Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 05 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Villeneuve aurait dû se rassurer et prendre quelque confiance en lui-même, car il venait de vaincre les plus sérieuses difficultés de sa navigation, en quittant Toulon, en traversant le détroit, et en ralliant les Espagnols sans aucun accident. Mais la vue de ses équipages le remplissait de chagrin. Il les trouvait fort au-dessous de ce qu'étaient les Anglais, et de ce qu'avaient été jadis les Français du temps de la guerre d'Amérique. C'était naturel, puisqu'ils sortaient du port pour la première fois. Il se plaignait non-seulement du personnel, mais du matériel de son escadre. Trois de ses vaisseaux marchaient médiocrement ou mal: c'étaient le Formidable, l'Intrépide, surtout l'Atlas. Un vaisseau neuf, le Pluton, avait de mauvais fers, qui cassaient fréquemment. L'amiral Villeneuve ressentait de tout cela une contrariété excessive, qui affectait son moral. L'aide-de-camp de l'Empereur, Lauriston, faisait tous ses efforts pour le remonter, et n'y réussissait guère. Il avait du reste d'excellents capitaines, qui suppléaient autant que possible à l'inexpérience des équipages et aux défauts de l'armement. Villeneuve ne se consolait qu'en voyant l'état des bâtiments espagnols, qui étaient de beaucoup inférieurs aux siens. Cependant la navigation, quoique ralentie par trois vaisseaux, ce qui n'est pas extraordinaire quand on marche en escadre, paraissait heureuse et se poursuivait sans accident.
Nelson, trompé, avait d'abord cherché l'escadre française au sud et à l'est de la Méditerranée. Il avait su, le 16 avril, qu'elle s'avançait vers le détroit, avait été retenu par des vents d'ouest jusqu'au 30, avait mouillé le 10 mai dans la baie de Lagos, et, après avoir détaché un de ses vaisseaux pour escorter un convoi, il ne s'était engagé sur l'Océan que le 11 mai, pour faire voile vers les Antilles, où il supposait que se rendait notre escadre.
À cette époque, Villeneuve était bien près du but, car le 14 mai il atteignit la Martinique, après six semaines de navigation. Il avait eu, en y touchant, la satisfaction d'y trouver les quatre vaisseaux espagnols séparés de l'escadre, arrivant presque en même temps que lui. C'était un grand avantage, et il aurait dû compter un peu plus sur son étoile, qui jusqu'ici ne lui avait ménagé que des événements favorables.
Cette traversée avait été fort utile. Elle avait donné de l'expérience aux équipages. Comme il avait fait petit temps, on en avait profité pour améliorer le gréement. Nous sommes, écrivait le général Lauriston à l'Empereur, d'un tiers plus forts qu'au moment de notre sortie[22]. Une flotte manœuvrière et exercée ne gagne rien à parcourir douze ou quinze cents lieues de plus, mais une flotte qui n'a pas navigué y peut acquérir le gros de son instruction, et c'est ce qui était arrivé à la nôtre.
L'amiral Villeneuve, effrayé de sa responsabilité, n'appréciant aucun des avantages qu'on venait de se procurer, trouvait que nous étions privés de tant de qualités, que quelques améliorations obtenues en route ne suffisaient pas pour suppléer à ce qui nous manquait. Il avait le tort, comme un homme dont le moral est affecté, d'exagérer le mérite de l'ennemi, et de déprécier celui de ses soldats. Il disait qu'avec vingt vaisseaux français ou espagnols il n'en voudrait pas combattre quatorze anglais, et il tenait ce langage devant ses propres officiers. Heureusement qu'officiers et matelots, remplis des meilleures dispositions, sentant moins que leur chef l'insuffisance de leurs moyens, mais pleins de confiance dans leur propre courage, désiraient avec ardeur la rencontre de l'ennemi. Le général Lauriston, placé par l'Empereur auprès de Villeneuve pour le soutenir et l'exciter, remplissait son devoir avec un zèle continu, il ne contribuait pourtant qu'à le chagriner, et à l'irriter par la contradiction. Gravina, simple, sensé, plein d'énergie, pensait comme Villeneuve sur la qualité de ses vaisseaux, comme Lauriston sur la nécessité de se dévouer, et il était décidé à se faire détruire n'importe où, pour seconder les desseins de Napoléon.
Maintenant qu'on avait échappé aux hasards de la traversée, il fallait attendre quarante jours à la Martinique l'arrivée de Ganteaume, dont on ignorait l'immobilité forcée à Brest, par suite d'un équinoxe sans coup de vent. Villeneuve, arrivé le 14 mai, avait donc à séjourner dans ces parages jusqu'au 23 juin; et il se disait avec chagrin qu'il y avait là plus que le temps nécessaire pour être rejoint par Nelson, et bloqué à la Martinique, ou battu si on voulait sortir.
Ses ordres étaient d'attendre Ganteaume, ce qui impliquait une sorte d'inaction; et, comme les gens qui sont mal à l'aise, il aurait voulu se mouvoir. Il se plaignait de ne pouvoir aller désoler les îles anglaises, ce qu'il aurait fait facilement avec une force de vingt vaisseaux. Pour tuer le temps, on s'empara du fort du Diamant, qui est placé devant la Martinique, et que l'amiral Missiessy, au grand regret de Napoléon, avait négligé de prendre. On le canonna avec plusieurs vaisseaux, puis quelques centaines d'hommes débarqués dans des chaloupes l'enlevèrent. On aurait voulu compléter l'occupation de la Dominique par la prise du morne Cabry, dont l'amiral Missiessy avait encore négligé de se rendre maître; mais cette position, très-défendue par la nature et par l'art, exigeait un siége en règle, et on n'osa pas l'entreprendre. Villeneuve envoya ses frégates, qui étaient excellentes et bonnes marcheuses, croiser dans les Antilles, pour faire des prises, et lui procurer des nouvelles des escadres anglaises.
On avait apporté des troupes; Missiessy en avait apporté aussi; il y avait environ douze mille hommes dans les Antilles françaises. Une telle force aurait permis d'exécuter d'importantes opérations, mais on ne l'osait pas de peur de manquer Ganteaume. Du reste, les îles françaises étaient dans le meilleur état, pourvues de soldats, de munitions, abondamment fournies de vivres, grâce aux corsaires, et de plus animées du meilleur esprit.
Cependant, pour ne pas exposer les équipages aux maladies qu'ils commençaient à gagner en séjournant dans ces régions, et pour empêcher aussi la désertion, à laquelle les Espagnols étaient fort enclins, on résolut de tenter un coup de main sur la Barbade, où les Anglais avaient d'importants établissements militaires. C'était là, en effet, qu'ils tenaient tous les dépôts de leurs troupes coloniales. Le général Lauriston avait amené une bonne division de 5 mille hommes, organisée et équipée avec le plus grand soin. Elle fut destinée à cette opération. Le général Lauriston imagina de passer par la Guadeloupe pour y prendre un bataillon de plus, car on comptait trouver une dizaine de mille hommes à la Barbade, moitié milice, moitié troupes de ligne. On se décida donc à partir le 4 juin; mais le jour même assigné pour le départ, arriva le contre-amiral Magon avec les deux vaisseaux de Rochefort, que Napoléon avait expédiés pour donner la première nouvelle du changement survenu dans ses projets. Magon venait dire que Ganteaume n'ayant pu sortir de Brest, il fallait aller le débloquer, non-seulement lui, mais l'escadre du Ferrol, et, après avoir rallié les flottes qui se trouvaient dans ces ports, se rendre en masse dans la Manche. Toutefois, il apportait aussi l'ordre d'attendre jusqu'au 21 juin, car, jusqu'au 21 mai, il était possible que Ganteaume fût sorti de Brest, et, en supposant un mois pour la traversée de Brest à la Martinique, on ne pouvait savoir que le 21 juin si définitivement cet amiral n'avait pas mis à la voile. On avait donc le temps de persister dans le projet sur la Barbade. Magon avait à son bord des troupes et des munitions. Il suivit l'escadre, forte maintenant de 27 voiles, dont 14 vaisseaux français, 6 vaisseaux espagnols et 7 frégates. Le 6 juin on était devant la Guadeloupe. On prit un bataillon. Le 7 on était remonté jusqu'à Antigoa; le 8 on dépassait cette île, qui n'avait cessé de tirer, lorsqu'on aperçut un convoi de quinze voiles qui en sortait. C'étaient des bâtiments de commerce, chargés de denrées coloniales, et escortés par une simple corvette. Sur-le-champ l'amiral fit signal de courir dessus, en suivant l'ordre de vitesse, selon l'expression des marins, c'est-à-dire chaque vaisseau marchant le mieux qu'il pouvait, et prenant le rang que lui assignait sa marche. Avant la fin du jour le convoi était pris. Il valait de neuf à dix millions de francs. Quelques passagers américains et italiens donnèrent des nouvelles de Nelson. Ils le disaient arrivé à la Barbade, là même où on allait. Ils variaient sur la force de son escadre. Généralement on lui donnait une douzaine de vaisseaux. Mais il avait rallié l'amiral Cochrane qui gardait ces mers. Cette nouvelle produisit sur l'esprit de l'amiral Villeneuve une impression extraordinaire. Il vit Nelson avec 14, 16, peut-être 18 vaisseaux, c'est-à-dire avec une force presque égale à la sienne, prêt à le joindre et à le combattre. Aussi forma-t-il sur-le-champ le projet de retourner en Europe. Lauriston, au contraire, s'appuyant sur l'assertion des prisonniers, qui ne donnaient que 2 vaisseaux à Cochrane, ce qui en devait faire supposer tout au plus 14 à Nelson, soutenait qu'avec 20 on était en mesure de le combattre avantageusement, et qu'après s'être débarrassé de sa poursuite par une bataille, on serait bien plus assuré de remplir sa mission. Villeneuve ne fut point de cet avis et voulut absolument faire voile vers l'Europe. Il était si pressé qu'il ne consentit pas même à revenir aux Antilles françaises, pour restituer les troupes qu'on y avait prises. Il aurait fallu remonter dans le vent qui souffle de l'est à l'ouest le long des Antilles, et on était à Antigoa, fort à l'ouest de la Martinique. On aurait perdu dix jours peut-être, et on se serait exposé à rencontrer les Anglais. Il se décida donc à choisir les quatre meilleures frégates, à y verser le plus de troupes qu'il pourrait, et à les dépêcher vers la Martinique. Il leur donna l'ordre de rejoindre l'escadre aux Açores. Mais il restait encore 4 à 5 mille hommes environ sur la flotte, charge singulièrement embarrassante. En les gardant, on privait les colonies d'une force précieuse, qu'il était extrêmement difficile de leur envoyer de la métropole; et on se donnait des bouches de plus à nourrir, ce qui était fâcheux, car on avait peu de vivres, et de l'eau à peine pour la traversée. Enfin on courait le danger de manquer Ganteaume, car jusqu'au 21 juin on ne saurait pas d'une manière certaine s'il avait quitté Brest pour venir à la Martinique. Par le fait, on était dans le vrai en supposant qu'il n'était pas parti; mais on l'ignorait: c'était donc une grave faute. À ces objections Villeneuve répondait que si Ganteaume était parti, il fallait s'en applaudir; qu'il n'y aurait plus alors de blocus à Brest, et qu'on passerait devant ce port sans difficulté pour entrer dans la Manche.
Villeneuve se détermina sur-le-champ, fit déposer le plus de troupes qu'il put sur les frégates, et les expédia pour la Martinique. Ne voulant ni s'embarrasser du convoi, ni le perdre, il chargea une autre frégate de l'escorter jusqu'à l'une des îles françaises. Le 10 juin, il était en route vers l'Europe. Sa résolution, quoique blâmable en principe, n'était pas mauvaise par le fait, s'il était retourné à la Martinique pour y déposer son monde, pour y prendre de l'eau et des vivres, pour y recueillir des nouvelles d'Europe.
Nelson, qu'il craignait tant, était arrivé à la Barbade dans les premiers jours de juin, après une navigation d'une rapidité prodigieuse, marchant sans crainte avec 9 vaisseaux seulement. Supposant que les Français allaient reconquérir la Trinité pour le compte des Espagnols, il avait pris 2 mille hommes à la Barbade, rallié les deux vaisseaux de l'amiral Cochrane, et, ne s'arrêtant jamais pour se ravitailler ou se réparer, il était le 7 dans le golfe de Paria, île de la Trinité. Là, reconnaissant son erreur, il était reparti, et se trouvait le 10 à la Grenade. Il se disposait à remonter à la Barbade, à y déposer les troupes qu'il avait prises mal à propos, et à regagner l'Europe avec 11 vaisseaux. Que d'activité! que d'énergie! quel admirable emploi du temps! C'est une nouvelle preuve qu'à la guerre, et dans la guerre de mer plus encore que dans la guerre de terre, la qualité des forces vaut toujours mieux que la quantité. Nelson, avec 11 vaisseaux, était en confiance sur cette mer où Villeneuve tremblait avec 20 vaisseaux, montés cependant par des matelots héroïques!
Villeneuve marchait vers l'Europe, faisant voile au nord-est par une mer assez favorable. Arrivé aux Açores le 30 juin, il y trouva ses frégates, qui n'avaient mis que quatre jours à déposer leurs chargements de troupes, et qui n'avaient pas rencontré les Anglais, ce qui prouvait que Villeneuve aurait bien pu en faire autant sans danger. Les quatre frégates détachées avaient rencontré la cinquième frégate escortant le convoi capturé, et ne pouvant venir à bout de le conduire. Elles s'étaient décidées à le brûler, ce qui entraînait une perte de dix millions. On était donc réuni aux Açores et on se remit en route avec les 20 vaisseaux et les 7 frégates, se dirigeant vers la côte d'Espagne. On fut dédommagé de la perte du convoi par une riche prise, celle d'un galion de Lima, chargé de piastres pour une valeur de sept à huit millions, enlevé par un corsaire anglais et repris à ce corsaire. C'était une ressource qui devint bientôt fort utile. Tout à coup, dans les premiers jours de juillet, n'ayant plus que soixante lieues à faire pour atteindre le cap Finistère, le vent changea brusquement, et, soufflant du nord-est, devint entièrement contraire. On se mit à louvoyer pour gagner du temps, sans être ramené en arrière. Mais le vent s'obstina, et devint si violent que plusieurs bâtiments essuyèrent des avaries; quelques-uns même perdirent leurs mâts de hune. Les deux vaisseaux partis de Rochefort avec Magon avaient apporté avec eux les fièvres de la Charente. Ils étaient encombrés de malades. Les troupes, qu'on avait amenées d'Europe en Amérique, qu'on ramenait d'Amérique en Europe, sans presque toucher terre, étaient atteintes de souffrances de toute espèce. La tristesse régnait sur l'escadre. Dix-huit jours d'un vent contraire la portèrent au comble, et contribuèrent à ébranler davantage encore le courage de l'amiral Villeneuve. Il voulait aller à Cadix, c'est-à-dire à l'opposé du point où l'attendait Napoléon, où l'appelaient ses instructions. Le général Lauriston résista de toutes ses forces, et finit par l'emporter. Le vent ayant d'ailleurs changé vers le 20 juillet, on fit de nouveau route vers le Ferrol.
Le mauvais temps survenu avait causé deux malheurs: le premier, d'affecter le moral de l'escadre et de son chef; le second, de procurer des nouvelles de sa marche à l'amirauté anglaise. Nelson avait envoyé devant lui le brick le Curieux pour porter en Angleterre le bulletin de sa marche. Ce brick avait aperçu l'escadre française, et, faisant force de voiles, il était arrivé à Portsmouth le 7 juillet. Le 8 juillet, les dépêches avaient été remises à l'amirauté. Sans connaître encore le but de l'escadre française, mais imaginant qu'elle voulait peut-être débloquer le Ferrol, l'amirauté avait ordonné à l'amiral Sterling, détaché du blocus de Brest pour observer Rochefort, de se rendre avec cinq vaisseaux auprès de Calder, qui croisait aux environs du cap Finistère. Le long temps écoulé depuis que Napoléon songeait à sa grande combinaison navale, les diverses sorties essayées récemment, le départ de Villeneuve, son passage à Cadix, sa jonction avec Gravina, son retour vers l'Europe, où deux flottes en partance depuis long-temps, l'une à Brest, l'autre au Ferrol, semblaient attendre une force suffisante pour les débloquer, toutes ces circonstances avaient fini par amener peu à peu les Anglais à soupçonner, vaguement au moins, une partie des projets de Napoléon. Ils ne songeaient pas précisément à une réunion d'escadres dans la Manche, mais ils voulaient prévenir le déblocus du Ferrol ou de Brest, qui leur paraissait probable. Aussi avaient-ils porté la flotte de Cornwallis devant Brest à 24 vaisseaux, dont 5 détachés devant Rochefort, et à 10 celle du Ferrol. Cette dernière allait être de 14 ou 15 vaisseaux par la jonction de la division de Rochefort. Tout retard est un malheur dans un projet qui exige du secret. On donne à l'ennemi le temps de penser, quelquefois de deviner à force de penser, et souvent aussi de recueillir des indices qui finissent par l'instruire.
Le 22 juillet Villeneuve, marchant sur trois colonnes, remontait vers le Ferrol, c'est-à-dire au nord-est, par un assez bon vent de nord-ouest, qu'il recevait par le travers. Il aperçut, vers le milieu du jour, 21 voiles, dont 15 vaisseaux: c'était l'escadre anglaise de l'amiral Calder, s'avançant en sens contraire, et venant à sa rencontre pour lui couper le chemin du Ferrol. On était à une quarantaine de lieues de ce port.
Il n'y avait guère à douter d'une bataille navale. Villeneuve ne songeait plus à l'éviter; car c'était la responsabilité, et nullement le péril, dont il avait peur; mais, toujours dévoré d'anxiétés, il perdit un temps précieux à se mettre en bataille. Le général Lauriston, le stimulant sans cesse, le pressait, dès onze heures du matin, de donner les ordres qu'il ne donna qu'à une heure. La meilleure partie de la journée se trouva ainsi perdue, ce qu'on eut bientôt à regretter. Les vaisseaux des deux escadres combinées employèrent deux heures à se ranger en bataille, et ce ne fut qu'à trois heures de l'après-midi que les 20 vaisseaux français et espagnols furent sur une seule ligne régulière, les Espagnols occupant la tête de la colonne, et Magon en occupant la queue avec la division de Rochefort et plusieurs frégates. L'amiral anglais Calder, avec 15 vaisseaux, dont plusieurs de cent canons, tandis que les plus forts de notre côté n'étaient que de 80, se mit à son tour en bataille, et forma une longue ligne parallèle à la nôtre, mais courant en sens contraire. (Voir la carte no 26.) Les Anglais se dirigeaient vers le sud-ouest, et nous vers le nord-est. Le vent soufflant du nord-ouest, les deux escadres le recevaient par le travers. Défilant parallèlement l'une à l'autre, et dans des directions opposées, elles auraient bientôt fini par s'éviter, lorsque Calder replia la tête de la sienne sur la queue de la nôtre, pour l'envelopper. Villeneuve, à qui le danger rendait la résolution d'un homme de cœur, prévoyant que l'amiral anglais, suivant une tactique souvent répétée dans ce siècle, voulait envelopper notre arrière-garde pour la mettre entre deux feux, imita la manœuvre de son ennemi, et, virant, comme disent les marins, lof pour lof par la contre-marche, déroba la queue de sa colonne, et vint en présenter la tête à la tête de la colonne ennemie. Dans ce double mouvement, les deux escadres se rencontrant, le premier vaisseau espagnol, l'Argonaute, monté par l'amiral Gravina, se trouva engagé avec le premier vaisseau anglais, le Héro. Anglais et Français, poursuivant cette marche, furent bientôt aux prises, dans toute l'étendue de leur ligne. Mais, l'escadre anglaise étant moins nombreuse que la nôtre, le feu ne s'étendit guère de notre côté que jusqu'au treizième ou quatorzième vaisseau. Notre arrière-garde, sans ennemi devant elle, recevant à peine quelques boulets perdus, c'était le cas de s'en servir pour quelque manœuvre décisive. Malheureusement une brume épaisse, qui dans ce moment occupait plusieurs centaines de lieues, car elle fut aperçue à Brest, couvrait les deux flottes, à ce point que le vaisseau amiral fut quelques instants à savoir s'il avait l'ennemi à bâbord ou à tribord. Chaque bâtiment ne voyait que le bâtiment qu'il avait devant lui, et n'en combattait pas d'autre. On entendait une canonnade vive, continue, mais non précipitée. Les Français et les Espagnols, malgré leur inexpérience, se battaient avec ordre et sang-froid. Nos équipages n'avaient pas encore acquis la précision de tir qui les distingue aujourd'hui; néanmoins, dans cette espèce de duel de vaisseau à vaisseau, les Anglais souffraient autant que nous; et, si notre arrière-garde, qui n'avait pas d'ennemis à combattre, avait pu découvrir ce qui se passait, et que, se reployant sur la ligne anglaise, elle en eût mis une partie entre deux feux, la victoire eût été assurée. Villeneuve, ne discernant rien à travers la brume, pouvait difficilement donner des ordres. Magon, il est vrai, lui avait fait savoir qu'il était dans l'inaction; mais cet avis, à cause de l'état du ciel, n'ayant été transmis que par les frégates, était arrivé tard, et n'avait provoqué aucune détermination de la part de l'amiral français, qui, après un instant de décision au début de la bataille, était retombé dans son incertitude accoutumée, craignant d'agir dans l'obscurité, et de faire de faux mouvements. Tout ce qu'il osait, c'était de combattre bravement avec son vaisseau amiral.
Après une longue canonnade, le vaisseau anglais le Windsor se trouva si maltraité, qu'une frégate fut obligée de le retirer du combat, pour l'empêcher de tomber en nos mains. D'autres bâtiments anglais avaient essuyé de fortes avaries. Les vaisseaux français, au contraire, se comportaient vaillamment, et avaient été assez heureux pour ne pas éprouver de grands dommages. Nos alliés espagnols, qui formaient le premier tiers de la ligne de bataille, avaient beaucoup plus souffert, sans qu'il y eût de leur faute. Leurs trois vaisseaux l'España, le San-Firmo, le San-Rafaël, les plus voisins de nous, se trouvaient dans un état fâcheux. Le San-Firmo notamment avait perdu deux mâts. Comme le vent portait de nous aux Anglais, ces vaisseaux, ne pouvant plus manœuvrer, étaient entraînés vers l'ennemi. Voyant cela, le brave capitaine du Pluton, M. de Cosmao, placé le plus près des Espagnols, sortit de la ligne, et s'avança pour couvrir avec son vaisseau les vaisseaux espagnols désemparés. Le premier des trois espagnols en dérive, le San-Rafaël, mauvais marcheur, avait imaginé de se laisser couler, entre les deux lignes, vers l'arrière-garde, dans l'espérance de se sauver par ce mouvement. Le San-Firmo, plus maltraité, fut en vain défendu par M. de Cosmao, qui ne put l'empêcher de tomber sous le vent, et dès lors d'être jeté au milieu des Anglais. Mais M. de Cosmao parvint à sauver l'España, qui, grâce à lui, fut maintenue dans la ligne. Vers six heures une éclaircie découvrit ce spectacle à l'amiral Villeneuve. On voyait le San-Rafaël s'échappant vers l'arrière-garde, le San-Firmo entouré déjà d'ennemis, et entraîné peu à peu vers l'escadre anglaise. Comme on se battait de loin, il restait assez d'espace entre les deux armées pour qu'on pût se porter tous en avant, et, par ce mouvement de notre ligne, replacer dans nos rangs les vaisseaux désemparés. Le général Lauriston n'avait pas quitté Villeneuve, et il entendait les officiers de l'escadre proposer cette manœuvre. Il lui conseilla donc de faire le signal de laisser arriver tous ensemble, c'est-à-dire de céder au vent, qui, conduisant vers les Anglais, aurait permis de remettre au milieu de nous les vaisseaux compromis. On se serait trouvé plus près de l'ennemi, et celui-ci, maltraité et moins nombreux, aurait probablement plié devant ce mouvement offensif. Villeneuve, à travers la brume, voyant mal ce qui se passait, craignant de déranger son ordre de bataille, et de courir de nouveaux hasards, préféra la perte de deux vaisseaux au risque de réengager l'action. Il se refusa donc à donner l'ordre sollicité de toutes parts. Dans ce moment la nuit se faisait, et le feu avait presque cessé. Les Anglais se retiraient, traînant à la remorque deux de leurs vaisseaux très-endommagés par le feu, et les deux espagnols que nous leur abandonnions par notre faute.
Quant à nous, nous avions peu souffert; il n'y avait pas un de nos équipages qui ne fût prêt à recommencer le combat, et qui ne se crût vainqueur, à voir le champ de bataille nous rester. On ignorait dans la flotte la perte des deux bâtiments espagnols.
Toute la nuit on aperçut les Anglais, ayant des feux à leur poupe, placés au loin sous le vent, et tâchant de se réparer.
On en faisait autant de notre côté. À la pointe du jour on discerna clairement la situation des deux escadres. Les Anglais étaient en retraite, mais emmenant avec eux deux vaisseaux espagnols. La douleur et l'exaspération devinrent générales à bord de nos bâtiments. On demandait à combattre et à livrer une action décisive. On avait le vent pour soi, car il était le même que la veille, et portait de nous aux Anglais. Si, en cet instant, Villeneuve avait résolument fait signal de courir sur l'ennemi, sans autre ordre de bataille que l'ordre de vitesse, quatorze de nos bâtiments sur dix-huit qui nous restaient, ayant une marche égale, seraient arrivés ensemble sur les Anglais; les quatre autres seraient arrivés peu après, et le combat eût été certainement à notre avantage. Poussé par le cri qui s'élevait chez tous les officiers, Villeneuve prescrivit enfin ce mouvement, et passa avec Lauriston à bord de la frégate l'Hortense, pour donner ses ordres à la voix à chaque chef de division. L'Argonaute, vaisseau amiral espagnol, ayant sa vergue de petit hunier cassée, demanda le temps de la réparer. Villeneuve voulut l'attendre, ce qui prit jusqu'à midi. Alors il commença la poursuite; mais le vent avait molli, et il vit les Anglais se dérober devant lui, sans qu'il s'en rapprochât beaucoup, même en faisant force de voiles. Imaginant qu'il ne les joindrait qu'à la nuit, il remit au lendemain afin de combattre de jour. Mais le lendemain le vent avait passé au nord-est, c'est-à-dire à une direction toute contraire. Les Anglais étaient au-dessus de nous dans le vent: les joindre devenait difficile. Villeneuve avait dès lors une bonne raison pour s'arrêter. Il s'éloignait du Ferrol, courait la chance de trouver les Anglais renforcés, et, pour deux vaisseaux perdus, s'exposait à manquer son but, celui de débloquer le Ferrol, et de poursuivre l'objet de sa mission.
Ainsi finit ce combat, qui aurait pu passer pour une victoire, sans la perte des deux vaisseaux espagnols. Les équipages, malgré leur inexpérience, s'étaient bien battus; mais, d'une part, la brume qui avait ajouté aux irrésolutions naturelles de l'amiral Villeneuve, de l'autre sa défiance exagérée de lui-même et de ses matelots, avaient paralysé les ressources dont il disposait, et empêché que cette rencontre ne devînt un succès éclatant. Là, comme en tant de batailles navales, une aile de notre armée n'était pas venue au secours de l'autre; mais cette fois ce n'était pas la faute de l'aile restée inactive, car le contre-amiral Magon n'était pas homme à se tenir volontairement éloigné du feu. Dans le premier moment qui suivit la bataille, Villeneuve était presque heureux d'avoir pu rencontrer les Anglais sans essuyer un désastre; mais, sorti de l'action, rendu à lui-même, son découragement et sa tristesse habituelle se changèrent en une profonde douleur. Il se vit exposé au blâme de Napoléon et de l'opinion publique, pour avoir perdu deux vaisseaux en combattant avec vingt contre quinze. Il se crut déshonoré, et tomba dans une sorte d'abattement voisin du désespoir. Le jugement sévère de ses équipages, qui se plaignaient tout haut de son irrésolution, et qui exaltaient la bravoure, la décision de l'amiral Gravina, lui poignait le cœur. Pour comble de disgrâce, le vent, deux jours favorable, était redevenu contraire. Aux malades, dont le nombre s'était accru, il fallait ajouter les blessés. On manquait de rafraîchissements à leur donner; on n'avait de l'eau que pour cinq ou six jours. Dans cet état, Villeneuve voulut encore se rendre à Cadix. Le général Lauriston s'y opposa de nouveau: on transigea, et on fit une relâche à Vigo.
Ce port était peu sûr, et ne présentait pas d'ailleurs de grandes ressources. Cependant on y trouva des moyens de soulagement pour les malades et les blessés. Trois vaisseaux, un français, l'Atlas, deux espagnols, l'America et l'España, étaient si mauvais marcheurs, qu'ils ne pouvaient pas naviguer en escadre. Villeneuve prit le parti de les laisser à Vigo. On fit de l'Atlas un hôpital, dans lequel on déposa les malades et les blessés. Le général Lauriston avait apporté, pour sa division, le matériel nécessaire à une ambulance; il l'employa au soulagement des marins laissés à Vigo. On avait l'argent du galion espagnol, on s'en servit pour se procurer tout ce dont l'escadre avait besoin. On se munit de vivres frais, on prit de l'eau pour un mois, on donna la solde à toute l'escadre, et, ayant un peu ranimé les esprits, ce qui se fait vite avec des soldats d'un tempérament vif, on remit à la voile après une relâche de cinq jours, qui avait été utile. Le vent n'était pas mauvais, l'escadre remonta de Vigo jusqu'à la hauteur du Ferrol, et, le 2 août, entra dans la rade ouverte qui sépare le Ferrol de la Corogne.
À l'instant même où l'escadre française paraissait, les agents consulaires, placés sur le rivage par ordre de Napoléon, communiquaient à l'amiral Villeneuve les ordres qui lui étaient destinés. Ces ordres lui enjoignaient de ne pas entrer dans le Ferrol, d'où l'on ne sort pas aisément; de prendre à peine le temps de rallier les deux divisions qui attendaient la jonction, et de repartir pour Brest. Villeneuve transmit cet ordre à Gravina, mais celui-ci était déjà dans la passe, il ne pouvait plus rétrograder, et une partie de l'armée y entra avec lui. Le reste, obéissant à Villeneuve, s'arrêta vis-à-vis, c'est-à-dire à la Corogne.
C'était une séparation qui mettait les deux escadres à trois ou quatre lieues de distance. Le plus grand mal qui en pût résulter, était une perte de deux à trois jours pour ressortir. Cette perte eût été fort regrettable avec un amiral qui n'aurait pas souvent perdu des journées; mais, avec Villeneuve, on pouvait s'en consoler.
Cet amiral trouva à la Corogne les ordres pressants de Napoléon, ses paroles encourageantes, ses promesses magnifiques, et les lettres intimes du ministre Decrès, son ami d'enfance. L'Empereur et le ministre l'engageaient à ne pas séjourner un instant, se porter devant Brest, à livrer bataille à Cornwallis, à se faire détruire, s'il le fallait, pourvu que Ganteaume parvînt à sortir sain et sauf, et à rallier ce qui resterait entier de l'escadre qui l'aurait débloqué. Toutes ces nouvelles relevèrent un moment le moral de Villeneuve. Le peu d'importance que Napoléon mettait à sacrifier des vaisseaux, afin qu'une flotte arrivât dans la Manche, avait de quoi le rassurer. S'il eût bien compris sa mission, il aurait dû être satisfait plutôt que désolé. Après tout, si on lui avait ravi deux vaisseaux dans la dernière bataille, il avait rejoint le Ferrol sain et sauf, échappé aux croisières ennemies, et trompé les précautions de l'amirauté anglaise. Des deux amiraux anglais et français, le plus maltraité par la fortune était Calder, et non pas Villeneuve; car Villeneuve avait atteint son but, et Calder avait manqué le sien. En défalquant les 2 vaisseaux pris, les 3 laissés à Vigo, il y avait maintenant 29 vaisseaux français et espagnols réunis au Ferrol, pouvant à tout moment être portés, par la division Lallemand, à 34, et dès lors assez nombreux pour oser tenter le déblocus de Brest. Du reste, l'amirauté anglaise elle-même et Napoléon en jugeaient ainsi peu de jours après; l'amirauté faisait comparaître l'amiral Calder devant une cour martiale, et Napoléon adressait publiquement de grands éloges à Villeneuve, pour avoir rempli, disait-il, l'objet de sa mission, bien que deux vaisseaux fussent demeurés au pouvoir de l'ennemi.
Quelle crainte pouvait donc concevoir pour sa responsabilité, un officier auquel un maître tout-puissant, disposant de la réputation et de la fortune de ses lieutenants, ne cessait de dire: Faites-vous battre, même détruire, pourvu que, par vos efforts, la porte de Brest soit ouverte.—Mais il semble qu'une sorte de fatalité s'attachât aux pas de ce malheureux homme de mer, pour lui troubler l'esprit, pour le conduire, de douleur en douleur, au résultat qu'il voulait fuir, c'est-à-dire à une grande bataille perdue, et perdue sans qu'il parvînt au seul résultat que lui demandait Napoléon, celui d'être vingt-quatre heures dans la Manche.
Il éprouva cependant quelque consolation en voyant la division du contre-amiral Gourdon, qui avait beaucoup navigué avant d'être enfermée au Ferrol, qui avait été soigneusement réparée et complétée, et qui méritait toute confiance. Il vit avec non moins de satisfaction 9 vaisseaux espagnols, équipés par M. de Grandellana, et de beaucoup supérieurs à ceux de l'amiral Gravina, parce qu'on avait mis à les équiper le temps qui avait manqué pour ceux qui étaient sortis de Cadix. «Plût à Dieu, écrivait Villeneuve en comparant la division du Ferrol à celle de Cadix, que jamais l'escadre espagnole (l'Argonaute excepté) et le vaisseau l'Atlas n'eussent fait partie de mon escadre. Ces vaisseaux ne sont absolument propres qu'à tout compromettre, ainsi qu'ils l'ont toujours fait. Ce sont eux qui nous ont conduits au dernier degré des malheurs!»
Ce langage montre à quel point l'âme de Villeneuve était affectée, puisqu'il appelait le dernier degré des malheurs une campagne qui, jusqu'ici, le menait au but indiqué par Napoléon, et qui lui valait même des éloges de la part de ce maître difficile.
Villeneuve, en ce moment, était tout entier à ce qui l'attendait au sortir du Ferrol. Il supposait que Calder allait reparaître, joint à Nelson ou à Cornwallis, et qu'on trouverait une nouvelle bataille, dans laquelle, cette fois, on pourrait bien être détruit. Des lettres de Cadix lui disaient, en effet, que Nelson était revenu en Europe, qu'il avait été vu à Gibraltar, mais qu'il était reparti pour l'Océan, afin de se réunir ou à Calder devant le Ferrol, ou à Cornwallis devant Brest. La vérité est que Nelson, marchant avec une rapidité prodigieuse, avait abordé à Gibraltar vers la fin de juillet, à l'époque même où Villeneuve livrait bataille à Calder; qu'il avait repassé le détroit, qu'il luttait actuellement contre les vents contraires pour regagner la Manche, qu'il n'avait que onze vaisseaux, qu'il n'avait encore rallié ni Calder, ni Cornwallis, que son intention, après deux ans de navigation continue, était de prendre un instant de relâche pour ravitailler sa division épuisée. Villeneuve ignorait ces faits; mais il connaissait ses ordres, qui, pour un homme de cœur, étaient les plus faciles à exécuter, puisqu'on ne lui ordonnait pas de vaincre, mais de combattre à outrance pour débloquer Brest. Si devant Brest, il était secondé par Ganteaume, il n'est pas probable que la bataille, livrée avec 50 ou 55 vaisseaux contre 20 ou 25, fût perdue. Si, au contraire, les circonstances de mer empêchaient Ganteaume de prendre part à l'action, Villeneuve, en combattant à outrance, même jusqu'à se faire détruire, devait mettre Cornwallis dans l'impossibilité de tenir la mer et de continuer le blocus, et Ganteaume, recueillant avec sa flotte restée entière les débris d'une flotte glorieusement vaincue, pouvait encore dominer la Manche pendant quelques jours. C'était tout ce que Napoléon demandait à ses amiraux.
Malheureusement Villeneuve avait touché terre. Les vaisseaux qui avaient combattu tenaient à se refaire. Ils auraient navigué encore plus d'un mois ou deux, s'ils avaient été condamnés à tenir la pleine mer; mais, à portée d'un grand arsenal, ils voulaient tous réparer quelque avarie. On prit des mâts de rechange, on raccommoda le gréement, on fit de l'eau; on voulut verser les vivres des vaisseaux qui en avaient plus, sur ceux qui en avaient moins. On mit ainsi toute l'escadre à 45 jours. Les ordres de Napoléon d'avoir du biscuit par deux et trois millions de rations dans chaque port, n'avaient pu s'exécuter au Ferrol, à cause de la disette espagnole. Mais on devait en trouver à Brest, à Cherbourg, à Boulogne. D'ailleurs, 45 jours suffisaient. Enfin on se disposa, le 10 août, à lever l'ancre. Villeneuve se plaça en dehors de la Corogne, à la baie d'Arès, attendant que Gravina et la seconde division espagnole sortissent du Ferrol, ce qui n'était pas facile à cause du vent. Il attendit trois jours, et les employa à se tourmenter. Il écrivait au ministre Decrès: «On me rend l'arbitre des plus grands intérêts; mon désespoir redouble d'autant plus que l'on me témoigne plus de confiance, parce que je ne puis prétendre à aucun succès, quelque parti que je prenne. Il m'est bien démontré que les marines de France et d'Espagne ne peuvent pas se montrer en grandes escadres... Des divisions de trois, quatre ou cinq vaisseaux au plus, c'est tout ce que nous pouvons faire que d'être capables de les conduire. Que Ganteaume sorte, et il en jugera. L'opinion publique sera fixée.»
«Je vais partir, mais je ne sais ce que je ferai. Huit vaisseaux se tiennent en vue de la côte, à huit lieues. Ils nous suivront; je ne pourrai pas les joindre, et ils iront se rallier aux escadres devant Brest ou Cadix, suivant que je ferai route pour l'un ou l'autre de ces deux ports. Il s'en faut beaucoup que, sortant d'ici avec 29 vaisseaux, je puisse être considéré comme pouvant lutter contre un nombre de vaisseaux approchant; je ne crains pas de le dire, à vous, je serais bien fâché d'en rencontrer vingt. Nous avons une tactique navale surannée; nous ne savons que nous mettre en ligne, et c'est justement ce que demande l'ennemi... Je n'ai ni le moyen ni le temps d'en adopter une autre, avec les commandants auxquels sont confiés les vaisseaux des deux marines..... Je prévoyais tout cela avant de partir de Toulon; mais je me suis fait illusion seulement jusqu'au jour où j'ai vu les vaisseaux espagnols qui se sont joints à moi... alors, il a fallu désespérer de tout...»
Au moment de partir, les vaisseaux provenant de Rochefort, l'Algésiras et l'Achille, avaient été envahis de nouveau par la fièvre; des vaisseaux espagnols, en sortant du Ferrol, s'étaient abordés; il y avait eu des bouts de beaupré cassés, des voiles déchirées. Ces accidents, fort indifférents en eux-mêmes, s'ajoutant à toutes les contrariétés que Villeneuve avait déjà éprouvées, achevèrent de le réduire au désespoir. Prêt à mettre à la voile, il donna ses ordres au capitaine Lallemand. Celui-ci, avec une excellente division de 5 vaisseaux et plusieurs frégates, devait aborder le 15 ou le 16 août à Vigo. Il aurait suffi à Villeneuve de s'y transporter pour rallier cette division, et se procurer ainsi une augmentation considérable de forces; mais n'osant pas se mouvoir, toujours de peur de rencontrer Nelson, il envoya un officier au capitaine Lallemand, et lui prescrivit de se rendre à Brest, sans être sûr de s'y rendre lui-même, exposant ainsi cette division à périr si elle y arrivait seule. Il écrivit à l'amiral Decrès une dépêche où, mettant à nu les douleurs de son âme, il laissa entrevoir la disposition de se porter à Cadix plutôt qu'à Brest. À Lauriston, dont la présence importune lui rappelait l'Empereur, il dit qu'on ferait voile vers Brest. Lauriston, affligé de le voir dans un pareil état, mais charmé de sa résolution, écrivit à l'Empereur par un courrier dépêché du Ferrol, qu'enfin on allait à Brest, et de Brest dans la Manche.
Au milieu de ces anxiétés déplorables Villeneuve s'éloigna de la Corogne, et perdit de vue la terre dans la journée du 14. Pour surcroît de malheur, le vent de nord-est, qui soufflait assez fort, était loin de le pousser vers sa grande destination. Triste conséquence du découragement, qui nous fait négliger souvent les plus belles faveurs de la fortune! Dans ce même instant, Calder et Nelson n'étaient pas, comme le craignait Villeneuve, réunis près du Ferrol. Nelson, après avoir vainement cherché les Français à Cadix, était remonté au nord, avait long-temps louvoyé contre ce même vent de nord-est, qui soufflait actuellement, et avait enfin rejoint Cornwallis devant Brest, le jour même (14 août) où l'escadre française sortait du Ferrol. Il laissait à Cornwallis le petit nombre de ses bâtiments qui pouvaient encore tenir la mer, et allait avec les autres se refaire à Portsmouth, où il touchait le 18 août. Calder, de son côté, après la bataille du Ferrol, avait rejoint Cornwallis avec sa flotte maltraitée. Une partie de ses vaisseaux avait été expédiée dans les ports de la Manche pour y être réparés. Cornwallis lui avait immédiatement recomposé une division de 17 ou 18 vaisseaux, et l'avait renvoyé devant le Ferrol, gardant tout au plus 18 vaisseaux pour bloquer Brest. Calder revenait donc, et allait trouver le Ferrol évacué. Si Villeneuve, reprenant un peu de confiance, ralliait Lallemand à Vigo, et s'acheminait vers la Manche par la pleine mer, il se croisait, sans le rencontrer, avec Calder, qui serait venu bloquer le Ferrol vide; il surprenait Cornwallis séparé de Nelson et de Calder, ayant 18 ou 20 vaisseaux au plus, l'abordait avec 35, sans compter les 21 de Ganteaume. Quelle chance lui faisait perdre l'abattement de son âme! Du reste, le général Lauriston l'obsédait de ses vives instances: un moment de retour dans les vents et dans les esprits abattus de Villeneuve, et la grande pensée de Napoléon pouvait encore s'accomplir!
On se figurerait difficilement l'impatience dont Napoléon était dévoré sur cette plage de Boulogne, où il attendait à chaque instant l'apparition de ses flottes, et l'occasion tant désirée d'envahir l'Angleterre. Tout son monde était embarqué, depuis le Texel sur jusqu'à Étaples. Au Texel, les chevaux d'artillerie et de cavalerie étaient à bord depuis plusieurs semaines. Les troupes, sans exception, étaient sur les bâtiments. L'escadre de ligne, chargée d'escorter le convoi, n'attendait que le signal de lever l'ancre. Dans les quatre ports d'Ambleteuse, Wimereux, Boulogne, Étaples, on avait fait prendre plusieurs fois les armes aux 130 mille hommes destinés à passer sur les bateaux plats. On les avait amenés sur les quais, et on leur avait fait occuper à tous leur place sur chaque bâtiment. On avait ainsi reconnu quel était le temps nécessaire pour cette opération. À Ambleteuse, les hommes du corps de Davout avaient été embarqués en une heure un quart, et les chevaux en une heure et demie. Il en avait été de même à Étaples et à Boulogne, proportion gardée du nombre d'hommes et de chevaux.
Tout était donc prêt lorsque Napoléon apprit enfin la nouvelle du combat du Ferrol, de la relâche à Vigo, et de l'entrée à la Corogne. Quelque déplaisir que lui causât l'état moral de Villeneuve, quelque sévèrement qu'il le jugeât, il fut cependant satisfait du résultat total, et par ses ordres toutes les gazettes continrent le récit du combat naval, avec les réflexions les plus louangeuses pour Villeneuve, et pour les deux flottes combinées. Les deux vaisseaux perdus ne lui parurent qu'un accident attribuable à la brume, regrettable sans doute, mais de nulle importance à côté du résultat obtenu, celui de l'entrée à Vigo, et de la jonction des deux flottes[23].
Maintenant il ne doutait plus que Villeneuve n'essayât de se présenter à Brest. Ganteaume était à Bertheaume, c'est-à-dire hors de la rade intérieure, en face de la pleine mer, appuyé par 150 bouches à feu, disposées en batterie sur la côte. Il fallait bien des malheurs pour que Ganteaume ne pût pas prendre part à la bataille du déblocus, et que les Français réunissant 50 vaisseaux, 29 sous Villeneuve, 21 sous Ganteaume, ne parvinssent pas à chasser l'ennemi devant eux, et à entrer avec 30 ou 40 dans la Manche, en perdissent-ils 10 ou 20.
—Vous voyez bien, disait Napoléon à Decrès qui était auprès de lui à Boulogne, que, malgré une foule de fautes, d'accidents défavorables, la nature du plan est foncièrement si bonne, que tous les avantages sont encore de notre côté, et que nous sommes près de réussir.—
Decrès, qui avait la secrète confidence des douleurs de Villeneuve, et qui partageait sa défiance de la fortune, n'était pas aussi tranquille. Tout cela est possible, répondait-il, car tout cela a été parfaitement calculé; mais si cela réussit, j'y verrai le doigt de Dieu! Au reste, il s'est montré si souvent dans les opérations de Votre Majesté, que je ne serais pas étonné de l'y voir encore apparaître en cette occasion[24].—
C'est du 15 au 20 août que Napoléon fut en proie à la plus vive attente. Des signaux préparés sur les points les plus élevés de la côte, étaient destinés à lui apprendre si la flotte française paraissait à l'horizon. Attentif à chaque courrier qui arrivait de Paris ou des ports, il donnait à tout moment de nouveaux ordres pour parer aux accidents qui auraient pu contrarier ses desseins. M. de Talleyrand lui ayant appris que les armements de l'Autriche devenaient de jour en jour plus significatifs et plus menaçants, et qu'une guerre continentale était à craindre, mais qu'en même temps la Prusse, séduite par l'appât qu'on avait fait briller à ses yeux, celui du Hanovre, était prête à convenir d'une alliance avec la France; Napoléon, sans prendre une heure pour délibérer, avait appelé Duroc, lui avait remis une lettre pour le roi, et tous les pouvoirs nécessaires pour signer un traité.—Partez sur-le-champ, lui avait-il dit, rendez-vous à Berlin sans passer par Paris, et décidez la Prusse à signer un traité d'alliance avec moi. Je lui donne le Hanovre, mais à condition qu'elle se décidera tout de suite. Le présent que je lui fais en vaut la peine. Dans quinze jours je ne lui referai pas la même offre. Aujourd'hui j'ai besoin d'être couvert du côté de l'Autriche, pendant que je vais m'embarquer. Pour obtenir ce service de la Prusse, je lui accorde un vaste pays qui ajoutera quarante mille hommes à son armée. Mais si plus tard j'étais obligé de quitter les bords de l'Océan pour me retourner vers le continent, mes camps levés, mes projets contre l'Angleterre abandonnés, je n'aurai plus besoin de personne pour mettre l'Autriche à la raison, et je ne payerai pas si cher un service qui me serait devenu inutile.—En conséquence, Napoléon exigeait que la Prusse fît immédiatement des mouvements de troupes vers la Bohême, et ne voulait d'ailleurs pas qu'on surchargeât le traité de conditions relatives à la Hollande, à la Suisse, à l'Italie. Il cédait le Hanovre, et voulait qu'on s'unît à lui sans autre condition[25].
On peut juger, par une démarche si grave, si promptement résolue, du prix que Napoléon attachait dans ce moment au libre accomplissement de ses projets. Le jour même où il donnait ces instructions à Duroc, c'est-à-dire le 22 août, le courrier qui était parti du Ferrol pendant que Villeneuve mettait à la voile arrivait à Boulogne. Napoléon recevait directement au petit château du Pont-de-Briques la dépêche de Lauriston, tandis que celle de Villeneuve, adressée à Decrès, allait chercher celui-ci au bord de la mer, dans la baraque où il était établi.
Napoléon, charmé de ces mots de Lauriston: Nous allons à Brest, avait tout de suite dicté deux lettres pour Villeneuve et Ganteaume. Elles sont trop dignes d'être conservées par l'histoire pour que nous ne les rapportions pas ici.
Il disait à Ganteaume:
«Je vous ai déjà fait connaître par le télégraphe que mon intention est que vous ne souffriez pas que Villeneuve perde un seul jour, afin que, profitant de la supériorité que me donnent 50 vaisseaux de ligne, vous mettiez sur-le-champ en mer pour remplir votre destination et pour vous porter dans la Manche avec toutes vos forces. Je compte sur vos talents, votre fermeté, votre caractère, dans une circonstance si importante. Partez, et venez ici. Nous aurons vengé six siècles d'insultes et de honte. Jamais, pour un plus grand objet, mes soldats de terre et de mer n'auront exposé leur vie!—(Du camp impérial de Boulogne, 22 août 1805.)»
Il écrivait à Villeneuve:
«Monsieur le vice-amiral, j'espère que vous êtes arrivé à Brest. Partez, ne perdez pas un moment, et avec mes escadres réunies entrez dans la Manche. L'Angleterre est à nous! Nous sommes tout prêts, tout est embarqué. Paraissez 24 heures, et tout est terminé.—(Camp impérial de Boulogne, 22 août.)»
Mais, tandis que Napoléon, trompé par la dépêche de Lauriston, adressait ces ardentes paroles aux deux amiraux, Decrès avait reçu de Villeneuve, par le même courrier, une dépêche fort différente, et qui laissait peu d'espérance d'une marche sur Brest. Il s'était hâté de se rendre auprès de l'Empereur, et de lui faire connaître le triste état moral dans lequel se trouvait Villeneuve en quittant le Ferrol.
En apprenant ces nouvelles contradictoires, Napoléon fut saisi d'une violente colère. Les premiers éclats de cette colère rejaillirent sur l'amiral Decrès, qui lui avait donné un tel homme pour commander la flotte. Il s'emporta d'autant plus vivement contre ce ministre qu'il lui attribuait, outre le choix de Villeneuve, des opinions analogues à celles qui avaient ôté tout courage à ce malheureux amiral. Il lui reprochait et la faiblesse de son ami, et le dénigrement de la marine française, qui portait le désespoir dans le cœur de tous les hommes de mer. Il se plaignit de n'être pas secondé dans ses grands desseins, et de ne trouver que des hommes qui, pour ménager ou leur personne ou leur réputation, ne savaient pas même perdre une bataille, quand il ne leur demandait, après tout, que le courage de la livrer et de la perdre.—Votre Villeneuve, dit-il à Decrès, n'est pas même capable de commander une frégate. Que dire d'un homme qui, pour quelques matelots tombés malades sur deux vaisseaux de son escadre, pour un bout de beaupré cassé, pour quelques voiles déchirées, pour un bruit de réunion entre Nelson et Calder, perd la tête, et renonce à ses projets? Mais, si Nelson et Calder étaient réunis, ils seraient à l'entrée même du Ferrol, prêts à saisir les Français au passage, et non dans la pleine mer! Cela est tout simple, et frappe les yeux de quiconque n'est pas aveuglé par la peur[26]!—Napoléon appela encore Villeneuve un lâche, même un traître, et prescrivit de rédiger tout de suite des ordres pour le ramener forcément de Cadix dans la Manche, s'il était allé à Cadix; et, dans le cas où il aurait fait voile vers Brest, pour donner à Ganteaume le commandement des deux escadres réunies. Le ministre de la marine, qui n'avait pas encore osé dire toute son opinion sur la réunion des flottes au milieu de la Manche et dans les circonstances présentes, mais qui trouvait cette réunion horriblement dangereuse, depuis que les Anglais avertis s'étaient concentrés entre le Ferrol, Brest et Portsmouth, supplia l'Empereur de ne pas donner un ordre aussi funeste, lui dit que la saison était trop avancée, que les Anglais étaient trop sur leurs gardes, et que, si on s'obstinait, on subirait devant Brest quelque horrible catastrophe. Napoléon avait à tout une réponse, c'est que 50 vaisseaux seraient réunis à Brest si on y paraissait, que les Anglais n'auraient jamais ce nombre, qu'en tout cas l'une des deux flottes perdue n'était rien pour lui, si l'autre, débloquée, pouvait entrer dans la Manche et y dominer vingt-quatre heures.
Decrès, accablé par l'Empereur, prit le parti de lui écrire ce qu'il n'osait pas lui dire, et le soir même lui adressa au Pont-de-Briques la lettre suivante:
4 fructidor an XIII (22 août 1805).
«...Je me suis mis aux pieds de Votre Majesté pour la supplier de ne pas associer aux opérations de ses escadres les vaisseaux espagnols. Loin d'avoir obtenu quelque chose à cet égard, Votre Majesté entend que cette association s'accroisse des vaisseaux de Cadix et de ceux de Carthagène.
«Elle veut qu'avec une pareille agrégation on entreprenne une chose très difficile en elle-même, et qui le devient davantage avec les éléments dont l'armée se compose, avec l'inexpérience des chefs, leur inhabitude du commandement, et les circonstances enfin que Votre Majesté connaît comme moi-même, et qu'il est superflu de retracer.
«Dans cet état de choses, où Votre Majesté ne compte pour rien mon raisonnement et mon expérience, je ne connais pas de situation plus pénible que la mienne. Je désire que Votre Majesté veuille bien prendre en considération que je n'ai d'intérêt que celui de son pavillon et que l'honneur de ses armes; et, si son escadre est à Cadix, je la supplie de considérer cet événement comme un arrêt du destin, qui la réserve à d'autres opérations. Je la supplie de ne point la faire venir de Cadix dans la Manche, parce que ce ne sera qu'avec des malheurs que s'en fera la tentative en ce moment. Je la supplie surtout de ne pas ordonner qu'elle tente cette traversée avec deux mois de vivres, parce que M. d'Estaing a, je crois, mis 70 jours ou 80 pour venir de Cadix à Brest (et peut-être plus).
«Si ces prières, que j'adresse à Votre Majesté, ne lui paraissent d'aucun poids, elle doit juger ce qui se passe dans mon cœur...
«C'est surtout dans ce moment, où je puis arrêter l'émission des ordres funestes, selon moi, au service de Votre Majesté, que je dois insister fortement. Puissé-je être plus heureux, dans cette circonstance, que je ne l'ai été précédemment.
«Mais il est malheureux pour moi de connaître le métier de la mer, puisque cette connaissance n'obtient aucune confiance et ne produit aucun résultat dans les combinaisons de Votre Majesté. En vérité, Sire, ma situation devient trop pénible. Je me reproche de ne savoir pas persuader Votre Majesté. Je doute qu'un homme seul y parvienne. Veuillez, sur les opérations de mer, vous former un conseil, une amirauté, tout ce qui pourra convenir à Votre Majesté; mais, pour moi, je sens qu'au lieu de me fortifier, je faiblis tous les jours. Et il faut être vrai, un ministre de la marine, subjugué par Votre Majesté en ce qui concerne la mer, vous sert mal et devient nul pour la gloire de vos armes, s'il ne lui devient nuisible.
«C'est dans l'amertume de mon âme, qui ne diminue rien de mon dévouement et de ma fidélité à votre personne, que je prie Votre Majesté d'agréer mon profond respect.
«Signé: Decrès.»
L'Empereur, mécontent mais touché, lui répondit sur-le-champ du Pont-de-Briques. «Je vous prie de m'envoyer, dans la journée de demain, un mémoire sur cette question: Dans la situation des choses, si Villeneuve reste à Cadix, que faut-il faire? Élevez-vous à la hauteur des circonstances et de la situation où se trouvent la France et l'Angleterre; ne m'écrivez plus de lettre comme celle que vous m'avez écrite, cela ne signifie rien. Pour moi, je n'ai qu'un besoin, c'est celui de réussir.» (22 août.—Dépôt du Louvre.)
Le lendemain, 23, Decrès proposa à l'Empereur son plan. C'était, d'abord, d'ajourner l'expédition à l'hiver, car il était trop tard pour ramener la flotte de Cadix dans la Manche. On serait exposé à exécuter l'entreprise au milieu des bourrasques de l'équinoxe. D'ailleurs les Anglais étaient avertis. Tout le monde avait fini par entrevoir un projet de jonction entre Boulogne et Brest. Suivant lui, il fallait diviser ces trop nombreuses escadres en sept ou huit croisières de 5 ou 6 vaisseaux chacune. Ce que faisait dans le moment celle du capitaine Lallemand était une preuve de ce qu'on pouvait attendre de ces divisions détachées. Il fallait les composer des meilleurs officiers, des meilleurs vaisseaux, et les lancer sur l'Océan. Elles désespéreraient les Anglais en ruinant leur commerce, et formeraient d'excellents matelots et des chefs d'escadre. On tirerait de là les éléments d'une flotte pour un grand projet ultérieur.
C'est là, disait l'amiral Decrès, la guerre suivant mon cœur.
Si enfin, à l'hiver, vous voulez, ajoutait-il, une flotte dans la Manche, il y a moyen de l'y amener. Vous aurez à Cadix une quarantaine de vaisseaux. Réunissez là une armée d'embarquement, et donnez à cette réunion la couleur d'un projet sur l'Inde ou sur la Jamaïque. Puis, faites deux parts de l'escadre. Prenez, parmi les vaisseaux, les meilleurs marcheurs; parmi les officiers, ceux qu'on a éprouvés depuis un an comme les plus capables et les plus hardis; sortez secrètement avec 20 vaisseaux seulement, en ayant soin de laisser les autres pour attirer l'attention des Anglais; puis portez ces 20 vaisseaux autour de l'Irlande et de l'Écosse, et de là dans la Manche. Appelez à Paris Villeneuve et Gravina, ranimez leur cœur, et ils exécuteront, à coup sûr, cette manœuvre.
À la lecture de ce projet, Napoléon renonça entièrement à l'idée de faire revenir immédiatement la flotte de Cadix, si elle y était allée en effet, et il écrivit de sa main, sur le dos de la dépêche: Former sept croisières, distribuées entre l'Afrique, Surinam, Sainte-Hélène, le Cap, l'Île de France, les îles du Vent, les États-Unis, les côtes d'Irlande et d'Écosse, l'embouchure de la Tamise[27]. Puis il se mit à lire et relire les dépêches de Villeneuve, de Lauriston et de l'agent consulaire qui avait long-temps suivi, à la lunette, la marche de l'escadre française lorsqu'on l'avait perdue de vue des hauteurs du Ferrol. Il cherchait là, comme dans une page du livre du Destin, une réponse à cette question: Villeneuve marche-t-il vers Cadix ou marche-t-il vers Brest?... L'incertitude dans laquelle le laissaient ces dépêches, l'irritait encore plus que ne l'aurait irrité la connaissance certaine de la marche sur Cadix. Dans cet état d'agitation, et surtout dans la situation de l'Europe, c'eût été le plus grand des services que de lui dire ce qui en était, car les nouvelles de la frontière d'Autriche étaient à chaque instant plus alarmantes. Les Autrichiens ne se cachaient presque plus; ils bordaient l'Adige en force considérable, et menaçaient l'Inn et la Bavière. Or, s'il ne frappait pas à Londres un coup de foudre, qui fît trembler et reculer l'Europe, il fallait qu'il se dirigeât à marches forcées sur le Rhin, pour prévenir l'outrage qu'on lui préparait, celui d'être à sa frontière avant lui. Dans ce besoin de savoir la vérité, il écrivit plusieurs lettres à l'amiral Decrès, du Pont-de-Briques au camp, pour savoir de lui son avis personnel sur la détermination probable de Villeneuve. Celui-ci, craignant de trop irriter l'Empereur, et se faisant en même temps scrupule de le tromper, lui répondit chaque fois d'une manière presque contradictoire, lui disant tantôt oui, tantôt non, et partageant l'anxiété de son maître, mais inclinant visiblement vers l'opinion que Villeneuve allait à Cadix. Au fond, il n'en doutait presque pas. C'est alors que Napoléon, afin de n'être pas pris au dépourvu, se partagea entre deux projets, et passa quelques jours dans une de ces situations ambiguës, insupportables pour un caractère comme le sien, prêt à la fois à franchir la mer ou à se jeter sur le continent, à faire une descente en Angleterre ou une marche militaire vers l'Autriche. C'était le trait particulier de son caractère, dès qu'il fallait agir, de se dominer sur-le-champ, de revenir tout à coup de ces emportements auxquels il lui avait plu de livrer un instant son âme, comme pour être plus maître de la reprendre, et de la gouverner au moment où il en avait besoin. Après de nombreuses perplexités dans la journée du 23, il donna les ordres nécessaires pour une double hypothèse.—Ma résolution est fixée, écrivit-il à M. de Talleyrand. Mes flottes ont été perdues de vue, des hauteurs du cap Ortégal, le 14 août. Si elles viennent dans la Manche, il en est temps encore, je m'embarque et je fais la descente; je vais couper, à Londres, le nœud de toutes les coalitions. Si, au contraire, mes amiraux manquent de caractère ou manœuvrent mal, je lève mes camps de l'Océan, j'entre avec deux cent mille hommes en Allemagne, et je ne m'arrête pas que je n'aie touché barre à Vienne, ôté Venise et tout ce qu'elle garde encore de l'Italie à l'Autriche, et chassé les Bourbons de Naples. Je ne laisserai pas les Autrichiens, les Russes se réunir, je les frapperai avant leur jonction. Le continent pacifié, je reviendrai sur l'Océan travailler de nouveau à la paix maritime.—
Puis, avec cette profonde et incomparable expérience de la guerre qu'il avait acquise, avec ce discernement sans pareil de ce qui pressait plus ou moins dans les dispositions à prendre, il donna ses premiers ordres pour la guerre continentale, sans rien déranger encore à son expédition maritime, qui restait toujours prête, car tout le monde continuait à demeurer ou à bord ou au pied des bâtiments. Il commença par Naples et le Hanovre, les deux points les plus éloignés de sa volonté. Il prescrivit d'ajouter à la division qui s'organisait à Pescara sous le général Reynier, plusieurs régiments de cavalerie légère et quelques batteries d'artillerie à cheval, afin de former dans ce pays de guérillas des colonnes mobiles. Il transmit au général Saint-Cyr l'ordre d'amener à lui cette division Reynier au premier signe d'hostilité, de la joindre au corps qu'il ramènerait de Tarente, et de se jeter sur Naples avec 20 mille hommes, afin de ne pas permettre la descente, en Italie, aux Russes de Corfou, aux Anglais de Malte.
Il commanda ensuite au prince Eugène, qui, bien que vice-roi d'Italie, était sous la tutelle militaire du maréchal Jourdan, de réunir sur-le-champ les troupes françaises répandues depuis Gênes jusqu'à Bologne et Vérone, de les porter sur l'Adige, d'acheter des chevaux d'artillerie dans toute l'Italie, et d'atteler immédiatement cent bouches à feu. Comme les troupes françaises étaient formées en divisions et sur le pied de guerre, ces dispositions étaient faciles et de prompte exécution. Il ordonna de leur envoyer des recrues des dépôts. Il prescrivit en même temps de faire cuire du biscuit partout, pour en remplir les places d'Italie. Alexandrie n'étant pas encore achevée, il voulut que la citadelle de Turin servît de place de dépôt pour le Piémont.
Il prit des dispositions semblables pour l'Allemagne. Ce même jour, 23, il fit partir un courrier pour Bernadotte, qui avait remplacé le général Mortier dans le commandement du Hanovre. Il lui enjoignait, sous le sceau du plus grand secret, et sans donner aucun signe extérieur de sa nouvelle destination, de réunir à Gœttingen, c'est-à-dire à l'extrémité de cet électorat, et à la tête des routes de l'Allemagne centrale, la plus grande partie de son corps d'armée; de commencer par acheminer sur ce point l'artillerie et les gros bagages; d'exécuter ces mouvements de manière qu'ils ne pussent être clairement discernés avant dix ou quinze jours, et, pour prolonger le doute, de se montrer de sa personne au point opposé, d'attendre enfin un dernier ordre pour se mettre définitivement en marche. Sa pensée était, s'il s'entendait avec la Prusse, comme il n'en doutait pas, relativement au Hanovre, d'évacuer ce royaume et de traverser, sans permission, tous les petits États de l'Allemagne centrale, pour porter en Bavière le corps d'armée qu'on retirait du Hanovre.
Par le même courrier, il enjoignit au général Marmont au Texel, de préparer sur-le-champ ses attelages et son matériel, pour pouvoir en trois jours se mettre en marche avec son corps d'armée, lui recommandant de garder le secret, et de ne rien changer à l'embarquement de ses troupes avant un nouvel ordre. Enfin auprès de lui, à Boulogne même, il fit une première et seule distraction des forces qu'il avait sous sa main, celle de la grosse cavalerie et des dragons. Il avait réuni beaucoup plus de cavalerie qu'il ne lui en fallait en réalité, et beaucoup plus surtout qu'il ne pourrait probablement en embarquer. Il fit porter à une marche en arrière la division des cuirassiers de Nansouty, et réunir à Saint-Omer ses dragons à pied et à cheval, placés sous les ordres de Baraguay-d'Hilliers. Il leur adjoignit un certain nombre de pièces d'artillerie à cheval, et les achemina sur-le-champ vers Strasbourg. Il ordonna en même temps de réunir en Alsace tout ce qui restait en France de grosse cavalerie, dépêcha le général en chef de l'artillerie, Songis, pour préparer un parc de campagne entre Metz et Strasbourg, avec des fonds pour acheter, en Lorraine, en Suisse, en Alsace, tous les chevaux de trait qu'on pourrait se procurer. Même ordre fut donné pour l'infanterie qui était à portée de la frontière de l'est. Cinq cent mille rations de biscuit furent commandées à Strasbourg. Cette nombreuse cavalerie, accompagnée d'artillerie à cheval, assistée d'une espèce d'infanterie, celle des dragons, pouvait fournir un premier appui aux Bavarois menacés, demandant du secours à grands cris. Quelques régiments d'infanterie devaient être très-prochainement en mesure de les secourir. Enfin Bernadotte pouvait être rendu à Wurtzbourg en dix ou douze marches. Ainsi, en quelques jours, sans avoir rien distrait de ses forces embarquées, rien que quelques divisions de grosse cavalerie et de dragons, il était en mesure de soutenir les Bavarois, sur lesquels l'Autriche voulait faire tomber ses premiers coups.
Ces dispositions exécutées avec la promptitude d'un grand caractère, il reprit un peu de tranquillité d'esprit, et se mit à attendre ce que les vents lui apporteraient.
Il était sombre, préoccupé, dur pour l'amiral Decrès, sur le visage duquel il semblait voir toutes les opinions qui avaient ébranlé Villeneuve, et il était sans cesse sur le rivage de la mer, cherchant à l'horizon quelque apparition inattendue. Des officiers de marine, placés avec des lunettes sur les divers points de la côte, étaient chargés d'observer toutes les circonstances de mer, et de lui en rendre compte. Il passa ainsi trois jours, dans une de ces situations incertaines qui répugnent le plus aux âmes ardentes et fortes, aimant les partis décidés. Enfin l'amiral Decrès, sans cesse interrogé, lui déclara que, dans son opinion, vu le temps écoulé, vu les vents qui avaient régné sur la côte, depuis le golfe de Gascogne jusqu'au détroit de Calais, vu les dispositions morales de Villeneuve, il était persuadé que les flottes avaient fait voile vers Cadix.
Ce fut avec une profonde douleur, mêlée de violentes explosions de colère, que Napoléon renonça enfin à l'espérance de voir arriver sa flotte dans le détroit. Son irritation fut telle qu'un homme qu'il aimait d'une manière particulière, le savant Monge, qui presque chaque matin faisait un déjeuner tout militaire avec lui, au bord de la mer, dans la baraque impériale, Monge, en le voyant dans cet état, se retira discrètement, jugeant sa présence importune. Il alla auprès de M. Daru, alors principal commis de la guerre, et lui raconta ce qu'il avait vu. Au même instant M. Daru fut appelé lui-même, et dut se rendre auprès de l'Empereur. Il le trouva agité, parlant seul, semblant ne pas apercevoir les personnes qui arrivaient. À peine M. Daru était-il entré, debout, silencieux, attendant des ordres, que Napoléon venant à sa rencontre, et s'adressant à lui comme s'il avait été instruit de tout:—Savez-vous, lui dit-il, savez-vous où est Villeneuve? Il est à Cadix!—Puis il se livra à une longue diatribe sur la faiblesse, sur l'incapacité de tout ce qui l'entourait, se dit trahi par la lâcheté des hommes, déplora la ruine du plan le plus beau, le plus sûr qu'il eût conçu de sa vie, et montra dans toute son amertume la douleur du génie abandonné par la fortune. Tout à coup, revenu de cet emportement, il se calma d'une manière soudaine, et, reportant son esprit avec une surprenante facilité de ces routes fermées de l'Océan vers les routes ouvertes du continent, il dicta pendant plusieurs heures de suite, avec une présence d'esprit, une précision de détail extraordinaires, le plan qu'on va lire dans le livre suivant. C'était le plan de l'immortelle campagne de 1805. Il n'y avait plus trace d'irritation ni dans sa voix, ni sur son visage[28]. Chez lui les grandes conceptions de l'esprit avaient dissipé les douleurs de l'âme. Au lieu d'attaquer l'Angleterre par la voie directe, il allait la combattre par la longue et sinueuse route du continent, et il allait trouver sur cette route une incomparable grandeur, avant d'y trouver sa ruine.
Aurait-il plus sûrement atteint le but par la voie directe, c'est-à-dire par la descente? C'est là ce qu'on se demandera souvent dans le présent et dans l'avenir, et ce qu'on aura peine à décider. Cependant, si Napoléon eût été une fois transporté à Douvres, ce n'est pas offenser la nation britannique que de croire qu'elle pouvait être vaincue par l'armée et le capitaine qui en dix-huit mois ont vaincu et soumis l'Autriche, l'Allemagne, la Prusse et la Russie. Il n'y avait, en effet, pas un homme de plus dans cette même armée de l'Océan qui a battu à Austerlitz, à Iéna et à Friedland les huit cent mille soldats du continent. Il faut même le dire; l'inviolabilité territoriale dont jouit l'Angleterre n'a pas façonné son cœur au danger de l'invasion, ce qui ne diminue pas la gloire de ses escadres et de ses armées régulières. Il est dès lors peu probable qu'elle eût osé tenir devant les soldats de Napoléon, non encore épuisés par la fatigue, non encore décimés par la guerre. Une résolution héroïque de son gouvernement, se réfugiant en Écosse, par exemple, et laissant ravager l'Angleterre jusqu'à ce que Nelson vînt, avec toutes les escadres anglaises, fermer le retour à Napoléon vainqueur, et l'exposer à être prisonnier dans sa propre conquête, aurait amené sans doute de singulières combinaisons; mais elle était hors de toutes les vraisemblances. Nous sommes fermement persuadé que, Napoléon parvenu à Londres, l'Angleterre aurait traité.
La question était donc tout entière dans le passage du détroit. Bien que la flottille pût le franchir en été par le calme, en hiver par la brume, ce passage était hasardeux. Aussi Napoléon avait songé au secours d'une flotte pour protéger l'expédition. La question était ramenée, dira-t-on, à la difficulté première, celle d'être supérieur aux Anglais sur mer. Non, car il ne s'agissait ni de les surpasser, ni même de les égaler. Il s'agissait uniquement de faire arriver, par une combinaison habile, une flotte dans la Manche, en profitant des hasards de la mer et de son immensité, qui rend les rencontres difficiles. Le plan de Napoléon, si souvent remanié, reproduit avec tant de fécondité, avait toute chance de réussir aux mains d'un homme plus ferme que Villeneuve. Sans doute Napoléon retrouva ici, sous une autre forme, les inconvénients de son infériorité maritime; Villeneuve, sentant vivement cette infériorité, en fut déconcerté; mais il le fut trop, il le fut même d'une manière qui compromet son honneur devant l'histoire. Après tout, sa flotte s'était bien battue au Ferrol; et, si l'on suppose qu'il eût livré devant Brest la désastreuse bataille qu'il livra peu de temps après à Trafalgar, Ganteaume serait sorti; et, à la perdre, ne valait-il pas mieux la perdre pour assurer le passage de la Manche? Pourrait-on, même dans ce cas, dire qu'elle a été perdue? Villeneuve eut donc tort, bien qu'on l'ait trop décrié, selon l'usage pratiqué envers ceux qui sont malheureux. Homme de métier, oubliant qu'avec du dévouement on supplée souvent à ce qui manque sous le rapport matériel, il ne sut pas s'élever à la hauteur de sa mission, et faire ce que Latouche-Tréville eût certainement fait à sa place.
L'entreprise de Napoléon n'était donc pas une chimère; elle était parfaitement réalisable, telle qu'il l'avait préparée; et peut-être, aux yeux des bons juges, cette entreprise, qui n'a pas eu de résultat, lui fera-t-elle plus d'honneur que celles qui ont été couronnées du plus éclatant succès. Elle ne fut pas non plus une feinte, comme l'ont imaginé certaines gens, qui veulent chercher des profondeurs où il n'y en a pas: quelque mille lettres des ministres et de l'Empereur ne laissent à cet égard aucun doute. Ce fut une entreprise sérieuse, poursuivie pendant plusieurs années avec une passion véritable. On a prétendu également que, si Napoléon n'eût pas repoussé Fulton venant lui offrir la navigation à vapeur, il aurait franchi le détroit. Le rôle de la navigation à vapeur est impossible à prédire aujourd'hui dans les événements futurs. Qu'elle donne des forces de plus à la France contre l'Angleterre, cela est probable. Qu'elle rende le détroit plus facile à traverser, cela dépendra des efforts que la France saura faire pour s'assurer la supériorité dans l'emploi de cette puissance toute nouvelle; cela dépendra de son patriotisme et de sa prévoyance. Mais ce qu'il est permis d'affirmer touchant le refus de Napoléon, c'est que Fulton lui apporta un art dans son enfance, et qui dans le moment ne lui aurait été d'aucun secours. Napoléon fit donc tout ce qu'il put. Il n'y a pas en cette circonstance une seule faute à lui reprocher. La Providence sans doute ne voulait pas qu'il réussît. Et pourquoi? Lui qui n'a pas toujours eu raison avec ses ennemis, avait cette fois le droit de son côté.
FIN DU LIVRE VINGT ET UNIÈME
ET DU CINQUIÈME VOLUME.
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES
DANS LE TOME CINQUIÈME.
LIVRE DIX-NEUVIÈME.
L'EMPIRE.
Effet produit en Europe par la mort du duc d'Enghien. — La Prusse, prête à former une alliance avec la France, se rejette vers la Russie, et se lie à cette dernière puissance par une convention secrète. — Quelle était en 1803 la véritable alliance de la France, et comment cette alliance se trouve manquée. — La conduite de MM. Drake, Smith et Taylor dénoncée à tous les cabinets. — Le sentiment qu'elle inspire atténue l'effet produit par la mort du duc d'Enghien. — Sensation éprouvée à Pétersbourg. — Deuil de cour pris spontanément. — Conduite légère et irréfléchie du jeune empereur. — Il veut réclamer auprès de la Diète de Ratisbonne contre la violation du territoire germanique, et adresse des notes imprudentes à la Diète et à la France. — Circonspection de l'Autriche. — Celle-ci ne se plaint pas de ce qui s'est passé à Ettenheim, mais profite des embarras supposés du Premier Consul pour se permettre en Empire les plus grands excès de pouvoir. — Spoliations et violences dans toute l'Allemagne. — Énergie du Premier Consul. — Réponse cruelle à l'empereur Alexandre, et rappel de l'ambassadeur français. — Indifférence méprisante pour les réclamations élevées à la Diète. — Expédient imaginé par M. de Talleyrand pour faire aboutir ces réclamations à un résultat insignifiant. — Conduite équivoque des ministres autrichiens à la Diète. — Ajournement de la question. — Signification à l'Autriche de cesser ses violences dans l'Empire. — Déférence de cette cour. — Suite du procès de Georges et Moreau. — Suicide de Pichegru. — Agitation des esprits. — Il résulte de cette agitation un retour général vers les idées monarchiques. — On considère l'hérédité comme un moyen de consolider l'ordre établi, et de le mettre à l'abri des conséquences d'un assassinat. — Nombreuses adresses. — Discours de M. de Fontanes à l'occasion de l'achèvement du Code civil. — Rôle de M. Fouché dans cette circonstance. — Il est l'instrument du changement qui se prépare. — M. Cambacérès oppose quelque résistance à ce changement. — Explication du Premier Consul avec celui-ci. — Démarche du Sénat préparée par M. Fouché. — Le Premier Consul diffère de répondre à la démarche du Sénat, et s'adresse aux cours étrangères, pour savoir s'il obtiendra d'elles la reconnaissance du nouveau titre qu'il veut prendre. — Réponse favorable de la Prusse et de l'Autriche. — Conditions que cette dernière cour met à la reconnaissance. — Disposition empressée de l'armée à proclamer un Empereur. — Le Premier Consul, après un assez long silence, répond au Sénat en demandant à ce corps de faire connaître sa pensée tout entière. — Le Sénat délibère. — Motion du tribun Curée ayant pour objet de demander le rétablissement de la monarchie. — Discussion sur ce sujet dans le sein du Tribunat, et discours du tribun Carnot. — Cette motion est portée au Sénat, qui l'accueille, et adresse un message au Premier Consul, pour lui proposer de revenir à la monarchie. — Comité chargé de proposer les changements nécessaires à la Constitution consulaire. — Changements adoptés. — Constitution impériale. — Grands dignitaires. — Charges militaires et civiles. — Projet de rétablir un jour l'empire d'occident. — Les nouvelles dispositions constitutionnelles converties en un sénatus-consulte. — Le Sénat se transporte en corps à Saint-Cloud, et proclame Napoléon Empereur. — Singularité et grandeur du spectacle. — Suite du procès de Georges et Moreau. — Georges condamné à mort, et exécuté. — MM. Armand de Polignac et de Rivière condamnés à mort, et graciés. — Moreau exilé. — Sa destinée et celle de Napoléon. — Nouvelle phase de la Révolution française. — La République convertie en monarchie militaire. 1 à 153
LIVRE VINGTIÈME.
LE SACRE.
Retard apporté à l'expédition d'Angleterre. — Motifs et avantages de ce retard. — Redoublement de soins dans les préparatifs. — Moyens financiers. — Budget des années XI, XII et XIII. — Création des contributions indirectes. — Ancienne théorie de l'impôt unique sur la terre. — Napoléon la réfute, et fait adopter un impôt sur les consommations. — Première organisation de la régie des droits réunis. — L'Espagne paye son subside en obligations à terme. — Une association de financiers se présente pour les escompter. — Premières opérations de la compagnie dite des négociants réunis. — Toutes les ressources disponibles consacrées aux escadres de Brest, de Rochefort et de Toulon. — Napoléon prépare l'arrivée d'une flotte française dans la Manche, afin de rendre certain le passage de la flottille. — Première combinaison à laquelle il s'arrête. — L'amiral Latouche-Tréville chargé d'exécuter cette combinaison. — Cet amiral doit quitter Toulon, tromper les Anglais en faisant fausse route, et paraître dans la Manche, en ralliant dans le trajet l'escadre de Rochefort. — La descente projetée pour juillet et août, avant la cérémonie du couronnement. — Les ministres des cours en paix avec la France remettent à Napoléon leurs lettres de créance. — L'ambassadeur d'Autriche seul en retard. — Départ de Napoléon pour Boulogne. — Inspection générale de la flottille, bâtiment par bâtiment. — La flottille batave. — Grande fête au bord de l'Océan, et distribution à l'armée des décorations de la Légion-d'Honneur. — Suite des événements en Angleterre. — Extrême agitation des esprits. — Renversement du ministère Addington par la coalition de MM. Fox et Pitt. — Rentrée de M. Pitt au ministère, et ses premières démarches pour renouer une coalition sur le continent. — Soupçons de Napoléon. — Il force l'Autriche à s'expliquer, en exigeant que les lettres de créance de M. de Cobentzel lui soient remises à Aix-la-Chapelle. — Il rompt les relations diplomatiques avec la Russie, en laissant partir M. d'Oubril. — Mort de l'amiral Latouche-Tréville, et ajournement de la descente à l'hiver. — L'amiral Latouche-Tréville remplacé par l'amiral Villeneuve. — Caractère de ce dernier. — Voyage de Napoléon sur les bords du Rhin. — Grande affluence à Aix-la-Chapelle. — M. de Cobentzel y remet ses lettres de créance à Napoléon. — La cour impériale se transporte à Mayence. — Retour à Paris. — Apprêts du sacre. — Difficile négociation pour amener Pie VII à venir sacrer Napoléon. — Le cardinal Fesch ambassadeur. — Caractère et conduite de ce personnage. — Terreurs qui saisissent Pie VII à l'idée de se rendre en France. — Il consulte une congrégation de cardinaux. — Cinq se prononcent contre son voyage, quinze pour, mais avec des conditions. — Long débat sur ces conditions. — Consentement définitif. — La question du cérémonial laissée en suspens. — L'évêque Bernier et l'archichancelier Cambacérès choisissent dans le Pontifical romain et dans le Pontifical français les cérémonies compatibles avec l'esprit du siècle. — Napoléon refuse de se laisser poser la couronne sur la tête. — Prétentions de famille. — Départ du Pape pour la France. — Son voyage. — Son arrivée à Fontainebleau. — Sa joie et sa confiance en voyant l'accueil dont il est l'objet. — Mariage religieux de Joséphine et de Napoléon. — Cérémonie du sacre. 154 à 268
LIVRE VINGT ET UNIÈME.
TROISIÈME COALITION.
Séjour du Pape à Paris. — Soins de Napoléon pour l'y retenir. — Les flottes n'ayant pu agir en décembre, Napoléon emploie l'hiver à organiser l'Italie. — Transformation de la République italienne en un royaume vassal de l'Empire français. — Offre de ce royaume à Joseph Bonaparte, et refus de celui-ci. — Napoléon se décide à poser la couronne de fer sur sa tête, en déclarant que les deux couronnes de France et d'Italie seront séparées à la paix. — Séance solennelle au Sénat. — Second couronnement à Milan fixé au mois de mai 1805. — Napoléon trouve dans sa présence au delà des Alpes un moyen de mieux cacher ses nouveaux projets maritimes. — Ses ressources navales se sont accrues par une soudaine déclaration de guerre de l'Angleterre à l'Espagne. — Forces navales de la Hollande, de la France, de l'Espagne. — Projet d'une grande expédition dans l'Inde. — Hésitation d'un moment entre ce projet et celui d'une expédition directe contre l'Angleterre. — Préférence définitive pour ce dernier. — Tout est préparé pour exécuter la descente dans les mois de juillet et d'août. — Les flottes de Toulon, de Cadix, du Ferrol, de Rochefort, de Brest, doivent se réunir à la Martinique, pour revenir en juillet dans la Manche, au nombre de soixante vaisseaux. — Le Pape se dispose enfin à retourner à Rome. — Ses ouvertures à Napoléon avant de le quitter. — Réponses sur les divers points traités par le Pape. — Déplaisir de celui-ci, tempéré toutefois par le succès de son voyage en France. — Départ du Pape pour Rome, et de Napoléon pour Milan. — Dispositions des cours de l'Europe. — Leur tendance à une nouvelle coalition. — État du cabinet russe. — Les jeunes amis d'Alexandre forment un grand plan de médiation européenne. — Idées dont se compose ce plan, véritable origine des traités de 1815. — M. de Nowosiltzoff chargé de les faire agréer à Londres. — Accueil qu'il reçoit de M. Pitt. — Le plan de médiation est converti par le ministre anglais en un plan de coalition contre la France. — Retour de M. de Nowosiltzoff à Pétersbourg. — Le cabinet russe signe avec lord Gower le traité qui constitue la troisième coalition. — La ratification de ce traité est soumise à une condition, l'évacuation de Malte par l'Angleterre. — Afin de conserver à cette coalition la forme préalable d'une médiation, M. de Nowosiltzoff doit se rendre à Paris pour traiter avec Napoléon. — Inutiles efforts de la Russie pour amener la Prusse à la nouvelle coalition. — Efforts plus heureux auprès de l'Autriche, qui prend des engagements éventuels. — La Russie se sert de l'intermédiaire de la Prusse, afin d'obtenir de Napoléon des passe-ports pour M. de Nowosiltzoff. — Ces passe-ports sont accordés. — Napoléon en Italie. — Enthousiasme des Italiens pour sa personne. — Couronnement à Milan. — Eugène de Beauharnais déclaré vice-roi. — Fêtes militaires et visites à toutes les villes. — Napoléon invinciblement entraîné à certains projets par la vue de l'Italie. — Il projette d'expulser un jour les Bourbons de Naples, et se décide immédiatement à réunir Gênes à la France. — Motifs de cette réunion. — Constitution du duché de Lucques en un fief impérial, au profit de la princesse Élisa. — Après un séjour de trois mois en Italie, Napoléon se dispose à se rendre à Boulogne, afin d'exécuter la descente. — Ganteaume à Brest n'a pu trouver un seul jour pour mettre à la voile. — Villeneuve et Gravina, sortis heureusement de Toulon et de Cadix, sont chargés de venir débloquer Ganteaume, pour se rendre tous ensemble dans la Manche. — Séjour de Napoléon à Gênes. — Son brusque départ pour Fontainebleau. — Tandis que Napoléon prépare la descente en Angleterre, toutes les puissances du continent préparent une guerre formidable contre la France. — La Russie, embarrassée par le refus de l'Angleterre d'abandonner Malte, trouve dans la réunion de Gênes un prétexte pour passer outre, et l'Autriche une raison pour se décider sur-le-champ. — Traité de subside. — Armements immédiats obstinément niés à Napoléon. — Celui-ci s'en aperçoit, et demande des explications, en commençant quelques préparatifs vers l'Italie et sur le Rhin. — Persuadé plus que jamais qu'il faut aller couper à Londres le nœud de toutes les coalitions, il part pour Boulogne. — Sa résolution de s'embarquer, et son impatience en attendant la flotte française. — Mouvement des escadres. — Longue et heureuse navigation de Villeneuve et de Gravina jusqu'à la Martinique. — Premières atteintes de découragement chez l'amiral Villeneuve. — Brusque retour en Europe, et marche sur le Ferrol pour débloquer ce port. — Bataille navale du Ferrol contre l'amiral Calder. — L'amiral français pourrait s'attribuer la victoire, s'il n'avait perdu deux vaisseaux espagnols. — Il a rempli son but en débloquant le Ferrol, et en ralliant deux nouvelles divisions française et espagnole. — Au lieu de prendre confiance, et de venir débloquer Ganteaume pour se rendre avec cinquante vaisseaux dans la Manche, Villeneuve déconcerté se décide à faire voile vers Cadix, en laissant croire à Napoléon qu'il marche sur Brest. — Longue attente de Napoléon à Boulogne. — Ses espérances en recevant les premières dépêches du Ferrol. — Son irritation lorsqu'il commence à croire que Villeneuve a marché vers Cadix. — Violente agitation et emportement contre l'amiral Decrès. — Nouvelles positives des projets de l'Autriche. — Brusque changement de résolution. — Plan de la campagne de 1805. — Quelles étaient les chances de succès de la descente, manquée par la faute de Villeneuve. — Napoléon tourne définitivement ses forces contre le continent. 269 à 468
FIN DE LA TABLE DU CINQUIÈME VOLUME.
Notes
1: Ce traité, sous forme de double déclaration, ne doit pas être confondu avec le traité secret de Potsdam, conclu le 3 novembre 1805 pendant que Napoléon marchait d'Ulm à Austerlitz, et qui fut arraché à la Prusse par suite de la violation du territoire d'Anspach et de Bareuth. Celui dont nous parlons ici n'a jamais été publié dans aucun recueil diplomatique; il est même resté inconnu à la France. Parvenu à le connaître, je le publie ici pour l'éclaircissement d'un fait important, l'abandon de l'alliance française par la Prusse.
Déclaration de la cour de Prusse.
Nous Frédéric-Guillaume III, etc., etc.
La guerre qui s'est rallumée entre l'Angleterre et la France ayant exposé le nord de l'Allemagne à une invasion étrangère, les suites qui dès à présent en sont résultées pour notre monarchie et pour nos voisins ont excité toutes nos sollicitudes; mais celles surtout qui pourraient en résulter encore ont exigé de nous de peser et de préparer à temps les moyens d'y porter remède.
Quelque pénible que soit l'occupation du Hanovre et son résultat indirect, la clôture des fleuves, après avoir épuisé, pour faire cesser cet état de choses, tout ce qui n'était pas la guerre, nous avons résolu de faire à la paix ce sacrifice de ne point revenir sur le passé, et de ne point procéder à des mesures actives tant que de nouvelles usurpations ne nous y auront pas forcé.
Mais si, malgré les promesses solennelles données par le gouvernement français, il étendait au delà du statu quo de ce moment-ci ses entreprises contre la sûreté de quelqu'un des États du Nord, nous sommes décidé à leur opposer les forces que la Providence a mises entre nos mains.
Nous en avons fait à la France la déclaration solennelle, et la France l'a acceptée; mais c'est surtout envers S. M. l'empereur de toutes les Russies que la confiance et l'amitié nous faisaient un devoir de nous en ouvrir, et nous avons eu la satisfaction de nous convaincre que nos résolutions étaient absolument dans les principes de notre auguste allié, et que lui-même était décidé à les maintenir avec nous. En conséquence, nous sommes tombé d'accord avec S. M. Impériale des points suivants:
1o On s'opposera de concert à tout nouvel empiétement du gouvernement français sur les États du Nord étrangers à sa querelle avec l'Angleterre.
2o Pour cet effet, on commencera à donner une attention suivie et sévère aux préparatifs de la République. On attachera un œil vigilant sur les corps de troupes qu'elle entretient en Allemagne; et, si le nombre en est augmenté, on se mettra, sans perte de temps, en posture de faire respecter la protection que l'on est intentionné d'accorder aux États faibles.
3o Si le cas d'une nouvelle usurpation existe en effet, nous sentons qu'avec un adversaire aussi dangereux les demi-moyens seraient funestes. Ce serait alors avec des forces proportionnées à la puissance immense de la République que nous marcherions contre elle. Ainsi, en acceptant avec reconnaissance l'offre de notre auguste allié, de faire joindre incessamment nos troupes par une armée de 40 ou de 50 mille hommes, nous n'en compterions pas moins sur les stipulations antérieures du traité d'alliance entre la Russie et la Prusse; stipulations qui lient tellement les destinées des deux empires, que, dès qu'il s'agit de l'existence de l'un, les devoirs de l'autre n'ont plus de bornes.
4o Pour déterminer le moment où le casus fœderis existera, il faut voir les choses en grand et dans leur esprit. Les petits États d'empire situés au delà du Weser peuvent offrir passagèrement des scènes qui répugnent aux principes, soit parce qu'ils sont le théâtre continuel du passage des troupes françaises, soit parce que leurs souverains sont ou vendus par l'intérêt à la France, comme le comte de Bentheim, ou dépendants d'elle sous d'autres rapports, comme le comte d'Aremberg. Là les déviations minutieuses qu'une représentation redresse, comme à Meppen, ou qui ne compromettent la sûreté de personne, sont étrangères à un concert dont la sûreté fut le motif. C'est sur les bords du Weser que les intérêts deviennent essentiels, parce que de ce point là il s'agit du Danemark, du Mecklembourg, des villes anséatiques, etc.; et le casus fœderis, par conséquent, aura lieu à la première entreprise des Français contre un État de l'empire situé sur la droite du Weser, et particulièrement contre les provinces danoises et le Mecklembourg, dans la juste attente où nous sommes que S. M. le roi de Danemark fera alors conjointement avec nous cause commune contre l'ennemi.
5o Les marches énormes que les troupes russes auraient à faire pour joindre les nôtres, et la difficulté d'arriver à temps pour prendre part aux coups décisifs, nous font juger qu'il serait convenable qu'on adoptât pour les différentes armes un mode de transport différent. Ainsi, tandis que la cavalerie russe et les chevaux d'artillerie défileront à travers nos provinces, il semblerait préférable que l'infanterie et le canon partissent par mer et fussent débarqués dans quelque port de la Poméranie, du Mecklembourg ou du Holstein, selon les opérations de l'ennemi.
6o Immédiatement après le commencement des hostilités, ou plus tôt si la convenance en est reconnue par les deux cours contractantes, le Danemark et la Saxe seront invités à adhérer à ce concert, et à y coopérer par des moyens proportionnés à leur puissance, ainsi que tous les autres princes et États du nord de l'Allemagne qui, par la proximité de leur pays, doivent participer aux bienfaits du présent arrangement.
7o Dès lors, nous nous obligeons à ne poser les armes et à n'entrer en accommodement avec l'ennemi que du consentement de S. M. Impériale, et après un accord préalable avec elle, plein de confiance dans notre auguste allié, qui a pris les mêmes engagements envers nous.
8o Après qu'on aura atteint le but qu'on s'y propose, nous nous réservons de nous entendre avec S. M. Impériale sur les mesures ultérieures à prendre, afin de purger entièrement le nord de l'Allemagne de la présence des troupes étrangères, et d'assurer d'une manière solide pour l'avenir cet heureux résultat, en avisant à un ordre de choses, qui n'expose plus l'Allemagne aux inconvénients dont elle a dû souffrir depuis le commencement de la guerre actuelle.
Cette déclaration devant être échangée contre une autre signée par S. M. l'empereur de Russie et conçue dans le même sens, nous promettons sur notre foi et parole royale de remplir fidèlement les engagements que nous y avons pris. En foi de quoi nous avons signé les présentes de notre main, et y avons fait apposer notre sceau royal.
Fait à Berlin, le 24 de mai, l'an de grâce 1804, et de notre règne le huitième.
Signé: FRÉDÉRIC-GUILLAUME. Contresigné, Hardenderg.
Contre-déclaration de la part de la Russie.
La situation critique où se trouve le nord de l'Allemagne et la gêne imposée à son commerce, de même qu'à celui de tout le Nord, par le séjour des troupes françaises dans l'électorat de Hanovre; de plus, les dangers imminents qui sont à prévoir pour la tranquillité des États qui, dans cette partie du continent, n'ont pas encore subi le joug des Français, ayant excité toute notre sollicitude, nous nous sommes appliqué à chercher les moyens propres à calmer nos appréhensions à cet égard.
L'invasion de l'électorat de Hanovre n'ayant pu être prévenue, et les circonstances ayant malheureusement empêché dans le temps de le délivrer de la présence des troupes françaises, nous avons jugé, convenable de n'adopter pour le moment aucune mesure active, tant que le gouvernement français se bornera à l'occupation des possessions allemandes de S. M. Britannique; mais aussi de ne point permettre que les armées françaises dépassent en Allemagne la ligne derrière laquelle elles se trouvent maintenant.
S. M. le roi de Prusse, que nous avons prévenu en toute confiance de nos alarmes et des mesures qui nous paraissaient indispensables pour écarter le danger que nous prévoyons, ayant exprimé son assentiment à nos vues, ainsi que son désir de concourir à des soins aussi salutaires, et de s'opposer à de nouveaux empiétements du gouvernement français sur d'autres États de l'empire étrangers à sa querelle avec l'Angleterre, nous sommes tombé d'accord avec Sadite Majesté des points suivants:
1o L'audace et l'activité reconnues du gouvernement français lui faisant entreprendre et exécuter spontanément ses desseins, il est de nécessité absolue de surveiller les préparatifs qu'il peut employer pour la confection de ses projets sur le nord de l'Allemagne. On attachera donc un oeil vigilant sur le corps de troupes qui séjourne dans ces contrées, et, en cas que leur nombre soit augmenté, on s'empressera sans perdre de temps à se mettre en posture propre à faire respecter la protection qu'on est intentionné d'accorder aux États qui, par leur faiblesse, ne sauraient se soustraire aux dangers dont ils sont menacés.
2o Pour prévenir toute incertitude sur l'époque de la mise en activité des moyens destinés de part et d'autre, et ci-dessus énoncés, à préserver le nord de l'Allemagne de toute invasion étrangère, il est convenu avant tout, entre nous et S. M. Prussienne, de déterminer le casus fœderis du présent arrangement. À cet effet, on s'est accordé à l'envisager comme échu au premier empiétement que les troupes françaises stationnées dans les États électoraux de S. M. Britannique se permettront sur les pays adjacents.
3o Le casus fœderis échéant, S. M. le roi de Prusse, se trouvant plus à portée du théâtre des événements, n'attendra pas pour agir la réunion des forces respectives qui seront ci-dessous spécifiées, et fera commencer les opérations aussitôt qu'elle aura la nouvelle que les troupes françaises ont franchi la ligne qu'elles occupent présentement dans le nord de l'Allemagne.
4o Tous les moyens que nous nous proposons d'employer à cette même fin se trouvant prêts pour être mis en activité, nous nous engageons de la manière la plus formelle à marcher au secours de S. M. Prussienne au premier signal qui nous en sera donné et avec toute la célérité possible.
5o Les forces qui seront employées de notre part à la défense du reste du nord de l'Allemagne s'élèveront à 40 mille hommes de troupes réglées, et pourront être augmentées jusqu'à 60 mille hommes, suivant le besoin. S. M. le roi de Prusse s'oblige, de son côté, d'employer à ce même usage un nombre égal de troupes réglées. Une fois les opérations militaires commencées, nous nous obligeons de ne poser les armes, ni d'entrer en accommodement avec l'ennemi commun, que du consentement de S. M. Prussienne, et après un accord préalable avec elle; bien entendu que S. M. le roi de Prusse s'imposera également l'obligation de ne poser les armes ni d'entrer en accommodement avec l'ennemi commun que de notre consentement et après un accord préalable avec nous.
6o Immédiatement après le commencement des hostilités, ou plutôt si la convenance en est reconnue, entre les deux cours contractantes, le roi de Danemark et l'électeur de Saxe seront invités à adhérer à ce concert, et à y coopérer par des moyens proportionnés à leur puissance, ainsi que tous les autres princes et États du nord de l'Allemagne qui, par la proximité de leur pays, doivent participer aux bienfaits du présent arrangement.
7o Après qu'on aura atteint le but qu'on s'y propose, nous nous réservons de nous entendre avec S. M. Prussienne sur les mesures ultérieures à prendre, afin de purger entièrement le sol de l'empire germanique de la présence des troupes étrangères, et d'assurer d'une manière solide pour l'avenir cet heureux résultat, en avisant à un ordre de choses qui n'expose plus l'Allemagne aux inconvénients dont elle a dû souffrir depuis le commencement de la guerre actuelle.
Cette déclaration devant être échangée contre un acte signé par S. M. le roi de Prusse et conçu dans le même sens, nous promettons sur notre foi et parole impériale de remplir fidèlement les engagements que nous y avons pris.
En foi de quoi nous l'avons signée de notre propre main, et y avons fait apposer le sceau de notre empire. Donné à Saint-Pétersbourg, le......... l'an 1804, de notre règne le quatrième.
2: La correspondante intime de M. Decrès avec l'Empereur, tellement secrète qu'elle était entièrement écrite de sa main, existe aux archives particulières du Louvre. Elle est l'un des plus beaux monuments de ce temps, après celle de l'Empereur. Elle fait également honneur au patriotisme du ministre, à sa raison, et à l'originalité piquante de son esprit. Elle renferme des vues du plus grand prix sur l'organisation de la marine en France; elle devrait être lue sans cesse par les hommes de mer, et par les administrateurs. C'est là que j'ai pu étudier cette profonde conception de l'Empereur, acquérir une nouvelle preuve de sa prévoyance extraordinaire, et la certitude de la réalité de ses projets. C'est dans une de ces lettres que se trouve l'opinion de l'amiral Decrès sur la flottille, opinion alors plutôt soupçonnée que connue, car Napoléon commandait le silence à tout le monde sur le côté fort ou faible de ses plans. Les opérations n'étaient pas, comme depuis, décriées d'avance par l'indiscrétion des agents chargés d'y concourir.
3: C'est la première conception de Napoléon. On verra plus tard qu'elle fut modifiée plusieurs fois, suivant les circonstances dans lesquelles il devait agir.
4: Voici deux lettres de l'Empereur à l'amiral Decrès, qui prouveront avec quelle énergie de volonté il s'occupait de la restauration de la marine française.
Au ministre de la marine.
Saint-Cloud, 21 avril 1804 (1er floréal an XII).
Il me paraît tout à fait convenable qu'une cérémonie imposante soit faite pour mettre la première pierre de l'arsenal d'Anvers; mais il me paraît aussi assez convenable de ne point démolir de bâtiment sous le prétexte de la régularité. Il suffit de ne rien bâtir contre le plan général de régularité. Insensiblement le reste s'établira. Lorsqu'on a à démolir, on démolit ce qui n'est pas régulier; mais je dois vous répéter ce que je vous ai dit dernièrement, je ne puis être satisfait des travaux d'Anvers, puisqu'il n'y a qu'un vaisseau sur le chantier et 500 ouvriers. Je désirerais qu'avant le 1er messidor il y eût au moins trois vaisseaux de 74 sur le chantier, qu'avant le 1er vendémiaire an XIII il y en eût six, et avant le 1er nivôse neuf; et tout cela ne peut se faire avec la petite quantité d'ouvriers que vous y avez. Il y a beaucoup d'ouvriers en Provence qui ne sont pas occupés, il va beaucoup y en avoir du côté de Bayonne et de Bordeaux; ainsi donc réunissez 3,000 ouvriers à Anvers. Marchandises du Nord, bois, fer, tout arrive là facilement. La guerre n'est pas un obstacle pour construire à Anvers. Si nous étions trois ans en guerre, il faudrait là construire vingt-cinq vaisseaux. Partout ailleurs cela est impossible. Il nous faut une marine, et nous ne pourrons être censés en avoir une que lorsque nous aurons cent vaisseaux. Il faut les avoir en cinq ans. Si, comme je le pense, on peut construire des vaisseaux au Havre, il faut en faire mettre deux en construction. Il faut aussi s'occuper d'en mettre deux nouveaux à Rochefort et deux autres à Toulon. Je crois que, ces derniers, il faut les faire tous les quatre à trois ponts.
Je désirerais aussi avoir mes idées fixées sur le port de Dunkerque. Je désire que vous me fassiez une petite note pour savoir combien la mer monte à la laisse de basse mer.
La flottille va bientôt être construite partout. Il faut donc qu'à Nantes, Bordeaux, Honfleur, Dieppe, Saint-Malo, etc., on donne de l'occupation à cette grande quantité d'ouvriers. Il faut donc mettre en construction des frégates, des gabares, des bricks. Il faut, sous le point de vue d'esprit public, que les ouvriers des côtes ne meurent point de faim, et que les départements qui bordent la mer, qui ont été les moins favorables à la Révolution, s'aperçoivent ainsi que le temps viendra où la mer sera aussi notre domaine. Saint-Domingue nous coûtait deux millions par mois; les Anglais l'ont prise, il faut mettre les deux millions par mois rien que pour des constructions. Mon intention est d'y mettre la même activité que pour la flottille, hormis que, n'étant point pressé, on y mettra plus d'ordre. Je ne suis point pressé sur l'époque, mais je demande que l'on commence beaucoup.
Je vous prie de me présenter la semaine prochaine un rapport qui me fasse connaître la situation actuelle de notre marine, de nos constructions, ce qu'il faudrait construire, dans quels ports, et ce que cela coûterait par mois, en partant du principe que j'aime mieux que vous mettiez dix-huit mois à faire un vaisseau et que vous me fassiez le tiers de plus.
Quant aux vaisseaux, je voudrais les construire sur le même plan, les frégates sur le modèle de l'Hortense ou de la Cornélie, qui paraissent bonnes; pour les vaisseaux, prendre les meilleurs vaisseaux, et partout faire des vaisseaux de 80 et à trois ponts, hormis à Anvers, où il me paraît plus prudent de commencer d'abord par des vaisseaux de 74.
Au ministre de la marine.
Saint-Cloud, 28 avril 1804 (8 floréal an XII).
Je signe aujourd'hui un arrêté relatif aux constructions. Je n'admettrai aucune espèce d'excuse. Faites-vous rendre compte deux fois par semaine des ordres que vous donnez, et veillez à leur exécution: s'il faut des mesures extraordinaires, faites-le-moi connaître. Je n'admettrai aucune raison valable, car avec une bonne administration je ferais trente vaisseaux de ligne en France en un an, si cela était nécessaire. Dans un pays comme la France, on doit faire tout ce que l'on veut. Il ne vous échappera pas que mon intention est de commencer beaucoup de constructions, hormis à Brest, où je ne veux plus rien construire. Mon intention est d'avoir à l'eau avant vendémiaire an XIV vingt-six vaisseaux de guerre: bien entendu que ladite mise à l'eau dépendra surtout du cas où d'ici à ce temps-là nous aurions la paix. Mais désormais tous les vaisseaux de 74 doivent être faits à Anvers. C'est à Anvers que doit être notre grand chantier. C'est là seulement que devient possible en peu d'années la restauration de la marine française.
Avant l'an XV nous devons avoir cent vaisseaux de guerre.
5: Voici cette lettre en entier:
Par le retour de mon courrier, faites-moi connaître le jour où il vous sera possible, abstraction faite du temps, de lever l'ancre; instruisez-moi de ce qu'a fait l'ennemi, et où se tient Nelson.
Méditez sur la grande entreprise dont vous êtes chargé, et, avant que je signe définitivement vos derniers ordres, faites-moi connaître la manière que vous pensez être la plus avantageuse de les remplir.
Je vous ai nommé grand-officier de l'Empire, inspecteur des côtes de la Méditerranée; mais je désire beaucoup que l'opération que vous allez entreprendre me mette à même de vous élever à un tel degré de considération et d'honneur que vous n'ayez plus rien à souhaiter.
L'escadre de Rochefort, composée de 5 vaisseaux, dont un à trois ponts, et de 4 frégates, est prête à lever l'ancre: elle n'a devant elle que 5 vaisseaux ennemis.
L'escadre de Brest est de 21 vaisseaux. Ces vaisseaux viennent de lever l'ancre pour harceler l'amiral Cornwallis, et obliger les Anglais à avoir là un grand nombre de vaisseaux. Les ennemis tiennent aussi 6 vaisseaux devant le Texel, pour bloquer l'escadre hollandaise, composée de 5 vaisseaux, de 4 frégates, et d'un convoi de 80 bâtiments.
Le général Marmont a son armée embarquée.
Entre Étaples, Boulogne, Wimereux et Ambleteuse, deux nouveaux ports que j'ai fait construire, nous avons 270 chaloupes canonnières, 534 bâtiments canonniers, 396 péniches, en tout 1,200 bâtiments, portant 120,000 hommes et 10,000 chevaux. Soyons maîtres du détroit six heures, et nous sommes maîtres du monde.
Les ennemis ont aux Dunes ou devant Boulogne et devant Ostende vaisseaux, de 74, 3 de 60 ou 64 et 2 ou 3 de 50. Jusqu'ici Cornwallis n'a eu que 15 vaisseaux; mais toutes les réserves de Plymouth et de Portsmouth sont venues le renforcer. Les ennemis tiennent aussi à Cork, en Irlande, 4 ou 5 vaisseaux de guerre. Je ne parle pas des frégates et petits bâtiments, dont ils ont une grande quantité.
Si vous trompez Nelson, il ira ou en Sicile, ou en Égypte, ou au Ferrol. Je ne pense pas qu'il faille se présenter devant le Ferrol. Des 5 vaisseaux qui sont dans ces parages, quatre sont prêts; le cinquième le sera en fructidor. Mais je pense que le Ferrol est trop indiqué; et il est si naturel que l'on suppose, si votre armée de la Méditerranée entre dans l'Océan, qu'elle est destinée à débloquer le Ferrol? il paraîtrait donc meilleur de passer très au large, d'arriver devant Rochefort, ce qui vous compléterait une escadre de 16 vaisseaux et de 11 frégates, et alors, sans perdre un instant, sans mouiller, soit en doublant l'Irlande très au large, soit en exécutant le premier projet, arriver devant Boulogne. Notre escadre de Brest de 23 vaisseaux aura à son bord une armée, et sera tous les jours à la voile, de manière que Cornwallis sera obligé de serrer la cote de Bretagne pour tâcher de s'opposer à sa sortie.
Du reste, j'attends pour fixer mes idées sur cette opération, qui a des chances, mais dont la réussite offre des résultats si immenses, le projet que vous m'avez annoncé par le retour du courrier.
Il faut embarquer le plus de vivres possible, afin que, dans aucune circonstance, vous ne soyez gêné par rien.
À la fin de ce mois, on va lancer un nouveau vaisseau à Rochefort et à Lorient. Celui de Rochefort ne donne lieu à aucune question; mais s'il arrivait que celui de Lorient fût en rade, et n'eût pas la faculté de se rendre avant votre apparition devant l'île d'Aix, je désire savoir si vous pensez que vous dussiez faire route pour le rejoindre; toutefois je pense que, sortant par un bon mistral, il est préférable à tout de faire l'opération avant l'hiver; car, dans la mauvaise saison, il serait possible que vous eussiez plus de chances pour arriver, mais il se pourrait qu'il y eut plusieurs jours tels qu'on ne pût profiter de votre arrivée. En supposant que vous puissiez partir avant le 10 thermidor (29 juillet), il n'est pas probable que vous n'arriviez devant Boulogne que dans le courant de septembre, moment où les nuits sont déjà raisonnablement longues, et où les temps ne sont pas long-temps mauvais.
6: Voici le texte de ce nouvel ordre:
(2 août 1804.—14 thermidor an XII.)
Au ministre de la marine.
Mon intention est que vous expédiiez un courrier extraordinaire à Toulon, pour faire connaître au général Latouche que, différentes divisions de la flottille n'ayant pu rejoindre, j'ai jugé qu'un retard d'un mois ne peut qu'être avantageux, d'autant plus que les nuits deviendront plus longues; mais que mon intention est qu'il profite de ce délai pour joindre à l'escadre le vaisseau le Berwick; que tous les moyens quelconques doivent être pris pour arriver à ce résultat; qu'un vaisseau de plus ou de moins n'est pas à dédaigner, ce qui me mettra à même de pouvoir porter l'escadre réunie à 18 vaisseaux.
Je désire également que les ordres soient renouvelés pour presser l'armement de l'Algésiras à Lorient. Il faut qu'il soit en rade au 10 fructidor.
7: Nous citons la lettre de l'amiral Decrès, car il est important de savoir comment fut nommé l'homme qui a perdu la bataille de Trafalgar.
«Sire, écrivait-il, le vice-amiral Villeneuve et le contre-amiral Missiessy sont ici.
J'ai entretenu le premier du grand projet...
Il l'a entendu froidement, et a gardé le silence quelques moments. Puis, avec un sourire très-calme, il m'a dit: Je m'attendais à quelque chose de semblable; mais, pour être approuvés, de semblables projets ont besoin d'être achevés.
Je me permets de vous transcrire littéralement sa réponse dans une conversation particulière, parce qu'elle vous peindra mieux que je ne pourrais le faire l'effet qu'a produit sur lui cette ouverture. Il a ajouté: Je ne perdrai pas quatre heures pour rallier le premier; avec les cinq autres et les miens, je serai assez fort. Il faut être heureux, et, pour savoir jusqu'à quel point je le suis, il faut entreprendre.
Nous avons parlé de la route. Il en juge comme Votre Majesté. Il ne s'est arrêté aux chances défavorables qu'autant qu'il le fallait pour me faire voir qu'il ne s'étourdissait pas. Rien enfin de tout cela n'a fait pâlir son courage.
La place de grand officier, celle de vice-amiral en ont fait un homme tout nouveau. L'idée des dangers est effacée par l'espérance de la gloire, et il a fini par me dire: Je me livre tout entier, et cela avec le ton et le geste d'une décision froide et positive.
Il partira pour Toulon dès que Votre Majesté aura bien voulu me faire savoir si elle n'a pas d'autres ordres à lui donner.
Le contre-amiral Missiessy est plus réservé avec moi; il demande à rester ici huit jours; il a une grande froideur, mais qui se définit moins. On m'a dit qu'il était fâché que Votre Majesté ne lui eût pas donné l'escadre de la Méditerranée. Il l'est de ne pas être vice-amiral. Son grand raisonnement près de ses familiers est que, n'ayant rien fait pendant la guerre, il a au moins l'honneur de n'avoir point eu d'échecs! Je lui ai donné l'ordre d'aller prendre le commandement de l'escadre, et je compte que sous huit jours il sera en route. Il lui en faudra cinq ou six pour se rendre à sa destination.»
8: Napoléon écrivait au maréchal Soult:
Aix-la-Chapelle, 8 septembre 1804.
Le petit combat auquel j'ai assisté la veille de mon départ de Boulogne a fait un effet immense en Angleterre. Il y a produit une véritable alarme. Vous verrez à ce sujet des détails, traduits des gazettes, extrêmement curieux. Les obusiers qui sont à bord des canonnières ont fait un fort bon effet. Les renseignements particuliers que j'ai portent que l'ennemi a eu 60 blessés et 12 à 15 hommes tués. La frégate a été très-maltraitée. (Dépôt de la secrétairerie d'État.)
9: Je ne suppose ici aucune intention, je n'en imagine aucune. Ce qui suit est fidèlement extrait de la correspondance secrète du cardinal Consalvi avec le cardinal Caprara, correspondance dont la France est restée en possession.
10: Je rapporte ici le récit fidèle d'une personne respectable, témoin oculaire, attachée à la famille impériale, et qui a consacré ce souvenir dans ses mémoires manuscrits.
11: Dépêche du 1er pluviôse an XIII (21 janvier 1805), à bord du vaisseau le Bucentaure, en rade de Toulon.
12: Lettre à Lauriston, du 1er février 1805.
13: Il existe une copie de ces Mémoires en France.
14: J'ai lu moi-même le procès-verbal de ces conférences, dont une copie se trouve en France.
15: Ce détail se trouve contenu dans une lettre fort curieuse de M. de Nowosiltzoff à son cabinet.
16: Cette convention est du 6 novembre 1804. Nous en donnons le texte jusqu'ici inconnu, comme celui de la convention avec la Prusse.
Déclaration signée le 25 octobre/6 novembre, 1804.
L'influence prépondérante exercée par le Gouvernement français sur les États circonvoisins, et le nombre de pays occupés par ses troupes, inspirant de justes inquiétudes pour le maintien de la tranquillité et de la sûreté générale de l'Europe; S. M. l'Empereur de toutes les Russies partage avec S. M. l'Empereur roi la conviction que cet état de choses réclame leur sollicitude mutuelle la plus sérieuse, et rend urgent qu'elles s'unissent à cet effet par un concert étroit adapté à l'état de crise et de danger auquel l'Europe se trouve exposée.
Les soussignés...... munis en conséquence des instructions et pouvoirs pour négocier et conclure un ouvrage aussi salutaire avec le plénipotentiaire de S. M. l'Empereur roi pour en traiter avec lui, et après s'être mutuellement communiqué les pleins pouvoirs trouvés en due forme, sont convenus avec ledit plénipotentiaire des stipulations renfermées dans les articles suivants:
Article premier. S. M. l'Empereur de toutes les Russies promet et s'engage d'établir, à l'égard de la crise et du danger sus-mentionnés, le concert le plus intime avec S. M. l'Empereur roi, et les deux monarques auront soin de se prévenir et de s'entendre mutuellement sur les négociations et les concerts qu'ils seront dans le cas de lier avec d'autres puissances pour le même but convenu entre eux, et leurs démarches à cet égard seront conduites de manière à ne compromettre en aucune façon le présent engagement arrêté entre eux, avant qu'ils ne se soient décidés en commun accord à le rendre public.
Art. 2. S. M. l'Empereur de toutes les Russies et S. M. l'Empereur roi ne négligeront aucune occasion et facilité pour se mettre en état de coopérer d'une manière efficace aux mesures actives qu'elles jugeront nécessaires pour prévenir des dangers qui menaceraient immédiatement la sûreté générale.
Art. 3. Si, en haine de l'opposition que les deux cours impériales apporteront aux vues ambitieuses de la France en vertu de leurs concerts mutuels, l'une d'elles se trouvait immédiatement attaquée (les troupes russes stationnées pour le moment aux sept Îles Ioniennes faisant partie de la présente stipulation), chacune des deux hautes puissances contractantes s'oblige, de la manière la plus formelle, de mettre en action, pour la défense commune, le plus tôt possible, les forces ci-dessous énoncées dans l'article 8.
Art. 4. S'il arrivait que le Gouvernement français, abusant des avantages que lui procure la position de ses troupes qui occupent maintenant le territoire de l'Empire d'Allemagne, envahissait les pays adjacents, dont l'intégrité et l'indépendance sont essentiellement liées aux intérêts de la Russie, et que, par conséquent, ne pouvant voir un tel empiétement d'un œil indifférent, S. M. l'Empereur de toutes les Russies se trouvât obligé d'y porter ses forces, S. M. l'Empereur roi regardera une telle conduite de la part de la France comme une agression qui lui imposera le devoir de se mettre au plus tôt en état de fournir un prompt secours, conformément aux stipulations du présent concert.
Art. 5. S. M. impériale de toutes les Russies partage complétement le vif intérêt que S. M. impériale et royale apostolique prend au maintien de la Porte Ottomane, dont le voisinage leur convient à tous les deux; et comme une attaque dirigée contre la Turquie européenne par toute autre puissance ne peut que compromettre la sûreté de la Russie et de l'Autriche, et que la Porte, dans son état de trouble actuel, ne saurait elle-même repousser une entreprise formée contre elle, dans ladite supposition, et si la guerre se trouvait, par cette raison, engagée directement entre l'une des deux cours impériales et le Gouvernement français, l'autre se préparera aussitôt afin d'assister, dans le plus court délai possible, la puissance en guerre, et de contribuer de concert à la conservation de la Porte Ottomane dans son état de possession actuel.
Art. 6. Le sort du royaume de Naples devant influer sur celui de l'Italie, à l'indépendance de laquelle LL. MM. II. prennent un intérêt tout particulier, il est entendu que les stipulations du présent concert auront leur effet dans le cas que les Français voulussent s'étendre dans le royaume de Naples, au delà de leurs bornes actuelles, pour s'emparer de la capitale, des places fortes de ce pays, pénétrer dans la Calabre; en un mot, s'ils forçaient S. M. le roi de Naples de risquer le tout pour le tout, et de s'opposer par la force à cette nouvelle violation de sa neutralité, et que S. M. I. de toutes les Russies, par les secours que, dans cette supposition, elle devrait fournir au roi des Deux-Siciles, se trouvant engagée dans une guerre contre la France, S. M. impériale et royale s'oblige à commencer de son côté les opérations contre l'ennemi commun d'après les stipulations, et nommément d'après les articles 4, 5, 8 et 9 du présent concert.
Art. 7. Vu l'incertitude où les deux hautes puissances contractantes se trouvent encore actuellement sur les desseins futurs du Gouvernement français, elles se réservent, en outre de ce qui est stipulé ci-dessus, de convenir, suivant l'urgence des circonstances, de différents cas qui seraient de nature à exiger aussi l'emploi de leurs forces mutuelles.
Art. 8. Dans tous les cas où les deux cours impériales en viendront à des mesures actives, en vertu du présent concert ou de ceux qu'elles formeront ultérieurement entre elles, elles se promettent et s'engagent de coopérer simultanément et d'après un plan qui sera convenu incessamment entre elles, avec des forces suffisantes pour espérer combattre avec succès celles de l'ennemi, et pour le repousser dans ses foyers, lesquelles forces ne seront pas moins de 350 mille hommes sous les armes pour les deux cours impériales; S. M. impériale et royale fournira 235 mille pour sa part, et le reste sera donné par S. M. l'Empereur de Russie. Ces troupes seront mises et entretenues constamment des deux côtés sur un pied complet, et il sera laissé en outre un corps d'observation pour s'assurer que la cour de Berlin restera passive. Les armées respectives seront distribuées de manière que les forces des deux cours impériales, qui agiront de concert, ne seront pas inférieures en nombre à celles de l'ennemi qu'elles auront à combattre.
Art. 9. Conformément au désir manifesté par la cour impériale, royale, S. M. impériale de toutes les Russies s'engage d'employer ses bons offices à l'effet d'obtenir de la cour de Londres à S. M. impériale et royale apostolique, pour les cas d'une guerre avec la France énoncés dans la présente déclaration, ou qui résulteront des concerts futurs que les deux cours impériales se réservent de prendre dans l'article 7, des subsides tant pour la première mise en campagne, que annuellement pour toute la durée de la guerre, qui soient, autant que possible, à la convenance de la cour de Vienne.
Art. 10. Dans l'exécution des plans arrêtés, il sera porté un juste égard aux obstacles qui résultent tant de l'état actuel des forces et des frontières de la monarchie autrichienne, que des dangers imminents auxquels elle serait exposée dans cet état par des démonstrations et des armements qui provoqueraient immédiatement une invasion prématurée de la part de la France. En conséquence, dans la détermination des mesures actives dont on conviendra mutuellement, et tant que la sûreté des deux Empires et l'intérêt essentiel de la chose commune le permettront, il sera porté la plus grande attention à en combiner l'emploi avec le temps et la possibilité de mettre les forces et les frontières de S. M. l'Empereur roi en situation de pouvoir ouvrir la campagne avec l'énergie nécessaire pour atteindre le but de la guerre. Une fois cependant que les empiétements des Français auront établi les cas dans lesquels sadite Majesté impériale et royale apostolique sera engagée à prendre part à la guerre en vertu du présent concert et de ceux qui seront formés mutuellement par la suite, elle s'engage à ne pas perdre un instant pour se mettre en état dans le plus court délai possible, et qui ne devra pas dépasser trois mois après la réclamation faite de coopérer efficacement avec S. M. impériale de toutes les Russies, et de procéder avec vigueur à l'exécution du plan qui sera arrêté.
Art. 11. Les principes des deux souverains ne leur permettant pas, dans aucun cas, de vouloir contraindre le libre vœu de la nation française, le but de la guerre ne sera pas d'opérer la contre-révolution, mais uniquement de remédier aux dangers communs de l'Europe.
Art. 12. S. M. l'Empereur de toutes les Russies, reconnaissant qu'il est juste que, dans le cas d'une nouvelle explosion de guerre, la maison d'Autriche soit dédommagée des immenses pertes qu'elle a essuyées dans ses dernières guerres avec la France, s'engage à coopérer pour lui obtenir ce dédommagement en pareil cas, autant que le succès des armes le comportera. Cependant, dans le cas le plus heureux, S. M. l'Empereur roi n'étendra pas en Italie sa limite au-delà de l'Adda à l'occident, et du Pô au midi; bien entendu que des différentes embouchures de ce dernier fleuve, c'est la plus méridionale qui y serait employée. Les deux cours impériales désirent que, dans le cas supposé de succès, S. A. R. l'électeur de Salzbourg puisse être replacé en Italie, et qu'à cet effet il soit remis ou bien en possession du grand-duché de Toscane, ou qu'il obtienne quelque autre établissement convenable dans la partie septentrionale de l'Italie, supposé que les événements rendent cet arrangement possible.
Art. 13. LL. MM. II., dans la même supposition, auront à cœur de procurer le rétablissement du roi de Sardaigne dans le Piémont, même avec un grand agrandissement ultérieur. Dans des hypothèses moins heureuses, il conviendrait toujours de lui assurer un établissement sortable en Italie.
Art. 14. Dans le même cas de grands succès, les deux cours impériales s'entendront sur le sort des Légations et concourront à faire restituer les duchés de Modène, de Massa et de Carrara aux légitimes héritiers du dernier duc; mais, dans le cas où les événements obligeraient de restreindre ces projets, lesdites Légations ou le Modénois pourraient servir d'établissement au roi de Sardaigne; l'archiduc Ferdinand resterait en Allemagne, et S. M. se contenterait elle-même, s'il le fallait, d'une frontière en Italie plus rapprochée que l'Adda de celle qui existe présentement.
Art. 15. Si les circonstances permettaient de replacer l'électeur de Salzbourg en Italie, le pays de Salzbourg, Berchtolsgaden et Passau seraient réunis à la monarchie autrichienne. Ce serait le seul cas où S. M. obtiendrait aussi une extension de sa frontière en Allemagne.
Quant à la partie du pays d'Aichstaedt, possédée présentement par l'électeur de Salzbourg, il en serait disposé alors de la manière dont les deux cours en conviendraient entre elles, et notamment en faveur de l'électeur de Bavière, si, par la part qu'il prendrait pour la cause commune, il se mettait dans le cas d'être avantagé. Pareillement, dans le cas supposé au précédent article du rétablissement des héritiers du feu duc de Modène dans ses anciennes possessions, la propriété de Brisgau et de l'Ortenau pourrait devenir un moyen d'encouragement pour la bonne cause à un des principaux princes de l'Allemagne, et nommément à l'électeur de Bade, en faveur duquel il y serait renoncé par la maison d'Autriche.
Art. 16. Les deux hautes puissances contractantes s'engagent à ne poser les armes et à ne traiter d'un accommodement avec l'ennemi commun que du consentement mutuel et après un accord préalable entre elles.
Art. 17. En bornant pour le moment aux objets et points ci-dessus le présent concert préalable, sur lequel les deux monarques se promettent de part et d'autre le secret le plus inviolable, ils se réservent, sans aucun retard et immédiatement, de convenir par des arrangements ultérieurs, tant sur un plan d'opérations, pour le cas que la guerre serait inévitable, que de tout ce qui est relatif à l'entretien des troupes respectives, tant dans les états autrichiens que sur le territoire étranger.
Art. 18. La présente déclaration, mutuellement reconnue aussi obligatoire que le traité le plus solennel, sera ratifiée dans l'espace de six semaines ou plus tôt, si faire se peut, et les actes de ratification également échangés en même temps.
En foi de quoi, etc.
17: Je cite les deux lettres suivantes, qui prouveront l'état d'esprit de cet amiral, et le sérieux du grand projet naval, que quelques personnes, voulant toujours voir des feintes où il n'y en a pas, ont supposé n'être qu'une démonstration. Ces lettres ne sont pas les seules du même genre. Mais je prends celles-ci dans le nombre pour les citer.
Ganteaume à l'Empereur.
À bord de l'Impérial, 11 floréal an XIII.—1er mai 1805.
Sire,
Les temps extraordinaires qui règnent depuis que nous sommes en partance sont désespérants; il me serait impossible de vous peindre les sentiments pénibles que j'éprouve en me voyant retenu dans le port, lorsque les autres escadres vont à pleines voiles vers leur destination, et que nos retards et nos contrariétés peuvent cruellement les compromettre; cette dernière et affligeante idée ne me laisse pas un moment de repos, et si jusqu'à ce jour j'ai résisté à l'impatience et aux tourments qui me dévorent, c'est que je n'ai vu, en nous hasardant à sortir, aucune chance en notre faveur, lorsqu'elles étaient toutes pour l'ennemi: un combat désavantageux était et est encore inévitable, tant que l'ennemi restera dans sa position, et alors notre expédition serait sans ressource manquée et nos forces paralysées pour long-temps.
Cependant, au moment où j'ai reçu la dépêche de Votre Majesté du 3 floréal, je me proposais de hasarder un appareillage; tous les vaisseaux étaient désaffourchés; un vent d'ouest, qui avait soufflé avec un peu plus de force pendant douze heures, m'avait fait espérer que l'ennemi aurait pu être au large, lorsque son escadre légère a été aperçue de notre mouillage, et son armée signalée sur Ouessant, et que l'incertitude et la faiblesse des vents m'ont empêché de donner suite à mon projet. Certain d'être obligé de m'arrêter sur la rade de Bertheaume et d'y fixer l'attention de l'ennemi, j'ai renoncé à tout mouvement, et je désire lui persuader que jamais notre dessein ne fut de sortir.
Je me permets ici de réitérer à Votre Majesté l'assurance que je lui ai déjà donnée sur l'ordre et la situation dans lesquels je tiens tous les vaisseaux: les équipages sont consignés, les communications avec la terre n'ont lieu que pour les objets indispensables de service, et à chaque heure du jour tout bâtiment est en état d'exécuter les signaux qui pourraient lui être adressés; ces dispositions, qui seules peuvent nous mettre à même de profiter du premier moment favorable, seront continuées avec la dernière des exactitudes.
Ganteaume à Decrès.
Ce 7 floréal an XIII.—27 avril 1805.
Je juge, mon ami, que tu partages tout ce que j'éprouve. Chaque jour qui s'écoule est un jour de tourment pour moi, et je tremble d'être à la fin obligé de faire quelque grosse sottise! Les vents, qui, pendant deux jours, avaient été à l'ouest, mais peu forts, quoique avec pluie et mauvaise apparence, ont poussé hier au N.-N.-E. frais, et j'ai été tenté de courir les hasards, malgré que l'ennemi continuât d'être signalé dans l'Yroise, que ses vaisseaux avancés fussent à la vue de la rade, et que le temps fût très-clair. La certitude, cependant, d'un combat désavantageux que me donnaient sa position et sa force, et la variété des vents, m'en ont empêché, et je m'en félicite aujourd'hui; mais je n'en reste pas moins horriblement tourmenté.
La longueur des jours, la beauté de la saison, me font presque aujourd'hui désespérer de l'expédition, et alors comment supporter l'idée de faire attendre inutilement nos amis au point de rendez-vous, et de les compromettre en les exposant nécessairement à des retards et à un retour extrêmement dangereux? Ces idées ne me laissent pas un instant de tranquillité, et je crois qu'elles doivent également te tourmenter beaucoup. Cependant, mon ami, tu peux bien être persuadé qu'il m'a été impossible de mieux faire, à moins d'avoir voulu courir les hasards d'une affaire qui eût, indépendamment des chances que donnait à l'ennemi sa supériorité, fait également manquer l'expédition. Ainsi que je l'ai mandé, les temps ont toujours été tels, qu'il nous a été impossible de nous dérober.
Quoique tu m'aies recommandé par tes dernières d'écrire souvent à l'Empereur, je n'ose lui rien dire, n'ayant rien d'agréable à lui annoncer; je me tais en attendant les événements, ne voulant pour peu de chose l'importuner, et je me borne à désirer qu'il veuille nous rendre justice...
18: C'est sur des documents authentiques que je raconte cet embarras du cabinet russe.
19: Lettre à M. Decrès, du 16 thermidor an XIII, 4 août 1805; dépôt de la secrétairerie d'État.
20: À cette époque division Bisson.
21: J'ai emprunté tous ces nombres au livret de l'Empereur, celui même qu'il portait avec lui. Ce livret se trouve au dépôt du Louvre, et il donne seul les vrais états de l'armée de l'Océan, qui ne sont ni au dépôt de la guerre ni à celui de la marine. Aussi tous les ouvrages militaires n'ont-ils donné que des nombres inexacts relativement à la composition de l'armée.
22: «Tous nos vaisseaux sont en bon état, et en meilleur état, suivant moi, que lors de notre sortie de Toulon. Le petit temps a donné les moyens de rider les gréements au fur et à mesure; malgré cela, les chaînes de haubans et généralement tous les fers du Pluton et de l'Hermione sont de si mauvaise qualité, ainsi que les cordages, les bois de mâture et les vergues, que beaucoup de ces objets ont cassé.
»Actuellement tout est rassis, tout est réparé; les marins ont acquis beaucoup; il y a une différence sensible dans la manœuvre; nous sommes d'un tiers plus forts qu'au moment de notre sortie.» (Lettre du général Lauriston à l'Empereur.)
23: Voici les lettres que Napoléon écrivait à ce sujet à l'amiral Villeneuve et à son aide-de-camp Lauriston.
Boulogne, le 25 thermidor an XIII (13 août 1805).
À l'amiral Villeneuve.
Monsieur le vice-amiral Villeneuve, j'ai vu avec plaisir, par le combat du 3 thermidor, que plusieurs de mes vaisseaux se sont comportés avec la bravoure que je devais en attendre. Je vous sais gré de la belle manœuvre que vous avez faite au commencement de l'action, et qui a dérouté les projets de l'ennemi. J'aurais désiré que vous eussiez employé ce grand nombre de vos frégates à secourir les vaisseaux espagnols qui, se trouvant les premiers engagés, devaient nécessairement en avoir le plus besoin. J'aurais également désiré que le lendemain de l'affaire vous n'eussiez pas donné le temps à l'ennemi de mettre en sûreté ses vaisseaux le Windsord-Castle et le Malta, et les deux vaisseaux espagnols qui, étant dégréés, rendaient sa marche embarrassée et lourde. Cela aurait donné à mes armes l'éclat d'une grande victoire. La lenteur de cette manœuvre a laissé le temps aux Anglais de les envoyer dans leurs ports. Mais je suis fondé à penser que la victoire est restée à mes armes, puisque vous êtes entré à la Corogne. J'espère que cette dépêche ne vous y trouvera pas; que vous aurez repoussé la croisière pour faire votre jonction avec le capitaine Lallemand, balayer tout ce qui se trouverait devant vous, et venir dans la Manche, où nous vous attendons avec anxiété. Si vous ne l'avez pas fait, faites-le. Marchez hardiment à l'ennemi. L'ordre de bataille qui me paraît le préférable, c'est d'entremêler les vaisseaux espagnols avec les vaisseaux français, et de mettre derrière chaque vaisseau espagnol des frégates pour les secourir dans le combat, et utiliser ainsi le grand nombre de frégates que vous avez. Vous pouvez encore l'accroître au moyen de la Guerrière et de la Revanche, qui emploieront les équipages de l'Atlas; sans cependant que cela retarde vos opérations. Vous avez en ce moment sous votre commandement dix-huit de nos vaisseaux, douze ou au moins dix du roi d'Espagne. Mon intention est que, partout où l'ennemi se présentera devant vous avec moins de vingt-quatre vaisseaux, vous l'attaquiez.
Par le retour de la frégate le Président et de plusieurs autres que je vous avais expédiées à la Martinique et à la Guadeloupe, j'ai appris qu'au lieu de débarquer des troupes dans ces deux îles, elles se trouvent plus faibles qu'auparavant. Cependant Nelson n'avait que neuf vaisseaux. Les Anglais ne sont pas aussi nombreux que vous le pensez. Ils sont partout tenus en haleine. Si vous paraissez ici trois jours, n'y paraîtriez-vous que vingt-quatre heures, votre mission sera remplie. Prévenez par un courrier extraordinaire l'amiral Ganteaume du moment de votre départ. Enfin, jamais pour un plus grand but une escadre n'aura couru quelques hasards, et jamais nos soldats de terre et de mer n'auront pu répandre leur sang pour un plus grand et un plus noble résultat. Pour ce grand objet de favoriser une descente chez cette puissance qui depuis six siècles opprime la France, nous pouvons tous mourir sans regretter la vie. Tels sont les sentiments qui doivent vous animer, qui doivent animer tous mes soldats. L'Angleterre n'a pas aux dunes plus de quatre vaisseaux de ligne, que nous harcelons tous les jours avec nos prames et nos flottilles.
Sur ce, etc.
Au 14 août, il veut encore, et plus que jamais, l'expédition, malgré Decrès.
Au général Lauriston.
Boulogne, le 25 thermidor an XIII (14 août 1805).
Monsieur le général Lauriston, j'ai reçu vos deux lettres des 9 et 11 thermidor. J'espère que cette dépêche ne vous trouvera plus au Ferrol, et que l'escadre aura déjà mis à la voile pour suivre sa destination. Je ne vois point pourquoi vous n'avez pas laissé le 67e et le 16e régiment à la Martinique et à la Guadeloupe. C'était cependant bien exprimé dans vos instructions. Ainsi, après une expédition aussi étendue, je n'ai pas même le plaisir de voir mes îles à l'abri de toute attaque. Il n'y a pas à présent 3,000 hommes, et après vendémiaire il n'y en aura pas 2,500.—J'espère que Villeneuve ne se laissera pas bloquer par une escadre inférieure à la sienne. Il doit avoir actuellement 30 vaisseaux de guerre. Je pense qu'avec cette escadre il est dans le cas d'en attaquer une de 24 vaisseaux. Aidez et poussez l'amiral autant qu'il vous sera possible. Concertez-vous avec lui pour les troupes que vous avez à bord, et envoyez-m'en l'état de situation; vous pouvez les laisser à bord. Si l'amiral le juge convenable, vous pouvez les débarquer, et en former une division au Ferrol.
Prenez des mesures pour former un dépôt des hommes que vous avez débarqués à Vigo, et pour que toutes les troupes qui arriveraient du Ferrol puissent s'y rendre et rejoindre après leurs corps.
Le capitaine Lallemand s'est fait voir sur les côtes d'Irlande dans les premiers jours de thermidor. Il doit être depuis long-temps au rendez-vous. Il devait prendre des renseignements de l'escadre, s'il n'en avait pas eu connaissance, à Vigo, où un officier s'était rendu, dans la supposition que l'amiral Villeneuve n'eût pas paru au 20 thermidor. Nous sommes prêts partout. Une apparition de vingt-quatre heures suffirait.
Sur ce, etc.
24: Je me borne à analyser textuellement les nombreux billets que Napoléon et l'amiral Decrès s'écrivaient tous les jours, quoiqu'ils fussent à une demi-lieue de distance. L'un était au Pont-de-Briques, l'autre au bord de la mer.
25: C'est l'analyse des instructions secrètes remises au grand maréchal Duroc.
26: Ces scènes, qui n'ont plus de témoins vivants, seraient perdues pour l'histoire sans les lettres particulières et autographes de l'amiral Decrès et de l'Empereur. On y voit toutes les agitations de ces journées mémorables. Il y en a un grand nombre pour le même jour, quoique l'Empereur et Decrès fussent à une demi-lieue l'un de l'autre.
27: C'est sur la pièce même que je transcris ces détails.
28: J'extrais ce récit d'un fragment de Mémoires écrit par M. Daru, dont la copie est actuellement en ma possession par un acte d'obligeance de son fils.