← Retour

Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 05 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

16px
100%
La Moldavie et la Valachie données à l'Autriche, en dédommagement des sacrifices qui lui sont imposés.

Quoique le désintéressement fût le principe essentiel du plan proposé, ce désintéressement pouvait bien aller jusqu'à ne pas acquérir, et à se contenter d'un meilleur arrangement de l'Europe pour unique indemnité des frais de la guerre, mais il ne pouvait aller jusqu'à perdre. On devait donc un dédommagement à l'Autriche pour l'État de Venise auquel on voulait lui demander de renoncer. En conséquence, on lui donnait la Moldavie et la Valachie, pour la porter ainsi jusqu'à la mer Noire, et la rassurer contre le danger futur de se voir bloquée par la Russie.

L'empire Ottoman était maintenu tel quel, sauf quelques restrictions que l'on va faire connaître.

Constitution du nord de l'Europe.
Projet de reconstituer la Pologne au profit de la Russie.

Restait le Nord. Il y avait là beaucoup à faire, suivant le singulier organisateur de l'Europe, qui travaillait si librement sur la carte du monde. La frontière qui séparait la Prusse de la Russie était mauvaise. La Pologne était partagée entre ces deux puissances. Pour l'abbé Piatoli, pour les jeunes gens dont il inspirait la politique, pour le prince Czartoryski surtout, même pour Alexandre, c'était un grand attentat que le démembrement de la Pologne. Alexandre, en effet, dans sa jeunesse oisive et opprimée, du temps de Paul, avait souvent dit, au milieu de ses épanchements, que le démembrement de la Pologne était un crime de ses aïeux, qu'il serait heureux de réparer. Mais comment refaire cette Pologne? comment la placer, debout et isolée, entre les États rivaux qui l'avaient détruite? Il existait un moyen, c'était de la reconstituer entièrement, de lui rendre toutes les parties dont elle s'était autrefois composée, et de la donner ensuite à l'empereur de Russie, qui lui octroierait des institutions indépendantes, de façon que la Pologne, destinée dans les anciennes idées de l'Europe à servir de barrière à l'Allemagne contre la Russie, devait servir ici de barrière, ou plutôt d'avant-garde à la Russie contre l'Allemagne. Tel était le rêve de ces jeunes politiques, telle était l'ambition dont ils nourrissaient Alexandre! Cette grande indignation contre l'attentat du dernier siècle, ce noble désintéressement imposé à toutes les cours pour comprimer l'ambition de la France, aurait donc abouti en définitive à refaire la Pologne, pour la donner à la Russie! Ce n'est pas la première fois que sous des vertus fastueuses, s'offrant avec ostentation à l'estime du monde, se sont cachées une grande vanité et une grande ambition. Cette cour de Russie, qui alors poussait au plus haut point l'affectation de l'équité et du désintéressement, qui prétendait, du haut du pôle, faire la leçon à l'Angleterre et à la France, rêvait donc au fond la possession complète de la Pologne! Toutefois il se cachait dans ces projets un sentiment qu'il faut honorer, c'est celui du prince Czartoryski, lequel, ne voyant dans le moment aucune possibilité de rétablir la Pologne par les seules mains polonaises, voulait, à défaut d'autres, se servir des mains russes. Celui-ci du moins avait un but légitime: on ne pouvait lui reprocher qu'une chose, souvent aperçue des Russes, et plus d'une fois dénoncée à l'empereur Alexandre, c'était de songer moins aux intérêts de la Russie qu'à ceux de sa patrie originaire, et, dans cette vue, de pousser son maître à une guerre mal calculée. L'abbé Piatoli, long-temps attaché à la Pologne, partageait toutes ces idées. Il était difficile cependant de proposer à cette alliance de médiation, fondée sur le principe du désintéressement, il était difficile de lui proposer l'abandon de la Pologne à la Russie; mais il y avait un moyen d'arriver au but. La Prusse, aimant la paix et les profits de la neutralité, ne consentirait probablement pas à se prononcer. Alors, pour la punir de son refus, on lui passerait sur le corps, on lui enlèverait Varsovie et la Vistule; et avec ces vastes portions de l'ancienne Pologne réunies à celles que possédait déjà la Russie, on constituerait la nouvelle Pologne, dont Alexandre devait être le roi et le législateur.

Quelques idées accessoires au plan général.

À ces idées s'en joignaient quelques autres, accessoires au plan, parfois singulières, parfois justes et généreuses.

Malte rendu à l'ordre de Saint-Jean, l'Égypte à la France, Gibraltar à l'Espagne, Memel à la Russie.

On devait obliger l'Angleterre à rendre Malte à l'ordre. La Russie abandonnerait Corfou, qui figurerait dès lors parmi les Sept-Îles. L'Angleterre avait pris l'Inde, qu'il fallait bien lui laisser; mais on pouvait tirer de l'Égypte un immense parti pour la civilisation, le commerce général, et l'équilibre des mers. On l'enlèverait à la Porte, et on la remettrait à la France, pour que celle-ci se chargeât de la civiliser. On en composerait un royaume oriental, qui serait placé sous la suzeraineté de la France. On y ferait régner les Bourbons, si à la paix Napoléon était maintenu sur le trône; et Napoléon, si les Bourbons étaient rétablis. On restituerait à la Porte les États barbaresques; on l'aiderait même à les reconquérir, afin qu'elle y abolît la piraterie, qui était une barbarie déshonorante pour l'Europe. Enfin, il y avait certaines possessions contraires à la nature des choses, quoique consacrées par le temps et la conquête, qu'il serait sage et humain de faire cesser. Par exemple, Gibraltar servait aux Anglais à entretenir en Espagne une contrebande honteuse et corruptrice pour ce pays; les îles de Jersey et Guernesey aidaient les Anglais à susciter la guerre civile en France; Memel, dans les mains de la Prusse, était sur le territoire de la Russie une espèce de Gibraltar pour la fraude. On devait, s'il était possible, au moyen de certaines compensations, amener les possesseurs à renoncer à des postes dont on faisait un si condamnable usage.

L'Espagne et le Portugal devaient être réconciliés et unis par un lien fédéral, qui les mît à l'abri de l'influence française d'un côté, de l'influence anglaise de l'autre. Il fallait obliger l'Angleterre à réparer les torts qu'elle avait eus envers l'Espagne, peser sur elle pour la forcer à rendre les galions enlevés, et, en se conduisant ainsi, arracher la cour de Madrid, qui ne demandait pas mieux, à la tyrannie de la France.

Nouveau code du droit des gens, promulgué sous les auspices de la Russie.

Pour compléter ce grand ouvrage de la réorganisation européenne, l'empereur de Russie devait s'adresser à tous les savants de l'Europe, et leur demander un code du droit des gens, comprenant un nouveau droit maritime. Il était, disait-on, inhumain, barbare, qu'une nation déclarât la guerre sans avoir auparavant subi l'arbitrage d'un État voisin et désintéressé, et surtout qu'une nation commençât les hostilités contre une autre sans déclaration préalable de guerre, ainsi que venait de faire l'Angleterre à l'égard de l'Espagne, et que d'innocents commerçants se trouvassent ruinés ou privés de leur liberté par une espèce de guet-apens. Il était intolérable encore que les nations neutres fussent victimes des fureurs de puissances rivales, et ne pussent traverser les mers sans être exposées aux conséquences d'une lutte qui leur était étrangère. L'honneur de la grande cour réformatrice exigeait qu'il fût pourvu à tous ces maux par des lois internationales. Des prix devaient être accordés aux savants qui auraient proposé sur ce sujet le meilleur système de droit des gens.

C'est par ce mélange d'idées bizarres, les unes élevées, les autres purement ambitieuses, celles-ci sages, celles-là chimériques, qu'on exaltait la tête et le cœur de ce jeune empereur, mobile, spirituel, vain de ses intentions, honnêtes mais fugitives, comme on le serait de vertus éprouvées. Il se croyait véritablement appelé à régénérer l'Europe; et s'il s'interrompait quelquefois dans ces beaux rêves, c'était en songeant au grand homme qui dominait à l'occident, et qui n'était pas d'humeur à la laisser régénérer sans lui ni contre lui. Ceux qui observaient Alexandre de près remarquaient bien que son cœur s'ébranlait, dès qu'il entrevoyait la guerre avec Napoléon, comme fin dernière et probable de tous ses plans.

Cette étrange conception ne mériterait pas l'honneur d'être rapportée si longuement, pas plus que les mille propositions dont les faiseurs de projets accablent souvent les cours qui ont la faiblesse de les écouter, si elle n'était entrée dans la tête d'Alexandre et de ses amis, et, ce qui est plus grave, si elle n'était devenue le texte de toutes les négociations qui suivirent, pour servir enfin de fond aux traités de 1815.

Une chose est digne de remarque. On reprochait à cette époque à la Révolution française d'avoir promis, sans les donner, la liberté, l'indépendance, le bonheur, à tous les peuples, et d'avoir manqué de parole au genre humain. Voici le pouvoir absolu à l'œuvre. Des jeunes gens spirituels, les uns honnêtes et sincères, les autres purement ambitieux, tous élevés à l'école des philosophes, réunis par leur naissance, par l'uniformité de leurs goûts, autour de l'héritier du plus grand empire despotique de la terre, s'étaient épris de l'idée de rivaliser avec la Révolution française en fait d'intentions généreuses et populaires. Cette Révolution qui, suivant eux, n'avait pas même procuré la liberté à la France, car elle venait de lui donner un maître, et qui n'avait valu aux autres nations qu'une dépendance humiliante de l'Empire français, cette Révolution, ils voulaient la confondre en lui opposant une régénération européenne, fondée sur une équitable distribution des territoires, et sur un nouveau droit des gens. Il devait y avoir une Italie indépendante, une Allemagne libre, une Pologne reconstituée. Chaque grande puissance serait contenue par d'utiles contre-poids. La France elle-même serait, non pas humiliée, mais ramenée au respect des droits d'autrui. Les abus de la guerre disparaîtraient sur terre et sur mer; la piraterie serait abolie; l'antique voie du commerce serait rétablie par l'Égypte; la science enfin serait appelée à écrire le droit public des nations. Tout cela était, non pas seulement libellé par un vulgaire rédacteur de mémoires, mais sérieusement proposé à toutes les cours, et discuté avec le moins chimérique des hommes, avec M. Pitt! Nous savons aujourd'hui, nous qui avons quarante ans de plus, ce qu'il en est advenu de toutes ces vues philanthropiques du pouvoir absolu. Les inventeurs de ces plans, battus, déconcertés pendant dix ans par celui qu'ils voulaient détruire, vainqueurs une fois en 1815, n'ont fait ni code du droit des gens, ni code du droit maritime; n'ont affranchi ni l'Italie, ni l'Allemagne, ni la Pologne. Malte et Gibraltar n'ont pas cessé d'être aux Anglais, et les délimitations de l'Europe, tracées dans des intérêts du moment, sans aucun calcul d'avenir, sont les moins sages qui se puissent imaginer.

M. de Nowosiltzoff chargé de traiter à Londres, M. de Strogonoff de traiter à Madrid.

Toutefois n'anticipons point sur la suite de cette histoire. Dire comment toutes ces idées devinrent communes aux amis d'Alexandre et à lui-même, serait un détail inutile. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils en étaient pénétrés les uns et les autres, et qu'ils se promirent d'en faire la base de la politique russe. Le prince Czartoryski, y voyant une chance de reconstitution pour la Pologne, désirait fort ardemment les mettre à exécution. Il était devenu, depuis la retraite de M. de Woronzoff à la campagne, de simple adjoint aux affaires étrangères, ministre dirigeant de ce département. MM. de Nowosiltzoff et de Strogonoff adjoints, l'un à la justice, l'autre à l'intérieur, se consacraient à de bien autres soins que celui de leur charge apparente; ils s'occupaient avec leur jeune collègue et l'empereur d'asseoir le monde sur de nouvelles bases. Il fut résolu que celui d'entre eux qui avait le plus de dextérité, M. de Nowosiltzoff, serait envoyé à Londres pour conférer avec M. Pitt, et lui faire agréer les projets de la cour de Russie. Il fallait convertir l'ambitieux cabinet britannique, l'amener aux vues désintéressées du projet, afin de pouvoir fonder ce qu'on appelait l'alliance de médiation, et, au nom de cette alliance, parler à la France de manière à être écouté. Un cousin de M. de Strogonoff partit pour Madrid, dans le double but de pacifier l'Angleterre et l'Espagne, et de lier ensemble par des liens indissolubles l'Espagne et le Portugal. Il fut décidé que M. de Strogonoff passerait par Londres, avant de se rendre à Madrid, afin de commencer dans cette capitale sa mission conciliatrice. Au jugement de toute l'Europe, les procédés du gouvernement britannique envers le commerce espagnol avaient été considérés comme injustes et odieux. On devait lui dire que, s'il ne devenait pas plus raisonnable, on le laisserait engagé seul contre la France, et qu'on se renfermerait, avec toutes les puissances continentales, dans une neutralité mortelle pour la Grande-Bretagne.

Conférences à Londres entre MM. Pitt et de Nowosiltzoff.
Observations de M. Pitt sur le projet russe.

Les deux jeunes Russes chargés de faire adopter au dehors la politique de leur cabinet, se mirent en route pour Londres dans les derniers jours de 1804. M. de Nowosiltzoff, présenté à la cour d'Angleterre par l'ambassadeur Woronzoff, frère du chancelier en retraite, fut reçu avec une distinction et des soins propres à toucher un jeune homme d'État, admis pour la première fois à l'honneur de traiter les grandes affaires de l'Europe. C'est bien plutôt la rudesse et l'orgueil que l'astuce, qui caractérisent ordinairement la diplomatie anglaise. Cependant lord Harrowby, et surtout M. Pitt, avec lequel l'envoyé russe entra directement en conférence, purent bientôt démêler à quels esprits ils avaient affaire, et se conduisirent en conséquence. Le vieux Pitt, vieux par son rôle bien plus que par son âge, assoupli par le danger, tout hautain qu'il était, s'estimait trop heureux de retrouver l'alliance du continent, pour se montrer difficile. Il fut complaisant autant qu'il fallait l'être, envers des jeunes gens sans expérience et nourris de chimères. Il écouta les singulières propositions du cabinet russe, parut les accueillir avec grande considération, mais les modifia comme il convenait à sa politique, se gardant de repousser, et se bornant à renvoyer à la paix générale ce qui était incompatible avec les intérêts de la politique anglaise. Il se fit remettre les propositions de l'envoyé russe, et observations écrivit en regard ses propres observations[14]. D'abord M. Pitt consentit à être gourmandé par le jeune envoyé russe; il se laissa reprocher l'ambition de l'Angleterre, la dureté de ses procédés, son système envahissant, qui servait de prétexte au système envahissant de la France. Il se laissa dire que, pour former une alliance nouvelle, il fallait la fonder sur un grand désintéressement de la part de toutes les puissances contractantes. Le chef du cabinet britannique prit feu à ce sujet, approuva fort les idées de l'ambassadeur d'Alexandre, et déclara qu'il fallait effectivement montrer le plus complet détachement de toute vue personnelle, si l'on voulait arracher le masque dont se couvrait l'ambition de la France; qu'il fallait indispensablement que les alliés ne parussent point songer à eux-mêmes, mais à l'affranchissement de l'Europe, opprimée par une puissance barbare et tyrannique. La gravité des hommes, la gravité des intérêts qu'ils traitent, n'empêchent pas qu'ils ne donnent souvent un spectacle bien puéril! N'est-ce pas, en effet, quelque chose de bien puéril que de voir ces diplomates, représentants d'ambitions qui agitent le monde depuis des siècles, reprocher à la France son avidité insatiable? Comme si le ministre anglais avait voulu ici autre chose que Malte, les Indes et l'empire de la mer! comme si le ministre russe avait voulu autre chose que la Pologne et une influence dominante sur le continent! Quelle pitié que d'entendre les chefs des États s'adresser sérieusement de pareils reproches! Sans doute, Napoléon fut beaucoup trop ambitieux dans son propre intérêt, et surtout dans le nôtre; mais Napoléon, envisagé, si l'on peut dire, dans ses causes morales, Napoléon fut-il autre chose que la réaction de la puissance française contre les envahissements des cours européennes au dernier siècle, contre le partage de la Pologne et la conquête des Indes? L'ambition est le vice ou la vertu de toutes les nations, vice, quand elle tourmente le monde sans lui faire aucun bien, vertu, quand elle l'agite en le civilisant. De ce point de vue, l'ambition dont les nations ont encore le moins à se plaindre, quoiqu'elles en aient souffert, est celle de la France. Il n'y a pas un des pays traversés par ses armées, que la France n'ait laissé meilleur et plus éclairé.

Bases posées par MM. Pitt et de Nowosiltzoff.

Il fut donc convenu entre M. Pitt et M. de Nowosiltzoff que la nouvelle alliance afficherait le plus grand désintéressement, afin de rendre plus évidente encore la cupidité insatiable de l'Empereur des Français. En admettant qu'il serait bien utile de débarrasser l'Europe de ce personnage redoutable, on reconnut cependant qu'il serait imprudent d'annoncer l'intention d'imposer un gouvernement nouveau à la France. On devait attendre que le pays se prononçât lui-même, le seconder s'il se montrait disposé à secouer le joug du gouvernement impérial, et surtout mettre un grand soin à rassurer les chefs de l'armée sur la conservation de leurs grades, et les propriétaires de biens nationaux sur la conservation de leurs biens. Toutes les proclamations adressées à la nation française devaient être remplies des assurances les plus tranquillisantes à ce sujet. M. Pitt allait même jusqu'à regarder cette précaution comme si importante, qu'il se disait tout prêt à faire, avec les fonds de l'Angleterre, une provision, c'est sa propre expression, pour indemniser les émigrés restés autour des Bourbons, et leur ôter ainsi tout motif d'alarmer les acquéreurs de biens nationaux. M. Pitt rêvait donc la fameuse indemnité aux émigrés, vingt ans avant le jour où elle a été votée par le Parlement de France. En voulant désintéresser de telles prétentions, il ne savait pas assurément à quoi il s'engageait; mais, en se montrant disposé à l'essayer aux dépens du trésor britannique, il prouvait quel prix immense l'Angleterre attachait à la chute de Napoléon, devenu si menaçant pour elle.

Opinion de M. Pitt sur la distribution des forces.
Questions des subsides.
M. Pitt veut qu'on essaie d'entraîner la Prusse.
M. Pitt imagine d'offrir les provinces rhénanes à la Prusse.

L'idée de réunir une masse imposante de forces, au nom de laquelle on traiterait avant de combattre, fut naturellement admise par M. Pitt avec un extrême empressement. Il consentait au simulacre d'une négociation préalable, sachant bien qu'elle n'aurait pas de conséquence, et que les conditions proposées ne conviendraient jamais à la fierté de Napoléon. Celui-ci ne pouvait souffrir en aucun cas qu'on organisât sans lui, contre lui, l'Italie, la Suisse, la Hollande, sous le spécieux prétexte de leur indépendance. M. Pitt laissait donc les jeunes gouvernants russes croire qu'ils travaillaient à une grande médiation, convaincu qu'ils marchaient purement et simplement à une troisième coalition. Quant à la distribution des forces, il contredisait certaines parties du projet. Il acceptait bien trois grandes masses: une au midi, composée de Russes, de Napolitains, d'Anglais; une autre à l'est, composée de Russes et d'Autrichiens; une au nord, composée de Prussiens, de Russes, de Suédois, d'Hanovriens, d'Anglais. Mais il déclarait ne pouvoir fournir un seul Anglais dans le moment. Il soutenait qu'en les tenant sur les côtes d'Angleterre toujours prêts à s'embarquer, on produirait un résultat fort utile, celui de menacer le littoral de l'Empire français sur tous les points à la fois. Ce qui signifiait que, vivant dans la terreur de l'expédition préparée à Boulogne, le gouvernement britannique ne voulait pas dégarnir son territoire, chose au reste fort naturelle. M. Pitt promettait des subsides, mais pas autant à beaucoup près qu'on en demandait; il offrait 6 millions sterling environ (150 millions de francs). Il insistait particulièrement sur un objet que les auteurs du projet russe lui semblaient traiter bien légèrement, c'était le concours de la Prusse. Sans elle tout lui paraissait difficile, presque impossible. À ses yeux, il fallait le concours de l'Europe entière pour détruire Napoléon. Il approuvait fort que, si on ne parvenait pas à entraîner la Prusse, on lui passât sur le corps; car la Russie se liait ainsi pour jamais à la politique anglaise; il offrait même dans ce cas de faire refluer vers Saint-Pétersbourg la part de subsides destinée à la Prusse; mais il trouvait cela bien grave, et il était d'avis d'adresser au cabinet de Berlin les propositions les plus avantageuses afin de l'entraîner.—Ne croyez pas, dit-il à M. de Nowosiltzoff, que je sois le moins du monde favorable à ce cabinet faux, astucieux, cupide, qui demande tantôt à l'Europe, tantôt à Napoléon, le prix de ses perfidies; non. Mais c'est en lui que repose le sort du présent, et même de l'avenir. La Prusse, jalouse de l'Autriche, craignant la Russie, sera toujours portée vers la France. Il faut l'en détacher, sans quoi elle ne cessera jamais d'être la complice de notre irréconciliable ennemi. Il est nécessaire de manquer pour elle seule à vos idées de désintéressement; il faut lui donner plus que Napoléon ne saurait lui offrir, quelque chose surtout qui la brouille irrévocablement avec la France.—M. Pitt, alors conduit par la haine, qui éclaire quelquefois si elle aveugle souvent, M. Pitt imagina une modification au plan russe, fatale autant pour l'Allemagne que pour la France. Il trouvait lumineuse et profonde l'idée de construire autour de notre sol des royaumes capables de nous résister, un royaume des Deux-Belgiques et un royaume Subalpin: l'un pour la maison d'Orange, protégée de l'Angleterre, l'autre pour la maison de Savoie, protégée de la Russie. Mais il pensait que c'était là une précaution insuffisante. Il voulait qu'au lieu de séparer la Prusse et la France par le Rhin, on les mît au contraire en contact immédiat; et il proposa d'accorder à la Prusse, si elle se prononçait pour la coalition, tout le pays compris entre la Meuse, la Moselle et le Rhin, ce que nous appelons aujourd'hui les provinces rhénanes. Cela lui semblait indispensable, si on voulait à l'avenir arracher la Prusse à sa neutralité intéressée, et à son penchant pour Napoléon, auprès duquel elle cherchait et trouvait sans cesse un appui contre l'Autriche. On a étendu ce projet en 1815, en plaçant sur le Rhin, outre la Prusse, la Bavière, afin de nous ôter tous nos anciens alliés en Allemagne. Quand elle aura un jour besoin d'appui, contre les dangers qui lui viendront du côté du nord, l'Allemagne appréciera quel service lui ont rendu ceux qui se sont étudiés à créer des sujets de division entre elle et la France.

Il sortit de ces conférences une nouvelle idée, destinée à compléter la création d'un royaume des Deux-Belgiques: ce fut de construire une ceinture de forteresses, à l'image de celles que Vauban avait élevées autrefois pour couvrir la France, dans ce pays sans frontières, et de construire ces forteresses aux frais de l'alliance.

Langage évasif de M. Pitt relativement à l'Italie, à la Pologne, à l'île de Malte.

Quant à l'Allemagne, quant à l'Italie, le ministre anglais fit sentir combien ces vastes projets étaient loin de pouvoir s'exécuter dans le moment, combien ils blesseraient les deux puissances dont on avait le plus besoin, la Prusse et l'Autriche. Elles ne consentiraient ni l'une ni l'autre à sortir de la Confédération germanique; la Prusse, en particulier, se refuserait à rendre héréditaire la couronne d'Allemagne; l'Autriche repousserait une constitution de l'Italie qui l'exclurait de cette contrée. Du projet sur l'Italie, M. Pitt n'admit que la constitution du royaume de Piémont. Il voulait qu'on ajoutât la Savoie elle-même à tout ce que le projet russe attribuait déjà au Piémont.

Enfin on ne parla guère de la Pologne; tout cela supposait la guerre avec la Prusse, que M. Pitt tenait surtout à éviter. Le diplomate russe, imbu de si généreuses idées en quittant Pétersbourg, n'osa pas même faire mention de l'Égypte, de Gibraltar, de Memel, de tout ce qu'il y avait de plus élevé enfin dans le projet primitif. Sur deux objets fort importants, M. Pitt fut peu satisfaisant, et à peu près négatif: nous voulons dire Malte et le droit maritime. Relativement à Malte, M. Pitt refusa péremptoirement l'entretien, et ajourna les explications sur ce point jusqu'à l'époque où l'on connaîtrait les sacrifices que la France était disposée à faire. Quant au nouveau droit des gens, il dit qu'il faudrait renvoyer cette œuvre, morale mais peu praticable, à un congrès qui s'assemblerait après la guerre, pour conclure une paix dans laquelle tous les intérêts des nations seraient équitablement balancés. L'idée d'un nouveau droit des gens lui semblait fort belle, mais difficile à réaliser, car les peuples adopteraient difficilement des dispositions uniformes, et les observeraient plus difficilement encore lorsqu'ils les auraient adoptées. Toutefois il ne se refusait pas à laisser traiter ces matières dans le congrès, qui devait régler plus tard les conditions de la paix générale.

Explications entre MM. Pitt et de Nowosiltzoff, au sujet de l'Orient et de Constantinople.

Ces conférences se terminèrent par une singulière explication. Elle eut pour objet l'Orient et Constantinople. Tout récemment, par sa politique en Géorgie, par ses relations avec les insurgés des provinces du Danube, la Russie avait donné quelques ombrages à l'Angleterre, et provoqué de sa part une note dans laquelle l'indépendance et l'intégrité de l'Empire ottoman étaient déjà professées comme principes de la politique européenne.—Ce n'est pas ainsi qu'on procède quand on veut établir la confiance entre alliés, dit M. de Nowosiltzoff à M. Pitt. De tous les hommes mon maître est celui qui a le caractère le plus noble, le plus généreux; il suffit de s'en fier à sa probité. Mais chercher à l'arrêter par des menaces, ou seulement par des insinuations, c'est le blesser inutilement. On l'exciterait plutôt qu'on ne le retiendrait par de tels moyens. Là-dessus, M. Pitt s'excusa beaucoup d'avoir laissé apercevoir des ombrages aussi mal fondés, qui étaient naturels avant qu'on fût arrivé à s'inspirer une pleine confiance les uns aux autres, mais qui pour l'avenir et avec l'intimité qui allait s'établir étaient impossibles. D'ailleurs, dit M. de Nowosiltzoff, quel inconvénient y aurait-il à ce que Constantinople appartînt à un peuple civilisateur comme les Russes, au lieu d'appartenir à un peuple barbare comme les Turcs? Votre commerce de la mer Noire n'y gagnerait-il pas considérablement? Sans doute, si l'Orient était soumis à cette France toujours envahissante, le danger serait réel; mais à la Russie, le danger serait nul. L'Angleterre n'y devait rien trouver à redire. M. Pitt[15] répondit que ces considérations avaient assurément beaucoup de poids à ses yeux; que, quant à lui, il n'avait aucun préjugé à cet égard, qu'il ne verrait pas grand péril à ce que Constantinople échût aux Russes; mais que c'était un préjugé enraciné de sa nation, qu'il était obligé de ménager, et qu'il faudrait bien se garder de toucher actuellement à un pareil sujet.

M. de Strogonoff n'obtint rien ou presque rien relativement à l'Espagne. Elle livrait, disait le cabinet anglais, toutes ses ressources à la France; c'était duperie de la ménager. Toutefois, si elle voulait se déclarer contre la France, on lui rendrait ses galions.

Retour de M. de Nowosiltzoff à Pétersbourg.

M. de Strogonoff partit pour Madrid, M. de Nowosiltzoff pour Pétersbourg. Il fut convenu que lord Gower, depuis lord Granville, alors ambassadeur d'Angleterre à Pétersbourg, serait chargé de pouvoirs détaillés, pour conclure un traité sur les bases arrêtées entre les deux cours.

Le plan russe n'avait subi que quelques jours d'élaboration à Londres, et il revenait dépouillé de tout ce qu'il avait de généreux, et aussi de peu pratique. Il était réduit à un projet de destruction contre la France. Plus d'Italie, plus d'Allemagne, plus de Pologne indépendantes! Le royaume de Piémont, le royaume des Deux-Belgiques, avec une idée profondément haineuse, la Prusse sur le Rhin; la restitution de Malte éludée, le nouveau droit des gens remis à un futur congrès; enfin, avant de commencer les hostilités, un simulacre de négociation, simulacre bien vain, car la guerre générale et immédiate était au fond des choses, voilà ce qu'il restait de ce fastueux projet de reconstitution européenne, éclos d'une sorte de fermentation d'esprit dans les jeunes têtes qui gouvernaient la Russie. On se mit donc à négocier à Pétersbourg, avec lord Gower, sur les points admis à Londres, entre MM. Pitt et de Nowosiltzoff.

Négociations avec la Prusse pour l'amener à concourir au nouveau projet de médiation.

Tandis qu'on se liguait ainsi avec l'Angleterre, il fallait entreprendre un travail analogue auprès de l'Autriche et de la Prusse, pour les amener à la nouvelle coalition. La Prusse, qui s'était engagée avec la Russie à faire la guerre si les Français dépassaient le Hanovre, mais qui, en même temps, avait promis à la France de rester inviolablement neutre si le nombre des Français n'était pas augmenté en Allemagne, la Prusse ne voulait pas sortir de ce périlleux équilibre. Elle feignait de ne pas comprendre ce que lui disait la Russie, et se renfermait dans son vieux système, devenu proverbial, la neutralité du nord de l'Allemagne. Cette manière d'éluder la question lui était d'autant plus facile, que, par crainte de voir les secrets de la nouvelle coalition livrés à Napoléon, les diplomates russes n'osaient pas s'expliquer ouvertement. Le cabinet de Berlin, par ses hésitations, s'était donné une telle réputation de duplicité, qu'on ne croyait pas pouvoir lui confier un secret, sans qu'il le communiquât aussitôt à la France. On ne lui parlait donc pas du projet porté à Londres, et de la négociation qui s'en était suivie, mais on lui citait chaque jour les nouveaux empiétements de Napoléon, notamment la conversion de la République italienne en royaume, ce qui revenait, disait-on, à une réunion de la Lombardie à la France, pareille à la réunion du Piémont. On annonçait les plans les plus gigantesques. On répandait que Napoléon allait faire de Parme et de Plaisance, de Naples, enfin de l'Espagne elle-même, des royaumes pour sa famille; que la Hollande aurait bientôt un sort pareil; que la Suisse serait incorporée, sous prétexte d'une rectification des frontières françaises; que le cardinal Fesch serait prochainement élevé à la papauté; qu'il fallait sauver l'Europe menacée d'une domination universelle; que les cours qui s'obstineraient à vivre dans l'incurie seraient cause de la perte commune, et finiraient par y être enveloppées elles-mêmes. Sachant surtout que la rivalité de l'Autriche et de la Prusse était la cause principale qui ramenait celle-ci vers la France, on cherchait à les réconcilier toutes deux. On demandait à la Prusse de fixer ses prétentions et de les faire connaître; on lui disait qu'on tâcherait d'arracher à l'Autriche l'aveu des siennes, et qu'on s'efforcerait de concilier les unes et les autres par un arbitrage définitif. On annonçait que, moyennant quelques voix catholiques de plus dans le Collége des princes, concession de peu d'importance, l'Autriche se contenterait pour toujours du recès de 1803, et consacrerait par son adhésion irrévocable les nouveaux arrangements, auxquels la Prusse avait tant gagné. On allait même jusqu'à insinuer que, si par malheur une lutte devenait inévitable, la Prusse serait largement dédommagée des chances de la guerre. Pourtant on n'avouait pas qu'une coalition fût prête à se former, qu'elle était même conclue en principe; on paraissait n'exprimer qu'un vœu, celui de voir la Prusse s'unir au reste de l'Europe, pour garantir l'équilibre du monde, sérieusement menacé.

Envoi à Berlin de M. de Vintzingerode.
Refus obstiné du roi de Prusse de se joindre à la coalition.

Afin d'aborder de plus près la cour de Prusse, on lui envoya un général russe, officier d'état-major instruit, M. de Vintzingerode, qui devait s'ouvrir peu à peu avec le roi, mais avec le roi seul, et qui, ayant la connaissance du plan militaire, pouvait, s'il parvenait à se faire écouter, proposer les moyens d'exécution, et régler l'ensemble et les détails de la future guerre. M. de Vintzingerode, arrivé à la fin de l'hiver de 1804, moment où Napoléon se disposait à partir pour l'Italie, observa une grande réserve auprès du cabinet prussien, mais s'avança un peu plus avec le roi, et, invoquant l'amitié commencée à Memel entre les deux souverains, tâcha d'entraîner ce prince au nom de cette amitié et de la cause commune des rois. Le jeune Frédéric-Guillaume, se voyant pressé davantage et comprenant enfin de quoi il s'agissait, protesta de son affection personnelle pour Alexandre, de ses vives sympathies pour la cause de l'Europe, mais objecta qu'il était exposé le premier aux coups de Napoléon, qu'il ne se croyait pas assez fort pour lutter avec ce puissant adversaire; que les secours qu'on lui faisait espérer n'arriveraient que fort tard, parce qu'ils étaient fort loin, et qu'il serait vaincu, détruit peut-être, avant qu'on fût venu à son aide. Il refusa obstinément toute participation à une coalition, qu'on lui avait laissé entrevoir sans la lui avouer expressément. Il fit valoir aussi le danger de s'en rapporter aux suggestions de l'Angleterre, et proposa même, pour prévenir une guerre générale, dont il était fort effrayé, de servir d'intermédiaire entre la Russie et la France.

Opinions de MM. d'Haugwitz et de Hardenberg.

Dans cette conjoncture délicate, le roi avait appelé en consultation M. d'Haugwitz, retiré depuis quelque temps dans ses terres de Silésie, et avait trouvé dans ses avis un nouvel encouragement pour sa politique ambiguë et pacifique. S'il fallait toutefois prendre une résolution positive, M. d'Haugwitz aurait penché plutôt vers la France. M. de Hardenberg, qui lui avait succédé, aurait plutôt penché vers la Russie; mais ce dernier était prêt à se décider, disait-il, en faveur de la France aussi bien qu'en faveur de la Russie, pourvu qu'on prît un parti. Avec moins d'esprit, de tact et de prudence que M. d'Haugwitz, il aimait à blâmer les tergiversations de celui-ci, et professait, pour se distinguer de son prédécesseur, le goût des partis fortement arrêtés. Il fallait, à son sens, se jeter du côté de la France, si on le jugeait utile, embrasser sa cause, mais avoir dans ce cas les avantages et recueillir le prix d'une option décidée. En cela, il était moins agréable au roi que M. d'Haugwitz, qui laissait goûter à ce prince la douceur de l'indécision; et on pouvait apercevoir déjà entre M. d'Haugwitz et M. de Hardenberg cette diversité de langage, par laquelle commencent les ruptures entre les ministres rivaux, soit dans les cours, soit dans les États libres.

Le roi de Prusse répond à l'envoi de M. de Vintzingerode à Berlin par l'envoi de M. Zastrow à Pétersbourg.

Le roi, pour répondre à l'envoi de M. de Vintzingerode, voulut aussi envoyer un homme de confiance à Pétersbourg, et dépêcha M. de Zastrow, avec mission d'expliquer sa position à l'empereur Alexandre, de lui faire agréer sa conduite réservée, et de pénétrer, s'il était possible, plus profondément le secret encore voilé de la nouvelle coalition. Tandis qu'il expédiait M. de Zastrow à Pétersbourg pour y dire de telles choses, Frédéric-Guillaume se vantait auprès de Napoléon de sa résistance aux suggestions de la Russie; il parlait de la neutralité du nord de l'Allemagne, non comme d'une véritable neutralité, ce qu'elle était en effet, mais comme d'une alliance positive, qui couvrirait la France au nord contre tous les ennemis qu'elle pourrait avoir à combattre; ce prince lui offrait en outre, ainsi qu'il l'avait offert à la Russie, de jouer le rôle de conciliateur.

Négociations avec l'Autriche.
Convention secrète de l'Autriche avec la Russie.

M. de Vintzingerode, après avoir prolongé son séjour à Berlin jusqu'à se rendre importun à la cour de Prusse, qui craignait d'être compromise par la présence prolongée d'un agent russe, se rendit à Vienne, où l'on tentait les mêmes efforts qu'à Berlin. Il n'était pas besoin avec l'Autriche d'autant de dissimulation qu'avec la Prusse. Il n'en fallait même pas du tout. L'Autriche était pleine de haine contre Napoléon, et elle souhaitait ardemment l'expulsion des Français de l'Italie. Avec elle, il n'était pas nécessaire, comme avec le roi de Prusse, de se couvrir de beaux semblants de désintéressement. On pouvait parler net, et dire ce qu'on voulait; car elle désirait ce qu'on désirait à Pétersbourg; il n'y avait de moins chez elle que les illusions de la jeunesse, et un faux sentimentalisme qui n'allait pas à sa vieille expérience. De plus, elle savait garder un secret. Si en apparence elle avait pour la France des ménagements infinis, et pour la personne de Napoléon le langage constant de la flatterie, elle nourrissait au fond du cœur tout le ressentiment d'une ambition souffrante, et toujours maltraitée depuis dix années. Elle était donc secrètement entrée, dès l'abord, dans les passions de la Russie; mais, se souvenant de ses défaites, elle n'avait consenti à se lier qu'avec une extrême prudence, et n'avait pris que des engagements conditionnels et de pure précaution. Elle avait signé avec la Russie une convention secrète, qui était pour le Midi de l'Europe ce qu'était pour le Nord la convention signée par la Prusse. Elle promettait, dans cette convention, de sortir de son rôle inactif, si la France, commettant de nouvelles usurpations en Italie, étendait davantage l'occupation du royaume de Naples, bornée actuellement au golfe de Tarente, opérait de nouvelles incorporations, comme celle du Piémont, ou menaçait quelque partie de l'empire turc, telle que l'Égypte. Trois cent cinquante mille Autrichiens devaient être en ce cas son contingent de guerre. Elle avait l'assurance, si la fortune était favorable aux armes des coalisés, d'obtenir en Italie jusqu'à l'Adda et au Pô, ce qui laissait le Milanais en dehors. On lui promettait en outre de replacer les deux archiducs de Toscane et de Modène dans leurs anciens États; de lui donner dès lors le pays de Salzbourg et le Brisgau devenus vacants. La maison de Savoie devait avoir un grand établissement en Italie, composé du Milanais, du Piémont, de Gênes. Voilà encore ce que devenait le plan russe: à Vienne comme à Londres il n'en restait que la partie hostile à la France, et avantageuse aux coalisés. L'Autriche avait voulu et obtenu que cette convention[16] demeurât ensevelie dans un profond mystère, afin de n'être pas compromise trop tôt avec Napoléon. Il faut rendre cette justice à l'Autriche, qu'au moins elle ne faisait pas, comme la Prusse et la Russie, étalage de fausses vertus. Elle suivait son intérêt sans distraction, sans légèreté, sans charlatanisme. On ne peut blâmer en cette circonstance que la fausseté de son langage à Paris.

Toutefois, en signant cette convention, elle aimait à espérer que ce serait là un acte de simple précaution, car elle ne cessait pas de redouter la guerre. Aussi, après l'avoir signée, se refusait-elle à toutes les sollicitations de l'empereur de Russie pour passer immédiatement à des préparatifs militaires; elle le désespérait même par son inertie. Mais à la nouvelle des arrangements faits par Napoléon en Italie, elle fut arrachée tout d'un coup à son inaction. Le titre de roi pris par Napoléon, et surtout le titre si général de roi d'Italie, qui semblait devoir s'étendre à la Péninsule tout entière, l'avait alarmée au plus haut point. Sur-le-champ elle commença les armements qu'elle avait d'abord voulu différer, et elle appela au ministère de la guerre le célèbre Mack, qui, bien que dépourvu des qualités d'un général en chef, ne manquait pas de talent pour l'organisation des armées. Elle écouta dès lors, avec une attention toute nouvelle, les propositions pressantes de la Russie, et, sans s'engager encore par un consentement écrit à une guerre immédiate, elle lui laissa le soin de pousser les négociations communes avec l'Angleterre, et de traiter avec cette puissance la question difficile des subsides. En attendant, elle discutait avec M. de Vintzingerode un plan de guerre conçu dans toutes les hypothèses imaginables.

C'était donc à Pétersbourg qu'avait à se nouer définitivement la nouvelle coalition, c'est-à-dire la troisième, en comptant depuis le commencement de la Révolution française. Celle de 1792 s'était terminée en 1797 à Campo-Formio, sous les coups du général Bonaparte; celle de 1798 s'était terminée en 1801, sous les coups du Premier Consul; la troisième, celle de 1804, ne devait pas avoir une issue plus heureuse sous les coups de l'Empereur Napoléon.

Convention par laquelle la Russie se lie définitivement à l'Angleterre.
But de la coalition.

Lord Gower avait, comme nous l'avons dit, les pouvoirs de sa cour pour traiter avec le cabinet russe. Après de longs débats, on convint des conditions suivantes. Il devait être formé une coalition entre les puissances de l'Europe, comprenant d'abord l'Angleterre et la Russie, et plus tard celles qu'on pourrait entraîner. Le but était, l'évacuation du Hanovre et du nord de l'Allemagne, l'indépendance effective de la Hollande et de la Suisse, l'évacuation de toute l'Italie, y compris l'île d'Elbe, la reconstitution et l'agrandissement du royaume de Piémont, la consolidation du royaume de Naples, enfin l'établissement d'un ordre de choses en Europe qui garantît la sûreté de tous les États contre les usurpations de la France. Ce but n'était pas marqué d'une manière plus précise, afin de laisser une certaine latitude pour traiter avec la France, au moins fictivement. Toutes les puissances devaient être ensuite invitées à donner leur adhésion.

Ses moyens.
Manière d'agir à l'égard de la Prusse.

La coalition avait résolu de réunir au moins 500 mille hommes, et d'entrer en action dès qu'elle en aurait 400 mille. L'Angleterre fournissait 1,250,000 liv. sterling (31,250,000 fr.) par 100 mille hommes. Elle accordait en outre une somme une fois payée, représentant trois mois de subsides pour les frais de l'entrée en campagne. L'Autriche s'engageait à mettre sur pied 250 mille hommes sur 500 mille; le reste devait être fourni par la Russie, la Suède, le Hanovre, l'Angleterre et Naples. La question fort grave de l'adhésion de la Prusse était résolue de la manière la plus téméraire. L'Angleterre et la Russie se promettaient de faire cause commune contre toute puissance, qui, par ses mesures hostiles ou seulement ses liaisons trop étroites avec la France, s'opposerait aux desseins de la coalition. Il était décidé en effet que la Russie, partageant ses forces en deux masses, enverrait l'une par la Gallicie au secours de l'Autriche, l'autre par la Pologne à la limite du territoire prussien, et si définitivement la Prusse se refusait à entrer dans la coalition, passerait sur le corps de cette puissance, avant qu'elle eût pu se mettre en défense; et, comme on ne voulait pas lui donner trop d'éveil par la réunion d'une telle armée sur sa frontière, il était convenu qu'on prendrait pour prétexte le désir de courir à son secours, dans le cas où Napoléon, se défiant d'elle, se jetterait sur ses États. On devait donc qualifier d'auxiliaires et d'amis ces quatre-vingt mille Russes, destinés à fouler la Prusse sous leurs pieds.

Cette violence projetée contre la Prusse, quoique paraissant un peu téméraire à l'Angleterre, était fort acceptable pour elle, qui n'avait pas mieux à faire pour se sauver de l'invasion que d'allumer un vaste incendie sur le continent, et d'y exciter une guerre effroyable, quels que fussent les combattants, quels que fussent les vaincus et les vainqueurs. De la part de la Russie, c'était au contraire une grande légèreté; car s'exposer à jeter la Prusse dans les bras de Napoléon, c'était s'assurer une défaite certaine, l'invasion du territoire prussien fût-elle aussi prompte qu'on l'imaginait. Mais le prince Czartoryski, le plus opiniâtre de ces jeunes gens à poursuivre un but, ne voyait en tout cela qu'un moyen d'arracher Varsovie à la Prusse, afin de reconstituer la Pologne, en la donnant à Alexandre.

Plan militaire de la coalition.

Le plan militaire indiqué par la situation des puissances était toujours d'attaquer avec trois masses; par le Midi, avec les Russes de Corfou, les Napolitains, les Anglais, remontant la péninsule italienne et se joignant à cent mille Autrichiens en Lombardie; par l'Est, avec la grande armée autrichienne et russe agissant sur le Danube; par le Nord enfin, avec les Suédois, les Hanovriens, et les Russes descendant sur le Rhin.

Quant au plan diplomatique, il consistait à intervenir au nom d'une alliance de médiation, et à offrir une négociation préalable avant de combattre. La Russie tenait beaucoup à cette partie de son projet primitif, qui lui conservait cette attitude d'arbitre, agréable à son orgueil, et, il faut le dire aussi, à la secrète faiblesse de son souverain. Celui-ci espérait encore vaguement que la Prusse serait entraînée, pourvu qu'on ne l'alarmât pas trop en lui découvrant le dessein arrêté d'une coalition, et qu'on plaçât Napoléon entre une ligue effrayante de toute l'Europe, ou des concessions modérées.

L'Angleterre consent à ce que son nom soit omis dans les négociations préalables ouvertes avec la France.

On obtint donc de l'Angleterre la plus singulière dissimulation, la moins digne, mais la mieux calculée pour ses vues. L'Angleterre consentit à être mise à l'écart, à n'être pas nommée dans les négociations, surtout auprès de la Prusse. La Russie devait, dans ses tentatives auprès de cette dernière puissance, se présenter toujours comme n'étant pas liée à la Grande-Bretagne par un projet de guerre commune, mais comme voulant imposer une médiation, afin de faire cesser un état de choses oppressif pour toute l'Europe. Dans une démarche solennelle à l'égard de la France, la Russie devait, sans agir ostensiblement, au nom d'une coalition des puissances, offrir sa médiation en affirmant qu'elle ferait accepter par tout le monde des conditions équitables, si Napoléon en acceptait de pareilles. C'était là le double moyen imaginé pour ne pas effaroucher la Prusse, et pour ne pas irriter l'orgueil de Napoléon. L'Angleterre se prêtait à tout, pourvu que la Russie, compromise par cette médiation, fût définitivement entraînée à la guerre. Quant à l'Autriche, on mettait le plus grand soin à la laisser dans l'ombre, et à ne pas même la nommer, car, si elle paraissait être du complot, Napoléon se jetterait sur elle, avant qu'on fût en mesure de la secourir. Elle se préparait activement, sans se mêler en rien aux négociations. Il était nécessaire de suivre le même système de conduite pour la cour de Naples, qui se trouvait exposée la première aux coups de Napoléon, car le général Saint-Cyr était à Tarente avec une division de 15 à 18 mille Français. On avait recommandé à la reine Caroline de prendre tous les engagements de neutralité, ou même d'alliance, que Napoléon voudrait lui imposer. En attendant, on transportait peu à peu des troupes russes sur des bâtiments, qui passaient par les Dardanelles, et venaient débarquer à Corfou. C'est là que se préparait une forte division qu'on devait au dernier moment réunir à Naples avec un renfort d'Anglais, d'Albanais et autres. Il serait temps alors de lever le masque, et d'attaquer les Français par l'extrémité de la Péninsule.

La Russie, pour se présenter à la France avec des propositions au moins spécieuses, exige que l'Angleterre consente à céder Malte.
La ratification de la convention par laquelle la Russie et l'Angleterre sont liées l'une à l'autre, ajournée jusqu'à l'abandon de Malte par l'Angleterre.

En se proposant d'essayer une négociation préalable avec Napoléon, il fallait avoir à lui présenter des conditions au moins spécieuses. Il n'y en avait pas sans l'offre de faire évacuer Malte par les Anglais. Le cabinet russe avait mis à l'écart toute la partie brillante de son plan, telle que la réorganisation de l'Italie et de l'Allemagne, la reconstitution de la Pologne, la rédaction d'un nouveau droit maritime. S'il concédait en outre Malte aux Anglais, au lieu de jouer le rôle d'arbitre entre la France et l'Angleterre, il n'était plus que l'agent de celle-ci, tout au plus son allié docile et dépendant. Le cabinet russe tint donc à l'évacuation de Malte, avec une obstination qui ne lui était pas ordinaire, et, lorsqu'il fallut signer le traité, il montra une résolution inébranlable. Jusqu'ici lord Gower s'était prêté à tout, pour compromettre la Russie dans un concert quelconque avec l'Angleterre; mais on lui demandait cette fois d'abandonner une position maritime de la plus grande importance, position qui était sinon la cause unique, au moins la cause principale de la guerre, et il ne voulait pas céder. Lord Gower se crut trop lié par ses instructions pour passer outre, et il refusa de signer l'abandon de Malte. Le projet allait échouer. Cependant l'empereur Alexandre consentit à signer la convention le 11 avril, en déclarant qu'il ne la ratifierait que si le cabinet anglais renonçait à l'île de Malte. Un courrier fut donc envoyé à Londres, porteur de la convention, ainsi que de la condition qui y était annexée, et de laquelle dépendaient les ratifications russes.

Choix de M. de Nowosiltzoff pour négocier à Paris.

Il fut arrêté que, sans perdre de temps, afin de ne pas laisser passer la saison des opérations militaires, on ferait la démarche convenue auprès de l'Empereur des Français. On choisit pour ce rôle le personnage qui avait formé à Londres le premier nœud de cette troisième coalition, M. de Nowosiltzoff. On lui destina pour adjoint l'auteur même de ce plan d'une nouvelle Europe, déjà si défiguré, l'abbé Piatoli.

Désir secret d'Alexandre de voir la médiation aboutir à la paix et non à la guerre.

M. de Nowosiltzoff était tout fier d'aller bientôt à Paris se placer en présence du grand homme qui, depuis quelques années, attirait les regards du monde entier. Si, à mesure que l'instant décisif approchait, l'empereur Alexandre éprouvait plus vivement le désir de voir cette médiation préalable réussir, M. de Nowosiltzoff ne le désirait pas moins. Il était jeune, ambitieux; il regardait comme une gloire infinie, premièrement de traiter avec Napoléon, et secondement d'être le négociateur qui, dans un moment où l'Europe semblait prête à rentrer en guerre, la pacifierait tout à coup par son habile intervention. On pouvait dès lors compter qu'il n'ajouterait pas lui-même aux difficultés de la négociation. Après de longues délibérations, on convint des conditions qu'il devait offrir à Napoléon, et on résolut de les tenir profondément secrètes. Il était chargé de présenter un premier, un second, un troisième projet, chacun plus avantageux que le précédent pour la France, mais avec la recommandation de ne passer de l'un à l'autre qu'après une grande résistance.

Conditions que M. de Nowosiltzoff devait apporter à Paris.

La base de tous ces projets était l'évacuation du Hanovre et de Naples, l'indépendance réelle de la Suisse, de la Hollande, et, en retour, l'évacuation de Malte par les Anglais, et la promesse de rédiger ultérieurement un nouveau code de droit maritime. Sur tout cela Napoléon ne devait pas opposer de difficultés sérieuses. Dans le cas, en effet, d'une paix solide, il n'avait pas d'objection à évacuer le Hanovre, Naples, la Hollande et même la Suisse, à condition pour cette dernière d'y maintenir l'acte de médiation. La véritable difficulté, c'était l'Italie. La Russie, déjà obligée de renoncer à ses plans de reconstitution européenne, avait promis, dans le cas où la guerre serait devenue inévitable, une partie de l'Italie à l'Autriche, une autre au futur royaume de Piémont. Maintenant, dans l'hypothèse d'une médiation, il fallait bien, sous peine de voir le négociateur renvoyé de Paris le lendemain de son arrivée, accorder à la France une partie de cette même Italie. Il le fallait pour que la médiation parût sérieuse, pour qu'elle le parût surtout à la Prusse, et qu'on pût entraîner et compromettre celle-ci par l'apparence d'une négociation tentée de bonne foi. Voici donc les arrangements qu'on devait successivement proposer. On voulait demander d'abord la séparation du Piémont, sauf à le reconstituer en État détaché pour une branche de la famille Bonaparte, et de plus l'abandon du royaume actuel d'Italie, destiné avec Gênes à la maison de Savoie. Parme et Plaisance restaient pour fournir une autre dotation à un prince de la famille Bonaparte. Ce n'était là que la première proposition. On passerait ensuite à la seconde. D'après celle-ci, le Piémont demeurerait incorporé à la France; le royaume d'Italie, accru de Gênes, serait, comme dans le premier projet, donné à la maison de Savoie; Parme et Plaisance resteraient la seule dotation des branches collatérales de la maison Bonaparte. De cette seconde proposition on passerait enfin à la troisième, qui serait la suivante: le Piémont continuant d'être province française, le royaume actuel d'Italie étant donné à la famille Bonaparte, on réduirait l'indemnité de la maison de Savoie à Parme, Plaisance et Gênes. Le royaume d'Étrurie, assigné depuis quatre ans à une branche espagnole, demeurerait tel qu'il était.

Il faut le dire, si on avait ajouté à ces dernières conditions l'évacuation de Malte par les Anglais, Napoléon n'avait aucune raison légitime de refuser la paix, car c'étaient les conditions de Lunéville et d'Amiens, avec le Piémont de plus pour la France. Le sacrifice demandé à Napoléon se bornant en réalité à celui de Parme et Plaisance, devenus propriétés françaises par la mort du dernier duc, et de Gênes jusqu'ici indépendante, Napoléon pouvait consentir à un tel projet, si d'ailleurs on ménageait sa dignité dans la forme donnée aux propositions.

Tous les beaux projets des amis d'Alexandre aboutissaient donc à un bien mince résultat! Après avoir rêvé une reconstitution de l'Europe, par le moyen d'une médiation puissante; après avoir vu cette reconstitution de l'Europe convertie à Londres en un projet de destruction contre la France, la Russie, effrayée de s'être tant avancée, réduisait sa grande médiation à obtenir Parme et Plaisance pour indemnité de la maison de Savoie; car l'évacuation du Hanovre et de Naples, l'indépendance de la Hollande et de la Suisse, qu'elle demandait en plus, n'avaient jamais été contestées par Napoléon, la paix une fois rétablie. Et si une si petite chose n'était point obtenue, elle avait sur les bras une guerre redoutable! Une conduite irréfléchie et légère avait conduit la Russie à un défilé bien étroit.

La Prusse chargée de demander des passe-ports pour M. de Nowosiltzoff.

Il fut convenu en outre qu'on demanderait des passe-ports pour M. de Nowosiltzoff par l'entremise d'une cour amie. Il n'y avait à choisir qu'entre la Prusse et l'Autriche. S'adresser à l'Autriche, c'était attirer sur celle-ci les yeux pénétrants de Napoléon, et on voulait, comme nous l'avons dit, la faire oublier le plus possible, afin qu'elle eût le temps de se préparer. La Prusse au contraire avait offert d'être médiatrice, ce qui était une occasion naturelle de se servir de son entremise pour avoir les passe-ports de M. de Nowosiltzoff. Celui-ci devait en même temps passer par Berlin, voir le roi de Prusse, essayer auprès de ce prince une dernière tentative, communiquer à lui seul, et non à son cabinet, les conditions modérées proposées à la France, et lui faire sentir que si elle se refusait à de tels arrangements, c'est qu'elle avait des vues alarmantes pour l'Europe, des vues inconciliables avec l'indépendance de tous les États, et qu'alors il était du devoir du monde entier de s'unir afin de marcher contre l'ennemi commun.

Départ de M. de Nowosiltzoff pour Berlin.
Regrettable perte de temps à Berlin, par suite de l'absence du roi de Prusse.

M. de Nowosiltzoff partit donc pour Berlin, où il arriva en toute hâte, pressé qu'il était de commencer la négociation. Il avait avec lui l'abbé Piatoli. Il se montra doux, conciliant, parfaitement réservé. Malheureusement le roi de Prusse était absent, et occupé à visiter ses provinces de Franconie. Cette circonstance était fâcheuse. On courait le double danger: ou d'un refus de l'Angleterre relativement à Malte, qui rendrait toute négociation impossible, ou de quelque nouvelle entreprise de Napoléon sur l'Italie, dans laquelle il était actuellement, entreprise qui ruinerait d'avance les divers projets de rapprochement apportés à Paris. La prompte arrivée de M. de Nowosiltzoff en France était par conséquent d'un intérêt immense pour la paix. D'ailleurs les jeunes Russes qui gouvernaient l'empire étaient si impressionnables, que leur premier contact avec Napoléon pouvait les attirer à lui et les séduire, comme le contact avec M. Pitt les avait entraînés bien loin de leur premier plan de régénération européenne. Il y avait donc lieu de regretter beaucoup le temps qu'on allait perdre.

Le roi de Prusse, ayant appris qu'on le chargeait de demander des passe-ports pour l'envoyé russe, s'applaudit fort de cette circonstance, et des probabilités de paix qu'il crut y entrevoir. Il ne se doutait pas que, derrière cette tentative de rapprochement, il y avait un projet de guerre plus mûr qu'on ne le lui disait, plus mûr que ne le pensaient ceux qui s'y étaient si légèrement engagés. Le pacifique Frédéric-Guillaume donna l'ordre à son cabinet de demander immédiatement à Napoléon des passe-ports pour M. de Nowosiltzoff. Celui-ci ne devait prendre à Paris aucune qualité officielle, afin d'éviter la difficulté de la reconnaissance du titre impérial porté par Napoléon; mais, en s'adressant à lui, il ne voulait l'appeler que du titre de Sire et de Majesté, et il avait, en outre, des pouvoirs complets et positifs, qu'il devait montrer dès qu'on serait d'accord, et qui l'autorisaient à concéder sur-le-champ la reconnaissance.

Mai 1805.
Napoléon en Italie. Quelles idées le saisissent à la vue de cette contrée.
Dispositions des Italiens.
Entrée de Napoléon à Milan.

Pendant qu'on s'agitait ainsi en Europe contre Napoléon, lui, environné de toutes les pompes de la royauté italienne, abondait dans des idées toutes opposées à celles de ses adversaires, même les plus modérés. La vue de cette Italie, théâtre de ses premières victoires, objet de toutes ses prédilections, le remplissait de desseins nouveaux pour la grandeur de son Empire et l'établissement de sa famille. Loin de la vouloir partager avec personne, il songeait, au contraire, à l'occuper tout entière, et à y créer quelques-uns de ces royaumes vassaux, qui devaient fortifier le nouvel empire d'Occident. Les membres de la Consulte italienne, qui avaient assisté à la formalité de l'institution du royaume d'Italie, accompagnés du vice-président Melzi, du ministre Marescalchi, avaient pris les devants pour préparer sa réception à Milan. Bien que les Italiens fussent fiers de l'avoir pour roi, que son gouvernement les rassurât plus qu'aucun autre, cependant l'espérance perdue, ou tout au moins ajournée, d'une royauté purement italienne, la crainte d'une guerre avec l'Autriche par suite de ce changement, la généralité même de ce titre de roi d'Italie, faite pour leur plaire à eux, mais aussi pour alarmer l'Europe, tout cela les avait fort inquiétés. MM. Melzi et Marescalchi les avaient trouvés plus troublés, et encore moins empressés qu'avant leur départ. Le parti libéral exagéré s'éloignait chaque jour davantage, et l'aristocratie ne se rapprochait pas. Napoléon seul pouvait changer cet état de choses. Le cardinal Caprara était arrivé, et avait tâché d'inspirer au clergé ses sentiments de dévouement pour l'Empereur. M. de Ségur, accompagnant M. Marescalchi, avait choisi les dames et les officiers du palais dans les premières familles italiennes. Quelques-unes s'étaient excusées d'abord. L'action de M. Marescalchi, de quelques membres de la Consulte, l'entraînement général produit par les fêtes qui se préparaient, avaient fini par amener les récalcitrants, et enfin la venue de Napoléon avait achevé de décider tout le monde. Sa présence comme général avait toujours profondément ému les Italiens; sa présence comme empereur et roi devait les frapper davantage; car ce prodige de la fortune, qu'ils aimaient à contempler, était encore agrandi. Des troupes magnifiques, réunies sur les champs de bataille de Marengo et de Castiglione, se disposaient à exécuter de grandes manœuvres et à représenter d'immortelles batailles. Tous les ministres étrangers étaient convoqués à Milan. L'affluence des curieux qui s'étaient portés à Paris pour y voir le couronnement refluait vers la Lombardie. Le mouvement était donné, et les imaginations italiennes s'étaient reprises d'amour et d'admiration pour l'homme qui depuis neuf ans les avait tant agitées. On avait, à l'imitation des villes de France, formé avec la jeunesse des grandes familles des gardes d'honneur pour le recevoir.

Arrivé à Turin, il y avait rencontré Pie VII, et échangé avec lui de derniers et tendres adieux. Puis il avait accueilli ses nouveaux sujets avec une grâce infinie, et s'était occupé de leurs intérêts, distincts encore des intérêts du reste de l'Empire français, avec cette sollicitude intelligente qu'il apportait dans ses voyages. Il avait réparé des fautes ou des injustices de l'administration, fait droit à une foule de demandes, et déployé, pour séduire les peuples, tous les attraits de la suprême puissance. Il avait ensuite employé plusieurs jours à visiter la place forte, qui était sa grande création, et la base de son établissement en Italie, celle d'Alexandrie. Des milliers de travailleurs y étaient réunis en ce moment. Enfin, le 5 mai, au milieu de la plaine de Marengo, du haut d'un trône élevé dans cette plaine, où cinq ans auparavant il gagnait l'autorité souveraine, il avait assisté à de belles manœuvres, représentant la bataille. Lannes, Murat, Bessières commandaient ces manœuvres. Il n'y manquait que Desaix! Napoléon avait posé la première pierre d'un monument destiné à la mémoire des braves morts sur ce champ de bataille. D'Alexandrie il s'était rendu à Pavie, où les magistrats de Milan étaient venus lui apporter les hommages de sa nouvelle capitale, et il était entré à Milan même le 8 mai, au bruit du canon et des cloches, parmi les acclamations d'un peuple enthousiasmé par sa présence. Entouré des autorités italiennes et du clergé, il était allé s'agenouiller dans cette vieille cathédrale lombarde, admirée de l'Europe, et destinée à recevoir de lui son dernier achèvement. Les Italiens, sensibles au plus haut point, s'émeuvent quelquefois pour des souverains qu'ils n'aiment pas, séduits, comme le sont tous les peuples, par la puissance des grands spectacles: que ne devaient-ils pas éprouver en présence de cet homme dont la grandeur avait commencé sous leurs yeux, pour cet astre qu'ils pouvaient se vanter d'avoir aperçu les premiers, sur l'horizon européen!

Juin 1805.
Napoléon accueille la demande de passe-ports qu'on lui fait pour M. de Nowosiltzoff, et assigne pour le recevoir le mois de juillet.

C'est au milieu de ces enivrements de la grandeur que la proposition d'admettre à Paris M. de Nowosiltzoff parvint à Napoléon. Il éprouva la meilleure disposition à recevoir le ministre russe, à l'entendre, à traiter avec lui, n'importe dans quelle forme, officielle ou non, pourvu que ce fût sérieusement; et qu'en cherchant à agir sur lui, on ne montrât point des condescendances partiales pour l'Angleterre. Quant aux conditions, il était loin de compte avec les Russes. Mais il ignorait leurs offres; il ne voyait que la démarche, qui était faite en termes convenables, et il se garda bien de se donner le tort de la repousser. Il répondit qu'il accueillerait à Paris M. de Nowosiltzoff vers le mois de juillet; ses projets maritimes, dont il ne cessait de s'occuper malgré des distractions apparentes, ne devaient le ramener en France qu'à cette époque. Alors il se proposait de recevoir M. de Nowosiltzoff, de juger s'il valait la peine de l'écouter, et il devait en même temps se tenir toujours prêt à interrompre cet entretien diplomatique, pour aller couper à Londres le nœud gordien de toutes les coalitions.

Quoiqu'il ne sût pas le secret de celle qui venait de s'organiser, et qu'il fût loin de la croire aussi formée qu'elle l'était réellement, il jugeait bien le caractère de l'empereur Alexandre, les entraînements irréfléchis qui l'amenaient rapidement vers la politique anglaise, et, en adressant à la Prusse les passe-ports de M. de Nowosiltzoff, il fit communiquer à cette cour les observations suivantes:

«L'Empereur, disait le ministre des affaires étrangères à M. de Laforest, l'Empereur, après avoir lu votre dépêche, a trouvé qu'elle justifiait pleinement les craintes qu'il avait manifestées dans sa lettre au roi de Prusse, et tout ce qui revient à Sa Majesté du langage que tiennent les ministres britanniques tend à le maintenir dans cet état de défiance. L'empereur Alexandre est entraîné malgré lui; il n'a pas reconnu que le plan du cabinet anglais, en lui offrant le rôle de médiateur, était de lier les intérêts de l'Angleterre et ceux de la Russie, et d'amener celle-ci à prendre un jour les armes pour le soutien d'une cause qui serait devenue la sienne.

»Du moment que, par l'expérience des affaires, l'empereur Napoléon, eut acquis des notions précises sur le caractère de l'empereur Alexandre, il a senti qu'un jour ou l'autre ce prince serait entraîné dans les intérêts de l'Angleterre, qui a tant de moyens pour gagner une cour aussi corrompue que celle de Pétersbourg.

»Quelque vraisemblable que cette perspective fût pour l'empereur Napoléon, il l'a considérée de sang-froid, et s'est mis en mesure autant que cela pouvait dépendre de lui. Indépendamment de la conscription de l'année, il vient de faire un appel sur la réserve de l'an XI et de l'an XII, et a augmenté de 15 mille hommes l'appel fait sur la conscription de l'an XIII.

»Au moindre mot que M. de Nowosiltzoff ferait entendre de menaces, d'insultes ou de traités hypothétiques avec l'Angleterre, il ne serait plus écouté... Si la Russie ou toute autre puissance du continent veut intervenir dans les affaires du moment, et peser également sur la France et sur l'Angleterre, l'Empereur ne le trouvera pas mauvais, et fera avec plaisir des sacrifices. L'Angleterre, de son côté, doit en faire d'équivalents; mais si, au contraire, on n'exigeait de sacrifices que de la France seule, alors, quelle que fût l'union des puissances, l'Empereur se servirait dans toute leur étendue de son bon droit, de son génie, de ses armées.» (Milan, 15 prairial an XIII.—4 juin 1805.)

Couronnement de Napoléon à Milan comme roi d'Italie.

Le 26 mai, Napoléon fut sacré dans la cathédrale de Milan avec autant d'éclat qu'il l'avait été à Paris, six mois auparavant, en présence des ministres de l'Europe et des députés de toute l'Italie. La couronne de fer, réputée l'ancienne couronne des rois lombards, avait été apportée de Monza, où elle est précieusement gardée. Après que le cardinal Caprara, archevêque de Milan, l'eut bénie et avec les formes jadis usitées à l'égard des empereurs germaniques pour les couronner rois d'Italie, Napoléon la posa lui-même sur sa tête, comme il avait posé celle d'Empereur des Français, en prononçant en italien ces mots sacramentels: Dieu me la donne, gare à qui la touche! (Dio me l'ha data, guai a chi la toccherà). En disant ces mots, il fit tressaillir l'assistance par l'énergie significative de son accent. Cette pompe, préparée par des mains italiennes, notamment par le célèbre peintre Appiani, surpassa tout ce qu'on avait vu jadis de plus beau en Italie.

Après cette cérémonie, Napoléon promulgua le statut organique, par lequel il créait en Italie une monarchie à l'imitation de celle de France, et nommait pour vice-roi Eugène de Beauharnais. Il présenta ensuite ce jeune prince à la nation italienne, dans une séance royale du Corps Législatif. Il employa tout le mois de juin à présider le Conseil d'État, et à donner à l'administration de l'Italie l'impulsion qu'il avait donnée à l'administration de la France, en s'occupant jour par jour du détail des affaires.

Séjour de Napoléon à Milan.

Les Italiens, auxquels il ne fallait, pour être satisfaits, qu'un gouvernement présent au milieu d'eux, en avaient un maintenant sous leurs yeux, qui joignait à sa valeur réelle une prodigieuse magie de formes. Aussi, arrachés à leurs mécontentements, à leurs répugnances pour les étrangers, étaient-ils déjà ralliés, grands et petits, autour du nouveau roi. La présence de Napoléon appuyé de ces redoutables armées, qu'il organisait, et complétait, à tout événement, avait dissipé la crainte de la guerre. Les Italiens commençaient à croire qu'ils ne la verraient plus sur leur territoire, si elle avait lieu, et que le bruit leur en viendrait des bords du Danube et des portes même de Vienne. Napoléon passait tous les dimanches de grandes revues de troupes à Milan; puis il rentrait dans son palais, et recevait en audience publique les ambassadeurs de toutes les cours de l'Europe, les étrangers de distinction, et surtout les représentants des grandes familles italiennes et du clergé. C'est dans l'une de ces réceptions qu'il fit l'échange des insignes de la Légion-d'Honneur, avec les insignes des ordres les plus anciens et les plus illustres en Europe. Le ministre de Prusse se présenta le premier pour lui remettre l'Aigle-Noir et l'Aigle-Rouge. Puis vint l'ambassadeur d'Espagne, qui lui remit la Toison-d'Or, puis enfin les ministres de Bavière et de Portugal, qui lui remirent les ordres de Saint-Hubert et du Christ. Napoléon leur donna en échange le grand cordon de la Légion-d'Honneur, et accorda un nombre de décorations égal à celui qu'il recevait. Il distribua ensuite ces décorations étrangères entre les principaux personnages de l'Empire. En quelques mois, sa cour se trouva sur le pied de toutes les cours de l'Europe; elle portait les mêmes insignes, avec de riches costumes, inclinant vers l'habit militaire. Au milieu de cet éclat, Napoléon, resté simple de sa personne, ayant pour unique décoration une plaque de la Légion-d'Honneur sur la poitrine, portant un habit des chasseurs de la garde sans aucune broderie d'or, un chapeau noir où ne brillait que la cocarde tricolore, voulait qu'il fût bien entendu que le luxe dont il était environné, n'était pas fait pour lui. Sa noble et belle figure, autour de laquelle l'imagination des hommes plaçait tant de trophées glorieux, était tout ce qu'il voulait montrer à l'attention empressée des peuples. Sa personne était cependant la seule qu'on cherchât, qu'on désirât voir au milieu de ce cortége, reluisant d'or et chamarré des couleurs de toute l'Europe.

Les différentes villes de l'Italie lui envoyèrent des députations pour obtenir la faveur de le posséder dans leurs murs. C'était non-seulement un honneur, mais un avantage qu'elles ambitionnaient, car partout son œil pénétrant découvrait quelque bien à faire, et sa main puissante trouvait le moyen de l'accomplir. Résolu de donner le printemps et la moitié de l'été à l'Italie, pour mieux détourner l'attention des Anglais de Boulogne, il promit de visiter Mantoue, Bergame, Vérone, Ferrare, Bologne, Modène, Plaisance. Cette nouvelle combla de joie les Italiens, et leur fit espérer à tous de participer aux bienfaits du nouveau règne.

Projets que suggère à Napoléon la vue de l'Italie.
Projet de réunir Gênes à la France.

Son séjour dans ce beau pays produisit bientôt sur lui les redoutables entraînements qui étaient si fort à craindre pour le maintien de la paix générale. Il commençait à concevoir une extrême irritation contre la cour de Naples, qui livrée entièrement aux Anglais et aux Russes, publiquement protégée par ces derniers dans toutes les négociations, ne cessait de montrer les sentiments les plus hostiles à la France. La reine imprudente, qui avait laissé compromettre le gouvernement de son époux par d'odieuses cruautés, venait de faire une démarche fort malheureusement imaginée. Elle avait envoyé à Milan le plus gauche des négociateurs, un certain prince de Cardito, pour protester contre le titre de roi d'Italie, pris par Napoléon, titre que beaucoup de gens traduisaient par ces mots inscrits sur la couronne de fer, rex totius Italiæ. Le marquis de Gallo, ambassadeur de Naples, homme de sens, assez agréable à la cour impériale, avait cherché à empêcher cette dangereuse démarche, sans y réussir. Napoléon avait consenti à recevoir le prince de Cardito, mais un jour de réception diplomatique. Ce jour même il fit d'abord l'accueil le plus gracieux à M. de Gallo, puis il adressa en italien la harangue la plus foudroyante au prince de Cardito, et lui déclara, dans un langage aussi dur que méprisant pour sa reine, qu'il la chasserait d'Italie, et lui laisserait à peine la Sicile pour refuge. On emporta le prince de Cardito presque évanoui. Cet éclat produisit une grande sensation, et remplit bientôt les dépêches de toute l'Europe. Napoléon conçut dès cet instant l'idée de faire du royaume de Naples un royaume de famille, et l'un des fiefs de son grand Empire. Peu à peu commençait à entrer dans son esprit la pensée de chasser les Bourbons de tous les trônes de l'Europe. Cependant le zèle accidentel que montraient ceux d'Espagne, dans la guerre contre les Anglais, éloignait pour eux l'accomplissement de cette redoutable pensée. Mais Napoléon se doutant qu'il aurait bientôt l'Europe à remanier, soit qu'il devînt tout-puissant en franchissant le détroit de Calais, soit que, détourné par la guerre continentale de la guerre maritime, il achevât d'expulser les Autrichiens d'Italie, Napoléon se disait qu'il réunirait les États vénitiens à son royaume de Lombardie, et qu'il opérerait alors la conquête de Naples pour un de ses frères. Mais tout cela dans ses desseins était momentanément différé. Exclusivement occupé de la descente, il ne voulait pas provoquer actuellement une guerre continentale. Il y avait néanmoins une disposition qui lui semblait opportune et sans danger, c'était de mettre un terme à la situation funeste de la République de Gênes. Cette République, placée entre la Méditerranée que l'Angleterre dominait, et le Piémont que la France avait joint à son territoire, était comme emprisonnée entre deux grandes puissances, et voyait son ancienne prospérité périr; car elle avait tous les inconvénients de la réunion à la France, sans en avoir les avantages. En effet, les Anglais n'avaient pas voulu la reconnaître, la considérant comme une annexe de l'Empire français, et poursuivaient son pavillon. Les Barbaresques eux-mêmes la pillaient, et l'insultaient sans aucune espèce d'égards. La France, la traitant comme terre étrangère, l'avait séparée du Piémont et du pays de Nice, par des lignes de douanes et des tarifs exclusifs. Gênes étouffait par conséquent entre la mer et la terre, toutes deux fermées pour elle. Quant à la France, elle n'en recueillait pas plus d'avantages qu'elle ne lui en procurait. L'Apennin, qui séparait Gênes du Piémont, formait une frontière infestée de brigands; il fallait la plus nombreuse et la plus brave gendarmerie pour y maintenir la sûreté des routes. Sous le rapport de la marine, le traité qu'on avait fait récemment n'assurait que d'une manière fort incomplète les services que Gênes pouvait nous rendre. Cet emprunt d'un port étranger pour y fonder un établissement naval, sans aucune autorité directe, était un essai qui appelait autre chose. En réunissant le port de Gênes et la population des Deux-Rivières à l'Empire français, Napoléon se donnait, depuis le Texel jusqu'au fond du principal golfe de la Méditerranée, une étendue de côtes et une quantité de matelots, qui pouvaient, avec beaucoup de temps et de suite, le rendre, sinon l'égal de l'Angleterre sur les mers, du moins son rival respectable.

Motifs qui décident Napoléon à la réunion de Gênes.

Napoléon ne résista pas à toutes ces considérations. Il crut que l'Angleterre seule pouvait prendre à cette question un véritable intérêt. Il n'aurait pas osé décider du sort du duché de Parme et de Plaisance, soit à cause du Pape, pour lequel ce duché était un motif d'espérance, soit à cause de l'Espagne qui le convoitait pour agrandir le royaume d'Étrurie, soit enfin à cause de la Russie elle-même, qui ne désespérait pas de l'indemnité de l'ancien roi de Piémont tant qu'il restait un territoire vacant en Italie. Mais Gênes lui semblant de peu d'intérêt pour l'Autriche, qui en était trop éloignée, de nulle considération pour le Pape et pour la Russie, n'importait selon lui qu'à l'Angleterre; et n'ayant aucunement à ménager celle-ci, ne la croyant pas aussi fortement liée qu'elle l'était avec la Russie, il résolut de réunir la République ligurienne à l'Empire français.

C'était une faute, car dans la disposition d'esprit de l'Autriche, c'était la jeter dans les bras de la coalition que de prononcer une nouvelle réunion; c'était fournir à tous nos ennemis, qui remplissaient l'Europe de bruits perfides, un nouveau prétexte fondé de se récrier contre l'ambition de la France, et surtout contre la violation de ses promesses, puisque Napoléon lui-même, en instituant le royaume d'Italie, avait promis au Sénat de ne pas ajouter une seule province de plus à son Empire. Mais Napoléon, connaissant assez les mauvais desseins du continent pour se croire dispensé de ménagements, pas assez pour apprécier au juste le danger d'une nouvelle provocation, se flattant d'ailleurs d'aller bientôt résoudre à Londres toutes les questions européennes, n'hésita point, et voulut donner Gênes à la marine française.

Il avait pour ministre auprès de cette république son compatriote Salicetti, qu'il chargea de sonder et de préparer les esprits. La mission n'était pas difficile, car les esprits en Ligurie étaient fort bien disposés. Le parti aristocrate et anglo-autrichien ne pouvait pas être plus hostile qu'il n'était. Le protectorat actuel sous lequel Gênes était placée, lui semblait aussi odieux que la réunion à la France. Quant au parti populaire, il apercevait dans cette réunion la liberté de son commerce avec l'intérieur de l'Empire, la certitude d'une grande prospérité future, la garantie de ne jamais retomber sous le joug oligarchique, enfin l'avantage d'appartenir au plus grand État de l'Europe. La minorité de la noblesse, portée pour la Révolution, voyait seule avec quelque peine la destruction de la nationalité génoise; mais les grandes charges de la cour impériale étaient un appât suffisant pour dédommager les principaux personnages de cette classe.

Le Sénat de Gênes amené à demander la réunion à la France.

La proposition préparée avec quelques sénateurs, et présentée par eux au Sénat génois, y fut adoptée par 20 membres sur 22 délibérants. Elle fut ensuite confirmée par une espèce de plébiscite, rendu dans la forme employée en France depuis le Consulat. Des registres furent ouverts, sur lesquels chacun put inscrire son vote. Le peuple de Gênes s'empressa, comme avait fait celui de France, d'apporter ses suffrages, presque tous favorables. Le Sénat et le doge, sur le conseil de Salicetti, se rendirent à Milan pour y présenter leur vœu à Napoléon. Ils furent introduits auprès de lui avec un appareil qui rappelait les temps où les peuples vaincus venaient réclamer l'honneur de faire partie de l'Empire romain. Napoléon les reçut sur son trône, le 4 juin, déclara qu'il exauçait leur vœu, et leur promit de visiter Gênes en quittant l'Italie.

Création du duché de Lucques.

À cette incorporation s'en joignit une autre peu importante, mais qui fut comme la goutte d'eau qui fait déborder un vase. La république de Lucques était sans gouvernement, et sans cesse ballottée entre l'Étrurie devenue espagnole et le Piémont devenu français, comme un vaisseau privé de gouvernail, petit vaisseau, il est vrai, sur une petite mer. Les mêmes suggestions la disposèrent à s'offrir à la France, et ses magistrats, imitant ceux de Gênes, vinrent demander à Milan le bienfait d'une constitution et d'un gouvernement. Napoléon accueillit aussi leur vœu; mais, les trouvant trop éloignés pour les réunir à l'Empire, il fit de leur territoire l'apanage de sa sœur aînée, la princesse Élisa, femme de tête, adonnée au bel esprit, mais douée des qualités d'une reine gouvernante, et qui sut faire aimer son autorité dans ce petit pays, qu'elle administra sagement; ce qui lui valut le titre, spirituellement imaginé par M. de Talleyrand, de Sémiramis de Lucques. Déjà Napoléon lui avait conféré le duché de Piombino; il lui donna cette fois, à elle et à son époux le prince Bacciochi, le pays de Lucques, en forme de principauté héréditaire, dépendant de l'Empire français, devant faire retour à la couronne en cas d'extinction de la ligne mâle, avec toutes les conditions, par conséquent, des anciens fiefs de l'Empire germanique. Cette sœur dut porter à l'avenir le titre de princesse de Piombino et de Lucques.

Armements de l'Autriche assez considérables pour frapper l'œil de Napoléon.
Explications peu satisfaisantes du cabinet de Vienne.
Officiers envoyés pour observer les armements qui se font en Autriche.

M. de Talleyrand fut chargé d'écrire en Prusse, en Autriche, pour expliquer ces actes, que Napoléon regardait comme indifférents à la politique de ces puissances, ou du moins comme n'étant pas capables d'arracher la cour de Vienne à son inertie. Toutefois, quelque dissimulés que fussent les armements de l'Autriche, il en avait percé quelque chose, et le regard expérimenté de Napoléon en avait été frappé. Des corps étaient en mouvement vers le Tyrol et vers les anciennes provinces vénitiennes. La marche de ces corps ne pouvait pas être niée, et l'Autriche ne la niait pas; mais elle s'était pressée de déclarer que, les grandes réunions de troupes françaises à Marengo, à Castiglione, lui paraissant trop considérables pour de simples fêtes militaires, elle avait fait quelques rassemblements de pure précaution, rassemblements que motivait d'ailleurs suffisamment la fièvre jaune répandue en Espagne et en Toscane, surtout à Livourne. Cette excuse était jusqu'à un certain point croyable; mais il s'agissait de savoir si on se bornait à changer l'emplacement de quelques troupes, ou si l'on recrutait véritablement l'armée, si on complétait les régiments, si on remontait la cavalerie; et plus d'un avis secret, transmis par des Polonais attachés à la France, commençait à rendre ces choses vraisemblables. Napoléon envoya sur-le-champ des officiers déguisés dans le Tyrol, dans le Frioul, dans la Carinthie, pour juger par leurs propres yeux de la nature des préparatifs qui s'y exécutaient, et demanda en même temps à l'Autriche des explications décisives.

Il imagina un autre moyen de sonder les dispositions de cette cour. Il avait échangé la Légion-d'Honneur contre les ordres des cours amies; il n'avait pas encore opéré cet échange contre les ordres d'Autriche, et il désirait se mettre avec cette puissance sur le même pied qu'avec toutes les autres. Il eut donc l'idée d'adresser à ce sujet une proposition immédiate à l'Autriche, et de s'assurer ainsi de ses sentiments véritables. Il pensa que, si elle était en effet décidée à une guerre prochaine, elle n'oserait pas, à la face de l'Europe et de ses alliés, donner un témoignage de cordialité, qui, dans les usages des cours, était le plus significatif qu'on pût donner, surtout à une puissance aussi nouvelle que l'Empire français. M. de La Rochefoucauld avait remplacé à Vienne M. de Champagny, devenu ministre de l'intérieur. Il lui fut prescrit de faire expliquer l'Autriche sur ses armements, et de lui proposer l'échange de ses ordres contre l'ordre de la Légion-d'Honneur.

Suite des projets maritimes de Napoléon.
Usage que Napoléon fait des journaux publiés à Londres pour deviner les projets de l'amirauté anglaise.

Napoléon, continuant du fond de l'Italie à maintenir les Anglais dans l'illusion que la descente tant annoncée, tant retardée, n'était qu'une feinte, s'occupait sans cesse d'en assurer l'exécution pour l'été. Jamais opération n'a déterminé l'envoi d'autant de dépêches et de courriers que celle qu'il méditait à cette époque. Des agents consulaires et des officiers de marine, placés dans les ports espagnols et français, à Carthagène, à Cadix, au Ferrol, à Bayonne, à l'embouchure de la Gironde, à Rochefort, à l'embouchure de la Loire, à Lorient, Brest, Cherbourg, ayant à leur disposition des courriers, transmettaient les moindres nouvelles de mer qui leur arrivaient, et les acheminaient vers l'Italie. De nombreux agents secrets, entretenus dans les ports d'Angleterre, expédiaient leurs rapports, qui étaient transmis immédiatement à Napoléon. Enfin, M. de Marbois, qui possédait une grande connaissance des affaires britanniques, avait la mission particulière de lire lui-même tous les journaux publiés en Angleterre, et de traduire les moindres nouvelles relatives aux opérations navales; et, circonstance digne de remarque, c'est par ces journaux surtout, que Napoléon, qui sut prévenir avec une parfaite justesse toutes les combinaisons de l'amirauté anglaise, parvint à être le mieux instruit. Quoique rapportant des faits le plus souvent faux, ils finissaient par fournir à sa prodigieuse sagacité le moyen de deviner les faits vrais. Il y a quelque chose de plus singulier encore. À force de prêter à Napoléon les plans les plus extraordinaires, souvent les plus absurdes, plusieurs d'entre eux avaient découvert, sans s'en douter, son projet véritable, et avaient dit qu'il envoyait ses flottes au loin pour les réunir soudainement dans la Manche. L'amirauté ne s'était pas arrêtée à cette supposition, qui cependant était la vraie. Ses combinaisons du moins laissent supposer qu'elle n'y croyait pas.

Heureuse navigation des flottes françaises.

Napoléon, sauf une circonstance qui le contrariait vivement, et qui avait déterminé une dernière modification à son vaste plan, avait tout lieu d'être satisfait de la marche de ses opérations. L'amiral Missiessy, comme on l'a vu, avait fait voile en janvier vers les Antilles. On ne connaissait pas encore les détails de son expédition, mais on savait que les Anglais étaient fort alarmés pour leurs colonies; que l'une d'elles, la Dominique, venait d'être prise, et qu'ils envoyaient des renforts dans les mers d'Amérique, ce qui était une diversion tout à notre profit dans les mers d'Europe. L'amiral Villeneuve, sorti de Toulon le 30 mars, après une navigation dont on ignorait les détails, avait paru à Cadix, rallié l'amiral Gravina avec une division espagnole de 6 vaisseaux et plusieurs frégates, plus le vaisseau français l'Aigle, et s'était dirigé vers la Martinique. On n'avait pas eu de ses nouvelles depuis, mais on savait que Nelson, chargé de garder la Méditerranée, n'avait pu le joindre, ni à la sortie de Toulon ni à la sortie du détroit. Les marins espagnols faisaient de leur mieux, dans l'état de dénûment où les laissait un gouvernement ignorant, corrompu et inerte. L'amiral Salcedo avait réuni une flotte de 7 vaisseaux à Carthagène; l'amiral Gravina, comme on vient de le voir, une de 6 à Cadix; l'amiral Grandellana, une troisième de 8 au Ferrol, laquelle devait opérer avec la division française en relâche dans ce port. Mais les matelots manquaient, par suite de l'épidémie et du mauvais état du commerce espagnol, et on prenait des pêcheurs, des ouvriers des villes, pour former les équipages. Enfin, une disette de grains, jointe à la disette financière et à l'épidémie, avait tellement appauvri les ressources de l'Espagne, qu'on ne pouvait pas se procurer les six mois de biscuit nécessaires à chaque escadre. L'amiral Gravina en portait à peine pour trois mois, quand il avait rejoint Villeneuve; et l'amiral Grandellana, au Ferrol, en avait à peine pour quinze jours. Heureusement, M. Ouvrard, que nous avons vu se charger des affaires de France et d'Espagne, était arrivé à Madrid, avait charmé par les projets les plus séduisants une cour obérée, obtenu sa confiance, conclu avec elle un traité dont plus tard nous donnerons connaissance, et fait cesser par diverses combinaisons les horreurs de la disette. Il venait en même temps de pourvoir les flottes espagnoles de quelque quantité de biscuit. Les choses allaient donc, dans les ports de la Péninsule, aussi bien que permettait de l'espérer le délabrement de l'administration espagnole.

Ganteaume retenu à Brest par un beau temps continu.

Mais tandis que l'amiral Missiessy répandait l'épouvante dans les Antilles anglaises, et que les amiraux Villeneuve et Gravina réunis naviguaient sans accident vers la Martinique, Ganteaume destiné à les rejoindre, Ganteaume, par une sorte de phénomène dans la saison, n'avait pu trouver un seul jour pour sortir du port de Brest. Il ne s'était jamais vu, de mémoire d'homme, que l'équinoxe ne se fût pas manifesté par quelque coup de vent. Les mois de mars, d'avril, de mai (1805) s'étaient cependant écoulés, sans qu'une seule fois la flotte anglaise eût été forcée de s'éloigner des parages de Brest. L'amiral Ganteaume, qui savait à quelle immense opération il était appelé à concourir, attendait avec une telle impatience le moment de sortir, qu'il avait fini par en être malade de chagrin[17]. Le temps était presque toujours calme et serein. Quelquefois un vent d'ouest, accompagné de nuages orageux, avait fait espérer une tempête, et tout à coup le ciel s'était remis au beau. Il n'y avait d'autre ressource que de livrer un combat désavantageux à une escadre qui était maintenant à peu près égale en nombre à l'escadre française, et très-supérieure en qualité. Les Anglais, sans se douter précisément de ce qui les menaçait, frappés de la présence d'une flotte à Brest, d'une autre au Ferrol, éveillés en outre par les sorties de Toulon et de Cadix, avaient augmenté la force de leurs blocus. Ils avaient une vingtaine de vaisseaux devant Brest, commandés par l'amiral Cornwallis, et 7 ou 8 devant le Ferrol, commandés par l'amiral Calder. L'amiral Ganteaume, dans cette position, sortait de la rade et y rentrait, allait mouiller à Bertheaume ou revenait au mouillage intérieur, tenant depuis deux mois tout son monde consigné à bord, soldats de terre et matelots. Il demandait, dans son chagrin, si on voulait qu'il livrât bataille pour gagner la pleine mer, ce qu'on lui avait très-expressément défendu.

Dernier changement apporté par Napoléon à la combinaison qui a pour but d'amener les flottes françaises et espagnoles dans la Manche.
Villeneuve, au lieu d'attendre à la Martinique la jonction des escadres du Ferrol et de Brest, doit venir les débloquer lui-même et les conduire dans la Manche.

Napoléon, calculant qu'arrivé au milieu de mai, il devenait dangereux de faire attendre plus long-temps Villeneuve, Gravina et Missiessy à la Martinique, que les escadres anglaises accourues à leur poursuite finiraient par les atteindre, modifia encore une fois cette partie de son plan. Il décida que si Ganteaume n'avait pu partir le 20 mai, il ne partirait plus, et attendrait dans Brest qu'on vînt le débloquer. Villeneuve eut donc l'ordre de retourner en Europe avec Gravina, et d'y faire ce qui était d'abord confié à Ganteaume, c'est-à-dire de débloquer le Ferrol, où il devait trouver 5 vaisseaux français, 7 espagnols, de toucher ensuite, s'il le pouvait, à Rochefort pour y rallier Missiessy, probablement revenu des Antilles à cette époque, et enfin de se présenter devant Brest, pour ouvrir la mer à Ganteaume, ce qui porterait à 56 vaisseaux la somme totale de ses forces. Il devait entrer dans la Manche avec cette escadre, la plus grande qui eût jamais paru sur l'Océan.

Ce plan était parfaitement praticable, et avait même de grandes chances de réussite, comme l'événement le prouvera bientôt. Toutefois, il était moins sûr que le précédent. Effectivement, si Ganteaume avait pu sortir en avril, débloquer le Ferrol, ce qui était possible sans combat, car 5 à 6 vaisseaux anglais bloquaient alors ce port, et se rendre à la Martinique, la réunion s'opérait avec Villeneuve et Gravina, sans aucune probabilité de bataille; ils reparaissaient en Europe au nombre de 50 vaisseaux, et n'avaient besoin de toucher nulle part, avant de pénétrer dans la Manche. Il n'y avait d'autres chances à courir que celles des rencontres en mer, chances si rares qu'on pouvait les mettre hors de compte. Le nouveau plan, au contraire, avait l'inconvénient d'exposer Villeneuve à un combat devant le Ferrol, à un autre devant Brest; et, bien que la supériorité de ses forces dans ces deux rencontres fût grande, on n'était jamais assuré que les deux escadres qu'il venait débloquer eussent le temps d'accourir à son aide, et de prendre part à la bataille. On ne sort, en effet, du Ferrol et de Brest que par des passes étroites; là comme ailleurs, le vent qui fait entrer n'est pas celui qui fait sortir, et il était bien possible qu'une bataille se livrât à l'entrée de ces ports, et fût terminée avant que les flottes placées dans leur intérieur pussent y participer. Un combat même incertain était capable de démoraliser des généraux dont la confiance à la mer n'était pas grande, quelque braves qu'ils fussent d'ailleurs de leur personne. L'amiral Villeneuve surtout, quoique soldat intrépide, n'avait pas une fermeté proportionnée à ces chances, et il était à regretter que la beauté du temps eût empêché la première combinaison.

Il y en avait une autre à laquelle Napoléon s'arrêta un moment, qui procurait moins de forces, mais qui conduisait Villeneuve d'une manière certaine dans la Manche: c'était de n'amener Villeneuve ni devant le Ferrol, ni devant Brest, mais de lui faire tourner l'Écosse, de le diriger ensuite dans la mer du Nord, et devant Boulogne. Il est vrai qu'il n'arrivait qu'avec 20 vaisseaux au lieu de 50; mais cela suffisait pour trois jours, et la flottille, suffisamment protégée, passait à coup sûr. Cette pensée se présenta un instant à l'esprit de Napoléon, il l'écrivit, puis, voulant plus de sûreté encore, il préféra une plus grande réunion de forces à une plus grande certitude d'arriver dans la Manche, et il revint au plan de faire débloquer le Ferrol et Brest par Villeneuve.

Ce fut le dernier changement apporté par les circonstances à son projet. C'est au milieu d'une fête, comme il le raconte lui-même dans le post-scriptum d'une de ses lettres, qu'il avait ruminé toutes ces combinaisons et pris son parti. Il donna sur-le-champ les instructions nécessaires. Deux vaisseaux avaient été préparés à Rochefort; le contre-amiral Magon les commandait. Il appareilla aussitôt pour annoncer à la Martinique le changement survenu dans les déterminations de Napoléon. Des frégates armées à Lorient, à Nantes, à Rochefort, étaient prêtes à en partir, dès qu'on serait assuré que Ganteaume ne devait plus sortir, et elles étaient chargées de porter à Villeneuve l'ordre de retourner immédiatement en Europe, pour y exécuter le nouveau plan. Chaque frégate devait être accompagnée d'un brick, muni du duplicata de ces ordres. Si la frégate était prise, le brick se sauvait, et transmettait le duplicata. Les dépêches étaient renfermées dans des boîtes en plomb, et remises à des capitaines de confiance, pour être jetées à la mer en cas de danger. Ces précautions et celles qui vont suivre sont dignes d'être mentionnées pour l'instruction des gouvernements.

Précautions infinies pour le succès du plan définitivement adopté.

Afin que les flottes de Brest et du Ferrol pussent seconder celles qui venaient les débloquer, de grandes précautions avaient été prises. Ganteaume devait mouiller en dehors de la rade de Brest dans l'anse de Bertheaume, lieu ouvert et d'une sûreté douteuse. Pour corriger ce défaut, un général d'artillerie avait été envoyé de Paris, et 150 bouches à feu venaient d'être mises en batterie afin d'appuyer l'escadre. Gourdon, remplaçant au Ferrol l'amiral Boudet tombé malade, avait ordre de se porter du Ferrol à la Corogne, dont le mouillage est ouvert, et d'y conduire la division française. Il avait été prescrit à l'amiral Grandellana d'en faire autant pour les vaisseaux espagnols. On avait sollicité de la cour d'Espagne des précautions semblables à celles qui avaient été prises à Bertheaume, dans le but d'assurer le mouillage par des batteries. Enfin, pour prévoir le cas où les vaisseaux, chargés d'opérer le déblocus, auraient consommé leurs vivres, on avait préparé au Ferrol, à Rochefort, à Brest, à Cherbourg, à Boulogne, des barils de biscuit, montant à plusieurs millions de rations, et qu'on aurait pu embarquer, sans perdre un instant. Un ordre attendait à Rochefort l'amiral Missiessy s'il venait à y rentrer. Cet ordre lui enjoignait de repartir sur-le-champ, d'aller inquiéter l'Irlande par une apparition de quelques jours, et puis de croiser à quelque distance du Ferrol, dans une latitude déterminée, où l'amiral Villeneuve averti par une frégate devait le rencontrer.

Juillet 1805.

Tandis que ces prévoyantes mesures étaient prises pour l'armée de mer, des soins continus et secrets donnés à l'armée de terre tendaient à augmenter l'effectif des bataillons de guerre sur les côtes de l'Océan. Les troupes d'expédition montaient alors à 160 mille hommes, sans le corps de Brest, qui venait d'être dissous depuis la nouvelle destination assignée à la flotte de Ganteaume. L'amiral Verhuell avec la flotte batave avait reçu ordre de se réunir à Ambleteuse, afin que l'expédition tout entière pût partir des quatre ports dépendant de Boulogne. Ces ports, de création artificielle, s'étaient ensablés depuis deux ans qu'ils étaient construits. De nouveaux travaux les avaient déblayés. De plus, on avait réparé les bâtiments de la flottille, un peu fatigués par leurs sorties continuelles, et par un mouillage tourmenté le long de la ligne d'embossage.

Napoléon achève son voyage en Italie.
Napoléon à Gênes.
Rencontre de Napoléon avec le cardinal Maury.

Tout en expédiant cette multitude d'ordres, Napoléon avait continué son voyage d'Italie. Il avait visité Bergame, Vérone, Mantoue, assisté à une représentation de la bataille de Castiglione, donnée par un corps de 25 mille hommes, sur le terrain même de cette bataille; il avait habité plusieurs jours Bologne, et charmé les savants de cette célèbre université; puis il avait traversé Modène, Parme, Plaisance, et enfin la magnifique Gênes, acquise d'un trait de plume. Il y passa du 30 juin au 7 juillet, au milieu de fêtes dignes de la ville de marbre, et supérieures encore à tout ce que les Italiens avaient imaginé de plus beau pour le recevoir. Il rencontra là un personnage illustre, fatigué d'un exil qui durait depuis douze années, et d'une opposition que ses devoirs religieux ne justifiaient plus; ce personnage était le cardinal Maury. Le Pape venait de lui donner un exemple qu'il s'était enfin décidé à suivre, et il avait pris le parti de se rattacher au restaurateur des autels. C'est à Gênes qu'on lui avait ménagé l'occasion de rentrer en grâce. Comme ces partisans de Pompée qui, l'un après l'autre, cherchaient à rencontrer César dans l'une des villes de l'Empire romain pour se livrer volontairement à ses séductions, le cardinal Maury dans la ville de Gênes s'inclina devant le nouveau César. Il en fut accueilli avec la courtoisie d'un homme de génie désirant plaire à un homme d'esprit, et put entrevoir que son retour en France y serait payé des plus hautes dignités de l'Église.

Napoléon quitte clandestinement Turin et arrive en quatre-vingts heures à Fontainebleau.

Après avoir reçu le serment des Génois, préparé avec l'ingénieur Forfait le futur établissement naval qu'il voulait créer dans cette mer, et confié à l'architrésorier Lebrun le soin d'organiser l'administration de cette nouvelle partie de l'Empire, Napoléon partit pour Turin, où il feignit de s'occuper de revues; puis le 8 juillet au soir, laissant l'Impératrice en Italie, il prit les devants avec deux voitures de poste fort simples, se fit passer sur la route pour le ministre de l'intérieur, et arriva en quatre-vingts heures à Fontainebleau. Il s'y trouvait le 11 au matin. Déjà l'archichancelier Cambacérès et les ministres y étaient afin de recevoir ses derniers ordres. Il allait partir pour une expédition qui devait ou le rendre maître absolu du monde, ou, nouveau Pharaon, l'engloutir dans les abîmes de l'Océan. Il n'avait jamais été ni plus calme, ni plus dispos, ni plus confiant. Mais les plus grands génies ont beau vouloir; leur volonté, si puissante qu'elle soit, comme volonté d'homme, est à peine un caprice sans force, quand la Providence veut autrement. En voici un bien mémorable exemple. Tandis que Napoléon avait tout préparé pour une rencontre avec l'Europe armée, entre Boulogne et Douvres, la Providence lui préparait cette rencontre en de bien autres lieux!

Suite des projets de la coalition.
Refus de l'Angleterre de rendre Malte, et embarras de la Russie privée des moyens de négocier Paris.

L'empereur Alexandre avait ajourné la ratification du traité qui constituait la nouvelle coalition, jusqu'au moment où l'Angleterre consentirait à évacuer Malte. Ne doutant pas d'une réponse favorable, il avait demandé les passe-ports de M. de Nowosiltzoff, afin de se mettre le plus tôt possible en rapport avec Napoléon. L'empereur Alexandre, moins belliqueux à mesure qu'il approchait du dénoûment, avait espéré, par cette promptitude, augmenter les chances de paix. Mais il avait mal jugé le cabinet de Londres. Celui-ci, résolu à garder une position capitale, que le hasard des événements et un acte de mauvaise foi avaient mise dans ses mains, avait refusé positivement d'abandonner l'île de Malte. Cette nouvelle, arrivée à Pétersbourg pendant que M. de Nowosiltzoff était à Berlin, avait jeté le cabinet russe dans un trouble indicible. Que faire? En passer par où voulait l'Angleterre, subir les exigences de son ambition intraitable, c'était, aux yeux de l'Europe, accepter le rôle le plus secondaire, c'était renoncer à la négociation de M. de Nowosiltzoff, car il serait renvoyé de Paris le jour même de son arrivée, et d'une façon peut-être humiliante, s'il n'apportait l'évacuation de Malte. C'était donc la guerre immédiate pour le compte de l'Angleterre, à sa suite, à sa solde, et l'Europe sachant qu'il en était ainsi. Au contraire, rompre avec elle sur ce refus, c'était avouer publiquement qu'on s'était engagé dans sa politique sans la connaître, c'était donner gain de cause à Napoléon à la face du monde, et se placer dans un isolement ridicule, brouillé avec l'Angleterre pour ses exigences, brouillé avec la France pour des actes de légèreté. En ne voulant pas être à la merci de l'Angleterre, on tombait à la merci de Napoléon, qui serait maître des conditions du rapprochement avec la France.

La réunion de Gênes tire la Russie d'embarras.
M. de Nowosiltzoff rappelé à Pétersbourg, et la guerre résolue.

Si Napoléon, par la faute qu'il avait commise de réunir Gênes à la France, n'était venu au secours du cabinet russe[18], il aurait vu ses ennemis plongés dans la plus grande confusion. En effet, le cabinet russe était occupé à délibérer sur cette grave situation quand il apprit la réunion de Gênes. Ce fut un vrai sujet de joie, car cet événement imprévu tira de leur embarras des hommes d'État fort imprudemment engagés. On résolut d'en faire beaucoup de bruit, et de dire bien haut qu'on ne pouvait plus traiter avec un gouvernement qui chaque jour commettait de nouvelles usurpations. On trouva là un prétexte tout naturel de rappeler M. de Nowosiltzoff de Berlin, et sur-le-champ on lui envoya l'ordre de revenir à Pétersbourg, en laissant une note au roi de Prusse pour expliquer ce changement de détermination. On se tint pour dispensé d'insister auprès de l'Angleterre relativement à Malte, on ratifia le traité qui constituait la troisième coalition, en alléguant les récentes usurpations de l'Empereur des Français.

M. de Nowosiltzoff se trouvait à Berlin, où était enfin arrivé le roi de Prusse. L'ordre de son rappel le surprit, le chagrina vivement, car c'était une occasion perdue d'entreprendre la plus belle des négociations. Il ne dissimula pas son déplaisir au roi lui-même, lui fit connaître la disposition où il était personnellement de tout tenter pour gagner l'empereur Napoléon, s'il était allé à Paris, et les concessions même auxquelles il aurait souscrit au nom de sa cour. Ce fut une raison de plus pour le roi de Prusse de déplorer le nouvel entraînement auquel Napoléon avait cédé, et d'en faire ses plaintes ordinaires, fort douces comme de coutume, mais aussi fort mélancoliques; car chaque chance de plus, ajoutée aux chances de guerre déjà si nombreuses, l'affectait profondément.

L'Autriche, comme la Russie, entraînée à la guerre par la réunion de Gênes.

À Vienne, l'effet fut encore plus décisif. Ce n'était pas des embarras d'une conduite légère qu'on était soudainement tiré par la réunion de Gênes, c'était des longues hésitations de la prudence. On voyait bien depuis long-temps que Napoléon désirait l'Italie tout entière, et on ne pouvait se résigner à la lui abandonner, sans lutter une dernière fois avec le courage du désespoir. Mais les finances autrichiennes étaient dans un état déplorable; une disette affreuse de grains affligeait l'Autriche haute et basse, la Bohême, la Moravie, la Hongrie. Le pain était si cher à Vienne, que le peuple, ordinairement doux et soumis, de cette capitale, s'était emporté jusqu'à piller les boutiques de quelques boulangers. Dans cette situation, on aurait hésité encore long-temps à se jeter dans les dépenses d'une troisième lutte contre un adversaire aussi redoutable que Napoléon; mais en apprenant la réunion de Gênes, la création du duché de Lucques, toutes les incertitudes cessèrent à l'instant même. La résolution de combattre fut immédiatement prise. Des dépêches envoyées à Pétersbourg annoncèrent cette résolution définitive, et remplirent de joie le cabinet russe, qui, se voyant entraîné à la guerre, regardait le concours de l'Autriche comme le plus heureux des événements.

Distribution des forces de la coalition.

L'adhésion de cette cour au traité de coalition fut signée sans désemparer. La Russie fut chargée de négocier auprès de l'Angleterre pour ménager à l'Autriche la plus grande somme possible de subsides. On demanda et on obtint pour premiers frais d'entrée en campagne 1 million sterling (25 millions de francs), plus la remise instantanée de la moitié du subside annuel, c'est-à-dire 2 autres millions sterling (50 millions de francs). Le plan de campagne, discuté entre M. de Vintzingerode et le prince de Schwartzenberg, fut arrêté le 16 juillet. Il fut convenu que 10 mille Russes, quelques mille Albanais jetés en temps et lieu à Naples, y prépareraient un mouvement vers la Basse-Italie, tandis que 100 mille Autrichiens marcheraient sur la Lombardie; que la grande armée autrichienne, appuyée par une armée russe de 60 mille hommes au moins entrant par la Gallicie, agirait en Bavière; qu'une armée de 80 mille Russes s'avancerait vers la Prusse; qu'une autre armée russe, anglaise, hanovrienne, suédoise, réunie dans la Poméranie suédoise, se dirigerait sur le Hanovre; qu'enfin les Russes auraient des réserves considérables pour les porter où besoin serait. Les Anglais devaient opérer des débarquements sur les points de l'Empire français jugés les plus accessibles, dès que la diversion dont Napoléon était menacé aurait amené la dissolution de l'armée des côtes de l'Océan. Il fut arrêté que les troupes destinées à venir au secours de l'Autriche seraient prêtes à marcher avant l'automne de la présente année, afin d'empêcher que Napoléon ne profitât de l'hiver pour écraser l'armée autrichienne.

Il fut convenu en outre que la cour de Vienne, continuant son système de profonde dissimulation, persisterait à nier ses armements, en armant plus activement que jamais; et puis, quand elle ne pourrait plus les dissimuler, parlerait de négocier, et de reprendre pour elle et pour la Russie les négociations abandonnées par M. de Nowosiltzoff. On devait, cette fois encore, désavouer toute liaison avec l'Angleterre, et paraître ne traiter que pour le continent. La fausseté ordinaire de la faiblesse caractérisait toute cette conduite.

Cruelles anxiétés de la Prusse.

La Prusse était dans de cruelles anxiétés. Elle pressentait, sans le pénétrer complétement, ce parti pris de faire la guerre, et elle se défendait de tout engagement en disant à la Russie qu'elle était trop exposée aux coups de Napoléon, et à Napoléon, qui lui renouvelait ses offres d'alliance, qu'elle était trop exposée aux coups de la Russie.

M. de Zastrow était revenu de Pétersbourg, après une mission désagréable et sans résultat. Une circonstance imprévue faillit amener la découverte soudaine de la coalition, et l'obligation pour la Prusse de se prononcer. Depuis qu'un traité de subsides, conclu entre les Anglais et la Suède, avait assuré à la coalition le concours de cette royauté folle, Stralsund se remplissait de troupes. On sait que cette place importante était le dernier pied-à-terre de la Suède dans le nord de l'Allemagne. Napoléon avait entrevu, par certains rapports des agents diplomatiques, qu'on préparait quelque chose de ce côté, et en avait averti le roi de Prusse, en lui disant de prendre garde à cette neutralité du nord de l'Allemagne, objet de toutes ses sollicitudes; que, quant à lui, au premier danger, il enverrait trente mille hommes de plus en Hanovre. Ce peu de paroles avaient suffi pour émouvoir le roi de Prusse, qui avait signifié au roi de Suède de cesser ses armements dans la Poméranie suédoise. Le roi de Suède, se sentant appuyé, avait répondu au roi de Prusse qu'il était maître chez lui, qu'il y faisait les armements jugés utiles à sa sûreté, et que, si la Prusse voulait gêner sa liberté, il comptait sur le roi d'Angleterre et l'empereur de Russie, ses alliés, pour l'aider à faire respecter l'indépendance de ses États. Ne bornant point là ses incartades, il renvoya au roi Frédéric-Guillaume les ordres de Prusse, lui disant qu'il ne voulait plus les porter depuis que ce monarque les avait donnés au plus cruel ennemi de l'Europe.

Cet outrage irrita vivement Frédéric-Guillaume, qui, tout prudent qu'il était, en aurait tiré vengeance, si la Russie, intervenant sur-le-champ, n'avait déclaré à la Prusse que le territoire de la Poméranie suédoise était sous sa garde et devait rester inviolable. Cette espèce de défense d'agir, signifiée à la Prusse, lui donna fort à penser, et l'humilia cruellement. Elle prit le parti de ne pas répliquer, se bornant à renvoyer le ministre de Suède, et fit déclarer à Napoléon qu'elle ne pouvait pas répondre des événements qui se passeraient en Hanovre, que toutefois elle garantissait que le territoire prussien ne servirait pas de chemin à une armée d'invasion.

L'horizon se chargeait donc de tout côté, et d'une manière très-visible à l'œil le moins clairvoyant. De toute part on annonçait des rassemblements en Frioul, en Tyrol et dans la haute Autriche. On ne parlait pas seulement de simples concentrations de troupes, mais de l'organisation des armes spéciales, ce qui était bien plus significatif. La cavalerie remontée, l'artillerie pourvue de chevaux et conduite en trains nombreux sur les bords de l'Adige, des magasins considérables partout formés, des ponts jetés sur la Piave et le Tagliamento, des ouvrages de campagne élevés dans les lagunes de Venise, tout cela ne pouvait guère laisser de doute. L'Autriche niait, avec une fausseté qui a bien peu d'exemples dans l'histoire, et n'avouait que quelques précautions dans les États vénitiens, motivées par les rassemblements français formés en Italie. Quant à l'échange des grandes décorations qui lui avait été demandé, elle l'avait refusé sous divers prétextes.

Obligation pour Napoléon de prendre un parti.
Entrevue de Napoléon avec l'archichancelier Cambacérès à Fontainebleau.

C'est sur cet ensemble de circonstances que Napoléon avait à prendre un parti dans le peu de jours qu'il devait passer à Fontainebleau et à Saint-Cloud, avant d'aller à Boulogne. Il fallait se décider pour la descente, ou pour une marche foudroyante sur les puissances continentales. Le 11 juillet, jour même de son arrivée à Fontainebleau, l'archichancelier Cambacérès s'y était rendu, et avait commencé à traiter avec lui les grandes affaires du moment. Ce grave personnage était effrayé de l'état du continent, des symptômes frappants d'une guerre prochaine, et regardait avec raison les réunions opérées en Italie, comme étant la cause certaine d'une rupture. Dans cette situation, il ne s'expliquait pas bien que Napoléon laissât l'Italie et la France exposées aux coups de la coalition, pour se jeter sur l'Angleterre. Napoléon, plein de confiance, de passion, pour son vaste plan maritime, dont il n'avait pas donné le secret tout entier même à l'archichancelier, Napoléon n'était embarrassé par aucune de ces objections. Selon lui, les prises de possession de Gênes et de Lucques ne regardaient pas la Russie, car l'Italie n'était pas faite pour subir son influence. Cette cour devait se tenir heureuse qu'il ne lui demandât pas compte de ce qu'elle faisait en Géorgie, en Perse, même en Turquie. Elle s'était laissé engager dans la politique anglaise; elle était visiblement en état de coalition avec elle; M. de Nowosiltzoff n'était qu'un commissaire anglais qu'on avait voulu lui envoyer, mais qu'il aurait accueilli en conséquence. Bien évidemment la partie se trouvait fortement liée entre la Russie et l'Angleterre, mais ces deux puissances ne pouvaient rien sans l'Autriche, sans les armées et sans le territoire de cette puissance, et l'Autriche, craignant toujours profondément la France, hésiterait encore quelque temps avant qu'on l'entraînât entièrement. En tout cas, elle ne serait pas prête assez tôt pour empêcher l'expédition d'Angleterre. Quelques jours suffisaient pour exécuter cette expédition, et la mer franchie, toutes les coalitions seraient détruites d'un coup; le bras de l'Autriche, actuellement levé sur la France, serait abattu à l'instant même. Fiez-vous-en à moi, dit Napoléon à l'archichancelier Cambacérès, fiez-vous-en à mon activité; je surprendrai le monde par la grandeur et la rapidité de mes coups!—

Premiers préparatifs de Napoléon pour le cas où la guerre continentale viendrait le surprendre.

Il donna ensuite quelques ordres pour l'Italie et la frontière du Rhin. Il enjoignit à Eugène resté à Milan, et au maréchal Jourdan, son guide militaire, de commencer les approvisionnements des places, de réunir l'artillerie de campagne, d'acheter les chevaux de trait, de former les parcs. Il fit rapprocher de l'Adige les troupes qui venaient de parader à Marengo et Castiglione. Il avait depuis quelque temps disposé aux environs de Pescara une division en réserve, afin d'appuyer le général Saint-Cyr si celui-ci en avait besoin. Il prescrivit à ce général de se tenir bien informé, et, s'il apprenait la moindre tentative des Russes ou des Anglais sur un point quelconque des Calabres, de se porter de Tarente à Naples même, de jeter la cour à la mer, et de s'emparer du royaume.

Il achemina sur le Rhin la grosse cavalerie qui n'était pas destinée à s'embarquer pour l'Angleterre, et dirigea sur ce même point les régiments qui ne devaient pas être compris dans l'expédition. Il ordonna surtout de commencer à Metz, Strasbourg et Mayence, la formation de l'artillerie de campagne.

Août 1805.
Napoléon se transporte à Boulogne.

Il donna ensuite ses dernières instructions à M. de Talleyrand, relativement aux affaires diplomatiques. Il fallait, à chaque nouvelle information recueillie sur les armements de l'Autriche, en instruire cette cour, la convaincre de sa mauvaise foi, et la faire trembler sur les conséquences de sa conduite. Cette fois elle périrait, et on ne lui accorderait plus de quartier si elle interrompait l'expédition d'Angleterre. Quant à la Prusse, l'entretien était depuis long-temps ouvert avec elle sur le Hanovre. On devait profiter de l'occasion pour la sonder sur cette précieuse acquisition, pour éveiller son ambition connue, et si elle mordait à cet appât, le lui offrir immédiatement, à condition d'une alliance avec la France, conclue sur-le-champ, et publiquement proclamée. Avec une telle alliance, Napoléon était sûr de glacer l'Autriche d'effroi, et de la rendre immobile pour bien des années. En tout cas, il croyait qu'entre Boulogne et Douvres, il allait avancer les affaires, beaucoup plus que ne pourraient le faire les négociateurs les plus heureux et les plus habiles.

Le temps pressait, tout était prêt sur les côtes de l'Océan, et chaque moment qui s'écoulait pouvait amener l'amiral Villeneuve devant le Ferrol, devant Brest et dans la Manche. L'amiral Missiessy était revenu à Rochefort, après avoir parcouru les Antilles, enlevé la Dominique aux Anglais, jeté des troupes, des armes, des munitions à la Guadeloupe et à la Martinique, fait beaucoup de prises, et montré le pavillon français sur l'Océan, sans essuyer d'échecs. Cependant il était revenu trop tôt, et, comme il montrait quelque répugnance à se remettre en mer, Napoléon l'avait remplacé par le capitaine Lallemand, excellent officier, qu'il avait forcé à partir avant que les vaisseaux fussent réparés, pour aller à la rencontre de Villeneuve dans les environs du Ferrol. Tout cela terminé, Napoléon se rendit à Boulogne, laissant MM. Cambacérès et de Talleyrand à Paris, emmenant avec lui le maréchal Berthier, et donnant ordre à l'amiral Decrès de le rejoindre sans tarder. Il arriva le 3 août à Boulogne, au milieu des transports de joie de l'armée qui commençait à s'ennuyer de répéter tous les jours les mêmes exercices depuis deux ans et demi, et qui croyait fermement que Napoléon, cette fois, venait se mettre à sa tête, pour passer définitivement en Angleterre.

Revue de cent mille hommes d'infanterie au bord de la mer.
Confiance de Napoléon dans le succès.

Le lendemain même de son arrivée, il fit rassembler toute l'infanterie sur la laisse de basse mer. Elle occupait plus de 3 lieues, et présentait la masse énorme de cent mille hommes d'infanterie, rangés sur une seule ligne. Depuis qu'il commandait, il n'avait rien vu de plus beau. Aussi, rentré le soir à son quartier général, il écrivit à l'amiral Decrès ces mots significatifs: Les Anglais ne savent pas ce qui leur pend à l'oreille. Si nous sommes maîtres douze heures de la traversée, l'Angleterre a vécu[19].

Combat de l'amiral Verhuell au cap Grisnez, à la tête de la flottille batave.

Il avait maintenant réuni, dans les quatre ports d'Ambleteuse, Wimereux, Boulogne, Étaples, c'est-à-dire à la gauche du cap Grisnez, et au vent de Boulogne, tous les corps qui devaient s'embarquer sur la flottille. Ce vœu formé depuis deux ans était enfin accompli, grâce au soin qu'on avait mis à se serrer, grâce à un superbe combat que la flottille batave avait soutenu sous les ordres de l'amiral Verhuell, pour doubler le cap Grisnez en présence de toute l'escadre anglaise. Ce combat livré le 18 juillet (29 messidor), quelques jours avant l'arrivée de Napoléon, était le plus considérable que la flottille eût soutenu contre les Anglais. Plusieurs divisions de chaloupes canonnières hollandaises avaient rencontré au cap Grisnez 45 voiles anglaises, tant vaisseaux que frégates, corvettes et bricks, et les avaient combattus avec un rare sang-froid, et un succès complet. La rencontre au cap était dangereuse, parce que vers ce point l'eau étant profonde, les vaisseaux anglais pouvaient, sans crainte d'échouer, serrer de près nos frêles bâtiments. Malgré cet avantage de l'ennemi, les canonnières hollandaises s'étaient maintenues en présence de leurs puissants adversaires. L'artillerie qui gardait la plage était accourue pour les soutenir, la flottille de Boulogne était sortie pour les appuyer, et, au milieu d'une grêle de projectiles, l'amiral Verhuell, ayant à côté de lui le maréchal Davout, avait passé à demi-portée de canon de l'escadre anglaise, sans perdre un seul bâtiment. Ce combat avait fait dans l'armée la réputation de l'amiral Verhuell, qui jouissait déjà d'une grande estime, et avait rempli de confiance les cent soixante mille hommes, soldats et matelots, prêts à traverser la Manche sur les flottilles française et batave.

Napoléon avait actuellement toute son armée sous la main. En deux heures, hommes, chevaux pouvaient être embarqués, et en deux marées, c'est-à-dire en vingt-quatre heures, transportés à Douvres. Quant au matériel, il était depuis long-temps à bord des bâtiments.

Force totale de l'armée.

L'armée rassemblée sur ce point, successivement accrue, présentait à peu près une force de 132 mille combattants et de 15 mille chevaux, indépendamment du corps du général Marmont, placé au Texel, et s'élevant à 24 mille hommes, et des 4 mille hommes de Brest, destinés à naviguer sur l'escadre de Ganteaume.

Composition et distribution de l'armée.

Les 132 mille, qui devaient passer sur la flottille et partir des quatre ports d'Ambleteuse, Wimereux, Boulogne, Étaples, étaient distribués en six corps d'armée. L'avant-garde, commandée par Lannes, forte de 14 mille hommes, composée de la division Gazan et des fameux grenadiers réunis, campés à Arras, devait s'embarquer à Wimereux. Ces dix bataillons de grenadiers, formant à eux seuls un corps de 8 mille hommes de la plus belle infanterie qui existât dans le monde, embarqués sur une légère division de péniches, étaient appelés à l'honneur de se jeter les premiers à la côte d'Angleterre, sous l'impulsion entraînante de Lannes et d'Oudinot. Puis, venait le corps de bataille, divisé en aile droite, centre, aile gauche. L'aile droite, commandée par Davout, comptant 26 mille hommes, composée de ces vaillantes divisions Morand[20], Friant, Gudin, qui s'immortalisèrent depuis à Awerstædt et en cent combats, était destinée à s'embarquer à Ambleteuse, sur la flottille hollandaise. Le centre, sous le maréchal Soult, porté à 40 mille hommes, distribué en quatre divisions, à la tête desquelles se trouvaient les généraux Vandamme, Suchet, Legrand, Saint-Hilaire, devait s'embarquer sur les quatre escadrilles réunies à Boulogne. Enfin l'aile gauche, ou camp de Montreuil, était commandée par l'intrépide Ney. Elle était de 22 mille hommes; elle comptait trois divisions, et notamment cette division Dupont, qui bientôt se couvrit de gloire à Albek, au pont de Halle, à Friedland. Ce corps devait partir d'Étaples, sur deux escadrilles de la flottille. Une division d'élite de la garde, forte de 3 mille hommes et actuellement en marche, allait arriver à Boulogne pour s'y réunir au corps du centre.

Enfin, la sixième subdivision de cette grande armée était ce qu'on appelait la réserve. Elle avait pour chef le prince Louis; elle comprenait les dragons et les chasseurs à pied, commandés par les généraux Klein et Margaron; la grosse cavalerie, commandée par Nansouty, et une division italienne, parfaitement disciplinée et ne le cédant pas pour la tenue aux plus belles divisions françaises. Napoléon avait dit qu'il voulait montrer aux Anglais ce qu'ils n'avaient pas vu depuis César, des Italiens dans leur île, et apprendre à ces Italiens à s'estimer eux-mêmes, en les amenant à se battre aussi bien que des Français. Cette réserve, s'élevant à 27 mille hommes, et placée en arrière de tous les camps, devait venir occuper le rivage, quand les cinq premiers corps de l'armée seraient partis; et, comme on supposait qu'une escadre couvrant le passage on serait maître du détroit pendant quelques jours, la flottille de transport, se séparant pour quelques heures de la flottille de guerre, devait venir chercher cette réserve ainsi que la seconde moitié des chevaux. En effet, sur 15 mille chevaux, la flottille n'en pouvait embarquer que 8 mille à la fois. Un second transport aurait amené les 7 mille autres.

Ainsi, outre les 24 mille hommes de Marmont, embarqués sur la flotte du Texel, les 4 mille hommes embarqués à Brest, Napoléon pouvait mouvoir directement une masse totale de 132 mille hommes, dont 100 mille d'infanterie, 7 mille de cavalerie montée, 12 mille de cavalerie non montée, 13 mille d'artillerie[21].

C'est dans ce formidable appareil que Napoléon attendait l'escadre de Villeneuve.

Navigation de l'amiral Villeneuve.
Villeneuve, arrivé heureusement devant Cadix, y rallie l'amiral Gravina.

Cet amiral était, comme on l'a vu, parti le 30 mars de Toulon, avec 11 vaisseaux, dont 2 de 80, et 6 frégates. Nelson croisait vers Barcelone. S'attachant à faire croire que son intention était de se fixer dans ces parages, il s'était subitement porté au sud de la Sardaigne, dans l'espérance que les Français, trompés par les bruits qu'il avait répandus, chercheraient à éviter les côtes d'Espagne, et viendraient eux-mêmes à sa rencontre. La flotte française sortie par un bon vent, et informée de la vérité par un bâtiment ragusais, se dirigea entre les Baléares et Carthagène, y toucha le 7 avril, et s'y arrêta une journée à cause d'un calme plat. Villeneuve offrit à l'amiral espagnol Salcedo de le rallier à son pavillon, ce que celui-ci, faute d'ordre, ne put accepter, et, reprenant sa route par un vent favorable, il se présenta le 9 avril à l'entrée du détroit. Le même jour, à midi, il était engagé dans le détroit, formé sur deux colonnes, ses frégates en avant, le branle-bas de combat exécuté sur tous ses navires, et prêt à combattre. On avait reconnu de Gibraltar la flotte française; on s'était mis alors à sonner les cloches, à tirer le canon d'alarme, car il n'y avait dans le port qu'une très-faible division. Villeneuve parut le soir même en vue de Cadix. Averti par ses signaux, le capitaine de l'Aigle se hâta de sortir de la rade, et le brave Gravina, qui n'avait rien négligé pour être en mesure, se dépêcha de lever l'ancre afin de se réunir à l'amiral français. Mais beaucoup de choses étaient en retard à Cadix. Les 2,500 Espagnols qu'on devait transporter aux îles n'étaient pas même embarqués. On achevait de mettre les vivres à bord. Il aurait fallu au moins quarante-huit heures de plus à l'amiral Gravina; mais Villeneuve était pressant, et disait qu'il n'attendrait pas si on ne le joignait sur-le-champ. Quoique un peu remis du trouble de sa première sortie, l'amiral français était cependant poursuivi sans cesse par l'image de Nelson, qu'il croyait toujours voir sur ses traces.

Gravina, fort dévoué aux projets de Napoléon, embarqua tout confusément, se proposant d'achever ses arrangements à la mer, et sortit de Cadix pendant la nuit. Il arriva même à un bâtiment de toucher, dans l'extrême précipitation de cette sortie.

Vers deux heures du matin, Villeneuve, qui s'était borné à mouiller une ancre, profita du vent, et reprit sa direction vers l'ouest. Il était le 11 en plein océan, ayant échappé à la redoutable surveillance des Anglais. Le 11 et le 12, il attendit les vaisseaux espagnols; mais deux seulement parurent, et, ne voulant pas perdre plus de temps, il fit voile, comptant qu'il serait rejoint plus tard, ou en route, ou à la Martinique même, car chaque commandant avait reçu l'indication de ce rendez-vous commun. Personne d'ailleurs, Villeneuve excepté, ne connaissait la grande destination de l'escadre.

Chargement de la publicité...