Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 05 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Pour suppléer à ces rentrées différées, on vivait de l'escompte des valeurs du Trésor. Les Anglais possèdent les bons de l'échiquier; nous possédons aujourd'hui les bons royaux, remboursables en trois, six ou douze mois, lesquels, négociés sur la place, constituent un emprunt temporaire, à l'aide duquel on peut attendre, pendant plus ou moins de temps, la réalisation des revenus de l'État. Bien que Napoléon eût beaucoup travaillé à rétablir les finances, et qu'il y eût réussi, le Trésor ne jouissait pas alors d'assez d'estime dans le commerce, pour émettre avec succès une valeur quelconque sous son propre nom. Les obligations des receveurs-généraux, portant l'engagement personnel d'un comptable, et remboursables à la caisse d'amortissement en cas de protêt, avaient seules obtenu crédit. Elles étaient, comme nous l'avons dit, souscrites au commencement de l'exercice, pour toute la valeur des contributions directes, et successivement acquittables de mois en mois. Les dernières étaient à quinze ou dix-huit mois d'échéance. Afin de réaliser d'avance les revenus de l'État, on les escomptait par sommes de 20 à 30 millions, au prix d'un demi pour cent par mois (six pour cent par an), pendant la courte paix d'Amiens, et, depuis la guerre, à trois quarts pour cent par mois (neuf pour cent par an). Malgré la confiance qu'inspirait le gouvernement, le Trésor en inspirait si peu, que les maisons de banque les plus accréditées refusaient ce genre d'opérations. C'étaient les spéculateurs hasardeux, les anciens fournisseurs du Directoire, qui faisaient cet escompte. M. de Marbois, voulant s'affranchir de leur concours, s'était adressé aux receveurs-généraux eux-mêmes, qui, formés en comité à Paris, escomptaient leurs propres obligations, soit avec leurs fonds, soit avec les fonds qu'ils se procuraient à gros intérêt des mains des capitalistes. Mais ces comptables, bornés dans leurs spéculations, n'avaient ni assez de capitaux, ni assez de hardiesse, pour fournir de grandes ressources au Trésor. Il y avait alors à Paris un banquier fort expérimenté dans cette espèce de négociations, M. Desprez; un fournisseur très-actif, très-habile dans l'art d'approvisionner les armées, M. Vanlerberghe; enfin, un spéculateur des plus féconds, des plus ingénieux en toute sorte d'affaires, M. Ouvrard, célèbre à cette époque par son immense fortune. Tous trois étaient entrés individuellement en rapport avec le gouvernement, M. Desprez, pour l'escompte des obligations du Trésor; M. Vanlerberghe, pour la fourniture des vivres; M. Ouvrard, pour toutes les grandes opérations d'approvisionnements, ou de banque. M. Ouvrard forma une association avec MM. Desprez et Vanlerberghe, se mit à la tête de cette association, et devint peu à peu, comme sous le Directoire, le principal agent financier du gouvernement. Il sut inspirer confiance à M. de Marbois, ministre du Trésor, lequel, sentant son insuffisance, était heureux d'avoir auprès de lui un esprit inventif, capable d'imaginer les expédients qu'il ne savait pas trouver lui-même. M. Ouvrard offrit de se charger pour son compte et pour celui de ses associés, de la négociation des valeurs du Trésor. Il conclut un premier traité en germinal an XII (avril 1804), par lequel il s'obligeait à escompter, non-seulement une somme considérable d'obligations des receveurs-généraux, mais les engagements de l'Espagne elle-même, laquelle, ne pouvant payer son subside en argent, le payait en traites à longue échéance. M. Ouvrard ne fit aucune difficulté de prendre pour argent ces traites de l'Espagne, et d'en verser le montant. Il trouvait à cette combinaison un avantage particulier. M. Vanlerberghe et lui étaient créanciers envers l'État de fortes sommes, par suite de fournitures antérieures. Ils étaient autorisés, en escomptant les obligations des receveurs-généraux et les obligations de l'Espagne, à fournir comme argent comptant une partie de leurs créances. Ainsi, tout en faisant l'escompte, ils se payaient de leurs propres mains. Sous le titre des Négociants réunis, cette compagnie commença donc à s'emparer des affaires de l'État. Son origine est digne d'attention, car elle prit part bientôt à d'immenses opérations, et joua dans nos finances un rôle considérable. Pour que l'opération qu'elle entreprenait avec le Trésor fût bonne, et même excellente, il suffisait que l'Espagne fît honneur à ses engagements, car les obligations des receveurs-généraux composant une partie du gage, présentaient la plus grande sûreté. Ces obligations n'avaient que l'inconvénient d'être un papier à long terme, vu que le Trésor employait dans ses payements celles qui étaient à deux ou trois mois d'échéance, et escomptait au contraire celles qui étaient à six, douze et quinze mois. Mais, sauf la longueur du terme, elles offraient une solidité infaillible. Quant aux traites souscrites par l'Espagne, leur valeur dépendait de la conduite d'une cour malheureusement insensée, et de l'arrivée des galions du Mexique. M. Ouvrard construisit sur cette base les plans les plus vastes, réussit à éblouir l'esprit crédule de M. de Marbois, et partit pour Madrid, afin de réaliser ses hardies conceptions.
Napoléon se défiait de cet esprit fécond mais téméraire, et il avait averti M. de Marbois de s'en défier aussi. Mais M. Ouvrard escomptait par M. Desprez les obligations du Trésor, par lui-même celles de l'Espagne, et nourrissait l'armée par M. Vanlerberghe. Grâce à lui, tous les services marchaient à la fois, et le mal, s'il y en avait, ne semblait pas pouvoir s'étendre beaucoup, puisqu'après tout, M. Ouvrard paraissait toujours en avance avec le Trésor, et jamais le Trésor avec lui.
Tels furent les moyens employés pour suffire immédiatement à toutes les charges de la guerre, sans recourir aux emprunts. On demandait à des spéculateurs de devancer par l'escompte la réalisation des revenus de l'État, et celle des 122 millions, fournis par les pays alliés, l'Italie, l'Amérique, l'Espagne. Quant à l'avenir, la création des contributions indirectes, long-temps annoncée, décrétée enfin cette année, devait y pourvoir complétement.
Napoléon avait résolu d'exécuter dans un bref délai sa grande entreprise. Il voulait franchir le détroit vers le mois de Juillet ou d'août 1804; et si les incrédules qui ont douté de son projet pouvaient lire sa correspondance intime avec le ministre de la marine, la multitude infinie de ses ordres, la secrète confidence de ses espérances à l'archichancelier Cambacérès, ils ne conserveraient aucune incertitude sur la réalité de cette résolution extraordinaire. Tous les bâtiments composant la flottille étaient réunis à Étaples, Boulogne, Wimereux et Ambleteuse, excepté toutefois ceux qui avaient été construits entre Brest et Bayonne, car jamais l'espèce de cabotage imaginée pour les réunions n'avait pu doubler Ouessant. Mais la presque totalité des constructions s'étant exécutée entre Brest et les bouches de l'Escaut, ce qui manquait n'était pas considérable. On avait de quoi transporter les 120 mille hommes destinés à passer sur des chaloupes canonnières. Le surplus, comme on s'en souvient, avait toujours dû s'embarquer sur les flottes de Brest et du Texel.
La flottille hollandaise, construite et réunie dans l'Escaut, était en retard. Napoléon en avait donné le commandement à l'amiral Verhuell, qui avait toute son estime, et qui la méritait. Les Hollandais, peu zélés, surtout peu confiants dans ce singulier projet, beaucoup trop hardi pour leur esprit froid et méthodique, ne s'y prêtaient qu'avec peu d'ardeur. Néanmoins le zèle de l'amiral, et les instances de notre ministre à La Haye, M. de Sémonville, avaient accéléré les armements que la Hollande s'était engagée à faire. Une flotte de 7 vaisseaux de ligne, suivie de nombreux bâtiments de commerce, était prête à transporter les 24 mille hommes du camp d'Utrecht, commandés par le général Marmont. En même temps une flottille composée de quelques centaines de chaloupes canonnières et gros bateaux de pêche, achevait de s'organiser dans l'Escaut. Il restait à sortir de ce mouillage, et à franchir les passes de l'Escaut, bien autrement accessibles à l'ennemi que les côtes de France. L'amiral Verhuell, dirigeant lui-même ses détachements, avait livré, entre l'Escaut et Ostende, des combats brillants. Malgré la perte de quelques chaloupes, cinq ou six tout au plus, il avait déconcerté les efforts des Anglais, et converti chez les marins hollandais l'incrédulité en confiance. La flottille hollandaise achevait, au printemps de 1804, de se réunir à Ostende, Dunkerque, Calais, et se tenait prête à embarquer le corps du maréchal Davout, campé à Bruges. Napoléon aurait voulu davantage; il aurait voulu que les deux flottilles hollandaise et française, réunies en entier dans les ports situés à la gauche du cap Grisnez, c'est-à-dire à Ambleteuse, Wimereux, Boulogne, Étaples, pussent être placées sous le même vent. On s'efforçait de le satisfaire en serrant le campement des troupes, et le stationnement de la flottille.
Les travaux d'armement le long de la côte de Boulogne étaient terminés, les forts construits, les bassins creusés. Les troupes, ayant achevé leur tâche, venaient d'être rendues aux exercices militaires. Elles avaient acquis une discipline, une précision de mouvements vraiment admirables; et elles présentaient une armée, non-seulement aguerrie par de nombreuses campagnes, et endurcie par de rudes travaux, mais manœuvrière comme si elle avait passé des années sur une esplanade. Cette armée, la plus belle peut-être que jamais prince ou général ait commandée, attendait avec impatience l'arrivée de son chef récemment couronné. Elle brûlait de le féliciter, et de le suivre sur le théâtre d'une nouvelle et prodigieuse gloire.
Napoléon n'était pas moins impatient de la rejoindre. Mais il s'était élevé une grande question parmi les gens de l'art, celle de savoir si les chaloupes canonnières composant la flottille, coquilles de noix, comme on les appelait, pourraient braver la flotte anglaise. L'amiral Bruix et l'amiral Verhuell avaient la plus grande confiance dans la valeur de ces chaloupes. Tous deux avaient échangé des coups de canon avec les frégates anglaises, étaient sortis des ports par tous les temps, et avaient acquis la conviction que ces légers bâtiments étaient très-suffisants pour franchir le détroit. L'amiral Decrès, porté à contredire tout le monde, et l'amiral Bruix plus volontiers qu'un autre, semblait penser autrement. Ceux de nos officiers de mer qui n'étaient pas employés à la flottille, soit préjugé, soit penchant ordinaire à critiquer ce qu'on ne fait pas, inclinaient vers l'avis du ministre Decrès. L'amiral Ganteaume, transféré de Toulon à Brest, avait été témoin d'un accident qui a été rapporté plus haut, et qui l'avait troublé beaucoup pour le sort de l'armée et de l'Empereur, auquel il était profondément dévoué. La vue d'une chaloupe canonnière, chavirée sous ses yeux dans la rade de Brest, au point de montrer sa quille sur l'eau, l'avait rempli d'inquiétude, et il en avait écrit sur-le-champ au ministre de la marine. Cet accident, comme nous l'avons dit, ne signifiait rien. Cette chaloupe avait été arrimée sans précaution; l'artillerie avait été mal disposée, les hommes n'étaient pas assez exercés; et le poids mal réparti, joint au trouble de l'équipage, avait amené le naufrage.
Ce n'était pas le défaut de stabilité que l'amiral Decrès redoutait. La flottille de Boulogne, manœuvrant depuis deux ans sous les plus fortes rafales, avait levé à cet égard toutes les incertitudes. Mais voici les objections qu'il adressait à l'Empereur et à l'amiral Bruix[2]. Certainement, disait-il, le boulet de 24 qu'il soit lancé par une chaloupe ou par un vaisseau de ligne, a la même force. Il cause les mêmes ravages, souvent davantage, décoché par un frêle bâtiment, qu'il est difficile d'atteindre, et qui vise à la ligne de flottaison. Ajoutez-y la mousqueterie, redoutable à petite distance, ajoutez-y le danger de l'abordage, et on ne peut méconnaître la valeur des chaloupes canonnières. Elles portent plus de trois mille bouches à feu de gros calibre, c'est-à-dire autant qu'une flotte de trente à trente-cinq vaisseaux de ligne, flotte qu'il est bien rare de pouvoir réunir. Mais où a-t-on vu ces chaloupes se mesurer contre les gros bâtiments des Anglais? En un seul endroit, c'est-à-dire près du rivage, dans des bas-fonds, au milieu desquels ces gros bâtiments n'osent s'aventurer, pour suivre l'ennemi, faible mais nombreux, qui est prêt à les cribler de ses coups. C'est comme une armée engagée dans un défilé, et assaillie, du haut de positions inaccessibles, par une nuée de tirailleurs adroits et intrépides. Mais, continuait l'amiral Decrès, supposez ces chaloupes dans le milieu du canal, hors des bas-fonds, et en présence de vaisseaux ne craignant plus de s'avancer sur elles; supposez en outre un vent assez fort, qui rendrait la manœuvre facile pour ces vaisseaux, difficile pour vos chaloupes, ne seraient-elles pas en danger d'être foulées, noyées en grand nombre, par les géants avec lesquels on les aurait obligées à se battre?—On perdrait, répondait l'amiral Bruix, cent bâtiments peut-être, sur deux mille; mais il en passerait dix-neuf cents, ce qui suffirait pour la ruine de l'Angleterre.—Oui, répliquait l'amiral Decrès, si le désastre de ces cent bâtiments ne jetait pas la terreur parmi les dix-neuf cents autres; si le nombre même de ces dix-neuf cents n'était pas une cause inévitable de confusion, et si les officiers de mer, conservant leur sang-froid, ne tombaient pas dans un désordre d'esprit qui pourrait entraîner une catastrophe générale.—
Aussi avait-on supposé l'hypothèse d'un calme d'été ou d'une brume d'hiver, deux occasions également propices, car, dans le calme, les vaisseaux anglais ne pouvaient se porter sur nos bâtiments, dans la brume, ils étaient privés du moyen de les voir, et, dans ces deux cas, on évitait leur redoutable rencontre. Mais ces circonstances, quoique se présentant deux ou trois fois par chaque saison, ne procuraient pas une sécurité suffisante. Il fallait deux marées, c'est-à-dire vingt-quatre heures, pour faire sortir la flottille tout entière, dix ou douze heures pour passer, et, avec les pertes de temps toujours inévitables, environ quarante-huit heures. N'était-il pas à craindre que, dans cet intervalle de deux jours, un changement subit dans l'atmosphère ne vînt surprendre la flottille en pleine opération?
Les objections du ministre Decrès étaient donc fort graves. Napoléon puisait ses réponses dans son caractère, dans sa confiance envers la fortune, dans le souvenir du Saint-Bernard et de l'Égypte. Il disait que ses plus belles opérations s'étaient accomplies malgré des obstacles aussi grands; qu'il fallait laisser au hasard le moins possible, mais lui laisser quelque chose. Cependant, tout en résistant aux objections, il savait les apprécier, et cet homme qui, à force de tenter la fortune, a fini par la rebuter, cet homme, quand il pouvait s'épargner un péril, ajouter une chance à ses projets, n'y manquait jamais. Téméraire dans la conception, il apportait dans l'exécution une prudence consommée. C'est pour parer à ces objections qu'il ruminait sans cesse le projet d'amener, par une manœuvre imprévue, une grande flotte dans le canal. Si cette flotte, supérieure trois jours seulement à la flotte anglaise des Dunes, couvrait le passage de la flottille, tous les obstacles tombaient. L'amiral Decrès avouait que, dans ce cas, il n'y avait plus une seule objection à élever, et que l'Océan vaincu livrait la Grande-Bretagne à nos coups. Si même, ce qui était presque certain, la supériorité nous était acquise pendant plus de deux jours (car les avis ne pouvaient pas être assez rapidement transmis à la flotte anglaise qui bloquait Brest, pour qu'elle rejoignît immédiatement celle qui observait Boulogne), il y avait le temps nécessaire pour que la flottille, exécutant plusieurs fois le trajet, vînt chercher de nouvelles troupes laissées dans les camps, dix ou quinze mille chevaux attendant sur le rivage de France des moyens de transport, et un supplément considérable de matériel. La masse des forces était si grande alors que toute résistance devenait impossible de la part de l'Angleterre.
De si prodigieux résultats dépendaient donc de l'arrivée soudaine d'une flotte dans la Manche. Pour cela il fallait une combinaison imprévue, que les Anglais ne pussent pas déjouer. Heureusement la vieille amirauté britannique, puissante surtout par ses traditions et par son esprit de corps, ne pouvait lutter d'invention avec un génie prodigieux, occupé constamment du même objet, et dispensé de concerter ses plans avec une administration collective.
Napoléon avait à Brest une flotte de 18 vaisseaux, qui allait bientôt s'élever à 21; une seconde de 5 à Rochefort, une de 5 au Ferrol, un vaisseau en relâche à Cadix, enfin 8 vaisseaux à Toulon, qui allaient être portés à dix. L'amiral anglais Cornwallis bloquait Brest avec 15 ou 18 vaisseaux, et Rochefort avec 4 ou 5. Une faible division anglaise bloquait le Ferrol. Enfin Nelson, avec son escadre, croisait aux îles d'Hyères pour observer Toulon. Tel était l'état des forces respectives, et le champ qui s'offrait aux combinaisons de Napoléon. Sa pensée était de dérober l'une de ses flottes, et de la porter par une marche imprévue dans la Manche, afin d'y être quelques jours supérieur aux Anglais. Lorsqu'il devait agir en hiver, c'est-à-dire dans le mois de février précédent, il avait songé à diriger la flotte de Brest vers les côtes d'Irlande, pour y déposer les 15 ou 18 mille hommes dont elle était chargée, et à la faire ensuite apparaître soudainement dans la Manche. Ce plan hardi n'avait de chances qu'en hiver, parce que dans cette saison le blocus continu de Brest étant impraticable, on pouvait profiter d'un mauvais temps pour mettre à la voile. Mais en été, la présence des Anglais était si constante, qu'il était impossible de sortir sans combat; et des vaisseaux encombrés de troupes, voyant la mer pour la première fois, devant des vaisseaux exercés par une longue croisière, et légèrement chargés, couraient de grands dangers, à moins d'une immense supériorité de forces. Dans cette saison les facilités de sortir étaient plus grandes du côté de Toulon. En juin et juillet de fortes brises de mistral, soufflant assez fréquemment, obligeaient les Anglais à s'aller abriter derrière la Corse ou la Sardaigne. Une escadre profitant de ce moment pouvait appareiller à la chute du jour, gagner vingt lieues dans une nuit, tromper Nelson en faisant fausse route, et, en lui inspirant des alarmes sur l'Orient, l'attirer peut-être vers les bouches du Nil; car, depuis que Napoléon lui avait échappé en 1798, Nelson était constamment préoccupé de la possibilité pour les Français de jeter une armée en Égypte, et il ne voulait pas être surpris une seconde fois. Napoléon imagina donc de confier la flotte de Toulon au plus hardi de ses amiraux, à Latouche-Tréville, de la composer de 10 vaisseaux et plusieurs frégates, de former un camp aux environs, afin de donner l'idée d'une nouvelle expédition d'Égypte, de ne prendre en réalité que peu de troupes, et de faire sortir cette flotte par une bouffée de mistral, en lui assignant la route suivante. Elle devait d'abord naviguer vers la Sicile, puis, redressant sa marche à l'ouest, se diriger vers le détroit de Gibraltar, le franchir, recueillir en passant le vaisseau l'Aigle réfugié à Cadix, éviter le Ferrol, où Nelson serait tenté d'accourir quand il saurait que les Français avaient passé le détroit, s'enfoncer dans le golfe de Gascogne, pour y rallier la division française de Rochefort, et enfin, se plaçant au sud des Sorlingues, au nord de Brest, profiter du premier souffle de vent favorable pour se porter dans la Manche. Cette flotte, forte de 10 vaisseaux à son départ, renforcée de 6 autres pendant sa navigation, et en comptant 16 à son arrivée, devait être assez nombreuse pour dominer quelques jours le pas de Calais. Tromper Nelson était très-praticable, car ce grand homme de mer, plein du génie des combats, n'avait pas toujours un jugement parfaitement sûr, et, de plus, il avait l'esprit sans cesse troublé par le souvenir de l'Égypte. Éviter le Ferrol, pour venir devant Rochefort rallier l'escadre qui s'y trouvait, était très-praticable encore. Le plus difficile était de pénétrer dans la Manche, en passant entre la croisière anglaise qui gardait les avenues de l'Irlande, et la flotte de l'amiral Cornwallis qui bloquait Brest. Mais l'escadre de Ganteaume, toujours tenue à la voile, avec son monde embarqué, ne pouvait manquer d'attirer fortement l'attention de l'amiral Cornwallis, et de l'obliger à serrer de près le goulet de Brest. Si ce dernier, abandonnant le blocus de Brest, courait après Latouche-Tréville, Ganteaume sortait à l'instant même, et l'une des deux flottes françaises, peut-être toutes deux, avaient la certitude d'arriver devant Boulogne. Il était à peu près impossible que l'amirauté anglaise découvrît une telle combinaison, et se prémunît contre elle. Un point de départ aussi éloigné que celui de Toulon, devait moins qu'un autre faire penser à la Manche. D'ailleurs, en armant la flottille de manière qu'elle pût se suffire à elle-même, on avait écarté l'idée d'un secours étranger, et endormi la vigilance de l'ennemi. Ainsi tout était combiné pour le succès de cette savante manœuvre, qui ne pouvait venir qu'à l'esprit d'un homme concevant et agissant seul, gardant bien son secret, pensant perpétuellement à la même chose[3].
—Si vous voulez confier, disait M. Decrès à l'Empereur, un grand dessein à un homme, il faut d'abord que vous le voyiez, que vous lui parliez, que vous l'animiez de votre génie. Cela est plus nécessaire encore avec nos officiers de mer, démoralisés par nos revers maritimes, toujours prêts à mourir en héros, mais songeant plutôt à succomber noblement qu'à vaincre.—Napoléon appela donc auprès de lui Latouche-Tréville, qui était à Paris, revenu depuis peu de Saint-Domingue. Cet officier n'avait ni la portée d'esprit, ni le génie organisateur de l'amiral Bruix; mais, dans l'exécution, il montrait une hardiesse, un coup d'œil, qui probablement en auraient fait, s'il avait vécu, le rival de Nelson. Il n'était pas découragé comme ses autres compagnons d'armes, et il était prêt à tout tenter. Malheureusement, il avait contracté à Saint-Domingue les germes d'une maladie dont beaucoup de braves gens étaient déjà morts, et devaient mourir encore. Napoléon lui déroula son projet, lui en fit toucher au doigt la possibilité, lui en découvrit la grandeur, les conséquences immenses, et parvint à faire passer dans son âme toute l'ardeur qui transportait la sienne. Latouche-Tréville, enthousiasmé, quitta Paris avant d'être rétabli, et alla veiller lui-même à l'équipement de son escadre. Tout fut calculé pour que cette opération pût être exécutée en juillet ou au plus tard en août.
L'amiral Ganteaume, qui commandait à Toulon avant Latouche, venait d'être transféré à Brest. L'Empereur comptait sur le dévouement de Ganteaume, et lui était fort attaché. Il ne le trouvait cependant point assez hardi pour lui confier l'exécution de son importante manœuvre. Mais après l'amiral Bruix sous le rapport de la capacité, après l'amiral Latouche sous le rapport de l'audace, il le préférait à tous les autres pour l'expérience et le courage. Il lui avait donc confié l'escadre de Brest, probablement destinée à jeter des troupes en Irlande, et l'avait chargé d'en compléter l'équipement, pour qu'elle fût en mesure de coopérer avec celle de Toulon.
Cependant la flotte était fort en retard, à cause des efforts inouïs qu'on avait faits pour équiper la flottille. Depuis que celle-ci était prête, on avait reporté tous les moyens de la marine sur l'équipement des escadres. On construisait à force dans les ports d'Anvers, de Cherbourg, de Brest, de Lorient, de Rochefort, de Toulon. Napoléon avait dit qu'il voulait avoir cent vaisseaux de ligne en deux ans, et sur ce nombre vingt-cinq à Anvers; que c'était dans ce dernier port qu'il mettait ses espérances pour opérer la restauration de la marine française, qu'il trouverait en outre dans ce système de vastes constructions navales une occasion d'occuper les bras oisifs dans les ports. Mais la consommation des matières, l'encombrement des chantiers, l'insuffisance même de la population ouvrière, ralentissaient l'exécution de ses grands desseins. On venait à peine de mettre quelques bâtiments sur chantier à Anvers, les hommes et les matières ayant été dirigés sur Flessingue, Ostende, Dunkerque, Calais, Boulogne, pour les besoins sans cesse renaissants de la flottille. À Brest, on avait seulement armé le dix-huitième vaisseau; à Rochefort, le cinquième. Au Ferrol, l'indigence des ressources espagnoles arrêtait le radoub de la division réfugiée dans ce port. À Toulon, il n'y avait que 8 vaisseaux qui fussent capables de sortir immédiatement, et pourtant l'hiver avait été employé avec une extrême activité. Napoléon stimulait son ministre de la marine Decrès, et ne lui laissait aucun repos[4]. Il avait même ordonné qu'à Toulon on travaillât aux flambeaux, pour que les dix vaisseaux destinés à Latouche fussent équipés en temps utile. Ce qui ne manquait pas moins que les matières et les ouvriers, c'étaient les matelots. Les amiraux Ganteaume à Brest, Villeneuve à Rochefort, Gourdon au Ferrol, Latouche à Toulon, se plaignaient de n'en pas avoir assez. Napoléon, après plusieurs expériences, se confirma dans l'idée de suppléer à l'insuffisance des équipages par de jeunes soldats choisis dans les régiments, lesquels, exercés au canonnage et aux basses manœuvres, pourraient compléter d'une manière avantageuse l'armement des vaisseaux. L'amiral Ganteaume avait déjà essayé cette mesure à Brest, et il s'en était bien trouvé. Il se louait beaucoup de ces marins empruntés à la terre, surtout pour l'artillerie. Seulement il avait demandé qu'on lui donnât non pas des soldats faits, qui se prêtaient avec répugnance à une seconde éducation, mais de jeunes conscrits, qui, n'ayant rien appris, étaient plus aptes à apprendre ce qu'on voulait leur enseigner, et se montraient plus dociles. On les essayait d'ailleurs, et on ne gardait que ceux qui montraient du goût pour la mer. On était ainsi parvenu à augmenter d'un quart ou d'un cinquième la masse totale des matelots.
La France avait alors environ 45 mille matelots disponibles: 15 mille sur la flottille, 12 mille à Brest, 4 à 5 mille entre Lorient et Rochefort, 4 mille entre le Ferrol et Cadix, environ 8 mille à Toulon, sans compter quelques milliers dans l'Inde. On pouvait ajouter 12 mille hommes, 15 mille peut-être, à cette force totale, ce qui allait porter à 60 mille le nombre d'hommes embarqués. La flotte seule de Brest avait reçu une addition de 4 mille conscrits. On s'en louait beaucoup. Si de telles escadres avaient pu naviguer un certain temps sous de bons officiers, elles auraient bientôt valu les escadres anglaises. Mais, bloquées dans les ports, elles n'avaient aucune pratique de la mer; et les amiraux manquaient en outre de la confiance qu'on n'acquiert qu'avec la victoire. Cependant tout marchait sous l'influence d'une volonté puissante, qui s'efforçait de rendre la confiance à ceux qui l'avaient perdue. L'amiral Latouche ne négligeait rien à Toulon pour être prêt en juillet ou août. L'amiral Ganteaume sortait de Brest, et y rentrait pour former quelque peu ses équipages, et tenir les Anglais dans un doute continuel sur ses projets. À force de les menacer de sa sortie, il devait les jeter dans une incrédulité, dont il pourrait profiter un jour.
Napoléon songeait à un nouveau supplément pour sa force navale, et voulait dans ce but s'approprier la marine de Gênes. Il pensait qu'avec une escadre de sept à huit vaisseaux et de quelques frégates dans ce port, il partagerait l'attention des Anglais entre Toulon et Gènes, les obligerait à entretenir une double flotte d'observation dans cette mer, ou bien à lui laisser l'un des deux ports libres, quand l'autre serait bloqué. Il enjoignit à M. Salicetti, notre ministre à Gênes, de conclure avec cette République un traité, par lequel elle devait nous livrer ses chantiers afin d'y construire dix vaisseaux et pareil nombre de frégates. La France en retour s'engageait à recevoir dans sa marine un nombre d'officiers génois proportionné à ce matériel, avec traitement égal à celui des officiers français. De plus, elle s'obligeait à enrôler six mille matelots génois, que la République ligurienne s'obligeait de son côté à tenir toujours à sa disposition. Lors de la paix, la France devait accorder son pavillon impérial aux Génois, ce qui leur procurerait la protection française, fort utile contre les Barbaresques.
Toutes les dispositions de Napoléon étaient terminées, et il allait partir. Mais il voulut recevoir auparavant les ambassadeurs chargés de lui remettre les nouvelles lettres de créance, dans lesquelles il était qualifié du titre d'Empereur. Le nonce du Pape, les ambassadeurs d'Espagne et de Naples, les ministres de Prusse, de Hollande, de Danemark, de Bavière, de Saxe, de Bade, de Wurtemberg, de Hesse, de Suisse, se présentèrent à lui le dimanche 8 juillet (19 messidor) avec les formes adoptées dans toutes les cours, et en lui remettant leurs lettres, le traitèrent pour la première fois en prince couronné. Il ne manquait à cette réunion que l'ambassadeur de la cour de Vienne, avec laquelle on négociait encore pour le titre impérial à donner à la maison d'Autriche; celui de la cour de Russie, avec laquelle on était en démêlé pour la note adressée à Ratisbonne; et enfin celui de la cour d'Angleterre, avec laquelle on était en guerre. On peut dire que, la Grande-Bretagne excepté, Napoléon était reconnu de toute l'Europe, car l'Autriche allait expédier l'acte formel de la reconnaissance; la Russie en était aux regrets de ce qu'elle avait fait, et ne demandait qu'une explication qui sauvât sa dignité, pour reconnaître le titre impérial dans la famille Bonaparte.
Quelques jours après, furent distribuées les grandes décorations de la Légion-d'Honneur. Bien que cette institution fût décrétée depuis deux ans, l'organisation avait exigé beaucoup de temps, et venait à peine d'être achevée. Napoléon distribua lui-même ces grandes décorations aux premiers personnages civils et militaires de l'Empire, dans l'église des Invalides, monument qu'il affectionnait d'une manière toute particulière. Il le fit avec pompe, le jour anniversaire du 14 juillet. Il n'avait point encore échangé l'ordre de la Légion-d'Honneur avec les ordres étrangers; mais en attendant ces échanges qu'il se proposait de faire, pour mettre, sous tous les rapports, sa nouvelle monarchie sur un pied égal aux autres, il appela auprès de lui, au milieu même de la cérémonie, le cardinal Caprara, et, détachant de son cou le cordon de la Légion-d'Honneur, il le donna à ce vieux et respectable cardinal, qui fut profondément touché d'une distinction si éclatante. Il commençait ainsi par le représentant du Pape l'affiliation à un ordre qui, tout récent qu'il était, devait être ambitionné bientôt de l'Europe entière.
S'attachant à rendre sérieuses les choses en apparence les plus vaines, il envoya la croix de grand-officier à l'amiral Latouche-Tréville. «Je vous ai nommé, lui écrivait-il, grand-officier de l'Empire, inspecteur des côtes de la Méditerranée; mais je désire beaucoup que l'opération que vous allez entreprendre me mette à même de vous élever à un tel degré de considération et d'honneur que vous n'ayez plus rien à souhaiter... Soyons maîtres du détroit six heures, et nous sommes maîtres du monde[5].» (2 juillet 1804.)
Tout occupé de ses vastes projets, l'Empereur partit pour Boulogne, après avoir délégué à l'archichancelier Cambacérès, outre le soin ordinaire de présider le Conseil d'État et le Sénat, le pouvoir d'exercer l'autorité suprême, si cela devenait nécessaire. L'archichancelier était le seul personnage de l'Empire dans lequel il eût assez de confiance pour lui déléguer une telle étendue d'attributions. Il arriva le 20 juillet au Pont-de-Briques, et descendit immédiatement au port de Boulogne, pour y voir la flottille, les forts, et les divers ouvrages qu'il avait ordonnés. Les deux armées de terre et de mer l'accueillirent avec des transports de joie, et saluèrent sa présence par des acclamations unanimes. Neuf cents coups de canon tirés par les forts et la ligne d'embossage, et retentissant de Calais jusqu'à Douvres, apprirent aux Anglais la présence de l'homme qui, depuis dix-huit mois, troublait si profondément la sécurité accoutumée de leur île.
Napoléon s'embarquant à l'instant même, malgré une mer orageuse, voulut visiter les forts en maçonnerie de la Crèche et de l'Heurt, ainsi que le fort en bois, placé entre les deux premiers, tous trois destinés, comme nous l'avons dit, à couvrir la ligne d'embossage. Il fit exécuter, sous ses yeux, quelques expériences de tir, afin de s'assurer si les instructions qu'il avait données pour obtenir les plus grandes portées possibles, avaient été suivies. Il prit ensuite le large, et alla voir manœuvrer, à portée de canon de l'escadre anglaise, plusieurs divisions de la flottille, dont l'amiral Bruix vantait sans cesse les progrès. Il rentra plein de contentement, et après avoir prodigué les témoignages de satisfaction aux chefs des deux armées qui, sous sa direction suprême, avaient contribué à cette prodigieuse création.
Le lendemain et les jours suivants il parcourut tous les camps, depuis Étaples jusqu'à Calais; puis revint à l'intérieur pour inspecter les troupes de cavalerie campées à quelque distance des côtes, et surtout la belle division de grenadiers, organisée par le général Junot aux environs d'Arras. Cette division se composait des compagnies de grenadiers, tirées des régiments qui n'étaient pas destinés à faire partie de l'expédition. Il n'y avait pas de plus belle troupe, pour le choix et la beauté des hommes. Elle surpassait de beaucoup la garde consulaire elle-même, devenue garde impériale. Elle comprenait dix bataillons, de 800 hommes chacun. On avait commencé par ces grenadiers la réforme de la coiffure. Ils portaient des schakos au lieu de chapeaux; des cheveux ras et sans poudre, au lieu de l'ancienne chevelure, embarrassante et malpropre. Aguerris par de nombreuses campagnes, manœuvrant avec une précision sans pareille, ils étaient animés de cet orgueil qui fait la force des corps d'élite, et présentaient une division d'environ huit mille hommes, auxquels aucune troupe européenne n'aurait pu résister, fût-elle double ou triple en nombre. Ce sont ces grenadiers que Napoléon voulait jeter les premiers sur le rivage d'Angleterre, en les faisant passer sur les légères péniches que nous avons décrites ailleurs. En voyant leur tenue, leur discipline, leur enthousiasme, Napoléon sentait redoubler sa confiance, et ne doutait plus d'aller conquérir à Londres le sceptre de la terre et des mers.
Revenu sur la côte, il voulut inspecter la flottille, bâtiment par bâtiment, afin de s'assurer si les installations étaient telles qu'il les avait ordonnées, et s'il était possible, au premier signal, d'embarquer, avec la rapidité nécessaire, tout ce qu'on avait réuni dans les magasins de Boulogne. Il trouva les choses comme il les souhaitait. Il fallait quelques jours pour embarquer le gros matériel; mais, une fois ce matériel mis à bord, ce qui devait être exécuté plusieurs semaines avant l'expédition, on pouvait, en trois ou quatre heures seulement, placer sur la flottille les hommes, les chevaux et l'artillerie de campagne. Tout n'était pas prêt cependant. Il y avait quelques divisions en arrière, du Havre à Boulogne. Les chaloupes de la garde notamment, confiées au capitaine Daugier, n'étaient point arrivées. La flottille batave, de son côté, causait à Napoléon plus d'une contrariété. Il était infiniment satisfait de l'amiral Verhuell, mais l'équipement d'une partie de cette flottille n'était point achevé, soit insuffisance de zèle de la part du gouvernement hollandais, soit aussi, et plus vraisemblablement, difficulté des choses elles-mêmes. Les deux premières divisions étaient réunies à Ostende, Dunkerque, Calais; la troisième n'était pas sortie de l'Escaut. Restait enfin une dernière condition de succès, que Napoléon s'efforçait de s'assurer, c'était de réunir la flottille batave tout entière dans les ports situés à la gauche du cap Grisnez, en se serrant davantage dans les quatre ports d'Ambleteuse, Wimereux, Boulogne, Étaples. Les deux flottilles seraient ainsi parties ensemble, par le même vent, à trois ou quatre lieues de distance l'une de l'autre. Mais deux choses se dépensent dans les grandes opérations avec une promptitude et une étendue qui dépassent toujours les conjectures des esprits les plus positifs, c'est l'argent et le temps. Arrivé aux premiers jours d'août, Napoléon vit qu'il ne pourrait pas être entièrement prêt avant le mois de septembre, et il fit dire à l'amiral Latouche, qu'il différait l'expédition d'un mois. Il se consola de ce retard, en pensant que ce mois serait employé à être mieux préparé qu'on ne l'était déjà, et que la saison, d'ailleurs, étant encore suffisamment belle dans le courant de septembre, on aurait l'avantage de nuits plus longues[6].
Oasis.
En attendant, il voulut donner à l'armée une grande fête, propre à relever le moral des troupes, s'il était possible qu'il le fût davantage. Il avait distribué les grandes décorations de la Légion-d'Honneur aux principaux personnages de l'Empire dans l'église des Invalides, le jour anniversaire du 14 juillet. Il imagina de distribuer lui-même à l'armée les croix qui devaient être données en échange des armes d'honneur supprimées, et de célébrer cette cérémonie le jour anniversaire de sa naissance, au bord même de l'Océan, en présence des escadres anglaises. Le résultat répondit à sa volonté, et ce fut un spectacle magnifique dont les contemporains ont gardé un long souvenir.
Il fit choisir un emplacement situé à la droite de Boulogne, le long de la mer, non loin de la colonne qu'on a depuis érigée en ces lieux. (Voir la carte no 25.) Cet emplacement, ayant la forme d'un amphithéâtre demi-circulaire qu'on aurait construit à dessein au bord du rivage, semblait avoir été préparé par la nature pour quelque grand spectacle national. L'espace fut calculé de manière à pouvoir y placer toute l'armée. Au centre de cet amphithéâtre, fut élevé un trône pour l'Empereur, adossé à la mer, et faisant face à la terre. À droite et à gauche, des gradins avaient été construits pour recevoir les grands dignitaires, les ministres, les maréchaux. En prolongement sur les deux ailes devaient se déployer les détachements de la garde impériale. En face, sur le sol incliné de cet amphithéâtre naturel, devaient se ranger, comme autrefois le peuple romain dans ses vastes arènes, les divers corps de l'armée, formés en colonnes serrées, et disposés en rayons qui aboutissaient au trône de l'Empereur comme à un centre. En tête de chacune de ces colonnes devait se trouver l'infanterie, en arrière la cavalerie, dominant l'infanterie de toute la hauteur de ses chevaux.
Le 16 août, lendemain de la Saint Napoléon, les troupes se rendirent sur le lieu de la fête, à travers les flots d'une immense population, accourue de toutes les provinces voisines pour assister à ce spectacle. Cent mille hommes, presque tous vétérans de la République, les yeux fixés sur Napoléon, attendaient le prix de leurs exploits. Les soldats et officiers qui devaient recevoir des croix étaient sortis des rangs, et s'étaient avancés jusqu'au pied du trône impérial. Napoléon, debout, leur lut la formule si belle du serment de la Légion-d'Honneur, puis tous ensemble, au bruit des fanfares et de l'artillerie, répondirent: Nous le jurons! Ils vinrent ensuite, pendant plusieurs heures, recevoir les uns après les autres cette croix, qui allait remplacer la noblesse du sang. D'anciens gentilshommes montaient avec de simples paysans les marches de ce trône, également ravis d'obtenir les distinctions décernées à la bravoure, et tous se promettant de verser leur sang sur la côte d'Angleterre, pour assurer à leur patrie, et à l'homme qui la gouvernait, l'empire incontesté du monde.
Ce spectacle magnifique remua tous les cœurs, et une circonstance imprévue vint le rendre profondément sérieux. Une division de la flottille récemment partie du Havre entrait en ce moment à Boulogne, par un gros temps, échangeant une vive canonnade avec les Anglais. De temps en temps, Napoléon quittait le trône pour s'armer de sa lunette, et voir de ses yeux comment se comportaient en présence de l'ennemi ses soldats de terre et de mer.
De telles scènes devaient vivement agiter l'Angleterre. La presse britannique, injurieuse et arrogante, comme l'est toute presse en pays libre, se raillait beaucoup de Napoléon et de ses préparatifs, mais raillait comme un railleur qui tremble de ce dont il paraît rire. En réalité, l'inquiétude était profonde et universelle. Les préparatifs immenses qui avaient été faits pour la défense de l'Angleterre troublaient le pays, sans rassurer complétement les hommes instruits dans l'art de la guerre. On a vu que, regrettant de n'avoir pas une grande armée, à peu près comme la France regrettait de n'avoir pas une marine puissante, l'Angleterre avait voulu, au moyen d'un corps de réserve, augmenter son état militaire. Une partie des hommes condamnés par le tirage au sort, à servir dans la réserve, avaient passé dans l'armée de ligne, ce qui portait celle-ci à environ 170 mille soldats. À cela se joignaient les milices locales, en nombre indéterminé, devant servir exclusivement dans les provinces; et enfin 150 mille volontaires, qui s'étaient offerts dans les trois royaumes, et qui montraient beaucoup d'empressement à se soumettre aux exercices militaires. On parlait de 300 mille volontaires, mais il n'y en avait effectivement que la moitié, se préparant véritablement à servir. Les premiers personnages d'Angleterre, afin de donner l'impulsion, avaient revêtu l'uniforme des volontaires. On avait vu MM. Addington et Pitt le porter également. La levée en masse décrétée sur le papier n'avait pas été sérieusement entreprise.
En faisant les défalcations d'usage, l'Angleterre avait à nous opposer 100 ou 120 mille soldats réguliers d'excellente qualité, des milices sans organisation, 150 mille volontaires sans expérience, ayant de médiocres officiers, pas de général, le tout réparti soit en Irlande soit en Angleterre, et dispersé sur les points du rivage où le danger pouvait se faire craindre. On comptait en troupes régulières et volontaires 70 mille hommes en Irlande; restaient 180 à 200 mille hommes, volontaires ou troupes de ligne, pour l'Écosse et l'Angleterre. C'est tout au plus si, même avec un art de mouvoir les masses que Napoléon possédait seul alors, c'est tout au plus si on aurait pu en réunir 80 ou 90 mille au lieu du danger. Qu'auraient ils fait, eussent-ils été deux fois plus nombreux, devant les 150 mille Français, soldats accomplis, que Napoléon pouvait jeter de l'autre côté du détroit? La véritable défense était donc dans l'Océan. Les Anglais avaient 100 mille matelots, 89 vaisseaux de ligne, répandus sur toutes les mers, une vingtaine de vaisseaux de 50 canons, 132 frégates, plus un nombre proportionné de bâtiments sur les chantiers et dans les bassins. Comme Napoléon, perfectionnant avec le temps leurs préparatifs, ils avaient créé des fencibles de mer, à l'imitation des fencibles de terre. Ils avaient sous ce nom réuni tous les pêcheurs et gens de mer, non sujets à la presse ordinaire, lesquels, répandus au nombre d'environ 20 mille dans des bateaux, le long des côtes, y faisaient une garde continuelle, indépendamment de la garde avancée de frégates, bricks et corvettes, qui se donnaient la main depuis l'Escaut jusqu'à la Somme. Des signaux de nuit, des chariots propres à transporter les troupes en poste, complétaient ce système de précautions, exposé ailleurs, et perfectionné encore dans les quinze mois qui s'étaient écoulés. On avait en outre pratiqué des coupures dans le sol, et placé dans la Tamise une ligne de frégates liées par des chaînes de fer, capables d'opposer une barrière continue et solide à toutes les embarcations. Depuis Douvres jusqu'à l'île de Wight, toute plage abordable était couronnée d'artillerie.
La dépense de ces préparatifs, et la confusion qui en résultait, étaient immenses. Les esprits agités, comme il était naturel qu'ils le fussent en présence d'un danger d'invasion, ne trouvaient rien de bon, rien d'assez rassurant, et, avec un ministère faible, dont tout le monde se croyait fondé à contester la capacité, il n'y avait aucune autorité morale qui pût contenir la fureur de blâmer et d'inventer. À propos de chaque mesure, on disait que c'était peu, ou mal, ou pas assez bien, et on proposait autre chose. M. Pitt, réservé quelque temps, avait cessé de l'être, encouragé qu'il était par le déchaînement général. Il blâmait amèrement les mesures prises par les ministres, soit qu'il crût le moment venu de les renverser, soit qu'en effet il trouvât leurs précautions insuffisantes ou mal calculées. Il est certain du moins que ses critiques étaient beaucoup plus fondées que celles des autres membres de l'opposition. Il reprochait aux ministres de n'avoir pas deviné et prévenu la concentration des bateaux plats à Boulogne, lesquels, suivant lui, passaient mille au moins. Quoiqu'il cherchât à exagérer plutôt qu'à dissimuler le péril, on voit qu'il restait de beaucoup au-dessous de la vérité, car, avec la flottille batave, le nombre en montait à 2,300. Il attribuait cette faute à l'ignorance de l'amirauté, qui n'avait pas su prévoir l'usage qu'on pouvait faire des chaloupes canonnières, et qui avait employé des vaisseaux et des frégates dans des bas-fonds, où ces grands bâtiments étaient réduits à l'impossibilité de suivre les petits bâtiments des Français. Il prétendait qu'avec quelques centaines de chaloupes canonnières, appuyées au large par des frégates, on aurait pu combattre à armes égales les préparatifs des Français, et détruire leur immense armement, avant qu'il fût réuni dans la Manche. Le reproche était spécieux, s'il n'était pas fondé.
Les ministres répondaient que, dans la dernière guerre, on avait voulu employer les chaloupes canonnières, et qu'elles n'avaient pu tenir au vent. Cela prouvait que les marins anglais s'étaient moins appliqués que les marins français à manier ce genre de bâtiments; car nos chaloupes avaient navigué par tous les temps. Quelquefois elles avaient échoué sur les bas-fonds, mais, excepté l'accident arrivé à Brest, aucune n'avait péri par le défaut de sa construction.
Enfin, M. Pitt, ne partageant ni l'opinion de M. Windham, son ancien collègue, ni celle de M. Fox, son nouvel allié, sur l'insuffisance de l'armée régulière, reconnaissant qu'il n'est pas facile d'étendre tout de suite et à volonté les proportions d'une armée, surtout dans un pays où l'on ne voulait pas recourir à la conscription, M. Pitt se plaignait de ce qu'on n'avait pas tiré plus de parti des volontaires. Il prétendait qu'on devait, en profitant de la bonne volonté de ces 150 mille Anglais, leur faire acquérir le degré de discipline et d'instruction dont ils étaient capables, et les amener à être moins inférieurs qu'ils ne paraissaient l'être aux troupes régulières. Ce reproche, fondé ou non, était aussi spécieux que le précédent.
M. Pitt soutenait ces opinions avec une extrême vivacité. À mesure qu'il s'engageait davantage dans l'opposition, il se trouvait rapproché, sinon par ses opinions et ses sentiments, au moins par sa conduite, de l'ancienne opposition whig, c'est-à-dire de M. Fox. Ces deux adversaires, qui s'étaient combattus vingt-cinq ans, semblaient s'être réconciliés, et on répandait le bruit qu'ils allaient former un ministère ensemble. L'ancienne majorité s'était brisée. On a déjà vu qu'une petite partie de cette majorité avait suivi MM. Windham et Grenville dans l'opposition. Une plus grande partie s'était jointe à eux, depuis que M. Pitt avait levé l'étendard. Cette opposition tory se composait de tous ceux qui pensaient que les ministres actuels étaient incapables de faire face à la situation, et qu'il fallait recourir à l'ancien chef du parti de la guerre. D'autre part, l'ancienne opposition whig, dirigée par M. Fox, quoique ayant essuyé quelques défections, telles que celles de MM. Tierney et Sheridan, qu'on disait ralliés à M. Addington, s'était singulièrement accrue par une circonstance de cour. La raison du roi paraissait troublée de nouveau, et on annonçait la prochaine régence du prince de Galles. Or ce prince, anciennement brouillé avec M. Pitt, nouvellement avec M. Addington, était fort attaché à M. Fox, et devait, à ce qu'on croyait, le prendre pour principal ministre. Dès lors un certain nombre de membres des Communes, agissant sous son influence, étaient venus accroître le parti de M. Fox. Les deux oppositions unies, et augmentées, l'une par la levée de boucliers de M. Pitt, l'autre par la prochaine fortune de M. Fox, contre-balançaient presque la majorité du ministère Addington.
Plusieurs votes successifs révélèrent bientôt la gravité de cet état de choses pour le cabinet. M. Pitt avait présenté, au mois de mars, une motion pour demander les états comparatifs de la marine anglaise en 1797, en 1801 et en 1803. Aidé des amis de M. Fox, il était parvenu à réunir 130 voix pour sa motion contre 201. Les ministres n'avaient donc obtenu que 70 voix de majorité, et, en comparant ce vote avec les votes antérieurs, on ne pouvait qu'être frappé du progrès de l'opposition. Le succès encourageant les nouveaux alliés, ils avaient multiplié les motions. En avril, M. Fox avait demandé que l'on déférât à un comité toutes les mesures prises pour la défense du royaume, depuis le renouvellement de la guerre. C'était une autre manière de soumettre au jugement du Parlement la conduite et la capacité du ministère Addington. Cette fois la majorité avait encore diminué. Les opposants avaient réuni 204 voix, et les ministres 256, ce qui réduisait la majorité de 70 voix à 52. Chaque jour voyait cette majorité s'affaiblir; et, au mois de mai, on annonçait une troisième motion, qui devait mettre définitivement les ministres en minorité, lorsque lord Hawkesbury déclara, en termes suffisamment clairs pour être compris, que la dernière motion était inutile, car le cabinet allait se dissoudre.
Le vieux roi, qui aimait beaucoup MM. Addington et Hawkesbury, et très-peu M. Pitt, avait fini néanmoins par faire appeler ce dernier. Ce célèbre et tout-puissant personnage, si long-temps notre ennemi, venait donc de ressaisir les rênes de l'État, avec mission de relever, s'il le pouvait, la fortune menacée de l'Angleterre. En entrant dans le cabinet, il avait laissé en dehors ses anciens amis, MM. Windham et Grenville, et son récent allié M. Fox. On lui reprochait cette double infidélité, qu'on expliquait très-diversement. Ce qui était vraisemblable, c'est qu'il n'avait pas voulu de MM. Windham et Grenville, comme torys trop violents, et que le roi, de son côté, n'avait pas voulu de M. Fox, comme whig trop déclaré. On lui reprochait de n'avoir pas assez fait dans cette circonstance pour vaincre Georges III. On semblait désirer, vu les dangers dont le pays était menacé, que les deux plus grands talents de l'Angleterre s'unissent pour donner au gouvernement plus de force et d'autorité.
Cependant M. Pitt exerçait une telle influence sur les esprits, on avait dans sa personne une confiance si ancienne, qu'à lui seul il suffisait pour relever le pouvoir. En entrant au ministère, il avait demandé tout de suite 60 millions de fonds secrets. On prétendait que c'était pour renouer les relations de l'Angleterre avec le continent; car on le regardait, avec raison, comme le plus propre de tous les ministres à faire renaître les coalitions, par la grande considération dont il jouissait auprès des cours ennemies de la France.
Tels avaient été les événements en Angleterre pendant que Napoléon avait pris la couronne impériale, et que, transporté à Boulogne, il se disposait à forcer la barrière de l'Océan. Il semblait que la Providence eût ramené ces deux hommes en scène, pour les faire lutter une dernière fois, avec plus d'acharnement et de violence que jamais, M. Pitt en suscitant des coalitions, ce qu'il savait très-bien faire; Napoléon en les détruisant à coups d'épée, ce qu'il savait faire encore mieux.
Napoléon était assez indifférent à ce qui se passait de l'autre côté du détroit. Les préparatifs militaires des Anglais le faisaient sourire, beaucoup plus sincèrement que ses chaloupes ne faisaient rire les journalistes anglais. Il ne demandait au ciel qu'une chose, c'était de posséder pendant quarante-huit heures une flotte dans la Manche, et il se chargeait d'avoir bientôt raison de toutes les armées, réunies entre Douvres et Londres. Les événements ministériels en Angleterre ne l'auraient touché que s'ils avaient amené M. Fox aux affaires. Croyant à la sincérité de cet homme d'État, à ses bonnes dispositions pour la France, il aurait été porté à passer des idées de guerre acharnée à des idées de paix, et même d'alliance. Mais l'arrivée de M. Pitt, au contraire, lui prouvait mieux encore qu'il en fallait finir par quelque coup audacieux et désespéré, dans lequel les deux nations joueraient leur existence. Toutefois, une demande de 60 millions de fonds secrets, explicable seulement par des affaires d'une nature occulte sur le continent, ne laissait pas que de le préoccuper. Il trouvait l'Autriche bien lente à envoyer les nouvelles lettres de créance, bien peu franche à Ratisbonne dans l'affaire de la note russe. Enfin il venait de recevoir par M. d'Oubril la réponse du cabinet de Saint-Pétersbourg à la dépêche dans laquelle il avait fait allusion à la mort de Paul Ier. Cette réponse de la Russie semblait indiquer quelque projet ultérieur. Napoléon, avec sa sagacité ordinaire, entrevoyait déjà un commencement de coalition en Europe; il se plaignait à M. de Talleyrand de sa crédulité, de sa complaisance pour les deux messieurs de Cobentzel, et il ajoutait qu'au moindre doute sur les dispositions du continent, il se jetterait, non plus sur l'Angleterre, mais sur celle des puissances qui aurait excité ses inquiétudes; car il n'était pas, disait-il, assez fou pour passer la Manche, s'il n'était pas entièrement rassuré du côté du Rhin. C'est là ce qu'il écrivait de Boulogne à M. de Talleyrand, lui disant qu'il fallait provoquer l'Autriche et la Russie à s'expliquer, lorsqu'un incident subit, et à jamais regrettable, vint forcément terminer ses incertitudes, et l'obliger à différer encore pour quelques mois ses projets de descente.
Le brave et infortuné Latouche-Tréville, dévoré par un mal incomplétement guéri, et par une ardeur dont il n'était pas maître, succomba le 20 août, dans le port de Toulon, à la veille de mettre à la voile. Napoléon apprit ce triste événement à Boulogne, dans les derniers jours d'août 1804, au moment où, prêt à s'embarquer, il était cependant saisi de quelques pressentiments de coalition européenne, et tenté parfois de porter ses coups ailleurs qu'à Londres. La flotte de Toulon ayant perdu son chef, il fallait forcément ajourner l'expédition d'Angleterre, car choisir un nouvel amiral, le nommer, l'envoyer, lui donner le temps de faire connaissance avec son escadre, tout cela exigeait plus d'un mois. Or on avait atteint la fin d'août; on était donc conduit en octobre, pour le départ de Toulon, et en novembre pour l'arrivée dans la Manche. C'était dès lors une campagne d'hiver à faire, et de nouvelles combinaisons à imaginer.
Napoléon chercha tout de suite quel homme il nommerait à la place de l'amiral Latouche. «Il n'y a pas un moment à perdre, écrivit-il au ministre Decrès, pour envoyer un amiral qui puisse commander l'escadre de Toulon. Elle ne peut pas être plus mal qu'elle n'est aujourd'hui entre les mains de Dumanoir, qui n'est pas capable de maintenir la discipline dans une si grande escadre, ni de la faire agir... Il me paraît que pour l'escadre de Toulon, il n'y a que trois hommes, Bruix, Villeneuve, ou Rosily. Vous pouvez sonder Bruix. Je crois à Rosily de la bonne volonté, mais il n'a rien fait depuis quinze ans... Toutefois il y a une chose urgente, c'est de prendre un parti...»
(28 août 1804.)
À partir de ce jour, il reconnut que l'établissement naval et militaire qu'il avait créé à Boulogne, serait moins passager qu'il ne l'avait supposé d'abord, et il s'occupa sur les lieux mêmes d'en simplifier l'organisation, pour la rendre moins coûteuse, et pour ajouter aussi à sa perfection sous le rapport des manœuvres. «La flottille, écrivait-il à Decrès, a été considérée jusqu'ici comme d'expédition; il faut la considérer désormais comme établissement fixe, et dès ce moment porter la plus grande attention à tout ce qui doit être immuable, en la régissant par d'autres règles que l'escadre.»
(18 septembre 1804.—23 fructidor an XII.)
Il simplifia, en effet, les rouages administratifs, supprima beaucoup de doubles emplois, provenant du rapprochement des armées de terre et de mer, révisa tous les appointements, s'occupa, en un mot, de faire de la flottille de Boulogne une organisation à part, qui, coûtant le moins possible, pourrait durer autant que la guerre, et continuer d'exister dans le cas où l'armée serait obligée de quitter pour un moment les côtes de la Manche.
Il imagina aussi la division en escadrilles, pour mettre plus d'ordre dans les mouvements de ces 2,300 bâtiments. La distribution définitivement adoptée fut la suivante: neuf chaloupes ou bateaux canonniers formaient une section, et portaient un bataillon; deux de ces sections formaient une division, et portaient un régiment. Les péniches, ne pouvant contenir que la moitié moins de monde, devaient être doubles en nombre. La division de péniches était composée de 4 sections, ou 36 péniches, au lieu de 18, afin de suffire à un régiment de deux bataillons. Plusieurs divisions de chaloupes, bateaux et péniches, formaient une escadrille, et devaient transporter plusieurs régiments, c'est-à-dire, un corps d'armée. À chaque escadrille étaient joints un certain nombre de ces bâtiments de pêche ou de cabotage, qu'on avait disposés pour embarquer les chevaux de la cavalerie et les gros bagages. La flottille tout entière était divisée en huit escadrilles, deux à Étaples pour le corps du maréchal Ney, quatre à Boulogne pour le corps du maréchal Soult, deux à Wimereux pour l'avant-garde et la réserve. Le port d'Ambleteuse, dans le nouveau projet qu'on avait eu le temps de mûrir, était destiné à la flottille batave, et celle-ci était chargée de transporter le corps du maréchal Davout. Chaque escadrille était dirigée par un officier supérieur, et manœuvrait en mer d'une manière indépendante, quoique combinée avec l'ensemble des opérations. De la sorte, les distributions de la flottille se trouvaient complétement adaptées à celles de l'armée.
Pendant ce temps, l'amiral Decrès avait fait appeler auprès de lui les amiraux Villeneuve et Missiessy, pour leur proposer les commandements vacants. Considérant Bruix comme indispensable à Boulogne, Rosily comme trop déshabitué de la mer, il avait regardé Villeneuve comme le plus propre à commander l'escadre de Toulon, et Missiessy celle de Rochefort, que Villeneuve devait laisser vacante. L'amiral Villeneuve, dont le nom est entouré d'une malheureuse célébrité, avait de l'esprit, de la bravoure, la connaissance pratique de son état, mais n'avait aucune fermeté de caractère. Impressionnable au plus haut point, il était capable de s'exagérer sans mesure les difficultés d'une situation, et de tomber dans cet état d'abattement, où l'on n'est plus maître de son cœur et de sa tête. L'amiral Missiessy, moins habile, mais plus froid, était peu susceptible de s'élever, mais peu susceptible aussi de se laisser abattre. L'amiral Decrès les manda tous deux, essaya de vaincre chez eux la démoralisation, qui s'était emparée non pas des matelots et des officiers, tous remplis d'une noble ardeur, mais des commandants de nos flottes, lesquels avaient à perdre dans les batailles ce qu'ils estimaient plus que la vie, c'est-à-dire leur renommée. Il fit accepter à l'amiral Missiessy le commandement de l'escadre de Rochefort, et à l'amiral Villeneuve l'escadre de Toulon. Il avait pour ce dernier une amitié qui remontait aux premiers temps de leur enfance. Il lui avoua le secret de l'Empereur, et l'immense opération à laquelle était destinée l'escadre de Toulon. Il exalta son imagination en lui montrant une grande chose à exécuter, et de grands honneurs à obtenir. Déplorable tentative d'une vieille amitié! Cette exaltation d'un instant devait faire place chez Villeneuve à un abattement funeste, et amener pour notre marine les plus sanglants revers.
Le ministre se hâta d'écrire à l'Empereur le résultat de ses entretiens avec Villeneuve, et l'effet produit sur cet officier par les perspectives de danger et de gloire qu'il lui avait ouvertes[7].
Napoléon, qui avait des hommes une connaissance profonde, ne comptait guère sur le remplaçant de l'amiral Latouche. Pensant toujours à son projet, il le modifia de nouveau et l'agrandit encore, d'après les circonstances qui étaient survenues. L'hiver rendait à la flotte de Brest la liberté de ses mouvements, en faisant cesser la continuité du blocus. Bien que Ganteaume eût manqué de caractère en 1804, cependant il avait montré, en plus d'une occasion, du courage et du dévouement, et Napoléon voulut lui confier la partie brillante et difficile du plan. Il remit l'expédition après le 18 brumaire (9 novembre), époque assignée pour la cérémonie du couronnement, et il résolut de faire sortir Ganteaume dans cette rude saison, avec 15 ou 18 mille hommes destinés à l'Irlande, puis, lorsque cet amiral les aurait jetés sur l'un des points accessibles de cette île, de l'amener rapidement dans la Manche, pour y protéger le passage de la flottille. Dans ce plan modifié, les amiraux Missiessy et Villeneuve étaient chargés d'un tout autre rôle, que celui qui était attribué aux escadres de Toulon et de Rochefort, lorsque Latouche-Tréville en avait le commandement. L'amiral Villeneuve, partant de Toulon, devait aller, en Amérique, reconquérir Surinam et les colonies hollandaises de la Guyane. Une division, détachée de l'escadre de Villeneuve, devait prendre l'île de Sainte-Hélène en passant. L'amiral Missiessy avait ordre de jeter 3 à 4 mille hommes de renfort dans nos Antilles, puis de ravager les Antilles anglaises, en les surprenant à peu près sans défense. Les deux amiraux, se réunissant ensuite pour revenir de concert en Europe, avaient pour dernière instruction de débloquer l'escadre du Ferrol et de rentrer à Rochefort au nombre de 20 vaisseaux. Il leur était enjoint de partir avant Ganteaume, pour que les Anglais, avertis de leur départ, fussent attirés à leur suite. Napoléon voulait que Villeneuve partît de Toulon le 12 octobre, Missiessy de Rochefort le 1er novembre, Ganteaume de Brest le 22 décembre 1804. Il regardait comme certain que les 20 vaisseaux de Villeneuve et de Missiessy en attireraient 30 au moins hors des mers d'Europe; car les Anglais, attaqués à l'improviste sur tous les points, ne pouvaient manquer d'envoyer des secours partout. Il était alors probable que l'amiral Ganteaume aurait une liberté de mouvement suffisante pour exécuter l'opération dont il était chargé, et qui consistait, après avoir touché à l'Irlande, à se porter devant Boulogne, soit en tournant l'Écosse, soit en se rendant directement de l'Irlande dans la Manche.
Tous ses ordres étant donnés de Boulogne même, où il se trouvait alors, Napoléon voulut se servir du temps qui lui était laissé jusqu'à l'hiver, pour éclaircir les affaires du continent. Dirigeant la conduite de M. de Talleyrand par une correspondance de chaque jour, il lui prescrivit les démarches diplomatiques qui pouvaient conduire à ce but.
On se rappelle sans doute la note irréfléchie du cabinet russe au sujet de la violation du sol germanique, et la réponse amère du cabinet français. Le jeune Alexandre avait profondément senti cette réponse, et il avait reconnu, mais trop tard, que son avénement au trône lui ôtait le droit de donner de si hautes leçons de morale aux autres gouvernements. Il en était humilié et effrayé. L'âme d'Alexandre était plus vive que forte. Il se jetait volontiers en avant, puis reculait aussi volontiers, lorsqu'il avait aperçu le péril. C'était sans consulter ses ministres qu'il avait pris le deuil pour la mort du duc d'Enghien, et c'était, malgré une partie d'entre eux, qu'il avait envoyé à Ratisbonne la note dont nous avons fait mention. Cependant ils avaient la plus grande peine à le maintenir dans ses premières résolutions. Les gens sages de Pétersbourg, après la première émotion passée, trouvaient qu'on s'était conduit avec beaucoup trop de légèreté dans l'affaire du duc d'Enghien; ils s'en prenaient aux jeunes gens qui gouvernaient l'empire, et, entre ces jeunes gens, au prince Czartoryski plus qu'aux autres, parce qu'il était Polonais, et chargé du portefeuille des affaires étrangères, depuis la retraite à la campagne du chancelier Woronzoff. Rien n'était plus injuste que ce jugement à l'égard du prince Czartoryski, car celui-ci avait résisté, autant qu'il l'avait pu, aux vivacités de la cour, mais il voulait maintenant qu'on sortît avec dignité du mauvais pas dans lequel on était engagé. En conséquence, il avait prescrit à M. d'Oubril, chargé d'affaires à Paris, de se plaindre dans une note à la fois ferme et modérée, de l'affectation que le cabinet français avait mise à rappeler certains souvenirs; de témoigner des dispositions pacifiques, mais d'exiger une réponse sur les trois ou quatre sujets ordinaires des réclamations du gouvernement russe, tels que l'occupation de Naples, l'indemnité toujours différée du roi de Piémont, l'invasion du Hanovre. M. d'Oubril avait ordre, s'il obtenait sur ces points une explication seulement spécieuse, de s'en contenter, et de rester à Paris, mais de prendre ses passe-ports si on se renfermait dans un silence obstiné et dédaigneux.
La Prusse qui, suivant une expression de Napoléon, s'agitait sans cesse entre les deux géants, informée de l'état exact du cabinet russe, en avait averti M. de Talleyrand par son ministre Lucchesini, et lui avait dit: Différez de répondre le plus long-temps possible; puis faites une réponse qui fournisse à la dignité de la Russie une satisfaction apparente, et cette tempête du Nord, dont on cherche à effrayer l'Europe, sera calmée.—
Ces diverses communications étant arrivées à Paris pendant que Napoléon était à Boulogne, M. de Talleyrand avait eu recours à la politique dilatoire, dans laquelle on a vu qu'il excellait. Napoléon s'y était prêté volontiers, ne cherchant pas la guerre avec le continent, ne la craignant pas non plus, et préférant en finir avec l'Europe, par une expédition directe contre l'Angleterre. Il continuait donc ses opérations à Boulogne, pendant qu'on laissait M. d'Oubril dans l'attente à Paris. Cependant M. de Talleyrand n'attachant pas assez d'importance à la note russe, et prenant trop au pied de la lettre l'avis de la Prusse, avait cru trop facilement qu'on s'en tirerait avec des délais. M. d'Oubril, après avoir attendu tout le mois d'août, avait enfin exigé une réponse. Napoléon, importuné des questions de M. d'Oubril, disposé d'ailleurs à s'expliquer catégoriquement avec les puissances du continent depuis la rentrée de M. Pitt au ministère, avait voulu qu'on répondît. Il avait envoyé lui-même le modèle de la note à transmettre à M. d'Oubril, et M. de Talleyrand, suivant sa coutume, avait fait son possible pour en adoucir le fond et la forme. Mais telle qu'il l'avait remise, elle était fort insuffisante pour sauver la dignité du cabinet russe, malheureusement engagée.
Cette note plaçait en regard des torts reprochés à la France les torts reprochables à la Russie. La Russie, disait-on, n'aurait pas dû avoir de troupes à Corfou, et elle en augmentait chaque jour le nombre. Elle aurait dû refuser toute faveur aux ennemis de la France, et elle ne se bornait pas à donner asile aux émigrés, elle leur accordait en outre des fonctions publiques dans les cours étrangères. C'était là une violation positive du dernier traité. De plus les agents russes se montraient partout hostiles. Un tel état de choses excluait toute idée d'intimité, et rendait impossible le concert convenu entre les deux cabinets, pour la conduite des affaires d'Italie et d'Allemagne. Quant à l'occupation du Hanovre et de Naples, elle avait été une conséquence forcée de la guerre. Si la Russie s'engageait à faire évacuer Malte par les Anglais, la cause de la guerre disparaissant, les pays occupés par la France seraient évacués à l'instant même. Mais chercher à peser sur la France, sans chercher à peser également sur l'Angleterre, n'était ni juste ni convenable. Si on prétendait se constituer arbitre entre les deux puissances belligérantes, juger non-seulement le fond de la querelle mais les moyens employés pour la vider, il fallait être arbitre impartial et ferme. La France était décidée à n'en pas accepter d'autre. Si on voulait la guerre, elle y était toute prête, car, après tout, les dernières campagnes des Russes en Occident ne les autorisaient pas à se permettre avec la France un ton aussi haut que celui qu'ils semblaient prendre en ce moment. Il fallait qu'on sût bien que l'Empereur des Français n'était pas l'empereur des Turcs ou des Persans. Si on désirait au contraire en venir avec lui à de meilleures relations, il y était tout disposé; et alors certainement il ne refuserait pas de faire ce qui avait été promis, notamment au sujet du roi de Sardaigne; mais, dans l'état actuel des relations, on n'obtiendrait rien de lui, car la menace était à son égard de tous les moyens le plus inefficace.
Cette note si fière ne laissait guère de prétexte à M. d'Oubril pour se dire satisfait. C'était la conséquence des légèretés de son cabinet, qui tantôt voulant à propos de Naples et du Hanovre se constituer juge des moyens de guerre employés par les puissances belligérantes, tantôt voulant se mêler d'un acte intérieur comme la mort du duc d'Enghien, s'était exposé à ne recevoir sur tous les points auxquels il touchait que des réponses fâcheuses. M. d'Oubril, consultant ses instructions, crut devoir demander ses passe-ports; cependant, pour leur être entièrement fidèle, il ajouta que son départ était une simple interruption des rapports diplomatiques entre les deux cours, mais non une déclaration de guerre; que lorsque les relations n'avaient plus rien d'utile ou d'agréable, il n'y avait aucune raison de les continuer; que du reste la Russie ne songeait pas à recourir aux armes, que le cabinet français déciderait, par sa conduite postérieure, si la guerre devait suivre cette interruption de rapports.
M. d'Oubril, après cette déclaration froide et néanmoins pacifique, quitta Paris. L'ordre fut envoyé à M. de Rayneval, qui était resté comme chargé d'affaires à Pétersbourg, de retourner en France. M. d'Oubril partit à la fin d'août, s'arrêta quelques jours à Mayence, pour attendre la nouvelle de la libre sortie accordée à M. de Rayneval.
Il était évident que la Russie, en cherchant à témoigner son déplaisir par l'interruption de ses relations avec la France, ne ferait cependant la guerre que dans le cas où une nouvelle coalition européenne lui en fournirait une occasion avantageuse. Tout dépendait par conséquent de l'Autriche, au jugement de Napoléon. Il la mit donc à une forte épreuve, pour savoir à quoi s'en tenir avant de se livrer tout entier à ses projets maritimes. La reconnaissance du titre impérial qu'il avait pris se faisant encore attendre, il la demanda péremptoirement. Son projet de visiter les bords du Rhin allait sous peu le conduire à Aix-la-Chapelle; il exigea que M. de Cobentzel vînt lui rendre hommage, et lui remettre ses lettres de créance, dans la ville même où les empereurs germaniques avaient coutume de prendre la couronne de Charlemagne. Il déclara que si on ne lui donnait pas satisfaction à cet égard, M. de Champagny, nommé ministre de l'intérieur en remplacement de M. Chaptal, appelé au Sénat, n'aurait pas de successeur à Vienne, et qu'une retraite d'ambassadeurs, entre puissances aussi voisines que la France et l'Autriche, ne se passerait pas aussi pacifiquement qu'entre la France et la Russie. Enfin, il voulut que la note russe, déjà écartée à Ratisbonne par un ajournement, mais du sort de laquelle il fallait décider sous peu de jours, fût définitivement rejetée, ou bien il déclara de nouveau qu'il adresserait à la diète une réponse, d'où sortirait inévitablement la guerre.
Tout cela fait, Napoléon quitta Boulogne où il venait de passer un mois et demi, et s'achemina vers les départements du Rhin. Avant de partir, il eut l'occasion d'assister à un combat de la flottille contre la division anglaise. Le 26 août (8 fructidor an XII), à deux heures après midi, il était en rade, inspectant dans son canot la ligne d'embossage, composée, suivant l'usage, de cent cinquante à deux cents chaloupes et péniches. L'escadre anglaise, mouillée au large, était forte de deux vaisseaux, deux frégates, sept corvettes, six bricks, deux lougres et un côtre, en tout vingt voiles. Une corvette, se détachant du gros de la division ennemie, vint se placer à l'extrémité de notre ligne d'embossage, pour l'observer et lui envoyer quelques bordées. L'amiral alors donna l'ordre à la première division des canonnières, commandée par le capitaine Leray, de lever l'ancre, et de se diriger toutes ensemble sur la corvette; ce qu'elles exécutèrent, et ce qui força celle-ci à se retirer immédiatement. Voyant cela, les Anglais formèrent un détachement composé d'une frégate, de plusieurs corvettes ou bricks et du côtre, pour contraindre nos canonnières à se replier à leur tour, et les empêcher de regagner leur position accoutumée. L'Empereur, qui était dans son canot avec l'amiral Bruix, les ministres de la guerre et de la marine et plusieurs maréchaux, se porta au milieu des chaloupes qui combattaient, et pour leur donner l'exemple fit mettre le cap sur la frégate qui s'avançait à toutes voiles. Il savait que les soldats et les marins, admirateurs de son audace sur terre, se demandaient quelquefois s'il serait aussi audacieux sur mer. Il voulait les édifier à cet égard, et les accoutumer à braver témérairement les gros bâtiments de l'ennemi. Il fit diriger son canot, fort en avant de la ligne française, et le plus près possible de la frégate. Celle-ci voyant le canot impérial tout pavoisé, et se doutant peut-être du précieux chargement qu'il contenait, avait réservé son feu. Le ministre de la marine, tremblant pour l'Empereur des suites d'une telle bravade, voulut se jeter sur la barre du gouvernail pour changer la direction; mais un geste impérieux de Napoléon arrêta le mouvement du ministre, et on continua de marcher vers la frégate. Napoléon, la lunette à la main, l'observait, lorsque tout à coup elle lâcha la bordée qu'elle avait réservée, et couvrit de ses projectiles le canot qui portait César et sa fortune. Personne ne fut blessé, et on en fut quitte pour l'éclaboussure des projectiles. Tous les bâtiments français témoins de cette scène, s'étaient avancés le plus rapidement qu'ils avaient pu, afin de soutenir le feu, et de couvrir en le dépassant le canot de l'Empereur. La division anglaise, assaillie à son tour par une grêle de boulets et de mitraille, se mit à rétrograder peu à peu. On la suivit, mais elle revint de nouveau, courant une bordée vers la terre. Dans cet intervalle, une seconde division de chaloupes canonnières, commandée par le capitaine Pevrieu, avait levé l'ancre, et s'était portée sur l'ennemi. Bientôt la frégate maltraitée, et gouvernant à peine, fut obligée de reprendre le large. Les corvettes suivirent ce mouvement de retraite, quelques-unes fort avariées, et le côtre tellement criblé qu'on le vit couler à fond.
Napoléon essuyant le Feu d'une Frégate Anglaise.
Napoléon quitta Boulogne, enchanté du combat auquel il avait assisté, d'autant plus que les rapports secrets venus de la côte d'Angleterre lui donnaient les détails les plus satisfaisants sur l'effet matériel et moral que ce combat avait produit. Nous n'avions eu qu'un homme tué et 7 blessés, dont un mortellement. Les Anglais, suivant les rapports adressés à Napoléon, avaient eu 12 à 15 hommes tués, et 60 blessés. Leurs bâtiments avaient beaucoup souffert. Les officiers anglais avaient été frappés de la tenue de nos petits bâtiments, de la vivacité et de la précision de leur feu. Il était évident que, si ces chaloupes avaient à craindre les vaisseaux à cause de leur masse, elles avaient à leur opposer une puissance, une multiplicité de feux très-redoutable[8].
Napoléon traversa la Belgique, visita Mons, Valenciennes, et arriva le 3 septembre à Aix-la-Chapelle. L'Impératrice, qui était allée prendre les eaux de Plombières, pendant le séjour de Napoléon sur les bords de l'Océan, était venue le rejoindre pour assister aux fêtes qu'on préparait dans les provinces rhénanes. M. de Talleyrand, plusieurs grands dignitaires et ministres s'y trouvaient également. M. de Cobentzel avait été fidèle au rendez-vous qui lui avait été assigné. L'empereur François, sentant l'inconvénient de plus longs délais, avait pris le 10 août, dans une cérémonie solennelle, le titre impérial décerné à sa maison, et s'était qualifié empereur élu d'Allemagne, empereur héréditaire d'Autriche, roi de Bohême et de Hongrie, archiduc d'Autriche, duc de Styrie, etc. Il avait ensuite donné à M. de Cobentzel l'ordre de se rendre à Aix-la-Chapelle, pour y remettre à l'Empereur Napoléon ses lettres de créance. À cette démarche, que le lieu où elle était faite rendait encore plus significative, se joignit l'assurance formelle, et pour le moment sincère, de vouloir vivre en paix avec la France, et la promesse de ne tenir aucun compte de la note russe à Ratisbonne, comme Napoléon le désirait. Cette note, en effet, venait d'être mise au néant par un ajournement indéfini.
L'Empereur des Français fit à M. de Cobentzel le meilleur accueil, et lui prodigua, en retour des siennes, les déclarations les plus tranquillisantes. Avec M. de Cobentzel se présentèrent M. de Souza, apportant la reconnaissance du Portugal, le bailli de Ferrette, celle de l'Ordre de Malte, et une foule de ministres étrangers qui, sachant à quel point leur présence serait agréable à Aix-la-Chapelle, avaient imaginé la flatterie de demander à s'y rendre. Ils y furent reçus avec grand empressement, et avec la grâce que savent trouver toujours les souverains satisfaits. Cette réunion fut singulièrement brillante par le concours des étrangers et des Français, par le luxe déployé, par la pompe militaire. Les souvenirs de Charlemagne y furent réveillés avec une intention peu déguisée. Napoléon descendit dans le caveau où avait été enseveli le grand homme du moyen âge, visita curieusement ses reliques, et donna au clergé d'éclatantes marques de sa munificence. À peine sorti de ces fêtes, il rentra dans ses occupations sérieuses, et parcourut tout le pays entre la Meuse et le Rhin, Juliers, Wenloo, Cologne, Coblentz, inspectant à la fois les routes et les fortifications, rectifiant partout les projets de ses ingénieurs, avec cette sûreté de coup d'œil, cette expérience profonde, qui n'appartenaient qu'à lui, et ordonna les nouveaux travaux qui devaient rendre invincible cette partie des frontières du Rhin.
À Mayence, où il arriva vers la fin de septembre (commencement de l'an XIII), de nouvelles pompes l'attendaient. Tous les princes d'Allemagne dont les États se trouvaient dans les environs, et qui avaient intérêt à ménager leur puissant voisin, accoururent pour lui offrir leurs félicitations et leurs hommages, non point par intermédiaire, mais en personne. Le prince archichancelier, devant à la France la conservation de son titre et de son opulence, voulut rendre hommage à Napoléon à Mayence, son ancienne capitale. Avec lui se présentèrent les princes de la maison de Hesse, le duc et la duchesse de Bavière, le respectable électeur de Baden, le plus vieux des princes de l'Europe, venu avec son fils et son petit-fils. Ces personnages et d'autres, qui se succédèrent à Mayence, furent reçus avec une magnificence de beaucoup supérieure à celle qu'ils auraient pu trouver même à Vienne. Ils étaient tous frappés de la promptitude avec laquelle le soldat couronné avait pris l'attitude d'un souverain: c'est qu'il avait de bonne heure commandé aux hommes, non pas au nom d'un vain titre, mais au nom de son caractère, de son génie, de son épée; et c'était là, en fait de commandement, un apprentissage fort supérieur à celui qu'on peut faire dans les cours.
Les réjouissances qui avaient eu lieu à Aix-la-Chapelle se renouvelèrent à Mayence, sous les yeux des Français et des Allemands accourus pour voir de plus près le spectacle qui excitait dans ce moment la curiosité de l'Europe entière. Napoléon invita aux fêtes de son couronnement la plupart des princes qui étaient venus le visiter. Au milieu de ce tumulte, se dérobant tous les matins aux vanités du trône, il parcourait les bords du Rhin, examinait dans toutes ses parties la place de Mayence, qu'il regardait comme la plus importante du continent, moins à cause de ses ouvrages que de sa position au bord du grand fleuve, le long duquel l'Europe lutte depuis dix siècles contre la France. Il commandait les travaux qui devaient lui donner la force dont elle est susceptible. La vue de cette place lui inspira une précaution des plus utiles, et à laquelle personne que lui n'aurait pensé, s'il ne s'était transporté sur les lieux mêmes. Les derniers traités avaient ordonné la démolition des forts de Cassel et de Kehl. Le premier forme le débouché de Mayence, et le second le débouché de Strasbourg sur la rive droite du Rhin. Ces deux places perdaient leur valeur sans ces deux têtes de pont, qui leur servaient à la fois de moyen de défense et de moyen de passage sur l'autre rive. Il prescrivit d'amasser les bois et matériaux de toute espèce, nécessaires à des travaux soudains, et quinze mille pelles et pioches, pour pouvoir porter en vingt-quatre heures huit à dix mille travailleurs de l'autre côté du fleuve, et y relever les ouvrages détruits. Le défaut d'outils, écrivait-il au génie, vous ferait seul perdre huit jours. Il arrêta même tous les plans, pour qu'à un ordre télégraphique les ouvrages pussent être commencés immédiatement.
Napoléon, après avoir séjourné à Mayence et dans les nouveaux départements, pendant tout le temps nécessaire à ses projets, partit pour Paris, visita Luxembourg en passant, et arriva à Saint-Cloud le 12 octobre 1804 (20 vendémiaire an XIII).
Il s'était flatté un moment d'offrir à la France et à l'Europe un spectacle extraordinaire, en traversant le détroit de Calais avec cent cinquante mille hommes, et en revenant à Paris maître du monde. La Providence, qui lui réservait tant de gloire, ne lui avait pas permis de donner un tel éclat à son couronnement. Il lui restait un autre moyen d'éblouir les esprits, c'était de faire descendre un instant le Pape du trône pontifical, pour qu'il vînt à Paris même bénir son sceptre et sa couronne. Il y avait là une grande victoire morale à remporter sur les ennemis de la France, et il ne doutait pas d'y réussir. Tout se préparait pour son couronnement, auquel il avait invité les principales autorités de l'Empire, de nombreuses députations des armées de terre et de mer, et une foule de princes étrangers. Des milliers d'ouvriers travaillaient aux apprêts de la cérémonie, dans la basilique de Notre-Dame. Le bruit de la venue du Pape ayant transpiré, l'opinion en avait été saisie et émerveillée, la population dévote enchantée, l'émigration profondément chagrine, l'Europe surprise et jalouse. La question avait été traitée là où se traitaient toutes les affaires, c'est-à-dire au sein du conseil d'État. Dans ce corps, où la plus complète liberté avait laissée aux opinions, les objections suscitées par le Concordat s'étaient reproduites bien plus fortement encore, à l'idée de soumettre en quelque sorte le couronnement du nouveau monarque au chef de l'Église. Ces répugnances si anciennes en France, même chez les hommes religieux, contre la domination ultramontaine, s'étaient toutes réveillées à la fois. On disait que c'était relever toutes les prétentions du clergé, proclamer une religion dominante, faire supposer que l'Empereur récemment élu tenait sa couronne non du vœu de la nation et des exploits de l'armée, mais du Souverain Pontife, supposition dangereuse, car celui qui donnait la couronne pouvait la retirer aussi.
Napoléon, impatienté de tant d'objections contre une cérémonie, qui devait être un vrai triomphe obtenu sur la malveillance européenne, prit lui-même la parole, exposa tous les avantages de la présence du Pape dans une telle solennité, l'effet qu'elle produirait sur les populations religieuses et sur le monde entier, la force qu'elle apporterait au nouvel ordre de choses, à la conservation duquel tous les hommes de la Révolution étaient également intéressés; il montra le peu de danger attaché à cette signification d'un pontife donnant la couronne; il soutint que les prétentions d'un Grégoire VII n'étaient plus de notre temps, que la cérémonie dont il s'agissait n'était qu'une invocation de la protection céleste en faveur d'une dynastie nouvelle, invocation faite dans les formes ordinaires du culte le plus ancien, le plus général, le plus populaire en France; que, du reste, sans pompe religieuse, il n'y avait pas de véritable pompe, surtout dans les pays catholiques, et qu'à faire figurer les prêtres au couronnement, il valait mieux y appeler les plus grands, les plus qualifiés, et, si on pouvait, leur supérieur à tous, le Pape lui-même. Poussant enfin ses contradicteurs, comme il poussait ses ennemis à la guerre, c'est-à-dire à outrance, il finit par ce trait qui termina la discussion sur-le-champ.—Messieurs, s'écria-t-il, vous délibérez à Paris, aux Tuileries: supposez que vous délibérassiez à Londres, dans le cabinet britannique, que vous fussiez, en un mot, les ministres du roi d'Angleterre, et qu'on vous apprît que le Pape passe en ce moment les Alpes, pour sacrer l'Empereur des Français; regarderiez-vous cela comme un triomphe pour l'Angleterre ou pour la France?—À cette interrogation si vive, portant si juste, tout le monde se tut, et le voyage du Pape à Paris ne rencontra plus d'objection.
Mais ce n'était pas tout que de consentir à ce voyage, il fallait l'obtenir de la cour de Rome, et la chose était extraordinairement difficile. Pour réussir il était nécessaire d'user d'un grand art, de mêler beaucoup de fermeté à beaucoup de douceur; et l'ambassadeur de France, le cardinal Fesch, avec l'irascibilité de son caractère, la dureté de son orgueil, y était beaucoup moins propre que son prédécesseur, M. de Cacault. C'est ici le cas de faire connaître ce personnage qui a joué un rôle dans l'Église et dans l'Empire. Le cardinal Fesch, gros de corps, moyen de taille, médiocre d'esprit, vain, ambitieux, emporté, mais ferme, était destiné à devenir un grand obstacle pour Napoléon. Pendant la terreur, il avait, comme beaucoup de prêtres, jeté loin de lui les insignes, et avec les insignes les obligations du sacerdoce. Devenu commissaire des guerres à l'armée d'Italie, on n'aurait pas dit, à le voir agir, que c'était un ancien ministre du culte. Mais quand Napoléon, remettant toutes choses à leur place, avait ramené les prêtres à l'autel, le cardinal Fesch avait songé à rentrer dans son premier état, et à s'y ménager le rang que sa puissante parenté lui permettait d'espérer. Napoléon n'avait voulu l'y replacer qu'à condition d'une conduite édifiante; et, l'abbé Fesch avait aussitôt, avec une force de volonté rare, changé ses mœurs, caché sa vie, et donné dans un séminaire le spectacle d'une pénitence exemplaire. Pourvu de l'archevêché de Lyon, qui avait été tenu en réserve pour lui, revêtu du chapeau de cardinal, il s'était montré sur-le-champ, non l'appui de Napoléon, mais bien plutôt son antagoniste dans l'Église; et on pouvait entrevoir déjà qu'il avait la prétention d'obliger un jour le neveu auquel il devait tout, à compter avec un oncle appuyé sur la secrète malveillance du clergé.
Napoléon s'était entretenu amèrement de cette nouvelle ingratitude de famille avec le sage Portalis, qui lui avait donné le conseil de se débarrasser de cet oncle en l'envoyant à Rome, pour y être ambassadeur.—Il aura là, disait M. Portalis, fort à faire avec l'orgueil, les préjugés de la cour romaine, et il emploiera les défauts de son caractère à vous servir, au lieu de les employer à vous nuire.—C'est pour ce motif, et non pour le faire pape un jour, comme le débitaient les inventeurs de faux bruits, que Napoléon avait accrédité le cardinal Fesch auprès de la cour de Rome. Aucun pape ne lui eût été plus désagréable, plus opposé, plus dangereux.
Tel était le personnage qui devait négocier le voyage de Pie VII à Paris.
Dès que Pie VII avait appris par le courrier extraordinaire du cardinal Caprara les désirs conçus par Napoléon, il avait été saisi, et il était demeuré long-temps agité des sentiments les plus contraires. Il avait bien compris que c'était l'occasion de rendre de nouveaux services à la religion, d'obtenir pour elle plus d'une concession, jusqu'ici constamment refusée, peut-être même d'arracher la restitution des riches provinces enlevées au patrimoine de Saint-Pierre. Mais aussi que de chances à braver! que de fâcheux discours à essuyer en Europe! que de désagréments possibles, au milieu de cette capitale révolutionnaire, infectée de l'esprit des philosophes, remplie encore de leurs adhérents, et habitée par le peuple le plus railleur de la terre! Toutes ces perspectives se présentant à la fois à l'esprit du pontife, sensible et irritable, l'agitèrent à tel point que sa santé en fut notablement altérée. Son ministre, son conseiller favori, le cardinal secrétaire d'État Consalvi, devint à l'instant le confident de ses agitations[9]. Il lui communiqua ses inquiétudes, reçut communication des siennes, et tous deux se trouvèrent à peu près d'accord. Ils craignaient ce que dirait le monde de cette consécration d'un prince illégitime, d'un usurpateur, comme on appelait Napoléon, dans un certain parti; ils craignaient le mécontentement des cours, surtout celui de la cour de Vienne, qui voyait avec un mortel déplaisir s'élever un nouvel empereur d'Occident; ils craignaient, dans le parti de l'ancien régime, un déchaînement bien plus grand que celui qui avait éclaté à l'époque du Concordat, et bien plus motivé, car ici l'intérêt de la religion était moins évident que l'intérêt d'un homme. Ils craignaient qu'une fois en France on ne demandât au Pape, à l'égard de la religion, quelque chose d'imprévu, d'inadmissible, qu'il aurait déjà bien de la peine à refuser à Rome, qu'il pourrait bien moins encore refuser à Paris, ce qui amènerait quelque brouille fâcheuse, peut-être éclatante. Ils n'allaient pas jusqu'à redouter un acte de violence comme la détention de Pie VI à Valence; mais ils se figuraient confusément des scènes étranges et effrayantes. Il est vrai que le cardinal Consalvi, qui était venu à Paris pour le Concordat, et le cardinal Caprara, qui passait sa vie dans cette capitale, avaient sur Napoléon, sur sa courtoisie, sur la délicatesse de ses procédés, d'autres idées que celles qui régnaient dans cette cour de vieux prêtres, lesquels ne se représentaient jamais Paris que comme un gouffre où dominait un géant redoutable. Le cardinal Caprara surtout ne cessait de dire que si l'Empereur était le plus bouillant, le plus impérieux des hommes, il était aussi le plus généreux, le plus aimable, quand on ne le blessait pas; que le Pape serait charmé de le voir, qu'il en obtiendrait ce qu'il voudrait pour la religion et pour l'Église; que c'était le moment de partir, car la guerre tendait à quelque crise décisive; qu'il y aurait encore des vaincus et un vainqueur, encore de nouvelles distributions de territoires, et que le Pape obtiendrait peut-être les Légations; qu'on ne promettait rien, à la vérité, mais que c'était au fond l'intention de Napoléon, et qu'il ne lui fallait qu'une circonstance pour la réaliser. Ces peintures calmaient un peu l'imagination troublée du malheureux pontife; mais Paris, la capitale de cette affreuse révolution française qui avait dévoré des rois, des reines, des milliers de prêtres, était pour lui un indéfinissable objet de terreur.
Puis aussi venaient l'assaillir des appréhensions contraires. Sans doute l'Europe parlerait mal si on allait à Paris; il était possible qu'on y fût exposé à des événements inconnus et funestes; mais si on n'y allait pas, qu'arriverait-il de la religion et du Saint-Siége? Tous les États d'Italie étaient sous la main de Napoléon. Le Piémont, la Lombardie, la Toscane, Naples même, malgré la protection russe, étaient remplis de troupes françaises. Par égard pour le Saint-Siége, l'État romain seul avait été épargné. Que ne ferait pas Napoléon irrité, blessé par un refus, qui serait infailliblement connu de toute l'Europe, et qui passerait pour une condamnation de ses droits, émanée du Saint-Siége? Toutes ces idées contradictoires formaient, dans l'esprit du Pape et du secrétaire d'État Consalvi, un flux et un reflux des plus douloureux. Le cardinal Consalvi, qui avait déjà affronté le danger, et à qui Paris avait été loin de déplaire, était moins agité. Il ne songeait, lui, qu'à l'Europe, à ses jugements et au déplaisir de tous les anciens cabinets.
Cependant le Pape et le cardinal, s'attendant à recevoir de Paris des instances qui probablement ne permettraient pas de refus, voulaient avoir le Sacré-Collége pour eux. Ils n'osaient pas le consulter tout entier, car il y avait dans son sein des cardinaux liés aux cours étrangères, qui trahiraient peut-être le secret. Ils choisirent dix membres des plus influents dans la congrégation des cardinaux, et leur soumirent, sous le secret de la confession, les communications faites par le cardinal Caprara et le cardinal Fesch. Ces dix cardinaux furent malheureusement divisés, et on pouvait craindre qu'il en fût de même du Sacré-Collége. Alors le Pape et son ministre pensèrent qu'il fallait recourir à dix autres, ce qui faisait vingt. Cette consultation, demeurée secrète, donna les résultats suivants. Cinq cardinaux furent absolument opposés à la demande de Napoléon; quinze furent favorables, mais en élevant des objections, et en demandant des conditions. Sur les cinq refusants, deux seulement avaient donné pour motif de leur refus l'illégitimité du souverain qu'il s'agissait de couronner. Les cinq avaient dit que c'était consacrer et ratifier tout ce que le nouveau monarque avait souffert ou opéré de dommageable à la religion; car, s'il avait fait le Concordat, il avait fait aussi les articles organiques, et soustrait, quand il était général, les Légations au Saint-Siége; que récemment encore, en concourant aux sécularisations, il avait contribué à dépouiller l'Église allemande de ses biens; que s'il voulait être traité en Charlemagne, il devait se conduire comme cet empereur, et montrer à l'égard du Saint-Siége la même munificence.
Les quinze cardinaux disposés à consentir avec des conditions restrictives, avaient objecté l'opinion et le mécontentement des cours de l'Europe, l'inconvénient pour la dignité du Pape d'aller consacrer le nouvel Empereur à Paris, tandis que les Empereurs du Saint-Empire étaient tous venus se faire sacrer à Rome, au pied de l'autel de Saint-Pierre; le désagrément de rencontrer les évêques constitutionnels qui s'étaient incomplétement rétractés, ou qui, après leur réconciliation avec l'Église, avaient élevé de nouvelles controverses; la fausse position du Saint-Père en présence de certains hauts fonctionnaires, comme M. de Talleyrand, par exemple, qui avaient rompu les liens du sacerdoce pour nouer ceux du mariage; le danger de recevoir au sein d'une capitale ennemie des demandes inadmissibles, qu'il serait difficile de refuser sans une rupture éclatante; enfin le péril d'un tel voyage pour une santé aussi délicate que celle de Pie VII. Rappelant le blâme qu'avait encouru dans le dernier siècle le pape Pie VI, lorsqu'il avait fait le voyage de Vienne pour visiter Joseph II, et qu'il était retourné sans avoir rien obtenu de favorable à la religion, les quinze cardinaux soutenaient qu'il ne pouvait y avoir qu'une excuse aux yeux du monde chrétien pour l'acte de condescendance qu'on demandait à Pie VII, c'était d'exiger et d'obtenir certains avantages notoires, comme la révocation d'une partie des articles organiques, l'abolition des mesures prises par la République italienne à l'égard du clergé, la révocation de ce que le commissaire français faisait à Parme et Plaisance relativement à l'Église de ce pays, enfin des indemnités territoriales pour les pertes que le Saint-Siége avait souffertes, et surtout l'adoption de l'ancien cérémonial observé pour le couronnement des empereurs germaniques. Quelques-uns des quinze cardinaux ajoutaient même à titre de condition expresse, que le sacre aurait lieu, non à Paris mais en Italie, quand Napoléon visiterait ses États au delà des Alpes, et exigeaient cette condition comme indispensable à la dignité du Saint-Siége.
Un peu rassuré par ces avis, le Pape était disposé à consentir aux désirs de Napoléon, en insistant toutefois d'une manière péremptoire sur les conditions réclamées par les quinze cardinaux consentants, et il avait fait part de cette résolution au cardinal Fesch. Mais, dans l'intervalle, était arrivé à Rome le texte du sénatus-consulte du 28 floréal, et la formule du serment de l'Empereur contenant ces mots: Je jure de respecter et faire respecter LES LOIS DU CONCORDAT... et LA LIBERTÉ DES CULTES. Les lois du Concordat semblaient comprendre les articles organiques; la liberté des cultes paraissait emporter la consécration des hérésies, et jamais la cour de Rome n'avait admis pour son compte une telle liberté. Ce serment devint tout à coup une raison de refus absolu. Cependant on consulta encore les vingt cardinaux, et cette fois cinq seulement pensèrent que le serment n'était pas un obstacle insurmontable; quinze répondirent qu'il rendait impossible au Pape de sacrer le nouveau monarque.
Quoique le secret eût été bien gardé par les cardinaux, les nouvelles de Paris, quelques indiscrétions inévitables des agents du Saint-Siége, amenèrent une divulgation de la négociation, et le public, composé de prélats et de diplomates, qui entoure la cour romaine, se répandit en propos et en sarcasmes. On appelait Pie VII le chapelain de l'Empereur des Français, car cet Empereur, ayant besoin du ministère du Pape, ne venait pas à Rome, comme daignaient le faire autrefois les Charlemagne, les Othon, les Barberousse, les Charles-Quint; il appelait le Pape dans son palais.
Ce déchaînement, joint aux difficultés du serment, ébranla Pie VII et le cardinal Consalvi, et tous deux s'arrêtèrent à la résolution de faire une réponse en apparence favorable, en réalité négative, car elle consistait en un acquiescement chargé de conditions que l'Empereur ne pouvait pas admettre.
Le cardinal Fesch s'était hâté de répondre à la principale difficulté élevée contre le serment, et tirée de l'engagement que prenait le souverain de respecter la liberté des cultes, en disant que cet engagement était, non pas l'approbation canonique des croyances dissidentes, mais la promesse de souffrir le libre exercice de tous les cultes, et de n'en persécuter aucun, ce qui était conforme à l'esprit de l'Église et aux principes adoptés dans le siècle présent par tous les souverains. Ces explications fort sensées n'avaient, suivant le cardinal Consalvi, qu'un caractère privé, point du tout un caractère public, et ne pouvaient excuser la cour de Rome aux yeux des fidèles et aux yeux de Dieu, si elle manquait à la foi catholique.
Quoique d'un esprit peu insinuant, le cardinal Fesch avait su pénétrer, par la crainte et les largesses, dans le secret de plus d'un personnage de la cour romaine, et connaissait assez exactement les objections et leurs auteurs. Il manda tout à Paris, pour que l'Empereur fût parfaitement instruit; et, cependant, ne sachant pas à quel point le Pape désirait se soustraire, par des conditions inacceptables, à ce qu'on exigeait de lui, il fit espérer le succès plus qu'il n'y avait lieu de l'espérer dans le moment, ajoutant toutefois qu'il fallait pour réussir donner au Saint-Siége des promesses et des explications entièrement satisfaisantes.
Ces communications, transmises à Paris, embarrassèrent cruellement le cardinal Caprara, car on les prit pour un consentement qui ne dépendait plus que de quelques explications à donner, et on se tint pour assuré de la venue du Pape en France. Le cardinal Caprara, qui connaissait les vraies dispositions de sa cour, et qui n'osait les dire, était tremblant et confus. L'impératrice Joséphine tenait, plus que Napoléon lui même, au sacre qui lui semblait le pardon du ciel pour un acte d'usurpation. Aussi reçut-elle à Saint-Cloud le cardinal Caprara, en lui prodiguant les attentions les plus aimables. De son côté, Napoléon lui témoigna sa vive satisfaction, et tous deux lui dirent qu'ils considéraient la chose comme arrangée; que le Pape serait reçu à Paris avec les honneurs dus au chef de l'Église universelle, et que la religion recueillerait de son voyage des biens infinis. Napoléon, sans tout savoir, se doutant néanmoins d'une partie des secrets désirs de la cour romaine, évita de se laisser aborder par le cardinal Caprara, de peur qu'il ne lui demandât des choses ou tout à fait impossibles, comme la révocation des articles organiques, ou actuellement très-difficiles, comme la restitution des Légations. Le cardinal fut donc doublement embarrassé, et des espérances trop facilement conçues à Paris, et de la difficulté d'aborder Napoléon, pour en obtenir des paroles capables de décider sa cour.
L'abbé Bernier, devenu évêque d'Orléans, l'homme dont l'esprit sage et profond avait été employé à vaincre toutes les difficultés du Concordat, fut encore très-utile en cette circonstance. On le chargea des réponses à faire à la cour de Rome. Il s'entendit, pour cet objet, avec le cardinal Caprara, et lui fit comprendre qu'après les espérances conçues par la famille impériale, après l'attente produite dans le public français, il serait impossible de reculer sans outrager Napoléon, et sans s'exposer aux plus graves conséquences. L'évêque d'Orléans rédigea une dépêche qui honorerait les plus savants, les plus habiles diplomates. Il rappela les services rendus par Napoléon à l'Église, et les titres qu'il avait à sa reconnaissance, le bien que la religion pouvait attendre encore de lui, l'effet surtout que produirait sur le peuple français la présence de Pie VII, et l'impulsion qu'elle donnerait aux idées religieuses. Il expliqua le serment et les expressions relatives à la liberté des cultes comme on devait les entendre; il offrit d'ailleurs un expédient, c'était de faire deux cérémonies: l'une civile, dans laquelle l'Empereur prêterait le serment et prendrait la couronne; l'autre religieuse, dans laquelle il ferait bénir cette couronne par le Pontife. Enfin, il déclara positivement que c'était dans l'intérêt de la religion et des affaires qui s'y rattachaient, qu'on demandait à Paris la présence du Pape. Il y avait assez d'espérances cachées sous ces paroles pour que le Saint-Père fût personnellement gagné, et eût à donner à la chrétienté un prétexte qui justifiât sa condescendance envers Napoléon.
Le cardinal Caprara joignit à cette dépêche officielle du gouvernement français des lettres particulières, dans lesquelles il peignait ce qui se passait en France, le bien qu'il y avait à accomplir, le mal qu'il y avait à réparer, et affirmait positivement qu'on ne pouvait pas refuser sans de grands périls; qu'à Rome on jugeait mal des choses, et que le Pape ne recueillerait de son voyage que des sujets de satisfaction.
Transportée une seconde fois à Rome, la négociation devait réussir. Le Pape et le cardinal Consalvi, éclairés par les lettres du légat et de l'évêque d'Orléans, comprirent l'impossibilité d'un refus, et, pressés par le cardinal Fesch, finirent par se rendre. Mais ils éprouvaient le besoin de consulter encore une fois les cardinaux, et surtout ils étaient effrayés par l'une des explications de l'évêque d'Orléans, consistant dans l'idée d'une double cérémonie. Le Pape n'en admettait qu'une, car il voulait non pas seulement jeter de l'eau bénite sur le nouvel Empereur, il voulait le couronner. Les cardinaux furent donc consultés de nouveau sur les explications venues de Paris. Le cardinal Fesch s'ouvrit un accès auprès d'eux, et fit entrer la crainte dans les cœurs, ce à quoi il excellait beaucoup plus qu'à séduire. La réponse fut favorable; mais on demanda une note officielle qui expliquât le serment, qui promît une seule cérémonie, et qui contînt la mention expresse des conditions auxquelles le Pape se rendrait à Paris.
Pie VII fit donc déclarer qu'il consentait à s'y rendre, à condition que le serment serait expliqué comme n'entraînant pas l'approbation des dogmes hérétiques, mais la simple tolérance matérielle des cultes dissidents; qu'on lui promettrait de l'écouter lorsqu'il réclamerait contre certains articles organiques, lorsqu'il réclamerait pour les intérêts de l'Église et du Saint-Siége (les Légations n'étaient pas nommées); qu'on ne laisserait arriver auprès de lui les évêques qui discutaient leur soumission au Saint-Siége, qu'après une nouvelle et plus complète soumission de leur part; qu'il ne serait pas exposé à rencontrer des personnes qui étaient dans une situation contraire aux lois de l'Église (on désignait positivement la femme du ministre des affaires étrangères); que le cérémonial observé serait celui de la cour de Rome sacrant les empereurs, ou de l'archevêque de Reims sacrant les rois de France; qu'il n'y aurait qu'une seule cérémonie, par le ministère du Pape exclusivement; qu'une députation de deux évêques français porterait à Pie VII une lettre d'invitation, dans laquelle l'Empereur dirait que, retenu par des raisons puissantes au sein de son Empire, et ayant à entretenir le Saint-Père des intérêts de la religion, il le priait de venir en France pour bénir sa couronne, et traiter des intérêts de l'Église; qu'on n'adresserait au Pape aucune espèce de demande, qu'on ne gênerait en rien son retour en Italie. Le cabinet pontifical exprimait enfin le désir que le sacre fût remis au 25 décembre, jour où Charlemagne avait été proclamé empereur, car le Pape, cruellement agité, avait besoin d'aller passer quelque temps à Castel-Gandolpho, pour prendre un peu de repos, et ne pouvait d'ailleurs quitter Rome sans mettre ordre à beaucoup d'affaires du gouvernement romain.
Ces conditions n'avaient rien que de très-acceptable, car si on promettait d'écouter les réclamations du Pape sur certains articles organiques, on ne promettait pas d'y faire droit, dans le cas où elles seraient contraires aux principes de l'Église française. Le cardinal Fesch avait même loyalement déclaré qu'on ne modifierait jamais celui des articles organiques qui blessait le plus la cour de Rome, et qui exigeait le consentement de l'autorité civile pour l'introduction en France des bulles pontificales. On pouvait encore, sans aucun scrupule, promettre une seule cérémonie, l'observation du cérémonial romain ou français; une espérance d'amélioration quant à l'état territorial du Saint-Siége, car Napoléon y songeait souvent; l'envoi d'une députation pour inviter solennellement le Pape à se rendre à Paris; l'allégation des intérêts de l'Église pour motiver son voyage; la répression des quatre évêques qui étaient revenus sur leur réconciliation, et troublaient l'Église d'une manière fâcheuse. On pouvait enfin s'engager à ne rien demander d'inconvenant à Pie VII, et à lui laisser sa liberté, car jamais pensée contraire n'était venue dans l'esprit de Napoléon et de son gouvernement. Il fallait, en effet, l'imagination de ces vieillards tremblants et affaiblis, pour supposer que la liberté du Pape avait quelque chose à craindre en France.
Le cardinal Fesch, une fois le consentement obtenu, déclara que l'Empereur se chargerait de tous les frais du voyage, ce qui pour un gouvernement ruiné était une grande difficulté de moins. Il fit connaître en outre les détails de l'accueil magnifique réservé au Saint-Père. Malheureusement il le tracassa par des exigences accessoires, tout à fait déplacées. Il voulait que douze cardinaux, plus le secrétaire d'État Consalvi, accompagnassent le Pape; il voulait, contre l'usage établi, qui classe les cardinaux par rang d'ancienneté, avoir la première place dans la voiture pontificale, en qualité d'ambassadeur, de grand-aumônier, et d'oncle de l'Empereur. Tout cela était inutile, et causait à des hommes timides et formalistes autant de douleur que les difficultés les plus sérieuses.
Pie VII céda sur quelques points, mais fut inflexible sur le nombre des cardinaux et sur le déplacement du secrétaire d'État Consalvi. Dans leurs vagues terreurs, Pie VII et Consalvi avaient imaginé de pourvoir à tous les dangers de l'Église par une singulière précaution. Le Saint-Père, qui se croyait plus malade qu'il n'était, et qui prenait l'agitation nerveuse dont il se trouvait atteint pour un mal dangereux, pensait qu'il pourrait bien mourir en route. Il pensait aussi que peut-être on voudrait abuser de lui. Pour ce second cas, il avait rédigé et signé son abdication, et l'avait déposée dans les mains du cardinal Consalvi, afin qu'il fût en mesure de déclarer la papauté vacante. De plus, s'il mourait ou abdiquait, il était nécessaire de convoquer le Sacré-Collége, afin de remplir la chaire de saint Pierre. Il fallait donc laisser à Rome le plus de cardinaux possible, et, parmi eux, l'homme que son habileté rendait le plus capable de diriger l'Église dans ces circonstances graves, c'est-à-dire le cardinal Consalvi lui-même. Une dernière considération décidait le Pape à en agir ainsi. Il n'avait pu éviter une explication avec la cour d'Autriche, pour lui faire agréer son voyage à Paris. L'Autriche, appréciant sa situation, avait reconnu la nécessité où il était de faire ce voyage; mais elle avait demandé une garantie, c'est qu'il promît de ne pas traiter à Paris des arrangements de l'Église germanique, lesquels devaient être la conséquence du recès de 1803. C'était surtout à cause de ce motif qu'elle redoutait le séjour du Pape en France. Pie VII avait promis solennellement de ne traiter avec Napoléon d'aucune question étrangère à l'Église française. Mais pour qu'on ajoutât foi à sa promesse, il fallait qu'il n'amenât pas avec lui le cardinal Consalvi, l'homme par lequel passaient toutes les grandes affaires de la cour romaine.
Par ces motifs Pie VII refusa d'amener plus de six cardinaux avec lui, et persista dans sa résolution de laisser à Rome le secrétaire d'État Consalvi. Il consentit à un arrangement quant aux prétentions personnelles du cardinal Fesch. Celui-ci dut occuper la première place dès qu'on serait arrivé en France.
Ces choses convenues, le Pape se rendit à Castel-Gandolpho, où l'air pur, le calme qui suit une résolution prise, les nouvelles chaque jour plus satisfaisantes de l'accueil qu'on lui préparait à Paris, rétablirent sa santé fort ébranlée.
Napoléon regardait ce qu'il venait d'obtenir comme une grande victoire, qui mettait le dernier sceau à ses droits, et qui ne lui laissait plus rien à désirer en fait de légitimité. Toutefois, il ne voulait pas perdre son caractère propre au milieu de ces pompes extérieures; il ne voulait rien faire, rien promettre de contraire à sa dignité et aux principes de son gouvernement. Le cardinal Fesch lui ayant dit qu'il suffirait de députer auprès du Pape un général jouissant d'une haute considération, il envoya le général Caffarelli pour porter son invitation, et il rédigea cette invitation dans des termes respectueux, même caressants, mais sans trop donner à entendre qu'il appelait le Pape auprès de lui pour autres affaires que son sacre. La lettre, écrite avec une dignité parfaite, était ainsi conçue:
«Très-Saint-Père,
«L'heureux effet qu'éprouvent la morale et le caractère de mon peuple par le rétablissement de la religion chrétienne, me porte à prier Votre Sainteté de me donner une nouvelle preuve de l'intérêt qu'elle prend à ma destinée, et à celle de cette grande nation, dans une des circonstances les plus importantes qu'offrent les annales du monde. Je la prie de venir donner, au plus éminent degré, le caractère de la religion à la cérémonie du sacre et du couronnement du premier Empereur des Français. Cette cérémonie acquerra un nouveau lustre lorsqu'elle sera faite par Votre Sainteté elle-même. Elle attirera sur nous et sur nos peuples la bénédiction de Dieu, dont les décrets règlent à sa volonté le sort des empires et des familles.
«Votre Sainteté connaît les sentiments affectueux que je lui porte depuis long-temps, et par là elle doit juger du plaisir que m'offrira cette circonstance de lui en donner de nouvelles preuves.
«Sur ce, nous prions Dieu qu'il vous conserve, Très-Saint-Père, longues années au régime et gouvernement de notre mère la sainte Église.
«Votre dévot fils,
«Napoléon.»
À cette lettre étaient jointes de vives instances pour que le Pape, au lieu d'arriver le 25 décembre, arrivât dans les derniers jours de novembre. Napoléon ne disait pas le vrai motif qui le portait à désirer que la cérémonie eût lieu plus tôt; ce motif n'était autre que son projet de descente en Angleterre, préparé pour décembre. Il en alléguait un, vrai aussi, mais moins grave, c'était l'inconvénient de laisser trop long-temps à Paris toutes les autorités civiles et militaires, déjà convoquées.
Le général Caffarelli, parti en toute hâte, fut rendu à Rome dans la nuit du 28 au 29 septembre. Le cardinal Fesch le présenta au Saint-Père, qui lui fit un accueil tout paternel. Pie VII reçut la lettre des mains du général, et différa de la lire jusqu'après l'audience. Mais, lorsqu'il en eut pris connaissance, et qu'il n'y trouva pas l'allégation des affaires religieuses comme motif de venir en France, il fut saisi d'une profonde douleur, et tomba dans une agitation nerveuse, qui excita les plus vives inquiétudes. Au fond, ce qui touchait ce respectable Pontife, comme tous les princes d'une âme élevée, c'était son honneur, la dignité de sa couronne. Il les croyait compromis, si l'intérêt des affaires religieuses n'était allégué pour expliquer son déplacement. Le titre de chapelain de Napoléon, que lui donnaient ses ennemis, le blessait profondément. Il fit rappeler le cardinal Fesch: C'est du poison, lui dit-il, que vous m'avez apporté. Il ajouta qu'il ne répondrait pas à une telle lettre; qu'il n'irait point à Paris, car on lui avait manqué de parole. Le cardinal Fesch essaya de calmer le Pontife irrité, et pensa qu'une nouvelle consultation des cardinaux pourrait arranger cette dernière difficulté. Tous commençaient à sentir l'impossibilité de reculer, et, moyennant une dernière note explicative, signée du cardinal ambassadeur, la difficulté fut aplanie. Il fut décidé que le Pape, à cause de la Toussaint, partirait le 2 novembre, et arriverait le 27 à Fontainebleau.
Pendant que cela se passait à Rome, l'Empereur Napoléon avait tout disposé à Paris, pour donner à cette cérémonie un éclat prodigieux. Il y avait invité les princes de Bade, le prince archichancelier de l'Empire germanique, et de nombreuses députations choisies dans l'administration, dans la magistrature et dans l'armée. Il avait laissé le soin à l'évêque Bernier, ainsi qu'à l'archichancelier Cambacérès, d'examiner le cérémonial usité pour le sacre des empereurs et des rois, et de lui proposer les modifications que les mœurs du siècle, l'esprit du temps, les préventions même de la France contre l'autorité romaine, commandaient d'y apporter. Il leur avait prescrit le plus grand secret, pour que ces questions ne devinssent pas le sujet de propos fâcheux, et se réservait de décider lui-même celles qui seraient douteuses. Les deux rites romain et français contenaient des manières de procéder également difficiles à faire supporter aux esprits. D'après l'un et l'autre cérémonial, le monarque arrivait sans les insignes de la suprême puissance, tels que le sceptre, l'épée, la couronne, et ne les recevait que de la main du Pontife. De plus on lui posait la couronne sur la tête. Par le rite français les pairs, par le rite romain les évêques, tenaient la couronne suspendue sur la tête du monarque à genoux, et le Pontife, la saisissant, la faisait descendre sur son front. MM. Bernier et Cambacérès, après avoir supprimé certains détails trop en contradiction avec le temps présent, étaient d'avis de conserver cette dernière partie de la cérémonie, en substituant aux pairs du rite français, aux évêques du rite romain, les six grands dignitaires de l'Empire, et en laissant le Pape poser la couronne, suivant la coutume anciennement admise. Napoléon, se fondant sur l'esprit de la nation et de l'armée, soutint qu'il ne pouvait ainsi recevoir la couronne du Pontife; que la nation et l'armée, desquelles il la tenait, seraient blessées de voir un cérémonial sans conformité avec la réalité des choses, et l'indépendance du trône. Il fut inflexible à cet égard, disant qu'il connaissait mieux que personne les vrais sentiments de la France, portée sans doute aux idées religieuses, mais, sous ce rapport même, toujours prête à blâmer ceux qui dépassaient certaines limites. Il voulut donc arriver à la basilique avec ses insignes impériaux, c'est-à-dire en Empereur, et seulement les donner à bénir au Pape. Il consentait à être béni, consacré, mais non pas à être couronné. L'archichancelier Cambacérès, avouant ce qu'il y avait de vrai dans l'opinion de Napoléon, signala le danger non moins grand de blesser un Pontife, déjà fort chagriné, et de priver la cérémonie d'une conformité précieuse avec les vieilles formes en usage depuis Pépin et Charlemagne. MM. Cambacérès et Bernier, tous deux intimement liés avec le légat, furent chargés de lui faire agréer les volontés de l'Empereur. Le cardinal Caprara, sachant combien les formes étaient une affaire grave pour sa cour, pensa qu'il ne fallait rien décider sans l'avis du Pape, mais qu'il ne fallait rien mander non plus au Saint-Siége, de peur de susciter des difficultés nouvelles. Convaincu que le Pape, une fois arrivé, serait en même temps rassuré et charmé par l'accueil qui lui était destiné en France, le cardinal crut que tout s'arrangerait plus facilement à Paris sous l'influence d'une satisfaction inattendue, qu'à Rome sous l'influence des plus vagues terreurs.
Ces difficultés vaincues, il en restait d'autres qui prenaient naissance dans le sein de la famille impériale. Il s'agissait de fixer le rôle de la femme, des frères, des sœurs de l'Empereur, dans cette cérémonie du sacre. Il fallait d'abord savoir si Joséphine serait couronnée et sacrée comme Napoléon lui-même. Elle le désirait ardemment, car c'était un nouveau lien avec son époux, une nouvelle garantie contre une répudiation future, qui était le souci constant de sa vie. Napoléon hésitait entre sa tendresse pour elle et les secrets pressentiments de sa politique, lorsqu'une scène de famille faillit amener sur-le-champ la perte de l'infortunée Joséphine. Tout le monde s'agitait autour du nouveau monarque, frères, sœurs, alliés. Chacun voulait, dans cette solennité qui semblait devoir les consacrer tous, un rôle conforme à ses prétentions actuelles et à ses espérances futures. À l'aspect de cette agitation et témoin des instances dont Napoléon était l'objet, surtout de la part de l'une de ses sœurs, Joséphine troublée, dévorée de jalousie, laissa voir des soupçons outrageants pour cette sœur, et pour Napoléon lui-même, soupçons conformes aux atroces calomnies des émigrés. Napoléon fut saisi tout à coup d'une véhémente colère, et, trouvant dans cette colère une force contre son affection, il dit à Joséphine qu'il allait se séparer d'elle[10]; que d'ailleurs il le faudrait plus tard, et que mieux valait s'y résigner sur-le-champ, avant d'avoir contracté des liens plus étroits. Il appela ses deux enfants adoptifs, leur fit part de sa résolution, et les jeta, par cette nouvelle, dans la plus profonde douleur. Hortense et Eugène de Beauharnais déclarèrent, avec une résolution calme et triste, qu'ils suivraient leur mère dans la retraite à laquelle on voulait la condamner. Joséphine, bien conseillée, montra une douleur résignée et soumise. Le contraste de son chagrin avec la satisfaction qui éclatait dans le reste de la famille impériale, déchira le cœur de Napoléon, et il ne put se décider à voir exilée et malheureuse, cette femme, compagne de sa jeunesse, exilés et malheureux avec elle, ces enfants devenus l'objet de sa tendresse paternelle. Il saisit Joséphine dans ses bras, lui dit, dans son effusion, qu'il n'aurait jamais la force de se séparer d'elle, bien que sa politique le commandât peut-être; et puis il lui promit qu'elle serait couronnée avec lui, et recevrait à ses côtés, de la main du Pape, la consécration divine.
Joséphine, toujours mobile, passa de la terreur au contentement le plus vif, et se livra aux apprêts de cette cérémonie avec une joie puérile.