Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 10 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
The Project Gutenberg eBook of Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 10 / 20)
Title: Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 10 / 20)
Author: Adolphe Thiers
Release date: February 25, 2014 [eBook #45014]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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HISTOIRE
DU
CONSULAT
ET DE
L'EMPIRE
TOME X
L'auteur déclare réserver ses droits à l'égard de la traduction en Langues étrangères, notamment pour les Langues Allemande, Anglaise, Espagnole et Italienne.
Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (Direction de la Librairie), le 25 juin 1851.
PARIS, IMPRIMÉ PAR PLON FRÈRES, RUE DE VAUGIRARD, 36.
HISTOIRE
DU
CONSULAT
ET DE
L'EMPIRE
FAISANT SUITE
À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
PAR M. A. THIERS
TOME DIXIÈME
PARIS
PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR
60, RUE RICHELIEU
1851
HISTOIRE DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE.
LIVRE TRENTE-QUATRIÈME.
RATISBONNE.
Arrivée de Napoléon à Paris dans la nuit du 22 au 23 janvier 1809. — Motifs de son brusque retour. — Profonde altération de l'opinion publique. — Improbation croissante à l'égard de la guerre d'Espagne, surtout depuis que cette guerre semble devoir entraîner une nouvelle rupture avec l'Autriche. — Disgrâce de M. de Talleyrand, et danger de M. Fouché. — Attitude de Napoléon envers la diplomatie européenne. — Il se tait avec l'ambassadeur d'Autriche, et s'explique franchement avec les ministres des autres puissances. — Ses efforts pour empêcher la guerre, mais sa résolution de la faire terrible, s'il est obligé de reprendre les armes. — Son intimité avec M. de Romanzoff, resté à Paris pour l'attendre. — Demande de concours à la Russie. — Vastes préparatifs militaires. — Conscription de 1810, et nouveaux appels sur les conscriptions antérieures. — Formation des quatrième et cinquième bataillons dans tous les régiments. — Développement donné à la garde impériale. — Composition des armées d'Allemagne et d'Italie. — Invitation aux princes de la Confédération de préparer leurs contingents. — Premiers mouvements de troupes vers le Haut-Palatinat, la Bavière et le Frioul, destinés à servir d'avertissement à l'Autriche. — Moyens financiers mis en rapport avec les moyens militaires. — Effet sur l'Europe des manifestations de Napoléon. — Dispositions de la cour d'Autriche. — Exaspération et inquiétude qu'elle éprouve par suite des événements d'Espagne. — Les embarras que cette guerre cause à Napoléon lui semblent une occasion qu'il ne faut pas laisser échapper, après avoir négligé de saisir celle qu'offrait la guerre de Pologne. — Encouragements qu'elle trouve dans l'irritation de l'Allemagne et l'opinion de l'Europe. — Ses armements extraordinaires entrepris depuis longtemps, et maintenant poussés à terme. — Nécessité pour elle de prendre une résolution, et de choisir entre le désarmement ou la guerre. — Elle opte pour la guerre. — Union de l'Autriche avec l'Angleterre. — Efforts du cabinet autrichien à Constantinople pour amener la paix entre les Anglais et les Turcs. — Tentative à Saint-Pétersbourg pour détacher la Russie de la France. — Refroidissement d'Alexandre à l'égard de Napoléon. — Causes de ce refroidissement. — Alexandre redoute fort une nouvelle guerre de la France avec l'Autriche, et s'efforce de l'empêcher. — N'y pouvant réussir, et ne voulant point encore abandonner l'alliance de la France, il adopte une conduite ambiguë, calculée dans l'intérêt de son empire. — Grands préparatifs pour finir la guerre de Finlande et recommencer celle de Turquie. — Envoi d'une armée d'observation en Gallicie sous prétexte de coopérer avec la France. — L'Autriche, quoique trompée dans ses espérances à l'égard de la Russie, se flatte de l'entraîner par un premier succès, et se décide à commencer la guerre en avril. — Déclaration de M. de Metternich à Paris. — Napoléon, ne doutant plus de la guerre, accélère ses préparatifs. — Départ anticipé de tous les renforts. — Distribution de l'armée d'Allemagne en trois corps principaux. — Rôles assignés aux maréchaux Davout, Lannes et Masséna. — Le prince Berthier part pour l'Allemagne avec des instructions éventuelles, et Napoléon reste à Paris pour achever ses préparatifs. — Passage de l'Inn le 10 avril par les Autrichiens, et marche de l'archiduc Charles sur l'Isar. — Passage de l'Isar et prise de Landshut. — Projet de l'archiduc Charles de surprendre les Français avant leur concentration, en traversant le Danube entre Ratisbonne et Donauwerth. — Ses dispositions pour accabler le maréchal Davout à Ratisbonne. — Soudaine et heureuse arrivée de Napoléon sur le théâtre des opérations. — Projet hardi de concentration, consistant à amener au point commun d'Abensberg les maréchaux Davout et Masséna, l'un partant de Ratisbonne, l'autre d'Augsbourg. — Difficultés de la marche du maréchal Davout, exposé à rencontrer la masse presque entière de l'armée autrichienne. — Conduite habile et ferme de ce maréchal placé entre le Danube et l'archiduc Charles. — Sa rencontre avec les Autrichiens entre Tengen et Hausen. — Beau combat de Tengen le 19 avril. — Réunion du corps du maréchal Davout avec Napoléon. — Napoléon prend la moitié de ce corps, avec les Bavarois et les Wurtembergeois, et perce la ligne de l'archiduc Charles, qui s'étend de Munich à Ratisbonne. — Bataille d'Abensberg livrée le 20. — Napoléon poursuit cette opération en marchant sur l'Isar et en prenant Landshut le 21. — Il enlève ainsi la ligne d'opération de l'archiduc, et rejette son aile gauche en Bavière. — Apprenant dans la nuit du 21 au 22 que le maréchal Davout a eu de nouveau l'archiduc à combattre vers Leuchling, il se rabat à gauche sur Eckmühl, où il arrive à midi le 22. — Bataille d'Eckmühl. — L'archiduc, battu, se rejette en Bohême. — Prise de Ratisbonne. — Caractère des opérations exécutées par Napoléon pendant ces cinq journées. — Leurs grands résultats militaires et politiques.
Janv. 1809. Arrivée de Napoléon à Paris, et motifs de son retour. Napoléon, parti à cheval de Valladolid le 17 janvier 1809, arrivé le 18 à Burgos, le 19 à Bayonne, était monté en voiture dans cette dernière ville, après avoir pris à peine le temps d'expédier quelques ordres, et se trouvait aux Tuileries le 22 au milieu de la nuit, surprenant tout le monde par la promptitude de son apparition. On ne s'attendait pas à le revoir sitôt, et, soit en France, soit en Europe, on en devait ressentir quelque trouble. Les motifs de ce trouble s'expliquent par les motifs mêmes de son brusque retour. Il était parti de Valladolid, laissant à ses généraux malheureusement divisés, et faiblement rapprochés par le timide commandement de Joseph, le soin d'achever la conquête de l'Espagne; il était parti, parce que de toutes parts lui était arrivée la nouvelle que l'Autriche poursuivait avec plus de vivacité que jamais ses armements tant de fois ralentis, tant de fois repris depuis deux ans; parce qu'on lui faisait parvenir de Vienne, de Munich, de Dresde, de Milan, le détail précis de ces armements, de manière à ne laisser aucun doute sur l'imminence du danger; parce que de Constantinople on lui racontait les efforts inouïs de l'Autriche pour brouiller les Turcs avec la France, et pour les réconcilier avec l'Angleterre; parce que de Paris enfin on lui mandait qu'une agitation inconnue se manifestait dans les esprits, qu'on intriguait timidement mais visiblement à la cour, qu'on parlait hardiment à la ville, et que partout en un mot on était inquiet, mécontent, aussi mal pensant que mal disant. Un mouvement d'irritation s'était tout à coup produit dans son âme ardente, et il n'avait pu s'empêcher de revenir immédiatement en France. Ceux qui, tant au dehors qu'au dedans, avaient provoqué son retour, devaient s'en ressentir, et ils en étaient agités à l'avance. La diplomatie européenne s'attendait à un éclat. La cour effrayée craignait quelque rigueur.
État des esprits en France au commencement de 1809. Napoléon, en effet, de retour à Paris, allait trouver la France comme il ne l'avait pas encore vue. Bien que depuis dix ans de règne il eût pu discerner, à travers l'admiration qu'il lui inspirait, des défiances, des improbations même, il ne l'avait jamais connue telle que la lui peignaient en ce moment quelques serviteurs fidèles, telle enfin qu'il allait l'apercevoir lui-même. Ce changement était dû tout entier à la guerre d'Espagne, qui commençait à produire ses funestes conséquences.
Jugement du public sur la guerre d'Espagne et les conséquences qu'elle peut avoir. D'abord on avait blâmé l'entreprise elle-même, qui semblait devoir ajouter de nouveaux poids au lourd fardeau dont l'Empire était déjà chargé. On avait blâmé la forme, qui n'était qu'une perfidie envers de malheureux princes hébétés et impuissants. Mais on avait compté sur le génie de Napoléon, toujours heureux, pour vaincre ces nouvelles difficultés; on avait été ébloui et fier des hommages dont il avait été entouré à Erfurt, et on avait flotté ainsi entre la crainte, l'espérance, et l'orgueil satisfait. Cependant cette campagne même, où il n'avait eu qu'à paraître pour dissiper les levées en masse des Espagnols, avait inspiré de tristes réflexions. On l'avait vu obligé de transporter ses vaillantes armées du Nord, où elles étaient toujours nécessaires, au Midi, où aucun danger sérieux ne menaçait la France; de les disperser sur un sol dévorant, où elles s'épuisaient à détruire des rassemblements qui ne tenaient nulle part, mais qui revivaient sans cesse en guérillas quand ils ne pouvaient plus combattre en corps d'armée; de faire rembarquer les Anglais, qui se retiraient en se défendant énergiquement, pour reparaître bientôt sur d'autres points du littoral, aussi mobiles avec leurs vaisseaux que les Espagnols avec leurs jambes. De toutes parts on se disait qu'il y avait là un gouffre, où viendraient s'enfouir beaucoup d'argent, beaucoup d'hommes; pour un résultat fort incertain, désirable sans doute si on se reportait au siècle de Louis XIV, infiniment moins important à une époque où la France dominait le continent, résultat d'ailleurs qu'on aurait bien pu ajourner en présence de tant d'autres entreprises à terminer, et qui devait rendre plus difficile cette paix générale, déjà si difficile et si justement désirée. Mais ce qui mettait le comble à la désapprobation publique, c'était la conviction très-répandue que l'Autriche, profitant du départ des armées françaises pour la Péninsule, allait saisir cette occasion de recommencer la guerre avec plus de chances de succès. À cette certitude s'ajoutait la crainte de voir d'autres puissances se joindre à elle, et la coalition redevenir générale. Dans une faute on voyait ainsi mille fautes, s'enchaînant les unes aux autres, et entraînant une interminable suite de funestes conséquences. En même temps, des appels réitérés, s'adressant non-seulement à la classe de 1809, mais à celle de 1810, levée un an à l'avance, et même aux classes antérieures de 1806, 1807, 1808, 1809, qui avaient pu se croire libérées, ces appels commençaient à produire un mécontentement universel dans les familles, et à y faire sentir comme une souffrance très-vive, cette guerre qui n'avait été jusque-là qu'une occasion de triomphe, un sujet d'orgueil, un moyen de faire descendre dans les campagnes les plus reculées les preuves de la munificence impériale envers de vieux soldats. Les anciens royalistes, en partie ramenés, s'étaient tus jusqu'ici, et le clergé avec eux. Mais aujourd'hui les moins corrigibles trouvaient dans les événements d'Espagne et d'Autriche, dans la souffrance des familles, un motif pour tenir des discours pleins de fiel. Le clergé, ordinairement uni à eux d'intérêt et de sentiment, avait, dans les mauvais traitements qu'on faisait essuyer au pape à Rome, une cause de déplaisir tout aussi grande que celle que les anciens royalistes pouvaient trouver dans les renonciations forcées de Bayonne. Aussi bien des curés se permettaient-ils un langage fort équivoque dans certaines chaires soit de la ville, soit de la campagne, et, sous prétexte de prêcher la soumission chrétienne, on commençait à parler aux peuples comme l'Église a coutume de le faire dans les temps de persécution.
On s'exprimait dans les lieux publics avec une étrange liberté, et ce Paris si mobile, tour à tour si turbulent ou si docile, si dénigrant ou si enthousiaste, jamais soumis ou insoumis tout à fait, et qu'on peut toujours s'attendre à revoir sage au moment des plus grands égarements, ou insensé dans les temps de la plus parfaite sagesse, Paris presque ennuyé d'admirer son empereur, oubliant même la reconnaissance qu'il lui devait pour avoir abattu l'échafaud et rétabli les autels, pour avoir ramené le calme, le luxe, les plaisirs, Paris aimait à relever ses torts, à commenter ses fautes, et, à travers la satisfaction de fronder, commençait à éprouver pour l'avenir des craintes sérieuses, qu'il traduisait en un langage triste et souvent amer. Les fonds publics, malgré les achats obstinés du Trésor, baissaient au-dessous du taux de 80 francs, déclaré normal par l'Empereur pour la rente cinq pour cent, et ils seraient tombés bien au-dessous, sans les efforts qu'on faisait pour les soutenir.
Commencement d'opposition dans le Corps Législatif. Autour du gouvernement on ne montrait pas moins d'inquiétude et d'indiscipline d'esprit. Le Corps Législatif était demeuré assemblé pendant tout le temps qu'avait duré la courte campagne de Napoléon au delà des Pyrénées. On l'avait occupé, comme c'était l'usage à cette époque, non de politique, mais d'affaires financières, et surtout de matières législatives. Il avait eu à discuter le Code d'instruction criminelle, œuvre difficile, et qui pouvait réveiller plus d'un ancien dissentiment. Les opposants, bien peu nombreux alors, qui n'arrivaient jamais à donner plus de 10 ou 15 suffrages négatifs aux projets qu'on leur soumettait, avaient cette fois tenu tête au gouvernement, et réuni jusqu'à 80 et 100 suffrages négatifs, sur 250 à 280 votants, dans la délibération des divers titres de ce Code. L'archichancelier Cambacérès ayant discerné, avec sa perspicacité ordinaire, cette renaissance de l'esprit de contradiction, et craignant de l'exciter en livrant à la discussion un Code qui mettait si fort en présence les anciens penchants des uns pour la liberté, des autres pour l'autorité, avait prévenu l'Empereur de ce danger, et avait cherché à le dissuader de terminer cette année le Code d'instruction criminelle. Il eût préféré choisir un moment où l'on aurait été plus enclin à l'approbation, et où l'Empereur aurait été présent, car, lui absent, tout le monde était plus hardi. Mais Napoléon, ne connaissant pas d'obstacle, avait voulu que le Code d'instruction criminelle fût mis en délibération cette année même, et de vives discussions, suivies de votes plus partagés que de coutume, avaient étonné les esprits réfléchis, et contribué à indisposer un maître attentif, quoique absent, à tout ce qui se passait en France.
Conduite de MM. de Talleyrand et Fouché. Encouragés par cette absence, certains personnages avaient aussi donné un libre cours à leur langue et à leur penchant pour l'intrigue. Deux surtout avaient poussé jusqu'à l'imprudence l'oubli d'une soumission à laquelle ils semblaient habitués depuis bientôt dix années, c'étaient MM. Fouché et de Talleyrand. Nous avons fait connaître ailleurs le caractère, et le rôle pendant les premières années du Consulat, de ces deux personnages si divers, si hostiles l'un à l'autre, et les plus importants de l'époque après l'archichancelier Cambacérès. L'archichancelier Cambacérès, quoique moins consulté que jadis, s'efforçait toujours en secret, et sans ostentation, de faire prévaloir dans l'esprit de Napoléon des pensées de modération et de prudence, à quoi il réussissait beaucoup plus rarement qu'autrefois. Du reste, les événements commençaient à le fatiguer et à l'attrister, et il tendait chaque jour à s'effacer davantage, ce qui est facile en tout temps, car les acteurs pressés sur la scène du monde ne sont jamais fâchés qu'on leur laisse la place vide. Napoléon seul s'en apercevait avec regret, appréciant sa rare sagesse, quoiqu'il en fût souvent importuné. On songeait donc beaucoup moins au prince archichancelier. MM. Fouché et de Talleyrand, au contraire, aimaient fort qu'on s'occupât d'eux, et attiraient volontiers sur eux-mêmes tout ce qui restait d'attention à un public dont Napoléon occupait presque seul la pensée. M. Fouché, excellent ministre de la police dans les premiers temps du Consulat, par son indifférence indulgente envers les partis qui le portait à ménager tout le monde, avait cependant deux inconvénients graves pour un ministre de la police, c'était le soin de se faire valoir aux dépens du gouvernement, et le besoin de se mêler de toutes choses. Ménageait-il celui-ci ou celui-là, prévenait-il un acte de rigueur, il s'en attribuait le mérite auprès des intéressés, leur donnant à entendre que sans lui on aurait bien autrement souffert de la tyrannie d'un maître impétueux. Il affectait de contenir le zèle emporté du préfet de police Dubois, fonctionnaire personnellement dévoué à l'Empereur, le raillait des découvertes qu'il prétendait faire, et traitait de complots chimériques tous ceux qui étaient dénoncés par cet agent. En cela M. Fouché pouvait avoir raison, mais il avait lui-même ses excès de zèle. Il voulait se mêler de tout, pour paraître influent en tout. Récemment, dans le désir de se donner de l'importance, il avait pris sur lui de conseiller le divorce à l'impératrice Joséphine, croyant qu'il plairait ainsi à Napoléon, en amenant un sacrifice que celui-ci n'osait pas demander, mais qu'il souhaitait ardemment. Ces vues trop personnelles, cette indiscrète intervention dans ce qui ne le regardait pas, avaient déjà failli perdre M. Fouché auprès de Napoléon, qui ne voulait pas naturellement qu'on se fit valoir à ses dépens; qu'on le peignît aux partis comme dur et cruel, en se réservant pour soi les honneurs de l'indulgence; qu'on affectât l'incrédulité en fait de complots pouvant compromettre la sûreté de son gouvernement; qu'on se permît enfin de prendre l'initiative dans de graves affaires d'État ou de famille, qui ne concernaient que lui seul, et dont seul il pouvait et voulait juger la maturité.
Une circonstance toute récente lui avait donné occasion de témoigner à cet égard son sentiment, et il l'avait fait d'une manière fâcheuse pour M. Fouché. Un ancien militaire, le général Malet, conspirateur incorrigible, Servan, autrefois ministre de la guerre, un ex-conventionnel, Florent-Guyot, un employé peu connu du département de l'instruction publique, étaient compromis dans une trame peu sérieuse, mais qui annonçait déjà un commencement de résistance au pouvoir absolu. Il n'y avait là qu'une chose grave, et personne ne s'en aperçut alors, c'était la manie du général Malet de penser que, Napoléon étant souvent absent pour la guerre, il fallait profiter de l'une de ses absences pour le dire mort, et provoquer un soulèvement. Le projet du général Malet, réalisé plus tard, était-il seulement en germe alors, ou déjà fort mûri dans la prétendue trame que M. Dubois croyait avoir découverte, c'est ce qu'il est impossible de décider. M. Fouché railla beaucoup M. Dubois, et celui-ci, se sentant soutenu, traita son ministre avec peu de respect. Napoléon averti en Espagne de ce différend, et n'aimant pas que son ministre de la police jouât l'esprit fort en matière de complots, ou peut-être se fît valoir auprès des corps de l'État en étouffant une affaire dans laquelle plusieurs de leurs membres étaient compromis, prêta tout appui à M. Dubois, et voulut que la question fût examinée dans un conseil présidé par le prince Cambacérès. Le prudent archichancelier pacifia la querelle en décidant que s'il n'y avait pas lieu à suivre, il y avait du moins grande attention à donner à ces premiers symptômes de l'esprit de révolte. M. Fouché fut vertement réprimandé par ordre de l'Empereur. Il venait de l'être plus durement encore au sujet de sa proposition de divorce. Cette proposition faite spontanément à l'impératrice Joséphine par le ministre de la police avait paru à celle-ci dictée par l'Empereur lui-même, car elle n'avait pu supposer qu'un ministre prît sur lui de hasarder une telle démarche s'il n'y avait été autorisé, et il en était résulté des agitations intérieures qui avaient vivement affecté Napoléon. Cherchant la stabilité qui lui échappait, il désirait un héritier, et sentait peu à peu mûrir en lui la résolution du divorce. Mais plus il approchait du moment de cette résolution, moins il voulait s'infliger à l'avance une douleur qui devait lui être très-sensible. M. Fouché fut donc désavoué pour cette démarche, et condamné auprès de l'impératrice à des excuses humiliantes. M. Cambacérès fut encore l'intermédiaire, le pacificateur de ce différend. Mais M. Fouché put dès lors s'apercevoir du déclin rapide de son crédit.
Quant à M. de Talleyrand, sa situation était aussi fort compromise, et également par sa faute. Il avait déjà donné plus d'un sujet de défiance et de déplaisir à Napoléon, surtout en quittant le ministère des affaires étrangères en 1807, pour le vain motif de devenir grand dignitaire de l'Empire. Il avait regagné la faveur impériale en se faisant l'instrument actif de la politique qui avait amené la guerre d'Espagne, et Napoléon l'avait tour à tour conduit à Erfurt, ou laissé à Paris, afin de pallier auprès de la diplomatie européenne ce que cette politique pouvait avoir d'odieux et d'inquiétant pour les cours étrangères. Mais M. de Talleyrand était de tous les hommes le moins capable de résister à l'opinion du jour, et la guerre d'Espagne ayant fini par encourir la réprobation universelle, n'était plus bonne à ses yeux qu'à désavouer. Aussi ne manquait-il pas de dire qu'il ne l'avait point conseillée, se fondant sans doute sur ce qu'il avait préféré, entre les projets proposés, le démembrement de l'Espagne à l'usurpation de la couronne. Les désaveux commencés, il remontait jusqu'à l'affaire du duc d'Enghien, car dans ce moment de défaveur on revenait sur toutes les fautes que Napoléon avait pu commettre, et M. de Talleyrand voulait n'avoir été complice d'aucune. Son imprudence était grande, car si tout se redit vite à Paris, tout se redisait bien plus vite alors, à l'indiscrétion se joignant plus qu'à aucune autre époque le goût perfide de plaire. M. de Talleyrand ne pouvait donc manquer d'être bientôt dénoncé à l'Empereur.
Ses torts ne s'étaient pas bornés à quelques désaveux peu fondés, il s'était réconcilié avec M. Fouché, après dix ans de haine et de dénigrement réciproques. Ils se traitaient l'un l'autre d'intrigant frivole, affectant de diriger une diplomatie qui, aidée par la victoire, allait toute seule; d'intrigant subalterne agitant l'Empereur de vulgaires dénonciations, et faisant étalage d'une police que la soumission générale rendait facile, même inutile. M. de Talleyrand méprisait la vulgarité de M. Fouché, celui-ci la frivolité de M. de Talleyrand. Cependant, comme si une situation grave avait paru exiger de leur part l'oubli d'anciens ressentiments, MM. de Talleyrand et Fouché, rapprochés par des officieux, s'étaient réconciliés et publiquement visités, ce qui avait produit une surprise générale. Le motif vrai de leur réconciliation, c'est que des circonstances pouvaient se présenter prochainement où leur union serait nécessaire à tous deux. On se persuadait, en effet, que Napoléon finirait par rencontrer en Espagne le poignard d'un fanatique, ou en Autriche un boulet de canon. MM. Fouché et de Talleyrand, plus enclins à croire à la chute d'un ordre de choses qui n'était plus de leur goût, semblaient partager l'opinion que la personne de Napoléon succomberait infailliblement à un péril trop souvent bravé. Que deviendrons-nous? que ferons-nous? étaient les questions qu'ils s'étaient adressées, et que certainement ils n'avaient pas résolues. Mais les intermédiaires, exagérant comme de coutume les demi-confidences que ces deux personnages avaient pu se faire, prétendaient que tout un plan de gouvernement avait été préparé par eux pour le cas où Napoléon serait frappé. On leur prêtait même l'idée de transmettre la couronne impériale à Murat, qui avait porté à Paris, avant de se rendre à Naples, le mécontentement de n'être pas roi d'Espagne.
Ces vains bruits ne mériteraient pas d'occuper l'histoire, s'ils n'attestaient un commencement d'altération dans les esprits, résultat des fautes de Napoléon, et surtout s'ils n'avaient pas eu le fâcheux effet de tenir les étrangers en éveil sur ce qui se passait à Paris, de leur persuader que l'autorité de Napoléon était fort affaiblie, que la nation était dégoûtée de sa politique, que ses moyens d'action étaient très-diminués, et que le moment enfin était venu de lui déclarer de nouveau la guerre. Il est certain que l'état des esprits à Paris[1] agit alors beaucoup sur l'état des esprits en Europe, et contribua extrêmement à rallumer la guerre, comme on va bientôt le voir.
Napoléon connaissait, avant de quitter Valladolid, une grande partie de ce que nous venons de rapporter, et il en éprouvait une irritation dont il ne sut pas contenir les éclats. La veille de son départ, apprenant que les grenadiers de la vieille garde murmuraient parce qu'on les laissait en Espagne, du moins momentanément; apprenant aussi que le général Legendre, l'un des signataires de la capitulation de Baylen, devait se présenter à lui dans une revue qu'il allait passer, Napoléon se livra à des mouvements de colère qui affligèrent profondément ceux qui en furent témoins. Parcourant à pied les rangs de ses grenadiers qui lui présentaient les armes, soit qu'il eût entendu quelque murmure, soit qu'il eût reconnu l'un des mécontents, il lui arracha son fusil des mains, et le tirant à lui: Malheureux, lui dit-il, tu mériterais que je te fisse fusiller! et peu s'en faut que je ne le fasse.—Puis, le rejetant dans les rangs, et s'adressant à ses camarades: Ah! je le sais, leur dit-il, vous voulez retourner à Paris pour y retrouver vos habitudes et vos maîtresses, eh bien, je vous retiendrai encore sous les armes à quatre-vingts ans!—Ayant ensuite aperçu le général Legendre, il lui saisit la main et lui dit: Cette main, général, cette main, comment ne s'est-elle pas séchée en signant la capitulation de Baylen?—L'infortuné général, foudroyé par ces paroles, sembla s'abîmer dans sa honte, et chacun s'inclina devant le visage enflammé de Napoléon, tout en blâmant secrètement ces inqualifiables violences.
Il partit ensuite pour Paris, où il arriva, comme nous l'avons dit, avec une rapidité égale à ses passions. On lui avait beaucoup écrit en Espagne; car indépendamment de ses ministres il avait de nombreux correspondants, qui lui communiquaient tout ce qu'ils pensaient et tout ce qu'ils recueillaient[2]; il avait beaucoup appris en route, quoique en courant; il avait donné un grand nombre d'ordres, prescrit notamment l'arrestation d'un abbé Anglade qui, dans la Gironde, avait mal parlé en chaire de la conscription, et mandé à Paris l'archevêque de Bordeaux, qui avait souffert les sermons de l'abbé Anglade. À peine entré aux Tuileries, il avait été assailli par des milliers de rapports sur ce qui s'était passé en son absence. Ces rapports fort exagérés ne pouvaient tromper un esprit aussi sagace que le sien, mais on accueille volontiers ce qui flatte l'irritation qu'on éprouve, et Napoléon crut, ou parut croire beaucoup de choses invraisemblables. Il appela auprès de lui l'archichancelier Cambacérès, auquel il redit avec une extrême animation tout ce qu'on lui avait raconté, s'emportant surtout contre MM. Fouché et de Talleyrand, qui, selon lui, n'avaient pu se réconcilier que dans de très-mauvaises intentions. L'archichancelier Cambacérès essaya de le calmer, mais il n'y réussit qu'imparfaitement. Ce qui blessait Napoléon, c'était qu'on disposât de sa succession comme si sa mort eût été certaine; ce qui le blessait plus encore, c'était le désaveu de sa politique, fait par un homme qui en avait été le complice, et qui avait été conduit à Erfurt et laissé à Paris pour en être l'apologiste. Aussi le principal orage devait-il fondre sur la tête de M. de Talleyrand, M. Fouché ayant déjà reçu par écrit de vertes réprimandes, et bien que commençant à déplaire, n'ayant pas encore assez comblé la mesure pour être sacrifié.
Disgrâce de M. de Talleyrand. Napoléon, dans un conseil de ministres auquel assistaient plusieurs grands dignitaires présents à Paris, se plaignit de toutes choses et de tout le monde, car il n'était rien dont il ne fût mécontent. On avait perdu à cette époque, au milieu du calme de l'Empire, la connaissance de l'opinion publique et de ses brusques revirements; on croyait qu'un gouvernement pouvait la diriger à volonté, et on avait à cet égard une foi puérile dans l'influence de la police, parce qu'elle avait une autorité absolue sur les journaux. Napoléon se plaignit de ce qu'on avait laissé les esprits s'égarer sur les événements du jour, de ce qu'on avait laissé interpréter sa dernière campagne, toute marquée par des succès, comme une campagne féconde en revers; lança plusieurs traits acérés contre ceux qui avaient parlé et agi comme en présence d'une succession déjà ouverte, comme en présence d'un règne près de finir. Il se plaignit surtout avec une extrême amertume de ceux qui, pour le désavouer, ne craignaient pas de se désavouer eux-mêmes; enfin ne se contenant plus, parcourant à grands pas la salle du conseil, et s'adressant à M. de Talleyrand, qui était immobile, debout, adossé à une cheminée, il lui dit en gesticulant de la manière la plus vive:—Et vous osez prétendre, Monsieur, que vous avez été étranger à la mort du duc d'Enghien! Et vous osez prétendre que vous avez été étranger à la guerre d'Espagne!—Étranger, répétait Napoléon, à la mort du duc d'Enghien! mais oubliez-vous donc que vous me l'avez conseillée par écrit? Étranger à la guerre d'Espagne! mais oubliez-vous donc que vous m'avez conseillé dans vos lettres de recommencer la politique de Louis XIV? oubliez-vous que vous avez été l'intermédiaire de toutes les négociations qui ont abouti à la guerre actuelle?—Puis passant et repassant devant M. de Talleyrand, lui adressant chaque fois les paroles les plus blessantes, accompagnées de gestes menaçants, il glaça d'effroi tous les assistants, et laissa ceux qui l'aimaient pleins de douleur de voir abaissée dans cette scène la double dignité du trône et du génie[3]. Napoléon congédia ensuite le conseil, fâché de ce qu'il avait fait, et ajoutant au mécontentement qu'il avait des autres le juste mécontentement qu'il devait avoir de lui-même.
M. de Talleyrand rentré chez lui éprouva une sorte de saisissement. Les médecins furent inquiets pour sa vie, car il n'avait nullement le courage de la disgrâce, quoiqu'il la soutînt avec une impassibilité apparente. Cependant Napoléon était trop irrité pour s'en tenir à des paroles. Il voulut qu'une manifestation officielle apprît au public que M. de Talleyrand avait encouru sa défaveur. Ce personnage, qui aimait tous les genres d'honneur, avait aspiré à être grand chambellan lorsqu'il occupait les fonctions si sérieuses de ministre des affaires étrangères. Devenu grand dignitaire, il était resté grand chambellan, et en cumulait les avantages pécuniaires avec ceux de sa nouvelle dignité. Le lendemain même de la séance orageuse qui avait eu lieu au conseil des ministres, Napoléon lui fit redemander la clef de grand chambellan, et la transmit à M. de Montesquiou, l'un des membres du Corps Législatif les plus justement honorés, qui joignait à ses titres actuels des titres anciens, fort appréciés par Napoléon quand ils s'ajoutaient à un mérite réel. Toutefois M. de Talleyrand, s'apercevant qu'il s'était trop hâté de se conduire avec le gouvernement impérial comme avec un gouvernement perdu, chercha à racheter par une extrême soumission les propos imprudents qu'on lui reprochait. Deux ou trois jours après il se rendit à une grande fête aux Tuileries, dans le plus brillant costume, s'inclinant profondément devant le maître dont il avait essuyé les outrages, voulant presque le faire douter lui-même et surtout faire douter le public de ce qui s'était passé. Il y réussit dans une certaine mesure, car Napoléon, désarmé par cette soumission calculée, découvrit le calcul, mais agréa l'humilité.
Signes avant-coureurs d'une guerre prochaine. Après avoir réprimé les langues autour de lui, sans les réprimer dans le public, qu'on ne pouvait pas disgracier, Napoléon s'occupa sur-le-champ des graves affaires qui l'avaient amené à Paris. Ces affaires étaient la diplomatie et la guerre qu'il fallait conduire de front, car on se trouvait à la veille d'une rupture avec l'Autriche. Cette puissance, que nous avons vue si agitée depuis trois ans, flottant tour à tour entre le désir de venger ses humiliations et la crainte de nouveaux revers; cherchant sans cesse une occasion opportune, ayant cru en découvrir une dans le hardi mouvement de Napoléon vers le Nord en 1807, l'ayant laissée passer sans la saisir, et regrettant amèrement de l'avoir manquée; croyant en apercevoir une nouvelle dans la guerre d'Espagne, hésitant depuis six mois si elle en profiterait ou non, et au milieu de ces hésitations armant avec une activité toujours croissante, cette puissance semblait enfin près d'éclater. Tout ce qu'elle faisait dans l'étendue de son empire comme préparatifs militaires, auprès des cabinets européens comme intrigue politique, décelait une résolution presque arrêtée. L'approche du printemps d'ailleurs donnait lieu de penser qu'on aurait tout au plus deux ou trois mois pour se préparer à lui tenir tête. Il fallait donc se hâter si on ne voulait être pris au dépourvu; mais c'est dans l'art de bien employer le temps et de créer par miracle ce qui n'existait pas que Napoléon excellait, et il en fournit ici une nouvelle et éclatante preuve.
Attitude de Napoléon envers la légation d'Autriche et envers les autres légations étrangères. Avec les préparatifs militaires, il avait à conduire simultanément les négociations qui devaient ou prévenir la guerre, ou en rendre le résultat plus certain au moyen d'alliances bien ménagées. Il avait eu quelques mois auparavant, à son premier retour d'Espagne, avec l'ambassadeur d'Autriche, des explications si franches, si développées, et cependant suivies de si peu d'effet, que recommencer semblait superflu, et aussi peu digne que peu efficace. Napoléon jugea qu'une extrême réserve à l'égard de cet ambassadeur, une extrême franchise à l'égard des autres, et le déploiement d'une grande activité administrative, étaient la véritable conduite à tenir et la seule manière de provoquer d'utiles réflexions à Vienne, si on y était encore capable d'en faire de pareilles. Il se montra donc poli, mais froid et sobre de paroles envers M. de Metternich. Il enjoignit à toute la famille impériale, dans le sein de laquelle M. de Metternich était ordinairement bien accueilli, d'imiter cette réserve. Il se montra au contraire beaucoup plus ouvert avec les autres ambassadeurs, leur avoua le motif de son retour à Paris, leur déclara que c'était l'Autriche et ses armements qui le ramenaient si vite, et qu'il allait y répondre par des armements formidables.—Il paraît, leur dit-il à tous, que ce sont les eaux du Léthé et non celles du Danube qui coulent à Vienne, et qu'on y a oublié les leçons de l'expérience. Il en faut de nouvelles; on les aura, et cette fois terribles, j'en réponds. Je ne veux pas la guerre, je n'y ai pas d'intérêt, et l'Europe entière est témoin que tous mes efforts, toute mon attention étaient dirigés vers le champ de bataille que l'Angleterre a choisi, c'est-à-dire l'Espagne. L'Autriche, qui a sauvé les Anglais en 1805, au moment où j'allais franchir le détroit de Calais, les sauve encore une fois en m'arrêtant au moment où j'allais les poursuivre jusqu'à la Corogne: elle payera cher cette nouvelle diversion. Ou elle désarmera sur-le-champ, ou elle aura à soutenir une guerre de destruction. Si elle désarme de manière à ne me laisser aucun doute sur ses intentions futures, je remettrai moi-même l'épée dans le fourreau, car je n'ai envie de la tirer qu'en Espagne, et contre les Anglais. Sinon la lutte sera immédiate et décisive, et telle que l'Angleterre n'aura plus à l'avenir d'alliés sur le continent.—
Effet du langage de Napoléon sur les cours européennes. L'Empereur produisit sur tous ceux qui l'entendirent l'effet qu'il désirait, car il était sincère dans son langage, et il disait vrai en assurant qu'il ne voulait pas la guerre, mais qu'il la ferait terrible si on l'obligeait à la recommencer. Tout en pensant qu'il se l'était attirée par sa conduite en Espagne, chacun jugea que l'Autriche commettait une grande imprudence, et s'effraya pour l'Europe des conséquences auxquelles cette cour allait s'exposer.
Séjour prolongé de M. de Romanzoff à Paris. On avait, tantôt par un motif, tantôt par un autre, retenu en France, depuis l'entrevue d'Erfurt, M. de Romanzoff, le ministre des affaires étrangères de Russie. Comme il a été dit plus haut, ce ministre s'était rendu à Paris à la suite de Napoléon pour veiller lui-même aux négociations qui allaient s'entamer avec l'Angleterre, et hâter autant que possible l'acquisition des provinces du Danube. La négociation avec l'Angleterre ayant échoué, M. de Romanzoff aurait pu repartir pour Saint-Pétersbourg, afin de rejoindre son jeune maître, qui l'attendait avec une vive impatience. Mais un motif, tiré de leurs désirs communs, avait retenu M. de Romanzoff. Il ne fallait pas plus de deux mois, lui avait-on dit à Paris, pour terminer les affaires d'Espagne, pour ramener le roi Joseph à Madrid, pour l'y couronner de nouveau, pour jeter les Anglais à la mer, et inspirer à l'Europe des pensées de résignation au lieu de pensées de résistance à l'égard des desseins conçus à Erfurt. Il pouvait donc y avoir un intérêt véritable à différer encore les ouvertures qu'il s'agissait de faire à Constantinople relativement à la Moldavie et à la Valachie; car si Napoléon était complétement victorieux, l'Autriche n'oserait pas entreprendre une nouvelle lutte, l'Angleterre ne trouverait pas d'alliés sur le continent, les Turcs n'en trouveraient ni sur terre, ni sur mer, et, sans conflagration européenne, la Russie acquerrait les provinces du Danube, comme elle était près d'acquérir la Finlande, au moyen d'une guerre toute locale et d'une importance très-limitée. Ce motif valait la peine d'un nouvel effort de patience, car ce n'était après tout qu'un retard de deux mois, et ces deux mois M. de Romanzoff avait jugé utile de les passer près des événements dont il attendait l'issue. Dans l'intervalle il observait soigneusement le colosse dont la Russie était pour un temps la complice plutôt que l'alliée; il en étudiait la force passagère ou durable; il cherchait à apprécier la valeur des mille propos répétés à Saint-Pétersbourg par les échos de la diplomatie européenne, et il vivait en attendant au milieu d'un nuage d'encens, la cour impériale ayant reçu l'ordre de combler de caresses l'ancien ministre de Catherine, le ministre actuel d'Alexandre, ordre de tous le plus facilement obéi à Paris, où l'on aime tant à plaire quand on ne met pas son orgueil à blesser.
M. de Romanzoff avait passé d'abord deux mois, puis trois à Paris, ne s'apercevant pas du temps qui s'écoulait, et cherchant à calmer l'impatience de son souverain, qui le pressait sans cesse de revenir. Napoléon avait tenu parole, et en deux mois il avait dispersé les armées espagnoles comme de la poussière, chassé les Anglais du continent espagnol, ramené son frère à Madrid, sans donner cependant à personne l'idée que la guerre d'Espagne fût une guerre finie. Ce n'était pas là ce qu'il avait espéré, ni surtout ce qu'il avait promis, car on ne pouvait plus se flatter de réaliser les grandes acquisitions projetées en Orient par un simple acte de volonté. Napoléon, à peine arrivé, vit M. de Romanzoff, exerça sur lui sa puissance ordinaire de fascination, fit par son esprit tout ce qu'il n'avait pas fait par ses armes, exprima sa colère de voir l'Autriche intervenir encore au moment décisif pour lui arracher les Anglais des mains, car, s'il les avait poursuivis lui-même, il ne s'en serait pas sauvé un seul, disait-il, et enfin il se montra résolu à tirer d'un tel manque de foi (il rappelait toujours les promesses qu'on lui avait faites au bivouac d'Urschitz) une vengeance éclatante. Confiant comme il l'était dans les immenses moyens qui lui restaient, il ne se montra envers le représentant de la Russie ni fanfaron ni obséquieux, mais ferme et positif, et exigea de lui l'accomplissement des engagements pris à Erfurt, en homme qui était prêt à se battre encore avec tout le monde, avec ceux qui lui manqueraient de parole en l'attaquant, comme avec ceux qui lui manqueraient de parole en ne l'aidant pas après s'y être engagés.—Si votre empereur avait suivi mon conseil à Erfurt, dit-il à M. de Romanzoff, nous ne serions pas aujourd'hui où nous en sommes. Au lieu de simples exhortations, nous aurions fait des menaces sérieuses, et l'Autriche aurait désarmé. Mais nous avons parlé au lieu d'agir, et nous allons peut-être avoir la guerre, moi pour ce que je veux achever en Espagne, vous pour ce que vous voulez terminer en Finlande et commencer en Turquie. En tout cas, je compte sur la parole de votre maître. Il m'a promis que, si le cabinet de Vienne devenait l'agresseur, il mettrait une armée à ma disposition. Qu'il remplisse ses promesses; qu'il conduise plus activement la guerre de Finlande, de manière à en finir avec cette petite puissance qui le tient en échec; qu'il ait une armée suffisante sur le Danube pour déjouer auprès des Turcs toutes les intrigues des Anglais et des Autrichiens coalisés; qu'enfin il ait une armée imposante sur la Haute-Vistule pour faire comprendre à l'Autriche que le jeu est sérieux avec nous. Quant à moi, je vais réunir sur le Danube et le Pô trois cent mille Français et cent mille Allemands, et probablement leur présence obligera l'Autriche à nous laisser en paix, ce que j'aime mieux pour vous et pour moi, car dans ce cas vous aurez la Moldavie et la Valachie presque sans coup férir, et moi je pourrai sans nouvelles dépenses achever la soumission de la Péninsule. Si ces démonstrations ne suffisent pas, s'il faut employer la force, eh bien! nous écraserons pour jamais les résistances qui s'opposent à nos communs projets. Mais, alliance pour la paix comme pour la guerre, alliance franche, effective, voilà ce que j'ai promis, ce qu'on m'a promis, et ce que j'attends.—À ce langage d'un homme qui n'était rien moins qu'intimidé, Napoléon ajouta ce qu'il fallait de caresses pour compléter l'effet qu'il voulait produire, et il obtint de M. de Romanzoff les déclarations les plus satisfaisantes. Celui-ci ne dissimula pas le chagrin qu'il éprouvait à voir la Russie exposée à une collision avec l'Autriche, la difficulté des acquisitions projetées en Orient augmentée de toutes les difficultés que rencontrait la politique française en Occident, en un mot le cercle de la lutte s'étendant au lieu de se restreindre; mais il reconnut la nécessité de parler énergiquement à Vienne pour prévenir la nécessité d'agir; il convint qu'aux paroles il faudrait joindre certaines démonstrations, si on voulait que les paroles fussent efficaces, et promit en conséquence que la Russie aurait une armée en Gallicie prête à prendre ou la route de Prague, ou celle d'Olmutz, qui l'une et l'autre mènent à Vienne.
Napoléon, satisfait de M. de Romanzoff, et voulant lui prouver à quel point c'était la paix qu'il désirait, et non la guerre, émit l'idée d'offrir à l'Autriche la double garantie de la France et de la Russie pour la conservation de ses États actuels, garantie qui devait la rassurer complétement, si elle était sincère dans les craintes qu'elle disait avoir conçues pour elle-même à la suite des événements de Bayonne. L'idée de cette garantie, en effet, s'il n'y avait eu que des craintes personnelles dans les motifs qui déterminaient l'Autriche, aurait eu de quoi la contenter, et peut-être aurait pu prévenir la guerre. M. de Romanzoff l'accueillit pour en faire le sujet d'une prompte communication tant à sa cour qu'à celle de Vienne.
À ses entretiens avec M. de Romanzoff Napoléon ajouta mille attentions délicates, comme de le conduire lui-même aux manufactures des Gobelins, de Sèvres, de Versailles, montrant partout à ce ministre les merveilles de son empire, et voulant à chaque instant lui en donner des échantillons, à ce point, disait lui-même M. de Romanzoff, qu'il n'osait plus rien louer devant un souverain si magnifique, de peur de s'attirer de nouveaux présents en tapisseries, en porcelaines, en armes de luxe.
Explications de Napoléon avec les ministres des princes allemands ses alliés. Après avoir fait ce qui convenait auprès l'ambassadeur de son principal allié, Napoléon tint un langage tout aussi utile aux ministres de la Confédération du Rhin. Il leur dit, et il écrivit à leurs maîtres, les rois de Bavière, de Saxe, de Wurtemberg, de Westphalie, les ducs de Bade, de Hesse, de Wurzbourg, qu'il ne voulait pas les exposer à des dépenses prématurées en exigeant la réunion immédiate de leurs troupes, mais qu'il les invitait à la préparer, vu qu'il s'attendait à des hostilités prochaines; qu'il fallait, soit pour prévenir la guerre, s'il en était temps encore, soit pour la rendre heureuse, si elle était inévitable, se mettre en mesure d'opposer la force à la force; qu'il allait, quant à lui, réunir 150 mille Français et Italiens sur le Pô, 150 mille Français sur le haut Danube, qu'il comptait sur 100 mille Allemands, qu'avec ces 400 mille hommes il préviendrait la guerre, ou la rendrait décisive, et garantirait à jamais ses alliés des répétitions que l'Autriche prétendait exercer sur les puissances allemandes, autrefois dépendantes ou sujettes de son empire. Premières réquisitions adressées aux rois de Saxe et de Bavière. Il écrivit en particulier au roi de Bavière et au roi de Saxe, pour leur demander formellement la réunion d'une première partie de leurs forces autour de Munich, de Dresde, de Varsovie. Se défiant de la Prusse, qui pouvait être tentée d'imiter l'Autriche et de chercher la réparation de ses malheurs dans un acte de désespoir, il lui notifia que, si elle levait un seul homme au delà des 42 mille que ses conventions secrètes l'autorisaient à réunir, il lui déclarerait sur-le-champ la guerre. Il chargea la Russie de faire savoir à Kœnigsberg que le moindre acte d'hostilité serait l'occasion d'une nouvelle lutte qui deviendrait mortelle pour les uns ou pour les autres, si on faisait mine de se joindre à l'Autriche.
Préparatifs militaires de Napoléon. À ces manifestations, qui devaient être d'autant plus significatives qu'elles reposaient sur des précautions non moins réelles qu'apparentes, Napoléon ajouta des mouvements de ses propres troupes, qui n'étaient que la suite de combinaisons déjà conçues et ordonnées à Valladolid même. Ces combinaisons furent aussi vastes que le commandaient la situation et la masse d'ennemis, tant connus qu'inconnus, auxquels il devait bientôt avoir affaire.
Pendant qu'il se trouvait en Espagne, Napoléon, prévoyant que l'Autriche, bien qu'elle eût été intimidée par la présence des deux empereurs à Erfurt, bien qu'elle ne fût pas entièrement préparée, et qu'elle ne fût pas enfin assez excitée pour perdre toute prudence, finirait cependant par éclater au printemps, avait veillé avec une extrême sollicitude à l'exécution de ses ordres. Les principaux de ces ordres avaient trait à la levée des deux conscriptions autorisées en septembre 1808 par le Sénat. L'une comprenait les conscrits de 1810, levés suivant l'usage une année à l'avance, mais ne pouvant être appelés avant le 1er janvier 1809, et ne devant pendant cette même année servir que dans l'intérieur. Levée de la conscription de 1810, et réappel sur les conscriptions antérieures de 1806, 1807, 1808 et 1809. C'était une levée de 80 mille hommes. Mais comme cet appel, d'après ses projets d'organisation, ne suffisait pas à Napoléon, il avait songé à revenir sur les classes antérieures de 1806, 1807, 1808 et 1809, qui n'avaient jamais fourni au delà de 80 mille hommes chacune. Les cent quinze départements de cette époque n'offraient pas une population de beaucoup supérieure à celle des quatre-vingt-six départements d'aujourd'hui; en effet, tandis que la classe présente actuellement 320 mille jeunes gens ayant acquis l'âge du service, les cent quinze en fournissaient 377 mille. Napoléon prétendait que c'était peu que d'appeler 80 mille hommes sur 377 mille, et qu'il en pouvait lever 100 mille, c'est-à-dire un peu plus du quart. On le pouvait assurément, mais à condition de ne pas recommencer souvent; car il n'est pas de population qui ne pérît bientôt, si on lui enlevait chaque année le quart des mâles parvenus à l'âge viril.
Il voulut donc porter à 100 mille la contribution annuelle de la population, ce qui en revenant en arrière l'autorisait à demander un supplément de 20 mille hommes à chacune des classes antérieures. Cet appel avait l'avantage de lui procurer des jeunes gens bien plus robustes que ceux qu'il levait ordinairement, puisqu'ils devaient avoir 20, 21, 22, 23 ans, tandis que ceux de 1810 ne comptaient qu'environ 18 ans. Mais c'était un grave inconvénient que d'arracher à leurs foyers des hommes qui avaient pu se croire exempts de tout service, la classe à laquelle ils appartenaient ayant déjà fourni son contingent. Aussi, pour diminuer le fâcheux effet de cette mesure, ne manqua-t-on pas d'ajouter à la décision du Sénat que les classes antérieures à l'an 1806 seraient définitivement libérées, ce qui laissait sous le coup de nouveaux appels les malheureuses classes de 1806, 1807, 1808 et 1809. Pour adoucir davantage encore le mécontentement on renonça à tirer de leurs foyers les hommes qui s'étaient mariés dans l'intervalle; mais cette atténuation de la nouvelle mesure calma peu le déplaisir de la population, qui voyait les remplacements renchérir tous les jours, et les appels se succéder sans interruption. Du reste, excepté dans quelques départements de l'Ouest, où un petit nombre de réfractaires recommença la vie des chouans, et où la répression fut aussi prompte que sévère, l'obéissance était générale, et une fois au corps les hommes prenaient sur-le-champ l'énergique esprit de l'armée française.
Organisation de l'armée destinée à agir en Allemagne. Il fallait employer cette vaste levée de jeunes gens, et en fait d'organisation personne, on le sait, n'a jamais égalé Napoléon. Il avait depuis deux ans décrété la formation de tous les régiments à cinq bataillons. Diverses causes avaient empêché jusqu'alors la complète exécution de cette mesure: d'abord le nombre des conscrits qui n'était pas encore suffisant, et qui n'allait le devenir que par l'arrivée aux corps des 160,000 hommes récemment appelés; ensuite la dépense, qui ne pouvait manquer d'être grande; enfin le mouvement des régiments qui se déplaçaient sans cesse, et employaient leur temps, quand ils ne combattaient pas, à se rendre de la Vistule sur le Tage, ou du Pô sur l'Èbre. Par ces motifs, la plupart des régiments en étaient à s'occuper de la création du quatrième bataillon, et presque aucun n'avait formé le cinquième.
Après avoir envoyé en Espagne trois corps de la grande armée: ceux du maréchal Victor (autrefois premier corps), du maréchal Mortier (autrefois cinquième corps), du maréchal Ney (autrefois sixième corps), et les troupes qui avaient formé le corps du maréchal Lefebvre, plus tous les dragons; après avoir détaché de l'armée d'Italie de quoi tripler l'armée de Catalogne, Napoléon s'était fort affaibli du côté de l'Allemagne, surtout en vieux soldats. Il lui restait sous le titre d'armée du Rhin, et sous les ordres du maréchal Davout, six divisions d'infanterie, les belles divisions Morand, Friant, Gudin (qui avaient jadis composé le troisième corps); l'excellente division Saint-Hilaire, qui avait fait partie du corps du maréchal Soult; la fameuse division des grenadiers et voltigeurs d'Oudinot, actuellement à Hanau; la division Dupas, celle-ci de deux régiments seulement, composant avec les Hollandais la garde des villes anséatiques; quatorze régiments de cuirassiers, troupe incomparable devant laquelle aucune infanterie européenne n'avait pu tenir; enfin dix-sept régiments de cavalerie légère la mieux exercée qu'il y eût au monde, et une formidable artillerie. Il fallait ajouter à ces forces les deux divisions Carra Saint-Cyr et Legrand ayant appartenu au corps du maréchal Soult, et actuellement dirigées sur Paris pour faire une démonstration vers le camp de Boulogne; les deux divisions Boudet et Molitor, longtemps laissées sur l'Elbe comme noyau de l'armée de réserve en 1807, et depuis ramenées sur Lyon dans la supposition d'une expédition toujours projetée, jamais accomplie, contre la Sicile. Ces belles troupes, les meilleures de l'Europe, ne formaient pas toutefois une masse de plus de 110 mille hommes, après en avoir défalqué tous les soldats que leur âge ou leurs blessures rendaient impropres au service. Ce n'était pas avec de telles forces que Napoléon pouvait réduire la maison d'Autriche, quelque bons que fussent les soldats dont elles se composaient. Voici comment il avait résolu de les étendre.
L'armée du Rhin comprenait vingt et un régiments d'infanterie, qui avaient reçu leurs trois bataillons de guerre, depuis qu'on avait commencé à former les quatrièmes bataillons. Lorsqu'ils en auraient quatre, ce qui allait résulter de la création des cinquièmes, cette armée du Rhin devait présenter quatre-vingt-quatre bataillons et 70 mille hommes d'infanterie. Le corps d'Oudinot, composé de compagnies de grenadiers et de voltigeurs, détachées originairement des régiments qui ne faisaient point partie de l'armée active, n'avait plus actuellement les mêmes raisons d'exister. Il devenait difficile en effet, maintenant que les régiments agissaient si loin de leurs dépôts, qu'ils avaient à la fois des bataillons en Allemagne, en Italie, en Espagne, de détacher les compagnies d'élite pour les envoyer à de si grandes distances. Ayant en outre dans la garde impériale une troupe de choix, qui se développait tous les jours davantage, Napoléon n'était plus réduit comme autrefois à en chercher une dans la réunion des compagnies de grenadiers et de voltigeurs. Il imagina donc tout simplement de convertir le corps d'Oudinot en une réunion de quatrièmes bataillons qui seraient détachés des régiments auxquels ils appartenaient. D'abord, comme ce corps renfermait vingt-deux compagnies de voltigeurs et de grenadiers appartenant à l'armée du maréchal Davout, il les lui envoya pour servir de noyau à la formation des quatrièmes bataillons dans cette armée. Les compagnies de fusiliers devaient partir le plus tôt possible des dépôts répandus en Alsace, en Lorraine, en Flandre, pour compléter ces quatrièmes bataillons. Les autres compagnies d'élite du corps d'Oudinot appartenaient à trente-six régiments qui avaient passé d'Allemagne en Espagne. Napoléon résolut également de faire de ces compagnies le noyau de trente-six quatrièmes bataillons, qui, pour le moment, serviraient en Allemagne, où ils étaient tout transportés, sauf à les rapprocher plus tard de l'Espagne, si leurs régiments continuaient à y servir. Les compagnies de fusiliers allaient leur être successivement envoyées des dépôts répandus dans le nord et l'est de la France. Ils devaient être distribués en trois divisions de douze bataillons chacune, et après leur formation présenter 30 mille hommes d'infanterie.
Les quatre divisions Carra Saint-Cyr, Legrand, Boudet, Molitor, comprenaient douze régiments, actuellement à trois bataillons de guerre, devant bientôt en avoir quatre, ce qui ferait encore quarante-huit bataillons, et procurerait environ 30 mille hommes. L'armée du Rhin pouvait ainsi s'élever à 130 mille hommes d'infanterie, sans compter les 5 mille de la division Dupas. Sur le vaste recrutement ordonné, Napoléon voulut prendre de quoi porter à 11 cents hommes tous les régiments de cavalerie, ce qui ne pouvait manquer de leur assurer 9 cents combattants. Les quatorze régiments de cuirassiers comptaient 11 ou 12 mille cavaliers dans le rang: il espérait en prenant dans les dépôts tout ce qui était disponible les porter à 13 ou 14 mille présents sous les armes. Il se proposait d'étendre jusqu'à 14 ou 15 mille cavaliers l'effectif des dix-sept régiments de cavalerie légère. Il résolut aussi de tirer parti des vingt-quatre régiments de dragons employés en Espagne. Une pareille force était plus que suffisante pour les besoins de cette guerre, eu égard surtout aux besoins des autres guerres qui se préparaient au nord de l'Europe. Les dépôts en outre regorgeaient de dragons tout formés, que Napoléon dans le moment croyait plus utiles en Allemagne qu'en Espagne. Il ordonna donc à l'état-major de Madrid de renvoyer au dépôt le cadre du troisième escadron de guerre, en versant dans les deux premiers escadrons les hommes capables de servir, ce qui devait laisser à peu près au même effectif la force active en Espagne, et fournir des cadres pour utiliser les cavaliers déjà formés dans les dépôts. Son projet était de tirer successivement des dépôts pour les verser dans le cadre des troisièmes et quatrièmes escadrons, tous les hommes instruits, et de les envoyer ensuite en Allemagne, en composant avec ces quarante-huit escadrons douze régiments provisoires de dragons de quatre escadrons chacun. Les dépôts de dragons étaient répandus dans le Languedoc, la Guyenne, le Poitou, l'Anjou. Napoléon espérait ainsi avoir d'abord trois mille, puis six, et jusqu'à douze mille dragons, dès que la conscription aurait fourni le personnel nécessaire. Il pouvait en conséquence compter avant deux mois sur 13 ou 14 mille cuirassiers, sur 14 mille hussards et chasseurs, sur 3 mille dragons, presque tous vieux soldats, c'est-à-dire sur 30 mille hommes de cavalerie. Avec 130 mille hommes d'infanterie, 30 mille de cavalerie, 20 mille d'artillerie, 5 mille de la division Dupas, 15 ou 20 mille de la garde, il se promettait de réunir 200 mille Français en Allemagne, lesquels, avec 100 mille Allemands et Polonais auxiliaires, devaient lui assurer 300 mille combattants sur le Danube. Le même système de formation allait lui en procurer 100 mille en Italie.
Composition des forces destinées à opérer en Italie. Napoléon avait en Italie douze régiments d'infanterie dont la formation à quatre bataillons était presque achevée, et dont la formation à cinq était commencée. Ils étaient partagés en quatre divisions de trois régiments, et de 9 à 10 mille hommes chacune, en y comprenant l'artillerie. La première de ces divisions était à Udine, la seconde à Trévise, la troisième à Mantoue, la quatrième à Bologne. On avait rappelé de l'armée de Dalmatie les troisièmes bataillons des huit régiments composant cette armée, en versant les hommes valides dans les deux premiers bataillons, et en ne ramenant que le cadre du troisième, ce qui n'avait pas sensiblement affaibli la force effective préposée à la garde de cette province éloignée. Au moyen de ces huit cadres de troisièmes bataillons, et de la création de huit autres résultant de la nouvelle organisation, on avait réuni seize bataillons d'infanterie, qui formaient à Padoue une cinquième division forte de 12 mille hommes au moins. Le repos dont jouissait l'armée d'Italie, et le soin que Napoléon avait mis à lui assurer sa part dans chaque conscription, avaient été cause que les nouvelles formations y étaient plus avancées qu'ailleurs. Enfin avec quelques troisièmes et quatrièmes bataillons de l'armée de Naples, et deux régiments entiers tirés de Naples même, on avait composé une belle division, qui, sous le général Miollis, gardait les États romains. Napoléon avait ordonné à Murat, devenu roi des Deux-Siciles, de distribuer son armée en deux divisions, l'une placée entre Naples et Reggio, l'autre entre Naples et Rome, de manière que celle-ci pouvant au besoin détacher une brigade sur Rome, rendît la division Miollis disponible. Les Anglais étaient assez occupés en Espagne, et devaient l'être assez sur le littoral germanique si la guerre se rallumait dans le Nord, pour qu'on n'eût pas à s'inquiéter beaucoup de leurs tentatives contre le midi de l'Italie. On pouvait donc réunir six divisions, comprenant environ 58 mille hommes d'infanterie, la plupart vieux soldats qui ne s'étaient pas battus depuis longtemps, et qui avaient grand désir de recommencer leur ancien métier. Cinq régiments de dragons, cinq de hussards et chasseurs, ce qui suffisait en Italie, offraient, en puisant dans les dépôts, une nouvelle ressource de 8 mille hommes de cavalerie. Avec 6 mille d'artillerie, on était certain d'avoir une armée de 72 mille Français. En y ajoutant 18 à 20 mille Italiens, et dans le cas où l'on marcherait en avant, 10 mille Français de la Dalmatie, on pouvait compter sur 100 mille hommes environ en Italie, qu'il était facile de transporter en Allemagne. Ces forces réunies permettaient d'accabler la maison d'Autriche avec 400 mille combattants.
Ces formations ordonnées pendant que Napoléon commandait en Espagne, c'est-à-dire en novembre et décembre 1808, accélérées en janvier 1809 pendant qu'il s'était établi à Valladolid, furent poussées avec plus d'activité que jamais depuis son retour à Paris. Mais si l'arrivée des hommes dans les dépôts s'effectuait rapidement, d'autres parties de l'organisation avançaient moins vite. Le matériel d'habillement, toujours lent à confectionner, l'instruction qui ne s'improvise pas, la formation des nouveaux cadres qui exigeait une grande quantité d'officiers et de sous-officiers capables, laissaient beaucoup à désirer. Il est vrai que sous ce dernier rapport nos vieilles armées offraient à Napoléon de grandes ressources. Mais il fallait réunir les éléments épars de ces diverses créations, et même pour le génie la nature des choses, quoique moins rebelle, ne se soumet pas absolument. On peut employer le temps mieux que d'autres, on ne saurait jamais s'en passer. Deux à trois mois qu'on espérait avoir encore ne suffisaient pas, et il était à craindre qu'on ne fût pas prêt, si la guerre éclatait trop tôt.
Soins de Napoléon pour accélérer l'organisation de ses nouveaux corps. Les dépôts avaient versé aux divisions de l'armée du Rhin, ainsi qu'aux quatre divisions Carra Saint-Cyr, Legrand, Boudet et Molitor, tout ce qu'ils avaient de disponible, de manière que ces divisions avaient leurs trois bataillons de guerre bien complets, tant en vieux soldats aguerris qu'en jeunes soldats suffisamment instruits. Les choses ne marchaient pas aussi bien pour l'organisation des quatrièmes bataillons. C'est dans cette occasion que Napoléon tira un grand parti de la garde impériale. Il s'était décidé à lui confier 10 mille conscrits de 1810, et 6 à 7 mille des classes antérieures, pour qu'elle employât ses loisirs à les former, ce qui avait le double avantage de prévenir chez elle une oisiveté dangereuse, et de propager l'excellent esprit dont elle était animée. C'est à Versailles, à Paris et dans les lieux environnants qu'elle se consacrait à cette œuvre si utile, pendant que les moins âgés des soldats dont elle était composée servaient en Espagne sous les yeux de l'Empereur. Une partie des conscrits qu'on lui destinait étant arrivés, elle en avait fait en quelques mois des soldats qui égalaient les vieux sous le rapport de l'instruction et de la tenue. Napoléon prit dans ces recrues les hommes les plus robustes, les plus avancés dans leur éducation militaire, pour les convertir en compagnies de grenadiers et de voltigeurs, qu'il envoya au corps d'Oudinot, afin d'y concourir à la formation des trente-six quatrièmes bataillons qui devaient le composer, en remplacement des vingt-deux compagnies déjà restituées à l'armée du Rhin. Il envoya pareillement de ces grenadiers et voltigeurs aux dépôts de l'armée du Rhin, pour y faciliter l'organisation des quatrièmes bataillons dans cette armée. Il pressa en même temps l'arrivée et l'instruction des conscrits encore dus à la garde, afin de s'en servir pour recruter les corps qui ne trouveraient pas dans leurs dépôts des ressources suffisantes. Il expédia en poste le général Mathieu Dumas, officier d'état-major intelligent, exact, actif, pour parcourir tous les dépôts du midi, de l'est, du nord, depuis Marseille, Grenoble, Lyon, Strasbourg, jusqu'à Mayence et Cologne, avec mission d'en faire partir, sans attendre les ordres du ministre de la guerre, les compagnies de fusiliers qui étaient déjà prêtes, et qui devaient servir à compléter les quatrièmes bataillons. Il ordonna de plus que, dès que les 80 mille conscrits de 1810 commenceraient à arriver dans les dépôts, les régiments qui avaient de l'avance sur les autres procédassent à la formation des cinquièmes bataillons, afin de préparer les éléments d'une forte réserve dans l'intérieur et sur les côtes.
Les dépôts de cavalerie étaient fort riches en hommes et en chevaux, car Napoléon n'avait cessé de s'en occuper et de consacrer des fonds à la remonte. Il fit partir plus de trois mille cuirassiers, chasseurs et hussards, et prescrivit les dispositions nécessaires pour qu'il en partît bientôt un nombre égal. Il fit acheter 12 mille chevaux d'artillerie, et préparer tous les attelages de cette arme. Il ordonna au général Lauriston d'ajouter à l'artillerie de la garde une réserve de 48 bouches à feu, et pour cela d'acheter 1,800 chevaux en Alsace, où la garde les prendrait en passant avec le matériel de cette réserve. Enfin, comme s'il avait deviné les grands travaux qu'il aurait à exécuter dans les îles du Danube, et prévoyant certainement le rôle que ce fleuve immense jouerait dans la prochaine guerre, il ordonna de réunir, outre les outils qui suivaient ordinairement le corps du génie, un approvisionnement extraordinaire de 50 mille pioches et pelles, qui devaient être transportées à la suite de l'armée sur des chariots du train. Il tira en outre de Boulogne un bataillon de 1,200 marins qui fut joint à la garde. Comme il avait surtout besoin d'officiers et de sous-officiers pour les nouveaux cadres, indépendamment des officiers pris dans la garde, il en demanda 300 à Saint-Cyr. Il voulut même choisir dans chaque lycée, où ne se trouvaient que des adolescents, dont les plus âgés avaient de seize à dix-sept ans, ceux qu'un développement précoce rendait propres à la guerre, au nombre de dix par établissement. Il ne s'en tint pas à cette mesure, et ordonna à M. Fouché de faire le recensement des anciennes familles nobles qui vivaient retirées dans leurs terres sans relations avec le gouvernement, afin d'enrôler leurs fils malgré elles, et de les envoyer dans les écoles militaires. Si on se plaint, écrivit-il, vous direz que tel est mon bon plaisir, et il ajouta une raison un peu moins folle, c'est qu'il ne fallait pas que, grâce à de fâcheuses divisions, une partie des familles pût se soustraire aux efforts que faisait la génération présente pour la gloire et la grandeur de la génération future[4]. Il prit encore quelques sous-officiers dans les vélites et fusiliers de la garde, troupe déjà fort aguerrie, quoique plus jeune que le reste du même corps. Ayant beaucoup de cavalerie, et se proposant d'en faire un grand usage contre l'infanterie autrichienne, il rappela d'Espagne les deux officiers de cette arme qu'il estimait le plus, les généraux Montbrun et Lasalle. Il rappela de l'Aragon le maréchal Lannes, qui venait de terminer le siége de Saragosse, et manda auprès de lui le maréchal Masséna.
Premiers mouvements de troupes. Sans vouloir commettre encore aucun acte d'hostilité, car jusqu'ici l'Autriche ne s'en était point permis, il crut cependant utile de rapprocher ses troupes du théâtre supposé de la guerre, ce qui devait avoir le double avantage de les conduire sans fatigue vers les points de concentration, et de donner à l'Autriche un avertissement significatif, qui peut-être la ferait rentrer en elle-même, et lui inspirerait de sages réflexions. En conséquence il ordonna à la division Dupas de quitter les bords de la mer Baltique, pour se rapprocher de Magdebourg. Il fit remplacer par les troupes saxo-polonaises tout ce qu'il avait encore de détachements français à Dantzig, Stettin, Custrin, Glogau. Il prescrivit au maréchal Davout de s'acheminer de la Saxe vers la Franconie, de fixer son quartier général à Wurzbourg, et de diriger sur Bayreuth l'une de ses divisions. Il enjoignit au général Oudinot de se transporter, avec le consentement du roi de Bavière, de Hanau à Augsbourg, aux divisions Carra Saint-Cyr et Legrand de se rendre des environs de Paris aux environs de Metz, aux divisions Boudet et Molitor de s'avancer de Lyon sur Strasbourg. Ces trois points de rassemblement, Wurzbourg, Augsbourg, Strasbourg, devaient être pour l'Autriche d'une haute signification. Il recommanda au prince Eugène, non de faire camper ses troupes, ce que la saison ne comportait pas encore, mais de réunir successivement vers le Frioul ses quatre premières divisions, son matériel d'artillerie, sa cavalerie, de manière à pouvoir présenter en vingt-quatre heures une cinquantaine de mille hommes en bataille. Il renouvela l'ordre à Murat de reporter ses forces vers Rome, afin de rendre disponible la division Miollis. Il décida l'armement de toutes les places d'Italie, et l'achèvement des travaux les plus urgents à Osopo, Palma-Nova, Venise, Mantoue, Alexandrie. Enfin il envoya au général Marmont, qui commandait en Dalmatie, l'ordre de concentrer son armée sur Zara, en ne laissant aux bouches du Cattaro et dans quelques postes intéressants que les garnisons indispensables; de construire à Zara un camp retranché qui serait approvisionné pour un an, de s'y préparer ainsi ou à tenir tête pendant plusieurs mois à des forces considérables, ou à marcher en avant pour se joindre à l'armée d'Italie.
Ordre au général Andréossy de quitter Vienne. À ces manifestations militaires qui ne constituaient pas encore des actes offensifs, Napoléon ajouta une manifestation diplomatique: il ordonna au général Andréossy, ambassadeur à Vienne, de quitter cette capitale, non point en demandant ses passe-ports, ce qui eût ressemblé à une déclaration de guerre, mais en alléguant un congé anciennement sollicité, et récemment obtenu. Napoléon trouvait dans ce rappel dissimulé, outre l'avantage de témoigner son mécontentement, celui de supprimer une cause d'irritation entre les deux cabinets, car le général Andréossy éprouvait pour la cour de Vienne une haine que cette cour lui rendait. Il avait ordre de parcourir en revenant tous les cantonnements autrichiens, pour être à même de donner à son retour des renseignements précis sur les moyens militaires de l'ennemi. Ces dispositions si actives, si prévoyantes, prouvent du reste que Napoléon mettait à prévenir la guerre autant de soin qu'à la préparer. Malheureusement sa politique ambitieuse lui avait fait de la guerre une nécessité fatale, quand ses goûts ne lui en faisaient plus un plaisir.
Moyens financiers créés par Napoléon pour suffire à la dépense de ses préparatifs militaires. À ces vastes préparatifs, il fallait adapter les moyens financiers. On a déjà présenté l'affligeante remarque que la guerre d'Espagne, en diminuant désastreusement les forces militaires de la France par leur dispersion, diminuait à un degré égal ses ressources financières, par la multiplication excessive des causes de dépense. Bien que la double création de la caisse de service et du trésor de l'armée mît Napoléon à l'abri de toute gêne actuelle, les ressources commençaient pourtant à être moins abondantes, et il était facile d'en prévoir le terme, comme celui de la puissance de la France, si on ne s'arrêtait bientôt dans cette carrière d'entreprises exorbitantes.
État des budgets. Les budgets maintenus rigoureusement dans les bornes assignées, ce qui était facile, puisque les seuls excédants possibles provenant de l'état de guerre étaient couverts par des prélèvements sur le trésor de l'armée, tendaient à se liquider sans déficit. Les exercices antérieurs à 1806, soldés au moyen des bons de la caisse d'amortissement (lesquels n'étaient, comme on s'en souvient, qu'une lente aliénation de biens nationaux), marchaient vers leur apurement définitif. Ceux de 1806 et 1807, fixés à 730 millions pour les dépenses générales, à 40 pour les dépenses départementales, ce qui formait avec les 120 des frais de perception, un total de 890 ou 900 millions, n'inspiraient aucune inquiétude pour leur liquidation, surtout les armées au delà du Rhin continuant à être payées sur les contributions de la Prusse. Il n'en était pas de même pour l'exercice 1808. Il avait été fixé comme les autres à 730 millions de dépenses générales, 40 de dépenses spéciales, l'armée du Rhin étant toujours payée jusqu'au 31 décembre par les contributions de guerre. Mais si l'équilibre entre les besoins et les ressources n'était pas rompu par l'élévation de la dépense, il allait l'être par un mouvement rétrograde dans les recettes, jusqu'alors inconnu sous le règne de Napoléon. Ce mouvement ne se faisait remarquer ni dans les contributions indirectes, ni dans l'enregistrement, ce qui aurait accusé une diminution de prospérité intérieure, mais dans les douanes, et les aliénations de domaines nationaux. L'importation des denrées exotiques avait été singulièrement réduite par les décrets de Milan, et on était fondé à craindre une diminution de 25 millions dans cette branche des revenus publics. Les à-compte dus et non acquittés par les acquéreurs de domaines nationaux, les ventes de ces domaines sensiblement ralenties, avaient encore privé le Trésor d'une quinzaine de millions. Un excédant espéré et non obtenu sur le budget de 1807, lequel cependant avait été porté en recette pour 3 à 4 millions en 1808, une insuffisance de quelques millions sur les postes, sur les poudres et salpêtres, sur les recettes extérieures d'Italie, élevaient le déficit total à 47 ou 48 millions pour l'année 1808, qui venait de se terminer.
Ce n'était là qu'une partie de la difficulté. Les exercices antérieurs de 1807, 1806, 1805, pouvaient être considérés comme en équilibre à la condition de compter comme valeurs effectives des valeurs bonnes sans doute, mais d'une réalisation éloignée, telles, par exemple, que le débet des négociants réunis qui était encore de 18 ou 19 millions, l'emprunt pour l'Espagne, qu'on avait supposé de 25 millions, et qui n'avait pas été poussé au delà de 7 ou 8, les encaisses à Bayonne qui n'avaient dû être que provisoires et qui devenaient permanents comme la guerre au delà des Pyrénées, enfin les avances pour les troupes russes et napolitaines, qui montaient de 2 à 3 millions et n'avaient pas été remboursées. Déficit de 90 millions sur 1808. L'ensemble de ces sommes faisait un total de rentrées arriérées d'une quarantaine de millions, et constituait avec les 47 à 48 millions d'insuffisance de recettes sur 1808, un déficit général d'environ 90 millions. Nous devons ajouter que pour mettre les corps en état d'exécuter leurs préparatifs de guerre, il avait fallu leur payer plus tôt que de coutume les sommes restant dues sur 1808, d'où il résultait que cet exercice était à la fois en arrière sur les recettes, et en avance sur les dépenses, ce qui doublait la difficulté du moment.
L'embarras du reste n'avait rien de sérieux pour le présent, car la caisse de service et la caisse de l'armée étaient parfaitement capables d'y suffire. On se souvient sans doute de la création de la caisse de service imaginée par M. Mollien, et du principe de cette création. Ressources qu'offre la caisse de service. Au lieu de charger ou la Banque, ou une compagnie de financiers, d'escompter les obligations des receveurs généraux, le Trésor avait institué une caisse, dans laquelle les receveurs généraux étaient obligés de verser leurs fonds dès qu'ils les recevaient, alors même que d'après les règlements ils ne les devaient pas encore[5]. On leur en payait l'intérêt jusqu'au jour où l'impôt que représentaient ces fonds était dû, et on les remboursait avec leurs obligations échues. Cette opération avait dispensé d'escompter les obligations. Toutefois comme il y en avait tous les ans pour plus de 125 millions, qui n'étaient payables que dans les quatre ou cinq premiers mois de l'année suivante, on n'aurait pas pu éviter d'en escompter une partie, si Napoléon n'avait prêté au Trésor, au nom du trésor de l'armée, 84 millions qui s'y trouvaient déposés. De la sorte, la caisse avec les avances qu'elle obtenait des receveurs généraux, avec les 84 millions qu'on lui avait prêtés, avait pu s'abstenir d'escompter les 125 millions d'obligations échéant l'année suivante, et celles-ci conservées en portefeuille avaient cessé de figurer sur la place. Les capitalistes n'ayant plus la ressource de ces obligations pour employer leurs capitaux, venaient prendre les billets de la caisse de service, qui remplaçaient ainsi les obligations, à beaucoup meilleur marché pour le Trésor, avec plus d'ordre, avec l'avantage surtout d'avoir amené les comptables à verser les fonds de l'impôt à l'instant même où ils les recevaient. Cette caisse était parvenue à se procurer par là des ressources considérables, et n'était pas embarrassée de faire face à une insuffisance actuelle d'une cinquantaine, et même d'une centaine de millions. S'il y avait, par exemple, pour 40 millions de valeurs d'une rentrée différée sur les budgets antérieurs, la caisse y pouvait suppléer moyennant un intérêt pendant la durée de cette avance. S'il y avait 48 à 50 millions d'insuffisance de recette sur 1808, elle pouvait encore y pourvoir, moyennant que l'on créât bientôt une valeur correspondante. Napoléon n'y manqua pas en effet, et il fit chercher, soit dans les domaines nationaux de France, soit dans les domaines nationaux de Piémont et de Toscane, des biens pour une cinquantaine de millions, dont l'aliénation, confiée à la caisse d'amortissement, et exécutée avec lenteur, devait couvrir la somme pour laquelle les recettes de 1808 restaient en arrière des prévisions. Ainsi la caisse de service fournissait la ressource immédiate, les biens nationaux de France et d'Italie la ressource définitive, pour combler le déficit du budget de 1808.
Budget de 1809. Le budget de 1809 fut fixé au même chiffre que ceux de 1808 et 1807, c'est-à-dire à 730 millions de dépenses générales, 40 de dépenses départementales, ce qui faisait 890 avec les frais de perception. Mais, en 1807 et 1808, les troupes au delà du Rhin avaient été payées par le trésor de l'armée. Il fallait qu'il en fut de même en 1809. Situation du trésor de l'armée. Nous avons déjà dit que toutes les dépenses de nos armées d'Allemagne étant soldées jusqu'au 31 décembre 1808, il restait environ 300 millions au trésor de l'armée, dont 20 millions provenant de la guerre d'Autriche, 280 de la guerre de Prusse. Depuis, Napoléon avait réduit la contribution de la Prusse de 20 millions, à la demande de l'empereur Alexandre: diverses rectifications avaient relevé d'autres produits, et l'actif total du trésor de l'armée se trouvait fixé définitivement en janvier 1809, à 292 millions, dont 84 prêtés au Trésor et représentés par pareille somme de rentes, 10 millions en excellents immeubles provenant de la liquidation des négociants réunis, 24 en espèces ou en recouvrement, 64 échéant dans l'année 1809, 106 dans les années 1810 et 1811, et 3 ou 4 prêtés à diverses personnes que Napoléon avait désiré secourir. C'étaient donc des valeurs, ou bien placées, ou liquides, ou prochainement recouvrables. Les 24 millions en espèces ou en recouvrement, joints aux 64 millions échéant en 1809, constituaient une ressource immédiate de 88 millions, sur laquelle Napoléon avait déjà fait certaines dispositions. Il avait donné récemment 4 millions en gratifications à certains corps, payé 1 million aux villes qui avaient fêté l'armée, prêté 800,000 francs à la ville de Bordeaux, 2,500,000 aux propriétaires de vignobles de la Gironde, 8 millions à la ville de Paris, 1 million à l'Université. Il avait en outre consacré 1 million à seconder les expéditions maritimes, 10 millions à acquérir le canal du Midi, 12 millions à racheter des rentes pour soutenir les cours, enfin quelques centaines de mille francs à créer des bourses dans les lycées. La plupart de ces emplois constituaient de très-bons placements, qui, tout en rendant service aux établissements sur lesquels on avait placé, ou au crédit du Trésor, permettaient de doter les membres de l'armée que Napoléon voulait récompenser. Néanmoins ils réduisaient à une cinquantaine de millions les ressources de l'année. Il n'en fallait pas davantage, il est vrai, pour les besoins immédiats de la guerre. En continuant à solder sur le trésor de l'armée les troupes qui se trouvaient en Allemagne, il aurait fallu à Napoléon, pour ne pas constituer en déficit le budget de 1809, qui avait bien assez à faire de payer les armées d'Espagne et d'Italie, 77 millions pour l'année, dont 22 à prélever sur les vastes magasins qui nous étaient restés, 55 sur les valeurs en argent. Napoléon se contenta de prendre de quoi entretenir trois mois l'armée du Rhin, ce qui exigeait environ 20 millions. Il se borna donc à tirer immédiatement du trésor de l'armée ces 20 millions, qui, avec les sommes avancées aux divers corps sur le budget ordinaire, devaient les mettre tous à leur aise. Napoléon pensait que dans les premiers mois de 1809 ses troupes seraient sur le territoire ennemi, où elles vivraient grassement et gratuitement, que la victoire rouvrirait la source des contributions de guerre, et dédommagerait amplement le trésor de l'armée des sacrifices qu'il était obligé de lui imposer. Sur les 12 millions de rentes (en capital, bien entendu) récemment achetés, il distribua sur-le-champ 7 millions à ses généraux, voulant leur procurer quelques satisfactions avant de les mener de nouveau à la mort.
Ainsi, comme nous venons de le dire, le budget de 1808 allait trouver dans une aliénation de biens nationaux le dédommagement de la réduction des recettes; le budget de 1809 allait, de même que les budgets précédents, se décharger sur le trésor de l'armée de la dépense des troupes d'Allemagne; et quant aux facilités courantes, en attendant que les valeurs créées fussent réalisées, la caisse de service, qui jouissait du plus grand crédit, la caisse de l'armée, dans laquelle coulait incessamment le produit des contributions de guerre, allaient y pourvoir immédiatement. Mais si la gêne ne se faisait pas encore sentir, le terme des ressources se laissait déjà entrevoir, et il était temps de s'arrêter, si on ne voulait ruiner les finances aussi bien que l'armée. Napoléon en jugeait ainsi lui-même, car, tandis qu'il suspendait l'emprunt consenti envers l'Espagne, et donnait à son frère pour unique ressource le produit des laines prises en Castille, et quelques centaines de mille francs d'argenterie convertie en monnaie, il interrompait les achats de rentes, qui avaient été effectués, depuis août jusqu'à décembre 1808, dans l'intention de soutenir les cours. On en avait acheté 46 millions, dont 10 pour le compte de la Banque, 11 pour celui de la caisse de service, 25 pour celui de la caisse d'amortissement (celle-ci agissant tant pour elle que pour l'armée). Indépendamment de ces sommes, la Banque en avait déjà acquis 16 pour elle-même, ce qui portait à 62 millions les achats de cette année, somme énorme, si on la compare à la masse de rentes inscrites au grand-livre, qui était de 56 millions en 1809, au capital de 900 millions. Il avait fallu cet effort pour soutenir contre l'influence des événements d'Espagne la rente au taux de 80, que Napoléon appelait le taux normal sous son règne, aveu pénible à faire, car après Tilsit et avant Bayonne ce taux était à 94. En janvier 1809, les événements d'Autriche portant un nouveau coup au crédit, et la tendance à la baisse se produisant encore avec force, Napoléon ne voulut pas amoindrir ses ressources disponibles pour arrêter un discrédit qui n'était plus imputable à la guerre d'Espagne, mais à celle d'Autriche. Le mauvais effet, suivant lui, devait retomber sur des puissances parjures, qui vaincues lui promettaient la paix, et à peine remises de leur défaite recommençaient la guerre. Il se trompait, car tout le monde rattachait la guerre d'Autriche à la guerre d'Espagne, et il devenait responsable du discrédit actuel qu'il ne voulait plus combattre, comme de l'ancien qu'il avait su arrêter à force d'argent. Sa meilleure justification au surplus devait se trouver dans la victoire, et il ne négligeait rien en effet pour la rendre certaine, car, ainsi qu'on vient de le voir, les conscrits affluaient dans les dépôts, les nouveaux cadres s'organisaient, les principales armées s'avançaient elles-mêmes vers le Haut-Palatinat, la Bavière et le Frioul, pour obliger l'Autriche à réfléchir, ou pour l'accabler, si des menaces elle passait à l'action.
Agitation d'esprit à Vienne, et motifs qui portent l'Autriche à la guerre. Malheureusement cette puissance était bien engagée pour reculer. Jamais elle n'avait pu se consoler d'avoir perdu en quinze ans (de 1792 à 1806) les Pays-Bas, les possessions impériales de Souabe, le Milanais, les États vénitiens, le Tyrol, la Dalmatie, et enfin la couronne impériale elle-même! Peut-être si le monde avait pris une assiette fixe, comme en 1713, après le traité d'Utrecht, comme en 1815, après le traité de Vienne, peut-être se serait-elle soumise à la nécessité devant l'immobilité générale. Mais Napoléon exposant tous les jours le sort de l'Europe et le sien à de nouveaux hasards, elle ne pouvait s'empêcher de tressaillir à chaque chance qui s'offrait, et quoique ce fût une cour oligarchique, peu en communication avec ses peuples, elle n'éprouvait pas une émotion que la nation autrichienne ne l'éprouvât avec elle, car jamais les nations, quelle que soit la forme de leurs institutions, ne demeurent indifférentes au sort de leur gouvernement. Il n'est pas nécessaire qu'elles possèdent des institutions libres pour avoir de l'orgueil et de l'ambition. Aussi, lorsque passant sur le corps de la Prusse pour s'élancer en Pologne, Napoléon avait laissé une moitié du continent derrière lui, l'Autriche avait songé à profiter de l'occasion pour l'assaillir à revers. Mais cette résolution était si grave, il restait tant à faire avant d'avoir reconstitué les armées autrichiennes, Napoléon avait été si prompt, que l'occasion à peine entrevue s'était aussitôt évanouie, et on en avait ressenti à Vienne un dépit, presque un désespoir qui avait éclaté dans les actes comme dans le langage. Cette première occasion, montrée par la fortune, perdue par les hésitations de la prudence, avait amené un déchaînement universel contre les hommes sages qui faisaient manquer, disait-on, toutes les occasions d'agir. Il avait fallu alors que Napoléon rendît Braunau à l'Autriche pour qu'elle se calmât un instant. Elle s'était en effet calmée durant quelques mois, de la fin de 1807 au commencement de 1808, en voyant Napoléon porter ailleurs son activité incessante, la Russie s'unir à lui, l'Angleterre donner des griefs à toute l'Europe par la barbare expédition de Copenhague, et elle avait même signifié à cette dernière puissance qu'il fallait se tenir tranquille, du moins pour un temps. Mais cette résignation avait été de courte durée. L'attentat commis sur la couronne d'Espagne avait réveillé toutes ses passions. Elle avait été sincèrement indignée, et elle le montrait d'autant plus volontiers que Napoléon pour la première fois semblait embarrassé. Le brusque retour de celui-ci en août dernier après les événements de Bayonne, ses vertes allocutions à M. de Metternich, son intimité avec l'empereur de Russie à Erfurt, avaient contenu mais non calmé l'Autriche, qui avait au contraire ressenti du mystère gardé à son égard un redoublement de dépit et d'inquiétude. Sans en être instruite, elle avait deviné que les provinces du Danube étaient le sacrifice dont Napoléon avait dû payer à Erfurt l'alliance russe, ce qui n'avait pas contribué à la ramener. Enfin la campagne que Napoléon venait de faire en Espagne avait plutôt échauffé que refroidi son ardeur. Sans doute il avait battu les armées espagnoles, ce qui n'était pas un miracle, ayant opposé à des paysans indisciplinés ses meilleures armées, mais ces paysans étaient plutôt dispersés que vaincus, et n'étaient certainement pas soumis. Quant aux Anglais, Napoléon les avait forcés à se rembarquer sans les détruire, et si la capitulation de Baylen avait fait grand tort au prestige de la France, la faible poursuite des Anglais par le maréchal Soult ne lui en causait pas moins dans le moment. On vantait les Anglais avec une exagération étrange, et on répétait à Vienne avec autant de satisfaction qu'on aurait pu le faire à Londres, qu'enfin les Français avaient trouvé sur le continent une armée capable de leur tenir tête. À ces raisons qu'on se donnait à Vienne pour s'encourager s'en joignaient d'autres d'une égale influence, c'était l'esprit général de l'Allemagne exaspérée contre les Français, qui, non contents de l'avoir battue et humiliée tant de fois, l'occupaient et la dévoraient depuis trop longtemps. Exaspération de l'Allemagne contre les Français. Il est certain que la présence de nos troupes dans les pays vaincus, s'ajoutant aux souvenirs amers des dernières années, produisait un sentiment d'irritation extraordinaire. L'acte odieux de Bayonne, les difficultés rencontrées en Espagne, avaient tout à la fois, en Allemagne comme en Autriche, excité l'indignation et rendu l'espérance. On ne détestait pas seulement, on méprisait une perfidie qui n'avait pas réussi, et il fallait, disait-on, que l'Europe en tirât vengeance. La Prusse, privée de son roi, qui, après la bataille d'Iéna, s'était retiré à Kœnigsberg, où il vivait obscurément, n'osant se faire voir à ses sujets, auxquels il n'avait rien à annoncer que la nécessité de payer encore 120 millions de contributions, la Prusse était prête à se révolter tout entière, depuis le paysan jusqu'au grand seigneur, depuis Kœnigsberg jusqu'à Magdebourg. La retraite des Français, qu'on regardait non comme la fidèle exécution d'un traité, mais comme une suite de leurs revers en Espagne, leur valait des mépris aussi injustes qu'imprudents. Les derniers détachements de nos troupes sortis des places de l'Oder, en escortant nos magasins qu'on réunissait à Magdebourg, avaient été partout insultés, et n'avaient pu traverser les villages sans y recevoir de la boue et des pierres. Les Français osaient à peine se montrer à Berlin, tandis qu'un chef de partisans, le major Schill, qui en 1807 avait gêné par quelques maraudes le siége de Dantzig, était reçu, fêté avec transport, comme si un chef de partisans pouvait arracher l'Allemagne des mains de Napoléon.
Dispositions des peuples allemands alliés de la France. Dans les pays alliés de la France on ne manifestait pas des dispositions beaucoup meilleures. En Saxe, bien que nous eussions rendu à la maison régnante la Pologne et un titre royal, on disait que le roi pour ses intérêts personnels trahissait la cause de l'Allemagne, et écrasait ses sujets d'impôts et de levées de troupes, car la conscription était déjà une plaie européenne qu'on imputait partout à Napoléon. En Westphalie, où un jeune prince de la maison Bonaparte avait remplacé la vieille maison de Hesse, et faisait par l'éclat de son luxe bien plus que par la sagesse de son gouvernement un contraste singulier avec cette maison de tout temps fort avare, on éprouvait la haine la plus vive. En Bavière, en Wurtemberg, dans le pays de Bade, où les princes avaient gagné des agrandissements de titres et de territoires que les peuples payaient en logements de troupes, en conscriptions et en impôts, on se plaignait tout haut de souverains qui sacrifiaient leur pays à leur ambition personnelle. Chez tous ces peuples le sentiment de l'indépendance nationale éveillait le sentiment de la liberté, et on parlait de s'affranchir de princes qui ne savaient pas s'affranchir de Napoléon. On allait plus loin, et déjà quelques esprits plus ardents formaient des sociétés secrètes pour délivrer l'Europe de son oppresseur, les nations de leurs gouvernements absolus. Un phénomène effrayant commençait même à se produire: certains esprits s'enflammant à la flamme générale, nourrissaient secrètement, ainsi qu'on le verra bientôt, l'affreuse pensée de l'assassinat contre Napoléon, que l'admiration et la haine du monde dépeignaient à tous les yeux comme la cause unique des événements du siècle.
Insurrection longuement préparée en Tyrol. En Tyrol, où subsistait un vieil attachement héréditaire pour la maison d'Autriche, on supportait avec impatience le joug de la Bavière. On montrait hardiment cette impatience, on s'assemblait chez les aubergistes, principaux personnages de ces montagnes comme de celles de Suisse, et on y préparait une insurrection générale pour le jour des premières hostilités. De nombreux émissaires, sans se cacher des autorités bavaroises qui étaient trop faibles pour se faire respecter, allaient chaque jour annoncer ces dispositions à Vienne. Ce n'était là, il est vrai, qu'un premier élan de cœur chez tous les peuples allemands. Il fallait encore pour eux bien des souffrances, et pour les Français bien des revers, avant qu'ils osassent s'insurger contre le prétendu Attila. Mais si l'Autriche levait son étendard, et si elle avait un premier succès, nul doute que l'insurrection ne pût bientôt devenir générale en Allemagne, et que nos alliés eux-mêmes ne fissent une éclatante défection.
Ces faits transmis et exagérés naturellement à Vienne, y avaient porté l'exaltation au comble. On se disait que le temps était enfin venu d'agir, et de ne plus laisser passer les occasions comme on l'avait fait en 1807; que la circonstance de l'insurrection espagnole négligée, on ne la retrouverait plus; que le moment était d'autant plus favorable que Napoléon n'avait pas 80 mille hommes de troupes en Allemagne (ce qui était fort inexact), dispersés depuis la Baltique jusque sur le haut Danube; que l'Italie elle-même s'était dégarnie pour la Catalogne; que la conscription se levait avec la plus grande difficulté; que le tyran de l'Europe l'était aussi de la France, car il était obligé pour contenir ses concitoyens, devenus d'abord ses sujets, puis ses esclaves, de frapper jusqu'à ses meilleurs serviteurs (allusion à MM. de Talleyrand et Fouché qu'on disait disgraciés). Encouragements que l'Autriche trouve dans l'état de l'Allemagne. On ajoutait que Napoléon ne pourrait pas remplacer les vieilles troupes envoyées au delà des Pyrénées, qu'on le saisirait au dépourvu, qu'au premier signal les États allemands ses alliés se détacheraient de lui, que les États allemands ses ennemis se soulèveraient avec enthousiasme, que la Prusse s'ébranlerait jusqu'au dernier homme; que l'empereur Alexandre lui-même, engagé dans une politique condamnée par la nation russe, abandonnerait au premier revers une alliance qu'il avait adoptée parce qu'elle était puissante, non parce qu'elle lui était agréable; qu'en un mot il fallait seulement donner le signal, que ce signal donné le monde entier le suivrait, et qu'on serait ainsi les auteurs du salut universel.
À ces raisons fort plausibles on ajoutait pour s'exciter des raisons beaucoup moins sérieuses. On prétendait que ce n'était pas seulement pour se relever, mais pour se sauver, qu'il fallait agir au plus tôt, car la ruine de la maison de Habsbourg était résolue, après celle de la maison de Bourbon. L'Empereur des Français voulait, disait-on, renouveler toutes les dynasties, et placer sur les trônes de l'Europe des dynasties de sa création. On citait avec une singulière insistance un propos insignifiant que Napoléon, sous les murs de Madrid, avait tenu aux Espagnols, lorsqu'il avait mis une sorte d'affectation à leur faire attendre le retour de son frère Joseph.—Si vous ne le voulez pas pour roi, leur avait-il dit, je n'entends pas vous l'imposer, j'ai un autre trône à lui donner; et, quant à vous, je vous traiterai en pays conquis.—C'était là un propos de circonstance tenu pour produire un effet d'un moment; et si Napoléon songeait vraiment à un autre trône que celui d'Espagne en proférant ces paroles, il songeait tout au plus au trône de Naples, que Joseph lui avait redemandé avec de vives instances, et dont Murat, malade alors, n'avait pas encore pris possession. Mais cet autre trône n'était, à en croire la haute société de Vienne, que le trône d'Autriche. Il fallait donc, ou périr honteusement en se soumettant, ou périr glorieusement en résistant, avec chance au moins de se sauver. Il n'y avait pas, assurait-on, d'autre alternative, et il fallait prendre son parti, le prendre surtout au plus tôt. Vienne enfin offrait en 1809 l'image de Berlin en 1806.
Préparatifs militaires de l'Autriche, et influence morale de ces préparatifs. À cette impulsion naissant de ressentiments accumulés, s'en joignait une autre qui naissait des armements eux-mêmes, poussés si loin depuis la fin de 1808, qu'il fallait absolument ou s'en servir ou y renoncer. L'Autriche, après ses revers militaires, avait naturellement songé à en rechercher la cause et à y porter remède. En conséquence, elle avait confié le ministère de la guerre à l'archiduc Charles, avec mission de réorganiser l'armée autrichienne, de telle sorte qu'à la première occasion favorable on pût recommencer la lutte contre la France avec plus de chance de succès. Ce prince, s'appliquant consciencieusement à remplir sa tâche, avait d'abord accru les cadres en complétant les troisièmes bataillons de chaque régiment, de manière à les rendre propres à devenir bataillons de guerre. Création de la landwehr. Il avait ensuite imaginé la landwehr, espèce de milice imitée de nos gardes nationales, qui était composée de la noblesse et du peuple, l'une servant de cadre à l'autre, et appelée à se réunir dans certains points déterminés pour y former des corps de réserve. On instruisait cette milice fort activement, et chaque dimanche des jeunes gens de toutes les classes, portant l'uniforme et les moustaches, affectant les allures militaires que Napoléon obligeait toute l'Europe à se donner, manœuvraient dans les villes d'Autriche, sous la direction de vieux nobles retirés depuis longtemps des armées, mais prêts à y rentrer pour le service d'une dynastie à laquelle ils étaient dévoués. Les étrangers qui avaient connu autrefois l'Autriche si tranquille, si mécontente de la guerre, en la voyant aujourd'hui si agitée, si belliqueuse, ne pouvaient plus la reconnaître. On venait de tenir la diète de Hongrie, et de lui demander ce qu'on appelait l'insurrection, espèce de levée en masse, composée surtout de cavalerie, et indépendante des régiments réguliers qui se recrutent avec des soldats hongrois. La diète avait voté cette insurrection, et en outre des fonds extraordinaires pour en payer la dépense. On ne prenait donc plus la peine de dissimuler ces préparatifs, et on les accélérait même, comme pour une guerre qui devait éclater au printemps, c'est-à-dire sous deux ou trois mois. Forces de l'Autriche prêtes à entrer en ligne. On comptait sur environ 300 mille hommes de troupes actives, que l'archiduc Charles avait mis trois années à organiser, sur 200 mille hommes de troupes de réserve, comprenant ce que la landwehr contenait de plus militaire, et enfin sur une force qu'il était impossible d'évaluer, celle de l'insurrection hongroise. Déjà on avait commencé à réunir les régiments en Carinthie, en Haute-Autriche, en Bohême, pour procéder à la formation des corps d'armée. On attelait l'artillerie, et on la faisait passer en plein jour à travers la ville de Vienne, précédée ou suivie des régiments d'infanterie, au milieu des acclamations du peuple de la capitale. On exécutait des travaux considérables dans trois places qui devaient entrer dans le plan des opérations. Ces places étaient celles d'Enns, au confluent du Danube et de l'Ens, avec un pont à Mauthausen, pour couvrir Vienne contre une invasion venue de la Bavière: celle de Bruck sur la Muhr, pour couvrir Vienne contre une invasion venue d'Italie: enfin, celle de Comorn, pour préparer une grande place de dépôt en cas de retraite en Hongrie, indiquant par là qu'on voulait pousser la guerre à outrance, et ne pas regarder la lutte comme finie après la perte de Vienne. On armait publiquement cette dernière ville, et on hissait les canons sur ses remparts.
Le langage adopté pour expliquer à soi et aux autres une telle conduite tenue en pleine paix, c'est que la destruction de la maison d'Espagne présageait une tentative prochaine contre la maison d'Autriche; qu'on devait donc être prêt pour le mois de mars ou d'avril; qu'on allait être attaqué infailliblement, et qu'avec une telle certitude il ne fallait pas se laisser prévenir, mais prévenir un ennemi perfide; que peu importait quel serait celui qui tirerait le premier coup de canon, que le véritable agresseur serait aux yeux des honnêtes gens l'auteur de l'attentat de Bayonne. Le gros de la population croyait à ces discours avec une bonne foi parfaite; la cour y croyait peu ou pas du tout, bien que le détrônement des Bourbons l'eût sérieusement alarmée; mais elle était surtout exaspérée de ses revers, et après l'occasion manquée de la guerre de Pologne, elle craignait de laisser échapper celle de la guerre d'Espagne. Toute la noblesse était de cet avis, mue à la fois par de justes ressentiments nationaux et par les mauvaises passions de l'aristocratie allemande. D'ailleurs les nombreux agents de l'Angleterre, réintroduits officieusement à Vienne, l'excitaient à qui mieux mieux. Dispositions personnelles de la famille impériale. Les archiducs n'étaient pas les moins vifs dans cette sorte de croisade, excepté toutefois le principal, le plus responsable d'entre eux, l'archiduc Charles, qui, destiné à commander en chef, frémissait non à l'idée des boulets, car il n'y avait pas un soldat plus brave que lui, mais à l'idée de se retrouver encore en face du vainqueur du Tagliamento, jouant contre lui le sort de la monarchie autrichienne. Suivant son usage, il préparait la guerre sans la désirer. Pour piquer son courage, on l'appelait d'un nom emprunté aux événements d'Espagne, celui de Prince de la paix. L'empereur François, toujours sensé, mais peu énergique, s'abandonnait à un entraînement qu'il blâmait, se contentant de lancer quelques traits satiriques contre les fautes qu'il laissait commettre, surtout quand ces fautes étaient l'œuvre de ses frères. Récemment uni, depuis son veuvage, à une princesse de la maison de Modène, laquelle était la plus imbue des préjugés autrichiens, il avait l'avantage, commode pour sa faiblesse, de trouver son intérieur de famille d'accord tout entier avec la tendance à laquelle il cédait, et de voir ainsi tous ses proches, excepté lui-même, approuvant ce qui allait prévaloir. Cela suffisait à son repos et à son caractère.
Ainsi, toujours armant, parlant, s'exaltant les uns les autres depuis plusieurs mois, les princes et grands seigneurs qui gouvernaient l'Autriche en étaient venus à un état d'hostilité ouverte, et il leur fallait absolument prendre une résolution. Au surplus, le brusque retour de Napoléon à Paris, l'appel adressé aux princes de la Confédération du Rhin, les mouvements de troupes françaises vers le Haut-Palatinat et la Bavière, donnaient à penser que la France elle-même se préparait à la guerre par laquelle on avait espéré la surprendre. Ainsi, en voulant se prémunir contre un danger qui n'existait pas, on l'avait créé. On aurait pu sans doute s'expliquer avec Napoléon, et on en aurait trouvé le moyen dans l'offre de garantie faite à Paris par la diplomatie russe et française. Mais ce genre de dénoûment était usé, car il avait déjà servi après Tilsit à se tirer d'un semblable mauvais pas. Il était difficile de sortir encore une fois d'une pareille position par un nouveau simulacre de réconciliation. Il fallait donc prendre ou le parti de la guerre ou celui du désarmement immédiat; car, outre qu'on ne pouvait plus trouver d'explications spécieuses pour des préparatifs aussi avancés, il devenait impossible d'en supporter la dépense. Mais en face de l'Allemagne, de l'Angleterre, de soi-même, se dire tout à coup rassuré après avoir paru si alarmé, abandonner ceux qu'on nommait les héroïques Espagnols, laisser perdre encore ce qu'on était convenu d'appeler la plus belle des occasions, était impossible. Il fallait vaincre ou périr les armes à la main, et d'ailleurs on avait, disait-on, bien des chances pour soi: l'armée autrichienne réorganisée et plus florissante que jamais; l'Allemagne exaspérée faisant des vœux ardents, et au premier succès prête à passer des vœux au concours le plus actif; l'Angleterre offrant ses subsides; la Russie chancelante; la France commençant à penser ce que pensait l'Europe, et devant donner moins d'appui au conquérant qui pour ravager le monde l'épuisait elle-même; l'armée française enfin dispersée de l'Oder au Tage, des montagnes de la Bohême à celles de la Sierra-Morena, décimée par dix-huit ans de guerres incessantes, et faiblement recrutée par de jeunes soldats qu'on arrachait au désespoir de leurs familles, dans un âge qui était à peine celui de l'adolescence. Sous l'empire de ces mille raisons, un jour, sans savoir comment, on se trouva entraîné avec tout le monde par la passion générale, et la guerre fut décidée. La cour d'Autriche, dominée par l'entraînement général, se décide pour la guerre. On ordonna de réunir cinq corps d'armée en Bohême, deux en Haute-Autriche, deux en Carinthie, un en Gallicie. L'archiduc Charles devait en être le généralissime. Les efforts de la diplomatie se joignirent à ceux de l'administration militaire pour préparer un autre moyen de guerre, celui des alliances.
Efforts de la diplomatie autrichienne auprès des cours de l'Europe pour les entraîner à la guerre. On renoua avec l'Angleterre des relations qui n'avaient été que fictivement rompues; on accepta les subsides qu'elle offrait à pleines mains, et on continua l'œuvre déjà commencée de sa réconciliation avec les Turcs; on imagina enfin d'essayer une tentative auprès de l'empereur Alexandre pour le ramener à ce qu'on appelait l'intérêt de l'Europe, et son intérêt bien entendu à lui.
Situation des choses à Constantinople. La diplomatie autrichienne avait beaucoup à faire à Constantinople: éloigner les Turcs de la France, les rapprocher de l'Angleterre, les disposer à se jeter sur la Russie si celle-ci continuait à marcher avec Napoléon, ou à la laisser en paix si elle rompait avec lui, de manière qu'on n'eût affaire qu'à l'ennemi commun de l'Europe, était une politique fort bien calculée, et qui méritait d'être suivie avec activité. Du reste, les révolutions continuelles de la cour de Turquie prêtaient à toutes les intrigues extérieures.
Depuis la chute du sultan Sélim, de nouvelles catastrophes avaient ensanglanté le sérail, et donné à la Turquie l'apparence d'un empire qui, au milieu de ses convulsions intérieures, s'affaisse sur lui-même. Le fameux pacha de Rutschuk, Mustapha-Baraïctar, soit qu'il fût, comme il le prétendait, attaché à son maître Sélim, soit qu'il fût offensé qu'une faction fanatique, composée de janissaires et d'ulémas, eût donné le sceptre sans le consulter, était venu se placer à Andrinople à la tête d'une armée dévouée. De là il avait paru gouverner l'empire, car tous les pachas lui avaient adressé des députés, ou s'étaient rendus auprès de lui en personne, pour s'informer de ses volontés, et le nouveau sultan lui-même, Mustapha, avait envoyé des ambassadeurs à son camp, comme pour se mettre à sa discrétion. Ainsi, sous prétexte de conférer sur le sort de l'empire, Mustapha-Baraïctar en disposait. Mustapha-Baraïctar en voulant replacer Sélim sur le trône, entraîne la perte de ce prince, et provoque une nouvelle révolution dans le sérail. Bientôt il était venu camper sous les murs de Constantinople, et un jour enfin il avait marché sur le sérail pour replacer sur le trône Sélim, qui vivait enfermé avec les femmes et gardé par les eunuques. Mais, au moment où il allait exécuter ce projet, on avait jeté à ses pieds la tête de son maître infortuné, prince le meilleur qui depuis longtemps eût régné à Constantinople. Baraïctar, pour venger Sélim, avait déposé Mustapha après un règne de courte durée. Élévation au trône du jeune sultan Mahmoud. À défaut d'autre, il avait été obligé de prendre le frère de Mustapha lui-même, Mahmoud, âgé de vingt-quatre ans, prince qui ne manquait pas de qualités, et qui avait contracté auprès de Sélim prisonnier le goût de la civilisation européenne. Cette révolution opérée, Mustapha-Baraïctar avait gouverné l'empire pendant quelques mois, avec une autorité absolue, sous le nom du jeune sultan. Mais une nouvelle révolte de janissaires avait fait cesser ce despotisme en ajoutant catastrophes sur catastrophes. Mort de Mustapha-Baraïctar. Baraïctar, surpris par les janissaires avant qu'il eût pu regagner le sérail, s'était caché dans un souterrain de son palais en flammes, et il y avait péri sous les cendres et les ruines.
Mahmoud, qui joignait à de l'esprit quelque hardiesse, une certaine astuce, n'avait pas été étranger à cette dernière révolution. Délivré d'un maître insolent, il avait entrepris de gouverner lui-même son empire chancelant, et il l'essayait au moment même où la France et l'Autriche allaient se mesurer encore une fois sur les bords du Danube. Attirer les Turcs à elle pour en disposer à sa convenance, était, comme nous venons de le dire, d'une grande importance pour l'Autriche, car elle pouvait ou jeter un ennemi de plus sur les bras des Russes si ceux-ci continuaient à rester alliés de la France, ou les débarrasser de cet ennemi incommode s'ils consentaient à s'unir à ce qu'on appelait la cause européenne.
La chose devenait facile depuis la nouvelle position de la France à l'égard des Turcs. Il lui était en effet impossible, unie comme elle l'était avec la Russie, de rester en confiance avec eux. Pour colorer le changement survenu après Tilsit, elle avait d'abord pris pour excuse la chute de son excellent ami Sélim. À cela le sultan Mustapha avait répondu que ce changement ne devait en rien refroidir la France, car la Porte restait sa meilleure amie. Napoléon avait alors répliqué que, puisqu'il en était ainsi, il s'occuperait de ménager une bonne paix entre les Russes et les Turcs, mais il n'avait pas osé parler des conditions. Pourtant les Russes insistant, soit avant, soit après Erfurt, pour qu'on terminât avec les Turcs, et qu'on leur demandât les provinces du Danube; les Turcs, de leur côté, se plaignant auprès de la France de ce qu'elle ne leur procurait point la paix promise, Napoléon, toujours courant de Bayonne à Paris, de Paris à Erfurt, d'Erfurt à Madrid, avait, pour occuper un peu les uns et les autres, fini par insinuer aux Turcs, avec les démonstrations du regret le plus vif, qu'ils n'étaient plus capables de défendre la Valachie et la Moldavie, qu'ils feraient bien d'y renoncer, de s'assurer à ce prix une paix solide, et de concentrer toutes leurs ressources dans les provinces qui tenaient fortement à l'empire; que si à ce prix ils voulaient terminer une guerre qui menaçait de leur devenir funeste, il promettait de leur procurer un arrangement immédiat, et de garantir au nom de la France l'intégrité de l'empire ottoman. La seule insinuation de céder les provinces du Danube soulève tous les Turcs. Rien ne peut donner une idée de la révolution qui se fit dans les esprits à cette ouverture de la diplomatie française. Bien qu'on y eût mis de grands ménagements, et qu'on n'eût dit que ce qu'on ne pouvait pas s'empêcher de dire après les engagements contractés avec la Russie, le courroux du sultan Mahmoud, du divan, des ulémas, des janissaires, fut au comble, et cette simple insinuation avait agité si fort le ministère turc, que l'émotion se communiqua comme l'éclair à la nation tout entière. Sur-le-champ on parla d'armer 300 mille hommes, de lever même le peuple ottoman en masse, et de sacrifier jusqu'au dernier disciple du prophète plutôt que de céder. On ne voulut point voir dans la France une amie, qui, à son cœur défendant, faisait connaître à des alliés qu'elle aimait une nécessité douloureuse; on s'obstina à ne voir en elle qu'une amie perfide qui trahissait ses anciens alliés pour les livrer à un voisin insatiable. Avantages que la diplomatie autrichienne tire des ouvertures faites par la France à Constantinople. Assistant au spectacle de ces vicissitudes avec une extrême impatience d'en profiter, l'Autriche, qui avait interprété l'entrevue d'Erfurt comme elle devait l'être, affirma aux Turcs que le secret de cette fameuse entrevue n'était autre que le sacrifice des bouches du Danube, promises aux Russes par les Français; que pour s'assurer l'indulgence de la Russie dans les affaires d'Espagne, la France lui livrait la Porte, et qu'ainsi, après avoir trahi ses amis les Espagnols, elle cherchait à se le faire pardonner en trahissant ses amis les Turcs, et se tirait d'embarras en accumulant trahison sur trahison. À ces noires peintures l'Autriche ajouta le récit fort inexact de ce qui se passait en Espagne, y montra les Français battus par des paysans insurgés, surtout par les armées de l'Angleterre; et comme les musulmans ont pour la victoire un respect superstitieux, elle produisit sur eux la plus décisive des impressions en représentant Napoléon jugé par le résultat, c'est-à-dire condamné par Dieu même. De toutes ces allégations l'Autriche tira auprès des Turcs la conclusion que la Porte devait s'éloigner de la France, se rapprocher de l'Angleterre, effacer le souvenir du passage récent des Dardanelles par l'amiral Duckworth, s'appuyer enfin sur les armées autrichiennes et anglaises pour résister à l'ambition d'un voisin formidable, et à la trahison d'un ami perfide.
Ces discours adressés à des cœurs exaspérés y pénétrèrent avec une incroyable promptitude, et en peu de temps on amena à Constantinople une révolution dans la politique extérieure, tout aussi étrange que celles qui avaient eu lieu dans la politique intérieure. Révolution dans la politique turque: éloignement pour les Français, et rapprochement avec les Anglais. Tandis qu'un an auparavant les Turcs, entourant les Français de leurs acclamations, élevaient sous leur direction de formidables batteries contre les Anglais, et lançaient à ces derniers des boulets rouges et des cris de haine, on les voyait maintenant prodiguer l'outrage aux Français, au point que ceux-ci ne pouvaient se montrer dans les rues de Constantinople sans y être insultés, et que les Anglais y étaient appelés par les vœux de la population entière. La paix étant signée entre la porte et l'Angleterre par les soins de l'Autriche, la Turquie se trouve à la disposition de la nouvelle coalition. L'Autriche, attentive à tous ces mouvements d'un peuple ardent et fanatique, avertit les Anglais du succès de ses menées, et fit venir M. Adair aux Dardanelles. Il y mouilla sur une frégate anglaise, et n'eut pas longtemps à attendre la permission de paraître à Constantinople. L'invitation de s'y rendre lui ayant été adressée sur les instances de la diplomatie autrichienne, il y vint, et, après quelques pourparlers, la paix conclue avec l'Angleterre fut signée dans les premiers jours de janvier 1809. Dès cet instant la Porte fut à la disposition de la nouvelle coalition, prête à faire tout ce que lui inspireraient pour leur cause commune l'Autriche et l'Angleterre.
Efforts moins heureux de la diplomatie autrichienne à Saint-Pétersbourg. Les menées de l'Autriche n'étaient pas moins actives à Saint-Pétersbourg qu'à Constantinople, mais elles ne pouvaient pas y avoir le même succès. La cour de Vienne avait choisi pour la représenter en cette circonstance le prince de Schwarzenberg, brave militaire, peu exercé aux finesses de la diplomatie, mais capable d'imposer par sa loyauté, et de donner le change sur les véritables intentions de sa cour, qui lui étaient à peine connues. Langage de l'Autriche auprès de l'empereur Alexandre. Il avait mission d'affirmer que les intentions de l'Autriche étaient droites et désintéressées, qu'elle ne voulait rien entreprendre, que son unique préoccupation au contraire était de se défendre contre des entreprises semblables à celles de Bayonne, que si l'empereur Alexandre voulait revenir à une meilleure appréciation des intérêts européens et russes, il trouverait en elle une amie sûre, nullement jalouse, et ne prétendant lui disputer aucun agrandissement compatible avec l'équilibre du monde. M. de Schwarzenberg était chargé surtout de faire valoir le grand argument du moment, la perfidie commise envers l'Espagne, laquelle ne permettait plus à personne de rester allié du cabinet français sans un vrai déshonneur. À cet égard, M. de Schwarzenberg, qui était un parfait honnête homme, devait chercher à éveiller tout ce qu'il y avait d'honorable susceptibilité dans le cœur de l'empereur Alexandre. Enfin, s'il parvenait à se faire écouter, il devait, assure-t-on[6], offrir la main de l'héritier de l'empire d'Autriche pour la grande-duchesse Anne, ce qui ne pouvait rencontrer aucun obstacle de la part de l'impératrice mère, et ce qui aurait rétabli l'intimité entre les deux cours impériales.
L'empereur Alexandre, à cette époque, n'était déjà plus sincère dans ses relations avec Napoléon, bien qu'il l'eût été dans les premiers temps, lorsque l'enthousiasme de projets chimériques le portait à tout approuver chez son allié. Nouvelles dispositions de l'empereur Alexandre à l'égard de Napoléon. Alors il avait sincèrement admiré le génie et la personne de Napoléon, qui valaient la peine d'être admirés, et l'intérêt aidant l'enthousiasme, il était devenu un allié tout à fait cordial. L'illusion des grands projets avait disparu depuis qu'il ne s'agissait plus de Constantinople, mais seulement de Bucharest et de Jassy. C'était sans doute un intérêt bien suffisant pour la Russie que la conquête des provinces du Danube, laquelle n'est pas même encore accomplie aujourd'hui; toutefois cet intérêt plus positif, moins éblouissant, laissait Alexandre plus calme, et le rendait soucieux sur les moyens d'exécution. Il avait semblé dans l'origine qu'il suffirait du consentement de Napoléon pour obtenir les provinces du Danube; mais au moment de réaliser ce vœu, les difficultés pratiques se montraient beaucoup plus sérieuses qu'on ne l'avait imaginé d'abord. Si Napoléon, soumettant rapidement l'Espagne, faisant subir aux Anglais quelque éclatant désastre, avait empêché l'Autriche de concevoir même une pensée de résistance; si les Turcs dès lors n'avaient eu qu'à souscrire à ce qu'on aurait décidé de leurs provinces, l'empereur Alexandre aurait pu conserver, à défaut de l'enthousiasme inspiré par ses premiers projets, la ferveur d'une alliance qui lui rapportait de si sûrs et si prompts avantages. Mais quelque grand que fût le génie de Napoléon, quelque grandes que fussent ses ressources, il s'était créé de telles difficultés, qu'il avait fait naître chez ses ennemis de toute sorte le courage de l'attaquer de nouveau. De son côté la Russie n'avait pas eu en Finlande tous les succès sur lesquels on avait compté, tant à Saint-Pétersbourg qu'à Paris. Ce vaste empire, dont l'avenir est immense, mais dont le présent est loin d'égaler l'avenir, véritable Hercule au berceau, n'avait jamais pu envoyer plus d'une quarantaine de mille hommes effectifs en Finlande, pendant la campagne d'été, et il avait employé la belle saison à y faire contre les Suédois un genre de guerre qui convenait peu à sa grandeur. Cette guerre de Suède, en un mot, pas plus morale dans son principe que celle d'Espagne, n'avait pas eu de succès plus décisifs, et les deux empereurs, quoique fort supérieurs à leurs ennemis, n'avaient cependant pas obtenu de la fortune de faveurs enivrantes. Aussi l'empereur Alexandre n'était-il nullement enivré. Il trouvait que ce que Napoléon lui abandonnait il fallait encore le conquérir par de pénibles efforts, et le désenchantement toujours si prompt chez lui le gagnait déjà sensiblement. Il jugeait Napoléon encore assez puissant pour qu'il n'y eût aucune sûreté à se brouiller avec lui; mais il ne le jugeait plus assez victorieux pour qu'il y eût le même avantage à être son allié, ni surtout assez pur pour qu'il y eût le même honneur. Et comme d'ailleurs il n'aurait probablement pas obtenu de l'Autriche et de l'Angleterre les conquêtes qui continuaient à être sa passion dominante, c'est-à-dire les provinces du Danube, comme une nouvelle révolution dans ses amitiés l'aurait déshonoré, il était résolu à persister dans l'alliance française, mais en tirant de cette alliance le plus grand profit payé par le moindre retour possible[7].
Fév. 1809. Déplaisir que cause à l'empereur Alexandre une nouvelle guerre de la France avec l'Autriche. Dans une telle disposition cette guerre de la France avec l'Autriche devait être pour Alexandre la circonstance la plus inopportune et la plus inquiétante, car elle allait rendre plus difficile la conquête des provinces turques, exiger un effort coûteux s'il fallait aider Napoléon par l'envoi d'une armée en Gallicie, ajouter une nouvelle guerre aux quatre qu'on avait déjà, contre les Suédois, les Anglais, les Persans, les Turcs. Cette guerre allait en outre placer la Russie en contradiction encore plus choquante avec ses antécédents, car elle pouvait l'exposer à combattre dans les champs d'Austerlitz pour les Français contre les Autrichiens, et fournir de nouveaux griefs à l'aristocratie russe, qui blâmait l'intimité avec la France. Enfin, heureuse ou malheureuse, elle devait amener un résultat également fâcheux: car heureuse, elle pouvait inspirer à Napoléon la funeste pensée de détruire l'Autriche, et de supprimer ainsi toute puissance intermédiaire entre le Rhin et le Niémen; malheureuse, elle devait rendre ridicule, dangereuse, et infructueuse au moins, l'alliance contractée avec la France, au grand scandale de toute la vieille Europe. Résolution adoptée par Alexandre de tout faire pour empêcher cette guerre. Il n'y a pas de pire position que celle de ne pouvoir souhaiter ni le succès ni l'insuccès d'une guerre, et ce qu'on a de mieux à faire alors c'est de chercher à l'empêcher. C'était en effet ce qu'Alexandre était résolu à essayer par tous les moyens imaginables.
M. de Romanzoff était revenu à Saint-Pétersbourg séduit par les procédés de Napoléon, autant que M. de Caulaincourt l'était par ceux d'Alexandre. Mais les deux souverains étaient assez supérieurs à leurs ministres pour échapper aux séductions qui trompaient ces derniers. Alexandre se laissa raconter les merveilles de Paris et les attentions dont Napoléon avait comblé M. de Romanzoff, tout comme Napoléon se laissait raconter les aimables prévenances dont M. de Caulaincourt était chaque jour l'objet; mais il ne dévia d'aucune de ses résolutions. Langage d'Alexandre à M. de Caulaincourt. Il arrêta d'accord avec M. de Romanzoff son langage et sa conduite envers la France, et eut avec M. de Caulaincourt plusieurs entretiens fort importants. Il ne lui dissimula presque rien de ce qu'il pensait de la situation; il en parla impartialement pour Napoléon, modestement pour lui-même.
Il convint que la guerre de la Finlande n'avait pas été bien conduite, mais il exprima le regret que Napoléon de son côté n'eût pas obtenu contre les Anglais de succès plus décisifs; il parut même penser que les Anglais après tout avaient seuls gagné quelque chose à l'entreprise sur l'Espagne, puisqu'ils allaient avoir les colonies espagnoles à leur disposition, ce qui valait bien la conquête, fort douteuse du reste, de Lisbonne et de Cadix pour les Français. Il exprima tout le chagrin qu'il éprouverait d'avoir à combattre les anciens alliés à côté desquels il se trouvait à Austerlitz, les embarras que cette singulière situation lui causerait à Saint-Pétersbourg, dans la haute société et même dans la nation; il avoua la difficulté qu'il aurait de réunir, outre une nouvelle armée en Finlande, des troupes d'observation le long de la Baltique, une grande armée conquérante contre la Turquie, et une armée auxiliaire des Français contre l'Autriche, difficulté non-seulement militaire mais surtout financière. Il alla enfin dans ses confidences jusqu'à déclarer que le succès même de la nouvelle guerre lui inspirait des soucis, car il verrait avec alarme disparaître l'Autriche, et ne se prêterait pas à ce qu'on la remplaçât par une Pologne. Il déclara que la paix lui était nécessaire à lui, mais qu'il la croyait nécessaire aussi à Napoléon; car, disait-il, il ne lui échappait pas que la France commençait à la désirer, et à changer de sentiment envers son glorieux souverain. C'étaient là tout autant de raisons pour qu'on le laissât agir en liberté envers l'Autriche, et faire tout ce qu'il pourrait pour empêcher une guerre dont la pensée seule lui était souverainement désagréable. Malheureusement, ajoutait-il, il était loin de croire avec Napoléon qu'il suffît de menacer, de remettre des ultimatum au nom des deux plus grandes puissances de l'univers, pour arrêter des gens effarés, dominés par la haine et la terreur, chez lesquels il y avait, avec beaucoup d'exagération de langage, une part de crainte sincère dont il fallait tenir compte. En conséquence il demandait qu'on lui permît de les rassurer et de les intimider tout à la fois, de les rassurer en niant positivement le projet prétendu de les traiter comme l'Espagne, de les intimider en leur montrant les suites funestes qu'entraînerait pour eux une nouvelle guerre. Alexandre se refusa en outre, comme l'aurait voulu Napoléon, à confier la conduite de cette affaire aux deux ministres de Russie et de France à Vienne. Napoléon, tout en souhaitant la paix, croyait que ces deux ministres seraient plus péremptoires, et dès lors plus écoutés. Alexandre au contraire croyait qu'ils iraient droit à la guerre.—Nos ministres brouilleront tout, dit-il à M. de Caulaincourt. Qu'on me laisse agir et parler, et si la guerre peut être évitée, je l'éviterai; si elle ne le peut pas, j'agirai, quand elle sera devenue inévitable, loyalement et franchement.—
Il n'y avait donc qu'à le laisser agir, puisqu'en définitive ses vues étant toutes pacifiques, concordaient exactement avec celles de Napoléon, qui désirait ardemment éviter la guerre. Il le désirait à tel point qu'il avait secrètement autorisé Alexandre à promettre non-seulement la double garantie de la Russie et de la France pour l'intégrité des États autrichiens, mais l'évacuation complète du territoire de la Confédération du Rhin, ce qui signifiait qu'il n'y aurait plus un soldat français en Allemagne.
Efforts de l'empereur Alexandre auprès de l'Autriche pour la détourner de faire la guerre. Alexandre, tenant sa parole, s'exprima avec la plus entière franchise devant M. de Schwarzenberg. Peu maître de son embarras quand le ministre autrichien[8] lui reprocha de se faire le complice de l'indigne conduite tenue à Bayonne, il ne se laissa point toucher par l'appel fait à ses sentiments en faveur de la cause européenne, et opposant à la politique autrichienne tous les mensonges, toutes les dissimulations dont elle s'était rendue coupable depuis deux ans, car elle n'avait cessé de parler de paix quand elle préparait la guerre, il finit par déclarer qu'il avait des engagements formels, pris dans le seul intérêt de son empire, et auxquels il n'entendait pas manquer; que si on avait la folie de rompre on serait écrasé par Napoléon, mais qu'on obligerait aussi la Russie à intervenir, parce que l'ayant promis, elle tiendrait parole, et unirait ses troupes aux troupes françaises; que cet affranchissement de l'Europe dont on parlait sans cesse, on ne l'amènerait pas; qu'on ne ferait en déterminant un nouvel effort de celui qu'on appelait un colosse écrasant, que de le rendre plus écrasant encore; que l'unique résultat qu'on obtiendrait serait de donner à l'Angleterre, autre colosse écrasant sur les mers, le moyen d'éloigner la paix dont on avait un si urgent besoin; que quant à lui la paix était tout ce qu'il voulait (les provinces danubiennes comprises, aurait-il pu ajouter); qu'il fallait enfin qu'on y arrivât; qu'il tiendrait pour ennemi quiconque en éloignerait le moment, et qu'il emploierait contre celui-là, quel qu'il fût, toutes les forces de son empire. Alexandre écarta toute insinuation relativement à une alliance de famille avec l'Autriche, car il n'aurait pas commis l'inconvenance de donner à un archiduc une princesse qu'il avait presque promise à Napoléon.
Surprise de M. de Schwarzenberg en entendant le langage de l'empereur Alexandre. Le ministre autrichien fut atterré par ces franches déclarations. La société de Saint-Pétersbourg, moins ardente assurément que celle de Vienne, lui avait cependant fait espérer un autre résultat. Il avait trouvé tout le monde du parti européen contre la France, bien qu'on n'osât point parler ouvertement, par crainte de contrarier l'empereur. Il avait de plus acquis la certitude que dans la famille impériale on éprouvait les mêmes sentiments, et il s'était flatté de rencontrer un meilleur accueil auprès de l'empereur. Un ambassadeur plus expérimenté aurait vu que sous des sentiments très-réels, partagés à un certain degré par Alexandre lui-même, il y avait les intérêts, qui étaient liés en ce moment à ceux de la France; que si l'aristocratie russe et la famille impériale obéissaient à un caprice en se permettant le langage qui allait le mieux à leurs préjugés, l'empereur et son cabinet avaient une autre conduite à tenir, et que s'ils pouvaient acquérir un beau territoire tandis que Napoléon détruirait les Bourbons, leur rôle était naturellement indiqué, c'était de laisser dire les gens de cour et les femmes, et de faire les affaires de l'empire, en tâchant de gagner dans ce bouleversement les bords si désirés du Danube.
L'excellent prince de Schwarzenberg, ne comprenant rien à ces contradictions apparentes, remplissait Saint-Pétersbourg de ses lamentations. Il écrivit à sa cour des dépêches qui auraient dû la retenir, si elle avait pu être arrêtée encore sur la pente qui l'entraînait. Armements de la Russie en vue de la guerre prochaine. Alexandre, voyant qu'il avait produit une certaine impression sur le représentant de l'Autriche, se plut à espérer que celui-ci gagnerait peut-être quelque chose auprès de sa cour, mais sans toutefois y compter, et il fit ses préparatifs pour une guerre prochaine. Il avait à cœur de terminer au plus tôt la guerre de Finlande. Il envoya un renfort qui portait à 60 mille hommes environ les forces agissantes dans cette province. Il ordonna de marcher sur le centre de la Suède à travers la mer gelée. Une colonne devait contourner le golfe de Bothnie pour se diriger par Uleaborg sur Tornea et Umea. Une seconde devait traverser sur la glace le golfe de Bothnie en partant de Wasa, pour donner la main à la première sous Umea. La troisième, qui était la principale, devait cheminer aussi sur la glace, et marcher par les îles d'Aland sur Stockholm. La garde et deux divisions étaient destinées à rester entre Saint-Pétersbourg, Revel et Riga, pour y veiller aux tentatives des Anglais contre le littoral de la Baltique. Quatre divisions d'infanterie et une de cavalerie, formant 60 mille hommes, avaient mission d'entrer en Gallicie pour y tenir la balance des événements, bien plus que pour y seconder les armées françaises. Enfin il était naturel que les plus grands efforts de la Russie se dirigeassent vers la Turquie, car si Alexandre voulait être modérateur en Occident, il voulait être conquérant en Orient, et il avait envoyé huit divisions sur le bas Danube, dont une de réserve formée de troisièmes bataillons. Celle-ci devait suivre une direction moyenne entre la Transylvanie et la Valachie, de façon à pouvoir, ou seconder l'armée d'invasion qui marchait contre les Turcs, ou se rabattre sur l'armée de Gallicie, afin d'y concourir d'une manière quelconque aux événements qui surgiraient de ce côté. Cette division était comptée à M. de Caulaincourt comme une de celles qui étaient consacrées au service de l'alliance. L'ensemble des troupes agissant dans cette direction s'élevait à 120 mille hommes environ. Ainsi, terminer la conquête de la Finlande, tenir tête aux Anglais, conquérir les bouches du Danube, modérer les événements d'Allemagne, furent les divers emplois auxquels Alexandre consacra les 280 mille hommes de troupes actives dont il pouvait disposer. S'il ne faisait pas davantage, il l'imputait à ses finances, de l'état desquelles il se plaignait constamment à M. de Caulaincourt, parlant sans cesse des cinq guerres qu'il allait avoir sur les bras, et quoique toujours fier dans son attitude, devenant presque humble quand il s'agissait d'argent, et demandant qu'on l'aidât à contracter des emprunts soit en France soit en Hollande.
L'attitude de la Russie, loin de décourager l'Autriche, ne sert qu'à précipiter les événements. La conduite de la Russie déconcerta beaucoup le cabinet de Vienne, qui s'était attendu à la trouver moins contraire à ses vues, parce qu'il avait jugé du cabinet par le langage de la noblesse russe dans les cercles de Saint-Pétersbourg. Toutefois, bien qu'il regardât la mission du prince de Schwarzenberg comme avortée, il se flatta que ce cabinet ne résisterait pas long-temps à l'opinion de la nation, et surtout à un premier succès des armées autrichiennes; il se persuada que ce premier succès qui devait, disait-on, entraîner l'Allemagne, entraînerait aussi le continent tout entier, et qu'il suffirait de donner le signal, de le donner heureusement, pour être suivi. Les 60 mille hommes destinés à la Gallicie furent considérés comme un simple corps d'observation, auquel il suffirait d'opposer des forces très-inférieures, chargées également d'observer plutôt que d'agir. On ne prit donc ni le langage, ni les démonstrations armées de la Russie comme un argument contre la guerre, et on se décida au contraire à tout précipiter, de manière à remporter sur les troupes françaises, encore disséminées de Magdebourg à Ulm, ce premier succès qui devait entraîner toutes les puissances. On était dans une de ces situations où, ne pouvant plus reculer, on prend chaque circonstance, même décourageante, pour une raison d'avancer.
Mars 1809. Époque choisie et plan de campagne adopté pour la prochaine guerre. Les préparatifs de guerre, les allées et venues de la diplomatie, ayant rempli le mois de février et une partie du mois de mars, on voulait être sur le théâtre des opérations au commencement d'avril, c'est-à-dire aux premiers jours où la guerre est possible en Autriche, car c'est à peine s'il devait y avoir alors de l'herbe sur le sol. On se fixa donc à Vienne sur le plan de campagne à adopter. D'abord il fut établi qu'on ne ferait agir vers l'Italie et vers la Gallicie que les moindres forces de l'empire. On résolut d'envoyer sous l'archiduc Jean une cinquantaine de mille hommes, pour seconder l'insurrection du Tyrol, et occuper par leur présence les forces des Français en Italie. On y ajouta huit à dix mille hommes pour batailler avec le général Marmont en Dalmatie. On destina l'archiduc Ferdinand avec 40 mille hommes à contenir l'armée saxo-polonaise, réunie sous Varsovie, et à observer les Russes qui s'avançaient en Gallicie.
Composition et direction de la principale masse des forces autrichiennes. La principale masse, celle qui contenait les troupes les meilleures, les plus nombreuses, devait agir en Allemagne, par le haut Danube, et tenter l'entreprise hardie de surprendre les Français avant leur concentration. C'était l'archiduc Charles qui devait la commander comme généralissime, et qui l'avait organisée comme ministre de la guerre. Il n'y avait par conséquent rien négligé. Elle était d'environ 200 mille hommes, forte surtout en infanterie, que l'archiduc s'était appliqué à rendre excellente, forte aussi en artillerie, qui avait toujours été très-bonne en Autriche, mais moins bien pourvue en cavalerie, que l'archiduc Charles n'avait point augmentée, et qui au surplus sans être nombreuse était aussi brave que bien exercée. Elle était divisée en six corps d'armée et en deux corps de réserve, répartis en Bohême et Haute-Autriche. C'était un total de 300 mille hommes de troupes actives, en y comprenant les troupes destinées à opérer en Italie et en Gallicie. Derrière cette masse principale, la réserve ainsi que l'insurrection hongroise devaient couvrir Vienne, et Vienne perdue, s'enfoncer en Hongrie, pour y recueillir les restes de l'armée active, et y prolonger la guerre. Cette seconde portion, forte de plus de 200 mille hommes de milices peu aguerries, mais déjà passablement instruites, portait au delà de 500 mille hommes les ressources de l'Autriche, qui n'avait jamais fait un pareil déploiement de forces.
Il s'agissait de savoir comment on emploierait les 200 mille hommes, composant la masse principale, destinés à agir en Allemagne, et à frapper les premiers coups. Le Conseil aulique, réputé la cause ordinaire des revers de l'Autriche, parce qu'il paralysait, disait-on, l'autorité des généraux, avait été privé de son influence au profit du généralissime, sans qu'il dût en résulter beaucoup plus d'unité dans le commandement, car il n'y a d'unité que là où règne une volonté énergique dirigée par un esprit ferme. L'archiduc, quoique un prince sage, éclairé, brave, et le meilleur capitaine de l'Autriche, n'avait pas la force d'esprit et de caractère nécessaire pour assurer l'unité du commandement, et le tiraillement qui n'allait plus se trouver dans le Conseil aulique devait se produire autour de lui, entre les officiers influents de son état-major. Restait, il est vrai, l'avantage d'établir ce tiraillement, quel qu'il fût, plus près du champ de bataille, et cet avantage n'était certainement pas à dédaigner.
Deux plans en discussion dans l'état-major autrichien. Deux avis partageaient en ce moment l'état-major de l'archiduc Charles au sujet du meilleur plan à suivre. L'un consistait à prendre la Bohême pour point de départ (voir la carte no 28), et, supposant les Français encore dispersés en Saxe, en Franconie, dans le Haut-Palatinat, à déboucher sur Bayreuth, c'est-à-dire sur le centre de l'Allemagne, à les battre en détail, et à soulever les populations germaniques par cette apparition subite et ce prompt succès. Ce plan hardi qui conduisait les Autrichiens par Bayreuth et Wurzbourg jusqu'aux portes même de Mayence, avait l'avantage de les mener sur le Rhin par la route la plus courte, de porter le désordre dans les cantonnements des Français, et la plus vive émotion en Allemagne. Mais, par cela même qu'il était hardi, il supposait dans l'exécution un caractère que n'ont en général que les capitaines supérieurs, ordinairement heureux, et confiants parce qu'ils sont heureux. Il n'y en avait alors aucun de ce genre, ni en Allemagne, ni ailleurs, excepté en France. Ce plan supposait en outre un degré d'avancement dans les préparatifs militaires de l'Autriche, que son administration, plus laborieuse qu'expéditive, n'était pas encore parvenue à leur donner. C'est tout au plus si les corps qui devaient se rassembler en Bohême, y étaient concentrés dans les premiers jours de mars. Les troisièmes bataillons manquaient à beaucoup de régiments, et les charrois d'artillerie n'étaient point arrivés. Ce plan, destiné à surprendre les Français, eût été bon sans doute si on les eût surpris en effet, et si la hardiesse d'exécution eût répondu à la hardiesse de conception; mais dans le cas où on ne les aurait pas surpris assez complétement, il pouvait devenir funeste, car s'ils avaient eu le temps de se transporter de l'Elbe au Danube, de se rassembler entre Ulm et Ratisbonne, l'armée autrichienne était exposée à les avoir dans son flanc gauche, gagnant Vienne par le Danube, dispersant tous les détachements qu'elle avait laissés en Bavière, et peut-être même coupant sa ligne d'opération. Avec un général si fécond en manœuvres imprévues que l'était Napoléon, cette dernière chance était fort à redouter.
Le second plan, plus modeste, plus sûr, consistait à prendre la route ordinaire, celle du Danube, par laquelle les Français devaient naturellement arriver, à cause de la facilité des communications le long de ce grand fleuve, à leur faire face sur cette route avec la masse énorme de deux cent mille hommes, et à profiter de ce qu'on était plus préparé qu'eux, non pour les surprendre, mais pour les battre, avant qu'ils fussent en nombre suffisant pour disputer la victoire. Ce plan ne donnait lieu à aucune de ces combinaisons soudaines de Napoléon, qui ordinairement déjouaient tous les calculs, et n'exposait à aucune chance que celle du champ de bataille, toujours assez périlleuse contre un tel capitaine et de tels soldats.
Motif qui décide la préférence en faveur du second plan. Les deux plans dont il s'agit furent long-temps débattus entre deux officiers de l'état-major de l'archiduc Charles, le général Meyer et le général Grünn, et divisèrent les militaires les plus éclairés de l'Autriche. Mais, comme il advient toujours en pareille circonstance, on laissa à l'événement le soin de décider la question, et on prit son parti quand les espions répandus au milieu des troupes françaises eurent révélé la marche du général Oudinot sur Ulm, du maréchal Davout sur Wurzbourg. On comprit alors qu'on arriverait trop tard pour que la bonne chance se réalisât au lieu de la mauvaise, et qu'en débouchant par la Bohême sur Bayreuth on aurait les Français dans son flanc gauche, gagnant Vienne par le Danube. On prit donc brusquement la résolution de reporter vers la Haute-Autriche les corps qui devaient dans l'origine se réunir en Bohême. Les corps autrichiens brusquement reportés de la Bohème vers la Bavière. Seulement, on fit encore ce qu'on fait quand la direction est médiocre, on conserva quelque chose du premier plan, et le second ne fut adopté qu'en réduisant la masse principale des forces qui aurait dû être consacrée à son exécution. Ainsi une cinquantaine de mille hommes fut laissée en Bohême sous les généraux Bellegarde et Kollowrath, et environ 150 mille furent portés en Haute-Autriche, pour être dirigés à travers la Bavière sur Ratisbonne, à la rencontre des Français. Le premier de ces rassemblements devait déboucher par le Haut-Palatinat sur Bamberg, en étendant sa gauche vers Ratisbonne. (Voir la carte no 28.) Le second devait envahir la Bavière, remonter le Danube en étendant sa droite sur Ratisbonne, de manière que les deux masses, mises en communication le long du fleuve, pussent se réunir au besoin, mais avec beaucoup de chances aussi d'échouer dans cette réunion. On s'avança de la sorte à cheval sur le Danube, suspendu pour ainsi dire entre deux plans, toujours avec l'espérance d'agir avant les Français, et de se garantir contre leur marche de flanc par le versement d'une partie des forces autrichiennes de la Bohême dans la Bavière. Le général Meyer, qui avait, dit-on, soutenu le premier plan, fut envoyé de l'état-major de l'archiduc Charles à celui de l'archiduc Jean, pour y employer en Italie les talents dont on n'avait pas voulu en Allemagne, et le général Grünn, qui avait soutenu le second, resta seul auprès de l'archiduc Charles, comme son principal conseiller.
En conséquence de ce nouveau système, le premier corps qui s'était formé à Saatz sous le lieutenant général Bellegarde, le second corps qui s'était formé à Pilsen sous le général d'artillerie Kollowrath, conservèrent les mêmes points de rassemblement, et eurent ordre de déboucher avec cinquante mille hommes par l'extrême frontière de la Bohême sur Bayreuth, vers les premiers jours d'avril (voir la carte no 14). Les corps de Hohenzollern, de Rosenberg, de l'archiduc Louis, qui s'étaient formés à Prague, Piseck, Budweis, le premier corps de réserve du prince Jean de Liechtenstein qui s'était formé à Iglau, et qui était composé de grenadiers et de cuirassiers, reçurent ordre de passer de Bohême en Autriche par la route de Budweis à Lintz, de franchir le Danube sur le pont de cette dernière ville, et d'être rendus devant l'Inn, frontière de la Bavière, vers les premiers jours d'avril. Ils devaient s'y trouver réunis au corps du lieutenant général Hiller, formé à Wels sur la Traun, et au second corps de réserve du général Kienmayer, formé à Enns sur l'Ens. Ces six corps devaient marcher ensemble sur la Bavière, la droite au Danube, tendant ainsi à rencontrer vers Ratisbonne la gauche de Bellegarde et de Kollowrath. Le signal des premières hostilités était également donné pour le commencement d'avril en Italie et en Pologne, aussi bien qu'en Bavière et en Bohême.
Toutefois on ne pouvait pas, sans pousser la dissimulation fort au delà des bornes permises, continuer à parler de paix lorsqu'on mettait les armées en marche, et qu'on leur expédiait l'ordre de franchir les frontières sous une quinzaine de jours. C'eût été trop imiter sur terre la conduite des Anglais sur mer, lesquels enlevaient ordinairement le commerce de l'ennemi sans aucune déclaration préalable. Communication ordonnée à M. de Metternich pour tenir lieu de déclaration de guerre. D'ailleurs on n'était pas tellement assuré de la victoire qu'on osât transgresser ainsi les règles du droit des gens, dans l'espérance de les violer impunément. En conséquence, on ordonna à M. de Metternich de faire au cabinet français une déclaration préalable, qui servît de transition entre le langage de la paix et le fait même de la guerre.
Le 2 mars, effectivement, M. de Metternich se présenta à Paris chez le ministre des affaires étrangères, M. de Champagny, et lui déclara au nom de sa cour, que l'arrivée subite de l'empereur Napoléon à Paris, l'invitation adressée aux princes de la Confédération de réunir leurs contingents, certains articles de journaux, divers mouvements des troupes françaises, la décidaient à faire sortir ses armées du pied de paix où elles avaient été tenues jusque-là, mais qu'elle n'adoptait cette résolution que parce qu'elle y était forcée par la conduite du gouvernement français, et que du reste elle prenait ces précautions indispensables sans se départir encore de ses intentions pacifiques.
Réponse de M. de Champagny à la communication de M. de Metternich. M. de Champagny répondit à cette communication avec froideur et incrédulité, disant que ce passage du pied de paix au pied de guerre datait de six mois, que depuis six mois en effet on se préparait en Autriche pour de prochaines hostilités, que l'empereur Napoléon ne s'y était pas trompé, et que de son côté il s'était mis en mesure; que les alarmes qu'on affectait aujourd'hui ne pouvaient être sincères, car lorsque les Français occupaient la Silésie avec des armées formidables, l'Autriche ne s'était pas crue menacée, tandis qu'à présent que la plus grande partie des troupes françaises avaient passé en Espagne, elle affectait les plus vives inquiétudes; que ce ne pouvait être là un langage de bonne foi; qu'évidemment la politique anglaise l'avait emporté à Vienne, qu'on s'y croyait prêt, et qu'on agissait parce qu'on supposait le moment favorable pour agir, mais qu'on ne surprendrait pas la France, et qu'on n'aurait à imputer qu'à soi les conséquences de la guerre, si ces conséquences étaient désastreuses.
M. de Metternich, amené à s'expliquer davantage, se plaignit alors et du silence observé à son égard par l'empereur Napoléon, et de l'ignorance dans laquelle on avait laissé l'Autriche pendant les négociations d'Erfurt. Il sembla attribuer uniquement à un défaut d'explications amicales le malentendu qui menaçait d'aboutir à la guerre. M. de Champagny répliqua avec hauteur que l'Empereur ne parlait plus à un ambassadeur que la cour d'Autriche trompait, ou qui trompait la cour de France, car rien de ce qu'il avait promis n'avait été tenu, ni la suspension des préparatifs militaires, ni la reconnaissance du roi Joseph, ni le retour à des dispositions pacifiques; que les explications étaient donc inutiles avec le représentant d'une cour sur les paroles de laquelle on ne pouvait plus compter; que ce n'était pas la personne de M. de Metternich qu'on traitait aussi froidement, mais le représentant d'un gouvernement infidèle à toutes ses promesses; que l'Autriche avait sauvé les Anglais en passant l'Inn en 1805, lorsque Napoléon s'apprêtait à franchir le détroit de Calais; qu'elle venait de les sauver encore une fois en empêchant Napoléon de les poursuivre en personne jusqu'à la Corogne; qu'elle avait ainsi à deux reprises empêché le triomphe de la France sur sa rivale, et le rétablissement d'une paix solide, nécessaire à l'univers; qu'elle en porterait la peine, et qu'elle ne trouverait cette fois Napoléon ni moins prompt, ni moins préparé, ni moins terrible que jadis.
Après quelques autres plaintes de la même nature, les deux ministres se quittèrent sans aucune ouverture qui permît d'espérer une chance de paix, M. de Metternich paraissant déplorer la guerre, car son esprit lui en faisait prévoir les conséquences funestes, et sa situation à Paris lui faisait regretter le séjour de cette capitale; M. de Champagny ne paraissant pas craindre une nouvelle lutte, montrant de plus l'irritation d'un sujet dévoué qui ne trouvait jamais aucun tort à son maître[9].
Napoléon désabusé, et n'espérant plus la paix, fait toutes ses dispositions pour une guerre immédiate. Napoléon, quoique porté à croire à la paix par le désir qu'il avait de la conserver, ne put désormais plus y croire après la communication que M. de Metternich venait de faire au ministre des relations extérieures. Aussi fut-il saisi de cette ardeur extraordinaire qui s'emparait de lui quand les événements s'aggravaient, et dans les journées des 3 et 4 mars il donna ses ordres avec une activité sans égale. Le désir et l'espérance de la paix n'avaient point agi sur lui comme sur les âmes faibles, et ne l'avaient point induit à ralentir ou à négliger ses préparatifs. Il s'était comporté au contraire comme les âmes fortes, qui tout en se livrant au plaisir d'espérer ce qui leur plaît, se conduisent en vue de ce qui leur déplaît. Dans la persuasion où il était d'abord que l'Autriche ne pourrait pas agir avant la fin d'avril ou le commencement de mai, il avait assigné comme points de rassemblement: Augsbourg pour le général Oudinot, Metz pour les divisions Carra Saint-Cyr et Legrand, Strasbourg pour les divisions Boudet et Molitor, Wurzbourg pour le maréchal Davout. Il avait choisi ces points parce que dans ses profondes combinaisons ils convenaient mieux pour la réunion de tous les éléments qui devaient concourir à ses nouvelles créations. Sur-le-champ il en choisit d'autres plus rapprochés de l'ennemi, et il accéléra tous les envois d'hommes et de matériel vers ces nouveaux points. Ulm fut désigné pour le rassemblement des quatre divisions Boudet, Molitor, Carra Saint-Cyr et Legrand. Les deux premières, déjà en route de Lyon sur Strasbourg, eurent ordre de se détourner vers Béfort, et de se rendre droit à Ulm, en traversant la forêt Noire par la route la plus courte. Les divisions Carra Saint-Cyr et Legrand eurent ordre de ne point s'arrêter à Metz, et de marcher par Strasbourg à Ulm sans perdre un instant. Les renforts, les envois de matériel, furent immédiatement dirigés sur la ligne qu'elles devaient suivre, de manière à les joindre en route, et à les compléter chemin faisant. Très-heureusement ces troupes étaient assez vieilles pour que leur organisation n'eût pas à souffrir d'une semblable précipitation. Le corps d'Oudinot, en marche déjà sur Augsbourg, n'était pas dans des conditions aussi bonnes. D'une réunion accidentelle de grenadiers et de voltigeurs, il avait dû passer à une formation de quatrièmes bataillons. L'Empereur fit partir dix jours plus tôt les grenadiers et voltigeurs sortis de la garde pour fournir les deux compagnies d'élite de ces quatrièmes bataillons, et les fusiliers tirés des dépôts pour en fournir les quatre compagnies du centre. Mais c'est tout au plus si on pouvait espérer qu'à l'ouverture des hostilités ce corps aurait ses bataillons à quatre compagnies au lieu de six, qu'il serait de deux divisions au lieu de trois, de 20 mille hommes au lieu de 30 mille. De plus il devait se former presque en présence de l'ennemi. Mais l'esprit militaire du temps, l'expérience des officiers, des soldats, des généraux, la chaleur qui animait et soutenait tout le monde devaient suppléer à ce qui manquait.
Pour le corps du maréchal Davout, appelé encore armée du Rhin, Napoléon ne changea pas le point de rassemblement. Il y dirigea en toute hâte les renforts destinés à compléter les trois premiers bataillons de guerre, et les détachements qui devaient servir de premiers éléments à la composition des quatrièmes bataillons. Chacune des divisions de cavalerie et d'infanterie ayant à passer par Wurzbourg devait y trouver le matériel et le personnel qui lui appartenaient. Il ordonna seulement au maréchal Davout, dont le quartier général était à Wurzbourg, de porter sur-le-champ ses divisions dans le Haut-Palatinat, de manière à en avoir bientôt une à Bayreuth, une à Bamberg, une à Nuremberg, une à Ratisbonne, afin de faire face aux troupes autrichiennes de Bohême. Napoléon était si pressé, que pour hâter le départ des recrues il eut recours à une mesure fort irrégulière et qui, sous une autre administration que la sienne, aurait eu de graves inconvénients et eût amené de singulières confusions. Certains dépôts abondaient en conscrits instruits et habillés, tandis que d'autres en manquaient. Il ordonna de faire partir les conscrits déjà prêts pour les régiments qui en avaient besoin, qu'ils appartinssent ou non à ces régiments. On devait seulement avoir soin quand ils seraient arrivés au corps de changer les boutons de leurs habits, pour qu'ils portassent les numéros des régiments dans lesquels on les versait. Napoléon employa en outre la précaution de ne pas faire connaître aux chefs des dépôts la destination des conscrits qu'on leur demandait, de peur que, ne s'intéressant plus à eux, ils ne leur donnassent des équipements de rebut. Il prescrivit la même disposition pour la cavalerie légère. Il fit partir tout ce qu'il y avait de chasseurs et de hussards déjà formés, sans s'inquiéter davantage de les envoyer aux régiments auxquels ils appartenaient, ordonnant seulement d'observer le plus possible dans l'incorporation les ressemblances d'uniforme. Cependant comme on ne pouvait pas mêler des hussards à des chasseurs, à cause de l'extrême différence de l'équipement, et qu'il y avait plus de hussards qu'on ne pouvait en employer, il en composa des escadrons de guides, destinés à servir dans l'état-major de chaque corps d'armée, afin d'épargner à la cavalerie légère le service des escortes, qui la condamne à de nombreux détachements et à une fâcheuse dissémination.
Nous donnons ces détails dans l'intention de faire comprendre à quels expédients Napoléon était réduit pour avoir envoyé ses principales ressources en Espagne. Après avoir vaqué à ces divers soins, il s'occupa d'organiser les cinquièmes bataillons. Il destinait ces derniers, comme nous l'avons dit, outre leur rôle naturel de dépôts, à former des réserves, soit pour garantir les côtes des tentatives de l'Angleterre, soit pour rendre disponibles un certain nombre de quatrièmes bataillons actuellement employés au camp de Boulogne, soit enfin pour parer aux diverses éventualités de la guerre. Ayant déjà demandé 80 mille hommes sur la conscription de 1810, il en voulut lever encore 30 mille, pour porter l'effectif des cinquièmes bataillons à 1,200 hommes au moins, et de plus il résolut de prendre sur les conscriptions passées, malgré les appels réitérés qu'on venait de leur faire, 10 mille hommes robustes pour sa garde. Il prescrivit que ceux des cinquièmes bataillons qui seraient formés les premiers fussent réunis en demi-brigades provisoires, de deux, trois ou quatre bataillons chacune, à Pontivy, Paris, Boulogne, Gand, Metz, Mayence, Strasbourg, Milan. Quant aux 10 mille conscrits appelés sur les classes antérieures, il voulut les employer à donner un développement tout nouveau à la garde impériale. Il avait aux régiments de grenadiers et de chasseurs composant la vieille garde, ajouté en 1807 deux régiments de fusiliers, qui avaient très-bien servi. Il venait d'imaginer les tirailleurs, il imagina encore les conscrits, en variant les noms suivant les circonstances de chaque création. Il se décida donc à créer quatre régiments de tirailleurs, quatre de conscrits, ce qui devait porter à 20 mille hommes au moins l'infanterie de la garde, et à 25 mille le corps tout entier, en y comprenant sa magnifique cavalerie, et son artillerie accrue de 48 bouches à feu. Bientôt les jeunes soldats devaient y égaler les vieux en esprit militaire, et avoir de plus la supériorité de la force physique, apanage ordinaire de la jeunesse. Aucune conception n'attestait mieux la profonde connaissance que Napoléon avait des armées, et l'inépuisable fécondité de son génie organisateur. En outre il disposa tout pour faire venir en poste la vieille garde de Bayonne à Paris, de Paris à Strasbourg.
Réunion des contingents de la Confédération du Rhin. Il n'avait adressé qu'un avis aux princes de la Confédération du Rhin. À partir du 2 mars il leur intima des ordres, comme chef de cette Confédération. Il demanda à la Bavière 40 mille hommes, afin d'en avoir 30 mille, qu'il plaça sous le commandement du vieux maréchal Lefebvre, qui savait l'allemand, et qui au feu était toujours digne de la grande armée. Le roi de Bavière aurait désiré que son fils[10] commandât les troupes bavaroises, Napoléon ne le voulut pas.—Il faut, lui dit-il, que votre armée se batte sérieusement dans cette campagne, car il s'agit de conserver et d'étendre même les agrandissements que la Bavière a reçus. Votre fils, quand il aura fait avec nous six ou sept campagnes, pourra commander. En attendant, qu'il vienne à mon état-major; il y sera accueilli avec tous les égards qui lui sont dus, et il y apprendra notre métier.—Par transaction, Napoléon accorda à ce jeune prince le commandement de l'une des divisions bavaroises. Napoléon fixa Munich, Landshut, Straubing, comme points de rassemblement de ces trois divisions, assez en arrière de l'Inn pour qu'elles ne fussent pas surprises par les Autrichiens, assez en avant du Lech et du Danube pour couvrir nos rassemblements. (Voir la carte no 14.) Il demanda au roi de Wurtemberg 12 mille hommes, qui devaient se réunir à Neresheim, et servir sous les ordres du général Vandamme, au choix duquel le roi de Wurtemberg résistait, mais que Napoléon lui imposa en écrivant ces propres paroles:—Je connais les défauts du général Vandamme, mais c'est un véritable homme de guerre, et dans ce difficile métier il faut savoir pardonner beaucoup aux grandes qualités.—Napoléon réclama du grand-duc de Bade une division de 8 à 10 mille hommes, et une de pareille force du duc de Hesse-Darmstadt. Elles devaient se réunir vers la fin de mars à Pforzheim et à Mergentheim. Quant aux moindres princes, les ducs de Wurzbourg, de Nassau, de Saxe, il en exigea une division composée de leurs contingents agglomérés, laquelle devait rejoindre à Wurzbourg le quartier général du maréchal Davout. Il demanda au roi de Saxe 20 mille Saxons en avant de Dresde, 25 mille Polonais en avant de Varsovie. Ces contingents formaient ensemble 110 à 115 mille hommes, en réalité 100, dont 80 mille Allemands et 20 mille Polonais. Le maréchal Bernadotte, venant des villes anséatiques avec la division française Dupas, était chargé de prendre les Saxons sous son commandement, et de rejoindre ensuite la grande armée sur le Danube. Les Polonais couverts par le voisinage des Russes suffisaient pour garder Varsovie. Les événements de la guerre pouvant amener l'abandon momentané de Dresde et de Munich, Napoléon fit dire aux deux souverains qui régnaient dans ces deux capitales, de se tenir prêts à quitter leur résidence, pour se porter au centre de la Confédération, leur offrant, si un court voyage en France leur plaisait, de mettre à leur disposition toutes les habitations impériales magnifiquement desservies. Il fit ordonner en outre à son frère Jérôme de réunir 20 mille Hessois, et à son frère Louis 20 mille Hollandais, double force sur laquelle il comptait peu, parce que le premier administrait sans économie son nouveau royaume, et que le second au contraire administrait le sien avec toute la parcimonie hollandaise.
Distribution de l'armée d'Allemagne en trois corps principaux. Ces forces ainsi préparées, voici l'organisation que leur donna Napoléon. Il n'avait sous la main qu'une partie de ses maréchaux, puisque quatre d'entre eux, Ney, Soult, Victor, Mortier, servaient en Espagne. Parmi ceux dont il pouvait disposer, il y en avait trois qu'il appréciait plus que tous les autres, c'étaient les maréchaux Davout, Lannes, Masséna. Il résolut de partager entre eux la masse de l'armée française, en agrandissant leur rôle et leur commandement, et en leur confiant cinquante mille hommes à chacun. Masséna avait déjà commandé des forces plus considérables, mais Davout et Lannes n'avaient pas encore eu cet honneur, dont ils étaient d'ailleurs fort dignes. Corps du maréchal Davout. Le maréchal Davout dut conserver de l'armée du Rhin ses trois anciennes divisions, Morand, Friant, Gudin, les cuirassiers Saint-Sulpice, une division de cavalerie légère, une quatrième division d'infanterie sous le général Demont, composée des quatrièmes bataillons de ce corps, le tout formant cinquante mille soldats aguerris, les premiers, sans aucune comparaison, que possédât la France à cette époque. Ce corps placé entre Bayreuth, Amberg, Ratisbonne, avait cette dernière ville pour point de réunion. Corps du maréchal Lannes. La division Saint-Hilaire, détachée de l'armée du Rhin, avec une portion de cavalerie légère et les cuirassiers du général Espagne, jointes aux trois divisions d'Oudinot, devait composer un autre corps d'une cinquantaine de mille hommes, sous l'illustre maréchal Lannes, et se concentrer à Augsbourg. Napoléon y ajouta une brigade de 1,500 à 2 mille Portugais, choisis dans ce qu'il y avait de mieux parmi les troupes de cette nation cantonnées en France, ennuyées de ne rien faire, et mieux placées à l'armée que dans l'intérieur. Il y joignit aussi les chasseurs corses et les chasseurs du Pô, troupe brave et éprouvée. Corps du maréchal Masséna. Les quatre divisions Carra Saint-Cyr, Legrand, Boudet, Molitor, avec une belle division de cavalerie légère, avec les Hessois, les Badois, devaient composer un autre corps de même force, et se réunir à Ulm sous l'héroïque Masséna. Les cuirassiers et les carabiniers sous le général Nansouty, une nombreuse division de cavalerie légère, les dragons organisés comme nous l'avons dit ailleurs, devaient composer sous le maréchal Bessières, en l'absence de Murat, une réserve de 14 à 15 mille cavaliers. La garde, forte d'une vingtaine de mille hommes, devait porter à 190 mille Français, les parcs compris, cette masse principale concentrée entre Ulm, Augsbourg et Ratisbonne. Les Bavarois, sous le maréchal Lefebvre, formaient en avant un excellent corps auxiliaire d'une trentaine de mille hommes. Le maréchal Augereau en formait un en arrière avec les Wurtembergeois, les Badois et les Hessois. Enfin, plus en arrière, le prince Bernadotte, comme on l'a vu, devait commander les Saxons. C'étaient, par conséquent, cinq corps français, dont deux de réserve, ayant un corps auxiliaire en avant, deux en arrière, le tout mêlé de vieux et jeunes soldats, animés du souffle de Napoléon, ne laissant rien à désirer sous le rapport de la bravoure, laissant beaucoup à désirer sous le rapport de l'expérience et de l'âge, mais, tels quels, parfaitement propres à maintenir à sa hauteur présente la gloire de la France. Le prince Berthier fut nommé major général, et M. Daru intendant de cette armée. Napoléon s'en constitua le commandant en chef. Elle reçut le titre d'armée d'Allemagne, et non plus celui de grande armée, la grande armée malheureusement n'étant plus en Allemagne ni en Italie, mais en Espagne.
Plan de campagne de Napoléon. Le projet de Napoléon était de marcher droit de Ratisbonne sur Vienne, par la grande route du Danube, et de confier à ce fleuve son matériel, ses malades, ses écloppés, toute la partie pesante enfin de son armée, ce qui supposait dès le début quelque terrible coup porté aux Autrichiens. C'est dans cette vue qu'il avait fait acheter quantité de bateaux sur tous les fleuves de la Bavière, pour les faire successivement descendre dans le Danube, à mesure qu'il franchirait les affluents de ce grand fleuve. C'est encore dans cette vue qu'il avait tiré de Boulogne 1,200 des meilleurs marins de la flottille, pour les ajouter à la garde.
C'était donc à Ratisbonne qu'il avait l'intention de concentrer ses forces, en négligeant le Tyrol et laissant les Autrichiens s'y engager tant qu'il leur plairait, certain de les envelopper et de les prendre entre son armée d'Allemagne et celle d'Italie, s'ils ne se hâtaient pas de rétrograder. (Voir la carte no 14.) Toutefois il avait ordonné d'exécuter des travaux à Augsbourg, de creuser et de remplir d'eau les fossés, de palissader l'enceinte, de construire des têtes de pont sur le Lech, de manière à couvrir son flanc droit par un poste fortifié, tandis qu'il marcherait la gauche en avant. C'était sa seule précaution projetée du côté du Tyrol, et elle suffisait parfaitement.
Le point de départ de Ratisbonne était adopté dans la supposition que les Autrichiens ne prendraient pas l'offensive avant la fin d'avril. S'il en était autrement, et s'ils agissaient plus tôt, Napoléon avait fixé les yeux sur un point de départ moins avancé en Bavière, et, au lieu d'amener d'Augsbourg à Ratisbonne les troupes qui se seraient formées sur ce premier point, pour les joindre avec celles qui seraient arrivées de Wurzbourg sous le maréchal Davout, il se proposait de choisir un point intermédiaire, tel que Donauwerth ou Ingolstadt (voir la carte no 14), pour y faire descendre le rassemblement d'Augsbourg, et y faire remonter celui de Ratisbonne. Aussi voulut-il avoir des magasins de vivres et de munitions, non-seulement à Augsbourg, mais à Donauwerth et à Ingolstadt, qui pouvaient devenir éventuellement le lieu de la concentration générale, et le point de départ de la marche sur Vienne. Ainsi Ratisbonne, dans le cas d'hostilités différées, Donauwerth ou Ingolstadt, en cas d'hostilités immédiates, devaient être ses premiers quartiers généraux. Le major général Berthier, dépêché à l'avance, partit avec ces instructions. M. Daru en reçut de pareilles pour les mouvements du matériel. Des services d'estafette furent établis entre Augsbourg et Strasbourg d'un côté, entre Wurzbourg et Mayence de l'autre, pour joindre les lignes télégraphiques de la frontière, et expédier chaque jour à Paris des nouvelles du théâtre de la guerre. Des relais de poste furent extraordinairement disposés pour que Napoléon pût franchir rapidement la distance de la Seine au Danube. Ainsi préparé il attendit les mouvements des Autrichiens, voulant rester à Paris le plus longtemps possible, afin d'animer de sa volonté l'administration de la guerre, avant d'aller animer de sa présence l'armée destinée à combattre sous ses ordres.
Ordres relatifs à l'Italie, à l'Espagne et à la marine. À ces dispositions s'en joignirent quelques autres relatives à l'Italie, à l'Espagne et à la marine. Napoléon réitéra à Murat l'ordre d'acheminer une brigade sur Rome, pour rendre disponible la division Miollis. Il traça au prince Eugène la direction selon laquelle il devait attaquer les Autrichiens, lui ordonna de masquer par quelques troupes légères la route de la Carniole par Laybach, et de porter les cinq divisions françaises, Seras, Broussier, Grenier, Lamarque, Barbou, d'Udine à la Ponteba, pour déboucher par Tarvis sur Klagenfurth, dans la Carinthie, route directe de la Lombardie à Vienne. Il avait fait partir de Toulon quelques bâtiments pour l'Adriatique, avec l'instruction de garder les meilleurs sous voiles, et de désarmer les autres, afin de se procurer à Venise 12 ou 1,500 matelots français, qui seraient fort utiles à la défense de la place. Il enjoignit à sa sœur Élisa, gouvernante de la Toscane, de veiller sur la tranquillité de cette contrée, car le mécontentement, se répandant des pays ennemis dans les pays amis, agitait déjà l'Italie. Napoléon y envoya une colonne de gendarmes français, pour y organiser une gendarmerie italienne, prescrivit de mettre en état de défense les châteaux de Florence, de Sienne, de Livourne, afin d'avoir des refuges contre de nouvelles vêpres siciliennes, tant sa prévoyance reconnaissait elle-même les dangers de son imprudente politique.
Quant à l'Espagne, il ordonna à Joseph de continuer les préparatifs de l'expédition de Portugal, que le maréchal Soult devait exécuter avec quatre divisions, et de n'acheminer le maréchal Victor sur l'Andalousie que lorsque le maréchal Soult aurait dépassé Oporto. Il recommanda de bien soigner les divisions Valence, Leval, Dessoles, Sébastiani, restées à Madrid comme ressource principale de la monarchie espagnole, et surtout de veiller à ce que le maréchal Ney avec ses deux divisions contînt vigoureusement le nord de la Péninsule. Il confia au général Suchet l'ancien corps de Moncey, qui venait d'achever le siége de Saragosse, avec ordre de se préparer à marcher sur Valence, dès que le général Saint-Cyr aurait terminé ses opérations en Catalogne. Il reporta le 5e corps commandé par le maréchal Mortier, de Saragosse sur Burgos, pour qu'il pût au besoin, ou donner la main au maréchal Ney contre le nord de l'Espagne si cette région devenait inquiétante, ou repasser en France si la guerre d'Allemagne exigeait de nouvelles ressources.
S'occupant enfin de faire concourir la marine à ses opérations, Napoléon ordonna à l'amiral Wuillaumez de partir de Brest avec deux vaisseaux de 120, et six de 74; de se rendre devant Lorient et Rochefort, où les contre-amiraux Troude et Lhermitte se trouvaient chacun avec une division; de les débloquer, de les conduire jusqu'aux Antilles, où ceux-ci devaient porter des vivres, des munitions, des recrues, et recevoir en échange des denrées coloniales; de revenir ensuite en Europe, et de rallier l'amiral Ganteaume à Toulon pour y prendre part à diverses expéditions dans la Méditerranée. Tandis que l'amiral Wuillaumez allait exécuter cette course, l'amiral Ganteaume devait sortir de Toulon avec son escadre, et porter à Barcelone un approvisionnement considérable en poudres, projectiles et grains. Dans l'Escaut le contre-amiral Allemand eut ordre de faire sortir l'escadre de Flessingue, de la tenir en rivière, toujours prête à mettre à la voile, ce qui ne pouvait manquer d'offusquer les Anglais, et d'occuper une notable partie de leurs forces. Napoléon enjoignit, en outre, à l'administration de la marine de réunir une certaine quantité de chaloupes canonnières aux bouches de l'Escaut et de la Charente, pour y garder toutes les passes, et y veiller aux tentatives de destruction que les Anglais allaient probablement essayer contre les escadres mouillées dans ces parages. Il ordonna au ministre Decrès de partir pour les côtes, le jour où il partirait lui-même pour l'Allemagne, afin de présider à la ponctuelle exécution de ces diverses instructions.
Avril 1809. Arrestation d'un courrier français, suivie par représailles de l'arrestation des courriers autrichiens. Tout à coup, pendant que Napoléon faisait ainsi ses dernières dispositions, on apprit que les Autrichiens avaient poussé la hardiesse jusqu'à saisir à Braunau un courrier français porteur de dépêches de la légation de Vienne à la légation de Munich. Ce courrier était un ancien officier français établi à Vienne, et qui abandonnant cette capitale au moment de la guerre, s'était chargé de divers plis pour les ministres de sa nation. L'enlèvement des dépêches qui lui étaient confiées, malgré ses vives protestations, malgré le cachet des deux ambassades qui aurait dû les faire respecter, parut à Napoléon l'équivalent d'une rupture. Il se livra à la plus violente colère, fit adresser de véhémentes interpellations à M. de Metternich, et prescrivit, à titre de représailles, l'arrestation immédiate des courriers autrichiens sur toutes les routes. Ses ordres exécutés à la rigueur, et sans délai, lui procurèrent sur le chemin de Strasbourg l'enlèvement de dépêches fort importantes. Imminence des hostilités révélée par les dépêches de l'un des courriers arrêtés. Il les lut avec grande attention, et en conclut que les hostilités commenceraient à la mi-avril. La demande de ses passe-ports faite par M. de Metternich acheva de lui révéler l'imminence du danger, et il ordonna au major général Berthier de se rendre à Donauwerth, soit pour réunir l'armée à Ratisbonne si on en avait le temps, soit pour la replier derrière le Lech vers Donauwerth si le temps manquait, sauf à occuper Ratisbonne par une division du maréchal Davout. Du reste, toujours l'œil sur le télégraphe, Napoléon se tint prêt à partir au premier signal.
Premiers mouvements des Autrichiens en Bohême et en Bavière. Les hostilités, dont il assignait le commencement du 15 au 20 avril, commencèrent un peu plus tôt qu'il ne l'avait cru. L'ordre, en effet, était donné en Italie, en Bavière, en Bohême, d'ouvrir la campagne du 9 au 10 avril. Le lieutenant général Bellegarde, qui commandait les cinquante mille hommes destinés à déboucher par la Bohême, passa la frontière du Haut-Palatinat sur deux points, Tirschenreit et Wernberg. Les quatre corps des lieutenants généraux Hohenzollern, Rosenberg, archiduc Louis, Hiller, et les deux corps de réserve Jean de Liechtenstein et Kienmayer, formant avec l'artillerie une masse d'environ 140 mille hommes, se trouvaient le 1er avril le long de la Traun, et le 9 avril le long de l'Inn, frontière franco-bavaroise, dont la violation allait décider la guerre, et amener l'une des plus sanglantes campagnes du siècle. Signification de l'archiduc Charles au roi de Bavière, et passage de l'Inn le 10 avril 1809. Le 9 au soir, l'archiduc Charles, qui s'était mis à la tête de ses troupes, et qui était suivi de l'empereur, venu à Lintz pour être plus près du théâtre de la guerre, envoya l'un de ses aides de camp au roi de Bavière, avec une lettre annonçant qu'il avait ordre de se porter en avant, et de traiter en ennemies toutes les troupes qui lui résisteraient. Il aimait, disait-il, à croire qu'aucune troupe allemande ne ferait obstacle à l'armée libératrice qui venait délivrer l'Allemagne de ses oppresseurs. Cette lettre fut la seule déclaration de guerre adressée à la France et à ses alliés. Pour toute réponse le roi de Bavière quitta sa capitale afin de se rendre à Augsbourg, et les troupes bavaroises, campées sur l'Isar, à Munich et Landshut, eurent ordre de résister. Le maréchal Lefebvre en avait déjà pris le commandement pour les conduire à l'ennemi.
Le 10 avril au matin l'armée autrichienne s'ébranla tout entière pour franchir l'Inn et commencer la guerre. Elle ne savait pas bien exactement où étaient les Français, mais elle était informée qu'il y en avait à Ulm, à Augsbourg, surtout à Ratisbonne, où se dirigeait le maréchal Davout; elle espérait les surprendre dans cet état de dispersion, atteindre le Danube avant leur concentration définitive, le passer entre Donauwerth et Ratisbonne, se joindre par sa droite avec le corps de Bellegarde, et envahir victorieusement le Haut-Palatinat, la Souabe, le Wurtemberg. Le corps de Hiller, celui de l'archiduc Louis, le deuxième de réserve, formant une masse de 58 mille hommes, et ayant le prince généralissime à leur tête, franchirent l'Inn à Braunau même, le 10 avril au matin. (Voir la carte no 14.) Le corps de Hohenzollern, fort de 27 ou 28 mille hommes, le passa au même instant au-dessous de Muhlheim. Enfin le quatrième corps avec le premier de réserve, présentant une masse de 40 mille hommes, exécuta son passage à Scharding, assez près du point où l'Inn se jette dans le Danube. À l'extrême gauche la division Jellachich, d'environ 10 mille hommes, après avoir passé la Salza, fut dirigée sur Wasserbourg, pour y traverser l'Inn et marcher sur Munich. À l'extrême droite la brigade Vecsay, qui comptait 5 mille hommes, et se composait de troupes légères, dut longer le Danube pour éclairer l'armée sur sa droite et occuper Passau, place importante à la jonction de l'Inn et du Danube. Sentant l'importance de ce point, Napoléon n'avait cessé d'adresser aux Bavarois de pressantes recommandations pour qu'on mît la place de Passau en état de défense, et avait même envoyé des officiers français avec les fonds nécessaires à l'exécution des travaux. Mais rien n'avait été fait à temps, et le commandant bavarois ne put que se rendre aux Autrichiens. C'était un regrettable point d'appui qu'on leur avait livré par négligence, et dont ils pouvaient tirer plus tard un parti très-avantageux.
Direction que suivent les Autrichiens après le passage de l'Inn. L'Inn franchi, les Autrichiens marchèrent sur trois colonnes pour se rapprocher de l'Isar, où ils devaient rencontrer les troupes bavaroises et tirer les premiers coups de fusil. Quoiqu'ils se fussent appliqués à rendre leur armée plus mobile, ils s'avancèrent lentement, par habitude d'abord, par le mauvais temps ensuite, et enfin par l'embarras de leurs magasins. Songeant à faire la guerre d'invasion, et ne sachant pas vivre partout comme les Français, ils avaient imaginé de substituer à leurs immenses dépôts de denrées alimentaires des magasins ambulants, qui devaient les suivre dans leurs mouvements. Ils espéraient de la sorte pouvoir imiter plus facilement les concentrations subites et ordinairement décisives de Napoléon. À ces magasins se joignaient un fort bel équipage de pont et un immense matériel d'artillerie. Ils restèrent donc embourbés pendant plusieurs jours entre l'Inn et l'Isar, et n'arrivèrent que le 15 devant ce dernier fleuve. Jusque-là ils n'avaient aperçu que des patrouilles de cavalerie bavaroise, qu'ils avaient affecté de ne pas attaquer, pour prolonger une illusion qui leur plaisait, et qui leur persuadait qu'ils ne rencontreraient pas d'hostilités de la part des Allemands. L'archiduc s'apprêta à passer l'Isar devant Landshut le lendemain 16 (voir la carte no 46), et cette fois il ne pouvait plus ni se faire illusion, ni en faire à personne, car les Bavarois bordaient le fleuve avec toutes les apparences de gens résolus à se défendre.
Passage de l'Isar devant Landshut le 16 avril. Il changea un peu la disposition de ses colonnes pour cette opération importante, qui était la première de la guerre, et que pour ce motif il fallait rendre prompte et décisive. Il détacha de sa gauche le corps de Hiller vers Moosbourg, afin de préserver l'opération qui allait se faire devant Landshut de toute opposition du côté de Munich. Il rapprocha du corps de l'archiduc Louis, qui restait seul par la séparation du corps de Hiller, celui de Hohenzollern, et leur prescrivit à tous deux de forcer le passage de l'Isar devant Landshut même. Il plaça en colonne en arrière les deux corps de réserve. Il ordonna au corps du prince de Rosenberg, qui tenait la droite, de passer l'Isar vers Dingolfing, point où l'on n'avait à craindre aucune résistance, et d'envoyer ses troupes légères à Ebelsbach, pour ôter à l'ennemi le courage de tenir à Landshut en voyant l'Isar passé au-dessous. Enfin la brigade Vecsay, déjà lancée le long du Danube, devait pousser ses courses jusqu'à Straubing, fort près par conséquent de Ratisbonne, afin de se procurer des nouvelles des Français.
Défense de Landshut par la division bavaroise Deroy, et passage de l'Isar par les Autrichiens. Le 16 au matin, l'archiduc Charles, dirigeant lui-même le corps de l'archiduc Louis, dont le général Radetzki commandait l'avant-garde, s'avança sur Landshut pour y franchir l'Isar. Quand on vient par la route de Braunau, comme c'était le cas pour les Autrichiens, on descend par des coteaux boisés sur les bords de l'Isar, qui traverse la jolie ville de Landshut, et se répand ensuite dans des prairies verdoyantes. La ville est moitié sur le penchant des coteaux, moitié sur le bord du fleuve, qui, en la traversant, se sépare en deux bras. La division bavaroise Deroy occupait Landshut, et avait mission de disputer le passage. Après avoir évacué la ville haute et toute la partie qui est sur la rive droite du fleuve, elle avait coupé le pont du grand bras, rempli de nombreux tirailleurs le faubourg de Seligenthal, et s'était rangée en bataille de l'autre côté des prairies, sur les hauteurs boisées d'Altdorf, qui font face à celles par lesquelles on débouche sur Landshut. Le général Radetzki, se portant de la ville haute sur le bord du grand bras et devant le pont coupé, fut accueilli par un feu très-vif de tirailleurs, auquel il répondit par celui des tirailleurs du régiment des Gradiscans. De son côté l'archiduc, profitant des hauteurs pour faire jouer sa formidable artillerie, en accabla le faubourg de Seligenthal, situé sur l'autre rive de l'Isar, mit en ruine cette partie de la ville de Landshut, et la rendit intenable pour les Bavarois qui s'y étaient embusqués. Il fit ensuite rétablir le tablier du pont sur ses appuis encore debout, et le franchit sans trouver de résistance dans le faubourg évacué. Vers midi le corps de l'archiduc Louis déboucha avec une nombreuse cavalerie, suivi à peu de distance du corps de Hohenzollern, et vint se déployer devant la division bavaroise Deroy, qui était en bataille vis-à-vis, sur les hauteurs d'Altdorf. Une vive canonnade s'engagea entre les Autrichiens et les Bavarois; mais ceux-ci, recevant la nouvelle que l'Isar était passé au-dessus vers Moosbourg, au-dessous vers Dingolfing, se retirèrent en bon ordre, à travers les bois, par la chaussée de Landshut à Neustadt sur le Danube. (Voir la carte no 46.) On avait perdu de part et d'autre une centaine d'hommes. Les Bavarois, partagés entre deux sentiments, le déplaisir de se battre pour des Français contre des Allemands, et leur vieille jalousie à l'égard des Autrichiens qui voulaient leur ôter le Tyrol, se conduisirent néanmoins très-bien. Ils se replièrent sur le Danube, dans la forêt de Dürnbach, où déjà s'étaient retirées la division du prince royal venant de Munich, et la division du général de Wrède venant de Straubing. Ils étaient là près des Français, les attendant avec une extrême impatience.
L'archiduc Charles avait franchi l'Isar à Landshut avec deux corps, ceux de l'archiduc Louis et du prince de Hohenzollern. Il était immédiatement suivi de ses deux corps de réserve, Jean de Liechtenstein et Kienmayer. Il avait de plus à sa gauche occupé Moosbourg avec le corps du général Hiller, et à sa droite occupé Dingolfing avec le corps de Rosenberg. Il se trouvait donc au delà de l'Isar avec les six corps d'armée destinés à opérer en Bavière, et avec une masse d'environ 140 mille hommes. Il n'avait plus que quelques pas à faire pour rencontrer les Français, car il n'y a de l'Isar au Danube qu'une douzaine de lieues, et aucun cours d'eau considérable. Mais pour franchir ces douze lieues il avait à traverser de petites rivières, telles que l'Abens à gauche, la grosse et la petite Laber à droite, des coteaux, des bois, des marais, pays fourré, obscur, difficile. Il fallait beaucoup y penser avant de s'engager dans cette région dangereuse, avec la chance de se heurter à chaque instant contre l'armée française, toujours fort redoutable quoique n'ayant pas encore Napoléon à sa tête. À gauche, l'archiduc Charles avait Augsbourg et Ulm, à droite Ratisbonne. Tout ce qu'il savait, c'est qu'il y avait des Français à Augsbourg et à Ulm, sans pouvoir dire quels et combien, et d'autres Français à Ratisbonne, ceux-ci mieux connus, car c'était le corps du maréchal Davout, dont l'arrivée dans cette direction était depuis longtemps annoncée. Projets de l'archiduc Charles après le passage de l'Isar. Le généralissime autrichien forma le projet de s'avancer droit devant lui, à travers le pays qui s'étend de l'Isar au Danube, et d'aboutir à ce dernier fleuve vers Neustadt et Kelheim, en suivant la double chaussée qui de Landshut conduit à ces deux points. (Voir la carte no 46.) Arrivé à Neustadt et Kelheim, il devait se trouver entre les deux rassemblements connus des Français, celui d'Augsbourg et celui de Ratisbonne: il pouvait se rabattre sur ce dernier point, accabler le maréchal Davout, enlever Ratisbonne, et donner la main au général Bellegarde. Disposant alors de près de 200 mille hommes, il lui devenait facile de marcher sur le Rhin à travers le Wurtemberg, en balayant devant lui les Français surpris, battus avant d'avoir pu se réunir. Mais il fallait franchir ce pays presque impénétrable avant la concentration des Français et l'arrivée de Napoléon, et il était déjà un peu tard pour réaliser ce projet ambitieux, fort approuvable du reste, s'il était aussi bien exécuté qu'il était bien conçu.
Difficultés que présente le pays entre Landshut et Ratisbonne. En entrant dans cette région, l'archiduc Charles trouvait à sa gauche l'Abens, courant directement vers le Danube, et s'y jetant près de Neustadt, après avoir traversé Siegenbourg, Bibourg, Abensberg. (Voir la carte no 46.) À droite coulaient en passant sur son front la petite et la grosse Laber, qu'il devait franchir vers leur source, car elles naissent dans les environs pour aller se jeter dans le Danube. Il devait s'avancer ainsi entre l'Abens qu'il côtoierait par sa gauche, et les deux Laber qu'il franchirait par sa droite, marchant à travers des bois, des marécages, pour aboutir au Danube par deux chaussées, celle de Landshut à Neustadt, et celle de Landshut à Kelheim. S'il ne voulait pas pousser jusqu'à Kelheim et Neustadt, il pouvait se rendre à Ratisbonne par un chemin plus court, en prenant à droite la chaussée dite d'Eckmühl, laquelle après avoir franchi le lit marécageux de la grosse Laber à Eckmühl même, s'élève à travers des gorges boisées, puis descend dans la plaine de Ratisbonne, au milieu de laquelle on voit le Danube se déployer et changer sa direction, car on sait qu'après avoir couru depuis sa source au nord-est, il se dirige constamment à l'est après Ratisbonne.
Dispositions de marche de l'archiduc Charles pour s'avancer de l'Isar au Danube. L'archiduc Charles résolut de suivre le 17 les deux chaussées qui de Landshut mènent à Neustadt et à Kelheim. Il assigna au général Hiller la mission de marcher de Moosbourg à Mainbourg sur l'Abens, pour se garder contre les Français qu'on savait être à Augsbourg, tandis que la division Jellachich, placée plus à gauche, viendrait de Munich à Freising joindre ce même corps de Hiller dont elle dépendait. Un peu moins à gauche, l'archiduc Louis dut s'avancer par la chaussée de Neustadt, traverser Pfeffenhausen, et côtoyer également l'Abens, afin de veiller sur les Bavarois amoncelés dans la forêt de Dürnbach. Au centre, et en suivant la chaussée de Landshut à Kelheim par Rottenbourg, le corps de Hohenzollern, après avoir passé les deux Laber, devait se diriger sur Kelheim suivi des deux corps de réserve, tandis qu'à droite le corps de Rosenberg et la brigade Vecsay essayeraient, par la route transversale d'Eckmühl, une reconnaissance sur Ratisbonne.
Ainsi, avec deux corps à gauche, trois au centre, un sixième à droite, et à des distances de vingt lieues, l'archiduc Charles s'avança de l'Isar au Danube, à travers le pays accidenté que nous venons de décrire, et qui est compris entre les points de Landshut, Neustadt, Kelheim, Ratisbonne, Straubing. Il ordonna au lieutenant général Bellegarde, qui avait débouché dans le Haut-Palatinat, de pousser vivement la queue du maréchal Davout sur Ratisbonne, afin de préparer la jonction générale de toutes les forces autrichiennes.
L'archiduc marcha le 17 avec mesure, et moins de lenteur que de coutume, mais encore trop lentement pour les circonstances. Il s'achemina sur Pfeffenhausen d'un côté, sur Rottenbourg de l'autre. Le mauvais temps, les magasins ambulants qu'il attendait, son grand équipage de pont, son matériel d'artillerie, traînés sur des routes défoncées par les pluies, expliquaient cette lenteur, si elles ne la justifiaient. On n'eut affaire pendant le trajet qu'à la cavalerie légère bavaroise, avec laquelle on faisait le coup de sabre, n'ayant plus à la ménager depuis qu'à Landshut on s'était battu contre les Allemands de la Confédération du Rhin.
Le 18, l'archiduc Charles, toujours mal renseigné sur sa gauche, ayant appris seulement que de ce côté il y avait des Bavarois derrière l'Abens, et des Français vers Augsbourg, mais mieux informé sur sa droite, où il savait que le maréchal Davout approchait de Ratisbonne, acquit ainsi la conviction que les Français étaient divisés en deux masses, et se confirma dans la pensée de se jeter d'abord sur le maréchal Davout. Incertain encore s'il irait droit à Kelheim au bord du Danube, pour descendre ensuite le long de ce fleuve vers Ratisbonne, ou s'il irait tout de suite à Ratisbonne en prenant la route transversale d'Eckmühl, il fit un pas de plus, les corps de Hiller et de l'archiduc Louis formant sa gauche le long de l'Abens, Hohenzollern et les deux corps de réserve formant son centre autour de Rohr, Rosenberg formant sa droite vers Lancqwaid, sur la grosse Laber, enfin la brigade Vecsay à l'extrémité de sa ligne poussant des reconnaissances par Eckmühl et Egglofsheim sur Ratisbonne. Le moment des événements les plus décisifs approchait, car de toutes parts l'archiduc était entouré de Français et de Bavarois, dans un pays d'une obscurité presque impénétrable, où l'on pouvait tout à coup se trouver face à face avec l'ennemi. Trois ou quatre cent mille hommes, Autrichiens, Français, Bavarois, Wurtembergeois, Badois, Hessois, allaient se heurter dans cet espace resserré, se heurter cinq jours de suite, avec un acharnement inouï, l'avantage devant rester non pas seulement au plus brave, car on était brave de part et d'autre, mais à celui qui saurait le mieux se diriger au milieu de ce chaos de bois, de marécages, de coteaux et de vallées.
Situation des Français au moment de l'approche des Autrichiens. Tandis que les Autrichiens, ayant ainsi l'avance sur les Français, s'apprêtaient à les surprendre, ceux-ci heureusement avec leur habitude de la guerre, avec leur assurance dans le danger, n'étaient pas gens à se laisser déconcerter, même avant d'être en possession de tous leurs avantages. Le champ de bataille sur lequel ils arrivaient par le côté opposé, leur apparaissait en sens contraire, mais tout aussi confus. À notre droite, et à la gauche des Autrichiens, le maréchal Masséna concentré sur Ulm avec les divisions Boudet, Molitor, Carra Saint-Cyr, Legrand, marchait sur Augsbourg, pour y rejoindre le corps d'Oudinot. Le maréchal Masséna, par ordre du major général Berthier, avait pris le commandement de toutes ces troupes, qui ne s'élevaient guère au delà de 55 à 60 mille hommes, les renforts n'étant point arrivés. À vingt-cinq lieues de là, vers Ratisbonne, par conséquent à notre gauche et à la droite des Autrichiens, le maréchal Davout débouchait avec l'armée du Rhin, composée des divisions Morand, Friant, Gudin, Saint-Hilaire, des cuirassiers Saint-Sulpice, de la cavalerie légère de Montbrun, comptant environ 50 mille soldats, les meilleurs de l'armée. La grosse cavalerie du général Espagne et celle du général Nansouty l'avaient déjà quittée, la première pour joindre le corps d'Oudinot, la seconde pour venir former la réserve de cavalerie. On voit que la distribution en trois corps n'était pas encore effectuée, car la division Saint-Hilaire aurait dû se trouver en ce moment avec le général Oudinot, pour compléter le corps du maréchal Lannes, et le maréchal Masséna n'aurait dû avoir que ses quatre divisions, avec les Hessois et les Badois.
Enfin, entre ces deux masses, mais plus près de Ratisbonne que d'Augsbourg, vers Kelheim et Neustadt, se trouvaient les Bavarois couverts par l'Abens, et réfugiés dans la forêt de Dürnbach, au nombre de 27 mille hommes. Les Wurtembergeois y arrivaient par Ingolstadt au nombre de 12 mille. C'était donc une masse dispersée de 140 à 150 mille hommes, dont 100 mille Français, et environ 40 à 50 mille Allemands. La garde impériale n'était pas encore rendue sur les lieux: les renforts présentaient sur les routes de la Souabe et du Wurtemberg de longues colonnes d'hommes, de chevaux et de matériel.
Embarras du major général Berthier en arrivant sur les lieux. Le major général Berthier était resté long-temps à Strasbourg pour veiller à l'organisation de l'armée, ne croyant pas que le moment fût venu de la faire entrer en action. Le 11 avril, averti à Strasbourg de la marche des Autrichiens vers l'Inn, il était parti pour se rendre sur les bords du Danube, et était arrivé le 13 au matin à Gmünd, le 13 au soir à Donauwerth. En route, au milieu des nouvelles contradictoires qu'il recevait, il avait donné des ordres souvent contraires, s'appliquant toujours à ramener les événements au plan de Napoléon, qui consistait, comme nous l'avons dit, à réunir d'abord l'armée sur Ratisbonne si on en avait le temps, ou sur Donauwerth si les hostilités commençaient plus tôt qu'on ne l'avait supposé. Parvenu le soir à Donauwerth, le major général avait appris que le maréchal Davout occupait Ratisbonne, que le maréchal Masséna et le général Oudinot étaient à Augsbourg, que les Autrichiens avaient marché lentement, que le plan de Napoléon par conséquent était toujours exécutable, et alors plaçant sous les ordres du maréchal Davout tout ce qui était autour de Ratisbonne, sous ceux du maréchal Masséna tout ce qui était autour d'Augsbourg, il avait cru devoir opérer la concentration de l'armée sur Ratisbonne, et il avait ordonné au général Oudinot de s'y acheminer. Mais recevant tout à coup le 14 une dépêche de Paris, dépêche fort ambiguë, dans laquelle Napoléon, prévoyant le mouvement anticipé des Autrichiens, lui recommandait de tout réunir à Augsbourg, en laissant toutefois le maréchal Davout sur Ratisbonne avec une partie de ses forces, il contremanda le mouvement prescrit au général Oudinot, et il demeura en présence de l'ennemi jusqu'au 17, avec l'armée partagée en deux masses, l'une à Ratisbonne, l'autre à Augsbourg, les Bavarois entre deux. Dans l'intervalle il s'occupa de mettre les corps en ordre, mais n'osa pas prendre un parti avant l'arrivée de l'Empereur[11].
Heureuse et soudaine arrivée de Napoléon sur le théâtre de la guerre. Heureusement que Napoléon fut averti en temps utile de ce qui se passait, grâce aux moyens de communication qu'il avait préparés à l'avance. Le 12 au soir, en effet, il avait appris le passage de l'Inn, était monté en voiture dans la nuit, avait séjourné le 15 quelques heures à Strasbourg, le 16 quelques heures à Stuttgard, avait vu et rassuré, chemin faisant, les rois allemands ses alliés, et était arrivé le 17 au matin à Donauwerth, assez à temps pour tout réparer.
Ses promptes déterminations au premier aspect des lieux. Quoiqu'il ne lui fût pas moins difficile qu'à l'archiduc Charles lui-même de pénétrer la vérité, au milieu de beaucoup de rapports contradictoires, et dans un pays aussi couvert que celui où l'on opérait, il avait appris par les Bavarois le passage des Autrichiens à Landshut, et il devina avec sa perspicacité accoutumée que la principale armée autrichienne venait donner contre le Danube, dans l'espérance de passer entre les Français réunis à Augsbourg et les Français réunis à Ratisbonne. Quelques instants lui ayant suffi pour démêler cette vérité, il prit sa détermination avec une incroyable promptitude.
Deux plans s'offraient en ce moment à lui. S'il avait pu tout savoir très-exactement, ce qui n'arrive jamais à la guerre, s'il avait pu deviner par exemple que l'archiduc allait se porter sur Ratisbonne avec plusieurs corps mal liés entre eux, il n'aurait eu qu'à le laisser marcher sur Ratisbonne, où le maréchal Davout avec 50 mille soldats l'aurait arrêté pendant tout le temps nécessaire, et puis avec la masse des forces réunies autour d'Augsbourg, avec Oudinot, Molitor, Boudet, les Bavarois, les Wurtembergeois, c'est-à-dire avec 90 mille combattants, se jeter sur les derrières du généralissime autrichien, le mettre entre deux feux, et prendre son armée jusqu'au dernier homme. Toutefois c'eût été braver bien des chances, car Napoléon aurait laissé à l'archiduc l'avantage de la position concentrique, ce qui était contraire aux vrais principes de la guerre, qu'il avait plus qu'aucun capitaine professés, illustrés par d'immortels exemples. L'archiduc, en effet, placé entre les deux masses de l'armée française, aurait pu les battre l'une après l'autre, et leur faire essuyer à toutes deux ce que Napoléon fit essuyer tant de fois à tant d'ennemis divers. D'ailleurs, pour un tel plan, il aurait fallu en savoir plus que n'en savait Napoléon sur la situation des choses, sur l'état moral et matériel des deux armées autrichienne et française, sur ce qu'on pouvait craindre de l'une, attendre de l'autre, enfin sur la marche de l'ennemi, car plus on veut être hardi, plus il faut connaître à qui et à quoi on a affaire. Aussi après avoir pensé un moment à ce plan[12], préféra-t-il le second, qui était le plus sûr, c'était de profiter du temps qui lui restait pour concentrer l'armée, en amenant le maréchal Davout de Ratisbonne vers Neustadt, et en amenant d'Augsbourg vers le même point le maréchal Masséna. Alors avec 140 à 150 mille hommes dans la main, Napoléon était certain de tout accabler, quelles que fussent les chances, car il n'y en a jamais de très-redoutables pour une armée bien concentrée, qui peut opposer sa masse tout entière de quelque côté qu'on l'aborde. Il préféra donc, dans l'ignorance où il était de toutes choses, l'application des vrais principes aux éventualités plus brillantes qui s'offraient à lui. Mais cette subite concentration devant s'opérer par une double marche des maréchaux Davout et Masséna, en face de l'ennemi, présentait aussi de graves dangers. C'est à les surmonter que Napoléon appliqua tout son génie, en exécutant l'une des plus belles opérations de sa longue et prodigieuse carrière.
Arrivé le 17 à Donauwerth, sans garde, sans maison militaire, sans chevaux, sans état-major, il donna immédiatement ses ordres, prenant pour les transmettre les premiers officiers venus qu'il trouva sous sa main, car le major général Berthier était en ce moment à Augsbourg.
Ordres de Napoléon au maréchal Masséna. Il ordonna d'abord au maréchal Masséna de quitter Augsbourg le lendemain matin 18, pour descendre par la route de Pfaffenhofen sur l'Abens dans le flanc gauche des Autrichiens, se réservant ensuite de diriger la marche de ce maréchal vers le Danube ou vers l'Isar, vers Neustadt ou vers Landshut, suivant la position que l'armée occuperait à son arrivée. (Voir la carte no 46.) Il lui enjoignit de laisser à Augsbourg un bon commandant, deux régiments allemands, tous les hommes malingres ou fatigués, des vivres, des munitions, enfin de quoi tenir quinze jours; de partir en semant le bruit d'une marche en Tyrol, et puis de descendre vers le Danube en toute hâte, car jamais, ajoutait l'Empereur, je n'ai eu plus besoin de votre dévouement. La dépêche se terminait par ces mots: Activité et vitesse. Ordres de Napoléon au maréchal Davout. Au même instant il ordonna au maréchal Davout de quitter immédiatement Ratisbonne en y laissant un régiment pour garder cette ville, de remonter le Danube avec son corps d'armée, de cheminer avec prudence mais avec résolution entre le fleuve et la masse des Autrichiens, et de venir le joindre par Abach et Ober-Saal, aux environs d'Abensberg, par où l'Abens se jette dans le Danube. Le maréchal Davout, après ce qu'il avait déjà détaché de ses troupes pour composer les autres corps, pouvait conserver environ cinquante mille hommes, heureusement très-capables de se battre contre un nombre quelconque d'Autrichiens. En les rapprochant de l'Abens derrière lequel étaient cantonnés les Bavarois, et où l'on venait de diriger les Wurtembergeois, les cuirassiers Nansouty et Espagne, la division Demont composée des quatrièmes bataillons du corps de Davout, le grand parc d'artillerie, Napoléon allait avoir sous sa main environ 90 mille hommes, bien suffisants pour attendre Masséna qui devait arriver avec quarante ou cinquante mille. Cette dernière réunion opérée, il était en mesure de détruire la grande armée autrichienne, quelque position qu'elle eût prise, quelque manœuvre qu'elle eût faite.
Ces dispositions une fois arrêtées et communiquées à ceux qui devaient les exécuter, Napoléon quitta Donauwerth pour Ingolstadt, afin de se rapprocher du point de concentration qu'il venait de choisir. Ses ordres expédiés à l'instant même n'avaient pas grand chemin à faire pour parvenir à Augsbourg, et Masséna put immédiatement s'occuper de ses préparatifs dans la seconde moitié de la même journée, afin de partir le lendemain 18 au matin. Mais la distance était plus que double de Donauwerth à Ratisbonne, et ce n'est que fort avant dans la soirée que le maréchal Davout reçut les ordres qui le concernaient. Situation du maréchal Davout lorsqu'il reçoit les ordres qui le concernent. Ce maréchal était dans le moment aux environs de Ratisbonne avec quatre divisions d'infanterie, une division de cuirassiers, une division de cavalerie légère, le tout, comme nous venons de le dire, formant à peu près cinquante mille hommes. Les généraux Nansouty et Espagne avec la grosse cavalerie et une portion de cavalerie légère, le général Demont avec les quatrièmes bataillons et le grand parc avaient pris la gauche du Danube.
Pour se concentrer autour de Ratisbonne, le maréchal Davout avait eu plus d'une difficulté à vaincre. La division Friant, en effet, dans son trajet de Bayreuth à Amberg, s'était trouvée un instant aux prises avec les cinquante mille hommes du lieutenant général Bellegarde. Elle avait bravement tenu tête à l'orage, en repoussant énergiquement les avant-gardes des Autrichiens; et tandis qu'elle leur résistait, le reste du corps, précédé de la division Saint-Hilaire, s'était écoulé vers Ratisbonne, le long de la Wils et de la Regen. La journée du 17, pendant laquelle Napoléon avait expédié ses ordres, avait été employée tout entière à échanger une vive canonnade avec les Autrichiens sous les murs mêmes de Ratisbonne, pour donner au général Friant le temps de rejoindre. La division Morand, occupant Stadt-am-hof au delà du Danube, au confluent de la Regen, les avait arrêtés par sa superbe contenance, et leur avait rendu force boulets. Les projectiles lancés des hauteurs, enfilant les rues de Ratisbonne, nous avaient tué quelques hommes parmi les troupes qui traversaient la ville pour passer le Danube. Un obus était même venu éclater entre les jambes du cheval du maréchal Davout, tuant ou blessant autour de lui les chevaux de ses aides de camp. Les vieux soldats des divisions Morand, Gudin, Friant, Saint-Hilaire, éprouvaient au plus haut degré les passions de l'armée française, et ils étaient exaspérés. Un tirailleur français avait, sous les yeux mêmes du maréchal, couru sur un tirailleur autrichien, et après avoir bravé son coup de feu lui avait plongé son sabre dans la poitrine.
Il fallait au maréchal Davout toute la journée du 18 pour achever le ralliement de la division Friant, pour porter la totalité de ses troupes sur la droite du Danube, pendant que la division Morand, continuant de rester en bataille sous les murs de Ratisbonne, contiendrait les Autrichiens de Bellegarde et couvrirait le passage du fleuve. Mouvements du maréchal Davout à travers la ville de Ratisbonne. Les divisions Saint-Hilaire et Gudin passèrent dans cette journée de la rive gauche sur la rive droite du Danube. La grosse cavalerie Saint-Sulpice en fit autant, et la cavalerie légère, sous le brave et intelligent Montbrun, exécuta des reconnaissances dans tous les sens, sur Straubing, sur Eckmühl, sur Abach, pour avoir des nouvelles de l'archiduc, car le maréchal Davout se trouvait entre les cinquante mille hommes venus de Bohême, et la principale masse autrichienne venant de Landshut par Eckmühl. Ces reconnaissances avaient pour objet d'explorer toutes les routes de la rive droite, par lesquelles le maréchal Davout se proposait de remonter le Danube. Il aurait pu sans doute le remonter par la rive gauche, sur laquelle les Autrichiens n'avaient pas encore pénétré, et qui était couverte de nos détachements et de nos convois; mais les chemins y étaient impraticables, et ils conduisaient assez loin du point de concentration désigné par Napoléon, entre Ober-Saal et Abensberg. Le maréchal Davout préféra suivre la rive droite, quoique exposée à l'ennemi, parce que les communications y étaient praticables et menaient plus directement au but. Il savait bien que l'archiduc allait le côtoyer pendant cette marche, mais il avait des troupes si fermes qu'il ne craignait pas d'être abordé, encore moins d'être jeté au Danube; et il était certain que si on venait se heurter contre elles, elles rendraient choc pour choc, et n'en rejoindraient pas moins l'Empereur au rendez-vous indiqué.
Il fallait prendre à revers les hauteurs boisées qui séparent du Danube les vallées de la grosse et de la petite Laber, les franchir, descendre en vue des Autrichiens sur la pente opposée, ce qui conduisait sur le plateau de l'Abens à Abensberg, où Napoléon s'efforçait d'amener les parties dispersées de son armée. (Voir la carte no 46.) Savantes dispositions du maréchal Davout pour la marche qu'il devait exécuter entre les Autrichiens et le Danube. Diverses routes s'offraient pour exécuter ce trajet. À droite du maréchal Davout se présentait la grande chaussée de Ratisbonne à Ingolstadt, longeant constamment le bord du Danube, et aboutissant par Abach et Ober-Saal à Abensberg. Elle était large et belle, mais resserrée entre les hauteurs et le Danube. Le maréchal Davout aurait pu la suivre, mais s'il avait été surpris par l'ennemi dans le défilé qu'elle formait, il eût été exposé à un désastre. Il la réserva pour ses bagages et ses gros charrois d'artillerie, en la faisant garder par un bataillon d'infanterie qui d'avance était allé occuper les passages principaux. À gauche se présentait la chaussée transversale de Ratisbonne à Landshut, passant la grosse Laber à Eckmühl. C'était encore une large et belle route, mais elle donnait en plein au milieu de l'ennemi. Il n'eût fallu la prendre que si on avait désiré une grande bataille, ce qu'on ne voulait pas, puisqu'on n'avait que la concentration pour but. Le maréchal Davout y envoya son avant-garde, composée de quatre régiments de chasseurs et hussards, de deux bataillons du 7e léger, commandés par le général Montbrun, pour observer les Autrichiens, et les occuper pendant la marche qu'on allait exécuter. Entre ces deux grandes chaussées, des chemins de village, passant d'un revers à l'autre des hauteurs, furent réservés au gros de l'armée. Les deux divisions Friant et Gudin, formant une première colonne, précédées et suivies par les cuirassiers Saint-Sulpice, durent marcher par Burg-Weinting, Wolkering, Saalhaupt, Ober-Feking. Les deux divisions Saint-Hilaire et Morand, formant une seconde colonne, précédées et suivies par les chasseurs de Jacquinot, durent marcher par Ober-Isling, Gebraching, Peising, Tengen, Unter-Feking. Ces deux colonnes cheminant ainsi à côté l'une de l'autre, devaient parvenir sur le revers des hauteurs qui séparent la grosse Laber du Danube, rejoindre à la sortie du défilé d'Abach, vers Ober-Saal, la colonne des bagages, et déboucher vis-à-vis d'Abensberg, près des Bavarois, avec chance même de n'être pas aperçues des Autrichiens, tant le pays était boisé, montueux et obscur. L'avant-garde, engagée sur la grande route d'Eckmühl à Landshut, exposée par conséquent à donner de front sur la masse des Autrichiens, qui venaient de Landshut, devait s'avancer avec prudence et, après avoir servi de rideau aux deux colonnes d'infanterie, se rabattre à droite, pour regagner le point de rendez-vous assigné à tout le corps d'armée.
Ces dispositions arrêtées avec autant de fermeté que de prudence, le maréchal Davout ordonna la marche pour le 19 avril au matin. Dans la journée du 18 on acheva de traverser Ratisbonne, et le soir la division Friant elle-même, ayant franchi les ponts de cette ville, passa la nuit avec le reste de l'armée sur la rive droite. Le maréchal Davout avait réservé au 65e de ligne le rôle périlleux de garder Ratisbonne contre les armées nombreuses qui allaient l'attaquer par la rive gauche et par la rive droite. Il lui avait prescrit de fermer les portes, de barricader les rues, et de se défendre à outrance jusqu'à ce qu'on le dégageât, ce qui ne pouvait manquer d'arriver bientôt.
Le maréchal Davout part de Ratisbonne le 19 avril au matin. Le 19 au point du jour, les quatre colonnes de l'armée commencèrent la marche difficile qui leur était ordonnée, les bagages à droite le long du Danube, deux colonnes d'infanterie au centre par des chemins de village, l'avant-garde à gauche sur la grande route de Ratisbonne à Landshut par Eckmühl. Les Français, partis ainsi de grand matin, et traversant des coteaux boisés, n'aperçurent d'abord aucun ennemi. Cependant la rencontre ne pouvait tarder, car il était impossible que, manœuvrant à trois ou quatre lieues les uns des autres, des centaines de mille hommes ne finissent point par se joindre et par se battre. Dans ce moment, en effet, l'archiduc Charles, ayant passé la journée au camp de Rohr, sur le plateau qui sépare l'Abens de la grosse Laber, au revers même des hauteurs que les Français étaient occupés à franchir, avait enfin arrêté ses résolutions. Mouvement de l'archiduc Charles vers Ratisbonne, tandis que le maréchal Davout marche vers Abensberg. Apprenant à chaque pas, d'une manière toujours plus positive, que le maréchal Davout était à Ratisbonne, il avait pris le parti d'y marcher le 19 en faisant les dispositions suivantes: le général Hiller, formant l'extrême gauche avec son corps et la division Jellachich, avait ordre de venir de Mainbourg sur Siegenbourg (voir la carte no 46), rejoindre l'archiduc Louis, qui avait été laissé devant Abensberg avec son corps et le deuxième corps de réserve pour garder l'Abens. L'archiduc Charles, suivi du corps de Hohenzollern, moins quelques bataillons placés en observation à Kirchdorf sous le général Thierry, du corps de Rosenberg, du premier corps de réserve et de la brigade Vecsay, ce qui présentait une masse de 70 mille hommes, devait se diriger sur Ratisbonne, après en avoir laissé à sa gauche sous le général Hiller et l'archiduc Louis plus de 60 mille. Ainsi, tandis que Napoléon faisait les plus grands efforts pour concentrer son armée, le généralissime autrichien dispersait la sienne de Munich à Ratisbonne, sur plus de trente lieues.
Il se mit en mouvement le 19 au matin, en même temps que le maréchal Davout, et dans un ordre de marche à peu près semblable. Deux colonnes d'infanterie, l'une composée du corps de Hohenzollern, l'autre du corps de Rosenberg et des grenadiers de la réserve, devaient quitter le camp de Rohr, et s'avancer à travers les hauteurs que franchissaient les Français, la première par Gross-Muss, Hausen, Tengen, la seconde par Lancqwaid, Schneidart, Saalhaupt. La brigade Vecsay, une brigade empruntée à l'archiduc Louis, la cavalerie légère, la grosse cavalerie détachée de la réserve, devaient, par la route de Landshut à Ratisbonne, c'est-à-dire par Eckmühl, marcher sur Ratisbonne, et probablement avoir affaire à l'avant-garde du général Montbrun.
Nous étions partis dès la pointe du jour. De nos quatre colonnes, celle des bagages suivant le bord du Danube, abritée par les hauteurs et la masse de nos divisions d'infanterie, ne pouvait rencontrer aucun ennemi. Les deux colonnes d'infanterie, l'une à gauche composée de Gudin et de Friant, l'autre à droite composée de Morand et de Saint-Hilaire, toutes deux précédées et suivies de la cavalerie, cheminèrent assez long-temps sans rien découvrir. À neuf heures du matin, la tête des deux colonnes franchit les hauteurs, descendit sur leur revers, et entrevit à peine quelques tirailleurs autrichiens. La division Gudin, qui formait la tête de notre colonne de gauche, et qui avait répandu au loin les tirailleurs du 7e léger, fut seule aux prises avec les tirailleurs autrichiens du prince de Rosenberg. On se disputa le village de Schneidart assez vivement. Les deux divisions Morand et Gudin exécutent leur trajet sans rencontrer l'ennemi. Mais nos troupes, ayant ordre de marcher, ne s'arrêtèrent point, et, tandis que les tirailleurs du 7e léger s'obstinaient à faire le coup de feu, Morand et Gudin, qui formaient avec une portion de cavalerie la tête des deux colonnes, défilèrent, par ordre du maréchal Davout, accouru au galop pour accélérer la marche de ses troupes. Ces divisions se hâtèrent de gagner Ober-Feking et Unter-Feking, ce qui devait les réunir à la colonne des bagages sortie du défilé d'Abach, très-près du rendez-vous général assigné à l'armée. Les tirailleurs du 7e suivirent Gudin après s'être vaillamment battus, et cédèrent Schneidart aux Autrichiens, qui crurent l'avoir conquis[13]. Mais les Autrichiens continuant à s'avancer, les divisions Saint-Hilaire et Friant, qui formaient la queue de nos deux colonnes d'infanterie, ne pouvaient manquer de les rencontrer. Tandis que le corps de Rosenberg, après avoir eu affaire au 7e léger, traversait Schneidart et se portait sur Dinzling, le corps de Hohenzollern s'approchait de Hausen, que les dernières compagnies du 7e léger venaient d'évacuer, y entrait, et allait occuper une masse de bois qui se dessinait en fer à cheval vis-à-vis de Tengen. (Voir la carte no 47.)