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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 10 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Combat de Tengen entre le corps de Hohenzollern et les divisions Saint-Hilaire et Friant. Dans ce moment, le général Saint-Hilaire traversant Tengen avec sa division, aperçut vis-à-vis de lui, à la lisière des bois, les masses autrichiennes de Hohenzollern, précédées d'une nuée de tirailleurs. Le 10e léger ayant replié les tirailleurs ennemis, le maréchal Davout, qui se trouvait dans l'instant près du général Saint-Hilaire, dirigea le 3e de ligne à droite, le 57e à gauche, pour enlever ces hauteurs boisées qui décrivaient devant lui un demi-cercle, au centre duquel se voyait la ferme de Roith. Le 3e s'avança rapidement, en chargeant ses armes sous le feu. Mais ayant attaqué avec trop de précipitation, et avant d'avoir eu le temps de se former, il ne réussit point, et fut obligé sous une pluie de mitraille et de balles d'opérer un mouvement rétrograde. Sur ces entrefaites, le 57e ayant formé ses colonnes d'attaque, vint se mettre à la gauche du 3e, et repoussa l'ennemi des mamelons qu'il occupait en avant des bois. Le 3e, bientôt ramené en ligne, appuya ce mouvement, et ces deux régiments parvinrent ainsi à refouler les Autrichiens dans les bois, et à s'établir solidement sur le terrain disputé. Pendant ce temps, les trois autres régiments de la division, les 10e, 72e et 105e étaient rangés à droite, à gauche, en arrière de Tengen, prêts à soutenir les deux premiers. Malheureusement l'artillerie, à cause des mauvais chemins, était en retard, et on n'avait que 6 pièces à opposer à la masse de l'artillerie ennemie. Le maréchal Davout[14], voyant le combat bien établi sur ce point, courut aux divisions Gudin et Morand, qui avaient déjà défilé, pour s'assurer qu'elles étaient parvenues sans accident à Unter et Ober-Feking, pour les placer à son extrême droite, et empêcher ainsi que l'ennemi, dont il ignorait la position, ne vînt par cette extrême droite percer jusqu'au Danube.

À l'extrémité opposée, c'est-à-dire à gauche, le général Friant, ralenti dans sa marche par les mauvais chemins, avait à son tour débouché sur Saalhaupt entre midi et une heure, et entendant un feu violent vers Tengen, s'était hâté de venir prendre position à la gauche de la division Saint-Hilaire, dans l'intention de la soutenir. Il fit avancer le 15e léger et le 48e de ligne sous les ordres du général Gilly, pour pénétrer dans les bois, et dégager le flanc de la division Saint-Hilaire. Il plaça dans la plaine, entre Saalhaupt et Tengen, la deuxième brigade des cuirassiers Saint-Sulpice, avec les 33e, 108e et 111e, pour garantir l'extrémité de sa ligne. Le général Piré, qui commandait un régiment de cavalerie légère, fut chargé de lier la division avec l'avant-garde du général Montbrun vers Dinzling.

À peine à portée du feu, le général Gilly voulut faire évacuer les bois à la gauche de la division Saint-Hilaire. Le chef de bataillon Sarraire y pénétra avec quatre compagnies du 15e, et en délogea les Autrichiens. Le 15e et le 48e prirent ainsi position sur le flanc de la division Saint-Hilaire, et on fit sortir des régiments toutes les compagnies de voltigeurs, qui se mirent à échanger avec les tirailleurs autrichiens un feu épouvantable.

Tandis que ces mouvements s'opéraient sur les ailes de la division Saint-Hilaire, le combat sur le front de la division elle-même avait plusieurs fois changé de face. Le 33e à droite, le 57e à gauche du fer à cheval, au fond duquel on voyait la ferme de Roith, avaient perdu beaucoup de monde, et épuisé leurs munitions, qu'il n'était pas facile de renouveler, les transports de l'artillerie n'étant pas encore arrivés. Le général Saint-Hilaire fit remplacer en ligne le 33e par le 72e, le 57e par le 105e, et le feu recommença dès lors avec une extrême violence. Le prince de Hohenzollern porta en avant les régiments de Manfredini et de Wurzbourg, conduits par le prince Louis de Liechtenstein. Ces régiments firent, pour déboucher par les extrémités du fer à cheval dont les Français occupaient le milieu, des efforts inouïs. Tous les chefs furent blessés dans ces tentatives. Le maréchal Davout, revenu à la division Saint-Hilaire, s'était placé au centre avec un bataillon du 33e, et se jetait sur tout ce qui essayait de déboucher par les extrémités, ramassant des prisonniers à chaque nouvelle pointe des Autrichiens.

Les généraux ennemis voulurent alors faire un effort sur la gauche de Saint-Hilaire, vers le point de jonction avec la division Friant. Le prince Louis de Liechtenstein se mettant à la tête du régiment de Wurzbourg, et saisissant un drapeau, déboucha en colonne, marchant droit aux Français. Le général Gilly avec les grenadiers du 15e et un bataillon du 111e se porta à la rencontre du prince Louis, l'attaqua à la baïonnette, et le repoussa. Le prince Louis de Liechtenstein revint à la charge, reçut plusieurs coups de feu, et fut mis hors de combat. Les Autrichiens furent ramenés. Sur le front de la division Saint-Hilaire le prince de Hohenzollern essaya un nouvel effort; mais notre artillerie, arrivée en ce moment, accabla les Autrichiens de mitraille et parvint à les contenir. Le 10e léger, chargeant alors à la baïonnette, pénétra dans les bois qui se dessinaient en cercle devant nous, poussa les Autrichiens sur Hausen, et les obligea à s'y replier. Notre ligne tout entière appuya ce mouvement, et les Autrichiens allaient être jetés sur Hausen quand le prince Maurice de Liechtenstein, à la tête du régiment de Kaunitz, arrêta la poursuite furieuse des Français. Ce prince fut blessé en sauvant son corps d'armée.

La journée tendait vers sa fin, et au milieu de la confusion de cette rencontre, les Français pas plus que les Autrichiens ne voulaient s'engager tout à fait. Le maréchal Davout, à qui il suffisait d'avoir accompli sa mission en gagnant sain et sauf les environs d'Abensberg, et qui avait déjà sa droite, formée par les divisions Gudin et Morand, arrivée au rendez-vous, et sa gauche, formée par Saint-Hilaire et Friant, maîtresse du champ de bataille de Tengen, se contenta d'y coucher en vainqueur, attendant pour les mouvements ultérieurs les ordres de Napoléon. Partout sa marche s'était opérée avec succès; car le brave Montbrun, rencontrant le corps de Rosenberg, lui avait résisté vaillamment, et se repliait à la fin du jour sur le corps d'armée sans avoir essuyé d'échec.

De son côté l'archiduc Charles, spectateur de ce combat, était resté immobile sur les hauteurs de Grub avec douze bataillons de grenadiers, lesquels appartenaient au premier corps de réserve. Voyant un combat à sa gauche avec Hohenzollern, à sa droite avec Rosenberg, il avait craint d'avoir devant lui la principale masse des Français, et voulant rallier toutes ses troupes avant d'engager une bataille générale, il avait laissé battre sans le secourir le corps de Hohenzollern. Son intention était de recommencer la lutte le lendemain, après avoir amené à lui l'archiduc Louis posté devant l'Abens, et fait prendre au général Hiller la position que laisserait vacante l'archiduc Louis.

Pertes réciproques au combat de Tengen. Cette journée avait été fort sanglante, car on s'était battu non-seulement à Dinzling entre Montbrun et Rosenberg, à Tengen entre Saint-Hilaire, Friant et Hohenzollern, mais entre les postes intermédiaires laissés par les Autrichiens et les Français pour lier les deux extrémités de leur ligne. Nous avions perdu 200 hommes à l'avant-garde du général Montbrun, 300 à la division Friant, 1,700 à la division Saint-Hilaire, quelques hommes seulement à la division Morand, une ou deux centaines de cavaliers du côté des Bavarois, en tout 2,500 hommes. Les Autrichiens en avaient perdu 500 à Dinzling, environ 4,500 à Tengen, quelques centaines à Buch et Arnhofen, en tout près de 6 mille[15]. Un nombre considérable de leurs soldats s'étaient dispersés. Résultats du combat de Tengen par rapport à la position des deux armées. Le résultat général, pour la position des deux armées, était bien autrement important, car le maréchal Davout, qu'on aurait pu arrêter dans sa marche de Ratisbonne vers Abensberg, et peut-être jeter dans le Danube, s'était heureusement glissé entre le fleuve et la masse des Autrichiens, avait rejoint par sa droite les environs d'Abensberg, et heurté victorieusement par sa gauche le centre des Autrichiens. L'archiduc Charles, s'il avait marché en masse plus serrée, s'il avait moins hésité, par crainte des lieux et de Napoléon, aurait pu, en portant sa réserve de grenadiers sur Friant et Saint-Hilaire, les accabler, ou du moins, leur fermeté rendant un tel succès difficile, leur causer un grave échec. Mais il vit uniquement dans toute cette mêlée des raisons d'attendre que les choses se fussent éclaircies, et que sa gauche se fût rapprochée de lui.

Arrivée de Napoléon sur le plateau d'Abensberg, où viennent de déboucher les troupes du maréchal Davout. Napoléon usa autrement des avantages obtenus par le maréchal Davout. Descendu d'Ingolstadt à Vohbourg pendant la nuit du 19 au 20 (voir la carte no 46), il apprit les événements de la journée, et, montant aussitôt à cheval, il courut à Abensberg pour faire en personne la reconnaissance des lieux. Du haut même de ce plateau où il avait appelé les troupes du maréchal Davout, il reconnut que les Autrichiens n'avaient qu'une chaîne de postes peu nombreux, mal disposés, pour unir les masses qui avaient combattu à Tengen avec celles qui étaient répandues le long de l'Abens. Il ne savait pas précisément où se trouvait l'archiduc Charles avec son corps d'armée principal, s'il était devant Tengen contre les divisions Saint-Hilaire et Priant, ou le long de l'Abens devant les Bavarois: mais il voyait clairement que le généralissime avait singulièrement étendu sa ligne, et, profitant des avantages de la concentration qui commençaient à être de son côté depuis l'heureux mouvement du maréchal Davout, il songea à faire essuyer aux Autrichiens les conséquences de la dispersion auxquelles ils s'étaient imprudemment exposés. Dispositions ordonnées par Napoléon à Abensberg pour la journée du 20. Il arrêta donc sur-le-champ les dispositions suivantes. Il prit momentanément au maréchal Davout une partie de son corps, et lui laissant les divisions victorieuses de Saint-Hilaire et Friant, avec les troupes légères de Montbrun (en tout 24 mille hommes), il s'empara des divisions Morand et Gudin bivouaquées entre Unter et Ober-Feking, des cuirassiers Saint-Sulpice, des chasseurs de Jacquinot, pour les placer temporairement sous les ordres du maréchal Lannes, qui venait d'arriver. Il recommanda au maréchal Davout de tenir ferme à Tengen, d'y résister à toute nouvelle attaque, quelle qu'elle fût, car l'armée allait pivoter sur ce point pour enfoncer le centre ennemi et le pousser sur Landshut. Il ordonna au maréchal Lannes de marcher droit devant lui avec les vingt-cinq ou vingt-six mille hommes mis à sa disposition, et d'enlever Rohr, qui semblait former le centre de la position des Autrichiens. Ayant lui-même sous la main les Wurtembergeois qui débouchaient en ce moment sur le champ de bataille, il les plaça vers Arnhofen, entre Lannes et les Bavarois. Il prescrivit à ces derniers de passer l'Abens à Abensberg, et de venir enlever Arnhofen. La division de Wrède notamment, établie derrière l'Abens de Bibourg à Siegenbourg, devait attendre que la ligne ennemie fût ébranlée pour passer l'Abens de vive force, et déboucher à notre droite sur le flanc gauche des Autrichiens. Chacune de ces attaques était dirigée sur l'un des postes détachés des Autrichiens, qui formaient une longue chaîne de l'Abens à la Laber. Napoléon, tous ces postes forcés, voulait pousser jusqu'à Landshut, s'y emparer de la ligne d'opération de l'archiduc, soit en se jetant sur son arrière-garde, soit en se jetant sur ce prince lui-même s'il se repliait en personne vers Landshut. Aussi, pour rendre l'opération plus sûre, il se hâta de modifier la marche de Masséna. Il l'avait fait descendre sur Pfaffenhofen, perpendiculairement dans le flanc gauche des Autrichiens, se réservant de ployer sa marche ou sur l'Isar, ou sur le Danube, suivant les circonstances. Pensant qu'il avait auprès de lui assez de forces, puisqu'il avait le maréchal Davout qui gardait Tengen avec 24 mille hommes, le maréchal Lannes qui allait enlever Rohr avec 25 mille, le maréchal Lefebvre qui se préparait à attaquer Arnhofen et Offensteten avec 40 mille Wurtembergeois et Bavarois, et enfin la division Demont et les cuirassiers Nansouty qui arrivaient sur les derrières, il dirigea Masséna sur Landshut par Freising et Moosbourg, lui ordonnant d'y être le lendemain 21 de bonne heure, afin d'interdire aux Autrichiens le retour sur Landshut. Il pouvait se faire, si Masséna arrivait à temps, qu'on enlevât tout ce qui était entre le Danube et l'Isar.

Pendant que Napoléon se disposait à employer ainsi la journée du 20, l'archiduc Charles, arrêté dans son mouvement sur Ratisbonne par la rencontre des deux divisions Saint-Hilaire et Friant, aussi peu renseigné que son adversaire sur la marche de l'ennemi, mais ne devinant pas aussi bien que lui ce qu'il avait à craindre, s'était imaginé que la violente résistance qu'il venait d'essuyer décelait la présence à Tengen de l'empereur Napoléon avec toutes ses forces, et avait résolu d'attirer à lui le corps de l'archiduc Louis, resté devant l'Abens, en chargeant le général Hiller, qui avait dû marcher toute la journée du 19, d'occuper la position abandonnée de l'archiduc Louis. Il prit donc la résolution d'attendre le 20, entre Grub et Dinzling, la jonction de sa gauche, pour renouveler le combat avec la dernière vigueur. Toutefois, il laissa à l'archiduc Louis la liberté d'interpréter cet ordre, et de combattre où il se trouverait, s'il était attaqué du côté de l'Abens.

Ce fut en effet cette prévision qui se réalisa. Dès le 20 au matin l'archiduc Louis aperçut des masses qui débouchaient, les unes de l'Abens par Abensberg et Arnhofen: c'étaient les Wurtembergeois, les Bavarois, Demont et Nansouty; les autres de la route de Ratisbonne par Reising et Buchhofen: c'étaient Morand, Gudin, Jacquinot, Saint-Sulpice. Il vit qu'il allait être fort sérieusement attaqué, et au lieu de manœuvrer pour rejoindre son frère le généralissime, il songea à se défendre là où il était, pendant que le corps de Hiller, amené de Mainbourg sur l'Abens, viendrait à son secours.

Napoléon harangue lui-même les Bavarois et les Wurtembergeois sur le champ de bataille. En ce moment, Napoléon, placé sur le plateau en avant d'Abensberg, vit défiler devant lui les Wurtembergeois, les Bavarois, qui allaient se mettre en ligne, et que l'orgueil de combattre sous ce grand homme remplissait de sentiments tout français. Il les harangua les uns après les autres (des officiers wurtembergeois et bavarois traduisant ses paroles), et leur dit qu'il ne les faisait pas combattre pour lui, mais pour eux, contre l'ambition de la maison d'Autriche désolée de ne les plus avoir sous son joug; que cette fois il leur rendrait bientôt et pour toujours la paix, avec un tel accroissement de puissance, qu'à l'avenir ils pourraient se défendre eux-mêmes contre les prétentions de leurs anciens dominateurs. Sa présence et ses paroles électrisèrent ces Allemands alliés, qui étaient flattés de le voir au milieu d'eux, entièrement livré à leur loyauté, car en cet instant il n'avait pour escorte que des détachements de cavalerie bavaroise.

Bataille d'Abensberg. Entre huit et neuf heures, toute la ligne s'ébranla de la gauche à la droite, d'Ober-Feking et Buchhofen, à Arnhofen et Pruck. (Voir la carte no 46.) Lannes met en déroute les généraux Thierry et Schusteck. Lannes à la gauche s'avança résolûment avec les 20 mille fantassins de Morand et Gudin, avec les 1,500 chasseurs de Jacquinot, avec les 3,500 cuirassiers de Saint-Sulpice, sur Bachel, route de Rohr, à travers un pays semé de bois et coupé de nombreux défilés. Il rencontra le général autrichien Thierry suivi de son infanterie seule, parce que sa cavalerie marchant plus vite était déjà près de Rohr. Il le fit charger par les chasseurs de Jacquinot, qui se précipitèrent sur lui bride abattue. L'infanterie autrichienne chercha au plus vite un abri dans les bois. Mais abordée avant de les atteindre, et sabrée avant d'avoir pu se former en carré, elle laissa dans nos mains beaucoup d'hommes tués ou prisonniers. Elle se retira en désordre sur Rohr, se réfugiant d'un bouquet de bois à l'autre. C'était pitié qu'une telle déroute, la masse des assaillants étant si disproportionnée avec celle des assaillis.

À Rohr, les généraux Thierry et Schusteck s'étant réunis cherchèrent à s'entr'aider. Les deux divisions d'infanterie de Lannes marchaient vivement sur eux, ayant les chasseurs et les cuirassiers en tête. Les hussards de Kienmayer chargèrent avec vigueur les chasseurs de Jacquinot; mais un régiment de cuirassiers français lancé sur ces hussards les renversa pêle-mêle, et les obligea à se replier sur le village de Rohr. En ce moment l'infanterie de Morand aborda ce village. Le 30e, soutenu par les cuirassiers, l'attaqua de front, pendant que les 13e et 17e manœuvraient pour le déborder. À cette vue, les généraux Schusteck et Thierry se mirent de nouveau en retraite, et après une fusillade sans effet se replièrent de Rohr sur Rottenbourg, par l'une des deux chaussées qui mènent du Danube à l'Isar, celle de Kelheim à Landshut. Au delà de Rohr, le pays étant plus découvert et la retraite devenant plus difficile, la cavalerie autrichienne fit de nobles efforts pour couvrir son infanterie. Les hussards de Kienmayer venaient d'être rejoints par quatre escadrons des dragons de Levenehr détachés du deuxième corps de réserve. Les uns et les autres chargeaient à chaque rencontre avec la plus brillante bravoure. Mais s'ils avaient quelque avantage sur nos hussards, nos cuirassiers, fondant sur eux, les sabraient impitoyablement. Tout ce qu'on trouvait d'infanterie en route était pris. On arriva ainsi vers la chute du jour à Rottenbourg, le désordre allant toujours croissant du côté des Autrichiens. Le général Thierry, descendu de cheval pour rallier ses troupes, fut surpris par de nouvelles charges et enlevé avec trois bataillons entiers. Les hussards de Kienmayer et les dragons de Levenehr payèrent leur dévouement par une destruction presque complète. Les généraux Schusteck et Thierry, après avoir perdu en morts, blessés ou prisonniers, environ quatre à cinq mille hommes, auraient péri en totalité, si heureusement pour eux le général Hiller, rapproché de l'archiduc Louis par les ordres qu'il avait reçus, n'avait fait un mouvement qui l'amena fort à propos à leur secours. Au lieu de descendre l'Abens jusqu'à Siegenbourg et Bibourg, où combattait l'archiduc Louis (voir la carte no 46), le général Hiller, apercevant de loin la déroute des généraux Thierry et Schusteck, s'était détourné à droite, avait coupé perpendiculairement la chaussée de Neustadt à Landshut par Pfeffenhausen, et, continuant à marcher dans le même sens sur celle de Kelheim à Landshut, il avait pris position à Rottenbourg.

Lannes pouvait, avec les forces dont il disposait, attaquer le corps de Hiller et en avoir raison. Mais il avait exécuté une longue marche sans être rejoint encore par la droite, composée des Wurtembergeois et des Bavarois, et il s'arrêta, la journée étant fort avancée, dans l'attente de nouveaux ordres. Il avait à peine perdu deux cents hommes pour quatre ou cinq mille tués ou pris à l'ennemi. Il avait de plus ramassé du canon, du bagage, et presque tous les blessés du combat de Tengen répandus dans les villages qu'il venait de parcourir.

Combat des Bavarois et des Wurtembergeois contre l'archiduc Louis. Pendant que Lannes poussait ainsi en désordre sur l'une des deux chaussées du Danube à l'Isar les généraux autrichiens Thierry et Schusteck, les Wurtembergeois et les Bavarois abordaient avec une extrême vigueur la position de Kirchdorf, défendue énergiquement par les troupes des généraux Reuss et Bianchi sous l'archiduc Louis. (Voir la carte no 46.) Le combat ici devait être plus disputé, car les troupes autrichiennes étaient plus nombreuses, dans une position très-forte, et quoique bien attaquées ne l'étaient pas cependant comme elles auraient pu l'être par les divisions Morand et Gudin.

Les Wurtembergeois avaient marché sur Offenstetten, se liant par leur gauche avec le maréchal Lannes, par leur droite avec les Bavarois. Ceux-ci avaient marché par Pruck sur Kirchdorf. Le général autrichien Bianchi s'était replié de Bibourg sur Kirchdorf, afin de se joindre aux troupes du prince de Reuss, pendant que l'archiduc Louis faisait canonner Siegenbourg pour empêcher la division bavaroise de Wrède de déboucher au delà de l'Abens. Le combat devint fort vif autour de Kirchdorf, où les Autrichiens se défendirent avec une grande énergie. Plusieurs fois les Bavarois furent repoussés, tantôt par la fusillade, tantôt à la baïonnette quand ils s'approchaient de trop près. Mais dans l'après-midi les Wurtembergeois ayant enlevé un village qui couvrait la droite des Autrichiens, le général de Wrède ayant en même temps passé l'Abens sur leur gauche, l'archiduc Louis fut contraint de se retirer par la chaussée de Neustadt à Landshut, passant à Pfeffenhausen. Retraite de l'archiduc Louis sur Pfeffenhausen. Les divisions bavaroises le poursuivirent vivement, et ne s'arrêtèrent que fort tard, aux environs de Pfeffenhausen, devant les grenadiers d'Aspre, qui formaient le reste du deuxième corps de réserve, et qui rendirent aux généraux Reuss et Bianchi le service que le général Hiller venait de rendre aux généraux Thierry et Schusteck. De ce côté les Autrichiens avaient perdu environ 3 mille hommes en morts ou prisonniers, les Bavarois et les Wurtembergeois environ un millier.

Résultats de la bataille d'Abensberg. Cette journée du 20, que Napoléon a qualifiée de bataille d'Abensberg, quoiqu'elle eût été beaucoup moins disputée que celle du 19, avait coûté aux Autrichiens, en comptant les pertes essuyées dans les deux directions, environ 7 ou 8 mille hommes, ce qui faisait déjà 13 ou 14 mille pour les deux journées. Mais elle avait comme manœuvre une immense importance et décidait du sort de cette première partie de la campagne, car elle séparait l'archiduc Charles de sa gauche, en rejetant celle-ci sur l'Isar, tandis que lui-même allait être acculé sur le Danube vers Ratisbonne. Envisagée sous ce rapport, elle méritait tous les titres qu'on pouvait lui décerner. Napoléon, arrivé le soir à Rottenbourg, était dans l'ivresse de la joie. Il voyait son adversaire rejeté sur l'Isar dès le début des opérations, et les Autrichiens démoralisés comme les Prussiens après Iéna. Résolution prise par Napoléon de se porter à Landshut, pour enlever à l'archiduc Charles sa ligne d'opération. Il ne savait pas clairement encore tout ce que la fortune lui réservait, car il n'avait pu discerner dans les réponses des prisonniers interrogés où étaient les divers archiducs: mais supposant que l'archiduc Charles pouvait être devant lui sur la route de Landshut, il résolut de marcher sur Landshut même, pour le surprendre au passage de l'Isar, et l'y accabler, si Masséna dirigé sur ce point arrivait à temps. Il se décida donc à s'y porter le lendemain 21, et à y pousser les Autrichiens à outrance. De ce qu'il avait vu dans la journée, il devait être induit à conclure que tout s'enfuyait vers l'Isar, et que le maréchal Davout, devenu son pivot de gauche, n'aurait qu'à marcher devant lui pour ramasser des débris. Dans cette croyance il lui enjoignit de refouler les quelques troupes qu'il supposait placées devant Tengen, de manière à suivre le mouvement de toute la ligne française sur l'Isar, sauf à se rabattre ultérieurement sur Ratisbonne pour écraser Bellegarde, lorsqu'on en aurait fini avec l'archiduc Charles. Il ne soupçonnait pas que ces quelques troupes qui paraissaient être devant Tengen, étaient l'archiduc Charles lui-même avec la principale masse des forces autrichiennes.

Dispositions de l'archiduc Charles après la journée d'Abensberg. Celui-ci, en effet, avait attendu toute la journée du 20 le renouvellement du combat de Tengen et la jonction de l'archiduc Louis. Mais le combat ne s'étant pas renouvelé, l'archiduc Louis ne l'ayant pas rejoint, beaucoup de Français au contraire se montrant sur les deux chaussées qui conduisent du Danube à l'Isar, il commença à éprouver des craintes pour sa gauche, et il prit une position d'attente, afin d'essayer de la rallier si elle n'avait pas essuyé un désastre. Il imagina donc de s'établir sur les hauteurs boisées qui séparent la grosse et la petite Laber de la vallée du Danube, en travers de la route qui de Landshut mène à Ratisbonne par Eckmühl. (Voir les cartes nos 46 et 47.) Toute la réserve de cuirassiers eut ordre de se placer sur le revers de ces hauteurs, à l'entrée de la plaine de Ratisbonne, les grenadiers au sommet, les corps de Hohenzollern et de Rosenberg sur le penchant du côté de la Laber, à droite et à gauche d'Eckmühl. Dans cette position, l'archiduc allait être adossé à Ratisbonne, faisant front vers Landshut, prêt à changer de ligne d'opération si sa gauche était définitivement séparée de lui, et à se renforcer du corps de Bellegarde s'il était privé du corps de Hiller. De son côté, le lieutenant général Hiller, qui commandait, outre son corps, celui de l'archiduc Louis par raison d'ancienneté, se voyant poussé à outrance sur les chaussées de Neustadt et de Kelheim qui aboutissent à Landshut, ne crut pas pouvoir atteindre trop tôt ce dernier point, car il désespérait avec raison de rejoindre l'archiduc Charles, et il craignait que Landshut même, où l'on venait de réunir tout le matériel de l'armée avec une immense quantité de blessés, ne fût enlevé. En conséquence, il ordonna aux colonnes qui suivaient ces deux chaussées de s'y transporter pendant la nuit, de façon à y arriver de grand matin.

Marche des Autrichiens et des Français sur Landshut. Dans la nuit du 20 au 21, les Autrichiens affluèrent sur Landshut par cette double communication. Les Français, de leur côté, presque aussi matineux que les Autrichiens, s'y précipitèrent comme deux torrents.

Napoléon n'ayant pas quitté ses vêtements, et ayant à peine dormi quelques heures sur un siége, était à cheval dès la pointe du jour du 21, afin de diriger lui-même la poursuite sur la route de Landshut. Quoiqu'il ignorât toujours la présence de l'archiduc Charles vers Eckmühl, il avait fait de nouvelles réflexions sur ce sujet, et par suite de ces réflexions il avait détaché la division Demont, les cuirassiers Saint-Germain, les divisions bavaroises du général Deroy et du prince royal sur sa gauche, vers la grosse Laber, ne voulant pas, dans une situation aussi incertaine, laisser le maréchal Davout réduit à 24 mille hommes. Avec les 25 mille de Lannes, il continua de poursuivre les corps de Hiller et de l'archiduc Louis sur la route de Rottenbourg à Landshut, tandis que le général bavarois de Wrède les poussait par la route de Pfeffenhausen. Il comptait sur l'arrivée de Masséna à Landshut avec au moins 30 mille hommes.

Entrée des Français dans Landshut, à la suite d'une attaque de vive force. Marchant avec l'infanterie de Morand, les cuirassiers Saint-Sulpice et la cavalerie légère, il déboucha de fort bonne heure sur Landshut. À chaque pas on ramassait des fuyards, des blessés, du canon, de gros bagages. En arrivant à Altdorf au débouché des bois, d'où l'on dominait la plaine verdoyante de l'Isar et la ville de Landshut, on aperçut une confusion indicible. La cavalerie des Autrichiens se pressait vers les ponts avec leur infanterie, l'une et l'autre affluant par les deux chaussées que suivaient les corps de Hiller et de l'archiduc Louis. L'encombrement était encore augmenté par le matériel de l'armée, et notamment par un superbe train de pontons amené sur des chariots pour passer le Danube et le Rhin même, si le ciel avait favorisé cette levée de boucliers contre la France. Bessières, comme Lannes, comme l'Empereur lui-même, arrivé à l'improviste, et ayant à peine un ou deux aides de camp à sa disposition, conduisait les cuirassiers Saint-Sulpice, les chasseurs de Jacquinot, et le 13e léger de la division Morand. En apercevant le spectacle qui s'offrait à lui, il fit charger par ses chasseurs la cavalerie autrichienne. Celle-ci, malgré le désordre, l'encombrement, le terrain, qui était marécageux et glissant, se défendit avec valeur. Mais les cuirassiers français, la chargeant en masse, l'obligèrent à se replier. Alors les généraux autrichiens se hâtèrent de lui faire passer les ponts, en avant desquels ils nous opposèrent leur infanterie, pour donner aux bagages le temps de défiler. Ils placèrent les grenadiers d'Aspre dans Landshut même, et surtout dans des quartiers élevés de la ville. Mais la division Morand arriva bientôt tout entière. Le 13e léger et le 17e de ligne abordèrent l'infanterie autrichienne, tandis que la cavalerie française la chargeait de nouveau. Elle ne put résister à ces attaques réitérées, et fut obligée de se replier en toute hâte sur les ponts de Landshut pour les repasser à temps. Elle les repassa en effet, laissant dans les prairies beaucoup de prisonniers, une quantité considérable de voitures d'artillerie, et le train de pontons dont il vient d'être parlé. Le 13e et un bataillon du 17e se jetèrent dans le faubourg de Seligenthal, qu'ils enlevèrent sous la plus vive fusillade. Il restait à franchir le grand pont construit sur le principal bras de l'Isar. Les Autrichiens y avaient mis le feu. Le général Mouton, aide de camp de l'Empereur, à la tête des grenadiers du 17e, qu'il animait du geste et de la voix, les conduisit l'épée à la main sur le pont en flammes, le traversa sous une grêle de balles, et gravit avec eux les rues escarpées de Landshut situées sur l'autre rive de l'Isar. En ce moment arrivait Masséna avec les divisions Molitor et Boudet, avec l'une des deux divisions d'Oudinot, et la cavalerie légère du général Marulaz, trop tard pour empêcher la retraite des Autrichiens, mais assez tôt pour la précipiter. À la vue de cette réunion accablante de forces les Autrichiens évacuèrent Landshut, en nous abandonnant, outre un matériel immense, 6 à 7 mille prisonniers et quelques morts ou blessés. Leur ligne d'opération leur était donc ravie, et ils avaient perdu avec elle tout ce qu'on perd de richesses militaires quand on se laisse enlever la principale route par laquelle on a marché à l'ennemi.

Combat de Schierling livré par le maréchal Davout aux troupes de l'archiduc Charles. Tandis que Napoléon exécutait cette poursuite triomphante avec son centre accru d'une partie des forces de Masséna, le canon se faisait entendre à sa gauche du côté du maréchal Davout, auquel il avait ordonné de pousser ce qui était devant lui, et qui venait de rencontrer encore une fois les masses de l'archiduc Charles. La canonnade, en effet, était des plus retentissantes, quoiqu'on fût à huit ou neuf lieues de Landshut, et elle avait de quoi inquiéter Napoléon, qui, tout en croyant poursuivre le gros de l'armée autrichienne, n'était pas bien assuré de n'en avoir pas laissé à combattre une forte partie au maréchal Davout. Celui-ci n'aurait-il eu affaire qu'à l'armée de Bohême, que c'était déjà beaucoup pour les deux divisions dont il pouvait disposer. Voici du reste ce qui lui était arrivé.

Ayant reçu la veille au soir, comme on l'a vu, l'ordre de balayer en quelque sorte les faibles troupes qu'on supposait être restées sur la Laber après la bataille d'Abensberg, il s'était mis en mouvement dès le matin, au moment même où Napoléon marchait sur Landshut. Les deux divisions Saint-Hilaire et Friant, après s'être reposées le 20 du combat du 19, avaient quitté Tengen le 21 à cinq heures du matin, suivant les corps de Hohenzollern et de Rosenberg, qui allaient prendre les positions que l'archiduc Charles leur avait assignées sur le penchant des hauteurs, entre la vallée de la grosse Laber et la plaine de Ratisbonne. L'avant-garde de nos deux divisions, en débouchant du vallon de Tengen dans la vallée de la grosse Laber, rencontra l'arrière-garde des Autrichiens sur un plateau boisé entre Schneidart et Päring. (Voir la carte no 47.) Les tirailleurs du 10e se répandirent en avant pour repousser ceux de l'ennemi, tandis que nos hussards chargeaient sa cavalerie légère. On força les Autrichiens de rétrograder, et bientôt une batterie attelée, amenée au galop, les couvrit de mitraille, et les obligea de se retirer en toute hâte. Les corps de Rosenberg et de Hohenzollern, craignant d'avoir affaire à une partie considérable de l'armée française, crurent devoir se replier immédiatement, pour ne perdre ni le temps, ni le moyen d'occuper les postes qui leur étaient désignés sur la chaussée de Landshut à Ratisbonne, à droite et à gauche d'Eckmühl. Nos deux divisions s'avancèrent donc, celle de Saint-Hilaire à droite côtoyant les bords de la grosse Laber, celle de Friant à gauche longeant le pied des hauteurs boisées qui forment l'un des côtés de la vallée. La division Friant, en longeant ces hauteurs remplies des tirailleurs de Rosenberg, avait beaucoup plus de peine que la division Saint-Hilaire en parcourant le vallon ouvert de la grosse Laber. Le général Friant, voulant se débarrasser de ces tirailleurs, fit sortir des régiments une masse considérable de voltigeurs, lesquels, conduits par le brave capitaine du génie Henratz, délogèrent les Autrichiens et firent évacuer les bois qui menaçaient notre gauche. On continua de marcher ainsi, Friant le long des coteaux, Saint-Hilaire au bord de la rivière. En avançant, deux villages se présentèrent, celui de Päring au pied des rochers, celui de Schierling au bord de l'eau. Il fallait les emporter l'un et l'autre. Tandis que nos tirailleurs pénétraient dans les bois, le général Friant poussa le 48e sur le village de Päring. Au moment où il donnait ses ordres avec sa résolution et son habileté accoutumées, ayant à ses côtés le maréchal Davout, un boulet renversa son cheval. Remonté aussitôt sur un autre, il fit enlever sous ses yeux le village de Päring à la baïonnette, et y recueillit 400 prisonniers. Au même instant le général Saint-Hilaire, dirigeant une semblable attaque sur le village de Schierling, le fit enlever avec une égale vigueur, et y prit aussi quelques centaines d'hommes. On aperçut alors les Bavarois, la division Demont, les cuirassiers Saint-Germain, arrivant du côté de Landshut, par les ordres fort prévoyants de Napoléon. On se hâta de rétablir les ponts de la grosse Laber pour communiquer avec ces utiles renforts. Il était midi, et c'était l'heure même où Napoléon venait d'entrer dans Landshut.

Pendant que Friant et Saint-Hilaire s'avançaient ainsi, les corps de Rosenberg et de Hohenzollern étaient allés prendre position sur les hauteurs qui bordent la grosse Laber, au point même où la chaussée transversale de Landshut à Ratisbonne coupe ces hauteurs. Cette chaussée, franchissant ici la grosse Laber devant le château d'Eckmühl, s'élevait en formant des rampes à travers les bois, et débouchait ensuite par Egglofsheim dans la plaine de Ratisbonne. (Voir les cartes nos 46 et 47.) À gauche de cette chaussée, au-dessus d'Eckmühl, se trouvaient deux villages, ceux d'Ober-Leuchling et d'Unter-Leuchling, appuyés l'un à l'autre, et dominant un petit ravin qui débouche dans la grosse Laber. Le corps de Rosenberg était venu s'établir dans ces deux villages. Le corps de Hohenzollern, ayant une avant-garde au delà de la grosse Laber dans la direction de Landshut, était accumulé sur la chaussée même, le long des rampes qui s'élèvent au-dessus d'Eckmühl. On le voyait très-distinctement dans cette forte position, barrant la route qu'il était chargé de défendre.

Le maréchal Davout s'approcha et vint se déployer en face des Autrichiens, à portée de canon, ayant Friant à gauche, devant les villages d'Ober et d'Unter-Leuchling, Saint-Hilaire et les Bavarois à droite, dans les terrains bas que baigne la grosse Laber. Tandis qu'on se déployait devant cette position, une colonne de Hongrois s'avança comme pour faire une sortie contre nous. Le maréchal Davout, placé à la tête de son avant-garde, avait sous la main une batterie attelée. Il la fit tirer sur-le-champ avec tant d'à-propos que la colonne autrichienne, renversée sous un flot de mitraille, se replia en désordre sur la position d'où elle avait voulu déboucher. On s'établit alors en face des Autrichiens à petite portée de canon, et on commença à échanger avec eux une effroyable canonnade. Cette canonnade dura plusieurs heures sans résultat, car les Autrichiens, n'ayant d'autre mission que celle de couvrir les approches de la plaine de Ratisbonne, n'étaient pas gens à prendre l'offensive; et de son côté le maréchal Davout, se doutant qu'il avait devant lui des forces considérables, probablement l'archiduc lui-même à la tête de sa principale armée, ne voulait pas engager une bataille décisive sans les ordres de l'Empereur, et sans des moyens suffisants. Il se contenta donc de régulariser sa position, de la rendre sûre pour la nuit, commode pour l'attaque du lendemain, si, comme il en était persuadé, Napoléon ordonnait l'offensive avec des moyens proportionnés à la difficulté. À la nuit, il fit cesser un feu inutile; et les Autrichiens se hâtèrent de suivre cet exemple pour prendre un repos dont ils avaient grand besoin. Le général Friant s'établit en face d'Ober-Leuchling, la gauche appuyée aux sommets boisés qui nous séparaient de la plaine de Ratisbonne. Le général Saint-Hilaire, appuyant légèrement à gauche, s'établit devant Unter-Leuchling, séparé des Autrichiens par le petit ravin qui allait se jeter dans la grosse Laber. Les Bavarois et la cavalerie s'étendirent dans la plaine au bord de la rivière. Cette journée, mêlée de combats d'arrière-garde, d'enlèvements de diverses positions, et d'une longue canonnade, avait encore coûté 1,100 hommes à la division Friant, 300 à la division Saint-Hilaire, total 1,400, et au moins 3 mille aux Autrichiens. En y joignant pour la prise de Landshut 300 hommes de notre côté, 7 mille environ du côté des Autrichiens, c'était, dans cette journée du 21 avril, 1,700 pour nous, 10 mille pour les Autrichiens, en morts, blessés ou prisonniers. Les hommes que cette suite de revers décourageait, et portait à se débander, étaient aussi très-nombreux du côté de l'ennemi.

Premières dispositions de Napoléon en apprenant le combat de Leuchling, et la présence de forces considérables du côté d'Eckmühl. La journée finie, le maréchal Davout envoya sur-le-champ le général Piré à l'Empereur pour le renseigner exactement sur ce qui s'était passé, et lui mander ce qu'on apercevait de la position et de la force des Autrichiens, dans ce dédale de bois, de rivières, compris entre Landshut et Ratisbonne. L'Empereur, soucieux de la canonnade entendue sur sa gauche vers Eckmühl, ne s'était pas couché, afin de recevoir les avis qui ne pouvaient manquer de lui parvenir de toutes parts. Avec sa prodigieuse pénétration, il avait déjà découvert en partie l'état des choses, et il commençait à ne plus douter de la position prise par l'ennemi. En effet, Masséna venant d'Augsbourg par Pfaffenhofen sur Landshut, n'avait rencontré qu'un corps de quelques mille flanqueurs, qu'il avait poussé devant lui, et jeté en désordre au delà de l'Isar. Les masses de l'archiduc Louis et du général Hiller, qu'on avait poursuivies à travers la ville de Landshut, ne dénotaient ni par leur nombre, ni par aucun autre signe, la présence de l'armée principale. Le dernier combat du maréchal Davout, dont la nouvelle venait d'arriver dans la nuit, achevait d'éclaircir cette situation. Napoléon entrevoyait clairement qu'il avait sur sa gauche, le long de la chaussée de Landshut à Ratisbonne par Eckmühl, ou l'archiduc Charles lui-même avec la masse principale de ses forces, ou tout au moins l'armée de Bohême, transportée par le pont de Ratisbonne de la gauche à la droite du Danube. Dans le premier cas, il fallait se porter à Eckmühl avec toutes ses forces; dans le second, il fallait renforcer considérablement le maréchal Davout. Les esprits fermes mettent dans leurs résolutions toute la décision de leurs pensées. Napoléon, sur ce qu'il apprit du combat de Leuchling, fit partir à deux heures après minuit les cuirassiers Saint-Sulpice et les Wurtembergeois sous le général Vandamme, les uns et les autres restés un peu en arrière de Landshut, et ayant par conséquent moins de chemin à faire pour rétrograder vers Eckmühl. Il renvoya sur-le-champ le général Piré au maréchal Davout avec l'annonce de ce renfort, et la promesse de renforts plus considérables lorsque la situation serait définitivement éclaircie.

En effet, les indices qui pour tout autre que lui auraient été chose confuse, se multipliaient d'instant en instant, et achevaient de former sa conviction[16]. Entre autres il lui en arriva un qui dissipa tous ses doutes, c'était la prise de Ratisbonne par l'armée autrichienne. On se souvient que Napoléon avait ordonné au maréchal Davout de laisser à Ratisbonne un régiment pour garder cette ville, ce qui eût été une faute, un régiment ne pouvant y suffire, s'il n'avait été urgent de marcher vers Abensberg avec la plus grande masse possible de forces. Le maréchal Davout avait donc laissé le 65e, excellent régiment, commandé par le colonel Coutard, avec ordre, comme nous l'avons dit, de barricader les portes et les rues de la ville, car Ratisbonne n'avait qu'une simple chemise pour toute fortification, et de s'y défendre à outrance. Le colonel Coutard avait eu affaire le 19 à l'armée de Bohême, et lui avait résisté à coups de fusil avec une extrême vigueur, si bien qu'il avait abattu plus de 800 hommes à l'ennemi. Mais le lendemain 20, il avait vu paraître sur la rive droite l'armée de l'archiduc Charles venant de Landshut, et il s'était trouvé sans cartouches, ayant usé toutes les siennes dans le combat de la veille. Le maréchal Davout averti lui avait envoyé par la route d'Abach deux caissons de munitions conduits par son brave aide de camp Trobriant, lesquels avaient été pris sans qu'il pût entrer un seul paquet de cartouches dans Ratisbonne. Le colonel Coutard, pressé entre deux armées, n'ayant plus un coup de fusil à tirer, et ne pouvant du haut des murs ou des rues barricadées se défendre avec ses baïonnettes, avait été contraint de se rendre. L'archiduc Charles était donc maître de Ratisbonne, des deux rives du Danube, et du point de jonction avec les troupes de Bohême, ce qui le dédommageait en partie d'avoir été séparé de l'archiduc Louis et du général Hiller, mais ce qui ne le dédommageait ni des vingt-quatre mille hommes déjà perdus en trois jours, ni de sa ligne d'opération enlevée, ni surtout de l'ascendant moral détruit en entier et passé complétement du côté de son adversaire. Dès que Napoléon eut appris la mésaventure du 65e, il fut à la fois plein du désir de le venger, et convaincu que l'archiduc Charles était à sa gauche, entre Landshut et Ratisbonne, puisque le 65e avait été pris entre deux armées; que le maréchal Davout avait devant lui à Eckmühl la plus grande partie des forces autrichiennes, et qu'il fallait à l'instant même se rabattre à gauche, avec tout ce dont on pourrait disposer, pour appuyer le maréchal Davout et accabler l'archiduc Charles. La nouvelle de la prise de Ratisbonne achève d'éclairer Napoléon et le décide à marcher sur Eckmühl avec toutes ses forces. Napoléon avait expédié dans la nuit, comme on vient de le voir, le général Saint-Sulpice avec quatre régiments de cuirassiers, le général Vandamme avec les Wurtembergeois. Il fit partir immédiatement le maréchal Lannes avec les six régiments de cuirassiers du général Nansouty, avec les deux belles divisions des généraux Morand et Gudin, lui ordonnant de marcher toute la nuit, de manière à être rendu à Eckmühl vers midi, et à pouvoir donner une heure de repos aux troupes avant de combattre. Napoléon ne faisant rien à demi, parce qu'il ne saisissait pas la vérité à demi, voulut faire plus encore, il voulut partir lui-même avec le maréchal Masséna et les trois divisions que commandait ce maréchal. Il y joignit de plus la superbe division des cuirassiers du général Espagne. Le maréchal Davout avec les divisions Friant et Saint-Hilaire fort réduites par les combats du 19 et du 21, avec les Bavarois et la division Demont, comptait 32 ou 34 mille hommes. Les généraux Vandamme et Saint-Sulpice lui en amenaient 13 ou 14 mille. Le maréchal Lannes avec les divisions Morand et Gudin, avec les cuirassiers Nansouty, lui en amenait 25 mille, ce qui formait un total de 72 mille hommes. Napoléon, suivi du maréchal Masséna et des cuirassiers d'Espagne, allait porter à 90 mille le total des combattants devant Eckmühl. C'était plus qu'il n'en fallait pour accabler l'archiduc Charles, fût-il déjà réuni à l'armée de Bohême. Napoléon fit dire au maréchal Davout qu'il arriverait avec toutes ses forces entre midi et une heure, qu'il signalerait sa présence par plusieurs salves d'artillerie, et qu'il faudrait à ce signal attaquer sur-le-champ.

Avant de partir de sa personne, Napoléon prit encore quelques dispositions. Il donna au maréchal Bessières, chargé de poursuivre au delà de l'Isar les deux corps de Hiller et de l'archiduc Louis, outre la cavalerie légère de Marulaz et une portion de la cavalerie allemande, la division bavaroise de Wrède, et la belle division française Molitor. Il ne borna pas là ses précautions. La division Boudet, l'une des quatre de Masséna, et la division Tharreau, la seconde d'Oudinot, restaient disponibles. Napoléon les échelonna entre le Danube et l'Isar, de Neustadt à Landshut, pour veiller à tout ce qui pourrait survenir entre les deux fleuves, et se porter ou à Neustadt sur le Danube, si une partie de l'armée de Bohême essayait de menacer notre ligne d'opération, ou à Landshut sur l'Isar, si l'archiduc Louis et le général Hiller, séparés du généralissime, voulaient réparer leur échec par un retour offensif contre le maréchal Bessières.

Ces ordres expédiés, Napoléon partit au galop, accompagné du maréchal Masséna, pour se porter à Eckmühl, l'un des champs de bataille immortalisés par son génie. Il partit à la pointe du jour du 22. Depuis le 19 on n'avait cessé de combattre. On allait le faire dans cette journée mémorable avec bien plus de vigueur et en plus grand nombre que les jours précédents.

Position de l'archiduc Charles autour d'Eckmühl. De part et d'autre, en effet, tout se préparait pour une action décisive. L'archiduc Charles ne pouvait plus conserver aucun espoir de ramener à lui sa gauche, rejetée au delà de l'Isar. Il ne devait plus avoir qu'un désir, celui de se réunir à l'armée de Bohême, ce qui devenait facile depuis la prise de Ratisbonne. Mais il voulut, à son tour, tenter quelque chose qui, en cas de succès, aurait rétabli les chances, et rendu à Napoléon ce qu'il avait fait aux Autrichiens, en lui enlevant sa ligne d'opération. Il conçut donc le projet singulier d'essayer une attaque en trois colonnes sur Abach, dans la direction même que le maréchal Davout avait suivie pour remonter de Ratisbonne sur Abensberg. (Voir la carte no 46.) Ayant maintenant le dos tourné vers Ratisbonne et la face vers Landshut, il n'avait qu'à faire un mouvement par sa droite sur Abach, pour exécuter ce projet qui le plaçait sur la ligne de communication des Français; et comme il n'y avait d'ailleurs vers Abach que l'avant-garde du général Montbrun, laquelle, après avoir combattu le 19 à Dinzling contre le corps de Rosenberg, ne cessait d'escarmoucher avec les troupes légères autrichiennes, il eût été possible de percer, et de déboucher sur nos derrières. Mais, toujours hésitant, soit par la crainte de ce qui pouvait arriver de toute entreprise hardie devant un adversaire comme Napoléon, soit par la crainte de compromettre une armée sur laquelle reposait le salut de la monarchie, l'archiduc apporta dans l'exécution de cette nouvelle entreprise des tâtonnements qui devaient en rendre le succès impossible. D'abord, pour donner au général Kollowrath, détaché de l'armée de Bohême, le temps de passer le Danube, il décida que l'attaque n'aurait lieu qu'entre midi et une heure, moment choisi par Napoléon pour forcer le passage d'Eckmühl. Il distribua ses troupes en trois colonnes. La première, composée du corps de Kollowrath, ayant une partie de la brigade Vecsay pour avant-garde, devait marcher de Burg-Weinting sur Abach. (Voir la carte no 46.) Elle était de 24 mille hommes. La seconde, composée de la division Lindenau et du reste de la brigade Vecsay, devait, sous le prince Jean de Liechtenstein, marcher par Weilhoe sur Peising. Elle était de 12 mille hommes, et avait l'archiduc généralissime à sa tête. La troisième enfin, forte de près de 40 mille hommes, composée du corps de Rosenberg qui était placé aux villages d'Ober et d'Unter-Leuchling, en face du maréchal Davout, du corps de Hohenzollern qui barrait la chaussée d'Eckmühl, des grenadiers de la réserve et des cuirassiers qui gardaient l'entrée de la plaine de Ratisbonne vers Egglofsheim, devait rester immobile et défendre contre les Français la route de Landshut à Ratisbonne, tandis que les deux premières colonnes feraient leur effort sur Abach. L'archiduc se préparait donc à prendre l'offensive par sa droite, forte de 36 mille hommes, tandis que sa gauche, forte de 40 mille, se tiendrait sur la défensive, à mi-côte des hauteurs qui séparent la grosse Laber de la vallée du Danube. Napoléon, de son côté, marchant au secours du maréchal Davout sur Eckmühl, allait se ruer sur cette gauche avec toutes ses forces, les deux généraux ennemis agissant ainsi sur les communications l'un de l'autre, mais le premier avec hésitation, le second avec une irrésistible vigueur. Cette gauche de l'archiduc, qui devait nous disputer la route de Ratisbonne aux environs d'Eckmühl, était disposée comme il suit. Le corps de Rosenberg était établi à mi-côte sur les hauteurs qui bordent la Laber, derrière les deux villages d'Ober-Leuchling et d'Unter-Leuchling, flanquant la chaussée de Ratisbonne. Un peu plus loin et plus bas se trouvait le corps de Hohenzollern, occupant les bords de la grosse Laber, le château d'Eckmühl, les rampes que la chaussée de Ratisbonne forme au-dessus de ce château. Sur le revers au milieu de la plaine de Ratisbonne, se tenait toute la masse des cuirassiers et des grenadiers, en avant et en arrière d'Egglofsheim. C'était donc en face des deux villages d'Ober et d'Unter-Leuchling, puis sur la chaussée d'Eckmühl, et enfin dans la plaine de Ratisbonne, que l'action devait se passer.

Bataille d'Eckmühl, livrée le 22 avril 1809. Jusqu'à huit heures un épais brouillard enveloppa ce champ de bataille, de l'aspect le plus agreste, et où allait couler le sang de tant de milliers d'hommes. Dès que le brouillard disparut, on se prépara de part et d'autre, les uns à la défense, les autres à l'attaque. Le maréchal Davout disposa vers sa gauche la division Friant pour la diriger sur les sommets boisés auxquels s'appuyaient les deux villages d'Ober et d'Unter-Leuchling, vers sa droite la division Saint-Hilaire pour attaquer de front les deux villages que les Autrichiens occupaient en force. Préparatifs des deux armées. Plus à droite et plus bas, sur le bord de la grosse Laber, il avait rangé les cavaleries bavaroise et wurtembergeoise, et en arrière les divisions de cuirassiers français qui étaient déjà arrivées. Les Autrichiens de leur côté s'établissaient de leur mieux sur les hauteurs qu'ils avaient à défendre. Le prince de Rosenberg avait fait barricader le village d'Unter-Leuchling, le plus menacé des deux, placé une partie de ses forces dans l'intérieur de ces deux villages, et le reste au-dessus sur un plateau boisé qui les dominait. Pour se relier avec la chaussée d'Eckmühl, qui passait derrière lui, il avait déployé sur un coteau le régiment de Czartoryski, avec beaucoup d'artillerie, de manière à labourer de ses boulets toute la vallée par laquelle devaient se présenter les Français. La brigade Biber, du corps de Hohenzollern, était en masse profonde le long de la chaussée au-dessus d'Eckmühl, tandis que Wukassovich occupait avec plusieurs détachements l'autre rive de la grosse Laber, attendant les Français qui venaient de Landshut. Avant midi pas un coup de fusil ou de canon ne troubla les airs. On discernait seulement de nombreux mouvements d'hommes et de chevaux, et sur ces coteaux couverts de bois, au milieu de ces prairies humides et verdoyantes, on voyait se dessiner en longues lignes blanches les masses de l'armée autrichienne.

Vers midi d'épaisses colonnes de troupes parurent dans la direction de Landshut: c'étaient les divisions Morand et Gudin précédées des Wurtembergeois, suivies des maréchaux Lannes et Masséna, et de Napoléon lui-même, qui accouraient tous au galop. Rencontre des deux avant-gardes à Buchhausen. Les troupes françaises arrivant de Landshut débouchaient par Buchhausen, d'une chaîne de coteaux placée vis-à-vis d'Eckmühl, et formant la berge opposée de la vallée de la grosse Laber. (Voir la carte no 47.) Sans qu'on eût à donner le signal convenu, la rencontre des avant-gardes annonça le commencement du combat. Les Wurtembergeois, en débouchant de Buchhausen, furent accueillis par la mitraille partant d'une batterie de Wukassovich, et par les charges de sa cavalerie légère. Repoussés d'abord, mais ramenés bientôt en avant par le brave Vandamme, soutenus par les divisions Morand et Gudin, ils enlevèrent Lintach, bordèrent la grosse Laber devant Eckmühl, et se lièrent par leur gauche avec la division Demont et les Bavarois. À leur droite, les avant-postes de la division Gudin vinrent se répandre entre Deckenbach et Zaitzkofen, vis-à-vis d'Eckmühl et de Roking.

Combat du maréchal Davout contre les villages d'Unter et d'Ober-Leuchling. Au premier coup de canon tiré à l'avant-garde, l'intrépide Davout ébranla ses deux divisions. L'artillerie française vomit d'abord une grêle de projectiles sur tout le front des Autrichiens, et les obligea à se renfermer dans les villages d'Unter et d'Ober-Leuchling. Les divisions Friant et Saint-Hilaire s'avancèrent en ordre, la première à gauche sur les bois auxquels s'appuyait la droite du corps de Rosenberg, la seconde à droite sur les villages d'Ober-Leuchling et d'Unter-Leuchling, situés tous deux à une portée de fusil. Une mousqueterie des plus meurtrières assaillit la division Saint-Hilaire dans son mouvement contre les deux villages, mais n'ébranla point cette vieille troupe, qui était conduite par le brave Saint-Hilaire, surnommé dans l'armée le chevalier sans peur et sans reproche. Le village d'Ober-Leuchling, plus enfoncé dans le ravin et d'un abord moins difficile, fut emporté le premier. Celui d'Unter-Leuchling, plus en dehors, plus escarpé, et barricadé intérieurement, fut énergiquement défendu par les Autrichiens. Le 10e léger, qui était chargé de l'attaque, exposé au double feu du village et du bois en dessus, perdit en un instant 500 hommes morts ou blessés. Il ne se troubla point, pénétra dans le village barricadé, y tua à coups de baïonnette tout ce qui résistait, et y fit plusieurs centaines de prisonniers. Les régiments de Bellegarde et de Reuss-Graitz qui nous avaient disputé les deux villages, se retirèrent alors en arrière sur le plateau boisé, et s'y défendirent avec une nouvelle vigueur. Pendant ce temps la division Friant avait attaqué à gauche les bois auxquels se liaient les deux villages, et y avait refoulé les régiments de Chasteler, archiduc Louis et Cobourg, formant la droite du prince de Rosenberg. Après un feu de tirailleurs très-meurtrier, le 48e et le 111e, conduits par le général Barbanègre, se jetèrent baïonnette baissée dans toutes les éclaircies des bois occupées par les masses autrichiennes, et renversèrent celles-ci. Le corps de Rosenberg poussé ainsi d'un côté vers les bois qui couronnaient la chaîne, de l'autre au delà des deux villages, sur le plateau boisé qui les dominait, fut acculé vers la coupure à travers laquelle passait la chaussée d'Eckmühl. Retiré sur ce point, il essaya de s'y maintenir. En ce moment, dans le bas à droite, devant Eckmühl, les attaques commençaient avec une égale vigueur. Prise du château d'Eckmühl par les Wurtembergeois. Tandis que la cavalerie des Bavarois, appuyée par nos cuirassiers, chargeait dans la prairie la cavalerie des Autrichiens, les fantassins wurtembergeois s'étaient élancés sur Eckmühl pour l'enlever à l'infanterie de Wukassovich. Assaillis par une grêle de balles parties des murailles du château, ils ne se découragèrent pas, et revenant à la charge, ils l'emportèrent. On aperçut alors la chaussée dont les rampes s'élevaient dans la montagne, couverte de masses profondes d'infanterie et de cavalerie. D'un côté à gauche se voyaient les restes de Rosenberg défendant le plateau situé au-dessus des villages d'Ober et d'Unter-Leuchling, de l'autre côté à droite les hauteurs boisées de Roking, où était établie une partie de la brigade Biber. Il fallait donc enlever ces points, et enfoncer entre deux les masses qui barraient la chaussée.

Attaque décisive sur la chaussée d'Eckmühl. Napoléon, accompagné de Lannes et de Masséna, ordonna l'attaque décisive, pendant que le général Cervoni, brave officier, déployant une carte sous leurs yeux, était emporté par un boulet. Lannes conduisit à droite la division Gudin sur les hauteurs boisées de Roking. Cette division passa la grosse Laber au point de Stanglmühle, d'un côté gravit directement les hauteurs de Roking, de l'autre, prolongeant son mouvement à droite, déborda ces hauteurs, et les enleva successivement à la brigade Biber, qui les disputa pied à pied. Sur la chaussée, la cavalerie à son tour s'élança sur ce terrain, qui présentait une montée assez roide, et qui était couvert d'une épaisse colonne. Ce furent les cavaliers bavarois et wurtembergeois qui chargèrent les premiers et qui rencontrèrent la cavalerie légère des Autrichiens. Celle-ci se précipitant avec bravoure sur un terrain en pente, culbuta nos alliés jusqu'au bord de la grosse Laber. Les cuirassiers français, venant à leur secours, gravirent la pente au galop, renversèrent les cavaliers autrichiens, et parvinrent au sommet de la chaussée à l'instant même où l'infanterie de Gudin, maîtresse de la hauteur de Roking, apparaissait sur leur tête. Cette infanterie, à l'aspect des cuirassiers français gravissant la chaussée au galop et enfonçant les Autrichiens malgré le désavantage du terrain, se mit à battre des mains en criant: Vivent les cuirassiers!

À gauche la lutte continuait entre Saint-Hilaire et les régiments de Bellegarde et de Reuss-Graitz, qui disputaient le plateau boisé au-dessus de Leuchling. Saint-Hilaire y pénétra enfin, en chassa les deux régiments et les refoula sur la chaussée. À cette vue les braves généraux Stutterheim et Sommariva s'élancèrent avec les chevaux-légers de Vincent et les hussards de Stipsicz sur l'infanterie de Saint-Hilaire. Mais celle-ci les arrêta en leur présentant ses baïonnettes, les ramena sur le bord de la chaussée de Ratisbonne, et la couronna d'un côté, tandis que l'infanterie de Gudin la couronnait de l'autre. La cavalerie autrichienne, accumulée alors sur la chaussée, fit de nouveaux efforts contre la masse de nos cavaliers, chargea, fut chargée à son tour, et finit par céder le terrain.

La chaussée d'Eckmühl enlevée, l'armée française débouche dans la plaine de Ratisbonne. À cette heure l'obstacle était forcé de toutes parts, et la chaussée de Ratisbonne nous appartenait, car à gauche Friant traversant le bois qui surmontait la chaîne descendait déjà sur le revers des hauteurs, et à droite Gudin franchissant aussi cette chaîne, commençait à déboucher dans la plaine de Ratisbonne vers Gailsbach. Les troupes de Rosenberg et de Hohenzollern débordées de droite et de gauche, vinrent chercher un abri derrière la masse des cuirassiers autrichiens qui était rangée en bataille à Egglofsheim. Notre cavalerie les suivit au grand trot, ayant à gauche l'infanterie Friant et Saint-Hilaire, à droite l'infanterie Gudin. Furieux combat de cavalerie autour d'Egglofsheim. Il était sept heures du soir, la nuit approchait, et derrière les cavaliers bavarois et wurtembergeois, nos alliés, débouchaient en masse, faisant retentir la terre sous le pas de leurs chevaux, les dix régiments de cuirassiers de Nansouty et de Saint-Sulpice. Un terrible choc était inévitable entre les deux cavaleries, l'une voulant couvrir la plaine dans laquelle en ce moment se repliait l'archiduc Charles, et l'autre voulant conquérir cette plaine pour y terminer sa victoire sous les murs mêmes de Ratisbonne. Pendant que nos cuirassiers s'avancent sur la chaussée flanqués de la cavalerie alliée, contre les cuirassiers autrichiens placés aussi sur la chaussée, et flanqués de leur cavalerie légère, la masse des cavaliers ennemis s'ébranle la première à la lueur du crépuscule. Les cuirassiers de Gottesheim fondent au galop sur les cuirassiers français. Ceux-ci, attendant avec sang-froid leurs adversaires, font une décharge de toutes leurs armes à feu, puis une partie d'entre eux, s'élançant à leur tour, prennent en flanc les cuirassiers ennemis, les renversent, et les poursuivent à outrance. Alors les cuirassiers autrichiens, dits de l'empereur, viennent au secours de ceux de Gottesheim. Les nôtres les reçoivent et les repoussent. Les braves hussards de Stipsicz veulent prêter appui à leur grosse cavalerie, et ne craignent pas de se jeter sur nos cuirassiers. Après un honorable effort ils sont culbutés comme les autres, et toute la masse de la cavalerie autrichienne dispersée s'enfuit au delà d'Egglofsheim sur Kofering. Tandis que nos cavaliers suivent la chaussée au galop, ceux des Autrichiens, trouvant la plaine marécageuse, veulent regagner la chaussée, se mêlent ainsi au torrent des nôtres, et tombent dans nos rangs. Une foule de combats singuliers s'engagent alors aux douteuses clartés de la lune, et au milieu de l'obscurité qui commence, on n'entend que le cliquetis des sabres sur les cuirasses, le cri des combattants, le pas des chevaux. Nos cuirassiers portant la double cuirasse, couverts par conséquent dans tous les sens, ont moins de peine à se défendre que les Autrichiens, qui ne portant de cuirasse que sur la poitrine, tombent en grand nombre sous les coups de pointe qu'ils reçoivent par derrière. Une foule de ces malheureux sont ainsi blessés à mort. Jamais depuis vingt ans on n'a vu une pareille scène de désolation.

Cependant la nuit étant faite, il devient prudent d'arrêter le combat. En s'avançant on peut rencontrer en désordre l'armée de l'archiduc se repliant sur Ratisbonne, et la jeter dans le Danube; mais on peut aussi la trouver rangée en ordre, et en masse, sous les murs de cette ville, et capable d'arrêter des vainqueurs qui débouchent sans ensemble, à travers plusieurs issues, de la vallée de la grosse Laber. Napoléon arrive en ce moment avec Masséna et Lannes à Egglofsheim. Après quelques instants de délibération, le parti le plus sage l'emporte, et il remet au lendemain à livrer une seconde bataille, si l'archiduc tient devant Ratisbonne, ou à le poursuivre au delà du Danube, s'il se retire derrière ce fleuve. Il donne donc l'ordre de bivouaquer sur place. C'était agir sagement, car les troupes expiraient de fatigue, celles surtout qui venaient de Landshut. Il n'y avait même d'arrivés que les Wurtembergeois, Morand et Gudin. Les trois divisions de Masséna se trouvaient encore en arrière.

Résultats de la bataille d'Eckmühl. Cette journée du 22, dite bataille d'Eckmühl, et méritant le titre de bataille par le nombre des troupes engagées, par l'importance décisive de l'événement, nous avait coûté environ 2,500 hommes hors de combat, la plus grande partie appartenant aux divisions Friant et Saint-Hilaire, lesquelles par leur conduite dans ces quatre jours obtinrent pour leur chef le titre de prince d'Eckmühl, titre glorieux bien justement acquis. Elle avait coûté aux Autrichiens environ 6 mille morts ou blessés, un grand nombre de bouches à feu, et 3 ou 4 mille prisonniers, recueillis à la nuit dans les villages que l'on traversait à mesure que l'armée autrichienne battait en retraite. Cette bataille avait définitivement séparé l'archiduc Charles des corps de Hiller et de l'archiduc Louis, et l'avait rejeté en désordre sur la Bohême, après lui avoir enlevé sa ligne d'opération, la Bavière, et la grande route de Vienne.

Napoléon, pour la première fois depuis quatre jours, put prendre un instant de repos, et le prit bien court, car il voulait achever le lendemain la série de ses grandes et belles opérations. Il se doutait bien du reste qu'il n'aurait pas de bataille à livrer, et que l'archiduc Charles passerait le Danube en toute hâte, mais il prétendait lui rendre ce passage difficile et même funeste, s'il était possible.

De son côté l'archiduc Charles, qui s'était arrêté dans son mouvement sur Abach en apprenant le malheur de sa gauche, et qui n'avait rien fait pour le prévenir à temps, l'archiduc consterné, et se reprochant vivement alors de n'avoir pas persévéré davantage dans sa résistance à la politique de la guerre, n'avait pas autre chose à faire qu'à traverser promptement le Danube pour rejoindre l'armée de Bohême, dont il avait déjà rallié la moitié sous Kollowrath, et de descendre ensuite le grand fleuve autrichien sur une rive, tandis que Napoléon le descendrait sur l'autre. Livrer une bataille avec le Danube à dos, eût été une faute contre les règles de la guerre, et une faute tout à fait inexcusable dans l'état de l'armée autrichienne, qui, quoiqu'elle se fût bien conduite, était revenue au sentiment de son infériorité à l'égard de l'armée française. La cavalerie de l'archiduc Charles d'ailleurs était trop peu nombreuse pour disputer à la cavalerie française la vaste plaine dans laquelle on se trouvait. L'archiduc Charles se décide à passer le Danube à Ratisbonne, afin de se réfugier en Bohême. L'archiduc résolut donc de passer sans délai le Danube, soit sur le pont de pierre de Ratisbonne, soit sur un pont de bateaux jeté un peu au-dessous de cette ville, au moyen d'un matériel de passage que l'armée de Bohême avait amené avec elle. Il fut décidé que le corps de Kollowrath, dirigé sur Abach le matin, et ramené le soir d'Abach sur Burg-Weinting, couvrirait la retraite, car n'ayant pas donné encore il était moins fatigué que les autres. Le gros de l'armée devait traverser Ratisbonne, franchir le Danube sur le pont de cette ville, pendant que le corps de réserve passerait sur le pont de bateaux jeté au-dessous, et que la cavalerie évoluerait dans la plaine, pour occuper les Français en faisant le coup de sabre avec eux.

Le lendemain 23, les dispositions de l'archiduc furent exécutées avec assez d'ordre et de succès. Bien avant le jour les divers corps de l'armée traversèrent Ratisbonne, tandis que le général Kollowrath, se retirant avec lenteur vers la ville, donnait aux troupes de l'archiduc le temps de défiler. Les grenadiers s'étaient agglomérés au-dessous de Ratisbonne pour opérer leur passage. La cavalerie manœuvrait entre Ober-Traubling et Burg-Weinting.

Les Français poursuivent les Autrichiens sous les murs de Ratisbonne. Les Français de leur côté se mirent en mouvement de fort bonne heure, tenus en éveil par la victoire presque autant que les Autrichiens par la défaite. Dès qu'on put discerner les objets, la cavalerie légère, par ordre de Napoléon, s'avança en reconnaissance sur la cavalerie autrichienne, pour savoir si c'était une bataille qu'on aurait à livrer, ou des fuyards qu'on aurait à poursuivre. La cavalerie autrichienne, qui, dans ces circonstances, n'avait cessé de se conduire avec le plus grand dévouement, se précipita sur la nôtre, et il s'engagea entre les deux une nouvelle mêlée où toutes les armes tombèrent dans une affreuse confusion. Les cavaliers autrichiens perdirent par ce noble dévouement près d'un millier d'hommes; mais se retirant toujours sur la ville, à travers laquelle ils défilaient au galop, ils attirèrent notre attention de ce côté, et réussirent ainsi à nous dérober la vue du pont de bateaux par lequel passaient les grenadiers. Un détachement de cavalerie légère s'en aperçut enfin, signala le fait à l'artillerie de Lannes, qui, accourue au galop, se mit à foudroyer les Autrichiens. On y tua grand nombre de grenadiers, on en noya beaucoup d'autres, et on détruisit même le pont, dont les bateaux désunis et enflammés furent bientôt emportés par le Danube. Mais le gros des troupes put se retirer, sauf une perte de quelques centaines d'hommes. Le maréchal Davout à gauche, avec les divisions Friant et Saint-Hilaire, le maréchal Lannes à droite, avec les divisions Morand et Gudin, la cavalerie au centre, ne débouchèrent sur la ville qu'au moment où les derniers bataillons autrichiens la traversaient. Les portes en furent immédiatement fermées sur nos voltigeurs.

Attaque de Ratisbonne. Napoléon y voulait entrer dans la journée même, soit pour venger l'échec du 65e de ligne, soit pour avoir le pont du Danube, et s'assurer ainsi le moyen de suivre l'archiduc Charles en Bohême. La ville était enveloppée d'une simple muraille, avec des tours de distance en distance, et un large fossé. Elle ne pouvait pas donner lieu à un siége régulier; mais défendue par beaucoup de monde, elle pouvait tenir quelques heures, même quelques jours, et singulièrement ralentir notre poursuite. Napoléon ordonna que l'artillerie des maréchaux Davout et Lannes, tirée des rangs, fût mise en ligne tout entière, pour abattre les murs de cette malheureuse cité. Sur-le-champ un grand nombre de pièces commencèrent à vomir les boulets et les obus, et le feu éclata en plusieurs quartiers.

Napoléon, impatient de venir à bout de cette résistance, s'était approché de Ratisbonne, au milieu d'un feu de tirailleurs que soutenaient les Autrichiens du haut des murs, et les Français du bord du fossé. Napoléon blessé au pied. Tandis qu'avec une lunette il observait les lieux, il reçut une balle au cou-de-pied, et dit avec le sang-froid d'un vieux soldat: Je suis touché!—Il l'était effectivement, et d'une manière qui aurait pu être dangereuse, car si la balle eût porté plus haut, il avait le pied fracassé, et l'amputation eût été inévitable. Les chirurgiens de la garde accourus auprès de lui enlevèrent sa botte et placèrent un léger appareil sur la blessure, qui était peu grave. À la nouvelle que l'Empereur était blessé, les soldats des corps les plus voisins rompirent spontanément leurs rangs, pour lui adresser de plus près les bruyants témoignages de leur affection. Il n'y en avait pas un qui ne crût son existence attachée à la sienne. Napoléon, donnant la main aux plus rapprochés, leur affirma que ce n'était rien, remonta immédiatement à cheval, et parcourut le front de l'armée pour la rassurer. Ce fut un délire de joie et d'enthousiasme. On saluait en lui l'heureux vainqueur d'Eckmühl, que la mort venait d'effleurer à peine, pour apprendre à tous que le danger lui était commun avec eux, et que s'il prodiguait leur vie, il ne ménageait guère la sienne. Il passa devant les corps qui s'étaient le mieux conduits, fit sortir des rangs les officiers et même les soldats signalés par leur bravoure, et leur donna à tous des récompenses. Il y eut de simples soldats qui reçurent des dotations de quinze cents francs de rente.

Prise de Ratisbonne. Cependant ce n'était pas tout à ses yeux que d'échanger ces joyeuses félicitations, il fallait achever de vaincre, et il envoyait aide de camp sur aide de camp auprès du maréchal Lannes, pour accélérer la prise de Ratisbonne. Cet intrépide maréchal s'était approché de la porte de Straubing, et avait fait diriger tous les coups de son artillerie sur une maison saillante qui dominait l'enceinte. Bientôt cette maison, abattue par les boulets, s'écroula dans le fossé, et le combla en partie. L'obstacle n'était dès lors plus aussi difficile à vaincre, mais il restait toujours un double escarpement à franchir soit pour descendre dans le fossé, soit pour remonter sur le mur vis-à-vis, qui n'était qu'à moitié renversé. On s'était procuré quelques échelles. Des grenadiers du 85e s'en saisirent, et les placèrent au bord du fossé. Mais chaque fois qu'un d'entre eux paraissait, des balles tirées avec une grande justesse l'abattaient à l'instant. Après que quelques hommes eurent été frappés de la sorte, les autres semblèrent hésiter. Alors Lannes s'avançant tout couvert de ses décorations, s'empara de l'une de ces échelles, en s'écriant: Vous allez voir que votre maréchal, tout maréchal qu'il est, n'a pas cessé d'être un grenadier.—À cette vue ses aides de camp, Marbot et Labédoyère, s'élancent, et lui arrachent l'échelle des mains. Les grenadiers les suivent, prennent les échelles, se précipitent en foule sur le bord du fossé, et y descendent. Les coups de l'ennemi, tirés sur un plus grand nombre d'hommes à la fois, et avec plus de précipitation, n'ont plus la même justesse. On franchit le fossé, on escalade le mur à moitié renversé par nos boulets. Les grenadiers du 85e, suivant MM. Labédoyère et Marbot, pénètrent ainsi dans la ville, se dirigent vers l'une des portes et l'ouvrent au 85e, qui entre en colonne dans Ratisbonne. La ville est à nous. On court de rues en rues sous la fusillade, ramassant partout des prisonniers. Mais tout à coup on est arrêté par un cri de terreur parti du milieu des Autrichiens:—Prenez garde à vous, nous allons tous sauter en l'air! s'écrie un officier.—Il y avait en effet des barils de poudre qu'on avait laissés dans une rue, et que le feu échangé des deux côtés pouvait faire sauter. D'un commun accord on s'arrête; on roule ces barils de manière à les mettre à l'abri de l'incendie, et à s'épargner aux uns comme aux autres un péril mortel. Les Autrichiens se retirent ensuite, et abandonnent la ville à nos troupes.

Résultat de cette brillante campagne de cinq jours. Cette journée coûta encore à l'ennemi environ deux mille hommes hors de combat, et six à sept mille prisonniers. C'était la cinquième depuis l'ouverture de la campagne. Jetons un regard sur ces cinq journées si remplies. Le 19 avril, le maréchal Davout, remontant le Danube de Ratisbonne à Abensberg, avait rencontré l'archiduc Charles à Tengen, lui avait tenu tête, et l'avait arrêté sur place. Le 20, Napoléon, réunissant la moitié du corps du maréchal Davout aux Bavarois et aux Wurtembergeois, tandis qu'il attirait le maréchal Masséna sur le point commun d'Abensberg, avait percé vers Rohr la ligne des Autrichiens, et séparé l'archiduc Charles du général Hiller et de l'archiduc Louis. Le 21, il avait continué ce mouvement, et définitivement séparé les deux masses ennemies, en prenant Landshut et la ligne d'opération des Autrichiens, pendant que le même jour le maréchal Davout, formant à gauche le pivot de ses mouvements, rencontrait encore, et contenait l'archiduc Charles à Leuchling. Le 22, averti que l'archiduc Charles ne s'était pas retiré par Landshut, mais se trouvait à sa gauche vers Eckmühl, devant le corps du maréchal Davout, il avait subitement pris sa détermination, s'était rabattu sur Eckmühl, et, dans cette bataille, livrée sur l'extrémité de la ligne ennemie, avait accablé et acculé les Autrichiens vers Ratisbonne. Le 23 enfin, il terminait cette lutte de cinq jours en prenant Ratisbonne, et en refoulant en Bohême l'archiduc Charles réuni à l'armée de Bellegarde, mais séparé de celle de Hiller et de l'archiduc Louis. Outre l'avantage de s'ouvrir la route de Vienne que défendaient tout au plus 36 ou 40 mille hommes démoralisés, d'avoir pris l'immense matériel qui se trouvait sur la principale ligne d'opération de l'ennemi, d'avoir rejeté l'archiduc Charles dans les défilés de la Bohême, où celui-ci devait être paralysé pour long-temps, d'avoir rendu enfin à ses armes tout leur ascendant, Napoléon avait détruit ou pris environ 60 mille hommes, et plus de cent pièces de canon. Sur ces 60 mille hommes près de 40 mille avaient été atteints par le feu de nos fantassins ou le sabre de nos cavaliers[17]. Et tout cela Napoléon l'avait obtenu en se dirigeant, au milieu d'une confusion inouïe de lieux et d'hommes, d'après les vrais principes de la guerre. Sans doute en donnant davantage au hasard, en laissant l'archiduc courir sur Ratisbonne, sans amener à lui le maréchal Davout, Napoléon aurait pu se jeter sur les derrières de l'ennemi par Lancqwaid et Eckmühl, et peut-être prendre en un jour l'armée autrichienne tout entière. Mais, outre qu'il aurait fallu deviner le secret de cette situation, ce qui n'est donné à personne, Napoléon aurait manqué aux vrais principes en restant divisé en présence d'un ennemi concentré, et lui aurait livré ainsi la possibilité d'un grand triomphe. Au contraire, en amenant à un point commun le maréchal Davout par sa gauche, le maréchal Masséna par sa droite, il se mit en mesure de faire face à tout, quelles que fussent les chances des événements, et il put couper devant lui la ligne ennemie, percer sur Landshut, puis se rabattre à gauche, et accabler définitivement à Ratisbonne la grande armée autrichienne. Si nous l'osions, nous ajouterions qu'il vaut presque mieux avoir triomphé un peu moins en se conformant aux véritables principes de la guerre, qui ne sont après tout que les règles du bon sens, avoir triomphé un peu moins, disons-nous, mais sans courir aucune chance périlleuse, que d'avoir triomphé davantage en donnant trop au hasard. Napoléon n'eût jamais succombé, s'il avait dirigé la politique comme en cette occasion il dirigea la guerre. Du reste, l'Autriche, sous ces coups terribles, allait être abattue, l'Allemagne comprimée, l'Europe contenue: Napoléon n'avait jamais mieux mérité les faveurs de la fortune, qui, dans ces cinq journées, sembla de nouveau tout à fait séduite et ramenée.

FIN DU LIVRE TRENTE-QUATRIÈME.

LIVRE TRENTE-CINQUIÈME.
WAGRAM.

Commencement des hostilités en Italie. — Entrée imprévue des Autrichiens par la Ponteba, Cividale et Gorice. — Surprise du prince Eugène, qui ne s'attendait pas à être attaqué avant la fin d'avril. — Il se replie sur la Livenza avec les deux divisions qu'il avait sous la main, et parvient à y réunir une partie de son armée. — L'avant-garde du général Sahuc est enlevée à Pordenone. — L'armée demande la bataille à grands cris. — Le prince Eugène entraîné par ses soldats, se décide à combattre avant d'avoir rallié toutes ses forces, et sur un terrain mal choisi. — Bataille de Sacile perdue le 16 avril. — Retraite sur l'Adige. — Soulèvement du Tyrol. — L'armée française concentrée derrière l'Adige, s'y réorganise sous la direction du général Macdonald, donné pour conseiller au prince Eugène. — La nouvelle des événements de Ratisbonne oblige l'archiduc Jean à battre en retraite. — Le prince Eugène le poursuit l'épée dans les reins. — Passage de la Piave de vive force, et pertes considérables des Autrichiens. — Événements en Pologne. — Hostilités imprévues en Pologne comme en Bavière et en Italie. — Joseph Poniatowski livre sous les murs de Varsovie un combat opiniâtre aux Autrichiens. — Il abandonne cette capitale par suite d'une convention, porte la guerre sur la droite de la Vistule, et fait essuyer aux Autrichiens de nombreux échecs. — Mouvements insurrectionnels en Allemagne. — Désertion du major Schill. — Conduite de Napoléon après les événements de Ratisbonne. — Son inquiétude en apprenant les nouvelles d'Italie, que le prince Eugène tarde trop long-temps à lui faire connaître. — Il s'avance néanmoins en Bavière, certain de tout réparer par une marche rapide sur Vienne. — Ses motifs de ne pas poursuivre l'archiduc Charles en Bohême, et de se porter au contraire sur la capitale de l'Autriche par la ligne du Danube. — Marche admirablement combinée. — Passage de l'Inn, de la Traun et de l'Ens. — L'archiduc Charles, voulant repasser de la Bohême en Autriche, et rejoindre le général Hiller et l'archiduc Louis derrière la Traun, est prévenu à Lintz par Masséna. — Épouvantable combat d'Ébersberg. — L'archiduc Charles n'ayant pu arriver à temps ni à Lintz, ni à Krems, les corps autrichiens qui défendaient la haute Autriche sont obligés de repasser le Danube à Krems, et de découvrir Vienne. — Arrivée de Napoléon sous cette capitale le 10 mai, un mois après l'ouverture des hostilités. — Entrée des Français à Vienne à la suite d'une résistance fort courte de la part des Autrichiens. — Effet de cet événement en Europe. — Vues de Napoléon pour achever la destruction des armées ennemies. — Manière dont il échelonne ses corps pour empêcher une tentative des archiducs sur ses derrières, et pour préparer une concentration subite de ses forces dans la vue de livrer une bataille décisive. — Nécessité de passer le Danube pour joindre l'archiduc Charles, qui est campé vis-à-vis de Vienne. — Préparatifs de ce difficile passage. — Dans cet intervalle l'armée d'Italie dégagée par les progrès de l'armée d'Allemagne a repris l'offensive, et marché en avant. — L'archiduc Jean repasse les Alpes Noriques et Juliennes affaibli de moitié, et dirige les forces qui lui restent vers la Hongrie et la Croatie. — Évacuation du Tyrol et soumission momentanée de cette province. — Napoléon prend la résolution définitive de passer le Danube, et d'achever la destruction de l'archiduc Charles. — Difficulté de cette opération en présence d'une armée ennemie de cent mille hommes. — Choix de l'île de Lobau, située au milieu du Danube, pour diminuer la difficulté du passage. — Ponts jetés sur le grand bras du Danube les 19 et 20 mai. — Pont jeté sur le petit bras le 20. — L'armée commence à passer. — À peine est-elle en mouvement, que l'archiduc Charles vient à sa rencontre. — Bataille d'Essling, l'une des plus terribles du siècle. — Le passage plusieurs fois interrompu par une crue subite du Danube, est définitivement rendu impossible par la rupture totale du grand pont. — L'armée française privée d'une moitié de ses forces et dépourvue de munitions, soutient le 21 et le 22 mai une lutte héroïque, pour n'être pas jetée dans le Danube. — Mort de Lannes et de Saint-Hilaire. — Conduite mémorable de Masséna. — Après quarante heures d'efforts impuissants, l'archiduc Charles désespérant de jeter l'armée française dans le Danube, la laisse rentrer paisiblement dans l'île de Lobau. — Caractère de cette épouvantable bataille. — Inertie de l'archiduc Charles, et prodigieuse activité de Napoléon pendant les jours qui suivirent la bataille d'Essling. — Efforts de ce dernier pour rétablir les ponts et faire repasser l'armée française sur la rive droite du Danube. — Heureux emploi des marins de la garde. — Napoléon s'occupe de créer de nouveaux moyens de passage, et d'attirer à lui les armées d'Italie et de Dalmatie, pour terminer la guerre par une bataille générale. — Marche heureuse du prince Eugène, de Macdonald et de Marmont pour rejoindre la grande armée sur le Danube. — Position que Napoléon fait prendre au prince Eugène sur la Raab, dans le double but de l'attirer à lui et d'éloigner l'archiduc Jean. — Rencontre du prince Eugène avec l'archiduc Jean sous les murs de Raab, et victoire de Raab remportée le 14 juin. — Prise de Raab. — Jonction définitive du prince Eugène, de Macdonald et de Marmont avec la grande armée. — Alternatives en Tyrol, en Allemagne et en Pologne. — Précautions de Napoléon relativement à ces diverses contrées. — Inaction des Russes. — Napoléon, en possession des armées d'Italie et de Dalmatie, et pouvant compter sur les ponts du Danube qu'il a fait construire, songe enfin à livrer la bataille générale qu'il projette depuis long-temps. — Prodigieux travaux exécutés dans l'île de Lobau pendant le mois de juin. — Ponts fixes sur le grand bras du Danube; ponts volants sur le petit bras. — Vastes approvisionnements et puissantes fortifications qui convertissent l'île de Lobau en une véritable forteresse. — Scène extraordinaire du passage dans la nuit du 5 au 6 juillet. — Débouché subit de l'armée française au delà du Danube, avant que l'archiduc Charles ait pu s'y opposer. — L'armée autrichienne repliée sur la position de Wagram, s'y défend contre une attaque de l'armée d'Italie. — Échauffourée d'un moment dans la soirée du 5. — Plan des deux généraux pour la bataille du lendemain. — Journée du 6 juillet, et bataille mémorable de Wagram, la plus grande qui eût encore été livrée dans les temps anciens et modernes. — Attaque redoutable contre la gauche de l'armée française. — Promptitude de Napoléon à reporter ses forces de droite à gauche, malgré la vaste étendue du champ de bataille. — Le centre des Autrichiens, attaqué avec cent bouches à feu et deux divisions de l'armée d'Italie sous le général Macdonald, est enfoncé. — Enlèvement du plateau de Wagram par le maréchal Davout. — Pertes presque égales des deux côtés, mais résultats décisifs en faveur des Français. — Retraite décousue des Autrichiens. — Poursuite jusqu'à Znaïm et combat sous les murs de cette ville. — Les Autrichiens ne pouvant continuer la guerre, demandent une suspension d'armes. — Armistice de Znaïm et ouverture à Altenbourg de négociations pour la paix. — Nouveaux préparatifs militaires de Napoléon pour appuyer les négociations d'Altenbourg. — Beau campement de ses armées au centre de la monarchie autrichienne. — Caractère de la campagne de 1809.

Premières opérations en Italie. Les Autrichiens avaient eu l'intention d'assaillir les armées françaises dispersées des bords de la Vistule aux bords du Tage, et malgré leurs lenteurs ordinaires ils auraient réussi peut-être, si Napoléon, arrivant à l'improviste, n'avait déjoué par sa présence, sa promptitude et sa vigueur ce dangereux projet de surprise. En cinq jours de combat il avait frappé leur principal rassemblement, et en avait rejeté les fragments désunis sur les deux rives du Danube. Mais s'il avait suppléé à tout ce qui manquait encore à ses armées par son activité, son énergie, son coup d'œil supérieur, il ne pouvait en être ainsi là où il ne se trouvait pas, et il ne se trouvait ni en Italie, où marchait l'archiduc Jean avec les huitième et neuvième corps, ni en Pologne, où marchait l'archiduc Ferdinand avec le septième.

En Italie le début de la campagne n'avait pas été heureux, et ce début aurait certainement exercé une fâcheuse influence sur l'ensemble des événements, si nos succès avaient été moins grands entre Landshut et Ratisbonne. Là, en effet, l'esprit téméraire et inconséquent de l'archiduc Jean opposé à l'esprit sage mais inexpérimenté du prince Eugène, avait triomphé un moment de la bravoure de nos soldats. L'archiduc Jean, suivant la coutume de ceux qui commandent dans une contrée, aurait voulu tout y attirer, et convertir l'Italie en théâtre principal de la guerre. Mais comme il ne pouvait pas faire que le Danube cessât d'être pour Napoléon la route directe de Vienne, il ne pouvait pas faire non plus que le gros des forces autrichiennes fût sur le Tagliamento, au lieu d'être sur le Danube. Jaloux de son frère l'archiduc Charles, entouré d'un état-major jaloux de l'état-major général, il avait élevé plus d'une contestation sur le plan à suivre. Plan de campagne de l'archiduc Jean. Il voulait d'abord entrer directement dans le Tyrol par le Pusther-Thal en passant des sources de la Drave aux sources de l'Adige (voir la carte no 31), descendre par Brixen et Trente sur Vérone, et faire tomber ainsi toutes les défenses avancées des Français, en se portant d'un trait sur la ligne de l'Adige par la route des montagnes, que lui ouvrait l'insurrection des Tyroliens. N'ayant pas la crainte de trouver sur le plateau de Rivoli le général Bonaparte ou l'intrépide Masséna, pouvant compter sur le concours ardent des Tyroliens, il avait d'excellents motifs pour adopter un tel projet, qui entre autres avantages avait celui de le tenir à portée de la Bavière, et en mesure de prendre part aux opérations sur le Danube. Mais comme il arrive toujours des plans débattus entre autorités rivales, celui-ci fit place à un plan moyen, qui consistait à envahir le Tyrol par un corps détaché, et la haute Italie par le gros de l'armée. C'est d'après ces vues que furent distribuées les forces destinées à opérer en Italie. Le huitième corps se réunit à Villach en Carinthie, sous les ordres du général Chasteler auquel il était d'abord destiné; le neuvième à Laybach en Carniole, sous le comte Ignace Giulay, ban de Croatie. Le général Chasteler, connaissant bien le Tyrol, fut détaché du huitième corps avec une douzaine de mille hommes, et chargé d'opérer par le Pusther-Thal, en s'avançant par les montagnes de l'est à l'ouest, pendant que le gros de l'armée suivrait dans la plaine la même direction. Le général Chasteler avec une douzaine de mille hommes et le concours des Tyroliens avait assez de forces contre les Bavarois, qui étaient à peine cinq ou six mille dans le Tyrol. Tandis qu'il cheminerait par Lienz et Brunecken sur Brixen, les huitième et neuvième corps, partant l'un de Villach, l'autre de Laybach, devaient déboucher sur Udine. Ces deux corps présentaient, en y comprenant l'artillerie, une masse d'environ 48 mille hommes de troupes excellentes. Une vingtaine de mille hommes de landwehr, bien habillés, animés d'un bon esprit, mais peu instruits, devaient rester à la frontière, la garder, la couvrir d'ouvrages de campagne, et former avec leurs bataillons les meilleurs une réserve à la disposition de l'armée agissante. Un détachement de 7 à 8 mille hommes, auquel devait se réunir l'insurrection de Croatie, était chargé d'observer la Dalmatie, d'où l'on craignait que le général Marmont ne parvînt à déboucher. Toutefois comme on espérait surprendre les Français en Frioul aussi bien qu'en Bavière, et comme on savait également que la complaisance de famille, non moins grande dans la cour de Napoléon que dans les cours les plus vieilles de l'Europe, avait valu au prince Eugène le commandement de l'armée d'Italie, à l'exclusion de Masséna le chef naturel de cette armée, on se flattait d'être bientôt sur l'Adige, même sur le Pô, et de tenir le général Marmont enfermé en Dalmatie. Une sommation était déjà préparée pour ce dernier, et on croyait n'avoir d'autre difficulté avec lui que celle de débattre et de signer une capitulation.

Intelligences secrètes préparées en Italie pour y seconder les mouvements des armées autrichiennes. Ce n'était pas seulement sur la force des armes que l'on se fiait pour s'avancer victorieusement en Italie, mais aussi sur des menées secrètes, pratiquées depuis les montagnes du Tyrol jusqu'au détroit de Messine. Les Autrichiens étaient soutenus dans leur téméraire tentative par la persuasion que l'Europe entière, comme la France, était déjà lasse du pouvoir de Napoléon, opinion qu'ils avaient puisée dans les événements d'Espagne, et ils avaient compté non-seulement sur le Tyrol, dévoué de tout temps à l'Autriche, mais sur les anciens États vénitiens qui gémissaient encore de leur ruine récente, sur le Piémont devenu malgré lui province française, sur les États de l'Église, les uns convertis en départements de l'Empire, les autres témoins de l'esclavage du pape, enfin sur le royaume de Naples privé de ses antiques souverains, séparé de la Sicile, et désirant recouvrer sa dynastie et son territoire. De nombreuses intelligences avaient été préparées dans tous ces pays, soit auprès des nobles mécontents du régime d'égalité introduit par les Français, soit auprès des prêtres regrettant la suprématie de l'Église, ou déplorant l'outrageante oppression du saint-père. Cependant, bien que la domination française fût désagréable aux Italiens à titre de domination étrangère, bien qu'elle leur coûtât beaucoup de sang et d'argent, elle avait pour le plus grand nombre d'entre eux des mérites qu'ils ne méconnaissaient pas, et que les souffrances de la guerre ne leur avaient pas fait oublier entièrement. On ne pouvait donc pas remuer les Italiens aussi facilement que les Tyroliens, mais quant à ceux-ci leur impatience de voir reparaître le drapeau autrichien était extrême. Rien ne peut donner une idée de l'attachement qu'ils portaient alors à l'Autriche. Ces simples montagnards, habitués au gouvernement tout paternel de la maison de Habsbourg, avaient en 1806 passé avec horreur sous le joug de la Bavière, qui était pour eux un voisin détesté. Celle-ci ne se sentant pas aimée de ses nouveaux sujets, leur avait rendu haine pour haine, et les avait traités avec une dureté qui n'avait fait qu'exalter leur ressentiment. Aussi n'avaient-ils cessé d'envoyer à Vienne de nombreux émissaires, promettant de se soulever au premier signal, et offrant par leurs relations avec les Grisons et les Suisses d'opérer un mouvement, qui se communiquerait bientôt à la Souabe d'un côté, au Piémont de l'autre. Ils avaient même contribué par leur ardeur à tromper la cour de Vienne, et à lui persuader qu'il n'existait dans toute l'Europe que des Tyroliens ou des Espagnols impatients de secouer le joug du nouvel Attila. Un employé fort actif du département des affaires étrangères à Vienne, M. de Hormayer, tenant dans ses mains le fil de ces intrigues tyroliennes, allemandes et italiennes, avait été chargé d'accompagner l'archiduc Jean, pour faire jouer à côté de lui les ressorts secrets de la politique, tandis que le prince ferait jouer les ressorts découverts de la guerre. On avait naturellement mis les Anglais de moitié dans ces espérances et ces menées, et ils avaient promis de coopérer activement avec les Autrichiens, dès que ceux-ci, envahissant la Lombardie jusqu'à Pavie, auraient ouvert le littoral de l'Adriatique de Trieste à Ancône.

Commencement des hostilités en Tyrol et en Frioul. Tout était prêt pour agir en Carinthie le même jour qu'en Bavière, c'est-à-dire le 10 avril. Ce jour, en effet, tandis que les avant-gardes de l'archiduc Charles franchissaient l'Inn, les avant-gardes de l'archiduc Jean se présentaient aux débouchés des Alpes Carniques et Juliennes, sans aucune déclaration préalable de guerre. On avait cru y suppléer en envoyant aux avant-postes français, vers la Ponteba, un trompette porteur d'une déclaration de l'archiduc Jean, dans laquelle ce prince disait qu'il entrait en Italie, et qu'on eût à le laisser passer, sans quoi il emploierait la force. Une demi-heure après, des détachements de cavalerie et d'infanterie légère s'étaient précipités sur nos avant-postes, et en avaient même enlevé quelques-uns. Apportant encore moins de forme à l'égard des Bavarois, possesseurs du Tyrol, le général Chasteler avait dès la veille, c'est-à-dire le 9 avril, envahi la contrée montagneuse qu'on appelle le Pusther-Thal, et qui sépare la Carinthie du Tyrol italien.

Routes par lesquelles les Autrichiens débouchent en Italie. Deux grandes routes (voir la carte no 31) s'ouvraient devant les Autrichiens pour envahir le Frioul: celle qui, venant de Vienne à travers la Carinthie, descend des Alpes Carniques sur le Tagliamento, et conduit par Villach, Tarvis, la Ponteba, sur Osopo; celle qui, venant de la Carniole, descend des Alpes Juliennes sur l'Isonzo, qu'elle franchit entre Gorice et Gradisca, et tombe sur Palma-Nova ou Udine. Napoléon s'était précautionné sur l'une et l'autre route contre les invasions autrichiennes, en construisant sur la première le fort d'Osopo, sur la seconde l'importante place de Palma-Nova. Mais ce fort et cette place, très-suffisants pour servir d'appuis à une armée, ne pouvaient pas la suppléer; c'était une difficulté, et non un obstacle invincible. Les troupes du prince Eugène n'étant pas encore rassemblées, il était facile de défiler sous le canon d'Osopo et de Palma-Nova, de les bloquer et de passer outre.

Néanmoins l'archiduc Jean ne voulut se servir ni de l'une ni de l'autre de ces deux routes, bien que, dans son espérance de surprendre l'armée française, il ne dût craindre de sérieux obstacle sur aucune des deux. Il préféra une route intermédiaire, celle qui, passant par les sources de l'Isonzo, débouchait par Cividale sur Udine. Elle était difficile surtout pour une armée nombreuse, chargée d'un gros matériel, mais à cause de cela elle lui semblait devoir être moins défendue que les deux autres. Il s'y engagea donc avec le gros de son armée, composé des huitième et neuvième corps, et n'envoya que deux avant-gardes sur les routes de Carinthie et de Carniole. Un habile officier, le colonel Wockmann, dut avec quelques bataillons et quelques escadrons s'ouvrir la Ponteba, en y faisant la guerre de montagnes contre nos avant-postes, tandis que le général Gavassini, passant l'Isonzo avec un détachement au-dessus de Gradisca, marcherait sur Udine, point commun où allaient converger les diverses parties de l'armée autrichienne.

Toutes ces combinaisons étaient superflues, car le prince Eugène, ne s'attendant pas à être attaqué avant la fin d'avril, n'avait sous la main que la division Seras devant Udine, et la division Broussier devant la Ponteba. Quant à lui, il était occupé à faire de sa personne la revue de ses avant-postes, obéissant en cela à un conseil de Napoléon, qui lui avait recommandé de visiter les lieux où bientôt il aurait à livrer des batailles. Les Autrichiens n'eurent donc que de simples avant-postes à refouler, sur toutes les routes où ils se présentèrent. Le 10, le colonel Wockmann replia jusqu'à Portès les avant-gardes de la division Broussier; le général Gavassini franchit l'Isonzo sans difficulté, et le corps principal déboucha avec moins de difficulté encore sur Udine, où se trouvait une seule division française.

Conduite du prince Eugène surpris par la soudaine apparition des Autrichiens. Le prince Eugène, surpris par cette soudaine apparition, et peu habitué au commandement, quoique déjà très-habitué à la guerre sous son père adoptif, fut vivement ému d'une situation si nouvelle pour lui. Des huit divisions qui composaient son armée, il n'avait auprès de lui que les deux divisions françaises Seras et Broussier. Il avait un peu en arrière, entre la Livenza et le Tagliamento, les divisions françaises Grenier et Barbou, ainsi que la division italienne Severoli, et plus loin, près de l'Adige, la division française Lamarque, la division italienne Rusca, plus les dragons qui constituaient le fonds de sa cavalerie. Quant à sa sixième division française, celle de Miollis, elle se trouvait encore fort en arrière, retenue qu'elle était par la situation de Rome et de Florence. Dans une telle occurrence le prince Eugène n'avait qu'une détermination à prendre, c'était de se concentrer rapidement, en rétrogradant vers la masse de ses forces. Quelque désagréable que fût au début un mouvement rétrograde, il fallait s'y résoudre avec promptitude, ne devant jamais être tenue pour déplaisante la résolution qui vous mène à un bon résultat. Il est vrai que pour braver certaines apparences passagères, il faut un général renommé, tandis que le prince Eugène était jeune, et sans autre gloire que l'amour mérité de son père adoptif. Mouvement rétrograde du prince Eugène. Il se décida donc à rétrograder, mais avec un regret qui devait bientôt lui être fatal, en l'empêchant de pousser jusqu'où il fallait son mouvement de concentration. Il ordonna aux divisions Seras et Broussier de repasser le Tagliamento, de se porter jusqu'à la Livenza, où devaient arriver, en hâtant le pas, les divisions Grenier, Barbou, Severoli, Lamarque et Grouchy. Le général Seras n'eut qu'à rétrograder sans combattre. Le général Broussier eut à livrer des combats fort vifs au colonel Wockmann, qui lui disputa très-habilement les vallées du haut Tagliamento; mais il se retira en jonchant de morts le terrain qu'il abandonnait. Heureusement les Autrichiens, quoiqu'ils voulussent nous surprendre, ne marchaient pas avec toute la vitesse possible. Ils mirent quatre jours à se rendre de la frontière au Tagliamento, ce qui nous laissait, pour opérer notre concentration, un temps dont un général expérimenté aurait pu mieux profiter que ne le fit le prince Eugène.

Surprise et enlèvement de l'avant-garde commandée par le général Sahuc. En repassant le Tagliamento pour gagner la Livenza, il rallia les divisions françaises Grenier et Barbou, ainsi que la division italienne Severoli, puis il s'arrêta entre Pordenone et Sacile, n'étant que très-mollement poursuivi par les Autrichiens. Arrivé là il eut le tort de laisser à Pordenone, trop loin de lui et de tout soutien, une forte arrière-garde, composée de deux bataillons du 35e, et d'un régiment de cavalerie légère, sous les ordres du général Sahuc. Ce général ne montra pas ici la vigilance qu'il faut à l'avant-garde quand on marche en avant, à l'arrière-garde quand on se retire; il eut le tort, au lieu de battre la campagne pour éclairer l'armée, de ne pas même éclairer sa propre troupe, et de s'enfermer avec elle dans Pordenone[18]. Les Autrichiens, avertis de la présence d'une arrière-garde française à Pordenone, se portèrent en avant avec un détachement d'infanterie et une troupe considérable de cavalerie, sous la conduite du chef d'état-major Nugent, officier fort intelligent, et membre fort exalté du parti de la guerre. Avec sa cavalerie il enveloppa complétement Pordenone, coupant toutes les communications entre ce point et Sacile; avec son infanterie il attaqua Pordenone même, et y surprit les troupes françaises endormies et mal gardées. Celles-ci, attaquées avant d'avoir pu se mettre en défense, furent obligées de se retirer en toute hâte, et de chercher leur salut dans une fuite précipitée. Mais au lieu de trouver le chemin ouvert en quittant Pordenone, elles y rencontrèrent une nombreuse cavalerie qui les assaillit dans tous les sens. Nos hussards essayèrent de se faire jour en chargeant au galop; quelques-uns s'échappèrent, les autres furent sabrés ou pris. Quant à l'infanterie, elle ne chercha son salut que dans une vaillante résistance. Les deux bataillons du 35e, vieux régiment d'Italie, se formèrent en carré, et reçurent les cavaliers autrichiens de manière à les rebuter, si leur nombre eût été moins grand. Ils en abattirent plusieurs centaines à coups de fusil, et jonchèrent la terre de cadavres d'hommes et de chevaux. Mais bientôt, les cartouches leur manquant, ils n'eurent plus que la pointe de leurs baïonnettes contre une cavalerie qui était la meilleure de l'Autriche. Cinq cents de nos malheureux soldats expièrent en tombant sous le sabre des Autrichiens l'incurie de leur général. Les autres furent faits prisonniers.

Cette fâcheuse aventure irrita beaucoup l'armée française, et diminua sa confiance dans le général en chef. Par contre, elle augmenta l'ardeur des troupes autrichiennes, qui, pour la première fois depuis long-temps, voyaient les Français reculer devant elles, et commençaient à n'être pas sans espérance de les vaincre.

Ce que le prince Eugène aurait eu de mieux à faire en cette circonstance, puisqu'il avait pris le parti de la retraite, c'eût été de persister à se retirer, jusqu'à ce qu'il trouvât une ligne solide à défendre, et toutes ses forces réunies derrière cette ligne. Alors il aurait obtenu le dédommagement de quelques jours d'une attitude fâcheuse, et donné un sens fort honorable à son mouvement rétrograde. Mais il était jeune, plein d'honneur et de susceptibilité. Les propos des soldats, qui avaient conservé tout l'orgueil de la vieille armée d'Italie, lui déchiraient le cœur. Bien qu'ils aimassent le jeune prince, fils de leur ancien général, ils jugeaient, discernaient son inexpérience, s'en plaignaient tout haut, ne ménageaient pas davantage les généraux placés sous lui, et demandaient qu'on les menât à un ennemi qui avait l'insolence de les poursuivre, et devant lequel ils n'étaient pas accoutumés à fuir. Aux propos des soldats se joignait le désespoir des habitants, qui étaient d'anciens sujets vénitiens rattachés pour la plupart à la France, effrayés de l'approche de l'armée autrichienne, et suppliant qu'on ne les livrât pas à sa vengeance. Eugène assembla ses généraux, qu'il trouva déconcertés comme lui; car ils avaient pris sous Napoléon l'habitude de se battre héroïquement, mais non celle de commander. Ils étaient prêts à se faire tuer, mais point à donner un avis sur une question aussi grave que celle de savoir s'il fallait livrer bataille. Ce qu'il y avait de plus sage évidemment, c'était de continuer à se retirer jusqu'à ce qu'on eût rallié ses forces et trouvé un terrain avantageux pour combattre. En allant jusqu'à la Piave, on aurait rallié successivement cinq divisions d'infanterie française et une d'infanterie italienne, plus deux belles divisions de dragons, et la garde royale lombarde, qui était une bonne troupe. Enfin on aurait rencontré dans la Piave même une ligne excellente à défendre. Mais Eugène n'avait ni assez d'expérience, ni assez de réputation pour braver patiemment les propos de l'armée. Piqué du silence de ses généraux et de l'indiscrétion de ses soldats, il résolut de s'arrêter en avant de la Livenza, entre Sacile et Pordenone, sur un terrain qu'il ne connaissait pas, qui ne présentait aucune circonstance avantageuse, et sur lequel ses troupes n'avaient pas eu encore le temps de se concentrer.

Le prince Eugène excité par les propos de l'armée, se décide à livrer bataille devant Sacile. Le 15 au soir, après l'échec de Pordenone, il ordonna de faire halte, et de reprendre l'offensive sur tous les points. Il avait, en rétrogradant jusque-là, réuni aux divisions Broussier et Seras les divisions Grenier, Barbou, Severoli, qu'il avait rencontrées en avant de la Livenza. Ces cinq divisions pouvaient présenter une force d'environ 36 mille hommes: les uns, vieux soldats de l'armée d'Italie; les autres, soldats jeunes mais instruits, et composant les quatrièmes bataillons des armées de Naples et de Dalmatie. La force des Autrichiens au contraire s'élevait à 45 mille hommes environ de leurs meilleures troupes. La disproportion était donc très-grande. Il est vrai que le prince Eugène comptait sur un renfort de dix mille fantassins et cavaliers, que devaient lui amener les généraux Lamarque et Grouchy, actuellement en route pour le rejoindre. Description du terrain entre Pordenone et Sacile. Mais cette adjonction n'était pas certaine, et de plus le terrain était fort peu favorable. À notre droite nous avions, entre Tamai, Palse, Porcia, des villages, des clôtures, un sol inondé, de nombreux canaux, fortement occupés par les Autrichiens. Au centre, le terrain se relevant formait une arête qui courait droit devant nous, et sur laquelle avait été pratiquée la route de Sacile à Pordenone. Nous possédions sur cette route le village de Fontana-Fredda, vis-à-vis celui de Pordenone, enlevé le matin par les Autrichiens. Enfin à notre gauche, au versant de cette arête, le terrain s'étendait en plaine jusqu'au pied des Alpes. Deux villages s'y apercevaient, celui de Roveredo, occupé par les Français, celui de Cordenons, où bivouaquaient les Autrichiens. Ainsi à droite un sol coupé et hérissé d'obstacles, au centre une grande routé allant perpendiculairement de notre ligne à celle de l'ennemi, à gauche une plaine: tel était le terrain à disputer. Il s'offrait à la vérité une circonstance favorable, qu'il aurait fallu deviner, comme Napoléon savait le faire d'après les moindres indices, c'était la séparation des Autrichiens en deux masses, l'une formée du huitième corps, et placée dans les villages de Tamai, de Porcia, de Palse, derrière les obstacles de terrain qui étaient à notre droite; l'autre formée du neuvième corps et de la cavalerie établie dans la plaine à gauche, à Cordenons. Or, de Cordenons à Pordenone il y avait plus d'une lieue d'un espace mal gardé et mal défendu. Cette circonstance aperçue, il aurait fallu laisser les divisions Seras et Severoli, attaquer à notre droite Tamai, Palse, Porcia, et y attirer les Autrichiens; puis avec les divisions Grenier et Barbou, qui étaient au centre sur la grande route, avec la division Broussier, qui était à gauche dans la plaine, former une masse de 24 mille hommes, marcher par la grande route de Fontana-Fredda sur Pordenone, investir ce dernier bourg, le séparer de Cordenons, où était le neuvième corps, et couper ainsi l'armée autrichienne en deux: une fois cela fait, on aurait eu bon marché du huitième corps engagé avec notre droite, et d'autant mieux qu'il se serait enfoncé plus avant dans les terrains difficiles qui composaient cette partie du champ de bataille.

Bataille de Sacile, livrée le 16 avril. Malheureusement le prince Eugène avec son chef d'état-major Charpentier, mettant autant d'irréflexion à arrêter le plan de la bataille qu'à la résoudre, ordonnèrent tout le contraire de ce que conseillaient le terrain et la position de l'ennemi. Plan de cette bataille. Sans même reconnaître ni l'un ni l'autre, ils décidèrent que le lendemain 16 avril, à la pointe du jour, les généraux Seras et Severoli partiraient de Tamai pour se porter sur Palse et Porcia, qu'ils chercheraient à enlever à tout prix; qu'au centre, sur la grande route, la division Grenier s'établirait en avant de Fontana-Fredda, mais sans agir offensivement, jusqu'au moment où les généraux Seras et Severoli auraient emporté les nombreux et difficiles obstacles qu'ils avaient à vaincre; qu'à gauche le général Broussier, venant se serrer au général Grenier à travers la plaine de Roveredo, garderait la même expectative; qu'enfin en arrière le général Barbou appuierait la ligne française: plan vicieux, qui laissait aux Autrichiens le loisir de rectifier leur position, pendant que notre droite s'épuiserait contre des obstacles tout matériels, et que notre centre, notre gauche, notre arrière-garde, perdraient leur temps à ne rien faire. C'est ainsi, et avec cette intelligence, qu'on prodigue bien souvent le sang si précieux des soldats, et qu'on joue le sort des empires! C'est ainsi que rois et républiques confient, les uns à des fils ou à des frères incapables, les autres à des favoris de la multitude tout aussi incapables, la vie des hommes et le salut des États! Le prince Eugène était un brave officier, plein de modestie et de dévouement, propre un jour à bien conduire une division, mais non à commander une armée, ni surtout à diriger une campagne.

Nos soldats ne sachant pas où on les menait, mais satisfaits de combattre un ennemi qu'ils n'avaient pas l'habitude de craindre, marchèrent résolument au feu le 16 avril au matin, jour de dimanche. Les Français sous Seras, les Italiens sous Severoli, se jetèrent bravement sur Palse et Porcia, et enlevèrent les premiers obstacles qui leur étaient opposés. L'archiduc Jean était en ce moment à la messe avec tout son état-major. Ce prince, quoiqu'il eût à la fois plus d'expérience et plus de prétentions que le modeste prince Eugène, ne montra pas ici plus de jugement que son adversaire, car après avoir surpris les Français la veille à Pordenone, il s'exposait à être surpris au même endroit. Il monta immédiatement à cheval avec son état-major, courut en avant de Pordenone, et voyant devant lui, sur la route de Fontana-Fredda, le général Grenier à notre centre, le général Broussier à notre gauche, former des masses que le terrain découvert rendait plus apparentes, s'imagina que nous allions replier notre gauche sur notre centre, notre centre sur notre droite, ne tira de ce qu'il croyait voir que l'inspiration de rabattre le neuvième corps de Cordenons sur Fontana-Fredda, pour nous empêcher d'exécuter le mouvement qu'il supposait, laissa du reste l'espace toujours ouvert entre Cordenons et Pordenone, et ne parut point s'inquiéter de son huitième corps, occupé à se débattre avec les généraux Seras et Severoli, au milieu des terrains accidentés qui étaient entre Tamai, Palse et Porcia.

Lutte acharnée dans les villages de Palse et de Porcia. C'est là en effet qu'eut lieu sous la direction de deux généraux en chef peu clairvoyants, et entre des soldats d'une extrême vaillance, une lutte sanglante et acharnée. Le huitième corps autrichien, beaucoup plus nombreux que les divisions Seras et Severoli, n'entendait pas leur abandonner le terrain dont elles avaient conquis une partie. Le général Colloredo se jeta sur elles avec une division autrichienne, leur enleva sous un feu meurtrier Porcia et Palse, et rétablit ainsi le combat. Le général Seras, qui s'était ménagé une réserve, se mit à sa tête, la porta en avant, et rentra dans les villages perdus, en y ramenant à la fois les Français et les Italiens. On s'établit dans ces malheureux villages, théâtre de tant de fureurs. Alors les Autrichiens, profitant des moindres obstacles, se défendant de maison à maison, de clôture à clôture, opposèrent à nos soldats une résistance dont ils n'avaient pas donné l'exemple depuis Marengo. Le général Grenier, condamné à l'inaction sur la grande route de Fontana-Fredda à Pordenone, détacha deux bataillons à sa droite, pour aider à la conquête définitive de Porcia. Le général Barbou en envoya deux de l'arrière-garde sur les mêmes points. Ces renforts compensaient sans doute l'infériorité de notre droite par rapport au huitième corps qu'elle avait à combattre; mais, sur ce terrain semé d'obstacles qu'il était aussi difficile de perdre que de conquérir, ils ne décidaient rien, notre gauche et notre centre demeurant immobiles. Attaque repoussée du 9e corps autrichien sur notre gauche. De part et d'autre on combattait avec acharnement, lorsque le neuvième corps, en s'avançant obliquement de Cordenons sur Fontana-Fredda, joignit la division Broussier, qui formait notre gauche. Le général Broussier avait disposé en échelons les 9e, 84e et 92e de ligne, superbes régiments à quatre bataillons, dont sa division était composée. Il attendit avec sang-froid l'infanterie ennemie, et la fusillant de très-près avec une extrême justesse, renversa presque une ligne entière; puis la superbe cavalerie autrichienne ayant profité de la plaine pour le charger, il la reçut en carré, couvrit la terre de ses morts, et toute brave qu'elle était, la renvoya dégoûtée de pareilles tentatives. Cependant le neuvième corps, fort nombreux, débordait notre gauche, et semblait menacer en arrière de Fontana-Fredda le bourg de Sacile, où se trouvait le principal pont sur la Livenza. Une menace des Autrichiens sur Sacile détermine la retraite des Français. Ce pont occupé, notre communication la plus importante était perdue, et il ne nous restait plus pour nous retirer que de mauvais ponts sur la partie inférieure de la Livenza. Le prince Eugène, qui n'était résolu qu'au feu, s'alarma pour ses communications, et, bien que la lutte fût encore incertaine, ordonna la retraite, avec aussi peu de motifs qu'il en avait eu pour ordonner la bataille.

Nos soldats, après avoir tué autant de monde qu'ils en avaient perdu, se retirèrent vers la Livenza, désolés du rôle humiliant qu'on leur faisait jouer. Notre droite se dirigea sur le pont de Brugnera, qu'elle put gagner sans désordre, le sol fort difficile de ce côté ne se prêtant guère à la poursuite, et les Autrichiens étant épuisés par la terrible lutte qu'ils y avaient soutenue. Tout l'effort de l'ennemi pendant ce mouvement rétrograde porta sur notre gauche, qui se retirait sur un terrain découvert. La division Broussier par sa superbe attitude sauva l'armée, tantôt attendant l'infanterie ennemie pour la fusiller à bout portant, tantôt recevant en carré la cavalerie qu'elle arrêtait avec ses baïonnettes. Lorsque notre centre et notre arrière-garde eurent défilé par Sacile, elle y entra la dernière, laissant les ennemis eux-mêmes remplis d'admiration pour sa belle conduite.

Désordre de la retraite. Jusque-là nous n'avions perdu que des morts, des blessés, de l'artillerie démontée, et peu de prisonniers. Mais dans la nuit le prince Eugène ayant cru devoir pousser la retraite jusqu'à Conegliano, pour se couvrir le plus tôt possible de la Piave, le mauvais temps, l'encombrement des voitures d'artillerie et des bagages, leur croisement avec les troupes, produisirent un désordre fâcheux. Les soldats, peu surveillés par leurs chefs au milieu de cette confusion, se répandirent dans les maisons, au risque d'y être faits prisonniers. L'armée qui sur le champ de bataille avait perdu environ trois mille et quelques cents hommes, perte à peu près égale à celle des Autrichiens, perdit encore trois mille hommes en soldats pris ou égarés. Bientôt le désordre s'augmentant par suite d'un temps effroyable qui fit déborder les rivières et rendit les routes impraticables, on arriva derrière la Piave dans un état qui n'honorait point cette armée d'Italie, jadis si admirable. Heureusement les Autrichiens, peu accoutumés à la vaincre, pressés de jouir de leur victoire, et retardés par le temps qui rendait leur poursuite aussi difficile que notre retraite, restèrent plusieurs jours sans attaquer le prince Eugène. Ils lui laissèrent ainsi le loisir de se remettre de sa défaite, et d'en arrêter les conséquences. Il avait été rejoint en route, mais trop tard, par la division d'infanterie Lamarque et par la division de cavalerie Grouchy. Arrivée du général Macdonald à l'armée d'Italie. Il lui arriva en outre, ce qui dans le moment valait mieux qu'un renfort, un général, l'illustre Macdonald, un des meilleurs officiers de la révolution, bien qu'il eût perdu la bataille de la Trebbia. Ses liaisons avec Moreau l'avaient condamné à vivre pendant plusieurs années dans une sorte de disgrâce, et à languir dans l'inaction, tandis que ses pareils d'âge ou de services, quelques-uns même ses inférieurs, obtenaient des fortunes brillantes. Le grand besoin qu'on avait de généraux et d'officiers, par suite de guerres continues, obligeait de revenir à beaucoup de ceux qu'on avait négligés. N'ayant pas voulu envoyer Masséna en Italie à cause du prince Eugène, qu'il craignait de réduire à un rôle secondaire, Napoléon s'était prêté à ce qu'on lui envoyât le général Macdonald, pour lui servir de guide et de soutien. Le général Macdonald, l'un des hommes les plus intrépides qui aient paru dans nos armées, expérimenté, manœuvrier, froid, sachant se faire obéir, fut reçu avec confiance par les soldats, avec déplaisir par quelques généraux, qui voyaient à regret une main ferme prête à s'appesantir sur eux, et qui de plus, le croyant dans la disgrâce, craignaient qu'il n'y eût peu d'avantage à rendre des services sous ses ordres. Le général Lamarque notamment, qui se distinguait à l'armée par un esprit remuant, murmura tout haut, en disant que l'Empereur n'envoyait le général Macdonald en Italie que pour le perdre, et que ceux qui serviraient sous lui seraient exposés à partager son sort. Il n'y eut pas jusqu'à la tenue militaire du général Macdonald, fidèle au costume des premiers temps de la révolution, qui ne devînt un sujet de railleries inconvenantes de la part de jeunes officiers sur lesquels la mode avait déjà repris son empire. Mais il n'y avait pas à railler avec un homme du caractère du général Macdonald, et il ramena bientôt à la soumission ceux qui étaient tentés de s'en écarter. Distribution de l'armée d'Italie en trois commandements. Toutefois le prince Eugène ne voulant pas se donner un tuteur trop visible dans la personne de cet officier, n'en fit point son chef d'état-major, et se contenta, pour lui créer une place convenable, de distribuer son armée en trois commandements, un de gauche, un du centre, un de droite. Celui de droite, le plus considérable et le plus important des trois, composé des divisions Broussier et Lamarque et des dragons de Pully, fut confié au général Macdonald. Celui du centre fut attribué au général Grenier. Il comprenait la division Grenier, qui passa sous le commandement du général Pacthod, et la division Durutte, qui contenait une partie de la division Barbou. Le reste de cette dernière division avait été jeté comme garnison dans Venise. Le commandement de gauche fut conféré au général Baraguey-d'Hilliers: il se composait des Italiens et de quelques Français mêlés à eux pour leur donner l'exemple. Avec la division Seras, la garde italienne, les dragons de Grouchy, le prince Eugène se forma une réserve d'une dizaine de mille hommes. Le total de son armée s'éleva à 60 mille hommes, dont le général Macdonald eut à lui seul 17 mille. Celui-ci put ainsi exercer une véritable influence sur les événements, sans aucune apparence de commandement en chef. Mais le prince Eugène, qui était aussi modeste que sage, ne manqua pas de le consulter dans toutes les occasions importantes, et n'eut qu'à se louer de ses conseils[19]. Le général Macdonald fit prévaloir la résolution de se retirer lentement, et en marchant vers l'Adige, où l'on devait trouver la force de reprendre l'offensive, de s'y transporter avec une meilleure tenue. On se rendit en effet sur l'Adige, on s'y reposa, on s'y remit en ordre, et on y devint bientôt plus digne de l'armée d'Italie dont on avait un instant compromis le nom glorieux.

Insurrection du Tyrol. Les choses se passaient plus mal encore dans la région montagneuse qui dominait les plaines de la haute Italie, où les Autrichiens obtenaient, dans le Tyrol, des avantages plus marqués que dans le Frioul. Le général Chasteler avait franchi la frontière un jour plus tôt, c'est-à-dire le 9 avril, et passant de Carinthie en Tyrol s'était porté à Lientz. (Voir la carte no 31.) Quoiqu'il fût convenu avec les secrets meneurs de l'insurrection tyrolienne qu'ils attendraient le 12 ou le 13 avril pour agir, ils n'avaient pu se contenir, et avaient éclaté dès le 11. Le motif, il est vrai, de cette explosion prématurée était fort naturel. Les Bavarois, dans l'impossibilité de disputer le Tyrol aux forces autrichiennes, avaient cherché à s'aider des obstacles locaux en détruisant les ponts, ce que les habitants n'avaient pas voulu souffrir, afin de conserver à leurs montagnes ces indispensables moyens de communication. Ils s'étaient donc tous insurgés à la fois, avec une spontanéité qui n'appartient qu'à la passion la plus vive. Dans toutes les vallées du Tyrol italien, de Lientz à Brixen, de Meran à Brixen, enfin depuis Brixen jusqu'à Rivoli, ce n'avait été qu'un élan, qu'un cri, au milieu de ces hautes et belles montagnes. Au revers de la grande chaîne du Brenner, dans le Tyrol allemand, le soulèvement avait été aussi prompt que général. Dans cette contrée, comme en Suisse, les aubergistes, qui vivent des relations avec les étrangers, étant les plus riches et les plus éclairés, un personnage de cette profession, le nommé André Hofer, avait pris sur ses compatriotes un ascendant irrésistible. Quelques anciens militaires du pays, formés au service d'Autriche, étaient également les agents les plus actifs de la révolte. Parmi eux un major Teimer s'était particulièrement distingué. La France ayant exigé la réunion sur l'Isar de toute l'armée bavaroise, il n'était resté en Tyrol qu'environ 5 mille Bavarois, répandus sur les deux versants du Brenner, de Brixen à Inspruck. En fait de troupes françaises, il s'y trouvait, en deux colonnes, un rassemblement d'environ 4 mille conscrits, allant d'Italie en Allemagne recruter les divisions Boudet et Molitor, les cuirassiers Espagne, et les chasseurs de Marulaz. C'étaient des soldats qui n'avaient jamais vu le feu, qui étaient renfermés dans des cadres provisoires de marche, et commandés par des officiers de dépôt, la plupart vieux ou fatigués. Plus de 20 mille montagnards intrépides, enthousiastes, tireurs redoutables, joints à 42 mille Autrichiens, ayant à combattre 4 à 5 mille Bavarois et 3 à 4 mille conscrits français, ne pouvaient pas rencontrer une résistance bien longue.

En effet, à l'approche du général autrichien Chasteler tous les postes bavarois furent enlevés de Lientz à Brunecken. Ceux qui avaient pu se sauver s'étant réunis dans la plaine humide de Sterzing, à l'extrémité du Tyrol italien, vers le pied du Brenner, y furent assaillis par André Hofer et un nombreux rassemblement du Meran. Enveloppés de tous côtés, attaqués avec fureur, ils finirent par mettre bas les armes, et la guerre étant une guerre nationale, presque une guerre de race, les excès contraires au droit des gens se multiplièrent bientôt d'une manière affligeante. De part et d'autre on égorgea des prisonniers, sans qu'on sût d'où était venu le premier tort. Les Tyroliens pour s'excuser disaient qu'on avait brûlé leurs chaumières, tué des femmes, des vieillards, des enfants. Les Bavarois répondaient qu'on avait assassiné leurs prisonniers, et qu'ils n'avaient fait que se défendre. Quoi qu'il en soit, d'atroces vengeances furent exercées après la défaite de Sterzing. Dès lors le Tyrol italien fut entièrement délivré jusqu'à Roveredo, où se trouvait le général français Baraguey-d'Hilliers avec une division italienne.

Dans ce même moment la longue file des recrues françaises, s'étendant de Vérone à Inspruck, se vit coupée en deux par l'insurrection. Partie se replia sur Vérone, où elle fut hors de tout danger, et partie se jeta au delà du Brenner, se flattant de rencontrer à Inspruck les avant-postes français. Elle marcha suivie en queue par Chasteler et André Hofer, qui passaient le Brenner pour venir opérer la délivrance du Tyrol allemand. Mais au nord comme au midi du Brenner, sur l'Inn comme sur l'Adige, le soulèvement était violent et général. Les postes bavarois, assaillis partout en même temps, furent les uns pris ou égorgés, les autres refoulés dans Inspruck, contraints de se rendre, et de livrer Inspruck, le vieux centre de la domination autrichienne. Les Français arrivant sous Inspruck à l'instant où la ville passait à l'ennemi, poursuivis par les bandes victorieuses du Tyrol italien et par la petite armée du général Chasteler, ne pouvaient pas se défendre, formés surtout et commandés comme ils l'étaient. Ils furent donc forcés de capituler, au nombre d'environ trois mille, ce qui était doublement fâcheux; car outre l'échec moral pour nos armes, il y avait privation pour plusieurs corps d'un recrutement indispensable. Nous eûmes de plus à déplorer, à l'égard de quelques-uns de ces malheureux Français confondus avec les Bavarois, des traitements barbares, qui attirèrent de la part de Napoléon de terribles représailles sur le général Chasteler.

Celui-ci trouvant le Tyrol allemand délivré, crut devoir retourner avec André Hofer vers le Tyrol italien, pour concourir aux opérations de l'archiduc Jean. Revenu par le Brenner sur Trente, il se présenta avec toute la levée en masse du Tyrol et sept ou huit mille Autrichiens devant la position du général Baraguey-d'Hilliers. Le général français tourné par les vallées latérales ne put garder Trente, et se replia sur Roveredo. Tourné de nouveau, il fut obligé de se replier sur Rivoli, où appuyé à l'armée d'Italie, qui était occupée à se réorganiser, il n'avait plus d'entreprises sérieuses à craindre. Ainsi en une vingtaine de jours les deux Tyrols comme le Frioul avaient passé aux mains de l'ennemi.

Mouvements insurrectionnels en Allemagne. Ce n'était pas seulement, en Italie, en Tyrol, en Bavière, que l'on combattait dans ce moment, c'était dans tout le nord de l'Europe, où la déclaration de guerre de l'Autriche avait remué tous les cœurs, inspiré de folles espérances, et fait éclater des vœux prématurés; car bien que Napoléon eût déjà commis de grandes fautes, il n'avait pas commis encore celles qui devaient le perdre, et jusqu'ici son puissant génie était plus fort que la haine des peuples soulevés contre son ambition. Dans l'Allemagne entière on était, comme on l'a vu, indigné contre les princes attachés à son char par la crainte ou par l'intérêt, et, quoique la domination française portât cachée dans ses flancs la civilisation moderne, on repoussait des biens qui se présentaient sous la forme de l'invasion étrangère.

En Bavière, une vieille antipathie de voisinage à l'égard de l'Autriche avait beaucoup atténué ces sentiments. Mais en Souabe, dans les provinces anciennement autrichiennes, en Franconie, dans les petits États arrachés à la douce autorité des princes ecclésiastiques, en Saxe même, où l'adjonction d'une couronne polonaise ne flattait que la famille régnante, en Hesse, où régnait Jérôme Napoléon, la haine, contenue d'abord, commençait à éclater à la nouvelle de l'audacieuse entreprise de l'Autriche. À mesure qu'on s'éloignait du Rhin et de la main de la France, la hardiesse devenait plus grande, et se changeait en manifestations hostiles. Déjà des bandes d'insurgés étaient descendues des montagnes de la Hesse sur les bords de l'Elbe, et s'étaient montrées jusqu'aux portes de Magdebourg, semblant attendre une soudaine apparition du côté de la Prusse, de laquelle on espérait un patriotique et vigoureux effort.

Dans toute la Prusse, en effet, l'exaspération était au comble. Aux souffrances générales des Allemands se joignaient dans ce pays des souffrances toutes personnelles à la nation prussienne. Ces fameuses batailles où avait péri l'indépendance de l'Allemagne, c'était elle qui les avait perdues. Elle avait vu démembrer la monarchie du grand Frédéric, et pour un moment éclipser sa gloire; et, si elle était sensible aux peines matérielles autant qu'aux peines morales, elle avait, dans d'écrasantes contributions militaires à payer, la preuve cuisante de la domination étrangère. Aussi l'audace avait-elle été poussée en Prusse plus loin que partout ailleurs. Un convoi français d'artillerie, venant des bords de la Vistule pour se renfermer dans Magdebourg, avait été assailli, insulté, accablé de traitements indignes. À Berlin, on avait annoncé tout haut la guerre d'Autriche avant qu'elle fût déclarée; on avait également annoncé dès ses débuts qu'elle serait heureuse, que le monde entier s'y joindrait, que si le roi Frédéric-Guillaume, abattu, démoralisé, refusait de s'y associer, on courrait malgré lui au-devant des armées autrichiennes. L'audace avait même été poussée à ce point que lors des premières opérations, sans en attendre le résultat, le commandant de Berlin avait donné pour mot d'ordre à la garnison: Charles et Ratisbonne.

Révolte et désertion du major Schill. Il y avait à Berlin un officier fort connu sous le nom de major Schill, qui en 1806 et 1807 avait heureusement fait la guerre de partisans contre nous pendant les siéges de Dantzig, de Colberg, de Stralsund. Il était à la tête de quelque cavalerie, et faisait partie de la garnison de Berlin. Sa vaillance très-vantée, sa haine publique contre les Français, l'avaient rendu l'idole du peuple. C'était lui qui devait, disait-on, lever l'étendard de la révolte, au nom du patriotisme allemand, et donner la main à un prince de la maison de Brunswick, au duc de Brunswick-Oels, qui en ce moment courait la Saxe et la Silésie, embauchant partout les officiers prussiens oisifs, et les attirant en Bohême pour y former des guérillas germaniques. Le fanatisme des Espagnols s'était ainsi communiqué à toutes les têtes, et on croyait pouvoir faire des lents et paisibles Allemands des coureurs d'aventures, agiles comme les contrebandiers de la Péninsule. Un soir, au milieu de cette exaltation universelle, on apprit tout à coup que le major Schill, qui depuis quelques jours passait des revues de son corps, et les continuait jusqu'à une heure fort avancée, avait disparu à la tête de 500 chevaux composant la cavalerie de la garnison. On le disait en marche sur l'Elbe, pour se joindre à un vaste soulèvement de la Hesse, et se porter ensuite au-devant des Autrichiens qui s'avançaient sur la Saxe. Cet événement, comme il fallait s'y attendre, produisit une sensation extraordinaire, tout le monde s'obstinant à croire que le gouvernement prussien en était complice. On se trompait cependant, et c'était tout simplement la passion nationale qui éclatait malgré lui. Les ministres éperdus accoururent chez l'ambassadeur de France, protestant de leurs sincères regrets, déclarant qu'ils étaient étrangers à une conduite aussi folle que criminelle, affirmant avec vérité que le roi n'y était pour rien, et annonçant que la plus grande rigueur allait être déployée envers les hommes qui compromettaient contre son gré le gouvernement de leur patrie. Mais tandis qu'ils parlaient ainsi, l'infanterie elle-même, imitant la conduite de la cavalerie, donna de semblables preuves d'insubordination, et des compagnies entières s'échappèrent à la suite du major Schill. Malheureusement on ne pouvait courir après ces insurgés qu'avec de la cavalerie, et le major Schill avait emmené toute celle qu'on avait à Berlin. Il fallait donc attendre qu'on eût des troupes assez sages, assez bien commandées, pour obéir aux ordres de leur gouvernement, quels qu'ils fussent, car ce n'est pas à l'armée à décider de la politique extérieure d'un pays, pas plus que de sa politique intérieure. Mais, en attendant, ces actes étranges allaient produire en Allemagne une sensation générale, que les éclatants succès de Napoléon pouvaient seuls apaiser.

Événements militaires en Pologne. Sur la Vistule se passaient des événements qui n'avaient pas moins de gravité. Le septième corps autrichien, commandé par l'archiduc Ferdinand, et fort de 37 à 38 mille hommes, marchait sur Varsovie en descendant la Vistule. Formé dans la Gallicie, il n'avait que peu de chemin à faire pour envahir la Pologne, étant d'ailleurs parti de très-bonne heure, ainsi que tous les corps autrichiens. Ses opérations comme celles d'Allemagne et d'Italie, avaient commencé le 10 avril. Le prince Joseph Poniatowski, ce héros longtemps endormi dans la mollesse, et, à l'exemple de beaucoup de ses compatriotes, retenu inactif aux pieds des belles femmes de son pays, venait de se réveiller au bruit des armes françaises, et avait embrassé, comme on s'en souvient, la cause de la France, qu'il croyait avec raison celle de la Pologne, si la Pologne pouvait renaître. Il commandait l'armée polonaise. Napoléon, tout occupé de préparer les grands coups qu'il voulait porter lui-même à la maison d'Autriche, avait eu peu de temps à consacrer à cette armée. Force de l'armée polonaise. Tout ce qu'on avait pu réunir de troupes régulières se bornait à une quinzaine de mille hommes, et à un petit détachement saxon resté à Varsovie. Napoléon ne s'était guère inquiété de cette infériorité de forces en Pologne, comptant tout décider lui-même à Vienne, et bien qu'il ne se fit pas grande illusion sur le concours des Russes, croyant toutefois que leur présence sur les frontières du grand-duché suffirait pour paralyser le corps autrichien de l'archiduc Ferdinand. Nullité du concours des Russes. Mais le concours des Russes était encore plus nul qu'il ne l'avait supposé. L'empereur Alexandre avait eu soin, en observant autant que la décence l'exigeait le traité d'alliance, d'envoyer ses principales forces en Finlande et en Moldavie, pour finir la conquête de l'une, et commencer la conquête de l'autre. Il n'avait donc destiné à la guerre d'Autriche qu'une soixantaine de mille hommes, qui en ce moment étaient à peine réunis, par diverses raisons, la plupart assez fondées, mais faciles à mal interpréter. D'abord la Russie, comme Napoléon lui-même, n'avait pas cru à des hostilités aussi prochaines, et elle ne s'était pas assez hâtée dans ses préparatifs. Ensuite son administration qui avait eu tant de peine à faire arriver en Finlande, et dans un intérêt éminemment russe, des forces suffisantes, n'avait pas eu le secret d'être plus active pour un intérêt exclusivement français. La saison, en outre, avait été affreuse, et des pluies diluviennes avaient rendu presque impraticables les vastes espaces qui séparaient le Niémen de la Vistule. Enfin l'empereur et M. de Romanzoff, déjà refroidis à l'égard de l'alliance française, étaient néanmoins les seuls à la vouloir, et ils avaient toutes les volontés à vaincre pour se faire obéir, lorsqu'il s'agissait de prêter secours à Napoléon. Il s'était même établi des correspondances entre les officiers russes et autrichiens, pour exprimer à ceux-ci toutes sortes de sympathie, et le vœu le plus vif de marcher non pas contre eux, mais avec eux. Il était en effet difficile d'obtenir que des Russes marchassent contre des Autrichiens, et avec les Français, afin de contribuer au rétablissement de la Pologne. Il est vrai que le prix de ce concours c'était la Finlande, la Moldavie et la Valachie, et que si le sacrifice était grand, la récompense était grande aussi! Au surplus, le secours des Russes ne pressait pas, tant que Napoléon restait vainqueur sur le Danube; et le plus fâcheux inconvénient de cette insuffisance de concours c'était la défiance qui en devait résulter entre les deux empereurs et les deux empires.

Mouvement des Autrichiens sur Varsovie. C'est ce qui explique comment le prince Poniatowski, qui était fondé à espérer, sinon l'assistance directe de 60 mille Russes, au moins leur assistance indirecte (et il est certain que s'ils se fussent portés sur la Gallicie, ils y auraient retenu les Autrichiens), se trouva, le 10 avril, avoir sur les bras l'archiduc Ferdinand, comme Napoléon avait l'archiduc Charles, et le prince Eugène l'archiduc Jean. L'archiduc Ferdinand, descendant en effet la Vistule, dont les sources sont placées entre la Silésie et la Gallicie, au revers de la Moravie, s'avança par la rive gauche de ce fleuve sur Varsovie, en prodiguant aux habitants les protestations les plus amicales. Conformément au langage adopté, on venait, disait-il, délivrer tous les peuples, les Polonais comme les autres, d'une domination presque aussi onéreuse à ses amis qu'à ses ennemis.

Ce n'étaient pas les Polonais qu'il était facile de tromper avec de pareils discours. Ils sentaient trop que les anciens copartageants de leur patrie ne pouvaient pas en être les libérateurs, que la France seule pouvait être une amie, amie plus ou moins secourable sans doute, mais sincère, parce qu'il était impossible qu'elle ne le fût pas. Aussi le prince Poniatowski s'avança-t-il résolument avec une douzaine de mille hommes au-devant de l'archiduc Ferdinand. C'étaient ces mêmes Polonais qui avaient fait leurs premières armes avec nous en 1807, et qui joignant à leur bravoure naturelle, à leur patriotisme ardent, un commencement d'éducation militaire reçue à notre école, composaient déjà une troupe excellente à opposer aux Autrichiens. Malheureusement ils étaient par rapport à ceux-ci en nombre tellement disproportionné, qu'on ne pouvait guère espérer de leur part qu'une défensive honorable et énergique, mais point victorieuse. Le prince Poniatowski, après quelques escarmouches de cavalerie, résolut de disputer les approches de Varsovie avec le gros de ses troupes. Combat opiniâtre aux environs de Varsovie. Le 19, jour même où le maréchal Davout livrait le combat de Tengen, le prince polonais s'arrêta à la position de Raszyn, position formée, comme toutes celles qu'on peut défendre avantageusement dans son pays, de bois entre-coupés de marécages. Pendant huit heures il disputa ces bois et ces marécages avec douze mille Polonais contre trente mille Autrichiens, perdit environ douze ou quinze cents hommes morts ou blessés, mais en détruisit beaucoup plus à l'ennemi, et craignant d'être devancé sur Varsovie, il rétrograda vers cette capitale.

Fallait-il la défendre, privée qu'elle était de moyens de résistance, et l'exposer ainsi à une infaillible destruction? ou bien valait-il mieux l'évacuer à la suite d'une convention qui adoucirait les conditions de l'occupation ennemie, et qui permettrait de se retirer intact dans des positions plus faciles à conserver? Telle était la grave et douloureuse question que le prince Poniatowski eut à résoudre, après le combat de Raszyn. Les Polonais les plus énergiques voulaient une défense opiniâtre, sans tenir aucun compte des conséquences. Les masses inoffensives avaient peur d'un bouleversement. Les patriotes les plus éclairés, et pas les moins braves, voulaient qu'on allât, entre Modlin et Sierock, dans le triangle de la Narew et de la Vistule (voir la carte no 37), derrière de forts ouvrages construits par ordre de Napoléon, chercher un point d'appui invincible, avec la retraite assurée des marécages de Pultusk, et qu'on sauvât ainsi la capitale en la remettant temporairement dans les mains de l'ennemi. Il est rare qu'un pareil sacrifice soit sage: il l'était cette fois, et le résultat le prouva depuis. Évacuation de Varsovie par suite d'une capitulation avec les Autrichiens. Le prince Poniatowski, plein de douleur, livra Varsovie, après avoir stipulé des conditions honorables. Il se porta sur la rive droite de la Vistule entre Modlin et Sierock, avec le projet de se jeter sur tous les corps qui oseraient passer le fleuve devant lui, et la ferme résolution de défendre par des combats de détail la patrie infortunée qu'il ne pouvait plus défendre par des batailles rangées. Son attitude, son noble langage en faisant ce sacrifice, étaient de nature à exalter plutôt qu'à refroidir le zèle des Polonais. Aussi ne manquèrent-ils pas d'accourir auprès de lui, pour l'aider à recouvrer la capitale qu'il venait de céder momentanément aux Autrichiens.

Comment les nouvelles venues des diverses parties du théâtre de la guerre affectent Napoléon. Ainsi en Italie, nous étions repliés sur l'Adige; en Tyrol, nous étions assaillis de toutes parts; en Allemagne, nous étions menacés, outragés par des peuples irrités; en Pologne, nos alliés perdaient la capitale, que leur avait rendue le traité de Tilsit. Toutes ces nouvelles vinrent surprendre et médiocrement émouvoir Napoléon triomphant à Ratisbonne. Il avait peu compté sur le concours des Russes, et tenait seulement à prouver à l'Europe qu'ils étaient avec lui et non avec les Autrichiens, ce que la marche de leur armée, si lente qu'elle fût, ne permettait pas de révoquer en doute. Quant au grand-duché de Varsovie, il savait qu'à Vienne il ferait ou déferait de nouveau tous les États de sa dernière création, et que peu importait qu'ils restassent debout ou fussent renversés pendant sa marche victorieuse sur cette capitale. Mais les événements d'Italie l'avaient un peu plus affecté, parce qu'ils découvraient son flanc droit, parce qu'ils exposaient ses États d'Italie aux souffrances de la guerre, parce qu'enfin ils portaient atteinte à la jeune renommée de son fils adoptif, qu'il chérissait tendrement. Une circonstance particulière avait presque converti son déplaisir en irritation. Le prince Eugène, redoutant plus son père adoptif que l'opinion du monde, avait à peine osé lui rendre compte de ses revers, et s'était borné à lui écrire: Mon père, j'ai besoin de votre indulgence. Craignant votre blâme si je reculais, j'ai accepté la bataille, et je l'ai perdue.—Pas une explication n'avait suivi ces courtes paroles pour dire où en étaient les choses, et ce silence s'était prolongé pendant plusieurs jours, ce qui avait fort embarrassé Napoléon, qui ne savait quelles étaient ses pertes, quels étaient les progrès de l'ennemi en Italie, quels dangers pouvaient menacer son flanc droit pendant sa marche sur Vienne.—Soyez vaincu, avait répondu Napoléon dans plusieurs lettres, soyez vaincu, soit; j'aurais dû m'y attendre en nommant général un jeune homme sans expérience, tandis que je n'ai pas voulu que des princes de Bavière, de Saxe, et de Wurtemberg, commandassent les soldats de leur nation! Vos pertes, je vous enverrai de quoi les réparer; les avantages de l'ennemi, je saurai les neutraliser; mais pour cela il faudrait que je fusse instruit, et je ne sais rien. Je suis réduit à chercher dans les bulletins étrangers la vérité que vous devriez m'apprendre. Je fais ce que je n'ai jamais fait, ce qui doit répugner par-dessus tout à un sage capitaine, je marche mes ailes en l'air, ne sachant ce qui se passe sur mes flancs. Heureusement je puis tout braver, grâce aux coups que j'ai frappés; mais il est cruel d'être tenu dans une telle ignorance!—Napoléon ajoutait ces belles paroles, que nous citons textuellement parce qu'elles importent à la gloire du plus grand de ses lieutenants, à Masséna: «La guerre est un jeu sérieux dans lequel on compromet sa réputation, ses troupes et son pays. Quand on est raisonnable, on doit se sentir, et connaître si l'on est fait ou non pour le métier. Je sais qu'en Italie vous affectez de beaucoup mépriser Masséna[20]. Si je l'eusse envoyé, cela ne serait point arrivé. Masséna a des talents militaires devant lesquels il faut vous prosterner tous, et s'il a des défauts il faut les oublier, car tous les hommes en ont. En vous confiant mon armée d'Italie, j'ai fait une faute. J'aurais dû envoyer Masséna et vous donner le commandement de la cavalerie sous ses ordres. Le prince royal de Bavière commande bien une division sous le duc de Dantzig!..... Je pense que si les circonstances deviennent pressantes, vous devez écrire au roi de Naples de venir à l'armée; vous lui remettrez le commandement, et vous vous rangerez sous ses ordres. Il est tout simple que vous ayez moins d'expérience de la guerre qu'un homme qui la fait depuis dix-huit ans!» (Burghausen, le 30 avril 1809.)

Napoléon, sachant bien que toutes les illusions de ses ennemis, tout leur courage tomberaient à la foudroyante nouvelle des événements de Ratisbonne, résolut, en se portant vigoureusement en avant, d'arrêter d'abord, puis d'obliger à rétrograder les forces qui agissaient sur ses flancs ou sur ses derrières. Alors comme en 1805, fondre sur Vienne était la manière la plus sûre de briser toutes les coalitions, nées ou à naître.

Grande question qui se présente à résoudre après que Napoléon est devenu maître de Ratisbonne et du cours du Danube. Cependant il se présentait l'une de ces graves questions, desquelles dépend le sort des empires, et qui ne sont faites que pour les grands hommes, à la façon d'Annibal, de César, de Frédéric, de Napoléon: fallait-il suivre impétueusement la large voie qui mène sur Vienne, celle du Danube (voir la carte no 14), laissant sur sa gauche l'archiduc Charles en Bohême, poursuivant devant soi les débris du général Hiller et de l'archiduc Louis, ramenant enfin sur sa droite l'archiduc Jean en arrière, par l'impulsion d'une marche victorieuse sur la capitale? ou bien fallait-il laisser à Bessières le soin de refouler avec sa cavalerie et l'infanterie de Molitor les restes du général Hiller et de l'archiduc Louis sur l'Inn, en se jetant soi en Bohême à la suite du prince Charles, en s'acharnant à le poursuivre, et en tâchant de frapper dans sa personne, et non dans Vienne, la monarchie autrichienne[21]? Motifs qui décident Napoléon à ne pas suivre l'archiduc Charles en Bohême, et à marcher droit sur Vienne par les bords du Danube. Napoléon y pensa (sa correspondance en fait foi); mais s'il était d'un grand capitaine comme lui de peser toutes les alternatives, il était aussi d'un grand capitaine comme lui de ne pas hésiter après avoir réfléchi, et de marcher au véritable but, qui était Vienne. En effet il avait bien, en s'attachant à poursuivre immédiatement l'archiduc Charles à travers la Bohême, la chance d'augmenter la désorganisation de la principale armée autrichienne, d'en amener plus vite la dissolution, et d'empêcher que, reconstituée plus tard, elle ne vînt, couverte par le Danube, lui disputer l'empire d'Autriche, dans les sanglantes journées d'Essling et de Wagram. Cela est certain, et les panégyristes de l'archiduc Charles en ont conclu que Napoléon sacrifia tout à la vanité d'entrer à Vienne. Mais c'est là un faux jugement porté sans tenir compte de la réalité des choses. Il est bien vrai que la principale armée autrichienne, rejetée par Ratisbonne au delà du Danube, était profondément ébranlée, et qu'un nouveau coup pouvait en achever la destruction. Mais la jeune armée de Napoléon, quoique exaltée par le succès, était harassée de cinq jours de combats. Il n'y avait de capable de supporter cette prolongation de fatigue que le corps du maréchal Davout, et il était épuisé lui-même, car c'est sur lui qu'avait pesé le poids de ces cinq journées. Le reste était exténué. Il fallait donc avec 50 mille hommes environ poursuivre les 80 mille hommes de l'archiduc Charles, qui quoi qu'on fît aurait deux jours au moins d'avance, qui trouverait quelques vivres sur les routes déjà épuisées de la Bohême, tandis que les Français n'y trouveraient plus une miette de pain, qui perdrait sans doute dans sa retraite précipitée des traînards et des malades, mais qui n'en sauverait pas moins les deux tiers de son monde, et après avoir entraîné Napoléon à sa suite, reviendrait infailliblement par Lintz sur le Danube, repasserait ce fleuve, rallierait à lui les 40 mille hommes du corps de Hiller et de l'archiduc Louis, les 10 ou 12 mille de Chasteler, les 40 mille de l'archiduc Jean, et aurait ainsi sur la véritable ligne de communication les 140 mille hommes les meilleurs de l'armée autrichienne: supposition qui n'a rien de chimérique, puisque plus tard les archiducs, quoique séparés par Napoléon resté sur le Danube, ne cessèrent de rêver leur réunion, l'un devant venir de la Bohème par Lintz, l'autre de l'Italie par Inspruck et Salzbourg. Il est donc évident que si Napoléon avait voulu poursuivre l'archiduc en Bohême il aurait laissé vacante la route du milieu, c'est-à-dire celle du Danube, que dès lors la réunion des archiducs eût été certaine, et que ces princes en agissant avec un peu de hardiesse auraient pu revenir sur l'Isar, même sur le haut Danube, couper la retraite des Français en opposant 140 mille hommes réunis à Napoléon, qui n'avait déjà plus ce nombre de soldats après les cinq jours de combats qu'il venait de livrer. Longer les bords du Danube, suivre ainsi la ligne la plus courte pour aller à Vienne, car les routes de la Bohême décrivent par Ratisbonne, Pilsen, Budweis, Lintz, un grand arc dont le Danube est la corde; se tenir sur cette route qui était non-seulement la plus courte, mais la plus centrale; séparer en l'occupant l'archiduc qui était en Bohême des archiducs qui étaient en Bavière et en Italie; bien garder enfin en restant sur cette route ce qu'un général a de plus précieux, c'est-à-dire sa ligne de communication, celle où il a ses malades, ses munitions, ses vivres, ses recrues, la possibilité de se retirer en cas de revers, était donc la seule résolution sage, la seule digne du génie de Napoléon, celle enfin qu'il adopta sans aucune hésitation.

Précautions de Napoléon en marchant sur Vienne, entre plusieurs armées autrichiennes. Son parti une fois pris de suivre le Danube et de marcher droit sur Vienne, Napoléon employa les moyens les plus convenables pour l'exécution de ses desseins. Le plan des Autrichiens ne lui était pas connu; tout ce qu'il en savait, c'est que la majeure partie d'entre eux, sous la conduite de l'archiduc Charles, se trouvaient rejetés sur la gauche du Danube par Ratisbonne (voir la carte no 14), et que la moindre partie, sous le général Hiller et l'archiduc Louis, étaient par Landshut refoulés sur la droite du fleuve au delà de l'Isar. Il en conclut dès lors que tout en marchant en avant, et en poursuivant l'épée dans les reins la portion qui se retirait par Landshut sur la rive droite du Danube, il fallait prendre de grandes précautions à l'égard de celle qui se retirait sur la rive gauche, c'est-à-dire en Bohême, qui était de beaucoup la plus considérable, et qu'on allait avoir toujours sur son flanc ou sur ses derrières. Il fallait en veillant sur tout ce qu'elle pourrait tenter contre la sûreté de l'armée, porter en avant une masse assez puissante pour accabler le général Hiller et l'archiduc Louis, assez rapide pour les prévenir aux divers passages du Danube, et empêcher ainsi les deux armées ennemies de se réunir en avant de Vienne pour la couvrir. C'est d'après cette double condition que Napoléon calcula tous ses mouvements, avec une prévoyance admirable, et un art dont aucun capitaine ni ancien ni moderne n'a jamais donné l'exemple.

Marche de Bessières par le centre de la Bavière, à la suite du général Hiller et de l'archiduc Louis. C'est le 23 au soir qu'on pénétra dans Ratisbonne: c'est dans le cours de cette même journée, et dans la journée du lendemain 24, que Napoléon arrêta toutes ses dispositions. D'abord le 22, en quittant Landshut pour se porter à Eckmühl, il avait déjà dirigé le maréchal Bessières avec la cavalerie légère du général Marulaz et une portion de la cavalerie allemande au delà de Landshut, afin de poursuivre à outrance les deux corps battus du général Hiller et de l'archiduc Louis. Il y avait ajouté la division de Wrède, et, pour plus de sûreté encore, la division Molitor, l'une des meilleures et des mieux commandées de l'armée française. Grâce à ce dernier appui, il était assuré que tout retour offensif de l'ennemi serait énergiquement repoussé. Marche de Masséna le long du Danube pour prévenir les archiducs sur tous les points de passage. Le lendemain 23, pendant que l'on canonnait Ratisbonne pour y entrer de vive force, il avait voulu que la ligne du Danube fût occupée par l'un de ses plus intrépides lieutenants, par Masséna lui-même, afin que ce dernier suivît toujours le bord du fleuve, et pût empêcher toute réunion des archiducs, qu'ils cherchassent à passer de Bohême en Bavière, ou de Bavière en Bohême. (Voir la carte no 14.) Napoléon ordonna au maréchal Masséna de descendre sur Straubing avec les divisions Boudet, Legrand et Carra Saint-Cyr, et pour le dédommager du détournement de celle de Molitor, il lui adjoignit l'une des divisions d'Oudinot, la division Claparède. Ainsi deux colonnes devaient poursuivre les Autrichiens sur la droite du Danube: celle du maréchal Bessières, chargée de marcher par le centre de la Bavière et de talonner fortement le général Hiller et l'archiduc Louis au passage de tous les affluents du Danube; celle du maréchal Masséna, chargée de longer ce fleuve et d'occuper avant les archiducs les passages importants de Straubing, Passau, Lintz, qui formaient les points de communication entre la Bavière et la Bohême.

Mouvement ordonné au corps du maréchal Davout, pour observer l'archiduc Charles en Bohème. Ces précautions prises sur son front et sur sa droite, Napoléon disposa du corps du maréchal Davout pour garder sa gauche et ses derrières, contre un retour offensif de l'archiduc Charles, au cas que ce prince fût tenté de nous attaquer en flanc ou en queue. Napoléon rendit à ce maréchal les belles divisions Gudin et Morand, qu'il lui avait empruntées momentanément pour l'affaire d'Abensberg, et lui ôta la division Saint-Hilaire, destinée avec les deux divisions du général Oudinot à former le corps du maréchal Lannes. Les trois divisions Friant, Morand, Gudin, habituées à servir avec le maréchal Davout depuis le camp de Boulogne, toujours restées hors de France depuis cette époque, composaient une véritable famille sous les yeux d'un père, inflexible mais dévoué à ses enfants, et offraient le modèle accompli de l'infanterie propre à la grande guerre. Elles ne pillaient pas, ne manquaient de rien parce qu'elles ne pillaient pas, n'avaient jamais un homme en arrière, ne reculaient jamais non plus, et enfonçaient tout ennemi, quel qu'il fût, qui se rencontrait sur leur passage. Avec la cavalerie légère du général Montbrun, et malgré leurs pertes, elles comptaient encore 29 ou 30 mille hommes. Napoléon ordonna au maréchal Davout de quitter Ratisbonne le 24, de marcher sur les traces de l'archiduc Charles jusqu'aux frontières de la Bohême, de chercher à savoir s'il les avait franchies, puis cette certitude acquise, de rejoindre le Danube, d'en descendre le cours sur la rive droite, tandis que le général Montbrun descendrait par la rive gauche avec sa cavalerie légère, furetant sans cesse le Böhmer-Wald, longue chaîne de montagnes boisées, qui sépare la Bohême de la Bavière. Le maréchal Davout devait donc, une fois bien renseigné sur les mouvements de l'archiduc Charles, suivre la marche générale de l'armée en longeant le Danube derrière le maréchal Masséna, occuper Straubing quand le maréchal Masséna marcherait sur Passau, occuper Passau quand celui-ci se porterait sur Lintz. Rôle assigné à la division Dupas et au corps saxon dans la marche générale de l'armée. Le général Dupas avec une division française de 4 à 5 mille hommes, et les contingents des petits princes, en tout 10 mille hommes, eut ordre de se rendre immédiatement à Ratisbonne, afin d'y remplacer le maréchal Davout, quand celui-ci quitterait cette ville pour descendre le Danube. Il devait le suivre à son tour, et le remplacer à Straubing, à Passau, à Lintz, là même où le maréchal Davout aurait remplacé le maréchal Masséna. Enfin le prince Bernadotte avec les Saxons avait ordre de quitter Dresde, que ne menaçait aucun ennemi, de remonter la Saxe, de traverser le Haut-Palatinat, d'entrer à Ratisbonne, pour y remplacer la division Dupas. Le Danube ne pouvait ainsi manquer d'être bien gardé, puisque les deux meilleurs corps de l'armée, ceux des maréchaux Masséna et Davout, escortés de deux corps alliés, devaient en suivre le cours, tandis que par le centre de la Bavière, une forte avant-garde sous le maréchal Bessières talonnerait les corps de Hiller et de l'archiduc Louis. Napoléon marche avec Lannes entre Bessières et Masséna. Napoléon résolut de marcher lui-même avec la belle division Saint-Hilaire, avec la division Demont, avec la moitié disponible du corps d'Oudinot, avec la garde qui venait d'arriver, avec les quatorze régiments de cuirassiers, et d'escorter Bessières par Landshut, pour appuyer ce dernier s'il rencontrait quelque difficulté de la part des corps de Hiller et de l'archiduc Louis, ou pour se rabattre sur le bord du fleuve si l'archiduc Charles tentait de le repasser sur notre flanc ou nos derrières. Pour compléter cet ensemble de précautions, Napoléon jeta les Bavarois sur sa droite, avec mission d'occuper Munich, d'y ramener leur roi, de refouler la division Jellachich, qui, comme on s'en souvient, avait été détachée du corps de Hiller, de la pousser de Munich sur Salzbourg, de pénétrer ensuite dans le Tyrol, pour replacer ce pays sous la domination de la maison de Bavière. Cette dernière mesure, en rappelant les Bavarois chez eux, avait l'avantage d'éclairer la marche de l'armée du côté de l'Italie, et de la mettre en garde contre toute tentative de l'archiduc Jean. Les corps longeant le Danube eurent l'ordre d'arrêter les bateaux, de les amener à la rive droite, d'en composer des convois pour transporter les vivres, les munitions, les malades, les recrues, de préparer sur tous les points des fours, des farines, du biscuit, de mettre enfin en état de défense Straubing, Passau, Lintz, de manière à pouvoir garder le fleuve avec peu de forces quand on en aurait franchi les divers échelons.

Napoléon s'occupa ensuite de procurer à ses corps les renforts dont ils avaient besoin, soit pour réparer leurs pertes, soit pour compléter leur effectif projeté. D'une part, ils s'étaient fort affaiblis par les combats de cette première période, car si nous avions enlevé 50 ou 60 mille hommes aux Autrichiens, nous en avions bien perdu 12 ou 15 mille, dont un tiers seulement devait reparaître dans les rangs; d'autre part, les corps étaient entrés en action avant d'avoir reçu le complément de leur effectif. Soins de Napoléon pour réparer les pertes que ses corps avaient essuyées. Les vieilles divisions, depuis longtemps organisées, comme celles du maréchal Davout, comme les quatre moins anciennes du maréchal Masséna, comme la division Saint-Hilaire, n'avaient pas reçu de leurs dépôts les conscrits qui leur étaient dus; et les nouveaux corps, comme celui d'Oudinot, formé de quatrièmes bataillons, étaient loin de posséder tous leurs cadres. Beaucoup de ces quatrièmes bataillons n'avaient effectivement que deux, trois ou quatre compagnies, sur six qui leur étaient destinées. Enfin les recrues venant d'Italie pour les corps qui avaient leurs dépôts dans cette contrée, avaient été arrêtées en Tyrol, et il fallait les remplacer par d'autres. Napoléon donna les ordres nécessaires pour que les conscrits tirés des dépôts, les compagnies qui manquaient encore aux quatrièmes bataillons, fussent promptement acheminés sur cette route si bien jalonnée de la Bavière, et pour que la cavalerie reçût les chevaux dont elle avait surtout besoin. Napoléon venait d'être rejoint par les grenadiers, chasseurs, fusiliers et tirailleurs de sa garde. Il réitéra ses ordres pour la prompte organisation des quatre régiments de conscrits de cette garde, et du nouveau détachement d'artillerie qui devait en porter les bouches à feu au nombre de soixante. Il écrivit en même temps aux rois de Bavière, de Saxe, de Wurtemberg, pour leur annoncer ses éclatants succès, et faire appel à leur zèle dans le recrutement de leurs corps. Il écrivit à son frère Jérôme, à son frère Louis, pour presser la réunion de leurs troupes, afin de pourvoir à la sûreté de l'Allemagne contre les mouvements insurrectionnels qui éclataient de toute part. Il ordonna qu'on fît expliquer le roi de Prusse sur la singulière aventure du major Schill, et en annonçant ses victoires à M. de Caulaincourt, il ne lui envoya pas de lettre pour l'empereur Alexandre, désirant marquer à ce prince, par un pareil silence, ce qu'il pensait de la sincérité de son concours. Il défendit en outre à notre ambassadeur d'écouter aucune parole relative au sort futur de l'Autriche, et aux conditions de paix qui pourraient être la suite de succès si rapides.

Départ de Napoléon pour Landshut. Tandis que ses corps cheminaient devant lui, Napoléon était resté à Ratisbonne pour expédier les ordres nombreux qu'exigeaient la conduite de si grandes opérations et le gouvernement de l'empire, qu'il ne négligeait pas quoique absent. Entré le 23 avril au soir dans Ratisbonne, il y passa les journées du 24 et du 25, et il partit le 26 pour Landshut, afin de rejoindre l'armée et de la diriger en personne. Ayant trouvé sur la route la garde et les cuirassiers, il marcha avec ces belles troupes à la suite de Bessières et de Lannes, qui s'avançaient, comme nous l'avons dit, par le centre de la Bavière, tandis qu'à droite les Bavarois longeaient le pied des Alpes Tyroliennes, et qu'à gauche Masséna en tête, Davout en queue, suivis de Dupas et de Bernadotte, descendaient le Danube.

Marche des généraux autrichiens après les événements de Ratisbonne. Pendant ce temps, les généraux autrichiens adoptaient à peu près le plan de retraite que leur avait prêté Napoléon. L'archiduc Charles, rejeté avec environ quatre-vingt mille hommes dans le Haut-Palatinat, n'avait, dans le fait, d'autre parti à prendre que de se retirer par la Bohême, de traverser cette province le plus vite possible, de repasser le Danube soit à Lintz, soit à Krems, de s'y rallier au général Hiller et à l'archiduc Louis, et même, s'il le pouvait, d'y amener l'archiduc Jean par le Tyrol insurgé. Le général Hiller et l'archiduc Louis, rejetés par Landshut au delà de l'Isar en Bavière, avec environ 40 mille hommes, n'avaient, de leur côté, pas mieux à faire que de disputer les lignes de l'Inn, de la Traun, de l'Ens, affluents du Danube, de retarder ainsi la marche de Napoléon, et de donner aux archiducs Charles et Jean le temps de se réunir à eux, pour couvrir Vienne avec toutes les forces de la monarchie. C'est, en effet, le plan qu'adopta l'archiduc Charles, et qu'il prescrivit à ses frères, ce qui achevait de justifier complétement la marche de Napoléon le long du Danube, puisqu'elle le plaçait sur le chemin direct de Vienne, entre tous les archiducs, de manière à les isoler les uns des autres, et à les devancer sur tous les points de concentration.

Le prince Charles s'arrête à la position de Cham avant de se réfugier en Bohême. Conformément au plan arrêté, l'archiduc Charles se hâta en quittant Ratisbonne de venir prendre position à Cham, à l'entrée des défilés de la Bohême. Il s'établit entre les deux routes de Furth et de Roetz, qui mènent à Pilsen, ayant le corps de Rosenberg à gauche, celui de Hohenzollern à droite, celui de Kollowrath au milieu, le prince Jean de Liechtenstein en arrière avec les grenadiers et les cuirassiers, et enfin le corps de Bellegarde détaché au couvent de Schœnthal. Cette position de Cham était très-forte, et valait la peine d'être disputée, si on était vivement poursuivi. Le prince Charles y attendit son matériel, ses traînards, ses égarés, résolu à se défendre avec les quatre-vingt mille hommes qui lui restaient, s'il était de nouveau attaqué par les Français. Le maréchal Davout l'y suivit par Nittenau, non point dans l'intention de lui livrer bataille, mais dans celle d'observer sa marche et de connaître ses projets. Voulant toutefois, sans engager le combat, conserver l'ascendant des armes, il refoula brusquement les avant-postes autrichiens jusque près de Cham, et se présenta dans l'attitude d'un ennemi prêt à en venir aux mains. Retraite définitive de l'archiduc Charles en Bohême. Soit que l'archiduc ne voulût pas courir la chance d'une nouvelle bataille, soit qu'il crût avoir assez attendu, il décampa, laissant au maréchal Davout bien des voitures, bien des malades, bien des traînards que celui-ci fit prisonniers. Le projet étant de se retirer, il eût mieux valu le faire plus tôt, car, parti le 24 au matin des environs de Ratisbonne, le généralissime autrichien resta en position à Cham jusqu'au 28, et perdit ainsi deux jours sur quatre, ce qui était fâcheux, puisque son premier intérêt était d'atteindre le pont de Lintz, par lequel il pouvait se réunir aux corps de Hiller et de l'archiduc Louis. La route intérieure de Bohême formant un arc, par Pilsen, Budweis, Lintz (voir la carte no 14), il avait à décrire un long circuit, tandis que Napoléon, suivant les bords du Danube, marchait directement au point si important de Lintz, par une route superbe, et avec le secours du fleuve qui transportait une partie de ses plus lourds fardeaux. Le prince autrichien aurait donc bien fait de se hâter, au risque de laisser beaucoup de monde en arrière, car il valait encore mieux arriver moins fort au rendez-vous de Lintz, que de ne pas y arriver du tout.

Quoi qu'il en soit, l'archiduc Charles se retira en Bohême; décidé à ramasser en chemin tout ce qu'il trouverait de renforts, et à regagner la rive droite du Danube le plus tôt possible. Se doutant néanmoins qu'il ne réussirait pas à marcher assez vite, il envoya le général Klenau avec neuf bataillons, le général Stutterheim avec quelques troupes légères, pour aller, par les chemins les plus courts, détruire, si on ne pouvait les occuper, les ponts de Passau et de Lintz sur le Danube. Ces précautions prises, ne pouvant s'empêcher de céder au découragement à la vue d'une guerre qui commençait si mal, il proposa à l'empereur d'Autriche de faire, sous prétexte d'un échange de prisonniers, une démarche pacifique auprès de Napoléon. L'empereur François, qui avait consenti à la guerre sans y être conduit par une conviction bien arrêtée, et qui voyait à quel point son frère le généralissime était déjà découragé, ne se refusa point à cette démarche pacifique, pas plus qu'il ne s'était refusé à la guerre, mais en demandant toutefois qu'on ne montrât pas trop de faiblesse au début même des hostilités. En conséquence, l'archiduc Charles fit rédiger par son chef d'état-major, Grünn, une lettre dans laquelle, félicitant l'empereur Napoléon de son arrivée au quartier général français, ce dont il avait pu s'apercevoir, disait-il avec modestie, à la tournure des événements, il lui proposait un échange de prisonniers, pour adoucir les maux de la guerre, heureux, ajoutait-il, si dès le commencement des hostilités on pouvait leur imprimer un caractère moins violent et moins acerbe. Il continua ensuite sa marche à travers la Bohême, après avoir enjoint à son frère Jean de passer en Bavière, et à son frère Louis et à son lieutenant Hiller de disputer fortement cette contrée aux Français, pour donner le temps à toutes les forces autrichiennes d'opérer leur jonction derrière la Traun, aux environs de Lintz.

Le maréchal Davout, dès qu'il vit l'archiduc Charles s'enfoncer en Bohême, rebroussa aussitôt chemin, revint sur Ratisbonne, repassa le Danube, et commença de descendre ce fleuve par la rive droite, en se faisant éclairer sur la rive gauche par le général Montbrun. Il s'achemina sur Passau à la suite du maréchal Masséna, qui devait s'acheminer sur Lintz, et se fit remplacer à Ratisbonne par le général Dupas avec dix mille hommes, moitié Allemands, moitié Français.

Retour offensif du général Hiller et de l'archiduc Louis contre le maréchal Bessières. Tandis que l'archiduc Charles donnait à sa retraite la direction que nous venons d'indiquer, le général Hiller et l'archiduc Louis, même avant d'avoir reçu l'ordre de disputer pas à pas le sol de la Bavière, s'y étaient décidés, et croyant que Napoléon s'attachait à poursuivre l'archiduc Charles, ils avaient résolu un mouvement offensif contre l'avant-garde du maréchal Bessières, afin d'attirer l'ennemi à eux et de dégager le généralissime. La résolution était honorable et bien entendue, car ils pouvaient surprendre Bessières avant qu'il fût joint par le renfort que lui envoyait Napoléon, et dans cet état de confiance imprudente qu'inspire souvent la victoire.

Les deux généraux autrichiens avaient encore, en comprenant dans leur effectif les restes de la réserve de Kienmayer et la division Jellachich, environ 50 mille hommes. Le général Jellachich était vers Munich, avec ordre de se retirer sur Salzbourg. Privés de son concours, et rejoints par un régiment de Mitrowski et quelques hussards de Stipsicz, ils devaient posséder de 38 à 40 mille soldats. Marchant sur le maréchal Bessières qui en avait à peine 13 ou 14 mille, et qui s'avançait avec une extrême témérité, ils pouvaient l'accabler. Combat de Neumarkt et fermeté du général Molitor dans cette occasion. En effet, le 24 au matin, avant que l'archiduc Charles eût définitivement opéré son mouvement de retraite vers la Bohême, et pendant que le maréchal Bessières pénétrait au delà de l'Isar, ayant la cavalerie légère de Marulaz en tête de sa colonne, les Bavarois du général de Wrède au centre, l'infanterie de Molitor à l'arrière-garde, les deux généraux autrichiens se reportèrent en avant, avec l'intention de rejeter l'avant-garde des Français dans les marécages de la Roth, près de Neumarkt. Ils se présentèrent en trois colonnes, et rencontrèrent d'abord la cavalerie de Marulaz, qui les chargea plusieurs fois avec une rare bravoure, mais qui ne pouvait obtenir de succès sérieux contre une masse de 30 mille hommes marchant résolûment. La cavalerie de Marulaz refoulée, le général de Wrède eut son tour, et dut résister avec six ou sept mille hommes d'infanterie à plus de trente mille. Les Bavarois n'étaient pas indignes de se mesurer avec les Autrichiens, quoiqu'ils leur fussent inférieurs, et ils se montraient assez animés dans cette guerre. Mais il leur était impossible de tenir contre la masse qui allait les presser en tête et sur les flancs. Ils n'avaient pour unique retraite, à travers le pays humide et boisé qui borde la petite rivière de la Roth, qu'un pont de chevalets faible et tremblant, incapable de porter les fortes masses qui le traversaient à pas précipités. Derrière était située la ville de Neumarkt, où Bessières était à table, pendant que son avant-garde, refoulée sur son centre, courait le danger d'être culbutée. Heureusement le général Molitor, officier d'infanterie formé à l'école du Rhin et le premier des lieutenants généraux de ce temps, arrivait suivi de sa division. Il avait reconnu le danger et en avait fait part au maréchal Bessières, qui, voyant là une affaire d'infanterie, eut la sage modestie de le laisser agir. Le général Molitor passa sur-le-champ le pont de la Roth avec ses quatre régiments, et apercevant sur la gauche une hauteur boisée d'où l'on pouvait protéger la retraite, il se hâta de l'occuper avec le 2e de ligne, en précipitant du haut en bas une troupe autrichienne qui la défendait. Puis il rangea à droite les 16e et 37e régiments dans une position avantageuse pour se servir de leur feu. En ce moment, la cavalerie légère refoulée repassait la Roth après avoir essuyé des pertes, et le général bavarois de Wrède était aux prises avec l'ennemi acharné à détruire un de ses bataillons. Mais tout à coup l'attitude de la division Molitor calma l'ardeur des Autrichiens. Les feux roulants et bien ajustés des 16e et 37e de ligne, la forte position du 2e les arrêtèrent, et, bon gré, mal gré, ils laissèrent les Bavarois repasser tranquillement la Roth. Les 16e et 37e régiments défilèrent ensuite, protégés par le 2e, qui eut avec les Autrichiens un engagement terrible. Ce brave régiment était si obstiné à lutter que le général Molitor eut grand'peine à le ramener en arrière. Avant de repasser le pont, il chargea plusieurs fois à la baïonnette, et força ainsi les Autrichiens à lui laisser opérer sa retraite, qu'il exécuta le dernier avec un aplomb admiré des ennemis eux-mêmes.

Cette affaire coûta quelques centaines d'hommes aux Bavarois, et quelques chevaux au général Marulaz. Elle eût pu devenir fâcheuse pour l'avant-garde tout entière, sans la prévoyance de Napoléon, qui avait ménagé au maréchal Bessières l'appui du général Molitor. Toutefois, bien qu'arrêtés sur les bords de la Roth, le général Hiller et l'archiduc Louis n'auraient pas renoncé à leur mouvement offensif, s'ils n'avaient appris dans la nuit toute l'étendue des désastres du généralissime, ainsi que sa retraite en Bohême, et s'ils n'avaient reconnu la nécessité de se retirer de leur côté, car Napoléon ne pouvait manquer de fondre bientôt sur eux avec des masses écrasantes. Ils résolurent donc de se replier sur l'Inn, et de l'Inn sur la Traun, qu'ils avaient l'espérance de défendre mieux que l'Inn, parce qu'ils devaient avoir plus de temps pour s'y asseoir, et que d'ailleurs ils avaient quelque chance d'y trouver l'un des archiducs, ou Charles ou Jean.

Marche générale de l'armée sur l'Inn. Napoléon arriva sur ces entrefaites, suivi de la garde et des cuirassiers, précédé par Lannes avec les troupes des généraux Saint-Hilaire, Demont, Oudinot. Il reporta en avant le maréchal Bessières, et imprima à la poursuite la vigueur d'un torrent qui a rompu ses digues. Tout le monde de la droite à la gauche marcha sur l'Inn (voir la carte no 14), les Bavarois se dirigeant par Munich et Wasserbourg sur Salzbourg, le maréchal Lannes par Mühldorf sur Burghausen, le maréchal Bessières par Neumarkt sur Braunau. Appuyant ce mouvement le long du Danube, le maréchal Masséna pénétrait dans Passau, qu'il enlevait brusquement aux Autrichiens, lesquels n'avaient pas eu plus que les Bavarois la prévoyance de s'y établir solidement.

Le 28 et le 29 avril, dix jours après les premières hostilités, on était parvenu sur tous les points à la ligne de l'Inn, et on était occupé sur chaque route à rétablir les ponts, que les Autrichiens avaient détruits ou brûlés jusqu'au niveau des eaux, quand ils en avaient eu le temps. Napoléon entré le 28 à Burghausen fut obligé d'y attendre pendant deux jours le rétablissement du pont qui était d'une grande importance, et qui avait été complétement incendié. Ayant reçu la lettre pacifique de l'archiduc Charles, il la renvoya à M. de Champagny, qui suivait le quartier général, et lui ordonna de n'y pas répondre. Plein de confiance dans le résultat de la campagne, ne prévoyant pas toutes les difficultés qu'il pourrait rencontrer plus tard; il croyait tenir dans ses mains le destin de la maison d'Autriche, et ne voulait pas se laisser arrêter dans ses ambitieuses pensées par un mouvement de générosité irréfléchie. Il prescrivit donc le silence, du moins pour le moment, se réservant de répondre plus tard suivant les circonstances.

Mai 1809. Trajet de l'Inn à la Traun. Le maréchal Masséna étant entré à Passau, et le maréchal Davout le suivant de près, tandis que l'armée entière était sur l'Inn de Braunau à Salzbourg, il fallait marcher sur la Traun sans retard. C'était la ligne essentielle à conquérir, car elle correspondait avec le débouché de Lintz, par lequel l'archiduc Charles pouvait rejoindre le général Hiller et l'archiduc Louis. Cette ligne conquise avant que le généralissime autrichien y fût arrivé, il restait à celui-ci une seconde et dernière chance de jonction en avant de Vienne, c'était d'atteindre à temps le pont de Krems, et de venir se placer à Saint-Polten pour couvrir la capitale. Napoléon résolut de lui enlever tout de suite la première de ces deux chances, en se portant sur Lintz d'une manière impétueuse. Étant parvenu avec tous ses corps sur l'Inn, et en ayant rétabli les ponts le 30 avril, il ordonna le mouvement général pour le 1er mai. Ordre à Masséna de marcher sur la Traun. Il prescrivit à Masséna de marcher rapidement de Passau sur Efferding, d'Efferding sur Lintz, arrivé là de s'emparer d'abord de la ville de Lintz, puis du pont sur le Danube s'il n'était pas détruit, et, Lintz occupé, d'aller droit à la Traun qui coule à deux lieues au-dessous. La Traun, qui est pour les Autrichiens l'une des lignes les plus importantes à défendre quand ils veulent arrêter une armée en marche sur Vienne, descend des Alpes Noriques comme l'Ens, et va tomber dans le Danube un peu après Lintz. Formidable position d'Ébersberg au confluent de la Traun et du Danube. Elle longe le pied d'un plateau qui s'étend jusqu'au Danube, et sur lequel une armée peut se poster avantageusement, pour s'opposer aux progrès d'une invasion. Aussi le pont sur le Danube, celui qui servait de communication militaire entre la Bohême et la Haute-Autriche, était-il placé non pas à Lintz même, mais au-dessous du confluent de la Traun dans le Danube, c'est-à-dire à Mauthausen. Il était ainsi couvert par la Traun, et par le plateau dont nous venons de parler, au sommet duquel s'apercevaient la ville et le château d'Ébersberg.

Marche de toutes les colonnes de l'armée pour seconder le mouvement de Masséna sur la Traun. Masséna eut donc le 1er mai l'ordre de se porter vivement de Passau à Lintz, de Lintz à Ébersberg. Mais comme la difficulté pouvait être grande si les 36 mille hommes restant aux deux généraux autrichiens venaient se poster à Ébersberg, Napoléon voulait aborder la Traun sur plusieurs points à la fois, à Ébersberg, à Wels et à Lambach. En conséquence, il dirigea toutes ses colonnes de l'Inn sur la Traun, de manière à y arriver le 3 mai au matin. Le général de Wrède ayant avec sa division traversé Salzbourg, devait, après y avoir été remplacé par le reste des Bavarois, s'acheminer par Straswalchen sur Lambach au bord de la Traun. (Voir la carte no 14.) Le maréchal Lannes avec les troupes des généraux Oudinot, Saint-Hilaire, Demont, devait se rendre à Wels, pour y passer la Traun, immédiatement au-dessus d'Ébersberg. Enfin le maréchal Bessières avec la garde, les cuirassiers et la cavalerie légère, devait, ou passer à Wels, ou se rabattre sur Ébersberg, si on entendait sur ce point une canonnade qui fît supposer une sérieuse résistance. Le major général Berthier eut ordre de faire savoir, et fit savoir en effet à Masséna, que si les obstacles étaient trop grands de son côté, il trouverait dans le passage de la Traun opéré au-dessus de lui, soit à Wels, soit à Lambach, un secours pour l'aider à les vaincre. Il lui fut toutefois recommandé dans ces nouveaux ordres comme dans les précédents, de ne rien négliger pour enlever promptement, non-seulement la ville de Lintz et le pont qu'elle avait sur le Danube, mais encore le pont de Mauthausen, placé, comme nous venons de le dire, au confluent de la Traun, sous la protection du château d'Ébersberg[22].

Nos colonnes s'avancèrent dans l'ordre indiqué. Elles étaient toutes le 1er mai au delà de l'Inn, après en avoir rétabli les ponts, Masséna se dirigeant de Passau sur Efferding, Lannes et Bessières de Burghausen et Braunau sur Ried. Ils recueillirent sur les routes un nombre considérable de voitures et environ deux à trois mille prisonniers. Masséna, qui marchait la gauche au Danube, rencontra partout sur son chemin l'arrière-garde des corps de Hiller et de l'archiduc Louis, et put apercevoir, de l'autre côté du fleuve, les troupes de l'archiduc Charles, qui venaient à travers les défilés de la Bohême occuper ou détruire le pont de Lintz. Il sentait donc à chaque pas l'importance de devancer le généralissime soit, à Lintz, soit à Ébersberg, bien moins pour conquérir ces points de passage que pour les enlever à l'ennemi, et pour empêcher derrière la Traun la réunion de toutes les forces de la monarchie autrichienne. (Voir la carte no 14.)

Arrivée de Masséna à Lintz. Le 2 mai au soir Masséna échangea en avant d'Efferding quelques coups de fusil avec l'arrière-garde du général Hiller, fit des prisonniers, et s'apprêta à marcher le lendemain sur Lintz. Le 3 au matin il partit, précédé par la cavalerie légère de Marulaz, et suivi de la division Claparède du corps d'Oudinot. Il parut devant Lintz à la pointe du jour. Y entrer, culbuter quelques postes qui se retiraient en hâte, s'emparer de la ville, ne fut que l'affaire d'un instant. Les détachements de Klenau et de Stutterheim, dépêchés par l'archiduc Charles pour occuper le passage, n'avaient pu que détruire le pont de Lintz et en amener les bateaux à la rive gauche. Masséna en possession de Lintz était donc assuré que ce pont du Danube ne pouvait plus servir à la jonction des archiducs. Mais le pont véritablement propre à la jonction était celui de Mauthausen, situé à deux lieues au-dessous, et couvert, comme nous l'avons dit, par la Traun. Tant qu'on n'était pas maître de celui-là, il était possible que l'archiduc Charles s'en servît pour se réunir au général Hiller et à l'archiduc Louis, et on ne savait pas en effet si les détachements qu'on apercevait au delà du Danube étaient les avant-gardes de la grande armée autrichienne, ou de simples détachements sans soutien. Son empressement à courir sur Ébersberg le 3 mai au matin. Il était dix heures du matin. Masséna n'hésita pas, traversa Lintz au pas de course, et se porta sur la Traun, c'est-à-dire devant Ébersberg. La position s'offrit tout à coup avec de formidables apparences.

Aspect de la position d'Ébersberg. On voyait devant soi la Traun coulant de droite à gauche pour se jeter à travers des îles boisées dans l'immense lit du Danube. On apercevait sur cette rivière un pont d'une longueur de plus de 200 toises, puis au delà un plateau escarpé, au-dessus duquel s'élevait la petite ville d'Ébersberg, plus haut encore le château fort d'Ébersberg, hérissé d'artillerie, et enfin soit en avant du pont, soit sur l'escarpement du plateau, une masse de troupes qu'on pouvait évaluer de 36 à 40 mille hommes. Il y avait là de quoi modérer tout autre caractère que celui de Masséna et lui inspirer l'idée d'attendre, surtout s'il faisait la réflexion fort simple qu'à quelques lieues au-dessus d'Ébersberg plusieurs colonnes françaises devaient, dans la journée ou le lendemain, opérer leur passage, et tourner la position. Mais cette certitude n'empêchait pas que peut-être dans la journée les archiducs ne se réunissent par le pont de Mauthausen, si on le laissait en leur pouvoir. Il y avait donc un intérêt véritable à le leur enlever sur-le-champ, en emportant la ville et le château d'Ébersberg. Du reste, c'est avec son caractère, encore plus qu'avec sa raison, qu'on se décide à la guerre, et Masséna rencontrant l'ennemi qu'il n'avait pas eu encore l'occasion de saisir corps à corps dans cette campagne, n'éprouva qu'un désir, celui de se jeter sur lui, pour s'emparer d'une position jugée décisive. Par ces motifs il ordonna l'attaque sur-le-champ.

Combat d'Ébersberg. En avant du pont d'Ébersberg, se trouvaient autour du village de Klein-Munchen des tirailleurs autrichiens, et quelques postes de cavalerie légère. Le général Marulaz fit charger, et disperser à coups de sabre, les uns et les autres. Les cavaliers repassèrent le pont, les tirailleurs se logèrent dans les jardins et les maisons de Klein-Munchen. La première brigade de Claparède, commandée par l'intrépide Cohorn, marchait à la suite de la cavalerie légère de Marulaz. Le général Cohorn, dont nous avons eu occasion de parler déjà, descendant du célèbre ingénieur hollandais Cohorn, renfermait dans un corps grêle et petit l'une des âmes les plus fougueuses et les plus énergiques que Dieu ait jamais donnée à un homme de guerre. Audacieuse attaque du général Cohorn sur le pont et la ville d'Ébersberg. Il était digne d'être l'exécuteur des impétueuses volontés de Masséna. À peine arrivé sur les lieux, il court à la tête des voltigeurs de sa brigade sur le village de Klein-Munchen, s'empare d'abord des jardins, puis se jette dans les maisons, prend ou passe par les armes tout ce qui les occupait, pousse au delà du village, se porte à l'entrée du pont, qui était long, avons-nous dit, de deux cents toises au moins, chargé de fascines incendiaires, et criblé des feux de l'ennemi. Tout autre que le général Cohorn se serait arrêté, pour attendre les ordres du maréchal Masséna; mais l'audacieux général, l'épée à la main, s'engage le premier sur le pont, le traverse au pas de course, fait tuer ou prendre ceux qui essaient de lui en disputer le passage, laisse, il est vrai, sur les planches du pont, beaucoup des siens, morts ou mourants, mais avance toujours, et, le défilé franchi, lance ses colonnes d'attaque sur le plateau, qui était couvert des masses de l'infanterie autrichienne. Cohorn, sous une grêle de balles, gravit avec le même emportement la rampe escarpée qui conduit à Ébersberg, pénètre dans la ville, débouche sur une grande place que le château domine, et oblige enfin les Autrichiens à se replier sur les hauteurs en arrière. Malheureusement ils conservent le château et font pleuvoir du haut de ses murs un feu destructeur sur la petite ville devenue notre conquête.

Dispositions ordonnées par Masséna pour secourir le général Cohorn. Pendant cette suite d'actes téméraires, Masséna, resté au pied de la position, prend ses mesures pour appuyer Cohorn, qui n'avait eu affaire jusqu'ici qu'à l'avant-garde des Autrichiens, et qui bientôt devait les avoir tous sur les bras. Pour tenir tête à la formidable artillerie du plateau, il amène les bouches à feu de tout le corps d'armée, et les poste le plus avantageusement possible. Nos officiers d'artillerie, toujours aussi intelligents qu'intrépides, essaient de compenser par la justesse du tir et le bon choix des emplacements le désavantage de la position. Une effroyable canonnade s'engage ainsi d'une rive à l'autre de la Traun. Cela fait, Masséna lance à travers le long défilé du pont les deux autres brigades de Claparède, celles de Lesuire et de Ficatier, leur ordonnant de gravir le plateau pour aller dans Ébersberg au secours du général Cohorn. Puis il dépêche une foule d'aides de camp afin de hâter l'arrivée des divisions Legrand, Carra Saint-Cyr et Boudet, dont on a grand besoin pour sortir de cette redoutable aventure. Lui-même il se tient au milieu des balles et des boulets pour donner ses ordres et pourvoir à tout.

Lutte acharnée dans l'intérieur d'Ébersberg. Les deux brigades Lesuire et Ficatier arrivaient à propos, car le général Hiller remarchant en avant, s'était jeté avec des forces considérables sur Cohorn, et l'avait obligé de rentrer dans Ébersberg, puis d'évacuer la grande place. Les Français la reprennent, en chassent les Autrichiens de nouveau, et tentent de s'emparer du château, dont ils approchent sans pouvoir y pénétrer. Mais les Autrichiens, qui sentaient l'importance du poste, reviennent plus nombreux, ce qui leur était facile, puisqu'ils étaient trente-six mille contre sept ou huit mille, fondent en masse sur le château, en éloignent les Français, s'introduisent dans la ville, la traversent, et débouchent encore une fois sur la grande place. Le brave Claparède avec ses lieutenants se réfugie alors dans les maisons qui la bordent de trois côtés, s'y établit, et des fenêtres fait pleuvoir sur l'ennemi une grêle de balles. On se dispute ces maisons avec fureur, sous l'artillerie du château, qui tire sur les Autrichiens comme sur les Français. Des obus mettent le feu à cette malheureuse petite ville, qui bientôt devient si brûlante qu'on a peine à y respirer.

Arrivée de la division Legrand, et conquête définitive de la position d'Ébersberg. Cet affreux massacre continue, et la fureur ayant égalisé les courages, l'avantage va rester au nombre. Les Français vont être précipités dans la Traun, et punis de leur audace, quand par bonheur la division Legrand commence à paraître, précédée de son intrépide général. Celui-ci, toujours calme et fier dans le danger, et portant sur sa belle et mâle figure l'expression de ses qualités guerrières, arrive à la tête de deux vieux régiments, le 26e d'infanterie légère et le 18e de ligne. Il s'engage sur le pont encombré de morts et de blessés. Pour y passer, il faut jeter dans la Traun une foule de cadavres, peut-être des blessés respirant encore. Enfin on le traverse, et au delà on rencontre un nouvel encombrement de combattants refoulés qui se retirent, ou de blessés qu'on emporte. Un officier cherchant à expliquer la position au général Legrand, celui-ci l'interrompt brusquement: Je n'ai pas besoin de conseils, lui dit-il, mais de place pour ma division.—On se range, et il s'avance, l'un de ses régiments à droite, pour déborder les Autrichiens qui avaient enveloppé Ébersberg extérieurement, un autre au centre, par la grande rue de la ville. Tandis que plusieurs de ses bataillons, formés en colonne d'attaque, refoulent les Autrichiens qui entourent la ville, les autres la traversant par le milieu, parviennent à déboucher sur la grande place, la font évacuer avec leurs baïonnettes, et dégagent ainsi Claparède qui n'en pouvait plus. Legrand s'attaque ensuite au château, et y monte sous un feu meurtrier. Les portes étant fermées, il les fait abattre à coups de hache par ses sapeurs, pénètre dans l'intérieur, et passe par les armes tout ce qu'on y trouve. Dès ce moment Ébersberg est à nous, mais c'est un monceau de ruines fumantes, d'où s'échappe une odeur insupportable, celle des cadavres consumés par les flammes. On se hâte de dépasser ce lieu aussi affreux à voir que difficile à conquérir. On marche aux Autrichiens établis en bataille sur une ligne de hauteurs en arrière. Ceux-ci, voyant de loin dans la plaine, entre Lintz et Ébersberg, arriver les longues files des divisions Carra Saint-Cyr et Boudet, voyant de plus à leur gauche une masse de cavalerie française qui avait franchi la Traun à Wels, ne crurent pas devoir prolonger cette lutte furieuse, et se retirèrent, nous abandonnant ainsi le confluent de la Traun, et le débouché important de Mauthausen. Du reste le pont établi en cet endroit avait disparu comme à Lintz, les coureurs de l'archiduc Charles l'ayant détruit, et en ayant envoyé les bateaux sur Krems.

Cette cavalerie qu'on avait aperçue était un millier de chevaux, que Lannes, après avoir passé la Traun à Wels sans difficulté, avait dépêchés sous le général Durosnel, pour déborder la position des Autrichiens. Il est donc certain que si Masséna avait pu deviner que l'archiduc Charles ne serait point à Mauthausen avec son armée, et qu'un peu au-dessus des passages déjà exécutés feraient tomber aussi vite la position d'Ébersberg, il aurait dû épargner le sang versé dans cette terrible attaque. Le champ de carnage était affreux, et la ville d'Ébersberg tellement en flammes, qu'on ne pouvait en retirer les blessés. Il avait même fallu, pour empêcher l'incendie de gagner le pont, enlever la partie du tablier qui était aux deux extrémités, de sorte que la communication se trouva interrompue pendant quelques heures, entre les troupes qui avaient passé la Traun et celles qui arrivaient à leur secours. Résultats du combat d'Ébersberg. Cette échauffourée nous coûta 17 cents hommes tués, noyés, brûlés ou blessés. Les Autrichiens perdirent 3 mille hommes mis hors de combat, 4 mille prisonniers, beaucoup de drapeaux et de canons. Ils s'en allèrent terrifiés par tant d'audace. Nous avions donc de grands dédommagements de cette cruelle journée, et l'effet moral en devait égaler l'effet matériel.

Jugement de Napoléon sur l'affaire d'Ébersberg. Napoléon était accouru au galop, attiré par la violence de la canonnade. Quoique fort habitué aux horreurs de la guerre, tous ses sens furent révoltés à la fois par cet abominable spectacle, que ne justifiait point assez la nécessité de combattre, et sans l'admiration qu'il avait pour le génie guerrier de Masséna, sans le cas qu'il faisait toujours de l'énergie, il aurait peut-être exprimé un blâme contre ce qui venait de se passer. Il n'en fit rien, mais ne voulut point séjourner dans Ébersberg, et s'établit en dehors au milieu de sa garde.

Marche tardive de l'archiduc Charles sur Lintz. L'archiduc Charles, malgré le projet fort arrêté de se réunir à ses frères, derrière la Traun, par Lintz ou Mauthausen, n'avait ni marché assez vite, ni assez bien calculé ses mouvements, pour arriver à Lintz en temps utile. Il n'était qu'à Budweis en Bohême (voir la carte no 14), quand Masséna dépassait si impétueusement Lintz et Ébersberg, et il ne lui restait plus que le débouché de Krems auquel il pût atteindre. Le général Hiller et l'archiduc Louis allaient s'y rendre par Enns, Amstetten, Saint-Polten, en continuant de détruire tous les ponts sur les rivières qui coulent des Alpes Noriques dans le Danube. Quant à l'archiduc Jean, il était encore moins probable qu'il pût arriver assez tôt, qu'il osât même s'engager dans les Alpes, en laissant à sa gauche le prince Eugène, et en s'exposant à rencontrer à sa droite la grande armée de Napoléon, dans laquelle il serait tombé comme dans un abîme. Il ne fallait donc guère compter sur lui. Mais il suffisait pour ramener quelque chance heureuse, que l'archiduc Charles donnât la main par Krems au général Hiller et à l'archiduc Louis, qui opéraient leur retraite le long du Danube, car après avoir employé beaucoup de temps à rallier des traînards, à ramasser des landwehr, à incorporer les troisièmes bataillons des régiments galliciens, il arrivait avec plus de 80 mille hommes, et pouvait réuni à ses deux lieutenants, qui en avaient au moins 30 mille, se trouver avec 110 mille combattants à Saint-Polten. Il était alors possible d'y disputer la victoire à Napoléon, et, si on la gagnait, l'empire français, au lieu d'être renversé en 1814, l'eût été en 1809.

La Traun enlevée, Napoléon marche sur l'Ens. Napoléon, enchanté d'avoir enlevé aux archiducs la principale chance de réunion en occupant Lintz et Mauthausen, se hâta de marcher sur Krems, pour leur ôter cette dernière ressource, et atteindre Vienne, avant qu'aucun obstacle pût lui en interdire l'entrée.

Après la Traun s'offrait l'Ens, qui coule parallèlement à cette rivière, baignant dans son cours l'autre côté du plateau qu'on venait de franchir. Mais tous les ponts étaient radicalement détruits sur l'Ens, et il ne fallait pas moins de vingt-quatre ou de quarante-huit heures pour les rétablir. C'était une contrariété fâcheuse, mais inévitable. Quoique le 4 mai au matin Lannes se trouvât à Steyer sur l'Ens avec les divisions Demont et Saint-Hilaire, que Bessières occupât la ville d'Enns avec la cavalerie légère, le corps d'Oudinot et une division de Masséna, il fallut attendre toute la journée du 5, forcé qu'on était de reconstruire les ponts brûlés jusqu'à fleur d'eau. L'armée traverse Amstetten sans coup férir. On ne put traverser l'Ens que le 6 au matin, pour se porter sur Amstetten. Bessières, avec la cavalerie et l'infanterie d'Oudinot, passa le premier, bientôt suivi de Masséna, et rejoint par Lannes qui vint se fondre avec la colonne principale, une seule route restant désormais à l'armée entre le pied des Alpes et le Danube. On entra le soir dans Amstetten sans coup férir. Le lendemain l'armée continua sa marche sur Mölk, belle position sur le Danube, que couronne la magnifique abbaye de Mölk. Napoléon y établit son quartier général. Il ne restait plus qu'une journée pour arriver à Krems, où se trouve le pont de Mautern, le dernier par lequel l'archiduc Charles pût se réunir au général Hiller et à l'archiduc Louis. On était déjà certain d'y parvenir sans obstacle, car rien n'annonçait la présence d'une grande armée devant soi. Le 8 notre avant-garde se porta à Saint-Polten, position importante et très-connue sur les flancs du Kahlenberg, qui est un contrefort des Alpes, projeté jusqu'au Danube, et derrière lequel est située Vienne. (Voir les cartes nos 14 et 32.) Arrivée de l'armée française devant Saint-Polten. C'est là qu'aurait dû se former le grand rassemblement des Autrichiens, si les archiducs avaient eu le temps de se rejoindre, car à Saint-Polten se trouvent, à l'abri d'une excellente position militaire, la réunion des routes de Bohême, d'Italie, de Haute et Basse-Autriche, et enfin le débouché sur Vienne, qui passe à travers les gorges du Kahlenberg. Mais on n'apercevait que des arrière-gardes en retraite, les unes à notre gauche se repliant vers le pont de Krems pour se mettre à couvert derrière le Danube, les autres devant nous se repliant à travers le Kahlenberg sur Vienne. Il était donc évident qu'on ne rencontrerait pas une grande bataille à livrer en avant de la capitale, et qu'on n'aurait plus qu'à braver les difficultés d'une attaque de vive force, si Vienne était défendue. Ces difficultés pouvaient à la vérité devenir fort embarrassantes, si l'archiduc Charles continuant à descendre le Danube par la rive gauche, arrivait avant nous à la hauteur de Vienne, y franchissait le Danube par le pont du Thabor, et venait nous offrir la bataille adossé à cette grande ville. Heureusement ce qui s'était passé ne le faisait guère craindre.

Marche des généraux autrichiens sur Krems. En effet l'archiduc Charles ayant perdu au moins deux jours à Cham, quelques autres jours encore sur la route de Cham à Budweis, par le désir, il est vrai, de rallier l'armée et de la renforcer, n'avait atteint que le 3 mai au matin les environs de Budweis, au moment même où Masséna enlevait Ébersberg. Dans l'espoir vague d'une jonction à Lintz qui était cependant peu présumable, il s'était avancé de Budweis sur Freystadt près du Danube (voir la carte no 32) au lieu de marcher droit sur Krems, ce qui lui aurait épargné un nouveau détour et une nouvelle perte de temps. En s'approchant du Danube il avait appris l'occupation de Lintz et de la Traun, reconnu dès lors l'impossibilité de faire sa jonction par ce débouché, et avait repris la route de l'intérieur de la Bohême par Zwoettel, en conservant encore la fausse espérance d'arriver à Krems et à Saint-Polten avant nous. Prévoyant toutefois le cas où il n'y arriverait pas, il avait autorisé les deux généraux qui défendaient la rive droite à repasser sur la rive gauche quand ils se sentiraient trop pressés, sauf à détacher sur Vienne les forces nécessaires pour mettre cette capitale à l'abri d'un coup de main. Le général Hiller et l'archiduc Louis passent sur la rive gauche du Danube à Krems, abandonnant Vienne à elle-même. C'est effectivement ce que venaient d'exécuter le général Hiller et l'archiduc Louis parvenus à Saint-Polten. Craignant d'être attaqués par des forces supérieures avant d'avoir atteint Vienne, et d'essuyer un nouvel échec semblable à celui d'Ébersberg, ils avaient comme en 1805 repassé le Danube au pont de Krems, détruit ce pont, replié tous les bateaux sur la rive gauche, et envoyé seulement par la route directe de Saint-Polten un fort détachement sur Vienne, afin de concourir à sa défense avec la population et quelques dépôts.

Telles avaient été les résolutions des généraux autrichiens, que le simple aspect des choses suffisait pour révéler, car, ainsi que nous venons de le dire, on voyait à gauche de grosses masses de troupes achever le passage du Danube vers Krems, et devant soi des colonnes s'enfoncer dans les gorges du Kahlenberg pour prendre la route de Vienne. Napoléon, conséquent dans son plan d'être sous les murs de Vienne avant les archiducs, et d'ajouter à l'effet moral de son entrée dans cette capitale, l'effet matériel de l'occupation de ce grand dépôt, arrêta toutes les dispositions nécessaires pour y arriver immédiatement. De l'abbaye de Mölk, où se trouvait son quartier général, il ordonna les mesures suivantes.

Dispositions ordonnées par Napoléon pour s'approcher de Vienne. Ce n'était pas avec de la cavalerie qu'on pouvait prendre Vienne, et il fallait par conséquent y amener de l'infanterie. Le maréchal Lannes dut y marcher dès le 9 mai avec l'infanterie des généraux Oudinot et Demont. Le maréchal Masséna dut les suivre immédiatement, tandis que le gros de la cavalerie longerait le Danube, pour en observer les bords, déjouer toute tentative de passage de la part de l'ennemi, et se garder enfin contre la masse de troupes réunie sur l'autre rive. La cavalerie légère fut répandue entre Mautern, Tulln, Klosterneubourg, conformément aux sinuosités du fleuve autour du pied du Kahlenberg. Les cuirassiers furent cantonnés en arrière entre Saint-Polten et Sieghardskirchen. Ces précautions prises à notre gauche, le général Bruyère à notre droite dut avec sa cavalerie légère, et un millier d'hommes de l'infanterie allemande, remonter par Lilienfeld sur la route d'Italie, pour désarmer les montagnes de la Styrie, et veiller sur les mouvements de l'archiduc Jean. Napoléon suivit Lannes et Masséna, avec la garde et une partie des cuirassiers. Le maréchal Davout, déjà rendu de Passau à Lintz, eut ordre de se transporter de Lintz à Mölk, de Mölk à Saint-Polten, afin de résister devant Krems aux tentatives de passage qui pourraient être essayées sur nos derrières, ou bien de marcher sur Vienne, si nous avions une grande bataille à livrer sous les murs de cette capitale. Pourtant comme Passau et Lintz importaient presque autant que Krems, le général Dupas dut rester à Passau, en attendant l'arrivée du maréchal Bernadotte, et le général Vandamme, avec les Wurtembergeois, fut chargé de garder Lintz. Napoléon prit en même temps les plus grands soins pour l'arrivée de ses convois par le Danube. Il leur ménagea partout, sur la rive que nous occupions, des ports pour s'y reposer, s'y abriter, y prendre langue. Ces convois, composés des bateaux recueillis sur le Danube et ses affluents, portaient du biscuit, des munitions, des hommes fatigués. Outre les points de Passau, de Lintz, déjà militairement occupés, Napoléon fit établir des postes fortifiés à Ips, Waldsée, Mölk et Mautern. Là ses convois devaient reprendre la route de terre par Saint-Polten, parce qu'elle était la plus courte et la seule sûre, le Danube au delà coulant trop près des Autrichiens et trop loin des Français. Enfin ne pensant pas qu'il suffit, pour se garder, d'interdire le passage du Danube, mais jugeant au contraire que le meilleur moyen d'assurer ses derrières c'était d'avoir la faculté de passer le fleuve, afin de donner à l'ennemi les inquiétudes que nous avions pour nous-mêmes, et de l'obliger ainsi à disséminer ses forces, Napoléon prescrivit l'établissement de deux ponts de bateaux, l'un à Lintz, l'autre à Krems, avec les matériaux qu'on parviendrait à se procurer.

Après avoir vaqué à ces soins, Napoléon, arrivé le 8 à Saint-Polten, fit marcher le 9 sur Vienne par Sieghardskirchen et Schœnbrunn. Lannes et Bessières s'avançaient en première ligne, Masséna en seconde, la garde et les cuirassiers en troisième. Le maréchal Davout venait après eux, laissant derrière lui les postes que nous avons indiqués à gauche sur le Danube, à droite sur les routes d'Italie.

Le 9 au soir le général Oudinot coucha à Sieghardskirchen. Le 10 mai au matin la brigade Conroux du corps d'Oudinot déboucha par la route de Schœnbrunn devant le faubourg de Maria-Hilf, un mois juste après l'ouverture des hostilités. Cette marche offensive, à la fois si savante et si rapide, était digne de celle de 1805 dans les mêmes lieux, de celle de 1806 à travers la Prusse, et n'avait rien dans l'histoire qui lui fût supérieur. Il était dix heures du matin. Apparition de l'armée française sous les murs de Vienne. Napoléon était accouru à cheval pour diriger lui-même les opérations contre la capitale de l'Autriche, qu'il voulait prendre tout de suite, mais prendre sans la détruire. Ici comme à Madrid, il avait mille raisons de se faire ouvrir les portes de la ville, sans les enfoncer par le fer et la flamme.

Description de cette capitale. L'archiduc Charles ayant perdu du temps en détours inutiles, n'était pas le 10 au matin à portée de secourir Vienne. Néanmoins cette capitale pouvait être défendue. Nous avons décrit ailleurs sa forme et ses fortifications. Nous ne ferons que les rappeler ici. Le centre de Vienne, c'est-à-dire l'ancienne ville, est revêtu d'une belle et régulière fortification, celle qui en 1683 résista aux Turcs. Depuis, l'augmentation non interrompue de la population a donné naissance à plusieurs magnifiques faubourgs, dont chacun est aussi grand que la ville principale. Ces faubourgs sont couverts eux-mêmes par un mur terrassé, de peu de relief, en zigzag, dépourvu d'ouvrages avancés, mais capable de tenir plusieurs jours. Enfin il y avait à Vienne ce que Napoléon avait toujours considéré comme le moyen le plus puissant de défense, des bois, que les Alpes et le Danube y versent en prodigieuse quantité. On pouvait donc s'y retrancher, et avec un peuple fort animé contre l'étranger, comme les Viennois l'étaient dans le moment, trouver facilement de nombreux travailleurs. L'arsenal de Vienne contenait 500 bouches à feu. La Hongrie pouvait y faire refluer des quantités immenses de vivres, et grâce à cet ensemble de moyens, il était possible de rendre la résistance assez longue pour que les archiducs arrivassent avant la reddition. On ne comprend donc pas qu'ayant affaire à Napoléon, ce conquérant de capitales si redoutable, les Autrichiens n'eussent pas songé à défendre Vienne.

Grande faute de l'archiduc Charles de n'avoir pas mis Vienne en état de défense. On a beaucoup parlé des fautes de l'archiduc Charles dans cette campagne. Celle de n'avoir pas mis Vienne en état de défense est certainement la plus grave. Le général Hiller et l'archiduc Louis, enfermés dans l'enceinte de cette capitale, derrière tous les ouvrages qu'on eût pu réparer ou élever, auraient rendu Vienne imprenable. Les armées d'Italie et de Bohême, ralliées ensuite sous ses murs, n'y auraient pas été faciles à battre. Gagner en rase campagne une grande bataille contre Napoléon était sans doute une prétention téméraire, surtout s'il fallait arriver à cette action décisive par de hardies et savantes manœuvres. Mais accepter à la tête de toutes les forces de la monarchie autrichienne, et adossé aux murs de la capitale, une bataille défensive, c'était préparer à Napoléon le seul échec contre lequel pût échouer alors sa fortune toute-puissante.

Au lieu de cela, on n'avait rien préparé à Vienne pour s'y défendre, soit imprévoyance, soit répugnance de recourir à de telles précautions, ou crainte de convertir la capitale en un champ de bataille. On n'avait pas songé à garantir les faubourgs au moyen de la muraille terrassée qui les environne, et on s'était contenté d'armer de ses canons la vieille place forte, qui ne pouvait s'en servir qu'en tirant sur les faubourgs. Pour tous défenseurs on avait ameuté quelques gens du bas peuple, aux mains desquels on avait mis des fusils, et qui ajoutaient tout au plus deux à trois mille forcenés à la garnison. Celle-ci commandée par l'archiduc Maximilien se composait de quelques bataillons de landwehr, de quelques dépôts, d'un détachement du corps de Hiller, faisant ensemble 11 ou 12 mille hommes. Le jeune chef de cette garnison, ardent mais inexpérimenté, n'avait point étudié les côtés forts ou faibles du poste important qu'il avait à garder, et tout son patriotisme s'était épuisé en proclamations aussi violentes que stériles.

Arrivée de la cavalerie de Colbert et de l'infanterie de Conroux devant le faubourg de Maria-Hilf. À peine la cavalerie de Colbert et l'infanterie du général Conroux (division Tharreau) eurent-elles paru à la porte du faubourg de Maria-Hilf, fermée par une grille, qu'une sorte de tumulte populaire éclata dans les rues environnantes. (Voir la carte no 48.) On avait trompé cette population en lui disant que les Français étaient battus, que l'archiduc Charles était vainqueur; que si ce dernier se trouvait encore en Bohême, c'était par suite de manœuvres habiles; que sans doute Napoléon pourrait détacher une division sur Vienne pour menacer la capitale, mais que cette division serait bientôt accablée par le retour de l'archiduc Charles victorieux; qu'il fallait donc résister à une tentative de ce genre, si elle avait lieu, car elle ne pourrait être qu'une témérité et une insolence de l'ennemi. Aussi la populace se mit-elle à courir les rues en poussant des cris de fureur, plus effrayants du reste pour les habitants paisibles que pour les Français eux-mêmes. Les maisons, les boutiques furent fermées immédiatement. Un parlementaire ayant été envoyé à l'état-major de la place, il fut assailli et blessé. Son cheval fut pris, et employé à promener en triomphe un garçon boucher qui avait commis cette violation du droit des gens. Enlèvement du faubourg de Maria-Hilf. Pendant ce temps la colonne du général Tharreau était arrêtée aux grilles du faubourg, attendant qu'on les ouvrît. Tout à coup un officier français, le capitaine Roidot, escalade la grille, et le sabre à la main oblige le gardien à livrer les clefs. Nos colonnes entrent alors, la cavalerie Colbert au galop, l'infanterie de Conroux au pas de charge. On arrive ainsi en refoulant la garnison jusqu'à la vieille ville, dont l'enceinte est retranchée et armée. À peine est-on parvenu à l'esplanade qui sépare les faubourgs de la ville, que l'artillerie des remparts vomit la mitraille. Quelques-uns de nos hommes sont blessés, et parmi eux le général Tharreau. On investit la place sur tous les points, on la somme, et pour unique réponse on reçoit une grêle de boulets qui ne causent de dommages qu'aux belles habitations des faubourgs.

Établissement du quartier général impérial à Schœnbrunn. Cependant Napoléon voyant que, même en brusquant l'attaque, on n'en finirait pas en un jour, alla s'établir à Schœnbrunn, pour y attendre l'arrivée du gros de l'armée. Il nomma gouverneur de Vienne le général Andréossy, qui avait été son ambassadeur en Autriche, et qui connaissait cette capitale autant qu'il en était connu. Napoléon voulait indiquer par là que son intention n'était pas de recourir à la rigueur, car on n'aurait pas choisi pour ce rôle un homme qui avait vécu plusieurs années au milieu de la population viennoise. Napoléon ajouta à cette nomination une proclamation rassurante, pour rappeler l'excellente conduite de l'armée française en 1805, et promettre d'aussi bons traitements si on se conduisait envers les Français de manière à les mériter.

Le gouvernement de Vienne confié au général Andréossy. Sur-le-champ le général Andréossy se transporta dans les faubourgs, organisa dans chacun d'eux des municipalités composées des principaux habitants, forma une garde bourgeoise chargée de maintenir l'ordre, et chercha à établir des communications avec la vieille ville, dans l'intention de mettre un terme à une défense qui ne pouvait être désastreuse que pour les Viennois eux-mêmes. Le feu ayant continué et causé quelques dommages, une députation des faubourgs proposa de se rendre auprès de l'archiduc Maximilien pour réclamer la cessation d'une résistance imprudente. Avant de tenter une pareille démarche, cette députation alla voir Napoléon et recueillir de sa bouche les paroles rassurantes qu'il importait de faire parvenir aux habitants de la ville fortifiée. Elle pénétra ensuite dans l'intérieur de Vienne le 11 mai au matin. La réponse à cette démarche conciliante fut une nouvelle canonnade. Napoléon ne se contenant plus résolut d'employer le fer et le feu, de façon toutefois à épargner autant que possible aux malheureux faubourgs les suites d'un combat qui allait se passer entre l'ancienne et la nouvelle ville.

Nécessité d'enlever Vienne de vive force, et choix du point d'attaque. Nos troupes étaient arrivées par Sieghardskirchen et Schœnbrunn devant le faubourg de Maria-Hilf. (Voir les cartes nos 48 et 49.) Napoléon chercha un autre point d'attaque. Il fit à cheval avec Masséna le tour de la place, par le midi, et se porta du côté de l'est à l'endroit où elle se joint au Danube. Là un bras secondaire, détaché du grand bras du fleuve, la longe en fournissant de l'eau à ses fossés, et la sépare de la fameuse promenade du Prater. De ce côté on pouvait établir des batteries qui, en accablant la ville fortifiée, ne devaient attirer le feu que sur des habitations très-clair-semées, et sur les îles du fleuve. De plus, en opérant le passage de ce bras, on s'emparait du Prater, et en remontant un peu au nord-est (voir plus particulièrement la carte no 49) on isolait Vienne du grand pont du Thabor, qui conduit à la rive gauche. On la séparait ainsi de tout secours extérieur; on enlevait à l'archiduc Charles la possibilité d'y rentrer; on ôtait enfin à ses défenseurs le courage de s'y renfermer, car ils avaient la certitude d'y être pris jusqu'au dernier. L'archiduc Maximilien en particulier ne pouvait se résigner à y rester, étant sûr de devenir notre prisonnier sous quarante-huit heures.

Napoléon ordonna sur-le-champ à des nageurs de la division Boudet de se jeter dans le bras du Danube qu'il s'agissait de franchir, et d'aller chercher quelques nacelles à la rive gauche. Ils le firent sous la conduite d'un brave aide de camp du général Boudet, le nommé Sigaldi, qui fut des premiers à se précipiter dans le fleuve. Ils ramenèrent ces nacelles sous les coups de fusil des avant-postes ennemis, et fournirent ainsi à deux compagnies de voltigeurs le moyen de se transporter sur l'autre rive. Elles s'emparèrent du petit pavillon de Lusthaus, situé dans le Prater, et dont on pouvait se servir comme d'un poste retranché. Elles en chassèrent les grenadiers autrichiens, et s'y établirent, de façon que ce pavillon devint la tête du pont qu'on se hâta de jeter avec des bateaux recueillis dans les environs. En même temps Napoléon fit mettre en batterie sur le bord que nous occupions quinze bouches à feu, qui battaient la rive opposée, et prenaient en écharpe l'avenue par laquelle on aboutissait au pavillon de Lusthaus. Établissement de batteries incendiaires contre la ville fortifiée. On avait ainsi le moyen de secourir les deux compagnies de voltigeurs, en attendant que le pont achevé permît à des forces plus nombreuses d'aller les rejoindre. On construisit aussi, et simultanément, une batterie de vingt obusiers, à l'extrémité du faubourg de Landstrass, près du bras que l'on venait de franchir. (Voir encore la carte no 49.)

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