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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 10 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Pendant ce temps l'infanterie de Seras, rangée sur deux lignes, avait abordé le plateau occupé par les Autrichiens, en se dirigeant sur la ferme de Kismegyer. Avant d'y atteindre elle rencontra le ruisseau fangeux qui couvrait la position de l'ennemi, et le trouva plus difficile à franchir qu'on ne l'avait supposé d'abord. Ce ruisseau était profond, présentait peu d'accès, et était défendu par de braves et adroits tirailleurs. Attaque de notre infanterie sur le plateau occupé par l'armée autrichienne. On parvint cependant à le traverser, et on marcha sur le vaste bâtiment carré composant la ferme de Kismegyer, dont les murs étaient crénelés et défendus par douze cents hommes de la meilleure infanterie. Tandis que Seras allait se heurter contre cet obstacle redoutable, Durutte avec son infanterie, formant le second échelon, arrivait aussi devant le ruisseau, le passait, gravissait le plateau sous une grêle de projectiles, et abordait par la droite le village de Szabadhegy, que la division italienne Severoli abordait également par la gauche. En cet instant on était engagé sur toute la ligne, et l'artillerie des Autrichiens, jointe à leur mousqueterie, faisait sur nos troupes un feu plongeant des plus meurtriers. Le prince Eugène, courant d'un bout à l'autre du champ de bataille, prodiguait sa vie en vaillant officier, jaloux de compenser par sa bravoure ce qui lui manquait encore sous le rapport du commandement.

Le général Seras, après s'être fort approché de la ferme de Kismegyer, essuya par toutes les ouvertures un si terrible feu de mousqueterie, qu'en quelques minutes il eut 7 à 800 hommes couchés par terre, dont une soixantaine d'officiers, à tel point que ses troupes, sinon ébranlées, du moins un peu étonnées, eurent besoin d'un secours qui remontât leur ardeur et leur confiance. Le général Seras replia la première ligne sur la seconde, puis, quand ses braves soldats eurent repris haleine, il les ramena, l'épée à la main, sur le formidable obstacle d'où partaient des feux si destructeurs. Malgré les décharges redoublées de la mousqueterie ennemie, il vint porter la hache des sapeurs contre les portes du bâtiment, les enfonça, et entrant baïonnette baissée, vengea, sur les malheureux défenseurs de la ferme de Kismegyer, la mort des 7 ou 800 hommes qui avaient péri sous ses murs. Après avoir passé au fil de l'épée quelques centaines d'ennemis et pris les autres, il marcha sur la gauche de la ligne autrichienne, qui, en se repliant sur le haut du plateau, faisait encore bonne contenance. Dans ce temps, Durutte avait gravi le plateau, et attaqué Szabadhegy de concert avec l'infanterie italienne de Severoli. Ici le combat ne fut pas moins opiniâtre que devant la ferme de Kismegyer. Les Autrichiens se défendirent avec vigueur derrière les maisons du village, et nous en firent payer cher la conquête. Ils se replièrent un instant, mais pour revenir à la charge. Le gros des troupes composant leur centre et leur droite, ramené par l'archiduc Jean sur ce village, y rentra au pas de charge, et culbuta vers le ruisseau, d'un côté Durutte, de l'autre les Italiens de Severoli. La première ligne de ces deux divisions, se repliant, passa dans les intervalles de leur seconde ligne, sans que celle-ci s'ébranlât ou se laissât entraîner. Prise du village de Szabadhegy. Loin de là, elle se porta en avant, ramenant la première ligne avec elle. Les généraux Durutte et Severoli conduisirent leurs divisions sur le village tant disputé, et l'emportèrent de concert avec la première brigade de la division Pacthod, accourue à leur secours. Dès lors, on s'avança, de droite et de gauche, au delà des deux points d'appui de la ligne ennemie qui venaient d'être enlevés. C'était pour la cavalerie le moment d'agir. Montbrun, Grouchy, Colbert, s'élancèrent pour couper la retraite aux Autrichiens, qui cherchaient à gagner le Danube. Montbrun enfonça plusieurs carrés, et fit de nombreux prisonniers. Cependant il fut arrêté par l'attitude de l'armée autrichienne, qui se retirait en masse et en bon ordre. À gauche, le 8e de chasseurs de la division Sahuc, se trouvant plus avancé que le reste de sa division, se précipita avec une ardeur extraordinaire sur la droite des Autrichiens au moment où elle s'éloignait de Raab, et enfonça tout ce qu'il rencontra sur son chemin. Déjà il avait fait mettre bas les armes à plusieurs milliers de fantassins ennemis, pris une nombreuse artillerie, lorsque les Autrichiens, s'apercevant qu'il n'était pas soutenu, revinrent de leur trouble, firent feu sur lui, et ils allaient le maltraiter gravement, si le reste de la division Sahuc, tardivement amenée par son général, n'était venu le dégager. Ce brave régiment conserva néanmoins 1,500 prisonniers, quelques canons et des drapeaux.

Retraite de l'armée autrichienne. Les archiducs voyant que la bataille était totalement perdue, ordonnèrent enfin la retraite, qui, grâce au terrain et à la nuit, ne fut pas aussi désastreuse qu'ils auraient pu le craindre, et s'effectua par Saint-Yrani, vers les terrains inondés du Danube. Cette journée qui, pour le prince Eugène et l'armée d'Italie, réparait glorieusement la défaite de Sacile, nous coûta à nous 2,000 morts ou blessés, et aux Autrichiens environ 3 mille hommes hors de combat, 2,500 prisonniers, 2 mille soldats égarés. Elle mettait l'archiduc Jean et l'archiduc palatin hors de cause, assurait la jonction des généraux Broussier et Marmont, et ne nous laissait plus exposés sur la rive droite qu'à des courses de hussards, courses peu redoutables, auxquelles il devait suffire d'opposer quelques détachements de cavalerie. Le général Macdonald arriva vers la chute du jour pour embrasser sur le champ de bataille le jeune prince aux succès duquel il s'intéressait vivement.

Jonction des généraux Broussier et Marmont avec l'armée d'Italie. Tandis que sur ce point le plan de Napoléon s'exécutait, sauf de légères fautes de détail, d'une manière si conforme à sa pensée, le ralliement des généraux Marmont et Broussier s'opérait aussi, malgré quelques accidents, les uns naissant des circonstances, les autres de mauvaises combinaisons que Napoléon, à la distance où il était, ne pouvait pas toujours rectifier à temps. Le général Broussier, laissé seul à Grätz, eût été fort compromis si ses troupes n'avaient pas été des plus solides. Après avoir commencé par canonner avec des obusiers la citadelle de Grätz, sans réussir à la soumettre, le commandant s'étant montré résolu à ne céder que devant une attaque sérieuse, il avait pris ses dispositions pour rester maître de la ville, indépendamment de la citadelle, et pour tenir la campagne au loin, afin de tendre la main au général Marmont qui s'approchait. Il avait fait plusieurs excursions vers la Croatie, dans la direction que suivait le général Marmont, jusqu'à des distances de douze ou quinze lieues; et chaque fois, avec cinq à six mille hommes, il avait livré au ban Giulay de petites batailles, dans lesquelles il l'avait complétement battu. Mais, en s'éloignant toujours ainsi de Grätz, il n'avait pu garder suffisamment les routes du Tyrol, et le général Chasteler, traversant les postes de l'armée d'Italie, avait gagné la Hongrie, avec quatre ou cinq mille hommes, beaucoup plus heureusement que le général Jellachich. Sur ces entrefaites, le général Marmont, qui s'était arrêté quelques jours en apprenant les revers de l'armée d'Italie, avait bientôt repris sa marche, s'était avancé jusque près de Grätz, avec autant de prudence que de hardiesse, et il venait de donner avis de son approche au général Broussier. Celui-ci, à cette nouvelle, se hâta de descendre la Muhr, dans l'espoir de joindre le général Marmont à Kalsdorf, laissant deux bataillons du 84e dans un faubourg de Grätz pour garder la ville. Mais pendant qu'il descendait la rive droite de la Muhr, le ban Giulay en remontait la gauche à la tête de quinze mille hommes, moitié de troupes régulières, moitié de l'insurrection croate, et venait assaillir à l'improviste les deux bataillons chargés de défendre Grätz. Ces deux bataillons, attaqués par toute une armée, résistèrent dix-neuf heures de suite avec un courage héroïque, sous les ordres du colonel Gambin. Ils tuèrent 1,200 hommes à l'ennemi, en prirent 4 ou 500, et donnèrent le temps au général Broussier de venir à leur secours. Ce général, en effet, averti du mouvement du ban Giulay, remonta précipitamment la Muhr, tomba sur les troupes de Giulay, les dispersa, et dégagea les deux bataillons du 84e. Les avant-gardes du général Marmont se montrèrent enfin à une ou deux marches. Ainsi ce corps de dix mille hommes, le meilleur de l'armée après celui du maréchal Davout, rejoignit les masses belligérantes, et les généraux Marmont, Broussier, Macdonald, réunis au prince Eugène, furent dès lors en mesure de fournir à Napoléon le concours de toutes les forces de l'Italie et de la Dalmatie. Les corps de Stoïchevich et Giulay étaient de plus entièrement dispersés, et les deux archiducs (Jean et le palatin) rejetés définitivement au delà du Danube.

Nouveau soulèvement du Tyrol sous l'influence des événements d'Essling. Il y avait là de quoi dédommager Napoléon des journées d'Essling, et il en avait besoin, car encouragés par ces journées fameuses, ses ennemis s'agitaient plus que jamais, et essayaient encore de soulever le Tyrol, la Souabe, la Saxe, la Westphalie, la Prusse. Au bruit de la prétendue défaite des Français à Essling, le Tyrolien Hofer et le major Teimer étaient descendus des cimes du Brenner, quoiqu'ils fussent fort irrités contre le gouvernement autrichien qui leur avait retiré les deux corps de Jellachich et de Chasteler. Leur haine contre la maison de Bavière suppléait à leur amour refroidi pour la maison d'Autriche. Le général bavarois Deroy, laissé seul à la défense d'Inspruck, s'était vu assailli de toutes les hauteurs voisines par une nuée de montagnards, mauvais soldats en plaine, mais très-bons tirailleurs dans les montagnes, et adversaires très-redoutables quand on était réduit à battre en retraite. Obligé de leur tenir tête pendant plusieurs jours, le général Deroy avait épuisé presque toutes ses munitions, et craignant d'en manquer, craignant surtout d'être privé de vivres par suite de l'étroit blocus établi autour d'Inspruck, il s'était retiré avec sa division sur le fort de Kufstein, abandonnant une seconde fois la capitale du Tyrol. Cet événement de peu d'importance en lui-même avait produit néanmoins une profonde impression dans toute la Bavière, et surtout à la cour, qui redoutait fort d'être contrainte encore à évacuer Munich. Agitations dans le Vorarlberg et la Souabe. Les habitants du Vorarlberg se montraient aussi fort remuants. Sur les bords du lac de Constance, sur le haut Danube, dans toute la Souabe enfin, l'agitation était sensible, et il était évident que si nous éprouvions un revers plus réel que celui d'Essling, nos derrières seraient sérieusement menacés.

Invasion de la Franconie et de la Saxe par des insurgés allemands suivis de quelques troupes régulières autrichiennes. Les Autrichiens, qui connaissaient cet état de choses puisqu'ils en étaient les auteurs, venaient de l'aggraver par une disposition très-dangereuse pour nous. Ils avaient donné au duc de Brunswick-Oels, fils du fameux duc de Brunswick, les moyens de lever un corps composé de réfugiés de toutes les provinces allemandes, particulièrement de Prussiens. Ils lui avaient en outre adjoint quelques troupes régulières et quelques landwehr, le tout formant à peu près 8 mille hommes, et l'avaient dirigé de la Bohême vers la Saxe, en le faisant précéder des bruits les plus mensongers sur la prétendue victoire remportée sur les Français à Essling. Ils avaient en même temps dirigé un autre corps de quatre mille hommes environ, moitié troupes régulières, moitié landwehr, de la Bohême vers la Franconie, en semant les mêmes bruits sur son chemin. Le premier corps s'était avancé de Prague sur Dresde, où il était entré sans coup férir, après avoir forcé par sa seule approche la cour de Dresde à se réfugier à Leipzig. Le second avait marché d'Egra sur Bayreuth, en profitant du dénûment où la guerre du Danube avait laissé nos alliés de la Bavière et du Wurtemberg. Leur plan était de pousser sur la Thuringe, de s'y réunir en une seule masse, sous les ordres du général Kienmayer, et d'entrer en Westphalie pour en expulser le roi Jérôme. Celui-ci, effrayé du danger qui le menaçait, s'était hâté de demander à Paris des ressources qui n'existaient pas, et ses cris de détresse avaient fini par y produire une sorte d'alarme.

Fin des aventures du major Schill. L'apparition de ces diverses colonnes avait excité une vive agitation en Allemagne, mais sans y provoquer cependant aucun mouvement insurrectionnel, malgré tout ce que s'en étaient promis les Autrichiens, parce que le prestige de Napoléon était encore entier, parce qu'on regardait comme difficile d'abattre sa puissance, et que tout en répandant qu'il était vaincu, on n'en était pas assez persuadé pour oser prendre les armes. L'exemple de ce qui venait d'arriver au major Schill n'avait de quoi tenter personne. Ce hardi partisan, croyant obéir à la pensée secrète de son gouvernement en désobéissant à ses ordres patents, était, comme on l'a vu, sorti de Berlin avec un corps de cavalerie prussienne, et s'était mis à courir la campagne, dans l'espoir qu'il entraînerait à sa suite l'armée et les populations. Bien accueilli de tout le monde, sans être suivi de personne, et même déconcerté par les déclarations sévères parties de Kœnigsberg, il s'était enfui en Mecklembourg, puis en Poméranie, et avait surpris la place mal gardée de Stralsund, avec l'intention d'y soutenir un siége. Assailli bientôt par un corps hollandais, et même par un corps danois qui avait voulu donner à Napoléon cette preuve de dévouement, il n'avait pu défendre une place forte avec de la cavalerie, et tâchant de se sauver par une porte tandis que les troupes hollandaises entraient par l'autre, il était tombé sous le sabre d'un cavalier hollandais. Le malheureux, victime de son patriotisme désordonné, avait vu en expirant sa troupe prise, détruite ou dispersée. C'était jusqu'alors le seul fruit des insurrections allemandes. Les cœurs n'en étaient pas moins exaspérés contre nous, et il ne fallait qu'un revers, non pas supposé, mais réel, pour que les peuples encore intimidés fissent explosion d'un bout du continent à l'autre.

Suite de la campagne du prince Poniatowski en Pologne. En Pologne, la campagne habilement conduite par le prince Poniatowski, avait eu des résultats inespérés, quoique peu décisifs. Livrant la rive gauche de la Vistule à l'impatience des Autrichiens, qui non contents d'occuper Varsovie, avaient eu l'imprudence de descendre jusqu'à Thorn, ce prince s'était réservé la rive droite, les avait repoussés toutes les fois qu'ils avaient voulu la franchir, puis l'avait remontée jusqu'en Gallicie, pour réveiller l'esprit insurrectionnel des Polonais couvant sourdement dans cette province. À son apparition, en effet, une partie des Galliciens s'étaient levés et lui avaient offert des vivres, des munitions et des hommes. Il était entré à Sandomir, et menaçait même Cracovie. L'archiduc Ferdinand, ramené en arrière par les opérations du prince Poniatowski, avait été obligé de faire une retraite rapide, qu'on aurait pu interrompre, et rendre désastreuse en passant de la rive droite sur la rive gauche, pour l'arrêter dans son mouvement rétrograde. Un corps polonais de 5 mille hommes sous le général Dombrowski s'était proposé ce plan, mais il était incapable à lui seul de l'accomplir, et courait la chance de se faire écraser, sans avoir celle d'arrêter l'ennemi. Les Russes, sous le prince Gallitzin, arrivés en ligne vers les derniers jours de juin, tandis qu'ils auraient dû y être en avril, pouvaient exécuter cette manœuvre, et ne pas laisser revenir en Gallicie un seul Autrichien. Le prince Poniatowski les suppliant d'agir ainsi, avait trouvé chez eux une mauvaise volonté évidente, que n'expliquaient plus la saison, le débordement des rivières, l'imperfection de l'administration russe. Refus des Russes d'aider les Polonais contre les Autrichiens. Le vrai motif de leur inaction, c'est qu'ils éprouvaient à détruire les Autrichiens au profit des Polonais, une répugnance telle qu'ils désobéissaient aux ordres mêmes de leur gouvernement. Le prince Gallitzin, fortement réprimandé par Alexandre, avait montré un peu moins de froideur au prince Poniatowski, mais il n'avait rien fait pour vaincre la résistance de ses lieutenants, et l'un d'eux, le prince Gortschakoff, avait même écrit qu'il arrivait dans l'espérance de se joindre aux Autrichiens et non aux Polonais. Ceux-ci ayant intercepté la lettre l'avaient envoyée avec beaucoup d'autres à Saint-Pétersbourg. Partout où les avant-postes russes et autrichiens se rencontraient, ils se tendaient la main en se promettant de servir bientôt ensemble. En un mot, les divisions russes parvenues enfin sur le territoire de la Gallicie ne semblaient y être venues que pour comprimer l'insurrection gallicienne. Sous prétexte de prendre possession du pays, elles supprimaient partout les nouvelles autorités polonaises, et rétablissaient les anciennes autorités autrichiennes.

Tandis que les Russes manquaient ainsi à leur parole, probablement contre le gré de leur souverain, les Polonais manquaient de leur côté, contre le gré également de Napoléon, à celle qu'on avait donnée aux Russes, et annonçaient dans toutes leurs proclamations le prochain rétablissement de la Pologne. Napoléon leur avait néanmoins bien recommandé de ne parler que du grand-duché de Varsovie, et de ne pas lui aliéner la Russie par un langage imprudent. Il n'avait cessé de leur dire que le jour viendrait où, sans faillir à ses engagements, sans s'attirer plus d'ennemis qu'il n'en pouvait combattre à la fois, il achèverait leur reconstitution en agrandissant peu à peu le duché de Varsovie; qu'il ne pouvait pas tout faire d'un seul coup; qu'il lui fallait pour achever son œuvre du temps et des occasions; qu'en ce moment manifester des espérances, exprimer des vœux prématurés, c'était le mettre inutilement en péril, et s'y mettre soi-même. Napoléon, en donnant ces conseils, n'avait pas été plus écouté par les Polonais qu'Alexandre par les Russes. Toutefois il faut reconnaître qu'Alexandre, s'il s'y était appliqué sincèrement, aurait pu sur les Russes beaucoup plus que Napoléon sur les Polonais. Mais il était Russe aussi, et travailler au rétablissement de la Pologne en aidant les Polonais contre les Autrichiens lui coûtait presque autant qu'à ses soldats. Lui-même, sans s'en douter, était le premier en révolte contre sa propre politique.

Telles étaient les perplexités de l'Europe entière, pendant que l'archiduc Charles et Napoléon luttaient l'un contre l'autre, sous les murs de Vienne. Bien qu'il y eût là des symptômes graves, qui auraient dû servir d'avertissements à un politique sage, il n'y avait rien qui pût alarmer, ni détourner de son but essentiel, un aussi grand capitaine que Napoléon. Quelques progrès ou quelques revers en Pologne, quelques courses de partisans en Saxe et en Poméranie, une nouvelle retraite des Bavarois en Tyrol, étaient peu de chose. Passer le Danube, battre l'archiduc Charles, était l'opération décisive, qui devait faire tomber toutes les dispositions hostiles, fussent-elles suivies de commencements d'insurrection plus ou moins inquiétants. Quelques précautions prises par Napoléon contre les mouvements insurrectionnels de l'Allemagne. Aussi Napoléon n'en était-il que médiocrement ému, et n'attachait-il d'importance qu'à ce qui se passait autour de lui entre Lintz, Léoben, Raab, Presbourg et l'île de Lobau. Il s'était donc borné à un petit nombre de précautions fort sages, fort bien conçues, et surtout très-suffisantes dans le cas où il réussirait à frapper à Vienne le coup principal et définitif. Il avait envoyé à Milan le général Caffarelli, ministre de la guerre du royaume d'Italie, pour remplacer par une autorité élevée le prince Eugène. Il lui ordonna de réunir tout ce qu'il y avait de détachements disponibles pour bloquer le Tyrol italien, en occupant les débouchés des montagnes. Il prescrivit au prince Eugène de laisser la division Rusca à Klagenfurth, pour opérer le même blocus du côté de la Carinthie. Le général bavarois Deroy dut en faire autant du côté de la Bavière, en occupant Rosenheim et Kufstein, de manière à renfermer cette espèce d'incendie dans des limites qu'il ne pût franchir, sauf à sévir plus activement contre les Tyroliens, lorsqu'on en aurait fini avec la grande armée autrichienne. Quant à la Souabe et au Vorarlberg, Napoléon avait de quoi les contenir dans le rassemblement formé à Augsbourg, rassemblement qui se composait des dragons provisoires, du 65e de ligne, des régiments de conscrits de la garde, enfin des nombreuses troupes de passage. Il prescrivit au général Beaumont de s'établir, avec quelques-unes de ces troupes, à Kempten, à Lindau, le long du lac de Constance, afin de refouler tout ce qui voudrait déboucher des montagnes.

Le général Bourcier commandait à Passau le dépôt général de la cavalerie. Il avait là tous les hommes à pied, les détachements de recrues, les ateliers de sellerie, un marché ouvert pour les achats de chevaux, et il remettait en état de servir les hommes démontés, fatigués ou malades. Napoléon lui ordonna de se détourner un moment de ce dépôt, d'y laisser un remplaçant capable de le suppléer, puis de prendre avec lui deux régiments de dragons formant 2 mille chevaux, le régiment à cheval de Berg, plus 2 à 3 mille Bavarois tirés des places du Palatinat, et de s'avancer sur Bayreuth. De son côté, le général Rivaud, établi à Wurzbourg à la tête de deux demi-brigades provisoires, devait se diriger de Wurzbourg sur Bayreuth, s'y réunir au général Bourcier, et marcher avec lui contre le petit corps qui venait de sortir de la Bohême. Cette courte expédition terminée, le général Bourcier avait ordre de retourner à Passau pour y reprendre le commandement de son dépôt de cavalerie. Le général Rivaud devait se joindre à quatre demi-brigades rassemblées à Hanau sous le maréchal Kellermann, et se porter vers la Saxe contre les Autrichiens entrés à Dresde. Napoléon écrivit à Paris, soit au ministre de la guerre Clarke, soit au ministre de la police Fouché, pour leur reprocher sévèrement les craintes qu'ils avaient trop facilement conçues à l'occasion des événements de Dresde et de Bayreuth. Les ministres restés à Paris avaient été fort émus en effet des cris de détresse poussés par le roi Jérôme, et ils étaient allés jusqu'à croire que la Prusse se préparait à déclarer la guerre.—Si quelques courses insignifiantes vous alarment à ce point, leur écrivit Napoléon, que feriez-vous donc si des événements graves survenaient, de ces événements de guerre qui peuvent cependant arriver sans qu'on succombe? Je suis bien peu satisfait, ajoutait-il, de voir les hommes attachés à mon service montrer si peu de caractère, et donner eux-mêmes le signal des plus ridicules terreurs. Il ne peut y avoir d'événements sérieux que sur le théâtre où j'opère, et là je suis présent pour tout dominer.—

Les alarmes que l'on concevait si facilement à Paris étaient pour la politique de Napoléon une critique involontaire dont il s'irritait, et qu'il ne pardonnait pas même à ses serviteurs les plus dévoués. Du reste, il avait raison de dire que tout était de peu d'importance ailleurs que sur le théâtre où il opérait, que victorieux sur ce théâtre, il le serait partout. Aussi ne négligeait-il rien pour l'être prochainement et complétement.

Soins de Napoléon pour préparer la concentration de son armée, et empêcher celle de l'armée autrichienne. Une fois le prince Eugène vainqueur à Raab, l'archiduc Jean et l'archiduc palatin rejetés au delà du Danube, et la jonction des armées d'Italie et de Dalmatie assurée, Napoléon n'avait plus à s'occuper que d'un seul objet, avant de livrer sa dernière bataille, c'était d'empêcher que les deux archiducs repassant le Danube à Presbourg ou à Komorn, ne suivissent les armées françaises d'Italie et de Dalmatie, quand celles-ci viendraient combattre sous les murs de Vienne. (Voir la carte no 32.) Il fallait pour cela interdire aux Autrichiens l'usage du pont de Presbourg, et de plus occuper la ligne de la Raab, destinée à nous couvrir du côté de la Hongrie, de manière qu'elle pût arrêter les Autrichiens pendant trois ou quatre jours, temps fort suffisant pour exécuter le mouvement des armées d'Italie et de Dalmatie sur Vienne. Les Autrichiens avaient un pont à Presbourg, et une tête de pont au village d'Engerau. Ils avaient en outre conservé la place de Raab, après la victoire remportée sur la rivière de ce nom par le prince Eugène.

Napoléon qui avait porté le maréchal Davout avec une de ses divisions jusque devant Presbourg, lui assigna la tâche d'enlever Engerau, de détruire le pont de Presbourg, et même, s'il le pouvait, celui de Komorn, situé beaucoup plus bas. Il assigna au prince Eugène la tâche de prendre la place de Raab, ne tenant sa récente victoire pour véritablement fructueuse qu'autant qu'elle procurerait cette conquête. Il fit échelonner tous les chevaux d'artillerie, qui n'étaient pas employés aux travaux de l'île de Lobau, sur la route de Presbourg et de Raab pour y amener du gros canon, et en tirer en retour les grains dont la Hongrie abondait. Quoique aucun général ne fût moins cruel que Napoléon, il était inexorable toutefois dans l'accomplissement de ses desseins, et il ordonna de pousser l'emploi des moyens de guerre, à l'égard de Presbourg et de Raab, jusqu'à la dernière rigueur, afin de s'emparer de ces deux points. Les moyens prescrits étaient terribles, mais ainsi le voulait le salut de l'armée et de l'empire.

Attaque du maréchal Davout contre la tête du pont de Presbourg. Le maréchal Davout, placé sous les murs de Presbourg dès les derniers jours de mai, commença par attaquer avec la division Gudin les retranchements d'Engerau, qui servaient à couvrir un pont de bateaux jeté devant Presbourg, et appuyé sur plusieurs îles. Ces retranchements se composaient d'épaulements en terre, liés au village d'Engerau, et défendus par une nombreuse artillerie. Le maréchal Davout les fit aborder avec la vigueur que ses soldats déployaient en toute occasion. Mais les Autrichiens, qui appréciaient l'importance de la position qu'ils défendaient, la disputèrent avec une égale énergie. Ils perdirent 15 ou 1800 hommes et nous 800 devant cette simple tête de pont. Les ouvrages enlevés, le maréchal Davout se trouvait au bord du fleuve. La partie du pont qui aboutissait de notre côté avait été repliée, mais les portions restantes étaient établies, entre des îles retranchées, qu'il eût fallu conquérir l'une après l'autre, ce qui aurait exigé une opération des plus difficiles et des plus longues. Efforts pour détruire le pont de Presbourg. On employa pour détruire ces autres portions du pont tous les moyens imaginables. On lança des bateaux chargés de pierres, des moulins en feu, comme avaient fait les Autrichiens pour rompre notre grand pont, lors des journées d'Essling. Mais celui qu'ils avaient à Presbourg, œuvre du temps, gardé d'ailleurs par des bateliers qui arrêtaient les corps flottants entraînés par le fleuve, résistait à toutes ces tentatives, et n'en était nullement ébranlé. Le maréchal Davout alors, par l'ordre de l'Empereur, disposa des batteries de pierriers, d'obusiers, de mortiers, sur le bord du Danube, et fit tomber sur les îles une horrible pluie de feu et de fer. Les soldats autrichiens supportèrent ce genre d'attaque avec une rare résignation, et n'en demeurèrent pas moins dans les îles qu'ils avaient mission de défendre. Poussé à bout par cette résistance, Napoléon ordonna de sommer la ville de Presbourg elle-même, et si elle refusait ou de se rendre, ou au moins de détruire son pont, de la ruiner jusque dans ses fondements. Inutile bombardement de Presbourg. Le maréchal Davout, qui était un parfait honnête homme, mais un militaire impitoyable, commença sans hésiter cette cruelle exécution. Après avoir sommé le général Bianchi, commandant de Presbourg, il donna le signal du feu, et en quelques heures il jeta une innombrable quantité de bombes sur la malheureuse ville condamnée à subir toutes les horreurs de la guerre. Après avoir allumé un incendie dans plusieurs quartiers, il somma de nouveau le commandant, ne demandant que ce dont il ne pouvait pas se départir, la destruction du pont. Le général Bianchi répondit que la conservation du pont étant nécessaire à la défense de la monarchie autrichienne, la ville de Presbourg supporterait les dernières extrémités plutôt que de consentir aux conditions qu'on mettait à son salut. Moyens par lesquels le maréchal Davout supplée à la prise de Presbourg. Le maréchal Davout recommença ses rigueurs. Mais voyant qu'elles resteraient sans résultat, car le général autrichien s'obstinait dans sa résistance, il céda enfin à un mouvement d'humanité, et eut recours à des moyens différents pour annuler les communications d'une rive à l'autre. Que fallait-il, après tout, pour atteindre le but qu'on se proposait? Arrêter pendant trois ou quatre jours le corps autrichien qui se présenterait de ce côté, temps qui suffisait à la concentration des troupes françaises sous les murs de Vienne. Le maréchal établit donc une suite de retranchements qui se liaient au château fortifié de Kittsée, à l'île fort étendue de la Schutt, à la rivière et à la place de Raab. (Voir la carte no 32.) Quelques mille hommes s'éclairant le long de l'île de la Schutt et de la rivière de la Raab par de la cavalerie légère, défendant les retranchements d'Engerau, se repliant, s'ils étaient forcés, sur le château de Kittsée, tandis que la place de Raab se défendrait de son côté, pouvaient retenir l'ennemi pendant le nombre de jours nécessaire, et ralentir son arrivée jusqu'au moment où tout serait décidé sous les murs de Vienne. Ces dispositions convenues avec Napoléon furent définitivement exécutées et dispensèrent de continuer plus long-temps la destruction de Presbourg.

Siége et prise de la place de Raab. Sur ces entrefaites le général Lauriston, secondé par le général Lasalle, avait entamé le siége de Raab, laissant à l'armée d'Italie le soin de le couvrir, ce qui permettait à celle-ci de se reposer de ses fatigues. On manquait de gros canons; mais Napoléon en avait envoyé quelques-uns de Vienne avec des obusiers et des pièces de 12. Heureusement la place, mal réparée, encore plus mal armée, occupée tout au plus par deux mille hommes, ne pouvait pas tenir long-temps. Immédiatement après la bataille du 14, les travaux furent entrepris. On avait ouvert la tranchée, construit des batteries de siége, et commencé le feu de brèche. Après quelques jours de cette attaque improvisée et bien conduite par les généraux Lauriston et Lasalle, la place offrit de capituler. Comme on tenait médiocrement à la manière de la conquérir, mais grandement à la rapidité de la conquête, on fut facile sur les conditions demandées par la garnison. On entra dans Raab le 22 juin, sans en avoir endommagé les ouvrages, et sans y avoir dépensé ni beaucoup de munitions, ni beaucoup d'hommes.

D'après les ordres précis et fort détaillés de Napoléon, la place de Raab fut armée de nouveau, et mise en meilleur état de défense qu'auparavant. On y introduisit des munitions de guerre et de bouche; on lui composa une garnison formée de tous les hommes fatigués ou malades de l'armée d'Italie: on fit aux ouvrages les réparations indispensables; enfin Napoléon lui donna un illustre commandant: ce fut le comte de Narbonne, jadis ministre de la guerre sous Louis XVI, l'un des derniers survivants de l'ancienne noblesse française, remarquable à la fois par le courage, l'esprit et l'élégance des mœurs. Il venait de se rattacher à l'Empereur, qui, avant de l'employer dans des postes éminents, voulait lui faire acheter son entrée au service par une mission peu élevée, mais qui supposait une véritable confiance.

Napoléon échelonne ses corps d'armée sur Vienne. Napoléon fit ramener sur Vienne toute l'artillerie inutile à Presbourg et à Raab, replier sur les hôpitaux de la Lombardie et de la Haute-Autriche les blessés des armées d'Italie et de Dalmatie, ne voulant laisser en prise à l'ennemi ni un canon, ni un homme. Il ordonna au prince Eugène, aux généraux Macdonald, Broussier et Marmont, de se préparer à marcher au premier signal, de ne conserver dans le rang ni un écloppé, ni un malade, d'avoir leur artillerie bien attelée et bien approvisionnée, de confectionner du biscuit pour nourrir leurs troupes pendant une semaine, de se procurer de la viande sur pied prête à suivre, de tout disposer enfin pour être rendus à Vienne en trois jours au plus. Le prince Eugène, cantonné à Raab, pouvait franchir en trois jours la distance qui le séparait de Vienne. Les généraux Marmont, Broussier, Macdonald furent échelonnés de façon à exécuter le trajet dans le même espace de temps. Le maréchal Davout n'avait, lui, que deux marches à faire. Il fut convenu que le prince Eugène laisserait le général Baraguey-d'Hilliers avec une division italienne devant Engerau, pour garder les approches de Presbourg, tandis que l'armée d'Italie se porterait tout entière sur Vienne. Napoléon, ne voulant pas consacrer à une simple surveillance de postes éloignés des troupes telles que celles de Montbrun et Lasalle, les échelonna de manière à pouvoir les attirer à lui en quarante-huit heures, et les remplaça sur la ligne de la Raab par douze ou quinze cents chevaux provenant des régiments de marche récemment arrivés. Le général Lasalle, qui, pendant le mois de juin, n'avait cessé de parcourir la ligne de Presbourg à Raab, et qui en connaissait les moindres particularités, eut ordre avant de se replier de placer lui-même les postes, et de donner aux commandants de ces postes les instructions dont ils auraient besoin afin de se bien garder.

Tout étant ainsi préparé sur cette ligne pour qu'on pût s'y dérober rapidement, en se couvrant par de simples arrière-gardes, Napoléon prit ses mesures sur le haut Danube pour que de ce côté on pût descendre sur Vienne avec une égale vitesse, et accroître dès qu'il le faudrait la masse des troupes destinées à livrer bataille. Il avait déjà attiré à lui le corps du maréchal Davout répandu en ce moment de Vienne à Presbourg, le corps saxon du prince Bernadotte, et la division française Dupas. Il n'avait laissé sur le haut Danube pour occuper Saint-Polten, Mautern, Mölk, Amstetten, Enns, Lintz (voir la carte no 32), que les Wurtembergeois et les Bavarois, fort réduits les uns et les autres par cette campagne, si courte mais si active. Les Wurtembergeois sous Vandamme étaient distribués entre Tulln, Mautern, Saint-Polten, Mölk. Les Bavarois chargés de défendre la Bavière étaient, la division du général Deroy à Munich, Rosenheim et Kufstein, les deux divisions du général de Wrède et du prince royal à Lintz. Quoique ce ne fût pas trop pour garder la Bavière dans les circonstances actuelles, c'était beaucoup sur le point particulier de Lintz, depuis que l'archiduc Charles, voulant de son côté concentrer ses troupes, avait amené le comte Kollowrath devant Vienne, en ne laissant que 6 à 7 mille hommes disséminés sur le Danube entre Passau, Lintz, Krems, Tulln et Klosterneubourg. Se doutant de cette circonstance d'après plusieurs reconnaissances exécutées au delà du Danube par le général Vandamme, Napoléon ordonna au maréchal Lefebvre de tenir prête à marcher l'excellente division de Wrède avec vingt-quatre bouches à feu. Les divisions du général Deroy et du prince royal, les Wurtembergeois suffisaient avec tout ce qui était en route, avec tout ce qui restait à Augsbourg, à Passau, à Ratisbonne, pour maintenir pendant quelques jours la sécurité sur nos derrières. À Ratisbonne se trouvait la division Rouyer, composée des contingents des petits princes allemands. Il n'y avait évidemment rien à craindre de ce côté, si la dernière bataille était gagnée. Si contre toute vraisemblance elle était perdue, les précautions étaient assez bien prises à Saint-Polten, à Mölk, à Amstetten, à Lintz, à Passau, pour que nos blessés, nos malades ne fussent pas compromis, pour que l'armée en se retirant trouvât partout des vivres, des munitions, et des points d'appui parfaitement solides.

Napoléon avait ainsi consacré le mois de juin à préparer la concentration de ses troupes sur Vienne. Il l'avait employé aussi, comme nous l'avons dit, à préparer le passage du Danube, et à le rendre tellement sûr cette fois, que l'accident arrivé à ses ponts pendant les journées d'Essling ne pût pas se reproduire. Travaux dans l'île de Lobau pour assurer le passage du Danube. C'est le moment de faire connaître par quels travaux gigantesques il avait aplani, presque annulé la difficulté de franchir un vaste cours d'eau, en présence de l'ennemi, avec des masses d'hommes que jamais jusqu'alors aucun capitaine, ancien ni moderne, n'avait eu à mouvoir. On a déjà vu par quelles raisons décisives il était obligé de passer le Danube devant l'archiduc Charles, pour aller lui livrer bataille au delà de ce grand fleuve. Rester en effet sur la rive droite, en laissant les Autrichiens tranquilles sur la rive gauche, c'était prolonger indéfiniment la guerre, perdre son prestige, multiplier les chances d'accident, accroître enfin l'ébranlement général des esprits en Europe, et même en France. À passer le fleuve, c'était à Vienne, comme nous l'avons encore dit, non au-dessus, non au-dessous, qu'il fallait le faire: car au-dessus c'était rétrograder en arrière de Vienne, abandonner les immenses ressources de cette capitale, l'effet moral de sa possession, le point principal d'intersection des routes d'Autriche, d'Italie et de Hongrie: au-dessous c'était allonger inutilement notre ligne d'opération, c'était se donner un point de plus à garder sur le Danube, et se priver d'un corps d'armée nécessaire le jour de la bataille. Il fallait donc passer à Vienne même. Une lieue de plus ou de moins n'y faisait rien, mais il fallait absolument passer en vue du clocher de Saint-Étienne.

En quoi consistait l'opération du passage du Danube par l'île de Lobau. On connaît également les propriétés de l'île de Lobau, si heureusement choisie par Napoléon pour faciliter l'exécution de ses projets. Cette île spacieuse, située au delà du grand bras, et séparée de la rive ennemie par un bras d'une médiocre largeur, réduisait l'opération du passage à l'entreprise de franchir un fleuve large comme la Seine sous Paris, au lieu d'un fleuve large comme le Rhin devant Cologne. L'entreprise, en restant difficile, devenait praticable. Mais pour y réussir, il fallait d'abord rendre infaillible le passage du bras principal, qui conduisait dans l'île, puis convertir l'île elle-même en un vaste camp retranché pourvu d'abondantes ressources, et y tout disposer à l'avance pour qu'on pût franchir sans danger le petit bras en présence de l'ennemi. C'est à quoi Napoléon employa les quarante jours qui s'écoulèrent du 23 mai au 2 juillet avec une activité, une fécondité d'esprit incroyables, et dignes du grand capitaine qui avait passé le Saint-Bernard et rendu possible la traversée du Pas-de-Calais.

Établissement de vastes ponts en pilotis sur le grand bras du Danube. Le pont de bateaux sur le bras principal, servant à communiquer avec l'île de Lobau, avait été rétabli quelques jours après la bataille d'Essling, comme on l'a vu ci-dessus, et avait fourni le moyen de reporter l'armée sur la rive droite, sauf le corps de Masséna, laissé dans l'île pour nous en assurer la possession. De nouveaux bateaux ramassés sur les bords du fleuve par les marins de la garde, fixés avec de meilleures amarres, avaient consolidé ce pont de manière à inspirer confiance. Il avait pourtant été coupé encore deux ou trois fois, par suite des crues du mois de juin, et ce n'était pas avec des communications incertaines, quoique beaucoup mieux établies, que Napoléon voulait s'engager au delà du Danube. Il résolut donc de lier l'île de Lobau au continent de la rive droite, de telle façon qu'elle ne fît qu'un avec cette rive qui devait être notre point de départ. Pour cela il y avait un seul moyen, c'était de jeter un pont sur pilotis. Napoléon s'y décida, quelque laborieuse que fût cette opération sur un fleuve comme le Danube au-dessous de Vienne. César avait exécuté une semblable entreprise dix-huit cents ans auparavant sur le Rhin. Elle était plus difficile aujourd'hui à cause des moyens de destruction dont l'ennemi disposait. Usage habilement fait de la grande quantité de bois existant à Vienne. C'est l'arme du génie qui fût chargée de cet ouvrage, tandis que l'artillerie eut la construction de tous les ponts de bateaux. Il y avait à Vienne des approvisionnements considérables de bois, descendus des cimes des Alpes par les affluents du Danube. Tous les soldats du génie, tous les charpentiers oisifs qui avaient besoin de gagner leur vie, tous les chevaux de l'artillerie devenus disponibles par l'interruption des combats, furent occupés, soit à préparer ces bois, soit à les transporter. Amenés de Vienne par un petit bras qui communique avec le grand, descendus ensuite jusqu'à Ébersdorf (voir la carte no 48), ils y étaient arrêtés pour être employés à l'œuvre immense qu'on avait entreprise. De nombreuses sonnettes existant à Vienne, où l'on exécute beaucoup de travaux en rivière, avaient été réunies devant Ébersdorf pour l'enfoncement des pilotis. Après une vingtaine de jours on avait vu soixante piles en bois s'élever au-dessus des plus hautes eaux, et sur ces piles s'appuyer un large tablier, qui pouvait donner passage à n'importe quelle quantité d'artillerie et de cavalerie. À vingt toises au-dessous de ce pont fixe, on conserva, en le consolidant, l'ancien pont de bateaux, qu'on voulut faire servir à l'infanterie, de manière que le défilé des diverses armes pût s'opérer simultanément, et que les communications avec l'île de Lobau en fussent plus promptes. On s'était procuré un grand nombre de bateaux, on avait trouvé à Raab de fortes ancres, et grâce à ces nouvelles ressources, les amarres devenues parfaitement sûres ne laissaient plus craindre les accidents qui avaient failli perdre l'armée à la fin de mai.

Moyens employés pour garantir les grands ponts du choc des corps flottants. Quoique ces deux ouvrages se protégeassent l'un l'autre, puisque le pont sur pilotis placé en amont garantissait le pont de bateaux, Napoléon cependant avait voulu les mettre tout à fait à l'abri du choc des corps flottants, et pour y parvenir il avait essayé des moyens de toute sorte. Le premier avait été de tirer de l'arsenal de Vienne une chaîne gigantesque, dont les Turcs s'étaient servis dans le siége de 1683, et qui était restée comme une de leurs dépouilles triomphales. Aujourd'hui que nos vaisseaux possèdent de ces chaînes énormes, on serait moins étonné des dimensions de celle que les Turcs avaient laissée à Vienne. Mais alors elle était regardée comme un des plus merveilleux ouvrages de ce genre. On résolut donc de la tendre sur le grand bras, pour qu'elle pût arrêter les corps lancés par l'ennemi contre nos ponts. Mais il fallut y renoncer, les machines manquant pour la tendre à une hauteur suffisamment égale au-dessus de l'eau. Napoléon imagina de construire une vaste estacade, consistant en une suite de gros pilotis profondément enfoncés, qui au lieu de couper perpendiculairement le cours du fleuve, le coupaient obliquement, pour donner moins de prise à la force du courant. Cette œuvre non moins extraordinaire que le pont sur pilotis fut achevée presque aussi vite. Mais elle ne parut pas d'une efficacité certaine, car on vit plus d'une fois la ligne des pilotis forcée par des bateaux chargés de matériaux qui s'étaient échappés des mains des ouvriers. Napoléon s'y prit alors autrement, il établit une surveillance continuelle au moyen des marins de la garde, lesquels circulant sans cesse dans des barques au-dessus de l'estacade, harponnaient les bateaux qui descendaient, et les amenaient sur les rives. De la sorte, si l'estacade ne suffisait pas absolument à les retenir, les marins accourant à force de rames devaient les arrêter, et les détourner de leur marche. Avec cet ensemble de précautions, les communications établies entre la rive droite et l'île de Lobau avaient acquis une certitude infaillible.

Mais ce n'était pas assez, aux yeux de Napoléon, que d'avoir mis ses ponts à l'abri de tout danger de la part du fleuve. Une surprise de l'ennemi, une invasion subite dans l'île de Lobau, peut-être une retraite en désordre après une bataille perdue, pouvaient les exposer à une destruction imprévue et inévitable. Vaste tête de pont en avant du grand bras. Napoléon voulut les protéger par une vaste tête de pont, élevée dans l'île de Lobau, de manière que cette île venant à nous être enlevée, quelques bataillons pussent les défendre, et que l'armée conservât ainsi le moyen de se retirer en sûreté de l'autre côté du fleuve.

Cette suite d'ouvrages liait d'une manière indissoluble l'île de Lobau tant à la rive droite qu'à la petite ville d'Ébersdorf, devenue notre base d'opération. Il fallait s'occuper encore des travaux à exécuter dans l'île elle-même, pour en faire un camp retranché, spacieux, sûr, commode, salubre, pourvu de tout ce qui serait nécessaire pour y vivre quelques jours. Napoléon satisfit à ce besoin avec autant de prévoyance qu'à tous les autres.

Travaux dans l'intérieur de l'île de Lobau. Il y avait dans l'île de Lobau des terrains bas et marécageux, souvent exposés à l'inondation. On y voyait aussi de petits canaux, desséchés quand les eaux étaient basses, et qui devenaient de véritables rivières pendant les hautes eaux. On en avait eu l'exemple lors des grandes crues des 21, 22 et 23 mai. Napoléon fit élever des chaussées sur les parties basses de l'île, pour servir au passage des troupes en tout temps. Il fit jeter sur chaque petit canal desséché plusieurs ponts de chevalets, de façon à assurer et à multiplier les communications, quelle que fût la hauteur des eaux. Voulant que l'île devînt un grand dépôt qui pût se suffire à lui-même, quoi qu'il arrivât, il y fit construire un magasin à poudre, lequel reçut des arsenaux de Vienne une quantité considérable de munitions confectionnées. Il y fit construire des fours, transporter des farines tirées de Hongrie, et parquer plusieurs milliers de bœufs amenés vivants de la même contrée. Enfin il y envoya des vins en abondance, et de qualité telle, que l'armée française, excepté en Espagne, n'en avait jamais bu de pareils. L'aristocratie autrichienne et les couvents de Vienne, qui possédaient les plus riches caves de l'Europe, fournirent la matière de ce précieux approvisionnement. Ainsi rien ne devait manquer aux troupes dans ce vaste camp retranché, ni en pain, ni en viande, ni en liquides. Voulant rendre l'île de Lobau aussi facile à traverser la nuit que le jour, Napoléon en fit éclairer toutes les routes par des lanternes suspendues à des poteaux, absolument comme on aurait pu le faire pour les rues d'une grande ville.

Moyens employés pour assurer le passage du petit bras en face de l'ennemi. Restait la dernière et la plus difficile opération à préparer, celle du passage du petit bras, qui devait s'exécuter de vive force en face d'un ennemi nombreux, averti, et tenu toujours en éveil par notre présence dans l'île de Lobau. Quelque avantage qu'offrît le lieu choisi pour l'ancien passage, puisqu'il formait un rentrant (voir la carte no 49) qui permettait de couvrir de feu le point du débarquement, il n'était guère présumable qu'on pût s'en servir encore, l'ennemi devant avoir pris toutes ses précautions pour nous en interdire l'usage. Les Autrichiens en effet, se souvenant de ce qui leur était arrivé un mois auparavant, avaient en quelque sorte muré cette porte en élevant d'Essling à Aspern une ligne de retranchements hérissés d'artillerie. Une dernière raison enfin obligeait de renoncer à ce débouché, c'était le défaut d'espace pour le déploiement d'une armée considérable. L'ennemi était si averti que ce serait par l'île de Lobau qu'on ferait irruption sur la rive gauche, qu'on devait s'attendre à le trouver rangé en bataille vis-à-vis de soi, tandis que la première fois on avait eu le temps de défiler par le pont du petit bras, de traverser le bois, et de se mettre en ligne, un corps après l'autre, sans rencontrer aucun obstacle au déploiement. Il n'y avait plus à espérer que les choses se passassent de la sorte, et dès lors il fallait se préparer à déboucher presque en masse, pour combattre au moment même où l'on toucherait à la rive gauche.

Choix d'un nouveau point de passage. Par ces divers motifs le premier point de passage ne convenait plus. Napoléon songea à en chercher un autre, tout en feignant de persévérer dans la préférence donnée à l'ancien. Le petit bras de soixante toises qui restait à franchir, parvenu à l'extrémité de l'île, se détournait brusquement pour se diriger perpendiculairement vers le grand bras. (Voir les cartes nos 48 et 49.) Il décrivait ainsi sur le flanc droit de l'île de Lobau une ligne droite, longue de deux mille toises. Si pour le traverser on choisissait l'un des points de cette ligne, on descendait dans une plaine unie, fort commode pour le déploiement d'une armée nombreuse. C'est en effet par cette plaine que Napoléon résolut de déboucher. Il est vrai qu'on ne devait y être protégé par aucun obstacle de terrain; mais, en passant en une seule masse, on devait être protégé par cette masse même, et d'ailleurs il n'était pas impossible de suppléer à la protection du terrain, par des moyens d'artillerie habilement disposés.

Sur la rive gauche, au point même où le petit bras se détournait brusquement pour rejoindre le grand bras, se trouvait située la ville peu considérable d'Enzersdorf (voir la carte no 49), couverte d'ouvrages défensifs et d'artillerie, comme Essling et Aspern: puis, un peu au-dessous, s'étendaient au loin la plaine ouverte dont il vient d'être question et enfin des bois touffus, qui couvraient le sol jusqu'au confluent des deux bras du fleuve. C'est entre Enzersdorf et ces bois que Napoléon résolut d'opérer le passage.

D'abord il fit tout pour persuader à l'ennemi qu'il passerait par l'ancien endroit, c'est-à-dire par la gauche de l'île, et, dans cette vue, il y multiplia les travaux, jugeant utile d'ailleurs d'avoir des ponts partout, à gauche comme à droite, car plus il y aurait de communications, plus il aurait de chances de franchir le fleuve et de se déployer rapidement après l'avoir franchi. Mais les travaux les plus importants furent accumulés sur la droite de l'île, le long de la ligne qui s'étend d'Enzersdorf à l'embouchure du petit bras dans le grand. Établissement de nombreuses batteries de gros calibre pour protéger le nouveau point de passage. Quelques îles semées au milieu de ce petit bras, et que l'armée avait qualifiées de noms de circonstance, tels que ceux d'île Masséna, île des Moulins, île Espagne, île Pouzet, île Lannes, île Alexandre, furent jointes au continent de la Lobau par des ponts fixes, et hérissées de batteries de gros calibre. Ces batteries armées de cent neuf bouches à feu, tant pièces de 24 qu'obusiers ou mortiers, étaient destinées à couvrir de projectiles lancés à une grande distance, tous les points où l'on se présenterait. Celles de l'île Masséna, de l'île des Moulins, de l'île Espagne, devaient accabler de feu Aspern, Essling et les ouvrages élevés de ce côté. Celles de l'île Pouzet devaient en deux heures réduire en cendres la malheureuse ville d'Enzersdorf. Celles enfin de l'île Alexandre devaient battre la plaine choisie pour le déploiement, et y vomir une telle masse de mitraille qu'aucune troupe ennemie ne pût y tenir. Le temps ne manquant pas, elles furent établies avec un soin infini, pourvues d'épaulements en terre, de plates-formes, de petits magasins à poudre. Les pièces de gros calibre, qu'une armée ne traîne jamais avec elle, avaient été prises dans l'arsenal de Vienne. Quant aux affûts, on les avait fait construire par les ouvriers de l'arsenal.

Indépendamment de ces moyens d'artillerie imaginés pour protéger le passage, Napoléon eut recours, pour le rendre rapide, simultané, foudroyant, à des combinaisons inconnues jusqu'à lui. Il voulait qu'en quelques minutes plusieurs milliers d'hommes, jetés au delà du petit bras, eussent fondu sur les avant-postes autrichiens pour les surprendre et les enlever; qu'en deux heures cinquante mille autres fussent déployés sur la rive ennemie pour y livrer une première bataille; qu'enfin en quatre ou cinq heures cent cinquante mille soldats, quarante mille chevaux, six cents bouches à feu eussent passé pour décider du sort de la monarchie autrichienne. Jamais de telles opérations n'avaient été ni projetées, ni exécutées sur une pareille échelle.

Lorsqu'on veut franchir un fleuve, on commence par transporter inopinément quelques soldats résolus dans des barques. Ces soldats, bien choisis et bien commandés, vont désarmer ou tuer les avant-postes ennemis, puis fixer des amarres auxquelles on attache les bateaux qui doivent porter le pont. Ensuite l'armée elle-même passe aussi vite que possible, car un pont est un défilé long et étroit, que des masses d'infanterie, de cavalerie et d'artillerie ne peuvent traverser qu'en s'allongeant beaucoup.

La première de ces opérations était la plus difficile en présence d'un ennemi aussi nombreux, aussi préparé que l'étaient les Autrichiens. Napoléon pour la faciliter fit construire de grands bacs, capables de porter 300 hommes chacun, devant être conduits à la rame sur l'autre rive, et ayant, pour mettre les hommes à l'abri de la mousqueterie, un mantelet mobile qui en s'abattant servait à descendre à terre. Chaque corps d'armée fut pourvu de cinq de ces bacs, ce qui faisait une avant-garde de quinze cents hommes transportés à la fois, et à l'improviste, sur chaque point de passage. Or il était peu présumable que l'ennemi n'étant pas exactement informé du lieu où l'opération s'exécuterait, pût nous opposer des avant-postes aussi considérables. À l'instant une cinquenelle (câble auquel les bacs sont attachés, et le long duquel ils coulent dans leur mouvement de va-et-vient), une cinquenelle fixée à un arbre devait fournir le moyen de commencer les allées et venues, et de transporter successivement les troupes. Immédiatement après, l'établissement des ponts devait commencer. Tous les bateaux étant préparés, tous les agrès disposés, les lieux choisis, les hommes instruits de ce qu'ils avaient à faire, on était fondé à croire que deux heures suffiraient pour jeter un pont de soixante toises, opération qui exigeait autrefois douze ou quinze heures si on était prêt, vingt-quatre et quarante-huit si on ne l'était pas. Projet de jeter quatre ponts à la fois, et de faire déboucher simultanément trois corps d'armée. Napoléon décida que quatre ponts au moins, deux de bateaux, un de pontons, un de gros radeaux (celui-ci pour la cavalerie et l'artillerie) seraient jetés sur le petit bras de manière à faire déboucher trois corps d'armée à la fois, ceux du maréchal Masséna, du général Oudinot et du maréchal Davout. Ainsi plusieurs milliers d'hommes, transportés dans des bacs en quelques minutes, suffiraient pour accabler les avant-postes ennemis. Cinquante à soixante mille hommes, débouchant en deux heures sous la protection de batteries formidables, tiendraient tête aux forces que l'ennemi aurait le temps de réunir en apprenant le point du passage. Enfin, en quatre ou cinq heures, l'armée aurait débouché tout entière, prête à livrer bataille, et pourvue de moyens de retraite aussi assurés que si elle n'avait pas eu un grand fleuve sur ses derrières. Il était même probable que l'opération serait terminée avant que l'ennemi eût pu la troubler, car la nuit, le feu de batteries puissantes, la simultanéité des passages, devaient le plonger dans une extrême confusion.

Cependant, aux yeux de Napoléon, ce n'était pas assez que d'avoir réduit à deux heures l'établissement d'un pont de 60 toises, qui en exigeait quelquefois douze, vingt-quatre, quarante-huit: il voulait qu'une colonne d'infanterie pût déboucher à l'instant même, et aussi vite que les avant-gardes transportées dans les bacs. Pour y parvenir, il inventa un pont d'un genre tout nouveau, dont il confia l'exécution à un officier fort intelligent, le commandant Dessalles. Pour accélérer l'établissement des ponts, Napoléon invente un pont d'une seule pièce, qui peut être jeté en quelques minutes. Ordinairement c'est en amarrant l'un à côté de l'autre une suite de bateaux qu'on réussit à établir un pont. Il imagina d'en jeter un d'une seule pièce, composé de bateaux liés d'avance entre eux avec de fortes poutrelles, qu'on descendrait le long de la rive où l'on désirait l'établir, qu'on attacherait par un bout à cette rive, qu'on livrerait ensuite au courant qui le porterait lui-même à la rive opposée, où des hommes iraient le fixer en le traversant au pas de course. Cela fait, il ne resterait plus qu'à jeter quelques ancres pour lui servir de points d'appui dans sa longueur. On avait calculé, et le résultat le prouva depuis, que quelques minutes suffiraient à cette prodigieuse opération.

L'inconvénient de ce pont construit à l'avance était d'indiquer, par le lieu où on le préparait, le lieu où il serait jeté. On remédia à cet inconvénient par le moyen que voici. L'île de Lobau avait été couverte de chantiers, comme aurait pu l'être un des grands ports de France. Ces chantiers étaient placés au bord de plusieurs flaques d'eau, aboutissant par des canaux intérieurs au petit bras. C'était là que l'on construisait les nombreux bateaux, pontons, radeaux, destinés à l'établissement des ponts, sans indication du lieu où s'opérerait le passage. Il y avait derrière l'île Alexandre, sur le flanc droit de la grande île Lobau, au-dessous d'Enzersdorf, vis-à-vis de la plaine où l'on avait le projet de déboucher, un canal intérieur, large, long, assez profond, et où devaient s'achever les derniers ajustements de chaque ouvrage. C'est là qu'on disposa le pont d'une seule pièce, avec projet de le faire sortir au dernier moment, pour l'introduire dans le petit bras. Cependant, comme ce canal présentait un coude à son extrémité, Napoléon poussa la prévoyance jusqu'à faire adapter plusieurs articulations au pont d'une seule pièce, afin qu'il pût tour à tour se courber et se redresser, suivant les inflexions du canal dans lequel il avait été préparé.

Pensant bien qu'au moment même de l'opération le besoin de communications rapides entre les deux rives se ferait vivement sentir, Napoléon voulant réparer jusqu'à l'excès l'imprudence de son premier passage, fit réunir dans ces canaux intérieurs, des bois, des radeaux, des pontons tout prêts, pour jeter au besoin quatre ou cinq ponts de plus, pour hâter ainsi autant que possible le déploiement de son armée, et rendre, en cas de revers, la retraite aussi facile que sur un champ de bataille ordinaire.

Il avait fait venir, outre les marins de la garde, des constructeurs de France. Il en avait recueilli sur les bords du Danube, qui sous la direction des ingénieurs français concouraient à construire cette flottille d'un nouveau genre. Aspect de l'île de Lobau et de la ville de Vienne pendant le mois de juin 1809. Des milliers d'ouvriers de toute origine travaillaient ainsi avec une incroyable activité, dans cette île devenue semblable aux chantiers d'Anvers, de Brest ou de Toulon. Des courbes provenant des Alpes ou trouvées à Vienne, d'énormes poutrelles, d'innombrables madriers, transportés par les chevaux de l'artillerie, venaient de tous les points s'embarquer sur le Danube, qui les amenait jusqu'à Ébersdorf, de là étaient introduits dans les canaux intérieurs de la Lobau, et saisis par la hache des charpentiers prenaient la forme qui convenait à leur destination. Les marins de la garde dans des chaloupes armées d'obusiers croisaient sans cesse pour surveiller ces immenses travaux, pour fouiller les îles et les replis cachés du fleuve, pour acquérir ainsi une connaissance des lieux qui serait fort utile le jour de la grande opération. Napoléon avait recouvré un précieux débris de l'armée du général Dupont, c'était le brave capitaine Baste, commandant des marins de la garde dans la campagne d'Andalousie, aussi bon officier d'infanterie qu'habile officier de mer, et le seul auquel Napoléon eût pardonné la catastrophe de Baylen, car il l'avait élevé en grade tandis qu'il poursuivait sans pitié ses compagnons d'infortune. Le capitaine Baste, devenu colonel, commandait encore les marins de la garde, et devait être présent partout à l'heure du péril.

Juillet 1809. Napoléon partant presque tous les jours de Schœnbrunn à cheval, traversait au galop l'espace qui le séparait d'Ébersdorf, venait surveiller, diriger, perfectionner les ouvrages qu'il avait ordonnés, et à chaque visite concevait une idée ou une combinaison nouvelle, pour arriver à une réalisation plus certaine de ses projets. Moyens employés par Napoléon pour contenir, occuper et nourrir le peuple de Vienne pendant le séjour de son armée dans cette capitale. Les Viennois, sous les yeux, quelquefois même avec le concours desquels s'exécutait cette prodigieuse entreprise, frémissaient en secret, et, sans la puissante armée qui les contenait, auraient fini par se soulever, car s'ils étaient doux, ils étaient patriotes, et animés des sentiments qui conviennent à un grand peuple. Mais Napoléon avait pris des soins extrêmes pour les calmer. La discipline avait été rigoureusement observée. Pas un propos, pas un acte offensant n'étaient permis; toute infraction était réprimée à l'instant même. Les vivres manquant, Napoléon avait tiré de Hongrie des quantités considérables de grains et de nombreux convois de bestiaux, de telle sorte qu'on vivait à Vienne sans payer les subsistances trop cher. Il avait consenti à employer la bourgeoisie pour le maintien de l'ordre, parce que nos troupes ne parlant pas la langue du pays, étant d'ailleurs étrangères et ennemies, étaient moins propres qu'une milice nationale à se faire écouter quand il y avait du tumulte. Mais il avait limité à six mille les bourgeois employés à cet usage, et ne leur avait laissé que 1,500 fusils, nombre égal à celui des hommes qui étaient de garde chaque jour. Napoléon en outre exerçait une surveillance sévère sur les habitants. Sachant que beaucoup de soldats de l'ancienne garnison s'étaient cachés dans la ville, sous l'habit civil, prêts à seconder la première révolte populaire, il avait ordonné quelques actes de rigueur, en se bornant toutefois à ce qui était indispensable. Quant aux gens du peuple, qui avaient besoin de travail, il leur en fournissait à un taux raisonnable, et pas toujours pour le service de l'armée, souvent au contraire pour l'utilité ou l'embellissement de Vienne, afin que le pain qu'il leur procurait ne leur parût pas trop amer.

Fixation de la nuit du 4 au 5 juillet pour le passage du Danube.

Tel fut l'aspect de l'île de Lobau et de la ville de Vienne pendant le mois de juin. Au 1er juillet tout étant prêt, et les corps d'armée dont on pouvait disposer étant arrivés ou sur le point d'arriver, Napoléon donna ses ordres pour que les troupes commençassent à se réunir dans l'île de Lobau dès le 3 juillet, qu'elles y fussent rendues le 4, qu'elles passassent le petit bras dans la nuit du 4 au 5, pour combattre le 5 si on rencontrait l'ennemi en débouchant, le 6 s'il ne se présentait pas immédiatement. Réunion successive de l'armée dans l'île de Lobau pendant les journées des 1er, 2 et 3 juillet. Le 1er juillet il quitta Schœnbrunn, et alla établir son quartier général dans l'île de Lobau, laissant voir ainsi ce qu'on ne pouvait plus ignorer, que cette île serait son point de départ, mais ne laissant soupçonner à personne quelle serait la partie de cette île vers laquelle s'exécuterait le passage. Le corps du maréchal Masséna s'y trouvant déjà, Napoléon y fit venir successivement le corps du général Oudinot, la garde, le corps du maréchal Davout, la cavalerie légère, la grosse cavalerie, enfin l'immense artillerie de campagne qu'il avait préparée. La cavalerie et l'artillerie passaient le grand bras sur le pont de pilotis, l'infanterie sur le pont de bateaux. Le général Mathieu Dumas avait été chargé de veiller lui-même au défilé, afin d'éviter les encombrements. Des poteaux indiquaient l'emplacement de chaque corps d'armée. D'après les ordres expédiés, l'armée d'Italie devait arriver le 4 au matin, l'armée de Dalmatie et les Bavarois le 5 au plus tard. Les Saxons rendus à Vienne depuis quelques jours, ainsi que la division française Dupas, passèrent avec les premières troupes dans l'île de Lobau. Les corps étaient reposés, bien nourris, et animés des meilleures dispositions. Quelques bataillons et escadrons de marche, arrivés en juin, beaucoup d'hommes sortis des hôpitaux, avaient servi à réparer, non pas la totalité mais une partie des pertes. La garde était superbe, complète en toutes armes, mais surtout en artillerie. En additionnant les troupes de Masséna, d'Oudinot, de Davout, de Bernadotte, du prince Eugène, de Macdonald, de Marmont, du Bavarois de Wrède et de la garde, on pouvait supposer un total de 150 mille hommes, dont 26 mille cavaliers et 12 mille artilleurs servant 550 bouches à feu, force énorme que Napoléon n'avait pas encore réunie sur un même champ de bataille, et qui, si on consulte bien l'histoire du monde, n'avait encore figuré sur aucun[31]. Outre cette force si considérable, Napoléon avait auprès de lui l'invincible Masséna, meurtri d'une chute de cheval, mais capable de dominer un jour de bataille toutes les douleurs physiques; l'opiniâtre Davout, le bouillant Oudinot, l'intrépide Macdonald, et une foule d'autres qui étaient prêts à payer de leur sang le triomphe de nos armes. L'héroïque Lannes, mort des suites de ses blessures, à Ébersdorf, entre les bras de Napoléon et au milieu des regrets de toute l'armée, y manquait seul. La destinée le privait d'assister à une victoire à laquelle il avait puissamment contribué par sa conduite dans cette campagne, mais elle le dispensait aussi de voir les affreux revers qui nous frappèrent plus tard: il mourait heureux, puisqu'il mourait dans le cours du dernier de nos triomphes.

Inquiétude conçue par Napoléon à l'occasion du départ supposé de l'archiduc Charles pour Presbourg. Napoléon, transporté dans l'île de Lobau, fut saisi d'une inquiétude subite: il craignit, d'après quelques indices, que l'archiduc Charles ne lui eût échappé en descendant le Danube jusqu'à Presbourg. Il est certain que l'archiduc aurait pu recourir à cette manœuvre, et la preuve qu'elle eût été bien conçue de sa part, c'est que son adversaire la redoutait singulièrement. En quittant la position qu'il occupait vis-à-vis de Vienne, sur les hauteurs de Wagram, il aurait, il est vrai, livré sans combat le passage du Danube; mais avec les moyens imaginés par Napoléon, il y avait peu de chances d'empêcher ce passage, et en s'enfonçant en Hongrie, il obligeait les Français à s'affaiblir par l'allongement de leur ligne d'opération, à laisser un corps pour garder Vienne, tandis que les Autrichiens se renforçaient de l'archiduc Jean et de l'insurrection hongroise. Il aurait donc pu concevoir ce plan sans commettre une faute, et on pouvait avec quelque fondement lui en prêter la pensée. Napoléon, pour dissiper ses doutes, fit une tentative hardie, qui, tout en l'éclairant sur les projets du généralissime autrichien, était destinée à tromper ce dernier sur le véritable point du passage.

Reconnaissance pour s'assurer de la présence de l'armée autrichienne entre Essling et Wagram. La division Legrand du corps de Masséna avait été placée près du rentrant qui avait servi au premier passage. Un brave et habile officier de pontonniers, le capitaine Baillot, avait été chargé de jeter de ce côté un pont de bateaux. Vers la nuit l'artillerie fut répartie à droite et à gauche du rentrant; les voltigeurs de la division Legrand s'embarquèrent dans des nacelles, sous la direction de l'aide de camp de Masséna, Sainte-Croix, franchirent le petit bras, et s'emparèrent du débouché, malgré les avant-postes autrichiens, qu'ils repoussèrent. En moins de deux heures le capitaine Baillot, opérant avec des matériaux préparés à l'avance, sur un terrain bien étudié, réussit à établir un pont de bateaux, et la division Legrand passant sur ce pont en toute hâte, puis traversant le petit bois qui s'étend au delà, vint déboucher entre Essling et Aspern. Après avoir ramassé quelques prisonniers et tué quelques hommes, la division attira, en se montrant, une vive canonnade de la part des redoutes ennemies, et quand le jour fut venu, elle aperçut un déploiement de forces qui ne laissait aucun doute sur la présence en ces lieux de la principale armée autrichienne. Dès ce moment Napoléon n'avait plus à craindre que l'ennemi eût disparu; il était certain au contraire de l'avoir devant lui, et de pouvoir bientôt finir la guerre dans la vaste plaine du Marchfeld.

Irrésolutions de l'archiduc Charles. L'archiduc Charles se trouvait en effet vis-à-vis, sur les hauteurs de Wagram, flottant entre mille projets, ne sachant auquel s'arrêter, et, comme d'usage, ne s'attachant à en exécuter aucun. Il avait employé les premiers jours qui avaient suivi la bataille d'Essling à se laisser féliciter de sa victoire, à se prêter même à des exagérations ridicules, qui pouvaient toutefois avoir un côté sérieux, celui d'agir utilement sur les esprits. Mais il n'avait rien fait pour se procurer, après un succès douteux, un succès incontestable. Ce n'est pas assurément de n'avoir point envahi la Lobau, comme nous l'avons dit ailleurs, qu'on pouvait l'accuser; ce n'est pas non plus de n'avoir point essayé, au-dessus ou au-dessous de Vienne, un passage qui aurait pu amener la délivrance de l'Autriche, mais aussi sa ruine totale; mais sans imposer au généralissime des plans compliqués et hasardeux, pourquoi, puisque la bataille d'Essling lui avait paru une merveille, pourquoi ne pas profiter de la leçon, et ne pas en tirer une autre bataille d'Essling plus complète et plus décisive? Cet événement tant vanté par les Autrichiens était l'expression de la difficulté militaire que Napoléon avait à vaincre, et qui consistait à passer un grand fleuve, pour livrer bataille avec ce fleuve à dos. Il fallait dès lors ne rien négliger pour accroître cette difficulté, et la rendre même insurmontable, si on le pouvait. C'était là un jeu simple, sûr, éprouvé, et sans y faire de prodige, il suffisait qu'on eût encore une fois arrêté Napoléon au bord du Danube, pour le chasser bientôt de l'Autriche. Il y avait pour cela deux mesures fort simples à prendre, c'était d'abord d'ajouter au terrain du combat, qui était connu d'avance, toute la force qu'une position défensive peut recevoir des efforts de l'art; c'était ensuite d'employer la ressource des grandes manœuvres pour y concentrer toutes les armées de la monarchie. De ces deux mesures, l'archiduc, heureusement, n'en avait pris aucune.

Négligence apportée par l'archiduc à défendre les abords de la rive gauche. Ainsi Napoléon avait accumulé les redoutes sur tout le pourtour de l'île de Lobau pour déboucher sous la protection d'une puissante artillerie de gros calibre: n'était-il pas dès lors naturel d'élever vis-à-vis des redoutes qui rendissent la rive opposée inabordable? La grosse artillerie ne manquait pas à une puissance qui se battait chez elle, et qui était l'une des mieux fournies de l'Europe en matériel. Or, l'archiduc avait retranché Essling, Aspern, Enzersdorf, parce qu'on s'était battu sur ces trois points; mais d'Enzersdorf au confluent des deux bras, sur toute la droite de la Lobau, dans la plaine unie que Napoléon avait choisie pour déboucher, il s'était borné à construire une redoute, près d'un endroit dit la Maison-Blanche, armée de six canons, et à loger quelques troupes dans le petit château de Sachsengang, situé au milieu des bois. La possibilité du débouché par notre droite, qui était la combinaison sur laquelle Napoléon avait médité quarante jours, n'avait pas un moment frappé l'archiduc Charles, et il n'avait construit de véritables ouvrages que d'Aspern à Essling, d'Essling à Enzersdorf. (Voir la carte no 49.) Encore ces ouvrages n'étaient-ils pas de force à résister à des soldats aussi impétueux que les soldats français.

Après avoir rendu le passage du Danube aussi difficile que possible, en couvrant d'ouvrages puissants la rive opposée à l'île de Lobau, il restait à se créer en arrière, dans la plaine du Marchfeld, qui était le champ de bataille inévitable des deux armées, une position défensive telle, qu'on eût pour soi toutes les chances. Or, en supposant que l'ennemi fût parvenu à franchir le Danube, si on gagnait sur lui une bataille défensive, on pouvait, le lendemain ou le jour même, passer de la défensive à l'offensive, et essayer, avec grande probabilité d'y réussir, de le jeter dans le fleuve. Le terrain offrait pour cela des ressources nombreuses. Nature du terrain entre l'île de Lobau et Wagram. La plaine du Marchfeld allait en s'élevant doucement pendant deux lieues; puis surgissait une petite chaîne de hauteurs, de Neusiedel à Wagram, dont le pied était baigné par un gros ruisseau, profond et marécageux, le Russbach. (Voir les cartes nos 48 et 49.) C'était derrière ce ruisseau que l'archiduc avait campé ses principales forces. Il y avait placé trois de ses corps d'armée, le premier sous Bellegarde, le deuxième sous Hohenzollern[32], le quatrième sous Rosenberg, c'est-à-dire 75 mille hommes environ. Il eût été facile, en profitant des hauteurs et du ruisseau qui circulait à leur pied, d'y élever des ouvrages formidables, qu'aucune impétuosité, même française, n'aurait pu vaincre. Cette position venait se relier au Danube par une seconde ligne de hauteurs en forme de demi-cercle, passant par Aderklaa, Gerarsdorf et Stamersdorf, dont l'accès n'était pas interdit par un ruisseau profond, mais qui n'en avait pas besoin, car c'est le côté par lequel on aurait dû prendre l'offensive, pendant qu'on aurait opposé sur l'autre une défensive obstinée et invincible. L'archiduc avait là encore 65 ou 70 mille hommes, se composant du troisième corps sous Kollowrath[33], du cinquième sous le prince de Reuss[34], du sixième sous Klenau[35]. Ce dernier gardait le bord du fleuve. La double réserve de cavalerie et de grenadiers, cantonnée entre Wagram et Gerarsdorf, liait les deux masses de l'armée autrichienne. Celle de gauche, qui campait entre Neusiedel et Wagram, aurait pu défendre les hauteurs opiniâtrement, et pendant ce temps celle de droite, qui s'étendait de Gerarsdorf à Stamersdorf, aurait dû prendre l'offensive, se porter dans le flanc des Français, les séparer du Danube, ou les jeter dans ce fleuve. L'archiduc pensait effectivement à se conduire de la sorte, comme on le verra bientôt, mais sans avoir construit aucun des ouvrages qui auraient rendu inabordable la position entre Wagram et Neusiedel.

Négligence de l'archiduc à concentrer ses forces entre Essling et Wagram. Enfin la dernière précaution à prendre eût été de concentrer ses forces, de façon à être sur le champ de bataille supérieur en nombre à son adversaire. Le mouvement successif de concentration qui amenait, les uns après les autres, les corps français sous Vienne, était en partie connu du généralissime autrichien, bien que la manœuvre principale, celle qui devait faire participer l'armée d'Italie à la grande bataille, lui fût habilement dérobée. Cette manière d'agir aurait dû lui servir de leçon, et le porter à réunir entre la Lobau et Wagram toutes les troupes qui n'étaient pas indispensables ailleurs. Cependant, comme tous les esprits indécis, il n'avait que très-imparfaitement suivi l'exemple si instructif de son adversaire. Il avait en effet appelé de Lintz à Wagram le corps de Kollowrath, ce qui l'avait renforcé d'une vingtaine de mille hommes. Mais il en avait laissé sur le haut Danube au moins une douzaine de mille, dont il aurait pu attirer encore une partie, les Français n'ayant évidemment aucun projet de ce côté. Il songeait à faire venir l'archiduc Jean, tandis qu'il aurait déjà dû l'avoir auprès de lui, la ville de Presbourg pouvant se défendre avec 3 ou 4 mille hommes de garnison. Il aurait pu lui adjoindre le général Chasteler avec 7 ou 8 mille hommes, car pour batailler en Hongrie avec les postes français restés sur la Raab, le ban Giulay suffisait, ce qui aurait élevé de 12 à 20 mille le renfort que lui eût amené l'archiduc Jean. Enfin l'archiduc Ferdinand faisait en Pologne une campagne inutile, et employait 30 à 35 mille hommes d'excellentes troupes en courses ridicules de Thorn à Sandomir. En conservant dans cette partie du théâtre de la guerre une quinzaine de mille hommes pour contenir non les Russes, qui étaient peu à craindre, mais les Polonais, qui se montraient assez entreprenants, on aurait eu encore une vingtaine de mille hommes qui eussent pu concourir à sauver la monarchie sous les murs de Vienne.

Ainsi en manœuvrant comme Napoléon, avec cet art qui consiste à ne laisser en chaque lieu que l'indispensable, pour porter sur le point décisif tout ce qui peut y être réuni sans faire faute ailleurs, l'archiduc Charles aurait eu le moyen d'amener 20 mille hommes de Presbourg, 9 à 10 mille de Lintz, et 20 de Cracovie, ce qui eût ajouté 50 mille hommes à ses forces, et peut-être décidé la question en sa faveur. Que serait-il arrivé, en effet, si les Français débouchant avec 140 ou 150 mille hommes, en eussent rencontré 200 mille, dont 80 dans une position inexpugnable et 120 leur tombant dans le flanc pendant l'attaque de cette position? Il est probable que, malgré tout son génie, Napoléon, dans cette plaine du Marchfeld, eût trouvé trois ou quatre ans plus tôt le terme de sa prodigieuse grandeur.

L'archiduc, entrevoyant mais ne voyant pas sûrement que tout se déciderait entre Wagram et l'île de Lobau, n'avait rien exécuté de ce que nous venons de dire. Il avait campé ses troupes sur les hauteurs de Neusiedel à Wagram, les y avait baraquées, les faisait manœuvrer pour instruire ses recrues, les nourrissait assez abondamment avec du pain et de la viande fournis par les juifs, mais les laissait manquer de paille, de fourrage, d'eau (excepté pour les corps placés près du Russbach), et par conséquent ne les avait pas même mises à l'abri des privations, bien qu'il fût dans son pays, et secondé par le patriotisme de toutes les populations. Il n'avait presque rien fait pour remonter la cavalerie, quoique l'Autriche abondât en chevaux, et il n'obtenait pas d'un pays dévoué tout ce qu'en tirait Napoléon, qui en était abhorré à titre de conquérant étranger[36]. On pouvait évaluer les six corps dont il disposait, en y ajoutant les deux réserves de grenadiers et de cuirassiers, à 140 mille hommes environ, suivis de 400 bouches à feu; et il comptait en outre sur 12 mille de l'archiduc Jean, ce qui faisait à peu près 150 mille, tandis qu'il aurait pu en réunir près de 200 mille. Ses troupes lui étaient fort attachées; mais, en estimant sa bravoure et son savoir, en le préférant à son frère, elles n'avaient pas dans son génie une suffisante confiance. Elles craignaient de le voir en présence de Napoléon, presque autant qu'il craignait lui-même de s'y trouver.

Reconnaissance opérée par l'archiduc Charles à la suite du passage exécuté par la division Legrand. Comme l'accumulation successive des troupes françaises vers Ébersdorf annonçait des événements prochains, l'archiduc Charles, déjà tenu en éveil par cette accumulation, prit l'alarme en entendant la canonnade provoquée par la division Legrand, et mit ses troupes en mouvement dans la persuasion que le passage allait recommencer sur le même point. Déjà une avant-garde sous le général Nordmann occupait Enzersdorf, la plaine à droite de l'île, la petite redoute de la Maison-Blanche, et les bois situés au confluent des deux bras du Danube. Tandis que ce point le plus menacé était gardé par une simple avant-garde, le général Klenau, avec le sixième corps tout entier, occupait les ouvrages entre Aspern et Essling, devant lesquels on supposait que l'armée française se présenterait de nouveau pour combattre. L'archiduc Charles descendit des hauteurs de Wagram dans la plaine du Marchfeld, avec les corps de Bellegarde, Hohenzollern, Rosenberg (les 1er, 2e, 4e), pour appuyer Nordmann et Klenau. Il fit descendre aussi du demi-cercle de hauteurs qui formait sa droite de Wagram au Danube, le corps de Kollowrath (le 3e), laissant en position le prince de Reuss à Stamersdorf, vis-à-vis de Vienne, afin d'observer si les Français ne tenteraient rien de ce côté. La double réserve d'infanterie et de cavalerie resta en arrière, aux environs de Gerarsdorf. Il demeura ainsi en position le 1er et le 2 juillet, puis ne voyant point paraître les Français, imaginant que le passage ne serait pas immédiat, et répugnant à tenir dans cette plaine, au milieu d'une chaleur étouffante, son armée exposée à toutes les privations, il la ramena sur les hauteurs où elle était habituée à camper. Il maintint l'avant-garde de Nordmann entre Enzersdorf et la Maison-Blanche, le corps de Klenau dans les ouvrages d'Essling et d'Aspern, attendant une démonstration plus sérieuse, pour descendre de nouveau dans la plaine, et livrer bataille.

L'archiduc Charles fait tirer sur l'île de Lobau, espérant que l'accumulation des hommes offrira une grande prise au boulet. Le 3 juillet Napoléon ne fit rien que préparer définitivement, et secrètement, derrière le rideau des bois, le matériel de passage, et attendre les troupes qui ne cessaient de franchir les grands ponts pour se rendre dans la Lobau. L'agglomération toujours croissante des troupes pouvait même se discerner au loin, et l'archiduc Charles averti ordonna le 4 à l'artillerie d'Aspern, d'Essling et d'Enzersdorf, de tirer sur l'île de Lobau, pour y envoyer des boulets dont aucun ne devait être perdu, en tombant au milieu d'une telle accumulation d'hommes. Jamais en effet on n'avait vu dans un espace d'une lieue de largeur, de trois lieues de tour, 150 mille soldats, 550 bouches à feu, et 40 mille chevaux, entassés les uns sur les autres. Heureusement l'île était trop profonde pour que les projectiles lancés d'Essling et d'Aspern pussent avoir un effet meurtrier. Il aurait fallu pour cela de gros calibres, comme ceux dont Napoléon avait eu la prévoyance d'armer ses batteries, tandis que l'archiduc n'avait dans ses ouvrages que des pièces de campagne. Cependant les troupes de Masséna les plus voisines de l'ennemi perdirent quelques hommes par le boulet.

Commencement du passage dans la nuit du 4 au 5 juillet. Le 4 à la chute du jour, Masséna, Davout, Oudinot, couverts par le rideau des bois, s'approchèrent de la droite de l'île, et se placèrent, Masséna vis-à-vis d'Enzersdorf (voir la carte no 49), Davout un peu plus bas, vis-à-vis de la Maison-Blanche, Oudinot en dessous, en face des bois touffus du confluent. Le colonel des marins Baste mouilla près de ce dernier endroit avec ses barques armées, prêt à convoyer les troupes de débarquement. Passage du corps d'Oudinot. À neuf heures, le corps d'Oudinot commença son passage. La brigade Conroux, de la division Tharreau, embarquée sur les gros bacs dont nous avons parlé, et escortée par la flottille du colonel Baste, sortit des golfes intérieurs de l'île de Lobau, et se porta vers les bois du confluent. La nuit était profonde, et le ciel, chargé d'épais nuages, annonçait un violent orage d'été, ce qui ne pouvait que favoriser notre entreprise. Le petit bras fut traversé en peu de minutes, quoiqu'il s'élargît en se rapprochant du grand. Après avoir débarqué sur la rive opposée, on enleva les sentinelles ennemies qui appartenaient à l'avant-garde du général Nordmann, on s'empara ensuite de la redoute de la Maison-Blanche, et tout cela, exécuté en un quart d'heure, coûta tout au plus quelques hommes. La cinquenelle fut aussitôt attachée à un arbre désigné d'avance, et les bacs, commençant leur va-et-vient, transportèrent rapidement le reste de la division Tharreau. Au même instant le capitaine Larue, toujours secondé par le colonel Baste, amena en position les matériaux du pont qui devait être établi à l'embouchure du petit bras dans le grand, et conduisit son travail de manière à le terminer en moins de deux heures. Pendant ce temps la division Tharreau tiraillait sur l'autre rive, et à travers l'obscurité, contre les avant-gardes autrichiennes, qu'elle n'avait pas de peine à repousser, et les divisions Grandjean (autrefois Saint-Hilaire), Frère (autrefois Claparède), qui complétaient le corps d'Oudinot, se rangeaient en colonnes serrées, attendant que le pont fût jeté, pour passer à leur tour et rejoindre la division Tharreau.

Passage du corps de Masséna. Le maréchal Masséna avait reçu ordre de ne commencer son passage que lorsque le général Oudinot aurait fort avancé le sien et pris pied sur la rive ennemie. À onze heures il se mit en mouvement avec les trois divisions, Boudet, Carra Saint-Cyr, Molitor, celle de Legrand ayant déjà franchi le fleuve entre Essling et Aspern. Quinze cents voltigeurs embarqués sur cinq gros bacs, escortés par le colonel Baste, et conduits par le brave aide de camp Sainte-Croix, débouchèrent du canal intérieur de l'île Alexandre, et traversèrent le petit bras, sous le feu des avant-postes autrichiens, que la fusillade d'Oudinot avait attirés. Ils bravèrent ce feu, et touchèrent bientôt à la rive opposée. Les bacs ayant de la peine à y aborder, les soldats se jetèrent dans l'eau jusqu'à la ceinture, les uns pour combattre corps à corps les tirailleurs ennemis, les autres pour tirer les bacs à terre. La cinquenelle ayant été attachée à un arbre, on commença les trajets successifs, et on porta secours aux voltigeurs engagés avec l'avant-garde de Nordmann. Placement en quelques minutes du pont d'une seule pièce. Sur ces entrefaites le pont d'une seule pièce, dirigé par le commandant Dessalles, sortait du canal de l'île Alexandre, s'infléchissait pour suivre les sinuosités de ce canal, se redressait après les avoir franchies, puis livré au courant allait s'arrêter à une cinquantaine de toises au-dessous, afin de laisser le passage libre aux matériaux des autres ponts. Quelques pontonniers intrépides s'avançant dans une nacelle, sous la mousqueterie ennemie, vinrent jeter une ancre sur laquelle ils halèrent le pont pour le redresser et le placer transversalement. Tandis qu'on le fixait fortement de notre côté, les troupes de la division Boudet s'élancèrent dessus pour aller le fixer à l'autre bord. Quinze ou vingt minutes suffirent à l'achèvement de cette belle opération. Le reste des troupes de Masséna défila aussitôt pour prendre possession de la rive gauche, avant que les Autrichiens eussent le temps d'opposer des masses au déploiement de l'armée française.

Le pont de pontons puis celui de radeaux sortirent successivement du canal de l'île Alexandre, mais en pièces détachées, et furent disposés au-dessus du pont d'une seule pièce, à cent toises les uns des autres. Le pont de pontons était destiné à l'infanterie du maréchal Davout, le pont de radeaux à l'artillerie et à la cavalerie des maréchaux Davout et Masséna. Le premier devait être achevé en moins de deux heures et demie, le second en quatre ou cinq. Les pontonniers travaillaient sous un feu continuel, sans se troubler ni se rebuter.

Feu effroyable de toutes les batteries de l'île de Lobau. Son projet étant démasqué, Napoléon avait ordonné à l'artillerie des redoutes de commencer à tirer, pour démolir d'abord la petite ville d'Enzersdorf, de manière qu'elle ne pût servir de point d'appui à l'ennemi, et ensuite pour couvrir la plaine au-dessous de tant de mitraille que les troupes de Nordmann fussent dans l'impossibilité d'y tenir. Il donna le même ordre non-seulement aux batteries placées à la droite de l'île, mais à celles qui étaient placées à gauche, vers l'ancien passage, afin d'étourdir les Autrichiens par la simultanéité de ces attaques. Tout à coup cent neuf bouches à feu du plus gros calibre remplirent l'air de leurs détonations. Le colonel Baste parcourant le Danube avec ses barques armées, tant au-dessus qu'au-dessous de l'île de Lobau, se mit à canonner partout où l'on apercevait des feux, au point de faire perdre l'esprit à l'ennemi le plus calme et le plus résolu. Bientôt le ciel lui-même joignit son tonnerre à celui de Napoléon, et l'orage, qui chargeait l'atmosphère, fondit en torrents de pluie et de grêle sur la tête des deux armées. La foudre sillonnait les airs, et quand elle avait cessé d'y briller, des milliers de bombes et d'obus les sillonnant à leur tour, se précipitaient sur la malheureuse ville d'Enzersdorf. Jamais la guerre dans ses plus grandes fureurs n'avait présenté un spectacle aussi épouvantable. Napoléon courant à cheval, d'un bout à l'autre de la rive où s'exécutait cette prodigieuse entreprise, dirigeait tout avec le calme, avec la sûreté qui accompagnent des projets longuement médités. Ses officiers, aussi préparés que lui, ne ressentaient, au milieu de cette nuit, ni trouble ni embarras. Tout marchait avec une régularité parfaite, malgré la grêle, la pluie, les balles, les boulets, le roulement du tonnerre et de la canonnade. Vienne, éveillée par ces sinistres bruits, apprenait enfin que son sort se décidait, et que la pensée de Napoléon, si longtemps menaçante, était près de s'accomplir.

À deux heures après minuit, l'armée avait déjà trois ponts, celui du confluent, celui d'une seule pièce au-dessous de l'île Alexandre, celui de pontons en face de cette île. Oudinot passa sur le premier, Masséna sur le second, et en livra immédiatement l'usage au maréchal Davout. Les troupes défilèrent avec rapidité et en colonnes serrées. Bientôt à droite le général Oudinot enleva les bois du confluent, repoussa quelques postes de Nordmann, franchit un petit bras, celui de Steigbieghl, sur des chevalets, et porta sa gauche à la Maison-Blanche, sa droite au petit hameau de Muhlleiten. Dans ces divers engagements il prit trois pièces de canon et quelques centaines d'hommes. Un peu à sa droite se trouvait le château fortifié de Sachsengang, dans lequel s'était jeté un bataillon autrichien. Il le fit cerner, et cribler d'obus. Pendant ce temps Masséna avait défilé avec toute son infanterie; mais n'ayant pas encore ses canons, il s'était rapproché de la rive du fleuve, afin d'être couvert par l'artillerie des redoutes. Sous cette artillerie à grande portée la plaine étant devenue inhabitable, les troupes de Nordmann se retirèrent peu à peu. Le corps du maréchal Davout traversa ensuite sur le pont qui avait servi aux troupes de Masséna. Une horrible canonnade continua d'accabler Enzersdorf, dont les maisons s'écroulaient au milieu des flammes.

Le passage presque terminé à la pointe du jour du 5, sans avoir été troublé par les Autrichiens. Quand le jour vint éclairer les bords du fleuve, vers quatre heures du matin, un spectacle des plus imposants se présenta aux yeux surpris des deux armées. L'orage était dissipé. Le soleil se levant radieux faisait reluire des milliers de baïonnettes et de casques. À droite le général Oudinot s'élevait dans la plaine, tandis que son arrière-garde foudroyait le château de Sachsengang. (Voir les cartes nos 48 et 49.) À gauche Masséna s'appuyait à la ville d'Enzersdorf, qui brûlait encore sans pouvoir rendre les feux dont elle était criblée, car son artillerie avait été éteinte en quelques instants. Entre ces deux corps, celui de Davout, passé tout entier, remplissait l'intervalle. Une partie de l'artillerie et de la cavalerie avait défilé sur le pont de pontons; le reste se pressait sur le pont de radeaux. La garde impériale suivait, pour passer à son tour. Soixante-dix mille hommes étaient déjà en bataille sur la rive ennemie, capables à eux seuls de tenir tête aux forces de l'archiduc Charles. Bernadotte, avec les Saxons, s'apprêtait à défiler après la garde impériale. Les armées d'Italie et de Dalmatie, la division bavaroise, transportées pendant la nuit dans la Lobau, s'avançaient de leur côté. Tout marchait avec un ensemble merveilleux et irrésistible. Les soldats à qui on avait défendu d'allumer des feux pendant la nuit, pour ne pas offrir un but aux projectiles de l'ennemi, et qui étaient tout mouillés par la pluie, se réchauffaient aux premières ardeurs d'un soleil de juillet. Quelques-uns sortaient des rangs pour embrasser des parents, des amis, qu'ils n'avaient pas vus depuis des années, car des corps venus, les uns du fond de la Dalmatie, les autres des confins de la Pologne et de l'Espagne, se rencontraient sur ce nouveau champ de bataille, après s'être séparés à Austerlitz, pour se rendre aux extrémités opposées du continent. Des Bavarois, des Badois, des Saxons, des Polonais, des Portugais, des Italiens, mêlés à des Français, se trouvaient à ce rendez-vous des nations, prêts à se battre pour une politique qui leur était étrangère. La joie de nos soldats éclatait de toutes parts, bien que le soir même un grand nombre d'entre eux ne dussent plus exister. Le soleil, la confiance dans la victoire, l'amour du succès, l'espoir de récompenses éclatantes les animaient. Ils étaient enchantés surtout de voir le Danube vaincu, et ils admiraient les ressources du génie qui les avait transportés si vite, et en masse si imposante, d'une rive à l'autre de ce grand fleuve. Apercevant Napoléon qui courait à cheval sur le front des lignes, ils mettaient leurs schakos au bout de leurs baïonnettes, et le saluaient des cris de vive l'Empereur[37]!

Prise de la petite ville d'Enzersdorf et du château de Sachsengang. D'après l'ordre de Napoléon, on dut s'emparer à gauche de la ville d'Enzersdorf, à droite du château de Sachsengang, afin de ne pas laisser d'ennemis sur ses derrières, en se déployant dans la plaine. Quelques ouvrages de campagne d'un très-faible relief couvraient les portes de cette petite ville, à moitié réduite en cendres. Un bataillon autrichien la défendait, mais il avait presque épuisé ses munitions, et il allait être remplacé par un autre, lorsque Masséna ordonna l'attaque. Ses deux aides de camp, Sainte-Croix et Pelet, assaillirent l'une des portes d'Enzersdorf avec le 46e, tandis que Lasalle, enveloppant la ville avec sa cavalerie légère, empêcha qu'on ne lui portât secours. L'infanterie enleva à la baïonnette les ouvrages élevés aux portes, entra dans les rues en flammes, et prit du bataillon ennemi tout ce qui ne fut pas tué. Les hommes qui essayèrent de sortir furent sabrés par la cavalerie du général Lasalle.

De son côté, le général Oudinot, après avoir canonné le château de Sachsengang, le fit sommer. Le commandant de ce château se voyant comme noyé au milieu de cent cinquante mille hommes, se rendit sans résistance. Dès lors, l'armée n'avait plus rien sur ses ailes qui dût l'inquiéter ou la gêner. Elle pouvait se déployer dans la plaine, vis-à-vis de l'archiduc Charles, et lui offrir la bataille au pied des hauteurs de Wagram. L'archiduc Charles replie ses avant-gardes sur le corps de bataille. Ce prince voyait en ce moment toutes ses prévisions cruellement trompées. Croyant que les Français passeraient comme la première fois à la gauche de l'île, il n'avait placé à la droite que Nordmann, sans l'appui d'aucun ouvrage, et avait rangé le corps de Klenau tout entier derrière les retranchements d'Essling et d'Aspern, devant lesquels nous ne devions pas déboucher. Après une telle méprise il ne restait à ses avant-gardes d'autre ressource que celle de se retirer, car si elles s'obstinaient Klenau allait être pris à revers dans les redoutes d'Essling et d'Aspern. Au surplus l'archiduc généralissime, ne jugeant pas encore la situation aussi grave qu'elle l'était véritablement, crut que le passage n'était effectué qu'en partie, que l'armée française emploierait au moins vingt-quatre heures pour franchir le fleuve et se déployer, et qu'il aurait le temps de l'assaillir avant qu'elle fût en mesure de se défendre. Placé sur une hauteur, à côté de son frère l'empereur, qui lui demandait compte des événements, il lui dit qu'à la vérité les Français avaient forcé le Danube, mais qu'il les laissait passer pour les jeter dans le fleuve.—Soit, répondit l'empereur avec finesse, mais n'en laissez pas passer un trop grand nombre[38].—L'archiduc Charles, qui n'avait plus le choix, fit ordonner à Klenau de ne pas se compromettre, et de se replier avec ordre sur le gros de l'armée.

Journée du 5 juillet. Napoléon, ayant les trois quarts de son armée au delà du fleuve, ne songea plus qu'à gagner du terrain afin de pouvoir se mettre en bataille. Marchant toujours avec une extrême prudence, il ordonna diverses précautions avant de s'avancer davantage. Quoiqu'il eût assez de ponts pour transporter ses troupes d'une rive à l'autre, il voulait recevoir son matériel plus vite, et surtout en cas de malheur avoir de nombreux moyens de retraite. En conséquence, il fit jeter encore trois ponts, qui, ajoutés aux quatre qu'on avait établis dans la nuit, faisaient sept. Dernières précautions de Napoléon pour assurer ses derrières avant de se déployer dans la plaine de Wagram. Tous les matériaux étant prêts, il allait être obéi en quelques heures. Il prescrivit en outre d'élever un nombre égal de têtes de pont, les unes en fascines, les autres en sacs à terre préparés à l'avance, afin que l'armée en s'éloignant ne pût pas être privée de ses communications par une brusque invasion sur ses derrières. Enfin il confia à un excellent officier, déjà fort connu, et très-propre à la guerre défensive, au général Reynier, la garde de l'île de Lobau. Il lui laissa sept bataillons, dont deux devaient garder les grands ponts, un le pont du confluent, un les ponts du petit bras, trois former une réserve au centre de l'île de Lobau. Ordre était donné de ne laisser passer personne de l'autre côté du fleuve, si ce n'est les blessés.

Ordre dans lequel l'armée s'avance dans la plaine de Wagram. Ces précautions prises, Napoléon commença à se déployer dans la plaine, sa gauche immobile près d'Enzersdorf et du Danube, sa droite en marche pour s'approcher des hauteurs de Wagram, opérant par conséquent un mouvement de conversion. Il était formé sur deux lignes: en première ligne on voyait Masséna à gauche, Oudinot au centre, Davout à droite; en seconde ligne on voyait Bernadotte à gauche, Marmont et de Wrède au centre, l'armée d'Italie à droite. La garde et les cuirassiers présentaient en arrière une superbe réserve. L'artillerie s'avançait sur le front des corps, entremêlée de quelques détachements de cavalerie. Le gros de la cavalerie, hussards, chasseurs et dragons, était répandu sur les ailes. Napoléon était au centre, calme, mais naturellement un peu enivré de sa puissance, comptant sur une victoire certaine et décisive.

On continua de gagner du terrain, en pivotant toujours sur sa gauche, les corps qui étaient en première ligne s'écartant les uns des autres pour faire place successivement à ceux qui étaient en seconde, et l'armée entière se déployant ainsi en éventail devant l'ennemi qui se repliait sur les hauteurs de Wagram. Notre artillerie tirait en marchant; notre cavalerie chargeait la cavalerie autrichienne quand elle pouvait l'atteindre, ou enlevait les arrière-gardes d'infanterie quand il en restait à sa portée. Le corps de Davout trouvant sur son chemin le village de Rutzendorf, contre lequel on ne pouvait se servir de la cavalerie, le fit attaquer et emporter par de l'infanterie. (Voir les cartes nos 48 et 49.) On y recueillit quelques centaines d'hommes. La division française Dupas, marchant avec les Saxons de Bernadotte, enleva de même le village de Raschdorf. Sur ce point la cavalerie autrichienne, ayant voulu soutenir son infanterie, fut vivement repoussée par les cuirassiers saxons, qui, sous l'aide de camp Gérard (depuis maréchal), se comportèrent vaillamment. Masséna, remontant avec lenteur les bords du Danube, rencontra dans son mouvement Essling, puis Aspern, les prit à revers, et y entra sans résistance. Le sixième corps de Klenau se retira par Leopoldau sur Stamersdorf et Gerarsdorf. Ainsi l'audace de notre débouché sur la droite avait fait tomber toutes les défenses de l'ennemi sur la gauche, et il ne lui restait d'autre ressource que de nous disputer la plaine du Marchfeld en nous livrant le lendemain une bataille sanglante. Le 5 à six heures du soir, nous bordions dans toute son étendue la ligne des hauteurs de Wagram, après avoir perdu pour exécuter cette opération magnifique quelques centaines au plus de nos soldats, mis hors de combat près de deux mille Autrichiens, et fait à Sachsengang, à Enzersdorf, à Raschdorf, à Rutzendorf, environ trois mille prisonniers[39].

Description de la position de Wagram, sur laquelle étaient établis les Autrichiens. L'armée française, qui s'était déployée en marchant, ne formait plus qu'une longue ligne d'environ trois lieues, parallèle à celle des Autrichiens, laquelle était presque droite de Neusiedel à Wagram, mais courbe au centre vers Aderklaa, et se continuait demi-circulairement par Gerarsdorf et Stamersdorf jusqu'au bord du Danube. (Voir la carte no 49.) De Neusiedel, village dominé par une tour carrée, à Wagram, s'étendaient en pente douce les hauteurs sur lesquelles était campée l'aile gauche de l'armée autrichienne, au nombre de 75 mille hommes environ, et sous la protection d'un ruisseau bourbeux, celui du Russbach. C'est là qu'avec le secours de l'art on aurait pu, comme nous l'avons déjà dit, élever des retranchements invincibles, mais on n'y voyait heureusement que les baraques du camp. À Neusiedel, c'est-à-dire à l'extrême gauche des Autrichiens, se trouvait le prince de Rosenberg avec l'avant-garde de Nordmann et une nombreuse cavalerie: moins à gauche, vers Baumersdorf, était établi le corps de Hohenzollern, et en approchant du centre, à Wagram, le corps de Bellegarde avec le quartier général de l'archiduc Charles. C'est vers ce point que la ligne de bataille commençait à se recourber pour joindre le Danube, et que cessait l'utile protection du Russbach. Les Autrichiens avaient à leur centre même la réserve de grenadiers et de cuirassiers, s'étendant en demi-cercle de Wagram à Gerarsdorf. Ils avaient à leur droite le troisième corps sous le général Kollowrath, le sixième sous le général Klenau, lequel venait de se retirer d'Essling et d'Aspern, enfin le cinquième sous le prince de Reuss, entre Gerarsdorf, Stamersdorf et le Danube.

La ligne française suivait exactement les contours de la ligne ennemie. Devant l'aile gauche des Autrichiens nous avions notre aile droite, c'est-à-dire Davout établi au village de Glinzendorf, faisant face au corps de Rosenberg, et Oudinot établi au village de Grosshofen, faisant face au corps de Hohenzollern. Au centre se trouvait l'armée d'Italie opposée au corps de Bellegarde. En tournant à gauche, vis-à-vis de Wagram, on voyait au village d'Aderklaa, Bernadotte avec les Saxons chargé de tenir tête à la double réserve des grenadiers et des cuirassiers, enfin tout à fait à gauche, de Süssenbrunn à Kagran, les quatre divisions de Masséna destinées à contenir les corps de Kollowrath, de Klenau et de Reuss. Au centre, en arrière de l'armée d'Italie et des Saxons, Napoléon avait gardé en réserve le corps de Marmont, la garde impériale, les Bavarois et les cuirassiers. Ainsi sur cette vaste ligne de bataille, droite, comme nous venons de le dire, de Neusiedel à Wagram, courbe de Wagram à Stamersdorf, les Autrichiens avaient leur plus grande force sur leurs ailes, et leur moindre au centre, puisque la réserve de grenadiers et de cuirassiers formait seule la liaison des deux masses principales. Nous possédions au contraire une force suffisante à notre aile droite de Glinzendorf à Grosshofen, où étaient Davout et Oudinot, une très-modique à notre aile gauche de Süssenbrunn à Kagran, où était Masséna seul, mais une considérable au centre entre Grosshofen et Aderklaa, puisqu'en cet endroit, outre l'armée d'Italie et les Saxons, il y avait l'armée de Dalmatie, la garde impériale, les Bavarois, toute la grosse cavalerie. Cette disposition était assurément la meilleure, celle qui permettait de pourvoir le plus vite aux chances diverses de la bataille, en se jetant rapidement ou à droite ou à gauche suivant le besoin, celle aussi qui permettait de frapper l'armée autrichienne à son endroit faible, c'est-à-dire au milieu de la ligne. En effet, ici comme à Essling, l'archiduc Charles voulant envelopper l'armée française pour l'empêcher de déboucher, s'était affaibli au centre, et donnait prise sur ce point à la puissante épée de son adversaire.

Dans l'espérance d'en finir le soir même du 5, Napoléon ordonne sur le centre des Autrichiens une attaque qui ne réussit pas. Cet état de choses, qui ne pouvait échapper à un œil aussi exercé que celui de Napoléon, lui inspira la tentation d'en finir le soir même par un acte décisif, qui l'aurait dispensé de verser le lendemain des torrents de sang. Tous les rapports indiquaient que l'ennemi ne tenait nulle part, et se retirait avec une étrange facilité. L'archiduc Charles en effet, surpris par la soudaine apparition de l'armée française, n'avait pas fait de dispositions d'attaque, et remettant la bataille au lendemain, n'avait donné à ses avant-gardes que l'instruction de se replier. Napoléon espéra donc, sur le rapport trop légèrement accueilli de quelques officiers, qu'en exécutant à la chute du jour une attaque brusque sur le plateau de Wagram, on enlèverait le centre de l'ennemi avant qu'il eût suffisamment pourvu à sa défense, et que l'armée autrichienne, coupée en deux, se retirerait d'elle-même, ce qui réduirait la fin de la campagne à la poursuite active et destructive des deux fractions de cette armée. Ici se faisait sentir l'inconvénient d'agir avec des masses d'hommes énormes, et sur des espaces immenses. Le général en chef ne pouvant plus ni tout voir, ni tout diriger en personne, était réduit à s'en fier à des lieutenants qui observaient médiocrement, et qui souvent même, comme on va en juger, agissaient sans ensemble.

Napoléon ordonna donc, avec une imprudence qui ne répondait pas à l'admirable prévoyance déployée dans ces journées, d'enlever le plateau de Wagram, contre lequel pouvaient agir Oudinot en attaquant Baumersdorf, l'armée d'Italie en passant le Russbach entre Baumersdorf et Wagram, Bernadotte en se jetant par Aderklaa sur Wagram même. En effet, d'après l'ordre qu'ils en reçurent, Bernadotte avec les Saxons et la division Dupas, Macdonald et Grenier avec deux divisions de l'armée d'Italie, Oudinot avec son corps tout entier, s'avancèrent à la nuit tombante sur la position des Autrichiens. (Voir les cartes nos 48 et 49.) Oudinot marcha sur Baumersdorf, le canonna, y mit le feu avec des obus, et s'efforça de l'enlever aux avant-gardes de Hohenzollern, qui avaient dans le Russbach un puissant moyen de résistance. Au côté opposé, Bernadotte avec les Saxons se précipita sur Wagram, que défendait un détachement de Bellegarde, en devint presque le maître, mais pas assez complétement pour se porter au delà. Pendant qu'Oudinot et Bernadotte luttaient ainsi aux deux extrémités de cette attaque pour s'emparer des deux points d'appui de l'ennemi, au milieu Dupas et Macdonald avaient abordé le Russbach pour le franchir. Ce ruisseau peu large, mais profond, offrait un assez grand obstacle à vaincre. Dupas avec le 5e léger et le 19e de ligne, s'y jeta au cri de: Vive l'Empereur! Dans leur empressement quelques soldats, qui avaient rencontré la partie de l'eau la plus profonde, se noyèrent. Les autres triomphèrent de l'obstacle, se rallièrent après l'avoir surmonté, et gravirent les pentes du plateau sous les balles et la mitraille. Les corps autrichiens à cette brusque attaque s'étaient formés en arrière des baraques du camp, et en carré. Des tirailleurs blottis derrière cet abri s'en servaient pour faire un feu très-vif. Les deux braves régiments français de Dupas débusquèrent les tirailleurs ennemis, dont ils prirent environ trois cents, dépassèrent la ligne des baraques, et se précipitèrent sur les carrés. Le 5e léger, qui était en tête, enfonça l'un de ces carrés, lui prit son drapeau, et le fit prisonnier. Le 19e appuya cette action vigoureuse. Deux bataillons saxons attachés à Dupas, les grenadiers de Rudlof et de Melsch la secondèrent également. Surprise qui amène une déroute parmi les corps chargés d'attaquer Wagram. Déjà la ligne autrichienne était près d'être coupée, quand on reçut par derrière un feu qui causa une extrême surprise, et beaucoup d'inquiétude. Les deux colonnes de l'armée d'Italie, l'une commandée par Macdonald, l'autre par Grenier, après s'être élancées dans le Russbach et l'avoir franchi, montaient sur le plateau l'arme au bras, et allaient joindre Dupas, lorsque apercevant les Saxons de celui-ci, et les prenant pour ennemis, elles firent feu sur eux. Cette attaque inattendue sur leurs derrières ébranla les Saxons. Ils se replièrent en tirant sur les troupes de Macdonald et de Grenier. Celles-ci se croyant chargées de front, et essuyant en même temps du côté de Baumersdorf, que le corps de Hohenzollern n'avait pas quitté, une attaque de flanc, éprouvèrent un trouble, que la nuit convertit bientôt en panique. Elles se précipitèrent vers le bas du plateau, suivies par les Saxons épouvantés, et se mirent à fuir dans un incroyable désordre. Dupas resté seul en pointe avec ses deux régiments français, assailli de tous côtés par le corps de Bellegarde que l'archiduc Charles avait rallié lui-même, fut obligé de céder le terrain, et d'évacuer le plateau sous des charges réitérées d'infanterie et de cavalerie. Oudinot interrompit l'attaque de Baumersdorf; Bernadotte abandonna Wagram, qu'il avait presque conquis, pour se rapprocher d'Aderklaa.

Cette échauffourée coûta à la division Dupas un millier d'hommes, la dispersion de ses deux bataillons saxons, qui s'étaient rendus aux Autrichiens avec trop d'empressement, et quelques mille hommes égarés à l'armée d'Italie. Heureusement que la cavalerie, lancée dans toutes les directions, eut bientôt ramené à leurs corps les soldats isolés. Notre armée, toujours aussi brave, était cependant moins expérimentée que celle d'Austerlitz ou de Friedland, et trop nombreuse, mêlée d'éléments trop divers, pour être ferme, solide, manœuvrière autant qu'autrefois. Du reste, c'était là un échec de peu de conséquence entre le merveilleux passage qui venait de s'accomplir, et l'éclatante victoire qu'on était fondé à espérer pour le lendemain.

Nuit du 5 au 6 juillet. Napoléon prescrivit à tous ses corps de bivouaquer dans les positions prises à la fin de la journée, son centre étant toujours d'une grande force, et capable de porter secours à celle de ses ailes qui en aurait besoin. Il n'y avait aucun bois dans la plaine, et on ne pouvait faire de feu, ce qui était une pénible privation, car, quoiqu'on fût en juillet, la nuit était froide. Chacun coucha dans son manteau. Les soldats se nourrirent de biscuit et d'eau-de-vie. Napoléon n'eut que le feu de quelques bottes de paille pour se chauffer à son bivouac. Il employa plusieurs heures à conférer avec ses maréchaux pour leur faire bien connaître ses intentions. Il les renvoya avant le jour, excepté Davout, qu'il garda jusqu'à l'aurore. C'était la troisième nuit qu'il passait debout ou à cheval.

Plan de bataille de l'archiduc Charles pour le lendemain 6 juillet. Pendant ce temps l'archiduc Charles avait enfin arrêté de sérieuses dispositions de bataille, car il fallait dès le lendemain culbuter l'armée française dans le Danube, ou rendre son épée au vainqueur de Marengo et d'Austerlitz. Le généralissime autrichien avait toujours eu la pensée, inspirée par l'étude très-ancienne de ce champ de bataille, d'opposer au mouvement offensif des Français sa gauche campée sur les hauteurs de Neusiedel à Wagram, puis, tandis que les Français seraient occupés devant cette espèce de camp retranché, de prendre à son tour l'offensive contre eux avec sa droite ployée en avant, de se jeter ainsi dans leur flanc, de les séparer du Danube, et une fois qu'il les aurait réduits à la défensive, de faire descendre des hauteurs de Wagram sa gauche elle-même, afin de les pousser dans le fleuve avec toutes ses forces réunies. Il espérait en outre que pendant que sa gauche défendrait les bords du Russbach, que sa droite attaquerait les Français en flanc, l'archiduc Jean, remontant de Presbourg, viendrait les assaillir par derrière, et qu'ils ne tiendraient point contre un tel concours d'efforts. Tout cela eût été possible, probable même, si, manœuvrant comme Napoléon, l'archiduc eût amené sur le champ de bataille 30 ou 40 mille hommes de plus qu'il aurait pu y avoir; s'il eût averti en temps utile son frère l'archiduc Jean; si, enfin, profitant de cette circonstance que le champ de bataille était connu d'avance, il eût accumulé entre Neusiedel et Wagram des travaux qui auraient rendu ce camp retranché inexpugnable. Alors une attaque de flanc sur les Français, déjà épuisés par une tentative infructueuse, aurait produit des résultats infaillibles. Mais l'archiduc Charles n'avait rien fait de tout cela, comme on l'a vu; il s'était borné à élever sur le terrain qu'il fallait défendre des baraques pour ses troupes, et il n'avait expédié à son frère l'archiduc Jean l'ordre de le joindre que la veille au soir, c'est-à-dire le 4. L'obstacle que ces baraques avaient présenté dans l'échauffourée de la nuit, et qu'elles présentèrent le lendemain, suffit pour prouver ce qui aurait pu arriver, si des ouvrages considérables avaient été ajoutés à la configuration des lieux.

Quoi qu'il en soit, dans l'une des maisons à moitié incendiées du village de Wagram, évacué par Bernadotte, l'archiduc Charles dicta ses ordres. Il prescrivit à sa gauche de n'entrer en action que lorsque sa droite, mise en mouvement dès la nuit même, aurait abordé les Français, et commencé à les ébranler par l'attaque de flanc dont elle était chargée. Cette aile, composée des corps de Klenau et de Kollowrath, devait se mettre en marche tout de suite, c'est-à-dire à une ou deux heures du matin, se précipiter sur notre gauche, qui n'était composée que du corps de Masséna, la repousser de Kagran sur Aspern, de Süssenbrunn sur Breitenlée. Immédiatement après, les réserves de grenadiers et de cuirassiers, formant entre Gerarsdorf et Wagram la liaison de la droite avec le centre, devaient s'avancer sur Aderklaa, et s'y joindre avec une partie du corps de Bellegarde, descendu à cet effet du plateau de Wagram. Ce mouvement une fois prononcé, la gauche, composée des corps de Hohenzollern et de Rosenberg, avait ordre de descendre à son tour sur Baumersdorf et sur Neusiedel, de franchir le Russbach, d'enlever les villages de Grosshofen et de Glinzendorf, qu'occupait le maréchal Davout, et de compléter ainsi cette double manœuvre de flanc et de front, qui d'après le généralissime devait amener le refoulement des Français dans le Danube.

Dans ce plan, on ne sait pourquoi le corps du prince de Reuss, qui était contre le Danube même, plus près de ce fleuve que le corps de Klenau, et qui terminait près de Stamersdorf l'aile droite des Autrichiens, n'avait pas ordre de concourir aux opérations de cette aile, et de rendre ainsi plus irrésistible l'attaque qu'elle était chargée d'exécuter. Le besoin d'observer le débouché de Vienne n'était pas assez grand pour paralyser un corps tout entier, car il était évident par le passage des Français à travers l'île de Lobau qu'ils n'en méditaient pas un autre ailleurs. Enfin il aurait fallu que les ordres fussent calculés sous le rapport de la distance et du temps, de manière à faire agir chaque corps au moment opportun, et que la gauche, par exemple, qui à cause de sa proximité allait recevoir les ordres du généralissime bien avant la droite, ne se mît en mouvement que lorsque celle-ci aurait produit parmi les Français l'ébranlement de flanc qui permettrait de les attaquer de front avec succès. Mais il n'y a que les esprits nets qui, en toutes choses, guerre, administration ou gouvernement, sachent se faire comprendre et obéir.

Défaut de précision dans les ordres de l'archiduc Charles, qui amène un malentendu dans leur exécution. Les ordres du généralissime expédiés de Wagram dans la nuit parvinrent en moins d'une heure à la gauche, c'est-à-dire aux corps de Hohenzollern et de Rosenberg, qui étaient à une lieue, entre Wagram et Neusiedel, et exigèrent plus de deux heures pour être transmis à la droite, c'est-à-dire aux corps de Kollowrath et de Klenau, qui étaient à plus de deux lieues entre Gerarsdorf et Stamersdorf, et qu'il fallut chercher au milieu d'une extrême confusion. Par surcroît de malheur, dans la retraite opérée le soir, le corps de Klenau s'était trop rapproché de Gerarsdorf, et était venu occuper la place qui était destinée à celui de Kollowrath. Il fallut donc, soit pour joindre dans l'obscurité les corps composant la droite, soit pour leur faire prendre leur position de bataille, plus de temps qu'on ne l'avait supposé au quartier général, et il était déjà près de quatre heures qu'ils commençaient à peine à entrer en mouvement. Au contraire, à ce même moment la gauche, avertie plus vite, n'étant pas exposée à perdre du temps pour chercher sa position, allait agir la première, tandis qu'elle n'aurait dû agir que la seconde, et bien après la droite.

Profond repos dans le camp des Français, tandis qu'on se fatigue dans le camp des Autrichiens. Pendant que tout était en mouvement dans le camp autrichien, et que les troupes, pour rectifier des positions mal prises, se fatiguaient au lieu de se reposer, un calme profond régnait chez les Français. Couchés sur le terrain occupé la veille, ils dormaient, grâce à Napoléon, qui, ayant bien renforcé sa droite, à cause de l'arrivée possible de l'archiduc Jean, mais plus encore son centre, où il avait accumulé des forces considérables, n'avait qu'à se tenir tranquille, en attendant que l'ennemi prît le soin de démasquer ses desseins. Napoléon se décide, avant d'adopter un plan définitif, à laisser l'ennemi manifester ses desseins. Il avait donc ordonné à ses maréchaux d'être sous les armes à la pointe du jour, mais de laisser les Autrichiens se prononcer avant d'agir, pour saisir avec certitude le point où l'on pourrait les frapper mortellement. Il inclinait toutefois à faire enlever par Davout et Oudinot les hauteurs de Neusiedel à Wagram, à exécuter en même temps une percée au centre avec l'armée d'Italie, les Saxons et le corps de Marmont, tandis que Masséna se bornerait à contenir avec ses quatre divisions la droite des Autrichiens d'Aderklaa au Danube. Napoléon se réservait les Bavarois, la garde impériale, et la grosse cavalerie, pour parer aux cas imprévus. Ces desseins eux-mêmes étaient subordonnés à l'événement.

Mémorable bataille de Wagram, livrée le 6 juillet 1809. À quatre heures du matin, le 6 juillet, journée à jamais mémorable, le feu commença d'abord à la gauche des Autrichiens, et à la droite des Français. Le prince de Rosenberg, sur l'indication mal donnée qui lui désignait quatre heures comme le moment d'entrer en action, descendit des hauteurs de Neusiedel, signalées au loin par une grosse tour carrée, traversa le Russbach au village même de Neusiedel, et se porta en deux colonnes sur Grosshofen et Glinzendorf, qu'il attaqua avec une extrême vigueur. Commencement de l'action à notre droite, entre le prince de Rosenberg et le corps du maréchal Davout. Le maréchal Davout avait à sa disposition ses trois divisions ordinaires, Morand, Friant, Gudin, la petite division Puthod, composée des quatrièmes bataillons[40], six régiments de cavalerie légère sous le général Montbrun, trois de dragons sous le général Grouchy, les quatre régiments de cuirassiers Espagne sous le général Arrighi (depuis duc de Padoue). La gauche du général Friant, la droite du général Gudin envoyèrent des détachements à la défense du village de Glinzendorf, tandis que la division Puthod se chargea de disputer à l'ennemi le village de Grosshofen, derrière lequel elle avait bivouaqué. Le maréchal Davout repousse l'attaque de Rosenberg sur Glinzendorf et Grosshofen. De fortes levées de terre s'étendaient de l'un de ces villages à l'autre. Nos soldats, placés avec intelligence derrière ce retranchement naturel, firent un feu de mousqueterie bien nourri, qui causa infiniment de mal aux Autrichiens, sans que ceux-ci nous en fissent essuyer beaucoup. Au bruit de ces détonations, Napoléon envoya le général Mathieu Dumas porter à ses lieutenants l'ordre de ne risquer aucun mouvement offensif, de se borner à bien disputer le terrain qu'ils occupaient, jusqu'à ce qu'il leur eût adressé ses instructions définitives, et il courut à droite où se trouvait le maréchal Davout. En chemin il aperçut très-distinctement les deux colonnes autrichiennes, qui, débouchant au delà du Russbach, attaquaient les villages de Glinzendorf et de Grosshofen. Il était suivi par une brigade des cuirassiers de Nansouty, pourvue de quelques batteries d'artillerie légère. Napoléon les fit diriger sur le flanc de la colonne qui attaquait Grosshofen, ce qui exécuté instantanément vint fort à propos, car cette colonne fatiguée d'essuyer inutilement une mousqueterie meurtrière, avait assailli ce village et l'avait emporté à la baïonnette. Mais le général Puthod, résolu à le reprendre, s'y jeta à son tour à la tête d'une réserve, et, secondé par l'artillerie légère de Nansouty, réussit à s'en rendre maître. Les Autrichiens, repoussés ainsi de front, mitraillés en flanc, furent obligés de rétrograder jusqu'au Russbach. Même chose arriva à la colonne qui, ayant débouché de Neusiedel sur Glinzendorf, trouva en face la droite de Gudin, la gauche de Friant, et en flanc l'artillerie légère des cuirassiers du général Arrighi. Elle fut obligée de se replier également sur le Russbach. Cette première tentative allait être renouvelée avec une plus grande énergie par le prince de Rosenberg, lorsque l'archiduc Charles, pensant avec raison que sa gauche commençait la bataille prématurément, lui ordonna de ralentir son action, et de ne pas trop s'engager encore. Le prince de Rosenberg reprit alors sa position sur les pentes de Neusiedel, en arrière du Russbach.

En ce moment le bruit de la fusillade et de la canonnade était devenu général sur ce front immense de trois lieues, le long duquel trois cent mille hommes et onze cents pièces de canon étaient en présence. Napoléon, qui voyait partout une sorte d'attaque simultanée de la part de l'ennemi, sans projet clairement dessiné, jugea néanmoins qu'il fallait, dans tous les cas, enlever les hauteurs de Neusiedel, afin d'occuper le point vers lequel l'archiduc Charles et l'archiduc Jean pouvaient se rejoindre. Dispositions projetées par Napoléon pour l'attaque des hauteurs de Neusiedel et de Wagram. L'inspection des lieux indiquait comment il fallait s'y prendre pour triompher de cette espèce de camp retranché. Jusqu'à Neusiedel les hauteurs composant le plateau de Wagram longeaient les bords du Russbach. À Neusiedel et à la tour carrée, elles faisaient un détour en arrière, et s'éloignant du Russbach, elles ne présentaient qu'une pente infiniment adoucie, d'accès très-facile. Il suffisait donc de passer le Russbach un peu plus à droite et loin du feu de l'ennemi, puis de se ployer pour embrasser la ligne des hauteurs, et prendre en flanc la position des Autrichiens. La cavalerie légère de Montbrun, les dragons de Grouchy furent chargés de préparer rapidement les moyens de passage. Ensuite les divisions Morand et Friant eurent ordre de franchir le Russbach, de s'avancer en formant un angle droit avec les divisions Gudin et Puthod, et pendant que celles-ci attaqueraient le plateau de front de l'attaquer par côté et à revers. Une fois l'angle, dont la tour carrée marquait le sommet, enlevé, Napoléon se promettait de faire assaillir Baumersdorf par Oudinot, Wagram par l'armée d'Italie. Ces divers points emportés, l'archiduc Jean pouvait paraître sur le champ de bataille: il n'y viendrait que pour assister à un désastre.

Tandis que Napoléon préparait l'attaque des hauteurs de Wagram, on l'appelle au centre pour y porter secours. Ces dispositions étaient à peine arrêtées avec le maréchal Davout, qu'une multitude d'aides de camp, dépêchés par Masséna et Bernadotte, venaient annoncer à Napoléon un mauvais commencement de journée tant à gauche qu'au centre, et réclamer à la fois sa présence et ses secours.

De graves événements, mais très-réparables, s'étaient passés en effet au centre et à gauche, comme on doit le deviner d'après les dispositions qui ont été précédemment indiquées. Le maréchal Bernadotte, qui avait été la veille obligé d'évacuer Wagram, et de se retirer sur Aderklaa (voir la carte no 49), se trouvait encore le matin dans cette position, présentant une pointe au sein de la ligne courbe que décrivaient les Autrichiens. Retraite du maréchal Bernadotte en arrière d'Aderklaa. Il voyait à sa droite Bellegarde, obéissant aux instructions de l'archiduc Charles, descendre des hauteurs de Wagram sur Aderklaa avec la partie la plus considérable de son corps: il voyait à sa gauche la réserve des cuirassiers et des grenadiers s'avancer sur Süssenbrunn. Il résolut donc de se replier sur un petit plateau situé en arrière d'Aderklaa, pour se rapprocher de l'armée d'Italie d'un côté, et du corps de Masséna de l'autre. Il n'avait pas plutôt achevé ce mouvement, que les avant-gardes de Bellegarde s'étaient jetées sur lui, et qu'un combat acharné s'était engagé avec les Saxons, incapables de tenir longtemps contre une telle attaque. Il avait donc été ramené fort en arrière.

Au même instant les quatre faibles divisions de Masséna, présentant tout au plus dix-huit mille hommes contre les soixante mille de Klenau, de Kollowrath et de Liechtenstein, avaient été obligées de rétrograder pour prendre sur notre gauche une position moins étendue. Masséna, meurtri encore de la chute de cheval qu'il avait faite quelques jours auparavant, assistait à la bataille, comme il l'avait promis à Napoléon, et, tout enveloppé de compresses, commandait dans une calèche ouverte.

Brillante attaque de la division Carra Saint-Cyr sur Aderklaa, suivie bientôt d'un mouvement rétrograde. Masséna jugeant que si on n'opposait pas une résistance énergique sur le point que Bernadotte venait d'abandonner, on serait bientôt refoulé, et que non-seulement la gauche serait compromise, mais même le centre, se hâta de diriger la division Carra Saint-Cyr sur Aderklaa. Cette division, composée de deux braves régiments, y entra tête baissée. Malgré l'obstacle des murs de jardin et des maisons, le 24e léger et le 4e de ligne, conduits avec une rare vigueur, enlevèrent le village. Au lieu de s'y arrêter et de s'y établir solidement, ces deux régiments, n'écoutant que leur ardeur, débouchèrent au delà, et vinrent se placer à découvert, dans la position où Bernadotte avec raison n'avait pas voulu rester, recevant par leur droite et de front le feu de Bellegarde, à gauche le feu de la réserve de grenadiers. Après une héroïque obstination, ils furent contraints de céder au nombre, et de se replier sur Aderklaa, privés de leurs deux colonels. Alors le général Molitor vint se serrer au général Carra Saint-Cyr, pour le soutenir; mais Legrand et Boudet restés seuls devant Klenau et Kollowrath, formant tout au plus 10 mille hommes contre 45 mille, furent contraints de se retirer sur la gauche, et d'abandonner une grande étendue de terrain.

Tel était à neuf heures du matin l'état de choses qu'on vint annoncer à Napoléon. Rassuré sur sa droite, où il laissait le maréchal Davout bien instruit de ce qu'il avait à faire, il partit au galop, suivi de son état-major, pour aller à une distance de près de deux lieues, réparer l'accident dont les conséquences pouvaient compromettre son centre. Il trouva Bernadotte fort agité, le rassura, et courut ensuite à la calèche de Masséna, autour de laquelle pleuvaient les boulets. Dans ce moment les grenadiers d'Aspre, excités par la présence de l'archiduc Charles qui s'était mis à leur tête, traversaient Aderklaa après l'avoir enlevé à la division Carra Saint-Cyr, et s'avançaient victorieux. Le général Molitor se déployant devant eux pour arrêter la trouée, avait été obligé de se former un flanc avec sa droite repliée, pour n'être pas débordé.

Dispositions concertées par Napoléon avec Masséna pour réparer le dommage éprouvé au centre et à gauche. Napoléon peu troublé par ce spectacle, et comptant sur les vastes ressources dont il disposait, s'entretint quelques instants avec Masséna, et arrêta avec lui son plan de conduite. Déjà on pouvait juger d'après la direction des feux que Boudet était ramené fort en arrière, et que l'archiduc touchait par sa droite au Danube. Des officiers même venaient dire que Boudet était refoulé jusque dans Aspern, après avoir perdu toute son artillerie. On aurait pu avec des troupes aussi fermes que celles d'Austerlitz, qui surtout n'auraient pas eu le souvenir trop présent encore de la journée d'Essling, se laisser déborder par sa gauche, pourvu qu'on tînt bon au centre, et qu'on prît à droite une offensive victorieuse. Le maréchal Davout devant bientôt enlever le plateau de Wagram, Aderklaa ne pouvant manquer d'être reconquis, nous aurions eu tout avantage à trouver la droite des Autrichiens entre nous et le Danube. Nous l'aurions prise tout entière, et la maison d'Autriche aurait peut-être succombé dans cette journée. Napoléon en eut la pensée, qu'il fit connaître quelques jours après[41]. Mais avec des troupes jeunes, préoccupées du souvenir d'Essling, c'était courir un gros risque. La seule nouvelle que l'ennemi était aux ponts pouvait les troubler profondément. Il repoussa donc une combinaison qui eût été féconde, mais que les circonstances rendaient périlleuse, et ne songea qu'à arrêter sur-le-champ le progrès des Autrichiens vers le centre et vers la gauche, par une prompte disposition des troupes qu'il avait en réserve.

Napoléon amène au centre l'artillerie de la garde, le corps de Macdonald et la grosse cavalerie. C'est ici qu'il recueillit le prix de sa profonde prévoyance. Il avait pour principe que c'était en concentrant sur un même point l'action de certaines armes spéciales, qu'on parvenait à produire de grands effets, et c'est pour ce motif qu'il avait voulu procurer à la garde une immense réserve d'artillerie, et conserver sous la main une réserve de quatorze régiments de cuirassiers. Il ordonna donc qu'on fît avancer au galop toute l'artillerie de la garde, en y ajoutant celle dont on pourrait disposer dans les corps. Précisément le général de Wrède arrivait sur le terrain avec vingt-cinq pièces d'une excellente artillerie, et demandait l'honneur de concourir à ce mouvement décisif. Napoléon y consentit, et voulut qu'on amenât toute cette artillerie au pas de course. Il fit mander en outre le général Macdonald avec trois divisions de l'armée d'Italie, les fusiliers et les grenadiers à cheval de la garde, et les six régiments de cuirassiers du général Nansouty. Son projet était d'ébranler le centre des Autrichiens avec cent bouches à feu, puis de le percer avec les baïonnettes de Macdonald et les sabres de Nansouty. Il décida en même temps que Masséna, avec les divisions Carra Saint-Cyr, Molitor et Legrand, formées en colonnes serrées, ferait un à droite, puis se dirigerait perpendiculairement vers le Danube au secours de Boudet, exécutant ainsi une marche de flanc sous le feu des corps de Kollowrath et de Klenau. Du reste les têtes de pont qu'il avait fait construire partout le rassuraient suffisamment, et il recueillait encore en cela le prix de sa prévoyance. Mais il ne voulait pas que ses jeunes troupes pussent entendre le canon sur leurs derrières, et avoir des inquiétudes sur les communications de l'armée avec le Danube.

Mouvement de flanc des divisions Carra Saint-Cyr, Molitor et Legrand, pour se rapprocher du Danube. À peine donnés, ces ordres sont obéis à l'instant même. Les divisions Carra Saint-Cyr, Molitor et Legrand, sous la conduite de Masséna, se forment en colonnes serrées par division, font demi-tour à droite, puis défilent en une longue colonne pour se rapprocher du Danube, recevant avec une impassibilité héroïque et en flanc, le feu de Klenau et de Kollowrath. Les généraux Lasalle et Marulaz, les couvrant pendant cette marche, chargent et repoussent la cavalerie autrichienne. Tandis que ce mouvement s'exécute vers la gauche, Napoléon, au centre, impatient d'être rejoint par Lauriston et Macdonald, leur envoie officiers sur officiers pour les presser de hâter le pas, et, monté sur un cheval persan d'une éclatante blancheur, parcourt sous une grêle de boulets ce terrain abandonné par Masséna. La canonnade en ce moment a acquis la fréquence de la fusillade[42], et tout le monde frémit à l'idée de voir l'homme sur qui reposent tant de destinées emporté par l'un de ces aveugles projectiles qui traversent l'espace. Batterie du cent bouches à feu dirigée sur le centre des Autrichiens. Enfin arrivent au galop, et en faisant trembler la terre, les soixante bouches à feu de la garde, suivies de quarante bouches à feu françaises et bavaroises. L'illustre Drouot, sur une indication de l'Empereur, se pose en jalon, et les cent pièces de canon qu'il dirige viennent s'aligner sur son épée. En un instant commence la plus affreuse canonnade qui ait signalé nos longues guerres. La ligne autrichienne présente de Wagram à Aderklaa, d'Aderklaa à Süssenbrunn (voir la carte no 49), un angle ouvert, dont les deux côtés sont formés par Bellegarde d'une part, par les grenadiers et les cuirassiers de l'autre. Les cent bouches à feu de Lauriston tirant incessamment sur cette double ligne, la criblent de boulets, et démontent bientôt l'artillerie ennemie. Napoléon regarde à la lunette l'effet de cette batterie formidable, et s'applaudit de la justesse de ses conceptions. Mais il ne suffît pas de l'artillerie pour briser le centre de l'armée autrichienne, il faut des baïonnettes, et il demande avec un redoublement d'impatience celles de l'armée d'Italie, qui accourent au pas accéléré. Marche de Macdonald contre le centre de l'armée autrichienne. L'intrépide Macdonald, récemment tiré de la disgrâce, marche à la tête de son corps, étonnant ceux qui ne le connaissent point encore par son costume d'ancien général de la République, et s'apprêtant à les étonner bien davantage par sa manière de se comporter au feu. Il déploie sur une seule ligne une partie de la division Broussier, et une brigade de la division Seras. Il range en colonne serrée sur les ailes de cette ligne, à gauche le reste de la division Broussier, à droite la division Lamarque, et présente ainsi à l'ennemi un carré long, qu'il ferme avec les vingt-quatre escadrons des cuirassiers Nansouty. Napoléon voulant lui donner un appui, place sur ses derrières, sous le général Reille, les fusiliers et les tirailleurs de la garde impériale, au nombre de huit bataillons. Il y ajoute la cavalerie de la garde pour fondre au moment opportun sur l'infanterie ennemie, puis il attend, les yeux fixés sur ce grand spectacle, le succès des manœuvres qu'il a ordonnées.

Macdonald, dépassant bientôt la ligne de notre artillerie pour joindre les Autrichiens, s'avance sous une pluie de feu, laissant à chaque pas le terrain couvert de ses morts et de ses blessés, serrant ses rangs sans s'ébranler, et communiquant à ses soldats la fière attitude qu'il conserve lui-même.—Quel brave homme! s'écrie plusieurs fois Napoléon en le voyant marcher ainsi sous la mitraille et les boulets.—Tout à coup le prince Jean de Liechtenstein s'ébranle avec sa grosse cavalerie, pour essayer un effort contre cette infanterie qui s'avance si résolûment sur le centre de l'armée autrichienne. Macdonald arrête alors son carré long, ordonne aux deux colonnes qui en formaient les côtés de faire front, et oppose ainsi à l'ennemi trois lignes de feu. Le sol retentit sous le galop des cuirassiers autrichiens, mais ils sont accueillis par de telles décharges de mousqueterie qu'ils sont forcés de s'arrêter, et de rétrograder sur leur infanterie que leur fuite jette dans un véritable désordre. Inaction de la cavalerie française dans la journée de Wagram. Le moment de charger est venu pour notre cavalerie, qui peut, en profitant de cet instant de confusion, recueillir des milliers de prisonniers. Macdonald en donne l'ordre à Nansouty; mais ce général, obligé d'amener sa troupe sur le front du carré dont elle occupait la dernière face, perd malgré lui un temps précieux. Lorsqu'il est prêt à s'élancer, le désordre de l'infanterie autrichienne est en partie réparé. Toutefois il charge et enfonce plusieurs carrés. Macdonald, dans son impatience, s'adresse à la cavalerie de la garde qui était près de lui, et que commandait le général Walther. Mais celui-ci ne doit recevoir d'ordre que du maréchal Bessières, et ce maréchal vient d'être renversé par un boulet. Macdonald se dépite en voyant ainsi lui échapper le fruit de la victoire: cependant, s'il n'a pas beaucoup de prisonniers, il a du moins fait rétrograder l'armée autrichienne, et rendu vaine l'entreprise tentée sur le centre et la gauche de notre ligne. L'archiduc, désespérant de nous refouler vers le Danube, commence à se décourager, et se dédommage en prodiguant sa vie au milieu du feu. Ses troupes évacuent peu à peu Aderklaa d'un côté, Süssenbrunn de l'autre.

Le mouvement offensif des Autrichiens définitivement arrêté. En ce moment le grave danger qui menaçait l'armée est conjuré. Masséna, se dirigeant en colonne sur le Danube, et recevant le feu de l'ennemi en flanc, est arrivé près du fleuve, vers Aspern, a fait front à droite, et précédé de sa cavalerie a repris l'offensive contre Kollowrath et Klenau. Boudet s'est remis en ligne, et tous, marchant en avant, ramènent les Autrichiens sur Breitenlée et sur Hirschstatten. En tête de leur infanterie, Lasalle et Marulaz exécutent des charges brillantes; mais Lasalle, atteint d'une balle, termine sa glorieuse carrière en voyant fuir l'ennemi.

Ainsi le centre de l'archiduc, ébranlé par cent bouches à feu, arrêté par Macdonald, bat en retraite. Sa droite suit ce mouvement rétrograde. Si le maréchal Davout, comme il en a reçu l'ordre, enlève à la gauche des Autrichiens la position de Neusiedel, c'en est fait d'eux. Cette position enlevée, la ligne des hauteurs de Neusiedel à Wagram ne peut plus tenir, et l'archiduc Charles, privé de ce dernier appui, va être coupé de la route de Hongrie, séparé de l'archiduc Jean, et rejeté en Bohême. Aussi Napoléon, rassuré sur son centre et sa gauche, a-t-il l'œil toujours tourné sur sa droite, vers la tour carrée qui domine le village de Neusiedel. Il n'attend que le progrès des feux de ce côté pour lancer le corps d'Oudinot sur Wagram. Il lui reste, dans le cas où surviendrait l'archiduc Jean, une moitié de l'armée d'Italie, le corps de Marmont, la vieille garde, les Bavarois. Il a donc, quoi qu'il arrive, des ressources pour parer à toutes les chances de cette journée.

Davout attaque les hauteurs de Neusiedel, les enlève, et décide ainsi du sort de la bataille. La confiance que Napoléon a mise dans le maréchal Davout, est ici, comme toujours, pleinement justifiée. Les généraux Montbrun et Grouchy, l'un avec la cavalerie légère, l'autre avec les dragons d'Italie, ont préparé le passage du Russbach sur notre extrême droite, soit pour eux, soit pour l'infanterie. Les divisions Morand et Friant franchissent ce ruisseau à la suite de la cavalerie, et, ployées par un mouvement de conversion sur le flanc de la position de Neusiedel, forment un angle droit avec Gudin et Puthod, qui sont restés devant le Russbach, de Neusiedel à Baumersdorf. Le moment d'attaquer étant venu, ces braves troupes, dignes de leur chef, gravissent le revers de la position de Neusiedel avec une rare intrépidité. Morand, placé à l'extrême droite, s'avance le premier, parce que la pente plus douce de son côté offre un abord plus facile. Friant, placé entre Morand et Neusiedel, où il forme le sommet de l'angle, attend que Morand ait gagné du terrain sur l'extrémité de la ligne ennemie, pour attaquer la hauteur à son tour. Il se borne quant à présent à un violent feu d'artillerie, qu'il soutient avec soixante pièces détachées de plusieurs divisions. Morand, secondé à gauche par cette canonnade, à droite par les charges de cavalerie de Montbrun, gravit froidement le terrain qui s'élève devant lui. Rosenberg, pour faire face à cette attaque de flanc, replie sa ligne en arrière. La mousqueterie de toute cette partie de la ligne autrichienne n'arrête point Morand. Il continue à monter sous un feu plongeant, et puis aborde l'ennemi en colonne d'attaque. Le prince de Rosenberg dirige alors un effort sur la gauche de Morand, formée par le 17e régiment de ligne, et l'oblige un instant à céder. À cette vue Friant envoie au secours du 17e la brigade Gilly, composée du 15e léger et du 33e de ligne, lesquels s'élancent à la baïonnette sur la hauteur, et refoulent les troupes de Rosenberg. Les divisions Puthod et Gudin, restées en face du Russbach, entrent à leur tour en action sous la conduite du maréchal Davout. Puthod se jette dans Neusiedel avec ses quatrièmes bataillons, pénètre dans les rues de ce village, et les dispute aux troupes autrichiennes, qu'il contraint après de grands efforts à se retirer sur la hauteur en arrière. Au même instant, Gudin, qui a franchi le Russbach, escalade audacieusement sous un feu meurtrier le plateau de Neusiedel, tandis que Friant a déjà gagné du terrain sur les derrières de Rosenberg. La tour carrée est en ce moment dépassée par le double mouvement de Friant et de Gudin. Tout n'est pas fini cependant. Jusqu'ici on n'a eu à combattre que Rosenberg favorisé par la position. Mais Hohenzollern, demeuré immobile au-dessus de Baumersdorf en face d'Oudinot qui n'agit pas encore, porte une moitié de ses troupes vers la tour carrée, et les dirige sur la droite de Gudin pour la précipiter dans le Russbach. Vainement à travers les baraques du camp essaye-t-on de faire défiler les cuirassiers d'Arrighi, pour les lancer sur la hauteur qui se termine en plateau. Ces cuirassiers, assaillis par un feu des plus vifs à travers les routes étroites du camp, ne peuvent pas charger avec avantage, et sont ramenés en désordre. Le 85e de ligne de la division Gudin accueilli par la plus violente fusillade est presque arrêté dans son mouvement. Les autres régiments de Gudin se hâtent de venir à son secours. La division tout entière lutte avec Hohenzollern, qui est peu à peu repoussé, tandis que Friant et Morand gagnent du terrain sur le derrière du plateau, en poursuivant les troupes de Rosenberg l'épée dans les reins.

Napoléon fait enlever par Oudinot les hauteurs de Wagram. Pendant que le maréchal Davout accomplit ainsi sa tâche, Napoléon voyant ses feux dépasser la tour carrée, ne doute plus du succès de la journée. La bataille est gagnée! s'écrie-t-il, et il en fait porter la nouvelle au maréchal Masséna, au prince Eugène, au général Macdonald. Mais il ne se borne pas à pousser un cri de victoire, il ordonne au corps d'Oudinot de marcher sur Baumersdorf et Wagram, et d'enlever cette partie des hauteurs. Les troupes d'Oudinot s'élancent sur le village de Baumersdorf, qu'elles n'avaient pas pu emporter la veille, le traversent, et s'élèvent sur le plateau, venant se joindre à la division Gudin par leur droite. L'élan devient alors général. On refoule partout la ligne autrichienne, et en ce moment la division Gudin s'alignant sur celles de Friant et de Morand, on voit le corps entier de Davout ne plus former qu'une longue ligne oblique, qui balaye dans toute son étendue le plateau de Wagram. (Voir la carte no 48.)

La division Tharreau du corps d'Oudinot se dirige sur Wagram, charge à la baïonnette plusieurs bataillons, en prend deux, enlève le village, et y recueille de nombreux prisonniers. La division Frère, seconde d'Oudinot, passe à droite du village. La division Grandjean, autrefois Saint-Hilaire, suit ce mouvement, repousse l'infanterie autrichienne, et l'aborde vivement dès qu'elle essaye de résister. Le 10e d'infanterie légère se jette sur un bataillon qui s'était formé en carré, et le fait prisonnier. Napoléon voyant l'armée autrichienne partout en retraite et notre ligne s'étendre, s'affaiblir même en quelques points, à mesure qu'elle s'avance, envoie des secours là où ils sont nécessaires, et en particulier au général Macdonald, qui se trouve isolé de Masséna à gauche, de Bernadotte au centre. Il dirige vers lui l'infanterie bavaroise du général de Wrède et la cavalerie de la garde. Macdonald, en s'approchant de Süssenbrunn, rencontre de l'infanterie ennemie qui tient encore. Il emporte ce village, et faisant charger par sa cavalerie légère, enlève d'un seul coup quatre à cinq mille prisonniers.

La ligne autrichienne est partout forcée vers trois heures, et la bataille gagnée. Sur un front de trois à quatre lieues, à l'extrême gauche devant Masséna, au centre devant Macdonald, à droite devant Oudinot et Davout, l'armée autrichienne ne pouvant tenir nulle part, se retire en flottant sous la poursuite plus ou moins vive des Français. Il est trois heures: notre gauche a refoulé Klenau sur Jedlersdorf, Kollowrath sur Gerarsdorf; notre centre a poussé Bellegarde sur Helmhof, notre droite a rejeté Hohenzollern et Rosenberg sur Bockflüss. L'archiduc Charles craignant de perdre la route de la Moravie, et d'être entraîné loin du centre de la monarchie vers la Bohême, donne alors l'ordre de la retraite. Cent vingt mille Français poursuivent cent vingt mille Autrichiens, livrant çà et là une foule de combats de détail, et recueillant à chaque pas des prisonniers, des canons, des drapeaux.

Tardive arrivée de l'archiduc Jean sur le champ de bataille de Wagram. Telle est la célèbre bataille de Wagram, commencée à quatre heures du matin, terminée à quatre heures de l'après-midi. Napoléon avait encore en réserve le corps de Marmont, une portion de l'armée d'Italie, la vieille garde, c'est-à-dire trente mille hommes, au cas où l'archiduc Jean arriverait pour prendre part à la bataille. Ce prince approchait enfin de la plaine du Marchfeld, et venait se montrer à droite sur nos derrières, vers Siebenbrunn. Ses coureurs, rencontrant les nôtres, produisirent une sorte de panique. En un clin d'œil les vivandières, les longues files de soldats emportant les blessés, crurent qu'une seconde armée se présentait pour recommencer le combat. Ils se mirent à courir en poussant des cris de terreur. Parmi ces fuyards se trouvaient beaucoup de jeunes soldats épuisés par la chaleur du jour, et qui, selon l'usage, quittaient le terrain sous prétexte de ramasser les blessés. Le tumulte fut tel que les corps restés en réserve durent prendre les armes, et que Napoléon, qui avait mis pied à terre pour se reposer à l'ombre d'une pyramide formée avec des tambours, fut obligé de remonter à cheval. Il crut sérieusement que l'archiduc Jean débouchait, et il s'apprêtait à l'arrêter avec les forces qu'il avait gardées intactes, lorsqu'on vit le danger s'éloigner, et les têtes de colonne qui s'étaient montrées un instant disparaître à l'horizon. L'archiduc Jean, en effet, averti le 5 au matin par un ordre expédié le 4 au soir de se rendre à Wagram, était parti le 5 à midi seulement, avait couché à Marchegg, était reparti un peu tard le 6 au matin, et arrivait quand la bataille était finie. Il n'avait pas voulu trahir son frère assurément, mais il avait marché comme les caractères indécis, qui ne connaissent pas le prix du temps. Serait-il survenu plus tôt, il aurait ajouté à l'effusion du sang, sans changer les destinées de la journée, puisqu'aux douze mille hommes qu'il amenait, on pouvait opposer les dix mille hommes de Marmont, les dix mille qui restaient au prince Eugène, et au besoin la vieille garde. Il avait mal obéi à la voix d'un chef qui avait mal commandé.

Résultats de la bataille de Wagram. Les résultats de la bataille de Wagram, sans être aussi extraordinaires que ceux d'Austerlitz, d'Iéna ou de Friedland, étaient fort grands néanmoins. On avait tué ou blessé aux Autrichiens environ 24 mille hommes, parmi lesquels se trouvaient les généraux Nordmann, d'Aspre, Wukassovich, Vecsay, Rouvroy, Nostiz, Hesse-Hombourg, Vacquant, Motzen, Stutterheim, Homberg, Merville. On leur avait fait 9 mille prisonniers, lesquels avec ceux de la veille formaient un total de 12 mille[43] au moins. On avait ramassé une vingtaine de pièces de canon. On avait ainsi affaibli les Autrichiens de 36 mille soldats. Nous avions perdu en morts ou blessés de 15 à 18 mille hommes, dont sept à huit mille ne devaient pas se relever. C'était donc une mémorable bataille, la plus grande que Napoléon eût livrée par le nombre des combattants, et l'une des plus importantes par les conséquences. Ce qu'elle avait de merveilleux, ce n'était pas comme autrefois la quantité prodigieuse des prisonniers, des drapeaux et des canons conquis dans la journée: c'était l'un des plus larges fleuves de l'Europe franchi devant l'ennemi avec une précision, un ensemble, une sûreté admirables: c'étaient vingt-quatre heures de combats livrés sur une ligne de trois lieues avec ce fleuve à dos, en conjurant tout ce qu'avait de périlleux une telle situation: c'était la position par laquelle le généralissime tenait les Français en échec emportée, l'armée qui défendait la monarchie autrichienne vaincue, mise hors d'état de tenir la campagne! Ces résultats étaient immenses, puisqu'ils terminaient la guerre! Du point de vue de l'art, Napoléon avait dans le passage du Danube surpassé tout ce qu'on avait jamais exécuté en ce genre. Sur le champ de bataille il avait, avec une rare promptitude, reporté du centre à la gauche la réserve qu'il s'était habilement ménagée, et résolu la question par un de ces mouvements décisifs qui n'appartiennent qu'aux grands capitaines: et, s'il s'était privé d'un important résultat en arrêtant trop tôt les Autrichiens prêts à s'engager entre lui et le Danube, il l'avait fait par l'inspiration d'une prudence profonde, et digne d'être admirée. Si dans ces prodigieux événements on peut reprendre quelque chose, ce sont les conséquences dérivant déjà de la politique de Napoléon, telles que l'extrême jeunesse des troupes, l'étendue démesurée des opérations, les méprises naissant de la réunion de nations de toute origine, enfin un commencement de confusion, imputable non à l'esprit de celui qui commandait, mais à la diversité et à la quantité des éléments dont il était obligé de se servir, pour suffire à l'immensité de sa tâche. Son génie était toujours extraordinaire, d'autant plus extraordinaire qu'il luttait contre la nature des choses; mais on pouvait voir déjà que si cette lutte se prolongeait, ce n'était pas la nature des choses qui serait vaincue.

Quant à l'adversaire, il avait été brave, dévoué à sa cause, ingénieux mais indécis. Sans recourir pour le juger à tous les plans, plus ou moins spécieux, qu'on lui a reproché de n'avoir pas suivis, tels que d'assaillir l'île de Lobau après Essling, de passer le Danube au-dessus ou au-dessous de Vienne, il est incontestable qu'il y avait à faire certaines choses, simples, d'un effet immanquable, et qu'il ne fit pas, heureusement pour nous, comme de multiplier les obstacles au passage du fleuve sur tout le pourtour de l'île de Lobau, comme de retrancher le camp qui devait servir de champ de bataille, ce qui lui aurait permis, après avoir tenu tête aux Français, de les prendre en flanc et de les acculer au fleuve qu'ils avaient franchi, comme de donner ses ordres avec assez de précision pour que l'action de la gauche ne devançât pas celle de la droite, comme de réunir enfin pour cette journée décisive toutes les forces disponibles de la monarchie, dont quarante mille hommes au moins demeurèrent inutiles en Hongrie, en Bohême et en Gallicie. Ce sont ordinairement des choses simples, dictées par le bon sens, et imprudemment omises, qui décident des plus importantes opérations, surtout à la guerre. On serait fondé à dire aussi que le prince autrichien donna un peu trop tôt l'ordre de la retraite, car il pouvait tenir tête encore à l'armée française, et il se serait assuré en persistant l'apparition en temps opportun de l'archiduc Jean sur le champ de bataille. Il faut reconnaître qu'une plus longue obstination pouvait rendre la défaite si complète, qu'il ne serait plus rien resté d'une armée à la conservation de laquelle était attaché le salut de la monarchie. En s'obstinant on se ménageait, il est vrai, plus de chances de victoire, mais beaucoup plus de chances aussi de périr sans ressources. Quoi qu'il en soit de ces divers jugements, qui, depuis un demi-siècle, ont été portés par tous les historiens sur ces mémorables opérations, il n'en reste pas moins vrai qu'il y a gloire même à se tromper quand on se bat si héroïquement pour son pays, et qu'on prend part à de si grandes choses. La guerre d'ailleurs touchait à son terme, car ce n'était pas avec les douze mille hommes de l'archiduc Jean et les quatre-vingt mille qui restaient à l'archiduc Charles, qu'il était possible de sauver la monarchie. Si, en effet, ce dernier n'en avait perdu que trente et quelques mille, tués ou prisonniers, il en avait vu disparaître des rangs de la landwehr un nombre au moins égal, qui couraient la campagne pour rejoindre leurs foyers. Ce qui restait à faire après la bataille de Wagram. Se retirer dans l'une des provinces de la monarchie qu'on aurait bien choisie, s'y refaire le mieux possible, et par la menace d'une guerre infiniment prolongée améliorer les conditions de la paix, était la seule espérance qu'on pût conserver encore.

Napoléon appréciait ainsi le résultat de la bataille de Wagram, et tout en regardant la fin des hostilités comme prochaine, il voulait que cette fin fût telle que la paix dépendît absolument de lui. Si au lieu d'envoyer en Espagne, pour y périr inutilement contre les obstacles naturels, la vieille armée de Boulogne, il l'eût gardée entre le Rhin et le Danube, pour en accabler l'Autriche, il aurait pu effacer cette puissance de la carte de l'Europe, pendant la durée de son règne, bien entendu. Mais obligé de lutter avec des forces réunies à la hâte contre les immenses armements de l'Autriche, il avait fait miracle de la soumettre en trois mois; et s'il parvenait à lui imposer la paix, et à la punir de cette quatrième guerre par de nouveaux sacrifices de territoire, de population et d'argent, c'était assez pour sa gloire personnelle et pour le maintien de sa grandeur. Aussi avait-il déjà renoncé à l'idée de détrôner la maison de Habsbourg, idée qu'il avait conçue dans le premier mouvement de sa colère, et après les prodigieux triomphes de Ratisbonne. Punir cette maison en l'abaissant encore, et faire tomber du même coup les résistances qui avaient menacé d'éclater en Europe, était désormais le prix unique, mais assez grand, assez éclatant, de cette dernière campagne, laquelle ne devait pas paraître moins extraordinaire que toutes les autres, surtout en comparant les moyens aux résultats obtenus.

Napoléon ne songea donc à poursuivre les Autrichiens que pour les amener à se soumettre définitivement. Mais il ne lui était plus possible d'agir comme il le faisait autrefois, c'est-à-dire, après avoir combattu une journée entière, de se remettre à marcher immédiatement, de manière à tirer toutes les conséquences de la victoire. Son armée était trop nombreuse, il avait trop de points à surveiller, il avait trop de cadres nouveaux, et dans les cadres vieux trop de jeunes soldats, pour pouvoir repartir le soir même, ou le lendemain matin, sans s'inquiéter de ce qu'il laissait derrière lui. Il y avait en effet des régiments dans lesquels une foule de soldats étaient, ou livrés à la maraude, ou occupés à transporter des blessés. Tel régiment de 2,500 hommes avait 500 hommes hors de combat, 1,000 détachés, et se trouvait ainsi réduit à mille présents sous les armes. La chaleur était excessive, les vins abondaient dans les villages, le soldat jouissait de la victoire avec un certain désordre, et il fallait l'immense ascendant de Napoléon pour maintenir la soumission, la présence au drapeau, l'attachement au devoir. Déjà tout était devenu plus difficile à cette époque, et Napoléon le savait sans le dire.

Translation du quartier général à Wolkersdorf. Le lendemain, 7 juillet, il se rendit de sa personne à la résidence de Wolkersdorf, de laquelle l'empereur François avait assisté à la bataille de Wagram, et il y établit son quartier général. Il accorda cette journée à chaque corps pour porter les blessés aux ambulances de l'île de Lobau, rallier les soldats détachés ou égarés, refaire les vivres, remplacer les munitions, se mettre, enfin, en mesure d'exécuter une marche longue et rapide. En attendant, il achemina les corps demeurés intacts sur la route où il était vraisemblable qu'on trouverait l'ennemi. La route de la Moravie était celle où il paraissait raisonnable de le chercher; car la Moravie étant placée entre la Bohême et la Hongrie, permettant de rester en communication avec l'une et avec l'autre de ces grandes provinces, d'en tirer les ressources qu'elles pouvaient contenir, d'adopter l'une ou l'autre pour une résistance prolongée, semblait devoir s'offrir au généralissime vaincu comme le lieu de retraite le mieux choisi. Napoléon dirige la poursuite sur deux routes, celles de Moravie et de Bohême. Napoléon dirigea d'abord la cavalerie du général Montbrun sur la route de Nikolsbourg (voir la carte no 32), et la fit suivre dès le 7 au soir par le beau corps de Marmont, qui, n'ayant pas combattu dans la journée du 6, était en état de marcher immédiatement. Il lui adjoignit les Bavarois du général de Wrède, dont l'artillerie seule avait été engagée, et en leur assignant à tous la route de Moravie, il leur laissa la faculté de se jeter à droite ou à gauche, sur la Hongrie ou sur la Bohême, suivant que les reconnaissances du général Montbrun révéleraient l'une ou l'autre direction dans la retraite de l'ennemi. Il enjoignit à Masséna de rallier ses troupes le plus tôt possible, et avec celles de ses divisions qui avaient le moins souffert, notamment celles de Legrand et de Molitor, de longer le Danube, pour observer la route de Bohême par Korneubourg, Stockerau et Znaïm. Il lui laissa la cavalerie Lasalle, qui après la mort de celui-ci avait été commandée par Marulaz, et ce dernier ayant été blessé, par le général Bruyère. Il y ajouta les cuirassiers Saint-Sulpice.

Le lendemain 8, Napoléon, n'étant encore que très-imparfaitement renseigné sur la marche des Autrichiens, que la cavalerie légère signalait à la fois sur les routes de Moravie et de Bohême, et jugeant toujours celle de Moravie comme la plus naturellement indiquée, envoya le maréchal Davout, dont le corps d'armée était tout à fait remis de la journée du 6, vers Nikolsbourg, à la suite du général Marmont. Il lui avait laissé les dragons de Grouchy et les cuirassiers du général Arrighi. Ces troupes avec celles du général Marmont présentaient un total d'au moins 45 mille hommes, capables de tenir tête à toute l'armée de l'archiduc Charles. Napoléon dirigea en même temps les Saxons sur la March, pour surveiller l'archiduc Jean et le contraindre à se tenir au delà de cette ligne. Il laissa le prince Eugène avec une portion de son armée sous Vienne, soit pour contenir la capitale si elle remuait, soit pour arrêter l'archiduc Jean, si abandonnant la rive gauche du Danube que nous venions de conquérir, il faisait sur la rive droite dégarnie une tentative, à laquelle les généraux Chasteler et Giulay auraient pu prêter la main. Le général Vandamme fut de plus amené à Vienne avec les Wurtembergeois. Napoléon achemina le général Macdonald à la suite de Masséna, et resta de sa personne encore vingt-quatre heures à Wolkersdorf, avec la garde tout entière, avec les cuirassiers de Nansouty, avec les jeunes troupes d'Oudinot, pour savoir, entre les deux routes de Moravie et de Bohême, quelle serait celle où on aurait la certitude de trouver l'ennemi.

Précautions prises par Napoléon pour la conservation de Vienne, pendant qu'il va poursuivre les Autrichiens. Bien qu'il ne crût pas à la possibilité d'une résistance prolongée de la part des Autrichiens, néanmoins, ne voulant rien livrer au hasard pendant qu'il allait s'éloigner de Vienne, Napoléon ne se borna pas à consacrer une partie de ses forces à la garde de cette capitale, il prit les mesures nécessaires pour la mettre en état de défense. Il ordonna d'y transporter les cent neuf bouches à feu de gros calibre qui avaient protégé le passage de l'armée, de les répartir sur les murs de la ville, de fermer tous les bastions à la gorge, afin que la garnison fût doublement garantie contre le dedans et contre le dehors, d'y réunir des vivres et des munitions pour dix mille hommes et pour trois mois, d'y faire remonter les nombreux bateaux qui avaient servi aux diverses opérations de l'île de Lobau, de reconstruire le pont du Thabor, de l'établir sur des bateaux en attendant qu'il le fût sur pilotis, de le couvrir en outre sur les deux rives de deux vastes têtes de pont. L'île de Lobau pouvait désormais se suffire avec les ponts en pilotis jetés sur le grand et sur le petit bras, puisqu'elle n'était plus qu'un lieu de dépôt, dans lequel on avait entassé les prisonniers et les blessés. Avec une communication assurée devant Vienne, et une autre à la hauteur de l'île de Lobau, Napoléon avait des moyens de passage suffisants pour toutes les éventualités de guerre imaginables. Il ordonna en même temps de compléter l'armement de Raab, d'achever les travaux de Mölk, de Lintz, de Passau, toujours destinés à assurer sa ligne d'opération. Contribution de 200 millions frappée sur l'Autriche après la bataille de Wagram. Enfin, toutes ces précautions prises pour le cas d'une lutte prolongée, il résolut de tirer de la victoire de Wagram l'une de ses conséquences les plus essentielles, celle qui devait lui procurer immédiatement des ressources financières, et il frappa sur les provinces de la monarchie qu'il occupait une contribution de guerre de deux cents millions, laquelle étant une fois décrétée ne pourrait plus être mise en question dans une négociation ultérieure de paix, si, comme il le croyait, une négociation de ce genre venait bientôt à s'ouvrir. Il employa ainsi à Wolkersdorf les journées du 7, du 8, et une partie de celle du 9, attendant le résultat des reconnaissances envoyées dans toutes les directions.

Retraite de l'archiduc Charles en Bohême. L'archiduc Charles avait, on ne sait pourquoi, adopté la Bohême pour lieu de retraite. Soit que, par la direction qu'avait prise la bataille de Wagram, il craignît de ne pouvoir gagner à temps la route de Moravie, soit qu'il voulût conserver l'importante province de Bohême à la monarchie, et demeurer en rapport avec le centre de l'Allemagne, qu'on avait toujours la prétention d'insurger, il s'était retiré sur la route de Znaïm, qui mène à Prague par Iglau. (Voir les cartes nos 28 et 32.) C'était de sa part une étrange résolution, car, sauf la satisfaction de se séparer de son frère l'archiduc Jean, en lui laissant le soin de soulever la Hongrie, tandis qu'il irait lui-même mettre en valeur toutes les ressources de la Bohême, on ne voit pas trop quels avantages il espérait en recueillir. En se portant en Bohême, il s'enfermait dans une sorte de champ clos, que son adversaire pourrait traverser tout entier en quelques marches et sans s'éloigner beaucoup du Danube, ce qui faisait tout dépendre d'une prochaine et dernière rencontre, dont l'issue n'était pas douteuse. Au contraire, en s'enfonçant en Hongrie, il aurait rallié tout ce qui restait de forces à la maison d'Autriche, attiré son adversaire dans les profondeurs de la monarchie, où l'armée autrichienne devait toujours aller en augmentant et l'armée française en diminuant, où il aurait retrouvé peut-être l'occasion d'une nouvelle bataille moins malheureuse que celle de Wagram, et créé enfin à Napoléon la seule difficulté avec laquelle on pût le battre, la seule avec laquelle on l'ait battu depuis, celle des distances. L'inconvénient de perdre les ressources de la Bohême n'était pas bien considérable, car d'une part cette province n'avait presque plus rien à fournir, et de l'autre Napoléon n'avait pas de forces à consacrer à son occupation. On ne peut donc s'expliquer un tel choix que par ce trouble de la défaite, qui presque toujours amène les résolutions les plus fâcheuses, et fait souvent qu'un malheur en entraîne bientôt de plus grands et de plus irréparables.

Distribution des forces autrichiennes dans leur retraite. Au surplus, quoi qu'on puisse penser de ses motifs, l'archiduc Charles avait pris la route de Prague par Znaïm. Sur cette route, qu'il avait gagnée par Korneubourg et Stockerau, il marcha avec les corps de Bellegarde, de Kollowrath et de Klenau, avec la réserve de grenadiers et celle de cavalerie, le tout ne formant pas plus de 60 mille hommes. Le corps du prince de Reuss, qui avait perdu la journée du 6 à observer le débouché de Vienne, n'ayant pas souffert dans la bataille, était chargé de l'arrière-garde. Sur la route de Moravie, par Wilfersdorf et Nikolsbourg, l'archiduc Charles laissa se retirer les corps de Rosenberg et de Hohenzollern, pour flanquer l'armée principale, ce qui permet de supposer qu'il y eut en cette circonstance quelque chose de pis qu'une mauvaise résolution, c'est-à-dire absence même de résolution, et que chaque corps prit le chemin sur lequel le jeta la bataille qu'on venait de perdre. La gauche, en effet, composée de Hohenzollern et de Rosenberg, avait été poussée sur la route de Moravie; le centre et la droite, composés de Bellegarde, des réserves d'infanterie et de cavalerie, de Kollowrath, de Reuss et de Klenau (3e, 5e et 6e corps), avaient été poussés sur celle de Bohême. C'est ainsi que souvent il n'y a pas eu de motifs, là même où l'histoire s'épuise à en chercher, et qu'au lieu de faux calcul, il y a tout simplement défaut de calcul.

Pourtant cette double marche, qui plaçait loin de l'archiduc Charles peut-être 20 ou 25 mille hommes de ses forces les meilleures, eut un avantage momentané: elle laissa Napoléon dans une incertitude complète sur la route que l'ennemi suivait, et elle l'exposa à se tromper dans la direction à donner à ses colonnes. Ainsi, sur la route de Moravie, par Wolkersdorf et Nikolsbourg, il avait envoyé Montbrun, Marmont, de Wrède[44], Davout, c'est-à-dire 45 mille hommes contre 25 mille, et sur la route de Znaïm, Masséna, Macdonald, Marulaz, Saint-Sulpice, c'est-à-dire 28 mille hommes contre 60 mille. Il est vrai que placé entre deux avec la garde, Nansouty et Oudinot, il pouvait apporter en quelques heures le secours de 30 mille combattants à celui de ses lieutenants qui en aurait besoin.

Masséna d'un côté, Marmont de l'autre suivirent chacun l'itinéraire qui leur avait été tracé. Le 8 juillet, Marmont talonna l'arrière-garde de Rosenberg, ramassant partout des traînards, des blessés, principalement des hommes de la landwehr, qui abandonnaient les rangs de l'armée. Le général Marmont, à la suite du prince de Rosenberg, quitte la route de Nikolsbourg pour celle de Znaïm. Arrivé le 9 à Wilfersdorf, il apprit par les reconnaissances de Montbrun, toujours exécutées avec autant d'intelligence que d'audace, que le prince de Rosenberg avait fait un à gauche, et qu'il abandonnait la route de Moravie pour celle de Bohême. En effet les deux lieutenants de l'archiduc Charles, pour rejoindre le gros de l'armée autrichienne, se reportaient de la route de Moravie sur celle de Bohême, obéissant en cela à une volonté dont bientôt on va voir les étranges incertitudes. Le général Marmont, que Napoléon avait laissé libre de suivre la route sur laquelle il croirait trouver l'ennemi, adopta le vrai parti qui convenait aux circonstances. Se détournant de la Moravie, à l'imitation du corps qu'il poursuivait, il prit, par Mistelbach et Laa, la direction de Znaïm. Seulement ayant à faire part au maréchal Davout de sa nouvelle marche, il n'osa pas l'attirer à lui, ne sachant pas si le détachement dont il suivait les traces était le gros de l'ennemi. Il l'informa de son détour à gauche, sans rien faire pour l'empêcher de continuer sur Nikolsbourg et sur la Moravie.

Le 9, à moitié chemin de Laa, il rencontra 1,200 chevaux et deux bataillons de Rosenberg, les culbuta, et leur enleva quelques centaines de prisonniers. Il arriva le 9 au soir à Laa, sur la Taya, rivière qui passe successivement à Znaïm, à Laa, et vient, en traversant le milieu de la Moravie, se jeter dans la Morava. La chaleur était étouffante dans cette province, abritée au nord par les montagnes de la Bohême, de la Haute-Silésie et de la Hongrie. Les caves du pays étaient richement fournies, et malgré le soin avec lequel les troupes du général Marmont étaient tenues, elles se débandèrent, entraînées par la fatigue, la chaleur, le goût du vin, et aussi par la confiance excessive que leur inspirait la victoire. Le général Marmont parvenu à Laa n'avait pas le quart de son effectif dans les rangs. Il assembla les officiers, leur exposa le danger de compromettre par une négligence coupable le résultat d'une grande campagne, fit exécuter deux soldats pour l'exemple, et à la pointe du jour il put rallier son monde afin de marcher sur Znaïm. Prêt à partir, un nouveau détour de l'ennemi faillit le rejeter dans de fâcheuses incertitudes. Le corps de Rosenberg, qui avait pris à gauche pour gagner la route de Znaïm, prenait maintenant à droite pour regagner celle de Brünn. Le généralissime autrichien continuant d'attirer à lui le corps de Hohenzollern, renvoyait au contraire celui de Rosenberg sur la Moravie, on ne sait en vérité pourquoi, car ce corps n'était guère de force à défendre cette province si les Français mettaient du prix à l'occuper. C'était une preuve de plus que les deux corps de Hohenzollern et de Rosenberg avaient été laissés sans réflexion sur la route de Moravie, et qu'ils étaient, sans réflexion encore, portés tantôt sur la route de Znaïm, tantôt sur celle de Brünn. Du reste il y avait dans ces divagations des corps autrichiens de quoi troubler l'esprit du général français qui était en tête de la poursuite. Néanmoins le général Marmont, avec une remarquable sagacité militaire, persistait dans sa marche sur Znaïm, laissant Rosenberg faire un nouveau détour à droite, et continuant lui dans la direction où il croyait trouver l'ennemi, et où il le trouva en effet.

Arrivée du général Marmont à Znaïm. Vers le milieu du même jour, le général Marmont, parvenu à une position où il avait à sa gauche la Taya, et sur son front un ravin profond qui allait aboutir à la Taya, aperçut au delà de ce ravin le bassin dans lequel s'élevait en amphithéâtre la ville de Znaïm. En ce moment les Autrichiens se pressaient sur le pont de la Taya, et traversaient en toute hâte la ville elle-même de Znaïm, pour gagner à temps la route de Bohême. Loin d'être en mesure de se placer en travers de cette route afin de la barrer, le général Marmont ayant 10 mille hommes à opposer à 60 mille, courait au contraire de grands dangers. Mais il était séparé du bassin de Znaïm par le ravin sur lequel il venait d'arriver, et dont les Autrichiens occupaient les bords. Il les leur enleva par une attaque vigoureuse du 8e et du 23e de ligne, s'empara en outre du village de Teswitz situé au-dessous, et d'où il avait la possibilité de canonner le pont de la Taya. Position prise par le général Marmont vis-à-vis de Znaïm. Il s'empara vers sa droite de deux fermes propres à lui servir d'appui, et plus à droite encore d'un bois qu'il remplit de ses tirailleurs. Ayant ainsi son front couvert par le ravin dont il était maître, sa gauche par la Taya, et sa droite par des fermes et un bois fortement occupés, il pouvait gêner avec son canon le passage des Autrichiens sur le pont de la Taya, sans être trop exposé à leurs représailles. Il se mit donc à canonner ce pont, faisant partir aides de camp sur aides de camp pour informer Napoléon de la position singulière où il se trouvait.

Cette canonnade incommode et périlleuse inquiétant les Autrichiens, ils firent une tentative pour s'en débarrasser, en attaquant sérieusement le village de Teswitz. À la vue des préparatifs de cette attaque, le général Marmont y envoya des troupes bavaroises pour la déjouer. Les assaillants redoublant d'efforts, il fallut soutenir les premières troupes par la division de Wrède tout entière, et l'attaque n'ayant pas cessé, par l'envoi sur ce même point du 81e de ligne. Il suffit de ce régiment français pour mettre un terme aux entreprises de l'ennemi, et tenir les Autrichiens à grande distance. La journée s'acheva sans autre événement. Vers la chute du jour une canonnade, entendue dans le lointain à gauche, annonça la marche de Masséna sur la route de Bohême, à la suite de la principale armée autrichienne. Napoléon averti ne pouvait manquer non plus d'arriver par la droite. Le général Marmont passa donc la nuit tranquillement, avec la confiance d'un homme qui n'avait rien négligé pour garantir sa position, et qui participait du reste à la témérité que la victoire inspirait alors à tout le monde. Un fait d'ailleurs était de nature à le rassurer. Un Français resté au service d'Autriche, M. de Fresnel, venait de se présenter de la part du général comte de Bellegarde, pour demander un armistice. Le général Marmont n'ayant pas de pouvoirs pour conclure un tel acte, et espérant de plus qu'on pourrait encore envelopper le lendemain l'armée autrichienne, dépêcha cet envoyé au quartier général de l'Empereur, sans prendre sur lui de suspendre les hostilités.

Arrivée de Masséna le 11 au matin au pont de la Taya devant Znaïm. Dans le moment, les Français arrivaient par la gauche et par la droite, par la route de Bohême et par la route de Moravie, sur la trace des Autrichiens. Masséna, parti le 8 de Stockerau avec les divisions d'infanterie Legrand, Carra Saint-Cyr, Molitor, avec une division de grosse cavalerie, avait talonné sans cesse l'arrière-garde du prince de Reuss, et lui avait enlevé de nombreux prisonniers. Il avait joint cette arrière-garde le 9 au pied des hauteurs de Mallebern, et le 10 à Hollabrünn, où il combattait, tandis que le général Marmont était occupé à s'établir devant Znaïm. L'archiduc Charles instruit de la présence d'un corps français à Laa, avait envoyé les grenadiers et la réserve de cavalerie pour s'emparer du pont de la Taya, les avait suivis lui-même avec les corps de Bellegarde, de Kollowrath et de Klenau, abandonnant au prince de Reuss le soin de disputer Hollabrünn le plus longtemps qu'il pourrait. C'était donc lui qui avec les corps que nous venons de désigner, traversait, sous les yeux du général Marmont, le pont de la Taya devant Znaïm, appelé pont de Schallersdorf. Tandis que les choses se passaient de la sorte à gauche, Napoléon à droite, prévenu le 9 de la marche de Marmont vers Znaïm, s'était mis en mouvement par Wilfersdorf avec la garde, le corps d'Oudinot, et les cuirassiers de Nansouty. Il s'était rendu le 10 de Wilfersdorf à Laa, espérant amener la garde à Znaïm dans la journée du 11. Devançant ses troupes de sa personne, il s'était mis immédiatement en route pour arriver le 11, au milieu du jour, au quartier général de Marmont.

Le 11 au matin, en effet, les Autrichiens continuèrent à défiler sous les yeux du général Marmont, qui, du village de Teswitz, les canonnait au passage de la rivière, et Masséna, suivant en queue le prince de Reuss, les culbuta au milieu du jour sur la Taya, après un engagement vigoureux. Attaque vigoureuse exécutée par Masséna sur le pont de la Taya. Parvenu jusqu'au pont de Schallersdorf, qui était barricadé, Masséna le fit attaquer par la vaillante division Legrand. Le chef de cette division, conduisant ses soldats au feu avec sa valeur accoutumée, et abordant l'obstacle de front pendant que l'artillerie de Masséna le prenait en enfilade, réussit à s'approcher du pont, en escalada les barricades, et s'en rendit maître. Après cet acte d'audace, le général Legrand porta sa division dans la petite plaine qui formait le bassin de la Taya, en présence des troupes du prince de Reuss et des grenadiers autrichiens adossés à la ville de Znaïm. Le général Marmont, du sommet des hauteurs situées à droite, de l'autre côté de la Taya, assistait à ce spectacle, impatient de seconder utilement le maréchal Masséna.

Combat de Znaïm. Ce dernier ne voulant pas s'en tenir à un premier acte de hardiesse, résolut d'attaquer les Autrichiens, de les culbuter sur Znaïm, d'y entrer à leur suite, et de les jeter au delà, dans l'espoir que les troupes de Marmont leur barreraient la route de Bohême. Mais il n'avait auprès de lui que la division Legrand, et devait être rejoint par la division Carra Saint-Cyr, celle qui avait été si imprudemment héroïque à Aderklaa. Il n'en aborda pas moins les troupes du prince de Reuss et les grenadiers avec la seule division Legrand, se faisant seconder par son artillerie restée en deçà de la Taya. Le pont franchi, il s'engagea dans le village allongé de Schallersdorf, l'enleva, s'empara à gauche d'un gros couvent appelé Kloster-Bruck, et dans la plaine à droite lança ses cuirassiers, qui exécutèrent plusieurs charges vigoureuses sur les Autrichiens. Masséna luttait en cet endroit avec 7 ou 8 mille hommes contre plus de 30 mille, sans compter 30 mille autres rangés par delà Znaïm, dans les plaines que traversait la route de Bohême. Un épouvantable orage étant survenu, le combat fut presque suspendu par l'impossibilité de faire feu. Les grenadiers autrichiens, profitant de cette circonstance, s'avancèrent silencieusement à travers le village de Schallersdorf, surprirent nos soldats qui ne pouvaient se servir de leurs fusils, et pour un moment se rendirent maîtres du pont. Masséna voulut jeter sur eux les cuirassiers, mais le terrain devenu glissant ne pouvait les porter. Un grave accident était à craindre, quand par bonheur arriva la division Carra Saint-Cyr. Celle-ci, lancée sur le pont, le reprit, traversa dans sa longueur la colonne des grenadiers, en fit 800 prisonniers, et déboucha victorieuse dans la plaine de Znaïm. En ce moment, le général Marmont, ne voulant pas laisser le maréchal Masséna lutter tout seul, avait débouché de Teswitz, et, de moitié avec lui, poussait les Autrichiens sur Znaïm. On les avait acculés, on leur avait enlevé une masse considérable d'hommes, tué ou blessé beaucoup de monde, et on allait, en forçant Znaïm, les contraindre à une retraite désordonnée. Mais la garde n'étant pas encore arrivée, il n'y avait aucun espoir de les envelopper. Il est vrai que trois mille chevaux de cette garde avaient déjà paru, et que, joints à la cavalerie de Montbrun, aux cuirassiers Saint-Sulpice, ils pouvaient rendre la retraite des Autrichiens singulièrement meurtrière.

Arrivée de Napoléon à Znaïm, et entrevue avec le prince Jean de Liechtenstein. Mais Napoléon, survenu au milieu de ces entrefaites, avait rencontré l'envoyé du général Bellegarde, et reçu le prince Jean de Liechtenstein lui-même, qui venait demander une suspension d'armes, et promettre au nom de l'honneur militaire l'ouverture d'une négociation pour la conclusion immédiate de la paix. Napoléon, avec le major général Berthier, M. Maret, duc de Bassano, et le grand maréchal Duroc, conféra un instant sur le parti à prendre. Délibération sur la demande d'armistice faite par les Autrichiens. Il pouvait, en occupant les Autrichiens quelques heures de plus par un combat opiniâtre, gagner peut-être assez de temps pour les tourner, et tout au moins lancer à leur suite dix mille chevaux, qui les auraient jetés dans un désordre épouvantable. Mais sans recourir à ce moyen il avait la certitude d'obtenir les conditions de paix les plus avantageuses, et son orgueil étant satisfait de voir le plus brillant, le plus noble officier de l'armée autrichienne, venir implorer humblement la fin de la guerre, il inclinait à s'arrêter dans sa marche victorieuse. Il y eut plusieurs avis sur ce sujet. Les uns disaient qu'il fallait en finir avec la maison d'Autriche, et briser sur sa tête le nœud de toutes les coalitions, pour qu'on ne les vît pas renaître quand on retournerait en Espagne pour y terminer la guerre. Les autres alléguaient le danger de prolonger une lutte entreprise avec des moyens improvisés, finie en trois mois par un miracle de génie, mais qui, en durant, pourrait provoquer le soulèvement de l'Allemagne, entraîner même les Russes peu disposés à laisser détruire la maison d'Autriche, et embraser ainsi le continent tout entier. Napoléon, sentant confusément qu'il avait déjà fort abusé de la fortune, espérant que cette nouvelle leçon empêcherait désormais l'Autriche de le troubler dans sa lutte avec l'Espagne et l'Angleterre, voyant après l'Autriche vaincue l'Espagne facile à soumettre, et la paix générale couronnant ses immenses travaux, tandis que si au contraire il poussait les hostilités à outrance, jusqu'à la destruction par exemple de la maison d'Autriche, il amènerait probablement les Russes à se mêler de la querelle, et s'attirerait une guerre universelle, qui pourrait devenir le terme de sa grandeur, Napoléon, tout à la fois satisfait et fatigué, s'écria, après avoir entendu ceux que pour la première fois il admettait à donner un avis devant lui: Il y a assez de sang répandu!... faisons la paix!—

Soin confié à M. de Wimpffen et au major général Berthier de stipuler les conditions de l'armistice demandé. Il exigea du prince Jean de Liechtenstein la promesse que des plénipotentiaires seraient envoyés sur-le-champ pour négocier, et laissa Berthier pour la France, M. de Wimpffen pour l'Autriche, stipuler sur le terrain du combat les conditions d'un armistice.

Tandis que les chefs d'état-major des deux armées discutaient ces conditions, on dépêcha le colonel Marbot et le général d'Aspre aux avant-postes, pour faire cesser les hostilités. Ils arrivèrent entre Schallersdorf et Znaïm au moment où les troupes de Masséna étaient aux prises avec les grenadiers autrichiens. L'acharnement était tel que les cris mille fois répétés de Paix! Paix! Ne tirez plus! ne suffirent point pour séparer les combattants. Le colonel Marbot et le général d'Aspre furent même légèrement blessés dans leurs efforts pour arrêter le combat. Ils y parvinrent enfin, et un profond silence, interrompu seulement par la joie des vainqueurs, succéda à une affreuse canonnade. Cette journée nous coûta, tant au corps du général Marmont qu'à celui du maréchal Masséna, environ 2 mille morts et blessés; mais elle en coûta plus de 3 mille aux Autrichiens, avec 5 à 6 mille prisonniers. C'était une dernière victoire qui couronnait dignement cette grande et belle campagne.

Résumé de la campagne de 1809 en Autriche. Entré en action à la fin d'avril avec des troupes formées à peine et encore éparses, contre l'archiduc Charles qui marchait avec une armée organisée de longue main et déjà réunie, Napoléon avait réussi en quelques jours à compléter la sienne, à la rallier, à la concentrer devant l'ennemi, à couper en deux celle de l'archiduc Charles, et à la jeter partie en Bohême, partie en Basse-Autriche. Tel avait été le premier acte de la campagne, terminé, comme on s'en souvient, devant Ratisbonne. Poursuivant ensuite jusqu'à Vienne les Autrichiens dispersés sur les deux rives du Danube, Napoléon avait marché si vite, et si sûrement, qu'il n'avait jamais permis leur ralliement avant Vienne, et était entré dans cette capitale un mois après l'ouverture de la campagne, réparant ainsi les revers de l'armée d'Italie, et arrêtant à leur origine tous les projets d'insurger le continent contre la France. Voulant franchir le Danube pour terminer la guerre par une bataille décisive, et ayant été interrompu dans son opération par une crue subite du fleuve, il avait, dans les deux journées d'Essling, soutenu par des prodiges d'énergie l'entreprise si dangereuse de combattre avec un fleuve à dos, grâce à la pensée admirable de choisir l'île de Lobau comme terrain de passage. Repassé sur la rive droite, il avait imaginé de magnifiques travaux pour annuler presque entièrement l'obstacle qui le séparait des Autrichiens, amené à lui les armées d'Italie et de Dalmatie, concentré ainsi toutes ses forces pour une lutte décisive, et alors, opérant en quelques heures le miracle de traverser en présence de l'ennemi un large fleuve avec 150 mille hommes et 500 bouches à feu, il venait, dans l'une des plus grandes batailles des siècles, de terminer cette quatrième guerre d'Autriche, guerre non moins mémorable que toutes celles qu'il avait dirigées, et dans laquelle le génie surmontant ses propres fautes avait suppléé par des merveilles d'industrie et de persévérance à toutes les ressources qu'une politique insensée faisait défaillir autour de lui: guerre pendant laquelle les avertissements de la fortune s'étaient renouvelés encore une fois, comme pour prémunir le grand capitaine contre les erreurs du politique imprudent et follement ambitieux!

Soin de Napoléon pour assurer sa position militaire dans le cas d'une reprise des hostilités. Napoléon, dans la stipulation des termes de l'armistice, veilla surtout à bien assurer sa position militaire pour le cas d'une reprise d'hostilités, si cette reprise devait résulter de l'impossibilité de s'entendre sur les conditions de la paix. Il exigea d'abord qu'on lui laissât occuper d'une manière permanente toutes les provinces qu'il avait seulement traversées avec ses troupes: c'étaient la Haute et la Basse-Autriche, la moitié de la Moravie consistant dans les districts de Znaïm et de Brünn, la partie de la Hongrie qui s'étend de la Raab à Vienne, la Styrie, la Carinthie, une portion de la Carniole nécessaire pour communiquer avec la Dalmatie et l'Italie. De la sorte la ligne de séparation entre les armées belligérantes devait passer par Lintz, Krems, Znaïm, Brünn, Göding, Presbourg, Raab, Grätz, Laybach et Trieste. (Voir la carte no 28.) En outre, comme appui de cette ligne, la citadelle de Brünn, la ville de Presbourg, les places de Raab, de Grätz et de Laybach, durent lui être ou laissées, ou livrées immédiatement. Napoléon occupait ainsi plus d'un tiers de l'empire d'Autriche. Établi au centre de cet empire, appuyé sur la capitale et les principales places, il pouvait, dans le cas d'hostilités prolongées, partir de Vienne, comme base d'opération, et pousser ses conquêtes jusqu'au fond des provinces les plus reculées. Il accorda un mois pour la durée de l'armistice, et stipula l'obligation, en cas de rupture, de se prévenir quinze jours d'avance. Un mois suffisait, pour les négociations si véritablement on voulait s'entendre, et pour l'arrivée des renforts mandés de France si on ne le voulait pas. Quelque dures que fussent les conditions de cet armistice, les troupes de l'archiduc étaient dans une situation trop fâcheuse pour qu'on ne préférât pas tout à la continuation des hostilités. L'avis unanime dans l'état-major autrichien fut de céder, et on céda. M. de Wimpffen, au nom du généralissime, le major général Berthier, au nom de Napoléon, donnèrent leur signature. La grande armée autrichienne avait bravement combattu, et, malgré ses malheurs, elle pouvait se dire qu'elle avait plutôt relevé que laissé déchoir la puissance autrichienne, bien qu'il fallût s'attendre à de cruels sacrifices, si on voulait obtenir la paix d'un vainqueur justement enorgueilli de ses avantages.

Signature de l'armistice de Znaïm le 12 juillet. L'armistice fut signé à Znaïm le 11 à minuit, et dut porter la date du 12 juillet. Napoléon, après avoir reçu les compliments de l'archiduc Charles et lui avoir fait porter les siens, après s'être fait promettre par le vaillant prince Jean de Liechtenstein qu'on imposerait silence en Autriche au parti de la guerre, et qu'on enverrait promptement des négociateurs à Vienne, partit pour Schœnbrunn, afin d'employer toutes ses ressources soit pour avoir la paix soit pour terminer la guerre par un dernier effort, court et décisif. Retour de Napoléon à Schœnbrunn, et ses efforts pour renforcer ses armées pendant l'armistice. On pouvait dans le courant du mois d'août, avoir ou fini de négocier, ou réuni tous les moyens de recommencer en septembre une dernière campagne, qui mettrait fin à l'existence de la maison d'Autriche. Napoléon ordonna donc de nouveaux préparatifs, comme s'il n'avait rien fait encore, et comme s'il avait eu, non pas des victoires à exploiter diplomatiquement, mais des échecs à réparer.

Distribution et campement des troupes pendant la durée de l'armistice de Znaïm. D'abord il répartit ses troupes entre Vienne et le cercle tracé par l'armistice, de manière à y vivre largement, et à pouvoir se concentrer rapidement sur l'un des points quelconques de ce cercle. Il plaça le général Marmont à Krems, ce qui devait le ramener en Carinthie par Saint-Polten, quand il faudrait rentrer en Dalmatie; le maréchal Masséna à Znaïm, pays qu'il venait de conquérir; le maréchal Davout à Brünn, point vers lequel il se dirigeait; les Saxons entre Marchegg et Presbourg, ligne où ils étaient déjà; le prince Eugène sur la Raab, où il avait été victorieux. Le général Grenier devait aussi occuper la Raab; le général Macdonald, Grätz et Laybach. Le général Oudinot, avec son corps et la jeune garde, dut s'établir dans la plaine de Vienne. La vieille garde vint bivouaquer dans la belle résidence de Schœnbrunn. Comme l'un des avantages de l'armistice était de pouvoir employer juillet et août à la soumission du Tyrol, les Bavarois furent reportés en entier vers le Tyrol allemand, tandis que les troupes italiennes du prince Eugène marchèrent sur le Tyrol italien. De nouvelles forces furent envoyées dans le Vorarlberg et la Franconie.

Napoléon sachant qu'il avait beaucoup de jeunes soldats dans les cadres, craignant pour leur santé le séjour des villes, pour leur esprit militaire le repos d'un armistice, ordonna de les camper sous des baraques. La saison, le pays, tout était beau. Le vin, la viande, le pain abondaient. Les contributions levées sur les provinces autrichiennes, et payables soit en papier, soit en denrées, étaient un moyen d'acquitter la valeur de tout ce qu'on prendrait, sans ruiner personne, en pesant seulement sur les finances de l'État. La solde fut mise au courant, et des ateliers furent établis à Vienne, à Lintz, à Znaïm, à Brünn, à Presbourg, à Grätz, pour confectionner des habits, des souliers, du linge, du harnachement, toujours en payant les matières premières et la main-d'œuvre. Soins de Napoléon pour nourrir, équiper et organiser l'armée pendant les mois de juillet et d'août. En un mois l'armée nourrie, vêtue, reposée, instruite, devait reparaître florissante et terrible. Ce n'était pas tout: il fallait la rendre aussi nombreuse qu'elle serait disciplinée et bien pourvue. En vertu des ordres qu'il avait expédiés en juin, Napoléon allait recevoir, dès les premiers jours de juillet, 30 mille hommes de renfort, tous partis déjà de Strasbourg. C'était plus que les pertes de la campagne, surtout après la rentrée dans les rangs des petits blessés, qualification réservée à tous ceux dont on espérait la guérison sous trois ou quatre semaines. Il donna de nouveaux ordres pour ajouter au moins 50 mille hommes aux 30 mille qui lui arrivaient, ce qui devait porter à 250 mille Français, et à 50 mille alliés, l'armée agissante au centre de la monarchie autrichienne. C'était une force double de celle que pouvait réunir l'Autriche, dans l'hypothèse la plus favorable. Renvoi des cadres des quatrièmes bataillons à la frontière, pour y chercher les conscrits déjà formés. Pour y parvenir Napoléon imagina un moyen singulièrement propre à faciliter le recrutement des corps. À l'armée, par suite des pertes, les cadres étaient loin d'être remplis, tandis que dans les dépôts il y avait abondance de conscrits, au delà même de ce que les cadres pouvaient contenir, de manière que, très-ordinairement, on manquait de soldats à l'extérieur, et de cadres dans l'intérieur. Napoléon fit verser tous les soldats de la division Puthod, qui comprenait les quatrièmes bataillons du corps du maréchal Davout, dans les trois premiers bataillons de ce corps, ce qui devait les reporter à un effectif considérable, surtout après la rentrée des petits blessés. Il en fit de même pour l'ancienne division Barbou de l'armée d'Italie, laquelle contenait les troisièmes et quatrièmes bataillons du corps de Marmont. Elle eut ordre de verser ses soldats dans le corps du général Marmont, qui se trouva reporté de même à un effectif très-élevé. Les quatrièmes bataillons composant le corps du général Oudinot appartenaient à plusieurs des régiments du maréchal Masséna. Ils fournirent leurs soldats à ces régiments, et restèrent vides comme ceux des divisions Puthod et Barbou. Après avoir vidé ces cadres, par le versement de leurs soldats dans les corps dont ils dépendaient, Napoléon les expédia aussitôt sur Strasbourg, afin d'aller y chercher des conscrits tout formés, et de revenir ensuite prendre rang dans l'armée active. Ils devaient, chemin faisant, rendre un autre service, c'était de conduire à Strasbourg vingt mille prisonniers, qu'on avait déposés dans l'île de Lobau, et qu'on ne voulait pas y laisser, dans le cas, qu'il fallait prévoir, d'un renouvellement d'hostilités.

Napoléon, comme nous l'avons dit bien des fois, avait créé des demi-brigades provisoires, avec les cinquièmes et quatrièmes bataillons de certains régiments plus avancés que les autres dans leur organisation. Il fit dissoudre onze de ces demi-brigades, comprenant au moins 20 mille hommes, lesquels eurent ordre de se rendre à Strasbourg, où les cadres des quatrièmes bataillons devaient les recevoir. Il fit une nouvelle revue des dépôts qui ne s'étaient pas épuisés pour former des demi-brigades, et leur demanda à tous des bataillons de marche, distingués entre eux par les numéros des divisions militaires auxquelles ils appartiendraient. Transports des recrues sur le Danube de Ratisbonne à Vienne. Une fois arrivés à Ratisbonne, ils auraient en quelque sorte achevé leur voyage, car des moyens de transport étaient préparés dans cette ville pour les conduire à Vienne par le Danube. Napoléon exigea en outre une dizaine de mille hommes de l'Italie. Quant à la cavalerie il n'avait presque pas d'hommes à demander, car, suivant l'usage, il avait perdu peu de cavaliers et beaucoup de chevaux. Pour réparer ces pertes il établit de nouveaux marchés de chevaux à Passau, à Lintz, à Vienne, à Raab. Enfin, satisfait du service de l'artillerie, il voulut la renforcer encore, et de 550 bouches à feu la porter à 700, non pas en augmentant l'artillerie des régiments, ce qui était un retour à d'anciennes coutumes peu justifié jusqu'ici, mais en augmentant l'artillerie des corps, et particulièrement celle de la garde impériale. Nouvelle augmentation de l'artillerie. Cette artillerie de la garde avait admirablement servi à Wagram, où elle comptait 60 pièces. Il décida qu'elle serait portée à 120. Dix-huit compagnies d'artillerie tirées des dépôts, et en particulier des dépôts d'Italie, fournirent le personnel de cette augmentation. Le matériel en fut tiré de Strasbourg et des places fortes d'Italie. Tous les calibres furent élevés. L'artillerie de marine dut remplacer l'artillerie de terre dans la garde des côtes, et les compagnies des côtes remplacer au dépôt des régiments les compagnies envoyées à l'armée active.

C'est ainsi que dans le courant du mois d'août 50 mille hommes allaient suivre les 30 mille qui étaient actuellement en marche vers les camps de l'armée d'Allemagne. Les travaux de défense à Raab, Vienne, Mölk, Lintz, Passau furent poussés avec une nouvelle activité. Les blessés furent divisés en trois catégories: les amputés furent expédiés sur Strasbourg; les hommes gravement atteints furent répartis entre Mölk, Lintz, Passau, de manière qu'ils pussent rejoindre leurs régiments dans deux ou trois mois. Les petits blessés furent dirigés sur chaque camp. De la sorte aucun embarras ne gênerait les mouvements de l'armée, si elle reprenait les hostilités. Tandis que tout se préparait pour la renforcer, elle devait faire succéder à ses moments de repos des exercices fréquents, mener ainsi une vie mêlée d'activité, de jouissances et de loisirs, car il régnait une abondance générale dans les camps. Afin de donner à tous l'exemple du dévouement, la jeune garde eut ordre de camper sous Vienne avec ses officiers, jusqu'au grade de colonel. Fusiliers, tirailleurs, conscrits, au nombre de huit régiments, furent baraqués entre Vienne et Wagram. Les grenadiers et chasseurs de la vieille garde, qui n'avaient rien à apprendre, furent seuls dispensés de cette tâche, et vécurent dans la paisible retraite de Schœnbrunn autour du maître qu'ils aimaient et dont ils étaient aimés.

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