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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 05 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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L'Autriche promet la reconnaissance à condition qu'on accordera le titre d'empereur au chef de la maison d'Autriche, indépendamment du titre électif d'empereur d'Allemagne.

Depuis l'extrême affaiblissement du parti autrichien dans l'empire, il pouvait arriver qu'à la prochaine élection, la maison d'Autriche perdît la couronne impériale. Il y avait un moyen de parer à cet inconvénient, c'était d'assurer à la maison d'Autriche elle-même, pour ses États héréditaires, une couronne, non pas royale, mais impériale, de telle façon que le chef de cette maison restât empereur d'Autriche, dans le cas où il cesserait, par les hasards d'une future élection, d'être empereur d'Allemagne. C'est ce qu'on chargea M. de Champagny à Vienne, et M. de Cobentzel à Paris, de demander au Premier Consul, pour prix de ce qu'il demandait lui-même. Du reste, on devait lui déclarer que, sauf le débat des conditions, le principe de la reconnaissance était admis, sans différer, par l'empereur François.

Consentement du Premier Consul aux désirs de l'Autriche.

Quoique le Premier Consul eût peu douté des dispositions des puissances, leurs réponses le remplirent de satisfaction. Il prodigua les témoignages de gratitude et d'amitié à la cour de Prusse. Il remercia non moins vivement la cour de Vienne, et répondit qu'il consentait sans difficulté à reconnaître le titre d'empereur au chef de la maison d'Autriche. Seulement, il n'aurait pas voulu publier cette déclaration immédiatement, pour ne pas paraître acheter la reconnaissance de son propre titre, à un prix quelconque. Il aimait mieux, par un traité secret, s'engager à reconnaître plus tard le successeur de François II pour empereur d'Autriche, si ce successeur venait à perdre la qualité d'empereur d'Allemagne. Au surplus, si la cour de Vienne insistait, il était prêt à céder sur cette difficulté qui n'en était pas une, car, en réalité, tous ces titres n'avaient plus d'importance véritable. Depuis Charlemagne jusqu'au dix-huitième siècle, il n'y avait eu en Europe qu'un seul souverain portant le titre d'empereur, du moins en Occident. Depuis le dix-huitième siècle, il y en avait eu deux, le Czar de Russie ayant pris cette qualification. Il allait y en avoir trois, d'après ce qui se passait en France. Il y en aurait un jour quatre, si la future élection germanique donnait à l'Allemagne un empereur pris en dehors de la maison d'Autriche. On croyait même que le roi d'Angleterre, ayant appelé Parlement impérial le Parlement uni d'Écosse, d'Angleterre et d'Irlande, pouvait être tenté de s'intituler empereur. Dans ce cas il y en aurait cinq. Tout cela ne méritait point qu'on s'y arrêtât. C'étaient de pures appellations qui n'avaient plus la valeur qu'elles avaient eue jadis, lorsque François Ier et Charles-Quint se disputaient le suffrage des électeurs germaniques.

Suite donnée aux projets du Premier Consul.

Indépendamment de ces assurances tranquillisantes de la part des principales cours, le Premier Consul avait reçu de l'armée les témoignages d'adhésion les plus empressés. Le général Soult, notamment, lui avait écrit une lettre pleine des déclarations les plus satisfaisantes, et dans les quinze ou vingt jours qu'on avait mis à correspondre avec Vienne et Berlin, les grandes villes de Lyon, Marseille, Bordeaux, Paris, venaient d'envoyer des adresses énergiques, dans le sens du rétablissement de la monarchie. L'élan était général, l'éclat aussi public qu'il pouvait l'être; il fallait donc en arriver aux démarches officielles, et s'expliquer enfin à l'égard du Sénat.

Réponse du Sénat long-temps différée, faite le 25 avril.

Le Premier Consul, comme on l'a vu, n'avait pas reçu publiquement le Sénat, et n'avait répondu que verbalement au message du 6 germinal. Il y avait près d'un mois qu'il faisait attendre sa réponse officielle. Il la fit le 5 floréal (25 avril 1804), et elle amena le dénoûment attendu.—«Votre adresse du 6 germinal, dit le Premier Consul, n'a pas cessé d'être présente à ma pensée... Vous avez jugé l'hérédité de la suprême magistrature nécessaire pour mettre le peuple français à l'abri des complots de nos ennemis, et des agitations qui naîtraient d'ambitions rivales; plusieurs de nos institutions vous ont en même temps paru devoir être perfectionnées, pour assurer, sans retour, le triomphe de l'égalité et de la liberté publique, et offrir à la nation et au gouvernement la double garantie dont ils ont besoin..... À mesure que j'ai arrêté mon attention sur ces graves objets, j'ai senti de plus en plus, que, dans une circonstance aussi nouvelle qu'importante, les conseils de votre sagesse et de votre expérience m'étaient nécessaires. Je vous invite donc à me faire connaître votre pensée tout entière.»

Ce message ne fut pas encore publié, pas plus que celui auquel il servait de réponse. Le Sénat s'assembla sur-le-champ pour délibérer. La délibération était facile, et la conclusion connue d'avance: c'était la proposition de convertir la République consulaire en Empire héréditaire.

On se sert du Tribunat pour provoquer une discussion.

Cependant, il ne fallait pas que tout se passât en silence, et il convenait de faire discuter quelque part, dans un corps où la discussion fût publique, la grande résolution qu'on préparait. Le Sénat ne discutait pas. Le Corps Législatif écoutait des orateurs officiels, et votait silencieusement. Le Tribunat, quoique amoindri et converti en une section du Conseil d'État, conservait encore la parole. On résolut de s'en servir, pour faire entendre à la seule tribune qui eût conservé la possibilité de contredire, quelques paroles ayant apparence de liberté.

Choix du tribun Curée pour faire au Tribunat la motion du rétablissement de la monarchie.

Le Tribunat était alors présidé par M. Fabre de l'Aude, personnage dévoué à la famille Bonaparte. On convint avec lui du choix d'un tribun, dont les opinions antérieures eussent été franchement républicaines, pour le charger de prendre l'initiative. Le tribun Curée, compatriote et ennemi personnel de M. Cambacérès, fut choisi pour jouer ce rôle. On crut dans le public que ce personnage, supposé créature du second Consul, avait été désigné et mis en avant par lui. Il n'en était rien. C'était à son insu, et plutôt en opposition avec lui, que M. Curée avait été désigné. Ce dernier, autrefois républicain ardent, et, comme beaucoup d'autres, revenu complétement aux idées monarchiques, rédigea une motion, dans laquelle il proposait le rétablissement de l'hérédité au profit de la famille Bonaparte. M. Fabre de l'Aude porta cette motion à Saint-Cloud, pour la soumettre à l'approbation du Premier Consul. Celui-ci en parut médiocrement satisfait, et il trouva le langage du républicain désabusé, peu habile et peu élevé. Cependant, il y avait de l'inconvénient à choisir un autre membre du Tribunat. Il fit remanier le texte qu'on lui avait soumis, et le renvoya immédiatement à M. Fabre de l'Aude. Ce texte avait subi à Saint-Cloud un changement singulier. Au lieu des mots, hérédité dans la famille Bonaparte, se trouvaient ces mots, hérédité dans les descendants de Napoléon Bonaparte. M. Fabre de l'Aude était ami particulier de Joseph, et l'un des membres de sa société intime. Évidemment, le Premier Consul, mécontent de ses frères, ne voulait prendre aucun engagement constitutionnel avec eux. Les complaisants de Joseph s'agitèrent autour de M. Fabre de l'Aude, et on reporta le projet de motion à Saint-Cloud pour y faire replacer les mots de famille Bonaparte, au lieu des mots de descendants de Napoléon Bonaparte. Le projet revint avec le mot descendants maintenu sans aucune explication.

M. Fabre résolut de ne faire aucun bruit de cette circonstance, et de donner à M. Curée le texte de la motion tel qu'il était sorti des mains du Premier Consul, mais en y insérant la version préférée par les partisans de Joseph. Il croyait que, la motion une fois présentée et reproduite par le Moniteur, on n'oserait plus y toucher, et il se résignait, s'il le fallait, à une explication pénible avec le Premier Consul. C'était une preuve que la partie autour des frères Bonaparte était assez fortement liée pour braver, dans leur intérêt, le déplaisir du chef même de la famille. Toutes ces démarches étaient mandées jour par jour à Joseph, déjà rendu au camp de Boulogne.

Le samedi 8 floréal (28 avril 1804), la motion de M. Curée fut déposée au Tribunat, et la discussion dont elle devait être l'objet remise au lundi 10 floréal. Une foule d'orateurs se pressaient à la tribune pour l'appuyer, et demandaient à qui mieux mieux l'occasion de se signaler par une dissertation sur les avantages de la monarchie. Le fond, d'ailleurs vrai, était le suivant.

Discussion au Tribunat.

La Révolution de 1789 avait voulu l'abolition de la féodalité, la réforme de notre état social, la suppression des abus introduits sous un régime arbitraire, et la réduction du pouvoir absolu de la royauté, par l'intervention de la nation dans le gouvernement. C'étaient là ses vœux véritables. Tout ce qui avait excédé cette limite, avait dépassé le but, et n'avait entraîné que des malheurs. Les plus cruelles expériences l'avaient appris à la France. Il fallait profiter de ces expériences, et revenir sur ce qui avait été fait de trop. La monarchie était donc à rétablir sur les bases nouvelles de la liberté constitutionnelle et de l'égalité civile. Avec la monarchie, il n'y avait qu'un monarque possible, Napoléon Bonaparte, et après lui les membres de sa famille.

Les plus zélés des orateurs du Tribunat ajoutaient à leurs harangues des invectives contre les Bourbons, et la déclaration solennelle que ces princes étaient à jamais impossibles en France, que tout Français devait, au prix de son sang, s'opposer à leur retour. Il semble que le démenti qu'on se donnait en ce moment à soi-même, en proclamant la monarchie, après avoir prêté tant de serments à la République, indivisible et impérissable, aurait du être une leçon pour ces orateurs, et leur apprendre à parler moins affirmativement de l'avenir. Mais il n'y a pas de leçon qui puisse empêcher la troupe des hommes médiocres de se livrer au torrent qui coule devant eux: tous s'y laissent aller, surtout quand ils croient trouver les honneurs et la fortune dans son cours.

Discours du tribun Carnot.

Dans le nombre de ces empressés, se trouvaient plus particulièrement les hommes signalés jadis par leur esprit républicain, ou ceux qui devaient plus tard se signaler par leur zèle pour les Bourbons. Un seul personnage, au milieu de ce déchaînement de basses adulations, montra une dignité véritable. Ce fut le tribun Carnot. Assurément il se trompait dans ses théories générales, car, après ce qu'on avait vu depuis dix ans, il était difficile d'admettre, que pour un pays comme la France, la république fût préférable à la monarchie; mais cet apôtre de l'erreur fut plus digne dans son attitude que les apôtres de la vérité, parce qu'il avait sur eux l'avantage d'une conviction courageuse et désintéressée. Ce qui rendit son courage plus honorable, c'est que loin de s'exprimer en démagogue, il s'exprima au contraire en citoyen sage, modéré, ami de l'ordre. Il protesta qu'il se soumettrait le lendemain avec docilité au souverain que la loi aurait institué, mais qu'en attendant cette loi, et puisqu'elle était en discussion, il voulait en dire son avis.

Il parla d'abord avec noblesse du Premier Consul, et des services par lui rendus à la République. Si pour assurer l'ordre en France et un usage raisonnable de la liberté, il fallait un chef héréditaire, il serait insensé, disait-il, d'en choisir un autre que Napoléon Bonaparte. Aucun n'avait porté des coups plus terribles aux ennemis du pays, aucun n'avait fait autant pour son organisation civile. N'aurait-il donné à la nation que le Code civil, son nom mériterait de passer à la postérité. Il n'était donc pas douteux, que, s'il fallait relever le trône, c'était lui qu'on y devait placer, et non cette race aveugle et vindicative, qui ne rentrerait sur le sol que pour verser le sang des meilleurs citoyens, et rétablir le règne des plus étroits préjugés. Mais enfin, si Napoléon Bonaparte avait rendu tant de services, n'y avait-il d'autre récompense à lui offrir que le sacrifice de la liberté de la France?

Le tribun Carnot, sans se jeter dans des dissertations à perte de vue, sur les avantages ou les inconvénients attachés aux différentes formes de gouvernement, s'efforça de prouver qu'à Rome les temps de l'empire avaient été aussi agités que ceux de la république, et qu'il n'y avait eu de moins que les vertus mâles et l'héroïsme; que les dix siècles de la monarchie française n'avaient pas été moins orageux que ceux de toutes les républiques connues; que sous la monarchie les peuples s'attachaient à des familles, s'identifiaient à leurs passions, à leurs rivalités, à leurs haines, s'agitaient autant pour ces causes que pour d'autres; que si la République française avait eu des journées sanglantes, c'étaient là des troubles inséparables de son origine; que cela prouvait tout au plus le besoin d'une dictature temporaire comme à Rome; que cette dictature, on l'avait déférée à Napoléon Bonaparte, que personne ne la lui contestait, qu'il dépendait de lui d'en faire le plus noble, le plus glorieux usage, en la conservant le temps nécessaire pour préparer la France à la liberté; mais que, s'il voulait la convertir en un pouvoir héréditaire et perpétuel, il renonçait à une gloire unique et immortelle; que le nouvel État fondé depuis vingt ans sur l'autre rive de l'Atlantique, était la preuve qu'on pouvait trouver le repos et le bonheur sous les institutions républicaines; et que, quant à lui, il regretterait à jamais que le Premier Consul ne voulût pas employer sa puissance à procurer une telle félicité à son pays. Examinant cet argument, souvent employé, qu'on aurait plus de chances d'une paix durable en se rapprochant des formes de gouvernement les plus généralement reçues en Europe, il demandait si la reconnaissance du nouvel empereur serait aussi facile qu'on l'imaginait; si on prendrait les armes dans le cas où elle serait refusée; si la France, convertie en empire, ne tendrait pas autant que la France maintenue en république, à blesser l'Europe, à exciter ses jalousies, enfin à provoquer la guerre?

Jetant un dernier regard en arrière, et adressant au passé un noble adieu, le tribun Carnot s'écria:

«La liberté fut-elle donc montrée à l'homme pour qu'il ne pût jamais en jouir? Fut-elle sans cesse offerte à ses vœux comme un fruit, auquel il ne peut porter la main sans être frappé de mort?... Non, je ne puis consentir à regarder ce bien, si universellement préférable à tous les autres, sans lequel les autres ne sont rien, comme une simple illusion. Mon cœur me dit que la liberté est possible, que le régime en est facile, et plus stable qu'aucun gouvernement arbitraire ou oligarchique.»

Il terminait par ces paroles d'un bon citoyen: «Toujours prêt à sacrifier mes plus chères affections aux intérêts de la commune patrie, je me contenterai d'avoir fait entendre encore cette fois l'accent d'une âme libre, et mon respect pour la loi sera d'autant plus assuré qu'il est le fruit de longs malheurs, et de cette raison qui nous commande impérieusement aujourd'hui de nous réunir en faisceau contre l'ennemi commun, de cet ennemi toujours prêt à fomenter des discordes, et pour qui tous les moyens sont légitimes, pourvu qu'il parvienne à son but d'oppression universelle, et de domination des mers.»

Mai 1804.

Le tribun Carnot confondait évidemment la liberté avec la république, et c'est là l'erreur de tous ceux qui raisonnent comme lui. La république n'est pas nécessairement la liberté, comme la monarchie n'est pas nécessairement l'ordre. On rencontre l'oppression sous la république, comme on rencontre le désordre sous la monarchie. Sans de bonnes lois, on doit trouver l'une et l'autre sous tous les gouvernements. Mais il s'agissait de savoir si, avec des lois sages, la monarchie ne donnait pas, à un plus haut degré que toute autre forme de gouvernement, la somme de liberté possible, et de plus la force d'action nécessaire aux grands États militaires; et surtout si des habitudes de douze siècles ne la rendaient pas inévitable, dès lors désirable, dans un pays comme le nôtre. S'il en était ainsi, ne valait-il pas mieux l'admettre et l'organiser sagement, que de se débattre dans une situation fausse, qui ne convenait ni aux anciennes mœurs de la France, ni au besoin qu'on éprouvait alors d'un état stable et rassurant. L'illustre tribun n'avait raison à notre avis que sur un point: peut-être ne fallait-il à Napoléon qu'une dictature temporaire pour aboutir plus tard, suivant M. Carnot, à la république, suivant nous, à la monarchie représentative. Napoléon était merveilleusement choisi par la Providence pour préparer la France à un nouveau régime, et la livrer agrandie et régénérée à ceux, quels qu'ils fussent, qui devaient la gouverner après lui.

Le tribun Carion de Nisas se chargea de répondre à M. Carnot, et s'acquitta de ce soin à la grande satisfaction des nouveaux monarchistes, mais avec une médiocrité de langage qui égalait la médiocrité des idées. Au surplus ce n'était là qu'une discussion d'apparat. La fatigue et le sentiment de sa profonde inutilité y mirent un terme assez prompt. On forma une commission de treize membres, pour examiner la motion du tribun Curée, et la convertir en une résolution définitive.

Dans la séance du 13 floréal (3 mai), c'est-à-dire le jeudi, M. Jard-Panvillier, rapporteur de cette commission, proposa au Tribunat d'émettre un vœu qui, d'après les règles constitutionnelles en vigueur, devait être adressé au Sénat, et porté à ce corps par une députation.

Vœu du Tribunat pour le rétablissement de la monarchie.

Ce vœu était le suivant:

Premièrement, que Napoléon Bonaparte, actuellement consul à vie, fût nommé empereur, et, en cette qualité, chargé du gouvernement de la République française;

Secondement, que le titre d'empereur et le pouvoir impérial fussent héréditaires dans sa famille, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture;

Troisièmement enfin, qu'en apportant à l'organisation des autorités constituées les modifications que commandait l'établissement du pouvoir héréditaire, l'égalité, la liberté, les droits du peuple fussent conservés dans leur intégrité.

Ce vœu porté au Sénat.
Réponse du président du Sénat.

Ce vœu adopté à une immense majorité, fut porté au Sénat le lendemain 14 floréal (4 mai 1804). C'est M. François de Neufchâteau qui, dans cette séance, occupait le fauteuil en qualité de vice-président. Après avoir entendu la députation du Tribunat, et lui avoir donné acte du vœu qu'elle apportait, il dit aux tribuns: «Je ne puis déchirer le voile qui couvre momentanément les travaux du Sénat. Je dois vous dire cependant que, depuis le 6 germinal, nous avons fixé sur le même sujet que vous la pensée attentive du premier magistrat. Mais connaissez vos avantages: ce que depuis deux mois nous méditons dans le silence, votre institution vous a permis de le livrer à la discussion en présence du peuple. Les développements heureux que vous avez donnés à une grande idée procurent au Sénat, qui vous a ouvert la tribune, la satisfaction de se complaire dans ses choix, et d'applaudir à son ouvrage.

»Dans vos discours publics, nous avons retrouvé le fond de toutes nos pensées. Comme vous, citoyens tribuns, nous ne voulons pas des Bourbons, parce que nous ne voulons pas de la contre-révolution, seul présent que puissent nous faire ces malheureux transfuges, qui ont emporté avec eux le despotisme, la noblesse, la féodalité, la servitude et l'ignorance....

»Comme vous, citoyens tribuns, nous voulons élever une nouvelle dynastie, parce que nous voulons garantir au peuple français tous les droits qu'il a reconquis. Comme vous, nous voulons que la liberté, l'égalité, les lumières ne puissent plus rétrograder. Je ne parle pas du grand homme appelé par sa gloire à donner son nom à son siècle.... Ce n'est pas pour lui, c'est pour nous qu'il doit se dévouer. Ce que vous proposez avec enthousiasme, le Sénat le pèse avec calme....»

Le Sénat présente au Premier Consul un mémoire dans lequel il expose ses idées sur la nouvelles monarchie à fonder.

On voit, par ces paroles du vice-président, que le Sénat voulait prendre date, et ne pas s'exposer cette fois à être devancé ou surpassé, en fait de dévouement au nouveau maître. Les directeurs secrets du changement qui se préparait, avaient bien prévu l'influence qu'exercerait sur ce corps la discussion du Tribunat. Ils s'en étaient servis pour hâter sa résolution, disant qu'il fallait que cette résolution fût arrêtée le jour même où le vœu du Tribunat lui serait communiqué, afin que les deux assemblées parussent se rencontrer, mais que la plus considérable des deux ne parût pas suivre l'autre. Aussi avait-on mis la plus grande hâte à en finir. On avait imaginé le mode d'un mémoire adressé au Premier Consul, mémoire dans lequel le Sénat exprimerait ses pensées, et proposerait les bases d'un nouveau Sénatus-Consulte organique. Ce mémoire était tout prêt en effet, au moment où la députation du Tribunat avait été introduite. La rédaction en fut approuvée, et la présentation au Premier Consul immédiatement résolue. On voulut que cette présentation eût lieu le même jour (14 floréal). En conséquence, une députation, composée du bureau et des membres de la commission qui avait préparé le travail, se rendit auprès du Premier Consul, et lui remit le message du Sénat, avec le mémoire qui contenait ses idées sur la nouvelle organisation monarchique de la France.

Commission composée des Consuls, des ministres, et de quelques sénateurs, pour rédiger la Constitution impériale.

Il fallait enfin donner à ces idées la forme d'articles constitutionnels. On nomma une commission composée de plusieurs sénateurs, des ministres, et des trois Consuls, laquelle fut chargée de rédiger le nouveau Sénatus-Consulte. N'ayant plus aucune précaution à prendre, quant à la publicité, on inséra le lendemain au Moniteur tous les actes du Sénat, les communications qu'il avait faites au Premier Consul, celles qu'il en avait reçues, et toutes les adresses qui, depuis quelque temps, demandaient le rétablissement de la monarchie.

Adoption du titre d'empereur, préférablement à celui de roi.

La commission nommée se mit sur-le-champ à l'ouvrage. Elle se réunissait à Saint-Cloud, en présence du Premier Consul et de ses deux collègues. Elle examina et résolut successivement toutes les questions que faisait naître l'établissement du pouvoir héréditaire. La première qui se présenta fut relative au titre même du nouveau monarque. Serait-il appelé roi ou empereur? La même raison qui, dans l'ancienne Rome, avait porté les Césars à ne pas ressusciter le titre de roi, et à prendre le titre tout militaire d'imperator, la même raison décida les auteurs de la nouvelle constitution à préférer la qualification d'empereur. Elle offrait à la fois plus de nouveauté et plus de grandeur; elle écartait, à un certain degré, les souvenirs d'un passé qu'on voulait restaurer en partie, mais non pas en entier. D'ailleurs, il y avait, dans cette qualification, quelque chose d'illimité qui convenait à l'ambition de Napoléon. Ses nombreux ennemis en Europe, en lui prêtant tous les jours des projets qu'il n'avait pas du tout, ou pas encore, en répétant dans une multitude de feuilles, qu'il songeait à reconstituer l'empire d'Occident, ou au moins celui des Gaules, ses ennemis avaient préparé tous les esprits, même le sien, au titre d'empereur. Ce titre était dans toutes les bouches, amies ou ennemies, avant d'avoir été adopté. Il fut choisi sans contestation. En conséquence, on décida que le Premier Consul serait proclamé Empereur des Français.

Établissement de l'hérédité et ses conditions.
Autorité absolue attribuée à l'Empereur sur la famille impériale.

L'hérédité, but de la nouvelle révolution, fut naturellement établie d'après les principes de la loi salique, c'est-à-dire, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture. Napoléon n'ayant pas d'enfants, et ne paraissant pas destiné à en avoir, on imagina de lui donner la faculté d'adoption, telle qu'on la voit dans les institutions romaines, avec ses conditions et ses formes solennelles. À défaut de descendance adoptive, on permit la transmission de la couronne en ligne collatérale, non pas à tous les frères de l'Empereur, mais à deux exclusivement, Joseph et Louis. C'étaient les seuls qui se fussent acquis une véritable considération. Lucien, par son genre de vie, par son récent mariage, s'était rendu impropre à succéder. Jérôme, à peine sorti de l'adolescence, venait d'épouser une Américaine sans le consentement de ses parents. Il n'y eut donc que Joseph et Louis admis à l'hérédité. Afin de prévenir les inconvénients de l'inconduite dans une famille nombreuse, et si récemment élevée au trône, on attribua un pouvoir absolu à l'Empereur, sur les membres de la famille impériale. Il fut établi que le mariage d'un prince français, contracté sans le consentement du chef de l'Empire, emporterait privation de tout droit à l'hérédité, pour le prince et pour ses enfants. La dissolution du mariage contracté de la sorte pouvait seule lui faire recouvrer ses droits perdus.

Les frères de l'Empereur déclarés princes impériaux.
La nouvelle liste civile fixée à 25 millions.

Les frères et sœurs de l'Empereur reçurent la qualité de princes et princesses, ainsi que les honneurs attachés à ce titre. Il fut résolu que la liste civile serait établie d'après les mêmes principes que celle de 1791, c'est-à-dire qu'elle serait votée pour tout le règne, qu'elle se composerait des palais royaux encore existants, du produit des domaines de la couronne, et d'un revenu annuel de 25 millions. La dotation des princes français fut portée à un million par an pour chacun d'eux. L'Empereur avait le droit de fixer par des décrets impériaux (correspondant à ce que nous appelons ordonnances) le régime intérieur du palais, et de régler lui-même le genre de représentation qui convenait à la majesté impériale.

Nécessité reconnue d'entourer de grandes existences le nouveau trône impérial.
On songe d'abord à laisser exister les deux consuls à côté d'un empereur.

En entrant si complétement dans les idées monarchiques, il fallait placer près de ce nouveau trône un entourage de grandes dignités, qui lui servissent d'ornement et d'appui. Il fallait, de plus, songer à ces ambitions secondaires, qui s'étaient rangées volontairement au-dessous d'une ambition supérieure, l'avaient poussée au faîte des grandeurs, et devaient en recevoir, à leur tour, le prix de leurs services privés et publics. Chacun avait devant les yeux les deux consuls Cambacérès et Lebrun, qui, bien loin de leur collègue sous tous les rapports, avaient cependant partagé la suprême puissance, et rendu d'incontestables services, par la sagesse de leurs conseils. Ils assistaient l'un et l'autre aux conférences de la commission sénatoriale, qui rédigeait à Saint-Cloud la nouvelle constitution monarchique. Le consul Cambacérès, pour la première fois de sa vie peut-être, ne sachant pas dissimuler un déplaisir, s'y montrait froid et peu communicatif. Il était aussi réservé que M. Fouché l'était peu en cette circonstance, et il ne savait pas plus dissimuler son dépit, que le mépris qu'il ressentait pour le zèle des constructeurs de la nouvelle monarchie. Cette situation amena plus d'un conflit, bientôt réprimé par l'autorité de Napoléon. On sentait généralement le besoin de satisfaire les deux consuls sortant de charge, surtout M. Cambacérès, qui, malgré quelques ridicules, jouissait d'une immense considération politique. On avait d'abord imaginé pour imiter en tout l'Empire romain, de laisser exister les deux consuls à côté de l'Empereur. Personne n'ignore qu'après l'élévation des Césars à l'empire, on conserva l'institution des consuls, qu'un des membres insensés de cette famille donna ce titre à son cheval, que d'autres le donnèrent à leurs esclaves ou à leurs eunuques, et que dans l'empire d'Orient, très-près du terme de sa chute, il y avait encore deux consuls annuels, chargés des vulgaires soins du calendrier. C'est ce souvenir, peu flatteur, qui avait inspiré à des amis, du reste bienveillants, l'idée de conserver les deux consuls dans le nouvel Empire français. M. Fouché, repoussant cette proposition, dit qu'il fallait peu se soucier de ceux qui perdraient quelque chose à la nouvelle organisation, que ce qui importait avant tout, c'était de ne laisser subsister aucune trace d'un régime décrié, tel qu'était alors celui de la République.—Ceux qui perdront quelque chose au nouveau régime, répliqua M. Cambacérès, pourront s'en consoler, car ils emporteront avec eux ce qu'on n'emporte pas toujours en quittant les emplois, l'estime publique.—Cette allusion à M. Fouché, et à sa première sortie du ministère, fit sourire le Premier Consul, qui approuva la réponse, mais s'empressa de mettre un terme à des débats devenus pénibles. Le second et le troisième consuls ne furent plus appelés aux séances de la commission.

Création des grands dignitaires de l'Empire.

M. de Talleyrand, le plus ingénieux des inventeurs quand il s'agissait de satisfaire les ambitions, avait imaginé d'emprunter à l'empire germanique quelques-unes de ses grandes dignités. Chacun des sept électeurs était, dans ce vieil empire, l'un maréchal, l'autre échanson, celui-ci trésorier, celui-là chancelier des Gaules ou d'Italie, etc. Dans la pensée vague encore, de rétablir peut-être un jour l'empire d'Occident au profit de la France, c'était en préparer les éléments que d'entourer l'Empereur de grands dignitaires, choisis, dans le moment, parmi les princes français ou les grands personnages de la République, mais destinés plus tard à devenir rois eux-mêmes, et à former un cortége de monarques vassaux autour du trône du moderne Charlemagne.

Le grand Électeur.
L'archichancelier d'Empire.
L'archichancelier d'État.
L'architrésorier, le connétable, le grand-amiral.

M. de Talleyrand, de moitié avec le Premier Consul, imagina six grandes charges, correspondant, non pas aux divers offices de la domesticité impériale, mais aux diverses attributions du gouvernement. Dans cette constitution, où il restait encore beaucoup de fonctions électives, où les membres du Sénat, du Corps Législatif, du Tribunat devaient être élus, où l'empereur lui-même devait l'être, en cas d'extinction de la descendance directe, un grand électeur, chargé de certains soins honorifiques relatifs aux élections, pouvait se concevoir. On proposa donc pour premier grand dignitaire un grand électeur. On proposa pour le second un archichancelier d'Empire, chargé d'un rôle de pure représentation et de surveillance générale, par rapport à l'ordre judiciaire; pour le troisième, un archichancelier d'État, chargé d'un rôle semblable par rapport à la diplomatie; pour le quatrième, un architrésorier; pour le cinquième, un connétable; pour le sixième, un grand-amiral. Le titre de chacun de ces derniers indique suffisamment à quelle partie du gouvernement répondait leur dignité.

Attribution des grands dignitaires.

Les titulaires de ces grandes charges étaient, comme nous venons de le dire, des dignitaires et non des fonctionnaires, car on les voulait irresponsables et inamovibles. Ils devaient avoir des attributions purement honorifiques, et seulement la surveillance générale de la portion du gouvernement à laquelle leur titre avait rapport. Ainsi le grand électeur convoquait le Corps Législatif, le Sénat, les colléges électoraux, présentait au serment les membres élus des diverses assemblées, prenait part à toutes les formalités qu'entraînait la convocation ou la dissolution des colléges électoraux. L'archichancelier d'Empire recevait le serment des magistrats, ou bien les présentait au serment auprès de l'Empereur, veillait à la promulgation des lois et sénatus-consultes, présidait le conseil d'État, la haute cour impériale (dont il sera parlé tout à l'heure), provoquait les réformes désirables dans les lois, exerçait enfin les fonctions d'officier de l'état civil pour les naissances, mariages et morts des membres de la famille impériale. L'archichancelier d'État recevait les ambassadeurs, les introduisait auprès de l'Empereur, signait les traités, et les promulguait. L'architrésorier veillait au grand-livre de la dette publique, donnait la garantie de sa signature à tous les titres délivrés aux créanciers de l'État, vérifiait les comptes de la comptabilité générale avant de les soumettre à l'Empereur, et proposait ses vues sur la gestion des finances. Le connétable, par rapport à l'administration de la guerre, le grand-amiral, par rapport à celle de la marine, avaient un rôle absolument semblable. Aussi le principe posé par Napoléon était-il que jamais un grand dignitaire ne serait ministre, pour séparer l'attribution d'apparat de la fonction réelle. C'étaient, dans chaque partie du gouvernement, des dignités modelées sur la royauté elle-même, inactives, irresponsables, honorifiques comme elle, mais chargées comme elle d'une surveillance générale et supérieure.

Les titulaires de ces dignités pouvaient remplacer l'Empereur absent, soit au Sénat, soit dans les conseils, soit à l'armée. Ils formaient avec l'Empereur le grand-conseil de l'Empire. Enfin, dans le cas d'extinction de la descendance naturelle et légitime, ils élisaient l'empereur, et, en cas de minorité, ils veillaient sur l'héritier de la couronne, et formaient le conseil de régence.

L'idée de ces grandes dignités fut agréée de tous les auteurs de la nouvelle constitution. Chaque titulaire, à moins qu'il ne fût à la fois grand dignitaire et prince impérial, devait recevoir un traitement, s'élevant au tiers de la dotation des princes, c'est-à-dire au tiers d'un million. Il y avait là de quoi pourvoir les deux frères de l'Empereur, ses collègues déchus, et les personnages considérables qui avaient rendu d'importants services civils ou militaires. Chacun songeait, après les deux frères Joseph et Louis, aux consuls Cambacérès et Lebrun, à Eugène de Beauharnais, fils adoptif du Premier Consul, à Murat, son beau-frère, à Berthier, son fidèle et utile compagnon d'armes, à M. de Talleyrand, son intermédiaire auprès de l'Europe. On attendait de sa volonté seule la répartition de ces hautes faveurs.

Création d'une seconde classe de dignitaires sous le titre de grands officiers de l'Empire.
Création de seize maréchaux.

Il était naturel aussi de créer dans l'armée des positions élevées, de rétablir cette dignité de maréchal, qui existait dans l'ancienne monarchie, et qui est adoptée dans toute l'Europe, comme le signe le plus éclatant du commandement militaire. Il fut admis qu'il y aurait seize maréchaux d'Empire, plus quatre maréchaux honoraires, choisis parmi les vieux généraux devenus sénateurs, et privés en cette qualité de fonctions actives. On rétablit aussi les charges d'inspecteurs-généraux de l'artillerie et du génie, et de colonels-généraux des troupes à cheval. À ces grands officiers militaires on ajouta de grands officiers civils, tels que chambellans, maîtres des cérémonies, etc., et on composa, des uns et des autres, une seconde classe de dignitaires, sous le titre de grands officiers de l'Empire, inamovibles comme les six grands dignitaires eux-mêmes. Pour leur donner à tous une sorte de racine dans le sol, on les chargea de présider les colléges électoraux. La présidence de chaque collége électoral était affectée d'une manière permanente à l'une des grandes dignités, et à l'une des charges d'officier civil ou militaire. Ainsi le grand électeur devait présider le collége électoral de Bruxelles; l'archichancelier, celui de Bordeaux; l'archichancelier d'État, celui de Nantes; l'architrésorier, celui de Lyon; le connétable, celui de Turin; le grand-amiral, celui de Marseille. Les grands officiers civils ou militaires devaient présider les colléges électoraux de moindre importance. C'est tout ce que l'artifice humain pouvait imaginer de plus habile, pour imiter une aristocratie avec une démocratie; car cette hiérarchie de six grands dignitaires et de quarante ou cinquante grands officiers, placés sur les marches du trône, était à la fois aristocratie et démocratie: aristocratie, par la position, les honneurs, les revenus qu'elle allait avoir bientôt grâce à nos conquêtes; démocratie, par l'origine, car elle se composait d'avocats, d'officiers de fortune, quelquefois de paysans devenus maréchaux, et devait rester constamment ouverte à tout parvenu de génie, ou même de talent. Ces créations ont disparu avec leur créateur, avec le vaste Empire qui leur servait de base; mais il est possible qu'elles eussent fini par réussir, si le temps y avait ajouté sa force, et cette vétusté qui engendre le respect.

On accorde quelques garanties aux citoyens, en dédommagement de la République abolie.

En élevant le trône, en ornant ses marches de cette pompe sociale, on ne pouvait se dispenser d'assurer quelques garanties aux citoyens, et de les dédommager, par un peu de liberté réelle, de cette liberté apparente dont on les privait, en abolissant la République. On avait beaucoup dit, depuis quelque temps, que sous la monarchie bien réglée le gouvernement serait plus fort, et les citoyens plus libres. Il fallait tenir une partie de ces promesses, s'il était possible d'en tenir une seule de ce genre, à une époque où tout le monde, appelant de ses vœux un pouvoir énergique, aurait laissé périr, faute d'en user, la liberté même la plus fortement écrite dans les lois. On songea donc à donner au Sénat et au Corps Législatif quelques prérogatives qu'ils n'avaient pas, et qui pouvaient devenir, pour les citoyens, d'utiles garanties.

Le Sénat constitué gardien de la liberté individuelle et de la liberté de la presse.

Le Sénat, composé d'abord des quatre-vingts membres élus par le Sénat lui-même, puis des citoyens que l'Empereur jugeait dignes de cette position élevée, enfin des six grands dignitaires et des princes français âgés de dix-huit ans, était toujours le premier corps de l'État. Il composait les autres par la faculté d'élire qu'il avait conservée; il pouvait casser toute loi ou décret, pour cause d'inconstitutionnalité, et réformer la constitution au moyen d'un sénatus-consulte organique. Il était resté, au milieu des transformations successives qu'il avait subies depuis quatre ans, tout aussi puissant que M. Sieyès avait voulu qu'il le fût. Les restaurateurs de la monarchie, délibérant à Saint-Cloud, imaginèrent de lui donner deux attributions nouvelles de la plus haute importance. Ils lui confièrent la garde de la liberté individuelle et de la liberté de la presse. Par l'article 46 de la première constitution consulaire, le gouvernement ne pouvait retenir un individu en prison, sans le déférer dans l'espace de dix jours à ses juges naturels. Par la seconde constitution consulaire, celle qui avait établi le Consulat à vie, le Sénat avait, dans le cas de complot contre la sûreté de l'État, la faculté de décider si le gouvernement pourrait excéder ce délai de dix jours, et pour combien de temps il le pourrait. On voulut régler d'une manière rassurante cette autorité arbitraire, accordée au gouvernement sur la liberté des citoyens. On créa une commission sénatoriale, composée de sept membres, formée au scrutin, et devant être renouvelée successivement par la sortie d'un de ses membres tous les quatre mois. Elle devait recevoir les demandes et réclamations des détenus ou de leurs familles, et déclarer si la détention était juste, et commandée par l'intérêt de l'État. Dans le cas contraire, si après avoir adressé une première, une seconde, une troisième invitation au ministre qui avait ordonné l'arrestation, ce ministre ne faisait pas relâcher l'individu réclamé, il y avait lieu de le déférer lui-même à la haute cour impériale, pour violation de la liberté individuelle.

Une commission semblable, organisée de la même manière, était chargée de veiller à la liberté de la presse. C'était la première fois que cette liberté était nommée dans les diverses constitutions consulaires, tant on en faisait peu de cas au lendemain des saturnales de la presse pendant le Directoire. Quant à la presse périodique, on la laissait sous l'autorité de la police. Ce n'était pas à elle que l'on faisait alors profession de s'intéresser. On s'occupait uniquement des livres, qui seuls étaient jugés dignes de la liberté, refusée aux journaux. On ne voulait pas, comme avant 1789, les livrer à l'arbitraire de la police. Tout imprimeur ou libraire, dont une publication se trouvait gênée par l'autorité publique, avait la faculté de s'adresser à la commission sénatoriale chargée de ce soin; et si, après avoir pris connaissance du livre interdit ou mutilé, la commission sénatoriale désapprouvait les rigueurs de l'autorité publique, elle faisait une première, une seconde, une troisième invitation au ministre, et à la troisième elle pouvait, en cas de refus d'obtempérer à ses avis répétés, déférer le ministre à la haute cour impériale.

Ainsi, outre les pouvoirs que nous avons déjà énumérés, le Sénat avait le soin de veiller à la liberté individuelle et à la liberté de la presse. Ces deux dernières garanties n'étaient pas sans valeur. Sans doute rien n'avait une efficacité présente sous un despotisme accepté de tous. Mais sous les successeurs du dépositaire de ce despotisme, s'il en avait, de telles garanties ne pouvaient manquer d'acquérir une force réelle.

La parole rendue au Corps Législatif dans les comités secrets.

On fit quelque chose dans le même sens, pour l'organisation du Corps Législatif. Le Tribunat, comme nous l'avons dit bien des fois, discutait seul les projets de lois, et, après avoir formé son avis, envoyait trois orateurs pour le soutenir contre trois conseillers d'État, devant le Corps Législatif muet. Ce mutisme, corrigé, dans la pensée de M. Sieyès, par la loquacité du Tribunat, était bientôt devenu ridicule aux yeux d'une nation railleuse, qui, tout en ayant peur de la parole et de ses excès, riait néanmoins du silence forcé de ses législateurs. Le mutisme du Corps Législatif était devenu encore plus choquant depuis que le Tribunat, privé de toute vigueur, se taisait aussi. Il fut décidé que le Corps Législatif, après avoir entendu les conseillers d'État et les membres du Tribunat, se retirerait pour discuter en comité secret les projets qui lui auraient été soumis, que là chacun de ses membres pourrait user de la parole, qu'ensuite il rentrerait en séance publique, pour voter par la voie ordinaire du scrutin.

La parole fut donc rendue en comité secret au Corps Législatif.

Le Tribunat devenu, depuis l'institution du Consulat à vie, une sorte de conseil d'État, réduit dès cette époque à cinquante membres, et ayant pris l'habitude de n'examiner les projets de loi que dans des conférences privées avec les conseillers d'État auteurs de ces projets, reçut dans la nouvelle constitution une organisation conforme aux habitudes qu'il venait de prendre. Il fut divisé en trois sections, la première de législation, la seconde de l'intérieur, la troisième des finances. Il ne dut délibérer les lois qu'en assemblée de sections, jamais en assemblée générale. Trois orateurs devaient aller, au nom de la section, soutenir son avis au Corps Législatif. C'était consacrer définitivement, par une disposition constitutionnelle, la forme nouvelle qu'il s'était imposée par déférence.

Le pouvoir de ses membres fut prorogé de cinq à dix ans, faveur pour les individus, qui diminuait encore la vie du corps lui-même, en renouvelant son esprit plus rarement.

Institution d'une haute cour impériale.

À tout cela fut jointe enfin une institution qui manquait à la sûreté du gouvernement comme à la sûreté des citoyens, c'était celle d'une haute cour, qui en Angleterre, et aujourd'hui en France, se trouve placée au sein de la chambre des pairs. On venait d'en sentir la privation dans la poursuite de la conspiration de Georges, et dans la malheureuse exécution de Vincennes. On devait la sentir davantage sous un gouvernement dictatorial, dont les agents ne présentaient qu'une responsabilité nominale, puisqu'ils ne pouvaient être appelés devant aucun des corps de l'État. On n'avait pas, en effet, comme aujourd'hui, le moyen de les interpeller devant l'une des deux chambres. Il importait donc de procurer une garantie au gouvernement contre les auteurs de complots, aux citoyens contre les agents de l'autorité publique.

Composition de cette cour.

On affecta de donner à l'institution de cette haute cour l'avantage apparent qu'on cherchait à donner aux nouvelles institutions monarchiques, celui d'ajouter autant à la liberté des citoyens qu'à la force du pouvoir. En conséquence, on plaça son siége dans le Sénat, sans la composer cependant du Sénat tout seul, et tout entier. Elle devait être formée de soixante sénateurs sur cent vingt, des six présidents du conseil d'État, de quatorze conseillers d'État, de vingt membres de la cour de cassation, des grands officiers de l'Empire, des six grands dignitaires, et des princes ayant acquis voix délibérative. Elle devait être présidée par l'archichancelier. Elle était chargée de connaître des complots ourdis contre la sûreté de l'État et contre la personne de l'Empereur, des actes arbitraires imputés aux ministres et à leurs agents, des faits de forfaiture ou concussion, des fautes reprochées aux généraux de terre et de mer dans l'exercice de leur commandement, des délits commis par les membres de la famille impériale, par les grands dignitaires, les grands officiers, les sénateurs, les conseillers d'État, etc. C'était donc, outre une cour de justice chargée de réprimer les grands attentats, une juridiction politique pour les ministres et les agents de l'autorité publique, un tribunal de maréchaux pour les gens de guerre, une cour des pairs pour les grands personnages de l'État. Un procureur général, attaché d'une manière permanente à cette juridiction extraordinaire, avait la mission de poursuivre d'office, dans le cas où les plaignants ne prendraient pas eux-mêmes l'initiative.

Le titre de cour donné au tribunal de cassation et aux tribunaux d'appel.

La seule modification apportée au régime ordinaire de la justice fut le titre de cour, substitué à celui de tribunal, pour les tribunaux d'un rang élevé. Le tribunal de cassation dut prendre le titre de cour de cassation, et les tribunaux d'appel celui de cours impériales.

Il fut décidé qu'on ferait encore une fois acte de déférence envers la souveraineté nationale, et que des registres ouverts, dans la forme usitée, recevraient le vœu des citoyens, relativement à l'établissement de l'hérédité impériale dans la descendance de Napoléon Bonaparte, et de ses deux frères Joseph et Louis.

L'Empereur devait, dans l'espace de deux ans, prêter un serment solennel aux constitutions de l'Empire, en présence des grands dignitaires, des grands officiers, des ministres, du conseil d'État, du Sénat, du Corps Législatif, du Tribunat, de la cour de cassation, des archevêques, des évêques, des présidents des cours de justice, des présidents des colléges électoraux, et des maires des trente-six principales villes de la République. Ce serment devait être prêté, disait le texte du nouvel acte constitutionnel, au peuple français, sur l'Évangile. Il était conçu dans les termes suivants: «Je jure de maintenir l'intégrité du territoire de la République, de respecter et de faire respecter les lois du Concordat et de la liberté des cultes; de respecter et de faire respecter l'égalité des droits, la liberté politique et civile, l'irrévocabilité des ventes des biens nationaux; de ne lever aucun impôt, de n'établir aucune taxe qu'en vertu de la loi; de maintenir l'institution de la Légion-d'Honneur; de gouverner dans la seule vue de l'intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français.»

Telles furent les conditions adoptées pour la nouvelle monarchie, dans un projet de sénatus-consulte, écrit d'une manière simple, précise et claire, comme l'étaient toutes les lois de ce temps.

Transformations successives de la constitution de M. Sieyès.

C'était la troisième et dernière transformation que subissait la célèbre constitution de M. Sieyès. Nous avons dit ailleurs quelle avait été la pensée de ce législateur de la Révolution française. Le régime aristocratique est le port où sont allées se reposer les républiques qui n'ont pas fini par le despotisme. M. Sieyès, sans qu'il s'en doutât peut-être, avait cherché à conduire au même port la République française, autant dégoûtée d'agitations après dix ans, que les républiques de l'antiquité et du moyen âge après plusieurs siècles; et il avait composé son aristocratie avec les hommes notables et expérimentés de la Révolution. Pour cela il avait imaginé un Sénat inactif, mais armé d'une immense influence, élisant ses propres membres et ceux de tous les corps de l'État dans des listes de notabilité rarement renouvelées, nommant les chefs du gouvernement, les révoquant, les frappant d'ostracisme à volonté, ne prenant pas part à la confection des lois, mais pouvant les casser pour cause d'inconstitutionnalité; n'exerçant pas, en un mot, le pouvoir, mais le donnant, et ayant la faculté de l'arrêter toujours. Il y avait ajouté un Corps Législatif, également inactif, qui admettait ou rejetait silencieusement les lois que le Conseil d'État était chargé de faire, et le Tribunat de discuter; puis enfin un représentant suprême du pouvoir exécutif, appelé grand électeur, électif et viager comme un doge, inactif comme un roi d'Angleterre, nommé par le Sénat, nommant à son tour les ministres, seuls agissants et responsables. De la sorte, M. Sieyès avait séparé partout l'influence et l'action; l'influence qui délègue le pouvoir, le contrôle et l'arrête, l'action qui le reçoit et l'exerce; il avait donné la première à une aristocratie oisive et haut placée, la seconde à des agents électifs et responsables. Il avait ainsi abouti à une sorte de monarchie aristocratique, sans hérédité toutefois, rappelant Venise plutôt que la Grande-Bretagne, adaptée à un pays fatigué plutôt qu'à un pays libre.

Par malheur pour l'œuvre de M. Sieyès, à côté de cette aristocratie sans racine, composée de révolutionnaires désabusés et dépopularisés, se trouvait un homme de génie, que la France et l'Europe appelaient un sauveur. Il y avait peu de chances pour que cette aristocratie se défendît comme celle de Venise contre l'usurpation, et surtout pour que, dans ces temps de révolutions rapides, la lutte fût bien longue. D'abord, avant d'accepter cette constitution de M. Sieyès, le général Bonaparte y avait arrangé sa place, en se faisant Premier Consul, au lieu de grand Électeur. À peine commençait-il à gouverner, que les résistances intempestives du Tribunat le gênant dans le bien qu'il voulait accomplir, il les avait brisées, aux grands applaudissements d'un public las de révolutions, et il s'était fait donner le Consulat à vie par le Sénat. Par la même occasion, il avait ajouté aux pouvoirs du Sénat le pouvoir constituant, ne craignant pas de rendre tout-puissant un corps qu'il dominait; il avait annulé le Tribunat en réduisant ce corps à cinquante membres, et en le divisant en sections, qui discutaient, en tête-à-tête avec les sections du Conseil d'État, les lois proposées. Telle fut la seconde transformation de la Constitution de M. Sieyès, celle qui avait eu lieu en 1802, à l'époque du Consulat à vie. Une main vigoureuse avait ainsi fait aboutir, en deux ans, cette république aristocratique à une sorte de monarchie aristocratique, à laquelle il ne manquait plus que l'hérédité. Aussi, beaucoup d'esprits s'étaient-ils demandé, en 1802, pourquoi on n'en finissait pas sur-le-champ, pourquoi on ne donnait pas l'hérédité à ce monarque si évident? Une conspiration, dirigée contre sa vie, réveillant, avec plus de force que jamais, le vœu d'institutions plus stables, avait enfin amené la dernière transformation, et la conversion définitive de la Constitution de l'an VIII en monarchie, représentative dans la forme, absolue dans le fait. Il s'y trouvait beaucoup de restes républicains à côté d'un pouvoir despotique, à peu près comme dans l'empire fondé à Rome par les Césars. Ce n'était pas la monarchie représentative telle que nous la comprenons aujourd'hui. Ce Sénat, avec la faculté d'élire tous les corps de l'État dans des listes électorales, avec son pouvoir constituant, avec sa faculté de casser la loi, ce Sénat, avec tant de puissance soumis cependant à un maître, ne ressemblait pas à une chambre haute. Ce Corps Législatif silencieux, quoiqu'on lui eût rendu la parole en comité secret, ne ressemblait pas à une chambre des députés. Et pourtant ce Sénat, ce Corps Législatif, cet Empereur, tout cela pouvait devenir un jour la monarchie représentative. Aussi ne faut-il pas juger la Constitution de M. Sieyès, remaniée par Napoléon, d'après l'obéissance muette qui a régné sous l'Empire. Notre constitution de 1830, avec la presse et la tribune, n'aurait peut-être pas donné à cette époque des résultats sensiblement différents, car l'esprit du temps fait plus que la loi écrite. Il aurait fallu juger la constitution impériale sous le règne suivant. Alors l'opposition, suite inévitable d'une longue soumission, aurait pris naissance dans ce Sénat même, long-temps si docile, mais armé d'une puissance immense. Il se serait probablement trouvé d'accord avec les colléges électoraux, pour faire des choix conformes à l'esprit nouveau; il aurait brisé les liens de la presse; il aurait ouvert les portes et les fenêtres du palais du Corps Législatif, pour que sa tribune pût retentir au loin. C'eût été la monarchie représentative tout comme aujourd'hui, avec cette différence que la résistance serait venue d'en haut, au lieu de venir d'en bas. Ce n'est pas une raison pour qu'elle fût moins éclairée, moins constante, moins courageuse. C'est là, du reste, un secret que le temps a emporté avec lui, sans nous le dire, comme il en emporte tant d'autres. Mais ces institutions étaient loin de mériter le mépris qu'on a souvent affiché pour elles. Elles composaient une république aristocratique, détournée de son but par une main puissante, convertie temporairement en une monarchie absolue, et destinée plus tard à redevenir monarchie constitutionnelle, fortement aristocratique, il est vrai, mais fondée sur la base de l'égalité; car tout soldat heureux y pouvait être connétable, tout jurisconsulte habile y pouvait devenir archichancelier, à l'exemple du fondateur, devenu, de simple officier d'artillerie, Empereur héréditaire et maître du monde.

M. Cambacérès nommé archichancelier de l'Empire, M. Lebrun architrésorier.

Telle fut l'œuvre du comité constituant réuni à Saint-Cloud. Pendant les derniers jours de sa réunion, MM. Cambacérès et Lebrun n'y avaient plus assisté. Les altercations que le zèle monarchique de M. Fouché d'une part, et la mauvaise humeur de M. Cambacérès de l'autre, avaient provoquées, étaient le motif pour lequel on avait cessé d'appeler le second et le troisième consul. Les plus sages des sénateurs, entre ceux qui composaient la commission, en avaient éprouvé du regret, et avaient fait sentir à Napoléon combien il importait de satisfaire ses deux collègues en les traitant convenablement. Il n'était pas nécessaire de l'avertir, car il connaissait la valeur du second consul Cambacérès, il appréciait son dévouement sans faste, et tenait à le rattacher à la nouvelle monarchie. Il le fit donc venir à Saint-Cloud, s'expliqua de nouveau avec lui sur le dernier changement, lui donna ses raisons, écouta les siennes, et termina le débat par l'expression de sa volonté, désormais irrévocable. Il voulait une couronne, et il n'y avait pas à contredire. Il avait d'ailleurs un beau dédommagement à offrir à MM. Cambacérès et Lebrun. Il destinait au premier la dignité d'archichancelier de l'Empire, au second celle d'architrésorier. Il les traitait ainsi comme ses propres frères, qui allaient être compris au nombre des six grands dignitaires. Il annonça cette résolution à M. Cambacérès; il y joignit ces caresses séduisantes, auxquelles nul homme alors ne résistait, et acheva de le regagner entièrement.—Je suis, dit-il à M. Cambacérès, et je serai, plus que jamais, entouré d'intrigues, de conseils faux ou intéressés; vous seul aurez assez de jugement et de sincérité pour me dire la vérité. Je veux donc vous rapprocher davantage encore de ma personne et de mon oreille. Vous resterez pour avoir toute ma confiance, et pour la justifier.—Ces témoignages étaient mérités. M. Cambacérès n'ayant plus rien à désirer, plus rien à craindre dans cette position élevée, devait être, et fut en effet le plus sincère, le plus vrai, le seul influent des conseillers du nouvel Empereur.

Joseph Bonaparte nommé grand électeur, Louis Bonaparte connétable.

Joseph Bonaparte fut nommé grand électeur, Louis Bonaparte connétable. Les deux dignités d'archichancelier d'État, de grand-amiral furent réservées. Napoléon hésitait encore entre les divers membres de sa famille. Il avait à penser à Lucien, qui était absent et disgracié, mais dont on espérait rompre l'union récente; à Eugène Beauharnais, qui ne sollicitait rien, mais qui, avec une soumission parfaite, attendait tout de la tendresse de son père adoptif; à Murat, qui sollicitait, non par lui, mais par sa femme, jeune, belle, ambitieuse, chère à Napoléon, et se servant avec habileté de la tendresse qu'elle lui inspirait.

M. de Talleyrand, principal inventeur des nouvelles dignités, éprouva, en cette occasion, un premier désappointement, qui influa d'une manière fâcheuse sur ses dispositions, et le jeta plus tard dans une opposition, funeste pour lui, fâcheuse pour Napoléon. La place d'archichancelier d'Empire, qui correspondait aux fonctions judiciaires, étant dévolue au second consul Cambacérès, il espérait que celle d'archichancelier d'État, qui correspondait aux fonctions diplomatiques, lui serait naturellement dévolue. Mais le nouvel Empereur s'était positivement expliqué à ce sujet. Il n'admettait pas que les grands dignitaires pussent être ministres; il ne voulait pour tels que des agents amovibles et responsables, qu'il pût révoquer et punir à volonté. Le général Berthier était pour lui un instrument tout aussi précieux que M. de Talleyrand. Il voulait cependant le laisser ministre, comme était M. de Talleyrand, sauf à les dédommager tous deux par de grandes dotations. L'orgueil de M. de Talleyrand fut singulièrement blessé, et, quoique toujours courtisan, il commença néanmoins à laisser voir cette attitude du courtisan mécontent, qui alors encore était chez lui très-contenue, mais qui plus tard le fut moins, et lui valut de cruelles disgrâces.

Berthier.

Les généraux Kellermann, Lefebvre, Serrurier, Pérignon, reçoivent les quatre places de maréchaux honoraires.
Quatorze maréchaux nommés à la fois.

Au surplus, il restait soit dans l'armée, soit dans la cour, des positions propres à contenter toutes les ambitions. Il y avait quatre places de maréchaux honoraires à donner aux généraux qui étaient allés se reposer dans le Sénat, et seize à ceux qui, pleins de jeunesse, devaient figurer long-temps encore à la tête de nos soldats. Napoléon réservait les quatre premières à Kellermann, pour le souvenir de Valmy; à Lefebvre, pour sa bravoure éprouvée et un dévouement qui datait du 18 brumaire; à Pérignon, à Serrurier, pour le respect qu'ils inspiraient justement à l'armée. Sur seize places de maréchaux destinées aux généraux en activité, il voulut en conférer quatorze immédiatement, et en garder deux pour récompenser les mérites futurs. Ces quatorze bâtons furent donnés, au général Jourdan, pour le beau souvenir de Fleurus; au général Berthier, pour des services éminents et continus dans la direction de l'état-major; au général Masséna, pour Rivoli, Zurich, Gênes; aux généraux Lannes et Ney, pour une longue suite d'actes héroïques; au général Augereau, pour Castiglione; au général Brune, pour le Helder; à Murat, pour sa vaillance chevaleresque à la tête de la cavalerie française; au général Bessières, pour le commandement de la garde qu'il avait depuis Marengo, et dont il était digne; aux généraux Moncey et Mortier, pour leurs vertus guerrières; au général Soult, pour ses services en Suisse, à Gênes, au camp de Boulogne; au général Davout, pour sa conduite en Égypte, et une fermeté de caractère dont il donna bientôt d'éclatantes preuves; enfin au général Bernadotte, pour un certain renom acquis dans les armées de Sambre-et-Meuse et du Rhin, pour sa parenté surtout, et malgré une haine envieuse que Napoléon avait découverte dans le cœur de cet officier, et qui lui donnait déjà le pressentiment, plusieurs fois exprimé tout haut, d'une trahison future.

Colonels-généraux des troupes à cheval, et inspecteurs-généraux des diverses armes.
Le bâton d'amiral donné au vice-amiral Bruix.

Un général qui n'avait pas encore commandé en chef, mais qui avait, comme les généraux Lannes, Ney, Soult, dirigé des corps considérables, et qui méritait le bâton de maréchal autant que les officiers déjà cités, n'était pas sur la liste des nouveaux maréchaux. C'était Gouvion Saint-Cyr. S'il n'égalait pas le caractère guerrier de Masséna, son coup d'œil au feu, il le surpassait en savoir et en combinaisons militaires. Depuis que Moreau était perdu pour la France par ses fautes politiques, depuis que Kléber et Desaix étaient morts, il était, avec Masséna, l'homme le plus capable de commander une armée; Napoléon, bien entendu, ne pouvant jamais être mis en parallèle avec personne. Mais son caractère jaloux et insociable commençait à lui valoir les froideurs du suprême distributeur des grâces. Avec le pouvoir souverain venaient ses faiblesses; et Napoléon, qui pardonnait au général Bernadotte ses petites trahisons, présage d'une plus grande, ne savait pas pardonner au général Saint-Cyr son esprit dénigrant. Cependant le général Saint-Cyr eut rang parmi les colonels-généraux, et devint colonel-général des cuirassiers. Junot et Marmont, fidèles aides-de-camp du général Bonaparte, furent nommés colonels-généraux des hussards et des chasseurs, Baraguay-d'Hilliers des dragons. Le général Marescot reçut le titre d'inspecteur-général du génie, le général Songis celui d'inspecteur-général de l'artillerie. Dans la marine, le vice-amiral Bruix, le chef et l'organisateur de la flottille, obtint le bâton d'amiral, et fut fait inspecteur-général des côtes de l'Océan; le vice-amiral Decrès fut nommé inspecteur-général des côtes de la Méditerranée.

Grandes charges de cour, telles que le grand-aumônier, le grand-chambellan, le grand-veneur, le grand-écuyer, le grand-maître des cérémonies, le grand-maréchal du palais.

La cour offrait aussi de grandes positions à distribuer. Elle fut organisée avec toute la pompe de l'ancienne monarchie française, et plus d'éclat que la cour impériale d'Allemagne. Il dut y avoir un grand-aumônier, un grand-chambellan, un grand-veneur, un grand-écuyer, un grand-maître des cérémonies, et un grand-maréchal du palais. La charge de grand-aumônier fut donnée au cardinal Fesch, oncle de Napoléon, la charge de grand-chambellan à M. de Talleyrand, celle de grand-veneur au général Berthier. Pour les deux derniers, ces charges de cour étaient un dédommagement destiné à les consoler de n'avoir pas obtenu deux des grandes dignités de l'Empire. La charge de grand-écuyer fut accordée à M. de Caulaincourt, pour le venger des calomnies des royalistes, acharnés contre lui depuis la mort du duc d'Enghien. M. de Ségur, l'ancien ambassadeur de Louis XVI auprès de Catherine, l'un des hommes les mieux faits pour apprendre à la nouvelle cour les usages de l'ancienne, fut nommé grand-maître des cérémonies. Duroc, qui gouvernait la maison consulaire, devenue maison impériale, dut la gouverner encore sous le titre de grand-maréchal du palais.

Nous ne citerons pas les charges inférieures, ni les prétendants subalternes qui se les disputaient. L'histoire a de plus nobles faits à raconter. Elle ne descend à ces détails que lorsqu'ils importent à la fidèle peinture des mœurs. Nous dirons seulement que les émigrés qui, avant la mort du duc d'Enghien, tendaient à se rapprocher, qui, après cette mort, s'étaient éloignés un instant, mais qui, oublieux comme tout le monde, pensaient déjà moins à une catastrophe vieille de deux mois, commencèrent à figurer au nombre des solliciteurs jaloux d'avoir place dans la cour impériale. Quelques-uns furent admis. On songeait surtout à organiser pour l'impératrice une maison somptueuse. Une personne de haute naissance, madame de La Rochefoucauld, privée de beauté, mais non d'esprit, distinguée par son éducation et ses manières, autrefois fort royaliste, et riant maintenant avec assez de grâce de ses passions éteintes, fut destinée à être principale dame d'honneur de Joséphine.

Tous ces choix étaient connus avant d'être inscrits au Moniteur, publiés de bouche en bouche, au milieu des discours intarissables des approbateurs ou improbateurs, qui avaient fort à faire pour dire tout ce que leur inspirait un si singulier spectacle, chacun applaudissant ou blâmant, suivant ses amitiés, ses haines, ses prétentions satisfaites ou déçues, presque personne suivant ses opinions politiques, car il n'y avait plus d'opinions politiques alors, excepté chez les royalistes entêtés, ou chez les républicains implacables.

À ces nominations s'en joignit une, beaucoup plus sérieuse, celle de M. Fouché, qui fut appelé au ministère de la police, rétabli pour lui, en récompense des services qu'il avait rendus dans les derniers événements.

Adoption par le Sénat du sénatus-consulte organique, contenant la nouvelle Constitution impériale.
Le Sénat se transporte en corps à Saint-Cloud pour proclamer le nouvel Empereur.

Il fallait donner à ces choix, et au plus grand de tous, celui qui faisait d'un général de la République un monarque héréditaire, le caractère d'actes officiels. Le sénatus-consulte était arrêté et rédigé. On convint de le présenter le 26 floréal (16 mai 1804) au Sénat, pour qu'il y fût décrété dans la forme accoutumée. Cette présentation ayant eu lieu, on nomma immédiatement une commission pour faire son rapport. On chargea de ce rapport M. de Lacépède, le savant et le sénateur le plus dévoué à Napoléon. Il l'eut terminé en quarante-huit heures, et il l'apporta au Sénat le surlendemain 28 floréal (18 mai). Ce jour était destiné à la proclamation solennelle de Napoléon comme Empereur. Il avait été décidé que le consul Cambacérès présiderait la séance du Sénat, pour que son adhésion au nouvel établissement monarchique fût plus éclatante. M. de Lacépède avait à peine achevé son rapport, que les sénateurs, sans une seule dissidence apparente, et avec une sorte d'acclamation unanime, adoptèrent le sénatus-consulte tout entier. Ils assistaient même avec une impatience visible aux formalités indispensables dont un tel acte devait être accompagné, pressés qu'ils étaient de se rendre à Saint-Cloud. Il était convenu que le Sénat se transporterait en corps à cette résidence pour présenter son décret au Premier Consul, et pour le saluer du titre d'Empereur. À peine l'adoption du sénatus-consulte était-elle terminée, que les sénateurs levèrent tumultueusement la séance pour courir à leurs voitures, et arriver des premiers à Saint-Cloud.

Les dispositions étaient faites au palais du Sénat, sur la route, et à Saint-Cloud même, pour cette scène inouïe. Une longue file de voitures, escortée par la cavalerie de la garde, transporta les sénateurs, jusqu'à la résidence du Premier Consul, par une superbe journée de printemps. Napoléon et son épouse, avertis, attendaient cette visite solennelle. Napoléon, debout, en costume militaire, calme comme il savait l'être quand les hommes le regardaient, sa femme tout à la fois satisfaite et troublée, reçurent le Sénat, que conduisait l'archichancelier Cambacérès. Celui-ci, collègue respectueux, sujet plus respectueux encore, adressa, en s'inclinant profondément, les paroles suivantes au soldat qu'il venait proclamer empereur:

Discours de l'archichancelier Cambacérès.

«Sire,

«L'amour et la reconnaissance du peuple français ont depuis quatre années confié à Votre Majesté les rênes du gouvernement, et les constitutions de l'État se reposaient déjà sur vous du choix d'un successeur. La dénomination plus imposante qui vous est décernée aujourd'hui n'est donc qu'un tribut que la nation paye à sa propre dignité, et au besoin qu'elle sent de vous donner chaque jour des témoignages d'un respect et d'un attachement que chaque jour voit augmenter.

«Comment en effet le peuple français pourrait-il penser sans enthousiasme au bonheur qu'il éprouve, depuis que la Providence lui a inspiré la pensée de se jeter dans vos bras?

«Les armées étaient vaincues, les finances en désordre; le crédit public était anéanti; les factions se disputaient les restes de notre antique splendeur; les idées de religion et même de morale étaient obscurcies; l'habitude de donner et de reprendre le pouvoir laissait les magistrats sans considération.

«Votre Majesté a paru. Elle a rappelé la victoire sous nos drapeaux; elle a rétabli l'ordre et l'économie dans les dépenses publiques; la nation, rassurée par l'usage que vous en avez su faire, a repris confiance dans ses propres ressources; votre sagesse a calmé la fureur des partis; la religion a vu relever ses autels; enfin, et c'est là sans doute le plus grand des miracles opérés par votre génie, ce peuple, que l'effervescence civile avait rendu indocile à toute contrainte, ennemi de toute autorité, vous avez su lui faire chérir et respecter un pouvoir qui ne s'exerçait que pour sa gloire et pour son repos.

«Le peuple français ne prétend point s'ériger en juge des constitutions des autres États; il n'a point de critique à faire, point d'exemples à suivre: l'expérience désormais devient sa leçon.

«Il a pendant des siècles goûté les avantages attachés à l'hérédité du pouvoir; il a fait une expérience courte, mais pénible, du système contraire; il rentre, par l'effet d'une délibération libre et réfléchie, sous un régime conforme à son génie. Il use librement de ses droits pour déléguer à Votre Majesté Impériale une puissance que son intérêt lui défend d'exercer par lui-même. Il stipule pour les générations à venir, et, par un pacte solennel, il confie le bonheur de ses neveux à des rejetons de votre race.

«Heureuse la nation qui, après tant de troubles, trouve dans son sein un homme capable d'apaiser la tempête des passions, de concilier tous les intérêts, et de réunir toutes les voix!

«S'il est dans les principes de notre Constitution, de soumettre à la sanction du peuple la partie du décret qui concerne l'établissement d'un gouvernement héréditaire, le Sénat a pensé qu'il devait supplier Votre Majesté Impériale d'agréer que les dispositions organiques reçussent immédiatement leur exécution; et, pour la gloire comme pour le bonheur de la République, il proclame à l'instant même Napoléon Empereur des Français

À peine l'archichancelier avait-il terminé ces paroles, que le cri de vive l'Empereur retentit sous les lambris du palais de Saint-Cloud. Entendu dans les cours et dans les jardins, ce cri fut répété avec joie et de bruyants applaudissements. La confiance et l'espérance étaient sur les visages, et tous les assistants, entraînés par l'effet de cette scène, croyaient avoir assuré pour long-temps leur bonheur et celui de la France. L'archichancelier Cambacérès, entraîné lui-même, semblait avoir toujours voulu ce qui s'accomplissait en cet instant.

Réponse de l'Empereur au Sénat.

Le silence étant rétabli, l'Empereur adressa au Sénat les paroles suivantes:

«Tout ce qui peut contribuer au bien de la patrie est essentiellement lié à mon bonheur.

«J'accepte le titre que vous croyez utile à la gloire de la nation.

«Je soumets à la sanction du peuple la loi de l'hérédité. J'espère que la France ne se repentira jamais des honneurs dont elle environnera ma famille.

«Dans tous les cas, mon esprit ne serait plus avec ma postérité le jour où elle cesserait de mériter l'amour et la confiance de la grande nation.»

Des acclamations réitérées couvrirent ces belles paroles, puis le Sénat, par l'organe de son président Cambacérès, adressa quelques mots de félicitation à la nouvelle impératrice, que celle-ci écouta, suivant sa coutume, avec une grâce parfaite, et auxquels elle ne répondit que par une profonde émotion.

Le Sénat se retira ensuite, après avoir attaché à cet homme, né si loin du trône, le titre d'Empereur, qu'il ne perdit plus, même après sa chute, et dans l'exil. Nous l'appellerons désormais de ce titre, qui fut le sien à partir du jour que nous retraçons. Le vœu de la nation, tellement certain, qu'il y avait quelque chose de puéril dans le soin qu'on prenait de le constater, le vœu de la nation devait décider s'il serait empereur héréditaire. Mais, en attendant, il était Empereur des Français, par la puissance du Sénat agissant dans la limite de ses attributions.

Tandis que les sénateurs se retiraient, Napoléon retint l'archichancelier Cambacérès, et voulut qu'il demeurât pour dîner avec la famille impériale. L'Empereur et l'Impératrice le comblèrent de caresses, et tâchèrent de lui faire oublier la distance qui le séparait désormais de son ancien collègue. Au reste, l'archichancelier pouvait se consoler; en réalité il n'était pas descendu; son maître seul était monté, et avait fait monter tout le monde avec lui.

Napoléon imagine de se faire sacrer par le Pape, et charge le cardinal Caprara de transmettre ses désirs au Saint-Siége.

L'Empereur et l'archichancelier Cambacérès avaient à s'entretenir de sujets importants, qui se liaient à l'événement du jour: c'étaient la cérémonie du couronnement, et le nouveau régime à donner à la République italienne, qui ne pouvait rester république à côté de la France convertie en monarchie. Napoléon, qui aimait le merveilleux, avait conçu une pensée hardie, dont l'accomplissement devait saisir les esprits, et rendre plus extraordinaire encore son avénement au trône, c'était de se faire sacrer par le Pape lui-même, transporté pour cette solennité de Rome à Paris. La chose était sans exemple dans les dix-huit siècles de l'Église. Tous les empereurs d'Allemagne sans exception étaient allés se faire sacrer à Rome. Charlemagne, proclamé empereur d'Occident dans la basilique de Saint-Pierre, en quelque sorte par surprise, le jour de Noël 800, n'avait pas vu le Pape se déplacer pour lui. Pépin, il est vrai, avait été couronné en France par le Pape Étienne; mais ce dernier s'y était rendu pour demander du secours contre les Lombards. C'était la première fois qu'un Pape allait quitter Rome pour consacrer les droits d'un nouveau monarque, dans la propre capitale de ce monarque. Ce qu'il y avait de semblable au passé, c'était l'Église récompensant par le titre d'empereur le guerrier heureux qui l'avait secourue; merveilleuse ressemblance avec Charlemagne, qui remplaçait suffisamment la légitimité dont se vantaient vainement les Bourbons, déconsidérés par leur défaite, par leur inconduite, par leur coopération à d'indignes complots.

Cette pensée à peine conçue, Napoléon l'avait convertie en résolution irrévocable, et il s'était promis d'amener Pie VII à Paris par tous les moyens, la séduction ou la crainte. C'était une négociation des plus difficiles, et à laquelle nul autre que lui ne pouvait réussir. Il se proposait de se servir du cardinal Caprara, qui ne cessait d'écrire à Rome que, sans Napoléon, la religion aurait été perdue en France, et peut-être même en Europe. Il fit part de son projet à l'archichancelier Cambacérès, et arrêta d'accord avec lui la manière de s'y prendre, pour livrer la première attaque aux préjugés, aux scrupules, à l'inertie de la cour romaine.

Nécessité de convertir la République italienne en monarchie.

Quant à la République italienne, elle aurait été depuis deux ans un théâtre de confusion, sans la présidence du général Bonaparte. D'abord, M. de Melzi, honnête homme, assez sensé, mais morose, rongé de goutte, toujours prêt à donner sa démission de vice-président, n'ayant pas le caractère nécessaire pour supporter les lourdes peines du gouvernement, était un représentant très-insuffisant de l'autorité publique. Murat, commandant l'armée française en Italie, suscitait au gouvernement italien des tracasseries, qui ajoutaient à la disposition chagrine de M. de Melzi. Napoléon avait sans cesse à intervenir pour mettre d'accord les deux autorités. À ces difficultés personnelles, se joignaient celles qui naissaient du fond même des choses. Les Italiens, peu façonnés encore à ce régime constitutionnel, qui les admettait à participer à leurs propres affaires, étaient ou d'une parfaite indifférence, ou d'une véhémence extrême. Pour gouverner on n'avait que les modérés, peu nombreux, et fort embarrassés de leur rôle, placés qu'ils étaient entre les nobles voués aux Autrichiens, les libéraux portés au jacobinisme, et les masses sensibles uniquement au poids des impôts. Ces masses se plaignaient des charges de l'occupation française. Nous sommes gouvernés par des étrangers, notre argent passe les monts, ce propos, si ordinaire en Italie, s'entendait encore sous la nouvelle République, comme sous le gouvernement de la maison d'Autriche. Il n'y avait qu'un très-petit nombre d'hommes éclairés, qui sentissent que, grâce au général Bonaparte, la plus grande partie de la Lombardie, réunie en un seul État, gouvernée en réalité par des nationaux, placée seulement sous une surveillance extérieure et éloignée, était ainsi appelée à une existence propre, commencement de l'unité italienne; que s'il fallait payer par an une vingtaine de millions pour l'armée française, c'était une indemnité bien modique pour l'entretien d'une armée de trente à quarante mille hommes, indispensable si l'on voulait ne pas retomber sous le joug des Autrichiens. Cependant, malgré les sombres couleurs dont l'esprit malade du vice-président Melzi chargeait le tableau des affaires d'Italie, ces affaires après tout marchaient assez paisiblement, dominées qu'elles étaient par la main de Napoléon.

Convertir cette République en une monarchie vassale de l'Empire, la donner à Joseph, par exemple, c'était commencer cet empire d'Occident, que rêvait déjà Napoléon, dans son ambition désormais sans limites; c'était assurer un régime plus fixe à l'Italie; c'était probablement la contenter, car elle aimerait fort avoir un prince à elle, et, ne fût-ce qu'un changement, il se pourrait qu'il satisfît, à ce titre seul, des imaginations inquiètes et mobiles. Il fut convenu que l'archichancelier Cambacérès, fort lié avec M. de Melzi, lui écrirait pour lui faire à ce sujet les ouvertures convenables.

Ouvertures au cardinal Caprara relativement au sacre, et envoi d'un courrier à Rome pour cet objet.

Napoléon, après s'être mis d'accord avec son ancien collègue sur tout ce qu'il y avait à faire, manda le cardinal-légat à Saint-Cloud, lui parla sur un ton affectueux, mais tellement positif, qu'il ne vint pas à l'esprit du cardinal d'oser élever une seule objection. Napoléon lui dit qu'il le chargeait expressément de demander au Pape de se rendre à Paris, pour officier dans la cérémonie du sacre; qu'il en ferait plus tard la demande formelle, lorsqu'il serait certain de n'être pas refusé; qu'il ne doutait pas au surplus du succès de ses désirs; que l'Église lui devait d'y adhérer, et se le devait à elle-même, car rien ne servirait plus la religion que la présence du Souverain Pontife à Paris, et la réunion des pompes religieuses aux pompes civiles, dans cette occasion solennelle. Le cardinal Caprara fit partir un courrier pour Rome, et M. de Talleyrand, de son côté, écrivit au cardinal Fesch, pour l'informer de ce nouveau projet, et le charger d'appuyer la négociation.

L'époque du sacre fixée, dans la pensée de Napoléon, à l'automne, après l'expédition d'Angleterre.

On était au printemps. Napoléon aurait voulu que le voyage du Pape eût lieu en automne. Il se proposait, pour cette époque, d'ajouter une autre merveille à celle du Pape couronnant à Paris le représentant de la Révolution française, c'était l'expédition d'Angleterre, qu'il avait ajournée à cause de la conspiration royaliste et de l'institution de l'Empire, mais dont il avait tellement perfectionné les préparatifs que le succès ne lui en paraissait plus douteux. Il lui fallait un mois tout au plus, car c'était un coup de foudre qu'il voulait frapper. Il destinait juillet ou août à cette grande opération. Il espérait donc être revenu victorieux, nanti de la paix définitive, et saisi de la toute-puissance européenne, vers octobre, et pouvoir se faire couronner à l'entrée de l'hiver, au jour anniversaire du 18 brumaire (9 novembre 1804). Dans son ardente pensée, il roulait tous ces projets à la fois, et on verra bientôt, par les dernières combinaisons qu'il venait d'imaginer, que ce n'étaient pas là de pures chimères.

L'archichancelier Cambacérès écrivit de son côté au vice-président Melzi pour les affaires du nouveau royaume d'Italie. M. Marescalchi, ministre de la République italienne à Paris, dut appuyer aussi les ouvertures de M. Cambacérès à M. de Melzi.

Serment prêté dans les mains de l'Empereur.
Grandeur et singularité du spectacle que présentait en ce moment le nouvel Empire.

Les jours suivants furent employés à prêter serment au nouveau souverain de la France. Tous les membres du Sénat, du Corps Législatif, du Tribunat, furent successivement introduits. L'archichancelier Cambacérès, debout à côté de l'Empereur assis, lisait la formule du serment; le personnage admis au serment jurait ensuite, et l'Empereur, se levant à moitié sur son fauteuil impérial, rendait un léger salut à celui dont il venait de recevoir l'hommage. Cette subite différence introduite dans les relations entre des sujets et un souverain, qui la veille était leur égal, produisit quelque sensation sur les membres des corps de l'État. Après avoir donné la couronne par une sorte d'entraînement, on était surpris, en voyant les premières conséquences de ce qu'on avait fait. Le tribun Carnot, fidèle à sa promesse de se soumettre à la loi, une fois rendue, prêta serment avec les autres membres du Tribunat. Il y mit la dignité de l'obéissance à la loi, et parut même s'apercevoir moins qu'un autre des changements opérés dans les formes extérieures du pouvoir. Mais les sénateurs surtout s'en aperçurent, et tinrent sur ce sujet plus d'un propos malicieux. Une circonstance contribua plus particulièrement à leur inspirer ces propos. Sur les trente et quelques sénatoreries instituées à l'époque du Consulat à vie, il en restait quinze à donner: celles d'Agen, d'Ajaccio, d'Angers, de Besançon, de Bourges, de Colmar, de Dijon, de Limoges, de Lyon, de Montpellier, de Nancy, de Nîmes, de Paris, de Pau, de Riom. Elles furent données le 2 prairial (22 mai). MM. Lacépède, Kellermann, François de Neufchâteau, Berthollet, étaient du nombre des favorisés. Mais sur une centaine de sénateurs, dont plus de quatre-vingts étaient encore à pourvoir, quinze satisfaits ne formaient pas une majorité suffisante. Toutefois ceux qui venaient d'échouer dans la poursuite des sénatoreries, avaient d'autres positions en vue, et il n'y avait pas lieu de désespérer. Mais, en attendant, un peu d'humeur se laissa découvrir dans le langage. Le Moniteur était plein tous les jours de nominations de chambellans, d'écuyers, de dames d'honneur, de dames d'atours. Si la grandeur personnelle du nouvel Empereur faisait qu'on lui pardonnait tout, il n'en était pas de même de ceux qui s'élevaient à sa suite. L'activité inquiète de ces républicains impatients de devenir gens de cour, de ces royalistes pressés de servir celui qu'ils appelaient un usurpateur, était un spectacle étrange, et si on ajoute à l'effet naturel de ce spectacle les espérances ou déçues ou ajournées, qui se vengeaient en discours méchants, on comprendra que, dans ce moment, on devait critiquer, railler, mépriser, en un mot parler beaucoup. Mais les masses, charmées d'un gouvernement aussi glorieux que bienfaisant, frappées d'une scène inouïe, dont elles n'apercevaient que l'ensemble et point les détails, ne connaissant et n'enviant pas ces heureux du jour, qui avaient réussi à faire de leurs enfants des pages, de leurs femmes des dames d'honneur, et d'eux-mêmes des préfets du palais ou des chambellans, les masses étaient attentives, et saisies d'une surprise qui finissait par se changer en admiration. Napoléon de sous-lieutenant d'artillerie devenu empereur, accueilli, accepté par l'Europe, et porté sur le pavois au milieu d'un calme profond, couvrait de l'éclat de sa fortune les petitesses mêlées à ce prodigieux événement. On n'éprouvait plus, il est vrai, ce sentiment d'empressement qui, en 1799, avait porté la nation épouvantée à courir au-devant d'un sauveur; on n'éprouvait pas davantage ce sentiment de gratitude qui, en 1802, avait porté la nation ravie à décerner à son bienfaiteur la perpétuité du pouvoir; on était moins pressé, en effet, de payer en reconnaissance un homme qui se payait si bien de ses propres mains. Mais on le jugeait digne de la souveraineté héréditaire, on l'admirait de l'oser prendre, on l'approuvait de la rétablir, parce qu'elle était un retour plus complet vers l'ordre; on était ébloui enfin de la merveille à laquelle on assistait. Ainsi, quoique avec des sentiments un peu différents de ceux qu'ils avaient dans le cœur en 1799 et en 1802, les citoyens se rendaient avec empressement dans tous les lieux où des registres étaient ouverts pour y déposer leur vote. Les suffrages affirmatifs se comptaient par millions, et à peine quelques suffrages négatifs, fort rares, placés là pour prouver la liberté dont on jouissait, se faisaient-ils apercevoir dans la masse immense des votes favorables.

Procès de Georges et de Moreau.

Napoléon n'avait qu'un dernier désagrément à encourir avant d'être en pleine possession de son nouveau titre. Il fallait finir ce procès de Georges et de Moreau, dans lequel on s'était engagé d'abord avec une extrême confiance. Quant à Georges et à ses complices, quant à Pichegru lui-même, s'il avait vécu, la difficulté n'était pas grande. Le procès devait les couvrir de confusion, et prouver la participation des princes émigrés à leurs complots. Mais Moreau était joint à la cause. On avait cru, en commençant, trouver plus de preuves qu'il n'en existait réellement contre lui, et, bien que sa faute fût évidente pour les gens de bonne foi, cependant les malveillants avaient moyen de la nier. Il régnait en outre un involontaire sentiment de pitié, à l'aspect de ce contraste des deux plus grands généraux de la République, l'un montant sur le trône, l'autre plongé dans les fers, et destiné non pas à l'échafaud, mais à l'exil. Toute considération, même de justice, est mise à part dans des cas pareils, et on donne plus volontiers tort à l'heureux, l'heureux eût-il raison.

Les royalistes changent de sentiment à l'égard de Moreau et font effort pour le faire acquitter.

Les coaccusés de Moreau, conseillés par leurs défenseurs, s'étaient entendus pour le décharger complétement. Ils avaient été fort irrités contre lui au début de la procédure; mais, l'intérêt dominant la passion, ils s'étaient promis de le sauver, s'il était possible. C'était d'abord le plus grand échec moral à procurer à Napoléon, que de faire sortir des fers son rival, victorieux de l'accusation intentée contre lui, revêtu des couleurs de l'innocence, grandi par la persécution, et devenu un ennemi implacable. De plus, si Moreau n'avait pas conspiré, on pouvait soutenir qu'il n'y avait pas eu de conspiration, c'est-à-dire, pas de délit, dès lors pas de coupables. Leur propre sûreté se joignait donc chez les royalistes, à leurs calculs de parti, pour les porter à tenir la conduite projetée.

Dispositions du public à l'égard de Moreau.

Le barreau toujours disposé pour les accusés, la bourgeoisie de Paris toujours indépendante dans son jugement, et volontiers opposante quand de graves événements ne la rattachent pas au pouvoir, s'étaient passionnés pour Moreau, et faisaient des vœux en sa faveur. Ceux même qui, sans malveillance pour Napoléon, ne voyaient dans Moreau qu'un guerrier illustre et malheureux, dont les services pouvaient être encore utiles, souhaitaient qu'il sortît innocent de cette épreuve, et qu'il pût être rendu à l'armée et à la France.

Attitudes différentes de Georges et de Moreau, pendant leur procès.

Les débats s'ouvrirent le 28 mai (8 prairial an XII), au milieu d'une immense affluence. Les accusés étaient nombreux, rangés sur quatre rangs de siéges. Leur attitude, à tous, n'était pas la même. Georges et les siens montraient une assurance affectée: ils se sentaient à leur aise, car après tout ils pouvaient se dire victimes dévouées de leur cause. Cependant l'arrogance de quelques-uns ne disposa pas le public favorablement pour eux. Georges, quoique relevé aux yeux de la foule par l'énergie de son caractère, provoqua quelques huées d'indignation. Mais l'infortuné Moreau, accablé par sa gloire, déplorant en cet instant une illustration qui lui valait les regards empressés de la multitude, était privé de cette tranquille assurance qui constituait son principal mérite à la guerre. Il se demandait évidemment ce qu'il faisait là parmi ces royalistes, lui qui était l'un des héros de la Révolution; et, s'il se rendait justice, il ne pouvait se dire qu'une chose, c'est qu'il avait mérité son sort pour avoir cédé au déplorable vice de la jalousie. Entre ces nombreux accusés, le public ne cherchait que lui. On entendit même quelques applaudissements de vieux soldats cachés dans la foule, et de révolutionnaires désolés, croyant voir la République elle-même sur cette sellette, où était assis le général en chef de l'armée du Rhin. Cette curiosité, ces hommages embarrassaient Moreau: tandis que les autres déclinaient avec emphase leurs noms obscurs ou tristement célèbres, lui prononça si bas son nom glorieux, qu'on l'entendait à peine. Juste châtiment d'une belle réputation compromise!

Les débats furent longs. Le système qu'on s'était promis d'adopter fut exactement suivi. Georges, MM. de Polignac et de Rivière, n'étaient venus à Paris, disaient-ils, que parce qu'on leur avait représenté le nouveau gouvernement comme entièrement dépopularisé, et les esprits comme universellement ramenés aux Bourbons. Ils ne cachaient pas leur attachement à la cause des princes légitimes, et leur disposition à coopérer à un mouvement, si un mouvement eût été possible; mais, ajoutaient-ils, Moreau, que des intrigants représentaient comme tout prêt à accueillir les Bourbons, n'y pensait pas, et n'avait voulu écouter aucune de leurs propositions. Dès lors ils n'avaient pas même songé à conspirer. Georges, interrogé sur le fond du projet, et mis en présence de ses premières déclarations, dans lesquelles il avait avoué être venu pour assaillir le Premier Consul sur la route de la Malmaison, avec un prince français à ses côtés, Georges confondu répondait que sans doute on y aurait pensé plus tard, si un mouvement insurrectionnel eût semblé opportun, mais que, rien n'étant possible dans le moment, on ne s'était pas même occupé du plan d'attaque. On lui montrait les poignards, les uniformes destinés à ses chouans, ces chouans eux-mêmes assis auprès de lui, sur le banc des accusés: il n'était pas précisément déconcerté, mais il devenait alors silencieux, paraissant avouer par son silence, que le système inventé pour ses coaccusés et pour Moreau n'était ni vraisemblable, ni digne.

Il n'y avait qu'un point sur lequel ils restassent tous en conformité avec leurs premières déclarations, c'était la présence d'un prince français au milieu d'eux. Ils sentaient en effet que, pour n'être pas rangés dans la classe des assassins, il fallait pouvoir dire qu'un prince était à leur tête. Peu leur importait de compromettre la dignité royale; un Bourbon leur donnait couleur de soldats combattant pour la dynastie légitime. Du reste, lorsque ces imprudents Bourbons sauvaient leur vie à Londres, sans s'inquiéter de leurs malheureuses victimes, ces victimes pouvaient bien à Paris essayer de sauver sinon leur vie, au moins leur honneur.

Système de défense de Moreau.

Quant à Moreau, son système était plus spécieux, car il n'avait pas varié. Ce système, il l'avait déjà exposé au Premier Consul, dans une lettre écrite malheureusement trop tard, long-temps après les inutiles interrogatoires du grand-juge, et lorsque le gouvernement, engagé dans la procédure, ne pouvait plus reculer sans paraître avoir peur du débat public. Il avouait avoir vu Pichegru, mais dans le but de se réconcilier avec lui, et de lui ménager le moyen de rentrer en France. Après l'apaisement des troubles civils, il avait pensé que le vainqueur de la Hollande valait la peine d'être rendu à la République. Il n'avait pas voulu le voir ostensiblement, ni solliciter directement son rappel, ayant perdu tout crédit par sa brouille avec le Premier Consul. Le mystère dont il s'était entouré n'avait pas eu d'autre motif. Il est vrai qu'on s'était servi de cette occasion pour lui parler de projets contre le gouvernement, mais il les avait repoussés comme ridicules. Il ne les avait pas dénoncés parce qu'il les croyait sans danger, et que d'ailleurs un homme tel que lui ne faisait pas le métier de dénonciateur.

Ce système soutenable, si des circonstances positives, si des témoignages irréfragables ne l'eussent rendu inadmissible, avait donné lieu à des débats très-vifs, dans lesquels Moreau avait retrouvé une véritable présence d'esprit, à peu près comme il lui arrivait à la guerre quand le danger était pressant. Il avait même fait de nobles réponses singulièrement applaudies par l'auditoire.—Pichegru était un traître, lui avait dit le président, et même dénoncé par vous sous le Directoire. Comment pouviez-vous songer à vous réconcilier avec lui, et à le ramener en France?—Dans un temps, avait répondu Moreau, dans un temps où l'armée de Condé remplissait les salons de Paris et ceux du Premier Consul, je pouvais bien m'occuper de rendre à la France le conquérant de la Hollande.—À ce sujet on lui demandait pourquoi, sous le Directoire, il avait dénoncé Pichegru si tard, et on semblait élever des soupçons jusque sur sa vie passée.—J'avais coupé court, répondait-il, aux entrevues de Pichegru et du prince de Condé sur la frontière, en mettant par les victoires de mon armée quatre-vingts lieues de distance entre ce prince et le Rhin. Le danger passé, j'avais laissé à un conseil de guerre le soin d'examiner les papiers trouvés, et de les envoyer au gouvernement s'il le jugeait utile.—

Moreau, interrogé sur la nature du complot auquel on lui avait proposé de s'associer, persistait à soutenir qu'il l'avait repoussé.—Oui, lui disait-on, vous avez repoussé la proposition de replacer les Bourbons sur le trône, mais vous avez consenti à vous servir de Pichegru et de Georges, pour le renversement du gouvernement consulaire, et dans l'espérance de recevoir la dictature de leurs mains.—On me prête là, répondait Moreau, un projet ridicule, celui de me servir des royalistes pour devenir dictateur, et de croire que s'ils étaient victorieux, ils me remettraient le pouvoir. J'ai fait dix ans la guerre, et pendant ces dix ans je n'ai pas, que je sache, fait de choses ridicules.—Ce noble retour sur sa vie passée avait été couvert d'applaudissements. Mais tous les témoins n'étaient pas dans le secret des royalistes; tous n'étaient pas préparés à revenir sur leurs premières dépositions, et il restait un nommé Roland, autrefois employé dans l'armée, qui répétait avec douleur, mais avec une persistance que rien ne pouvait ébranler, ce qu'il avait avancé dès le premier jour. Il disait qu'intermédiaire entre Pichegru et Moreau, celui-ci l'avait chargé de déclarer qu'il ne voulait pas des Bourbons, mais que si on le délivrait des consuls, il userait du pouvoir qui lui serait immanquablement déféré, pour sauver les conspirateurs, et reporter Pichegru au faîte des honneurs. D'autres confirmaient encore l'assertion de Roland. Bouvet de Lozier, cet officier de Georges, échappé à un suicide pour lancer une accusation terrible contre Moreau, ne la pouvait rétracter, et la répétait, tout en s'efforçant de l'atténuer. Dans cette accusation fournie par écrit, il n'avait énoncé que des choses qu'il tenait de Georges lui-même. Celui-ci répondait que Bouvet avait mal entendu, mal compris, et, par conséquent, fait un rapport inexact. Mais il restait cette entrevue de nuit à la Madeleine, dans laquelle Moreau, Pichegru, Georges s'étaient trouvés ensemble, circonstance inconciliable avec un simple projet de ramener Pichegru en France. Pourquoi se trouver de nuit à un rendez-vous avec le chef des conspirateurs, avec un homme qu'on ne pouvait rencontrer innocemment, quand on n'était pas royaliste? Ici les dépositions étaient si précises, si concordantes, si nombreuses, qu'avec la meilleure volonté du monde les royalistes ne pouvaient pas revenir sur ce qu'ils avaient déclaré, et que, lorsqu'ils le tentaient, ils étaient confondus à l'instant même.

Moreau cette fois était accablé, et l'intérêt de l'auditoire avait fini par diminuer sensiblement. Toutefois de maladroits reproches du président sur sa fortune avaient un peu réveillé cet intérêt prêt à s'éteindre.—Vous êtes au moins coupable de non-révélation, lui avait dit le président; et, bien que vous prétendiez qu'un homme comme vous ne saurait faire le métier de dénonciateur, vous deviez d'abord obéir à la loi, qui ordonne à tout citoyen, quel qu'il soit, de dénoncer les complots dont il acquiert la connaissance. Vous le deviez en outre à un gouvernement qui vous a comblé de biens. N'avez-vous pas de riches appointements, un hôtel, des terres?—Le reproche était peu digne, adressé à l'un des généraux les plus désintéressés du temps.—Monsieur le président, avait répondu Moreau, ne mettez pas en balance mes services et ma fortune: il n'y a pas de comparaison possible entre de telles choses. J'ai quarante mille francs d'appointements, une maison, une terre qui valent trois ou quatre cent mille francs, je ne sais. J'aurais cinquante millions aujourd'hui, si j'avais usé de la victoire comme beaucoup d'autres.—Rastadt, Biberach, Engen, Mœsskirch, Hohenlinden, ces beaux souvenirs mis à côté d'un peu d'argent, avaient soulevé l'auditoire, et provoqué des applaudissements que l'invraisemblance de la défense commençait à rendre fort rares.

Le débat durait depuis une douzaine de jours; l'agitation dans les esprits était grande. Nous avons vu souvent de notre temps, un procès envahir entièrement l'attention du public. Même chose se passait ici, mais avec des circonstances faites pour produire une tout autre émotion que celle de la curiosité. En présence d'un général triomphant et couronné, un général dans l'infortune et dans les fers, opposant, par sa défense, la dernière résistance possible à un pouvoir chaque jour plus absolu; au milieu du silence de la tribune nationale, la voix des avocats se faisant entendre comme dans le pays le plus libre; des têtes illustres en péril, appartenant les unes à l'émigration, les autres à la République: il y avait là certainement de quoi remuer tous les cœurs. On cédait à une juste pitié, peut-être aussi à ce secret sentiment qui fait souhaiter des échecs à la puissance heureuse; et, sans être ennemi du gouvernement, on faisait des vœux pour Moreau. Napoléon, qui se sentait exempt de cette basse jalousie dont on l'accusait, qui savait bien que Moreau, sans vouloir des Bourbons, avait voulu sa mort pour le remplacer, croyait et disait tout haut, qu'on lui devait justice en condamnant un général coupable de crime d'État. Il désirait cette condamnation comme sa propre justification; il la désirait, non pas pour faire rouler sur un échafaud la tête du vainqueur de Hohenlinden, mais pour avoir l'honneur de lui faire grâce. Les juges le savaient, le public aussi.

Mais la justice, qui n'entre pas dans les considérations de la politique, et qui a raison de ne pas y entrer, car si la politique est quelquefois humaine et sage, elle est quelquefois aussi cruelle et imprudente, la justice, au milieu de ce conflit de passions, le dernier qui dût troubler le profond repos de l'Empire, resta impassible, et rendit d'équitables arrêts.

Arrêt contre Moreau, Georges, MM. de Rivière, de Polignac, etc.
Georges condamné à mort, Moreau à deux ans de prison.

Le 21 prairial (10 juin), après quatorze jours de débats, tandis que le tribunal s'était retiré pour délibérer, certains accusés royalistes, s'apercevant qu'ils avaient été trompés, et que tous leurs efforts pour décharger Moreau ne leur avaient servi de rien, demandèrent le juge instructeur, afin de lui faire des déclarations plus véridiques. Ils ne parlaient plus de trois entrevues avec Moreau, mais de cinq. M. Réal, averti, était accouru chez l'Empereur, et l'Empereur avait écrit sur-le-champ à l'archichancelier Cambacérès, pour qu'on cherchât un moyen de pénétrer auprès des juges. Mais cela était difficile, de plus inutile, et, sans se prêter à de nouvelles communications, ils rendirent le même jour, 10 juin, un arrêt qu'aucune influence n'avait dicté. Ils prononcèrent la peine de mort contre Georges et dix-neuf de ses complices. Quant à Moreau, trouvant sa complicité matérielle insuffisamment établie, mais sa conduite morale répréhensible, ils le frappèrent dans sa considération, en lui infligeant deux ans de prison. M. Armand de Polignac et M. de Rivière furent condamnés à mort; M. Jules de Polignac et cinq autres accusés à deux ans de prison. Vingt-deux furent acquittés.

Grâce accordée à Moreau, et départ de ce général pour l'Amérique.

Cet arrêt, approuvé par les gens impartiaux, causa un déplaisir mortel au nouvel Empereur, qui s'emporta vivement contre la faiblesse de cette justice, que d'autres, en ce moment, accusaient de barbarie. Il manqua même de la mesure que l'autorité suprême doit ordinairement s'imposer, surtout en matière aussi grave. Dans l'état d'exaspération où l'avaient jeté les injustes propos de ses ennemis, il était difficile d'obtenir de lui des actes de clémence. Mais il était si prompt à se calmer, si généreux, si clairvoyant, que les accès étaient bientôt rouverts pour arriver à sa raison et à son cœur. Dans les quelques jours employés pour s'adresser à la cour de cassation, il prit des résolutions convenables, fit remise à Moreau de ses deux ans de prison, comme il lui aurait fait remise de la peine capitale, si elle eût été prononcée, et consentit à son départ pour l'Amérique.

Cet infortuné général désirant vendre ses propriétés, Napoléon donna ordre de les acquérir immédiatement, au prix le plus élevé. Quant aux condamnés royalistes, toujours rigoureux à leur égard depuis la dernière conspiration, il ne voulut d'abord accorder de grâce à aucun d'eux. Georges seul, par l'énergie de son courage, lui inspirait quelque intérêt; mais il le regardait comme un ennemi implacable, qu'il fallait détruire pour assurer la tranquillité publique. Ce n'était pas du reste pour Georges que l'émigration était émue. Elle l'était beaucoup pour MM. de Polignac et de Rivière; elle blâmait l'imprudence qui avait placé ces personnages d'un rang élevé, d'une éducation soignée, dans une compagnie si peu digne d'eux; mais elle ne pouvait se résigner à voir tomber leurs têtes; et il est vrai que les entraînements des partis, sainement appréciés, devaient faire excuser leur faute, et leur mériter l'indulgence du chef même de l'Empire.

Grâce accordée à MM. de Rivière et de Polignac.

On connaissait le cœur de Joséphine: on savait qu'au sein d'une grandeur inouïe, elle avait conservé une bonté touchante. On savait aussi qu'elle vivait dans des craintes continuelles, en songeant aux poignards sans cesse levés sur son époux. Un acte éclatant de clémence pouvait détourner ces poignards, et calmer des cœurs exaspérés. On réussit à s'introduire auprès d'elle par le moyen de madame de Rémusat, attachée à sa personne, et on lui amena au château de Saint-Cloud madame de Polignac, qui vint arroser de larmes le manteau impérial. Elle fut touchée, comme, avec son facile et sensible cœur, elle devait l'être, à l'aspect d'une épouse éplorée demandant noblement la grâce de son époux. Elle courut faire une première tentative auprès de Napoléon. Celui-ci, selon sa coutume, couvrant son émotion sous un visage dur et sévère, la repoussa brusquement. Madame de Rémusat était présente.—Vous vous intéresserez donc toujours à mes ennemis, leur dit-il à toutes deux. Ils sont les uns et les autres aussi imprudents que coupables. Si je ne leur donne pas une leçon, ils recommenceront, et seront cause qu'il y aura de nouvelles victimes.—Joséphine, repoussée, ne savait plus à quel moyen recourir. Napoléon devait dans peu d'instants sortir de la salle du conseil, et traverser l'une des galeries du château. Elle imagina de placer madame de Polignac sur son passage, pour qu'elle pût se jeter à ses pieds, lorsqu'il paraîtrait. En effet, au moment où il passait, madame de Polignac vint se présenter à lui, et lui demander, en versant des larmes, la vie de son époux. Napoléon, surpris, lança sur Joséphine, dont il devinait la complicité, un regard sévère. Mais vaincu sur-le-champ, il dit à madame de Polignac qu'il était étonné d'avoir trouvé, dans un complot dirigé contre sa personne, M. Armand de Polignac, son compagnon d'enfance à l'École militaire; que cependant il accordait sa grâce aux larmes d'une épouse; qu'il souhaitait que cette faiblesse de sa part n'eût pas de suites fâcheuses, en encourageant de nouvelles imprudences.—Ils sont bien coupables, madame, ajouta-t-il, les princes qui compromettent la vie de leurs plus fidèles serviteurs, sans partager leurs périls.—

Madame de Polignac, saisie de joie et de reconnaissance, alla raconter au milieu de l'émigration épouvantée cette scène de clémence, qui valut alors un instant de justice à Joséphine et à Napoléon. M. de Rivière restait en péril. Murat et sa femme pénétrèrent auprès de l'Empereur, pour le vaincre et lui arracher une seconde grâce. Celle de M. de Polignac entraînait celle de M. de Rivière. Elle fut immédiatement accordée. Le généreux Murat, onze ans plus tard, ne rencontra pas la même générosité.

Tel fut le terme de cette triste et odieuse échauffourée, qui avait pour but d'anéantir Napoléon, et qui le fit monter au trône, malheureusement moins pur qu'il n'était auparavant; qui valut une mort tragique à celui des princes français qui n'avait pas conspiré, l'impunité à ceux qui avaient tramé des complots, mais, il est vrai, avec une grande déconsidération pour châtiment de leurs fautes; enfin l'exil à Moreau, le seul des généraux de ce temps, dont on pût, en exagérant sa gloire et en rabaissant beaucoup celle de Napoléon, faire un rival pour ce dernier. Frappante leçon dont les partis devraient profiter! on grandit toujours le gouvernement, le parti ou l'homme, qu'on tente de détruire par des moyens criminels.

Toute résistance était désormais vaincue. En 1802, Napoléon avait surmonté les résistances civiles, en annulant le Tribunat; en 1804, il surmonta les résistances militaires, en déjouant la conspiration des émigrés avec les généraux républicains. Tandis qu'il franchissait les marches du trône, Moreau s'en allait en exil. Ils devaient se revoir, à portée de canon, sous les murs de Dresde, malheureux tous les deux, coupables tous les deux, l'un en revenant de l'étranger pour faire la guerre à sa patrie, l'autre en abusant de sa puissance jusqu'à provoquer une réaction universelle contre la grandeur de la France; l'un mourant d'un boulet français, l'autre remportant une dernière victoire, mais voyant déjà l'abîme où s'est engloutie sa prodigieuse destinée.

Toutefois, ces grands événements étaient bien éloignés encore. Napoléon semblait alors tout-puissant et pour jamais. Sans doute il avait éprouvé quelques ennuis dans ces derniers temps; car, indépendamment des grands malheurs, la Providence cache toujours quelques amertumes anticipées dans le bonheur même, comme pour avertir l'âme humaine, et la préparer aux infortunes éclatantes. Ces quinze jours lui avaient été pénibles, mais ils furent bientôt passés. La clémence dont il venait d'user jeta une douce lueur sur son règne naissant. La mort de Georges n'attrista personne, quoique son courage, digne d'un meilleur sort, inspirât quelques regrets. Bientôt on fut rendu à ce sentiment de curiosité émerveillée, qu'on éprouvait en présence d'un spectacle extraordinaire.

Ainsi finissait après douze années, non pas la Révolution française, toujours vivante et indestructible, mais cette République qualifiée d'impérissable. Elle finissait sous la main d'un soldat victorieux, comme finissent toujours les républiques qui ne vont pas s'endormir dans les bras de l'oligarchie.

FIN DU LIVRE DIX-NEUVIÈME.

LIVRE VINGTIÈME.

LE SACRE.

Retard apporté à l'expédition d'Angleterre. — Motifs et avantages de ce retard. — Redoublement de soins dans les préparatifs. — Moyens financiers. — Budget des années XI, XII et XIII. — Création des contributions indirectes. — Ancienne théorie de l'impôt unique sur la terre. — Napoléon la réfute, et fait adopter un impôt sur les consommations. — Première organisation de la régie des droits réunis. — L'Espagne paye son subside en obligations à terme. — Une association de financiers se présente pour les escompter. — Premières opérations de la compagnie dite des négociants réunis. — Toutes les ressources disponibles consacrées aux escadres de Brest, de Rochefort et de Toulon. — Napoléon prépare l'arrivée d'une flotte française dans la Manche, afin de rendre certain le passage de la flottille. — Première combinaison à laquelle il s'arrête. — L'amiral Latouche-Tréville chargé d'exécuter cette combinaison. — Cet amiral doit quitter Toulon, tromper les Anglais en faisant fausse route, et paraître dans la Manche, en ralliant dans le trajet l'escadre de Rochefort. — La descente projetée pour juillet et août, avant la cérémonie du couronnement. — Les ministres des cours en paix avec la France remettent à Napoléon leurs lettres de créance. — L'ambassadeur d'Autriche seul en retard. — Départ de Napoléon pour Boulogne — Inspection générale de la flottille, bâtiment par bâtiment. — La flottille batave. — Grande fête au bord de l'Océan, et distribution à l'armée des décorations de la Légion-d'Honneur. — Suite des événements en Angleterre. — Extrême agitation des esprits. — Renversement du ministère Addington par la coalition de MM. Fox et Pitt. — Rentrée de M. Pitt au ministère, et ses premières démarches pour renouer une coalition sur le continent. — Soupçons de Napoléon. — Il force l'Autriche à s'expliquer, en exigeant que les lettres de créance de M. de Cobentzel lui soient remises à Aix-la-Chapelle. — Il rompt les relations diplomatiques avec la Russie en laissant partir M. d'Oubril. — Mort de l'amiral Latouche-Tréville, et ajournement de la descente à l'hiver. — L'amiral Latouche-Tréville remplacé par l'amiral Villeneuve. — Caractère de ce dernier. — Voyage de Napoléon sur les bords du Rhin. — Grande affluence à Aix-la-Chapelle. — M. de Cobentzel y remet ses lettres de créance à Napoléon. — La cour impériale se transporte à Mayence. — Retour à Paris. — Apprêts du sacre. — Difficile négociation pour amener Pie VII à venir sacrer Napoléon. — Le cardinal Fesch ambassadeur. — Caractère et conduite de ce personnage. — Terreurs qui saisissent Pie VII à l'idée de se rendre en France. — Il consulte une congrégation de cardinaux. — Cinq se prononcent contre son voyage, quinze pour, mais avec des conditions. — Long débat sur ces conditions. — Consentement définitif. — La question du cérémonial laissée en suspens. — L'évêque Bernier et l'archichancelier Cambacérès choisissent dans le Pontifical romain et dans le Pontifical français les cérémonies compatibles avec l'esprit du siècle. — Napoléon refuse de se laisser poser la couronne sur la tête. — Prétentions de famille. — Départ du Pape pour la France. — Son voyage. — Son arrivée à Fontainebleau. — Sa joie et sa confiance en voyant l'accueil dont il est l'objet. — Mariage religieux de Joséphine et de Napoléon. — Cérémonie du sacre.

Juin 1804.
Retard forcé dans l'expédition projetée contre l'Angleterre.

La conspiration de Georges, le procès qui s'en était suivi, le changement qu'elle avait amené dans la forme du gouvernement, avaient rempli tout l'hiver de 1803 à 1804, et suspendu la grande entreprise de Napoléon contre l'Angleterre. Mais il n'avait cessé d'y penser, et, dans ce moment, il en préparait l'exécution pour le milieu de l'été de 1804, avec un redoublement de soin et d'activité. Du reste, ce délai n'était nullement regrettable, car, dans son impatience d'exécuter un si vaste projet, Napoléon s'était fort exagéré la possibilité d'être prêt à la fin de 1803. Les expériences continuelles qu'on faisait à Boulogne, révélaient chaque jour de nouvelles précautions à prendre, de nouveaux perfectionnements à introduire, et peu importait de frapper six mois plus tard, si on acquérait en différant le moyen de frapper un coup plus sûr. Ce n'était pas l'armée, bien entendu, qui entraînait ces pertes de temps; car, à cette époque, l'armée était toujours disponible; c'étaient la flottille et les escadres. La construction des bateaux plats, leur réunion dans les quatre ports du détroit, tout cela était achevé. Mais la flottille batave se faisait attendre; les escadres de Brest et de Toulon, dont le concours à l'entreprise était jugé indispensable, n'étaient pas prêtes, huit mois n'ayant pu suffire à leur armement. L'hiver de 1803 avait été consacré à le compléter. Le temps, en apparence perdu, avait donc été employé fort utilement. Il l'avait été surtout à créer des moyens financiers, lesquels sont toujours étroitement liés aux moyens militaires, et cette fois l'étaient plus que jamais. Si, en effet, on parvient avec beaucoup d'industrie, et en s'exposant à de grands inconvénients, à faire la guerre de terre avec peu d'argent, en vivant chez l'ennemi, la guerre de mer ne saurait se passer d'argent, car on ne trouve rien sur l'immense solitude de l'Océan, que ce qu'on a pris avec soi en sortant des ports. Les moyens financiers n'étaient donc pas la partie la moins importante des immenses préparatifs de Napoléon, et ils méritent de nous occuper un instant.

Les moyens financiers constituent une partie importante des préparatifs de Napoléon.
Budget de l'an XI (septembre 1802 à septembre 1803).

Nous avons dit avec quelles ressources on avait commencé la lutte, après la rupture de la paix d'Amiens. Le budget de l'an XI (1803), voté dans la prévision encore incertaine des événements, avait été fixé à 589 millions (les frais de perception en dehors), c'est-à-dire à 89 millions de plus que le budget de l'année précédente, lequel avait été soldé avec 500 millions. Mais la dépense avait naturellement dépassé le premier chiffre admis par le Corps Législatif; elle l'avait dépassé de 30 millions, et avait atteint 619 millions. C'était peu, assurément, quand on pense aux apprêts d'une expédition comme celle de Boulogne. Cette modicité de l'augmentation du budget s'explique par l'époque qui séparait les exercices. L'exercice de l'an XI finissait au 21 septembre 1803, et ce même jour commençait l'exercice de l'an XII. Les principales dépenses de la flottille ne pouvaient donc pas être comprises encore dans le budget de l'an XI. C'est ainsi qu'on était parvenu à se renfermer dans un chiffre de 619 millions, qui, avec les frais de perception, montait environ à 710 ou 720 millions. Le budget de l'an XII devait être bien plus élevé, car il devait payer tout ce que n'avait pas payé celui de l'an XI. On avait pourvu à ce dernier avec les contributions ordinaires, dont le produit, malgré la guerre, avait continué de s'élever beaucoup, tant la sécurité était grande sous le gouvernement sage et vigoureux qui régissait alors la France. Le timbre et l'enregistrement avaient donné 10 millions d'augmentation, les douanes 6 ou 7; et, malgré un dégrèvement de 10 millions sur la contribution foncière, les impôts ordinaires s'étaient élevés à 573 millions. On avait fourni le surplus avec les 22 millions du subside italien, et avec 24 millions empruntés aux ressources extraordinaires, lesquelles se composaient, comme nous l'avons dit, du subside espagnol, fixé à 4 millions par mois, et du prix de la Louisiane cédée aux Américains. Ces ressources, à peine entamées, restaient presque entières pour l'an XII, ce qui était fort heureux, car toutes les dépenses de la guerre devaient peser à la fois sur cet exercice (septembre 1803 à septembre 1804).

Budget de l'an XII (septembre 1803 à septembre 1804).

La dépense, en l'an XII, ne pouvait être évaluée à moins de 700 millions au lieu de 619; ce qui faisait, avec les frais de perception et quelques centimes additionnels restés en dehors, un total de 800 millions. Encore dans ce total la nouvelle liste civile n'était-elle point comprise. On voit que les budgets marchaient assez rapidement vers le chiffre qu'ils ont atteint depuis.

Création des percepteurs des contributions directes.

Il fallait prévoir une certaine diminution dans le revenu des domaines, par suite des aliénations de biens nationaux, et des dotations immobilières accordées au Sénat, à la Légion-d'Honneur, à la caisse d'amortissement. Les contributions ordinaires ne devaient guère monter au delà de 560 millions, sauf les augmentations de produits, qui étaient probables, mais que, par un excès d'exactitude, on ne voulait pas porter en ligne de compte. Il ne fallait donc pas moins de 140 millions de moyens extraordinaires pour arriver à 700 millions, chiffre supposé de la dépense, les frais de perception et quelques centimes additionnels en dehors. L'Italie donnait 22 millions pour les trois États chez lesquels notre armée faisait un service de protection. Les 48 millions du subside espagnol, les 60 millions du subside américain, réduits à 52 par les frais de négociation, portaient à 122 millions la somme des recettes extraordinaires. Il restait par conséquent une vingtaine de millions à trouver. La ressource des cautionnements, précédemment employée, devait les fournir. On avait déjà exigé des cautionnements en argent de la part des receveurs-généraux, payeurs, receveurs de l'enregistrement et des douanes, etc. Ces cautionnements avaient été versés à la caisse d'amortissement, qui en était débitrice envers les déposants. La caisse à son tour les avait versés dans les mains du gouvernement, qui avait promis de les lui rembourser plus tard à raison de 5 millions par an. C'était une espèce d'emprunt sur les comptables, fort légitime, puisque ceux-ci devaient à l'État une garantie de leur bonne gestion. Cet emprunt était susceptible d'extension, parce qu'il restait encore des comptables à soumettre à la règle commune. Il existait effectivement une nouvelle catégorie de receveurs des deniers publics, dont l'existence avait besoin d'être régularisée, c'étaient les percepteurs des contributions directes. Jusqu'alors, au lieu des percepteurs nommés par l'État dans les campagnes et les villes, pour y percevoir les impôts directs, il y avait de petits fermiers, auxquels on adjugeait la perception au rabais. Ce système avait été changé dans les grandes villes, où l'on avait placé des percepteurs nommés à poste fixe, et appointés par le Trésor, moyennant une simple remise. Cette nouvelle manière d'opérer ayant réussi, on proposa, pour l'année 1804, d'établir dans toutes les communes, urbaines ou rurales, des percepteurs à la nomination du gouvernement, en leur imposant un cautionnement évalué en totalité à une vingtaine de millions. Cette somme, versée au Trésor, devait être restituée successivement à la caisse d'amortissement, comme on l'avait stipulé pour les cautionnements antérieurs.

À ce moyen, on ajouta la vente de quelques biens nationaux, pris sur les quantités qui étaient restées disponibles depuis qu'on avait pourvu aux dotations du Sénat, de la Légion-d'Honneur, de l'Instruction publique, de la caisse d'amortissement. Ce fut une nouvelle ressource de 15 millions pour l'an XII, au delà du chiffre jugé nécessaire. Ces biens étaient livrés à la caisse d'amortissement, qui les vendant peu à peu, les vendait mieux de jour en jour. Il était convenu qu'on lui en laisserait le produit, afin de s'acquitter des 5 millions qui lui étaient dus annuellement pour le remboursement des cautionnements.

Tels furent les moyens financiers créés pour l'an XII: 560 millions de contributions ordinaires, 22 millions du subside italien, 48 millions du subside espagnol, 52 du prix de la Louisiane, 20 des cautionnements, plus quelques millions en biens nationaux. C'était plus que les 700 millions jugés nécessaires pour cet exercice (septembre 1803 à septembre 1804).

Budget de l'an XIII (septembre 1804 à septembre 1805).

Mais on était à la fin de l'exercice an XII, puisqu'on se trouvait dans l'été de 1804. Il fallait songer à l'an XIII (septembre 1804 à septembre 1805), qui allait manquer d'un fonds considérable, le subside américain, entièrement affecté à l'an XII. On ne pouvait se dispenser d'y pourvoir immédiatement.

Rétablissement des contributions indirectes.
Théorie de l'impôt unique en vogue pendant le dix-huitième siècle.

Napoléon était depuis long-temps convaincu que la Révolution, quoiqu'elle eût créé de grandes ressources par l'égalité de l'impôt, avait néanmoins trop maltraité la propriété foncière, en rejetant sur elle seule le fardeau des charges publiques, par la suppression des contributions indirectes. Ce que la Révolution avait fait n'est que trop ordinaire en temps de trouble. Au premier désordre, le peuple, surtout celui des villes, en profite, pour refuser de payer l'impôt assis sur les consommations, et en particulier sur les boissons, qui constituent la plus grande de ses jouissances. Cela s'est vu en 1830, où les impôts de cette espèce ont été refusés pendant plus de six mois; en 1815, où leur suppression fut la promesse trompeuse, à l'aide de laquelle les Bourbons se firent applaudir un instant; en 1789 enfin, où les premiers mouvements populaires furent dirigés contre les barrières. Mais ces impôts, les plus détestés de la population des villes, sont cependant ceux qui caractérisent les pays vraiment prospères, qui portent en réalité sur le riche bien plus que sur le pauvre, et nuisent moins que tous les autres à la production; tandis que la contribution établie sur la terre enlève à l'agriculture des capitaux, c'est-à-dire des bestiaux, des engrais, appauvrit le sol, et s'attaque ainsi à la plus abondante source de la richesse. Dans le dix-huitième siècle, un préjugé s'était établi, qui reposait alors, il faut le reconnaître, sur un incontestable fondement. La propriété foncière, concentrée dans les mains de l'aristocratie et du clergé, inégalement taxée, suivant la qualité de ses possesseurs, était un objet de haine de la part des esprits généreux, qui voulaient soulager les classes pauvres. C'est à cette époque qu'on imagina la théorie de l'impôt unique, portant exclusivement sur la terre, et fournissant à toutes les dépenses de l'État. Par ce moyen on aurait pu supprimer les aides, les gabelles, contributions qui pesaient en apparence sur le peuple seul. Mais cette théorie, généreuse par l'intention, fausse par le fait, devait tomber devant l'expérience. Depuis 1789, la terre divisée en mille mains, frappée de charges égales, ne méritait plus l'animadversion dont elle était autrefois poursuivie, et il fallait surtout considérer en elle l'intérêt si essentiel de l'agriculture. On devait se dire qu'en la chargeant outre mesure, on atteignait le peuple des campagnes, on le privait de moyens de culture, au profit des marchands et des consommateurs de boissons spiritueuses. On devait se dire qu'il fallait absolument égaler les revenus aux dépenses, si on ne voulait retomber dans le papier-monnaie et la banqueroute, et que, pour égaler les revenus aux dépenses, il était indispensable de varier les sources de l'impôt, afin de ne pas les tarir. Il appartenait à l'homme qui avait restauré l'ordre en France, qui avait tiré les finances du chaos, en rétablissant la perception régulière des contributions directes, d'achever son ouvrage, en rouvrant la source fermée des contributions indirectes. Mais il fallait pour cela une grande autorité et une grande énergie. Fidèle à son caractère, Napoléon ne craignit pas, le jour même où il briguait le trône, de rétablir sous le nom de droits-réunis, le plus impopulaire, mais le plus utile des impôts.

Il en fit la première proposition au conseil d'État, et il y soutint avec une sagacité merveilleuse, comme si les finances avaient été l'étude de sa vie, les vrais principes de la matière. À la théorie de l'impôt unique, reposant exclusivement sur la terre, exigeant du fermier et du propriétaire la totalité de la somme nécessaire aux besoins de l'État, les obligeant à en faire au moins l'avance dans la supposition la plus favorable pour eux, celle où le renchérissement des produits agricoles les dédommagerait de cette avance; à une théorie aussi follement exagérée, il opposa la théorie simple et vraie de l'impôt habilement diversifié, reposant à la fois sur toutes les propriétés et sur toutes les industries, ne demandant à aucune d'elles une portion trop considérable du revenu public, n'amenant par conséquent aucun mouvement forcé dans les valeurs, puisant la richesse dans tous les canaux où elle passe abondamment, et puisant dans chacun de ces canaux, de manière à ne pas y produire un abaissement trop sensible. Ce système, fruit du temps et de l'expérience, n'est susceptible que d'une seule objection: c'est que la diversité de l'impôt entraîne la diversité de la perception, et, dès lors, une augmentation de frais; mais il présente tant d'avantages, et le contraire est si violent, que cette légère augmentation de frais ne saurait être une considération sérieuse. Lorsqu'il eut fait adopter ses vues par le conseil d'État, Napoléon envoya son projet au Corps Législatif, où il ne fut l'objet d'aucune difficulté sérieuse, grâce aux conférences préalables entre les sections correspondantes du Tribunat et du conseil d'État. Voici quelles en étaient les dispositions.

Création de la régie des droits réunis.

Un personnel pour la perception était créé sous le titre de régie des droits réunis. Cette régie devait percevoir les nouveaux impôts, par le moyen de l'exercice, reconnu seul efficace, et consistant à rechercher l'existence des matières imposables sur les lieux où elles sont récoltées ou fabriquées. Ces matières étaient les vins, les eaux-de-vie, la bière, le cidre, etc. On frappait un seul droit très-modéré sur leur première vente, d'après un inventaire établi aux époques de la récolte ou de la fabrication. La valeur du droit devait être acquittée au moment du premier déplacement. La principale matière imposée, après les boissons, était celle du tabac. Déjà il existait un droit de douane sur les tabacs étrangers, et un droit de fabrication sur les tabacs français (car le monopole n'avait pas encore été imaginé), mais le produit de ce dernier droit échappait au trésor, par suite du défaut de surveillance. La création d'une régie des droits réunis fournissait la possibilité de percevoir en entier cet impôt faible alors, mais appelé à devenir considérable. Le sel ne fut point compris dans les matières imposées. On avait craint de réveiller le souvenir des anciennes gabelles. Cependant on établit pour le Piémont une régie des sels, ce qui était tout à la fois une mesure de police et de finance. Le Piémont prenant les sels soit à Gênes, soit aux bouches du Pô, et se trouvant quelquefois exposé à de cruelles chertés, par les spéculations intéressées du commerce, n'avait jamais pu se passer de l'intervention du gouvernement. En créant une régie des sels, chargée des approvisionnements et du débit, à un prix modéré, on faisait cesser le danger des disettes et des chertés, et on se procurait un moyen aussi sûr que facile de percevoir un impôt assez productif, quoique modique sous le rapport du tarif.

Ces diverses combinaisons ne pouvaient rien produire en l'an XII, année de la création; mais elles faisaient espérer 15 ou 18 millions en l'an XIII, 30 ou 40 en l'an XIV, et, quant aux années suivantes, des produits difficiles à évaluer, suffisants néanmoins pour tous les besoins d'une guerre, même prolongée.

On avait donc assuré les ressources pour l'exercice courant de l'an XII (1803-1804), en se procurant 700 millions de recettes ordinaires et extraordinaires, et l'on avait préparé des produits certains pour les exercices futurs. Il y avait toutefois pour les premiers temps des difficultés de réalisation assez grandes. Les deux principales ressources actuelles consistaient dans le prix de la Louisiane, et dans le subside mensuel fourni par l'Espagne. Les délais inévitables qu'entraînait le vote du fonds américain en avaient différé le versement au Trésor. Cependant la maison Hope se disposait à en livrer une partie vers la fin de 1804. Quant à l'Espagne, sur les 44 millions dus en floréal pour onze mois échus, elle n'en avait fourni en diverses valeurs que 22 environ, c'est-à-dire la moitié. Les finances de ce malheureux pays étaient plus que jamais embarrassées; et, bien que les mers fussent ouvertes aux galions, grâce à la neutralité que la France lui avait laissée, les métaux arrivant du Mexique étaient employés à de futiles dissipations.

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