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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 10 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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À neuf heures du soir, après une nouvelle sommation, et tandis que le travail du passage continuait, on commença sur la ville fortifiée un feu dévastateur. En quelques heures 1,800 obus furent lancés sur cette malheureuse ville. Les rues y sont étroites, les maisons hautes, la population accumulée, comme dans toutes les enceintes fortifiées où l'espace manque, et bientôt l'incendie éclata de toutes parts. Le bas peuple vociférait dans les rues, la classe aisée et paisible, partagée entre deux terreurs, celle de l'étranger et celle de la multitude, ne savait que désirer. Au même instant on apprenait à l'état-major de la place le passage commencé du petit bras du Danube. Il fallait empêcher cette tentative, dont le succès rendait tout secours impossible, et condamnait à devenir prisonniers tous ceux qui défendraient Vienne. Deux bataillons de grenadiers furent pendant la nuit dirigés sur le pavillon de Lusthaus, pour enlever ce point d'appui au pont préparé par les Français. Mais les voltigeurs de Boudet se tenaient sur leurs gardes. Établis dans ce pavillon de Lusthaus, couverts par des abatis, ils attendirent les deux bataillons, et les accueillirent par des décharges meurtrières exécutées à bout portant. En même temps l'artillerie, placée sur la rive que nous occupions, ouvrit un feu de mitraille sur le flanc de ces deux bataillons, et les mit en déroute. Ils rebroussèrent chemin vers le haut du Prater.

L'archiduc Maximilien, craignant d'être fait prisonnier, évacue Vienne et la livre aux Français. Dès ce moment le passage du bras et l'investissement de Vienne étaient assurés. L'archiduc Maximilien, effrayé par la perspective de devenir prisonnier, sortit le 12 au matin de cette capitale si maladroitement compromise. Il emmena en se retirant la meilleure partie de la garnison, et ne laissa au général O'Reilly, chargé de le remplacer, qu'un ramassis de mauvaises troupes, avec quelques gens du peuple qu'on avait eu l'imprudence d'armer. Après avoir passé le Danube il détruisit le pont du Thabor. Le général O'Reilly n'avait plus qu'une conduite à tenir, s'il ne voulait pas faire inutilement incendier la ville, c'était de capituler. Dans la matinée du 12, il demanda la suspension du feu, qui fut accordée, et il signa la reddition, qui garantissait pour les personnes et les propriétés un respect que Napoléon se piquait d'observer et dont il ne se fût point écarté, la ville n'eût-elle fait aucune condition. Il fut convenu que le lendemain 13 mai les Français entreraient dans Vienne. Ils y entrèrent effectivement au milieu de la soumission générale, et des derniers frémissements d'un peuple qu'on avait vainement agité, sans prendre les moyens véritables d'utiliser son patriotisme.

Situation de Napoléon maître de Vienne. Ainsi en trente-trois jours, Napoléon, surpris par des hostilités soudaines, avait d'un premier coup de sa redoutable épée coupé en deux la masse des armées autrichiennes à Ratisbonne, et enfoncé d'un second coup les portes de Vienne. Il était établi maintenant au sein de cette capitale, maître des principales ressources de la monarchie. Mais tout n'était pas fini, il s'en fallait, ni en Autriche ni en Allemagne, et il avait encore à déployer beaucoup de vigueur et de génie pour écraser les ennemis de tout genre qu'il avait suscités contre lui. Sans doute les archiducs ne pouvaient plus lui présenter à la tête de 140 mille hommes une bataille défensive sous Vienne, et c'était certainement un important résultat que d'avoir empêché une telle concentration de forces sur un tel point d'appui. Mais il restait une grande et décisive difficulté à vaincre, l'une des plus grandes qui se puissent rencontrer à la guerre, c'était de passer un fleuve immense devant l'ennemi, et de livrer bataille ce fleuve à dos. Nécessité de passer le Danube devant l'ennemi, résultant de l'occupation de Vienne. Cette difficulté, Napoléon n'avait pu la prévenir, et elle résultait forcément de la nature des choses. Il avait dû prendre, en effet, en quittant Ratisbonne, la route qui était la plus courte, qui tenait les archiducs isolés les uns des autres, et qui le rapprochait lui-même du prince Eugène en cas de nouveaux malheurs en Italie. Il avait dû par conséquent suivre la rive droite du Danube (voir la carte no 14) en abandonnant la rive gauche aux Autrichiens, sauf à leur ôter, pour se les assurer à lui-même, les moyens de passer d'un bord à l'autre. Maintenant parvenu à Vienne, en descendant ce fleuve, il allait avoir devant lui l'archiduc Charles, renforcé des restes du général Hiller et de l'archiduc Louis, mais affaibli par la nécessité de laisser des forces sur ses derrières, et pouvant néanmoins présenter 100 mille hommes en ligne lorsqu'on traverserait le Danube pour aller le combattre. En 1805, les Autrichiens, par suite des événements d'Ulm, n'étaient arrivés à Vienne qu'avec des débris, et ils avaient à Olmutz la grande armée russe. Il était dès lors naturel qu'ils s'éloignassent, et qu'ils allassent à quarante lieues de la capitale se réunir à l'armée russe, pour tenter à Austerlitz la fortune des armes. Mais cette fois ayant vis-à-vis de Vienne le gros de leurs forces, sans aucun secours à espérer plus loin, ils n'avaient qu'une conduite à tenir, c'était de constituer Napoléon en violation des règles de la guerre, en le réduisant à passer le Danube devant eux, et à livrer bataille ce fleuve à dos. Ce n'était plus à Austerlitz, c'était là, vis-à-vis de Vienne, sur la rive gauche du Danube, entre Essling, Aspern, Wagram, noms à jamais immortels, que devait se décider le destin de l'une des plus grandes guerres des temps modernes. On verra plus tard tout ce que fit Napoléon pour conjurer les difficultés de cette opération gigantesque, car les règles qu'il s'agissait de violer avaient été posées à des époques où l'on avait eu à franchir des fleuves de 100 ou 150 toises, avec des armées de 30 à 40 mille hommes. Cette fois il s'agissait d'un cours d'eau de 500 toises, et d'armées de 150 mille hommes chacune, passant avec 5 ou 600 bouches à feu, devant des forces pareilles qui les attendaient pour les précipiter dans un abîme. Mais le génie qui avait vaincu les Alpes, savait comment vaincre le Danube, quelque large et impétueux que fût ce fleuve. Cependant, avant de s'occuper d'une pareille opération, il avait beaucoup de soins préalables à prendre, et non moins urgents que celui d'aller sur l'autre rive du Danube achever la destruction de ses ennemis.

Soins auxquels Napoléon est obligé de se livrer avant de songer à passer le Danube. D'abord il fallait s'établir solidement à Vienne, s'y établir de manière à profiter des grandes ressources de cette capitale, de manière à n'avoir pas d'inquiétude pour ses communications, de manière surtout à rallier le prince Eugène, en empêchant l'archiduc Jean de rejoindre l'archiduc Charles. Il importait en effet que les deux armées belligérantes d'Italie étant amenées sous Vienne par le mouvement imprimé aux opérations, la jonction de l'une fût ménagée à Napoléon, sans procurer la jonction de l'autre à l'archiduc Charles. C'était là un difficile problème qui fut admirablement résolu, après des alternatives dont bientôt on verra la suite sanglante.

Distribution des forces françaises depuis Ratisbonne jusqu'à Vienne. Napoléon était entré à Vienne avec les troupes des généraux Saint-Hilaire, Demont et Oudinot, sous le maréchal Lannes, avec les quatre divisions Boudet, Carra Saint-Cyr, Molitor, Legrand, sous le maréchal Masséna, avec la garde et la réserve de cavalerie. Obligé de faire face à l'ennemi, soit devant Vienne, au moment où il faudrait passer le Danube, soit plus haut, à Krems par exemple, si l'archiduc s'y présentait pour essayer une tentative sur nos derrières (voir la carte no 14), il disposa le corps du maréchal Davout de façon que celui-ci pût en une journée se porter tout entier ou sur Krems, ou sur Vienne. Dans ce but, il lui assigna Saint-Polten pour quartier général, une division devant être répandue de Mautern à Mölk, les deux autres concentrées à Saint-Polten même. Les 30 mille hommes du maréchal Davout pouvaient ainsi, en se réunissant sur le Danube vers Mautern ou Mölk, résister à quelque tentative de passage que ce fût, et si cette tentative était faite avec des moyens considérables, donner le temps à l'armée de revenir de Vienne sur le point menacé. Ils pouvaient également, rendus en une journée à Vienne, porter l'armée principale à 90 mille hommes au moins, force suffisante pour livrer à l'archiduc Charles une bataille décisive au delà du Danube.

Position de Vandamme à Lintz, et de Bernadotte à Passau. Cependant il était possible que le danger se présentât plus loin en arrière, c'est-à-dire à Lintz et même à Passau. Quoiqu'il fût moins probable de voir l'archiduc Charles s'y diriger, à cause de la distance, Napoléon laissa le général Vandamme à Lintz, avec 10 mille Wurtembergeois, en lui donnant la mission de rétablir le pont de cette ville, d'y créer des têtes de pont, et de faire de continuelles reconnaissances en Bohême. Il plaça en outre au point si important de Passau le maréchal Bernadotte, qui arrivait avec les Saxons. Ce maréchal, devenu prince de Ponte-Corvo, à titre de parent de l'Empereur (il avait épousé une sœur de la reine d'Espagne), était pourtant mécontent de son sort, ne se trouvait pas à la tête des Saxons placé d'une manière digne de lui, et envoyait sur ces troupes des renseignements extrêmement défavorables, même injustes, car si elles ne valaient pas des troupes françaises, et si elles éprouvaient surtout les sentiments qui travaillaient déjà le cœur des Allemands, il n'en était pas moins vrai que devant des Autrichiens elles pouvaient se tenir en bataille, et remplir leur devoir aussi bien que les Bavarois et les Wurtembergeois. Avec quelques Français pour les soutenir et leur donner l'exemple, elles devaient presque valoir ces Français eux-mêmes. Aussi pour satisfaire le prince Bernadotte, dont les plaintes l'importunaient, Napoléon fit-il deux parts de la division Dupas, et laissant les troupes allemandes des petits princes à Ratisbonne sous le général Rouyer, il dirigea sur Passau la brigade française sous le général Dupas lui-même. Le maréchal Bernadotte avait donc sur ce point 4 mille Français, 15 à 16 mille Saxons, ce qui lui composait un corps excellent de 20 mille hommes environ. Ainsi avec 6 mille Allemands à Ratisbonne, 20 mille Saxons et Français à Passau, 10 mille Wurtembergeois à Lintz, et 30 mille Français, vieux soldats, à Saint-Polten, Napoléon était gardé d'une manière infaillible sur ses derrières, en conservant les moyens de livrer bataille sur son front. (Voir la carte no 14.)

Il n'entendait pas du reste consacrer toujours autant de troupes à la garde de ses communications, et il se proposait, lorsque les Bavarois auraient soumis le Tyrol, et que les Autrichiens auraient évacué l'Italie, d'amener encore plus de forces au point décisif, c'est-à-dire sous Vienne. Grands travaux ordonnés à Passau, Lintz, Mölk, Gottweit. C'est par ce motif qu'il prescrivit à Ratisbonne, à Passau, à Lintz, à Mölk, à l'abbaye de Gottweit près Mautern, des travaux immenses, et tels qu'un très-faible corps avec beaucoup d'artillerie pût s'y défendre plusieurs jours de suite. À Ratisbonne il y avait peu à faire, puisqu'il existait un pont de pierre, et qu'il suffisait de rendre la muraille qui enveloppait la place de meilleure défense. Mais à Passau, situé au confluent du Danube et de l'Inn, il ordonna des travaux fort importants, qui devaient être le commencement de ceux qu'il voulait exiger plus tard de la Bavière, afin qu'elle eût en cet endroit une place de premier ordre contre l'Autriche. Il décida qu'on y construirait des ponts sur le Danube et sur l'Inn, avec double tête de pont sur l'un et l'autre fleuve, avec un camp retranché pour 80 mille hommes, avec des fours pour 100 mille rations par jour, avec un approvisionnement considérable de grains et de munitions, et des hôpitaux fort vastes. Ce surcroît de précautions autour de Passau avait pour objet de procurer, en cas de mouvement rétrograde, un appui solide à l'armée, derrière les deux lignes du Danube et de l'Inn, car ce capitaine, qui, dans la politique, avait l'imprudence de ne jamais supposer la mauvaise fortune, la supposait toujours à la guerre, et se précautionnait admirablement contre elle. À Lintz, autre débouché de la Bohême, il ordonna également un pont avec double tête de pont, des fours, des amas de vivres, des hôpitaux. À la belle abbaye de Mölk, qui n'était pas l'un des débouchés de la Bohême, mais qui dominait avantageusement le Danube, et contenait de vastes bâtiments, il prescrivit de construire, avec du bois et des ouvrages en terre, une petite place armée de seize bouches à feu, et que 1,200 hommes pouvaient très-bien défendre. Elle devait aussi contenir un hôpital pour plusieurs milliers de malades. Il décida l'établissement d'un semblable poste à l'abbaye de Gottweit, vis-à-vis de Krems, dans une position élevée, d'où l'on découvrait tout ce qui se passait à plusieurs lieues sur l'une et l'autre rive du Danube. Enfin à Krems même, un pont dut être établi au moyen de bateaux ramassés le long du fleuve, avec double tête de pont, de façon à pouvoir interdire le passage à l'ennemi en le conservant libre pour notre propre usage. Par ce système de savantes précautions, Napoléon avait tous les bords du Danube gardés de la meilleure manière, puisqu'ils l'étaient à la fois défensivement et offensivement, puisqu'en interdisant à l'ennemi de passer on pouvait passer soi-même, et le tenir ainsi dans de continuelles inquiétudes. De plus on avait, en cas de retraite, une suite d'échelons, sur une route jalonnée de magasins et d'hôpitaux, vers lesquels auraient été dirigés d'avance les blessés et les malades. On avait enfin une suite de ports pour les convois par eau, et un ensemble d'ouvrages sur la ligne de communication, que peu d'hommes suffisaient à défendre, ce qui permettait d'amener de sa queue à sa tête, ou de sa tête à sa queue, une rapide concentration pour les jours de grandes batailles. Voilà ce que peut la vigilance du génie pour assurer les opérations les plus difficiles et les plus délicates.

Précautions de Napoléon du côté des Alpes. Il fallait à ces précautions sur le fleuve, c'est-à-dire à gauche, ajouter quelques précautions dans les montagnes, c'est-à-dire à droite, contre l'agitation qui s'étendait depuis le Tyrol jusqu'à la Styrie. (Voir la carte no 31.) Napoléon avait d'abord chargé le maréchal Lefebvre de soumettre le Tyrol avec 24 mille Bavarois, après en avoir laissé 6 mille à Munich. Cette œuvre terminée, les Bavarois devaient se porter à Passau, et y remplacer les Saxons, qui pourraient dès lors se rendre à Vienne. Plus près de lui en Styrie, Napoléon avait déjà envoyé le général Bruyère avec un millier de chevaux sur la route d'Italie, par Lilienfeld. Il confia la mission d'observer cette route à son aide de camp Lauriston, en lui donnant, outre ces mille chevaux du général Bruyère, deux à trois mille fantassins badois, bons soldats, lesquels parlant allemand, étaient propres à persuader le pays autant qu'à l'intimider, et à le ramener au calme par la promesse de bons traitements. Le général Lauriston devait remonter jusqu'à Mariazell, et regagner Vienne par Neustadt.

Mesures pour assurer la jonction du prince Eugène avec Napoléon, et empêcher celle de l'archiduc Jean avec l'archiduc Charles. Un autre avantage de ce mouvement était d'éclairer les routes d'Italie par lesquelles il fallait s'attendre à voir bientôt paraître l'archiduc Jean. Ce prince n'étant venu se réunir à l'archiduc Charles, ni à Lintz, ni à Krems, ne pouvait le rejoindre qu'aux environs de Vienne, à travers la Carinthie, la Styrie et la Hongrie, par Klagenfurth, Grätz et Œdenbourg. (Voir la carte no 31.) Napoléon avait deux choses à faire à son égard: la première, de l'empêcher de tomber à l'improviste sur Vienne, en débouchant brusquement par la route de Léoben et Neustadt (voir la carte no 32); la seconde, de le contraindre à décrire le plus grand détour possible pour se réunir à l'archiduc Charles, de l'obliger, par exemple, à passer par Güns, Raab et Komorn, plutôt que par Œdenbourg et Presbourg, car plus le cercle qu'il parcourrait serait grand, plus Napoléon aurait de chances de rallier à lui son armée d'Italie, et d'empêcher l'archiduc Charles de rallier la sienne, le jour de la bataille décisive. C'est en étendant habilement ses postes autour de lui, au moyen de sa nombreuse cavalerie, que Napoléon atteignit ce double but.

Distribution de la cavalerie en réseau autour de la Hongrie pour empêcher la jonction des archiducs. Ainsi tandis que le général Lauriston devait venir par Mariazell s'établir à Neustadt, route directe d'Italie, le général Montbrun, enlevé au maréchal Davout qui n'en avait plus besoin, fut placé en reconnaissance avec deux brigades de cavalerie légère à Bruck, plusieurs marches au delà de Neustadt, sur la même route. (Voir la carte no 32.) Le général Colbert, avec des troupes de la même arme, fut cantonné de Neustadt à Œdenbourg, le général Marulaz le long du Danube jusqu'à Presbourg et au-dessous, les uns et les autres ayant ordre d'être toujours en reconnaissance autour du lac de Neusiedel, pour s'éclairer du côté de la Hongrie. Derrière eux la grosse cavalerie fut cantonnée depuis Haimbourg jusqu'à Baaden, avec ordre de les soutenir au besoin. Grâce à ce réseau si bien tendu, rien ne pouvait paraître sans qu'on en fût immédiatement averti, et en même temps l'archiduc Jean était forcé de décrire un très-grand cercle, et de joindre le Danube plutôt à Komorn qu'à Presbourg, ce qui diminuait ses chances de coopérer à la grande bataille préparée sous les murs de Vienne.

Suite des événements en Italie et en Pologne. Pendant que Napoléon, impatient de la livrer, disposait tout pour en assurer le succès, les armées qui, en Italie et en Pologne, devaient de près ou de loin concourir à ses combinaisons, étaient, comme lui, occupées à marcher et à combattre. Les Autrichiens arrivés si fièrement, quoique si lentement, jusqu'à l'Adige, s'étaient arrêtés devant cette limite, n'osant pas l'attaquer, d'abord à cause de sa force naturelle, puis à cause de l'armée d'Italie qui s'était réorganisée et renforcée, et enfin à cause de l'incertitude qui régnait à cette époque sur les événements d'Allemagne. Il était tout simple qu'avant d'essayer au delà de l'Adige une opération extrêmement hasardeuse, l'archiduc Jean voulût savoir si son frère le généralissime avait été heureux ou malheureux sur le Danube. Situation de l'armée d'Italie après sa retraite et sa réorganisation sur l'Adige. Le prince Eugène, inspiré par le général Macdonald, avait profité de ce retard pour reprendre haleine, et pour familiariser avec la vue de l'ennemi, non pas ses soldats, qui n'en avaient pas besoin, mais lui-même et ses lieutenants, intimidés par la défaite de Sacile. Il s'était appliqué, dans ce but, à faire sur le haut Adige de fréquentes reconnaissances, qui avaient souvent tourné en véritables combats. Ce prince commençait effectivement à se remettre, lorsque le 1er mai, dans une de ces reconnaissances, le général Macdonald aperçut à l'horizon une immense quantité de charrois paraissant rétrograder vers le Frioul. À cette date on ne savait rien encore au quartier général du prince Eugène des événements de Ratisbonne, et on était inquiet pour l'Allemagne autant que pour l'Italie. Mais le général Macdonald ne pouvant attribuer un pareil mouvement qu'à des défaites que les Autrichiens auraient essuyées en Bavière, poussa son cheval au galop vers le prince Eugène, et lui prenant la main: Victoire en Allemagne, lui dit-il, c'est le moment de marcher en avant!—Le prince, charmé, lui serra la main à son tour. Tous deux coururent aux avant-postes, reconnurent de leurs yeux, et apprirent bientôt par tous les rapports que les Autrichiens battaient en retraite. Ainsi se faisait sentir à distance la puissante impulsion de Napoléon. Sa marche victorieuse en Bavière obligeait l'archiduc Jean à rebrousser chemin, et à retourner en Frioul. Retraite précipitée de l'archiduc Jean à la nouvelle des événements de Ratisbonne. Le prince autrichien aurait bien voulu traverser les Alpes, pour porter secours à ses frères, en se rendant sur le Danube, mais[23] il n'osa point tenter une telle hardiesse, car s'il pouvait à la vérité tomber dans le flanc de Napoléon, ce qui eût été un grand avantage dans le cas où tous les archiducs auraient convergé vers le même point, il s'exposait aussi à tomber seul dans ses mains, et à y être étouffé. Dans cette situation, l'archiduc Jean se hâta de rétrograder, avec la pensée tout au plus de paraître à temps sous les murs de Vienne, et plus probablement avec celle de rejoindre son frère au-dessous de cette capitale, par la Styrie et la Hongrie. Quoi qu'il en soit, l'armée autrichienne battit en retraite à partir du 1er mai, et le prince Eugène, qui n'avait pas autre chose à faire qu'à la suivre, se mit aussitôt à ses trousses, pour lui causer le plus de mal possible. Mais à l'instant même le moral des Autrichiens allait perdre tout ce qu'allait gagner celui des Français. Les Autrichiens n'ayant désormais d'autre but en définitive que d'évacuer le pays, devaient le disputer avec peu d'énergie, et les Français, voulant se venger de leurs échecs, devaient au contraire attaquer avec plus de hardiesse et de vivacité. Dès les premières marches, en effet, on vit ceux-ci se battre mieux que ceux-là, et chaque soir de nombreux prisonniers, des bagages considérables étaient amenés dans les lignes des Français, tandis qu'on n'en amenait aucun dans celles des Autrichiens.

Poursuite des Autrichiens par l'armée d'Italie. Le prince Eugène, conservant l'organisation que nous avons déjà décrite, en trois corps et une réserve, marcha, Macdonald à droite dans la plaine, Grenier au centre sur la grande route du Frioul, Baraguey-d'Hilliers à gauche le long des montagnes, la réserve en arrière, le tout formant environ 60 mille hommes. Les dragons de Grouchy et de Pully galopaient en tête, pour prendre les détachements ou les convois mal gardés. Les routes étaient encore mauvaises, les ponts détruits, et la marche moins rapide qu'on ne l'aurait désiré.

On s'avança sur le revers méridional des Alpes (voir la carte no 31), de l'Adige à la Brenta, de la Brenta à la Piave, comme Napoléon sur le revers septentrional, de l'Isar à l'Inn, de l'Inn à la Traun, et à peu près dans le même temps. Le prince Eugène passe la Piave de vive force. Le 7 mai au soir, on était au bord de la Piave, dont l'ennemi avait coupé tous les ponts. On résolut de la traverser à gué, et de se précipiter sur les Autrichiens, qui semblaient faire une halte, apparemment pour donner à leurs bagages le temps de défiler. Le lendemain, les dragons de Grouchy et de Pully passèrent avec une avant-garde d'infanterie, et fondirent sur les Autrichiens. Ceux-ci furent d'abord repoussés, mais, comme ils avaient leurs bagages à défendre, ils résolurent de résister, et se reportèrent en masse sur l'avant-garde du prince Eugène, qui, se trouvant de sa personne aux avant-postes, vit bientôt avec effroi sa cavalerie et son infanterie refoulées en désordre sur la Piave. L'armée n'avait pas encore franchi la rivière, et celles de nos troupes qui avaient passé les premières pouvaient essuyer un grave échec. Heureusement la droite, sous le général Macdonald, arrivait en toute hâte. Celui-ci la fit entrer hardiment dans le fleuve, et prendre position au delà. Puis vint le général Grenier, et on marcha tous ensemble sur les Autrichiens, qui furent promptement culbutés, et laissèrent dans nos mains beaucoup de canons, de bagages, 2,500 morts ou blessés, plus un nombre à peu près égal de prisonniers. On en avait déjà ramassé 2 mille de l'Adige à la Piave. C'était donc près de 7 mille soldats enlevés en quelques jours à l'archiduc Jean.

Les Autrichiens repassent les Alpes Carniques et Juliennes. Le 9 mai on entra dans Conegliano; le 10 on arriva devant le Tagliamento, qu'on franchit au gué de Valvassone. La cavalerie fut envoyée à droite vers Udine pour débloquer Palma-Nova; le gros de l'armée marcha à gauche, en remontant le Tagliamento vers San-Daniele et Osopo. Les Autrichiens, parvenus aux gorges des Alpes Carniques par lesquelles ils avaient débouché, furent contraints de disputer encore le terrain pour sauver leurs bagages, et firent une nouvelle perte de 1,500 hommes tués, blessés ou prisonniers. Les 11 et 12 mai, au moment où Napoléon occupait Vienne, il ne restait plus d'ennemis en Italie. L'archiduc Jean, qui avait pénétré dans cette contrée avec environ 48 mille hommes, en sortait avec 30 mille tout au plus. La confiance qu'il avait éprouvée en débutant l'avait abandonné, pour passer tout entière au cœur de son jeune adversaire.

Distribution que l'archiduc Jean fait de ses forces en quittant l'Italie. Le prince autrichien, rejeté au delà des Alpes, fit une nouvelle répartition de ses forces. Il détacha de Villach sur Laybach, par la routé transversale qui va de la Carinthie à la Carniole, le ban de Croatie, Ignace Giulay, avec quelques bataillons de ligne, dix-huit escadrons, plusieurs batteries, en lui donnant mission de lever l'insurrection croate, d'appuyer ensuite le général Stoïchevich, qui était opposé au général Marmont, et de couvrir ainsi Laybach contre les armées françaises d'Italie et de Dalmatie. Ce détachement fait, l'archiduc Jean ne conservait qu'environ 20 mille hommes. Sa résolution était ou de se porter par Villach sur Lilienfeld et Saint-Polten, afin de coopérer à la jonction tant projetée des archiducs, ou, s'il n'en était plus temps, de rallier à lui les généraux Chasteler et Jellachich par Léoben, de se diriger avec eux de Léoben sur Grätz, pour se réunir en Hongrie à la grande armée autrichienne, et concourir à la défense de la monarchie, suivant des vues qu'il devait concerter avec le généralissime. Mais il était vivement poursuivi par le prince Eugène victorieux, et il allait rencontrer le réseau de cavalerie tendu par Napoléon de Bruck à Presbourg.

Le prince Eugène, imitant l'archiduc Jean, se divise en deux masses, l'une marchant par Laybach, l'autre par Klagenfurth. La marche de l'archiduc Jean commandait en quelque sorte celle du prince Eugène. Celui-ci était obligé de veiller à la fois sur les mouvements de l'archiduc Jean et sur ceux du ban de Croatie, pour que le premier se joignît le plus tard possible et avec le moins de forces à l'archiduc Charles, pour que le second n'empêchât pas la jonction du général Marmont avec l'armée française d'Italie. Il était difficile de pourvoir aux diverses exigences de cette situation, si on continuait de marcher en une seule masse, car, quelque vite et bien qu'on manœuvrât, il se pouvait que, si l'on se dirigeait immédiatement sur Vienne pour renforcer Napoléon, l'archiduc Jean et Giulay réunis accablassent le général Marmont, et que si, au contraire, on faisait un détour vers Laybach pour appuyer le général Marmont, l'archiduc Jean, libre de courir sur Presbourg, vînt jeter dans la balance le poids décisif de l'armée autrichienne d'Italie. Dans ce doute, le prince Eugène prit un parti moyen qui convenait assez aux circonstances. Il donna au général Macdonald 15 ou 16 mille hommes de troupes excellentes, qui devaient suivre la route de Laybach, débloquer Palma-Nova, occuper Trieste, rallier le général Marmont, former avec celui-ci 26 à 27 mille hommes, et avec cette force très-respectable rejoindre par Grätz l'armée d'Italie sur la route de Vienne. Quant à lui, il s'en réserva 30 à 32 mille, et prit la route qui devait le conduire le plus directement vers Napoléon. Ce plan offrait néanmoins des inconvénients, car l'archiduc Jean, s'il eût été un vrai général, aurait pu, en manœuvrant entre ces divers corps, les battre les uns après les autres. Mais ce prince spirituel concevait à la guerre une foule d'idées, et n'en suivait aucune résolûment. De plus, il avait des troupes démoralisées, et peu capables de ces mouvements rapides, qui supposent de la part des soldats autant de confiance dans le général, que de dévouement à ses desseins. Le plan du prince Eugène ne présentait donc pas les inconvénients qu'il aurait pu avoir en face d'un autre adversaire. Ces deux portions de l'armée d'Italie se séparèrent le 14 mai, pour ne plus se revoir que dans les plaines de Wagram.

Marche du général Marmont pour rejoindre l'armée d'Italie. Dans ce moment, le général Marmont, avec 10 ou 11 mille hommes de vieilles troupes, envoyées en Illyrie après Austerlitz, traversait les pays montueux de la Croatie, pour se rendre par la Carniole dans la Styrie, et rejoindre la grande armée d'Allemagne. Il conduisait entre ses colonnes un convoi de vivres porté sur des chevaux du pays, qui devaient se charger de ses malades et de ses blessés, quand ils se seraient déchargés des grains consommés par l'armée. Après avoir dispersé les bandes du général Stoïchevich, il s'avançait prudemment à travers une sorte d'obscurité, ne sachant quelle rencontre il allait faire entre les armées françaises et autrichiennes, qui pouvaient les unes et les autres s'offrir à lui à l'improviste, en amies ou ennemies, et en nombre bien supérieur. Il se comportait dans cette marche difficile avec sagesse et fermeté, cherchant à avoir des nouvelles du général Macdonald, qui de son côté cherchait à avoir des siennes, sans qu'ils parvinssent ni l'un ni l'autre à s'en procurer.

Événements dans le Tyrol. Ces événements survenus en Italie en avaient amené de semblables dans le Tyrol. Le général Chasteler, attiré du Tyrol italien dans le Tyrol allemand par le danger des Autrichiens sur le Danube, avait couru à Inspruck, et d'Inspruck à Kufstein. Il avait poussé quelques avant-postes sur la route de Salzbourg par Lofen et Reichenthal. Un autre corps autrichien, celui du général Jellachich, qu'on a vu au début de la campagne marcher latéralement au corps de Hiller, avait suivi, en se retirant comme en avançant, la route qui longe le pied des montagnes. Il s'était replié sur Salzbourg, de Salzbourg sur Léoben, après avoir défendu contre la division de Wrède les postes de Luegpass et d'Optenau. Les troupes réunies de Jellachich et de Chasteler s'élevaient de 16 à 17 mille hommes sans les Tyroliens, et, bien commandées, résolues à s'enfermer dans les montagnes, elles auraient pu créer sur notre droite et sur nos derrières une fâcheuse diversion. Mais elles avaient reçu pour instruction de se joindre aux masses agissantes; elles étaient divisées en plusieurs corps indépendants les uns des autres, s'entendaient mal avec les Tyroliens, et ne pouvaient pas dès lors se rendre fort redoutables. Le maréchal Lefebvre, après avoir refoulé dans la vallée de l'Ens supérieur (voir la carte no 31) le corps de Jellachich, en lui opposant la division de Wrède, ramena cette division à lui, revint sur le fort de Kufstein qui était bien défendu par une garnison bavaroise, le débloqua, et, faisant remonter de Rosenheim sur Kufstein la division Deroy, s'enfonça avec ces deux divisions dans le Tyrol allemand, qu'il avait mission de soumettre. Ce vieil officier, peu capable de conduire une grande opération, était excellent pour livrer avec vigueur et intelligence une suite de petits combats. Il repoussa partout les avant-postes autrichiens, et enfin, le 13 mai, rencontra le général Chasteler dans la position de Worgel. Celui-ci s'était retranché sur des hauteurs, ayant derrière des ouvrages les troupes autrichiennes, et au loin sur ses ailes les Tyroliens insurgés, qui tiraillaient avec une grande justesse, et roulaient d'énormes rochers. Le vieux Lefebvre, après avoir essayé vers ses deux ailes d'un combat de tirailleurs désavantageux pour ses troupes, aborda de front l'ennemi, enleva sous un feu terrible les positions de Chasteler, prit environ trois mille hommes, dispersa la nuée des insurgés, et mit les Autrichiens dans une déroute complète. Puis brûlant quelques villages tyroliens sur son passage, il se porta sous Inspruck, qu'on offrit de lui livrer moyennant certaines conditions. Il parvint à y entrer sans rien accorder, grâce au désaccord des Tyroliens, qui voulaient, les uns se rendre, les autres résister à outrance. Maître d'Inspruck, il pouvait se croire assuré de la soumission du Tyrol. Mais l'aubergiste Hofer et le major Teimer se retirèrent vers les cimes inaccessibles qui séparent le Tyrol allemand du Tyrol italien, prêts à en descendre de nouveau si l'occasion redevenait favorable. Le général Chasteler avec sa troupe fort réduite, le général Jellachich avec la sienne, fort réduite aussi, se mirent en marche pour se retirer furtivement vers la Hongrie, en coupant transversalement la route qui mène du Frioul à Vienne, exposés à rencontrer dans ce périlleux trajet ou la tête ou la queue de l'armée du prince Eugène.

Ainsi, après un premier revers en Italie et une vive commotion en Tyrol, tout réussissait au gré du conquérant, dont la fortune, un moment ébranlée, se relevait par la puissance de son génie. La situation ne s'était pas moins améliorée en Pologne. Événements en Pologne. Le prince Joseph Poniatowski venait de tenir dans ces contrées une conduite aussi habile qu'heureuse. Ayant livré avec Varsovie la rive gauche de la Vistule aux Autrichiens, il s'était promis de leur faire expier cet avantage dès qu'ils voudraient passer sur la rive droite, dont il s'était réservé la possession. Quelques corps autrichiens ayant en effet voulu franchir la Vistule, il les avait surpris et détruits. Puis, tandis que l'archiduc Ferdinand, pressé de recueillir des triomphes faciles, continuait à descendre la gauche de la Vistule, de Varsovie à Thorn, et sommait inutilement cette dernière place, le prince Poniatowski remontait la droite du fleuve, se portait sur Cracovie pour conquérir cette vieille métropole de la nationalité polonaise, et venait lever en Gallicie l'étendard de l'insurrection. Là aussi les cœurs battaient secrètement pour l'indépendance de la Pologne, et une vive émotion avait éclaté à l'aspect du héros polonais. Si les Russes, plus zélés ou plus expéditifs, avaient secondé le brave Poniatowski, en traversant la Vistule à Sandomir ou à Cracovie, ils auraient coupé la retraite à l'archiduc Ferdinand, et celui-ci n'eût jamais repassé la frontière qu'il avait si témérairement franchie.

Satisfait de la marche des choses, Napoléon songe à passer le Danube pour terminer la guerre par une bataille décisive. Tels étaient en Italie, en Autriche, en Pologne, les événements jusqu'au 15 ou 18 mai. L'occupation de Vienne, à la suite des foudroyantes opérations de Ratisbonne, avait rendu à la fortune de Napoléon tout son ascendant. L'Allemagne, quoique en secret frémissante, se contenait mieux qu'au début de la guerre: le major Schill, obligé d'abandonner le haut Elbe et de se réfugier vers le littoral de la Baltique, trouvait partout des cœurs amis, mais nulle part des bras prêts à le seconder: la Prusse, intimidée par les nouvelles du Danube, d'abord niées, puis admises, faisait courir après le major Schill, et adressait au cabinet français des protestations d'amitié et de dévouement. Napoléon ayant bien assuré son établissement à Vienne, habilement jalonné sa route par la présence des Allemands des petits princes à Ratisbonne, des Saxons à Passau, des Wurtembergeois à Lintz, du corps de Davout à Saint-Polten, voulait en finir en passant le Danube pour se jeter sur l'archiduc Charles, qui était venu se placer en face de lui avec sa principale armée. Pouvant s'adjoindre le maréchal Davout, et se procurer ainsi 90 mille combattants, il avait le moyen de terminer la guerre, sans attendre ni le prince Eugène, ni le général Macdonald, ni le général Marmont. L'archiduc Charles renforcé de quelques bataillons recueillis à travers la Bohême, des restes du général Hiller et de l'archiduc Louis, ne pouvait pas lui opposer plus de 100 mille hommes. Il n'y avait pas là de quoi l'intimider. Franchir le Danube devant cette armée était donc toujours la difficulté à vaincre pour terminer la guerre.

Mais comment franchir un tel fleuve, en pareille saison, avec de si grandes masses, et contre d'autres masses non moins considérables? C'est sur quoi Napoléon méditait sans cesse. D'abord fallait-il passer sous Vienne? Raisons de passer le Danube à Vienne même, ni au-dessus, ni au-dessous de cette capitale. Cette première question était résolue dans son esprit. (Voir la carte no 32.) Revenir en arrière, à Krems par exemple, pour dérober à l'ennemi l'opération du passage, était impossible, car Vienne, frémissante et dévouée à la maison impériale, eût appelé à l'instant l'archiduc Charles, à moins d'être contenue par une force qui aurait manqué le jour de la bataille décisive. Napoléon eût donc couru la chance de perdre à la fois la capitale, les ressources qu'elle contenait, ses moyens de communication avec le prince Eugène, et l'ascendant moral des armes. Descendre plus bas était moins praticable encore, car au danger de s'absenter de Vienne s'en serait joint un plus grave, celui d'allonger sa ligne d'opération, de se créer par conséquent un point de plus à garder, et de se priver de 25 à 30 mille hommes, indispensables pour livrer bataille. Vienne était donc le point forcé du passage. Les deux adversaires y étaient attachés, Napoléon par les raisons que nous venons de dire, l'archiduc Charles par la présence de Napoléon.

Mais on pouvait passer une lieue au-dessus, ou une lieue au-dessous, sans manquer aux graves considérations qui précèdent. Les officiers du génie avaient reconnu le Danube depuis Klosterneubourg, point où ce fleuve sort des montagnes pour s'épancher dans la magnifique plaine de Vienne, jusqu'aux environs de Presbourg. (Voir les cartes nos 32 et 48.) Ils avaient constaté une grande diversité dans les difficultés du passage. Devant Vienne et un peu au-dessous le Danube s'étendait, se divisait en une multitude de bras, devenait dès lors plus large, mais moins rapide et moins profond. Plus bas qu'Ebersdorf, en approchant de Presbourg, il s'encaissait de nouveau, devenait moins large, moins coupé, mais plus profond et plus rapide, et bordé de rives escarpées, ce qui était un sérieux inconvénient pour l'établissement des ponts.

Raisons qui décident Napoléon pour le passage à travers l'île de Lobau. Napoléon choisit pour son opération la partie du Danube la plus voisine de Vienne, aimant mieux rencontrer le fleuve large que rapide et profond, et surtout le rencontrer partagé en plusieurs bras et semé d'îles, car il trouvait ainsi la difficulté amoindrie, comme il arrive d'un fardeau qu'on rend maniable en le divisant. Napoléon songea particulièrement à se servir des îles qui forment la séparation des bras, pour s'aider à passer. Si, par exemple, il s'en présentait une assez considérable pour contenir une nombreuse armée, dans laquelle on pourrait descendre en sûreté à l'abri des regards et des boulets des Autrichiens, et après laquelle il n'y aurait plus qu'un faible bras à traverser pour déboucher devant l'ennemi, la difficulté du passage devait en être fort diminuée. Fallût-il pour y aborder franchir la plus forte masse des eaux du Danube, ce qui était inévitable, si on voulait n'avoir plus qu'un faible bras à passer devant l'ennemi, il valait la peine de le tenter, puisque la partie la plus périlleuse de l'opération s'exécuterait sous la protection de cette île, de ses bois et de sa profondeur. Il y en avait deux dans ces conditions, celle de Schwarze-Laken, vis-à-vis de Nussdorf, au-dessus de Vienne, et celle de Lobau, à deux lieues au-dessous, vis-à-vis d'Enzersdorf. (Voir la carte no 48.) Napoléon jeta les yeux sur l'une et l'autre, et voulut doubler ses chances, en essayant de se servir de toutes les deux. Mais la tentative faite sur la première, plutôt à titre de démonstration que d'entreprise sérieuse, échoua, parce qu'elle fut exécutée avec trop peu de moyens et trop peu de vigilance. Le général Saint-Hilaire y envoya 500 hommes et un chef de bataillon, sans avoir pris garde à une jetée qui liait cette île de Schwarze-Laken avec la rive gauche qu'occupaient les Autrichiens. Nos 500 hommes, transportés à l'aide de barques, et se croyant couverts par le petit bras qui restait à traverser, tinrent bon contre la fusillade et la canonnade, mais furent bientôt assaillis inopinément par plusieurs bataillons qui avaient passé sur la petite jetée. Après une résistance héroïque, ne pouvant repasser le grand bras, ils furent tués ou pris. Il y avait à cet échec une compensation, c'était d'attirer l'attention de l'ennemi sur le point de Nussdorf, et de l'éloigner de l'île de Lobau, par laquelle Napoléon était résolu de faire sa principale tentative de passage.

Description de l'île de Lobau. L'île de Lobau dont il s'agit, île à jamais célèbre par les événements prodigieux dont elle devint le théâtre, était on ne peut pas plus heureusement conformée pour les projets de Napoléon. (Voir les cartes nos 48 et 49.) Elle était en partie boisée, et présentait dans sa longueur un rideau continu de beaux arbres entre l'ennemi et nous. Elle était fort vaste, car elle avait une lieue de longueur et une lieue et demie de largeur, d'où il résultait que, même en se trouvant dans le milieu, on était garanti des boulets autrichiens. Une fois arrivé dans l'île de Lobau, on n'avait plus à franchir qu'un bras de 60 toises, difficulté grande encore, qui ne dépassait pas toutefois les proportions ordinaires. Mais il fallait se transporter dans cette île avec une nombreuse armée, et pour cela traverser le grand Danube, composé de deux bras immenses, l'un de 240 toises, l'autre de 120, séparés par un banc de sable. Un pont à jeter sur une telle masse d'eau courante était une opération des plus difficiles; mais comme on devait l'entreprendre à l'improviste, avant que les Autrichiens pussent s'en apercevoir, en faisant avec des barques une brusque invasion dans l'île de Lobau, l'établissement de ce pont devenait praticable, puisqu'il ne devait pas avoir lieu devant l'ennemi. Il ne s'agissait de construire devant l'ennemi que le dernier pont, sur le bras de 60 toises, qui séparait la Lobau de la rive gauche. L'opération ainsi divisée avait chance de réussir. Il restait une seule difficulté vraiment grave, celle de la réunion des matériaux. Il fallait en effet soixante-dix à quatre-vingts bateaux de forte dimension, plusieurs milliers de madriers, et surtout de puissantes amarres, pour retenir le pont contre un courant extrêmement rapide. Or les Autrichiens auxquels il était facile de prévoir que le passage du Danube serait l'opération importante de la guerre, n'avaient en quittant Vienne montré de la prévoyance que relativement à cet objet. Ils avaient brûlé ou coulé à fond la plupart des gros bateaux, et fait descendre sur Presbourg ceux qu'ils n'avaient pas détruits. Les bois abondaient, mais les gros cordages étaient rares. En un mot, on manquait presque absolument des moyens de s'amarrer. Les ponts qui existaient auparavant devant Vienne, étaient des ponts de pilotis, et n'avaient par conséquent jamais exigé d'amarres, comme les ponts de bateaux. Il eût fallu ou planter des pilotis pour y attacher les bateaux, ce qui aurait été long, et ce que l'ennemi aurait aperçu, ou se procurer de fortes ancres. Or sur cette partie du Danube les fortes ancres n'étaient pas à l'usage de la navigation, et on ne pouvait en obtenir que très-difficilement. Ce n'était qu'à Presbourg ou Komorn qu'on en aurait trouvé un nombre suffisant. Néanmoins Napoléon s'efforça de suppléer par divers moyens au matériel qui lui manquait, et fut fort aidé dans ses efforts par les généraux Bertrand et Pernetti, l'un du génie, l'autre de l'artillerie.

Efforts de Napoléon pour suppléer aux moyens de passage qui lui manquent. Quant aux bateaux, on en découvrit quelques-uns dans Vienne, car ceux qui descendaient le Danube en convois étaient en général d'un échantillon qui ne convenait pas, ou bien avaient été retenus pour les ponts de Passau, de Lintz et de Krems. On en retira un certain nombre de dessous l'eau, qu'on eut soin de relever et de réparer. On s'en procura de cette manière environ quatre-vingt-dix, les uns destinés à porter le pont, les autres à conduire les matériaux jusqu'au lieu où ils devaient être employés. À force de recherches dans cette grande ville, on découvrit des cordages, car la navigation d'un fleuve comme le Danube devait toujours en exiger un approvisionnement assez considérable. On se procura des madriers par le sciage des bois, dont la contrée abondait. Enfin quant aux ancres on aurait pu en faire fabriquer dans les forges de Styrie, non loin de Vienne; mais cette fabrication eût entraîné une assez grande perte de temps, et Napoléon croyant avoir sous la main les forces nécessaires pour battre l'archiduc Charles, voulait en finir aussi vite que la prudence le permettrait. Raisons qui décident Napoléon à précipiter le passage du Danube. En conséquence il imagina de suppléer aux ancres en jetant dans le fleuve des poids très-lourds, comme des canons de gros calibre trouvés dans l'Arsenal de Vienne, ou bien des caisses remplies de boulets. Si le fleuve ne venait pas à croître subitement, ainsi qu'il arrive quand les chaleurs sont précoces, ce moyen pouvait suffire. On s'y fia, et on disposa à l'avance les poids qui devaient remplacer les ancres, pour n'avoir plus au dernier moment que la peine de les jeter dans le fleuve.

Concentration des forces françaises sur Vienne. Tout étant prêt vers les 16 et 17 mai à Vienne, on fit descendre les matériaux à la hauteur de l'île de Lobau vis-à-vis d'Ébersdorf. (Voir les cartes nos 48 et 49.) En même temps les ordres de concentration furent donnés aux troupes qui allaient combattre au delà du Danube. Toute la cavalerie, sauf une division de chasseurs laissée en observation sur la frontière de Hongrie, fut ramenée de Presbourg et d'Œdenbourg sur Vienne. Dans le nombre des régiments rappelés se trouvaient les quatorze régiments de cuirassiers. Le maréchal Davout, qui devait d'abord venir avec son corps tout entier sur Vienne, reçut ordre d'y conduire deux divisions seulement, celles de Friant et Gudin, et de répartir la division Morand entre Mölk, Mautern et Saint-Polten, pour s'opposer aux tentatives du corps de Kollowrath, que l'archiduc Charles avait placé à Lintz. Avec les corps de Lannes et de Masséna, avec la garde, la réserve de cavalerie, et les deux tiers du corps du maréchal Davout, Napoléon pouvait mettre environ 80 mille hommes en ligne contre les Autrichiens, et c'était assez, car l'archiduc Charles était hors d'état d'en réunir plus de 90 mille.

Commencement du passage le 18 mai au matin. Le matériel de passage et les troupes destinées à combattre furent amenés du 18 au 19 mai vers la petite ville d'Ébersdorf. Le corps de Masséna avait été acheminé le premier sur ce point, et notamment la meilleure de ses divisions, celle de Molitor. Dès le 18 l'opération commença sous les yeux de Napoléon, qui avait quitté Schœnbrunn pour établir son quartier général à Ébersdorf. La division Molitor fut placée dans des barques, et transportée successivement à travers les deux grands bras du Danube dans l'île de Lobau. (Voir la carte no 49.) Quelques avant-postes autrichiens en occupaient la partie qui fait face à Ébersdorf. Le général Molitor les refoula, et ne dépassa point le milieu de l'île, afin de ne pas donner à l'ennemi l'idée d'une entreprise sérieuse. Il se contenta de disposer ses troupes derrière un petit canal, large à peine de douze à quinze toises, facile à passer à gué, et qui ne coule à travers l'île de Lobau que dans le cas de très-hautes eaux. Pendant qu'il opérait ainsi, le général d'artillerie Pernetti travaillait à l'établissement du grand pont. On y employa près de soixante-dix bateaux de fort échantillon, pour franchir les deux grands bras, qui, sur ce point, forment la presque totalité du fleuve. Construction du grand pont sur le bras principal du Danube. Il fallut s'y prendre à plusieurs fois pour amarrer les bateaux que le courant entraînait sans cesse. Malheureusement ce courant devenait à chaque instant plus rapide, par suite d'une crue dont les progrès étaient menaçants. Enfin à force de plonger, à défaut d'ancres, d'énormes poids dans le fleuve, on finit par fixer les bateaux, et on put établir avec des madriers le tablier du pont. Toute la journée du 19 et la moitié de celle du 20 furent employées à terminer ce vaste ouvrage. Ceci fait, le passage dans l'île de Lobau était assuré, à moins d'accidents extraordinaires. On se hâta de jeter un pont de chevalets sur le petit canal de douze ou quinze toises qui traverse par le milieu la grande île de Lobau, et qui, bien qu'il fût habituellement à sec, se remplissait déjà sous l'influence de la crue des eaux. La division Boudet, l'une des quatre de Masséna, passa sur-le-champ et alla rejoindre celle de Molitor. Puis vinrent la division de cavalerie légère de Lasalle, et plusieurs trains d'artillerie. C'était assez pour balayer l'île de Lobau, ce que le général Molitor exécuta promptement. Il ramassa quelques prisonniers. Établissement du second pont sur le petit bras du Danube. On traversa l'île dans toute sa largeur, et on arriva au dernier bras, qui avait 60 toises, à peu près comme la Seine sous Paris en temps ordinaire. Ce n'était plus dès lors qu'une opération praticable, même en face de l'ennemi, si toutefois il ne se jetait pas en masse sur les troupes qui l'exécuteraient. Mais évidemment l'archiduc Charles n'était pas encore prévenu, et jusqu'ici on n'avait affaire qu'à une avant-garde. Le général Molitor avait trouvé un point des plus favorables au passage, et le signala à l'Empereur, qui en approuva complétement le choix: c'était un rentrant que formait vers nous le bras à traverser (voir la carte no 49), de manière qu'en plaçant de l'artillerie à droite et à gauche, on pouvait couvrir de tant de mitraille le terrain sur lequel on devait descendre, que l'ennemi serait dans l'impossibilité d'y rester. C'est ce qui fut fait sur-le-champ, et ce qui d'ailleurs n'était pas même nécessaire, car il n'y avait sur le rentrant, dont on allait se servir pour déboucher, que quelques tirailleurs. Le lieutenant-colonel Aubry, appartenant à l'artillerie, fut chargé d'entreprendre dans cette après-midi du 20 l'établissement du dernier pont. Pour celui-ci on avait réservé l'équipage de pontons pris à Landshut, et transporté sur des haquets. Un aide de camp du maréchal Masséna, M. de Sainte-Croix, un aide de camp du maréchal Bessières, M. Baudus, se jetèrent dans des barques avec deux cents voltigeurs, refoulèrent les tirailleurs autrichiens, et attachèrent le câble sur lequel le pont devait s'appuyer. Quinze pontons suffirent, la largeur de l'eau n'étant sur ce point que de 54 toises, et en trois heures la communication fut établie. Immédiatement après le général Lasalle passa sur la rive gauche avec quatre régiments de cavalerie, et il fut suivi par les voltigeurs des divisions Molitor et Boudet. Le pont franchi, on trouvait un petit bois qui s'étendait de gauche à droite, et venait aboutir aux deux côtés du rentrant formé par le fleuve. Description du champ de bataille d'Essling. On fouilla ce bois, et on en chassa quelques détachements autrichiens qui l'occupaient. Au delà du bois le terrain s'élargissait, et on rencontrait à gauche le village d'Aspern, à droite celui d'Essling, lieux immortels dans l'histoire des hommes, qui rappellent sans doute pour l'humanité des souvenirs lugubres, mais qui rappellent aussi pour les deux nations française et autrichienne des souvenirs à jamais glorieux. Une sorte de fossé peu profond, rempli d'eau seulement quand le fleuve déborde, s'étendait de l'un à l'autre de ces deux villages. La cavalerie pouvait le traverser, car c'était plutôt une dépression du terrain qu'un fossé véritable. Le général Lasalle le franchit au galop avec sa cavalerie, dispersa les avant-postes ennemis, et balaya cette plaine dite le Marchfeld, qui, par une pente douce de deux à trois lieues, s'élève insensiblement jusqu'à des hauteurs portant d'autres noms immortels, ceux de Neusiedel et de Wagram.

Passage de notre avant-garde dans l'après-midi du 20 mai. Par cette journée de printemps, chaude et pure, mais tirant sur sa fin, on ne pouvait apercevoir dans l'obscurité qu'une forte avant-garde de cavalerie. Cette avant-garde fit mine de se jeter sur le général Lasalle, qui se retira, repassa l'espèce de fossé que nous venons de décrire, et évita ainsi un engagement inutile. Quelques centaines de nos voltigeurs embusqués dans le pli du terrain reçurent la cavalerie autrichienne par un feu à bout portant, couvrirent le sol de ses blessés, et l'obligèrent à se retirer. Ainsi commença le 20 mai au soir la sanglante bataille d'Essling!

Quelques craintes pour la sûreté du passage. Le Danube était franchi, et si les Autrichiens, dont on avait vu les avant-gardes, se présentaient le lendemain, on avait, à moins de mécomptes imprévus, la certitude de déboucher et de se déployer, avant qu'ils pussent faire effort pour culbuter l'armée française dans le fleuve. Un accident toutefois n'était pas impossible. En effet, dans cette après-midi du 20, pendant qu'on passait le petit bras devant l'ennemi, le grand pont établi sur les deux bras principaux venait d'être rompu par l'enlèvement de quelques bateaux, qui attachés non à des ancres, mais à de grands poids, avaient cédé à la violence du courant. Une crue subite de trois pieds, provenant de la fonte précoce des neiges dans les Alpes, avait produit cet accident, et pouvait le produire encore. La cavalerie légère du général Marulaz s'était vue coupée en deux par la rupture du pont. Une portion était parvenue jusque dans l'île de Lobau, tandis que l'autre était restée à Ébersdorf. Heureusement les généraux Bertrand et Pernetti s'étant mis à l'ouvrage avec une extrême activité, le grand pont fut rétabli dans la nuit.

Incertitudes de Napoléon produites par l'état peu rassurant du grand pont. Sans être bien résolu à livrer bataille, avec des moyens de passage aussi incertains que ceux dont il disposait, Napoléon cependant ne voulait pas abandonner le résultat de l'opération commencée, et il était décidé à garder cette importante communication, sauf à la perfectionner plus tard, à la rendre plus sûre et moins intermittente. On avait dans le rentrant que formait le petit bras, et qu'une forte artillerie de droite et de gauche couvrait de ses feux, un terrain excellent pour déboucher. Les deux villages d'Aspern à gauche, d'Essling à droite, liés par une sorte de fossé, étaient de précieux appuis pour le déploiement de l'armée. Une telle position valait donc la peine d'être conservée, que la bataille fût ou ne fût pas différée. En conséquence la division Molitor alla coucher à Aspern, la division Boudet à Essling. La cavalerie du général Lasalle bivouaqua entre les deux villages en avant du petit bois. Napoléon avec un détachement de sa garde s'établit au même lieu, et, suivant sa coutume, dormit tranquillement et tout habillé. Plusieurs officiers envoyés en reconnaissance pendant la nuit rapportèrent des renseignements contradictoires. Les uns prétendaient que les Autrichiens étaient dans le Marchfeld tout prêts à combattre, les autres soutenaient qu'on n'avait pas devant soi d'armée ennemie, et que ce qui s'apercevait équivalait tout au plus à une forte avant-garde de cavalerie. Au milieu de ces assertions si diverses, on attendit le lendemain, tout étant préparé pour la bataille si l'armée parvenait à passer, ou pour la retraite dans l'île de Lobau, si on ne pouvait franchir le Danube avec des forces suffisantes.

Une moitié de l'armée française passe dans la journée du 21. Le grand pont ayant été réparé dans la nuit, la cavalerie du général Marulaz, les cuirassiers du général Espagne, la division d'infanterie Legrand, et une partie de l'artillerie, purent passer le 21 au matin. Mais l'existence d'un seul pont, tant sur le grand bras que sur le petit, la largeur de l'île de Lobau qu'il fallait traverser tout entière, rendaient le défilé très-lent. Vers midi le major général Berthier étant monté sur le clocher d'Essling, discerna clairement l'armée du prince Charles descendant la plaine inclinée du Marchfeld, et décrivant autour d'Aspern et d'Essling un vaste demi-cercle. Le major général Berthier était l'homme de son temps qui appréciait le mieux à l'œil l'étendue d'un terrain, et le nombre d'hommes qui le couvraient. Il évalua à 90 mille hommes environ l'armée autrichienne, et vit bien qu'elle venait pour accabler l'armée française au moment du passage. L'archiduc Charles, en effet, averti le 19 de l'apparition des Français dans l'île de Lobau, n'avait songé à les reconnaître que le lendemain 20 à la tête de sa cavalerie, et convaincu de leur intention après les avoir observés de près, il n'avait ébranlé ses troupes que le matin du 21, de manière à être en ligne dans l'après-midi du même jour. S'il eût paru le 20 au soir, ou le matin du 21, entre Aspern et Essling, la portion de l'armée française déjà transportée au delà du fleuve se serait trouvée dans un immense péril.

Le major général adressa sur-le-champ son rapport à l'Empereur, qui ne vit dans ce qu'on lui apprenait que ce qu'il avait souhaité lui-même, c'est-à-dire l'occasion de battre une fois de plus l'armée autrichienne et d'en finir avec elle. Mais tout à coup on vint lui annoncer une nouvelle rupture du grand pont, produite par la crue des eaux qui augmentait d'heure en heure. Napoléon en apprenant la rupture du grand pont, veut d'abord se retirer. Le Danube, qui s'était élevé de trois pieds depuis la veille, venait encore de s'élever de quatre. Toutes les amarres cédaient au courant. Napoléon, en ce moment (après-midi du 21), n'avait avec lui que les trois divisions d'infanterie Molitor, Boudet, Legrand, les divisions de cavalerie légère Lasalle et Marulaz, la division de cuirassiers du général Espagne, et une partie de l'artillerie, ce qui représentait une force d'environ 22 à 23 mille hommes[24], consistant, il est vrai, en troupes excellentes, mais trop peu nombreuses pour qu'il fût possible avec elles de livrer bataille à une armée de 90 mille hommes. Il donna donc l'ordre d'abandonner Aspern et Essling, de repasser le pont du petit bras, sans toutefois le détruire, car il était facile, grâce au rentrant du fleuve, de le protéger contre l'ennemi par une masse formidable d'artillerie. On pouvait attendre là, sous la protection d'un cours d'eau de 60 toises, devenu très-rapide et très-profond, que la consolidation du grand pont et la baisse des eaux permissent de préparer une opération sûre et décisive. Cet ordre commençait à s'exécuter, lorsque les généraux de division élevèrent des objections fort naturelles contre l'abandon de points tels qu'Essling et Aspern. Sur l'avis de ses généraux et sur la nouvelle du rétablissement des ponts, Napoléon révoque l'ordre de la retraite et se décide à combattre. Le général Molitor fit observer à l'Empereur que le village d'Aspern, dans lequel sa division avait couché, avait une importance immense, que pour le reprendre il en coûterait des torrents de sang, qu'au contraire une force peu considérable suffirait à le défendre long-temps contre de grands efforts, et qu'il fallait y bien réfléchir avant de se résoudre à un tel sacrifice[25]. La chose était tout aussi vraie pour Essling. Si on abandonnait ces deux points, on devait renoncer à passer par cet endroit pourtant si favorable, ajourner pour on ne sait combien de temps l'opération si urgente du passage, délaisser les travaux exécutés, s'exposer en un mot aux plus graves inconvénients. Tandis que Napoléon pesait ces observations, on vint lui apprendre que le grand pont était définitivement rétabli, que les eaux baissaient, que les convois d'artillerie chargés de munitions commençaient à défiler, qu'il pouvait donc se regarder comme assuré d'avoir en quelques heures toutes ses ressources. Pourvu qu'il eût une vingtaine de mille hommes de plus, notamment les cuirassiers, et surtout ses caissons bien approvisionnés en munitions, Napoléon ne craignait rien, et il ressaisit avec joie l'occasion, qu'il avait vue lui échapper un moment, de joindre et d'accabler la grande armée autrichienne. En conséquence, il ordonna au général Boudet, qui n'avait pas quitté Essling, de le défendre énergiquement (voir la carte no 49); il autorisa le général Molitor, dont la division avait déjà quitté Aspern, d'y rentrer de vive force, avant que l'ennemi eût le temps de s'y établir. Lannes établi à Essling, Masséna à Aspern. Le maréchal Lannes, quoique son corps n'eût point encore franchi le Danube, voulut être là même où ses soldats n'étaient pas encore, et il prit le commandement de l'aile droite, c'est-à-dire d'Essling et des troupes qui devaient y arriver successivement. La cavalerie fut placée sous ses ordres, ce qui lui subordonnait le maréchal Bessières, qui la commandait. Masséna fut chargé de la gauche, c'est-à-dire d'Aspern, que la division Molitor allait réoccuper. La division Legrand dut être placée en arrière d'Aspern, avec la cavalerie légère de Marulaz. La division de cavalerie légère de Lasalle et la division des cuirassiers Espagne remplirent l'espace entre Aspern et Essling. Tout ce qu'on avait d'artillerie fut disposé dans les intervalles. Une nuée de tirailleurs fut répandue dans cette espèce de fossé dont il a été parlé, et qui était le lit desséché d'un bras d'eau coulant autrefois d'Aspern à Essling. Ces tirailleurs attendaient l'arme chargée que les Autrichiens fussent à portée de fusil. Ainsi 22 à 23 mille hommes allaient en combattre environ 90 mille.

Disposition de l'armée autrichienne. L'archiduc Charles avait divisé son armée en cinq colonnes. La première, sous le général Hiller, devait s'avancer le long du Danube par Stadlau, attaquer Aspern, et tâcher de l'enlever de concert avec la seconde colonne. Celle-ci, commandée par le lieutenant général Bellegarde, devait marcher par Kagran et Hirschstatten sur ce même village d'Aspern, qui, appuyé au Danube, semblait couvrir le pont de l'armée française. La troisième, commandée par Hohenzollern, marchant par Breitenlée sur le même point, devait l'attaquer aussi pour plus de certitude de l'emporter. Les quatrième et cinquième colonnes, formées du corps de Rosenberg, devaient compléter le demi-cercle tracé autour de l'armée française, et attaquer l'une Essling, l'autre la petite ville d'Enzersdorf, située au delà d'Essling. Comme Enzersdorf, faiblement occupé par les Français, ne paraissait pas offrir de grands obstacles à vaincre, les deux colonnes avaient ordre de réunir leur effort sur Essling. Pour lier ses trois colonnes de droite avec ses deux colonnes de gauche, l'archiduc avait placé en bataille entre ces deux masses la réserve de cavalerie du prince de Liechtenstein. Beaucoup plus en arrière, à Breitenlée, se trouvaient comme seconde réserve les grenadiers d'élite. Les restes du corps de l'archiduc Louis, fort affaibli par les détachements laissés sur le haut Danube, étaient en observation vers Stamersdorf, vis-à-vis de Vienne. Le corps de Kollowrath, ainsi qu'on l'a vu, était à Lintz. Les cinq colonnes agissantes, avec la cavalerie de Liechtenstein et les grenadiers, pouvaient présenter environ 90 mille combattants[26], et près de 300 bouches à feu.

Bien que l'archiduc eût réuni de grandes forces contre Aspern, qui était le point essentiel à emporter, puisqu'il couvrait le petit pont, néanmoins le demi-cercle tracé autour d'Aspern, d'Essling, et d'Enzersdorf, était faible dans le milieu, et pouvait être brisé par une charge de nos cuirassiers. L'armée autrichienne, coupée alors en deux, aurait vu tourner contre elle la chance d'abord si menaçante pour nous. Napoléon s'en aperçut au premier coup d'œil et résolut d'en profiter dès que ses principales forces auraient franchi le Danube. Pour le moment, il ne songea qu'à bien garder son débouché, en défendant vigoureusement Aspern à sa gauche, Essling à sa droite, et en protégeant l'espace entre deux, au moyen de sa cavalerie.

Bataille d'Essling, commencée le 21 mai à trois heures de l'après-midi. À peine Napoléon avait-il autorisé le général Molitor à réoccuper Aspern, le général Boudet à conserver Essling, que la lutte s'engagea vers trois heures de l'après-midi avec une extrême violence. L'avant-garde de Hiller, sous les ordres du général Nordmann, avait marché sur Aspern, et, profitant du mouvement de retraite de la division Molitor, y avait pénétré. Ce qui était plus grave, elle avait pénétré aussi dans une prairie boisée, à gauche d'Aspern, laquelle s'étendait de ce village au Danube, et, entourée d'un petit bras du fleuve, présentait une espèce d'îlot. (Voir la carte no 49.) Napoléon ayant donné le signal, le général Molitor réoccupe de vive force le village d'Aspern. En s'emparant de cet îlot, l'ennemi pouvait passer entre Aspern et le Danube, tourner notre gauche, et courir au petit pont, seule issue que nous eussions pour déboucher ou nous retirer. Le général Molitor, à la tête des 16e et 67e de ligne, régiments accomplis, commandés par deux des meilleurs colonels de l'armée, Marin et Petit, entra au pas de charge dans la rue qui formait le milieu d'Aspern afin d'en déloger les Autrichiens. Ces deux régiments pénétrèrent baïonnette baissée dans cette rue fort large, car les villages d'Autriche sont vastes et construits très-solidement: ils repoussèrent tout ce qui s'opposait à eux, se portèrent au delà, et firent évacuer les environs de l'église, située à l'extrémité de la rue. Le général Molitor plaça ensuite ses deux régiments derrière un gros épaulement en terre qui entourait Aspern, et attendit la colonne de Hiller, qui venait au secours de son avant-garde. Il la laissa approcher, puis commença de très-près un feu meurtrier, qui abattit dans ses rangs un nombre d'hommes considérable. Après avoir entretenu ce feu quelque temps, le brave général Molitor fit sortir ses soldats de l'épaulement qui les couvrait, les lança à la baïonnette sur la colonne autrichienne, et la culbuta au loin. En un instant le terrain fut évacué, et la première attaque chaudement repoussée. Cet acte de vigueur exécuté, le général Molitor, employant habilement les deux autres régiments de sa division, dirigea le 37e à gauche sur l'îlot dont il vient d'être parlé, le reprit, et, profitant de tous les accidents de terrain, s'étudia à le rendre inaccessible. Il plaça le 2e à droite de l'entrée du village, afin d'empêcher qu'on ne fût tourné. Masséna, assistant à ces dispositions, avait rangé à droite et en arrière d'Aspern la division Legrand, pour la lancer quand il serait nécessaire. La cavalerie du général Marulaz, composée de quatre régiments français et de deux allemands, formait la liaison avec la cavalerie des généraux Lasalle et Espagne vers Essling. Du côté d'Essling, la division Boudet n'avait encore affaire qu'aux avant-gardes de Rosenberg, qui étaient en marche vers Enzersdorf.

Nouvelle et vigoureuse attaque du général Hiller contre Aspern. Mais ce n'était là que le prélude de cette effroyable journée. Hiller repoussé revint bientôt à la charge, appuyé de la colonne de Bellegarde. Celle-ci, arrivée en ligne, se serra à la colonne de Hiller, et toutes deux abordèrent en masse le village d'Aspern, par le côté voisin du Danube et par le centre. Les 16e et 67e de ligne placés en avant d'Aspern, faisant à très-petite distance un feu non interrompu, immolèrent au pied de l'épaulement des milliers d'ennemis. Mais les colonnes autrichiennes, réparant sans cesse leurs pertes, avancèrent jusqu'à cet épaulement, et s'y élancèrent malgré les deux régiments du général Molitor qu'elles obligèrent à se replier dans l'intérieur du village. Le général Vacquant parvint même à s'emparer de l'extrémité de la grande rue où se trouvait située l'église. À cet aspect l'intrépide Molitor, avec le 2e qui était en réserve, se précipite sur le général Vacquant. Horrible lutte entre le général Molitor et les forces de Hiller et de Bellegarde dans l'intérieur d'Aspern. Une horrible mêlée s'engage. Un flux et reflux s'établit entre les Autrichiens et les Français, qui, tantôt vaincus, tantôt vainqueurs, vont et viennent d'un bout à l'autre de la longue rue d'Aspern. De nouvelles troupes s'approchent au dehors, car les colonnes de Hiller et Bellegarde comptent à elles deux au moins 36 mille hommes, contre lesquels la division Molitor lutte avec 7 mille. Masséna, pour les tenir à distance, jette sur elles les six régiments de cavalerie légère du général Marulaz. Celui-ci était l'un des plus vaillants et des plus habiles officiers de cavalerie formés par nos longues guerres. Il s'élance au galop sur les lignes de l'infanterie autrichienne qui se rangent en carrés pour le recevoir. Il enfonce plusieurs de ces carrés, mais il est arrêté par des masses profondes qui se trouvent au delà. Obligé de revenir, il ramène quelques pièces de canon qu'il a prises, et quoiqu'il ne puisse pas faire évacuer le terrain, il le dispute cependant à l'ennemi qu'il empêche de porter toutes ses forces sur Aspern. À l'intérieur du village le général Molitor, barricadé dans les maisons avec trois de ses régiments, se sert pour résister de tous les objets qui tombent sous sa main, voitures, charrues, instruments de labourage, et défend le poste qui lui est confié avec une fureur égale à celle que les Autrichiens mettent à l'assaillir.

Défense de Lannes à Essling. Pendant ce combat acharné soit au dedans, soit au dehors d'Aspern, Lannes, à Essling, prenait les plus habiles dispositions pour conserver ce village, qui d'abord moins fortement attaqué, avait fini par l'être violemment aussi, lorsque les quatrième et cinquième colonnes, composées du corps de Rosenberg, étaient parvenues à se réunir. La cinquième, formant l'extrême gauche des Autrichiens, et faisant face à notre extrême droite vers Enzersdorf, après avoir enlevé ce poste peu défendu, en avait débouché pour se jeter sur Essling. Alors la quatrième s'était mise en mouvement, et toutes deux avaient commencé leur attaque contre notre second point d'appui. Lannes les avait reçues comme on l'avait fait à Aspern, en se couvrant d'un épaulement en terre dont Essling était entouré, et en criblant de mousqueterie et de mitraille les assaillants, qui s'étaient arrêtés au pied de cet obstacle sans oser le franchir.

Charge de cavalerie ordonnée par Lannes pour défendre le centre de notre ligne entre Essling et Aspern. Mais le combat allait devenir plus terrible, parce que la colonne de Hohenzollern, qui était la troisième, et constituait le milieu de la ligne autrichienne, entrait enfin en action, soutenue par la réserve de cavalerie du prince Jean de Liechtenstein. Elle marchait sur notre centre, et pouvait en perçant entre Aspern et Essling, isoler ces deux points l'un de l'autre, assurer leur conquête, et rendre notre perte infaillible. À cette vue Lannes, qui était en dehors d'Essling, observant les mouvements de l'ennemi, se décide à ordonner un puissant effort de cavalerie. Il avait à sa disposition les quatre régiments de cuirassiers du général Espagne, et les quatre régiments de chasseurs du général Lasalle, placés tous les huit sous les ordres du maréchal Bessières. Sans tenir compte du grade de ce dernier, il lui fait ordonner impérieusement de charger à la tête des cuirassiers, et de charger à fond. Quoique blessé de cette dernière expression, car, disait-il, il n'avait pas l'habitude de charger autrement, Bessières s'ébranle avec le général Espagne, le premier officier de grosse cavalerie de l'armée, et laisse Lasalle en réserve pour lui servir d'appui. Bessières et Espagne s'élancent au galop à la tête de seize escadrons de cuirassiers, enlèvent d'abord l'artillerie ennemie dont ils sabrent les canonniers, et se précipitent ensuite sur l'infanterie dont ils enfoncent plusieurs carrés. Mais après avoir fait reculer la première ligne, ils en trouvent une seconde qu'ils ne peuvent atteindre. Tout à coup ils voient paraître la masse de la cavalerie autrichienne, que l'archiduc Charles a lancée sur eux. Nos cuirassiers, surpris pendant le désordre de la charge qu'ils viennent d'exécuter, sont violemment assaillis, et ramenés. Lasalle, avec ce coup d'œil et cette vigueur qui le distinguent, vole à leur secours. Il engage le 16e de chasseurs si à propos, si vigoureusement, que ce régiment culbute les cavaliers autrichiens acharnés à la poursuite de nos cuirassiers, et en sabre un bon nombre. Au milieu du tumulte, le brave Espagne est tué d'un biscaïen. Bessières est enveloppé avec son aide de camp Baudus par les hulans, fait feu de ses deux pistolets, et met le sabre à la main pour se défendre, lorsque les chasseurs de Lasalle s'apercevant du péril viennent le dégager. Les cuirassiers se rallient, chargent de nouveau, toujours appuyés par Lasalle. On aborde ainsi plusieurs fois l'infanterie autrichienne, on l'arrête, et on empêche Hohenzollern de percer notre centre entre Essling et Aspern, et d'envoyer un renfort aux deux colonnes de Hiller et de Bellegarde, qui n'ont pas cessé de s'acharner sur Aspern.

Masséna dégage Aspern, qui allait être enlevé, en faisant une charge à la tête de la division Legrand. Mais ces deux colonnes sont suffisantes à elles seules pour accabler dans Aspern les 7 mille hommes de la division Molitor. Cette division, dont la moitié est déjà hors de combat, ne se soutient que par l'héroïsme des colonels Petit et Marin, et du général Molitor lui-même, qui donnant sans cesse l'exemple à leurs soldats, se montrent à la tête de toutes les attaques. Enfin le général Vacquant bien secondé, parvient à pénétrer dans Aspern, et à s'en emparer presque entièrement, après une lutte de cinq heures. Le général Molitor va être rejeté de l'intérieur de ce village, si précieux à conserver, car si on le perd, on est refoulé sur le pont du petit bras, et peut-être jeté dans le Danube. Heureusement que le grand pont rétabli a permis à une brigade des cuirassiers de Nansouty, celle de Saint-Germain, de passer vers la fin du jour, ainsi qu'à la division d'infanterie Carra Saint-Cyr, la quatrième de Masséna. Il reste donc des ressources pour parer aux accidents imprévus, et Masséna peut disposer de la division Legrand qu'il avait rangée derrière Aspern en qualité de réserve. Il place Carra Saint-Cyr en arrière avec ordre de veiller au pont, et à la tête de la division Legrand il entre dans Aspern. L'héroïque Legrand suivi du 26e d'infanterie légère et du 18e de ligne, ces mêmes régiments avec lesquels il avait enlevé Ébersberg, vient au secours de Molitor épuisé, traverse au pas de charge la grande rue d'Aspern, refoule les troupes de Bellegarde à l'autre extrémité du village, et oblige le général Vacquant à s'enfermer dans l'église. Nouvelles charges de cavalerie ordonnées par Lannes sur le centre de l'ennemi. Au centre, Lannes, voulant encore dégager le milieu de la ligne, ordonne de nouvelles charges à Bessières. La division Espagne a perdu un quart de son effectif; mais Nansouty, avec la brigade des cuirassiers Saint-Germain, prend la place des cuirassiers Espagne, charge vigoureusement l'infanterie autrichienne, et prolonge la résistance, qui n'est possible sur ce point qu'avec de la cavalerie. On renverse de nouveau l'infanterie des Autrichiens, mais on attire encore leur cavalerie, qui se jette sur nos cuirassiers, et Marulaz, remplaçant Lasalle accablé de fatigue, recommence avec le 23e de chasseurs ce que Lasalle a exécuté deux heures auparavant avec le 16e. Il secourt nos cuirassiers, repousse ceux de l'ennemi, et fond ensuite sur plusieurs carrés. Entré dans l'un de ces carrés, il y est démonté, et va être pris ou tué, quand ses chasseurs, rappelés par ses cris, le dégagent, lui donnent un cheval, et reviennent en passant sur le corps d'une ligne d'infanterie.

Il y avait six heures que durait cette lutte opiniâtre: à Aspern, à Essling, des fantassins acharnés se disputaient des ruines en flammes; entre ces deux villages des masses de cavaliers se disputaient la plaine à coups de sabre. L'archiduc Charles, remettant au lendemain la destruction de l'armée française, ordonne la suspension du feu le 21 au soir. L'archiduc Charles croyant avoir assez fait en arrêtant l'armée française au débouché du pont, et se flattant de la précipiter le lendemain dans le Danube, prit le parti de suspendre le feu, pour procurer à ses troupes le temps de se reposer, pour rapprocher ses masses, et surtout pour amener en ligne la réserve de grenadiers qui était restée à Breitenlée.

Disposition d'esprit de Napoléon à la suite de cette première journée. Napoléon de son côté ayant assisté de sa personne à cette première bataille, sous les boulets qui se croisaient entre Aspern et Essling, avait conservé toute sa confiance. Quoique la moitié de la division Molitor fût couchée par terre dans les rues et les maisons d'Aspern, quoiqu'un quart des cuirassiers d'Espagne, des chasseurs de Lasalle et de Marulaz, eût péri sous la mitraille, il ne doutait pas du résultat, s'il pouvait faire venir encore par les ponts du Danube une vingtaine de mille hommes, et principalement ses parcs de munitions. On passait sur le grand pont, malgré la crue toujours plus forte, malgré les corps flottants que le Danube débordé entraînait dans son cours. C'étaient tantôt des troncs d'arbres énormes déracinés par les eaux, tantôt des bateaux mis à sec sur ses rives que le fleuve remettait à flot en s'élevant, tantôt enfin de gros moulins enflammés, que l'ennemi lançait avec intention de détruire notre unique communication. À chaque instant il fallait ou détourner ces masses flottantes, ou réparer les brèches qu'elles occasionnaient à nos ponts, en y employant des bateaux de rechange. Le passage continuel contribuait aussi à fatiguer ces ponts, et on voyait parfois les bateaux presque submergés sous le poids des caissons d'artillerie, et nos soldats traverser le fleuve les pieds dans l'eau, ce qui ajoutait à la lenteur du défilé. Cependant les généraux Pernetti et Bertrand assuraient toujours qu'ils maintiendraient le passage, et qu'au jour on aurait le corps de Lannes, la garde, peut-être les deux divisions du maréchal Davout descendues sur Ébersdorf, et surtout le parc d'artillerie chargé de munitions. Napoléon n'eût-il qu'une partie de ces troupes, s'il avait ses parcs, était certain d'en finir avec l'ennemi, et de décider entre Essling et Aspern les destins de la maison d'Autriche. Il ordonna donc de profiter du répit que l'ennemi nous laissait, pour accorder aux troupes qui s'étaient battues un repos dont elles avaient besoin. Il bivouaqua en arrière du bois, en avant du petit pont, pour assister en personne au passage de ses corps d'armée, qui devaient employer toute la nuit à défiler. Au moment où il allait lui-même prendre un peu de repos, il en fut détourné par une vive altercation qui s'engagea entre deux de ses principaux lieutenants. C'était Bessières qui se plaignait du langage dans lequel Lannes lui avait fait parvenir ses ordres. Masséna, présent sur les lieux, fut obligé d'arrêter ces braves gens, qui, après avoir supporté toute une journée le feu croisé de trois cents pièces de canon, étaient prêts à mettre l'épée à la main pour l'intérêt de leur orgueil blessé. Napoléon apaisa leur différend, que l'ennemi devait terminer le lendemain de la manière la plus cruelle pour eux et pour l'armée.

Passage pendant la nuit du 21 au 22 d'une nouvelle partie de l'armée française. Le défilé souvent interrompu continua pendant une partie de la nuit. Mais vers minuit le grand pont se rompit de nouveau. C'était la troisième fois. Le Danube élevé d'abord de sept pieds venait encore de s'élever de sept, ce qui faisait une crue totale de quatorze pieds. La fortune donnait donc de nouveaux signes d'inconstance à Napoléon, ou pour mieux dire la nature des choses, qui ne se plie pas à la volonté des conquérants, lui donnait de nouveaux avis! Mais si c'était une faute d'avoir voulu passer le Danube dans la saison des crues subites, et avec un matériel insuffisant, il n'y avait plus à reculer maintenant, et une portion de l'armée étant passée, il fallait la soutenir, et sortir de ce mauvais pas à force d'énergie. Les généraux Bertrand et Pernetti se remirent à l'ouvrage pour réparer le grand pont, et affirmèrent itérativement qu'ils maintiendraient le passage. Avant la pointe du jour, en effet, le pont fut réparé, la communication rétablie. La belle division Saint-Hilaire, les deux divisions d'Oudinot (composant à elles trois le corps de Lannes), la garde à pied, une seconde brigade des cuirassiers Nansouty, toute l'artillerie des corps de Masséna et de Lannes, une réserve d'artillerie attachée aux cuirassiers, deux divisions de cavalerie légère, et enfin la petite division Demont, formée des quatrièmes bataillons du corps de Davout, passèrent à la fin de la nuit et vers le point du jour. Les parcs continuèrent à défiler entre les intervalles de chaque corps. Ainsi les 23 mille hommes avec lesquels la bataille avait commencé la veille au milieu du jour ayant été portés le soir à 30 mille par l'arrivée de la division Carra Saint-Cyr et des cuirassiers Saint-Germain, furent portés à environ 60 mille par ce dernier passage exécuté le 22 au matin. C'était assez pour vaincre. Malheureusement l'artillerie était insuffisante, car Lannes, Masséna et la grosse cavalerie ne comptaient pas plus de 144 pièces de canon, et il fallait soutenir l'effort de 300 bouches à feu que les Autrichiens pouvaient mettre en batterie. Toutefois si, avec 30 mille hommes et 50 pièces de canon, on avait la veille arrêté les Autrichiens, on devait les battre aujourd'hui avec 60 mille et 150 bouches à feu. La chose était certaine si les munitions ne manquaient pas. Du reste le pont était maintenu, et elles continuaient à arriver.

L'armée française étant fort accrue par les forces arrivées dans la nuit, Napoléon recommence la bataille avec la plus grande confiance. À la pointe du jour tout le monde était debout dans les deux armées, et les tirailleurs échangeaient des coups de fusil dès quatre heures du matin. Napoléon, qui n'avait presque pas pris de repos, était à cheval entouré de ses maréchaux, et leur donnant ses ordres avec la plus grande confiance. En voyant tout ce qui avait passé, il ne doutait pas de finir la guerre dans la journée. Masséna devait réoccuper Aspern en entier, et reconquérir l'église restée au général Vacquant. Plan de Napoléon pour la seconde journée d'Essling. Lannes était chargé de repousser toutes les attaques qui allaient se renouveler contre Essling, et puis profitant de la disposition de l'ennemi qui consistait toujours en un vaste demi-cercle, devait le percer dans le milieu par un effort vigoureux de notre droite portée brusquement en avant. Le maréchal Davout, dont deux divisions étaient à Ébersdorf, de l'autre côté du Danube, étant attendu dans peu d'instants, devait, en se portant derrière Lannes, le couvrir par la droite pendant le mouvement que celui-ci allait opérer.

Dispositions faites à Aspern par Masséna. D'après ces vues, Masséna et Lannes coururent, l'un à Aspern, l'autre à Essling. Appréciant la nécessité de bien lier Aspern au Danube, Masséna avait placé la division Molitor tout entière dans le petit îlot à gauche. (Voir la carte no 49.) Les faibles défenses de ce poste, couvert par un petit canal, par des arbres, et par un épaulement en terre que l'ingénieur Lazowski avait élevé dans la nuit, suffisaient à l'énergie de la division Molitor, quoiqu'elle fût réduite de 7 mille hommes à 4. La division Legrand s'était battue vers la fin du jour précédent dans Aspern, et s'y était maintenue. Masséna lui donna l'appui de la division Carra Saint-Cyr, laquelle fut remplacée dans la garde du petit pont par la division Demont. Napoléon dirigea encore sur Aspern les tirailleurs de la garde impériale, avec quatre pièces de canon, afin que cette jeune troupe, récemment formée, fît ses premières armes sous l'intrépide Masséna.

Dispositions faites à Essling par Lannes. À Essling, Lannes, laissant au général Boudet le soin de garder l'intérieur du village, plaça à gauche et en avant, dans l'intervalle qui séparait Essling d'Aspern, la division Saint-Hilaire d'abord, puis plus à gauche, vers le centre, les deux divisions Oudinot, les cuirassiers, les hussards et les chasseurs. Ces derniers servirent de liaison avec le corps de Masséna sous Aspern. En arrière au centre, les fusiliers de la garde et la vieille garde elle-même restèrent en réserve. Toutefois cette belle troupe forma un crochet vers Essling, pour fermer l'espace qui séparait Essling du Danube, espace ouvert, par lequel l'ennemi pouvait être tenté de pénétrer, depuis qu'il était maître de la petite ville d'Enzersdorf. (Voir la carte no 49.) D'ailleurs, il fut encore pourvu à ce danger par une forte batterie de 12, qui, placée de l'autre côté du petit bras, prenait en écharpe le terrain dont il s'agit. L'artillerie fut disposée dans les intervalles de cette ligne de bataille, pour seconder l'effort de toutes les armes.

Masséna fait expulser le général Vacquant de l'église d'Aspern. C'est dans cet ordre que la lutte recommença dès le matin. Masséna résolu à chasser le général Vacquant de l'église, située à l'extrémité occidentale d'Aspern, où celui-ci s'était retranché, avait envoyé au général Legrand le secours de deux régiments de la division Carra Saint-Cyr. Ces régiments étaient le 24e léger et le 4e de ligne, habitués à servir ensemble. Le colonel Pourailly, officier excellent, marcha aussi vite que le permettaient les cadavres entassés dans la grande rue d'Aspern, et se porta sur l'église. Les généraux Hiller et Bellegarde, chargés toujours d'agir contre Aspern, s'y étaient entassés de bonne heure. Tandis que le 24e était aux prises avec eux, il se vit débordé le long d'une rue latérale par une colonne autrichienne, qui traversait le village en sens contraire. Le 4e, commandé par le brave colonel Boyeldieu, faisant un détour à droite, coupa la colonne qui s'était avancée parallèlement, et s'empara des deux bataillons qui la composaient. Puis le 24e et le 4e, conduits par Legrand, s'élancèrent sur l'église et le cimetière, et en expulsèrent les Autrichiens. De son côté, la division Molitor, placée dans l'îlot à gauche, et couverte par des abatis, tuait à coups de fusil tous les tirailleurs autrichiens assez hardis pour se montrer à portée de sa mousqueterie.

Mouvement offensif de Lannes sur le centre des Autrichiens. Le moment était venu d'exécuter le mouvement offensif projeté sur le centre des Autrichiens, car tandis que les généraux Hiller et Bellegarde étaient repoussés d'Aspern, Rosenberg, toujours formé en deux colonnes, était tenu à distance d'Essling par les feux de la division Boudet, et au milieu du demi-cercle de l'armée autrichienne on ne voyait que le corps de Hohenzollern faiblement lié à celui de Rosenberg par la cavalerie de Liechtenstein, et appuyé de très-loin par la réserve de grenadiers. Il était douteux que le centre des Autrichiens pût résister à une masse de vingt mille fantassins et de six mille cavaliers, que Lannes allait jeter sur lui.

Lannes, en effet, au signal donné par Napoléon s'ébranle pour exécuter l'attaque dont il est chargé. Laissant Boudet dans Essling, il s'avance, la droite en tête, sur le centre des Autrichiens. C'est la division Saint-Hilaire qui marche la première, rangée en colonnes serrées par régiment, disposition qui donne prise au boulet, mais qui présente une solidité à l'abri de tous les chocs. Plus à gauche, et un peu en arrière, les deux divisions Claparède et Tharreau s'avancent ensuite dans le même ordre, en présentant des échelons successifs. Plus à gauche encore et plus en arrière, la cavalerie forme le dernier de ces échelons dirigés sur le centre de l'ennemi.

Lannes les met en mouvement avec cette vigueur qu'il apporte dans toutes ses attaques. Le 57e de ligne de la division Saint-Hilaire, régiment redoutable entre tous, placé à notre extrême droite, marche au pas de charge sous la mitraille et la fusillade, et oblige l'infanterie autrichienne à plier. Toute la division appuie le 57e, et à mesure que les autres régiments formés en autant de colonnes serrées arrivent à portée de l'ennemi, ils s'arrêtent pour faire feu, puis s'avancent de nouveau, gagnant du terrain sur les troupes qui leur sont opposées. Les deux divisions d'Oudinot prennent place à leur tour dans ce mouvement offensif, et bientôt l'impulsion se communiquant à toute la ligne, les Autrichiens vivement pressés commencent à se retirer en désordre. À ce spectacle, l'archiduc Charles, comme tous les capitaines indécis dans le conseil, mais braves sur le champ de bataille, montre le dévouement d'un prince héroïque. Il accourt de sa personne pour prévenir la catastrophe dont son centre est menacé. D'une part il ordonne aux grenadiers qui étaient à Breitenlée de s'approcher, de l'autre il prescrit à Bellegarde de se reporter d'Aspern vers Essling, pour renforcer le milieu de sa ligne. En attendant l'exécution de ces ordres, il prend en main le drapeau du régiment de Zach qu'il ramène en avant. Ses plus braves officiers sont frappés à côté de lui, notamment le comte Colloredo, qu'il voit tomber sous ce feu épouvantable, et dont il serre la main avec douleur.

Lannes, qui comme lui est à la tête de ses soldats, continue sa marche offensive, et voyant l'infanterie autrichienne ébranlée, lance sur elle Bessières avec les cuirassiers. Ceux-ci se précipitent sur le corps de Hohenzollern, enfoncent plusieurs carrés, et enlèvent des prisonniers, des canons, des drapeaux. Déjà nous touchons à Breitenlée, point où l'archiduc avait placé sa réserve de grenadiers. Lannes, ne doutant plus du succès, envoie à Napoléon l'officier d'état-major César de Laville, pour l'informer de ses progrès, et lui demander de couvrir ses derrières, pendant que, s'élevant dans cette plaine, il va laisser un si vaste espace entre son corps et le village d'Essling.

M. César de Laville court en toute hâte pour porter à l'Empereur cette communication, et le trouve à un endroit dit la Tuilerie[27], entre Essling et Aspern, assistant froidement à ce grand spectacle, dont il dirigeait la formidable ordonnance. Napoléon ne témoigne pas au récit que lui fait M. César de Laville la satisfaction qu'il aurait dû éprouver. En effet un sinistre accident venait de se produire. Une nouvelle rupture des ponts décide Napoléon à suspendre le mouvement offensif de Lannes. Après des efforts inouïs de la part des généraux Bertrand et Pernetti pour maintenir la communication entre les deux rives du Danube, la crue toujours plus forte, les arbres déracinés, les bateaux renfloués par l'élévation des eaux, les moulins enflammés lancés par l'ennemi, avaient enfin déterminé une rupture complète du grand pont, établi entre Ébersdorf et l'île de Lobau. Cette rupture était survenue au moment où six beaux régiments de cuirassiers, les deux divisions du maréchal Davout et les caissons de l'artillerie se préparaient à défiler. On avait vu un escadron de cuirassiers coupé en deux s'en aller à la dérive, partie à droite, partie à gauche, sur les bateaux entraînés par le courant. Pourtant ce n'était pas la privation de troupes qu'il fallait le plus regretter, car les 60 mille hommes passés dans les deux jours précédents suffisaient, surtout avec l'élan donné, pour culbuter l'armée autrichienne: c'était la privation des munitions dont une prodigieuse quantité avait déjà été consommée, et dont on devait bientôt manquer.

À cette triste nouvelle, portée par M. de Mortemart, Napoléon, devenu trop prudent peut-être après avoir été trop téméraire, craint d'être tout à coup privé de munitions sur ce vaste champ de bataille, et de n'avoir plus que des baïonnettes et des sabres à opposer à l'ennemi. Il craint aussi, ayant engagé toutes ses troupes, et n'ayant plus que la garde à pied et les fusiliers pour couvrir les derrières du maréchal Lannes, d'être sans ressource contre un retour subit de fortune, retour qui serait désastreux sur le bord de l'abîme auquel on est adossé. Il se résout donc à un sacrifice douloureux, et il renonce à une victoire presque certaine pour ne pas s'exposer à des risques que la sagesse ne permet pas de braver. Ce parti si cruel pris en un instant avec la résolution d'un véritable homme de guerre, Napoléon ordonne à M. de Laville de retourner aussi vite qu'il est venu auprès du maréchal Lannes pour lui dire de suspendre son mouvement et de se replier peu à peu, sans trop enhardir l'ennemi, sur la ligne d'Essling et d'Aspern. Il lui fait recommander aussi de ménager ses munitions, qui ne tarderont pas à faire faute[28].

Retraite de Lannes au milieu de la plaine de Marchfeld, sur le village d'Essling. Lannes et Bessières, en recevant cet ordre, sont obligés, malgré de vifs regrets, de s'arrêter au milieu de cette immense plaine du Marchfeld, inondée de feux. L'archiduc, si vivement pressé vers Breitenlée, voit nos colonnes devenir subitement immobiles, sans pouvoir s'en expliquer la cause. Il profite de ce moment de répit pour reporter de sa droite à sa gauche une partie du corps de Bellegarde, et pour ranger en ligne derrière le corps de Hohenzollern les seize bataillons de grenadiers qui formaient sa réserve, plus une masse énorme d'artillerie, car il possédait près de 300 bouches à feu, et pouvait en réunir 200 sur ce point si menacé. Remis ainsi de son premier trouble, il fait diriger sur Lannes une canonnade effroyable. La division Saint-Hilaire, la plus avancée des trois, placée en l'air pour ainsi dire, reçoit de front et de flanc un feu de mitraille continuel. Elle rétrograde lentement, avec l'aplomb qui convient, et aux vieux régiments dont elle est composée, et au chevaleresque Saint-Hilaire qu'elle a pour chef. Par malheur ce brave officier, ancien ami de Napoléon, tombe frappé à mort d'un biscaïen. Sa division, saisie de douleur, se maintient cependant. Lannes accourt pour remplacer Saint-Hilaire, et ramener sa division sur un terrain moins exposé. Il rétrograde, mais comme un lion qu'il est dangereux de poursuivre. Les corps qui veulent le serrer de trop près essuient de rudes charges à la baïonnette, et sont violemment repoussés. Passant de la division Saint-Hilaire aux deux divisions d'Oudinot, Lannes les conduit avec la même vigueur devant un adversaire que notre retraite a rempli de confiance. Malheureusement les soldats d'Oudinot souffrent plus que les autres, parce qu'on n'a pas osé déployer en face de l'ennemi des troupes aussi jeunes. Rangés en colonnes profondes, ils perdent par le boulet des files entières.

Lannes abrite ses troupes derrière le fossé qui s'étend d'Essling à Aspern. Peu à peu Lannes ramène sa ligne à la hauteur du fossé qui s'étend d'Essling jusqu'à Aspern, et qui présente une sorte d'abri derrière lequel son infanterie peut se mettre à couvert. Son artillerie, quoique inférieure en nombre et en approvisionnements à celle de l'ennemi, reste seule sur la partie saillante de ce fossé, afin d'arrêter le mouvement des colonnes autrichiennes qui s'avancent pour faire une tentative désespérée. En effet, on voit le corps de Hiller et une partie de celui de Bellegarde se reporter sur Aspern, les deux colonnes de Rosenberg s'approcher de nouveau d'Essling, enfin le corps de Hohenzollern rallié, renforcé d'une partie de celui de Bellegarde, des grenadiers, de la cavalerie de Liechtenstein, préparer contre notre centre un effort semblable à celui que Napoléon a tenté sur le centre des Autrichiens.

Effort des Autrichiens sur notre centre entre Essling et Aspern. C'est effectivement sur notre centre que l'orage paraît d'abord se diriger, car le corps de Hohenzollern, les grenadiers, la cavalerie de Liechtenstein s'avancent en formant une masse compacte. Napoléon s'en aperçoit, prévient Lannes, qui s'en est également aperçu, et ils demandent à la division Saint-Hilaire, aux divisions Oudinot, à la cavalerie, de se dévouer encore une fois au salut de l'armée. Lannes, disposant en première ligne les divisions Saint-Hilaire, Claparède et Tharreau, en seconde ligne les cuirassiers, en troisième la vieille garde, laisse approcher la masse épaisse du corps de Hohenzollern et des grenadiers à demi-portée de fusil. Puis il ordonne un feu de mousqueterie et de mitraille, exécuté de si près et avec tant de justesse, qu'on voit bientôt les lignes de l'ennemi s'éclaircir. Il lance ensuite les cuirassiers à bride abattue sur l'infanterie autrichienne, qui, cédant en plusieurs points, est entr'ouverte comme une muraille dans laquelle on a fait brèche. Le brave prince Jean de Liechtenstein se précipite à son tour avec sa cavalerie sur celle de Bessières. Mais Lasalle, Marulaz viennent avec leurs chasseurs et leurs hussards au secours de nos cuirassiers, et ce vaste terrain ne présente bientôt plus qu'une immense confusion de quinze mille cavaliers français et autrichiens se chargeant les uns les autres avec fureur, unis quand ils s'élancent, désunis quand ils reviennent, et se ralliant sans cesse pour charger de nouveau.

L'effort des Autrichiens sur le centre étant arrêté, l'armée française reste immobile sous une affreuse canonnade. Après cette longue mêlée, le mouvement de l'ennemi sur notre centre paraît suspendu, et le corps de Hohenzollern, comme paralysé, s'arrête en face de l'épaulement qui s'étend d'Essling à Aspern. Notre artillerie, en partie démontée, reste sur le rebord du fossé, tirant avec justesse mais avec lenteur, à cause de la rareté des munitions, et exposée au feu de plus de deux cents pièces de canon. Nos fantassins s'abritent dans le fossé, notre cavalerie, formant un rideau en arrière, et remplissant l'espace d'Essling à Aspern, essuie avec une admirable impassibilité une canonnade incessante. Ainsi l'exige une impérieuse nécessité. Il faut tenir jusqu'à la fin du jour, si on ne veut être précipité dans le Danube, qui continue de grossir. En ce moment un affreux malheur vient frapper l'armée. Lannes est frappé mortellement par un boulet qui lui fracasse les deux genoux. Tandis que Lannes galope d'un corps à l'autre pour soutenir le courage de ses soldats, un officier, effrayé de le voir en butte à tant de périls, le supplie de mettre pied à terre, pour demeurer moins exposé aux coups. Il suit ce conseil, quoique bien peu habitué à ménager sa vie, et, comme si le destin était un maître auquel on ne saurait échapper, il est à l'instant même atteint par un boulet qui lui fracasse les deux genoux. Le maréchal Bessières et le chef d'escadron César de Laville le recueillent noyé dans son sang et presque évanoui. Bessières, qu'il avait fort maltraité la veille, serre sa main défaillante, en détournant toutefois la tête de peur de l'offenser par sa présence. On l'étend sur le manteau d'un cuirassier, et on le transporte pendant une demi-lieue jusqu'au petit pont, où se trouvait une ambulance. Cette nouvelle, connue bientôt dans toute l'armée, y répand une profonde tristesse. Mais ce n'est pas le temps de pleurer, car le danger s'accroît à chaque minute.

Nouveaux efforts de l'ennemi sur les villages d'Aspern et d'Essling. Les efforts de l'ennemi, arrêtés au centre, se tournent avec fureur sur les ailes, contre Aspern et Essling. Du côté d'Aspern, les généraux Hiller et Vacquant dirigent des attaques réitérées sur ce malheureux village, qui n'est plus qu'un amas de ruines et de cadavres. On n'y marche que sur des décombres, sur des poutres brûlantes, ou sur des mourants, dont les souffrances n'importent plus en présence du danger qui menace tout le monde. Les tirailleurs de la garde, que Napoléon avait confiés à Masséna, malgré leur jeune ardeur, malgré les vieux officiers qui les commandent, sont eux-mêmes poussés en dehors du village. Aussitôt Legrand avec les débris de sa division, Carra Saint-Cyr avec la moitié de la sienne, reprennent ce tas de ruines fumantes sous les yeux de Masséna, qui est au milieu d'eux brisé par la fatigue, mais élevé au-dessus des faiblesses de la nature par la force de son âme. Legrand, chargé d'exécuter ses ordres, se montre partout, la pointe de son chapeau coupée par un boulet, et obligé souvent de recourir à son épée pour éloigner les baïonnettes ennemies de sa poitrine. À gauche, Molitor jette dans le bras d'eau derrière lequel il est posté les Autrichiens qui veulent envahir l'îlot. Grâce à cette héroïque résistance Aspern nous reste. Mais l'archiduc nourrit un dernier espoir, c'est d'emporter Essling. Il fait envelopper cette position par les deux colonnes de Rosenberg, et dirige avec les grenadiers qu'il conduit en personne une attaque furieuse sur le centre même du village. Bessières, qui a remplacé Lannes, voit ce nouveau péril, et s'occupe d'y parer. Napoléon, pour le secourir, lui envoie les fusiliers de la garde, troupe superbe, formée pendant les campagnes de Pologne et d'Espagne, et près d'atteindre à cette perfection, qui se rencontre entre l'extrême jeunesse et l'extrême vieillesse du soldat. Les fusiliers de la garde, sous les ordres du général Mouton, repoussent une dernière tentative des grenadiers autrichiens contre Essling. C'est le général Mouton qui est chargé de les commander.—Brave Mouton, lui dit l'Empereur, faites encore un effort pour sauver l'armée; mais finissez-en, car après ces fusiliers je n'ai plus que les grenadiers et les chasseurs de la vieille garde, dernière ressource qu'il ne faut dépenser que dans un désastre.—Mouton part, et se dirige sur la gauche d'Essling, où l'attaque des grenadiers autrichiens paraissait plus à craindre. Bessières, placé plus près des lieux, voit le danger à droite, entre Essling et le Danube, et il n'hésite pas à changer la direction indiquée par l'Empereur. Il envoie partie de ces quatre bataillons dans Essling même, partie à droite entre le village et le fleuve. Ce secours était urgent, car de front Essling était menacé par les grenadiers, et à droite par les colonnes de Rosenberg, prêtes à passer entre Essling et le Danube. C'était le général Boudet qui défendait encore Essling depuis la veille. Cinq fois les grenadiers conduits par le feld-maréchal d'Aspre étaient revenus à l'attaque, et cinq fois ils avaient été repoussés tantôt par la fusillade, tantôt par des charges à la baïonnette. Néanmoins sur la droite du village, que peu de monde défendait, Boudet tourné, enveloppé par l'une des deux colonnes de Rosenberg, avait été obligé de se retirer dans un grenier, vaste édifice, crénelé comme une forteresse. Il s'y maintenait avec une ténacité indomptable; mais, assailli de toutes parts, il allait succomber, quand Mouton arrive avec les fusiliers de la garde. Cette belle jeunesse arrache aux grenadiers d'Aspre une partie du village, et arrête les soldats de Rosenberg le long de l'espace qui s'étend jusqu'au Danube. Pourtant ce premier acte d'énergie ne suffit pas contre un ennemi quatre fois plus nombreux, et résolu à tenter les derniers efforts pour réussir. Mais Rapp survient avec deux nouveaux bataillons de ces mêmes fusiliers, et propose au général Mouton de faire une charge générale à la baïonnette. Tous deux en se serrant la main adoptent cette manière d'en finir, et fondent tête baissée sur les Autrichiens. Ils leur portent un tel choc qu'ils les refoulent à l'instant d'un bout du village à l'autre, culbutent les soldats d'Aspre sur ceux de Rosenberg, et les rejettent tous au delà d'Essling. Au même moment l'artillerie de la Lobau prenant en écharpe les masses qui avaient passé entre le fleuve et le village, les couvre de mitraille. Essling se trouve ainsi délivré.

L'archiduc Charles, désespérant de jeter l'armée française dans le Danube, renonce à ses attaques, et termine la journée par une canonnade. Il y avait trente heures que cette lutte durait. L'archiduc Charles épuisé, désespérant de nous jeter dans le Danube, commençant lui aussi à manquer de munitions, prend enfin le parti de suspendre cette sanglante bataille, l'une des plus affreuses du siècle, et se décide à clore la journée en envoyant ce qui lui reste d'obus et de boulets sur les corps placés entre Aspern et Essling. Aussi tandis que dans Aspern les généraux Hiller et Bellegarde s'acharnent encore à disputer quelques débris de ce malheureux village, vers le centre et vers Essling, l'archiduc Charles fait discontinuer les attaques, et se borne à porter son artillerie en avant pour tirer à outrance sur nos lignes. À un péril de ce genre il n'y avait à opposer qu'une froide immobilité. Notre artillerie, démontée en grande partie, s'arrête comme elle avait déjà fait sur le bord du fossé qui nous couvrait, tirant d'intervalle en intervalle pour gagner la fin du jour. L'infanterie s'établit en arrière à moitié couverte par le terrain, et plus en arrière encore se déploie notre belle cavalerie, présentant deux fronts, l'un d'Essling à Aspern, pour couvrir le centre de la position, l'autre en retour, pour couvrir l'espace entre Essling et le fleuve. Enfin la garde impériale, présentant deux fronts parallèles à ceux de la cavalerie, demeure impassible sous les boulets, et on n'entend au milieu de la canonnade, que ce cri des officiers: Serrez les rangs! Il n'y a plus en effet que cette manœuvre à exécuter jusqu'à la nuit, car il est impossible, soit d'éloigner l'ennemi, soit de le fuir par le pont qui conduit à la Lobau. Cette retraite par une seule issue ne peut s'opérer qu'à la faveur de l'obscurité, et dans le mois de mai il faut attendre plusieurs heures encore les ténèbres salutaires qui doivent favoriser notre départ.

Napoléon n'avait cessé pendant la journée de se tenir dans l'angle que décrivait notre ligne d'Aspern à Essling, d'Essling au fleuve, et où passaient tant de boulets. On l'avait pressé plusieurs fois de mettre à l'abri une vie de laquelle dépendait la vie de tous. Il ne l'avait pas voulu tant qu'il avait pu craindre une nouvelle attaque. Napoléon quitte le champ de bataille à la chute du jour pour aller préparer la retraite dans l'île de Lobau. Maintenant que l'ennemi épuisé se bornait à une canonnade, il résolut de reconnaître de ses yeux l'île de Lobau, d'y choisir le meilleur emplacement pour l'armée, d'y faire en un mot toutes les dispositions de retraite. Certain de la possession d'Essling, que les débris de la division Boudet et les fusiliers occupaient, il fit demander à Masséna s'il pouvait compter sur la possession d'Aspern, car tant que ces deux points d'appui nous restaient la retraite de l'armée était assurée. L'officier d'état-major César de Laville, envoyé à Masséna, le trouva assis sur des décombres, harassé de fatigue, les yeux enflammés, mais toujours plein de la même énergie. Il lui transmit son message, et Masséna, se levant, lui répondit avec un accent extraordinaire: Allez dire à l'Empereur que je tiendrai deux heures, six, vingt-quatre, s'il le faut, tant que cela sera nécessaire au salut de l'armée.—

Napoléon, tranquillisé pour ces deux points, se dirigea sur-le-champ vers l'île de Lobau, en faisant dire à Masséna, à Bessières, à Berthier, de le venir joindre, dès qu'ils pourraient quitter le poste confié à leur garde, afin de concerter la retraite qui devait s'opérer dans la nuit. Il courut au petit bras, lequel coulait entre la rive gauche et l'île de Lobau. Ce petit bras était devenu lui-même une grande rivière, et des moulins lancés par l'ennemi avaient plusieurs fois mis en péril le pont qui servait à le traverser. L'aspect de ses bords avait de quoi navrer le cœur. Spectacle que présentaient les abords du petit pont qui conduisait à l'île de Lobau. De longues files de blessés, les uns se traînant comme ils pouvaient, les autres placés sur les bras des soldats, ou déposés à terre en attendant qu'en les transportât dans l'île de Lobau, des cavaliers démontés jetant leurs cuirasses pour marcher plus aisément, une foule de chevaux blessés se portant instinctivement vers le fleuve pour se désaltérer dans ses eaux, et s'embarrassant dans les cordages du pont jusqu'à devenir un danger, des centaines de voitures d'artillerie à moitié brisées, une indicible confusion et de douloureux gémissements, telle était la scène qui s'offrait, et qui saisit Napoléon. Il descendit de cheval, prit de l'eau dans ses mains pour se rafraîchir le visage, et puis apercevant une litière faite de branches d'arbres, sur laquelle gisait Lannes qu'on venait d'amputer, il courut à lui, le serra dans ses bras, lui exprima l'espérance de le conserver, et le trouva, quoique toujours héroïque, vivement affecté de se voir arrêter sitôt dans cette carrière de gloire.— Entrevue de Lannes et de Napoléon. Vous allez perdre, lui dit Lannes, celui qui fut votre meilleur ami et votre fidèle compagnon d'armes. Vivez et sauvez l'armée.—La malveillance qui commençait à se déchaîner contre Napoléon, et qu'il n'avait, hélas! que trop provoquée, répandit alors le bruit de prétendus reproches, que Lannes lui aurait adressés en mourant. Il n'en fut rien cependant. Lannes reçut avec une sorte de satisfaction convulsive les étreintes de son maître, et exprima sa douleur sans y mêler aucune parole amère. Il n'en était pas besoin: un seul de ses regards rappelant ce qu'il avait dit tant de fois sur le danger de guerres incessantes, le spectacle de ses deux jambes brisées, la mort d'un autre héros d'Italie, Saint-Hilaire, frappé dans la journée, l'horrible hécatombe de quarante à cinquante mille hommes couchés à terre, n'étaient-ce pas là autant de reproches assez cruels, assez faciles à comprendre? Napoléon, après avoir serré Lannes dans ses bras, et se disant certainement à lui-même ce que le héros mourant ne lui avait pas dit, car le génie qui a commis des fautes est son juge le plus sévère, Napoléon remonta à cheval, et voulut profiter de ce qui lui restait de jour pour visiter l'île de Lobau, et arrêter ses dispositions de retraite. Napoléon visite l'île de Lobau avant la chute du jour. Après avoir parcouru l'île dans tous les sens, avoir examiné de ses propres yeux les divers bras du Danube, qui, changés en véritables bras de mer, roulaient les débris des rives supérieures, il acquit la conviction que l'armée trouverait dans l'île de Lobau un camp retranché où elle serait inexpugnable, et où elle pourrait s'abriter deux ou trois jours, en attendant que le pont sur le grand bras fût rétabli. Le petit bras qui la séparait des Autrichiens était impossible à franchir en présence de Masséna, qui serait là pour en disputer le passage. La largeur de l'île ne permettait pas qu'en l'accablant de boulets on la rendît inhabitable pour nos soldats. Enfin en employant tout ce qu'il y avait de bateaux sur la rive droite, on parviendrait à apporter des vivres, des munitions, de manière que l'armée eût de quoi subsister et se défendre. Ces vues promptement conçues et arrêtées, Napoléon revint à la nuit vers le petit bras. Le maréchal Masséna s'y était transporté dès qu'il avait cru pouvoir confier la garde d'Aspern à ses lieutenants. Le maréchal Bessières, le major général Berthier, quelques chefs de corps, le maréchal Davout venu en bateau de la rive droite, étaient réunis à ce rendez-vous assigné au bord du Danube, au milieu des débris de cette sinistre journée. Conseil de guerre tenu au bord du Danube entre Napoléon et ses maréchaux. Là on tint un conseil de guerre. Napoléon n'avait pas pour habitude d'assembler de ces sortes de conseils, dans lesquels un esprit incertain cherche, sans les trouver, des résolutions qu'il ne sait pas prendre lui-même. Cette fois il avait besoin, non pas de demander un avis à ses lieutenants, mais de leur en donner un, de les remplir de sa pensée, de relever l'âme de ceux qui étaient ébranlés, et il est certain que, quoique leur courage de soldat fût inébranlable, leur esprit n'embrassait pas assez les difficultés et les ressources de la situation, pour n'être pas à quelques degrés surpris, troublé, abattu. Le caractère qui fait supporter les revers est plus rare que l'héroïsme qui fait braver la mort. Napoléon, calme, confiant, car il voyait dans ce qui était arrivé un pur accident qui n'avait rien d'irréparable, provoqua les officiers présents à dire leur avis. En écoutant les discours tenus devant lui, il put se convaincre que ces deux journées avaient produit une forte impression, et que quelques-uns de ses lieutenants étaient partisans de la résolution de repasser tout de suite, non-seulement le petit bras afin de se retirer dans l'île de Lobau, mais aussi le grand bras, afin de se réunir le plus tôt possible au reste de l'armée, au risque de perdre tous les canons, tous les chevaux de l'artillerie et de la cavalerie, douze ou quinze mille blessés, enfin l'honneur des armes. Opinion exprimée par Napoléon dans le conseil assemblé au bord du Danube. À peine une telle pensée s'était-elle laissé entrevoir, que Napoléon, prenant la parole avec l'autorité qui lui appartenait et avec la confiance, non pas feinte, mais sincère, que lui inspirait l'étendue de ses ressources, exposa ainsi la situation. La journée avait été rude, disait-il, mais elle ne pouvait pas être considérée comme une défaite, puisqu'on avait conservé le champ de bataille, et c'était une merveille de se retirer sains et saufs après une pareille lutte, soutenue avec un immense fleuve à dos, et avec ses ponts détruits. Quant aux blessés et aux morts, la perte était grande, plus grande qu'aucune de celles que nous avions essuyées dans nos longues guerres, mais celle de l'ennemi avait dû être d'un tiers plus forte; on pouvait donc être certain, assurait Napoléon, que les Autrichiens se tiendraient tranquilles pour long-temps, et qu'on aurait le loisir de rallier l'armée d'Italie qui arrivait victorieuse à travers la Styrie, de ramener dans les rangs les trois quarts des blessés, de tirer de France les nombreux renforts qui étaient en marche, d'établir sur le Danube des ponts de charpente aussi solides que des ponts de pierre, et qui feraient du passage du fleuve une opération ordinaire. Napoléon ajoutait qu'après tout, lorsque les blessés seraient rentrés dans les rangs, ce ne seraient que dix mille hommes de moins de notre côté, pour quinze mille du côté de l'adversaire, et deux mois de plus dans la durée de la campagne; qu'à cinq cents lieues de Paris, soutenant une grande guerre au sein d'une monarchie conquise, au milieu même de sa capitale, un accident de cette espèce n'avait rien qui dût étonner des gens de courage, rien que de très-naturel, rien même que d'heureux, si on songeait aux difficultés de l'entreprise, qui consistait à passer devant une armée ennemie le plus grand fleuve de l'Europe pour aller livrer bataille au delà. Il ne fallait donc, suivant lui, ni s'alarmer, ni se décourager. Il y avait un mouvement rétrograde qui était convenable et nécessaire, c'était de repasser le petit bras du Danube, pour se renfermer dans l'île de Lobau, pour y attendre l'abaissement des eaux et le rétablissement des ponts sur le grand bras; mouvement facile, qui se ferait la nuit, sans inconvénient, sans perdre ni un blessé, ni un cheval, ni un canon, sans perdre surtout l'honneur des armes. Mais il y avait un autre mouvement rétrograde à la fois déshonorant et désastreux, ce serait de repasser non-seulement le petit bras, mais le grand, en repassant celui-ci tant bien que mal, avec des barques qui ne pourraient transporter que les hommes valides, sans un canon, ni un cheval, ni un blessé, en renonçant surtout à l'île de Lobau, qui était une conquête précieuse, et le vrai terrain d'un passage ultérieur. Si on agissait de la sorte, si au lieu de soixante mille qu'on était au départ on repassait au nombre de quarante mille, sans artillerie, sans chevaux, en abandonnant au moins dix mille blessés capables de servir dans un mois, on ferait bien en revenant de ne pas se montrer aux Viennois, qui accableraient de mépris leurs vainqueurs, et appelleraient bientôt l'archiduc Charles pour chasser les Français d'une capitale où ils n'étaient plus dignes de rester. Et dans ce cas ce n'était pas à une retraite sur Vienne, mais à une retraite sur Strasbourg qu'il fallait se préparer; le prince Eugène, en marche sur Vienne, y trouverait l'ennemi, au lieu de l'armée française, et périrait dans ce coupe-gorge; les alliés effrayés, devenus traîtres par faiblesse, se retourneraient contre nous; la fortune de l'Empire serait anéantie, et la grandeur de la France détruite en quelques semaines. En un mot Napoléon prévit, annonça avec précision, comme devant se réaliser sous quinze jours, tout ce que sa politique lui a valu cinq ans plus tard, si, au lieu de se retirer fièrement dans la Lobau, on avait la faiblesse de traverser précipitamment le grand Danube, laissant à l'autre bord ses camarades blessés, son matériel, son honneur. Pour agir d'ailleurs comme il le conseillait, il ne fallait que peu d'efforts. Masséna tiendrait à Aspern jusqu'à minuit, défilerait ensuite avec l'armée sur le petit pont, défendrait la Lobau le lendemain contre les entreprises de l'ennemi, et attendrait derrière le petit bras du Danube les vivres et les munitions qu'on allait lui envoyer en bateaux. Pendant ce temps on rétablirait le grand pont, et si, contre toute vraisemblance, l'archiduc Charles osait faire une tentative, en descendant sur Presbourg ou en remontant jusqu'à Krems, pour se transporter sur la rive droite, et venir nous disputer Vienne, le maréchal Davout lui tiendrait tête avec ses 30 mille hommes qui valaient 60 mille Autrichiens, avec le reste des cuirassiers, avec la cavalerie de la garde qui n'avaient point passé, avec les Wurtembergeois, les Bavarois, les Saxons. Ainsi, Masséna, Davout, leur dit-il, vous vivez, et vous sauverez l'armée, en vous montrant dignes de ce que vous avez déjà fait.—Masséna, souvent mécontent, blâmant même avec amertume la précipitation qu'on avait mise à passer le Danube, Masséna, transporté de tant de raison et de fermeté, saisit la main de Napoléon et lui dit:—Vous êtes, sire, un homme de cœur et digne de nous commander! Vif assentiment donné par Masséna aux paroles de Napoléon. Non, il ne faut pas fuir comme des lâches, qui auraient été vaincus. La fortune nous a mal servis, mais nous sommes victorieux néanmoins; car l'ennemi qui aurait dû nous précipiter dans le Danube a mordu la poussière devant nos positions. Ne perdons pas notre attitude de vainqueurs, bornons-nous à repasser le petit bras du Danube, et je vous jure d'y noyer tout Autrichien qui voudrait le franchir à notre suite.—Davout promit de son côté de garder Vienne, et de repousser toute attaque qui viendrait par Presbourg ou par Krems, pendant l'opération du rétablissement des ponts, opération après laquelle l'armée réunie sur une seule rive n'aurait plus rien à craindre de l'archiduc Charles.

Raffermissement des cœurs à la suite du conseil de guerre tenu dans la soirée du 22. Tous les cœurs se trouvèrent raffermis à la suite de ce conseil tenu au bord du Danube sous les derniers boulets lancés par les Autrichiens. Il fut convenu que Masséna prendrait le commandement en chef de l'armée, emploierait la nuit à traverser le petit bras, tandis que Napoléon, repassant de sa personne le grand bras avec Berthier et Davout, irait diriger lui-même les deux opérations qui pressaient le plus, l'envoi dans la Lobau de munitions de guerre et de bouche, et le rétablissement du grand pont. On se quitta consolés, résolus, confiants les uns dans les autres. Après avoir ordonné la retraite dans l'île de Lobau, et en avoir confié la direction à Masséna, Napoléon repasse le Danube dans la nuit. Pendant que Masséna retournait à Aspern, Napoléon se rendit à travers la Lobau sur le bord du bras principal du Danube, après avoir donné tous ses ordres. Il eut de la peine à franchir plusieurs gros ruisseaux qui s'étaient formés dans l'intérieur de l'île par suite de la crue des eaux. Il arriva entre onze heures du soir et minuit au bord du grand Danube, et voulut le passer immédiatement. Le péril était grave, car outre une obscurité profonde il fallait braver les énormes corps flottants que le courant entraînait, et qui heurtant la frêle barque dans laquelle Napoléon allait monter, pouvaient la submerger. Mais il n'y avait pas à hésiter en présence des grands devoirs qui restaient à remplir, et, avec la confiance de César au milieu des flots de l'Épire, Napoléon s'embarqua sur un esquif, accompagné de Berthier et de Savary, conduit par quelques pontonniers intrépides, qui le transportèrent sain et sauf sur l'autre rive. À peine débarqué à Ébersdorf il donna ses premiers ordres pour attirer sur ce point toutes les barques disponibles, les remplir de biscuit, de vin, d'eau-de-vie, de gargousses, de cartouches, d'objets de pansement, et les diriger sur l'île de Lobau. Les bateaux détachés du grand pont détruit suffisaient dans le moment pour porter le nécessaire à l'armée de l'autre côté du fleuve. On commença cette opération dans la nuit même, ou plutôt on la continua plus activement, car après la rupture du pont, on avait déjà eu recours à ce moyen dans le courant de la journée.

Mesures de Masséna pour assurer la retraite de l'armée dans l'île de Lobau. Pendant ce temps Masséna, investi du commandement en chef, avait couru à Essling et Aspern pour préparer la retraite. Les attaques directes contre ces deux points avaient cessé. Les Autrichiens s'en tenaient à une canonnade, toujours plus lente à mesure que la nuit avançait, et qui de loin en loin, ici ou là, faisait quelques victimes dans l'ombre. Nos adversaires épuisés se laissaient tomber de lassitude sur ce champ de carnage, tandis que la vigilance, indispensable dans notre position critique, nous obligeait à nous tenir debout, bien que notre fatigue fût égale à celle des Autrichiens. Vers minuit, Masséna fit commencer la retraite par la garde impériale, qui était la plus rapprochée du fleuve. Défilé de l'armée par le petit pont dans la nuit du 22 au 23 mai. Chaque corps devait défiler par le petit pont, emportant ses blessés, emmenant ses canons, laissant seulement ses morts, dont, hélas! le nombre n'était que trop considérable. Après la garde vint la grosse cavalerie, et comme beaucoup de soldats avaient jeté leurs cuirasses, Masséna les fit ramasser par les cavaliers démontés, ne voulant abandonner à l'ennemi que le moins de trophées possible. Une partie de la cavalerie légère demeura en ligne avec les voltigeurs pour faire devant Aspern et Essling un semblant de résistance. Puis les divisions Saint-Hilaire et Oudinot défilèrent à leur tour, chacune emportant ce qui lui restait encore de blessés sur le terrain. Les divisions Legrand, Carra Saint-Cyr suivirent, et enfin, à la pointe du jour du 23, les généraux Boudet et Molitor, quittant Essling et Aspern, s'enfoncèrent dans le bois qui couvrait le rentrant du fleuve, escortés par une nuée de leurs tirailleurs. L'ennemi harassé ne s'aperçut pas du mouvement rétrograde de nos troupes. Ce ne fut que vers cinq ou six heures du matin que, voyant nos postes avancés disparaître peu à peu, il conçut le soupçon de notre retraite, et songea à nous suivre. Il le fit lentement, sans nous inquiéter beaucoup. Entré toutefois dans Essling et parvenu au bord du fleuve, il put découvrir le petit pont sur lequel passaient nos dernières colonnes. Il dirigea aussitôt ses boulets de ce côté, tandis que ses tirailleurs débouchant à travers le bois nous décochaient des balles. Masséna, avec quelques officiers de son état-major, était resté sur la rive gauche, résolu à passer le dernier. On lui fit remarquer que nos postes commençaient à être vivement pressés, qu'il pouvait être subitement assailli, que le moment était venu de replier le pont, et de mettre fin à cette résistance sans exemple. Il ne voulut rien entendre tant qu'il aperçut sur la rive gauche quelque débris à sauver. Courant en tous sens, il s'assura par lui-même qu'on ne laissait pas un blessé, pas un canon, pas un objet de quelque valeur dont l'ennemi eût à s'enorgueillir. Il fit ramasser encore ce qu'il put de fusils, de cuirasses jetés le long du Danube, et comme çà et là des chevaux blessés et sans maîtres erraient au bord de l'eau, il les fit chasser vers le fleuve pour les obliger à le traverser à la nage. Embarquement de Masséna, qui se retire le dernier dans l'île de Lobau. Enfin ne voyant plus aucun devoir à remplir sur cette rive devenue un sol ennemi, et les balles des tirailleurs pleuvant déjà autour de lui, il s'embarqua le dernier, aussi fier que lorsqu'il sortait de Gênes dans une simple embarcation sous le feu de l'escadre anglaise. Il fit couper les amarres du pont, que le courant du fleuve reporta bientôt vers l'autre bord, et en quelques minutes il fut dans la Lobau, les Autrichiens se contentant d'assister à la retraite volontaire de leurs adversaires.

Résultats et caractères de la bataille d'Essling. Ainsi se termina cette bataille de deux jours, l'une des plus sanglantes du siècle, et qui commença la série de ces abominables carnages des derniers temps de l'Empire, où l'on détruisait en une journée l'équivalent de la population d'une grande ville. Le nombre des morts et des blessés, pour celle-ci comme pour les autres, ne saurait être que difficilement précisé. On peut évaluer la perte des Autrichiens à 26 ou 27 mille[29] morts et blessés, à 15 ou 16 mille celle des Français. De notre côté, la pénurie des ressources dans l'île de Lobau, pendant les premiers moments, devait rendre les blessures extrêmement dangereuses. Ce qui expliquait l'énorme différence des pertes, c'est que les Autrichiens avaient combattu toujours à découvert, et que nous au contraire avions été abrités durant une partie de ces journées par quelques obstacles de terrain. Quant aux prisonniers, il n'en avait été fait d'aucun côté, sauf quelques centaines enlevés dans Aspern et Essling, et envoyés dans la Lobau. C'était une bataille sans autre résultat qu'une abominable effusion de sang, effusion, comme on vient de le voir, plus grande pour l'ennemi que pour nous, et qui nous laissait tous nos moyens de passage, puisque l'île de Lobau nous restait. Conséquences morales de la bataille d'Essling. La plus grave conséquence de ces journées d'Essling, c'était ce qu'on allait en dire, c'étaient les exagérations de nos ennemis prompts à publier en Allemagne et dans toute l'Europe, que les Français étaient vaincus, accablés, en pleine retraite. Or Napoléon, combattant au milieu du continent prêt à s'insurger contre lui, obligé de se maintenir au sein de la capitale ennemie, où quatre cent mille habitants n'attendaient qu'un signal pour se soulever, ayant besoin sur ses derrières de routes sûres pour amener ses renforts, ne pouvait se passer du prestige de son invincibilité. Matériellement il était plus fort, puisqu'il avait moins perdu que son adversaire, et qu'il avait retrempé le cœur de sa jeune armée dans une épreuve formidable; moralement il était plus faible, parce que ses ennemis allaient triompher d'une prétendue défaite, qui en réalité était une victoire, car c'était vaincre que de soutenir une telle lutte avec ses ponts détruits. Quel jugement on peut porter sur la conduite militaire de Napoléon. Quant à sa conduite comme général, on ne pouvait qu'admirer le choix de l'île de Lobau, choix qui avait rendu possible une opération dans tout autre cas impraticable, et qui permettait qu'une position désastreuse, d'où l'on n'aurait dû sortir que noyés ou prisonniers, finît par la plus facile, la moins troublée des retraites. Mais on devait blâmer la précipitation que Napoléon avait mise à traverser le fleuve dans une telle saison, avant d'avoir réuni des moyens suffisants de passage. En cela il était reprochable assurément; tant de motifs cependant excusaient son impatience d'occuper les deux rives du Danube, qu'on peut lui pardonner d'avoir trop compté sur la fortune dans le désir d'épargner le temps. Son tort véritable, son tort éternel, c'était cette politique sans frein, qui, après l'avoir porté sur le Niémen d'où il était revenu à force de miracles, l'avait porté ensuite sur l'Èbre et le Tage d'où il était revenu de sa personne en y laissant ses plus belles armées, l'entraînait maintenant de nouveau sur le Danube où il ne parvenait à se soutenir que par d'autres miracles, miracles dont la suite pouvait à tout moment s'interrompre, et aboutir à des désastres. C'est là, disons-nous, qu'était son tort, car le général ne commettait de fautes que sous la contrainte qu'exerçait sur lui le plus imprudent des politiques.

Divers jugements portés sur la conduite militaire de l'archiduc Charles. Quant à l'archiduc Charles, fort critiqué depuis, surtout par ses compatriotes, car c'est ordinairement chez ses concitoyens qu'on recueille le plus d'amertume, il déploya une grande énergie, quoi qu'on ait pu dire; et si on trouve étonnant qu'il n'ait pas précipité l'armée française dans le Danube, c'est qu'on oublie la puissance des positions choisies par son adversaire, l'impossibilité d'arracher Essling et Aspern à soixante mille Français commandés par Lannes et Masséna, et réduits à vaincre ou à périr; c'est qu'on oublie les avantages de l'île de Lobau, qui, Essling et Aspern nous restant, était facile à regagner, et devenait alors un asile inviolable. Chercher à forcer le petit bras devant Masséna, sans avoir de pont, ou même en ayant un, c'eût été de la part du généralissime autrichien une entreprise folle, que lui ont fort reproché de n'avoir pas tentée des gens qui auraient été incapables de l'exécuter. Ce qu'ont dit avec plus de raison certains juges impartiaux, c'est que pendant la bataille il étendit beaucoup trop le demi-cercle tracé autour des Français, et l'étendit au point de s'exposer à être coupé par le milieu; c'est qu'en se concentrant davantage à sa droite, et en employant toutes ses forces à faire une percée vers Aspern, il aurait eu plus de chance peut-être de nous couper du Danube. En répétant ces critiques, il faut ajouter aussi que s'il eût agi de la sorte, il eût probablement trouvé à Aspern les forces qu'il n'aurait pas attirées ailleurs, et qui se seraient reportées sur le point qu'il aurait exclusivement attaqué. Après une si affreuse lutte, après de si héroïques efforts, il faut savoir admirer le dévouement, et se taire, quel qu'ait été le résultat, devant des actes d'énergie que les hommes ont rarement égalés.

Ce que l'archiduc Charles aurait pu faire après la bataille d'Essling. C'est pendant les jours qui suivirent que l'archiduc Charles eût pu exécuter des choses qu'il n'essaya même pas. L'armée française, en effet, partie dans l'île de Lobau, partie sur la rive droite du Danube, coupée en deux par la principale masse des eaux du fleuve, se trouvait dans une position critique. Certes Napoléon, dans sa jeune ardeur, quand général d'Italie il poursuivait si activement ses succès, n'aurait pas laissé échapper l'occasion qui s'offrait en cet instant. Il est vrai que s'il était impossible à l'archiduc Charles de forcer le petit bras du fleuve qui le séparait de la Lobau, de le forcer devant Masséna et les quarante-cinq mille hommes qui restaient à ce dernier, il n'était pas à beaucoup près aussi impossible de tenter au-dessus ou au-dessous de Vienne l'un de ces passages que Napoléon redoutait si fort, et contre la réalisation desquels il avait employé tant et de si ingénieuses précautions.

Effectivement, si l'archiduc Charles eût marché sur Presbourg, qu'il y eût traversé le Danube, et que, remontant la rive droite, il fût venu attaquer le maréchal Davout, qui n'aurait pas eu quarante mille hommes à lui opposer, il se serait donné sans doute de belles chances de nous faire essuyer un désastre. Mais il aurait eu quelque chance aussi d'en essuyer un lui-même, car il ne lui aurait pas fallu moins de deux jours pour descendre le Danube, deux pour le remonter, et dans ces quatre jours, il y avait beaucoup de probabilité que le grand pont rétabli momentanément permettrait à l'armée française de repasser sur la rive droite. Dans ce cas l'archiduc Charles aurait trouvé 80 mille hommes à combattre, n'en pouvant amener que 70 mille tout au plus, car la bataille d'Essling lui en avait coûté 26 ou 27 mille. Il pouvait donc être refoulé, détruit, rejeté en pièces sur la Hongrie. Il restait à tenter une autre opération, aussi hasardeuse, mais plus décisive encore, si elle eût réussi. C'était, au lieu de descendre le Danube, de le remonter au contraire, de rallier les 25 mille hommes de Kollowrath, ce qui eût reporté l'armée autrichienne à 95 mille combattants, de franchir le fleuve à l'un des points qui se trouvent entre Krems et Lintz, d'y surprendre le passage contre les Saxons de Bernadotte ou les Wurtembergeois de Vandamme, et de déboucher sur les derrières de Napoléon. Ici le passage était moins certain, puisqu'il fallait le disputer, mais il offrait de grandes chances de réussite contre les troupes qui gardaient le fleuve; il se faisait avec 25 mille hommes de plus, il amenait une concentration de forces supérieure à toutes celles que Napoléon pouvait exécuter dans le moment, il n'exigeait que deux ou trois jours; il procurait le moyen de battre en détail, avant leur réunion, les Saxons, les Wurtembergeois, les divisions du maréchal Davout dispersées entre Saint-Polten, Vienne, Ébersdorf; enfin, en cas de succès il plaçait Napoléon dans la position du général Mélas après la bataille de Marengo. Mais aussi en plaçant un tel adversaire, une telle armée, dans de telles extrémités, il provoquait de leur part des efforts extraordinaires, un dévouement dont il fallait peu se flatter de triompher, et par conséquent des périls immenses. Plus décisif encore, mais plus hasardeux, ce plan était donc moins présumable de la part de l'archiduc.

Quoi qu'il en soit de ces diverses combinaisons, l'archiduc Charles raisonna autrement, ou, pour mieux dire, il agit autrement, car dans ces occasions on ne raisonne pas, on agit instinctivement, d'après son caractère; et ce n'eût pas été un tort, si, en suivant le plan le plus conforme à son caractère, le généralissime autrichien avait fait tout ce qui était possible et convenable dans le système qu'il adoptait. Il n'avait su que le 23 mai, c'est-à-dire le lendemain des deux journées du 21 et du 22, s'il était vainqueur ou non, et bien qu'il écrivît partout qu'il l'était, il n'en avait pas la conviction sincère, car tout en ayant empêché Napoléon de déboucher au delà du Danube, il n'avait pu l'empêcher de se retirer paisiblement dans la Lobau, de garder son champ de bataille, et surtout de conserver des moyens ultérieurs de passage. Outre que sa victoire pouvait être considérée comme douteuse, l'archiduc se ressentait cruellement de ces deux jours de combats acharnés. Son armée diminuée de près d'un tiers était épuisée, et dans un état d'accablement dont ne se rendent pas compte ceux qui jugeant les généraux après l'événement, leur reprochent de n'avoir pas suivi des plans auxquels il n'y avait pas même à penser en face de la réalité des choses. Dispositions de l'archiduc Charles après la bataille d'Essling. Il était personnellement peu disposé à recommencer. Pour la première fois il se trouvait devant Napoléon sans avoir succombé, et tout étonné de ce triomphe inusité, il voulait en jouir avant de courir de nouvelles chances. Il avait dans ses pertes, dans l'insuffisance des forces qui lui restaient, dans la destruction de ses munitions, qui étaient entièrement consommées, il avait des motifs d'attendre, et de goûter en repos le plaisir d'un succès inespéré. Et il y avait bien, il faut le reconnaître, quelques considérations sensées à faire valoir en faveur de cette manière de se conduire. Il pouvait se dire, en effet, que le temps était à son avantage, que ne pas périr était beaucoup quand on se battait dans son pays, à portée de ses ressources, entouré de toutes les sympathies de l'Allemagne, qui ne demandait qu'une occasion pour éclater. Il pouvait se dire que Napoléon au contraire, à plusieurs centaines de lieues de sa frontière, vivant au milieu de populations ennemies, au sein d'une capitale conquise et frémissante, ne s'y maintenant que par le prestige de son invincibilité, avait besoin pour se soutenir de coups d'éclat continuels, et surtout d'en finir vite pour en finir à son honneur; que, pour le général français, passer le Danube était la condition indispensable de tout succès définitif, et qu'avoir échoué dans ce passage était un échec moral autant qu'un échec matériel; qu'il valait mieux par conséquent persister à lui opposer un genre d'obstacle qui seul l'avait arrêté jusqu'alors, et persévérer dans une tactique qui avait réussi, que d'aller soi-même s'offrir à ses coups, et risquer des batailles douteuses, en essayant un passage hasardeux, au-dessous ou au-dessus de Vienne. L'archiduc Charles pouvait se faire et se fit ces raisonnements, qui étaient sages, qui méritaient même d'être approuvés, si, adoptant un pareil plan, il le suivait dans toutes ses conséquences, s'il employait le temps qui allait s'écouler à renforcer l'armée autrichienne, à rendre le Danube de plus en plus difficile à franchir, et à soulever autour de Napoléon les résistances de toute nature, qu'un avantage obtenu sur lui devait naturellement provoquer. C'est au moins ce qu'il parut faire dans les premiers moments, s'attachant à garder plus fortement que jamais sa position vis-à-vis de Vienne, s'étudiant à augmenter les difficultés de tout passage ultérieur du Danube, concentrant sur ce point le plus de forces possible, donnant à l'archiduc Jean l'ordre de l'y rejoindre au plus tôt, et surtout chantant victoire en Allemagne, écrivant partout que les Français avaient été battus, presque détruits, parlant de trente à quarante mille morts ou blessés, d'autant de prisonniers, de façon que si ces bruits avaient été vrais il ne serait pas resté un soldat à Napoléon; parlant en outre d'une retraite inévitable et prochaine des Français sur Lintz, Passau et Strasbourg même, promettant enfin à tous leur délivrance générale et certaine, si l'Europe, et particulièrement l'Allemagne, voulait seconder l'Autriche par un seul effort. Heureusement pour Napoléon, ce que l'archiduc sut faire de mieux pour user de sa victoire, ce fut de se vanter du succès obtenu, et, vanité à part, c'était quelque chose d'utile, on le verra bientôt, que de se vanter beaucoup, même au delà de toute vérité et de toute mesure.

En effet, Napoléon avait bien moins à redouter la conséquence matérielle de la bataille d'Essling que ses conséquences morales. En réalité, bien qu'il eût, comme nous l'avons déjà dit, échoué dans un passage du Danube tenté prématurément, il conservait en gardant l'île de Lobau la base de tout passage ultérieur, et il avait beaucoup plus affaibli l'ennemi en soldats qu'il ne s'était affaibli lui-même. Mais ce qu'on allait dire en Allemagne, en France, en Europe de ces deux grandes journées, pouvait provoquer des résistances imprévues, diminuer l'ascendant moral dont il avait besoin pour être obéi, et pour attirer à lui toutes les ressources de son empire. Cependant il ne s'inquiéta pas plus qu'il ne fallait de l'avantage qu'on allait tirer des derniers événements; il écrivit en tous lieux pour redresser l'opinion, pour que les deux journées d'Essling fussent envisagées comme elles devaient l'être, et, par-dessus tout, il prit des mesures vigoureuses afin de réparer cet échec apparent ou réel, afin d'en tirer même dans un avenir prochain des résultats inattendus et décisifs.

Le premier soin de Napoléon, après la bataille d'Essling, est d'envoyer dans l'île de Lobau des vivres et des munitions. Le premier danger auquel il fallait pourvoir, c'était une tentative de l'archiduc Charles pour passer le petit bras du Danube et envahir l'île de Lobau. Napoléon ne le craignait guère, moyennant que les quarante-cinq mille hommes demeurés sous Masséna dans cette île immense eussent des vivres, des munitions, des effets de pansement. Son premier soin, comme on vient de le voir, fut de leur en envoyer dans la nuit même du 22 et dans la journée qui suivit. Ce qui restait de bateaux du grand pont détruit fut employé à cet usage, et en trente-six heures Masséna eut assez de gargousses et de cartouches pour arrêter tout essai de passage, assez de biscuit pour préserver ses soldats de la faim. Les cerfs et les chevreuils, qui existaient abondamment dans l'île de Lobau, devaient fournir la viande à cette troupe de quarante-cinq mille chasseurs. Ainsi, grâce au dévouement des pontonniers, qui, malgré la crue extraordinaire du Danube, malgré les énormes corps flottants dont il fallait braver le choc, ne cessèrent d'opérer au milieu des plus grands périls un trajet extrêmement pénible, l'armée eut le nécessaire pour se défendre et pour vivre.

Le second soin de Napoléon est de rétablir les ponts du Danube, pour ramener l'armée sur la rive droite, et parer à un passage des Autrichiens sous Presbourg. Le second danger dont on devait s'occuper sur-le-champ, c'était la possibilité d'un passage vers Presbourg, le seul auquel Napoléon accordât quelque créance, parce que c'était celui qui exigeait le moins de hardiesse. Mais pour parer à celui-là, il fallait avoir vaincu une grave difficulté, c'était de rétablir le pont sur le grand bras, ne fût-ce que temporairement, car, sans ce pont, le maréchal Davout était exposé à se trouver seul avec deux de ses divisions, et avec ce qui n'avait point passé de la garde et de la grosse cavalerie, pour résister à l'archiduc Charles. La troisième division du maréchal Davout, celle de Morand, restée entre Saint-Polten et Vienne, serait évidemment indispensable pour contenir la capitale pendant que les deux autres combattraient. Il est vrai que ce vigoureux lieutenant de l'Empereur avait répondu sur sa tête d'arrêter avec 25 ou 30 mille hommes tout ce qui viendrait du côté de Presbourg, et on pouvait attendre de l'opiniâtre vainqueur d'Awerstaedt la réalisation de cette promesse. Mais c'était là une position fort critique, et il importait au plus haut point d'avoir rétabli promptement les communications entre la rive droite et l'île de Lobau, pour que l'armée pût au besoin se réunir tout entière sur cette rive. Napoléon s'y appliqua sans relâche, bien qu'il sût dans quel état il avait laissé l'armée autrichienne en repassant dans l'île de Lobau, et que la double expérience qu'il avait de la guerre et du caractère de son adversaire suffit pour lui apprendre qu'après deux journées comme celles d'Essling, il n'était pas à craindre d'en avoir immédiatement une troisième. Les marins de la garde, mandés de Boulogne à Strasbourg, de Strasbourg à Vienne, venaient heureusement d'arriver. Services rendus par les marins de la garde pour le rétablissement des communications entre les deux rives du Danube. On s'en servit pour accélérer le rétablissement des communications. Ils s'y consacrèrent avec leur zèle et leur habileté accoutumés. Toujours en croisière sur le Danube, soit pour transporter des munitions, soit pour arrêter les corps flottants lancés par l'ennemi, ils aidèrent à dominer l'obstacle que présentait ce fleuve immense, rapide comme un torrent et vaste comme un bras de mer. En attendant la reconstruction du pont, on commença à faire repasser dans des bateaux une partie de l'infanterie de la garde, de l'île de Lobau à Ébersdorf. Rétablissement des communications entre l'île de Lobau et Ébersdorf. Le 25, au moyen des pontons qui avaient servi pour le passage du petit bras, et des bateaux ramassés sur le fleuve, on parvint à établir un pont, sur lequel il n'eût pas fallu compter pour entreprendre une opération offensive, mais bien assez solide pour une retraite, qu'il suffisait d'opérer à intervalles successifs. Chaque détachement transporté sur la rive droite mettait le maréchal Davout en état de mieux résister à une attaque vers Presbourg, et quant à celle qui aurait pu être dirigée contre l'île de Lobau, elle n'était visiblement plus à craindre dès qu'elle n'avait pas été tentée le 23 ou le 24.

Après la garde on fit repasser la division Demont, ensuite la cavalerie légère, qu'il importait d'envoyer en reconnaissance autour de Presbourg, puis la grosse cavalerie, et enfin le corps de Lannes tout entier, qui depuis la blessure mortelle de ce dernier avait été mis sous les ordres du général Oudinot, et ne pouvait pas être en meilleures mains. Ces passages de troupes achevés, et ils le furent dans la journée du 27 mai, on n'avait plus rien à redouter, car le maréchal Davout avait au moins 60 mille hommes à sa disposition, et aucune tentative de l'archiduc Charles sur la rive droite ne présentait dès lors de chance de succès. Napoléon dirigea Lasalle et Marulaz sur Haimbourg, pour surveiller et contenir, avec neuf régiments de cavalerie légère, ce qui pourrait venir de Presbourg, que ce fût l'armée de l'archiduc Charles, ou simplement l'insurrection de Hongrie, qui commençait à se réunir. (Voir la carte no 32.) Il dirigea Montbrun sur Œdenbourg, de l'autre côté du lac de Neusiedel, pour observer les routes de la Hongrie et de l'Italie, par où pouvait se montrer l'archiduc Jean, en retraite devant le prince Eugène. Le général Lauriston n'avait pas cessé de se tenir à Bruck avec les Badois et la cavalerie du général Bruyère, pour tendre la main au prince Eugène engagé dans les routes de la Styrie. Distribution de l'armée autour de Vienne. Napoléon plaça, comme il avait déjà fait, la grosse cavalerie en arrière afin de soutenir la cavalerie légère. Enfin le maréchal Davout, avec les deux divisions Friant et Gudin, avec la division Demont, avec tout le corps d'Oudinot et la garde, c'est-à-dire avec 50 ou 60 mille hommes, était à Ébersdorf, prêt à se jeter sur l'archiduc Charles, de quelque côté qu'il se montrât.

Napoléon résolut d'amener encore quelques forces sur Vienne. Pensant que les Bavarois suffiraient à défendre leur pays, non-seulement du côté des montagnes du Tyrol, mais vers le Danube, il ordonna au maréchal Lefebvre d'envoyer une division bavaroise à Lintz pour y remplacer la division Dupas et les Saxons qui, sous les ordres du maréchal Bernadotte, gardaient ce point. Le général Vandamme dut rester avec les Wurtembergeois à Krems, tandis que le maréchal Bernadotte, avec ses 18 mille hommes, eut ordre de s'avancer sur Vienne, pour y augmenter l'accumulation des forces. Le corps de Masséna, dont nous n'avons pas parlé dans cette énumération, fut laissé tout entier dans l'île de Lobau, afin de garder cette île, qui, malgré l'usage qu'on venait d'en faire, était encore le lieu le plus propre au passage du Danube. Napoléon, dans la profondeur de sa pensée, avait déjà cherché et trouvé le moyen de s'en servir d'une manière si nouvelle, que l'ennemi, bien qu'averti par une tentative antérieure, y fût sûrement trompé. Il avait calculé que soit pour réunir et employer le matériel nécessaire, soit pour laisser venir la saison des basses eaux, il lui faudrait tout un mois, et qu'il ne serait prêt à porter le coup qui devait terminer la guerre, que vers la fin de juin, ou le commencement de juillet. C'était aussi le temps qu'il lui fallait pour recevoir ses renforts, organiser plus complétement sa ligne d'opération, et amener sous Vienne l'armée du prince Eugène. Il se mit donc à préparer l'accomplissement de ces divers desseins, avec un imperturbable sang-froid, une incroyable activité, et une attitude aussi fière qu'il aurait pu l'avoir le lendemain d'une grande victoire.

D'abord il s'occupa de préparer partout des matières. Vienne était remplie de bois: il en ordonna la recherche, le choix, le transport sous Ébersdorf. Préparatifs d'un passage ultérieur, et mesures pour réparer les pertes de l'armée. Les ouvriers de Vienne manquaient d'ouvrage: il résolut de les employer, en les payant avec le papier-monnaie autrichien, dont regorgeaient les caisses publiques qu'on avait saisies. Il attira dans l'île de Lobau des constructeurs, et en fit même venir de France, qui durent être transportés en poste. Il commanda des bateaux de toute forme, de toute dimension, d'après un plan que nous ferons connaître, quand le moment en sera venu. Enfin, sans perdre un seul jour, il donna les ordres suivants pour le recrutement de l'armée. Comme il avait eu soin de remplir les dépôts, soit à l'aide d'une anticipation sur la conscription de 1810, soit à l'aide d'un nouvel appel sur les classes antérieures, il pouvait en tirer aujourd'hui les hommes levés précédemment, certain qu'ils seraient remplacés par les derniers appelés. En conséquence il fit acheminer sur Strasbourg tous les conscrits déjà instruits, en les réunissant en bataillons de marche qui devaient porter les numéros des divisions militaires où étaient situés les dépôts. Mais il avait un moyen plus sûr encore de se procurer immédiatement des hommes tout formés, c'était de les prendre dans les demi-brigades provisoires, qu'il avait organisées dans le Nord, sur les frontières du Rhin, et même en Italie, en les composant de quatrièmes et cinquièmes bataillons. Il ordonna d'y puiser, pour les corps de Masséna, d'Oudinot, de Davout, de nombreuses recrues, en envoyant les unes directement à leur régiment, en incorporant les autres dans les régiments auxquels elles n'appartenaient pas d'origine. Napoléon avait déjà eu recours à ce dernier moyen: il persista à l'employer, vu l'urgence des circonstances, et il l'appliqua à trois régiments revenus depuis une année du Portugal, et restés sur les côtes de Bretagne, où ils avaient été largement pourvus de jeunes soldats. Il en tira trois à quatre mille hommes parfaitement instruits, et qui, moyennant leur incorporation dans d'autres régiments, pouvaient servir à recruter ceux dont les dépôts manquaient de conscrits. Il désigna ainsi vingt à vingt-cinq mille fantassins qui devaient être fournis par les dépôts de France, et six à huit mille par ceux d'Italie. Il adopta les mêmes mesures pour la cavalerie, qui avait dans ses dépôts des ressources considérables, vu qu'on n'y avait pas beaucoup puisé jusqu'alors, et il fit diriger de nombreux escadrons de marche du Rhin au Danube. Il travailla surtout à la remonter, car elle avait perdu des chevaux plus encore que des hommes. Napoléon prescrivit la formation de deux dépôts: un en Bavière, pour acheter des chevaux allemands de grosse et moyenne cavalerie; un en Hongrie, pour se procurer des chevaux de cavalerie légère. Il s'occupa enfin, avec un soin tout particulier, d'augmenter son artillerie. Celle de l'ennemi lui avait tant fait de mal à Essling, que pour renforcer la sienne il eut recours à un essai que l'expérience ne justifia pas, c'était de donner aux régiments d'infanterie des canons servis par les régiments eux-mêmes, au moyen de fantassins exceptionnellement dressés à ce service. La difficulté de tirer des canonniers des dépôts, en nombre suffisant, en temps utile, l'avait décidé à cet essai, que son tact supérieur l'aurait conduit à repousser dans toute autre circonstance, car il était facile de prévoir qu'en fait d'armes spéciales, rien ne pouvait remplacer chez les hommes une éducation prolongée, et surtout que l'infanterie ne saurait jamais soigner le matériel comme un corps exclusivement destiné à ce service était capable de le faire. Napoléon résolut de donner deux cents bouches à feu à l'infanterie, sur le pied de quatre par régiment, en consacrant à cet usage les pièces de calibre inférieur, celles de 3 et de 4, par exemple. Il voulut, en outre, porter de soixante pièces de canon à quatre-vingt-quatre la réserve d'artillerie de la garde, en tirant d'Italie et de Strasbourg les compagnies d'artilleurs dont il aurait besoin. Il comptait se procurer ainsi sept cents pièces de canon, masse de feux accablante, qui supposait environ quatre pièces par mille hommes, et dépassait toutes les proportions admises jusqu'à ce jour. Ces divers appels devaient amener de France et d'Italie environ quarante mille hommes, sous un mois ou deux. C'était un renfort qui compensait et au delà toutes les pertes de la campagne, dont on pouvait se passer à la rigueur pour livrer une bataille décisive, car on recevait en ce moment le recrutement demandé après Ratisbonne, mais qui dans tous les cas mettrait Napoléon en état de continuer la guerre, quelles qu'en fussent les alternatives.

Indépendamment de ces soins accordés aux divers corps de l'armée, Napoléon s'occupa aussi de la garde impériale. Il avait avec lui les grenadiers et les chasseurs composant la vieille garde, les fusiliers et les tirailleurs composant la nouvelle. Il avait ordonné l'organisation des conscrits, formés, comme nous l'avons dit, non pas en prenant des hommes d'élite dans l'armée, mais en choisissant de bons sujets dans la conscription. Deux régiments de ces conscrits, l'un de grenadiers, l'autre de chasseurs, se trouvaient à Augsbourg, y remplissant une double tâche, celle de s'instruire, et celle de servir de réserve contre les mouvements du Tyrol et de la Souabe. Napoléon fit diriger sur Vienne les deux régiments qui étaient à Augsbourg, et sur Augsbourg les deux qui étaient en formation à Strasbourg. La réserve d'Augsbourg devait ainsi n'être pas diminuée. Cette réserve intéressait beaucoup Napoléon, dans la prévision de ce qui pouvait se passer sur ses derrières, à la suite de la commotion produite par les journées d'Essling. Elle se composait des détachements envoyés pour recruter l'armée, et qui faisaient des séjours successifs à Augsbourg; du 65e réorganisé, depuis sa mésaventure de Ratisbonne, tant avec des conscrits qu'avec des prisonniers de ce corps qu'on avait recouvrés moyennant échange; enfin de six régiments provisoires de dragons, formés avec les troisièmes escadrons des régiments servant en Espagne. Celles des demi-brigades provisoires qu'on ne devait pas dissoudre pour le recrutement de l'armée se réunissaient dans le même but à Wurzbourg, à Hanau, à Mayence. Le soin que Napoléon se donnait pour la recomposition du 65e à Augsbourg, il se le donnait en Italie pour la recomposition du 35e surpris à Pordenone, et illustré par son dévouement dans cette circonstance malheureuse. Comptant tirer des dépôts d'Italie, grâce aux mesures qu'il avait prescrites, sept ou huit mille hommes avec leur matériel, il envoya le général Lemarois à Osopo, pour s'occuper de tous ces mouvements d'hommes et de choses, sachant que sans un chef spécial chargé d'y veiller particulièrement, l'attention nécessaire manque souvent aux objets les plus essentiels, et qu'un détail négligé entraîne parfois des catastrophes. Une colonne de conscrits ayant déjà été prise dans le Tyrol, il prescrivit de diriger les nouvelles colonnes en force de quatre mille hommes au moins, sous un général de brigade, et par la route de Carinthie, que le prince Eugène devait suivre dans sa marche sur Vienne.

Opérations militaires en Italie pendant les événements survenus en Allemagne. Le prince Eugène venait effectivement d'arriver sur cette route, et l'effet moral de sa jonction avec Napoléon allait compenser l'impression produite par les journées d'Essling sur les esprits prévenus, qui croyaient à nos revers parce qu'ils les désiraient.

Le vice-roi avait pris la route de Carinthie à la suite de l'archiduc Jean, et le général Macdonald avait pris celle de la Carniole à la suite d'Ignace Giulay, ban de Croatie. Cette poursuite s'était continuée pendant les journées qui s'étaient écoulées avant et après la bataille d'Essling, avec le même avantage pour les Français, les mêmes pertes pour les Autrichiens. Le prince Eugène force les gorges des Alpes Carniques. Le 16 mai le prince Eugène parvint à l'entrée des gorges des Alpes Carniques, devant le fort de Malborghetto, qui interdisait tout passage à l'artillerie, tandis que l'archiduc Jean campait de l'autre côté, sur la position de Tarvis. On entra baïonnette baissée dans le village de Malborghetto, et on se contenta de bloquer le fort qui barrait la grande route. L'infanterie et la cavalerie dépassèrent Malborghetto, pour se porter devant Tarvis, où elles arrivèrent sans artillerie en présence des Autrichiens qui en avaient beaucoup. Il fallait sortir d'une telle situation, qui aurait pu devenir critique: le prince Eugène s'en tira par un coup de vigueur. À force de tourner autour du fort de Malborghetto, on finit par découvrir une position, sur laquelle on parvint à élever une batterie composée de plusieurs bouches à feu. Après avoir bien battu le fort, on résolut de l'enlever malgré le relief des ouvrages. On y réussit grâce à l'audace des troupes, qui escaladèrent des fortifications régulières sous la mitraille, en perdant tout au plus cent ou deux cents hommes. Nos soldats animés par la difficulté passèrent au fil de l'épée une partie des malheureux défenseurs du fort, prirent le reste, et arborèrent le drapeau français sur le sommet des Alpes Carniques. Cet acte audacieux eut lieu le 17 mai. On marcha dans la même journée sur Tarvis avec l'artillerie qu'aucun obstacle n'arrêtait plus. Les Autrichiens qui nous croyaient sans canons voulurent défendre les bords escarpés de la Schlitza. Mais ils furent bientôt détrompés par la mitraille qui pleuvait sur eux, et abordés vivement par les troupes que les avantages obtenus remplissaient d'élan. Ils perdirent 3 mille hommes et 15 pièces de canon. Dans le même moment le général Seras, détaché sur la route de Cividale, enlevait le fort de Predel avec la même vigueur et le même succès.

Retraite de l'archiduc Jean sur Grätz. L'archiduc Jean ainsi poursuivi ne pouvait plus se jeter dans la Haute-Autriche, comme il en avait eu d'abord la pensée, et même reçu l'ordre, quand on s'était flatté de réunir les archiducs sur Lintz ou sur Saint-Polten, en avant de Vienne. La marche rapide de l'armée française la portant sur les routes du Tyrol et de la Haute-Autriche (voir la carte no 31), ne laissait au prince autrichien d'autre parti à prendre que celui de se diriger vers la Hongrie, où il avait chance de rendre encore d'utiles services, soit en renforçant l'archiduc Charles, soit en empêchant la jonction de l'armée d'Allemagne avec le prince Eugène, avec les généraux Macdonald et Marmont. Ce dernier rôle était celui qui convenait le plus au goût qu'il avait de s'isoler, et de s'acquérir une gloire à part dans cette guerre. Mais son frère le généralissime, par désir de tout faire concourir à l'action principale, était d'un avis différent, et voulait qu'il vînt se ranger derrière le Danube à Presbourg, en remettant à l'insurrection hongroise et au ban Giulay le soin d'occuper le prince Eugène, les généraux Macdonald et Marmont. L'archiduc Jean, placé entre ses désirs personnels et les instructions de son frère, se retira sur Grätz, pour y attendre les nouveaux ordres qu'il avait sollicités. Ayant perdu près de quinze mille hommes dans cette campagne, en ayant donné environ dix ou douze au ban Giulay, il ne lui en restait guère que quinze mille en marchant sur Grätz. Mais il comptait sur diverses jonctions pour se refaire une armée. Vues personnelles de l'archiduc Jean pour une campagne en Hongrie. Ne pensant plus qu'il y eût grand'chose à se promettre des Tyroliens, depuis le combat de Worgel, il avait cru devoir retirer du Tyrol le général Chasteler, qui s'y était enfermé avec environ 9 à 10 mille hommes, le général Jellachich qui s'y était réfugié avec 8 à 9 mille. Il avait ordonné à tous les deux de se faire jour à travers l'armée du prince Eugène, en se jetant à l'improviste ou sur son avant-garde, ou sur son arrière-garde, de manière à déboucher par Léoben sur Grätz. (Voir la carte no 31.) En supposant que ces deux généraux laissassent quelques détachements en Tyrol, pour servir d'appui aux insurgés, ils pouvaient amener une quinzaine de mille hommes en Hongrie, qui, ajoutés à ce qu'il conservait, lui formeraient un excellent corps d'environ trente mille combattants. Avec les 10 ou 12 mille de Giulay, avec l'insurrection hongroise et croate, avec quelques bataillons de landwehr, il espérait se procurer encore un rassemblement de 50 à 60 mille hommes, et tenir la campagne, en occupant toutes les forces françaises de l'Italie et de la Dalmatie.

C'était là un rêve comme n'avait cessé d'en faire l'archiduc Jean pendant cette campagne, et ce rêve supposait vaincues toutes les difficultés qui restaient à surmonter pour opérer tant de jonctions diverses, en présence des forces du prince Eugène, du général Macdonald, du général Marmont. En effet, tandis que le prince autrichien s'était retiré sur Grätz, envoyant aux généraux Jellachich et Chasteler l'ordre de le rejoindre, le prince Eugène, pressé de se réunir à Napoléon sous Vienne, avait marché sur Léoben, en suivant la grande route qui du Frioul débouche par la Carinthie et la Styrie sur la Basse-Autriche. (Voir la carte no 31.) Défaite du général Jellachich dans la tentative qu'il fait pour rejoindre l'archiduc Jean en Styrie. Le général Jellachich, se conformant aux ordres qu'il avait reçus, avait quitté le Tyrol en toute hâte, et avait essayé de se glisser à travers l'armée française d'Italie, en se cachant dans les gorges des montagnes, pour épier l'occasion favorable. Menant 9 mille hommes avec lui, il pouvait passer sur le corps d'une avant-garde, ou d'une arrière-garde, et descendre ensuite sur Grätz. Il parvint ainsi le 25 mai, trois jours après la bataille d'Essling, à la position de Saint-Michel, en avant de Léoben, tandis que le prince Eugène se trouvait un peu à droite du côté de Grätz, où il s'était porté pour observer la marche de l'archiduc Jean vers la Hongrie. Les patrouilles de cavalerie eurent bientôt appris aux uns et aux autres la rencontre qu'ils venaient de faire, et Jellachich, séparé de l'archiduc Jean par le prince Eugène, n'eut aucun moyen d'éviter le combat. Il prit position sur les hauteurs de Saint-Michel près de Léoben, se flattant, grâce aux lieux, de résister à des forces infiniment supérieures. Mais l'armée du prince Eugène, qui après avoir détaché le général Macdonald n'était pas de moins de trente-deux à trente-trois mille hommes, qui était d'ailleurs en veine de succès et de témérités heureuses, ne pouvait guère s'arrêter devant un corps trois fois moins nombreux qu'elle. Il fallait franchir une rivière, puis gravir des montagnes pour aborder les 9 mille hommes de Jellachich. Tout cela fut exécuté avec une hardiesse extraordinaire, malgré la fusillade et la mitraille, et Jellachich enfoncé perdit en quelques heures environ 2 mille morts ou blessés, et 4 mille prisonniers. Il eut beaucoup de peine, en se dispersant dans tous les sens, et à la faveur d'un pays tout dévoué à l'Autriche, à sauver trois mille hommes, qu'il conduisit vers Grätz à l'archiduc Jean.

Il y avait bien moins de chances encore pour la jonction du général Chasteler, qui ne pouvait pas amener plus de 5 à 6 mille hommes, après les détachements laissés dans le Tyrol, et qui devait trouver la route de Carinthie et de Styrie définitivement occupée par les Français. Retraite de l'archiduc Jean derrière la Raab, et jonction du prince Eugène avec Napoléon. L'archiduc Jean voyait donc ses forces portées tout au plus à 18 mille hommes par la jonction des débris du général Jellachich, et ne savait encore ce que deviendrait le ban Giulay, qui, avec son détachement et les levées croates, avait affaire aux généraux Macdonald et Marmont. Croyant prudent de se rapprocher de la Hongrie, il mit une garnison dans la forteresse de Grätz, et se dirigea sur la Raab, attendant toujours les ordres de son frère le généralissime, et laissant le prince Eugène victorieux marcher sur Vienne, où aucun obstacle ne pouvait l'empêcher d'arriver, puisque le détachement du général Lauriston était à Bruck pour lui donner la main. Les avant-gardes françaises se reconnurent en effet aux environs de Bruck, s'embrassèrent, et le fait si important de la réunion des armées d'Italie et d'Allemagne fut dès lors consommé.

Marche du général Macdonald à travers la Carniole. Le général Macdonald, avec les 16 ou 17 mille hommes qui lui avaient été confiés, n'avait pas marché moins heureusement, sur la route d'Udine à Laybach. Il avait passé l'Isonzo, tourné le fort de Prévald qu'il avait fait tomber en le tournant, et avait débouché sur Laybach, enlevant tout entier un bataillon rencontré sur la route. Pendant ce temps l'un de ses détachements occupait Trieste. Parvenu devant Laybach, après avoir recueilli beaucoup de prisonniers, le général Macdonald y avait trouvé un vaste camp retranché, construit à grands frais, et défendu par une forte colonne de troupes qui en rendait la prise presque impossible. Le général Macdonald hésitait à l'attaquer avec ce qu'il avait de forces, craignant de s'affaiblir par une tentative infructueuse, et de n'être plus ensuite capable de tenir la campagne. Il allait donc passer outre, pressé qu'il était de rejoindre le prince Eugène, lorsqu'il avait reçu du commandant éperdu l'offre de traiter. Le général Macdonald ayant accepté cette offre, avait fait ainsi en passant quatre à cinq mille prisonniers, occupé les beaux ouvrages de Laybach, et regagné la route de Grätz, où il espérait retrouver le gros de l'armée d'Italie. Il y était arrivé le 30 mai, ayant heureusement traversé une vaste étendue de pays, et menant devant lui sept à huit mille prisonniers recueillis à Prévald, à Laybach, et sur la route. Heureuse arrivée du général Macdonald à Grätz, et sa réunion avec la droite du prince Eugène. Il s'arrêta à Grätz, pour y attendre les ordres du vice-roi, et il envoya des patrouilles sur les routes de la Carniole, pour avoir des nouvelles du général Marmont, qui du reste, ayant dix mille soldats avec lui et des meilleurs, n'avait rien à craindre des troupes du ban Giulay, et des rassemblements d'insurgés épars sur son chemin.

Napoléon avait, dans cette jonction, qui lui procurait, à lui, environ 45 à 50 mille hommes de renfort, et tout au plus 15 à 18 mille à l'ennemi, un sûr moyen de se venger des journées d'Essling. Voulant dédommager son fils adoptif du tort qu'avait pu lui faire la journée de Sacile, prenant plaisir à le récompenser de ses succès pendant sa marche de Vérone à Léoben, attachant surtout une grande importance à publier les précieux avantages qui devaient résulter de la réunion de toutes les armées françaises, il rédigea un ordre du jour brillant, où il paya à l'armée d'Italie un juste tribut d'éloges, et exposa ses hauts faits avec une certaine exagération qui n'était pas, d'ailleurs, fort éloignée de la vérité, car, depuis Vérone, le prince Eugène et le général Macdonald n'avaient pas enlevé en morts, blessés ou prisonniers, moins de 20 mille hommes à l'ennemi[30], contre 4 à 5 mille hommes, fatigués ou blessés, qu'ils avaient laissés en route.

Juin 1809. Force effective que procurait à Napoléon la jonction avec l'armée d'Italie. En supposant que le prince Eugène pût fournir en présents sous les armes 30 mille hommes, le général Macdonald 15 mille, c'était, sans compter le général Marmont, qu'on pouvait au besoin laisser en Styrie ou en Hongrie, une force de 45 mille hommes, et de 40 mille au moins, ajoutée à l'armée française sous Vienne. En les joignant aux 100 mille que devait procurer la réunion du maréchal Davout, du maréchal Masséna, du général Oudinot, de la réserve de cavalerie, de la garde impériale, et des Saxons, Napoléon allait avoir sous la main, même avant l'arrivée de ses renforts, la masse énorme de 140 mille hommes, bien suffisante pour livrer une bataille décisive au delà du Danube. L'archiduc Charles n'était pas en mesure d'en réunir autant, ni d'une aussi bonne qualité, eût-il l'art, qu'il ne fallait guère présumer de lui, de concentrer ses forces le jour de la bataille, comme il était certain que Napoléon saurait le faire, quand le moment serait venu. Napoléon avait donc le moyen de finir la guerre, dès que ses immenses préparatifs pour passer le Danube seraient achevés. Cependant résolu cette fois à jouer à coup sûr, il ne voulait livrer cette action dernière et décisive, que lorsque d'une part le Danube serait vaincu par des travaux d'une solidité infaillible, et lorsque de l'autre le prince Eugène, les généraux Macdonald et Marmont, seraient prêts à concourir directement ou indirectement aux opérations devant Vienne.

Instructions au prince Eugène pour les opérations ultérieures dont il est chargé. C'est vers cette fin que furent dirigées toutes les instructions au prince Eugène, qu'il conduisit dès qu'il l'eut à sa portée, comme un fils, comme un élève, dont il était aussi jaloux de faire briller les talents, qu'impatient de s'assurer la coopération dans les grands événements qui se préparaient. Vous avez maintenant, lui écrivit-il dans une suite de lettres admirables, divers buts à vous proposer: le premier, d'achever la poursuite de l'archiduc Jean, afin qu'il ne reste sur la droite du Danube et à la frontière de Hongrie aucun rassemblement capable de nous inquiéter, pendant que nous manœuvrerons autour de Vienne; le second, en acculant ce prince au Danube, de le réduire à passer le fleuve à Komorn plutôt qu'à Presbourg (voir la carte no 14), de manière que l'arc qu'il décrira étant le plus étendu possible, il ait moins de chances que vous d'être présent à la prochaine bataille; le troisième, de séparer l'archiduc Jean de Chasteler, de Giulay, de tous ceux qui pourraient grossir son rassemblement, tandis que vous au contraire vous rallierez Macdonald et Marmont; le quatrième enfin, d'occuper la rivière de la Raab, qui tombant dans le Danube près de Komorn, forme une barrière dont on peut se couvrir contre la Hongrie, de s'emparer pour cela de la place de Raab, qui commande cette rivière vers son embouchure, et de la citadelle de Grätz qui la domine près de sa source, de façon que quelques détachements laissés sur cette ligne puissent la défendre, pendant que l'armée d'Italie, dérobant sa marche, viendra former sous Vienne l'une des ailes de la grande armée.—Tels étaient les buts principaux que Napoléon assignait au prince Eugène. Il lui assignait, comme buts accessoires, de profiter lui-même, et de faire profiter la grande armée, des vastes ressources de la Hongrie en grains, fourrages, bétail, chevaux, matériel de navigation.

Pour l'exécution de ces desseins, Napoléon lui recommanda, après avoir accordé quelque repos à ses troupes, de laisser des détachements à Klagenfurth et à Léoben afin de jalonner sa route, puis de se diriger sur Œdenbourg à l'ouest du lac de Neusiedel, où il devait trouver le général Lauriston avec les Badois, la cavalerie de Colbert et de Montbrun, ce qui allait lui procurer un renfort de 3 mille fantassins et de 4 mille chevaux; de se porter ensuite sur la Raab, de pousser ses reconnaissances au delà de cette rivière, pour savoir au juste quelle marche suivrait l'archiduc Jean, et une fois bien éclairé de manœuvrer toujours de manière à placer ce prince entre le maréchal Davout qui était vers Presbourg et l'armée d'Italie, pour empêcher qu'il ne se jetât sur Macdonald ou sur Marmont; de tenir ses forces réunies afin d'avoir 30 mille hommes sous la main, et 36 mille avec Lauriston, lorsqu'il rencontrerait encore une fois l'archiduc Jean; de presser la prise de la citadelle de Grätz, la réunion de Macdonald et de Marmont; de veiller soigneusement sur ses derrières, afin de prendre Chasteler comme on avait pris Jellachich à la sortie du Tyrol; de diriger sur Vienne, ou de renvoyer sur Osopo, tout ce qui était malade ou blessé, et incapable de rentrer dans les rangs; de former de vastes amas de vivres, d'expédier à mi-chemin de Vienne les caissons de l'armée d'Italie qui étaient vides, pour que le parc général les remplît de munitions; enfin d'être toujours prêt, soit à livrer une nouvelle bataille à l'archiduc Jean, soit à concourir avec les généraux Macdonald et Marmont à la grande et dernière bataille, qui allait se livrer sur les bords du Danube, contre toutes les forces de la monarchie autrichienne. Napoléon prescrivait de plus au prince Eugène de ménager les Hongrois s'ils se montraient pacifiques et bienveillants envers les Français, sinon de leur faire subir les conséquences ordinaires de la guerre, c'est-à-dire de vivre à leurs dépens, mais en les traitant dans tous les cas avec plus de ménagements que les Autrichiens. Conduite prescrite par Napoléon à l'égard des Hongrois. Les Hongrois, en effet, méritaient cette différence de traitement, car ils ne manifestaient pas à l'égard des Français la même animosité que les autres sujets de la maison d'Autriche. Quoiqu'ils eussent plus d'une fois fait preuve de dévouement envers cette maison, ils étaient cependant contraires à l'exercice direct de son autorité, et ils voyaient dans Napoléon le représentant de la Révolution française, révolution qui avait éveillé chez eux beaucoup de sympathie. Il y avait dans tout le pays on ne sait quel bruit répandu, que Napoléon songeait à l'affranchissement de la Hongrie comme à celui de la Pologne, et les esprits portés vers les idées nouvelles avaient témoigné pour lui une sorte de penchant, indépendant de l'admiration qu'inspirait au monde sa prodigieuse carrière. Néanmoins les instances de l'archiduc palatin, la présence de la cour, l'action qu'elle exerçait sur la haute noblesse, avaient contre-balancé les influences opposées, et la Hongrie s'était levée à la voix des archiducs, mais, selon beaucoup de rapports, moins par enthousiasme que par calcul. Elle avait voulu, disaient ces rapports, sous prétexte de la levée en masse, s'exempter des charges régulières en hommes et en argent qui auraient pesé sur elle, si elle avait été traitée comme les autres provinces de la monarchie. Il faut reconnaître qu'elle n'avait pas fourni par la levée en masse plus d'une vingtaine de mille hommes, dont 7 ou 8 mille de cavalerie noble, et 12 mille de mauvaise infanterie, celle-ci composée d'Allemands que les nobles payaient pour les remplacer dans le contingent de l'insurrection.

Connaissant ces dispositions douteuses, Napoléon avait adressé aux Hongrois des proclamations amicales, pour leur promettre à la paix l'indépendance, et pendant la guerre l'exemption de toute espèce de charges, s'ils renonçaient à prendre les armes contre lui. L'effet de ces proclamations n'avait pas été de les détacher de la maison d'Autriche, mais d'attiédir leur zèle pour le gouvernement autrichien, et de les disposer à accueillir les Français avec moins d'hostilité.

C'est à cet état de choses que se rapportaient les instructions données par Napoléon au prince Eugène concernant la Hongrie. Elles étaient parfaitement sages, de même que toutes les instructions militaires qu'il adressait presque chaque jour à ce jeune prince. Celui-ci, comme on va le voir, les suivit de son mieux dans la mesure de sa capacité, et à peu près aussi bien que Napoléon pouvait le désirer pour le résultat général de la campagne.

Efforts du prince Eugène pour atteindre l'archiduc Jean, et lui livrer une dernière bataille. Établi à Neustadt, puis à Œdenbourg (voir les cartes nos 31 et 32) dans les premiers jours de juin, à quelques marches de Vienne, et sur la frontière de Hongrie, le prince Eugène avait fait reposer son armée, rapproché les divers corps qui la composaient, et rejoint les généraux Lauriston, Colbert et Montbrun. Fidèle au plan que Napoléon lui avait tracé, il se mit à la recherche de l'archiduc Jean, tâchant de le placer entre le maréchal Davout et l'armée d'Italie, toujours pour l'empêcher de se jeter sur les généraux Macdonald et Marmont. Ayant appris que l'archiduc Jean était à Kormond sur la haute Raab, où devaient lui parvenir les nouveaux ordres du généralissime, il marcha sur Güns, puis sur Stein-am-Anger, afin de l'atteindre et de le combattre. Il fit part en même temps de sa position et de ses projets au général Macdonald, pour que celui-ci le rejoignît le plus tôt possible. Le général Macdonald s'était arrêté à Grätz, attendant le général Marmont, et tâchant de s'emparer du fort de Grätz, qui dominait la ville, et par la ville la contrée. Mais ce fort, bien armé, situé d'une manière qui en rendait l'attaque très-difficile, ne pouvait être assiégé qu'avec de la grosse artillerie, dont le général Macdonald manquait absolument. Il avait essayé de battre les murailles avec des obus, puis d'effrayer le commandant par ses menaces, mais le tout était resté sans succès. On était donc maître de la ville de Grätz, et réduit à bloquer la citadelle qui en faisait la principale force. Le général Macdonald, en recevant les communications du prince Eugène, se hâta, dans l'espérance de participer aux opérations qui se préparaient, de se mettre en route avec la division Lamarque, les dragons de Pully, deux bataillons de la division Broussier, et la plus grande partie de l'artillerie. Il laissa le général Broussier devant Grätz, avec huit bataillons seulement, deux régiments de cavalerie légère, et dix pièces de campagne, lui abandonnant le soin d'accomplir la mission qu'aurait dû accomplir le corps tout entier, celle de prendre la citadelle de Grätz, de rallier l'armée de Dalmatie, et d'empêcher l'Autrichien Chasteler de passer du Tyrol en Hongrie. Heureusement que les troupes étaient excellentes, et pouvaient, comme elles le prouvèrent bientôt, résister à des forces infiniment supérieures.

Le général Macdonald, parti pour Kormond le 9 juin, y rejoignit le prince Eugène sur la Raab, où tous deux furent charmés de se revoir sains et saufs, après un mois de mouvements divergents et périlleux, au milieu de contrées ennemies. Le plus simple eût été de marcher désormais ensemble pour combattre l'archiduc Jean, et, en lui faisant essuyer un dernier revers, d'apporter aux généraux Broussier et Marmont le secours puissant quoique indirect d'une bataille gagnée à côté d'eux. Mais le prince Eugène sentant confusément l'inconvénient de laisser le général Broussier seul à Grätz, crut y parer en laissant le général Macdonald seul à Papa, pour que celui-ci fût à portée des généraux Broussier et Marmont, ce qui, loin d'être une atténuation, était une aggravation de la faute commise, puisqu'on allait être partagé en quatre détachements, le général Marmont avec dix mille hommes, le général Broussier avec sept, le général Macdonald avec huit, le prince Eugène avec trente. Le général Macdonald fut donc renvoyé vers Papa, tandis que le prince Eugène, revenu de Stein-am-Anger sur Sarvar, descendit la Raab à la suite de l'archiduc Jean, avec 29 ou 30 mille hommes de son armée, et 6 à 7 mille du détachement de Lauriston.

Mouvements de l'archiduc Jean autour de la Raab. Pendant ces marches du vice-roi, l'archiduc Jean, après avoir erré entre la Muhr et la Raab, en mettant dans ses mouvements encore moins de précision et de justesse que son adversaire, avait fini par céder aux ordres réitérés du généralissime, et par se rapprocher du Danube. Son désir, comme on l'a vu, eût été d'obtenir la faculté d'opérer isolément sur la frontière de Hongrie, de rallier les généraux Chasteler et Giulay, de se composer ainsi un rassemblement de 50 à 60 mille hommes, l'insurrection hongroise comprise, de battre alternativement le corps d'Eugène, de Macdonald et de Marmont, de venir enfin se placer sur la droite découverte de Napoléon, pour lui faire sentir dans le flanc la pointe de son épée. Sans doute, si une telle série de succès avait été certaine, ou seulement probable, il eût valu la peine de s'imposer des sacrifices pour se la ménager, car en privant Napoléon des cinquante mille bons soldats qui lui arrivaient d'Italie et de Dalmatie, en menaçant en outre sa droite et ses derrières, on le réduisait à l'impossibilité de rien tenter de décisif autour de Vienne, et de réparer le premier passage du Danube par un second plus heureux. Mais, pour agir comme le projetait l'archiduc Jean, il fallait un à-propos, une rapidité de manœuvres, qu'on ne devait attendre que du plus habile capitaine, que des troupes les meilleures, et, puisqu'on ne pouvait guère y compter, il valait mieux se borner à harceler la droite de Napoléon avec les insurrections hongroise et croate, et disposer des 18 ou 20 mille hommes qui restaient à l'archiduc Jean, pour être en mesure au premier appel de se porter sur Vienne. L'ordre avait donc été donné itérativement au prince autrichien de laisser au général Stoïchevich, au ban Giulay, à Chasteler, le soin de harceler les Français vers la Hongrie, de jeter une garnison dans Presbourg, et de se placer ensuite avec la meilleure partie des troupes d'Italie derrière le Danube, pour concourir à la lutte qui tôt ou tard devait s'engager encore une fois sur les bords de ce grand fleuve.

Vaincu par des ordres aussi positifs, l'archiduc Jean avait été contraint de se rapprocher du Danube, ce qu'il avait fait en suivant les bords de la Raab par Kormond, Sarvar, Papa et la ville de Raab elle-même. Cette ville fortifiée, mais négligée depuis long-temps, et en ce moment médiocrement armée, était située sur la rivière du même nom, pas loin de son embouchure dans le Danube, entre Presbourg et Komorn. (Voir la carte no 32.) Un camp retranché était lié à la place, et offrait une bonne position sur la Raab. L'archiduc Jean et l'archiduc palatin se décident à livrer bataille avant de se replier derrière le Danube. L'archiduc Jean y avait été rejoint par son frère l'archiduc palatin avec les forces de l'insurrection hongroise. Les deux princes pouvaient présenter aux Français environ quarante mille hommes, dont moitié de troupes régulières venues d'Italie et du Tyrol, et moitié de troupes à peine formées de l'insurrection hongroise. Celles-ci se divisaient, comme nous venons de le dire, en douze mille hommes d'infanterie, espèce de ramassis de toutes les populations magyares ou allemandes du pays, et en huit mille hommes de cavalerie noble, peu habituée aux rudes guerres de cette époque. C'est avec ces 40 mille hommes, de qualité si inégale, que les deux archiducs voulurent tenir tête encore une fois au prince Eugène, avant de lui abandonner la rive droite du Danube, et de se reléguer sur la rive gauche.

Déjà les 12 et 13 juin ils avaient été talonnés par les avant-gardes du prince Eugène, et le 13 au soir ils s'étaient postés autour de Raab, certains d'avoir une affaire fort chaude le lendemain, s'ils ne consentaient à battre en retraite. Disposition de l'armée autrichienne sur la Raab. La position leur paraissant avantageuse, ils s'établirent sur un plateau, leur droite appuyée à la Raab, leur dos tourné au Danube qui coulait quelques lieues en arrière, leur gauche à des marécages qui s'étendaient au loin. Ils employèrent la soirée du 13 juin et la matinée du 14 à rectifier leur position, et surtout à mêler ensemble, pour donner aux unes la consistance des autres, les troupes régulières et les troupes de l'insurrection. Ils suivaient en cela un ordre formel de l'archiduc Charles, ordre fort sage, mais qui en cette occasion leur fit perdre beaucoup de temps. Ils ne furent pas prêts à combattre avant onze heures du matin, le 14.

Heureusement pour eux, le prince Eugène, quoiqu'il eût marché avec une grande bonne volonté de les atteindre, n'était pas lui-même en mesure de les aborder avant onze heures ou midi.

Il avait longé, comme les deux princes autrichiens, les bords de la Raab, laquelle coule presque perpendiculairement au Danube (voir la carte no 32), et n'en est plus qu'à quelques lieues à la hauteur de la ville de Raab. Il s'avançait la gauche à la rivière, où les Autrichiens avaient leur droite, et la droite dans la plaine marécageuse où les Autrichiens avaient leur gauche. Il marchait en plusieurs échelons, la division Seras formant le premier à droite, la division Durutte le second au centre, la division italienne Severoli le troisième à gauche. La division Pacthod et la garde italienne placées en arrière composaient une double réserve. La cavalerie était répartie sur les ailes. Plan d'attaque arrêté par les généraux français. Cette disposition était commandée par la nature des lieux et la distribution des forces ennemies sur le plateau qu'on allait attaquer. Dans la plaine marécageuse à notre droite on apercevait la masse de la cavalerie hongroise, présentant sept à huit mille cavaliers environ, fort brillants d'aspect, mais pas aussi redoutables que beaux à voir. Ils étaient soutenus par des hussards réguliers, moins brillants mais éprouvés dans la campagne d'Italie, le tout sous les ordres du général Mecszery. Un peu moins à droite, et tirant vers le centre, derrière un ruisseau fangeux, on voyait l'infanterie de Jellachich et de Colloredo, occupant les bâtiments fort solides d'une grosse ferme dite de Kismegyer, et le village de Szabadhegy. Enfin, de ce dernier village à la Raab, c'est-à-dire vers notre gauche, on découvrait l'infanterie de Frimont, qui formait vers la rivière et le camp retranché la droite des Autrichiens. Quatre à cinq mille hommes des moins bonnes troupes défendaient ce camp retranché que bloquait le général Lauriston avec les Badois.

Le prince Eugène, après s'être concerté avec les généraux Grouchy, Montbrun, Grenier, Seras, Durutte, convint des dispositions suivantes. Tandis que la cavalerie déployée de Montbrun masquerait les mouvements de notre infanterie, les trois divisions Seras, Durutte, Severoli, s'avançant en échelons, devaient attaquer successivement la ferme de Kismegyer, et le village de Szabadhegy, par l'un et l'autre côté. La division Pacthod et la garde italienne, restées en réserve, étaient chargées d'appuyer celui des trois échelons qui aurait besoin de secours. Grouchy et Montbrun à droite devaient se jeter sur la cavalerie ennemie, pendant que Sahuc à gauche lierait l'armée avec le détachement de Lauriston. Le prince Eugène, sentant alors mais un peu tard la sagesse des principes de Napoléon, dépêcha aides de camp sur aides de camp auprès du général Macdonald, pour qu'il lui amenât de Papa les 8 mille hommes qui l'auraient complété si à propos dans le moment, car il n'en avait que 36 mille contre 40 mille établis dans une forte position. Napoléon cependant lui avait répété sans cesse, que même avec les troupes les meilleures il fallait, pour ne rien donner au hasard, manœuvrer de manière à être plus nombreux que l'ennemi sur le terrain où se livraient les batailles. Heureusement que Macdonald prévoyant qu'il pourrait être utile à Raab, tandis qu'à Papa il ne faisait rien ni pour Broussier ni pour Marmont, s'était mis spontanément en route, et déjà se montrait dans le lointain précédé par les dragons de Pully. Il y avait donc là une ressource contre un accident peu probable, mais possible.

Bataille de Raab, livrée le 14 juin 1809. Vers midi on s'ébranla pour attaquer la position ennemie. La division Seras, chargée de former l'échelon le plus avancé à droite, n'étant pas encore en ligne, Montbrun étala ses quatre régiments de cavalerie légère, et fit sous un feu violent d'artillerie, et avec un admirable sang-froid, les évolutions qu'on aurait pu exécuter sur un champ de manœuvre. Puis lorsque l'infanterie de Seras fut en ligne, et qu'il lui sembla opportun d'aborder la cavalerie hongroise, il mit ses régiments au galop, et fondit sur la brillante noblesse venue en hésitant au secours de la maison d'Autriche. Quelque brave que soit une nation, rien ne saurait remplacer chez elle l'habitude et l'expérience de la guerre. Montbrun disperse la cavalerie hongroise. En un instant cette troupe se dispersa devant les légers cavaliers de Montbrun, habitués à faire le coup de sabre même avec les cuirassiers, et laissa à découvert la gauche des Autrichiens. Restaient les hussards réguliers de l'archiduc Jean, qui étaient dignes de se mesurer avec les nôtres. Ils chargèrent Montbrun, qui le leur rendit sur-le-champ, et les obligea à se replier sur leur corps de bataille.

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