre les mains de l'ennemi. Les Américains qui n'étaient crus un moment perdus, avaient mis eux-mêmes le feu à leurs magasins de marine, à leurs hôpitaux et à leurs casernes pour prendre la fuite. Tout fut consumé avec les trophées faits à Toronto.
Cet échec des armes anglaises qui en était à peine un, était alors vengé par le colonel Harvey. Nous avons vu tout à l'heure que le général Vincent s'était, retiré sur les hauteurs de Burlington suivi de l'armée américaine, qui vint camper près de lui. Harvey lui proposa de la surprendre, et fit agréer son projet par son général, qui lui donna, 700 hommes pour l'exécuter. Harvey tomba sur les Américains dans la nuit du 5 au 6 juin, les chassa 4e leur position, fit prisonniers les généraux Chandler et Winder, et s'acquit beaucoup d'honneur par son audace et son sang froid.
Les Américains éprouvèrent encore d'autres échecs. A la fin de juin, un de leurs bataillons s'étant cru cerné par des forces supérieures, se rendit à discrétion au lieutenant Fitzgibbon à quelques milles de Queenston. Dans le mois de juillet les Anglais surprirent encore et brûlèrent Black-Rock où le colonel Bishop paya cet audacieux coup de main de sa vie.
Mais en présence des forces navales des deux nations qui se balançaient sur le lac, rien de décisif ne pouvait être entrepris sur terre. Les deux flottes s'évitaient et se recherchaient alternativement selon leur supériorité ou leur infériorité relative du moment. Après plusieurs escarmouches, elles se rencontrèrent enfin le 28 septembre devant Toronto, et après un combat de deux heures sir James L. Yeo fut obligé d'abandonner la victoire au Commodore Chauncey, et d'aller chercher un abri sous les hauteurs de Burlington. A peu près dans le même temps le général Vincent qui investissait le fort George ou s'étaient retirées les troupes surprises à Burlington par Harvey, apprenait la déroute de Proctor à Moravian-Town et devait se retirer sans perdre un instant.
Il recueillit les débris des troupes de Proctor et reprit la route de Burlington suivi des généraux américains McClure et Porter, qui ne jugèrent pas à propos de l'attaquer dans ces lignes.
On touchait alors à la fin de la deuxième année de la guerre. Où en étaient les parties belligérantes de leurs projets sur la frontière du Haut-Canada? Après une multitude de combats dont la diversité embarrasse, dont le but n'est pas bien défini, le résultat semblait paraître favorable aux armes américaines; mais c'était tout. Si la flotte anglaise avait été forcée d'abandonner le combat sur les lacs, si les Américains s'étaient emparés de la frontière de Niagara, leurs généraux trouvant bientôt leur tache au-dessus de leurs forces, avaient résigné le commandement.
Le secrétaire de la guerre avait été changé. Le général Armstrong l'avait remplacé; mais les choses n'en marchèrent pas mieux. Au contraire le succès des armes anglaises dans le Bas-Canada va faire perdre à l'ennemi les avantages qu'il a obtenus dans le Haut, et le rejeter partout sur son territoire à la fin de la campagne avec d'assez grandes pertes.
Pour opérer contre le Bas-Canada, il avait résolu de réunir son armée du centre à son armée du nord et de les diriger toutes les deux sur Montréal et de Montréal sur Québec.
Le général Wilkinson qui commandait la première, rassembla ses troupes au nombre de 8 à 10,000 hommes à French Creek, à 20 milles au-dessous de Sacketts Harbor sur le St.-Laurent, les embarqua sur des berges et se mit à descendre le fleuve protégé par une flottille et un gros détachement de troupes sous les ordres du général Brown, qui le suivait par terre sur la rive anglaise afin de la nettoyer d'ennemis.
Le général de Rottenburgh qui avait cru d'abord l'armée américaine destinée contre Kingston, la fit suivre par le colonel Morrison, avec 800 hommes et quelques chaloupes canonnières. Wilkinson mit pied à terre avec une partie de ses forces au-dessus des rapides du Long Sault, d'où il continua sa route par terre sous la protection d'une arriére-garde commandée par le général Boyd. Mais arrivé à Chrystlers Farm, situé à mi-chemin entre Kingston et Montréal, se voyant pressé de trop près par les troupes anglaises, il résolut de s'arrêter pour leur livrer bataille. Le combat s'engagea le 11 novembre et dura deux heures avec une grande vivacité. Les Américains au nombre de 3000, dont un régiment de cavalerie, furent obligés de céder la victoire à leurs adversaires, qui n'étaient que le quart de ce nombre. Ce fait d'armes qui coûta 4 à 500 tués et blessés aux deux partis, fit beaucoup d'honneur au colonel Morrison et à ses troupes; mais n'empêcha point l'ennemi de continuer sa route. La plus grande partie des forces du général Wilkinson se trouva réunie le lendemain à Cornwall et à St. Régis au pied du Long Sault, où elle s'arrêta en apprenant le résultat de la bataille de Châteauguay et la retraite du général Hampton qui marchait sur Montréal par le lac Champlain.
L'armée du nord commandée par Hampton était restée immobile la plus grande partie de l'été.
Dans le mois de juillet le colonel Murray avait fait irruption à la tête de 1000 hommes jusque dans son voisinage. Il était parti de l'Ile-aux-Noix sur une petite flottille, avait pénétré dans le lac Champlain où il avait brûlé les casernes, les arsenaux et les édifices publics de Plattsburgh, de Burlington, de Champlain et de Swanton, et était revenu sans accident après avoir répandu la terreur sur la frontière.
Dans le mois de septembre Hampton parut vouloir agir, mais il fut arrêté par le colonel de Salaberry chargé de lui disputer l'entrée de l'Acadie avec 600 hommes. Après plusieurs escarmouches, n'osant risquer une action générale dans les bois, les Américains s'étaient retirés à Four Corners, où M. de Salaberry surprit leur camp dans une reconnaissance qu'il faisait avec 200 voltigeurs et 150 Sauvages, et les jeta un moment dans la plus étrange confusion.
Mais l'heure était arrivée pour eux d'agir plus sérieusement, afin de former leur jonction avec le général Wilkinson qui descendait. Hampton s'ébranla donc pour marcher en avant. Le chemin de la frontière à l'Acadie traversait un pays marécageux et boisé qui avait été coupé et rendu impraticable par des abattis d'arbres. Hampton pour éviter ces obstacles prit une autre route; il se dirigea vers la source de la rivière Châteauguay, se rapprochant ainsi davantage du corps avec lequel il devait opérer sa jonction. Mais partout on avait prévu son dessein; la route avait été embarrassée et couverte d'ouvrages défensifs, et le général Prévost était avec un corps d'hommes à Cauknawaga prêt à s'opposer à la réunion des deux armées ennemies.
A la première nouvelle de sa marche, ce général avait laissé le commandement des forces du Haut-Canada au général de Rottenburgh et était descendu à Montréal pour faire tête à l'orage de ce côté. A son appel toute la milice armée du district s'était ébranlée pour le point menacé, ou se tint prête à partir au premier ordre.
Le 21 octobre, l'avant-garde d'Hampton repoussa les postes avancés des Anglais sur la route de Piper à dix lieues au dessus de l'église de Châteauguay. Aussitôt le major Henry qui commandait la milice de Beauharnois en fit informer le général de Watteville, et ordonna aux capitaines Lévesque et Debartzch de se porter en avant avec leurs compagnies et deux cents miliciens de Beauharnais. Ils s'arrêtèrent à deux lieues de là, à l'entrée d'un bois difficile à pénétrer et offrant par conséquent une bonne protection. Ils y furent rejoints le lendemain matin par le colonel de Salaberry avec ses voltigeurs et une compagnie de milice. Le colonel prit le commandement de tous ces corps et remonta la rive gauche de la rivière Châteauguay jusqu'à l'autre extrémité du bois, où il savait qu'il y avait une excellente position défensive entrecoupée de ravins profonds. Il y établit quatre lignes d'abattis, les trois premières à deux cents verges l'une de l'autre, et la quatrième à un demi mille en arrière où elle défendait un gué dont il fallait fermer le passage pour protéger son flanc gauche. Toute la journée fut employée à fortifier ces lignes, dont la première avait la forme d'un angle allongé à la droite de la route et suivait les sinuosités du ravin.
Cette position obligeait l'ennemi à traverser un pays inhabité et à s'éloigner de ses magasins, tandis que les troupes chargées de la défense avaient tout ce qu'il fallait près d'elles et se trouvaient fortement appuyées par derrière.
La rive droite de la rivière était couverte d'un bois épais. On y jeta un fort piquet pour défendre l'approche du gué.
Le colonel de Salaberry fit ensuite détruire tous les ponts à une grande distance en avant de sa position, et abattre tous les arbres entre la rivière et un marais qui se trouvait au-delà de la plaine qu'il y avait devant lui, pour empêcher le passage de l'artillerie dont il savait l'ennemi pourvu. Il fit perfectionner tous ces ouvrages jusqu'au moment où l'ennemi parut. Les travaux exécutés permettaient de lutter contre des forces bien supérieures et furent approuvés par le général de Watteville. On n'avait que 300 Canadiens et quelques Ecossais et Sauvages à opposer aux 7000 Américains qui arrivaient avec Hampton. Mais le colonel de Salaberry était un officier expérimenté et doué d'un courage à toute épreuve. Entré très jeune dans l'armée, il avait servi onze ans dans les Indes orientales, où il avait assisté au fameux siège du fort Matilda par le général Prescott. Quoiqu'à peine âgé de seize ans, il fut chargé de couvrir l'évacuation de la place. Il commanda encore avec distinction une compagnie de grenadiers dans l'expédition de la Martinique en 95. Dans celle de Waleheren en Europe, il était aide-de-camp du général de Sottenburgh. Il débarqua à la tête de la brigade des troupes légères et fut placé dans les postes avancés pendant toute la durée du siège de Flushing.
Revenu en Canada comme officier d'état major de Rottenburgh, peu de temps avant la guerre avec les Etats-Unis, sir George Prévost le choisit pour lever un corps de voltigeurs canadiens; tâche qu'il accomplit avec un plein succès. Ce beau corps organisé et discipliné en très peu de temps, se signala par des succès constans devant l'ennemi, qui excitèrent l'émulation des autres milices.
Le général Hampton divisa son armée en deux corps. Le premier composé de cavalerie et de fantassins soutenus par 2000 hommes placés un peu plus en arrière, se présenta dans la plaine pour attaquer de front la position des Canadiens sur la rive gauche de la rivière. Le second, formé de 1500 hommes sous les ordres du colonel Purdy, fut chargé d'opérer sur la rive droite pour prendre cette position à dos après avoir franchi le gué dont on a parlé tout à l'heure.
Trois compagnies avec quelques miliciens et Sauvages défendaient le front de bataille de Salaberry en avant des abattis qui s'appuyaient à la rivière. Trois autres avec les Ecossais avaient été distribuées entre les lignes derrière les abattis.
Hampton porta en avant une forte colonne d'infanterie à la tête de laquelle marchait un officier de haute stature qui s'avança et cria en français aux voltigeurs: «Braves Canadiens, rendez-vous, nous ne voulons pas vous faire de mal.» Il reçut pour toute réponse un coup de fusil qui le jeta par terre et qui fut le signal du combat. Les trompettes sonnèrent et une vive fusillade s'engagea sur toute la ligne. Cette fusillade se prolongeait depuis fort longtemps sans aucun résultat, lorsque le général américain changea ses dispositions pour essayer de percer la ligne anglaise par des charges vigoureuses. Il concentra ses forces et se mit à attaquer tantôt le centre, tantôt une aile, tantôt l'autre des Canadiens, sans que ces nouveaux efforts eussent plus de succès. Reçu vigoureusement partout, il échoua dans toutes ses tentatives et fut finalement obligé de se retirer avec d'assez grandes pertes.
Cependant le bruit du combat avait attiré l'attention de la colonne du colonel Purdy qui opérait de l'autre côté de la rivière et qui s'était égarée. Aussitôt que le colonel se fut reconnu et qu'il fut à portée, il commença l'attaque des troupes qui se trouvaient devant lui et qui, accablées sous le nombre, reculaient devant la trop grande supériorité de son feu. C'était au moment où celui de l'autre rive avait presque cessé par la retraite d'Hampton. Salaberry voyant l'action devenir sérieuse sur ce point, alla se mettre à la tête des forces placées en potence le long de la rivière, et dirigea de la voix les mouvemens de celles qui étaient au-delà. Il fit ouvrir sur le flanc de l'ennemi qui s'avançait un feu si meurtrier qu'il le jeta dans le plus grand désordre et l'obligea de se retirer précipitamment.
Le combat durait depuis plusieurs heures. Hampton voyant que ses troupes n'avaient pas plus de succès sur une rive que sur l'autre, et croyant les Anglais beaucoup plus nombreux qu'ils ne l'étaient en effet, par la manière dont ils étaient disposés dans leurs ouvrages et dans les éclaircis des bois, prit la résolution d'abandonner la lutte, laissant ainsi 3 à 400 hommes vainqueurs de 7000, après une lutte de quatre heures.
Le général Prévost accompagné du général de Watteville arriva sur les lieux vers la fin de l'action; il complimenta les Canadiens sur leur courage, et leur commandant sur ses dispositions judicieuses. Telle était l'ardeur des combattans, que l'on vit des voltigeurs traverser la rivière à la nage, pendant le feu, pour aller forcer des Américains à se rendre prisonniers.
Le général Hampton après cet échec, perdit tout espoir de pénétrer en Canada et se retira d'abord avec confusion à Four Corners, harassé par les Canadiens, et ensuite à Plattsburgh où il prit ses quartiers d'hiver. Telle fut la victoire de Châteauguay, qui sans être bien sanglante, vu la petitesse du nombre des Canadiens, eut toutes les suites d'une grande bataille.
La nouvelle de la retraite du général Hampton trouva, comme nous l'avons rapporté, l'armée de Wilkinson à Cornwall et à St. Régis sur le St.-Laurent. Ce général convoqua aussitôt un conseil de guerre où il fut résolu que l'attaque de Montréal devait être abandonnée après la retraite de l'aile droite défaite à Châteauguay, et que les troupes rendues à Cornwall, devaient être traversées sur la rive américaine pour y prendre leurs quartiers d'hiver. Ainsi la résistance heureuse de quelques compagnies de milice déterminait la retraite d'une armée de 15 à 16,000 hommes, et faisait échouer le plan d'invasion le mieux combiné qu'eut encore formé la république des Etats-Unis pour la conquête du Canada. Le colonel de Salaberry fut remercié par le général en chef, dans un ordre du jour, par les deux chambres, et décoré par le prince régent. Les milices reçurent des drapeaux en témoignage de leur bonne conduite dans cette affaire.
L'invasion du Bas-Canada ayant été repoussée, l'offensive fut reprise aussitôt dans le Haut, que les Américains se préparèrent à évacuer. Le général Drummond qui avait remplacé le général de Rottenburgh, monta à la tête du lac Ontario. A son approche, le général McClure qui avait cru le Haut-Canada abandonné en voyant le général Wilkinson s'avancer vers Montréal, évacua le fort George dans le mois de décembre, et brûla le village de Newark avant de rentrer dans son pays. Le général Drummond résolut de venger cet acte de barbarie inutile. Le colonel Murray à la tête de 5 à 600 hommes surprit le fort Niagara, fit 300 prisonniers et enleva une quantité considérable de canons et d'armes de toute espèce. Le général Riall le suivait avec deux régimens et tous les guerriers indiens de l'ouest pour le soutenir. Riall en représailles de l'incendie de Newark, lâcha la bride à ses troupes et aux Sauvages. Lewiston, Manchester et tout le pays environnant furent brûlés et dévastés. Les petites villes de Black-Rock et de Buffalo furent enlevées après un combat livré dans les rues, et abandonnées aux flammes. Cette expédition dévastatrice termina les dernières opérations de la campagne de 1813, qui fut défavorable en définitive aux armes américaines sur terre comme sur mer. Après plusieurs combats navals particuliers, la république n'ayant pas assez de force pour se mesurer avec son adversaire en bataille rangée sur l'océan, vit ses principaux capitaines succomber, comme le brave Lawrence tué dans le célèbre combat livré entre la Chesapeake et la Shannon, qui prit la première à l'abordage. Les flottes anglaises ravageaient les côtes, détruisaient tous les vaisseaux trouvés dans la baie de Delaware, pillaient et brûlaient les villages répandus sur la rivière Chesapeake, et étendaient leurs ravages jusque sur les côtes de la Virginie, dont les habitans étaient soumis à toutes sortes d'outrages. Les armées qui opéraient sur la frontière du Canada ayant pris leurs quartiers d'hiver, le général Prévost descendit à Québec pour rencontrer les chambres qui se réunirent dans le mois de janvier (1814). Les dissensions entre la branche populaire et le conseil législatif, dont la guerre avait d'abord fait suspendre l'ardeur, reprenaient petit à petit leur vivacité accoutumée. Elles furent plus ardentes dans cette session que dans la précédente, malgré les efforts du gouverneur pour calmer les esprits et pour porter toute l'énergie du côté de la guerre. L'assemblée qui était de bonne intelligence avec lui, vota, sur un message secret, une émission de billets d'armée d'un million et demi pour pourvoir aux dépenses militaires. Le bill des juges fut repris par l'assemblée et rejeté par le conseil ainsi que ceux pour imposer les offices publics pendant la guerre et nommer un agent auprès du gouvernement impérial. Stuart ramena encore sur le tapis la question des règles de pratique. Quoique fort importante en elle même puisqu'elle affectait l'administration de la justice, elle n'intéressait guère que le barreau. Le peuple y faisait à peine attention.
Stuart accusa cette fois formellement le juge Sewell d'avoir cherché à renverser la constitution pour y substituer une tyrannie arbitraire; d'avoir violé la loi et l'autorité du pouvoir législatif en imposant ses règles de pratique, et en mettant sa volonté à la place de la justice comme président de la cour d'appel; d'avoir induit le gouverneur Craig à dissoudre la chambre en 1809, et à lui faire prononcer un discours insultant pour la représentation; de l'avoir fait destituer lui-même de sa place de solliciteur-général pour la faire donner à son frère, M. Etienne Sewell; d'avoir fait retrancher du rôle des officiers de milice le président de la chambre, M. Panet; d'avoir conseillé la violation de la liberté de la presse en faisant saisir le Canadien et emprisonner son imprimeur; d'avoir violé la liberté de la chambre et des élections en faisant emprisonner MM. Bédard, Blanchet, Taschereau, trois de ses membres, et M. Corbeil sous accusation de trahison, enfin d'avoir employé l'aventurier John Henry pour engager une portion des Etats-Unis à se soulever contre le gouvernement de cette république et à former alliance avec le Canada afin d'en changer la constitution et les lois.
Le juge Monk de Montréal fut accusé en même temps de diverses malversations.
Tous ces faits graves et vrais pour la plupart, furent renfermés d'abord dans des résolutions et ensuite dans une adresse au roi, adoptées à de grandes majorités. Stuart lui-même fut nommé pour aller les soutenir à la place de M. Bedard, qui avait été choisi d'abord, mais dont la nomination à une place de juge rendait maintenant l'absence impossible. Le gouverneur promit de transmettre les accusations à Londres, en informant en même temps les représentans qu'il ne pouvait suspendre les juges, parce qu'ils n'étaient accusés que par une seule chambre.
Le juge Sewell passa en Angleterre pour se défendre. Stuart ne put y aller faute de fonds, le vote d'argent nécessaire pour payer ses frais ayant été rejeté par le conseil comme on devait s'y attendre. Le gouverneur fut alors prié d'envoyer un autre agent à sa place, ce qu'il promit de faire aussitôt que l'on aurait pourvu aux dépenses de sa mission. Les graves accusations portées contre les deux principaux juges du pays, n'eurent aucune suite. Le juge Sewell rendu à Londres non seulement se justifia, mais aidé de l'influence du prince Edouard qui l'avait connu en Canada, conquit les bonnes grâces de lord Bathurst, à tel point que ce ministre le recommanda fortement à son retour à sir J. C. Sherbrooke. M. Sewell, lui disait-il, a eu des rapports avec moi sur les intérêts de la province; je l'ai toujours trouvé très versé dans les affaires du Canada. Je le recommande d'une manière toute particulière à votre attention comme un homme qui pourra vous être très utile, et dont le jugement et la discrétion égalent les lumières et les talens. 14
M. Sewell était en effet un homme poli, grave, souple, capable de jouer le rôle qui convenait à la politique du ministère. Quoique ce fût l'ennemi le plus dangereux des Canadiens, il se montrait très affable à leur égard, et rendait avec une affectation marquée le moindre salut du dernier homme de ce peuple. Il fallait à la politique d'Angleterre un homme qui se chargea de la voiler en prenant la direction du parti opposé aux représentants. Il la dirigea jusqu'à la fin de sa vie dans les deux conseils, dans le conseil législatif surtout, où vinrent échouer presque toutes les mesures populaires.
Il n'avait pas trouvé, pendant qu'il était en Angleterre, de moyen plus efficace pour se venger des accusations portées contre lui, que de recommander l'union de toutes les provinces anglaises de l'Amérique du nord, sous un seul gouvernement. Il pressa fortement le prince Edouard d'engager les ministres à adopter la projet qui devait noyer la population française; il lui en écrivit, et l'on trouve à la fin du rapport de lord Durham sur les affaires du Canada, la lettre du prince par laquelle il l'informe qu'il en parlera au ministre à la première occasion. M. Sewell suggérait d'établir une chambre de 30 membres pour les cinq ou six provinces, et en transmettant son mémoire au prince il lui recommandait de le donner à lord Bathurst sans lui dire d'où il venait.
Lorsque l'union des deux Canadas s'est enfin consommée, quel plaisir a dû en ressentir la vengeance du vieillard, car alors le juge Sewell était bien âgé, en voyant ce peuple qu'il haïssait tant, condamné enfin à périr sous une nationalité étrangère.
La session ne fut pas plutôt finie que le général Prévost s'occupa des préparatifs de la prochaine campagne. Un bataillon d'infanterie et des matelots pour la marine des lacs arrivèrent dans l'hiver du Nouveau-Brunswick. Le gouverneur reçut avec une grande pompe au château St.-Louis une grande ambassade des chefs de neuf à dix nations sauvages des pays de l'ouest. Elle protesta de la fidélité des nations qu'elle représentait malgré leurs pertes au feu. Elle demanda des armes pour combattre et des vêtemens pour leurs femmes et leurs enfans. «Les Américains, dirent-ils, prennent tous les jours nos terres; ils n'ont pas d'âme; ils n'ont aucune pitié pour nous; ils veulent nous chasser vers le couchant.» Le gouverneur les exhorta à persévérer dans la lutte. Il exprima tous ses regrets de la mort de Técumseh et de leurs autres chefs, et les renvoya comblés de présens.
La défaite des Américains à Châteauguay ne leur avait pas fait perdre entièrement l'espoir de s'établir dans le Bas-Canada, sur lequel ils firent une nouvelle tentative vers la fin de l'hiver. Le dégel ayant été plus précoce que de coutume, le général Macomb avec une division, partit de Plattsburgh, traversa le lac Champlain sur la glace et s'avança jusqu'à St.-Armand, où il attendit celle du général Wilkinson qui devait diriger une attaque sur Odeltown et le moulin de Lacolle. Les deux corps s'étant réunis, Wilkinson entra à Odeltown à la tête de 5000 hommes sans coup-férir. De là il marcha le 30 mars contre le moulin de Lacolle, défendu par les voltigeurs, les sencibles et d'autres troupes. Mais après l'avoir canonné deux heures et demi inutilement, voyant ses troupes épuisées de froid et de fatigue, il prit le parti de la retraite et retourna à Plattsburgh.
Ce nouvel échec fit changer à l'ennemi le plan de ses opérations dans la campagne qui allait s'ouvrir. Il abandonna ses attaques contre le Bas-Canada, pour porter tous ses efforts contre le Haut, dont l'invasion offrait plus de facilité. Mais ce plan qui présentait moins de danger, laissait aussi moins de résultat. Jusqu'à présent toutes ses entreprises n'avaient abouti qu'à des défaites ou des succès éphémères, qui avaient coûté quelque fois beaucoup de sang, entraîné beaucoup de ravages sans avancer le but de la guerre.
Les Américains retirèrent leurs principales troupes de la frontière du lac Champlain et les portèrent sur le lac Ontario, pour les mettre en mouvement aussitôt que leur flotte de Sacketts Harbor pourrait opérer avec elles. Les magasins de cette flotte étaient à Oswégo. Le général Drummond qui commandait dans le Haut-Canada, résolut de s'en emparer pour retarder son départ. Il s'embarqua avec un gros corps de troupes de toutes armes à Kingston, parut devant Oswégo le 5 mai, et prit et incendia le lendemain après un combat assez vif, le fort et les magasins. Mais l'ennemi avait eu la précaution de transporter d'avance la plus grande partie des objets de marine à quelques milles plus haut sur la rivière, de sorte que le but de l'expédition ne put être entièrement atteint.
Après cette course il alla prendre le commandement des troupes placées à la tête du lac. En les disposant il fit la faute de trop les disperser, de manière qu'il fallait quelques heures pour en réunir un nombre capable d'offrir une résistance sérieuse. Les généraux américains Scott et Ripley, placés sur la rive opposée, résolurent d'en profiter. Ils traversèrent le fleuve avec 3000 hommes et surprirent le fort Erié. Le lendemain le général Brown se mettant à la tête de cette troupe marcha sur le camp fortifié du général Riall à Chippawa, un peu au-dessus de la chute de Niagara. Les Anglais, quoique plus faibles en nombre, sortirent de leurs lignes pour livrer bataille en rase campagne. La lutte se prolongea longtemps; mais après avoir vainement essayé de rompre l'ennemi, Riall fut ramené avec de grandes pertes et obligé d'abandonner vers le soir le terrain couvert de morts à la supériorité du vainqueur. Il se retira d'abord dans ses retranchemens, qu'il abandonna ensuite après avoir jeté des détachemens dans les forts George, Niagara et Mississaga, et rétrograda vers les hauteurs de Burlington.
Le général Brown suivit Riall jusqu'à Queenston, puis se retira vers Chippawa. Riall remarcha aussitôt en avant, ce que voyant, le premier s'arrêta tout-à-coup à Lundy's Lane, près du dernier champ de bataille, pour lui offrir de nouveau le combat. Riall qui n'était pas disposé à recommencer, se préparait à reculer pour la seconde fois lorsqu'il fut rejoint par le général Drummond avec 800 hommes de renfort. Drummond prit le commandement et contremanda la retraite; mais il fut attaqué à l'improviste avant d'avoir pu faire toutes ses dispositions. Sa gauche après diverses vicissitudes fut obligée de céder; elle recula en bon ordre et alla se former en potence le long du chemin, appuyée sur le centre placé sur une hauteur.
Le centre tenait bon contre Brown, qui faisait en vain les plus grands efforts pour s'emparer des batteries qui couronnaient cette hauteur. Les artilleurs anglais se faisaient bayonnetter sur leurs pièces par l'ennemi, qui fit avancer ses canons jusqu'à quelques pas seulement des canons anglais. L'obscurité de la nuit qui était alors venue occasionna plusieurs méprises. Ainsi les deux partis échangèrent quelques pièces de canon au milieu de la confusion, dans les charges qu'ils faisaient alternativement l'un contre l'autre. A neuf heures le feu cessa un instant. Le reste des forces américaines rentra en ligne dans le même temps qu'un surcroît de 1200 hommes arrivait à marche forcée pour augmenter l'armée anglaise. Ainsi renforcé des deux côtés, l'on recommença ce combat nocturne avec plus d'acharnement que jamais, et on le continua jusqu'à minuit que les Américains désespérant d'emporter la hauteur, abandonnèrent enfin le champ de bataille pour se retirer dans leur camp au-delà de la rivière Chippawa.
L'action avait commencé à 6 heures du soir, de sorte qu'elle avait duré prés de six heures. Dans l'obscurité le général Riall qui avait été grièvement blessé en voulant gagner le derrière du champ de bataille, tomba au milieu de la cavalerie ennemie et fut fait prisonnier.
Le lendemain les américains jettèrent la plus grande partie de leurs bagages et de leurs vivres dans la chute, mirent le feu à Street Mills, détruisirent le fort de Chippawa et retraitèrent vers le fort Erié.
La perte des deux côtés était considérable. Le général Drummond avait été gravement blessé au cou, mais il l'avait caché à ses troupes, et était resté sur le champ de bataille jusqu'à la fin de l'action. Le nombre des tués et des blessés s'éleva à 7 à 800 hommes de chaque côté, outre plusieurs centaines de prisonniers que les Américains laissèrent entre les mains du vainqueur. Les Anglais après avoir reçu tous leurs renforts comptaient 2800 hommes; les ennemis 5000. La milice du Haut-Canada montra la plus grande bravoure. «Rien, dit un écrivain, ne pouvait être plus terrible ni plus imposant que ce combat de minuit. Les charges désespérées des troupes étaient suivies d'un silence funèbre, interrompu seulement par le gémissement des mourans et le bruit monotone de la cataracte de Niagara; c'est à peine si l'on pouvait discerner au clair de la lune les lignes des soldats à l'éclat de leurs armes. Ces instans d'anxiété étaient interrompus par le feu de la mousqueterie et la répétition des charges que les troupes britanniques, réguliers et miliciens, recevaient avec une fermeté inébranlable.»
Les généraux américains Brown et Scott ayant été blessés, le commandement échut au général Ripley, qui se retrancha au fort Erié, où Drummond vint ensuite l'attaquer.
Il fit d'abord canonner les retranchemens par son artillerie, et lorsqu'il crut la brèche praticable, il forma ses troupes en trois colonnes pour attaquer le centre et les deux extrémités à la fois. Il les mit en mouvement dans la nuit du 14 août. La colonne commandée par le colonel Fischer et formée des Watteville, atteignit son point d'attaque deux heures avant le jour, et s'empara des batteries ennemies malgré un échec inattendu qui jeta le corps qui devait la soutenir dans le plus grand désordre. Les deux autres colonnes montèrent à l'assaut en attendant le feu de celle de Fischer, et après une vive résistance réussirent à pénétrer dans le fort qui était au centre des retranchemens, par les embrasures du demi bastion. L'ennemi se retira alors dans un bâtiment en pierre: d'où il continuait à se défendre avec vigueur contre les canons du bastion retournés contre lui, lorsqu'une explosion soudaine enveloppa dans une ruine commune tous les soldats du fort. Au bruit de cette catastrophe une terreur panique s'empara des trois colonnes assaillantes, qui posèrent les armes ou prirent la fuite poursuivies par les Américains. Près de 1000 Anglais furent tués, blessés ou faits prisonniers, tandis que l'ennemi ne perdit pas 80 hommes.
Après ce désastre, Drummond se retira dans ses lignes, où il resta jusqu'au 17 septembre que les Américains, à la nouvelle de la victoire remportée par leur flotte sur le lac Champlain et de la retraite du général Prévost, firent une sortie avec un gros corps de troupes à la faveur d'un orage et détruisirent les ouvrages avancés des Anglais. La perte fut encore ici de cinq à six cents hommes de chaque côté, dont la plus grande partie prisonniers. Après ce nouveau choc, la maladie commençant à se mettre parmi les troupes, et le général américain Izard s'avançant de Plattsburgh avec des renforts, Drummond jugea à propos de lever son camp et de retourner à Chippawa.
C'était dans le moment où la malheureuse, issue de l'expédition de Plattsburgh, servait de prétexte aux accusations les plus graves contre Prévost. Ce gouverneur que le parti anglais détestait parcequ'il paraissait montrer plus d'égards aux Canadiens que ses prédécesseurs, devait être la cause de tous les malheurs qui arrivaient. Il ne voulait pas voir dans sa conduite le résultat des instructions qu'il avait reçues des ministres, pour obtenir d'un peuple, jusque-là presque frappé d'ostracisme, le sacrifice de son sang et de son argent. Il jugea plus politique de le croire le seul fauteur de ces égards odieux, et feignit de le haïr d'autant plus qu'il paraissait malheureux dans ses entreprises. Forcé de se taire dans le bruit des armes et devant le zèle des Canadiens qu'il avait toujours représentés comme un peuple peu sûr, il ne put se retenir plus longtemps, et saisit pour recommencer ses clameurs l'occasion d'un événement dont il n'était pas la cause.
En effet l'expédition de Plattsburgh avait été entreprise sur l'ordre des ministres, que l'abdication de Napoléon et la paix européenne mettaient à même d'employer de plus grandes forces en Amérique. 14,000 hommes de l'armée de Wellington avaient été embarqués en France et débarqués à Québec dans les mois de juillet et août. Ces troupes avaient été acheminées aussitôt vers la frontière du lac Champlain et vers le Haut-Canada. La division envoyée dans le Haut-Canada était commandée par le général Kempt, excellent officier de la guerre espagnole, et avait ordre d'attaquer Sackett's Harbor si une occasion favorable se présentait.
Le commandement de la flottille du lac Champlain fut donné au capitaine Downie appelé du lac Ontario. Un gros renfort de matelots fut tiré des deux vaisseaux de guerre qui étaient à Québec pour compléter l'équipage de cette flottille. L'armée anglaise destinée à agir contre Plattsburgh, se concentra entre Laprairie et Chambly.
Le général Wilkinson qui commandait l'armée américaine du lac Champlain, fut remplacé par le général Izard après son échec à Lacolle. Les événemens d'Europe obligeaient l'ennemi à changer de tactique et à se renfermer dans la défensive. Il prévoyait déjà la nécessité de faire une paix prochaine, pour ne pas avoir toute les forées de l'Angleterre sur les bras. Le général Izard partit dans le mois d'août avec 5000 hommes pour aller renforcer, à la tête du lac Ontario, l'armée du fort Erié. Il laissa 1500 soldats seulement à Plattsburgh. C'était inviter les Anglais à précipiter leur attaque.
Prévost mit son armée en branle. Il traversa la frontière à Odeltown, occupa Champlain le 3 septembre et le camp retranché abandonné par l'ennemi sur la rivière Chazy, puis marcha de là en deux colonnes sur Plattsburgh, repoussant devant lui de nombreux corps de milice. Il atteignit cette petite ville le 6. Le colonel Bayard avec la moitié du régiment de Meuron chassa de la partie de Plattsburgh située au nord de la rivière Saranne les Américains qui se retirèrent sur la rive opposée, d'où ils se mirent à tirer à boulets rouges et incendièrent plusieurs maisons. Les Meurons firent un riche butin. La cavalerie américaine qui était magnifique combattait à pied. On voyait au télescope la longue file de leurs chevaux attachés au piquet. L'infanterie alla occuper les hauteurs que couronnaient trois fortes redoutes, des blockaus armés de grosse artillerie et d'autres ouvrages de campagne. La flottille ennemie du commodore MacDonough s'éloigna hors de la portée de nos canons. La flottille anglaise du capitaine Downie suivait à quelque distance le mouvement du général Prévost.
Ce général fit préparer ses batteries pour l'attaque en attendant l'approche de Downie, dont la coopération était nécessaire aux troupes de terre. En arrivant Downie, profitant du vent, engagea à la vue de toute l'armée qui était sous les armes le combat avec la flottille ennemie. Mais la frégate qu'il montait s'étant trop avancée se trouva exposée au feu de deux batteries et d'une frégate américaines. A la première décharge, Downie fut tué avec plusieurs de ses officiers, sa frégate s'ensabla et le feu porta la mort sur ses ponts encombrés d'hommes. La lutte se prolongea ainsi deux heures avec le reste de la flottille, au bout desquelles le capitaine Pring qui avait pris le commandement, fut obligé d'amener son pavillon. Les Anglais ne sauvèrent que sept à huit chaloupes canonnières qui avaient pris la fuite au début de l'action.
Prévost en voyant Downie engager le combat, avait ouvert le feu de ses batteries et disposé ses troupes en colonnes pour monter à l'escalade. Une colonne devait forcer le pont jeté sur la rivière qui traverse Plattsburgh et attaquer les ouvrages ennemis de front; une autre devait défiler derrière le camp pour cacher sa marche, traverser la Saranac à un gué qu'on avait reconnu plus haut, et prendre les ouvrages à revers. Les colonnes s'ébranlèrent. Bientôt l'on se battit sur terre comme sur eau. Les chasseurs canadiens étaient à la tête et s'exposèrent sans nécessité. Les obstacles à vaincre étaient nombreux. Le combat ne faisait pas de progrès et les assaillans étaient repoussés ou contenus, lorsque l'armée américaine qui voyait ce qui se passait du sommet de ses ouvrages, poussa des cris de triomphe à la victoire de MacDonough, qui parvinrent jusqu'à la colonne du général Robinson. Cette colonne avait manqué le gué de la rivière et s'était égarée. Robinson inquiet de ce bruit, envoya au quartier général pour en savoir la cause et demander des ordres. Prévost voyant l'issue du combat naval et l'inutilité d'un plus long sacrifice d'hommes, pour s'emparer d'une position qu'il aurait fallu abandonner après la perte de la flottille, lui fit dire de revenir.
En effet sans la possession du lac, le but de la campagne était manqué. Il fit retirer partout les colonnes d'attaque, cesser le feu, et se prépara à lever son camp pour rentrer en Canada avec toute son armée, avant que le général Macomb dont les forces augmentaient à chaque instant par l'arrivée des nombreux renforts que les vaisseaux victorieux portaient où il était nécessaire, put être en état de l'attaquer sérieusement dans sa retraite. On disait même déjà que les milices de Vermont allaient traverser le lac. Si Prévost se fut avancé davantage, il aurait probablement eu le sort de Burgoyne. Tout le long du lac, les Américains aidés de leurs chaloupes canonnières, pouvaient détruire ses troupes, le chemin étant près du rivage et dans un état affreux.
Après avoir envoyé les blessés en avant et fait démonter les batteries, il ordonna aux troupes de battre en retraite. Elles s'ébranlèrent dans la nuit au milieu d'une pluie qui n'avait pas cessé depuis le commencement de la campagne. Le désordre et la confusion se mirent malheureusement dans leurs rangs. Nombre de blessés et de traînards tombèrent entre les mains de l'ennemi avec presque toutes les munitions de guerre et de bouche, la comptabilité générale, les rôles des troupes, les équipages. La perte fut énorme, parce qu'on avait fait des préparatifs pour passer l'hiver à Plattsburgh. Elle aurait été bien plus grande si toute l'armée américaine s'était mise à la poursuite des Anglais. Plusieurs centaines de soldats désertèrent dès le début de ce mouvement rétrograde.
Telle fut l'expédition de Plattsburgh. Elle fut dictée par le cabinet de Londres et eut le succès des plans formés à mille lieues de distance. L'armée de Prévost était trop faible pour pénétrer bien avant dans les Etats-Unis et y remporter des avantages réels; elle était trop forte pour une simple excursion. Au reste la flotte qui devait l'appuyer et sans laquelle elle ne pouvait agir, était trop faible. C'était une base que le moindre choc pouvait renverser, et c'est ce qui arriva. Le reste s'affaissa sous son propre poids. Prévost qui en fut la victime n'en était que l'instrument. Son malheur fut de s'être montré trop obéissant à des ordres imprudens.
Cependant tandis que l'on perdait la suprématie du lac Champlain, l'on reprenait celle du lac Ontario. Un vaisseau de 100 canons venait d'y être achevé; sir James L. Yeo fit voile de Kingston pour le haut du lac avec une flotte et des renforts de troupes. Le commodore Chauncey avec la flotte américaine fut obligé à son tour de se renfermer à Sackett's Harbor et de laisser triompher les Anglais, qui allaient maintenant envahir les Etats-Unis de tous les côtés, du côté de l'océan surtout où leurs déprédations et leurs descentes allaient rappeler les excursions des Normands sur les côtés des Gaules et de la Bretagne dans le 9e et le 10e siècle.
Tant que la guerre contre Napoléon avait été douteuse, l'Angleterre s'était bornée suivant son plan, à la défensive en Amérique, pour fournir à la coalition européenne ses plus grandes forces. Le duc de Wellington que le ministère consultait sur toutes les opérations militaires de l'empire, avait recommandé ce système. «Je suis bien aise de voir, écrivait-il au commencement de 1813, à lord Bathurst, que vous allez renforcer sir George Prévost; j'espère que les troupes arriveront à temps, que sir George ne se laissera pas entraîner par l'espérance d'avantages de peu de conséquence, et qu'il suivra un système défensif vigoureux. Il peut être sûr qu'il ne sera pas assez fort en hommes ni en moyens pour se maintenir dans toute conquête qu'il pourrait faire. La tentative ne ferait que l'affaiblir, et ses pertes augmenteraient l'ardeur et l'espérance de l'ennemi, si même elles n'étaient pas suivies de conséquences pires; tandis que par l'autre système, il jettera les difficultés et les risques sur les Américains, et ils seront très probablement, défaits. 15
Mais la fin de la crise européenne permettait maintenant d'expédier des renforts en Canada, et d'envoyer des flottes et des troupes pour faire des débarquemens sur les côtes des Etats-Unis le long de l'Atlantique, qui les forceraient à retirer leurs troupes des frontières canadiennes et à faire la paix. Leurs principaux ports furent bloqués depuis la Nouvelle-Ecosse jusqu'au Mexique. Des corps considérables de troupes furent mis sur les flottes pour attaquer les principaux centres de la république. Washington et la Nouvelle-Orléans furent les deux points, au centre et au sud, où l'on fit agir les plus grandes forces sous les ordres des généraux Ross et Packenham. Plattsburgh était le point au nord. Ces entreprises par la manière dont elles étaient distribuées devaient faire beaucoup de mal à l'ennemi.
La baie de Chesapeake était un des principaux points d'attaque. On avait déjà fait de fréquentes descentes dans ces parages. Dans le mois d'août le général Ross débarqua avec 5000 hommes à Benedict et s'avança vers Washington. Le commodore Harney brûla sa flottille à son approche dans la rivière Pautuxet, et ayant rallié la milice à ses marins, voulut arrêter les Anglais à Bladensburg, où il fut culbuté et lui-même fait prisonnier. Ross continuant son chemin, prit Washington sans coup-férir, brûla le capitole ainsi que les édifices publics, puis regagna ses vaisseaux. Dans le même temps une partie de la flotte entrait dans le fort d'Alexandrie sur la rivière Potomac, et se faisait livrer par les habitans les vaisseaux et les marchandises qui s'y trouvaient, pour éviter le pillage et l'incendie de leur ville.
Après son expédition de Washington, le général Ross alla débarquer à North Point à 14 miles de Baltimore, et marchait sur cette ville lorsqu'il fut tué dans une escarmouche. Le colonel Brooke le remplaça, battit le général américain Stricker et s'avança jusqu'aux ouvrages que les ennemis avaient élevés en face de la ville, pendant que la flotte qui le suivait bombardait inutilement le fort McHenry. Le lendemain Brooke voyant les Américains trop bien fortifiés dans leurs lignes pour être attaqués avec avantage, prit le parti de se retirer. Pendant ce temps là les escadres qui bloquaient les ports de New-York, New-London et Boston, enlevaient de nombreux navires et faisaient subir des pertes immenses au commerce américain.
Les états du Sud n'étaient pas plus exempts que ceux du centre de ces irruptions dévastatrices. Dans le mois d'août, les Anglais prirent possession des forts espagnols de Pensacola du consentement des autorités, et préparèrent une expédition pour s'emparer du fort de Bowger qui commandait l'entrée de la baie et du havre de la Mobile. Le général Jackson après des remontrances inutiles au gouverneur espagnol, marcha sur Pensacola, prit cette ville d'assaut, et força les Anglais d'évacuer la Floride. C'est à son retour que la Nouvelle-Orléans se trouva menacée et qu'on se hâta d'armer la milice, de proclamer la loi martiale et d'élever des fortifications pour protéger la ville.
L'escadre anglaise portant l'armée du général Packenham, destinée à agir contre elle, entra dans le lac Borgne le 10 décembre et battit ou prit une escadrille de chaloupes canonnières. Packenham débarqué, livra à son tour un combat nocturne d'avant-garde, le 22, à trois lieues de la Nouvelle-Orléans, puis s'avança vers les retranchemens élevés à 4 miles au-dessous de la ville pour la protéger. Ces retranchemens formés de balles de coton étaient défendus par 6000 hommes, les meilleurs tireurs du pays, appuyés de batteries montées sur les points les plus favorables.
Packenham forma 12,000 soldats en colonnes et se mit en mouvement. Les colonnes marchèrent à l'assaut avec une parfaite régularité. Lorsqu'elles furent à portée, les batteries américaines ouvrirent leur feu sur elles sans les ébranler. Elles se resserraient à chaque vide que les boulets faisaient dans leurs rangs comme la garde de Napoléon à Waterloo, et continuaient toujours à avancer. Elles arrivèrent ainsi sous le feu de la mousqueterie. Six mille fusils se penchèrent alors sur elles en se réunissant à l'artillerie, et portèrent les ravages et la mort dans leurs rangs. Les décharges les plus meurtrières se succédaient avec d'autant plus de précision que les Américains étaient à couvert. En un instant les colonnes compactes des Anglais furent écrasées. Elles voulurent en vain conserver leur ordre; les tués et les blessés les embarrassaient en tombant. Elles chancelèrent et dès lors tout fut perdu; elles tombèrent dans une confusion effroyable.
Le général Packenham fut tué en cherchant à les rallier. Les généraux Gibbs et Keene furent blessés, le premier à mort. Le soldat ne voulut plus écouter la voix des chefs, et toute l'armée prit la fuite en masse laissant le terrain jonché de cadavres.
Le général Lambert à qui revenait le commandement, incapable d'arrêter le torrent, le laissa s'écouler vers le camp où les troupes effrayées se remirent petit à petit de leur trouble. Elles avaient laissé 700 tués et plus de 1000 blessés sur le champ de bataille. La perte de l'ennemi n'était que de 7 tués et 6 blessés, différence qui est la condamnation la plus complète de Packenham en attaquant avec trop de précipitation des retranchemens dont il ne paraissait pas connaître la force, et qui justifiait la prudence du général Prévost en ne risquant point une attaque inutile à Plattsburgh.
Cette victoire qui remplit les Etats-Unis de joie, et quelques exploits sur mer, précédèrent de peu de temps le rétablissement de la paix. Ces succès rendirent le cabinet anglais moins exigeant, et permirent aux Américains de négocier avec plus de dignité, le parti opposé à la guerre pouvant maintenant lever la tête sans trop blesser l'amour propre national.
Ce parti embrassait une grande portion du parti fédéral, dont la grande majorité appartenait aux états de la Nouvelle-Angleterre; à ces états qui avaient commencé la révolution et conquis l'indépendance. Ces anciennes provinces de tout temps plus ou moins jalouses des nouvelles, qui oubliaient souvent ce qu'elles devaient à leurs aînées, n'avaient point cessé depuis la guerre de se plaindre que le gouvernement général ne leur accordait point une protection proportionnée à la part qu'elles payaient des frais de la guerre. L'Angleterre qui connaissait leurs sentimens, faisait ravager leurs côtes exprès pour leur faire désirer plus vivement la cessation des hostilités. Vers la fin de 1814 des délégués nommés par les législatures du Massachusetts, du Connecticut, de Rhode-Island et par une portion du Vermont et du New Hampshire, s'assemblèrent en convention à Hartford pour prendre en considération l'état du pays. Cette convention fut dénoncée dans les termes les plus sévères par les amis du gouvernement général. Elle fut flétrie comme une trahison commise au préjudice de la république entière, et comme un appât aux projets de l'ennemi. Ces querelles agitèrent profondément la nation et influencèrent beaucoup les résolutions du gouvernement fédéral pour la paix. Dès le mois d'août les commissaires des deux nations s'assemblèrent à Gand, en Belgique, pour en discuter les conditions, et signèrent le 24 décembre un traité fort honorable pour la Grande-Bretagne. Il stipulait la restitution réciproque de toutes les conquêtes faites l'un sur l'autre par les deux nations, sauf les îles de la baie de Passamaquoddy dont la propriété devait rester in statu quo, et abandonnait la question des frontières du Canada et du Nouveau-Brunswick à la décision des commissaires qui seraient nommés par les deux gouvernemens. Les Etats-Unis adoptèrent aussi dans le traité cette disposition si incompatible avec l'esclavage qui règne dans une grande portion de leur territoire, que comme la traite des esclaves est inconciliable avec les principes de la justice et de l'humanité, et que les deux gouvernemens désirent continuer à travailler à son abolition, ils feront tous leurs efforts pour atteindre un but si désirable. Le silence fut gardé sur le principe que le pavillon couvre la marchandise et sur le droit de visite.
Le traité de Gand ne dut pas satisfaire l'amour propre des républicains américains, car en n'obtenant rien de ce qu'ils avaient voulu acquérir par la guerre, ils se reconnaissaient incapables de se le faire donner de force. Leur erreur était d'avoir attendu trop tard pour prendre les armes. La compagne de Russie devait commencer la décadence de Napoléon, assurer le triomphe final de l'Europe sur lui, et laisser l'Angleterre libre d'agir en Amérique. Depuis longtemps l'empereur français pressait les Américains de prendre les armes. Il savait que depuis leur révolution, ils convoitaient les provinces anglaises qui le dos au nord pèsent sur eux de tout leur poids dans toute la largeur du continent. Mais ils mirent tant de lenteur à se décider, qu'ils s'ébranlèrent au moment où leur gigantesque allié commençait à pencher vers sa ruine. Le vrai motif de la guerre était la conquête du Canada, le prétexte le principe que le pavillon couvre la marchandise et le droit de visite.
Ce prétexte subsiste encore. L'Angleterre fit une faute de ne pas le faire disparaître; car sa faiblesse en Amérique augmente tous les jours proportionnellement avec la marche ascendante des Etats-Unis. Deux choses contribuent à cette faiblesse relative, l'inégalité numérique croissante de la population et surtout le vice fondamental du gouvernement colonial, dont le point d'appui est à 1000 lieues de distance, dans un autre monde, dans un autre monde qui a une organisation sociale et politique totalement différente, et dont la population devient de jour en jour plus étrangère d'idées et d'intérêts à la colonie. Aussi Alison avoue-t-il que le traité de Gand doit-être regardé plutôt comme une longue trêve que comme une pacification finale. La question de la frontière du Maine resta indécise avec la propriété d'un territoire aussi étendu que celui de l'Angleterre. Les Etats-Unis profitant du levain laissé dans l'esprit des colons canadiens à la suite des événemens de 1837, insistèrent pour qu'on en finit une bonne fois, et obtinrent presque tout ce qu'ils demandaient par le traité d'Ashburton. Le droit de visite fera sans doute renaître les difficultés, car il est incompatible avec la dignité d'une nation libre, et encore moins avec les intérêts commerciaux des Etats-Unis dont les victoires à la fin de la guerre ont satisfait l'amour propre national et excité l'ambition future. Les triomphes de Plattsburgh et de la Nouvelle-Orléans ont fait oublier la bataille de Châteauguay et la retraite de l'armée américaine à la suite des combats perdus dans le Haut-Canada.
Le traité qui mit fin à la guerre de 1812 fut accueilli avec joie dans les deux Canadas, mais surtout dans le Haut, où la guerre avait été une suite d'invasions cruelles et ruineuses pour le pays. Il ne fut pas moins bien reçu d'une grande partie des Etats-Unis, surtout de ceux qui bordent la mer. La guerre avait presqu'anéanti le commerce extérieur de la république, qui s'élevait avant les hostilités à un chiffre énorme. Ses exportations étaient de 22 millions sterling, et ses importations de 28,000,000, le tout employant 1,300,000 tonneaux de jaugeage. Deux ans après, en 1814, elles étaient déjà tombées les premières à 1,400,000 et les dernières à moins de trois millions. Deux ou trois mille vaisseaux de guerre et de commerce plus ou moins gros avaient été enlèves par les Anglais, qui malgré les grandes pertes qu'ils avaient faites eux-mêmes, étaient sûrs de ruiner la marine américaine avant d'épuiser la leur, dont la force était immensément supérieure. Le trésor de la république provenant en grande partie de droits de douane, s'était trouvé par là même épuisé en un instant; il avilit fallu recourir à des impôts directs et à des emprunts qui s'élevèrent en 1814 à 20 millions et demi de piastres, somme énorme pour une nation dont la totalité du revenu montait seulement à 23 millions en temps, ordinaire. Les deux tiers des marchands étaient devenus insolvables, et les états du Massachusetts, du Connecticut et de la Nouvelle-Angleterre allaient prendre des mesures pour demander leur séparation de l'union et une indépendance séparée lorsque arriva la paix.
La guerre de 1812 causa aussi de grandes pertes au commerce anglais. Les Etats-Unis qui tiraient pour 12 millions de marchandises des îles britanniques, s'arrêtant tout à coup, génèrent ses manufactures, qui durent renvoyer leurs ouvriers dont la misère devint excessive. Il est vrai que bientôt le nord de l'Europe et l'Italie, affranchis des armées françaises après la campagne de Russie, purent offrir une compensation dans les marches que ces pays ouvrirent à son activité. Mais la nécessité rendit les Américains manufacturiers à leur tour, et une fois les manufactures montées chez eux, elles restèrent et leurs produits continuent aujourd'hui à y remplacer une partie de ceux de l'étranger. Tel fut le premier effet permanent de la guerre. Un second effet tout aussi important, c'est que les états du nord qui voulaient s'en détacher pour s'unir à la Grande-Bretagne en 1814 sont précisément ceux-là même à l'heure qu'il est, qui sont les ennemis les plus naturels de cette nation, parce que c'est chez eux que se sont établies les manufactures et qu'existe maintenant la véritable rivalité avec l'Angleterre. Aussi il n'y a plus aujourd'hui à craindre de dissolution, pour la raison commerciale, parce qu'il s'établit tous les jours de plus en plus entre le sud et le nord des rapports d'intérêt qui les rapprochent.
Au reste les Américains ne chercheront guère à acquérir le Canada malgré le voeu de ses habitans. La dépendance coloniale ne paraît pas à leurs yeux un état naturel qui doive toujours durer, et la conduite des métropoles elles-mêmes indique assez qu'elles ont aussi le même sentiment sur l'avenir. Cette éventualité préoccupe la politique et les historiens de l'Angleterre; mais ni ses philosophes, ni ses hommes d'état ne peuvent s'affranchir assez de leurs préjugés métropolitains pour porter un jugement correct et impartial sur ce qu'il faudrait faire pour conserver l'intégrité de l'empire. De quelque manière qu'on envisage cette question, la solution paraît difficile, car la métropole ne peut consentir à permettre aux colonies d'exercer la même influence sur son gouvernement que les provinces qui la constituent elle-même, et à leurs députés de siéger à Westminster Hall à côté des siens en nombre proportionné à la population, car il viendrait un temps où la seule population du Canada, du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Ecosse excéderait celle de l'Angleterre, et si on y joignait la population de toutes les autres colonies, la représentation coloniale deviendrait la majorité, et l'Angleterre passerait du rôle de métropole à celui de dépendance, et recevrait la loi comme telle. Cette alternative qui arriverait indubitablement est supposée ici pour montrer avec plus de force les obstacles que rencontre le système colonial à mesure qu'il vieillit et que les populations s'accroissent. La séparation doit donc paraître une chose inévitable malgré le désir que l'on pourrait avoir des deux côtés de l'éviter. Il ne reste à la politique, dans ce cas, qu'à travailler à reculer l'événement, et lorsque l'événement arrivera, qu'à affaiblir le plus possible le mal qu'il sera de nature à causer aux deux parties. Mais c'est là la prévoyance qui manque presque toujours aux métropoles quand le temps vient de lâcher graduellement les rênes des jeunes coursiers qui essaient leurs forces et qui brûlent de s'élancer dans la carrière avec toute l'indépendance d'un tempérament jeune, indocile et vigoureux. La crainte retient la main du conducteur, et la contrainte irrite l'ardeur du coursier qui se cabre, se révolte, et brise son frein. Les métropoles se trompent souvent sur les causes de trouble. «Après tout ce qui peut-être fait, dit encore Alison, pour assurer nos possessions de l'Amérique du nord par la prudence et la prévoyance, leur conservation doit toujours dépendre principalement de l'attachement et de l'appui de ses habitans. Quoique nous devions déplorer l'effet des actes coupables et de l'ambition criminelle des révolutionnaires du Bas-Canada en aliénant les affections d'un peuple simple et industrieux, autrefois loyal et dévoué, le mal n'est pas encore sans remède; et si on y remédie dans un bon esprit, il pourra résulter de ces maux passagers un bien durable. Ces événemens en attirant l'attention ont fait découvrir bien des abus qui sans cela seraient restés dans l'ombre, et ont fait voir la nécessité de les faire disparaître.» Mais l'abus est l'abîme insurmontable des gouvernemens coloniaux. Ceux qui désirent le plus dans la métropole les réformes, sont ceux-là même qui qualifient la conduite des réformateurs coloniaux de criminelle et de révolutionnaire. Les insurrections du Haut et du Bas-Canada en 1837 n'ont été que la conséquence de la mauvaise administration de ces deux pays, et l'obstination du pouvoir à ne pas prêter l'oreille à temps à leurs représentations exprimées solennellement par leurs députés en pleine législature pendant une longue suite d'années. Le préjugé est si difficile à vaincre, que l'historien métropolitain en indiquant le remède se taira sur la révolte du Haut-Canada, parceque ce pays est peuplé d'hommes de sa race, et notera d'infamie le rebelle du Bas parcequ'il est d'une autre origine, attribuant la conduite de l'un à la supériorité de lumières et d'énergie, et la conduite de l'autre à l'ignorance et à l'ambition. Comment le politique tiraillé par les préjugés, par les passions, par les intérêts qui l'entourent, pourra-t-il éviter de se tromper si le philosophe se laisse entraîner dans le silence du cabinet jusqu'à pervertir la vérité et faire de la même chose un crime à l'un et une vertu à l'autre.
Après la campagne de 1814, sir George Prévost était descendu à Québec où il avait réuni les chambres, dans le mois de janvier 1815. M. Panet nommé au conseil législatif avait été remplacé par M. Papineau à la présidence de l'assemblée, quoique M. Papineau fut l'un de ses plus jeunes membres, et eût à peine 26 ans. Plus ardent que son père, qui s'était distingué dans nos premières luttes parlementaires, il devait porter ses principes beaucoup plus loin que lui.
Après avoir amendé l'acte des milices et augmenté les droits sur divers articles pour pourvoir aux besoins de la guerre si elle continuait, la chambre était revenue sur la question d'un agent en Angleterre. Elle avait passé une résolution à ce sujet, qui avait été repoussée comme les autres par le conseil législatif. L'Angleterre toujours opposée à ce système, le faisait rejeter par le conseil, chaque fois qu'on l'amenait devant la législature, et faisait déclarer que le gouverneur était la seule voie constitutionnelle de correspondance entre les deux corps législatifs et la métropole.
Ce qui avait fait désirer alors plus que jamais d'avoir un agent à Londres, c'est le bruit qui s'était répandu de la suggestion du juge Sewell de réunir toutes les colonies sous un seul gouvernement. L'assemblée déclara qu'elle persistait dans ses accusations contre ce juge et contre le juge Monk, et nomma de nouveau M. James Stuart pour aller les soutenir auprès de la métropole. Elle était encore occupée de cette question irritante lorsque la conclusion de la paix fut officiellement annoncée. La milice fut renvoyée dans ses foyers, et l'assemblée passa une résolution pour déclarer que sir George Prévost dans les circonstances nouvelles et singulièrement difficiles dans lesquelles il s'était trouvé, s'était distingué par son énergie, sa sagesse et son habileté. Elle lui vota cinq mille louis sterling pour lui acheter un service de table en argent, don que le conseil rejeta lorsqu'il fut soumis à son suffrage l'année suivante, malgré l'approbation que le prince régent avait donnée à l'administration et à la conduite militaire de ce gouverneur. Lorsque le parlement fut prorogé, le président de l'assemblée en présentant le bill des subsides, lui adressa ces paroles: «Les événemens de la dernière guerre ont resserré les liens qui unissent ensemble la Grande-Bretagne et les Canadas. Ces provinces lui ont été conservées dans des circonstances extrêmement difficiles. Lorsque la guerre a éclaté, ce pays était sans troupes et sans argent, et votre excellence à la tête d'un peuple, en qui, disait-on, l'habitude de plus d'un demi-siècle de repos, avait détruit tout esprit militaire. Au-dessus de ces? préjugés, vous avez su trouver dans le dévouement de ce peuple brave et fidèle, quoiqu'injustement calomnié, des ressources pour des ressources pour déjouer les projets de conquête d'un ennemi nombreux et plein de confiance dans ses propres forces. Le sang des enfans du Canada a coulé, mêlé avec celui des braves envoyés pour les défendre. Les preuves multipliées de l'efficacité de la puissante protection de l'Angleterre et de l'inviolable fidélité de ses colons, sont devenues pour ceux-ci de nouveaux titres en vertu desquels ils prétendant conserver le libre exercice de tous les avantages que leur assurent la constitution et les lois.»
Le gouverneur accueillit cette approbation avec un extrême plaisir, et informa les chambres qu'il allait remettre les rênes du gouvernement, pour aller répondre en Angleterre aux accusations de sir James L. Yeo, au sujet de l'expédition de Plattsburgh. Les habitans de Québec et de Montréal lui présentèrent les adresses les plus flatteuses pour lui témoigner qu'ils prenaient la part la plus vive à tout ce qui le concernait et qu'ils regardaient l'insulte qu'on lui faisait comme une insulte faite à eux-mêmes.
Les Canadiens lui montraient d'autant plus d'affection qu'ils savaient que l'espèce de disgrâce dans laquelle il était tombé, provenait en grande partie de la sympathie qu'il avait paru leur porter. Le résultat de l'expédition de Plattsburgh avait fourni à ses ennemis un prétexte pour lui montrer enfin ouvertement toute leur haine, qu'ils avaient dissimulée jusque là tant qu'ils avaient pu. Ils s'étaient ligués pour faire retomber sur lui la responsabilité de la défaite navale de Sackett's Harbor, afin de le faire rappeler. Sir James L. Yeo l'avait accusé d'avoir été la cause du triomphe des Américains, et la cour martiale composée de marins, avait cherché à faire retomber sur lui, dans la sentence qu'elle avait portée contre les officiers de la flottille, une partie du tort. Le département militaire en lui transmettant les accusations lui avait donné jusqu'au mois de janvier 1816 pour faire venir ses témoins du Canada et préparer sa défense. Mais il mourut dans l'intervalle des suites des fatigues qu'il avait endurées en faisant à pied une partie du chemin de Québec au Nouveau-Brunswick, dans la saison la plus rigoureuse de l'année, pour passer en Europe. Suivant l'usage des conseils de guerre, sa mort mit fin à l'enquête. Après quelques démarches de sa veuve et de son frère, le colonel Prévost, auprès du bureau de la guerre, le gouvernement fut forcé de reconnaître d'une manière publique les services distingués qu'il avait reçus de la victime, et de permettre par une espèce de rétribution d'ajouter quelques armoiries dans les armes de sa famille.
Les hommes compétans avaient déjà approuvé le système de sir George Prévost et la résolution qu'il avait prise à Sackett's Harbor. Le duc de Wellington écrivait à sir George Murray: «J'approuve hautement, et même plus, j'admire tout ce qui a été fait par le militaire en Amérique, d'après ce que je puis en juger en général. Que sir George Prévost ait eu tort ou raison dans sa décision au lac Champlain, c'est plus que je ne puis dire; mais je suis certain d'une chose, c'est qu'il aurait été également obligé de retourner à Montréal après la défaite de la flotte. Je suis porté à croire qu'il a eu raison. J'ai dit, j'ai répété aux ministres que la supériorité sur les lacs est la condition sine qua non du succès en temps de guerre sur la frontière du Canada, même si notre but est une guerre entièrement défensive.»
LIVRE QUINZIÈME.
CHAPITRE I.
QUESTION DES SUBSIDES.
1816-1822.
Les dissensions entre la chambre et l'exécutif recommencent après la guerre.--Union des colonies anglaises.--Le général Drummond.--Abus dans le bureau des terres et des postes.--Rejet des accusations contre les juges Sewell et Monk.--Dissolution du parlement.--Sir John Coape Sherbrooke gouverneur.--Il transmet aux ministres un tableau de l'état des esprits en Canada.--Instruction qu'il reçoit.--Le clergé catholique: M. Plessis.--Le juge Sewell.--MM. Uniacke et Marshall.--Situation des finances.--Leur confusion.--Dépenses faites sans appropriation.--Instructions de lord Bathurst.--Droit de voter les subsides.--Le juge Foucher accusé.--Le duc de Richmond remplace Sherbrooke.--Reprise de la question des finances.--Liste civile augmentée demandée pour la vie du roi.--Elle est refusée.--Le juge Bedard accusé.--Mort soudaine du duc de Richmond.--Dissolution du parlement.--Le comte de Dalhousie gouverneur--M. Plessis à Londres.--Ses entrevues avec lord Bathurst.--Les discussions sur la question des finances continuent.--M. Papineau nommé au conseil exécutif.--Refus des subsides.--Division dans le conseil législatif.--Partage des droits de douane avec le Haut-Canada.
La guerre qui venait de finir avait ralenti l'ardeur des dissensions entre l'exécutif et la chambre d'assemblée. La paix faite, sir George Prévost parti, victime de son équité envers les Canadiens plutôt que de ses fautes, les anciennes discordes menacèrent de recommencer. Le bureau colonial parut avoir oublié à l'instant même le zèle de la population pour la défense de la colonie, et il fut presqu'aussitôt question de l'union des deux Canadas, contre laquelle on la savait complètement opposée.
Le général Drummond qui vint remplacer temporairement sir George Prévost, s'occupa des récompenses à donner aux soldats et aux miliciens qui s'étaient distingués. On songea à les payer en terre, et pour cela il fallut recourir à un département où on ne pouvait jeter les yeux sans découvrir les énormes abus qui ne cessaient point de s'y commettre. Les instructions qu'avait envoyées l'Angleterre sur les représentations du général Prescott, à la fin du siècle dernier, loin de les avoir fait cesser, semblaient les avoir accrus malgré les murmures de tout le monde. On continuait toujours à gorger les favoris de terres. On en avait tant donné que Drummond manda aux ministres que tous ces octrois empêchaient d'établir les soldats licenciés et les émigrans sur la rivière St,-François. 16 Chacun s'était jeté sur cette grande pâture, et pour la dépecer on s'était réuni en bande. Un M. Young en avait reçu 12,000 acres; un M. Felton en avait eu 14,000 acres pour lui-même et 10,000 pour ses enfans. De 1793 à 1811 plus, de trois millions d'acres avaient été ainsi donnés à une couple de cents favoris, dont quelques-uns en eurent jusqu'à 60 et 80,000, comme le gouverneur R. Shore Milites, qui en prit près de 70,000 pour sa part. Ces monopoleurs n'avaient aucune intention de mettre eux-mêmes ces terres en valeur. Comme elles ne coûtaient rien ou presque rien, ils se proposaient de les laisser dans l'état où elles étaient, jusqu'à ce que l'établissement du voisinage en eût fait hausser le prix. Un semblant de politique paraissait voiler ces abus. On bordait, disait-on, les frontières de loyaux sujets pour empêcher les Canadiens de fraterniser avec les Américains. «Folle et imbécile politique, s'écriait un membre de la chambre, M. Andrew Stuart, en 1823; on craint le contact des deux populations qui ne s'entendent pas, et on met pour barrière des hommes d'un même sang, d'une même langue et de mêmes moeurs et religion que l'ennemi!»
Drummond porta encore son attention sur un autre département, celui des postes. Il y découvrit de tels désordres qu'il demanda la destitution de M. Heriot qui en était le chef.
Ces diverses perquisitions qui mettaient à nu le défaut de contrôle à chaque pas, l'occupèrent jusqu'à l'ouverture du parlement en 1816.
Rien de remarquable ne se passa dans les premiers jours de la session, lorsque M. Loring, le secrétaire du gouverneur, vint remettre à la chambre un message qui l'informait que les accusations contre les juges Sowell et Monk étaient repoussées, et que les juges réunis avaient le droit de faire des règles de pratique pour leurs tribunaux. Le gouverneur ajoutait «que le prince Régent avait vu avec peine les procédés de là chambre contre deux hommes qui remplissaient depuis si longtemps et avec tant d'habileté les plus hautes charges judiciaires; que cette conduite était d'autant plus regrettable qu'elle tendait à déprécier aux yeux de la légèreté et de l'ignorance, leur caractère et leurs services, et à diminuer par là même l'influence qu'ils méritaient à si juste titre.»
Cette réponse était un triomphe pour les deux juges accusés, et une insulte à la représentation par les termes dont on se servait pour la communiquer. Elle fut regardée aussi comme un acte de censure et de partialité de race d'un très mauvais augure pour l'avenir. Elle détrompa tous ceux qui s'étaient laissés abuser pendant la guerre par les ménagemens de sir George Prévost, et détruisit dans beaucoup d'esprits les espérances que l'administration de ce gouverneur avait fait naître. La tête de l'hydre de l'oligarchie sembla renaître plus fière et plus puissante que jamais, après une victoire qui suivait de si près celle obtenue par le rappel du général Prévost, insulté dans un libelle, avant son départ, par le solliciteur-général Sewell, frère du juge réintégré. Le message causa, comme on devait s'y attendre, la plus grande sensation dans le parlement et dans la ville. La chambre ordonna sur le champ un appel nominal, et une adresse au prince régent allait être votée, lorsqu'elle fut soudainement dissoute, suivant l'ordre envoyé de Londres par anticipation au gouverneur, qui prononça un discours rempli de reproches. Le bureau colonial qui voulait en imposer en recourant à ce moyen extrême, se chargeait d'une grande responsabilité pour l'avenir, car il n'y avait aucune apparence d'un revirement d'opinion parmi le peuple, chez lequel sa décision avait réveillé l'irritation des temps de Craig.
Le peuple répondit en réélisant presque tous les mêmes membres. Dans l'intervalle Drummond fut remplacé par sir John Coape Sherbrooke, homme plus habile et plus prudent, et qui commença son administration par un acte de bienfaisance dont on lui sut gré. Des gelées hâtives avaient détruit les récoltes de la partie inférieure du district de Québec, et plusieurs paroisses allaient se trouver dans un dénuement presqu'absolu. Il s'empressa de leur envoyer des vivres, que l'on tira des magasins du roi, ou qu'il fit acheter sur sa propre responsabilité et les fit distribuer aux familles menacées de la famine. Cette attention parut indiquer un coeur qui avait quelque sympathie, et on voulut en tirer un bon augure.
En prenant les rênes du pouvoir il s'occupa de la question qui avait fait dissoudre le parlement, et écrivit aux ministres pour leur faire connaître l'état des esprits et pour demander des instructions sur la conduite qu'il devait tenir avec la chambre d'assemblée. Il l'informa que si la dernière dissolution avait été résolue en vue de changer le caractère de la représentation, elle avait entièrement manqué son but; qu'elle avait au contraire, augmenté le mal en excitant une grande irritation parmi les représentans et parmi le peuple; que presque tous les mêmes membres avaient été réélus, et que là où il y avait eu des changemens, on avait choisi des hommes encore moins modérés que ceux qu'ils avaient remplacés.
En Canada une pareille mesure devait dans presque toutes les circonstances produire plus de mal que de bien. Elle ne pouvait avoir l'effet qu'elle avait en Angleterre, où le système de la responsabilité ministérielle obligeait le gouvernement de marcher avec la majorité des communes.
Le bureau colonial était prêt à braver le ressentiment populaire à tout hasard; et pour parer à toutes les éventualités, il donna les instructions nécessaires pour mettre le gouverneur en état de marcher sans le parlement. Lord Bathurst lui manda 17 que, «si la nouvelle chambre était animée du même esprit que la dernière, ce serait en vain qu'on attendît d'elle les appropriations nécessaires, et qu'il lui envoyât un état des revenus de la couronne, en s'abstenant d'agir sur l'ordre qu'il lui avait donné de transporter les biens des jésuites aux syndics de l'institution royale, parce qu'on en aurait besoin pour payer les dépenses publiques. Il approuvait entièrement sir Gordon Drummond d'avoir dissous le parlement, et si la nouvelle assemblée conservait le même esprit de résistance à l'autorité royale, Sherbrooke pouvait en faire autant. Mais tant qu'il paraîtrait y avoir d'autres moyens de résister à ses tentatives, il devait éviter de recourir à cette mesure extrême. «Jusqu'ici, disait-il, le gouvernement a trouvé dans toutes les occasions ordinaires une ressource constante dans la fermeté et les dispositions du conseil législatif, et il n'y a aucune raison de douter qu'il ne continue tant qu'il pourra à contrecarrer les mesures les plus injudicieuses et les plus violentes de l'assemblée. Il est donc désirable, pour toutes sortes de raisons, que vous profitiez de son assistance pour réprimer les actes de cette assemblée que vous pourrez trouver sujets à objection, au lieu de mettre votre autorité ou celle du gouvernement en opposition immédiate à celle de la chambre, et ainsi de lui donner un prétexte pour refuser à la couronne les subsides nécessaires pour le service de la colonie.»
Tels étaient les moyens qu'on employait pour gouverner. Le juge Sewell n'avait tant d'influence dans l'administration que parcequ'il était l'instrument le plus habile du système. Que n'a-t-on pas vu dernièrement au sujet des rectoreries du Haut-Canada? Voici comme parle un ministre du gouvernement actuel: «Leur histoire n'est pas un sujet nouveau, car je me rappelle bien l'étonnement avec lequel le public apprit, après le départ de sir John Colborne, à la fin de sa triste administration, que cinquante-sept rectoreries avaient été créées à la face d'une dépêche du ministre des colonies, dans laquelle il était formellement dit qu'il ne devait pas en être établi sans le consentement de la législature coloniale. Je me trompe, cependant, en disant qu'il avait été créé cinquante-sept rectoreries; car il n'avait été exécuté que trente-six patentes: les autres avaient été signées en blanc au moment où sir John Colborne quittait la province. Mais on a su depuis, grâce aux bons offices de ce ferme ami du Canada, Joseph Hume, que la dépêche à laquelle je viens de faire allusion, était accompagnée d'une lettre privée du ministre des colonies enjoignant à sir John Colborne de procéder avec toute la célérité possible et d'assurer l'établissement des rectories par toute la province. L'histoire des gouvernemens ne fournit peut-être pas un autre exemple d'une pareille perfidie et d'un délit si flagrant.» 18
Tandis que le ministre indiquait d'un côté l'usage que l'on devait faire du conseil contre la chambre d'assemblée, il cherchait de l'autre à se concilier le clergé catholique et son évêque qui avait une grande influence sur le peuple. Le gouverneur revenant sur la question, transmit à lord Bathurst un aperçu de l'état des partis dans le pays et lui marqua l'embarras où il se trouvait placé entre ses instructions et la situation des esprits. Il déclara qu'il était impossible de se faire une idée de l'impopularité du juge Sewell; que d'après les informations qu'il avait reçues et les siennes propres dans un voyage qu'il avait fait dans la province, il trouvait que toutes les classes lui étaient hostiles, même dans les coins les plus reculés du pays; que cette hostilité fût le fruit des artifices et des calomnies des démagogues ou de la haine personnelle, peu importait; elle existait depuis longtemps, et elle avait acquis une nouvelle violence du triomphe apparent de ce juge; qu'elle était non seulement partagée par le peuple, mais par le clergé catholique lui-même, qui soutenait à toute force qu'elle était bien fondée. Que si l'influence du clergé sur les laïcs était grande sur différentes questions, sa seigneurie pouvait juger de ce qu'elle était lorsqu'elle servait pour un objet dans lequel le peuple croyait ses intérêts les plus chers engagés, contre un homme qu'il regardait malheureusement comme ayant outragé ses sentimens religieux et sa loyauté; que le clergé recevait une double force dans le cas actuel de l'effet combiné des préjugés politiques et religieux et que l'on pouvait se faire facilement une idée de la haine que cet homme leur avait inspirée.
Le gouverneur assurait qu'il était persuadé que s'il avait été dans les vues du gouvernement d'entendre les deux parties sur les accusations portées contre ce juge, quand bien même la décision eût été ce qu'elle avait été, elle aurait contribué à la paix, parce qu'elle aurait ôté au parti hostile à l'accusé un prétexte de plainte, prétexte qui intéresse toujours le peuple, et que dans le cas actuel la présence de l'accusé en Angleterre avait rendu plus plausible, vu surtout que le gouvernement n'avait voulu entendre que lui seul; et il osait dire que c'était là la raison qui avait fait passer les résolutions pour lesquelles l'assemblée avait été dissoute.
Après avoir recommandé de le mettre à la retraite, il ajoutait qu'il lui donnerait, conformément à ses instructions, tout son appui quelle qu'injuste que fut l'hostilité du barreau et de la chaire contre lui, dut-il pour cela sacrifier la conciliation du clergé, la paix du Canada et l'avancement de ses intérêts les plus chers; qu'il tâcherait aussi d'établir de bons rapports avec l'évêque catholique à qui il avait déjà donné des preuves de ses dispositions; mais que ce serait tromper le ministre que de lui faire espérer aucun changement dans les sentimens du clergé ou du peuple sur le point en question. Si les raisonnemens n'avaient pu persuader, il craignait que la coercition ne fit qu'augmenter leur haine. Des hommes modérés et bien informés pensaient qu'en vain y aurait-il prorogation sur prorogation, dissolution sur dissolution, on verrait plutôt une révolution dans le pays que dans les sentimens de ses habitans.
Après avoir ainsi passé en revue l'état des choses, Sherbrooke indiquait les remèdes qu'il croyait nécessaires. L'un d'eux était la nomination d'un agent auprès du gouvernement à Londres, désirée depuis longtemps et qu'avaient presque toutes les autres colonies. L'assemblée attribuait la perte du bill qu'elle avait passé pour cet objet, dans le conseil, à l'influence du juge Sewell qui voulait lui ôter les moyens de soutenir les accusations qu'elle avait portées contre lui, et prévenir les autres avantages qui pourraient résulter d'un défenseur de ses droits dans le métropole. Un autre était de détacher M. Stuart, le principal auteur des résolutions de l'année précédente, du parti qui l'avait pris pour un de ses chefs, en le prenant par le côté sensible chez bien des hommes, l'intérêt personnel. On croyait que l'opposition privée de ses talens, perdrait sa vigueur et tomberait dans l'insignifiance. On lui avait dit que si on lui offrait la place de procureur-général il abandonnerait ses amis. Il suggérait aussi de nommer le président de l'assemblée, M. Papineau, au conseil exécutif, où le parti dominant de la chambre n'était pas représenté. Le plus grand mal, la source la plus fertile de dissensions, c'est, disait-il, que l'on n'avait aucune confiance dans le gouvernement, c'est-à-dire non pas tant dans le caractère personnel du gouverneur que dans le conseil exécutif, dont les membres étaient regardés comme ses conseillers et dont tous les mouvemens étaient surveillés avec une jalousie qui nuisait à tous les actes du pouvoir. Il pensait que l'introduction de M. Papineau dissiperait cette méfiance.
Ce rapport remarquable lève un coin du rideau qui couvrait l'administration, et laisse entrevoir les moyens qu'on employait pour gouverner. Sir John G. Sherbrooke propose au ministre d'acheter par des faveurs ou par des emplois les chefs du clergé et du peuple. Stuart, ce tribun si audacieux, était singulièrement apprécié. La charge de procureur-général parut cependant au-dessus de ses forces. Drummond avait déjà représenté à lord Bathurst que Uniacke qui la remplissait, était un homme sans talens, à quoi le ministre avait d'abord répondu de le remplacer ou de lui donner des aides, et plus tard de tâcher de l'engager à résigner pour donner sa place à quelqu'homme plus compétent qu'il lui enverrait. Mais Uniacke ne voulant pas entendre parler de résignation, un M. Marshall vint d'Angleterre en qualité de solliciteur-général pour suppléer à son incapacité.
Ce qui avait attiré principalement cette mauvaise réputation à Uniacke, c'était son honnêteté et son indépendance. En 1805 le juge Sewell, alors procureur-général, avait voulu abolir les paroisses catholiques pour leur substituer des paroisses protestantes, prétendant que les statuts d'Henri VIII et d'Elizabeth devaient être observés ici, en dépit des traités, du droit public et des gens, et qu'il n'y avait pas d'évêque catholique. Plus tard Uniacke et Vanfelson, avocat du roi, soutinrent que la prétention de Sewell était mal fondée. On ne put pardonner cette opinion à Uniacke, et il n'avait pas cessé d'être persécuté depuis.
Sherbrooke ne l'avait pas destitué parce que ç'aurait été augmenter ses embarras. Suivant ses instructions secrètes, ce gouvernement faisait alors tous ses efforts pour acquérir l'évêque catholique au gouvernement, et mandait qu'il était d'une grande importance d'avoir son appui et celui de son clergé. Dès 1814 ou 15 le prince régent avait envoyé des ordres pour le nommer au conseil; mais on avait exigé des admissions que ce prélat n'avait pas cru devoir faire comme chef du clergé. Sherbrooke suggéra de le reconnaître plus formellement qu'on ne l'avait fait jusque-là. Comme le bruit courait que le catholicisme était exposé à perdre la tolérance dont il jouissait, lord Bathurst le chargeait de dire que les instructions royales n'avaient pas changé depuis 1775, et que l'évêque catholique devait dissiper les fausses impressions que l'ignorance ou la malveillance pourraient répandre à ce sujet; que cependant M. Plessis paraissait être dans l'erreur. L'explication du 4ème article du traité de 63 ne permettait pas aux Canadiens de jouir de leur religion comme avant la cession du pays, mais en autant que les lois anglaises le permettaient. C'est ce qui avait été clairement compris suivant lord Egremont. Les ministres français avaient proposé d'insérer les mots comme ci-devant dans le traité, et avaient insisté jusqu'à ce qu'on leur eût dit que le roi n'avait le pouvoir de tolérer cette religion qu'autant que les lois anglaises le permettaient. Comme les lois de la Grande-Bretagne défendaient toute hiérarchie papiste, il était clair qu'on ne devait marcher qu'avec beaucoup de circonspection, et que ce n'était qu'en expliquant d'une manière favorable l'esprit des lois que le roi pouvait reconnaître M. Plessis comme évêque. C'était à cause de son zèle et de sa loyauté qu'il avait droit à une distinction dont aucun de ses prédécesseurs n'avait joui, celle d'un siège dans le conseil. Ni cette distinction, ni cette reconnaissance cependant ne devaient être considérées à l'avenir comme choses qui allaient sans dire, mais bien comme choses qui devaient dépendre des circonstances et des avantages que le pays pourrait retirer d'une mesure de conciliation. Ses successeurs ne pourraient être autorisés à prendre ce titre qu'après avoir été reconnus. 19
L'alliance formée entre le clergé et la chambre avait jeté la frayeur dans les conseils exécutif et législatif. Lorsqu'ils apprirent qu'on voulait porter l'évêque catholique et le président de l'assemblée dans le dernier, ils s'élevèrent aussitôt contre, et le juge Sewell eut beau soulever des difficultés, leur opposition fut inutile devant une mesure que les ministres agréaient dans l'intérêt de leur politique. La nomination de M. Plessis fut confirmée en 1818, avec un salaire de £1000, outre les £500 qu'il recevait déjà pour le loyer, du palais épiscopal occupé par la législature.
La conduite de Sherbrooke avait beaucoup modéré l'ardeur, des partis. Lorsque le parlement s'ouvrit, la chambre parut vouloir abandonner l'affaire des juges au grand déplaisir de Stuart, qui se crut trahi par ses amis. Le gouverneur employa tout son crédit pour qu'il n'en fut plus question, et pria M. Plessis, suivant la ligne de conduite qui lui avait tracé le ministre, de l'aider de son influence. «Stuart, écrivait plus tard, Sherbrooke au bureau colonial, a été abandonné. Cela peut-être attribué au salaire donné au président; mais la chambre était fatiguée; elle voulait se reposer. J'attribue beaucoup de cette modération au bon sens et aux efforts de M. Papineau, qui a manifesté le désir de causer fréquemment avec moi dans les cas difficiles, ce que je l'ai encouragé à faire.»
Cependant l'Angleterre s'occupait de la situation financière du Canada, question autour de laquelle rayonnaient toutes les autres. Dans les pays constitutionnels, le vote des deniers publics est censé appartenir aux communes, c'est-à-dire aux représentans du peuple. Ce principe avait été reconnu en Canada par la constitution de 91; mais l'application n'en avait été ni générale, ni absolue. Le gouvernement avait chicané sur les limites de ce droit, et à certaines époques il s'était emparé de la caisse publique et avait dépensé l'argent sans appropriation, ce qui faisait dire au gouverneur que le ministre serait comme lui, d'opinion qu'il était nécessaire de retirer les finances de la confusion où elles étaient tombées par la dépense d'année en année des fonds publics sans appropriation, prévoyant probablement déjà les troubles et les discordes qui devaient en résulter plus tard. Tantôt la chambre protestait avec force contre cette violation de son droit le plus précieux; tantôt elle gardait le silence, attendant quelque circonstance favorable pour le revendiquer, parceque sans lui la constitution devenait en Canada plus qu'ailleurs une lettre morte.
A cette époque la colonie était encore hors d'état de le maintenir contre l'Angleterre, à moins de rompre son alliance avec elle et de se jeter dans les chances d'une rébellion et dans les bras des Etats-Unis. Personne ne pensait à une pareille tentative. Mais l'oeil clairvoyant de Sherbrooke, l'un des gouverneurs les plus habiles que nous ayons eus, avait prévu toutes les difficultés qu'un pareil état de choses était de nature à faire naître. Les agitations que la question des subsides avait déjà causées, étaient un signe que le peuple lorsque ce jour serait venu prétendrait exercer son droit dans toute sa plénitude.
Le gouverneur transmit à lord Bathurst un état du revenu et des charges ordinaires et extraordinaires dont ce revenu était grevé, d'après lequel la dépense permanente avait excédé, pour 1815, le montant affecté à son acquit par la législature, de près de £19,000. Lorsqu'on voulait régler avec la caisse provinciale, on prenait à même les extraordinaires de l'armée. Sir George Prévost avait suivi cette pratique. En 1815 le gouvernement redevait £60,000 à la province, dont elle pouvait demander le remboursement d'un moment à l'autre.
A cela il fallait ajouter le déficit de l'année expirée le 5 janvier 1817. La balance qui était alors à la disposition de la législature, se montait à £140,000; mais il manquait £7,500 au receveur-général pour former ce total, et il paraît que dans cette balance se trouvaient aussi incluses trois sommes formant ensemble £35,000, qui avaient été portées au débit de la province comme appropriations quoiqu'elles n'eussent pas été dépensées, et qui ne pouvaient plus être censées faire partie de cette balance. Ces trois sommes avec le déficit de £7,500 composaient un total de £43,000 qu'il fallait porter au déficit de 1817. Cela ajouté à l'excédant de la dépense permanente sur le revenu approprié dans les trois années expirées en 1815, et aux £19,000 dépensés sans appropriation en 1816, formait un grand total de £120,000 que le gouvernement devait à la caisse publique.
Le gouverneur mettait à nu dans cette dépêche la manière dont la constitution était violée. Le vote des subsides par les représentans passe pour un droit imprescriptible et essentiel à la liberté. Sans lui le gouvernement pourrait à la rigueur se dispenser des chambres. On se contentait de mettre devant la législature un état d'une partie de la dépense faite sans appropriation. Il y avait une liste séparée formée principalement des salaires du clergé et des pensions, qui s'élevait à £6000, qu'on croyait devoir soustraire à sa vue. Le gouverneur demanda ce qu'il fallait faire pour retirer les finances de cette confusion. Quant au passé, allait-il rembourser la dette considérable qu'on avait laissé accumuler sur l'extraordinaire de l'armée, ou demander à la législature de la couvrir par un vote? Quant à l'avenir, allait-on couvrir le déficit annuel causé par l'excès de la dépense permanente sur le montant de l'appropriation, en empruntant à l'extraordinaire de l'armée, ou bien allait-on soumettre à la législature au commencement de chaque session, comme dans la Nouvelle-Ecosse et dans les autres colonies, une estimation de la liste civile et lui demander de voter les sommes nécessaires?
Lord Bathurst lui répondit qu'il aurait été sans doute préférable que les comptes entre le gouvernement et la province eussent été réglés d'une manière formelle; mais que dans les circonstances le point était de considérer si le silence de la chambre n'était pas une sanction tacite de l'emploi de cet argent. Quant à une partie de cette dépense, le silence de la législature était certainement une approbation. Quant à l'autre portée aux comptes qui lui avaient été soumis, il ne voyait point d'objection non plus de regarder son silence de la même manière, c'est-à-dire comme une approbation et des comptes et de la façon dont ils avaient été acquittés. Huit jours après, craignant d'avoir fait une concession trop large, dont les conséquences pussent entraîner des regrets plus tard, il adressa une nouvelle dépêche pour y mettre des restrictions. Dans le cas où la chambre d'assemblée voterait l'allocation du clergé catholique en omettant celle du clergé protestant, le gouverneur devait employer tous les moyens qui étaient à sa disposition pour faire rejeter cette allocation partielle par le conseil législatif, et dans le cas où elle passerait là aussi, d'y refuser sa sanction. Si l'assemblée proposait de voter l'allocation de chaque clergé séparément, il devait se mettre en garde contre la probabilité d'une allocation partiale, en ayant soin qu'on ne votât rien dans le conseil pour l'église catholique avant que l'assemblée n'eût voté l'allocation du clergé protestant. Il recommandait de veiller attentivement à ce que l'assemblée n'assumât point le pouvoir de disposer des deniers publics sans le concours du conseil, privilège que l'assemblée avait déjà réclamé, mais qu'on lui avait jusqu'à présent refusé avec succès; «et comme, ajoutait le ministre, la nécessité du concours de toute la législature pour valider un octroi d'argent, est presque le seul frein solide qu'on ait sur les procédés de l'assemblée, vous partagerez, j'en suis sûr, mon opinion, qu'il est plus que jamais nécessaire de ne rien abandonner ni céder sur ce point.»
Ainsi le droit de voter les subsides qui, dans l'esprit et l'essence de la constitution, appartient aux représentai du peuple seuls, était par ces instructions mis en partage avec le conseil législatif, nommé par la couronne et conséquemment sa créature.
A peu près dans le même temps le bruit courait que le gouverneur avait reçu des dépêches dans lesquelles le ministre renvoyait les accusations portées contre le juge Foucher au conseil législatif. Cette décision équivalait à un rejet pur et simple. Après quelques débats, le conseil qui voulait s'assurer de la vérité de ce bruit, vota une adresse au gouverneur pour lui demander s'il était fondé, et dans le cas affirmatif s'il voulait bien lui communiquer la dépêche totale ou partielle du prince Régent à cet égard. Il transmit un message aux deux chambres pour les informer que cette rumeur était vraie; mais qu'il n'avait reçu aucune instruction sur la manière d'exécuter la sentence; qu'il en avait écrit à Londres et qu'il ne manquerait pas de leur communiquer la réponse qu'il attendait aussitôt qu'il l'aurait reçue. Cette réponse fut apportée par le duc de Richmond, qui la transmit l'année suivante à l'assemblée. Il fallait que celle-ci fournît ses preuves par écrit à l'appui des accusations contre le juge Foucher; que copie des accusations et des preuves fussent transmises par le gouverneur à l'accusé pour préparer sa défense; qu'ensuite la défense, envoyée au gouverneur, fût communiquée à l'assemblée pour sa réplique, après quoi le tout serait renvoyé en Angleterre pour faire ce qui serait convenable.
Toutes ces formalités auxquelles on voulait assujétir la représentation, tous ces va-et-vient étaient de pures moqueries et blessèrent profondément la dignité de l'assemblée, qui se voyait traitée comme un simple individu par un ministre placé à mille lieues d'elle et qui dépendait lui-même d'un parlement qui ne pouvait rien voir ni connaître de ce qui se passait en Canada. En effet, le ministre se réservait contre tous les principes de la constitution, avec un superbe silence, le droit de juger en secret d'une manière absolue et définitive. Rien n'était plus propre à rendre plus vivaces Les germes de discorde qui existaient déjà dans le pays qu'une conduite qui paraissait si contraire à tous les usages reçus dans les pays libres.
Le reste de la session fut rempli par les débats sur le budget. L'estimation des dépenses publiques se montait à £74,000. £33,000 étaient couverts par des appropriations permanentes. Il restait £40,000 à voter pour l'année courante. Cette somme fut mise à la disposition du gouverneur en attendant qu'on pourvût à la liste civile par bill, afin de la mettre sur un pied vraiment constitutionnel.
Sherbrooke qui avait demandé son rappel pour cause de mauvaise santé, s'embarqua peu de temps après la session pour l'Europe. On assure qu'il partit dégoûté de la tâche qu'il avait eue à remplir. Il est assez difficile de dire qu'elles étaient vraiment ses idées sur la politique à suivre en Canada. Il est probable qu'il était mécontent de tous les partis et qu'il avait craint surtout de se livrer à l'oligarchie, cause première de toutes les discordes. C'était un homme d'un grand sens, qui avait des vues élevées, mais qui connaissant l'influence des officiels au bureau colonial, n'osa pas se mettre en lutte avec eux, d'autant plus que ses vues ne cadraient pas entièrement avec celles de l'assemblée.
Il fut remplacé par l'un des plus grands personnages de la Grande-Bretagne, le duc de Richmond, qui avait gouverné l'Irlande tant bien que mal, et qui était réduit à voyager ainsi d'un pays à l'autre pour refaire une fortune qu'il avait dissipée par ses extravagances. Le rang élevé de ce seigneur, l'influence que son nom lui donnait en Angleterre, tout portait à croire que son administration allait être signalée par quelque grande réforme qui mettrait fin aux dissensions qui commençaient à déchirer le pays au sujet des finances. Mais il s'était gâté au gouvernement de l'Irlande, où le mal dessèche tout, jusqu'au sol. Il arriva à Québec en 1818 accompagné de son gendre, sir Peregrine Maitland, nommé lieutenant gouverneur du Haut-Canada. Tous les principaux citoyens s'empressèrent d'aller lui présenter leurs hommages ou de laisser leurs noms au château. Mais cet empressement et ses espérances ne durèrent qu'un instant.
Après un ajournement du 12 au 22 janvier 1819, à l'occasion de la mort de la reine, les chambres se réunirent et le nouveau vice-roi leur adressa un discours qui avait presque exclusivement rapport à la question des finances, et qui fit d'abord espérer une heureuse solution de la question. L'assemblée répondit en faisant de grands complimens, qu'elle allait s'en occuper sans délai. Mais lorsqu'elle prit les estimations de la dépense de l'année courante et qu'elle les vit grossies du cinquième sur l'année précédente, elle éprouva quelque surprise. Quoique l'on pût supposer que le gouvernement se trouvant désormais obligé d'obtenir une liste civile pour la vie du roi, choisissait la première épreuve de la libéralité populaire pour la faire mettre sur un pied qui correspondit avec l'accroissement du pays, la chambre n'était point dans les dispositions convenables pour accueillir une pareille proposition sans de graves motifs. Loin de là, elle ne faisait tant d'efforts pour obtenir le contrôle du budget, que parce qu'elle croyait qu'il régnait de grands abus, et qu'au lieu d'augmenter la dépense il fallait la réduire. Le duc de Richmond était le dernier homme au monde pour régler une question financière, lui qui avait gaspillé une immense fortune. Il prit la chose avec hauteur, et le mécontentement de la chambre n'était pas de nature à se taire devant l'aspect menaçant du château. Les estimations furent renvoyées à un comité spécial, qui fit un rapport fort long et fort détaillé dans lequel il recommandait avec énergie l'économie et l'abolition de plusieurs charges inutiles ou purement nominales.
Comme dans une colonie le contrôle de la chambre sur le gouvernement est nécessairement plus fictif que dans une métropole, où il est en dernière analyse appuyé sur la volonté générale; et comme dans une colonie aussi le gouvernement représente la mère-patrie, qu'il dispose de toutes ses forces, et peut dans le besoin se passer du concours des colons pour exister, il en résulte que ceux-ci sont obligés de prendre pour influencer l'exécutif, des précautions qui sont inutiles ailleurs. De plus, quoique la liste civile soit votée pour la vie du monarque en Angleterre, la somme est si petite relativement à la totalité du budget, qu'elle est à peine sensible, et que sans le vote annuel de la totalité, le gouvernement serait dans l'impossibilité absolue de marcher. Il n'en était pas de même en Canada. Avec la liste civile obtenue pour la vie du roi, le gouvernement pouvait facilement se passer des chambres ou les ajourner à la première difficulté sans éprouver d'embarras.
Ce sont ces considérations essentielles qui portaient la chambre à n'abandonner aucune de ses prétentions sur la question.
S'occupant encore plus du fond que de la forme, l'assemblée voulait obtenir par son contrôle sur l'argent, la plus grande influence possible sur l'exécutif; elle avait obtenu le vote annuel des subsides, elle voulait encore spécifier en détail les objets pour les quels elle les accordait, parcequ'il y avait beaucoup d'abus dans la distribution; mais cette nouvelle prétention quoique conforme à son droit, parceque qui peut plus peut moins, éprouvait de l'opposition de la part de quelques membres moins exigeans que les autres. Il s'agissait de décider si la somme demandée par le gouvernement serait accordée en bloc en lui en laissant la distribution, ou si elle le serait en détail, c'est-à-dire en fixant chaque item de dépense. Les membres les moins hostiles au gouvernement repoussaient ce dernier mode comme sans exemple et portant atteinte à la prérogative royale; le plus grand nombre au contraire soutenaient que c'était le droit indubitable des communes de déterminer la distribution de l'argent tel qu'elles le jugeaient convenable; que si les communes d'Angleterre ne le faisaient point, c'est qu'elles ne voulaient pas user de leur droit; que c'était le seul moyen de tenir en Canada le gouvernement en échec et de s'assurer de la diligence et de l'intégrité de ses officiers.
Prenant un milieu entre ces deux extrêmes, quelques membres auraient voulu que les subsides fussent votés par chapitres, ou en diverses sommes rondes pour chaque département, laissant la distribution au gouvernement; mais les partisans du vote en détail l'emportèrent, et le bill de subsides passé dans cette forme, fut envoyé au conseil. Le salaire de chaque officier avait été fixé malgré l'opposition qui prétendait que c'était vouloir exercer un contrôle direct sur tous les fonctionnaires, renverser l'autorité exécutive et établir virtuellement une démocratie. On avait été encore plus loin; on avait approprié les fonds qui avaient déjà été mis à la disposition de la couronne, afin d'exercer un contrôle continuel sur la totalité de la dépense et d'avoir une garantie que l'argent était employé conformément à la loi. Le premier effet de ce système fut l'omission de plusieurs salaires pour des emplois inutiles. Le conseil rejeta le bill avec hauteur et passa cette résolution: «Que le mode adopté pour l'octroi de la liste civile était inconstitutionnel, sans exemple et comportait une violation directe des droits et des prérogatives de la couronne; que si le bill devenait loi, il donnerait aux communes non seulement le privilège de voter les subsides, mais aussi de prescrire à la couronne le nombre et la qualité de ses serviteurs en réglant et en récompensant leurs services comme elles le jugeraient convenable; ce qui les mettrait dans la dépendance des électeurs et pourrait leur faire rejeter l'autorité de la couronne, que leur serment de fidélité les obligeait de soutenir.»
Tout le monde s'était attendu à ce résultat. Tandis que la chambre cherchait à amener ainsi les fonctionnaires les uns après les autres à son tribunal, qu'ils faisaient semblant de braver encore, mais dont ils devaient bientôt redouter toute l'influence, M. Ogden, l'un des membres de la chambre, porta contre le juge Bedard des Trois-Rivières, cet ancien patriote si indépendant et si énergique des temps de Craig, les plaintes les plus graves. Il l'accusa de négliger ses devoirs, de prostituer l'autorité judiciaire pour satisfaire ses vengeances personnelles, de violer la liberté individuelle, de dégrader la dignité de ses fonctions. Il paraît que sur ses vieux jours, ce juge qui avait besoin d'un plus grand théâtre que la petite ville où on l'avait relégué pour ses talens, s'abandonnait à des excès d'intempérance qui laissaient des traces d'irritation dans son humeur. Dans ces momens, les avocats de sa cour abusaient quelquefois de la latitude laissée à la parole pour exciter le vieux lion populaire, et lui faire commettre des actes qui compromettaient son caractère et ses hautes fonctions. Son accusateur avait été lui-même emprisonné par son ordre pour libelle et mépris de cour. La chambre renvoya les accusations à un comité spécial qui, après examen, déclara qu'elles étaient sans fondement.
Cette guerre contre les fonctionnaires est l'indice le plus certain du malaise et de l'agitation des esprits. Les entraves, les oppositions, les défiances, les haines, tout surgissait de la manière avec laquelle on faisait fonctionner la constitution. Il était évident que la lutte allait avoir des suites plus graves si l'on ne prenait pas les moyens d'en faire disparaître la cause. La constitution avait trop donné et trop retenu. Entre la branche populaire et l'exécutif qui était indépendant de la colonie, il n'y avait aucun corps indépendant pour adoucir les chocs, car le conseil dépendait du gouvernement et lui servait d'écran, ce qui en faisait un instrument de discorde plutôt que d'harmonie.
Les vices de l'organisation judiciaire étaient un sujet de plaintes générales; mais on n'avait encore proposé aucun remède. C'était une de ces questions difficiles devant lesquelles l'on recule dès qu'on y porte une attention sérieuse. Le gouverneur y appela vainement celle de l'assemblée, qui était alors trop occupée de la question des subsides, pour se laisser distraire par un objet qu'elle aurait toujours la liberté de discuter, et dont l'ajournement ne portait aucun préjudice aux droits politiques du pays. Elle négligea de la même manière le projet d'érection d'un tribunal judiciaire dans le district de St. François, contrée située entre le district des Trois-Rivières et les états de Vermont et de New-Hampshire, malgré les messages du gouverneur et de son prédécesseur. Elle nomma un comité de cinq membres pour dresser, 1º un état des revenus de la couronne et des payemens faits par le receveur général depuis l'établissement de la constitution jusqu'au temps présent, 2º un état en détail de toutes les appropriations de la législature et des payement faits à compte dans le même espace de temps. Le comité devait ensuite établir la balance, compter l'argent dans la caisse publique et faire rapport avec toute la diligence convenable. Cette résolution toute sage qu'elle fut en elle-même, avait l'apparence d'un soupçon offensant pour le gouvernement. Elle fut considérée comme telle, car elle n'eut aucune suite; ce qui fut un malheur pour tout le monde, pour les contribuables, pour l'exécutif et pour le fonctionnaire qui regardait plus particulièrement, parce que plus tard il se trouva un déficit de près de £100,000 dans sa caisse.
Richmond à qui on avait persuadé que l'intention de la chambre n'était que de faire de l'opposition, fut irrité de l'audace qu'elle avait d'oser douter de la fidélité des fonctionnaires, et en allant proroger le parlement lui adressa le discours hautain qui suit:
«Je suis venu prendre les rênes du gouvernement des domaines de sa Majesté dans l'Amérique du nord avec le désir sincère d'exécuter les intentions généreuses et les vues bienveillantes de son altesse royale, le prince Régent; d'avancer par tous les moyens possibles, la prospérité générale, l'amélioration des ressources mutuelles et le bonheur individuel des sujets de sa Majesté. Je m'étais flatté de l'espoir et de l'attente raisonnable, de trouver dans ces poursuites, l'appui de toutes les personnes instruites et capables d'apprécier les motifs qui m'ont porté à accepter cette charge. Frappé de ces impressions avec une pleine confiance dans votre zèle, dans voue loyauté, dans votre connaissance locale des intérêts publics et privés j'ai patiemment suivi vos délibérations... Vous, messieurs du conseil législatif, vous n'avez pas trompé mes espérances, et je vous prie d'accepter mes remercîmens pour le zèle et l'assiduité que vous avez montrés dans ce qui concernait plus particulièrement la branche de la législature à laquelle vous appartenez. C'est avec un véritable regret que je ne puis vous exprimer, à vous, messieurs de la chambre d'assemblée, la même satisfaction ni la même approbation sur le résultat des travaux auxquels vous avez passé un temps si précieux, ou sur les principes qui vous ont guidé et qui sont consignés dans vos journaux. Vous avez pris en considération les documens que j'avais fait mettre devant vous, et vous avez voté une partie des sommes requises pour le service de 1819 mais vous avez basé vos appropriations comme le font voir les procès-verbaux du conseil, sur des principes qui ne peuvent être constitutionnellement admis, et ce conseil les a en conséquence rejetées; de sorte que le gouvernement se trouve maintenant sans ressources nécessaires pour le maintien de l'administration civile malgré l'offre et l'engagement volontaire pris par l'assemblée envers sa Majesté par sa résolution du 13 février 1810.»
Comme Craig, le duc prit, comme on voit, la liberté de complimenter une chambre et de blâmer l'autre. Cette liberté qui ne se prend dans les pays indépendans que dans les temps de trouble et de révolution, peut se répéter dans les colonies où les conséquences mettent plus de temps à venir, quoiqu'elles n'en sont pas moins inévitables.
Le duc de Richmond ne vécut pas assez longtemps pour voir l'effet de sa conduite, et mourut convaincu que la tranquillité publique était assurée pour longtemps. Il écrivait à lord Bathurst que les habitans étaient contens de leur constitution et que l'on pouvait dépendre sur eux si les Etats-Unis nous attaquaient. En arrivant à Québec, il avait visité le Haut-Canada; il y retourna après la session pour examiner plus attentivement les moyens d'améliorer les communications intérieures et d'en fortifier les positions militaires, sujet qui occupait toujours l'attention de l'Angleterre. En 1816 son projet était de laisser le pays situé entre le lac Champlain et Montréal à l'état de nature afin que les forêts servissent de protection contre les Américains, et lord Bathurst était fâché qu'on eût commencé des établissemens à Hemingford et dans les autres lieux de ce voisinage. Il fallait empêcher l'ouverture des chemins dans cette direction.
Richmond descendait à Québec lorsqu'il tomba malade sur la rivière des Outaouais, et expira au bout de quelques heures dans les douleurs les plus cruelles. Ses restes furent descendus dans la capitale et déposés avec une grande pompe dans la cathédrale protestante le 4 septembre 1819. Ainsi mourut celui dont la domination menaçait le pays de nouveaux orages.
Les rênes du gouvernement passèrent successivement par les mains de Monk, sir Peregrine Maitland, et du comte Dalhousie élevé à la tête du gouvernement des colonies de l'Amérique du Nord.
Les visites fréquentes des gouverneurs du Bas-Canada dans le Haut depuis quelque temps, firent soupçonner que quelque projet se tramait dans l'ombre contre les Canadiens français, toujours vus avec froideur comme des étrangers dans la maison paternelle. La hauteur et l'arrogance de langage du dernier gouverneur étaient un présage qui faisait mal augurer de l'avenir. Quoiqu'on fût préparé à quelque coup d'éclat, la dissolution de l'assemblée ordonnée par Monk, étonna, parce que l'on savait qu'une nouvelle élection n'en changerait point le caractère, et que cette mesure ne paraissait pas en uniformité avec l'excellente réception que lord Bathurst faisait alors à Londres à l'évêque de Québec, M. Plessis, passé en Europe pour les affaires de son diocèse. Il était question à Rome de changemens dans l'église des diverses provinces anglaises de l'Amérique du Nord, rendus nécessaires par l'accroissement de la population catholique. Comme le projet de l'union des deux Canadas était probablement alors sur le tapis au bureau colonial, le ministre croyait devoir faire toutes les concessions demandées par le clergé, afin de prévenir ses objections contre une mesure qui aurait pu lui inspirer des craintes, et, suivant la politique suivie depuis le commencement du siècle, de rallier l'autel à soi pour être plus fort contre le sénat. Le pape avait signé des bulles au commencement de 1819, pour ériger l'évêché de Québec en archevêché. M. Plessis rendu à Londres, craignant que cet arrangement, fait sans sa connaissance et sans celle du gouvernement, ne lui portât ombrage, écrivit au préfet de la propagande, le cardinal Fontana, pour l'informer qu'il n'avait pas voulu prendre son nouveau titre. En même temps il présentait trois mémoires à lord Bathurst, qui s'était trouvé offensé comme il l'avait prévu, de l'expédition des bulles. Le premier avait rapport à la division du diocèse de Québec; le second au séminaire de Montréal, dont l'on avait recommandé au gouvernement de prendre les biens; et le troisième au collège de Nicolet.
Il suggérait de former du diocèse de Québec une hiérarchie consistant en un métropolitain et quatre ou cinq évêques suffrageans. Sur les objections du ministre à l'introduction d'ecclésiastiques étrangers, il répondait: «Des prédicans de toute espèce s'introduisent en Canada: méthodistes, newlights, anabaptistes. Des renégats de toute nation, des révolutionnaires, des déserteurs, des régicides pourraient y entrer sans blesser les lois. Pourquoi en fermer la porte aux seuls ecclésiastiques catholiques, à des jeunes gens élevés avec soin, étrangers à la politique et préparés par leur éducation à soutenir et à défendre l'autorité contre les empiétemens de la démocratie?»
Depuis longtemps le bureau colonial prenait ses précautions. Les concessions qu'il avait intention de faire aux catholiques n'étaient pas dues seulement à leurs bonnes raisons. Il avait senti que la question religieuse était la plus importante, parce que c'était celle au moyen de laquelle on pouvait agiter le plus facilement et le plus profondément les masses. Il décida de la régler sans délai. Le prélat canadien ne fit aucune promesse à lord Bathurst de soutenir de l'influence cléricale les mesures politiques que l'Angleterre pourrait adopter à l'égard du Canada quelque préjudiciables qu'elles pussent être aux intérêts de ses compatriotes; mais on peut présumer que le ministre en vit assez à travers son langage pour se convaincre qu'en mettant la religion catholique, les biens religieux et les dîmes à l'abri, on pouvait compter sur son zèle pour le maintien de la suprématie anglaise quelque chose qui put arriver, soit que l'on voulût changer les lois et la constitution, ou réunir le Bas-Canada au Haut. Les membres du clergé pourraient bien se prononcer pour ou contre suivant leur opinion individuelle; mais les changemens opérés, l'union accomplie, on s'y soumettrait et le clergé serait le premier à donner l'exemple.
Lord Bathurst avait pu voir aussi que le chef du clergé canadien n'était pas plus favorable aux institutions républicaines que les chefs des clergés italien, espagnol ou français. Il invita M. Plessis à son château d'Oakley grove près de Cirencester, où il eût de fréquentes conférences avec lui dans les vingt quatre heures qu'ils y passèrent ensemble. Le ministre fit d'abord beaucoup de difficultés sur le premier mémoire, mais parut s'y rendre par sa dépêche du 17 septembre. Quant au second, il chercha à engager l'évêque à entrer en composition, et finit par avouer que si les titres du séminaire de Montréal étaient comme il le disait, il fallait bien lui confirmer ses biens. Il fut aussi question des écoles. Le ministre répugnait à sanctionner la loi que la chambre avait passée à ce sujet, parce qu'il croyait qu'elle avait été faite pour les paroisses catholiques seulement.
Rendu à Rome, M. Plessis présenta au pape un mémoire semblable à celui qu'il avait donné à lord Bathurst sur la division de son diocèse et obtint ce qu'il demandait. Revenu à Londres le ministre approuva cette division et l'érection de l'archevêché avec sièges suffrageans, mais refusa de sanctionner le bill d'éducation jusqu'à ce que l'on eût adopté d'autres mesures qui étaient depuis longtemps en discussion. 20 L'évêque lui dit que le clergé catholique était opposé à l'institution royale et à l'acte des écoles de 1801, qui les mettait sous une commission presque toute protestante, et blâmait Monk, d'ailleurs peu populaire, d'avoir dissous la chambre en 1819.
En effet cette dissolution ne fit qu'augmenter l'agitation et affaiblir l'influence de l'exécutif en faisant proclamer par le scrutin électoral une nouvelle censure contre la marche de l'administration. La liste civile proposée par la chambre fut prise pour cause de la dissolution et la plupart des membres qui avaient voté contre furent repoussés par les électeurs. La nouvelle chambre fut encore plus opposée aux prétentions du gouvernement que l'ancienne, comme on le vit dès le début.
Aussitôt que le parlement fut réuni la chambre élut son président et déclara que, comme elle n'avait pas encore reçu le rapport de l'élection du comté de Gaspé, elle n'était pas en nombre suivant les termes de la constitution et ne pouvait procéder aux affaires. Sir Peregrine Maitland revenu du Haut-Canada lui adressa en vain un message pour lui recommander de renouveler certaines lois qui allaient expirer, elle y répondit par son silence et laissa même entrevoir que si elle ne pouvait siéger dans les douze mois faute du rapport de l'élection de Gaspé, elle pourrait être autorisée à regarder les conséquences de la dernière dissolution comme une violation de la constitution. Elle renferma cette interprétation dans une résolution qu'elle communiqua au chef de l'exécutif, qui répondit qu'il en était fâché et qu'il ne la croyait pas fondée. Elle refusa de correspondre avec le conseil et l'on ne sait combien de temps l'on serait resté dans cette situation embarrassante sans l'arrivée de la nouvelle officielle de la mort de George III, qui fournit une occasion d'en sortir en entraînant la dissolution du parlement.
Le comte Dalhousie débarqua à Québec dans le moment même qu'avaient lieu les élections. Il retourna visiter les districts supérieurs, qu'il avait déjà parcourus avec le duc de Richmond. Les élections ne changèrent point le caractère de la chambre qui se réunit le 14 décembre. Le gouverneur fit allusion à une multitude de sujets dans son discours. Il ajouta quelques observations qui paraissaient couler du coeur d'un homme qui désirait ardemment voir régner l'harmonie et la bienveillance, mais il gardait le silence sur les grandes questions qui agitaient tous les partis et qui devaient finir par les jeter dans les convulsions de la guerre civile. Le bureau colonial avait repris la mesure de l'union dont la menace fut lancée pour la première fois vers 1807, mais qu'on n'eut pas le temps de mûrir avant la guerre américaine. La part que les Canadiens prirent à la défense du pays, dirigés par la politique de M. Bedard et de ses amis, contre les républicains, malgré les persécutions qu'ils avaient éprouvés sous Craig, fit ajourner le projet sans le faire abandonner. Malgré les tentatives du juge Sewell pour le faire reprendre, lors de son voyage à Londres, il dormit jusque vers le temps où nous sommes arrivé, qu'il fut exhumé pour en faire un but vers lequel on devait plus directement marcher. On ne devait en conséquence faire aucune concession sur la question des finances; et s'il arrivait une crise en profiter pour le mettre à exécution. Mais la métropole ne devait pas paraître comme actrice active dans la politique qu'on allait suivre pour amener ce résultat. La rivalité des deux chambres canadiennes était nuisante pour cela. On n'avait qu'à soutenir le conseil dans son opposition à la chambre et ne rien céder à celle-ci, et en peu de temps la crise serait portée au point qui permettrait aux ministres de prouver au parlement impérial que l'union était le seul remède propre à mettre fin aux dissensions et à assurer le repos du peuple et l'existence du gouvernement.
Si le plan que nous venons de tracer ne fut pas d'abord arrêté à la lettre au bureau colonial tel qu'on l'expose ici, il est indubitable que l'idée en influença de jour en jour plus fortement la marche des ministres, et qu'à l'époque où nous arrivons M. Ellice les avait presque convaincus de la nécessité de le soumettre au parlement; ce qui expliquait pourquoi toutes les demandes de l'assemblée étaient reçues, quelque raisonnables qu'elles fussent, par le cri éternel de révolte et de trahison poussé par le conseil guidé par le juge Sewell, instrument rusé et parfaitement éclairé du bureau colonial.
L'assemblée pour ne pas laisser lord Dalhousie dans la pensée qu'il suffisait de manifester des intentions pacifiques et bienveillantes pour rétablir la concorde, s'expliqua d'une manière précise dans sa réponse sur le grand sujet du débat, le budget, rédigée par un comité composé de MM. Cuvillier, Taschereau, Neilson, A. Stuart et Quesnel, citoyens sages, éclairés et jouissant à juste titre d'une grande popularité.
Bans les estimations qui furent transmises par l'exécutif, la dépense civile était divisée par classes correspondant aux classes des fonctionnaires et à la nature des dépenses, et elles se montaient en totalité à £45,000.
L'assemblée les discuta article par article, fit quelques retranchemens, puis, pour tâcher de concilier le conseil à la doctrine du vote annuel, abandonna la forme prise dans la dernière session, c'est-à-dire le vote par article, et adopta la division par chapitre; elle vota ainsi une liste civile de £46,000 de son propre mouvement sans attendre le message ordinaire du gouverneur. Mais cette initiative empressée porta ombrage. Le conseil qui redoutait quelqu'embûche, s'empressa de signaler les défauts de l'appropriation. Une partie du revenu public était déjà appropriée d'une manière permanente par d'anciennes lois, et l'assemblée l'avait comprise dons son vote pour soumettre ainsi sans doute la totalité du revenu à son contrôle. C'était une usurpation de pouvoir et un note d'ambition qu'il fallait s'empresser de repousser, et de prime abord il rejeta la liste civile en déclarant: «Qu'il avait incontestablement le droit de contribuer au vote du bill des subsides; que ce droit n'étendait à l'adoption et au rejet du bill, et qu'aucune appropriation ne pouvait être faite sans son concours. Qu'il ne prendrait en considération aucun bill de subsides sans la recommandation du représentant du roi, ou s'il était divisé par chapitres et par articles, et ai sa durée était pour moins que pour la vie du roi; qu'enfin il ne considérerait aucun bill d'appropriation d'argent dépensé sur l'adresse de la chambre, si ce n'était pour payer les dépenses de cette chambre elle-même ou pour subvenir à quelque besoin imprévu et pressant.»
La chambre ne lit pas attendre on réponse; elle déclara à une grande majorité: «Que le conseil ne pouvait ni lui prescrire ni lui dicter la forme ou la manière de voter les subsides non plus qu'aucune autre mesure, et que toute tentative à cet effet était une infraction de ses privilèges; que le droit de proposer les subsides lui appartenait exclusivement, et que les résolutions du conseil étaient contraires aux usages parlementaires et à la constitution.»
Le conseil sans tenir compte de ce protêt, persista dans sa détermination et rejeta le bill. La chambre pour ne pas arrêter le gouvernement faute d'argent, mit par un vote spécial les fonds nécessaires à sa disposition. Lord Dalhousie qui s'entendait avec le conseil, répondit qu'il avait considéré la question avec la plus grande attention et que ce vote était insuffisant sans le concours de celui-ci. On en resta là, le conseil ne voulant point entendre parler de subsides à moins que la totalité ne fût votée en bloc pour la vie du roi, et l'assemblée persistant à les voter par chapitres et par année afin de pouvoir contrôler l'exécutif par le moyen tout-puissant. Ce contrôle du reste était essentiel à son existence. La force militaire du gouvernement indépendante d'elle, laissait encore à celui-ci une prépondérance assez forte pour se faire respecter. La chambre voulait assurer à tous ses actes la plus parfaite indépendance. Elle ne voulait se laisser ni censurer, ni intimider. Il n'y a rien en effet de plus humiliant dans l'état colonial que les insultes prodiguées à la représentation par un gouverneur souvent inconnu d'elle et que l'intrigue ou le hasard a fait placer à sa tête. La censure portée contre la chambre par le duc de Richmond' et la résolution qu'avait passée le conseil pour servir d'introduction à cette censure, furent évoquées, et l'on résolut presqu'à l'unanimité sur la proposition de M. Neilson, que c'était une violation des droits et des privilèges les plus incontestables de la chambre, et une usurpation de pouvoir contraire aux lois et tendant à renverser la constitution. Par une autre résolution la chambre maintenait son droit d'adopter, en votant les subsides, tel ordre ou tel mode qu'elle jugerait conforme à ses réglemens.
L'importance de cette question l'avait obligée de négliger beaucoup de mesures, et elle en communiqua les raisons au gouverneur par une adresse, en promettant d'en faire l'objet de ses premières délibérations à la session suivante. Dans une autre adresse elle lui signala une foule d'abus et de sinécures. Elle le priait de suspendre le payement d'un salaire de £1500 accordé à un lieutenant gouverneur qui n'avait jamais mis le pied dans le pays, déclara inutile le salaire d'un autre nommé pour Gaspé qui ne résidait point non plus; le priait de ne payer le salaire de £400 à un M. Amyot, secrétaire de la province, que lorsqu'il y remplirait ses fonctions, déclara la charge d'agent de la province à Londres, sans avantage pour le peuple, posa pour règle qu'aucun salaire ne devait être accordé aux conseillers exécutifs qui ne résidaient point dans le pays, que la réunion d'offices de juge à la cour d'amirauté et de juge à la cour du banc du roi, était incompatible sur la même tête; que le cumul de ceux de juge comptes l'était encore plus; enfin elle le priait de porter remède à tous ces griefs comme à celui, le plus grave de tous pour la pureté de la justice, dont se rendait coupable le juge de l'amirauté, qui se faisait donner des honoraires par les plaideurs contrairement à la loi, tandis qu'il recevait un salaire de l'état. Ces désordres étaient si patens que le gouverneur assura la chambre qu'il allait en faire rapport aux ministres. Mais en allant la proroger, il lui fit des reproches qui ne permirent plus de douter que la politique du bureau colonial n'avait pas changé. Il la blâma de perdre son temps à discuter des questions de principes constitutionnels, de laisser le gouvernement sans subsides et d'arrêter les améliorations. Les résolutions de la chambre et ce discours n'étaient pas propres à calmer le pays; les journaux redoublèrent de violence, et chaque parti parut plus résolu que jamais de défendre à outrance la position qu'il avait prise.
En Canada l'opinion publique soutenait les représentans; et si les deux partis ne voulaient point céder, l'on tombait dans une crise. L'oligarchie n'avait aucun doute dans sa force appuyée qu'elle était de la toute-puissance de l'Angleterre. Le parti populaire, maintenant physiquement trop faible, voyait néanmoins dans un avenir plus ou moins éloigné, le succès infaillible de ses doctrines. Comme M. Papineau était le chef le plus avancé des Canadiens, le bureau colonial écoutant enfin la suggestion de Sherbrooke, chercha à se l'acquérir. Il ordonna à lord Dalhousie de le nommer au conseil exécutif; mais M. Papineau convaincu que seul il ne pourrait exercer aucune influence sur les dispositions de ce corps, n'y parut jamais, de sorte que le but qu'on s'était proposé on l'y nommant fut manqué, et en 1823 on résolut que les avantages qu'on attendait de la présence du président de la chambre dans son sein ne s'étant pas réalisés, il on fut retranché.
Le gouverneur visita le Haut-Canada dans le cours de l'été, sous prétexte d'en examiner les fortifications, mais pour sonder l'opinion publique et faire rapport à Londres sur la situation des esprits dans les deux provinces, par anticipation à leur union, dont les ministres préparaient alors le projet. A son retour il assembla le parlement et lui déclara que la liste civile devait être votée pour la vie du roi, d'après la recommandation de sa Majesté, qui voulait que ce principe fût adopté et suivi dans le pays. Cette nouvelle déclaration fit évanouir tout espoir d'arrangement s'il en existait encore. La réponse de la chambre fut réservée et pleine des expressions les plus respectueuses pour la constitution. Le gouverneur répliqua qu'il avait l'espoir que la discussion serait calme et sans passion; mais qu'il devait déclarer d'avance que la liste civile qu'il avait demandée était la condition sine qua non, et que tant qu'elle ne serait pas votée, on ne pourrait attendre aucune harmonie entre les trois branches de la législature, prévision qu'il pouvait faire avec d'autant plus d'assurance qu'il était maître de deux. La chambre était décidée à ne pas abandonner la position qu'elle avait prise, laquelle lui permettait de battre en brèche tout le système oligarchique qu'elle voulait à tout prix renverser avant de poser les armes. Cependant elle ne voulait pas accueillir la demande du gouverneur par un refus soudain et absolu et elle cherchait à l'ajourner, lorsque M. Taschereau, devenu partisan de l'administration, en proposa tout à coup l'acceptation pour faire disparaître tous les doutes. Le bureau colonial en était rendu au point où il lui fallait des moyens prompts et décisifs. Cinq membres seulement votèrent pour la proposition; trente et un contre. Dans un gouvernement vraiment constitutionnel une pareille division sur une matière d'argent eût réglé la question d'une manière définitive. La chambre crut devoir expliquer les motifs de son vote, qui étaient fondés principalement sur les considérations que nous avons développées plus haut, et conformes à l'offre faite en 1810 et acceptée par le roi en 1818. Ces explications furent incorporées dans une adresse à George IV, que lord Dalhousie promit de transmettre en Angleterre. En même temps la chambre nomma M. Joseph Marryat, membre des communes, pour veiller aux intérêts de la colonie au siège de l'empire, et pour communiquer avec les ministres sur toutes les questions qui auraient rapport au Canada, sur lesquelles on lui envoya des instructions très volumineuses.
Le conseil redoutant l'effet de la démarche de l'assemblée, s'empressa de déclarer qu'en nommant M. Marryat sans le concours des autres branches de la législature, elle s'arrogeait un pouvoir dangereux; que c'était nommer aux emplois en violation directe de la prérogative royale, et renverser ou chercher à renverser la constitution. Marryat en apprenant ce qui s'était passé, refusa la commission de la chambre sous prétexte que sa nomination ne pouvait être constitutionnelle, si elle n'était pas reconnue du gouvernement et approuvée de la seconde branche de la législature. L'assemblée persistant dans la voie qu'elle s'était tracée, refusa, malgré le message spécial que le gouverneur lui envoya, de voter les subsides et passa même une résolution pour rendre le receveur général personnellement responsable des paiemens qu'il pourrait faire. A la tournure tranchée que prenaient enfin les choses, lord Dalhousie vit bien que la réserve et la tactique qu'il avait employées jusque-là pour parvenir à son but, ne produiraient rien sur des hommes trop habiles pour s'en laisser imposer, et il prit le parti de communiquer la réponse des ministres aux demandes de l'assemblée de l'année précédente. Cette réponse communiquée au début de la session eut amené une explosion; elle refusait ou ajournait tout. Le lieutenant gouverneur de Gaspé était des plus nécessaires, et au lieu de retrancher son salaire il fallait l'augmenter; on aurait soin à la mort du présent secrétaire provincial d'en nommer un qui résiderait; l'agent colonial avait toujours existé et il n'y avait rien contre sa conduite qui pût autoriser son déplacement. Le reste était ajourné.
La minorité du conseil, car la nature de la question avait enfin fini par détacher une faible section de ce corps, la minorité du conseil à l'aspect des menaces sourdes que l'on commençait à proférer contre les Canadiens, crut devoir faire une démonstration en faveur de l'opinion de la chambre sur la liste civile, craignant les suites d'une lutte trop prolongée sur une pareille matière, et M. Debartzch proposa de révoquer les résolutions de la session précédente. A cette proposition rétrograde, la majorité se récria. Des débats animés s'engagèrent et durèrent fort longtemps. «Comment, dit M. Richardson, pouvons-nous révoquer nos résolutions en présence d'un comité secret qui siège à la chambre d'assemblée, et qui délibère peut-être dans le moment même sur la nomination d'un gouverneur et sur le renvoi de celui que nous avons maintenant, pour le remplacer par un de son choix. Un comité siège à l'insu de plusieurs des membres de la chambre, chose sans exemple en Angleterre excepté du temps de Charles premier. Ce comité est peut-être un comité de sûreté.» Ce membre crédule et violent accusa la majorité de l'assemblée de desseins désorganisateurs et révolutionnaires, et porta les accusations les plus graves sur ses intentions. Plusieurs membres de la chambre présens à ces débats, en prirent ombrage et communiquèrent leurs sentimens aux autres. L'un d'eux, M. Quirouet, fit part à rassemblée de ce qu'il avait entendu. Là dessus un comité de cinq membres est nommé, lequel présenta quelques jours après, un rapport qui entraîna des débats dans lesquels l'antipathie profonde qui divisait les deux corps éclata dans toute sa force. Le rapport fut adopté à une grande majorité, et il fut résolu que le langage de M. Richardson était faux, scandaleux et méchant; qu'il tendait à détruire la confiance du roi dans la fidélité et la loyauté de la chambre et du peuple; que c'était de plus une haute infraction de ses privilèges; que le conseil devait sévir d'une manière proportionnée au mnal qu'on avait voulu lui faire, et que le gouverneur était tenu de destituer le coupable de toutes les places d'honneur, de confiance ou de profit qu'il pouvait tenir de la couronne.
Deux adresses conformes furent présentées, l'une au gouverneur et l'autre au conseil.
Le gouverneur répondit qu'elles renfermaient les conséquences de la plus haute importance; que les résolutions paraissaient exprimées dans un langage qui ne convenait nullement à la dignité réfléchie d'un corps délibératif; qu'elles affectaient les privilèges du conseil et la liberté des débats, et qu'il devait pour ces raisons se refuser à la demande qu'elles contenaient. La chambre protesta alors contre toutes les tentatives qui se faisaient pour détruire la confiance dans l'honneur et la loyauté des représentans du peuple, neutraliser leurs efforts en faveur du bien public, et déclara qu'elle avait incontestablement le droit de les réprimer par tous les moyens que lu constitution avait mis à sa disposition.
Ce conflit qui caractérise la violence de l'époque, augmenta encore l'irritation des esprits. L'assemblée montra en cette occasion trop de susceptibilité et parut vouloir gêner la liberté des débats. La bonne politique indiquait une marche contraire, parceque rien ne faisait mieux ressortir la faiblesse et le caractère du conseil, que ces apostrophes inspirées par la douleur qu'il éprouvait à chaque coup porté contre sa puissance artificielle. Cependant le gouverneur en voyant la résolution de l'assemblée au sujet des subsides, l'informa qu'il allait payer les dépenses du gouvernement sur les fonds que les anciennes lois avaient mis à sa disposition, à quoi elle répliqua qu'aussitôt qu'elle serait mise en pleine jouissance de ses privilèges et que son offre de voter les subsides annuellement serait acceptée, elle remplirait ses obligations avec toute l'économie que commandaient impérieusement les circonstances dans lesquelles se trouvait le pays.
Parallèlement à la question des subsides marchait dans l'assemblée celle du partage des droits de douane avec le le Haut-Canada. Le commerce de cette province avec l'Angleterre ne pouvait se faire que par le Bas-Canada. Les règles à suivre dans le partage avaient déjà causé beaucoup de difficultés, qui n'avaient été terminées qu'après de longs débats. Par le dernier arrangement conclu en 1817, le Haut-Canada devait recevoir le cinquième des droits perçus au port de Québec. Depuis quelque temps il réclamait une plus grande proportion sous prétexte que sa population avait beaucoup augmenté. On nomma des commissaires de part et d'autre, qui eurent plusieurs entrevues à Montréal sans pouvoir s'entendre. Le Haut-Canada poussé par les ennemis de l'assemblée, dont le principal foyer était dans cette ville, avançait des prétentions exagérées. Il demandait l'augmentation du cinquième fixé par le traité de 1817, vingt mille louis à titre d'arrérages sur les draw-backs, et dix mille qu'il prétendait lui revenir lors du dernier traité. Nos commissaires repoussèrent la première prétention et refusèrent d'entrer en négociation sur les deux autres, avant d'être autorisés. Le Haut-Canada résolut alors de s'adresser à l'Angleterre elle-même vers laquelle il députa un agent. Le comte de Dalhousie ne fit part à la législature que dans la session suivante de ces difficultés qui étaient de nature à fournir un nouveau motif en faveur de l'union, pour laquelle l'on disait qu'il penchait secrètement. On lui fit un reproche de ce délai; on l'accusa de trahir les intérêts de la province que le roi lui avait confiée; mais il s'excusa en assurant qu'il avait reçu la nouvelle officielle trop tard.
L'assemblée instruite de ce qui se passait par les gazettes, s'était hâtée de protester à la dernière heure de la session contre les demandes du Haut-Canada, et de déclarer qu'elle était prête à agréer tout arrangement qui pourrait faciliter le passage de ses marchandises d'outre-mer par Québec. Deux jours après, le gouverneur prorogeait les chambres en regrettant les résolutions de l'assemblée et faisant des compliments au conseil dont la conduite, disait-il, pouvait convaincre le roi qu'il continuerait à maintenir fermement les véritables principes de la constitution et les justes prérogatives de sa couronne.
C'étaient MM. Papineau, Neilson et Cuvillier qui avaient dirigé la chambre dans le grand débat sur les finances avec le bureau colonial, représenté ici par le gouverneur et le conseil. MM. Papineau et Neilson s'étaient chargés de la discussion du principe; M. Cuvillier des chiffres et de la comptabilité. Ils firent preuve qu'ils étaient parfaitement maîtres de leur sujet, et que les ministres n'étaient pas capables de leur en imposer ni de les trouver en défaut sur aucun point relatif à l'impôt et aux finances; mais celui-ci avait le oui et le non, le pouvoir et la force, et il en avait usé largement pour dissoudre le parlement. A peine un seul parlement avait-il atteint son terme naturel depuis plusieurs années. Cette situation extraordinaire devait enfin finir, car les autres affaires étaient entravées et les esprits se montaient. C'est cette extrémité que les partisans de l'union attendaient. La question du partage des droits de douane avec le Haut-Canada présentait à leurs yeux des motifs suffisans pour la justifier. Le Bas-Canada y était opposé, mais suivant eux, pas jusqu'au point de lever l'étendard de la révolte. L'on pouvait compter sur le clergé catholique au chef duquel on avait fait des concessions suffisantes pour le tranquilliser sur la nouvelle situation que l'union ferait aux peuples de son église, et le clergé catholique avait une influence toute puissante sur eux. Les ministres pressés; toujours de plus en plus par Ellice et ses amis, prirent enfin la résolution d'exécuter ce grand projet et d'introduire au parlement un bill pour révoquer l'acte de 91.